Skip to main content

Full text of "Vathek"

See other formats


-:  ^gg^j-gq^  ■ 

J»                 >  ^a^»-  Jidi^  • 

soST^&fc-.  :  S 

^JPL^y    -^^^^^/^          '  '^^SË^ff*' 

^Si^^g^r^7  ^3p 

à^KL^^^^s^  _>  •     J2Ë31 

#J5Bsi*!5i*^Fv/:  ^; -■-  -^^itff 

* 

>  ■ 

'  y 

Rr»>" 

PERKINS  LIBRARY 

Duke   University 
Kare  Dooics 

*    y^*     ^ 

> 

î&> 

HCS> 

u 

aB»  .- 

«■^^ 

^L|— ^ 

â-* 

g^.  — ^bB^^Bël2      Wt^j 

^5 

>J" 


>  & 


&t& 


J» 


:SB>> 


>  s 


■■"&>  X 


(3r_J>.. 


*s>m 


p      » 

-  ^^ë^ 

£ 

"3E£- 

a^^" 

J*  » 

_^j^*^^b^^ 

-       * 

-^^^ 

K& 

».  > 

'  >  \ 

^^2Br 

?5s5? 

ggj 

>J   .J  >  j 

ïP5$5lP 

rv\  ^  ^B 

^SL,Z 

3T      >^>    A3 

-^-Œ^^^* 

£>^3o> 


5    > 


»J>  > 


a^  S) 


®^s 


S  OW!  ? 


® 

^>>^ 


? 


\\^  *)S 


I 


r, 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2011  with  funding  from 
Duke  University  Libraries 


http://www.archive.org/details/vathek01beck 


TAI  If  E'JX 


a  i.oxmt  ks  ; 
(m./  Clarke.  xrAviioNu  Street 

înij. 


Page 


ERRATA. 

50, 

ligne 

2, 

etoudir 

lisez  étourdir 

78, 



6, 

où  sommes 

où  nous  sommes 

93, 



10, 

avooit 

aroit 

138, 

• 

23, 

sus 

sur 

145, 



de 

le 

146, 



20, 

valée 

vallée 

154, 



5, 

paisir 

plaisir 

167, 



10, 

a  \r.  mort 

a  la  mort 

208, 



15, 

avoir 

avoil 

J_jes  éditions  de  Paris  et  de  Lausanne,  étant  devenu 
extrêmement  rares,  j'ai  consenti  enfin  a  ce  que  l'on 
republiât  à  Londres  ce  petit  ouvrage  tel  que  je 
l'ai  composé. 

La  traduction,  comme  on  sçait,  a  paru  avant 
l'original  ;  il  est  fort  aisé  de  croire  que  ce  n'etoit  pas 
mon  intention — des  circonstances,  peu  intéressantes 
pour  le  public,  en  ont  été  la  cause. 

J'ai  préparé  quelques  Episodes  ;  ils  sont  indiqués, 
à  la  page  200,  comme  faisant  suite  a  Vathek — 
peut-être  paroitront-ils  un  jour. 


W.  BECKFORD. 

1  Juin,  1815. 


VATH  EK, 


V  athek,  neuvième  Calife  de  la  race 
des  Abbassides,  étoit  fils  de  Motassem, 
et  petit-fils  d'Haroun  Al-Rachid.  Il  monta 
sur  le  trône  à  la  fleur  de  son  âge.  Les 
grandes  qualités  qu'il  possédoit  déjà,  fai- 
soient  espérer  à  ses  peuples  que  son  règne 
seroit  long  et  heureux.  Sa  figure  étoit 
agréable  et  majestueuse;  mais  quand  il 
étoit  en  colère,  un  de  ses  yeux  devenoit 
si  terrible  qu'on  D'en  pouvoit  soutenir  le 
regard  :  le  malheureux  sur  lequel  il  le 
fixoit  tomboit  à  la  renverse,  et  quelquefois 
même  expiroit  à  l'instant.  Aussi,  dans 
la  crainte  de  dépeupler  ses  états  et  de 
faire  un  désert  de  son  palais  ce  prince  ne 
se  mettoit  en  colère  que  très-rarement. 
u 


(     »    ) 

Il  étoit  fort  adonné  aux  femmes  et  aux 
plaisirs  de  la  table.  Sa  générosité  étoit" 
sans  bornes,  et  ses  débauches  sans  retenue. 
Il  ne  croyoit  pas  comme  Omar  Ben  Ab- 
dalaziz,  qu'il  fallût  se  faire  un  enfer  de 
ce  monde,  pour  avoir  le  paradis  dans 
l'autre. 

Il  surpassa  en  magnificence  tous  ses 
prédécesseurs.  Le  palais  d'Alkorremi 
bâti  par  son  père  Motassem  sur  la  col- 
line des  chevaux  pies,  et  qui  commanr 
doit  toute  la  ville  de  Samarah  ne  lui  parut 
pas  assez  vaste.  Il  y  ajouta  cinq  ailes, 
ou  plutôt  cinq  autres  palais,  et  il  destina 
chacun  d'eux  à  la  satisfaction  d'un  des  sens. 

Dans  le  premier  de  ces  palais,  les  ta- 
bles étoient  toujours  couvertes  des  mets 
les  plus  exquis.  On  les  renouvelloit 
nuit  et  jour,  à  mesure  qu'ils  se  refroid- 
issoient.  Les  vins  les  plus  délicats  et  les 
meilleures  liqueurs  couloient  à  grands 
flots  de  cent  fontaines  qui  ne  tarissoient 
jamais.  Ce  palais  s'appeloit  le  Festin 
éternel  ou  V Insatiable. 


(     3     ) 

On  nommoit  le  second  palais  le  Temple 
de  la  Mélodie,  ou  le  Nectar  de  VAme.  Il 
étoit  habité  par  les  premiers  musiciens 
et  poètes  de  ce  temps,  qui,  se  disper- 
sant par  bandes,  faisoient  retentir  tous  les 
lieux  d  alentour  de  leurs  chants. 

Le  palais  nommé  les  Délices  des  yeux,  ou 
le  Support  de  la  mémoire,  étoit  un  enchante- 
ment continuel.  Des  raretés  rassem- 
blées de  toutes  les  parties  du  monde,  s'y 
troui  oient  en  profusion  et  dans  le  plus  bel 
ordre.  On  y  voyoit  une  galerie  de  ta- 
bleaux du  célèbre  Mani,  et  des  statues 
qui  paroissoient  animées.  Là,  une  per- 
spective bien  ménagée  charmoit  la  vue  ; 
ici,  la  magie  de  l'optique  la  trompoit  agré- 
ablement: autre  part,  on  trouvoit  tous  les 
trésors  de  la  nature.  En  un  mot,  Va- 
thek,  le  plus  curieux  des  hommes,  navoit 
rien  omis  dans  ce  palais  de  ce  qui  pouvoit 
contenter  la  curiosité  de  ceux  qui  le  vi- 
sitoient. 

Le  palais  des  Parfums,  qu'on  appelloit 
aussi  V Aiguillon  de  la  Folupté,  étoit  divisé 

B  2 


(     4     ) 

en  plusieurs  salles.  Des  flambeaux  et 
des  lampes  aromatiques  y  étoient  allumés, 
même  en  plein  jour.  Pour  dissiper  l'a- 
gréable ivresse  que  donnoit  ce  lieu,  on  des- 
cendoit  dans  un  vaste  jardin,  où  l'assem- 
blage de  toutes  les  fleurs  faisoit  respirer 
un  air  suave  et  restaurant. 

Dans  le  cinquième  palais,  nommé  le  Ré- 
duit de  la  Joie,  ou  le  Dangereux,  se  trou- 
voient  plusieurs  troupes  de  jeunes  filles. 
Elles  étoient  belles  et  prévenantes  comme 
les  Houris,  et  jamais  elles  ne  se  lassoient 
de  bien  recevoir  ceux  que  le  Calife  vou- 
loit  admettre  en  leur  compagnie. 

Malgré  les  voluptés  dans  lesquelles 
Vathek  se  plongeoit,  ce  prince  n'en  étoit 
pas  moins  aimé  de  ses  peuples.  On  croyoit 
qu'un  Souverain  qui  se  livre  au  plaisir, 
est  pour  le  moins  aussi  propre  à  gouverner 
que  celui  qui  s'en  déclare  l'ennemi.  Mais 
son  caractère  ardent  et  inquiet  ne  lui  per- 
mit pas  d'en  rester  là.  Du  vivant  de  son 
père  il  avoit  tant  étudié  pour  se  désen- 
nuyer,   qu'il  savoit  beaucoup;    il  voulut 


(   s   ) 

enfin  tout  approfondir,  même  les  sciences 
qui  n'existent  pas.  Il  aimoit  à  disputer 
av<  !C  les  sa  vans  ;  mais  il  ne  falloit  pas  qu'ils 
poussassent  trop  loin  la  contradiction. 
Aux  uns  il  fermoit  la  bouche  par  des  pré- 
sens ;  ceux  dont  l'opiniâtreté  résistoit  à 
sa  libéralité,  étoient  envoyés  en  prison- 
pour  calmer  leur  sang:  remède  qui  sou- 
vent réussissent. 

Yathek  voulut  aussi  se  mêler  des  que- 
relles théologiques,  et  ce  ne  fut  pas  pour 
le  parti  généralement  regardé  comme  or- 
thodoxe qu'il  se  déclara.  Il  mit  par-là 
tous  les  dévots  contre  lui:  alors  il  les  per- 
sécuta ;  car  à  quelque  prix  que  Ge  fût,  il 
vouloit  toujours  avoir  raison. 

Le  grand  Prophète  Mahomet,  dont  les 
Califes  sont  les  Vicaires,  étoit  indigné 
dans  le  septième  Ciel  de  la  conduite  ir- 
réligieuse d'un  de  ses  successeurs.  Lais- 
sons-le faire,  disoit  il  aux  génies  qui 
sont  toujours  prêts  à  recevoir  ses  ordres  : 
voyons  où  ira  sa  folie  et  son  impiété  ; 
s'il  en  fait  trop,  nous  saurons  bien  le  châ- 


(    6    ) 

tier.  Aidez-lui  à  bâtir  cette  tour  qu'à 
l'imitation  de  Nembrod,  il  a  commence 
d'élever  ;  non  comme  ce  grand  guerrier 
pour  se  sauver  d'un  nouveau  déluge, 
mais  par  l'insolente  curiosité  de  pénétrer 
dans  les  secrets  du  Ciel.  Il  a  beau  faire, 
il  ne  devinera  jamais  le  sort  qui  l'attend. 

Les  génies  obéirent  ;  et  quand  lés  ouv- 
riers élevoient  durant  le  jour  la  tour  d'une 
coudée,  ils  y  en  ajoutoient  deux  pendant 
la  nuit.  La  rapidité  avec  laquelle  cet 
édifice  fut  construit,  flatta  la  vanité  de 
Vathek.  Il  pensoit  que  même  la  matière 
insensible  se  prêtoit  à  ses  desseins.  Ce 
prince  ne  considéroit  pas,  malgré  toute 
sa  science,  que  les  succès  de  l'insensé  et 
du  méchant,  sont  les  premières  verges 
dont  ils  sont  frappés. 

Son  orgueil  parvint  au  comble  lors- 
qu'ayant  monté,  pour  la  première  fois, 
les  quinze  cents  degrés  de  sa  tour,  il  re- 
garda en  bas.  Les  hommes  lui  paroissoi- 
ent  des  fourmis,  les  collines  des  taupini- 
ères, et    Samarah  une    ruche  d'abeilles. 


(    7     ) 

L'idée  que  cette  élévation  lui  donna  de 
sa  propre  grandeur,  acheva  de  lui  tourner 
la  tète.  Il  alloit  s'adorer  lui-même,  lors- 
qu'on levant  les  yeux  il  s'apperçut  que 
les  astres  étoient  aussi  éloignés  de  lui 
que  lorsqu'il  etoit  au  niveau  de  la  terre. 
Il  se  consola  cependant  du  sentiment  in- 
volontaire de  sa  petitesse,  par  ridée  de 
paroitre  grand  aux  yeux  des  autres.  Il 
se  flatta  que  les  lumières  de  son  esprit 
surpasseroient  la  portée  de  ses  yeux,  et 
qu'il  feroit  rendre  compte  aux  étoiles  des 
arrêts  de  sa  destinée. 

Pour  cet  effet,  il  passoit  la  plupart  des 
nuits  sur  le  sommet  de  sa  tour,  et  se 
croyant  initié  dans  les  mystères  astrolo- 
giques, il  sïmagina  que  les  planètes  lui 
annonçoient  de  merveilleuses  aventures. 
Un  homme  extraordinaire  devoit  venir 
d'un  pays  dont  on  n'avoit  jamais  entendu 
parler,  et  en  être  le  héraut.  Alors,  il  re- 
doubla d'attention  pour  les  étrangers,  et 
ilt  publier  à  son  de  trompe  dans  les  rues 
île  Samarah,  qu'aucun  de  ses  sujets  n'eût 


(     8     ) 

à  retenir  ni  à  loger  Les  voyageurs  ;  il  vou- 
loit  qu'on  les  amenât  tous  dans  son  palais. 

Quelque  teins  après  cette  proclamation, 
parut  un  homme  dont  la  figure  étoit  si 
effroyable,  que  les  gardes  qui  s'en  empa- 
rèrent furent  obligés  de  fermer  les  yeux  en 
le  conduisant  au  palais.  Le  Calife  lui- 
même  parut  étonné  à  son  horrible  aspect  ; 
mais  la  joie  succéda  bientôt  à  cet  effroi 
involontaire.  L'inconnu  étala  devant  le 
prince  des  raretés  telles  qu'il  n'en  avoit 
jamais  vues,  et  dont  il  n'avoit  pas  même 
conçu  la  possibilité. 

Rien,  en  effet,  ire  toit  plus  extraordi- 
naire que  les  marchandises  de  l'étranger, 
La  plupart  de  ses  bijoux  étoient  aussi 
bien  travaillés  que  magnifiques.  Ils  avoi- 
ent  outre  cela  une  vertu  particulière,  dé- 
crite sur  un  rouleau  de  parchemin  attaché 
à  chaque  pièce.  Des  pantoufles  par  leur 
mouvements  spontanées  epargnoient  la 
fatigue  de  marcher  ;  des  couteaux  cou- 
poient  sans  le  mouvement  de  la  main  ;  et 
des  sabres  portoient  le  coup  d'euxmême 
au  moindre  geste. 


(    9    ) 

Parmi  ces  curiosités  inconcevables  les 
sabres  surtout,  dont  les  lames  jettoient  un 
feu  éblouissant,  fixèrent  l'attention  du 
Calife  qui  se  promettoit  de  déchiffrer  à 
loisir  des  caractères  inconnus  qu'on  y 
avoit  gravés.  Sans  demander  au  march- 
and quel  en  étoit  le  prix,  il  Ht  apporter 
devant  lui  tout  l'or  monnoyé  du  trésor,  et 
lui  dit  de  prendre  ce  qu'il  voudrait.  Ce- 
lui-ci prit  peu  de  chose,  et  en  gardant  un 
profond  silence. 

Vathek  ne  douta  point  que  le  silence 
de  l'inconnu  ne  fût  causé  par  le  respect 
que  lui  inspiroit  sa  présence.  Il  le  rit 
avancer  avec  bonté,  et  lui  demanda  d'un 
air  affable  qui  il  étoit,  d'où  il  venoit,  et 
où  il  avoit  acquis  de  si  belles  choses  ? 
L'homme,  ou  plutôt  le  monstre,  au  lieu 
de  répondre  à  ces  questions,  frotta  trois 
fois  son  front  plus  noir  que  lebène,  frappa 
quatre  fois  sur  son  ventre  dont  la  cir- 
conférence étoit  énorme,  ouvrit  de  gros 
5reux  qui  paroissoient  deux  charbons  ar- 
dens,  et  se  mit  à  rire  avec  un  bruit  affreux 


(    io    ) 

en  montrant  de  larges  dents  couleur 
d'ambre  rayés  de  verd. 

Le  Calife,  un  peu  ému,  répéta  sa  de- 
mande ;  mais  il  ne  reçut  pas  d'autre  ré- 
ponse. Alors,  ce  prince  commença  à 
s'impatienter,  et  s'écria  :  sais-tu  bien, 
malheureux,  qui  je  suis,  et  de  qui  tu 
te  joues  ?  Et  s'adressant  à  ses  gardes, 
il  leur  demanda  s'ils  l'avoient  entendu 
parler  ?  Ils  répondirent  qu'il  avoit  parié, 
mais  que  ce  qu'il  avoit  dit  n'étoit  pais 
grand'chose.  Qu'il  parle  donc  encore, 
reprit  Vathek,  qu'il  parle  comme  il 
pourra,  et  qu'il  me  dise  qui  il  est,  d'où  il 
vient,  et  d'où  il  a  apporté  les  étranges 
curiosités  qu'il  m'a  offertes?  Je  jure  par 
l'âne  de  Balaam  que  s'il  se  tait  davantage, 
je  le  ferai  repentir  de  son  obstination.  En 
disant  ces  mots,  le  Calife  ne  put  s'empê- 
cher de  lancer  sur  l'inconnu  un  de  ses  re- 
gards dangereux  :  celui-ci  n'en  perdit  pas 
seulement  contenance  ;  l'oeil  terrible  et 
meurtrier  ne  fit  aucun  effet  sur  lui. 

On    ne  sauroit  exprimer  l'étonnemenfc 


(  11  ) 

des  courtisans,  quand  ils  s'apperçurent 
que  lincivil  marchand  soutenoit  une  telle 
épreuve.  Ils  s'étoient  tous  jettes  la  face 
contre  terre,  et  y  seroient  restés,  si  le 
Calife  ne  leur  eût  dit  d'un  ton  furieux  : 
levez-vous,  poltrons,  et  saisissez  ce  misé- 
rable! qu'il  soit  traîné  en  prison  et  gardé 
à  vue  par  mes  meilleurs  soldats  !  Il  peut 
emporter  avec  lui  l'argent  que  je  viens  de 
lui  donner;  qu'il  le  garde,  mais  qu'il 
parle.  A  ces  mots,  on  tomba  sur  l'étran- 
ger ;  on  le  garrotta  de  fortes  chaînes,  et 
on  le  conduisit  dans  la  prison  de  la  grande 
tour.  Sept  enceintes  de  barreaux  de  fer, 
garnis  de  pointes  aussi  longues  et  aussi 
acérées  que  des  broches,  lenvironnoient 
de  tous  cotés. 

Le  Calife  demeura  cependant  dans  la 
plus  violente  agitation  ;  â  peiné  voulut-il 
se  mettre  à  table,  et  ne  mangea  que  de 
trente-deux  plats  sur  les  trois  cents  qu'on 
lui  servoit  tous  les  jours.  Cette  diète,  à 
laquelle  il  n'étoit  pas  accoutumé,  l'auroit 
seule  empêché  de  dormir.     Quel  effet  ne 


(     12     ) 

dut-elle  pas  avoir,  étant  jointe  à  l'inquié- 
tude qui  le  tourmentoit  !  Aussi,  dés  qu'il 
fut  jour,  il  courut  à  la  prison  pour  faire 
de  nouveaux  efforts  auprès  de  l'opiniâtre 
inconnu.  Mais  sa  rage  ne  sauroit  se  dé- 
crire quand  il  vit  qu'il  n'y  étoit  plus,  que 
les  grilles  de  fer  étoient  brisées,  et  les 
gardes  sans  vie.  Le  plus  étrange  délire 
s'empara  de  lui.  ïl  se  mit  à  donner  de 
grands  coups  de  pied  aux  cadavres  qui 
fentouroient,  et  continua  tout  le  jour  à 
les  frapper  de  la  même  manière.  Ses 
courtisans  et  ses  visirs  firent  tout  ce  qu'ils 
purent  pour  le  calmer;  mais  voyant  qu'ils 
n'en  pouvoient  venir  à  bout,  ils  s'écriè- 
rent tous  ensemble  :  le  Calife  est  devenu 
fou  !  le  Calife  est  devenu  fou  ! 

Ce  cri  fut  bientôt  répété  dans  toutes  les 
rues  de  Sarnarah.  11  parvint  enfin  aux 
oreilles  de  la  princesse  Carathis,  mère  de 
Vathek.  Elle  accourut  toute  alarmée, 
pour  essayer  le  pouvoir  qu'elle  avoit  sur 
l'esprit  de  son  fils.  Ses  pleurs  et  ses 
embrassemens  réussirent  à  le  calmer  ;  et 


(     13     ) 

cédant  bientôt  à  ses  instances,  il  se  laissa 
ramener  dans  son  palais. 

Carathis  n'eut  garde  d'abandonner  son 
fils  à  lui-même.  Après  qu'elle  l'eut  fait 
mettre  au  lit,  elle  s'assit  auprès  de  lui, 
et  tâcha  par  ses  discours  de  le  consoler 
et  de  le  tranquilliser.  Personne  ne  pou- 
voit  mieux  y  parvenir.  Vathek  l'aimoit  et 
la  respectoit,  non-seulement  comme  une 
mère,  mais  encore  comme  une  femme 
douée  d'un  génie  supérieur.  Elle  étoit 
Grecque,  et  lui  avoit  fait  adopter  tous 
les  systèmes  et  les  sciences  de  ce  peuple, 
en  horreur  parmi  les  bons  Musulmans. 

L'astrologie  judiciaire  étoit  une  de 
ces  sciences,  et  Carathis  la  possédoit 
parfaitement.  Son  premier  soin  fut  donc 
de  faire  ressouvenir  son  fils  de  ce  que 
les  étoiles  lui  avoient  promis,  et  elle  pro- 
posa de  les  consulter  encore.  Hélas  ! 
lui  dit  le  Calife,  dès  qu'il  put  parler,  je 
suis  un  insensé,  non  d'avoir  donné  qua- 
rante mille  coups  de  pied  à  mes  gardes, 
qui  se  sont  sottement  laissé  mourir  ;  mais 


(     14     ) 

parce  que  je  n'ai  pas  réfléchi  que  cet 
homme  extraordinaire  étoit  celui  que  les 
planètes  m'avoient  annoncé.  Au  lieu  de 
le  maltraiter,  j'aurois  dû  essayer  de  le 
gagner  par  la  douceur  et  les  caresses. 
Le  passé  ne  peut  se  rappeller,  répondit 
Carathis  ;  il  faut  songer  à  l'avenir.  Peut- 
être  verrez-vous  encore  celui  que  vous 
regrettez  ;  peut-être  ces  écritures  qui  sont 
sur  les  lames  des  sabres,  vous  en  ap- 
prendront des  nouvelles.  Mangez  et  dor- 
mez, mon  cher  fils;  nous  verrons  demain 
ce  qu'il  y  faudra  faire. 

Vathek  suivit  ce  sage  conseil,  du  mieux 
qu'il  put.  Le  lendemain,  il  se  leva  dans 
une  meilleure  situation  d'esprit,  et  se  fit 
aussi-tôt  apporter  les  sabres  merveilleux. 
Afin  de  n'être  pas  ébloui  par  leur  éclat, 
il  les  regarda  au  travers  d'un  verre  co- 
loré,  et  s'efforça  d'en  déchiffrer  les  ca- 
ractères ;  mais  ce  fut  en  vain  :  il  eut 
beau  se  frapper  le  front,  il  ne  connut  pas 
une  seule  lettre.  Ce  contretems  lauroit 
fait  retomber  dans  ses  premières  fureurs, 
si  Carathis  n'étoit  entrée  à  propos. 


(     15     ) 

Prenez  patience,  mon  fils,  lui  dit-elle  ; 
vous  possédez  assurément  toutes  les  sci- 
ences. Connoître  les  langues  est  une  ba- 
gatelle du  ressort  des  pédans.  Promettez 
des  récompenses  dignes  de  vous  à  ceux 
qui  expliqueront  ces  mots  barbares  que 
vous  n'entendez  pas,  et  qu'il  est  au-des- 
sous de  vous  d'entendre  ;  bientôt  vous  se- 
rez satisfait.  Cela  peut  être,  dit  le  Ca- 
life ;  mais  en  attendant  je  serai  excédé 
par  une  foule  de  demi-savans,  qui  feront 
cet  essai  autant  pour  avoir  le  plaisir  de 
bavarder,  que  pour  obtenir  la  récom- 
pense. Apres  un  moment  de  réflexion, 
il  ajouta  :  je  veux  éviter  cet  inconvénient. 
Je  ferai  mourir  tous  ceux  qui  ne  me  satis- 
feront pas  ;  car,  grâces  au  Ciel,  j'ai  as- 
sez de  jugement  pour  voir  si  Ton  traduit, 
ou  si  Ton  invente. 

Oh  !  pour  cela,  je  n'en  doute  pas,  ré- 
pondit Carathis.  Mais  faire  mourir  les 
ignorans  est  une  punition  un  peu  sévère, 
et  qui  peut  avoir  de  dangereuses  consé- 
quences.     Contentez-vous    de   leur    faire 


(     16    ) 

brûler  la  barbe  ;  les  barbes  ne  sont  pas 
aussi  nécessaires  dans  un  état  que  les 
hommes.  Le  Calife  se  rendit  encore  aux 
raisons  de  sa  mère,  et  fit  appeîler  son  pre- 
mier Visir.  Morakanabad,  lui  dit-il,  fais 
annoncer  par  un  crieur  public,  dans  Sa- 
marah,  et  dans  toutes  les  villes  de  mon 
empire,  que  celui  qui  déchiffrera  des  ca- 
ractères qui  paroissent  indéchiffrables, 
aura  des  preuves  de  cette  libéralité  con- 
nue de  tout  le  monde  ;  mais  qu'au  défaut 
de  succès,  on  lui  brûlera  la  barbe  jus- 
qu'au moindre  poil.  Qu'on  publie  aussi 
que  je  donnerai  cinquante  belles  esclaves, 
et  cinquante  caisses  d'abricots  de  l'isle 
de  Kirmith,  à  qui  m'apprendra  des  nou- 
velles de  cet  homme  étrange  que  je  veux 
revoir. 

Les  sujets  du  Calife,  à  l'exemple  de 
leur  maître,  aimoient  beaucoup  les  femmes 
et  les  caisses  d'abricots  de  l'isle  de  Kir- 
mith. Ces  promesses  leur  firent  venir 
l'eau  à  la  bouche,  mais  ils  n'en  tâtèrent 
pas  ;   car  personne  ne  savoit  ce  qu'étoit 


(     17    ) 

devenu  l'étranger.  Il  n'en  fut  pas  de 
même  de  la  première  demande  du  Calife. 
Les  savans,  les  demi-savans,  et  tous  ceux 
qui  n'étaient  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  qui 
croyoient  être  tout,  vinrent  courageuse- 
ment hasarder  leur  barbe,  et  tous  la  per- 
dirent. Les  eunuques  ne  faisoient  autre 
chose  que  de  brûler  des  barbes;  ce  qui 
leur  donnoit  une  odeur  de  roussi,  dont  les 
femmes  du  sérail  se  trouvèrent  si  incom- 
modées, qu'il  fallut  donner  cet  emploi  a 
d'autres. 

Enfin,  un  jour  il  se  présenta  un  vieil- 
lard dont  la  barbe  surppssoit  dune  cou- 
dée et  demie  toutes  celles  qu'on  avoit 
vues.  Les  officiers  du  palais,  en  l'intro- 
duisant, se  disoient  l'un  à  l'autre  ;  quel 
dommage  !  quel  grand  dommage  de  brû- 
ler une  aussi  belle  barbe  !  Le  Calife  pen- 
soit  de  même  ;  mais  il  n'en  eut  pas  le  cha- 
grin. Le  vieillard  lut  sans  peine  les  ca- 
ractères, et  les  expliqua  mot-à-mot  de  la 
manière  suivante  :  "  Nous  avons  été  faits 
là  où  Ton  fait  tout  bien  ;  nous  sommes  la 
c 


(     18     ) 

moindre  des  merveilles  d'une  région  où 
tout  est  merveilleux  et  digne  du  plus 
grand  Prince  de  la  terre." 

Oh!  tu  as  parfaitement  bien  traduit, 
s'écria  Vathek  ;  je  connois  celui  que  ces 
caractères  veulent  désigner.  Qu'on  donne 
à  ce  vieillard  autant  de  robes  d'honneur  et 
autant  de  mille  sequins  qu'il  a  prononcé 
de  mots:  il  a  nettoyé  mon  cœur  d'une 
partie  du  surmé  qui  l'envelopoit.  Après 
ces  paroles,  Vathek  l'invita  à  dîner,  et 
même  à  passer  quelques  jours  dans  son 
palais. 

Le  lendemain  le  Calife  le  fit  appeller,  et 
lui  dit  :  relis-moi  encore  ce  que  tu  m'as 
lu  ;  je  ne  saurois  trop  entendre  ces  paroles 
qui  semblent  me  promettre  le  bien  après 
lequel  je  soupire.  Aussi-tôt  le  vieillard 
mit  ses  lunettes  vertes.  Mais  elles  lui 
tombèrent  du  nez,  lorsqu'il  apperçut  que 
les  caractères  de  la  veille  avoient  fait  place 
à  d'autres.  Qu'as-tu  ?  lui  demanda  le  Ca- 
life ;  que  signifient  ces  marques  d'étonne- 
ment? — Souverain  du  monde,  les  caractères 


(    19    ) 

de  ces  sabres  ne  sont  plus  les  mêmes.— 
Que  me  dis-tu  ?  reprit  Vathek  ;  mais  n'im- 
porte ;  si  tu  peux,  explique-m'en  la  si- 
gnification. La  voici,  Seigneur,  dit  le 
vieillard  :  "  Malheur  au  téméraire  qui 
veut  savoir  ce  qu'il  devroit  ignorer,  et 
entreprendre  ce  qui  surpasse  son  pou- 
voir." Malheur  à  toi-même!  s'écria  le 
Calife,  tout  hors  de  lui.  Sors  de  ma 
présence  !  On  ne  te  brûlera  que  la  moitié 
de  la  barbe,  parce  qu'hier  tu  devinas  bien  ; 
quant  à  mes  presens,  je  ne  reprends  ja- 
mais ce  que  j'ai  donné.  Le  vieillard,  assez 
sage  pour  penser  quil  étoit  quitte  a  bon 
marché  de  la  sottise  qu'il  avoit  faite 
en  disant  à  son  Maître  une  vérité  désa- 
gréable, se  retira  aussi-tôt,  et  ne  reparut 
plus. 

Vathek  ne  tarda  point  à  se  repentir  de 
son  impétuosité.  Comme  il  ne  cessoit 
d'examiner  ces  caractères,  il  s'apperçut 
bien  qu'ils  changeoient  tous  les  jours;  et 
personne  ne  se  présentoit  pour  les  expli- 
quer. Cette  inquiète  occupation  enflamma 
c  2 


(     20     ) 

son  sang,  lui  causa  des  vertiges,  des 
éblouissemens,  et  une  si  grande  foiblesse 
qu'à  peine  il  pouvoit  se  soutenir:  dans 
cet  état,  il  ne  laissoit  pas  de  se  faire 
porter  à  la  tour,  espérant  lire  quelque 
chose  d'agréable  dans  les  astres  ;  mais 
son  espoir  fut  trompé.  Ses  yeux,  of- 
fusqués par  les  vapeurs  de  sa  tête,  le 
servoient  mal  :  il  ne  voyoit  plus  qu'un 
nuage  noir  et  épais  ;  augure  qui  lui  sem- 
bloit  des  plus  funestes: 

Harassé  de  tant  de  soucis,  le  Calife 
perdit  entièrement  courage.  Une  soif 
surnaturelle  le  consuma  ;  et  sa  bouche, 
ouverte  comme  un  entonnoir,  recevoit 
jour  et  nuit  des  torrens  de  liquides.  Alors 
ce  malheureux  prince  ne  pouvant  goûter 
aucun  plaisir,  fit  fermer  les  palais  des 
cinq  sens,  cessa  de  paroître  en  public, 
d'y  étaler  sa  magnificence,  de  rendre 
justice  à  ses  peuples,  et  se  retira  dans 
l'intérieur  du  sérail.  11  avoit  toujours 
été  bon  mari  ;  ses  femmes  se  désolèrent 
de  son  état,  ne  se  lassèrent  point  de  faire 


(     21     ) 

des  vœux  pour  sa  santé,  et  de  lui  donner- 
ai boire. 

Cependant  la  princesse  Carathis  étoit 
dans  la  plus  vive  douleur.  Elle  se  ren- 
fermoit  tous  les  jours  avec  le  visir  Mora- 
kanabad,  pour  consulter  sur  les  moyens  de 
guérir,  ou  du  moins  de  soulager  le  malade. 
Persuadés  qu'il  y  avoit  de  l'enchantement» 
ils  feuilletoient  ensemble  tous  les  livres, 
de  magie,  et  faisoient  chercher  par-tout 
l'horrible  étranger  qu'ils  accusoient  d'être 
l'auteur  du  charme. 

A  quelques  milles  de  Samarah,  étoit 
une  haute  montagne  couverte  de  thvm  et 
de  serpolet;  une  plaine  délicieuse  en 
couronnoit  le  sommet;  on  l'auroit  prise 
pour  le  paradis  destiné  aux  fidèles- 
Cent  bosquets  d'arbustes  odoriîérans, 
où  l'oranger  le  cédrat  et  le  citronnier 
s'entrelaçoient  avec  le  palmier  et  la 
ligne,  ofîroient  de  quoi  satisfaire  égale- 
ment le  goût  et  l'odorat.  La  terre  y 
étoit  jonchée  de  violettes  ;  des  touffes 
de  girorîées    embaumoient  l'air   de  leurs 


(     22     ) 

doux  parfums.  Quatre  sources  claires, 
et  si  abondantes  qu'elles  auroienl  pu 
désaltérer  dix  armées,  ne  sembloient 
couler  en  ce  lieu  que  pour  mieux 
imiter  le  jardin  d'Eden  arrosé  des  fleuves 
sacrés.  Sur  leurs  bords  verdoyants, 
Je  rossignol  chantoit  la  naissance  de  la 
rose,  sa  bien-aimée,  et  se  plaignoit  du 
peu  de  durée  de  ses  charmes  ;  la  tourte- 
relle déploroit  la  perte  de  plaisirs  plus 
réels,  tandis  que  l'alouette  saluoit  par  ses 
chants  la  lumière  qui  ranime  la  nature. 
Là,  plus  qu'en  aucun  lieu  du  monde,  le 
gazouillement  des  oiseaux  exprimoit  leurs 
diverses  passions  ;  les  fruits  délicieux 
qu'ils  béquetoient  à  plaisir,  sembloient 
leur  donner  une  double  énergie. 

On  portoit  quelquefois  Vathek  sur  cette 
montagne,  afin  qu'il  pût  y  respirer  un  air 
pur,  et  boire  à  son  gré  des  quatre  sources. 
Sa  mère,  ses  femmes  et  quelques  eunu- 
ques étoient  les  seules  personnes  qui  l'ao 
compagnoient.  Chacun  s'empressoit  à  rem- 
plir de  grandes  coupes  de  crystal  de  rochey 


(     23     ) 

et  les  lui  présentait  a  l'envi;  mais  leur  zèle 
ne  répond  oit  pas  à  son  avidité  ;  souvent  il 
se  couchoit  par  terre,  pour  lapper  l'eau. 

Un  jour  que  le  déplorable  prince  étoit 
resté  long-temps  dans  une  posture  aussi 
vile,  une  voix  rauque,  mais  forte,  se  fit  en- 
tendre, et  l'apostropha  ainsi  :  "  Pourquoi 
fais-tu  l'exercice  d'un  chien,  ô  Calife  si 
fier  de  ta  dignité  et  de  ta  puissance  ?"  A 
ces  mots,  Vathek  lève  la  tête,  et  voit 
l'étranger,  cause  de  tant  de  peines;  A 
cette  vue  il  se  trouble,  la  colère  enflamme 
son  cœur  ;  il  s'écrie  :  et  toi,  maudit  Gia- 
our  !  que  viens-tu  faire  ici  ?  N'es-tu  pas 
content  d'avoir  rendu  un  prince  agile  et 
dispos,  semblable  à  une  outre?  Ne  vois- 
tu  pas  que  je  meurs  autant  pour  avoir 
trop  bu,  que  du  besoin  de  boire  ? 

Bois  donc  encore  ce  trait,  lui  dit  le- 
tranger, en  lui  présentant  un  flacon  rempli 
d'une  liqueur  rougeâtre;  et  sache  pour  tarir 
la  soif  de  ton  ame,  après  celle  du  corps, 
que  je  suis  Indien,  mais  d'une  région 
de  l'Inde  qui  n'est  connue  de  personne. 


(     24     ) 

Ces  mots  furent  un  trait  de  lumière  pour 
le  Calife.  Cètoit  l'accomplissement  d'une 
partie  de  ses  désirs  ;  et  se  flattant  qu'ils 
alloient  être  tous  satisfaits,  il  prit  la  li- 
queur magique  et  la  but  sans  hésiter.  A 
l'instant  il  se  trouva  rétabli,  sa  soif  fut 
étanchée,  et  son  corps  devint  plus  agile 
que  jamais.  Sa  joie  fut  alors  extrême  ;  il 
saute  au  col  de  l'effroyable  Indien,  et 
baise  sa  vilaine  bouche  béante  et  baveuse 
avec  autant  d  ardeur  qu'il  auroit  pu  baiser 
les  lèvres  de  corail  de  ses  plus  belles 
femmes. 

Ces  transports  n'auroient  pas  fini,  si 
l'éloquence  de  Carathis  n'eût  ramené  le 
calme.  Elle  engagea  son  fils  à  retourner 
à  Samarah,  et  il  s'y  fit  précéder  par  un 
héraut  qui  crioit  de  toutes  ses  forces:  le 
merveilleux  étranger  a  reparu,  il  a  guéri 
le  Calife,  il  a  parlé,  il  a  parlé  ! 

Aussi-tôt,  tous  les  habitans  de  cette 
grande  ville  sortirent  de  leurs  maisons. 
Grands  et  petits  couroient  en  foule  pour 
voir  passer  Vathek  et  l'Indien.     Ils  ne  se 


(     25     ) 

lassoient  point  de  répéter  :  il  a  guéri  notre 
Souverain,  il  a  parlé,  il  a  parlé  !  Ces 
mots  devinrent  ceux  du  jour,  et  ne  furent 
point  oubliés  dans  les  fêtes  publiques 
qu'on  donna  le  soir  même  en  signe  de  ré- 
jouissance ;  les  poètes  en  firent  le  refrain 
de  toutes  les  chansons  qu'ils  composèrent 
sur  ce  beau  sujet. 

Alors,  le  Calife  fit  rouvrir  les  palais  des 
sens  ;  et  comme  il  étoit  plus  pressé  de 
visiter  celui  du  goût  qu'aucun  autre,  il  or- 
donna qu  on  y  servît  un  splendide  festin, 
auquel  ses  favoris  et  tous  les  grands  offi- 
ciers furent  admis.  L'indien,  placé  à  côté 
du  Calife,  feignit  de  croire  que  pour  méri- 
ter autant  d'honneur,  il  ne  pou  voit  trop 
manger,  trop  boire,  ni  trop  parler.  Les 
mets  disparoissoient  de  la  table  aussi  tôt 
qu'ils  étoient  servis.  Tout  le  monde  le 
regardoit  avec  étonnement  :  mais  l'Indien, 
sans  faire  semblant  de  s'en  appercevoir, 
buvoit  des  rasades  à  la  santé  de  chacun, 
chantoit  à  tue-tête,  contoit  des  histoires 
dont  il  rioit  lui  même  à  gorge  déployée, 


(     26     ) 

et  faisoit  des  impromptus  qu'on  auroit  ap- 
plaudis, s'il  ne  les  eût  pas  déclamés  avec 
des  grimaces  affreuses  :  durant  tout  le 
repas,  il  ne  cessa  de  bavarder  autant  que 
vingt  astrologues,  de  manger  plus  que 
cent  porte-faix,  et  de  boire  à  propor- 
tion, i 

Malgré  qu'on  eût  couvert  la  table 
trente-deux  fois,  le  Calife  avoit  souffert 
de  la  voracité  de  son  voisin.  Sa  pré- 
sence lui  devenoit  insupportable,  et  il 
pouvoit  à  peine  cacher  son  humeur  et  son 
inquiétude;  enfin  il  trouva  le  moyen  de 
dire  à  l'oreille  du  chef  de  ses  eunuques  : 
tu  vois,  Bababalouk,  comme  cet  homme 
fait  tout  en  grand.  Va,  redouble  de  vigi- 
lance, et  surtout  prends  garde  à  mes  Cir- 
cassiennes. 

L'oiseau  du  matin  avoit  trois  fois  renou- 
velle son  chant,  lorsque  l'heure  du  Divan 
sonna.  Vathek  avoit  promis  d'y  présider 
en  personne.  11  se  lève  de  table,  et  s'ap- 
puie sur  le  bras  de  son  visir;  plus  étourdi 
du  tapage  de  son  bruyant  convive  que  du 


(     27     ) 

yin  qu'il  avoit  bu,  ce  pauvre  prince  pou- 
voit  à  peine  se  soutenir. 

Les  visirs,  les  officiers  de  la  Couronne, 
les  gens  de  loi  se  rangèrent  autour  de  leur 
souverain  en  demi-cercle,  et  dans  un  re- 
spectueux silence  ;  tandis  que  l'Indien, 
avec  autant  de  sang-froid  que  s'il  avoit 
été  à  jeun,  se  plaça  sans  façon  sur  une 
des  marches  du  trône,  et  rioit  sous  cape 
de  l'indignation  que  sa  hardiesse  causoit 
à  tous  les  spectateurs. 

Cependant  le  Calife,  dont  la  tête  étoit 
embarrassée,  rend  oit  justice  à  tort  et  à 
travers.  Son  premier  visir  s'en  apperçut, 
et  s'avisa  tout-à-coup  d'un  expédient  pour 
interrompre  l'audience  et  sauver  l'honneur 
de  son  maître.  Il  lui  dit  tout  bas  :  Seig- 
neur, la  princesse  Carathis  a  passé  la  nuit 
à  consulter  les  planètes  ;  elle  vous  fait 
dire  que  vous  êtes  menacé  d'un  danger 
pressant.  Prenez  garde  que  cet  étranger 
dont  vous  payez  quelques  bijoux  ma- 
giques par  tant  d'égards,  n'ait  attenté  a 
votre  vie.     Sa  liqueur   a  paru  vous  gué- 


(     23     ) 

rir;  ce  n'est  peut-être  qu'un  poison  dont 
l'effet  sera  soudain.  Ne  rejettez  pas  ce 
soupçon  ;  demandez-lui  du  moins  comme 
elle  est  composée,  où  il  la  prise,  et  faites 
mention  des  sabres  que  vous  semblez 
avoir  oublies. 

Excédé  des  insolences  de  l'Indien,  Va- 
thek  répondit  à  son  visir  par  un  signe  de 
tête,  et  s'adressant  à  ce  monstre  :  lève-toi, 
lui  dit-il,  et  déclare  en  plein  Divan  de 
quelles  drogues  est  composé  la  liqueur 
que  tu  m  as  fait  prendre  ;  débrouille  sur- 
tout l'énigme  des  sabres  que  tu  m'as  ven- 
dus :  et  reconnois  ainsi  les  bontés  dont 
je  t  ai  comblé. 

Le  Calife  se  tut  après  ces  paroles  qu'il 
prononça  d'un  ton  aussi  modéré  qu'il  lui 
fut  possible.  Mais  l'Indien,  sans  répon- 
dre ni  quitter  sa  place,  renouvella  ses 
éclats  de  rire  et  ses  horribles  grimaces. 
Alors  Vathek  ne  put  se  contenir  ;  d'un 
coup  de  pied  il  le  jette  de  lestrade,  le 
suit,  et  le  frappe  avec  une  rapidité  qui 
excite  tout  le  Divan  a  l'imiter.     Tous  les 


(     29     ) 

pieds  sont  en  l'air  ;  on  ne  lui  a  pas  donné 
un  coup  qu'on  ne  se  sente  forcé  de  re- 
doubler. 

L'Indien  prétoit  beau  jeu.  Comme  il 
étoit  court  et  gros,  il  s'étoit  ramassé  en 
boule,  et  rouloit  sous  les  coups  de  ses 
assaillans,  qui  le  suivoient  par-tout  avec 
un  acharnement  inoui.  Roulant  ainsi 
d'appartement  en  appartement,  de  cham- 
bre en  chambre,  la  boule  attiroit  après 
elle  tous  ceux  quelle  reiicontroit.  Le  pa- 
lais en  confusion  retentissait  du  plus 
épouvantable  bruit.  Les  sultanes  effrayées 
regardèrent  à  travers  leurs  portières;  et 
dès  que  la  boule  parut,  elles  ne  purent  se 
contenir.  En  vain  pour  les  arrêter,  les 
eunuques  les  pinçoient  jusqu'au  sang; 
elles  s'échappèrent  de  leurs  mains  :  et  ces 
fidèles  gardiens,  presque  morts  de  frayeur, 
ne  pouvoient  eux-mêmes  s'empêcher  de 
suivre  à  la  piste  la  boule  fatale. 

Après  avoir  ainsi  parcouru  les  salles, 
les  chambres,  les  cuisines,  les  jardins  et  les 
écuries    du   palais,  l'Indien  prit  enfin  le 


(     30     ) 

chemin  des  cours.  Le  Calife,  plus  a- 
charné  que  les  autres,  le  suivoit  de  près, 
et  lui  lançoit  autant  de  coups  de  pied 
qu'il  pouvoit  :  son  zèle  fut  cause  qu'il  re- 
çut lui-même  quelques  ruades  adressées  à 
la  boule. 

Carathis,  Morakanabad,  et  deux  ou 
trois  autres  visirs  dont  la  sagesse  avoit 
jusqu'alors  résisté,  à  l'attraction  générale, 
voulant  empêcher  le  Calife  de  se  donner 
en  spectacle,  se  jette rent  à  ses  genoux 
pour  l'arrêter  ;  mais  il  sauta  par  dessus 
leurs  têtes,  et  continua  sa  course.  Alors, 
ils  ordonnèrent  aux  Muézins  d'appel! er  le 
peuple  à  la  prière,  tant  pour  l'ôter  du 
chemin,  que  pour  l'engager  à  détourner 
par  ses  vœux  une  telle  calamité  :  tout  fut 
inutile.  Il  suffisoit  de  voir  cette  infernale 
boule  pour  être  attiré  après  elle.  Les 
Muézins  eux-mêmes,  quoiqu'ils  ne  la  vis- 
sent que  de  loin,  descendirent  de  leurs 
minarets,  et  se  joignirent  à  la  foule.  Elle 
augmenta  au  point,  que  bientôt  il  ne  resta 
dans  les  maisons  de  Samarah  que  des  pa-^ 


(     31     ) 

raly tiques,  des  culs-de-jatte,  des  mourans, 
et  des  enfans  à  la  mamelle  dont  les  nour- 
rices sétoient  débarrassées  pour  courir 
plus  vite  :  Carathis  elle-même,  Morakana- 
bad  et  les  autres  s  etoient  enfin  mis  de  la 
partie.  Les  cris  des  femmes  échappées 
de  leurs  sérails  ;  ceux  des  eunuques  s'ef- 
forçant  de  ne  pas  les  perdre  de  vue  ;  les 
juremens  des  maris,  qui,  tout  en  courant, 
se  menaçoient  les  uns  les  autres;  les  coups 
de  pied  donnés  et  rendus  ;  les  culbutes  à 
chaque  pas,  tout  eiifin  rendoit  Samarah 
semblable  à  une  ville  prise  d'assaut  et 
livrée  au  pillage.  Enfin,  le  maudit  In- 
dien, sous  cette  forme  de  boule,  après 
avoir  parcouru  les  rues,  les  places  publi- 
ques, laissa  la  ville  déserte,  prit  la  route 
de  la  plaine  de  Catoul,  et  enfila  une  val- 
lée au  pied  de  la  montagne  des  quatre 
sources. 

L'un  des  cotés  de  cette  vallée  étoit 
bordé  d'une  haute  colline  ;  de  l'autre  étoit 
un  gouffre  épouvantable  formé  par  la 
chute  des  eaux.     Le  Calife  et  la  multi- 


(     32     ) 

tude  qui  le  suivoit  craignirent  que  la 
boule  n'allât  s'y  jetter  et  redoublèrent  d'ef- 
forts  pour  l'atteindre,  mais  ce  fut  en  vain; 
elle  roula  dans  le  gouffre,  et  disparut 
comme  un  éclair. 

Vathek  se  seroit  sans  doute  précipité 
après  le  perfide  Giaour,  s'il  navoit  été 
retenu  comme  par  une  main  invisible.  La 
foule  s'arrêta  aussi;  tout  devint  calme. 
On  se  regardoit  d'un  air  étonné;  et  mal- 
gré le  ridicule  de  cette  scène,  personne 
ne  rit.  Chacun,  lee  yeux  baissés,  l'air 
confus  et  taciturne,  reprit  le  chemin  de 
Samarah,  et  se  cacha  dans  sa  maison, 
sans  penser  qu'une  force  irrésistible  pou- 
voit  seule  porter  à  l'extravagance  qu'on  se 
reprochoit;  car  il  est  juste  que  les  hom- 
mes qui  se  glorifient  du  bien  dont  ils  ne 
sont  que  les  instrumens,  s'attribueut  aussi 
les  sottises  qu'ils  n'ont  pu  éviter. 

Le  Calife  seul,  ne  voulut  pas  quitter  la 
vallée.  11  ordonna  qu'on  y  dressât  ses* 
tentes  ;  et,  malgré  les  représentations  de 
Carathis  et  de  Morakanabad,  il  prit  son 


(     33     ) 

poste  aux  bords  du  gouffre.  On  avoit 
beau  lui  représenter  qu'en  cet  endroit  le 
terrein  pouvoit  s'ébouler,  et  que  d'ailleurs, 
il  étoit  trop  près  du  magicien;  leurs  re- 
montrances furent  inutiles.  Après  avoir 
fait  allumer  mille  flambeaux,  et  com- 
mandé qu'on  ne  cessât  d'en  allumer,  il 
s'étendit  sur  les  bords  fangeux  du  préci- 
pice, et  tâcha,  à  la  faveur  de  ces  clartés 
artificielles,  de  voir  au  travers  des  ténè- 
bres, que  tous  les  feux  de  l'en»  pi  ré  e  n'au- 
roient  pu  pénétrer.  Tantôt  il  croyoit  en- 
tendre des  voix  qui  part  oient  du  fond  de 
l'abyme,  tantôt  il  s'imaginoit  y  démêler 
les  accens  de  l'Indien;  mais  ce  n'étoit  que 
le  mugissement  des  eaux,  et  le  bruit  des 
cataractes  qui  tomboient  à  gros  bouillons 
des  montagnes. 

Vathek  passa  la  nuit  dans  cette  violente 
situation.  Dès  que  le  jour  commença  h 
poindre,  il  se  retira  dans  sa  tente,  et  h\ 
sans  avoir  rien  mangé,  il  s'endormit,  et 
ne  se  réveilla  que  lorsque  l'obscurité  vint 
couvrir  l'hémisphère.     Alors,  il  reprit;  le 

D 


(     34     ) 

poste  de  la  veille,  et  ne  le  quitta  pas  de 
plusieurs  nuits.  On  le  voyoit  marcher  à 
grands  pas  et  regarder  les  étoiles  d'un  air 
furieux,  comme  s'il  leur  reprochoit  de 
l'avoir  trompé. 

Tout-à-coup,  depuis  la  vallée  jusqu'au- 
delà  de  Samarah,  l'azur  du  Ciel  s'entre- 
mêla de  longues  rayes  de  sang:  cet  hor- 
rible phénomène  sembloit  toucher  à  la 
grande  tour.  Le  Calife  voulut  y  monter; 
mais  ses  forces  l'abandonnèrent:  et,  transi 
de  frayeur,  il  se  couvrit  la  tête  du  pan  de 
sa  robe. 

Tous  ces  prodiges  effrayans  ne  faisoient 
qu'exciter  sa  curiosité.  Ainsi,  au  lieu  de 
rentrer  en  lui-même,  il  persista  dans  le 
dessein  de  rester  où  l'Indien  avoit  dis- 
paru. 

Une  nuit  qu'il  faisoit  sa  promenade  so- 
litaire dans  la  plaine,  la  lune  et  les  étoiles 
s'éclipsèrent  subitement  ;  d'épaisses  ténè- 
bres succédèrent  à  la  lumière,  et  il  en- 
tendit sortir  de  la  terre  qui  trembloit,  la 
voix  du  Giaour,  criant  avec  un  bruit  plus 


(     35     ) 

fort  que  le  tonnerre  :  "  Veux-tu  te  donner 
à  moi,  adorer  les  influence*  terrestres,  et 
renoncer  à  Mahomet  ?  A  ces  conditions, 
je  t'ouvrirai  le  palais  du  feu  souterrein. 
La,  sous  des  voûtes  immenses,  tu  verras 
les  trésors  que  les  étoiles  t  ont  promis  ; 
c'est  de  là  que  j'ai  tiré  mes  sabres;  c'est 
là  ou  Suleïman,  fils  de  Daoud,  repose 
environné  des  talismans  qui  subjuguent  le 
monde." 

Le  Calife  étonné  répondit  en  frémissant, 
mais  pourtant  du  ton  d'un  homme  qui  se 
faisoit  aux  aventures  surnaturelles  :  où  es- 
tu  ?  parois  à  mes  yeux  !  dissipe  ces  ténè- 
bres dont  je  suis  las!  Après  avoir  brûlé 
tant  de  flambeaux  pour  te  découvrir,  c'est 
bien  le  moins  que  tu  me  montres  ton  ef- 
froyable visage*  Abjure  donc  Mahomet, 
reprit  l'Indien  ;  donne-moi  des  preuves  de 
ta  sincérité,  ou  jamais  tu  ne  me  verras. 

Le    malheureux    Calife     promit     tout. 

Aussi-tôt  le  Ciel  s'éclaircit,  et  à  la  lueur 

des  planètes  qui  sembloient  enflammées, 

Vathek  vit  la  terre  entrouverte.     Au  fond 

d  -2 


(    56    ) 

paroissoit  un  portail  d'ébène.  L'Indien 
étendu  devant,  tenoit  en  sa  main  une  clef 
d'or,  et  la  faisoit  résonner  contre  la  ser- 
rure. 

Ah  !  s'écria  Vathek,  comment  pnis-je 
descendre  jusqu'à  toi?  Viens  me  prendre, 
et  ouvre  ta  porte  au  plus  vite.  Tout  beau, 
répondit  l'Indien  :  sache  que  j'ai  gi  and'- 
soif,  et  que  je  ne  puis  ouvrir  qu'elle  ne 
soit  étanchée.  Il  me  faut  le  sang  de  cin- 
quante eufans  :  prends-les  parmi  ceux 
de  tes  visirs,  et  des  grands  de  ta  Cour. 
Autrement,  ni  ma  soif  ni  ta  curiosité  ne 
seront  satisfaites.  Retourne  donc  à  Sa- 
marah;  apporte-moi  ce  que  je  désire; 
jette-le  toi-même  dans  ce  gouffre  ;  et  puis 
tu  verras. 

Après  ces  paroles,  l'Indien  tourna  le 
dos;  et  le  Calife,  inspiré  par  les  démons, 
se  résolut  au  sacrifice  affreux.  Il  fît  donc 
semblant  d'avoir  repris  sa  tranquillité,  et 
s'achemina  vers  Samarah  aux  acclama- 
tions d'un  peuple  qui  Faimoit  encore.  Il 
dissimula   si  bien  le  trouble  involontaire 


(    37     ) 

de  son  ame,  que  Caralhis  et  Morakanabad 
y  furent  trompés  comme  les  autres.  On 
ne  parla  plus  que  de  fêtes  et  de  réjouis- 
sances. On  mit  même  sur  le  tapis  l'his- 
toire de  la  boule,  dont  personne  n'avoit 
encore  osé  ouvrir  la  bouche  :  par-tout  on 
en  rioit;  cependant  tout  le  monde  navoit 
pas  sujet  d'en  rire.  Plusieurs  étoient  en- 
core entre  les  mains  des  chirurgiens  à  la 
suite  des  blessures  reçues  dans  cette  mé- 
morable aventure. 

Vathek  étoit  très-aise  qu'on  le  prît  sur 
ce  ton,  parce  qu'il  voyoit  que  cela  le  con- 
duiroit  à  ses  abominables  fins.  Il  avoit 
un  air  affable  avec  tout  le  monde,  sur-tout 
avec  ses  visirs  et  les  grands  de  sa  Cour. 
Le  lendemain,  il  les  invita  à  un  repas 
somptueux.  Peu-à-peu  il  fit  tomber  la 
conversation  sur  leurs  enfans,  et  demanda 
d'un  air  de  bienveillance  qui  dentr'eux 
avoit  les  plus  jolis  garçons?  Aussi-tôt, 
chaque  père  s'empresse  à  mettre  les  siens 
au-dessus  de  ceux  des  autres.  La  dispute 
s'échauffa;  on  en  seroit  venu  aux  mains 


(     38     ) 

Fans  la  présence  du  Calife  qui  feignit  de 
vouloir  en  juger  par  lui-même. 

Bientôt  on  vit  arriver  une  bande  de  ces 
pauvres  en  fans.  La  tendresse  maternelle 
les  avoit  ornés  de  tout  ce  qui  pouvoit  re- 
hausser leur  beauté.  Mais  tandis  que 
cette  brillante  jeunesse  attiroit  tous  les 
yeux  et  les  cœurs,  Vathek  l'examina  avec 
une  perfide  avidité,  et  en  choisit  cinquante 
pour  les  sacrifier  au  Giaour.  Alors,  avec 
\in  air  de  bonhommie  il  proposa  de  don- 
ner à  ses  petits  favoris  une  fête  dans  la 
plaine.  Ils  dévoient,  disoit-il,  se  réjouir 
encore  plus  que  tous  les  autres  du  retour 
de  sa  santé.  La  bonté  du  Calife  en- 
chante. Elle  est  bientôt  connue  de  tout 
Samarah.  On  prépare  des  litières,  des 
chameaux,  des  chevaux  ;  femmes,  enfans, 
vieillards,  jeunes  gens  chacun  se  place 
selon  son  goût.  Le  cortège  se  met  en 
marche,  suivi  de  tous  les  confiseurs  de 
la  ville  et  des  fauxbourgs  ;  le  peuple  suit 
à  pied  en  foule  ;  tout  le  monde  est  dans 
la  joie,  et  pas  un  ne  se  ressouvient  de  ce 


(    39    ) 

qu'il  en  a  coûté  à  plusieurs,  la  dernière 
fois  qu'on  avoit  pris  ce  chemin. 

La  soirée  étoit  belle,  l'air  frais,  le  ciel 
serein  ;  les  fleurs  exhaloient  leurs  par- 
fums. La  nature  en  repos  sembloifc  se 
réjouir  aux  rayons  du  soleil  couchant. 
Leur  douce  lumière  doroit  la  cime  de  la 
montagne  aux  quatre  sources;  elle  en 
embellissoit  la  descente  et  coloroit  les 
troupeaux  bondissans.  On  n'entendoit 
que  le  murmure  des  fontaines,  le  son  des 
chalumeaux,  et  la  voix  des  bergers  qui 
s'appelloient  sur  les  collines. 

Les  pauvres  enfans  qui  alloient  être 
immolés  rendoient  la  scène  encore  plus 
intéressante.  Pleins  de  sécurité,  ils  s'a- 
vancoient  vers  la  plaine  en  ne  cessrj nt  de 
folâtrer;  l'un  couroit  après  des  papillons, 
l'autre  cueilloit  des  fleurs  ou  raniassoit 
de  petites  pierres  luisantes;  plusieurs 
s'éloignoienî  d'un  pas  léger  pour  avoir  le 
plaisir  de  se  rejoindre  et  de  se  donner 
mille  baisers. 

Déjà  on  découvrent  de  loin   l'horrible 


(     40     ) 

gouffre  au  fond  duquel  étoit  le  portail 
d'ébène.  Comme  une  raie  noire,  il  cou- 
poit  la  plaine  par  le  milieu.  Morakana- 
bad  et  ses  confrères  le  prirent  pour  un  de 
ces  bizarres  ouvrages  que  le  Calife  se 
plaisoit  à  faire  ;  les  malheureux  !  ils  ne 
savoient  pas  à  quoi  il  étoit  destiné.  Vat- 
hek,  qui  ne  vouloit  point  qu'on  examinât 
de  trop  près  le  lieu  fatal,  arrête  la  marche 
et  fait  tracer  un  grand  cercle.  La  garde 
des  eunuques  se  détache  pour  mesurer  la 
lice  destinée  aux  courses  de  pied,  et  pour 
préparer  les  anneaux  que  doivent  enfiler 
les  flèches.  Les  cinquante  jeunes  garçons 
,se  déshabillent  à  la  hâte  ;  on  admire  la 
souplesse  et  les  agréables  contours  de 
leurs  membres  délicats.  Leurs  yeux  pé- 
tillent d'une  joie  qui  se  répète  dans  ceux 
de  leurs  parens.  Chacun  fait  des  vœux 
pour  celui  des  petits  combattans  qui  l'in- 
téresse le  plus  :  tout  le  monde  est  attentif 
aux  jeux  de  ces  êtres  aimables  et  in- 
nocens. 

Le  Calife  saisit  ce  moment  pour  s'éloig- 


(     41     ) 

ner  de  la  foule.  Il  s'avance  sur  le  bord 
du  gouffre,  et  entend,  non  sans  frémir, 
l'Indien  qui  disoiî  en  grinçant  des  dents: 
où  sont-ils?  Impitoyable  Giaour !  répon- 
dit Vathek  tout  troublé,  n'y  a-t-il  pas 
moyen  de  te  contenter  sans  le  sacrifice 
que  tu  exiges  ?  Ah  !  si  tu  voyois  la  beauté 
de  ces  enfans,  leurs  grâces,  leur  naïveté, 
tu  en  serais  attendri.  La  peste  de  ton  at- 
tendrissement, bavard  que  tu  es  !  s  écria 
rindien  ;  donne,  donne  les  vite,  ou  ma 
porte  te  sera  fermée  à  jamais.  Ne  crie 
donc  pas  si  haut,  repartit  le  Calife  en 
rougissant.  Oh  !  pour  cela,  j'y  consens, 
reprit  le  Giaour,  avec  un  sourire  d'ogre; 
tu  ne  manques  pas  de  présence  d'esprit  : 
j'aurai  patience  encore  un  moment. 

Pendant  cet  affreux  dialogue,  les  jeux 
étoient  dans  toute  leur  vivacité.  Ils  fini- 
rent enfin,  lorsque  le  crépuscule  gagna 
les  montagnes.  Alors,  le  Calife  se  tenant 
debout  sur  le  bord  de  l'ouverture,  cria 
de  toutes  ses  forces  :  que  mes  cinquante 
petits   favoris   s'approchent    de    moi,    et 


(     42     ) 

qu'ils  viennent  selon  l'ordre  du  succès 
qu'ils  ont  eu  dans  leurs  jeux!  Au  pre- 
mier des  vainqueurs  je  donnerai  mon 
bracelet  de  diamans,  au  second  mon  col- 
lier démeraudes,  au  troisième  ma  cein- 
ture de  topaze,  et  à  chacun  des  autres 
quelque  pièce  de  mon  habillement,  jus- 
qu'à mes  pantoufles. 

A  ces  paroles,  les  acclamations  redou- 
blèrent ;  on  portoit  aux  nues  la  bonté  d'un 
Prince  qui  se  mettoit  tout  nud  pour 
amuser  ses  sujets,  et  encourager  la  jeu- 
nesse. Cependant  la  Calife  se  déshabil- 
lant peu-à-peu,  et  élevant  le  bras  aussi 
haut  qu'il  pouvoit,  faisoit  briller  chacun 
des  prix  ;  mais  tandis  que  d'une  main  il 
le  donnoit  à  l'enfant  qui  se  hâtoit  de  le 
recevoir,  de  l'autre  il  le  poussoit  dans  le 
gouffre,  ou  le  Giaour  toujours  gromme- 
lant, répétoit  sans  cesse  :  encore  !  encore  ! 

Cet  horrible  manège  étoit  si  rapide, 
que  lenfant  qui  accouroit  ne  pouvoit  pas 
se  douter  du  sort  de  ceux  qui  l'avoient 
précédé  ;  et  quant  aux  spectateurs,  lob- 


(    *3    ) 

scurité  et  la  distance  les  empéchoient  de 
voir.  Enfin,  Vathek  ayant  ainsi  précipité 
la  cinquantième  victime,  crut  que  le  Gia- 
our  viendroit  le  prendre  et  lui  présenter 
la  clef  d'or.  Déjà  il  s'imaginoit  être  aussi 
grand  que  Suleïman,  et  n'avoir  aucun 
compte  à  rendre,  lorsque  la  crevasse  se 
ferma  a  sa  grande  surprise,  et  qu'il  sen- 
tit sous  ses  pas  la  terre  ferme  comme  à 
l'ordinaire.  Sa  rage  et  son  désespoir  ne 
peuvent  s'exprimer.  Il  maudissoit  la  per- 
fidie de  rindien  ;  il  l'appelloit  des  noms 
tes  plus  infâmes,  et  frappoit  du  pied 
comme  pour  en  être  entendu.  Il  se  dé- 
mena ainsi  jusqu'à  ce  qu'étant  épuisé,  il 
tomba  par  terre  comme  s'il  avoit  perdu  le 
sentiment.  Ses  visirs  et  les  grands  de  la 
cour  plus  près  de  lui  que  les  autres,  cru- 
rent d'abord  qu'il  s'étoit  assis  sur  l'herbe 
pour  jouer  avec  les  enfans  ;  mais  une 
^orte  d'inquiétude  les  ayant  saisis,  ils 
svancèrent  et  virent  le  Calife  tout  seul, 
qui  leur  dit  d'un  air  égaré  :  que  voulez- 
vous? — Nos  enfans  !  nos  enfans  !  s'écrie- 


(     44    -) 

rent-ils. — Vous  êtes  bien  plaisans  de  vou- 
loir me  rendre  responsable  des  accidens 
de  la  vie,  leur  repon dit-il.  Vos  enfans 
sont  tombés  en  jouant  dans  le  précipice 
qui  étoit  ici,  et  j'y  serois  tombé  moi-même, 
si  je  n'avois  fait  un  saut  en  arrière. 

A  ces  mots,  les  pères  des  cinquante 
-enfans  poussent  des  cris  perçans,  que  les 
mères  répétèrent  d'un  octave  plus  haut; 
tandis  que  tous  les  autres,  sans  savoir  pour- 
quoi Ton  crioit,  enchérissoient  sur  eux  par 
des  hurlemens.  Bientôt  on  se  dit  de  tous 
£Ôtés  :  c'est  un  tour  que  le  Calife  nous  à 
joué  pour  plaire  à  son  maudit  Giaour  ; 
punissons-le  de  sa  perfidie,  vengeons- 
nous!  vengeons  le  sang  innocent!  jettons 
ce  cruel  Prince  dans  la  cataracte,  et  que 
sa  mémoire  même  soit  anéantie! 

Carathis,  effrayée  par  cette  rumeur, 
s'approcha  de  Morakanabad.  Visir,  lui 
dit-elle,  vous  avez  perdu  deux  jolis  en- 
fans, vous  devez  être  le  plus  désolé  des 
pères  ;  mais  vous  êtes  vertueux,  sauvez 
^otre  maître.     Oui,  Madame,  répondit  le 


(    45     ) 

visir;  je  vais  essayer  au  péril  de  ma  vie 
de  le  tirer  du  danger  où  il  est  ;  ensuite,  je 
l'abandonnerai  à  son  funeste  destin.  Ba- 
babalouk,  poursuivit-elle,  mettez-vous  à 
la  tête  de  vos  eunuques;  écartons  la 
foulé;  ramenons,  s'il  se  peut,  ce  malheu- 
reux Prince  dans  son  palais.  Bababa- 
louk  et  ses  compagnons,  se  félicitèrent, 
pour  la  première  fois  et  tout  bas,  de  ce 
qu'on  les  avoit  privés  des  honneurs  et  des 
soucis  de  la  paternité.  Ils  obéirent  au 
visir,  et  celui-ci  les  secondant  de  son 
mieux,  vint  enfin  à  bout  de  sa  généreuse 
entreprise.  Alors,  il  se  retira  pour  pleurer 
à  son  aise. 

Dès  que  le  Calife  fut  rentré,  Carathis  fit 
fermer  les  portes  du  palais.  Mais  voyant 
que  lémeute  augmentoit,  et  que  de  tous 
côtés  on  vomissoit  des  imprécations,  elle 
dit  i\  son  fils  :  que  vous  ayez  tort  ou  rai- 
son, n'importe;  il  faut  sauver  votre  vie. 
IUairons-nous  dans  vos  appartemens  ;  de 
là,  nous  passerons  dans  le  souterreiu  qui 
n'est  connu  que  de  vous  et  de  moi,  et  gag- 


(     46     ) 

nerons  la  tour,  où,  avec  le  secours  des 
muets  qui  n'en  sont  jamais  sortis,  nous 
tiendrons  de  reste.  Bababalouk  nous 
croira  encore  dans  le  palais,  et  en  défendra 
l'entrée  pour  son  propre  intérêt  ;  alors, 
sans  nous  embarrasser  des  conseils  de  ce 
pleureur  de  Morakanabad,  nous  verrons 
ce  qu'il  y  aura  de  mieux  à  faire. 

Yathek  ne  répondit  pas  un  seul  mot  à 
tout  ce  que  sa  mère  lui  disoit,  et  se  laissa 
conduire  comme  elle  voulut  ;  mais  tout  en 
marchant,  il  répétoit:  où  es-tu,  horrible 
Giaour?  N'as-tu  pas  encore  croqué  ces 
enfans  ?  Où  sont  tes  sabres,  ta  clef  d'or, 
tes  talismans  ?  Ces  paroles  firent  deviner 
à  Carathis  une  partie  de  la  vérité.  Quand 
son  fils  se  fut  un  peu  tranquillisé  dans  la 
tour,  elle  n'eut  pas  de  peine  à  la  tirer 
toute  entière.  Bien  loin  d'avoir  des  scru- 
pules, elle  étoit  aussi  méchante  qu'une 
femme  peut  l'être,  et  ce  n'est  pas  peu 
dire;  car  ce  sexe  se  pique  de  surpasser 
-en  tout  celui  qui  lui  dispute  la  supé- 
riorité.   Le  récit  du  Calife  ne  causa  donc 


(     47     ) 

à  Carathis  ni  surprise  ni  horreur;  elle  fut 
seulement  frappée  des  promesses  du  Gia- 
our,  et  dit  à  son  fils:  il  faut  avouer  que 
ce  Giaour  est  un  peu  sanguinaire  ;  cepen- 
dant les  puissances  terrestres  doivent  être 
encore  plus  terribles  ;  mais  les  promesses 
de  l'un  et  les  dons  des  autres  valent  bien 
la  peine  de  faire  quelques  petits  efforts  ; 
nul  crime  ne  doit  coûter  quand  de  tels 
trésors  en  sont  la  récompense.  Cessez 
donc  de  vous  plaindre  de  l'Indien  ;  il  me 
semble  que  vous  n'avez  pas  rempli  toutes 
les  conditions  qu'il  met  à  ses  services.  Je 
ne  doute  point  qu'il  ne  faille  faire  un  sa- 
crifice aux  génies  souterreins,  et  c'est  à 
quoi  il  nous  faudra  penser  lorsque  l'é- 
meute sera  appaisée;  je  vais  rétablir  le 
calme,  et  je  ne  craindrai  pas  d'épuiser 
vos  trésors,  puisque  nous  en  aurons  bien 
d'autres.  Cette  princesse  qui  possédoit 
merveilleusement  l'art  de  persuader,  re- 
passa par  le  souterrein,  et  s'étant  rendue 
au  palais,  se  montra  au  peuple  par  la  fe- 
nêtre.    Elle  le  harangua,  tandis  que  Ba- 


(     43     ) 

babalouk  jettoit  de  l'or  à  pleines  main». 
Ces  deux  moyens  réussirent;  l'émeute 
fut  appaisée  :  chacun  retourna  chez  soi, 
et  Carathis  reprit  le  chemin  de  la  tour-. 

On  annonçoit  la  prière  du  point  du 
jour,  lorsque  Carathis  et  Vathek  montè- 
rent les  innombrables  degrés  qui  condui- 
sent au  sommet,  et  quoique  la  matinée 
fût  triste  et  pluvieuse,  ils  y  restèrent 
quelque  tems.  Cette  sombre  lueur  plai- 
soit  à  leurs  cœurs  médians.  Quand  ils 
virent  que  le  soleil  alloit  percer  les  nua- 
ges, ils  firent  tendre  un  pavillon  pour  se 
mettre  à  l'abri  de  ses  rayons.  Le  Calife, 
harassé  de  fatigue,  ne  songea  d'abord 
qu'à  se  reposer,  et  dans  l'espérance  d'a- 
voir des  visions  significatives,  il  se  livra 
au  sommeil.  De  son  côté  l'active  Cara- 
this, avec  une  partie  de  ses  muets,  de- 
scendit pour  préparer  le  sacrifice,  qui  de- 
voit  se  faire  la  nuit  suivante. 

Par  de  petits  degrés  pratiqués  dans 
l'épaisseur  du  mur,  et  qui  iï étoient  con- 
nus que  d'elle  et  de  son  fils,  elle  descendit 


(     49    ) 

d'abord  dans  des  puits  mystérieux  qui  re- 
celoient  les  momies  des  anciens  Pharaons* 
arrachées  de  leurs  tombeaux;  elle  en  fit 
prendre  un  bon  nombre.  De  là,  elle  se 
rendit  a  une  galerie  où,  sous  la  garde  de 
cinquante  négresses  muettes  et  borgnes 
de  l'œil  droit,  on  conservoit  l'huile  des 
serpens  les  plus  venimeux,  des  cornes  de 
rhinocéros,  et  des  bois  d'une  odeur  suffo- 
cante, coupés  par  des  magiciens  dans  l'in- 
térieur des  Indes  ;  sans  parler  de  mille 
autres  raretés  horribles.  Carathis  elle- 
même  a  voit  fait  cette  collection,  dans 
l'espérance  d'avoir,  un  jour  ou  l'autre, 
quelque  commerce  avec  les  puissances  in- 
fernales qu'elle  aimoit  passionnément,  et 
dont  elle  connoissoit  le  goût.  Pour  s'ac- 
coutumer aux  horreurs  qu'elle  méditoit, 
elle  resta  quelque  teins  avec  ses  négresses 
qui  louch oient  d'une  manière  séduisante 
du  seul  œil  qu'elles  avoient,  et  lorgnoient, 
avec  délices,  les  têtes  de  morts  et  les  sque- 
lettes. A  mesure  qu'on  les  tiroit  des  ar- 
moires, les  négresses  faisoient  des  contor- 

E 


(     oO     ) 

sions  épouvantables  ;  et,  tout  en  admirant 
la  princesse,  elles  glapissoient  à  Tétoudir. 
Enfin,  étouffée  par  la  mauvaise  odeur, 
Carathis  fut  forcée  de  quitter  la  galerie, 
après  l'avoir  dépouillée  d'une  partie  de 
ses  monstrueux  trésors. 

Cependant  le  Calife  n'avoit  pas  eu  les 
visions  qu'il  attendoit  ;  mais  il  avoit  gagné 
dans  ces  régions  exhaussées  un  appétit 
dévorant.  Il  avoit  demandé  à  manger 
aux  muets,  et  ayant  totalement  oublié 
qu'ils  étoient  sourds,  il  les  battoit,  les 
mordoit  et  les  pinçoit  de  ce  qu'ils  ne  bou- 
geoient  pas.  Heureusement  pour  ces  mi- 
sérables créatures,  Carathis  vint  mettre 
le  holà  a  une  scène  si  indécente.  Qu'est- 
ce  donc,  mon  fils  ?  dit-elle,  toute  essouf- 
flée; j'ai  cru  entendre  les  cris  de  mille 
chauve-souris  qu'on  déniche  d'un  antre, 
et  ce  ne  sont  que  ceux  de  ces  pauvres 
muets  que  vous  maltraitez  :  en  vérité,  vous 
ne  méritez  pas  l'excellente  provision  que 
je  vous  apporte.  Donnez,  donnez  î  s'écria 
le  Calife  ;  je  meurs  de  faim.     Ma  foi,  vous 


(     51     ) 

auriez  un  bon  estomac,  dit-elle,  si  vous 
pouviez  digérer  tout  ce  que  j'ai  ici  Dé- 
pêchez-vous, repartit  le  Calife.  Mais,  ô 
ciel!  quelles  horreurs!  que  voulez-vous 
faire  ?  je  suis  prêt  à  vomir.  Allons,  allons, 
répliqua  Carathis,  ne  soyez  pas  si  délicat, 
aidez  moi  à  mettre  tout  ceci  en  ordre; 
vous  verrez  que  les  mêmes  objets  que 
vous  rebutez  vous  rendront  heureux.  Pré- 
parons le  bûcher  pour  le  sacrifice  de  cette 
nuit,  et  ne  songez  point  à  manger  qu'il  ne 
soit  dressé.  Ne  savez-vous  pas  que  tous 
les  rites  solemnels  doivent  être  précédés 
d'un  jeûne  rigoureux  ? 

Le  Calife,  n'osant  rien  répliquer,  s'a^ 
bandonna  à  la  douleur  et  aux  vents  qui 
commençaient  à  désoler  ses  entrailles, 
tandis  que  sa  mère  alloit  toujours  son 
train.  On  eut  bientôt  arrangé  sur  les  ba- 
lustrades de  la  tour  les  phioles  d'huile  de 
serpens,  les  momies  et  les  ossemens.  Le 
bûcher  s'élevoit,  et  en  trois  heures  il  eut 
vingt  coudées  de  haut.  Enfin,  les  ténè- 
bres arrivèrent,  et  Carathis  toute  joyeuse, 
e  2 


(     52     ) 

se  dépouilla  de  ses  vêtemens  :  elle  battoit 
des  mains  et  brandissoit  un  flambeau  de 
graisse  humaine  ;  les  muets  l'imitoient  ; 
mais  Vathek  exténué  de  faim,  ne  put  y 
tenir  plus  long-tems,  et  tomba  évanoui. 

Déjà  les  gouttes  brûlantes  des  flam- 
beaux allumoient  le  bois  magique,  l'huile 
empoisonnée  jettoit  mille  feux  bleuâtres, 
les  momies  se  consumoient  et  lançoient 
des  tourbillons  dune  fumée  noire  et  opa- 
que ;  enfin  les  flammes  gagnant  les  cornes 
de  rhinocéros,  il  se  répandit  une  odeur 
si  infecte  que  le  Calife  revint  a  lui  en  sur- 
saut, et  parcourut  d'un  œil  égaré  la  scène 
flamboyante.  L'huile  enflammée  decou- 
loit  à  grands  flots,  et  les  négresses,  qui 
ne  cessoient  d'en  apporter,  joignoient  leurs 
hurlemens  aux  cris  de  Carathis.  Les 
flammes  devinrent  si  violentes,  et  le  poli 
de  l'acier  les  réfléchissoit  avec  tant  de  vi- 
vacité, que  le  Calife  ne  pouvant  plus  en 
supporter  l'ardeur  ni  l'éclat,  se  réfugia 
sous  l'étendard  impérial. 

Frappés  de   la  lumière    qui    éclairoit 


(     33     ) 

toute  la  ville,  les  habitaas  de  Samarah  se 
levèrent  à  la  hâte,  montèrent  sur  leurs 
toits,  virent  la  tour  en  feu,  et  descendi- 
rent à  moitié  nuds  sur  la  place.  Leur 
amour  pour  leur  Souverain  se  réveilla  en- 
core dans  ce  moment,  et  croyant  qu'il 
alloit  être  brûlé  dans  sa  tour,  ils  ne  son- 
gèrent plus  qu'à  le  sauver.  Morakana- 
bad  sortit  de  sa  retraite  en  essuyant  ses 
larmes  ;  il  crioit  au  feu,  comme  les  autres. 
Bababalouk,  dont  le  nez  étoit  plus  accou- 
tumé aux  odeurs  magiques,  se  doutoit 
que  Carathis  travailloit  a  ses  opérations, 
et  conseilloit  a  tous  de  rester  tranquilles. 
On  le  traita  de  vieux  poltron  et  de  traître 
insigne;  on  fit  avancer  les  chameaux  et  les 
dromadaires  chargés  deau;  mais  com- 
ment entrer  dans  la  tour? 

Pendant  qu'on  s'obstinoit  à  en  forcer 
les  portes,  un  vent  furieux  s'éleva  du 
nord-est,  et  répandit  au  loin  la  flamme. 
1)  abord,  le  peuple  recula,  ensuite  il  re- 
fit uibla  de  zèle.  Les  odeurs  infernales 
dèf  cornes  et  des  momies  se  répandant  de 


(     54     ) 

tous  côtés,  empestèrent  l'air,  et  plusieurs 
personnes  presque  suffoquées,  tombèrent 
â  la  renverse.  Ceux  qui  étoient  restés 
debout,  disoient  a  leurs  voisins  ;  éloignez- 
vous,  vous  empoisonnez.  Morakanabad, 
plus  malade  que  les  autres,  faisoit  pitié  ; 
par-tout  on  se  bouchoit  le  nez  :  mais  rien 
n'arrêta  ceux  qui  enfonçoient  les  portes. 
Cent  quarante  des  plus  robustes  et  des 
plus  déterminés  en  vinrent  à  bout.  Ils 
gagnèrent  l'escalier,  et  firent  bien  du  che- 
min dans  un  quart-d'heure. 

Carathis,  que  les  signes  de  ses  muets  et 
de  ses  négresses  alarmoient,  s'avance  sur 
l'escalier,  en  descend  quelques  marcher, 
et  entend  plusieurs  voix  qui  crient:  voici 
de  l'eau  !  Comme  elle  n'étoit  pas  mal  leste 
pour  son  âge,  elle  regagna  vite  la  plate- 
forme, et  dit  a  son  fils  :  un  moment;  sus- 
pendez le  sacrifice;  nous  allons  avoir  de 
quoi  le  rendre  encore  plus  beau.  Cer- 
taines bêtes  s'imaginant,  sans  doute,  que  le 
feu  étoit  à  la  tour,  ont  eu  la  témérité  d'en 
briser  les  portes,  jusqu'à  présent  inviola- 


(    55    ) 

blés,  et  viennent  avec  de  l'eau.  Il  faut 
avouer  qu'ils  sont  bien  bons  d'avoir  oublié 
tous  vos  torts  ;  mais  n'importe.  Laissons- 
les  monter,  nous  les  sacrifierons  au 
Giaour  ;  nos  muets  ne  manquent  ni  de 
force  ni  d'expérience:  ils  auront  bientôt 
dépêché  des  gens  fatigués.  Soit,  répon- 
dit le  Calife,  pourvu  qu'on  finisse  et  que 
je  dîne. 

Ces  malheureux  ne  tardèrent  pas  a  pa- 
roître.  Essoufflés  d'avoir  monté  si  vite  les 
quinze  cent  degrés,  au  désespoir  que  leurs 
seaux  étoient  presque  vuides,  ils  ne  furent 
pas  plutôt  arrivés  que  l'éclat  des  flammes 
et  l'odeur  des  momies  offusquèrent  tous 
leurs  sens  à  la  fois  :  c'étoit  dommage,  car 
ils  ne  voyoient  pas  le  sourire  agréable 
avec  lequel  les  muets  et  les  négresses 
leur  passoient  la  corde  au  col  ;  mais  tout 
nétoit  pas  perdu,  car  ces  aimables  per- 
sonnes ne  se  réjouissoient  pas  moins  dune 
telle  scène.  Jamais  on  n'étrangla  avec 
plus  de  facilité  ;  chacun  tomboit  sans  ré- 
sistance et  expiroit  sans  pousser  un  cri  ; 


(    06    ) 

de  sorte  que  Vathek  se  trouva  bientôt  en- 
vironne des  corps  de  ses  plus  fidèles  su- 
jets, qu  on  jetta  sur  le  bûcher.  Carathis  qui 
pensoit  a  tout,  crut  eu  avoir  assez  ;  elle 
fit  tendre  les  chaînes  et  fermer  les  portes 
d'acier  qui  se  trouvoient  sur  le  passage. 

On  avoit  à  peine  exécuté  ces  ordres  que 
la  tour  trembla;  les  cadavres  disparurent, 
et  les  flammes  de  sombre  cramoisi  qu'elles 
étoient,  devinrent  d'un  beau  couleur  de 
rose.  Une  vapeur  suave  se  fit  délicieuse- 
ment sentir  ;  les  colonnes  de  marbre  jet- 
tèrent  des  sons  harmonieux,  et  les  cornes 
liquéfiées  exhalèrent  un  parfum  ravissant. 
Carathis,  en  extase,  jouissoit  d'avance  du 
succès  de  ses  conjurations;  tandis  que  les 
muets  et  les  négresses,  a  qui  les  bonnes 
odeurs  donnoient  la  colique,  se  retirèrent 
dans  leurs  tanières  en  grommelant. 

Dès  qu'ils  furent  partis  la  scène  chan- 
gea,. Le  bûcher,  les  cornes  et  les  momies 
firent  place  à  une  table  magnifiquement 
servie.  On  y  voyoit  au  milieu  dune 
foule  de  mets  exquis  des  flacons  de  vin, 


(     57     ) 

et  des  vases  de  Fagfouri  où  un  sorbet  ex- 
cellent reposait  sur  la  neige.  Le  Calife 
fondit  sur  tout  cela  comme  un  vautour,  et 
devoroit  un  agneau  aux  pistaches  ;  mais 
Carathis,  occupée  de  tout  autres  soins, 
tiroit  d'une  urne  de  filigramme  un  parche- 
min roule  dont  on  ne  voyoit  pas  la  fin,  et 
que  son  fils  n'avoit  pas  même  apperçu. 
Finissez  donc,  glouton,  lui  dit-elle  d'un 
ton  imposant,  et  écoutez  les  promesses 
magnifiques  qui  vous  sont  faites  ;  alors 
elle  lut  tout  haut  ce  qui  suit.  "  Vathek, 
mon  bien-aimé,  tu  as  surpassé  mes  es- 
pérances ;  mes  narines  ont  savouré  le 
fumet  de  tes  momies,  de  tes  excellentes 
cornes,  et  sur-tout  de  ce  sang  Musulman 
que  tu  as  répandu  sur  le  bûcher.  Lorsque 
la  lune  sera  dans  son  plein,  sors  de  ton 
palais,,  environné  de  toutes  les  marques 
de  ta  puissance  ;  que  les  chœurs  de  tes 
musiciens  te  précèdent  au  son  des  clai- 
rons et  au  bruit  des  timbales.  Fais-toi 
suivre  de  Tel i te  de  tes  esclaves,  de  tes 
femmes  les  plus  chéries,    de   mille  cha- 


(     58    ) 

meaux  somptueusement  chargés,  et  prends 
la  route  d'Istakhar.  C'est-là  que  je  t'at- 
tends ;  la,  ceint  du  diadème  de  Gian  Ben 
Gian,  et  nageant  dans  toutes  sortes  de 
délices,  les  talismans  des  Suleïman,  les 
trésors  des  Sultans  préadamites  te  seront 
livrés  ;  mais  malheur  à  toi  si  dans  ta  route 
tu  acceptes  quelque  asyle." 

Le  Calife,  nonobstant  son  luxe  ordi- 
naire, n'avoit  jamais  si  bien  dîné.  Il  se 
laissa  aller  a  la  joie  que  lui  inspiroient  de 
si  bonnes  nouvelles,  et  but  de  nouveau. 
Carathis  ne  haïssoit  pas  le  vin,  et  faisoit 
raison  a  toutes  les  rasades  qu'il  portoit 
par  ironie  a  la  santé  de  Mahomet.  Cette 
perfide  liqueur  acheva  de  les  remplir 
d'une  confiance  impie.  Ils  blasphémoient  ; 
l'âne  de  Balaam,  le  chien  des  sept  Dor-. 
mans,  et  les  autres  animaux  qui  sont  dans 
le  paradis  du  saint  Prophète,  devinrent 
le  sujet  de  leurs  scandaleuses  plaisante- 
ries. En  ce  bel  état,  ils  descendirent 
gaîment  les  quinze  cent  degrés,  se  mo- 
quant des  mines  inquiètes  qu'ils  voyoient 


i 


(     59     ) 

,«ur  la  place,  à  travers  les  lucarnes  de  la 
tour,  gagnèrent  le  souterrein,  et  arrivè- 
rent dans  les  appartenons  royaux.  Ba- 
babalouk  s'y  promenoit  d'un  air  tranquille 
en  donnant  ses  ordres  aux  eunuques  qui 
mouchoient  les  bougies  et  peignoient  les 
beaux  yeux  des  Circassiennes.  Il  n'eut 
pas  plutôt  apperçu  le  Calife  qu'il  dit  : 
Ah!  je  vois  bien  que  vous  n'êtes  pas 
bfûlés  ;  je  m'en  doutois.  Que  nous  im- 
porte ce  que  tu  penses,  s'écria  Carathis  ! 
Va,  cours  dire  a  Morakanabad  que  nous 
voulons  lui  parler,  et  sur-tout  ne  t'arrête 
pas  pour  faire  tes  insipides  réflexions. 

Le  grand  visir  arriva  sans  délai  :  Vathek 
et  sa  mère  le  reçurent  avec  beaucoup  de 
gravité,  lui  dirent  d'un  ton  plaintif  que 
le  feu  du  sommet  de  la  tour  étoit  éteint  ; 
mais  que  par  malheur  il  en  avoit  coûté  la 
vie  aux  braves  gens  qui  étoient  venus  à 
leur  secours. 

Encore  des  malheurs!  s'écria  Morak- 
anabad en  gémissant  ;  ah  !  Commandeur 
des   Fidèles  ;    notre   saint   Prophète  est 


(     60     ) 

sans  doute  irrité  contre  nous  ;  c'est  a 
yous  à  l'appaiser,  Nous  l'appaiserons  de 
reste,  répondit  le  Calife,  avec  un  sourire 
qui  n'annonçoit  rien  de  bon.  Vous  aurez 
assez  de  loisir  pour  vaquer  à  vos  prières  ; 
ce  pays  m'abîme  la  s'uité,  je  veux  changer 
d'air  ;  la  montagne  aux  quatre  sources 
m'ennuie,  il  faut  que  je  boive  du  ruisseau 
de  Rocnabad,  et  me  rafraîchisse  dans  les 
beaux  vallons  qu'il  arrose.  En  mon  ab- 
sence vous  gouvernerez  mes  états  d'après 
les  conseils  de  ma  mère,  et  aurez  soin  de 
lui  fournir  tout  ce  qu'elle  désirera  pour 
ses  expériences  ;  car  vous  savez  bien  que 
notre  tour  est  remplie  de  choses  précieuses 
pour  les  sciences. 

La  tour  n'étoit  guères  du  goût  de  Mo- 
rakanabad  ;  sa  construction  avoit  épuisé 
des  trésors  prodigieux,  et  il  n'y  avoit  vu 
porter  que  des  négresses,  des  muets  et  de 
vilaines  drogues.  Il  ne  savoit  non  plus 
que  penser  de  Carathis,  qui  prenoit  toutes 
les  couleurs  comme  le  caméléon.  Sa  mau- 
dite éloquence  avoit  souvent  mis  le  pauvre 


(    61    ) 

Musulman  aux  abois  ;  mais  si  elle  ne  va- 
loit  pas  grand'chose,  son  fils  étoit  encore 
pire,  et  il  se  réjouissoit  d'en  être  délivré. 
11  alla  donc  calmer  le  peuple,  et  préparer 
tout  pour  le  voyage  de  son  maître. 

Vathek,  dans  l'espoir  de  plaire  davant- 
age aux  esprits  du  palais  souterrein,  vou- 
loit  que  son  voyage  fût  d'une  magnificence 
iuouie.  Pour  cet  effet  il  confisqua  à  droite 
et  a  gauche  les  biens  de  ses  sujets,  pen- 
dant que  sa  digue  mère  visitoit  les  harems, 
et  les  dépouilloit  de  leurs  pierreries. 
Toutes  les  couturières,  toutes  les  brodeu- 
ses de  Samarah  et  des  autres  grandes  villes 
à  cinquante  lieues  à  la  ronde,  travailloi- 
ent  sans  relâche  aux  palanquins,  et  aux 
litières  qui  dévoient  embellir  le  train  du 
Monarque.  On  enleva  toutes  les  belles 
toiles  de  Masulipatan,  et  on  employa  tant 
de  mousseline  pour  enjoliver  Bababalouk 
et  les  autres  eunuques  noirs,  qu'il  n'en 
restoit  pas  une  aune  dans  tout  l'Iraque 
Babylonien. 

Pendant  que  ces  préparatifs  se  faisoient. 


(     62     ) 

Carathis  donnoit  de  petits  soupers  pour 
se  rendre  agréable  aux  puissances  téné- 
breuses. Les  dames  les  plus  fameuses 
par  leur  beauté  y  étoient  invitées.  Elle 
recherchoit  sur-tout  les  plus  blanches  et 
les  plus  délicates.  Rien  n'étoit  aussi 
élégant  que  ces  soupers  ;  mais  lorsque  la 
gaîté  devenoit  générale,  ses  eunuques 
faisoient  couler  sous  la  table  des  vipères, 
et  y  vuidoient  des  pots  remplis  de  scor- 
pions. On  pense  bien  que  tout  cela  mor- 
doit  à  merveille.  Carathis  faisoit  sem- 
blant de  ne  pas  s'en  appercevoir,  et  per- 
sonne n'osoit  bouger.  Lorsqu'elle  voyoit 
que  les  convives  alloient  expirer,  elle 
s'amusoit  à  panser  quelques  plaies  avec 
une  excellente  thériaque  de  sa  compo- 
sition ;  car  cette  bonne  Princesse  avoit  en 
horreur  l'oisiveté. 

Vathek  n'étoit  pas  aussi  laborieux  que 
sa  mère.  Il  passoit  son  tems  à  tirer  parti 
des  sens  dans  les  palais  qui  leur  étoient 
dédiés.  On  ne  le  voyoit  plus  ni  au  Di- 
van, ni  à  la  Mosquée  ;  et  pendant  qu'une 


(    63    ) 

moitié  de  Samarah  suivoit  son  exemple, 
l'autre  gémissoit  des  progrès  de  la  cor- 
ruption- 
Sur  ces  entrefaites  revint  l'ambassade 
qu'on  avoit  envoyée  a  la  Mecque,  dans 
des  teins  pi  us  pieux.  Elle  étoit  composée 
des  plus  révérends  Moullahs.  Leur  mis- 
sion étoit  parfaitement  remplie,  et  ils  ap- 
portaient un  de  ces  précieux  balais  qui 
avoient  nettoyé  le  sacré  Cahaba  :  cétoit 
un  présent  vraiment  di^ne  du  plus  grand 
prince  de  la  terre. 

Le  Calife  se  trouvoit  dans  ce  moment 
retenu  en  un  lieu  peu  convenable  pour  re- 
cevoir des  ambassadeurs.  Il  entendit  la 
voix  de  Bababalouk  qui  crioit  derrière 
les  portières  ;  voici  l'excellent  Edris  Al 
Shafei  et  le  séraphique  Mouhateddin,  qui 
apportent  le  balai  de  la  Mecque,  et  qui 
avec  des  larmes  de  joie  désirent  ardem- 
ment de  le  présenter  a  votre  Majesté. 
Qu'on  apporte  ici  ce  balai,  dit  Vathek  ; 
il  peut  y  être  de  quelque  utilité.  Com- 
ment?    répondit    Bababalouk,     hors    de 


(    64     ) 

lui. — Obéis  !  reprit  le  Calife,  car  c'est 
ma  volonté  suprême  ;  c'est  ici,  et  nulle 
autre  part,  que  je  veux  recevoir  ces  bonnes 
gens  qui  te  mettent  en  extase. 

L'eunuque  s'en  alla  en  murmurant,  et 
dit  au  vénérable  cortège  de  le  suivre. 
Une  sainte  joie  se  répandit  parmi  ces  res- 
pectables vieillards,  et  quoique  fatigués 
de  leur  long  voyage,  ils  suivirent  Bababa- 
louk  avec  une  agilité  qui  tenoit  du  miracle. 
Ils  enfilèrent  les  augustes  portiques,  et 
troiiYoient  bien  flatteur  que  le  Calife  ne  les 
reçût  pas,  comme  des  gens  ordinaires, 
dans  la  salle  d'audience.  Bientôt  ils  par- 
vinrent dans  l'intérieur  du  sérail,  où  à 
travers  de  riches  portières  de  soie,  ils 
cruren.  appercevoir  de  beaux  grands 
yeux  bleus  et  noirs  qui  alloient  et  venoient 
comme  des  éclairs.  Pénétrés  de  respect 
et  détonnement,  et  pleins  de  leur  mission 
céleste,  ils  s'avançoient  en  procession  vers 
de  petits  corridors  qui  sembl oient  n'aboutir 
à  rien,  et  les  conduisoient  à  cette  petite 
cellule,  où  le  Calife  les  attendoit. 


(    65    ) 

Le  Commandeur  des  Fidèles  seroit-il 
malade,  disoit  tout  bas  Edris  Al  Shafei  a 
son  compagnon  ?  Il  est,  sans  doute,  à 
son  oratoire,  répondit  Al  Mouhateddin. 
Vathek,  qui  entendoit  ce  dialogue,  leur 
cria  :  que  vous  importe  où  je  suis  ?  avan- 
cez toujours.  Alors  il  sortit  la  main  à 
travers  la  portière,  et  demanda  le  sacre 
balai.  Chacun  se  prosterna  avec  respect, 
aussi  bien  que  le  corridor  le  permit,  et 
même  dans  un  assez  beau  demi-cercle. 
Le  respectable  Edris  Al  Shafei  tira  le 
balai  des  linges  brochés  et  parfumés  qui 
en  défendoient  la  vue  aux  yeux  du  vul- 
gaire, se  détacha  de  ses  confrères,  et  s'a- 
vança pompeusement  vers  le  prétendu 
oratoire.  De  quelle  surprise,  de  quelle 
horreur  ne  fut-il  pas  saisi  !  Vathek,  avec 
un  rire  moqueur,  lui  ôta  le  balai  qu'il 
tenoit  d'une  main  tremblante,  et  fixant  quel- 
ques toiles  d'araignée  suspendues  au  plan- 
cher azuré,  il  les  balaya  et  n'en  laissa  pas 
nnè  seule. 
■    Les   vieillards   pétrifiés  n'osoient  lever 

F 


(    66    ) 

leur  barbe  de  dessus  la  terre.  Us  voyai- 
ent tout  ;  car  Vathek  avoit  négligemment 
tiré  le  rideau  qui  les  séparoit  de  lui. 
Leurs  larmes  mouilloient  le  marbre.  Al 
Mouhateddïn  s'évanouit  de  dépit  et  de 
fatigue,  pendant  que  le  Calife,  se  laissant 
aller  à  la  renverse,  rioit  et  battoit  des 
mains  sans  miséricorde.  Mon  cher  noi- 
raut,  dit-il  enfin  a  Bababalouk,  vas  ré- 
galer ces  bonnes  gens  de  mon  vin  de  Shi- 
raz.  Puisqu'ils  peuvent  se  vanter  de 
mieux  connoître  mon  palais  que  personne, 
on  ne  sauroit  leur  faire  trop  d'honneur. 
En  disant  ces  mots,  il  leur  jetta  le  balai 
au  nez,  et  s'en  alla  rire  avec  Carathis. 
Bababalouk  fit  son  possible  pour  con- 
soler les  vieillards,  mais  deux  des  plus 
foibles  en  moururent  sur  le  champ  ;  les 
autres,  ne  voulant  plus  voir  la  lumière,  se 
firent  porter  dans  leurs  lits,  d'où  ils  ne 
sortirent  jamais. 

La  nuit  suivante,  Vathek  et  sa  mère 
montèrent  au  haut  de  la  tour  pour  con- 
sulter les  astres  sur  le  voyage.     Les  con- 


(    67    ) 

stellatious  étant  dans  un  aspect  des  plus 
favorables  ;  le  Calife  voulut  jouir  d'un 
spectacle  aussi  flatteur.  Il  soupa  gaîment 
sur  la  plate-fonne,  encore  noircie  de 
l'affreux  sacrifice.  Pendant  le  repas  on 
entendit  de  grands  éclats  de  rire  qui  re- 
tentissoient  dans  l'atmosphère,  et  il  eu 
tira  le  plus  favorable  augure. 

Tout  était  en  mouvement  dans  le  pa- 
lais. Les  lumières  ne  s'éteignoient  pa« 
de  toute  la  nuit  ;  le  bruit  des  enclumes  et 
des  marteaux,  la  voix  des  femmes  et  de 
leurs  gardiens  qui  chantaient  en  brodant  ; 
tout  cela  interrompoit  le  silence  de  la 
nature  et  plaisoit  infiniment  à  Vathek,  qui 
croyoit  déjà  monter  en  triomphe  sur  le 
trône  de  Suleïman. 

Le  peuple  n  était  pas  moins  content  que 
lui.  Chacun  mettait  la  main  a  l'œuvre, 
pour  hâter  le  moment  qui  de  voit  le  dé- 
livrer de  la  tyrannie  d'un  maître  si  bi- 
zarre. 

Le  jour  <]ui  précéda  le  départ  de  ce 
prince  insensé,  Cac&thii  crut  devoir  lui 
F   2 


(    68    ) 

renouveller  ses  conseils.  Elle  ne  cessoit 
de  répéter  les  décrets  du  parchemin  mys- 
térieux qu'elle  avoit  appris  par  cœur,  et 
recommandent  sur-tout  de  n'entrer  chez 
qui  que  ce  fût  pendant  le  voyage.  Je  sais 
bien,  lui  disoit-elle,  que  tu  es  friand  de 
bons  plats  et  de  minois  agréables  ;  mais 
contente-toi  de  tes  anciens  cuisiniers,  qui 
sont  les  meilleurs  du  monde,  et  souviens- 
toi  que  dans  ton  sérail  ambulant,  il  y  a 
pour  le  moins  trois  douzaines  de  jolis 
visages  auxquels  Bababalouk  n'a  pas  en- 
core levé  le  voile.  Si  ma  présence  n'étoit 
pas  nécessaire  ici,  je  veillerois  moi-même 
a  ta  conduite.  Jaurois  grande  envie  de 
voir  ce  palais  souterrein,  rempli  d'objets 
intéressans  pour  les  gens  de  notre  espèce  ; 
il  n'est  rien  que  j'aime  autant  que  les 
cavernes  ;  mon  goût  pour  les  cadavres  et 
les  momies  est  décidé,  et  je  gage  que  tu 
trouveras  la  quintessence  de  ce  genre. 
Ne  m  oublie  donc  pas,  et  dès  ie  moment 
que  tu  seras  en  possession  des  talismans 
qui   doivent  te  donner  le  royaume    des 


(     69    ) 

métaux  parfaits,  et  Couvrir  le  centre  de 
la  terre,  ne  manque  pas  d'envoyer  ici 
quelque  génie  (le  confiance  pour  me 
prendre  avec  mon  cabinet.  L'huile  de 
ces  serpens  que  j'ai  pinces  jusqu'à  la 
mort,  sera  un  fort  joli  présent  pour  notre 
Giaour,  qui  doit  aimer  ces  sortes  de  frian- 
dises. 

Lorsque  Carathis  eut  fini  ce  beau  dis- 
cours, le  soleil  se  coucha  derrière  la  mon- 
tagne aux  quatre  sources,  et  fit  place  a  la 
lune.  Cet  astre,  alors  dans  son  plein, 
paroissoit  d'une  beauté  et  d'une  circon- 
férence extraordinaire  aux  yeux  des  fem- 
mes, des  eunuques  et  des  pages  qui  brû- 
J oient  de  voyager.  La  ville  retentissoit 
de  cris  de  joie  et  de  faufares.  On  ne  voyoit 
que  plumes  flottantes  sur  tous  les  pavil- 
lons, et  qu'aigrettes  brillant  à  la  douce 
clarté  de  la  lune.  La  grande  place  ne 
ressembloit  pas  mal  à  un  parterre  émaillé 
xles  plus  belles  tulipes  de  l'Orient. 

Le  Calife  en  habits  de  cérémonie,  s'ap- 
puyant  sur  son  visir  et  sur  Bababalouk. 


(     70    ) 

descendit  la  grande  rampe  de  la  tour. 
La  multitude  entière  étoit  prosternéey  et 
les  chameaux  magnifiquement  chargés 
s'agenouilloient  devant  lui.  Ce  spectacle 
étoit  superbe,  et  le  Calife  lui-même  s'ar- 
rêta pour  l'admirer.  Tout  étoit  dans  un 
silence  respectueux  :  il  fut  pourtant  no. 
peu  troublé  par  les  cris  des  eunuques 
de  l'arrière-garde.  Ces  vigilans  servi- 
teurs avoient  remarqué  que  quelques 
cages  à  dame  penchoient  trop  d'un  côté  : 
certains  gaillards  s'y  étoient  adroitement 
glissés  ;  mais  on  les  en  dénicha  bien  vite, 
avec  de  bonnes  recommandations  aux 
chirurgiens  du  sérail. 

D'aussi  petits  évènemens  n'interrompi- 
rent pas  la  majesté  de  cette  auguste  scène. 
Vathek  salua  la  lune  d'un  air  d'intelli- 
gence ;  et  les  docteurs  de  la  loi  furent 
scandalisés  de  cette  idolâtrie,  ainsi  que 
les  visirs  et  les  grands  rassemblés  pour 
jouir  des  derniers  regards  de  leur  Souve- 
rain. Enfin,  les  clairons  et  les  trompettes 
donnèrent,  du  sommet  de  la  tour,  le  signal 


(    71    ) 

du  départ.  Quoique  parfaitement  d'ac- 
cord, on  crut  pourtant  y  remarquer  quel- 
que dissonnance  ;  c'étoit  Carathis  qui 
chantoit  des  hymnes  au  Giaour,  et  dont 
les  négresses  et  les  muets  faisoient  la 
basse-continue.  Les  bons  Musulmans 
croyant  entendre  le  bourdonnement  de 
ces  insectes  nocturnes  qui  sont  de  mau- 
vais présage,  supplièrent  Vathek  d'avoir 
soin  de  sa  personne  sacrée. 

On  arbore  le  grand  étendard  du  Califat  ; 
vingt  mille  lances  brillent  â  la  suite  ;  et  le 
Calife,  foulant  majestueusement  aux  pieds 
les  tissus  d'or  étendus  sur  son  passage, 
monte  en  litière  aux  acclamations  de  ses 
sujets.  Alors,  la  marche  s'ouvrit  dans  le 
plus  bel  ordre,  et  avec  un  si  grand  silence, 
qu'on  entendoit  chanter  les  cigales  dans 
les  buissons  de  la  plaine  de  Catoul.  On  fit 
six  bonnes  lieues  avant  l'aurore,  et  l'étoile 
du  matin  étinceloit  encore  dans  le  firma- 
ment, quand  ce  nombreux  cortège  arriva  au 
bordduTvgre,  où  Ton  Àresea  les  tento 
pour  se  reposer  le  reste  de  la  journée. 


(     72     ) 

Trois  jours  s'écoulèrent  de  la  même 
manière.  Au  quatrième,  le  ciel  en  cour- 
roux éclata  de  mille  feux  :  la  foudre  fair 
soit  un  fracas  épouvantable,  et  les  Cir- 
cassiennes  tremblantes  embrassoient  leurs 
vilains  gardiens.  Le  Calife  commençoit 
a  regretter  les  palais  des  sens  ;  il  a  voit 
grande  envie  de  se  réfugier  dans  le  gros 
bourg  de  Ghulchissar,  dont  le  Gouver- 
neur étoit  venu  lui  offrir  des  rafraichisse- 
mens.  Mais  ayant  regardé  ses  tablettes, 
il  se  laissa  intrépidement  mouiller  jus- 
qu'aux os,  malgré  les  instances  de  ses 
favorites.  Son  entreprise  lui  tenoit  trop 
à  cœur,  et  ses  grandes  espérances  soute- 
noient  son  courage.  Bientôt  le  cortège 
s'égara  ;  on  fit  venir  les  géographes  pour 
savoir  où  l'on  étoit;  mais  leurs  cartes 
trempées  étoient  dans  un  état  aussi  pi- 
teux que  leurs  personnes  ;  d'ailleurs,  on 
n'avoit  point  fait  de  long  voyage  depuis 
Haroun  Al-Rachid  :  on  ne  savoit  donc 
plus  de  quel  côté  se  diriger.  Vathek, 
qui  avoit  de  grandes  connaissances  de  la 


(     73     ) 

situation  des  corps  célestes,  ne  savoit  où 
il  eu  étoit  sur  la  terre.  Il  grondoit  plus* 
fort  encore  que  le  tonnerre,  et  lâchoit 
quelquefois  le  mot  de  potence,  qui  ne 
flattoit  pas  bien  agréablement  les  oreilles 
liléraires.  Enfin,  ne  voulant  plus  suivre 
que  ses  idées,  il  ordonna  de  traverser  des 
rochers  escarpés,  et  de  prendre  un  che- 
min qu'il  croyoit  devoir  le  conduire  eu 
quatre  jours  a  Rocnabad  :  on  eut  beau 
faire  des  remontrances,  son  parti  étoit 
pris. 

Les  femmes  et  les  eunuques,  qui  n'a- 
voient  jamais  rien  vu  de  pareil,  frémis- 
soient  a  l'aspect  des  gorges  des  mon- 
tagnes, et  faisoient  des  cris  pitoyables  en 
voyant  les  horribles  précipices  qui  bor- 
iloient  le  sentier  rapide  où  Ton  étoit.  La 
nuit  tomba  avant  que  le  cortège  eût  at- 
teint le  sommet  du  plus  haut  rocher. 
Alors,  un  vent  impétueux  mit  en  pièces 
les  rideaux  des  palanquins  et  âca  cages, 
et  laissa  les  pauvres  dames  exposées  à 
toutes  les  fureurs  de  l'orage.     L'obscurité 


(     74     ) 

du  ciel  augmentait  la  terreur  de  cette  nuit 
désastreuse  ;  aussi  né  toit-ce  que  miaule- 
ment des  pages  et  pleurs  des  demoiselles. 

Pour  surcroît  de  malheur,  on  entendit 
des  ruçissemens  effroyables,  et  bientôt  on 
apperçut  dans  l'épaisseur  des  forêts  des 
yeux  flambôyans,  qui  ne  pouvoient  être 
que  ceux  de  diables  ou  de  tigres.  Les 
pionniers  qui  préparoient  le  chemin  du 
mieux  qu'ils  pouvoient,  et  une  partie  de 
l'avant-garde,  furent  dévorés  avant  que  de 
pouvoir  se  reconnoître.  La  confusion  était 
extrême  ;  les  loups,  les  tigres  et  les  autres 
animaux  carnassiers,  invités  par  leurs 
compagnons,  accouroient  de  toutes  parts. 
On  entendoit  par-tout  croquer  des  os,  et 
dans  l'air,  un  épouvantable  battement 
d'ailes  ;  car  les  vautours  commençoient  à 
se  mettre  de  la  partie. 

L'effroi  parvint  enfin  au  grand  corps  de 
troupes  qui  entouroit  le  Monarque  et  son 
sérail,  et  qui  était  à  deux  lieues  de  dis- 
tance. Yathek,  choyé  par  ses  eunuques, 
ne  s  était  encore  apperçu  de  rien  ;  il  étoit 


(    75    ) 

mollement  couché  sur  des  coussins  de 
soie  dans  son  ample  litière  ;  et  pendant 
que  deux  petits  pages,  plus  blancs  que 
lémail  de  Franguistan,  lui  chassoient  les 
mouches,  il  dormoit  d'un  profond  som- 
meil, et  voyoit  briller  les  trésors  de  Su- 
Ieïman  dans  ses  rêves.  Les  clameurs  de 
ses  femmes  le  réveillèrent  en  sursaut,  et 
au  lieu  du  Giaour  avec  sa  clef  d'or,  il 
vit  Bababalouk  tout  transi  et  consterné. 
Sire,  s'écria  ce  fidèle  serviteur  du  plus 
puissant  des  Monarques,  le  malheur  est 
à  son  comble  ;  les  bètes  féroces,  qui  ne 
vous  respecteroient  pas  plus  qu'un  âne 
mort,  sont  tombées  sur  vos  chameaux. 
Trente  des  plus  richement  chargés  ont  été 
dévorés  avec  leurs  conducteurs  ;  vos  bou- 
langers, vos  cuisiniers,  et  ceux  qui  portoi- 
entvos  provisions  de  bouche  ont  éprouvé 
le  même  sort,  et  si  notre  saint  Prophète  ne 
nous  protège  pas,  nous  ne  mangerons  plus 
de  notre  vie.  A  ce  mot  de  manger,  le  Calife 
perdit  toute  contenance  ;  il  hurla  et  se 
donna    de    grands    coups.     Bababalouk 


(    70    ) 

voyant  que  son  maître  avoit  tout-à-fait 
perdu  la  tête,  se  boucha  les  oreilles  pour 
s'éviter  au  moins  le  tintamarre  du  sérail. 
Et  comme  les  ténèbres  augmentaient,  et 
que  la  rumeur  devenoit  toujours  plus 
grande,  il  prit  un  parti  héroïque.  Al- 
lons, mesdames  et  mes  confrères,  cria-t-il 
de  toutes  ses  forces,  mettons  la  main  à 
l'œuvre,  battons  le  briquet  au  plus  vite! 
Il  ne  sera  pas  dit  que  le  Commandeur 
des  vrais  Croyans  serve  de  pâture  à  des 
animaux  infidèles. 

Quoiqu'il  n'y  eût  pas  mal  de  capricieu- 
ses et  de  revécues  parmi  ces  belles,  toutes 
furent  soumises  dans  cette  occasion.  En 
un  clin-d'œil,  on  vit  paroître  des  feux  dans 
toutes  les  cages.  Dix  mille  flambeaux 
furent  allumés  sur  le  champ,  tout  le 
monde  s'arme  de  gros  cierges,  et  le  Calife 
lui-même  en  fait  autant.  Des  étoupes 
trempées  dans  l'huile  et  allumées  au  bout 
de  longues  perches,  jettoient  tant  d'éclat 
que  les  rochers  paroissoient  éclairés 
comme  en  plein  jour.     L'air  étoit  rempli 


(    77    ) 

de  tourbillons  d'étincelles,  et  le  vent  le* 
chassant  par-tout,  le  feu  prit  à  la  fougère 
et  aux  broussailles.  Dans  peu,  l'incendie 
fit  des  progrès  rapides  ;  on  vit  ramper  de 
toutes  parts  des  serpens  au  désespoir  et 
rpii  abandonnoient  leur  demeure  avec  des 
sitfîemens  effroyables.  Les  chevaux,  le 
nez  au  vent,  hennissoient,  battoient  du 
pied,  et  ruoient  sans  quartier. 

Une  des  forêts  de  cèdre  qu'on  ce  to  voit 
alors  s'embrasa,  et  les  branches  qui.  pen- 
doient  sur  le  chemin  communiquèrent  les 
flammes  aux  fines  mousselines  et  aux  bel- 
les toiles  qui  couvroient  les  cages  des 
dames,  et  elles  furent  obligées  d'en  sortir, 
au  hasard  de  se  rompre  le  col.  Vathek, 
vomissant  mille  blasphèmes,  fut  forcé 
tout  comme  les  autres,  de  mettre  ses  pieds 
sacrés  à  terre. 

Jamais  rien  de  pareil  ne  toit  arrivé  :  les 
dames  qui  nesavoient  pas  se  tirer  d'affaire, 
tomboient  dans  la  fange,  pleines  de  dépit, 
de  honte  et  de  rage.  Moi,  marcher  !  disoit 
l  une  ;    moi,   mouiller  mes    pieds  !    disoit 


(     78     ) 

l'autre  ;  moi  salir  mes  robes  !  s'écrioit  une 
troisième  :  exécrable  Bababalouk  !  di soi- 
ent-elles toutes  à  la  fois,  ordure  d'enfer  ! 
Qu'avois-tu  besoin  de  flambeaux?  Plutôt 
que  les  tigres  nous  eussent  dévorées,  que 
d'être  vues  dans  l'état  où  sommes  !  Nous 
voilà  perdues  pour  jamais.  Il  n'y  aura 
pas  de  porte-faix  dans  l'armée,  ni  de 
décrotteur  de  chameaux  qui  ne  puisse  se 
vanter  d'avoir  vu  une  partie  de  notre  corps, 
et,  qui  pis  est,  nos  visages.  En  disant  ces 
mots,  les  plus  modestes  se  jettèrent  la  face 
dans  les  ornières.  Celles  qui  avoient 
un  peu  plus  de  courage  en  voulurent  à  Ba- 
babalouk ;  mais  lui,  qui  les  connoissoit  et 
qui  étoit  fin,  s'enfuit  à  toutes  jambes  avec 
ses  confrères,  en  secouant  leurs  torches  et 
battant  des  tymbales. 

L'incendie  répandit  une  lumière  aussi 
vive  que  le  soleil  au  plus  beau  jour  de  la 
canicule,  et  il  faisoit  chaud  à  proportion. 
Oh  comble  d  horreur!  On  voyoit  le  Calife 
embourbé  comme  un  simple  mortel  !  Ses 
sens  commencèrent  à  s'engourdir;    il  ne 


(    79    ) 

pouvoit  plus  avancer.  Une  de  ses  femmes 
Ethiopiennes  (car  il  en  avoit  une  grande 
variété)  eut  pitié  de  lui,  le  prit  à  brasse- 
corps,  le  chargea  sur  ses  épaules,  et  voy- 
ant que  le  feu  gagnoit  de  tous  cotés,  elle 
partit  comme  un  trait,  malgré  le  poids  de 
son  fardeau.  Les  autres  dames,  auxquel- 
les le  danger  avoit  rendu  l'usage  de  leurs 
jambes,  la  suivirent  de  toutes  leurs  forces; 
les  gardes  se  mirent  à  galoper  après,  et 
les  palefreniers  fai soient  courir  les  cha- 
meaux en  se  culbutant  les  uns  sur  les 
autres. 

On  arriva  enfin  au  lieu  où  les  bétes  féro- 
ces avoient  commencé  le  carnage  ;  mais 
elles  avoient  trop  desprit  pour  ne  s'être 
pas  retirées  au  bruit  d'un  si  horrible  va- 
carme, ayant,  du  reste,  soupe  à  merveille. 
Bababalouk  se  saisit  pourtant  de  deux  ou 
trois  des  plus  grasses,  et  qui  s'étoient  tant 
remplies  qu  elles  ne  pou  voient  plus  bou- 
ger. Il  se  mit  à  les  écorcher  proprement  ; 
et  comme  on  étoit  déjà  assez  éloigné  de 
l'embrasement  pour  que  la   chaleur  n'en 


(     80     ) 

fut  que  médiocre  et  agréable,  on  se  déter- 
mina à  s'arrêter  dans  l'endroit  où  Ton  étoit. 
On  ramassa  les  lambeaux  des  toiles  pein- 
tes ;  on  enterra  les  débris  du  repas  des 
loups  et  des  tigres  ;  on  se  vengea  sur  quel- 
ques douzaines  de  vautours  qui  en  a  voient 
leur  saoul  ;  et  après  avoir  fait  le  dénom- 
brement des  chameaux  qui  préparoient 
tranquillement  du  sel  ammoniac,  on  en- 
cagea  tant  bien  que  mal  les  dames,  et  on 
dressa  la  tente  impériale  sur  le  terrein  le 
moins  raboteux, 

Vathek  s'étendit  sur  ses  matelas  de  du- 
vet, et  commencoit  à  se  refaire  des  se- 
cousses  de  l'Ethiopienne  ;  c'étoit  une  rude 
monture!  Le  repos  ramena  son  appétit 
accoutumé;  il  demanda  à  manger  ;  mais, 
hélas!  ces  pains  déiicats  qu'on  cuisoit 
dans  des  fours  d'argent  pour  sa  bouche 
royale,  ces  gâteaux  friands,  ces  confitures 
ambrées,  ces  flacons  de  vin  de  Shiraz,  ces 
porcelaines  remplies  de  neige,  ces  exceî- 
lens  raisins  qui  croissent  sur  les  bords  du 
Tygre;  tout  avoit  disparu!    Bababaloitk 


(     81     ) 

nVvoit  à  offrir  qu'un  gros  loup  rôti,  des 
vautours  à  la  daube,  des  herbes  amères, 
des  champignons  vénéneux,  des  chardons 
et  des  racines  de  mandragore  qui  ulcé- 
roient  la  gorge  et  mettoient  la  langue  en 
pièces.  Pour  toutes  liqueurs,  il  ne  possé- 
doit  que  quelques  phioles  de  méchante 
ean-de-vie,  que  les  marmitons  avoient 
cachées  dans  leurs  pabouches.  On  con- 
çoit qu'un  repas  aussi  détestable  dut 
mettre  Vathek  au  désespoir;  il  sebouchoit 
le  nez  et  mâchoit  avec  des  grimaces  af- 
freuses. Cependant,  il  ne  mangea  pas 
mal,  et  s  endormit  pour  mieux  digérer. 

Pendant  ce  tems  tous  les  nuages  avoient 
disparu  de  dessus  Thorison.  Le  soleil 
étoit  ardent,  et  ses  rayons,  réfléchis  par 
les  rochers,  rotissoient  le  Calife,  malgré 
les  rideaux  qui  l'enveloppoient.  Un  es- 
saim de  moucherons  fétides  et  couleur 
d'absynthe,  le  piquoient  jusqu'au  sang. 
N  en  pouvant  plus,  il  se  réveille  en  sur- 
saut, et  hors  de  lui;  il  ne  savoit  que  de- 
venir, et  se  débattoit  de  toutes  ses  -forces. 

G 


(     82     ) 

tandis  que  Bababalouk  continuoit  de  ron- 
fler, couvert  de  ces  vilains  insectes  qui  lui 
courtisoient  le  nez.  Les  petits  pages 
avoient  jette  leurs  éventails  par  terre.  Ils 
étoient  à  moitié  morts,  et  employoient 
leurs  voix  expirantes  à  faire  des  reproches 
amers  au  Calife,  qui,  pour  la  première  fois 
de  sa  vie,  entendit  la  vérité. 

Alors,  il  renouvella  ses  imprécations 
contre  le  Giaour,  et  commença  même  à 
dire  quelques  douceurs  à  Mahomet.  Où 
suis-je?  s'écrioit-il  :  quels  sont  ces  affreux 
rochers  !  ces  vallées  de  ténèbres  !  sommes- 
nous  arrivés  à  l'épouvantable  Caf  !  la  Si- 
morgue  va-t-elle  venir  me  crever  les  yeux 
pour  venger  mon  expédition  impie  !  En 
parlant  ainsi,  il  mit  la  tête  à  une  ouverture 
du  pavillon  ;  mais  hélas  !  quels  objets  se 
présentèrent  à  sa  vue!  D'un  côté,  une 
plaine  de  sable  noir  dont  on  ne  voyoit 
point  l'extrémité  ;  de  l'autre,  des  rochers 
perpendiculaires  tout  couverts  de  ces  abo- 
minables chardons  qui  lui  faisoient  encore 
cuire  la  langue.      Il  crut    pourtant  dé- 


(     83     ) 

couvrir  parmi  les  ronces  et  les  épines, 
quelques  fleurs  gigantesques  ;  il  se  trom- 
poit  :  ce  n'étoit  que  des  morceaux  de 
toiles  peintes,  et  des  lambeaux  de  son 
magnifique  cortège.  Comme  il  y  avoit 
plusieurs  crevasses  dans  le  roc,  Vathek 
prêta  l'oreille,  dans  l'espoir  d'y  entendre  le 
bruit  de  quelque  torrent  ;  mais  il  n'enten- 
dit que  le  sourd  murmure  de  gens,  qui, 
en  maudissant  leur  voyage,  demandoient 
de  l'eau.  Il  y  en  avoit  même  qui  crioient 
auprès  de  lui:  pourquoi  avons-nous  été 
conduits  ici  ?  Notre  Calife  a-t-il  quel 
qu'autre  tour  à  bâtir?  Ou  est-ce  que  les 
Afrites  impitoyables  que  Carathis  aime 
tant,  font  ici  leur  demeure  ? 

A  ce  nom  de  Carathis,  Vathek  se  res- 
souvint de  certaines  tablettes  qu'elle  lui 
avoit  donnés,  en  lui  conseillant  d'y  avoir 
recours  dans  les  cas  désespérés.  Pendant 
qu'il  les  feuilletoit,  il  entendit  un  cri  de 
joie  et  des  battemens  de  mains;  les  ri- 
deaux du  pavillon  s  ouvrirent,  et  il  vit  Ba- 
babalouk  suivi  dune  troupe  de  ses  favor- 
G  2 


(     84     ) 

ites.  Ils  lui  am  enoient  deux  nains  d'une 
coudée  de  haut,  portant  une  grande  cor- 
beille remplie  de  melons,  d'oranges  et  de 
grenades,  et  qui  chantoient  d'une  voix  ar- 
gentine les  paroles  suivantes:  "  Nous 
habitons  sur  la  cime  de  ces  rochers,  une 
cabane  tissue  de  cannes  et  de  joncs  ;  les 
aigles  nous  envient  notre  séjour;  une  pe- 
tite source  nous  y  fournit  de  quoi  faire 
l'Abdeste,  et  jamais  un  jour  ne  se  passe 
sans  que  nous  récitions  les  prières  pre- 
scrites par  notre  saint  Prophète.  Nous 
vous  chérissons,  ô  Commandeur  des  Fi- 
dèles !  Notre  maître,  le  bon  Emir  Fak- 
reddin  vous  chérit  aussi  ;  il  révère  en  vous 
le  Vicaire  de  Mahomet.  Tout  petits  que 
nous  sommes,  il  a  de  la  confiance  en  nous; 
il  sait  que  nos  cœurs  sont  aussi  bons  que 
nos  corps  paroissent  méprisables  ;  et  il 
nous  a  placés  ici  pour  secourir  ceux  qui 
s'égarent  dans  ces  tristes  montagnes.  Nous 
étions,  la  nuit  dernière,  occupés  dans  notre 
petite  cellule  de  la  lecture  du  saint  Koran, 
lorsque  les  vents    impétueux  ont  éteint 


(     85    ) 

tout-à-coup  nos  lumières,  et  fait  trembler 
notre  habitation.  Deux  heures  se  sont 
écoulées  dans  les  plus  profondes  ténèbres; 
alors,  nous  entendîmes  au  loin  des  sons 
que  nous  avons  pris  pour  ceux  des  clo- 
chettes d'un  Cafila  qui  traversoit  les  rocs. 
Bientôt  des  cris,  des  rugissemens  et  le  sou 
des  tymbales  ont  frappé  nos  oreilles. 
Glacés  d'effroi,  nous  avons  pensé  que  le 
Deggial  avec  ses  anges  exterminateurs, 
venoit  répandre  ses  fléaux  sur  la  terre.  Au 
milieu  de  ces  réflexions,  des  flammes  cou- 
leur de  sang  se  sont  élevées  sur  Thorison, 
et  quelques  momens  après,  nous  fûmes 
tout  couverts  d'étincelles.  Hors  de  nous- 
mêmes  par  ce  spectacle  effrayant,  nous 
nous  sommes  agenouillés,  nous  avons  ou- 
vert le  livre  dicté  par  les  bienheureuses 
intelligences,  et  à  la  clarté  des  feux  qui 
nous  entouroient,  nous  avons  lu  Lé  verset 
qui  dit  :  On  ne  doit  mettre  sa  confiance 
quen  la  miséricorde  du  Ciel;  il  ri  y  a  de 
ressource  que  dans  le  saint  Prophète;  la. 
montagne  de  Caf  elle-même  peut  frcmbler^ 
o3 


(     86     ) 

la  puissance  d'Allah  est  seule  inébranlable. 
Après  avoir  prononcé  ces  paroles,  un 
calme  céleste  s'est  emparé  de  nos  âmes  ; 
il  s'est  fait  un  profond  silence,  et  nos 
oreilles  ont  distinctement  ouï  dans  l'air 
une  voix  qui  disoit  :  Serviteurs  de  mon 
Serviteur  fidèle,  mettez  vos  sandales,  et 
descendez  dans  l'heureuse  vallée  qu'ha- 
bite Fakreddin;  dites-lui  qu'une  occasion 
illustre  se  présente  pour  satisfaire  la  soif 
de  son  cœur  hospitalier:  c'est  le  Com- 
mandeur des  vrais  Croyans  qui  erre  lui- 
même  dans  ces  montagnes  ;  il  faut  le  se- 
courir. Joyeusement,  nous  avons  obéi  a 
langélique  mission  ;  et  notre  maître  plein 
d'un  zèle  pieux,  a  cueilli  de  ses  propres 
mains  ces  melons,  ces  oranges,  ces  gre- 
nades ;  il  nous  suit  avec  cent  dromadaires 
chargés  des  eaux  les  plus  limpides  de  ses 
fontaines  ;  il  vient  baiser  la  frange  de  votre 
robe  sacrée,  et  vous  supplier  d'entrer  dans 
son  humble  demeure,  qui  est  enchâssée 
clans  ces  déserts  arides  comme  une  éme- 
raude  dans  le  plomb."     Les  nains,  après 


(     37     ) 

avoir  ainsi  parlé,  restèrent  debout  les 
mains  croisées  sur  l'estomac,  et  dans  un 
profond  silence. 

Pendant  cette  belle  harangue,  Vathek 
s'étoit  saisi  de  la  corbeille,  et  long-tems 
avant  qu'elle  fût  finie,  les  fruits  s'étoient 
fondus  dans  sa  bouche.  A  mesure  qu'il 
les  mangeoit,  il  devenoit  pieux,  récitoit 
ses  prières,  et  demandoit  en  même  tems  le 
Koran  et  du  sucre. 

Il  étoit  dans  ces  dispositions,  quand  les 
tablettes,  qu'il  avoit  posées  à  l'apparition 
des  nains,  lui  donnèrent  dans  la  vue  ;  il 
les  reprit  :  mais  il  pensa  tomber  de  son 
haut,  en  y  voyant  en  grands  caractères 
rouges,  tracés  par  la  main  de  Carathis, 
ces  paroles  qui  étoient  d'un  à-propos  à 
faire  trembler  :  "  Garde-toi  bien  des  vieux 
docteurs  et  de  leurs  petits  messagers  qui 
nont  qu'une  coudée;  méfie-toi  de  leurs  su- 
percheries pieuses  ;  au  lieu  de  manger  leurs 
melons,  il  faut  les  mettre  eux-mêmes  à  la 
broche.  Si  tu  es  assez  foible  pour  entrer 
chez  eux,  la  porte  du  palais  souterrein  se 


(     83     ) 

fermera,  et  son  mouvement  te  mettra  en 
lambeaux.  On  crachera  sur  ton  corps,  et  les 
chauve-souris  feront  leur  nid  de  ton  ventre.' 

Que  signifie  ce  galimathias  épouvan- 
table? s'écria  le  Calife  :  faut-il  que  j'ex- 
pire de  soif  dans  ces  déserts  de  sable, 
pendant  que  je  puis  me  rafraîchir  dans 
Theureuse  vallée  des  melons  et  des  con- 
combres ?  Que  maudit  soit  le  Giaour  avec 
son  portail  d'ébène  !  Il  m'a  fait  assez  mor- 
fondre ;  d'ailleurs,  qui  me  donnera  des 
loix?  Je  ne  dois  entrer  chez  personne, 
dit-on;  eh!  puis-je  entrer  dans  quelque 
lieu  qui  ne  m'appartienne  ?  Bababalouk, 
qui  ne  perd  oit  pas  une  parole  de  ce  soli- 
loque, y  applaudissent  de  tout  son  cœur, 
et  toutes  les  dames  furent  de  son  avis; 
ce  qui  jusqu'alors  n'étoit  pas  arrivé. 

On  fêta  les  nains,  on  les  caressa,  on  les 
mit  bien  proprement  sur  de  petits  car- 
reaux de  satin,  on  admira  la  symmétrie 
de  leurs  petits  corps,  on  vouloit  tout  voir, 
on  leur  présenta  des  breloques  et  du  bon- 
bon ;   mais  ils  refusèrent  tout  avec   une 


(    S9    ) 

gravité  admirable.  Ils  grimpèrent  sur 
l'estrade  du  Calife,  et  se  plaçant  sur  ses 
épaules,  ils  lui  bourdonnèrent  des  prières 
dans  les  deux  oreilles.  Leurs  petites 
langues  alloient  comme  les  feuilles  du 
tremble,  et  la  patience  de  Vathek  tou- 
choit  à  sa  fin,  quand  les  acclamations  des 
troupes  annoncèrent  l'arrivée  de  Fakred- 
din,  avec  cent  barbons,  autant  deKorans, 
et  autant  de  dromadaires.  On  se  mit  vite 
aux  ablutions  et  à  réciter  le  Bismillah. 
Vathek  se  débarrassa  de  ses  importuns 
moniteurs,  et  en  fit  de  même;  car  il  avoit 
les  mains  brûlantes. 

Le  bon  Emir,  qui  étoit  religieux  à  toute 
outrance,  et  grand  complimenteur,  fit  une 
harangue  cinq  fois  plus  longue,  et  cinq 
fois  moins  intéressante,  que  celle  de  ses 
petits  précurseurs.  Le  Calife  n'y  pouvant 
plus  tenir,  s'écria:  pour  l'amour  de  Ma- 
homet !  finissons,  mon  cher  Fakreddin, 
et  allons  dans  votre  verte  vallée,  manger 
les  beaux  fruits  dont  le  ciel  vous  a  fait 
présent.     Sur  ce  mot  dallons,  on  se  mit 


(    90    ) 

en  marche  ;  les  vieillards  alîoient  un  peu 
lentement;  maisVathek,  sous-main,  avoit 
ordonné  aux  petits  pages  d  eperonner  les 
dromadaires.  Les  cabrioles  que  ces  ani- 
maux faisoient,  et  l'embarras  de  leurs  ca- 
valiers octogénaires,  étoient  si  plaisans, 
qu'on  n'entendoit  qu'éclats  de  rire  dans 
toutes  les  cages. 

On  descendit  pourtant  heureusement 
dans  la  vallée  par  de  grand  escaliers  que 
l'Emir  avoit  fait  pratiquer  dans  le  roc  ;  et 
déjà  on  commençoit  à  entendre  le  mur- 
mure des  ruisseaux  et  le  frémissement  des 
feuilles.  Le  cortège  enfila  bientôt  un  sen- 
tier bordé  d'arbustes  fleuris,  qui  aboutis- 
soit  à  un  grand  bois  de  palmier,  dont  les 
branches  ombrageoient  un  vaste  bâtiment 
de  pierre  de  taille.  Cet  édifice  étoit  cou- 
ronné de  neuf  dômes,  et  orné  d'autant  de 
portails  de  bronze,  sur  lesquels  les  mots 
suivans  étoient  gravés  en  émail.  C'est  ici 
ïusyle  des  pèlerins,  le  refuge  des  voyageurs, 
et  le  dépôt  des  secrets  de  tous  les  pays  du 
monde. 


(    91     ) 

Neuf  pages,  beaux  comme  le  jour,  et 
décemment  vêtus  de  longues  robes  de  lin 
d'Egypte,  se  tenoient  à  chaque  porte.  Ils 
reçurent  la  procession  d'un  air  ouvert  et 
caressant.  Quatre  des  plus  aimables  pla- 
cèrent le  Calife  sur  un  techtravan  magni- 
fique; quatre  autres  un  peu  moins  gra- 
cieux se  chargèrent  de  Bababalouk,  qui 
tressailloit  de  joie  en  voyant  l'heureux  ^ite 
qu'il  devoit  avoir:  le  reste  du  train  fut 
soigné  par  les  autres  pages. 

Quand  tout  ce  qui  étoit  mâle  eut  dis- 
paru, la  porte  d'une  grande  enceinte  qu'on 
voyoit  à  droite,  tourna  sur  ses  gonds  har- 
monieux, et  il  en  sortit  une  jeune  personne 
d'une  taille  légère,  et  dont  la  chevelure 
d'un  blond  cendré  flottoit  au  gré  des  zé- 
phirs  du  crépuscule.  Une  troupe  de 
jeunes  filles,  semblables  aux  Pléiades,  la 
suivait  sur  la  pointe  des  pieds.  Elles  ac- 
coururent toutes  aux  pavillons  où  étoient 
les  sultanes,  et  la  jeune  dame  s'inclinant 
avec  grâce  leur  dit  :  mes  charmantes  prin- 
cesses, on  vous  attend  ;  nous  avons  dressé 


(    92     ) 

îes  lits  de  repos,  et  jonché  vos  apparte- 
mens  de  jasmin  :  nul  insecte  n'écartera  le 
sommeil  de  vos  paupières,  nous  les  chas- 
serons avec  un  million  de  plumes.  Venez 
donc,  aimables  dames,  rafraîchir  vos  pieds 
délicats,  et  vos  membres  d'ivoire  dans  des 
bains  d'eau  de  rose  ;  et,  à  la  douce  lueur 
des  lampes  parfumées,  vos  servantes  vous 
feront  des  contes.  Les  sultanes  accep- 
tèrent avec  grand  plaisir  ces  offres  obli- 
geantes, et  suivirent  la  jeune  dame  dans 
le  harem  de  L'Emir  ;  mais  il  faut  les  quitter 
un  moment  pour  retourner  au  Calife. 

Ce  prince  avoit  été  conduit  sous  un 
grand  dôme,  éclairé  de  mille  lampes  de 
crystal  de  roche.  Autant  de  vases  de  la 
même  matière,  remplis  d'un  sorbet  déli- 
cieux, -étinceloient  sur  une  grande  table 
où  se  trou  voit  une  profusion  de  mets  déli- 
cats. Il  y  avoit  entr  autres  du  riz  au  lait 
d'amandes,  des  potages  au  safran,  et  de 
l'agneau  à  la  crème,  que  le  Calife  aimoit 
beaucoup.  Il  en  mangea  avec  excès, 
témoigna  bien  de  l'amitié  à  TEmir  dans  1$ 


(    93    ) 

*aîté  de  son  cœur,  et  fit  danser  les  nains 
malgré  eux  ;  car  ces  petits  dévots  n'osoient 
désobéir  au  Commandeur  des  Fidèles, 
Enfin,  il  s'étendit  sur  le  sopha,  et  dor- 
mit plus  tranquillement  qu'il  n'avoit  fait 
de  sa  vie. 

Il  régnoit  sous  ce  dôme  un  silence  pai- 
sible que  rien  n'interrompoit  que  le  bruit 
des  mâchoires  de  Bababalouk,  qui  se  re- 
faisoit  du  triste  jeûne  auquel  il  avooit  été 
forcé  dans  les  montagnes.  Comme  il  étoit 
de  trop  bonne  humeur  pour  dormir,  et  qu'il 
n'aimoit  pas  à  être  désœuvré,  il  voulut  al- 
ler tout  de  suite  au  harem  pour  soigner 
ses  dames,  voir  si  elles  s'étoient  frottées  à 
propos  de  baume  de  la  Mecque,  si  leurs 
sourcils  et  leurs  chevelures  étoient  en  or- 
dre ;  en  un  mot,  pour  leur  rendre  tous  les 
menus  services  dont  elles  avoient  besoin. 

Il  chercha  long-tems,  mais  sans  succès, 
la  porte  qui  conduisoit  au  harem.  De 
peur  d'éveiller  le  Calife,  il  n'osoit  crier, 
et  personne  ne  bougeoit  dans  le  palais.  Il 
commençoit  à  désespérer  de  venir  à  bout 


(    94    ) 

de  son  dessein,  lorsqu'il  entendit  un  petit 
chuchotement  ;  c'étaient  les  nains  qui  étai- 
ent retournés  à  leur  ancienne  occupation, 
et  qui,  pour  la  neuf  cent  quatre  vingt  neu- 
vième fois  de  leur  vie,  relisoient  le  Koran. 
Ils  invitèrent  très-poliment  Bababalouk  à 
les  entendre  ;  mais  il  avoit  bien  d'autres 
choses  à  faire.  Les  nains,  quoiqu'un  peu 
scandalisés,  lui  indiquèrent  le  chemin  des 
appartenons  qu'il  cherchoit.  Il  falloit, 
pour  y  arriver,  passer  par  cent  corridors 
fort  obscurs.  Il  les  enfila  en  tâtonnant, 
et  à  la  fin  au  bout  d'une  longue  allée,  il 
commença  à  entendre  l'agréable  caquet 
des  femmes,  et  son  cœur  en  fut  tout  ré- 
joui. "  Ah  !  ah  !  vous  n'êtes  pas  encore  en- 
dormies, s'écria-t-il,  en  faisant  de  grandes 
enjambées;  ne  croyez  pas  que  j'aie  abdi- 
qué ma  charge."  Deux  eunuques  noirs, 
entendant  parler  si  haut,  se  détachèrent 
des  autres  à  la  hâte,  le  sabre  à  la  main  ; 
mais  bientôt  on  répéta  de  tous  côtés  :  ce 
n'est  que  Bababalouk,  ce  n'est  que  Baba- 
balouk.    En  effet,  ce  vigilant  gardien  s'a- 


(     95     ) 

vanea  vers  une  portière  de  soie  incarnat, 
à  travers  de  laquelle  luisoit  une  clarté 
agréable,  qui  lui  lit  distinguer  un  grand 
bain  de  porphyre  foncé,  et  d'une  forme 
ovale.  D'amples  rideaux  tombant  eu 
grands  replis,  entouroient  ce  bain  ;  ils 
étoient  à  demi-ouverts,  et  laissoient  entre- 
voir des  groupes  déjeunes  esclaves,  parmi 
lesquelles  Bababalouk  reconnut  ses  an- 
ciennes pupilles  étendant  mollement  les 
bras,  comme  pour  embrasser  l'eau  par- 
fumée, et  se  refaire  de  leurs  fatigues.  Les 
regards  langoureux,  les  mots  à  l'oreille,  les 
sourires  enchanteurs  qui  accompagnoient 
les  petites  confidences,  la  douce  odeur 
des  roses,  tout  inspiroit  une  volupté  contre 
laquelle  Bababalouk  lui-même  avoit  de  la 
peine  à  se  défendre. 

Il  garda  pourtant  un  grand  sérieux,  et 
-commanda  d'un  ton  magistral  de  faire  sor- 
tir ces  belles  de  l'eau,  et  de  les  peigner 
d'importance.  Tandis  qu'il  donnoit  ces 
ordres,  la  jeune  Nouronihar,  fille  de  l'Emir, 
gentille  comme  une  gazelle,  et  pleine  des- 


(    96    ) 

piéglerie,  fit  signe  a  une  cle  ses  esclave» 
de  descendre  tout  doucement  la  grande 
escarpolette  qui  étoit  attachée  au  plancher 
avec  des  cordons  de  soie.  Pendant  qu'on 
faisoit  cette  manœuvre,  elle  parla  des» 
doigts  aux  femmes  qui  étoient  dans  le 
bain,  et  qui  bien  fâchées  d'être  obligées 
de  sortir  de  ce  séjour  de  mollesse,  emmê- 
lèrent leurs  cheveux  pour  donner  de  l'oc- 
cupation à  Bababalouk,  et  lui  faisoient 
mille  autres  niches. 

Quand  Nouronihar  le  vit  prêt  à  perdre 
patience,  elle  s'approcha  de  lui  avec  un 
respect  affecté,  et  lui  dit  :  "  Seigneur,  il 
n'est  pas  décent  que  le  chef  des  eunuques 
du  Calife,  notre  Souverain,  se  tienne  ainsi 
debout  ;  daignez  reposer  votre  gentille  per- 
sonne sur  ce  sopha,  qui  se  rompra  de  dé- 
pit s'il  n'a  pas  l'honneur  de  vous  recevoir." 
Charmé  de  ces  accens  flatteurs,  Bababa- 
louk répondit  galamment:  "  Délices  de 
mes  prunelles,  j'accepte  la  proposition  qui 
découle  de  vos  lèvres  sucrées  ;  et  à  dire 
vrai,  mes  sens  sont  affoiblis  par  l'admira,- 


(    97     ) 

tion  que  m'a  causé  la  splendeur  rayonnante 
de  vos  charmes."  Reposez-vous  donc,  re- 
prit la  belle,  en  le  plaçant  sur  le  prétendu 
sopha.  Tout-à-coup,  la  machine  partit 
comme  un  éclair.  Toutes  les  femmes 
voyant  alors  de  quoi  il  s'agissoit,  sortirent 
nues  du  bain,  et  se  mirent  follement  à  don- 
ner le  branle  a  l'escarpolette.  Dans  peu 
elle  parcourut  tout  l'espace  d'un  dôme  fort 
élevé,  et  faisoit  perdre  la  respiration  à 
l'infortuné  Bababalouk.  Quelquefois  il 
rasoit  l'eau,  et  quelquefois  il  alloit  donner 
du  nez  contre  les  vitres;  en  vain,  il  remplis? 
soit  l'air  de  ses  cris  avec  une  voix  qui  res- 
sembloit  au  son  d'un  pot  cassé,  les  éclats 
de  rire  ne  permettoient  pas  de  les  entendre. 
Nouronihar,  ivre  de  jeunesse  et  de 
gaieté,  étoit  bien  accoutumée  aux  eunu- 
ques des  harems  ordinaires  ;  mais  elle  n'en 
avoit  jamais  vu  d'aussi  dégoûtant  ni  d'aussi 
royal  :  aussi  se  divertissoit-elle  plus  que 
toutes  les  autres.  Enfin,  elle  se  mit  à 
parodier  des  vers  Persans,  et  chanta  : 
44  Douce  et  blanche  colombe  qui  voles  dans 

H 


(     98     ) 

les  airs,  donne  quelque  œillade  à  ta  fidèle 
compagne.  Gazouillant  rossignol,  je  suis 
ta  rose  ;  chante-moi  donc  quelques  coup- 
plets  agréables." 

Les  sultanes  et  les  esclaves,  animées 
par  ces  plaisanteries,  firent  tant  jouer  l'es- 
carpolette que  la  corde  cassa,  et  que 
le  pauvre  Bababalouk  tomba  comme  une 
tortue  au  milieu  du  bain.  Il  se  fit  un  cri 
général  ;  douze  petites  portes  qu'on  n'ap- 
percevoit  pas  s'ouvrirent,  et  l'on  s'échappa 
bien  vite  après  lui  avoir  jette  tous  les  linges 
sur  la  tête,  et  avoir  éteint  les  lumières. 

Le  déplorable  animal  dans  l'eau  jus- 
qu'au col  et  dans  l'obscurité,  ne  pouvoit 
se  débarrasser  du  fatras  qu'on  lui  avoit 
jette,  et  entendoit,  à  sa  grande  douleur, 
des  éclats  de  rire  de  tous  côtés.  C'étoit 
en  vain  qu'il  se  débattoit  pour  sortir  du 
bain  ;  le  bord  tout  imbibé  de  l'huile  qui 
avoit  coulé  des  lampes  cassées,  le  faisoit 
glisser  et  retomber  avec  un  bruit  sourd 
qui  résonnoit  dans  le  dôme.  A  chaque 
chute,  les  maudits  éclats  de  rire  redou- 


(    99    ) 

bloîent.  Croyant  ce  lieu  habité  par  des 
démons  plutôt  que  par  des  femmes,  il  prit 
le  parti  de  ne  plus  tâtonner,  et  de  rester 
tristement  dans  le  bain.  Son  humeur  s'ex- 
hala en  soliloques  remplis  d'imprécations, 
dont  ses  malicieuses  voisines,  nonchalam- 
ment couchées  ensemble,  ne  perdoient  pas 
un  mot.  Le  matin  le  surprit  dans  ce  bel 
état  ;  on  le  tira  enfin  de  dessous  le  mon- 
ceau de  linge  à  demi  étouffé,  et  trempé 
jusqu'aux  os.  Le  Calife  l'avoit  fait  cher- 
cher par-tout,  et  il  se  présenta  devant  son 
maître  en  boitant  et  en  claquant  des  dents. 
Vathek  s'écria  en  le  voyant  dans  cet  état  : 
Qu'as-tu  donc?  Qui  est-ce  qui  t'a  mis  à 
la  marinade?  Et  vous-même,  qui  vous  a 
fait  entrer  dans  ce  maudit  gîte,  demanda 
Bababalouk  à  son  tour?  Est-ce  qu'un 
Monarque,  tel  que  vous,  doit  venir  se 
fourrer  avec  son  harem,  chez  un  barbon 
d'Emir  qui  ne  sait  pas  vivre  ?  Les  gra- 
cieuses demoiselles  qu'il  tient  ici  !  Ima- 
H'inez-vouz  qu'elles  m'ont  trempé  comme 
une  croûte  de  pain,  et  m'ont  fait  danser 
h  2 


(    ioo    ) 

toute  la  nuit  sur  leur  maudite  escarpo- 
lette comme  un  saltimbanque.  Voilà  un 
bel  exemple  pour  vos  sultanes,  à  qui 
j'avois  inspiré  tant  de  bienséance  ! 

Vathek,  ne  comprenant  rien  à  ce  dis* 
cours,  se  fit  expliquer  toute  l'histoire; 
Mais  au  lieu  de  plaindre  le  pauvre  hère, 
il  se  mit  à  rire  de  toute  sa  force,  de  la 
figure  qu'il  devoit  faire  sur  l'escarpolette. 
Bababalouk  en  fut  outré,  et  peu  s'en  fal- 
lût qu'il  ne  perdît  tout  respect.  Riez, 
riez,  Seigneur,  disoit-il  ;  je  voudrois  que 
cette  Nouronihar  vous  jouât  aussi  quel- 
que tour  ;  elle  est  assez  méchante  pour 
ne  pas  vous  épargner  vous-même.  Ces 
mots  ne  firent  pas  d'abord  une  grande  im- 
pression sur  le  Calife  ;  mais  il  s'en  ressou- 
vint dans  la  suite. 

Au  milieu  de  cette  conversation  arriva 
Fakreddin,  pour  inviter  Vatkek  à  des 
prières  solemnelles,  et  aux  ablutions  qui 
se  faisoient  dans  nne  vaste  prairie,  arrosée 
par  une  infinité  de  ruisseaux.  Le  Calife 
trouva  l'eau  fraîche,  mais  les  prières  en- 


(     101     ) 

uuveuses  à  la  mort.  Il  se  divertissoit 
pourtant  de  la  multitude  de  calenders,  de 
sautons  et  de  derviches,  qui  alloient  et 
venoient  dans  la  prairie.  Les  bramanes, 
les  faquirs  et  autres  cagots  venus  des  gran- 
des Indes,  et  qui  en  voyageant  s'étoient 
arrêtes  chez  l'Emir,  ramusoient  sur-tout 
beaucoup.  Ils  avoient  tous  quelque  mo- 
merie  favorite  :  les  uns  trainoient  une 
grande  chaîne  ;  les  autres  un  ourang-ou- 
tang  ;  d'autres  étoient  armés  de  disci- 
plines ;  tous  rénssissoient  à  merveille  dans 
leurs  difîerens  exercices.  On  en  voyoit 
qui  grimpoient  sur  les  arbres,  tenoient  un 
pied  en  l'air,  se  balancoient  sur  un  petit 
feu,  et  se  donnoient  des  nazardes  sans 
pitié.  Il  y  en  avoit  aussi  qui  chérissoient 
la  vermine,  et  celle-ci  ne  répondoit  pas 
mal  à  leurs  caresses.  Ces  cagots  ambu- 
lans  soulevoient  le  cœur  des  derviches,  des 
calenders  et  des  santons.  On  les  avoit 
rassemblés,  dans  lefpoir  que  la  présence 
du  Calife  les  guérirait  de  leur  folie,  et  les 
convertiront    a   la  foi   musulmane  :    mais 


(     102     ) 

hélas!  on  se  trompa  beaucoup.  Au  lieu 
de  les  prêcher,  Vathek  les  traita  comme 
des  bouffons,  leur  dit  de  faire  ses  compli- 
mens  a  Visnou  et  à  Ixhora,  et  se  prit  de 
fantaisie  pour  un  gros  vieillard  de  l'isle 
de  Serendib,  qui  étoit  le  plus  ridicule  de 
tous.  Ah  çà,  lui  dit-il,  pour  l'amour  de  tes 
Dieux,  fais  quelque  gambade  qui  m'amuse. 
Le  vieillard  offensé  se  mit  à  pleurer  ;  et 
comme  il  étoit  un  vilain  pleureur,  Vathek 
lui  tourna  le  dos.  Bababalouk,  qui  sui- 
voit  le  Calife  avec  un  parasol,  lui  dit  alors: 
que  votre  Majesté  prenne  garde  à  cette 
canaille.  Quelle  diable  d'idée  de  la  ras- 
sembler ici  !  Faut-il  qu'un  grand  Monar- 
que soit  régalé  d'un  tel  spectacle,  avec 
des  intermèdes  de  talapoins  plus  galeux 
que  des  chiens  ?  Si  j'étois  vous,  j'ordon- 
nerois  un  grand  feu,  et  je  purgerois  la 
terre  de  l'Emir,  de  son  harem  et  de  toute 
sa  ménagerie.  Tais-toi,  répondit  Vathek. 
Tout  ceci  m  amuse  infiniment,  et  je  ne 
quitterai  pas  la  prairie  que  je  n'aie  visite 
tous  les  animaux  qui  l'habitent. 


(     103     ) 

A  mesure  que  le  Calife  alloit  en  avant, 
on  lui  présentait  toutes  sortes  d'objets 
pitoyables  ;  des  aveugles,  des  demi-aveu- 
gles, des  messieurs  sans  nez,  des  daines  sans 
oreilles,et  le  tout  pour  relever  la  grande  cha- 
rité de  Fakreddin  qui,  avec  ses  barbons,  dis- 
tribnoit  à  la  ronde  les  cataplasmes  et  les 
emplâtres.  A  midi,  il  se  fit  une  superbe 
entrée  d'estropiés,  et  bientôt  on  vit  dans 
la  plaine  les  plus  jolies  sociétés  d'infirmes. 
Les  aveugles,  en  tâtonnant,  alloient  avec 
les  aveugles  ;  les  boiteux  clochoient  ensem- 
ble, et  les  manchots  gesticuloient  du  seul 
bras  qui  leur  restoit.  Aux  bords  d'une 
grande  chiite  d'eau  se  trouvoient  les 
sourds  ;  ceux  de  Pégu  avoient  les  oreilles 
les  plus  belles  et  les  plus  larges,  et  jouis- 
soient  de  l'agrément  d'entendre  encore 
moins  que  les  autres.  Ce  lieu  étoit  aussi 
le  rendez-vous  des  superrluités  en  tout 
genre,  comme  des  goitres,  des  bosses,  et 
même  des  cornes,  dont  plusieurs  avoient 
un  poli  admirable. 

L'Emir  voulut  rendre  la  fête  solemnelle, 
et  faire  tous  les  honneurs  possibles  à  son 


(     104     ) 

illustre  convive  ;  en  conséquence,  il  fit 
étendre  sur  le  gazon  une  multitude  de 
peaux  et  de  nappes.  On  servit  des  pilaus 
de  toutes  les  couleurs,  et  autres  mets  or- 
thodoxes pour  les  bons  musulmans.  Va- 
thek,  qui  étoit  honteusement  tolérant, 
avoit  eu  le  soin  d'ordonner  des  petits  plats 
d'abomination  qui  scandalisoient  les 
fidèles.  Bientôt,  toute  la  sainte  assemblée 
se  mit  à  manger  de  son  mieux.  Le  Calife 
eut  envie  d'en  faire  autant  ;  et  malgré  toutes 
les  remontrances  du  chef  des  eunuques, 
il  voulut  dîner  sur  le  lieu  même.  Aussi- 
tôt l'Emir  fit  dresser  une  table  à  l'ombre 
des  saules.  Au  premier  service  on  donna 
du  poisson  tiré  d'une  rivière  qui  coulcit 
sur  un  sable  doré  au  pied  d'une  colline 
fort  haute.  On  rôtissoit  ce  poisson  à  me- 
sure qu'on  le  prenoit,  et  on  l'assai sonnoit 
ensuite  avec  des  fines  herbes  du  mont  Sina; 
car  chez  l'Emir  tout  étoit  aussi  pieux 
qu'excellent. 

On  étoit  aux  entremets  du  festin,  quand 
tout-à-coup  un  son  mélodieux  de  luths  que 


C    105     ) 

répétaient  les  échos,  se  fit  entendre  sur  la 
colline.  Le  Calife,  saisi  d'étonnement  et 
de  plaisir,  leva  la  tête,  et  il  lui  tomba  sur 
le  visage  un  bouquet  de  jasmin.  Mille 
éclats  de  rire  succédèrent  à  cette  petite 
niche,  et  à  travers  les  buissons  on  apper- 
çut  les  formes  élégantes  de  plusieurs 
jeunes  filles  qui  sautilloient  comme  des 
chevreuils.  L'odeur  de  leurs  chevelures 
parfumées  parvint  jusqu'à  Vathek  ;  il  sus- 
pendit son  repas,  et  comme  enchanté  il  dit 
à  Bababalouk  :  les  Périses  sont-elles  des- 
cendues de  leurs  sphères?  Vois-tu  celle 
dont  la  taille  est  si  déliée,  qui  court  avec 
tant  d'intrépidité  sur  les  bords  des  pré- 
cipices, et  qui  en  tournant  la  tête,  semble 
ne  faire  attention  qu'aux  gracieux  replis 
de  sa  robe  ?  Avec  quelle  jolie  petite  im- 
patience elle  dispute  son  voile  aux  buis- 
sons! Seroit-ce  elle  qui  ma  jette  les 
jasmins?  Oh!  c'est,  bien  elle,  répondit 
Bai.abalouk,  et  elle  seroit  fille  à  vous 
jetter  vous-même  du  rocher  en  bas  ;  je  la 
reconnois  :  c'est  ma  bonne  amie  Nouroni- 


(     106     ) 

har,  qui  m'a  Psi  poliment  prêté  son  escar- 
polette. Allons,  mon  cher  seigneur  et 
maître,  continua-t-il,  en  rompant  une 
branche  de  saule,  permettez-moi  de  l'aller 
fustiger  pour  vous  avoir  manqué  de  res- 
pect. L'Emir  ne  sauroit  s'en  plaindra; 
car,  sauf  ce  que  je  dois  à  sa  piété,  il  a 
grand  tort  de  tenir  un  troupeau  de  demoi- 
selles sur  les  montagnes  ;  lair  vif  donne 
trop  d'activité  aux  pensées. 

Paix,  blasphémateur,  dit  le  Calife  ;  ne 
parle  pas  ainsi  de  celle  qui  entraîne  mon 
cœur  sur  ces  montagnes.  Fais  plutôt  que 
mes  yeux  se  fixent  sur  les  siens,  et  que  je 
puisse  respirer  sa  douce  haleine.  Avec 
quelle  grâce  et  quelle  légèreté  elle  court 
palpitant  dans  ces  lieux  champêtres  ! 
En  disant  ces  mots,  Vathek  étendit  ses 
bras  vers  la  colline,  et  levant  les  yeux 
avec  une  agitation  qu'il  n'avoit  jamais 
sentie,  il  cherchoit  à  ne  pas  perdre  de 
vue  celle  qui  Favoit  déjà  captivé.  Mais 
sa  course  étoit  aussi  difficile  à  suivre 
que  le  vol  d'un  de  ces  beaux  papillons 


(     107     ) 

azurés  de  Cachemire,  si  rares  et  si  se- 
mil  1  an  s. 

Vathek,  non  content  de  voir  Nouronihar, 
vouloit  aussi  l'entendre,  et  prétoit  avide- 
ment l'oreille  pour  distinguer  ses  accens. 
Enfin  il  entendit  quelle  disoit  à  une  de  ses 
compagnes,  en  chuchotant  derrière  le 
petit  buisson  d'où  elle  avoit  jette  le  bou- 
quet; il  faut  avouer  qu'un  Calife  est  une 
belle  chose  à  voir  :  mais  mon  petit  Gul- 
chenrouz  est  bien  plus  aimable  ;  une  tresse 
de  sa  douce  chevelure  vaut  mieux  que 
toute  la  riche  broderie  des  Indes  ;  j'aime 
mieux  que  ses  dents  me  serrent  malicieuse- 
ment le  doigt  que  la  plus  belle  bague  du 
trésor  impérial.  Où  l'as-tu  laissé,  Sutle- 
mémé  ?     Pourquoi  n'est-il  pas  ici  ? 

Le  Calife  inquiet  auroit  bien  voulu  en 
entendre  davantage  ;  mais  elle  s'éloigna 
avec  toutes  ses  esclaves.  L'amoureux  Mo- 
narque la  suivit  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'il 
l'eût  perdue  de  vue,  et  demeura  tel  qu'un 
voyageur  égaré  pendant  la  nuit,  a  qui  les 
nuages  dérobent    la  constellation  qui  le 


(     108     ) 

dirige.     Un  rideau  de  ténèbres  sembloit 
s'être  abaissé  devant  lui;  tout  lui  paroi 8- 
soit  décoloré,  tont  avoit  pour  lui  changé 
de  face.     Le  bruit  du  ruisseau  port  oit  la 
mélancolie  dans  son  ame,    et  ses  larmes 
tomboient  sur  les  jasmins  qu'il  avoit  re- 
cueillis dans  son  sein  brûlant.     Il  ramassa 
même  quelques  cailloux  pour  se  ressou- 
venir de  l'endroit  où  il  avoit  senti  les  pre- 
miers élans  d'une  passion,  qui  jusqu'alors 
lui  avoit  été  inconnue.     Mille  fois  il  avoit 
tâché  de  s'en  éloigner,  mais  c'étoiten  vain. 
Une  douce  langueur  absorboit  son  ame. 
Etendu    au    bord     du    ruisseau,     il    ne 
cessoit  de  tourner  ses  regards  vers  la  cîme 
bleuâtre  de  la  montagne.     Que  me  caches- 
tu,  rocher  impitoyable  !  s'écrioit-il  :  qu'est- 
elle  devenue  ?    Qn'est-ce  qui  se  passe  dans 
tes  solitudes?     Ciel!  peut-être  en  ce  mo- 
ment elle  erre  dans  tes  grottes  avec   son 
heureux  Gulchenrouz  ! 

Cependant  le  serein  commençoit  à  tom- 
ber. L'Emir,  inquiet  pour  la  santé  du 
Calife,  fit  avancer  là  litière  impériale;  \a- 


(     109    ) 

thek  s'y  laissa  porter  sans  s'en  appercevoir, 
et  fut  ramené  dans  le  superbe  sallon  où  il 
avoit  été  reçu  la  veille. 

Mais  laissons  le  Calife  livré  à  sa  nouvelle 
passion,  et  suivons  sur  les  rochers  Nou- 
ronihar,  qui  avoit  enfin  rejoint  son  cher 
petit  Gulchenrouz.  Ce  Gulchenrouz  étoit 
le  seul  enfant  d'Ali  Hassan,  frère  de  l'Emir, 
et  la  créature  de  l'univers  la  plus  délicate, 
la  plus  amiable.  Depuis  dix  ans  sou  père 
étoit  parti  pour  voyager  sur  des  mers  in- 
connues, et  Tavoit  confié  aux  soins  de  Fak- 
reddin.  Gulchenrouz  savoit  écrire  en 
différons  caractères  avec  une  précision 
merveilleuse,  et  peignoit  sur  le  vélin  les 
plus  jolis  arabesques  du  monde.  Sa  voix 
étoit  douce,  et  il  l'accordoit  avec  le  luth  de 
la  manière  la  plus  attendrissante.  Quand 
il  chantoit  les  amours  de  Meignoun  et  de 
Leilah,  ou  de  quelqu'autres  amans  infor- 
tunés de  ces  siècles  antiques,  les  larmes 
baignoient  les  yeux  de  ses  auditeurs.  Ses 
vers  (car  comme  Meignoun  il  étoit  poète) 
inspiroient  une  langueur  et  une  mollesse 


(    no    ) 

bien  dangereuses  pour  les  femmes.  Toutes 
l'aimoient  à  la  folie  ;  et  quoiqu'il  eût  treize 
ans,  on  n'avoit  pas  encore  pu  l'arracher  du 
harem.  Sa  danse  étoit  légère  comme  ce 
duvet  que  font  voltiger  dans  l'air  les  zé- 
phirs  du  printems.  Mais  ses  bras  qui 
s'entrelaçoient  si  gracieusement  avec  ceux 
des  jeunes  filles,  lorsqu'il  dansoit,  ne  pou- 
vaient pas  lancer  les  dards  à  la  chasse,  ni 
dompter  les  chevaux  fougueux  que  son 
oncle  nourrissoit  dans  ses  pâturages.  Il 
tiroit  pourtant  de  l'arc  d'une  main  sûre,  et 
il  auroit  devancé  tous  les  jeunes  gens  à  la 
course,  si  on  avoit  osé  rompre  les  liens 
de  soie  qui  l'attachoient  à  Nouronihar. 

Les  deux  frères  avoient  mutuellement 
engagé  leurs  enfans  l'un  à  l'autre,  et  Nou- 
ronihar aimoit  son  cousin  encore  plus  que 
ses  propres  yeux,  tout  beaux  qu'ils  étoient. 
Us  avoient  tous  deux  les  mêmes  goûts  et 
les  mêmes  occupations,  les  mêmes  regards 
longs  et  languissans,  la  même  chevelure, 
la  même  blancheur;  et  quand  Gulchen- 
rouz  se  paroi t  des  robes  de  sa  cousine,  il 


(  111  ) 

sembloit  être  plus  femme  qu'elle.  Si  par 
hasard  il  sortoit  un  moment  du  harem 
pour  aller  chez  Fakreddin,  c'étoit  avec  la 
timidité  du  faon  qui  s'est  séparé  de  la 
biche.  Avec  tout  cela  il  avoit  assez  d'es- 
pièglerie pour  se  moquer  des  barbons  so- 
lemuels;  aussi  le  tancoient-ils  quelque- 
fois sans  pitié.  Alors,  il  se  plongeoit  avec 
transport  dans  l'intérieur  du  harem,  tiroit. 
toutes  les  portières  sur  lui,  et  se  réfugioit 
en  sanglotant  dans  les  bras  de  Nouronihar. 
Elle  aimoit  ses  foutes  plus  qu'on  n'a  jamais 
aimé  les  vertus. 

JNouronihar,  après  avoir  laissé  le  Calife 
dans  la  prairie,  courut  avec  Gulchenrouz 
sur  les  montagnes  tapissées  de  gazon,  qui 
protégeoient  la  vallée  ou  Fakreddin  faisoit 
sa  résidence.  Le  soleil  quittait  Thorison  ; 
et  ces  jeunes  gens,  dont  l'imagination  étoit 
vive  et  exaltée,  crurent  voir  dans  les  beaux 
nuages  du  couchant  les  dômes  de  Shaddn- 
kian  et  d'Ambreabad  où  les  Péris  font  leur 
demeure.  Nouronihar  s'étoit  assise  sur 
le  penchant  de  la  colline,  et  tenoit  la  tète 


(     112     ) 

parfumée  de  Gulchenrouz  sur  ses  genoux. 
Mais  l'arrivée  imprévue  du  Calife,  et 
l'éclat  qui  l'environnoit  avoient  déjà  trou* 
blé  son  ame  ardente.  Entraînée  par  sa 
vanité,  elle  n  avoit  pu  s'empêcher  de  se 
faire  remarqer  de  ce  prince.  Elle  avoit 
bien  vu  qu'il  ramassoit  les  jasmins  qu'elle 
lui  avoit  jettes,  et  son  amour-propre  en 
étoit  flatté.  Aussi,  fut-elle  toute  troublée, 
lorsque  Gulchenrouz  s'avisa  de  lui  deman- 
der ce  qu'étoit  devenu  le  bouquet  qu'il  lui 
avoit  cueilli.  Pour  toute  réponse,  elle  le 
baisa  au  front,  et  s'étant  levée  à  la  hâte,  elle 
se  promena  à  grands  pas  dans  une  agitation 
et  une  inquiétude  qu'on  ne  sauroit  décrire. 
Cependant  la  nuit  avançoit;  l'or  pur  du 
soleil  couchant  avoit  fait  place  à  un  rouge 
sanguin;  des  couleurs  comme  celles  d'une 
fournaise  ardente,  donnoient  sur  les  joues 
enflammées  de  Nouronihar.  Le  pauvre 
petit  Gulcheurouz  s'en  apperçut.  11  très- 
sailloit  jusqu'au  fond  de  son  ame  de  ce 
que  son  amiable  cousine  étoit  si  agitée. 
Retirons-nous,  lui  dit-il  d  une  voix  timide, 


(     113     ) 

il  y  a  quelque  chose  de  funeste  dans  les 
cieux.  Ces  tamarins  tremblent  plus  qu'à 
l'ordinaire,  et  ce  vent  me  g'iace  le  cœur. 
Allons,  retirons-nous;  cette  soirée  est  bien 
lugubre.  En  disant  ces  mots,  il  avoit 
pris  Nouronihar  par  la  main,  et  l'entraînoil 
de  toutes  ses  forces.  Celle-ci  le  suivoit 
6ans  savoir  ce  quelle  faisoit.  Mille  idées 
étranges  rouloient  dans  son  esprit.  Elle 
passa  un  grand  rond  de  chevre-feuille 
quelle  aimoit  beaucoup,  sans  y  faire  au- 
cune attention  ;  Gulchenrouz  seul,  quoi- 
qu'il courût  comme  si  une  bête  sauvage 
eût  été  à  ses  trousses,  ne  put  s'empêcher 
d'en  arracher  quelques  tiges. 

Les  jeunes  filles  les  voyant  venir  si  vite, 
crurent  que,  selon  leur  coutume,  ils  vou- 
loient  danser.  Aussi-tôt  elles,  s'assem- 
blèrent en  cercle  et  se  prirent  par  la  main  ; 
mais  Gulchenrouz,  hors  d'haleine,  se  laissa 
aller  sur  la  mousse.  Alors,  la  consterna- 
tion se  répandit  parmi  cette  troupe  folâtre. 
Nouronihar,  presque  hors  d'elle-même,  et 
aussi  fatiguée  du  tumulte  de  ses  pensées* 
f 


(    114   ; 

que  de  la  course  qu'elle  venoit  de  faire,  se 
jetta  sur  lui.  Elle  prit  ses  petites  mains 
glacées,  les  réchauffa  dans  son  sein,  et 
frotta  ses  tempes  d'une  pommade  odorifé- 
rante. Enfin,  il  revint  à  lui,  et  s'envelop- 
pant  la  tête  dans  la  robe  de  Nouronihar, 
la  supplia  de  ne  pas  retourner  encore  au 
harem.  Il  craignoit  d'être  grondé  par 
Shaban,  son  gouverneur,  vieil  eunuque 
ridé  et  qui  n'étoit  pas  des  plus  doux.  Ce 
gardien  rébarbatif  auroit  trouvé  mauvais 
qu'il  eût  dérangé  la  promenade  accou- 
tumée de  Nouronihar.  Toute  la  bande 
s'assit  donc  en  rond  sur  la  pelouse,  et  on 
commença  mille  jeux  enfantins.  Les  eu- 
nuques se  placèrent  à  quelque  distance,  et 
s'entretinrent  ensemble.  Tout  le  monde 
étoit  joyeux,  Nouronihar  resta  pensive  et 
abattue.  Sa  nourrice  s'en  apperçut,  et  se 
mit  à  faire  des  contes  plaisants,  auxquels 
Gulchenrouz,  qui  avoit  déjà  oublié  toutes 
ses  inquiétudes,  prenoit  grand  plaisir.  Il 
rioit,  il  battoit  des  mains,  et  faisoit  cent 
petites  niches  a  toute  la  compagnie,  même 


(     115     ) 

aux  eunuques,  qu'il  vouloit  absolument 
faire  courir  après  lui,  en  dépit  de  leur  âge 
et  de  leur  décrépitude. 

Sur  ces  entrefaites,  la  lune  se  leva  ;  la 
soireé  étoit  délicieuse,  et  on  se  trouva  si 
bien,  qu'on  résolut  de  souper  au  grand 
air.  Un  des  eunuques  courut  chercher 
des  melons;  les  autres  firent  pleuvoir  des 
amandes  fraîches  en  secouant  les  arbres 
qui  ombrageoient  l'aimable  bande.  Sutle- 
mémé,  qui  excelloit  à  faire  des  salades, 
remplit  des  grandes  jattes  de  porcelaine 
d'herbes  les  plus  délicates,  d'œufs  de  pe- 
tits oiseaux,  de  lait  caillé,  de  jus  de  citron 
et  de  tranches  de  concombres,  et  en  servit 
à  la  ronde,  avec  une  grande  cuiller  de 
Cocknos.  Mais  Gulchenrouz,  niché,  à 
son  ordinaire,  dans  le  sein  de  Nouronihar, 
fermoit  ses  petites  lèvres  vermeilles  lorsque 
Sutlemémé  lui  présentait  quelque  chose.  11 
ne  vouloit  rien  recevoir  que  de  le  main  de  sa 
cousine,  et  s'attachoit  à  sa  bouche  comme 
une  abeille  qui  s'enivre  du  suc  des  fleurs. 

Pendant  l'allégresse,  qui  étoit  générale, 
i  1 


(     116    ) 

on  vit  une  lumière  sur  la  cîine  de  la  plus 
haute  montagne.  Cette  lumière  répandoit 
une  clarté  douce,  et  on  lauroit  prise  pour 
le  lever  de  la  lune  en  son  plein,  si  cet 
astre  n'eût  pas  été  sur  l'horison.  Ce  spec- 
tacle causa  une  émotion  générale;  on 
s'épuisoit  en  conjectures.  Ce  ne  pouvoit 
pas  être  l'effet  d'un  embrasement,  car  la 
lumière  étoit  claire  et  bleuâtre.  Jamais 
on  n'avoit  vu  de  météore  d'une  teinte  pa- 
reille, ni  de  cette  grandeur.  Un  moment, 
cette  étrange  clarté  devenoit  pâle  ;  un  in- 
stant après,  elle  se  ranimoit.  D'abord,  on 
la  crut  fixée  sur  le  pic  du  rocher  ;  tout-à- 
coup,  elle  le  quitta  et  étincela  dans  un 
bois  touffu  de  palmiers  ;  de  là,  se  portant 
le  long  des  torrens,  elle  s'arrêta  enfin  a 
l'entrée  d'un  vallon  étroit  et  ténébreux, 
Gulchenrouz,  dont  le  cœur  frissonnoit  à 
tout  ce  qui  étoit  imprévu  et  extraordi- 
naire, trembloit  de  peur.  Il  tiroit  Nou- 
ronihar  par  sa  robe,  et  la  supplioit  de  re- 
tourner au  harem.  Les  femmes  en  firent 
de  même  ;  mais  la  curiosité  de  la  fille  de 


C    117    ) 

l'Emir  étoit  trop  forte,  elle  l'emporta.  A 
tout  hasard,  elle  voulut  courir  après  le 
phénomène. 

Pendant  qu'on  disputoit  ainsi,  il  partit 
de  la  lumière  un  trait  de  feu  si  éblouissant, 
que  tout  le  monde  se  sauva  en  jettant  de 
grands  cris.  Nouronihar  fit  aussi  quel- 
ques pas  en  arrière;  bientôt  elle  s'arrêta, 
et  s'avança  du  côté  du  phénomène.  Le 
globe  s'étoit  fixé  dans  le  vallon,  et  y  bru- 
loit  dans  un  majestueux  silence.  Nou- 
ronihar croisant  alors  les  mains  sur  sa 
poitrine,  hésita  quelques  momens.  La 
peur  de  Gulchenrouz,  la  solitude  pro- 
fonde où  elle  se  trouvoit  pour  la  pre- 
mière fois  de  sa  vie,  le  calme  imposant  de 
la  nuit;  tout  concouroit  à  l'épouvanter. 
Plus  de  mille  fois  elle  fut  sur  le  point  de 
s'en  retourner;  mais  le  globe  lumineux  se 
retrouvoit  toujours  devant  elle.  Poussée 
par  une  impulsion  irrésistible,  elle  s'en 
approcha  au  travers  des  ronces  et  des 
épines,  et  malgré  tous  les  obstacles  qui 
de  voient  naturellemf-iit  arrêter  ses  pas. 


(     118     ) 

Lorsqu'elle  fut  à  l'entrée  du  vallon, 
d'épaisses  ténèbres  l'environnèrent  tout-à- 
conp,  et  elle  napperçut  plus  qu'une  foible 
étincelle,  qui  étoit  fort  éloignée.  Le 
bruit  des  chûtes  d'eau,  le  froissement  des 
branches  de  palmier,  et  les  cris  funèbres 
et  interrompus  des  oiseaux  qui  habitoient 
les  troncs  d'arbres  ;  tout  portoit  la  terreur 
dans  son  ame.  A  chaque  instant,  elle 
croyoit  fouler  aux  pieds  quelque  reptile 
venimeux.  Les  histoires  qu'on  lui  avoit 
contées  des  Dives  malins  et  des  sombres 
Goules,  lui  revinrent  dans  l'esprit.  Elle 
s'arrêta  pour  la  seconde  fois  ;  mais  sa  cu- 
riosité l'emporta  encore,  et  elle  prit  cou- 
rageusement un  sentier  tortueux  qui  con- 
duisoit  vers  l'étincelle.  Jusqu'alors  elle 
avoit  su  où  elle  étoit  ;  elle  ne  se  fut  pas 
plutôt  engagée  dans  le  sentier  qu'elle  se 
perdit.  Hélas  !  disoit-elle,  que  ne  suis-je 
encore  dans  ces  appartemens  sûrs,  et  si 
bien  illuminés,  où  mes  soirées  s'écouloient 
avec  Gulchenrouz!  Cher  enfant;  comme 
tu  palpiterois  si  tu  errois  comme  moi  dans 


(     119    ) 

ces  profondes  solitudes  !  En  parlant  ainsi» 
elle  avança  toujours.  Soudain,  des  de- 
grés pratiques  dans  le  roc,  se  présentè- 
rent à  ses  yeux  ;  la  lumière  augmentait  et 
paroissoit  sur  sa  tête  au  plus  haut  de  la 
montagne.  Elle  monta  audacieusement 
les  degrés.  Lorsqu'elle  fut  parvenue  à 
une  certaine  hauteur,  la  lumière  lui  parut 
sortir  dune  espèce  d'antre;  des  sons 
plaintifs  et  mélodieux  s'y  faisoient  enten- 
dre: c'était  comme  des  voix  qui  formoient 
une  sorte  de  chant,  sembable  aux  hymnes 
qu'on  chante  sur  les  tombeaux.  Un  bruit, 
comme  celui  qu'on  fait  en  remplissant  des 
bains,  frappa  en  même  tems  ses  oreilles. 
Elle  découvrit  de  grands  cierges  flam- 
boyai! s,  plantés  çà  et  là,  dans  les  cre- 
vasses du  rocher.  Cet  appareil  la  glaça 
d'épouvante  :  cependant  elle  continua  de 
monter  ;  l'odeur  subtile  et  violente  qu'ex- 
haloient  ces  cierges  la  ranima,  et  elle  ar- 
riva à  l'entrée  de  la  grotte. 

Dans  cette  espèce  d'extase,    elle  jetta 
les  veux  dans  l'intérieur,  et  vit  une  grande 


(     120     ) 

cuve  d'or,  remplie  d'une  eau  dont  la  suave 
vapeur  distilloit  sur  son  visage  une  pluie 
d'essence  de  roses.  Une  douce  sym- 
phonie résonnoit  dans  la  caverne;  sur 
les  bords  de  la  cuve,  se  trouvoient  des 
habillemens  royaux,  des  diadèmes  et 
des  plumes  de  héron,  toutes  étincelantes 
d'escarboucles.  Pendant  quelle  admiroit 
cette  magnificence,  la  musique  cessa,  et 
une  voix  se  fit  entendre,  disant:  pour  quel 
Monarque  a-t-on  allumé  ces  cierges,  pré- 
paré ce  bain  et  ces  habillemens  qui  ne 
conviennent  qu'aux  Souverains,  non-seule- 
ment de  la  terre,  mais  même  des  puis- 
sances talismaniques? — c'est  pour  la  char 
mante  fille  de  l'Emir  Fakreddin,  répondit 
une  seconde  voix. — Quoi  !  repartit  la  pre- 
mière, pour  cette  folâtre  qui  consume  son 
tems  avec  un  enfant  volage,  noyé  dans  la 
■mollesse,  et  qui  ne  sera  jamais  qu'un  mari 
pitoyable  ! — Que  me  dis-tu  !  reprit  l'autre 
voix  ;  pourroit-elle  s'amuser  à  de  telles 
niaiseries,  quand  le  Calife  brûle  d'amour 
pour  elle,  le  Souverain  du  monde,  celui 


(     121     ) 

qui  doit  jouir  des  trésors  des  Sultans 
préadamites,  un  Prince  qui  a  six  pieds  de 
haut,  et  dont  l'œil  pénètre  jusqu'à  la 
moelle  des  jeunes  filles?  Non,  elle  ne 
sauroit  rejetter  une  passion  qui  la  comble 
de  gloire,  et  elle  méprisera  son  joujou  en- 
fantin :  alors,  toutes  les  richesses  qui  sont 
en  ce  lieu,  ainsi  que  lescarboucle  de 
Giamchid,  lui  appartiendront. — Je  crois 
que  tu  as  raison,  dit  la  première  voix,  et 
je  vais  à  Istakhar,  préparer  le  palais  du 
feu  souterrein  pour  recevoir  les  deux 
époux. 

Les  voix  cessèrent,  les  flambeaux  s'é- 
teignirent, l'obscurité  la  plus  épaisse  suc- 
céda à  la  rayonnante  clarté,  et  Nouroni- 
har  se  trouva  étendue  sur  un  sopha,  clans 
le  harem  de  son  père.  Elle  frappa  des 
mains,  et  aussi-tôt  accoururent  Gulchen- 
rouz  et  ses  femmes,  qui  se  désespéroient 
de  lavoir  perdue,  et  avoient  envoyé  les 
eunuques  pour  la  chercher  par-tout.  Sha- 
ban  parut  aussi,  et  la  gronda  d'impor- 
tance.    Petite   impertinente,    disoit-il,  ou 


(     122     ) 

vous  avez  de  fausses  clefs,  ou  vous  êtes 
aimée  de  quelque  Ginn,  qui  vous  donne 
des  passe-par-touts.  Je  vais  voir  quelle 
est  votre  puissance  ;  entrez  vite  dans  la 
chambre  aux  deux  lucarnes,  et  ne  comptez 
pas  que  Gulchenrouz  vous  y  accom- 
pagne: allons,  marchez,  Madame,  je  vais 
vous  y  enfermer  à  double  tour,  A  ces 
menaces,  Nouronihar  leva  sa  tête  altière, 
et  ouvrit  sur  Shaban  ses  yeux  noirs,  beau- 
coup agrandis  depuis  le  dialogue  de  la 
grotte  merveilleuse  ;  va,  lui  dit-elle,  parle 
ainsi  à  des  esclaves  ;  mais  respecte  celle 
qui  est  née  pour  donner  des  loix,  et  sou- 
mettre tout  à  son  empire. 

Elle  alloit  continuer  sur  le  même 
ton,  quand  on  entendit  crier  :  voici  le 
Calife!  voici  leCaifeî  Aussi-tôt  toutes 
les  portières  furent  tirées,  les  esclaves 
se  prosternèrent  eu  doubles  rangs,  et 
le  pauvre  petit  Gulchenrouz  se  cacha 
sous  une  estrade.  D'abord,  on  vit  pa- 
roître  une  file  d  eunuques  noirs,  traînant 
après  eux  de  longues  robes  de  mousseline 


{     123     ) 

brochée  d'or  ;  ils  tenoieruY  clans  leurs  mains 
des  cassolettes,  qui  répandaient  un  doux 
parfum  de  bois  d'alocs.  Ensuite  marchoit 
gravement  Bababalouk,  qui  n'était  pas 
trop  content  de  la  visite,  et  branloit  la  tête. 
Vathek,  habillé  magnifiquement,  le  sui- 
voit  de  près.  8a  démarche  étoit  noble  et 
aisée;  on  auroit  admiré  sa  bonne  mine, 
quand  même  il  n'eût  pas  été  le  Souverain 
du  monde.  Il  s'approcha  de  Nouronikar, 
et  lorsqu'il  eut  fixé  ses  yeux  rayonnans, 
qu'il  avoit  seulement  entrevus,  il  fut  tout 
hors  de  lui.  Nouronihar  s'en  apperçut, 
et  elle  les  baissa  aussi-tôt  ;  mais  son 
trouble  augmentait  sa  beauté,  et  enflam- 
moit  davantage  le  cœur  de  Vathek. 

Bababalouk,  connoisseur  en  pareilles 
affaires,  vit  qu'à  mauvais  jeu  il  falloit 
faire  bonne  mine,  et  fit  signe  à  tout  le 
monde  de  se  retirer.  Il  parcourut  tous 
les  coins  de  la  salle  pour  voir  si  personne 
ne  s'y  étoit  caché,  et  il  vit  des  pieds  qui 
sortaient  du  bas  de  l'estrade.  Bababalouk 
les  tira  à   lui  sans  cérémonie,  et  voyant 


(     124    ) 

que  c'étaient  ceux  de  Gulchenrouz,  il  le 
mit  sur  ses  épaules,  et  l'emporta  en  lui 
faisant  mille  odieuses  caresses.  Le  petit 
crioit  et  se  débat  toit,  ses  joues  devinrent 
ronges  comme  la  fleur  de  grenade,  et  ses 
yeux  humides  étinceloient  de  dépit.  Dans 
son  désespoir,  il  jetta  un  regard  si  signifi- 
catif à  Nouronihar,  que  le  Calife  s'en  ap- 
perçut,  et  dit  :  seroit-ce  là  votre  Gulchen- 
rouz ?  Souverain  du  inonde,  répondit-elle, 
épargnez  mon  cousin,  dont  l'innocence  et 
la  douceur  ne  méritent  pas  votre  colère, 
Rassurez-vous,  reprit  Vathek,  en  souriant  ; 
il  est  en  bonnes  mains  ;  Bababalouk  aime 
les  enfans,  et  n'est  jamais  sans  dragées  ni 
confitures.  La  fille  de  Fakreddin,  toute 
confondue,  laissa  emporter  Gulchenrouz, 
sans  dire  une  parole.  Cependant  le 
mouvement  du  sein  de  Nouronihar  dé- 
couvroit  l'agitation  de  son  cœur.  Vathek 
en  étoit  transporté,  et  se  livroit  à  tout  le 
délire  de  la  plus  vive  passion  ;  on  ne  lui 
opposoit  plus  qu'une  foible  résistance, 
lorsque  l'Emir  entrant  subitement,  se  jetta 


'(     125     ) 

.aux  pieds  du  Calife,  le  front  contre  terre. 
Commandeur  des  Croyans,  lui  dit-il,  ne 
vous  abaissez  pas  jusqu'à  votre  esclave. 
Non,  Emir,  repartit  Vathek,  je  l'élève 
plutôt  jusqu'à  moi.  Je  la  déclare  mon 
épouse,  et  la  gloire  de  votre  famille  s'éten- 
dra de  génération  en  génération.  Hélas! 
Seigneur,  répondit  Fakreddin  en  s'arra- 
chant  quelque  poils  de  la  barbe,  abrégez 
les  jours  de  votre  fidèle  serviteur,  avant 
qu'il  manque  à  sa  parole.  Nouronihar  est 
solemnellement  promise  à  Gulchenrouz,  le 
fils  de  mon  frère  Ali  Hassan;  leurs  cœurs 
sont  unis;  la  foi  est  réciproquement 
donnée  :  on  ne  sauroit  violer  des  engage- 
mens  aussi  sacrés.  Quoi!  répliqua  brusque- 
ment le  Calife,  tu  veux  livrer  cette  beauté 
divine  à  un  mari  encore  plus  femme 
quelle!  Tu  crois  que  je  laisserai  flétrir 
ses  charmes  sous  des  mains  si  lâches  et 
si  foibles!  non,  c'est  dans  mes  bras 
qu'elle  doit  passer  sa  vie;  tel  est  mon 
plaisir  !  Retire  toi,  et  ne  trouble  pas  cette 
nuit,  que  je  consacre  au  culte  de  ses  at- 


(     126     ) 

traits.  L'Emir  outré  tira  alors  son  sabre, 
le  présenta  à  Vathek,  et  tendant  son  col,  il 
lui  dit  d'un  ton  ferme:  Seigneur,  frappez 
votre  hôte  infortuné  ;  il  a  trop  vécu  puis- 
qu'il a  le  malheur  de  voir  que  le  Vicaire 
du  Prophète  viole  les  saintes  loix  de  l'hos- 
pitalité. Nouronihar,  qui  etoit  restée  in- 
terdite pendant  toute  cette  scène,  ne  put 
soutenir  davantage  le  combat  des  diverses 
passions  qui  bouleversoient  son  ame.  Elle 
tomba  en  défaillance,  et  Vathek,  aussi 
effrayé  pour  sa  vie,  que  furieux  de  trouver 
de  la  résistance,  dit  à  Fakreddin:  secourez 
votre  fille  !  et  il  se  retira  en  lui  lançant 
son  terrible  regard.— Le  malheureux  Emir 
tomba  sur  le  champ  à  la  renverse,  baigné 
d'une  sueur  mortelle. 

Gulchenrouz,  de  son  coté,  s'étoit  échappé 
des  mains  de  Bababalouk,  et  revenoit  en 
ce  moment,  lorsqu'il  vit  Fakreddin  et  sa 
fille  étendus  par  terre.  Il  cria  au  secours, 
tant  qu'il  put.  Ce  pauvre  enfant  tâchoit 
de  ranimer  Nouronihar  par  ses  caresses. 
Pâle  et  haletant,  il  ne  cessoit  de  baiser  la 


(     127     ) 

bouche  de  son  amante.  Enfin,  la  douce 
chaleur  de  ses  lèvres  la  fit  revenir,  et 
bientôt  elle  reprit  tous  ses  sens. 

Lorsque  Fakraddin  fut  remis  de  l'œil- 
lade du  Calife,  il  se  mit  sur  son  séant,  et 
regardant  autour  de  lui  pour  voir  si  ce 
dangereux  prince  étoit  sorti,  il  fit  appeller 
Shaban  et  Sutlemémé,  et,  les  tirant  à  part, 
il  leur  dit  :  mes  amis,  aux  grands  maux, 
il  faut  des  remèdes  violens.  Le  Calife  porte 
rhorreur  et  la  désolation  dans  ma  famille  ; 
je  ne  saurois  résister  à  sa  puissance  ;  un 
autre  de  ses  regards  me  mettroit  au  tom- 
beau. Qu'on  me  donne  de  cette  poudre  as- 
soupissante qun  Derviche  m'apporta  de 
l'Arracan;  j'en  ferai  prendre  à  ces  deux  en- 
fans  une  dose  dont  l'effet  dure  trois  jours. 
Le  Calife  les  croira  morts.  Alors,  feignant 
-de  les  enterrer,  nous  les  porterons  dans  la 
caverne  de  la  vénérable  Meimouné,  à  l'en- 
trée du  grand  désert  de  sable,  près  de  la 
cabane  de  mes  nains  ;  et  quand  tout  le 
monde  sera  retiré,  vous,  Shaban,  avec 
quatre  eunuques  choisis,  vous  les  trans- 


(     128     ) 

porterez  près  du  lac  où  vous  aurez  fait 
porter  des  provisions  pour  un  mois.  Un 
jour  pour  la  surprise,  cinq  pour  les  pleurs, 
une  quinzaine  pour  les  réflexions,  et  le 
reste  pour  se  préparer  à  se  remettre  en 
inarche;  voilà,  selon  mon  calcul,  tout  le 
tems  que  Vathek  prendra,  et  j'en  serai 
quitte. 

L'idée  est  bonne,  dit  Sutlemémé  ;  il  en 
faut  tirer  tout  le  parti  possible.  Nou- 
ronihar  me  paroît  avoir  du  goût  pour  le 
Calife.  Soyez  sûr  qu'aussi  long-tems 
qu'elle  le  saura  ici,  malgré  tout  son  at- 
tachement pour  Gulchenrouz,  nous  ne 
pourrons  pas  la  faire  tenir  dans  ces  mon- 
tagnes. Persuadons-lui  qu'elle  est  réel- 
lement morte,  ainsi  que  Gulchenrouz,  et 
que  tous  deux  ont  été  transportés  dans 
ces  rochers,  pour  y  expier  les  petites 
fautes  que  l'amour  leur  a  fait  commettre. 
Nous  leur  dirons  que  nous  nous  som- 
mes tués  de  désespoir,  et  vos  petits  nains, 
qu'ils  n'ont  jamais  vus,  leur  paroi tront  des 
personnages    extraordinaires.      Les     ser- 


(     129    ) 

liions  qu'ils  leur  feront,  produiront  un. 
grand  effet  sur  eux,  et  je  gage  que  tout  se 
passera  le  mieux  du  monde.  J'approuve 
ton  idée,  dit  Fakreddiu  ;  mettons  la  main 
à  l'œuvre. 

Aussi-tôt,  on  alla  chercher  la  poudre; 
on  la  mit  dans  du  sorbet,  et  Nouroni- 
har  et  Gulchenrouz,  sans  se  douter  de 
rien,  avalèrent  le  mélange.  Une  heure 
après,  ils  sentirent  des  angoisses  et  des 
palpitations  de  cœur.  Un  engourdisse- 
ment universel  s'empara  d'eux.  Ils  se 
levèrent,  et  montant  l'estrade  avec  peine, 
ils  s'étendirent  sur  le  sopha.  Réchauffe- 
moi,  ma  chère  Nouronihar,  disoit  Gul- 
chenrouz, en  la  tenant  étroitement  em- 
brassée ;  mets  ta  main  sur  mon  cœur  :  il 
est  de  glace.  Ah  i  tu  es  aussi  froide  que 
moi.  Le  Calife  nous  auroit-il  tué  tous 
les  deux  avec  son  terrible  regard?  Je 
meurs,  repartit  Nouronihar  d'une  voix 
éteinte,  serre-moi  ;  que  du  moins  j'exhale 
mon  ame  sur  tes  lèvres.  Le  tendre  Gul- 
chenrouz poussa  un  profond  soupir,  leurs 

K 


(     15»    ) 

bras  tombèrent  et  ils  n'en  dirent  pas  da- 
vantage; tous  les  deux  restèrent  comme 
morts. 

Alors,  de  grands  cris  retentirent  dans 
le  harem.  Shaban  et  Sutlemémé  jouèrent 
les  désespérés  avec  beaucoup  d'adresse. 
L'Emir,  fâché  d'en  venir  à  ces  extrémités, 
faisoit  pour  la  première  fois  l'épreuve  de 
la  poudre,  et  n'avoit  pas  besoin  de  contre- 
faire l'affligé.  On  avoit  éteint  les  lumières, 
à  l'exception  de  deux  lampes  qui  jettoient 
une  triste  lueur  sur  le  visage  de  ces  belles 
fleurs,  qu'on  croyoit  fanées  dans  le  prin- 
tems  de  leur  vie;  et  les  esclaves,  qui 
s'étoient  rassemblés  de  toutes  parts,  res- 
tèrent immobiles  au  spectacle  qui  s'offroit 
à  leurs  yeux.  On  apporta  les  vêtemens 
funèbres  ;  on  lava  leurs  corps  avec  de 
l'eau  rose  ;  on  les  revêtit  de  siinarres  plus 
blanches  que  l'albâtre:  et  leurs  belles 
tresses,  nouées  ensemble,  furent  parfumées 
des  odeurs  les  plus  exquises. 

On  alloit  poser  sur  leurs  têtes  deux 
couronnes  de  jasmin,  leur  fleur  favorite, 


(     131     ) 

lorsque  le  Calife,  qui  venoit  d'apprendre 
cet  événement  tragique,  arriva.  Il  étoit 
aussi  pâle  et  hagard,  que  les  Gaules  qui 
errent  la  nuit  dans  les  séoulcres.  Dans 
cette  circonstance,  il  s'oublia^pïï-même  et 
le  inonde  entier;  il  se  précipita  au  milieu 
des  esclaves,  se  prosterna  au  pied  de  l'es- 
trade, et  se  frappant  la  poitrïte.  il  se 
qualifioit  d'atroce  meurtrier,'  et. faisoit  mille 
imprécations  contre  lui-même.  Mais  lors- 
que d'une  main  tremblante,  il  eut  levé 
le  voile  qui  couvrait  le  visage  blême  de 
Nouronihar,  il  jetta  un  grand  cri,  et  tomba 
comme  mort.  Le  chef  des  eunuques  fit 
d'horribles  grimaces,  et  l'emporta  sur  le 
champ,  en  disant:  je  Tavois  bien  prévu 
que  Nouronihar  lui  joueroit  quelque  mau- 
vais tour. 

Dès  que  le  Calife  fut  éloigné,  l'Emir 
commanda  les  cercueils,  et  rit  défendre 
l'entrée  du  harem.  On  ferma  toutes  les 
fenêtres;  on  brisa  tous  les  instrumens  de 
musique,  et  les  Imans  commencèrent  à 
réciter  des  prières.  Les  pleurs  et  les  la- 
k  2 


(     132     ) 

mentations  redoublèrent  dans  la  soirée 
qui  suivit  ce  jour  lugubre.  Quant  à  Vat- 
hek,  il  gémissoit  en  silence.  On  avoit 
été  obligé  d'assoupir  les  convulsions  de 
sa  rage  et  ne  sa  douleur,  en  lui  donnant 
des  remèdes  caïmans. 

A  la  pointe  du  jour  suivant,  on  ouvrit 
les  grands  battans  des  portes  du  palais, 
et  le  convoi  se  mit  en  marche  pour  se 
rendre  a  la  montagne.  Les  tristes  cris  de 
Leillah-Illeilah  parvinrent  jusqu'au  Ca- 
life. Il  voulut  à  toute  force  se  cicatriser 
et  suivre  la  pompe  funèbre;  jamais  on 
n'auroit  '  pu  l'en  dissuader,  si  sa  grande 
foiblesse  lui  eut  permis  de  marcher:  mais 
il  tomba  au  premier  pas,  et  l'on  fut  obligé 
de  le  mettre  au  lit,  où  il  resta  plusieurs 
Jours  dans  un  état  d'insensibilité  qui  fai- 
soit  pitié,  même  à  l'Emir. 

Quand  la  procession  fut  arrivée  a  la 
grotte  de  Meimouné,  Shaban  et  Sutle- 
mémé  congédièrent  tout  le  monde.  Les 
quatre  eunuques  affidés  restèrent  avec 
eux  ;    et  après   s'être   reposés    quelques 


(     133     ) 

momens  auprès  des  cercueils,  auxquels  on 
avoit  laissé  de  l'air,  ils  les  firent  porter  sur 
les  bords  d'un  petit  lac  bordé  d'une 
mousse  grisâtre.  Ce  lieu  étoit  le  rendez- 
vous  des  hérons  et  des  cigognes  qui  y  pê- 
choient  continuellement  des  petits  poissons 
bleus.  Les  nains,  instruits  par  l'Emir, 
ne  tardèrent  pas  à  s'y  rendre,  et  avec 
laide  des  eunuques,  ils  construisirent  des 
cabanes  de  cannes  et  de  joncs  ;  ouvrage 
dans  lequel  il^réussissoient  à  merveille. 
Ils  élevèrent  aussi  un  magasin  pour  les 
provisions,  un  petit  oratoire  pour  eux- 
mêmes,  et  une  pyramide  de  bois.  Elle 
étoit  faite  de  bûches  arrangées  avec  beau- 
coup d'exactitude,  et  servoit  à  l'entretien 
du  feu;  car  il  faisoit  froid  dans  le  creux 
de  ces  montagnes. 

Vers  le  soir,  on  alluma  deux  grands  feux 
sur  le  bord  du  lac  ;  on  tira  les  deux  jolis 
corps  de  leurs  cercueils,  et  ils  furent  posés 
doucement  dans  la  même  cabane,  sur  un 
lit  de  feuilles  sèches.  Les  deux  nains  se 
mirent  à  réciter  le  Koran  d'une  voix  claire 


(     134     ) 

et  argentine.  Shaban  et  Sutlemémé  se 
tenoient  debout,  à  quelque  distance,  et  at- 
tendoient  avec  beaucoup  d'inquiétude  que 
la  poudre  eût  fait  son  effet.  Enfin,  Nou- 
ronihar  et  Gulchenrouz  étendirent  foible- 
ment  les  bras,  et  ouvrant  les  yeux  ils  re- 
gardèrent avec  le  plus  grand  étonnement 
tout  ce  qui  les  entouroit.  Ils  essayèrent 
même  de  se  lever;  mais  les  forces  leur 
manquant,  ils  retombèrent  sur  leur  lit  de 
feuilles.  Aussi-tôt,  Sutlemémé  leur  fit 
avaler  d'un  cordial  dont  l'Emir  l'avoit 
munie. 

Alors,  Gulchenrouz  se  réveilla  tout-à- 
fait,  éternua  bien  fort,  et  se  leva  avec  un 
élan  qui  marquoit  toute  sa  surprise.  Lors- 
qu'il fut  hors  de  la  cabane,  il  huma  l'air 
avec  une  extrême  avidité,  et  s'écria  :  je 
respire,  j'entends  des  sons,  je  vois  un  fir- 
mament semé  d'étoiles!  j'existe  encore. 
A  ces  accens  chéris,  Nouronihar  se  dé- 
barrassa des  feuilles,  et  courut  serrer  Gul- 
chenrouz dans  ses  bras.  Les  longues  si- 
marres  dont  ils  étoient  revêtus,  leurs  cou- 


(     135     ) 

roimes  de  fleurs  et  leurs  pieds  nuds,  fu- 
rent les  premières  choses  qui  frappèrent 
ses  regards.  Elle  cacha  son  visage  dans 
ses  mains  pour  réfléchir.  La  vision  du 
bain  enchanté,  le  désespoir  de  son  père, 
et  sur-tout  la  figure  majestueuse  de  Va- 
thek  lui  rouloient  dans  l'esprit.  Elle  se 
ressouvenoit  d'avoir  été  malade  et  mou- 
rante, aussi  bien  que  Gulchenrouz  ;  mais 
toutes  ces  imagss  étaient  confuses  dans  sa 
tête.  Ce  lac  singulier,  ces  flammes  ré- 
fléchies dans  les  eaux  paisibles,  les  pâles 
couleurs  de  la  terre,  ces  cabanes  bizarres  ; 
ces  joncs  qui  se  balançaient  tristement 
d'eux-mêmes,  ces  cigognes,  dont  le  cri 
lugubre  se  meloit  aux  voix  des  nains  ;  tout 
la  convainquit  que  l'ange  de  la  mort  lui 
avoit  ouvert  le  portail  de  quelque  nouvelle 
existence. 

Gulchenrouz,  de  son  côté,  dans  des 
transes  mortelles,  s'était  collé  contre  sa 
cousine.  Il  se  croyoit  aussi  dans  le  pays 
des  fantômes,  et  s'effrayoit  du  silence 
qu'elle  gardoit.     Parle,  lui  dit-il  enfin,  où 


(     136    ) 

sommes-nous  ?  Vois-tu  ces  spectres  qui 
remuent  cette  braise  ardente  ?  Seroient-cé 
Mon  kir  et  Nekir  qui  vont  nous  y  jetter? 
Le  fatal  pont  traverseroit-il  ce  lac,  dont 
la  tranquillité  nous  cache  peut-être  un 
abîme  d'eau,  où  nous  ne  cesserons  de 
tomber  pendant  des  siècles  ? 

Non,  mes  enfans,  leur  dit  Sutlemémé 
en  s'approchant  d'eux,  rassurez-vous  ; 
Fange  exterminateur  qui  a  conduit  nos 
âmes  après  les  vôtres,  nous  a  assuré  que 
le  châtiment  de  votre  vie  molle  et  volup- 
tueuse sera  borné  à  passer  une  longue 
suite  d'années  dans  ce  lieu  mélancolique, 
où  le  soleil  se  montre  à  peine,  où  la  terre 
ne  produit  ni  fruits  ni  fleurs.  Voilà  nos 
gardiens,  continua-t  elle,  en  montrant  les 
nains  ;  ils  pourvoiront  à  nos  besoins  :  car 
des  âmes  aussi  profanes  que  les  nôtres 
tiennent  encore  un  peu  à  leur  grossière 
existence.  Pour  tous  mets  vous  ne  man- 
gerez que  du  ris;  et  votre  pain  sera  trempé 
dans  les  brouillards  qui  couvrent  sans 
cesse  ce  lac. 


(     1S7    ) 

A  cette  triste  perspective,  les  pauvres 
enfans  fondirent  en  pleurs.  Ils  se  pros- 
ternèrent devant  les  nains,  qui  soutenant 
parfaitement  bien  leur  personnage,  leur 
firent,  selon  la  coutume,  un  discours  bien 
beau  et  bien  long,  sur  le  chameau  sacré 
qui  devoir,  dans  quelques  milliers  d'an- 
nées, les  porter  au  paradis  des  fidèles. 

Le  sermon  fini,  on  fit  des  ablutions,  on 
loua  Allah  et  le  Prophète,  on  soupa 
bien  maigrement,  et  on  s  en  retourna  aux 
feuilles  sèches.  Nouronihar  et  son  petit 
cousin  furent  bien  aises  de  trouver  que  les 
morts  couchoient  dans  la  même  cabane. 
Comme  ils  avoient  assez  dormi,  ils  s'en- 
tretinrent le  reste  de  la  nuit  de  ce  qui 
s "étoit  passér  et  cela  toujours  en  s  embras- 
sant de  peur  des  esprits. 

Le  lendemain  matin,  qui  fut  bien 
sombre  et  pluvieux,  les  nains  montèrent 
sur  de  longues  perches  plantées  en  guise 
de  minarets,  et  appellerait  à  la  prière. 
Toute  la  congrégation  s'assembla;  Sutle- 
mémé,     Shaban,     les  quatre    eunuques, 


(     138     ) 

quelques  cigognes  qui  s'eniiuyoient  de  la 
pèche,  et  les  deux  enfans.  Ceux-ci  s'é- 
toient  traînés  languissamment  hors  de  leur 
cabane,  et  comme  leurs  esprits  étoient 
montés  sur  un  ton  mélancolique  et  tendre, 
ils  firent  leurs  dévotions  avec  ferveur. 
Après  cela,  Gulchenrouz  demanda  à  Sut- 
lemémé  et  aux  autres,  comment  ils  avoient 
fait  de  mourir  si  à  propos  pour  eux. 
Nous  nous  sommes  tués  de  désespoir 
après  votre  mort,  répondit  Sutlemémé. 
Nouronihar,  qui  malgré  tout  ce  qui  se  toit 
passé,  n'avoit  pas  oublié  sa  vision,  s'écria  : 
et  le  Calife!  Seroit-il  mort  de  douleur? 
Viendra- t-il  ici  ?  Les  nains  avoient  le 
mot,  et  répondirent  gravement:  Vathek 
est  damné  sans  retour.  Je  le  crois  bien, 
s'écria  Gulchenrouz,  et  j  en  suis  charmé  ; 
car  je  pense  que  c'est  son  horrible  œillade 
qui  nous  a  envoyés  ici  manger  du  riz,  et 
entendre  des  sermons. 

Une  semaine  s'écoula  à-peu-près  de  la 
même  manière  sus  les  bords  du  lac.  Nou- 
ronihar pensait  aux  grandeurs   que  son 


(     139    ) 

ennuyeuse  mort  lui  avoit  fait  perdre;  et 
Gulchenrouz  faisoit  des  prières  et  des  pa- 
niers de  joncs  avec  les  nains,  qui  lui  plai- 
soient  infiniment. 

Pendant  que  cette  scène  d'innocence  se 
passoit  au  sein  des  montagnes,  le  Calife 
en  donnoit  une  autre  chez  l'Emir.  Il 
n'eut  pas  plutôt  repris  l'usage  de  ses  sens, 
qu'avec  une  voix  qui  fit  tressaillir  Baba- 
balouk,  ils  s'écria:  perfide  Giaour !  c'est 
toi  qui  as  tué  ma  chère  Nouronihar  ;  je 
renonce  à  toi,  et  demande  pardon  à  Ma- 
homet ;  il  me  l'auroit  conservée  si  j'avois 
été  plus  sage.  Allons,  qu'on  me  donne 
de  l'eau  pour  faire  mes  ablutions,  et  que 
le  bon  Fakreddin  vienne  ici,  pour  que  je 
me  réconcilie  avec  lui  et  que  nous  fas- 
sions la  prière.  Après  cela,  nous  irons 
ensemble  visiter  le  sépulcre  de  l'infortunée 
Nouronihar.  Je  veux  me  faire  hermite, 
et  passer  mes  jours  sur  cette  montagne 
pour  y  expier  mes  crimes.  Et  que  mau- 
gerez-vous  là,  lui  dit  Bababalouk?  je  n'en 
sais  rien,  repartit  Vathek  ;  je  te  le  dirai 


(     140     ) 

quand  j'aurai  appétit  :  ce  qui  ne  m'arri 
vèra,  je  crois,  de  long-tems. 

L'arrivée  de  Fakreddin  interrompit 
cette  conversation.  Dès  que  Vathek  le 
vit,  il  lui  sauta  au  col,  et  le  baigna  de  ses 
larmes,  en  lui  disant  des  choses  si  pieuses, 
que  l'Emir  en  pleuroit  de  joie,  et  se  félici- 
toit  tout  bas  de  l'admirable  conversion 
qu'il  venoit  d'opérer.  On  comprend  qu'il 
n'osoit  pas  s'opposer  au  pèlerinage  de  la 
montagne  ;  ils  se  mirent  donc  chacun  dans 
leur  litière  et  partirent. 

Malgré  l'attention  avec  laquelle  on  veil- 
loit  sur  le  Calife,  on  ne  put  empêcher 
qu'il  ne  se  fît  quelques  égratignures  sur 
le  lieu  où  l'on  disoit  que  Nouronihar  étoit 
enterrée.  L'on  eut  grand'peine  à  l'en 
arracher,  et  il  jura  solemnelîement  qu'il 
y  reviendroit  tous  les  jours,  ce  qui  ne  plut 
pas  trop  à  Fakreddin  ;  mais  il  se  flattoit 
que  le  Calife  ne  se  hasarderoit  pas  plus- 
avant,  et  qu'il  se  contenteroit  de  faire  ses 
prières  dans  la  caverne  de  Meimouné  ; 
d'ailleurs,  le  lac  étoit  si   caché  dans  les 


(     141     ) 

rochers,  qu'il  ne  croyoit  pas  possible  de 
le  trouver.  Cette  sécurité  de  l'Emir  étoit 
augmentée  par  la  conduite  de  Vathek.  Il 
tenoit  bien  exactement  sa  résolution,  et 
revenoit  de  la  montagne  si  dévot  et  si  con- 
trit, que  tous  les  barbons  en  étoient  en 
extase. 

Nouronihar,  de  son  côlé,  n'était  pas 
tout-à-fait  aussi  contente.  Quoiqu'elle 
aimât  Gulchenrouz,  et  qu'on  la  laissât  libre 
avec  lui,  afin  d'augmenter  sa  tendresse, 
elle  le  regardoit  comme  un  joujou  qui 
n'empéchoit  pas  que  l'escarboucle  de 
Giamchid  ne  fût  très-desirable.  Elle  avoit 
même  quelquefois  des  doutes  sur  son 
état,  et  ne  pouvoit  pas  comprendre  que 
les  morts  eussent  tous  les  besoins  et  les 
fantasies  des  vivans.  Un  matin,  pour  s'en 
éclaircir,  elle  se  leva  doucement  d'auprès 
de  Gulchenrouz,  pendant  que  tout  dor- 
moit  encore,  et  après  lui  avoir  donné  un 
baiser,  elle  suivit  le  bord  du  lac,  et  vit 
qu'il  se  dégorgeoit  sous  un  rocher  dont  la 
cime  ne  lui  parut  pas  inaccessible.     Aus- 


(     142     ) 

si-têt  elle  y  grimpa  du  mieux  qu'elle  put, 
et  voyant  le  ciel  à  découvert,  elle  se  mit 
à  courir  comme  une  biche  qui  fuit  le 
chasseur.  Quoiqu'elle  sautât  avec  la  lé- 
gèreté de  l'antelope,  elle  fut  pourtant 
obligée  de  s'asseoir  Ààr  quelques  tamarins 
pour  reprendrf  haleine.  Elle  y  faisoit 
ses  petites  réflexions,  et  croyoit  recon- 
noître  les  lieux,  quand  tout-à-coup  Vathek 
se  présenta  à  sa  vue.  Ce  prince  inquiet 
et  agité  avoit  devancé  l'aurore.  Lorsqu'il 
vit  Nouronihar,  il  resta  immobile.  Il 
n'osoit  approcher  de  cette  figure  trem- 
blante et  pâle  ;  mais  pourtant  encore 
charmante  à  voir.  Enfin,  Nouronihar, 
d'un  air  moitié  content  et  moitié  affligé, 
leva  ses  beaux  yeux  sur  lui,  et  lui  dit  : 
Seigneur,  vous  venez  donc  manger  du  riz 
avec  moi,  et  entendre  des  sermons  ?  Om- 
bre chérie,  s'écria  Vathek,  vous  parlez  l 
vous  avez  toujours  la  même  forme  élé- 
gante, le  même  regard  rayonnant  !  Seriez- 
vous  aussi  palpable?  En  disant  ces  mots., 
il  l'embrasse  de  toute  sa  force,  en  répé- 


(     143     ) 

tant  sans  cesse  ;  mais  voici  de  la  chair, 
elle  est  animée  d'une  douce  chaleur  ;  que 
veut  dire  ce  prodige? 

Nouronihar  répondit  modestement  ; 
vous  savez,  Seigneur,  que  je  mourus  la 
nuit  même  où  vous  m'honorâtes  de  votre 
visite.  Mon  cousin  dit  que  ce  fut  d'une 
de  vos  œillades,  mais  je  n'en  crois  rien  ; 
elles  ne  me  parurent  pas  si  terribles.  Gul- 
chenrouz  mourut  avec  moi,  et  nous  fûmes 
tous  les  deux  transportés  dans  un  pays 
bien  triste,  et  où  l'on  fait  très-maigre 
chère  ;  si  vous  êtes  mort  aussi,  et  que 
vous  veniez  nous  joindre,  je  vous  plains, 
car  vous  serez  étourdi  par  les  nains  et  les 
cigognes.  D'ailleurs,  il  est  fâcheux  pour 
vous  et  pour  moi,  d'avoir  perdu  les  tré- 
sors du  palais  souterrein  qui  nous  étoient 
promis. 

A  ce  nom  de  palais  souterrein,  le  Calife 
suspendit  ses  caresses,  qui  avoient  déjà 
été  assez  loin,  pour  se  faire  expliquer  ce 
que  Nouronihar  vouloit  dire.  Alors  elle 
lui  raconta  sa  vision,  ce  qui  l'avoit  suivie, 


(     144     ) 

et  l'histoire  de  sa  prétendue  mort;  elle 
lui  dépeignit  le  lieu  d'expiation  d'où  elle 
s'étoit  échappée,  d'un  manière  qui  l'au- 
roit  fait  rire,  s'il  n'avoit  pas  été  très-sé- 
rieusement occupé.  Elle  n'eut  pas  plu- 
tôt cessé  de  parler,  que  Vathek  la  repre- 
nant dans  ses  bras,  lui  dit  ;  allons,  lu- 
mière de  mes  yeux,  tout  est  dévoilé. 
Nous  sommes  tous  deux  pleins  de  vie  :  vo- 
tre père  est  un  fripon  qui  nous  a  trompés 
pour  nous  séparer  ;  et  le  Giaour,  qui,  à 
ce  que  je  comprends,  veut  nous  faire 
voyager  ensemble,  ne  vaut  guères  mieux. 
Ce  ne  sera  pas  du  moins  de  long-tems, 
qu'il  nous  tiendra  dans  son  palais  de  feu. 
J'attache  plus  de  valeur  à  votre  belle  per- 
sonne, qu'à  tous  les  trésors  des  sultans 
préadamites  ;  et  je  veux  la  posséder  a 
mon  aise,  et  en  plein  air  pendant  bien  des 
lunes,  avant  que  daller  m'enfouir  sous 
terre.  Oubliez  ce  petit  sot  de  Gulchen- 
rouz,  et. .  Ah,  Seigneur,  ne  lui  faites  point 
de  mal,  interrompit  Nouronihar.  Non, 
non,  reprit  Vathek  ;   je  vous  ai  déjà  dit 


(145    ) 

de  ne  rein  craindre  pour  lui  ;  il  est  trop 
pétri  de  lait  et  de  sucre  pour  que  j'en  sois 
jaloux  :  nous  le  laisserons  avec  les  nains 
(qui  par  parenthèse  sont  mes  anciennes 
connoissances)  c  est  une  compagnie  qui 
lui  convient  mieux  que  la  vôtre.  Au 
reste,  je  ne  retournerai  plus  chez  votre 
père  ;  je  ne  veux  pas  l'entendre  lui  et  ses 
barbons,  me  criailler  aux  oreilles  que  je 
viole  les  loix  de  l'hospitalité,  comme  si 
ce  n  etoit  pas  un  plus  grand  honneur  pour 
vous  d'épouser  le  Souverain  du  monde, 
qu'une  petite  fille  habillée  en  garçon. 

Nouronihar  n  eut  garde  de  désapprou- 
ver un  discours  aussi  éloquent.  Elle  au- 
roit  seulement  voulu  que  l'amoureux  Mo- 
narque eût  marqué  un  peu  plus  d'ardeur 
pour  Tescarboucle  de  Giamchid;  mais 
elle  pensa  que  cela  viendroit  en  son  tems, 
et  demeura  d'accord  de  tout,  avec  la  sou- 
mission la  plus  engageante. 

Quand  de  Calife  le  jugea  à  propos,  il 
appella  Bababalouk  qui  dormoit  dans  la 
caverne   de  Meimouné,  et  revoit  que  le 

L 


(     146    ) 

fantôme  de  Nouronihar  l'avoit  remis  sur 
l'escarpolette,  et  lui  dormoit  un  tel  branle, 
que  tantôt  il  planoit  au-dessus  des  mon- 
tagnes, et  tantôt  touchoit  aux  abîmes. 
A  la  voix  de  son  maître,  il  s'éveilla  en  sur- 
saut, courut  tout  essoufflé,  et  pensa  tomber 
à  la  renverse,  lorsqu'il  crut  voir  le  spectre 
auquel  il  venoit  de  rêver.  Ah  !  Seigneur, 
s'écria-t-il  en  reculant  dix  pas,  et  mettant 
sa  main  devant  ses  yeux  :  est-ce  que  vous 
déterrez  les  morts?  Faites-vous  aussi  le 
métier  de  Goule  ?  Mais  n'espérez  pas  de 
manger  cette  Nouronihar;  après  ce  qu'elle 
m'a  fait  souffrir,  elle  sera  assez  méchante 
pour  vous  manger  vous-même. 

Cesse  de  faire  l'imbécille,  dit  Vathek  ; 
tu  seras  bientôt  convaincu  que  celle  que 
je  tiens  dans  mes  bras,  est  Nouronihar, 
bien  fraîche  et  très  vivante.  Va  faire 
dresser  mes  tentes  dans  une  valée  que  j'ai 
remarquée  ici  près  ;  je  veux  y  fixer  mon 
habitation  avec  cette  belle  tulipe  dont  je 
ranimerai  les  couleurs.  Fais  en  sorte  de 
nous  pourvoir  de  tout  ce  qu'il  faut  pour 


(    147    ) 

mener  une  vie  voluptueuse  jusqu'à  nouvel 
ordre. 

Les  nouvelles  d'un  incident  aussi  fâ- 
cheux parvinrent  bientôt  aux  oreilles  de 
l'Emir.  Au  désespoir  de  ce  que  son  stra- 
tagème n'avoit  pas  roussi,  il  s'abandonna 
à  la  douleur,  et  se  barbouilla  duement  le 
visage  avec  de  la  cendre  ;  ses  fidèles  bar- 
bons en  firent  autant,  et  son  palais  tomba 
dans  un  affreux  désordre.  Tout  étoit 
négligé  ;  on  ne  recevoit  plus  les  voyageurs, 
on  ne  faisoit  plus  d'emplâtres;  et  à  la 
place  de  l'activité  charitable  qui  régnoit 
dans  cet  asyle,  ceux  qui  l'habitaient  n'y 
montroient  plus  que  des  visages  d'une 
coudée  de  long  ;  ce  n'étoit  que  gémisse- 
mens  et  barbouillages. 

Cependant  Gulchenrouz  étoit  resté  pé- 
trifié, en  ne  trouvant  plus  sa  cousine.  Les 
nains  nétoient  pas  moins  surpris  que  lui. 
Sutlemémé  seule,  plus  fine  qu'eux  tous, 
soupçonna  d'abord  ce  qui  étoit  arrivé.  On 
amusa  Gulchenrouz  avec  la  belle  espé- 
rance qu'il  retrouveroit  Nouronihar  dans 
l2 


(     148     ) 

quelque  endroit  des  montagnes,  où  la  terre 
jonchée  de  fleurs  d'orange  et  de  jasmin, 
offriroit  des  lits  plus  agréables  que  ceux 
des  cabanes,  où  Ton  chanteroit  au  son  des 
luths,  et  où  l'on  iroit  à  la  chasse  des  pa- 
pillons. 

Sutlemémé  étoit  dans  le  fort  de  ses  de- 
scriptions quand  un  des  quatre  eunuques 
la  tira  à*  part,  lui  éclaircit  l'histoire  de  la 
fuite  de  Nouronihar,  et  lui  remit  les  ordres 
de  l'Emir.  Aussi-tôt  elle  tint  conseil  avec 
Shaban  et  les  nains  ;  on  plia  bagage  ;  on 
se  mit  dans  une  chaloupe,  et  on  vogua 
tranquillement.  Gulchenrouz  s'accommo- 
doit  de  tout;  mais  lorsqu'on  arriva  à  l'en- 
droit où  le  lac  se  perdoit  sous  la  voûte  du 
rocher,  que  la  barque  y  fut  entrée,  et  que 
Gulchenrouz  se  vit  dans  une  parfaite  ob- 
scurité, il  fut  saisi  d'une  peur  horrible  et 
jetta  des  cris  perçans  ;  car  il  croyoit  qu'on 
alloit  le  damner  entièrement,  pour  avoir 
trop  fait  le  vivant  avec  sa  cousine. 

Pendant  ce  tems,  le  Calife,  et  celle  qui 
régnoit  sur  son  cœur,  filoient  des  jours 


<    149    ) 

heureux,  Bababalouk  avoit  fait  dresser 
les  tentes  et  fermer  les  deux  entrées  de  la 
vallée  avec  des  paravents  magnifiques, 
doublés  de  toile  des  Indes,  et  gardés  par 
des  esclaves  Ethiopiens,  le  sabre  à  la  main. 
Pour  maintenir  le  gazon  de  cette  belle  en- 
ceinte dans  une  fraîcheur  perpétuelle,  des 
eunuques  blancs  ne  cessoient  d  en  faire 
le  tour  avec  des  arrosoirs  de  vermeil. 
L'air,  auprès  du  pavillon  impérial,  étoit 
sans  cesse  agité  par  le  mouvement  des 
éventails  ;  un  jour  tendre  qui  passoit  au 
travers  des  mousselines  éclairoit  ce  lieu 
de  volupté,  et  le  Calife  y  jouissoit  en  plein 
des  charmes  de  Nouronihar.  Enivré  de 
délices,  il  écoutoit  avec  transport  sa  belle 
voix,  et  les  accords  de  son  luth.  De  son 
coté,  elle  étoit  ravie  d'entendre  les  de- 
scriptions qu'il  lui  faisoit  de  Samarah, 
et  de  sa  tour  remplie  de  merveilles.  Elle 
se  plaisoit  sur-tout  à  lui  faire  répéter 
l'aventure  de  la  boule,  et  celle  de  la  cre- 
vasse ou  le  Giaour  se  tenoit  auprès  du 
portail  débéne. 


(     150    ) 

Le  jour  s'écouloit  dans  ces  entretiens, 
et  la  nuit  ces  amans  se  baignoient  ensem- 
ble dans  un  grand  bassin  de  marbre  noir, 
qui  relevoit  admirablement  la  blancheur 
de  Nouronihar.  Bababalouk,  avec  qui 
cette  belle  étoit  rentrée  en  grâce,  prenoit 
soin  que  leurs  repas  fassent  servis  avec  la 
plus  grande  délicatesse;  cétoit  toujours 
quelques  mets  nouveaux;  et  il  fit  chercher 
à  Schiraz  un  vin  pétillant  et  délicieux, 
encavé  avant  la  naissance  de  Mahomet. 
On  cuisoit  dans  de  petits  fours  pra- 
tiqués dans  le  roc,  des  pains  au  lait  que 
Nouronihar  pétrissoit  de  ses  mains  déli- 
cates ;  ce  qui  leur  donnoit  une  saveur  si 
fort  au  gré  de  Vathek,  qu'il  en  oublioit 
tous  les  ragoûts  que  ses  autres  femmes 
lui  avoient  faits  ;  aussi  ces  pauvres  dé- 
laissées se  mouroient-elles  de  chagrin  chez 
l'Emir. 

La  sultane  Dilara,  qui  jusqu'alors  avoit 
été  la  favorite,  prenoit  cette  négligence  à 
cœur  avec  une  énergie  qui  étoit  dans  son 
caractère.     Dans  le  cours  de  sa  faveur. 


(     151     ) 

elle  avoit  été  imbue  des  idées  extrava- 
gantes de  Vathek,  et  brûloit  de  voir  les 
tombeaux  d'Istakhar,  et  le  palais  des 
quarante  colonnes  ;  élevée  d'ailleurs  par- 
mi les  mages,  elle  se  réjouissoit  de  voir  le 
Calife  prêt  à  s'adonner  au  culte  du  feu  : 
ainsi  la  vie  voluptueuse  et  fainéante  qu'il 
menoit  avec  sa  rivale,  l'afHigeoit  double- 
ment. La  piété  passagère  de  Vathek,  lui 
avoit  donné  de  vives  alarmes  ;  ceci  étoit 
pis  encore.  Elle  prit  donc  le  parti  d'écrire 
à  la  princesse  Carathis,  pour  lui  appren 
dre  que  tout  alloit  mal,  qu'on  avoit 
manqué  net  aux  conditions  du  parchemin, 
qu'on  avoit  mangé,  couché  et  fait  vacarme 
chez  un  vieil  Emir,  dont  la  sainteté  étoit 
Nfort  redoutable,  et  qu'enfin  il  n'y  avoit 
plus  d'apparence  qu'on  eût  jamais  les  tré- 
sors des  sultans  préadamites.  Cette 
lettre  fut  confiée  à  deux  bûcherons,  qui 
coupoient  du  bois  dans  une  des  grandes 
forets  de  la  montagne,  et  qui  connoissant 
les  routes  les  plus  courtes,  arrivèrent  eu 
dix  jours  à  Samarah. 


(     152     ) 

La  princesse  Carathis  jouoit  aux  échec» 
avec  Morakanabad,  quand  les  messagers 
arrivèrent.  Depuis  quelques  semaines 
elle  avoit  abandonné  les  hautes  régions  de 
sa  tour,  parce  que  tout  lui  sembloit  en 
confusion  parmi  les  astres,  lorsqu'elle  les 
consultoit  pour  son  fils.  Elle  avoit  beau 
répéter  ses  fumigations,  et  s'étendre  sur 
les  toits,  dans  l'espérance  d'avoir  des 
visions  mystiques  ;  elle  ne  revoit  que  pièces 
de  brocard,  bouquets  et  autres  niaseries 
pareilles.  Cela  l'avoit  jettée  dans  un 
abattement  dont  toutes  les  drogues  qu'elle 
composoit  ne  pouvoient  la  tirer,  et  sa 
dernière  ressource  étoit  Morakanabad, 
bon  homme,  plein  d'une  honnête  confiance, 
mais  qui,  dans  sa  compagnie,  ne  se  trou- 
voit  pas  sur  des  roses. 

Comme  personne  ne  savoit  des  nouvelles 
de  Vathek,  mille  histoires  ridicules  se 
répaudoient  sur  son  compte.  On  conçoit 
donc  avec  quelle  vivacité  Carathis  déca- 
cheta la  lettre,  et  quelle  fut  sa  rage  lors- 
qu'elle apprit  la  lâche  conduite  de  son  fils. 


(     153     ) 

Ah  !  ah  !  dit-elle  ;  je  périrai,  ou  il  péné- 
trera dans  le  palais  du  feu  ;  que  je  meure 
dans  les  flammes,  et  que  Vathek  règne 
sur  le  trône  de  Suleïman!  En  parlant 
ainsi,  elle  fit  la  pirouette  d'une  manière  si 
magique  et  si  effroyable,  que  Morakana- 
bad  en  recula  de  terreur  ;  elle  commanda 
de  préparer  son  grand  chameau  Albou- 
faki,  et  de  faire  venir  la  hideuse  Nerkès 
et  l'impitoyable  Cafour:  je  ne  veux  pas 
d'autre  train,  dit-elle  au  visir;  je  vais  pour 
affaires  pressantes,  ainsi  trêve  de  parade  ; 
vous  aurez  soin  du  peuple  ;  plumez  le 
bien  dans  mon  absence  ;  car  nous  dépen- 
sons beaucoup,  et  on  ne  sait  pas  ce  qui 
arrivera. 

La  nuit  êtoit  très  noire,  et  il  souffloit  de 
la  plaine  de  Catoul  un  vent  mal  sain,  qui 
auroit  rebuté  le  voyageur  le  plus  intré- 
pide ;  mais  Carathis  se  plaisoit  beaucoup 
a  tout  ce  qui  étoit  funeste  :  Nerkès  en 
pensoit  deméme  ;  et  Cafour  avoit  un  goût 
particulier  pour  les  pestilences.  Au  ma- 
tin, cette  gentille  caravane,  guidée  par  les 


(     154     ) 

deux  bûcherons,  s'arrêta  sur  les  bords 
d'un  grand  marais  d'où  s'exhaloit  une  va- 
peur mortelle,  qui  aurait  tué  tout  autre 
animal  qu'Alboufaki,  qui  naturellement 
pompoit  avec  paisir  ces  malignes  odeurs. 
Les  paysans  supplièrent  les  dames  de  ne 
pas  dormir  dans  ce  lieu.  Dormir!  s'écria 
Caratliis  ;  la  belle  idée  !  Je  ne  dors  ja- 
mais que  pour  avoir  des  visions;  et,  quant 
à  mes  suivantes,  elles  ont  trop  d'occupa- 
tions pour  fermer  le  seul  œil  qui  leur 
reste.  Les  pauvres  gens  qui  cominen- 
coient  à  ne  pas  trop  se  plaire  dans  cette 
compagnie,  restèrent  la  gueule  béante. 

Caratliis  mit  pied  à  terre,  aussi  bien 
que  les  négresses  qu'elle  avoit  en  croupe  ; 
et  toutes  s'étant  mises  en  chemise  et  en 
caleçons,  elles  coururent  à  l'ardeur  du  so- 
leil pour  cueillir  des  herbes  vénéneuses, 
dont  il  y  avoit  à  foison  le  long  du  maré- 
cage. Cette  provision  étoit  destinée  pour 
Ja  famille  de  l'Emir,  et  pour  tous  ceux 
qui  pouvoient  apporter  le  moindre  empê- 
chement au  voyage  dlstakhar.     Les  bû\ 


(     155     ) 

cherons  mouroient  de  peur,  en  voyant 
courir  ces  trois  horribles  fantômes,  et  ne 
goûtoient  pas  trop  la  société  d'Alboufaki. 
Ce  fut  bien  pire  lorsque  Carathis  leur  or- 
donna de  se  mettre  en  route,  quoiqu'il  fût 
midi  et  qu'il  fît  une  chaleur  à  calciner  les 
pierres  ;  malgré  tout  ce  qu'ils  purent  dire, 
il  fallut  obéir. 

Alboufaki  qui  aimoit  beaucoup  la  so- 
litude, renifloit  quand  il  appercevoit  la 
moindre  habitation,  et  Carathis  le  gâtant 
à  sa  manière,  se  détournoit  tout  de  suite. 
Il  arriva  de  là  que  les  paysans  ne  purent 
pas  prendre  la  moindre  nourriture  sur  la 
route.  Les  chèvres  et  les  brebis,  que  la 
Providence  sembloit  leur  envoyer,  et  dont 
le  lait  auroit  pu  les  refraîchir  un  peu, 
senfuyoient  à  la  vue  de  l'hideux  animal 
et  de  son  étrange  charge.  Pour  Carathis, 
elle  n'avoit  nul  besoin  de  ces  alimens 
communs,  ayant  inventé  depuis  long-tems 
une  opiate  qui  lui  suffisoit,  et  dont  elle 
faisoit  part  à  ses  chères  muettes. 

A  la  nuit  tombante,  Alboufaki  s'arrêta 


(     156    ) 

tout  court,  et  frappa  du  pied.  Carathis 
connoissoit  ses  allures,  et  comprit  qu'elle 
devoit  être  dans  le  voisinage  d'un  cime- 
tière. En  effet,  la  lune  jettoit  une  pâle 
lueur  qui  lui  fit  bientôt  entrevoir  une  lon- 
gue  muraille,  et  une  porte  à  demi  ouverte 
et  si  élevée,  qu'elle  pouvoit  y  faire  passer 
Alboufaki.  Les  misérables  guides,  qui 
touchoient  à  l'extrémité  de  leurs  jours, 
prièrent  alors  humblement  Carathis  de  les 
enterrer,  puisqu'elle  en  avoit  la  commo-* 
dite,  et  rendirent  l'âme.  Nerkès  et  Cafour 
plaisantèrent  à  leur  manière  sur  la  sottise 
de  ces  gens,  trouvèrent  l'aspect  du  cime- 
tière fort  à  leur  gré,  et  les  sépulchres  bien 
réjouissans  ;  il  y  en  avoit  au  moins  deux 
mille  sur  la  pente  d'une  colline,  Carathis 
trop  occupée  de  ses  grandes  vues  pour 
s'arrêter  à  ce  spectacle,  quelque  charmant 
qu'il  fût  à  ses  yeux,  s'avisa  de  tirer  parti 
de  sa  situation.  Assurémenf,  se  disoit- 
elle,  un  si  beau  cimetière  est  hanté  par  les 
Goules  ;  cette  espèce  ne  manque  pas  d'in- 
telligence ;  comme  j'ai  laissé  mourir  mes 


(     157    ) 

bêtes  de  guides  faute  d'attention,  je  de- 
manderai mon  chemin  aux  Goules,  et  pour 
les  amorcer,  je  les  inviterai  a  se  régaler  de 
ces  corps  frais.  Après  ce  sage  monologue, 
elle  parla  des  doigts  a  Nerkès  et  a  Cafour, 
leur  disant  daller  frapper  aux  tombeaux, 
et  d'y  faire  entendre  leur  joli  ramage. 

Les  négresses,  toutes  joyeuses  de  cet 
ordre,  et  qui  se  promettoient  beaucoup 
de  plaisir  dans  la  compagnie  des  Goules, 
partirent  avec  un  air  de  conquête,  et  se 
mirent  à  faire  toc,  toc,  contre  les  sépul- 
chres.  A  mesure  quelles  frappoient,  on 
entendoit  un  bruit  sourd  dans  la  terre,  les 
sables  se  rem  noient,  et  les  Goules  attirés 
par  la  fraîcheur  des  nouveaux  cadavres, 
sortaient  de  toutes  parts  avec  le  nez  en 
lair.  Tous  se  rendirent  devant  un  cer- 
cueil de  marbre  où  Carathis  étoit  assise 
entre  les  deux  corps  de  ses  malheureux 
conducteurs.  Cette  princesse  reçut  son 
monde  avec  une  politesse  distinguée,  et 
après  avoir  soupe,  on  parla  d'affaires. 
Elle    apprit    bientôt  ce    qu'elle  desiroit 


(     158     ) 

savoir,  et  sans  perdre  de  tems  voulut  se 
remettre  en  marche:  les  négresses  qui 
avoient  commencé  des  liaisons  de  cœur 
avec  les  Goules,  la  supplièrent  de  tous 
leurs  doigts  d'attendre  au  moins  jusqu'à 
l'aurore  ;  mais  Carathis,  qui  étoit  la  vertu 
même  et  ennemie  jurée  des  amours  et  de 
la  mollesse,  rejetta  leur  prière,  et  mon- 
tant sur  Alboufaki,  leur  ordonna  de  s'y 
placer  au  plus  vite.  Pendant  quatre 
jours  et  quatre  nuits,  elle  continua  son 
voyage  sans  s'arrêter.  Le  cinquième,  elle 
traversa  des  montagnes  et  des  forêts  à 
demi  brûlées,  et  arriva  le  sixième  devant 
les  beaux  paravents,  qui  déroboient  à 
tous  les  yeux  les  voluptueux  égaremens 
de  son  fils. 

C'étoit  la  pointe  du  jour:  les  gardes 
ronfloient  à  leurs  postes  en  pleine  sé- 
curité ;  le  grand  trot  d' Alboufaki  les  ré- 
veilla en  sursaut  ;  ils  crurent  voir  des 
spectres  sortis  du  noir  abîme,  et  s'enfui- 
rent sans  autre  cérémonie.  Vathek  étoit 
au  bain  avec  Nouronihar  ;  il  écoutoit  de» 


(     159    ) 

contes  et  se  moquoit  dé  Bababalouk  qui 
les  faisoit.  Alarme  par  les  cris  de  ses 
gardes,  il  sauta  hors  de  l'eau  ;  mais  il  y 
rentra  bien  vite  lorsqu'il  vit  paroître  Ca- 
rathis  :  elle  avançoit  avec  ses  négresses  et 
toujours  montée  sur  Alboufaki,  et  met- 
toit  en  pièces  les  mousselines  et  les  fines 
portières  du  pavillon.  A  cette  appari- 
tion subite,  Nouronihar,  qui  netoit  pas 
toujours  sans  remords,  crut  que  le  mo- 
ment de  la  vengeance  céleste  étoit  arrivé, 
et  se  colla  amoureusement  contre  le  Ca- 
life. Alors  Carathis,  sans  descendre  de 
son  chameau,  et  écumante  de  rage  au 
spectacle  qui  sorfroit  à  sa  chaste  vue, 
éclata  sans  ménagement.  Monstre  à 
deux  têtes  et  à  quatre  jambes,  s'écria- 1- 
elle,  que  signifie  tout  ce  bel  entortillage  ? 
iYas-tu  pas  honte  d'empoigner  ce  tendron 
au  lieu  des  sceptres  des  sultans  préada- 
mites?  C'est  donc  pour  cette  gueuse  que 
tu  as  follement  manqué  aux  conditions 
du  Giaour?  C'est  avec  elle  que  tu  con- 
sumes des   momens  précieux?  Est-ce  là 


(    160    ) 

le  fruit  que  tu  retires  des  belles  connois- 
sances  que  je  t'ai  données?  Est-ce  ici  le 
but  de  ton  voyage  ?  Arrache-toi  des  bras 
de  cette  petite  niaise  ;  noye-la  dans  l'eau, 
et  suis-moi. 

Dans  son  premier  mouvement  de  fu- 
reur, Vathek  avoit  eu  envie  d'éventrer  Al- 
boufaki,  et  de  le  farcir  des  négresses,  et 
même  de  Carathis  ;  mais  les  idées  du 
Giaour,  du  palais  d'Istakhar,  des  sabres 
et  des  talismans,  frappèrent  son  esprit 
avec  la  rapidité  d'un  éclair.  Il  dit  donc 
à  sa  mère  d'un  ton  civil,  quoique  résolu  : 
redoutable  dame,  vous  serez  obéie;  mais 
je  ne  noyerai  pas  Nouronihar.  Elle  est 
plus  douce  que  le  mirabolan  confit;  elle 
aime  beaucoup  les  escarboucles,  et  sur- 
tout celui  de  Giamchid  qu'on  lui  a  pro- 
mis ;  elle  viendra  avec  nous,  car  je  pré- 
tends qu'elle  couche  sur  les  canapés  de- 
Suleïman  ;  je  ne  puis  plus  dormir  sans 
elle.  A  la  bonne  heure,  répondit  Cara- 
this, en  descendant  d'Alboufaki,  qu'elle 
remit  entre  les  mains  des  négresses. 


(     161     ) 

Nouronihar,  quin'avoit  pas  lâché  prise, 
se  rassura  un  peu,  et  dit  tendrement,  au 
Calife  :  cher  souverain  de  mon  cœur,  je 
vous  suivrai,  s'il  le  faut,  jusqu'au-delà  de 
Caf  dans  le  pays  des  Afrites  ;  je  ne  crain- 
drai pas  de  grimper  pour  vous  au  nid  de 
la  Simorgue,  qui,  après  Madame,  est  l'être 
le  plus  respectable  qui  ait  été  créé. 
Voilà,  dit  Carathis,  une  jeune  fille  qui  a 
du  courage  et  des  connoissances.  Nou- 
ronihar en  avoit  assurément  ;  mais  malgré 
toute  sa  fermeté,  elle  ne  pouvoit  s'em- 
pêcher de  penser  quelquefois  aux  grâces 
de  son  petit  Gulchenrouz,  et  aux  journées 
de  tendresse  qu'elle  avoit  passées  avec 
lui  ;  quelques  larmes  mouillèrent  ses 
yeux  et  n'échappèrent  pas  au  Calife  ;  elle 
dit  même  tout  haut  et  par  inadvertance  : 
hélas!  mon  doux  cousin,  que  deviendrez- 
vous  ?  A  ces  mots,  Vathek  fronça  le 
sourcil,  et  Carathis  s'écria;  que  signifient 
ces  grimaces,  qu'a-t-elle  dit?  Le  Calife 
répondit;  elle  donne  mal-à-propos  un 
soupir  à  un  petit  garçon  aux  yeux  lan- 

31 


(     162-    ) 

goureux  et  aux  douces  tresses  qui  lai- 
moit.  Où  est-il  ?  repartit  Carathis,  il  faut 
que  je  fasse  conuoissance  avec  ce  joli  en- 
fant ;  car,  poursuivit-elle  tout  bas,  j'ai 
dessein  avant  de  partir,  de  me  remettre 
en  grâce  avec  le  Giaour  ;  il  n'y  aura 
rien  de  plus  appétissant  pour  lui  que  le 
cœur  d'un  enfant  délicat,  qui  s'abandonne 
aux  premières  impulsions  de  l'amour. 

Vathek,  en  sortant  du  bain,  donna  ordre 
à  Bababalouk  de  rassembler  ses  troupes* 
ses  femmes,  et  les  autres  meubles  de  son 
sérail,  et  de  tout  préparer  pour  partir 
dans  trois  jours.  Quant  à  Carathis,  elle 
se  retira  seule  dans  une  tente,  où  le  Giaour 
l'amusa  avec  des  visions  encourageantes. 
A  son  réveil,  elle  vit  à  ses  pieds  Narkès- 
et  Cafour,  qui,  par  leurs  signes,  lui  ap- 
pirent  qu'ayant  mené  Alboufaki  aux  bords 
d'un  petit  lac  pour  y  brouter  une  mousse 
grise  passablement  vénéneuse,  elles  avoi- 
ent  vu  des  poissons  bleuâtres,  comme  ceux 
du  réservoir  au  haut  de  la  tour  de  Sama- 
rah.     Ah!  ah!  dit-elle,  je  veux  aller  sur 


(     163    ) 

les  lieux  à  1  instant  môme  ;  an  moyen 
d'une  petite  opération,  je  pourrai  rendre 
ces  poissons  oraculaires  ;  ils  m'éclairciront 
beaucoup  de  choses,  et  m'apprendront  où 
est  ce  Gulchenrouz  que  je  veux  absolu- 
ment immoler.  Aussi-tôt  elle  partit  avec 
son  noir  cortège. 

Comme  on  va  vite  dans  les  mauvaises 
entreprises,  Carathis  et  ses  négresses  ne 
tardèrent  pas  d'arriver  au  lac.  Elles  brû- 
lèrent des  drogues  magiques  dont  elles 
étoient  toujours  munies,  et  s'étant  deshabil- 
lées toutes  nues,  elles  entrèrent  dans  leau 
jusqu'au  col.  Narkèset  Cafour  secouèrent 
des  torches  enflammées,  tandis  que  Cara- 
this prononçoit  des  mots  barbares.  Alors, 
tous  les  poissons  mirent  la  tête  hors  de  l'eau, 
qu'ils  agitoient  fortement  avec  leurs  nage- 
oires; et  contraints  par  la  puissance  du 
charme,  ils  ouvrirent  des  bouches  pitoy- 
ables, et  dirent  tous  à  la  fois  :  nous  vous 
sommes  dévoués  depuis  la  tète  jusqu'à  la 
queue;  que  voulez-vous  de  nous?  Poissons, 
dit  Carathis.  je  vous  conjure  par  vos  bril- 
M  2 


(     164    ) 

lantes  écailles  de  me  dire  où  est  le  petit  Gul- 
chenrouz? — De  l'autre  côté  de  ce  rocher, 
Madame,  répondirent  tons  les  poissons  en 
chœur  :  êtes-vous  contente  ?  Nous  ne  le 
sommes  pas  du  tout  de  tenir  ainsi  la  bouche 
ouverte  au  grand  air.  Oui,  repartit  la 
princesse,  je  vois  bien  que  vous  n'êtes  pas 
accoutumés  à  de  longs  discours,  je  vous 
laisserai  en  repos,  quoique  j  au  rois  bien 
d'autres  questions  à  vous  faire.  Sur  cela, 
leau  devint  calme,  et  les  poissons  dispa- 
rurent. 

Carathis,  remplie  du  venin  de  ses  pro- 
jets, escalada  tout  de  suite  le  rocher,  et 
vit  sous  une  feuillée  l'aimable  Gulchen- 
rouz  qui  dormoit,  tandis  que  les  deux 
nains  veilloient  auprès  de  lui,  et  marrao- 
toient  leurs  oraisons.  Ces  petits  person- 
nages avoient  le  don  de  deviner  quand 
quelque  ennemi  des  bons  Musulmans  ap- 
prochoit  ;  ils  sentirent  donc  venir  Cara- 
this qui,  s'arrêtant  tout  court,  se  disoit  à 
elle-même  :  comme  il  penche  mollement 
sa  petite  tête  !  comme  il  est  langoureux 


(    165    ) 

et  blême  !  c'est  précisément  l'enfant  qu'il 
me  fant.  Les  nains  interrompirent  ces 
belles  réflexions  en  se  jettant  sur  elle,  et 
en  l'égratignant  de  toutes  leurs  forces. 
Narkès  et  Cafour  prirent  aussi-tôt  la  dé- 
fense de  leur  mai  tresse,  et  pincèrent  les 
nains  si  fortement,  qu'ils  en  rendirent 
lame,  en  priant  Mahomet  de  faire  tomber 
sa  vengeance  sur  cette  méchante  femme, 
et  sur  toute  sa  famille. 

Au  bruit  que  cet  étrange  combat  faisoit 
dans  le  vallon,  Gulchenrouz  s'éveilla,  fit 
un  furieux  bond,  grimpa  sur  un  figuier,  et, 
gagnant  la  cime  du  rocher,  courut  sans 
prendre  haleine;  enfin,  il  tomba  comme 
mort  entre  les  bras  d'un  bon  vieux  Génie 
qui  chérissoit  les  enfans,  et  s'occupoit  en- 
tièrement à  les  protéger.  Ce  Génie,  fai- 
sant sa  ronde  dans  les  airs,  avoit  fondu 
sur  le  cruel  Giaour  lorsqu'il  grommeloit 
dans  son  horrible  fente,  et  lui  avoit  enlevé 
les  cinquante  petits  garçons  que  Vathek 
avoit  eu  l'impiété  de  lui  sacrifier.  Il  édu> 
quoit  ces  intéressantes  créatures  dans  des 


(    166    ) 

nids  élevés  au-dessus  des  nuages,  et  habi- 
toit  lui-même  un  nid  plus  grand  que  tous 
les  autres  ensemble,  dont  il  avoit  chassé  les 
rocs  qui  Favoient  construit. 

Ces  sûrs  asyles  étoient  défendus  contre 
les  Dives  et  les  Afrites  par  des  banderolles 
flottantes,  sur  lesquelles  étoient  écrits  en 
caractères  d'or,  brillans  comme  l'éclair,  les 
noms  d'Allah  et  du  Prophète.  Alors 
Gulchenrouz,  qui  n'étoit  pas  encore  dés- 
abusé sur  sa  prétendue  mort,  se  crut  dans 
les  demeures  d'une  paix  éternelle.  Il 
s'abandonnoit  sans  crainte  aux  caresses  de 
ses  petits  amis,  qui  tous  se  rassembîoient 
dans  le  nid  du  vénérable  Génie,  et  à  l'envi 
l'un  de  Fautre,  baisoient  le  front  uni,  et  les 
belles  paupières  de  leur  nouveau  cama» 
rade.  C'est  là  qu'  éloigué  des  tracasseries 
de  la  terre,  de  l'impertinence  des  harems, 
de  la  brutalité  des  eunuques  et  de  Fin- 
constance  des  femmes,  il  trouva  sa  vérita- 
ble place.  Heureux,  ainsi  que  ses  com- 
pagnons, les  jours,  les  mois,  les  années 
s'écoulèrent  dans  cette  société  paisible  ; 


(     167     ) 

car  le  Génie,  au  lieu  de  combler  ses  pu- 
piles  de  vaines  connoissances,  et  de  péris- 
sables richesses  les  gratifient  du  don  d'une 
perpétuelle  enfance, 

Carathis,  peu  accoutumée  à  voir  échap- 
per sa  proie,  se  mit  dans  une  colère  épou- 
vantable contre  les  négresses,  qu'elle  ac- 
cusoit  de  n'avoir  pas  saisi  l'enfant  tout  de 
suite,  et  de  s'être  amusées  à  pincer  jus- 
qu'à le  mort  de  petits  nains  qui  ne  signi- 
fioient  rien.  Elle  revint  dans  la  vallée 
en  murmurant  ;  et,  trouvant  que  son  fils 
n'étoit  pas  encore  levé  d'auprès  de  sa 
belle,  elle  passa  sa  mauvaise  humeur  sur 
lui  et  sur  Nouronihar.  Toutefois  elle  se 
consola  par  l'idée  de  partir  le  lendemain 
pour  Istakhar,  et  de  faire  connoissance 
avec  Eblis  même,  au  moyen  des  bons  of- 
fices du  Giaour  ;  mais  le  destin  en  avoit 
ordonné  autrement. 

Sur  le  soir,  comme  cette  princesse  s'en- 
tretenoit  avec  Dilara  qu'elle  avoit  fait 
venir  et  qui  étoit  fort  de  son  goût,  Baba- 
balouk  vint  lui  dire  que  le  ciel  paroissoit 


(     168     ) 

fort  embrasé  du  côté  de  Samarah,  et  sem- 
blent annoncer  quelque  chose  de  funeste. 
Sur  le  champ,  elle  prit  ses  astrolabes  et 
ses  instrumens  magiques,  mesura  la  hau- 
teur des  planètes,  fit  ses  calculs,  et  vit, 
à  son  grand  déplaisir,  qu'il  y  avoit  là 
une  révolte  formidable  ;  que  Motavekel 
profitant  de  l'horreur  qu'inspiroit  sou 
frère,  avoit  soulevé  le  peuple,  se  toit  em- 
paré du  palais,  et  faisoit  le  siège  de  la 
grande  tour,  où  Morakanabad  s'étoit  retiré 
avec  un  petit  nombre  de  ceux  qui  res- 
taient encore  fidèles.  Quoi!  secria-t-elle, 
je  perdrois  ma  tour,  mes  muets,  mes  né- 
gresses, mes  momies,  et  surtout  mon  ca- 
binet dexpériences  qui  m'a  coûté  tant  de 
veilies,  et  cela  sans  savoir  si  mon  étourdi 
de  fils  viendra  à  bout  de  son  aventure  ! 
Non,  je  n'en  serai  pas  la  dupe  ;  je  pars 
dans  l'instant  pour  secourir  Morakanabad 
par  mon  art  redoutable,  et  faire  pleuvoir 
sur  les  conspirateurs,  des  clous  et  des  fer- 
railles ardentes;  j'ouvrirai  mes  magasins 
de  serpens  et  de  torpèdes,  qui  sont  sous 


(    169    ) 

les  grandes  voûtes  de  la  tour  et  que  la 
faim  a  rendus  enragés,  et  nous  verrons  si 
Ton  tiendra  contre  de  tels  assaillans.  En 
parlant  ainsi,  Carathis  courut  à  son  fils, 
qui  banquetait  tranquillement  avec  Nou- 
ronihar  dans  son  beau  pavillon  incarnat. 
Goulu,  que  tu  es,  lui  dit-elle;  sans  ma 
vigilance,  tu  ne  serois  bientôt  que  le  Com- 
mandeur des  tourtes  ;  tes  Croyans  ont 
renié  la  foi  qu'ils  t'avoient  jurée  ;  Mota- 
vekel,  ton  frère,  règne  dans  ce  moment 
sur  la  colline  des  chevaux  pies  ;  et  si  je 
n'avois  pas  quelques  petites  ressources 
dans  notre  tour,  il  ne  lâcheroit  prise  de 
si-tôt.  Mais  afin  de  ne  pas  perdre  de 
teins,  je  ne  te  dirai  que  quatre  mots  ;  plie 
tes  tentes,  pars  ce  soir  même,  et  ne  t'arrête 
nulle  part  à  baliverner.  Quoique  tu  aies 
manqué  aux  conditions  du  parchemin,  il 
me  reste  encore  quelques  espérances;  car, 
il  faut  avouer  que  tu  as  fort  joliment  violé 
les  loix  de  l'hospitalité,  en  séduisant  la 
fille  de  l'Emir,  après  avoir  mangé  de  son 
sel  et  de  son  pain.     Ces  sortes  de  ma,- 


(     170     ) 

nières  ne  peuvent  que  plaire  au  Giaour  ;  et 
si,  dans  la  route,  tu  fais  encore  quelque  pe- 
tit crime,  tout  ira  bien,  et  tu  entreras  en 
triomphe  dans  le  palais  de  Suleïman. 
Adieu!  Alboufaki  et  mes  négresses  m'at-r 
tendent  à  la  porte. 

Le  Calife  n'eut  pas  le  mot  à  répondre; 
il  souhaita  un  bon  voyage  a  sa  mère, 
et  finit  son  souper.  A  minuit,  on  dé- 
campa au  bruit  des  fanfares  et  des  trom- 
pettes ;  mais  on  avoit  beau  tymbaler,  on 
ne  pouvoit  s'empêcher  d'entendre  les  cris 
de  l'Emir  et  de  ses  barbons,  qui  à  force 
de  pleurer,  étoient  devenus  aveugles,  et 
n'avoient  pas  un  poil  de  reste.  Nouroni- 
har,  à  qui  cette  musique  faisoit  de  la  peine, 
fut  fort  aise  quand  elle  ne  fut  plus  à  portée 
de  Fouir.  Elle  étoit  avec  le  Calife  dans 
la  litière  impériale,  et  ils  s'amusoient  à  se 
représenter  toutes  les  magnificences  dont 
ils  dévoient  être  bientôt  entourés.  Les 
autres  femmes  se  tenoient  bien  tristement 
dans  leurs  cages,  et  Dilara  prenoit  pa- 
tience, en  pensant  qu'elle  alloit  célébrer 


(    171    ) 

les  rites  du  feu  sur  les  augustes  terrasses 
dlstakhar. 

En  quatre  jours,  on  se  trouva  dans  la 
riante  vallée  de  Rocnabad,    Le  printems  y 
étoit  dans  toute  sa  vigueur;  et  les  branches 
grotesques    des   amandiers    en   fleurs,  se 
découpoient  sur  l'azur  d'un  ciel  étincelant. 
La  terre  jonchée  d'hyacinthes  et  de  jon- 
quilles,  exhaloit  une   douce  odeur;    des 
milliers  d'abeilles,  et  presque  autant  de 
Santons,  y  faisoient  leur  demeure.      On 
voyoit    alternativement    rangés    sur    les 
bords  du  ruisseau,  des  ruches  et  des  ora- 
toires, dont  la  propreté  et  la  blancheur 
étoient  relevées  par  le  vercl  brun  des  hauts 
cyprès,     Ces  pieux  solitaires  s  amusoient 
à  cultiver  de  petits  jardins,  remplis  de 
fruits,  et  sur-tout  de  melons  musqués,  les 
meilleurs  de  la  Perse.   Quelquefois  on  les 
voyoit  épars  dans  la  prairie,  s'amusant  à 
nourrir   des    paons   plus    blancs   que   la 
neige,   et  des   tourterelles   azurées.      Ils 
étoient  ainsi  occupés,   quand   les  avant- 
coureurs  du  cortège  impérial  crièrent  à 


(     172     ) 

haute  voix  :  habitans  de  Rocnabad,  pros- 
ternez-vous sur  les  bords  de  vos  sources 
limpides,  et  rendez  grâces  au  ciel  qui 
vous  montre  un  rayon  de  sa  gloire;  car 
voici  le  Commandeur  des  Ooyans  qui 
approche. 

Les  pauvres  Santons,  remplis  d'un  saint 
empressement,  se  hâtèrent  d  allumer  des 
cierges  dans  tous  les  oratoires,  déployè- 
rent leurs  Korans  sur  des  lutrins  d'ébène, 
et  allèrent  au  devant  du  Calife,  avec  de 
petits  paniers  remplis  de  figues,  de  miel  et 
de  melons.  Pendant  qu'ils  s'avançoient  en 
procession  et  à  pas  comptés,  les  chevaux, 
les  chameaux  et  les  gardes,  faisoient  un 
horrible  dégât  parmi  les  tulipes,  et  les 
autres  fleurs  de  la  vallée.  Les  Santons 
ne  pou  voient  s'empêcher  de  jetter  un  œil 
de  pitié  sur  ces  ravages,  tandis  que  de 
l'autre,  ils  regardoient  le  Calife  et  le  Ciel. 
TSouronihar,  enchantée  de  ces  beaux  lieux 
qui  lui  rappelloient  les  aimables  solitudes 
de  son  enfance,  pria  Vathek  de  s'arrêter  ; 
mais  ce  prince,  pensant  que  tous  ces  petits 


(     173     ) 

oratoires  pourroient  passer  dans  l'esprit 
du  Giaour  pour  une  habitation,  ordonna 
à  ses  pionniers  de  les  abattre.  Les  San- 
tons restèrent  pétrifiés  pendant  qu'on  exé- 
cutait cet  ordre  barbare;  ils  pleuroient  à 
chaudes  larmes,  et  Vathek  les  fit  chasser 
à  coups  de  pieds  par  des  eunuques.  Alors, 
il  descendit  de  sa  litière  avec  Nouronihar, 
et  ils  se  promenèrent  dans  la  prairie,  tout 
en  cueillant  des  fleurs  et  en  se  disant  des 
gaillardises;  mais  les  abeilles,  qui  étaient 
bonnes  musulmanes,  se  crurent  obligées 
de  venger  la  querelle  de  leurs  chers  maî- 
tres les  Santons,  et  s'acharnèrent  telle- 
ment à  les  piquer,  qu'ils  furent  trop  heu- 
reux que  leurs  tentes  se  trouvassent  prêtes 
pour  les  recevoir. 

Bababalouk,  auquel  l'embonpoint  des 
paons  et  des  tourterelles  n'avoit  pas 
échappé,  en  fit  mettre  tout  de  suite  quel- 
ques douzaines  à  la  broche,  et  autant  en 
fricassées.  On  mangeoit,  on  rioit,  on  trin- 
quoit,  on  blasphémoit  à  plaisir,  quand 
tous  les  Moullahs,  tous  les  Scheiks,  tous 


(     174    ) 

ien  Cadis,  et  tous  les  Imans  de  Schiraz, 
qui  n'avoient  pas  apparemment  rencontre 
les  Santons,  arrivèrent  avec  des  ânes  parés 
de  guirlandes,  de  rubans  et  de  sonnettes 
d'argent,  et  chargés  de  tout  ce  qu'il  y 
avoit  de  meilleur  dans  le  pays.  Ils  pré- 
sentèrent leurs  offrandes  au  Calife,  en  le 
suppliant  d'honorer  leur  ville  et  leurs 
mosquées  de  sa  présence.  Oh  !  pour  cela, 
dit  Vathek,  je  m'en  garderai  bien  ;  j'ac- 
cepte vos  présens,  et  vous  prie  de  me 
laisser  tranquille,  car  je  n'aime  pas  à  ré- 
sister à  la  tentation  :  mais  comme  il  n'est 
pas  décent  que  des  gens  aussi  respecta- 
bles que  vous  s'en  retournent  à  pied,  et 
que  vous  avez  la  mine  d'être  d'assez  mau- 
vais cavaliers,  mes  eunuques  auront  la 
précaution  de  vous  lier  sur  vos  ânes,  et 
prendront  sur-tout  bien  garde  que  vous 
ne  me  tourniez  pas  le  dos  ;  car  ils  savent 
l'étiquette.  Il  y  avoit  parmi  eux  de  vi- 
goureux Scheiks,  qui,  croyant  que  Vathek 
étoit  fou,  en  disoient  tout  haut  leur  opi- 
nion.   Bababalouk  prit  soin  de  les  faire 


(     175     ) 

garrotter  à  doubles   cordes;    et  piquant 
tous  les  ânes  avec  des  épines,  ils  parti- 
rent au  grand  galop,  tout  en  ruant  et  s'en- 
rechoquant  de  la  manière  la  plus  plai- 
ante  du  monde.     Nouronihar  et  son  Ca- 
ife,  jouissoient  à  l'envi  l'un  de  l'autre,  de 
cet    indigne  spectacle;    ils    faisoient    de 
grands  éclats  de  rire,  lorsque  les  vieillards 
tomboient  avec  leur  monture  dans  le  ruis- 
seau, et  que  les  uns  devenoient  boiteux, 
d'autres  manchots,  d'autres  brèche-dents, 
ou  pis  encore. 

On  passa  deux  jours  fort  délicieuse- 
ment à  Rocuabad,  sans  y  être  trouble 
par  de  nouvelles  ambassades.  Le  troi- 
sième, on  se  remit  en  marche  ;  on  laissa 
Schiraz  à  la  droite,  et  on  gagna  une 
grande  plaine  d'où  l'on  découvroit,  à  l'ex- 
trémité de  Thorison,  les  noirs  sommets  des 
montagnes  d'Istakhar. 

A  cette  vue,  le  Calife  et  Nouronihar  ne 
pouvant  contenir  les  transports  de  leur 
aine,  sautèrent  de  la  litière  en  bas,  et  fi- 
mit  des  exclamations  qui  étonnèrent  tous 


(     176    ) 

ceux  qui  étoient  à  portée  de  les  entendre. 
Allons-nous  dans  des  palais  rayonnans  de 
lumière,  se  demandoient-ils  l'un  l'autre, 
ou  bien  dans  des  jardins  plus  délicieux 
que  ceux  de  Sheddad  ?  —  Les  pauvres 
mortels  !  c'est  ainsi  qu'ils  se  répandoient 
en  conjectures  ;  l'abîme  des  secrets  du 
Tout-Puissant  leur  étoit  caché. 

Cependant  les  bons  Génies  qui  veilloient 
encore  un  peu  sur  la  conduite  de  Vathek, 
se  rendirent  dans  le  septième  ciel  au- 
près de  Mahomet,  et  lui  dirent:  miséri- 
cordieux Prophète,  tendez  vos  bras  pro- 
pices à  votre  Vicaire,  ou  il  tombera,  sans 
ressource,  dans  les  pièges  que  les  Dives 
nos  ennemis  lui  ont  dressés  :  le  Giaour 
l'attend  dans  l'abominable  palais  du  few 
souterrein  ;  s'il  y  met  le  pied,  il  est  perdu 
sans  retour.  Mahomet  répondit  avec  in- 
dignation; il  n'a  que  trop  mérité  d'être 
laissé  à  lui-même  ;  toutefois,  je  consens 
que  vous  fassiez  encore  un  effort  pour  le 
détourner  de  son  entreprise. 

Soudain  un  bon   Génie   prit  la  figure 


(    177    ) 

d'un  berger,  plus  renommé  pour  sa  piété, 
que  tous  les  derviches  et  les  santons  du 
pays  ;  il  se  plaça  sur  la  pente  d'une  petite 
colline  auprès  d'un  troupeau  de  brebis 
blanches,  et  commença  à  jouer  sur  un  in- 
strument inconnu,  des  airs  dont  la  tou- 
chante mélodie  pénétroit  l'ame,  réveilloit 
les  remords,  et  chassoit  toute  pensée  fri- 
vole. A  des  sons  si  énergiques,  le  soleil 
se  couvrit  d'un  sombre  nuage,  et  les  eaux 
cTujé  petit  lac  plus  claires  que  le  crystal, 
devinrent  rouges  comme  du  sang.  Tous 
ceux  qui  composoient  le  pompeux  cortège 
du  Calife  furent  attirés,  comme  malgré 
eux,  du  côté  de  la  colline  ;  tous  baissèrent 
les  yeux,  et  restèrent  consternés  ;  chacun 
se  reprochoit  le  mal  qu'il  avoit  fait:  le 
cœur  battoit  à  Dilara  ;  et  le  chef  des  eu- 
nuques, d'un  air  contrit,  demancloit  pardon 
aux  femmes  de  ce  qu'il  les  avoit  souvent 
tourmentées  pour  sa  propre  satisfaction. 

Yathek  et  Nouronihar  pâlissoient  dans 
leur  litière,  et  se  regardant  d'un  œil  ha- 
gard, se  reprochoient  à  eux  mêmes,  l'un, 
N 


(     178    ) 

mille  crimes  des  plus  noirs,  mille  projets 
dune  ambition  impie  ;  et  l'autre,  la  déso- 
lation de  sa  famille,  et  la  perte  de  Gul- 
chenrouz.     Nouronihar  croyoit  entendre 
dans  cette  fatale  musique,  les  cris  de  son 
père  expirant,  et  Vathek,  les  sanglots  des 
cinquante  enfans  qu'il  avoit  sacrifiés  au  Gi- 
aour.    Dans  ces  angoisses,  ils  étoient  tou- 
jours entraînés  vers  le  berger.    Sa  physio- 
nomie avoit  quelque  chose  de  si  imposant, 
que  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  Vathek 
perdit  contenance,  tandis  que  Nouronihar 
se  cachoit  le  visage  avec  les  mains.     La 
musique  cessa  ;  et  le  Génie  adressant  la 
parole  au  Calife,  lui  dit  :  Prince  insensé, 
à  qui  la  Providence  a  confié  le  soin   des 
peuples  !  est-ce  ainsi  que  tu  réponds  à  ta 
mission  ?  Tu  as  mis  le  comble  à  tes  crimes  ; 
te  hâtes-tu  à  présent  de  courir  à  ton  châ- 
timent ?     Tu  sais  qu'au-delà  de  ces  mon- 
tagnes, Eblis  et  ses  Dives  maudits  tiennent 
leur  funeste  empire,  et  séduit  par  un  ma- 
lin fantôme,  tu  vas  te  livrer  à  eux  !     C'est 
ici  le  dernier  instant  de  grâce  qui  t'est 


(    179    ) 

donné  :  abandonne  ton  atroce  dessein,  re- 
tourne sur  tes  pas,  rends  Nouronihar  à 
son  père  qui  a  encore  quelque  reste  de  vie, 
détruis  la  tour  avec  toutes  ses  abomina- 
tions, chasse  Carathis  de  tes  conseils,  sois 
juste  envers  tes  sujets,  respecte  les  Minis- 
tres du  Prophète,  répare  tes  impiétés  par 
une  vie  exemplaire,  et,  au  lieu  de  passer  tes 
jours  dans  les  voluptés,  va  pleurer  tes 
crimes  sur  les  tombeaux  de  tes  pieux  ancê- 
tres !  Vois-tu  ces  nuages  qui  te  cachent  le 
soleil  ?  Au  moment  que  cet  astre  reparoî- 
tra,  si  ton  cœur  n'est  pas  changé,  le  tems 
de  la  miséricorde  sera  passé  pour  toi. 

Vathek,  saisi  de  crainte  et  chancelant, 
étoit  sur  le  point  de  se  prosterner  devant 
le  berger  qu'il  sentit  bien  devoir  être  d'une 
nature  supérieure  à  l'homme  ;  mais  son 
orgueil  l'emporta,  et  levant  audacieuse- 
ment  la  tête,  il  lui  lança  un  de  ses  terribles 
regards.  Qui  que  tu  sois,  lui  dit-il,  cesse 
de  me  donner  d'inutiles  avis.  Ou  tu  veux 
me  tromper,  ou  tu  te  trompes  toi-même  : 
si  ce  que  j'ai  fait  est  aussi  criminel  que 
n  2 


(     180     ) 

tu  le  prétends,  il  ne  sauroit  y  avoir  pour 
moi  un  moment  de  grâce  :  j'ai  nagé  dans 
une  mer  de  sang  pour  arriver  à  une  puis- 
sance qui  fera  trembler  tes  semblables  ; 
ne  te  flatte  donc  pas  que  je  recule  à  la  vue 
du  port,  ni  que  je  quitte  celle  qui  m'est 
plus  chère  que  la  vie  et  que  ta  miséricorde. 
Que  le  soleil  reparoisse>  qu'il  éclaire  ma  car- 
rière, que  m'importe  où  elle  finira!  En  di- 
sant ces  mots,  qui  firent  frémir  le  Génie  lui- 
même,  Vathek  se  précipita  dans  les  bras  de 
Nouronihar,  et  commanda  de  forcer  les 
chevaux  à  reprendre  la  grande  route. 

On  n'eut  pas  de  peine  à  exécuter  cet 
ordre  ;  l'attraction  n'existoit  plus,  le  soleil 
avoit  repris  tout  l'éclat  de  sa  lumière,  et 
le  berger  avoit  disparu  en  jettant  un  cri 
lamentable.  La  fatale  impression  de  la 
musique  du  Génie,  étoit  cependant  restée 
dans  le  cœur  de  la  plupart  des  gens  de 
Vathek  ;  ils  se  regardoient  les  uns  les 
autres  avec  effroi.  Dès  la  nuit  même  pres- 
que tous  s'échappèrent,  et  il  ne  resta  de  ce 
nombreux  cortège  que  le  chef  des  eunuques, 


(     181     ) 

quelques  esclaves  idolâtres,  Dilara,  et  un 
petit  nombre  d'autres  femmes,  qui  suivoient 
comme  elle  la  religion  des  Mages. 

Le  Calife,  dévoré  par  l 'ambition  de 
donner  des  loix  aux  intelligences  téné- 
breuses, s'embarrassa  peu  de  cette  déser- 
tion. Le  bouillonnement  de  son  sang 
l'empêchant  de  dormir,  il  ne  campa  plus 
comme  à  l'ordinaire.  Nouronihar,  dont 
l'impatience  surpassoit,  s'il  se  peut,  la 
sienne,  le  pressoit  de  hâter  sa  marche,  et 
pour  l'étourdir,  lui  prodiguoit  mille  ten- 
dres caresses.  Elle  se  croyoit  déjà  plus 
puissante  que  Balkis,  et  s'imaginoit  voir 
les  Génies  prosternés  devant  l'estrade  de 
son  trône.  Ils  s'avancèrent  ainsi  au  clair 
de  la  lune  jusqu'à  la  vue  de  deux  rochers 
élancés,  qui  formoient  comme  un  portail 
à  l'entrée  du  vallon  dont  l'extrémité  étoit 
terminée  par  les  vastes  ruines  d'Istakhar. 
Presqu'au  sommet  de  la  montagne,  on 
découvroit  la  façade  de  plusieurs  sépul- 
cres de  Rois,  dont  les  ombres  de  la  nuit 
augmentoient  l'horreur.      On   passa    par 


(     182     ) 

deux  bourgades  presque  entièrement  dé- 
sertes. Il  n'y  restoit  plus  que  deux  ou 
trois  foibles  vieillards,  qui,  en  voyant  les 
chevaux  et  les  litières,  se  mirent  à  genoux, 
en  s'écriant  :  Ciel  !  est-ce  encore  de  ces 
fantômes  qui  nous  tourmentent  depuis  six 
mois  ?  Hélas  !  nos  gens  effrayés  de  ces 
étranges  apparitions  et  du  bruit  qu'on  en- 
tend sous  les  montagnes,  nous  ont  aban- 
donnés à  la  merci  des  esprits  malfaisans  I 
Ces  plaintes  sembloient  de  mauvais  au- 
gure au  Calife;  il  fit  passer  ses  chevaux 
sur  les  corps  des  pauvres  vieillards,  et 
arriva  enfin  au  pied  de  la  grande  terrasse 
de  marbre  noir.  Là,  il  descendit  de  sa 
litière  avec  Nouronihar.  Le  cœur  palpi- 
tant et  portant  des  regards  égarés  sur 
tous  les  objets,  ils  attendirent  avec  un 
tressaillement  involontaire,  l'arrivée  du 
Giaour  ;  mais  rien  ne  l'annonçoit  encore. 
Un  silence  funèbre  régnoit  dans  les  airs 
et  sur  la  montagne.  La  lune  réfléchissoit 
sur  la  grande  plate-forme  l'ombre  des 
hautes  colonnes  qui  s'élevoient  de  la  ter- 


(     183    ) 

rasse  presque  jusqu'aux  nues.  Ces  triste» 
phares,  dont  le  nombre  pouvoit  à  peine  se 
compter,  n'étoient  couverts  d'aucun  toit; 
et  leurs  chapiteaux,  d  une  architecture  in- 
connue dans  les  annales  de  la  terre,  ser- 
voient  de  retraite  aux  oiseaux  nocturnes, 
qui,  alarmés  à  l'approche  de  tant  de 
monde,  s'enfuirent  en  croassant. 

Le  chef  des  eunuques,  transi  de  peur, 
supplia  Vathek  de  permettre  qu'on  allu- 
mât du  feu,  et  qu'on  prît  quelque  nourri- 
ture. Non,  non,  répondit  le  Calife,  il 
n'est  plus  tems  de  penser  à  ces  sortes  de 
choses  ;  reste  où  tu  es,  et  attends  mes 
ordres.  En  disant  ces  mots  d'un  ton 
fernie,  il  présenta  la  main  à  Nouronihar, 
et  montant  les  degrés  d'une  vaste  rampe, 
parvint  sur  la  terrasse  qui  étoit  pavée  de 
carreaux  de  marbre,  et  semblable  à  un 
lac  uni,  où  nulle  herbe  ne  peut  croître. 
A  la  droite,  étoient  les  phares  rangés  de- 
vant les  ruines  d'un  palais  immense,  dont 
les  murs  étoient  couverts  de  diverses  fi- 
gures ;  en  face,  on  voyoit  les  statues  gi- 


(     184     ) 

gantesques  de  quatre  animaux  qui  tenoient 
du  griffon  et  du  léopard,  et  qui  inspiroient 
l'effroi  ;  non  loin  d  eux,  on  clistinguoit  à  la 
clarté  de  la  lune,  qui  donnoit  particulière- 
ment sur  cet  endroit,  des  caractères  sem- 
blables à  ceux  qui  étoient  sur  les  sabres 
du  Giaour  ;  ils  avoient  la  même  vertu  de 
changer  à  chaque  instant;  enfin,  ils  se 
fixèrent  en  lettres  arabes,  et  le  Calife  y 
lut  ces  mots:  Vathek,  tu  as  manqué  aux 
conditions  de  mon  parchemin  ;  tu  méri- 
terois  d'être  renvoyé;  mais  en  faveur  de 
ta  compagne  et  de  tout  ce  que  tu  as  fait 
pour  l'acquérir,  Eblis  permet  qu'on  t'ouvre 
la  porte  de  son  palais,  et  que  le  feu  sou- 
terrein  te  compte  parmi  ses  adorateurs. 

A  peine  avoit-il  lu  ces  mots,  que  la 
montagne  contre  laquelle  la  terrasse  étoit 
adossée  trembla,  et  que  les  phares  semblè- 
rent s'écrouler  sur  leurs  têtes.  Le  rocher 
s'entr'ouvrit,  et  laissa  voir  dans  son  sein 
un  escalier  de  marbre  poli,  qui  paroissoit 
devoir  toucher  à  l'abîme.  Sur  chaque  de- 
gré étoient  posés  deux  grands  cierges,  sem- 


(     1*5    ) 

Mablcs  à  eux  que  Nouronihar  avoit  vus 
dans  sa  \  iston,  et  dont  la  vapeur  camphrée 
sYl.  \<>it  en  tourbillon  sous  la  voûte. 

Ce  spectacle»  an  lieu  d'effrayer  la  fille 
de  PakreddÎD,  lui  donna  un  nouveau  cou- 
rage; elle  ne  daigna  pas  seulement  pren- 
dre congé  de  la  lune  et  du  firmament,  et 
sans  hésiter,  quitta  l'air  pur  de  l'atmos- 
phère, pour  se  plonger  dans  des  exhalai- 
sons infernales.  La  marche  de  ces  deux 
impies,  et<»it  fière  et  décidée.  En  descen- 
dant à  la  vive  lumière  de  ces  flambeaux, 
ils  s'admiroient  Tun  l'autre,  et  se  trou- 
\ <»ient  si  resplendissait*  qu'ils  se  croyoient 
t]c>  intelligences  célestes.  La  seule  chose 
(jiii  leur  donnoit  de  l'inquiétude,  c'étoit 
que  les  <l<  gréa  ne  Ginissoient  point  Comme 
ils  se  hàtoîent  avec  une  ardente  impati- 
ence, leurs  pas  s'accélérèrent  à  un  point 
qu'ils  serabloient  tomber  rapidement  dans 
OD  précipice,  plutôt  que  marcher;  à  la 
fin,  ils  furent  arrêtes  par  un  grand  portail 
d'ébène  que  le  Calife  n'eut  pas  de  peine 
à  reconnottre;   c'étoit  là  que  le  Giaour 


(    186    ) 

l'attendoit  avec  une  clef  d'or  à  la  main. 
Soyez  les  bien-venus  en  dépit  de  Maho- 
met et  de  toute  sa  séquelle,  leur  dit-il  avec 
son  affreux  sourire  ;  je  vais  vous  intro- 
duire dans  ce  palais,  ou  vous  avez  si  bien 
acquis  une  place.  En  disant  ces  mots  il 
toucha  de  sa  clef  la  serrure  émaillée,  et 
aussi-tôt  les  deux  battans  s'ouvrirent  avec 
un  bruit  plus  fort  que  le  tonnerre  de  la 
canicule,  et  se  refermèrent  avec  le  même 
bruit  dès  le  moment  qu'ils  furent  entrés. 

Le  Calife  et  Nouronihar  se  regardèrent 
avec  étonnement,  en  se  voyant  dans  un 
lieu  qui,  quoique  voûté,  étoit  si  spacieux 
et  si  élevé  qu'ils  le  prirent  d'abord  pour 
une  plaine  immense.  Leurs  yeux  s'accou- 
tumant  enfin  à  la  grandeur  des  objets,  ils 
découvrirent  des  rangs  de  colonnes  et 
des  arcades  qui  ail  oient  en  diminuant,  et 
se  terminoient  en  un  point  radieux  comme 
le  soleil,  lorsqu'il  darde  sur  la  mer  ses  der- 
niers rayons.  Le  pavé,  semé  de  poudre 
d'or  et  de  safran,  exhaloit  une  odeur  si 
subtile,  qu'ils  en  furent  comme  étourdis. 


(     187     ) 

Ils  avancèrent  cependant,  et  remarquè- 
rent une  infinité  de  cassolettes  où  brû- 
loient  de  l'ambre  gris  et  du  bois  d'aloës. 
Entre  les  colonnes,  étoient  des  tables  cou- 
vertes d'une  variété  innombrable  de  mets  et 
de  toutes  sortes  de  vins  qui  pétilloient  dans 
des  vases  de  crystal.  Une  foule  de  Ginns 
et  autres  Esprits  follets  des  deux  sexes, 
dansoient  lascivement  par  bandes  au  son 
dune  musique,  quirésonnoit  sous  leurs  pas. 
Au  milieu  de  cette  salle  immense,  se 
promenoit  une  multitude  d'hommes  et  de 
femmes,  qui  tous,  tenant  la  main  droite  sur 
le  cœur,  ne  faisoient  attention  à  nul 
objet,  et  gardoient  un  profond  silence. 
Ils  étoient  tous  pales  comme  des  cadavres, 
et  leurs  yeux  enfoncés  dans  leurs  têtes, 
ressembloient  à  ces  phosphores  qu'on  ap- 
perçoit  la  nuit  dans  les  cimetières.  Les 
uns  étoient  plongés  dans  une  profonde 
rêverie  ;  les  autres  écumoient  de  rage, 
et  couroient  de  tous  côtés  comme  des  ti- 
gres blessés  d'un  trait  empoisonné  ;  tous 
s'évitoient  ;    et    quoiqu  au    milieu    d'une 


(     188     ) 

foule,    chacun   erroit  au   hasard,   comme 
s'il  eût  été  seul. 

A  l'aspect  de  cette  funeste  compagnie, 
Vathek  et  Nouronihar  se  sentirent  glacés 
d'effroi.  Ils  demandèrent  avec  import u- 
nité  au  Giaour,  ce  que  tout  cela  signifioit, 
et  pourquoi  tous  ces  spectres  ambulans 
n'ôtoient  jamais  leur  main  droite  de  des- 
sus leur  cœur  ?  Ne  vous  embarrassez  pas 
de  tant  de  choses  à  l'heure  qu'il  est,  leur 
répondit-il  brusquement,  vous  saurez  tout 
dans  peu  ;  hâtons-nous  de  nous  présenter 
devant  Eblis.  Ils  continuèrent  donc  à 
marcher  à  travers  tout  ce  monde  ;  mais 
malgré  leur  première  assurance,  ils  n'a- 
v oient  pas  le  courage  de  faire  attention 
aux  perspectives  des  salles  et  des  galeries, 
qui  s'ouvroient  à  droite  et  à  gauche:  elles 
étoient  toutes  éclairées  par  des  torches 
ardentes,  et  par  des  brasiers  dont  la 
flamme  s'élevoit  en  pyramide,  jusqu'au 
centre  de  la  voûte.  Ils  arrivèrent  enfin 
en  un  lieu,  où  de  longs  rideaux  de  brocard 
cramoisi  et  or,  tomboient  de  toutes  parts 


(     139    ) 

dans  une  confusion  imposante.  Là,  on 
n'entendoit  plus  les  chœurs  de  musique 
ni  les  danses  ;  la  lumière  qui  y  pénétroit, 
sembloit  venir  de  loin. 

Yathek  et  Nouronihar  se  firent  jour  à 
travers  ces  draperies,  et  entrèrent  dans  un 
vaste  tabernacle  tapissé  de  peaux  de  léo- 
pards. Un  nombre  infini  de  vieillards  à 
longue  barbe,  d'Afrites  en  complette  ar- 
mure, étoient  prosternés  devant  les  degrés 
d'une  estrade,  au  haut  de  laquelle,  sur  un 
globe  de  feu,  paroissoit  assis  le  redoutable 
Eblis.  Sa  figure  étoit  celle  d'un  jeune 
homme  de  vingt  ans,  dont  les  traits  no- 
bles et  réguliers,  sembloient  avoir  été 
flétris  par  des  vapeurs  malignes.  Le  dé- 
sespoir et  l'orgueil  étoient  peints  dans  ses 
grands  yeux,  et  sa  chevelure  ondoyante 
tenoit  encore  un  peu  de  celle  d'un  ange  de 
lumière.  Dans  sa  main  délicate,  mais 
noircie  par  la  foudre,  il  tenoit  le  sceptre 
d'airain,  qui  fait  trembler  le  monstre  Ou- 
ranbad,  les  A  frites,  et  toutes  les  puis- 
sances de  l'abîme. 


(     190     ) 

A  cette  vue,  le  Calife  perdit  toute  con- 
tenance, et  se  prosterna  la  face  contre 
terre.  Nouronihar,  quoiqu'éperdue,  ne 
pouvoit  s'empêcher  d'admirer  la  forme 
d'Eblis,  car  elle  s'étoit  attendu  à  voir 
quelque  géant  effroyable.  Eblis,  d'une 
voix  plus  douce  qu'on  auroit  pu  la  sup- 
poser, mais  qui  portoit  la  noire  mélan- 
colie dans  l'ame,  leur  dit  :  créatures  d'ar- 
gile, je  vous  reçois  dans  mon  empire  ; 
vous  êtes  du  nombre  de  mes  adorateurs  ; 
jouissez  de  tout  ce  que  ce  palais  offre  à 
votre  vue,  des  trésors  des  Sultans  préada- 
mites,  de  leurs  sabres  foudroyans,  et  des 
talismans  qui  forceront  les  Dires  à  vous 
ouvrir  les  souterreins  de  la  montagne 
de  Caf,  qui  communiquent  à  ceux-ci. 
Là,  vous  trouverez  de  quoi  contenter 
votre  curiosité  insatiable.  Il  ne  tiendra 
qu'à  vous  de  pénétrer  dans  la  forteresse 
d'Aherman,  et  dans  les  salles  d'Argenk 
où  sont  peintes  toutes  les  créatures  rai- 
sonnables, et  les  animaux  qui  ont  habité 
la   terre,    avant  la   création  de   cet  être 


(    191    ) 

méprisable  que  vous  appeliez  le  père  de» 
hommes. 

Vathek  et  Nouronihar  se  sentirent  con- 
solés et  rassurés  par  cette  harangue.  Ils 
dirent  avec  vivacité  au  Giaour;  condui- 
sez-nous bien  vite  au  lieu  où  sont  ces 
talismans  précieux.  Venez,  répondit  ce 
jnéchant  Dive,  avec  sa  grimace  perfide, 
venez,  vous  posséderez  tout  ce  que  notre 
maître  vous  promet,  et  bien  davantage. 
Alors  il  leur  rit  enfiler  une  longue  allée, 
qui  communiquoit  au  tabernacle;  il  mar- 
choit  le  premier  a  grands  pas,  et  ses  mal- 
heureux disciples  le  suivoient  avec  joie. 
Ils  arrivèrent  à  une  salle  spacieuse,  cou- 
verte d'un  dôme  fort  élevé,  et  autour  de 
laquelle  on  voyoit  cinquante  portes  de 
bronze,  fermées  avec  des  cadenats  dacier. 
Il  régnoit  en  ce  lieu  une  obscurité  funè- 
bre, et  sur  des  lits  d'un  cèdre  incorrup- 
tible, étoient  étendus  les  corps  décharnés 
des  fameux  Rois  préadamites,  jadis  Mo 
uarques  universels  sur  la  terre.  Ils  avoi- 
ent  encore  assez  de  vie  pour  connoître 


(     192     ) 

leur  déplorable  état;  leurs  yeux  conser- 
voient  un  triste  mouvement  ;  ils  s'entre- 
regardoient  languissamment  les  uns  les  au- 
tres, et  tenoient  tous  la  main  droite  sur 
leur  cœur.  A  leurs  pieds  on  voyoit  des 
inscriptions  qui  retraçoient  les  évènemens 
de  leur  règne,  leur  puissance,  leur  orgueil 
et  leurs  crimes.  Soliman  Raad,  Soliman 
Daki,  et  Soliman  dit  Gian  Ben  Gian,  qui, 
après  avoir  enchaîné  les  Dives  dans  les 
ténébreuses  cavernes  de  Caf,  devinrent  si 
présomptueux,  qu'ils  doutèrent  de  la  puis- 
sance suprême,  tenoient  la  un  rang  distin- 
gué; mais  non  pas  comparable  à  celui  du 
prophète  Suleïman  Ben  Daoud. 

Ce  Roi  si  renommé  par  sa  sagesse,  étoit 
sur  la  plus  haute  estrade,  et  immédiate- 
ment sous  le  dôme.  Il  paroissoit  avoir 
plus  de  vie  que  les  autres;  et  quoiqu'il 
poussât  de  tems  en  tems  de  profonds  sou- 
pirs, et  tînt  la  main  droite  sur  le  cœur 
comme  ses  compagnons,  son  visage  étoit 
plus  serein  ;  et  il  sembloit  être  attentif  au 
bruit  d'une  cataracte  d'eau  noire,   qu'on 


(     193     ) 

entrevoyoit  à  travers  l'une  des  portes  qui 
étoit  grillée.  Nul  autre  bruit  n'interrom- 
poit  le  silence  de  ces  lieux  lugubres.  Une 
rangée  de  vases  d  airain,  entouroit  l'es- 
trade. Ote  les  couvercles  de  ces  dépôts 
cabalistiques,  dit  le  Giaour  à  Vathek  ; 
prends  les  talismans  qui  briseront  toutes 
ces  portes  de  bronze,  et  te  rendront  le 
maître  des  trésors  quelles  renferment  et 
des  Esprits  qui  en  ont  la  garde. 

Le  Calife,  que  cet  appareil  sinistre 
avoit  entièrement  déconcerté,  s'approcha 
des  vases  en  chancelant,  et  pensa  expirer 
de  terreur,  quand  il  entendit  les  gémisse- 
mens  de  Suleïman,  que  dans  son  trouble 
il  avoit  pris  pour  un  cadavre.  Alors, 
une  voix  sortant  de  la  bouche  livide  du 
prophète,  articula  ces  mots  :  Pendant  ma 
vie,  j'occupai  un  trône  magnifique.  A 
ma  droite  étoient  douze  mille  sièges  d'or, 
où  les  patriarches  et  les  prophètes  écou- 
toient  ma  doctrine  ;  à  ma  gauche,  les 
sages  et  les  docteurs,  sur  autant  de  trônes 
d'argent,  assistoient  à  mes  jugemens, 
o 


(     194     ) 

Tandis  que  je  rendois  ainsi  justice  à  des 
multitudes  innombrables,  les  oiseaux  vol- 
tigeant sans  cesse  sur  ma  tête,  me  ser- 
voient  de  dais  contre  les  ardeurs  du  so- 
leil. Mon  peuple  rleurissoit  ;  mes  palais 
s'élevoient  jusqu'aux  nues  :  je  bâtis  un 
temple  au  Très-Haut,  qui  fut  la  merveille 
de  l'univers  ;  mais  je  me  laissai  lâchement 
entraîner  par  l'amour  des  femmes,  et  par 
une  curiosité  qui  ne  se  bornoit  pas  aux 
choses  sublunaires.  J'écoutai  les  conseils 
d'Aherman,  et  de  la  fille  de  Pharaon  ; 
j'adorai  le  feu  et  les  astres;  et  quittant  la 
ville  sacrée,  je  commandai  aux  Génies 
de  construire  les  superbes  palais  d'Istak- 
har  et  la  terrasse  des  phares,  dont  cha- 
cun êtoit  dédié  à  une  étoile.  Là,  pen- 
dant un  tems,  je  jouis  en  plein  de  la 
splendeur  du  trône  et  des  voluptés  :  non- 
seulement  les  hommes,  mais  encore  les 
Génies  m'étoient  soumis.  Je  commençois 
à  croire,  ainsi  que  l'ont  fait  ces  malheureux 
Monarques  qui  m'entourent,  que  la  ven- 
geance céleste  étoit  assoupie,  lorsque  la 


(     195    ) 

foudre  brisa  mes  édifices  et  me  précipita 
dans  ce  lieu.  Je  n'y  suis  cependant  pas, 
comme  tous  ceux  qui  l'habitent,  entière- 
ment dépourvu  d'espérance.  Un  ange  de 
lumière  m'a  fait  savoir,  qu'en  considération 
de  la  piété  de  mes  jeunes  ans,  mes  tour- 
mens  finiront  lorsque  cette  cataracte  (je 
compte  les  goûtes)  cessera  de  couler  : 
mais  hélas!  quand  arrivera  ce  tems  si  dé- 
siré? Je  souffre,  je  souffre,  un  feu  impi- 
toyable dévore  mon  cœur. 

En  disant  ces  mots,  Suleïman  éleva  ses 
deux  mains  vers  le  ciel  en  signe  de  sup- 
plication, et  le  Calife  vit  que  son  sein  étoit 
d'un  crystal  transparent,  au  travers  duquel 
on  découvroit  son  cœur  brûlant  dans  les 
flammes.  A  cette  terrible  vue,  Nouronihar 
tomba  comme  pétrifiée  dans  les  bras  de 
Yathek:  ôGiaour!  s'écria  ce  malheureux 
prince,  dans  quel  lieu  nous  as-tu  conduits  ? 
Laisse-nous  en  sortir;  je  te  tiens  quitte  de 
toutes  tes  promesses.  O  Mahomet!  n'y 
a-t-il  plus  de  miséricorde  pour  nous?  Non, 
il  n'y  en  a  plus,  répondit  le  malfaisant 
o2 


(    196    ) 

Dive  ;  sache  que  c'est  ici  le  séjour  du  dé- 
sespoir et  de  la  vengeance;  ton  cœur  sera 
embrasé  comme  celui  de  tous  les  adora- 
teurs d'  Eblis;  peu  de  jours  te  sont  donnés 
avant  ce  terme  fatal,  employe-les  comme 
tu  voudras  ;  couche  sur  des  monceaux 
d'or,  commande  aux  puissances  infer- 
nales ;  parcours  tous  ces  immenses  sou- 
terreins  à  ton  gré,  aucune  porte  ne  te  sera 
fermée;  quant  à  moi  j'ai  rempli  ma  mis- 
sion, et  je  te  laisse  à  toi-même.  En  disant 
ces  mots,  il  disparut. 

Le  Calife  et  Nouronihar  restèrent  dans 
un  accablement  mortel  ;  leurs  larmes  ne 
pouvoient  couler  ;  à  peine  pouvoient-ils  se 
soutenir;  enfin,  ils  se  prirent  tristement 
par  la  main,  et  sortirent  en  chancelant  de 
cette  salle  funeste,  sans  savoir  où  ils  al- 
loient.  Toutes  les  portes  s'ouvroient  à 
leur  approche,  les  Dives  se  prosternoient 
devant  leurs  pas,  des  magasins  de  richesses 
se  déployoient  à  leurs  yeux;  mais  ils  iva- 
voient  plus  ni  curiosité,  ni  orgueil,  ni  ava- 
rice.    Avec  Ja  même,  indifférence,  ils  en- 


(    197    ) 

tendoient  les  chœurs  desGinns,  et  voy oient 
les  superbes  repas  qui  étoient  étalés  de 
toutes  parts.  Ils  alloient  errant  de 
chambre  en  chambre,  de  salle  en  salle, 
dallée  en  allée,  tous  autant  de  lieux 
sans  bornes  et  sans  limites,  tous  éclairés 
par  une  sombre  lueur,  tous  parés  avec  la 
même  triste  magnificence,  tous  parcourus 
par  des  gens  qui  cher  choient  le  repos  et 
le  soulagement;  mais  qui  le  cherchoient 
en  vain,  puisqu'ils  portoient  par-tout  un 
cœur  tourmenté  dans  les  flammes.  Evités 
de  tous  ces  malheureux  qui,  par  leurs  re- 
gards, sembloient  se  dire  les  uns  aux  au 
très,  c'est  toi  qui  mas  séduit,  c'est  toi  qui 
m'as  corrompu,  ils  se  tenoient  à  l'écart, 
et  attendoient  dans  une  angoisse  effroyable 
le  moment  qui  devoit  les  rendre  sembla- 
bles à  ces  objets  de  terreur. 

Quoi  !  disoit  Nonronihar,  le  tems  vieil- 
dra-t-il  que  je  retirerai  ma  main  de  la 
tienne?  Ah!  disoit  Yathek,  mes  yeux 
cesseront-ils  jamais  de  puiser  à  longs  traits 
la  volupté  dans  les  tiens?     Les  doux  mo- 


(     198     ) 

mens  que  nous  avons  passés  ensemble  me 
seront-ils  en  horreur?  Non,  ce  n'est  pas 
toi  qui  mas  mené  dans  ce  lieu  détestable, 
ce  sont  les  principes  impies  par  lesquels 
Carathis  a  perverti  ma  jeunesse,  qui  ont 
causé  ma  perte  et  la  tienne  :  ah  !  que  du 
moins  elle  souffre  avec  nous  !  En  disant 
ces  douloureuses  paroles,  il  appella  un 
Afrite  qui  attisoit  un  brasier,  et  lui  or- 
donna d'enlever  la  princesse  Carathis  du 
palais  de  Samarah,  et  de  la  lui  amener. 

Après  avoir  donné  cet  ordre,  le  Calife 
et  Nouronihar  continuèrent  de  marcher 
dans  la  foule  silencieuse,  jusqu'au  mo- 
ment où  ils  entendirent  parler  au  bout 
d'une  galerie.  Présumant  que  c'étaient 
des  malheureux  qui,  comme  eux,  n'avoient 
pas  encore  reçu  leur  arrêt  final,  ils  se 
dirigèrent  d'après  le  son  des  voix,  et 
trouvèrent  qu'elles  partoient  d'une  petite 
chambre  quarrée,  où  sur  des  sofas 
étoient  assis  quatre  jeunes  hommes  de 
bonne  mine  et  une  belle  femme,  qui  s'en- 
tretenoient  tristement    à  la  lueur  d'une 


(     199    ) 

lampe.  Ils  avoient  tous  lair  morne  et 
abattu,  et  deux  dentr eux  s'embrassoient 
avec  beaucoup  d'attendrissement.  En 
voyant  entrer  le  Calife  et  la  fille  de  Fak- 
reddin,  ils  se  levèrent  civilement,  les  sa- 
luèrent et  leur  firent  place.  Ensuite,  ce- 
lui qui  paroissoit  le  plus  distingué  de  la 
compagnie,  s  adressant  au  Calife,  lui  dit: 
Etranger,  qui  sans  doute  êtes  dans  la 
même  horrible  attente  que  nous,  puisque 
vous  ne  portez  pas  encore  la  main  droite 
sur  votre  cœur  ;  si  vous  venez  passer  avec 
nous  les  affreux  momens  qui  doivent  s'é- 
couler jusqu'à  notre  commun  châtiment, 
daignez  nous  raconter  les  aventures  qui 
vous  on  conduit  en  ce  lieu  fatal,  et  nous 
tous  apprendrons  les  nôtres,  qui  ne  méri- 
tent que  trop  d'être  entendues.  Se  retracer 
ses  crimes,  quoiqu'il  ne  soit  plus  tems  de 
s'en  repentir,  est  la  seule  occupation  qui 
convienne  à  des  malheureux  tels  que  nous. 
Le  Calife  et  Nouronihar  consentirent 
à  cette  proposition,  et  Vathek  prenant  la 
parole,  leur  fit,  non  sans  gémir,  un  siu- 


(     200     ) 

cère  récit  de  tout  ce  qui  lui  étoit  arrive. 
Lorsqu'il  eut  fini  sa  pénible  narration, 
le  jeune  homme  qui  lui  avoit  parlé,  com- 
mença la  sienne  de  la  manière  suivante. 

Histoire  des  deux  Princes  amis,  Alasi 
et  Firouz,  enfermés  dans  le  palais  du  feu 
souterrein. 

Histoire  du  Prince  Barkiarokh  enfermé 
dans  le  palais  du  feu  souterrein. 

Histoire  du  Prince  Kalilah  et  de  la 
Princesse  Zulkais,  enfermés  dans  le  palais 
du  feu  souterrein. 

Le  troisème  Prince  en  étoit  au  milieu 
de  son  récit,  quand  il  fut  interrompu  par 
un  bruit  qui  fit  trembler  et  entrouvrir  la 
voûte.  Bientôt  après,  une  vapeur  se  dis- 
sipant  peu-à-peu,  laissa  voir  Carathis  sur 
le  dos  de  l'Afrite,  qui  se  plaignoit  horri- 
blement de  son  fardeau.  Elle  sauta  à 
terre,  et  s'approchant  de  son  fils,  lui  dit  ; 
que  fais-tu  ici  dans  cette  petite  chambre? 
Voyant  que  les  Dives  t'obéissent,  j'ai 
cru  que  tu  étois  placé  sur  le  trône  des 
Rois  préadamites. 


(     201     ) 

Femme  exécrable,  répondit  le  Calife, 
que  maudit  soit  le  jour  où  tu  m'as  mis 
au  monde!  Va,  suis  cet  Afrite,  qu'il  te 
mène  dans  la  salle  du  prophète  Suleïman; 
la,  tu  apprendras  à  quoi  est  destiné  ce 
palais  qui  t'a  paru  si  désirable,  et  combien 
je  dois  abhorrer  les  connoissances  impies 
que  tu  m'as  données!  La  puissance  où 
tu  es  parvenu,  t'a-t-elle  troublé  la  tête, 
répliqua  Carathis?  Je  ne  demande  pas 
mieux  que  de  rendre  mes  hommages  à 
Suleïman  le  prophète.  Il  faut  pourtant 
que  tu  saches  que  l' Afrite  mayant  dit 
que  ni  toi  ni  moi  ne  retournerions  à  Sa- 
in arah,  je  l'ai  prié  de  me  laisser  mettre 
ordre  à  mes  affaires,  et  qu'il  a  eu  la  po- 
litesse d'y  consentir.  Je  n  ai  pas  manqué 
de  mettre  à  profit  ces  instans  ;  j'ai  mis 
le  feu  à  notre  tour  où  j'ai  brûlé  tout 
vifs  les  muets,  les  négresses,  les  tor- 
pèdes  et  les  serpens,  qui  pourtant  m'a- 
voient  rendu  beaucoup  de  services,  et  j'en 
aurais  fait  autant  au  grand  visir,  s  il  ne 
m'avait  pas  abandonnée  pour  Motavekel. 


(     202     ) 

Quant  à  Bababalouk,  qui  a  voit  eu  la  sottise 
de  retourner  à  Samarah,  et  tout  bonne- 
ment d'y  trouver  des  maris  pour  tes  fem- 
mes, je  l'aurois  mis  à  la  torture,  si  j'en 
avois  eu  le  tems  ;  mais  comme  jétois 
pressée,  je  l'ai  seulement  fait  prendre, 
après  lui  avoir  tendu  un  piège  pour  l'atti- 
rer auprès  de  moi,  aussi  bien  que  les 
femmes;  je  les  ai  fait  enterrer  toutes  vi- 
vantes par  mes  négresses,  qui  ont  ainsi 
employé  leurs  derniers  momens  à  leur 
grande  satisfaction.  Pour  Dilara,  qui 
m'a  toujours  plu,  elle  a  montré  son  esprit 
en  se  mettant  ici-près  au  service  d'un 
Mage,  et  je  pense  qu'elle  sera  bientôt  des 
nôtres.  Vathek  étoit  trop  consterné  pour 
exprimer  l'indignation  que  lui  causoit  un 
tel  discours  ;  il  ordonna  à  l'Afrite  d'é- 
loigner Carathis  de  sa  présence,  et  resta 
dans  une  morne  rêverie  que  ses  compag- 
nons n'osèrent  troubler. 

Cependant  Carathis  pénétra  brusque- 
ment jusqu'au  dôme  de  Suleïman,  et  sans 
faire  la  moindre  attention  aux  soupirs  du 


(     203     ) 

Prophète,  elle  6ta  au dacieu sèment  les 
couvercles  des  vases,  et  s'empara  des  ta- 
lismans. Alors,  élevant  une  voix  telle 
qu'on  n'en  avoit  jamais  entendue  dans  ce 
funeste  Empire,  elle  força  les  Dives  à  lui 
montrer  les  trésors  les  plus  cachés,  les 
antres  les  plus  mystérieux,  que  l'Afrite 
lui-même  n avoit  jamais  vus.  Elle  passa 
par  des  descentes  rapides  qui  n'étoient 
connues  que  d'Eblis  et  des  plus  puissans 
de  ses  favoris,  et  pénétra  au  moyen  de  ces 
talismans  jusqu'aux  entrailles  de  la  terre 
d  où  souffle  le  Sansar,  vent  glacé  de  la  mort: 
rien  neffrayoit  son  cœur  indomptable. 
Elle  trouvoit  cependant  chez  tout  ce  monde 
qui  portoit  la  main  droite  sur  le  cœur,  une 
petite  singularité  qui  ne  lui  plaisoit  pas. 

Comme  elle  sortoit  d'un  des  abîmes, 
Eblis  se  présenta  à  ses  regards.  Mais 
malgré  tout  l'imposant  de  sa  majesté,  elle 
ne  perdit  pas  contenance,  et  lui  fit  même 
son  compliment  avec  beaucoup  de  pré- 
sence d'esprit  :  ce  superbe  Monarque  lui 
répondit  ;  Princesse,  dont  les  connois- 
sances  et   les  crimes   méritent  un    siège 


(     204     ) 

élevé  dans  mon  empire,  vous  faites  bien 
d'employer  le  loisir  qui  vous  reste  ;  car  les 
flammes  et  les  tourmens  qui  s'empareront 
bientôt  de  votre  cœur,  vous  donneront  assez 
d'occupation.  En  disant  ces  mots,  il  dis- 
parut dans  les  draperies  de  son  tabernacle. 

Carathis  resta  un  peu  interdite  ;  mais 
résolue  d'aller  jusqu'au  bout,  et  de  suivre 
le  conseil  d'Eblis,  elle  rassembla  tous  les 
chœurs  des  Ginns,  et  tous  les  Dives  pour 
en  recevoir  les  hommages.  Elle  mar- 
choit  ainsi  en  triomphe,  à  travers  une 
vapeur  de  parfums,  et  aux  acclamations 
de  tous  les  Esprits  malins  dont  la  plupart 
étoient  de  sa  connoissance.  Elle  alloit 
même  détrôner  un  des  Solimans  pour 
prendre  sa  place,  quand  une  voix  sortant 
de  l'abîme  de  la  mort,  cria  :  tout  est  ac- 
compli !  Aussi-tôt  le  front  orgueilleux  de 
l'intrépide  Princesse  se  couvrit  des  rides  de 
l'agonie;  elle  jetta  un  cri  douloureux,  et 
son  cœur  devint  un  brasier  ardent  :  elle  y 
porta  la  main  pourvue  l'en  retirer  jamais. 

Dans  cet  état  de  délire,  oubliant  ses 
vues  ambitieuses  et  sa  soif  des  sciences 


(     205     ) 

qui  doivent  être  cachées  aux  mortels, 
elle  renversa  les  offrandes  que  les  Ginns 
avoient  déposées  à  ses  pieds  ;  et  maudissant 
l'heure  de  sa  naissance  et  le  sein  qui  l'avoit 
portée,  elle  se  mit  à  courir  pour  ne  plus 
s'arrêter,  ni  goûter  un  moment  de  repos. 

A  peu  près  dans  ce  même  tems,  la 
même  voix  avoit  annoncé  au  Calife,  à 
Nouronihar,  aux  quatre  Princes  et  à  la 
Princesse,  le  décret  irrévocable.  Leurs 
cœurs  venoient  de  s'embraser  ;  et  ce  fut 
alors  qu'ils  perdirent  le  plus  précieux  des 
dons  du  ciel,  YesjKrance/  Ces  Malheu- 
reux s'étoient  séparés  en  se  jettant  des 
regards  furieux.  Vathek  ne  voyoit  plus 
dans  ceux  de  Nouronihar  que  rage  et  que 
vengeance;  elle  ne  voyoit  plus  dans  les 
siens  qu'aversion  et  désespoir.  Les  deux 
Princes  amis,  qui,  jusqu'à  ce  moment, 
s'étoient  tenus  tendrement  embrassés,  s'é- 
loignèrent l'un  de  l'autre  en  frémissant. 
Kalilah  et  sa  sœur  se  firent  mutuellement 
un  geste  d'imprécation.  Tous,  par  des  con- 
torsions effroyables  et  des  cris  étouffés, 
témoignèrent  Phorreur  qu'ils  avoient  d'eux- 


(     206     ) 

mêmes:  tous  se  plongèrent  dans  la  foule 
maudite  pour  y  errer  dans  une  éternité 
de  peines. 

Tel  fut,  et  tel  doit  être  le  châtiment  çles 
passions  effrénées,  et  des  actions  atroces  ; 
telle  sera  la  punition  de  la  curiosité  aveugle, 
qui  veut  pénétrer  au-delà  des  bornes  que 
le  Créateur  a  mises  aux  connoissances  hu- 
maines; de  l'ambition,  qui,  voulant  ac- 
quérir des  sciences  réservées  à  de  plus 
pures  intelligences,  n'acquiert  qu'un  or- 
gueil insensé,  et  ne  voit  pas  que  l'état 
de  l'homme  est  d'être  humble  et  ignorant. 

Ainsi  le  Calife  Vathek,  qui,  pour  par- 
venir à  une  pompe  vaine,  et  à  une  puis- 
sance défendue,  s'étoit  noirci  de  mille 
crimes,  se  vit  en  proie  à  des  remords,  et  à 
une  douleur  sans  fin  et  sans  borne;  ainsi 
l'humble,  le  méprisé  Gulchenrouz,  passa 
des  siècles  dans  la  douce  tranquillité  et  le 
bonheur  de  l'enfance. 


FIN, 


NOTES 


Page  1 


{yALIFE. — Chez  les  Mahometans,  ce  titre  com- 
prend à  la  fois  les  caractères  réunis  de  prophète,  de 
prêtre  et  de  roi  ;  on  l'emploie  pour  signifier  le  Vi- 
caire de  Dieu  sur  la  terre.  Etat  de  V Empire  Ot- 
toman, par  Habesci,  pag.  9.   D'Herbelot,  page  985. 

Expiroit  à  l'instant. — L'auteur  du  Nighiaristan 
nous  a  conservé  ce  qui  vient  à  l'appui  de  ce  récit  ; 
et  il  n'y  a  aucune  histoire  de  Vathek,  dans  laquelle  il  ne 
soit  fait  mention  de  son  œil  teirible. 


Page  2. 

Omar  Ben  Abdalaxiz. — Calife  distingué  de  tous 
les  autres  par  sa  tempérance,  et  son  abnégation  de 
lui-même;  au  point  que  l'on  croit  qu'il  a  été  reçu 


(     208     ) 

dans  le  sein  de  Mahomet,  en  récompense  de  son 
abstinence  exemplaire  dans  un  siècle  de  corruption. 
D'Herbelot,  p.  690. 

Page  2. 

Samarah. — Ville  de  l'Iraque  Babylonien,  que  l'on 
suppose  avoir  été  située  sur  le  lieu  où  Nembrod 
éleva  sa  tour.  Khondemir  raconte  dans  la  vie  de 
Motassem,  que  ce  prince  quitta  Bagdad,  pour  ter- 
miner les  disputes  qui  s'élevoient  continuellement 
entre  les  habitans  de  cette  ville  et  ses  esclaves  Turcs  ; 
et  qu'il  choisit  une  situation  dans  la  plaine  de  Catoul, 
où  il  bâtit  Samarah.  On  assure  qu'il  a  voit  dans  les 
écuries  de  cette  ville  cent  trente  mille  chevaux  pies, 
dont  chacun  transporta  par  son  ordre  un  sac  de  terre 
sur  la  place  qu'il  avoir  choisie  :  de  cet  amas  énorme, 
il  se  forma  une  élévation  qui  dominoit  sur  toute  l'é- 
tendue de  Samarah,  et  qui  servit  de  base  à  son  mag- 
nifique palais.  D'Herbelot9p,  752.  808.  985.  Anec- 
dotes Arabes  y  p.  413. 

Page  3. 

Mani. — Cet  artiste,  vivoit  sous  le  règne  de  Scha- 
bur  ou  Sapor,  fils  d'Ardschir  Babegan  ;  il  étoit 
peintre  et  sculpteur  de  profession,  et  il  fut  fondateur 
de  la  secte  des  Manichéens.     D'Herbelot,  p.  548. 


(     209     ) 
Page  23. 

Giaour. — Infidèle. 

Page  57. 

Vases  de  Fagfouri. — Les  Orientaux  donnent  le 
nom  de  Fagfouri  à  la  porcelaine  de  la  Chine,  dont 
Tubage  est  ancien  chez  eux.  Ils  appellent  l'Em- 
pereur de  la  Chine,  le  Fagfour. 

Page  58. 

Istakhar. — Cette  cité  étoit,  sous  les  Rois  des  trois 
premières  races,  l'ancienne  Persépolis,  la  capitale  de 
la  Perse.  L'auteur  du  Lebtarikh  dit  que  Kischtab 
établît  son  séjour  dans  cette  ville;  qu'il  y  érigea 
plusieurs  temples  consacrés  a  l'élément  du  feu  ;  et 
qu'il  fit  creuser  pour  lui-même  et  ses  successeurs, 
des  sépulcres  dans  les  rochers  de  la  montagne  qui 
communiquoient  a  la  cité.  Les  ruines  qui  restent  en- 
core des  colonnes  et  des  figures  mutilées  par  Alex- 
andre et  par  le  tems,  prouvent  évidemment  que  ces 
anciens  potentats  avoient  choisi  cet  endroit  pour  leur 
sépulture.     D'Herbelot,  p.  327. 

Gian  Ben  Gian. — Par  ce  nom  l'on  distinguoit  le 
Monarque  de   cette  espèce  d'êtres  appelles  par  les 
Arabes,  Gian   ou  Ginn,  qui   signifie   Génie,  et  par 
P 


(     210     ) 

les  Tarikhs  Thabari,  Feez  ou  Fées.  Gian  Ben  Gian 
étoit  fameux  par  ses  expéditions  guerrières  et  par  ses 
édifices  prodigieux;  suivant  les  écrivains  Orientaux, 
les  pyramides  d'Egypte  étoient  au  nombre  des  monu- 
mens  de  sa  puissance.  D'Herbelot,  p.  396.  Bailly, 
sur  F  Atlantide,  p.  147. 

Page  58. 

Sultans  prcadamit  es. — Ces  Monarques,  qui  étoient 
au  nombre  de  soixante-douze,  avoient  chacun  le 
gouvernement  d'une  espèce  distincte  d'êtres  raison- 
nables, antérieurs  à  l'existence  d'Adam.  D'Herbelot, 
p.  820. 

Page  60. 

Roonabad. — Le  ruisseau  de  ce  nom  coule  près 
de  la  cité  de  Schiraz.  Ses  eaux  sont  extraordinaire- 
ment  claires  et  limpides,  et  ses  bords  couverts  de  la 
plus  belle  verdure. 

Page  62. 

Pots  remplis  de  scorpions. — C'étoit  un  goût  de 
famille.  Motavekel,  frère  de  Vathek,  régaloit  ses 
convives  de  la  même  manière,  et  s'amusoit  aussi  quel- 
quefois à  les  guérir  avec  une  thériaque  admirable. 
D'IIerbelot^p.  641. 


(  211  ) 

Page  63. 

Moullaks. — Titre  de  ceux  qui,  chez  les  Maho- 
métans,  étoient  élevés  dans  la  science  des  loix  :  de 
leur  classe  on  tiroit  les  Juges  des  villes  et  des  pro- 
vinces. 

Page  64. 

Bababalouh,  hors  de  lui. —  L'énormité  de  la 
profanation  de  Vathek  ne  peut  être  sentie  que  par  un 
Musulman  orthodoxe,  ou  par  quelqu'un  qui  se  rap- 
pelle l'ablution  et  la  prière  iudispensablement  requi- 
ses en  pareil  cas.  Disc.  prtl.  de  Sale,  p.  139* 
Alcoran,  chap.  iv.  Etat  de  V Empire  Ottoman,  par 
Habesci,  p.  93. 

Page  GG. 

Vin  de  Schiraz. — Schiraz  étoit  fameuse  dans 
l'Orient  pour  les  vins  de  différentes  sortes  qu'elle 
produisoit,  mais  particulièrement  pour  son  vin  rouge, 
qui  étoit  même  plus  estimé  que  le  vin  blanc  de 
Kirmith. 

Page  80. 

Des  fours  d'argent. — Les  fours  portatifs  étoient 
une   partie   des  meubles  des   voyageurs    Orientaux, 
r  2 


(     212     ) 

S.  Jérôme  (Compl.  8.  10.)  les  a  décrits  en  détail. 
Ceux  des  Califes  étoient  de  la  même  espèce,  excepté 
qu'ils  étoient  d'argent  au  lieu  de  cuivre. 


Page  82. 

La  Simorgue. — C'est  cet  oiseau  chimérique  de 
l'Orient  dont  on  dit  tant  de  merveilles.  Il  avoit  non- 
seulement  le  don  de  la  raison,  mais  encore  la  con- 
noissance  de  toutes  les  langues  ;  d'où  l'on  peut  con- 
clure que  c'étoit  un  génie  sous  une  forme  empruntée. 
Cette  créature  rapporte  d'elle-même  qu'elle  avoit  vu 
douze  fois  commencer  et  finir  la  grande  révolution  de 
sept  mille  ans,  et  que  dans  sa  durée,  le  monde  avoit 
été  sept  fois  dépeuplé,  et  sept  fois  repeuplé  d'habi- 
tans.  Elle  est  représentée  comme  la  grande  amie 
de  la  race  d'Adam  et  l'ennemie  la  plus  décidée  des 
Dives.  Taliamurath  et  Aherman  apprirent  par  ses 
prédictions  tout  ce  qui  devoit  leur  arriver,  et  ils  ob- 
tinrent qu'elle  les  seconderoit  dans  toutes  leurs  entre- 
prises. Taliamurath,  armé  du  bouclier  de  Gian  Ben 
Gian,  fut  porté  dans  l'air  par  la  Simorgue,  au  dessus 
du  noir  désert  jusqu'à  la  montagne  de  Caf  ;  le  panache 
de  son  casque  étoit  de  plumes  tirées  du  sein  de  cet 
oiseau.  La  Simorgue  étoit  invulnérable  dans  les 
combats,  et  les  héros  qu'elle  favorisoit,  ne  manquoient 
jamais  de  réussir.     Quoiqu'elle  fût  assez  puissante 


(     213     ) 

pour  exterminer  ses  ennemis,  cependant  on  supposoit 
qu'il  lui  etoit  interdit  d'exercer  ce  fatal  pouvoir.  Pour 
prouver  combien  la  Providence  est  universelle  dans 
le  soin  qu'elle  prend  des  êtres  créés,  Sadi  prétend 
que  la  Simorgue,  maigre  sa  masse  immense,  n'est 
pas  embarrassée  de  trouver  sa  nourriture  sur  la  mon- 
tagne de  Caf. 

Page  83. 

A frites. — C'étoit  une  espèce  de  Méduse  ou  La- 
mie,  le  plus  terrible  et  le  plus  cruel  de  tous  les  or- 
dres des  Dives. 

Page  89. 

Le  Bismillah. — Ce  mot  qui  est  à  la  tête  de  tous  les 
chapitres  de  PAlcoran,  excepté  le  dix-neuvième,  sig- 
nifie "  Au  nom  du  Dieu  très-misericordieux." 

Page  91. 

Tecthravan. — Cette  espèce  de  trône  ambulant, 
quoique  plus  commun  à  présent  que  dans  le  tems  de 
Vathek,  est  encore  réservé  aux  personnes  du  premier 
rang. 

Page  104. 

Des  petits  plats  d'abomination. — Le  Koran  a 
établi  diverses  distinctions,  relativement  a  différentes 


(     214     ) 

sortes  de  nourritures  ;  et  beaucoup  de  Mahometans 
sont  assez  scrupuleux  pour  ne  pas  toucher  à  la  viande 
de  certains  animaux,  sur  lesquels  on  a  oublié  de  pro- 
noncer, à  l'instant  de  leur  mort,  le  mot  de  Bismillah. 
Cérém,  Relig.  vol.  vii.p.  110. 

Page  105. 

Périses. — Le  mot  Péri,  dans  le  langage  Persan, 
signifie  cette  belle  race  de  créatures  qui  tient  le  milieu 
entre  les  anges  et  les  hommes.  Les  Arabes  lui  don- 
nent le  nom  de  Ginn  ou  Génie  ;  et  nous,  d'après  les 
Persans,  peut-être,  nous  les  appelions,  Fées. 

Page  109. 

Meignoun  et  Leilah. — Ces  personnages  sont  con- 
sidérés par  les  Arabes  comme  les  amans  les  plus 
beaux  et  les  plus  fidèles.  Leurs  amours  ont  été 
célébrées  avec  tous  les  charmes  de  la  poésie  dans 
les  différentes  langues  de  l'Orient. 

Page  111. 

Shaddakian  et  Ambreabad. — Deux  villes  des 
Péries  dans  la  région  imaginaire  du  Ginnistan.  La 
première  signifie  plaisir  et  désir,  l'autre  la  cité  de 
Cambre  gris.     Voyez  Hichardson,  Dissert.  p.  169. 


(     215     ) 

Page  118. 

Sombres  Goules. — G  oui  ou  Ghul  en  Arabe,  sig-  ^. 
nifie  un  objet  épouvantable  qui  ôte  l'usage  des  sens. 
De-là  dérive  le  nom  de  ces  espèces  de  monstres  qui 
passent  pour  habiter  les  forêts,  les  cimetières  et  les 
autres  places  désertes.  On  raconte  que  non-seule- 
ment ils  déchirent  les  vivans,  mais  encore  déterrent  les 
morts  pour  les  dévorer.  Richardson,  dissert. 
p.  174  274.  Voyez  aussi  l'histoire  d'Aminé  dans 
les  Mille  et  une  Nuits. 

Page  120. 

Plumes  de  héron  toutes  étincelantes  d'escarboudes. 
Les  panaches  de  cette  sorte  font  partie  des  attributs 
de  la  royauté  Orientale. 

Page  121. 

Uescarboucle  de  Giamchid. — Ce  puissant  Poten- 
tat étoit  le  quatrième  souverain  de  la  Dynastie  des 
Pischadians,  et  frère  ou  neveu  de  Tahamurath.  Son 
vrai  nom  étoit  Giam  ou  Gem  et  Shilo,  lequel,  dans 
l'ancien  langage  Persan,  signifie  le  soleil,  allusion  faite 
à  la  majesté  de  sa  personne,  ou  à  la  splendeur  de  ses 
actions. 

Page  132. 

Les  cris  de  Leillah-Illeilah. — Ces  exclamations 
qui  signifient,  "  11  n'y  a  point  d'autre  Dieu  que  Dieu," 


(     216     ) 

étoient  ordinairement  prononcées  avec  une  violente 
émotion. 

Page  136. 

Monkir  et  Nekir. — Deux  Anges  noirs,  dont  la 
fonction  est  d'examiner  tous  les  objets  concernant  la 
foi.  Quiconque  ne  leur  rend  pas  un  compte  satisfai- 
sant est  certain  d'être  assommé  avec  des  massues  de 
fer  rouge,  et  d'être  tourmenté  au-delà  de  toute  expres- 
sion. Cérém.  Relig.  zol.  V.  p.  101,  vol.  VIL  p.  59- 
68.  118. 

Le  pont  fatal. — Ce  pont,  nommé  Al  Siral  en  l 
Arabe,  est  supposé  s'étendre  sur  le  gouffre  infernal. 
On  le  représente  aussi  mince  que  le  fil  d'une  toile 
d'araignée  et  aussi  étroit  que  le  tranchant  de  la  lame 
d'un  sabre. 

Page  167. 

Eblis — D'Herbelot  prétend  que  ce  mot  est  une 
corruption  du  grec  diabolos.  C'est  une  qualifica- 
tion conférée  par  les  Arabes  au  premier  des  Anges 
apostats.  Il  est  représenté  comme  exilé  dans  les  ré- 
gions infernales,  pour  avoir  refusé  a  Adam  l'hommage 
que  dieu  lui  même  avoit  ordonné  de  lui  rendre. 

Page  181. 
Balkis. — Nom  de  la  reine  de  Saba,  venue  du  Midi 


(    217    ) 

pour  admirer  la  sagesse  et  la  gloire  de  Salomon. 
Le  Koran  représente  cette  reine,  comme  une  adora- 
tice  du  feu.  Salomon  a  la  réputation  de  l'avoir  non- 
seulement  traitée  avec  magnificence,  mais  encore  de 
l'avoir  honorée  de  son  troue  et  de  son  lit.  Alcoran, 
chap.  xxvii,  et  les  notes  de  Sale.  D'Herbefot, 
p.  182. 

Page  189. 

Ouranbad. — Ce  monstre  est  représenté  sous  la 
figure  d'une  hydre  ailée,  très-féroce,  et  tient  de  la 
classe  des  Rakshes,  qui  font  leur  nourriture  ordinaire 
de  serpens  et  de  dragons  ;  du  Soham,  qui  a  la  tète  d'un 
cheval,  avec  quatre  yeux,  et  le  corps  d'un  dragon 
couleur  de  feu  ;  du  Syl,  espèce  de  basilic,  avec  une 
face  humaine  si  effroyable,  qu'aucun  mortel  ne  peut 
supporter  son  aspect;  et  ainsi  des  autres.  Voyez  les 
titres  respectifs  dans  le  Dictionnaire  Persan,  Arabe 
et  Anglois  de  Richardson. 

Page  190. 

La  forteresse  $ Aherman. — Dans  la  mythologie 
Orientale,  Aherman  est  réputé  le  démon  de  la  dis- 
corde. Les  anciens  romans  de  la  Perse  abondent  en 
descriptions  de  cette  forteresse,  dans  laquelle  les  dé- 
mons subalternes  s'assemblent  pour  recevoir  les  loix 
de  leurs  princes  ;   et  c'est  de-là  qu'ils  partent  pour 


(     218     ) 

aller  exercer  leur  malice  sur  toute  la  terre.   D' Herbe- 
lot,  p.  71. 

Page  190. 

Les  salles  d'Argenk. — Les  salles  de  ce  puissant 
Dive  qui  régnoit  dans  les  montagnes  de  Caf,  conte- 
noient  les  statues  des  soixante-douze  Solimans,  et  les 
portraits  des  différentes  créatures  qui  leur  étoient  at- 
tachées. Aucune  d'entr'elles  n'avoit  rien  qui  ressem- 
blât a  la  figure  humaine. 


FIN     DES    NOTES 


De  l'Imprimerie  de  J.  F.  DO\  E, 

St.  «Jolm's  Square. 


•H- 


ar;iSB>    ^> 


^  ' 


>  »  ^ 


Z3k    ->> 

- 

j^fi:  -— ■ > 

,  ^: 

":>     V 

■'"V, 

jV 

3fJ 

oa> 

-#* 

it>fc>  , 

\ii> 

>    Jj 


"'^^^^      ^ 

B^^^-_ 

B^- — 

^V^^^^^ 

^ B* 

i^^^§3 

^"*2ff* 

Bgc~3i 

~~" — V.  z      *^*<» 

\ 
-y 

>S3E» 

> 

^  7?-  -3fe 

'  _jzjêê&*-> 

mm'» 

- 

,  _.  J»^ 

fâ^la>5iKî 


^>  > 


a^as 


i>^sg» 


■>  ■>» 


> 

^fc     ~~*^  "  "^ 

gfc 

"V* 

>    ^ 

■  —  ^>  ' 

>>- 

->3> 


j'  -i» 


^J»