Full text of "Vathek"
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plaisir
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10,
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a la mort
208,
15,
avoir
avoil
J_jes éditions de Paris et de Lausanne, étant devenu
extrêmement rares, j'ai consenti enfin a ce que l'on
republiât à Londres ce petit ouvrage tel que je
l'ai composé.
La traduction, comme on sçait, a paru avant
l'original ; il est fort aisé de croire que ce n'etoit pas
mon intention — des circonstances, peu intéressantes
pour le public, en ont été la cause.
J'ai préparé quelques Episodes ; ils sont indiqués,
à la page 200, comme faisant suite a Vathek —
peut-être paroitront-ils un jour.
W. BECKFORD.
1 Juin, 1815.
VATH EK,
V athek, neuvième Calife de la race
des Abbassides, étoit fils de Motassem,
et petit-fils d'Haroun Al-Rachid. Il monta
sur le trône à la fleur de son âge. Les
grandes qualités qu'il possédoit déjà, fai-
soient espérer à ses peuples que son règne
seroit long et heureux. Sa figure étoit
agréable et majestueuse; mais quand il
étoit en colère, un de ses yeux devenoit
si terrible qu'on D'en pouvoit soutenir le
regard : le malheureux sur lequel il le
fixoit tomboit à la renverse, et quelquefois
même expiroit à l'instant. Aussi, dans
la crainte de dépeupler ses états et de
faire un désert de son palais ce prince ne
se mettoit en colère que très-rarement.
u
( » )
Il étoit fort adonné aux femmes et aux
plaisirs de la table. Sa générosité étoit"
sans bornes, et ses débauches sans retenue.
Il ne croyoit pas comme Omar Ben Ab-
dalaziz, qu'il fallût se faire un enfer de
ce monde, pour avoir le paradis dans
l'autre.
Il surpassa en magnificence tous ses
prédécesseurs. Le palais d'Alkorremi
bâti par son père Motassem sur la col-
line des chevaux pies, et qui commanr
doit toute la ville de Samarah ne lui parut
pas assez vaste. Il y ajouta cinq ailes,
ou plutôt cinq autres palais, et il destina
chacun d'eux à la satisfaction d'un des sens.
Dans le premier de ces palais, les ta-
bles étoient toujours couvertes des mets
les plus exquis. On les renouvelloit
nuit et jour, à mesure qu'ils se refroid-
issoient. Les vins les plus délicats et les
meilleures liqueurs couloient à grands
flots de cent fontaines qui ne tarissoient
jamais. Ce palais s'appeloit le Festin
éternel ou V Insatiable.
( 3 )
On nommoit le second palais le Temple
de la Mélodie, ou le Nectar de VAme. Il
étoit habité par les premiers musiciens
et poètes de ce temps, qui, se disper-
sant par bandes, faisoient retentir tous les
lieux d alentour de leurs chants.
Le palais nommé les Délices des yeux, ou
le Support de la mémoire, étoit un enchante-
ment continuel. Des raretés rassem-
blées de toutes les parties du monde, s'y
troui oient en profusion et dans le plus bel
ordre. On y voyoit une galerie de ta-
bleaux du célèbre Mani, et des statues
qui paroissoient animées. Là, une per-
spective bien ménagée charmoit la vue ;
ici, la magie de l'optique la trompoit agré-
ablement: autre part, on trouvoit tous les
trésors de la nature. En un mot, Va-
thek, le plus curieux des hommes, navoit
rien omis dans ce palais de ce qui pouvoit
contenter la curiosité de ceux qui le vi-
sitoient.
Le palais des Parfums, qu'on appelloit
aussi V Aiguillon de la Folupté, étoit divisé
B 2
( 4 )
en plusieurs salles. Des flambeaux et
des lampes aromatiques y étoient allumés,
même en plein jour. Pour dissiper l'a-
gréable ivresse que donnoit ce lieu, on des-
cendoit dans un vaste jardin, où l'assem-
blage de toutes les fleurs faisoit respirer
un air suave et restaurant.
Dans le cinquième palais, nommé le Ré-
duit de la Joie, ou le Dangereux, se trou-
voient plusieurs troupes de jeunes filles.
Elles étoient belles et prévenantes comme
les Houris, et jamais elles ne se lassoient
de bien recevoir ceux que le Calife vou-
loit admettre en leur compagnie.
Malgré les voluptés dans lesquelles
Vathek se plongeoit, ce prince n'en étoit
pas moins aimé de ses peuples. On croyoit
qu'un Souverain qui se livre au plaisir,
est pour le moins aussi propre à gouverner
que celui qui s'en déclare l'ennemi. Mais
son caractère ardent et inquiet ne lui per-
mit pas d'en rester là. Du vivant de son
père il avoit tant étudié pour se désen-
nuyer, qu'il savoit beaucoup; il voulut
( s )
enfin tout approfondir, même les sciences
qui n'existent pas. Il aimoit à disputer
av< !C les sa vans ; mais il ne falloit pas qu'ils
poussassent trop loin la contradiction.
Aux uns il fermoit la bouche par des pré-
sens ; ceux dont l'opiniâtreté résistoit à
sa libéralité, étoient envoyés en prison-
pour calmer leur sang: remède qui sou-
vent réussissent.
Yathek voulut aussi se mêler des que-
relles théologiques, et ce ne fut pas pour
le parti généralement regardé comme or-
thodoxe qu'il se déclara. Il mit par-là
tous les dévots contre lui: alors il les per-
sécuta ; car à quelque prix que Ge fût, il
vouloit toujours avoir raison.
Le grand Prophète Mahomet, dont les
Califes sont les Vicaires, étoit indigné
dans le septième Ciel de la conduite ir-
réligieuse d'un de ses successeurs. Lais-
sons-le faire, disoit il aux génies qui
sont toujours prêts à recevoir ses ordres :
voyons où ira sa folie et son impiété ;
s'il en fait trop, nous saurons bien le châ-
( 6 )
tier. Aidez-lui à bâtir cette tour qu'à
l'imitation de Nembrod, il a commence
d'élever ; non comme ce grand guerrier
pour se sauver d'un nouveau déluge,
mais par l'insolente curiosité de pénétrer
dans les secrets du Ciel. Il a beau faire,
il ne devinera jamais le sort qui l'attend.
Les génies obéirent ; et quand lés ouv-
riers élevoient durant le jour la tour d'une
coudée, ils y en ajoutoient deux pendant
la nuit. La rapidité avec laquelle cet
édifice fut construit, flatta la vanité de
Vathek. Il pensoit que même la matière
insensible se prêtoit à ses desseins. Ce
prince ne considéroit pas, malgré toute
sa science, que les succès de l'insensé et
du méchant, sont les premières verges
dont ils sont frappés.
Son orgueil parvint au comble lors-
qu'ayant monté, pour la première fois,
les quinze cents degrés de sa tour, il re-
garda en bas. Les hommes lui paroissoi-
ent des fourmis, les collines des taupini-
ères, et Samarah une ruche d'abeilles.
( 7 )
L'idée que cette élévation lui donna de
sa propre grandeur, acheva de lui tourner
la tète. Il alloit s'adorer lui-même, lors-
qu'on levant les yeux il s'apperçut que
les astres étoient aussi éloignés de lui
que lorsqu'il etoit au niveau de la terre.
Il se consola cependant du sentiment in-
volontaire de sa petitesse, par ridée de
paroitre grand aux yeux des autres. Il
se flatta que les lumières de son esprit
surpasseroient la portée de ses yeux, et
qu'il feroit rendre compte aux étoiles des
arrêts de sa destinée.
Pour cet effet, il passoit la plupart des
nuits sur le sommet de sa tour, et se
croyant initié dans les mystères astrolo-
giques, il sïmagina que les planètes lui
annonçoient de merveilleuses aventures.
Un homme extraordinaire devoit venir
d'un pays dont on n'avoit jamais entendu
parler, et en être le héraut. Alors, il re-
doubla d'attention pour les étrangers, et
ilt publier à son de trompe dans les rues
île Samarah, qu'aucun de ses sujets n'eût
( 8 )
à retenir ni à loger Les voyageurs ; il vou-
loit qu'on les amenât tous dans son palais.
Quelque teins après cette proclamation,
parut un homme dont la figure étoit si
effroyable, que les gardes qui s'en empa-
rèrent furent obligés de fermer les yeux en
le conduisant au palais. Le Calife lui-
même parut étonné à son horrible aspect ;
mais la joie succéda bientôt à cet effroi
involontaire. L'inconnu étala devant le
prince des raretés telles qu'il n'en avoit
jamais vues, et dont il n'avoit pas même
conçu la possibilité.
Rien, en effet, ire toit plus extraordi-
naire que les marchandises de l'étranger,
La plupart de ses bijoux étoient aussi
bien travaillés que magnifiques. Ils avoi-
ent outre cela une vertu particulière, dé-
crite sur un rouleau de parchemin attaché
à chaque pièce. Des pantoufles par leur
mouvements spontanées epargnoient la
fatigue de marcher ; des couteaux cou-
poient sans le mouvement de la main ; et
des sabres portoient le coup d'euxmême
au moindre geste.
( 9 )
Parmi ces curiosités inconcevables les
sabres surtout, dont les lames jettoient un
feu éblouissant, fixèrent l'attention du
Calife qui se promettoit de déchiffrer à
loisir des caractères inconnus qu'on y
avoit gravés. Sans demander au march-
and quel en étoit le prix, il Ht apporter
devant lui tout l'or monnoyé du trésor, et
lui dit de prendre ce qu'il voudrait. Ce-
lui-ci prit peu de chose, et en gardant un
profond silence.
Vathek ne douta point que le silence
de l'inconnu ne fût causé par le respect
que lui inspiroit sa présence. Il le rit
avancer avec bonté, et lui demanda d'un
air affable qui il étoit, d'où il venoit, et
où il avoit acquis de si belles choses ?
L'homme, ou plutôt le monstre, au lieu
de répondre à ces questions, frotta trois
fois son front plus noir que lebène, frappa
quatre fois sur son ventre dont la cir-
conférence étoit énorme, ouvrit de gros
5reux qui paroissoient deux charbons ar-
dens, et se mit à rire avec un bruit affreux
( io )
en montrant de larges dents couleur
d'ambre rayés de verd.
Le Calife, un peu ému, répéta sa de-
mande ; mais il ne reçut pas d'autre ré-
ponse. Alors, ce prince commença à
s'impatienter, et s'écria : sais-tu bien,
malheureux, qui je suis, et de qui tu
te joues ? Et s'adressant à ses gardes,
il leur demanda s'ils l'avoient entendu
parler ? Ils répondirent qu'il avoit parié,
mais que ce qu'il avoit dit n'étoit pais
grand'chose. Qu'il parle donc encore,
reprit Vathek, qu'il parle comme il
pourra, et qu'il me dise qui il est, d'où il
vient, et d'où il a apporté les étranges
curiosités qu'il m'a offertes? Je jure par
l'âne de Balaam que s'il se tait davantage,
je le ferai repentir de son obstination. En
disant ces mots, le Calife ne put s'empê-
cher de lancer sur l'inconnu un de ses re-
gards dangereux : celui-ci n'en perdit pas
seulement contenance ; l'oeil terrible et
meurtrier ne fit aucun effet sur lui.
On ne sauroit exprimer l'étonnemenfc
( 11 )
des courtisans, quand ils s'apperçurent
que lincivil marchand soutenoit une telle
épreuve. Ils s'étoient tous jettes la face
contre terre, et y seroient restés, si le
Calife ne leur eût dit d'un ton furieux :
levez-vous, poltrons, et saisissez ce misé-
rable! qu'il soit traîné en prison et gardé
à vue par mes meilleurs soldats ! Il peut
emporter avec lui l'argent que je viens de
lui donner; qu'il le garde, mais qu'il
parle. A ces mots, on tomba sur l'étran-
ger ; on le garrotta de fortes chaînes, et
on le conduisit dans la prison de la grande
tour. Sept enceintes de barreaux de fer,
garnis de pointes aussi longues et aussi
acérées que des broches, lenvironnoient
de tous cotés.
Le Calife demeura cependant dans la
plus violente agitation ; â peiné voulut-il
se mettre à table, et ne mangea que de
trente-deux plats sur les trois cents qu'on
lui servoit tous les jours. Cette diète, à
laquelle il n'étoit pas accoutumé, l'auroit
seule empêché de dormir. Quel effet ne
( 12 )
dut-elle pas avoir, étant jointe à l'inquié-
tude qui le tourmentoit ! Aussi, dés qu'il
fut jour, il courut à la prison pour faire
de nouveaux efforts auprès de l'opiniâtre
inconnu. Mais sa rage ne sauroit se dé-
crire quand il vit qu'il n'y étoit plus, que
les grilles de fer étoient brisées, et les
gardes sans vie. Le plus étrange délire
s'empara de lui. ïl se mit à donner de
grands coups de pied aux cadavres qui
fentouroient, et continua tout le jour à
les frapper de la même manière. Ses
courtisans et ses visirs firent tout ce qu'ils
purent pour le calmer; mais voyant qu'ils
n'en pouvoient venir à bout, ils s'écriè-
rent tous ensemble : le Calife est devenu
fou ! le Calife est devenu fou !
Ce cri fut bientôt répété dans toutes les
rues de Sarnarah. 11 parvint enfin aux
oreilles de la princesse Carathis, mère de
Vathek. Elle accourut toute alarmée,
pour essayer le pouvoir qu'elle avoit sur
l'esprit de son fils. Ses pleurs et ses
embrassemens réussirent à le calmer ; et
( 13 )
cédant bientôt à ses instances, il se laissa
ramener dans son palais.
Carathis n'eut garde d'abandonner son
fils à lui-même. Après qu'elle l'eut fait
mettre au lit, elle s'assit auprès de lui,
et tâcha par ses discours de le consoler
et de le tranquilliser. Personne ne pou-
voit mieux y parvenir. Vathek l'aimoit et
la respectoit, non-seulement comme une
mère, mais encore comme une femme
douée d'un génie supérieur. Elle étoit
Grecque, et lui avoit fait adopter tous
les systèmes et les sciences de ce peuple,
en horreur parmi les bons Musulmans.
L'astrologie judiciaire étoit une de
ces sciences, et Carathis la possédoit
parfaitement. Son premier soin fut donc
de faire ressouvenir son fils de ce que
les étoiles lui avoient promis, et elle pro-
posa de les consulter encore. Hélas !
lui dit le Calife, dès qu'il put parler, je
suis un insensé, non d'avoir donné qua-
rante mille coups de pied à mes gardes,
qui se sont sottement laissé mourir ; mais
( 14 )
parce que je n'ai pas réfléchi que cet
homme extraordinaire étoit celui que les
planètes m'avoient annoncé. Au lieu de
le maltraiter, j'aurois dû essayer de le
gagner par la douceur et les caresses.
Le passé ne peut se rappeller, répondit
Carathis ; il faut songer à l'avenir. Peut-
être verrez-vous encore celui que vous
regrettez ; peut-être ces écritures qui sont
sur les lames des sabres, vous en ap-
prendront des nouvelles. Mangez et dor-
mez, mon cher fils; nous verrons demain
ce qu'il y faudra faire.
Vathek suivit ce sage conseil, du mieux
qu'il put. Le lendemain, il se leva dans
une meilleure situation d'esprit, et se fit
aussi-tôt apporter les sabres merveilleux.
Afin de n'être pas ébloui par leur éclat,
il les regarda au travers d'un verre co-
loré, et s'efforça d'en déchiffrer les ca-
ractères ; mais ce fut en vain : il eut
beau se frapper le front, il ne connut pas
une seule lettre. Ce contretems lauroit
fait retomber dans ses premières fureurs,
si Carathis n'étoit entrée à propos.
( 15 )
Prenez patience, mon fils, lui dit-elle ;
vous possédez assurément toutes les sci-
ences. Connoître les langues est une ba-
gatelle du ressort des pédans. Promettez
des récompenses dignes de vous à ceux
qui expliqueront ces mots barbares que
vous n'entendez pas, et qu'il est au-des-
sous de vous d'entendre ; bientôt vous se-
rez satisfait. Cela peut être, dit le Ca-
life ; mais en attendant je serai excédé
par une foule de demi-savans, qui feront
cet essai autant pour avoir le plaisir de
bavarder, que pour obtenir la récom-
pense. Apres un moment de réflexion,
il ajouta : je veux éviter cet inconvénient.
Je ferai mourir tous ceux qui ne me satis-
feront pas ; car, grâces au Ciel, j'ai as-
sez de jugement pour voir si Ton traduit,
ou si Ton invente.
Oh ! pour cela, je n'en doute pas, ré-
pondit Carathis. Mais faire mourir les
ignorans est une punition un peu sévère,
et qui peut avoir de dangereuses consé-
quences. Contentez-vous de leur faire
( 16 )
brûler la barbe ; les barbes ne sont pas
aussi nécessaires dans un état que les
hommes. Le Calife se rendit encore aux
raisons de sa mère, et fit appeîler son pre-
mier Visir. Morakanabad, lui dit-il, fais
annoncer par un crieur public, dans Sa-
marah, et dans toutes les villes de mon
empire, que celui qui déchiffrera des ca-
ractères qui paroissent indéchiffrables,
aura des preuves de cette libéralité con-
nue de tout le monde ; mais qu'au défaut
de succès, on lui brûlera la barbe jus-
qu'au moindre poil. Qu'on publie aussi
que je donnerai cinquante belles esclaves,
et cinquante caisses d'abricots de l'isle
de Kirmith, à qui m'apprendra des nou-
velles de cet homme étrange que je veux
revoir.
Les sujets du Calife, à l'exemple de
leur maître, aimoient beaucoup les femmes
et les caisses d'abricots de l'isle de Kir-
mith. Ces promesses leur firent venir
l'eau à la bouche, mais ils n'en tâtèrent
pas ; car personne ne savoit ce qu'étoit
( 17 )
devenu l'étranger. Il n'en fut pas de
même de la première demande du Calife.
Les savans, les demi-savans, et tous ceux
qui n'étaient ni l'un ni l'autre, mais qui
croyoient être tout, vinrent courageuse-
ment hasarder leur barbe, et tous la per-
dirent. Les eunuques ne faisoient autre
chose que de brûler des barbes; ce qui
leur donnoit une odeur de roussi, dont les
femmes du sérail se trouvèrent si incom-
modées, qu'il fallut donner cet emploi a
d'autres.
Enfin, un jour il se présenta un vieil-
lard dont la barbe surppssoit dune cou-
dée et demie toutes celles qu'on avoit
vues. Les officiers du palais, en l'intro-
duisant, se disoient l'un à l'autre ; quel
dommage ! quel grand dommage de brû-
ler une aussi belle barbe ! Le Calife pen-
soit de même ; mais il n'en eut pas le cha-
grin. Le vieillard lut sans peine les ca-
ractères, et les expliqua mot-à-mot de la
manière suivante : " Nous avons été faits
là où Ton fait tout bien ; nous sommes la
c
( 18 )
moindre des merveilles d'une région où
tout est merveilleux et digne du plus
grand Prince de la terre."
Oh! tu as parfaitement bien traduit,
s'écria Vathek ; je connois celui que ces
caractères veulent désigner. Qu'on donne
à ce vieillard autant de robes d'honneur et
autant de mille sequins qu'il a prononcé
de mots: il a nettoyé mon cœur d'une
partie du surmé qui l'envelopoit. Après
ces paroles, Vathek l'invita à dîner, et
même à passer quelques jours dans son
palais.
Le lendemain le Calife le fit appeller, et
lui dit : relis-moi encore ce que tu m'as
lu ; je ne saurois trop entendre ces paroles
qui semblent me promettre le bien après
lequel je soupire. Aussi-tôt le vieillard
mit ses lunettes vertes. Mais elles lui
tombèrent du nez, lorsqu'il apperçut que
les caractères de la veille avoient fait place
à d'autres. Qu'as-tu ? lui demanda le Ca-
life ; que signifient ces marques d'étonne-
ment? — Souverain du monde, les caractères
( 19 )
de ces sabres ne sont plus les mêmes.—
Que me dis-tu ? reprit Vathek ; mais n'im-
porte ; si tu peux, explique-m'en la si-
gnification. La voici, Seigneur, dit le
vieillard : " Malheur au téméraire qui
veut savoir ce qu'il devroit ignorer, et
entreprendre ce qui surpasse son pou-
voir." Malheur à toi-même! s'écria le
Calife, tout hors de lui. Sors de ma
présence ! On ne te brûlera que la moitié
de la barbe, parce qu'hier tu devinas bien ;
quant à mes presens, je ne reprends ja-
mais ce que j'ai donné. Le vieillard, assez
sage pour penser quil étoit quitte a bon
marché de la sottise qu'il avoit faite
en disant à son Maître une vérité désa-
gréable, se retira aussi-tôt, et ne reparut
plus.
Vathek ne tarda point à se repentir de
son impétuosité. Comme il ne cessoit
d'examiner ces caractères, il s'apperçut
bien qu'ils changeoient tous les jours; et
personne ne se présentoit pour les expli-
quer. Cette inquiète occupation enflamma
c 2
( 20 )
son sang, lui causa des vertiges, des
éblouissemens, et une si grande foiblesse
qu'à peine il pouvoit se soutenir: dans
cet état, il ne laissoit pas de se faire
porter à la tour, espérant lire quelque
chose d'agréable dans les astres ; mais
son espoir fut trompé. Ses yeux, of-
fusqués par les vapeurs de sa tête, le
servoient mal : il ne voyoit plus qu'un
nuage noir et épais ; augure qui lui sem-
bloit des plus funestes:
Harassé de tant de soucis, le Calife
perdit entièrement courage. Une soif
surnaturelle le consuma ; et sa bouche,
ouverte comme un entonnoir, recevoit
jour et nuit des torrens de liquides. Alors
ce malheureux prince ne pouvant goûter
aucun plaisir, fit fermer les palais des
cinq sens, cessa de paroître en public,
d'y étaler sa magnificence, de rendre
justice à ses peuples, et se retira dans
l'intérieur du sérail. 11 avoit toujours
été bon mari ; ses femmes se désolèrent
de son état, ne se lassèrent point de faire
( 21 )
des vœux pour sa santé, et de lui donner-
ai boire.
Cependant la princesse Carathis étoit
dans la plus vive douleur. Elle se ren-
fermoit tous les jours avec le visir Mora-
kanabad, pour consulter sur les moyens de
guérir, ou du moins de soulager le malade.
Persuadés qu'il y avoit de l'enchantement»
ils feuilletoient ensemble tous les livres,
de magie, et faisoient chercher par-tout
l'horrible étranger qu'ils accusoient d'être
l'auteur du charme.
A quelques milles de Samarah, étoit
une haute montagne couverte de thvm et
de serpolet; une plaine délicieuse en
couronnoit le sommet; on l'auroit prise
pour le paradis destiné aux fidèles-
Cent bosquets d'arbustes odoriîérans,
où l'oranger le cédrat et le citronnier
s'entrelaçoient avec le palmier et la
ligne, ofîroient de quoi satisfaire égale-
ment le goût et l'odorat. La terre y
étoit jonchée de violettes ; des touffes
de girorîées embaumoient l'air de leurs
( 22 )
doux parfums. Quatre sources claires,
et si abondantes qu'elles auroienl pu
désaltérer dix armées, ne sembloient
couler en ce lieu que pour mieux
imiter le jardin d'Eden arrosé des fleuves
sacrés. Sur leurs bords verdoyants,
Je rossignol chantoit la naissance de la
rose, sa bien-aimée, et se plaignoit du
peu de durée de ses charmes ; la tourte-
relle déploroit la perte de plaisirs plus
réels, tandis que l'alouette saluoit par ses
chants la lumière qui ranime la nature.
Là, plus qu'en aucun lieu du monde, le
gazouillement des oiseaux exprimoit leurs
diverses passions ; les fruits délicieux
qu'ils béquetoient à plaisir, sembloient
leur donner une double énergie.
On portoit quelquefois Vathek sur cette
montagne, afin qu'il pût y respirer un air
pur, et boire à son gré des quatre sources.
Sa mère, ses femmes et quelques eunu-
ques étoient les seules personnes qui l'ao
compagnoient. Chacun s'empressoit à rem-
plir de grandes coupes de crystal de rochey
( 23 )
et les lui présentait a l'envi; mais leur zèle
ne répond oit pas à son avidité ; souvent il
se couchoit par terre, pour lapper l'eau.
Un jour que le déplorable prince étoit
resté long-temps dans une posture aussi
vile, une voix rauque, mais forte, se fit en-
tendre, et l'apostropha ainsi : " Pourquoi
fais-tu l'exercice d'un chien, ô Calife si
fier de ta dignité et de ta puissance ?" A
ces mots, Vathek lève la tête, et voit
l'étranger, cause de tant de peines; A
cette vue il se trouble, la colère enflamme
son cœur ; il s'écrie : et toi, maudit Gia-
our ! que viens-tu faire ici ? N'es-tu pas
content d'avoir rendu un prince agile et
dispos, semblable à une outre? Ne vois-
tu pas que je meurs autant pour avoir
trop bu, que du besoin de boire ?
Bois donc encore ce trait, lui dit le-
tranger, en lui présentant un flacon rempli
d'une liqueur rougeâtre; et sache pour tarir
la soif de ton ame, après celle du corps,
que je suis Indien, mais d'une région
de l'Inde qui n'est connue de personne.
( 24 )
Ces mots furent un trait de lumière pour
le Calife. Cètoit l'accomplissement d'une
partie de ses désirs ; et se flattant qu'ils
alloient être tous satisfaits, il prit la li-
queur magique et la but sans hésiter. A
l'instant il se trouva rétabli, sa soif fut
étanchée, et son corps devint plus agile
que jamais. Sa joie fut alors extrême ; il
saute au col de l'effroyable Indien, et
baise sa vilaine bouche béante et baveuse
avec autant d ardeur qu'il auroit pu baiser
les lèvres de corail de ses plus belles
femmes.
Ces transports n'auroient pas fini, si
l'éloquence de Carathis n'eût ramené le
calme. Elle engagea son fils à retourner
à Samarah, et il s'y fit précéder par un
héraut qui crioit de toutes ses forces: le
merveilleux étranger a reparu, il a guéri
le Calife, il a parlé, il a parlé !
Aussi-tôt, tous les habitans de cette
grande ville sortirent de leurs maisons.
Grands et petits couroient en foule pour
voir passer Vathek et l'Indien. Ils ne se
( 25 )
lassoient point de répéter : il a guéri notre
Souverain, il a parlé, il a parlé ! Ces
mots devinrent ceux du jour, et ne furent
point oubliés dans les fêtes publiques
qu'on donna le soir même en signe de ré-
jouissance ; les poètes en firent le refrain
de toutes les chansons qu'ils composèrent
sur ce beau sujet.
Alors, le Calife fit rouvrir les palais des
sens ; et comme il étoit plus pressé de
visiter celui du goût qu'aucun autre, il or-
donna qu on y servît un splendide festin,
auquel ses favoris et tous les grands offi-
ciers furent admis. L'indien, placé à côté
du Calife, feignit de croire que pour méri-
ter autant d'honneur, il ne pou voit trop
manger, trop boire, ni trop parler. Les
mets disparoissoient de la table aussi tôt
qu'ils étoient servis. Tout le monde le
regardoit avec étonnement : mais l'Indien,
sans faire semblant de s'en appercevoir,
buvoit des rasades à la santé de chacun,
chantoit à tue-tête, contoit des histoires
dont il rioit lui même à gorge déployée,
( 26 )
et faisoit des impromptus qu'on auroit ap-
plaudis, s'il ne les eût pas déclamés avec
des grimaces affreuses : durant tout le
repas, il ne cessa de bavarder autant que
vingt astrologues, de manger plus que
cent porte-faix, et de boire à propor-
tion, i
Malgré qu'on eût couvert la table
trente-deux fois, le Calife avoit souffert
de la voracité de son voisin. Sa pré-
sence lui devenoit insupportable, et il
pouvoit à peine cacher son humeur et son
inquiétude; enfin il trouva le moyen de
dire à l'oreille du chef de ses eunuques :
tu vois, Bababalouk, comme cet homme
fait tout en grand. Va, redouble de vigi-
lance, et surtout prends garde à mes Cir-
cassiennes.
L'oiseau du matin avoit trois fois renou-
velle son chant, lorsque l'heure du Divan
sonna. Vathek avoit promis d'y présider
en personne. 11 se lève de table, et s'ap-
puie sur le bras de son visir; plus étourdi
du tapage de son bruyant convive que du
( 27 )
yin qu'il avoit bu, ce pauvre prince pou-
voit à peine se soutenir.
Les visirs, les officiers de la Couronne,
les gens de loi se rangèrent autour de leur
souverain en demi-cercle, et dans un re-
spectueux silence ; tandis que l'Indien,
avec autant de sang-froid que s'il avoit
été à jeun, se plaça sans façon sur une
des marches du trône, et rioit sous cape
de l'indignation que sa hardiesse causoit
à tous les spectateurs.
Cependant le Calife, dont la tête étoit
embarrassée, rend oit justice à tort et à
travers. Son premier visir s'en apperçut,
et s'avisa tout-à-coup d'un expédient pour
interrompre l'audience et sauver l'honneur
de son maître. Il lui dit tout bas : Seig-
neur, la princesse Carathis a passé la nuit
à consulter les planètes ; elle vous fait
dire que vous êtes menacé d'un danger
pressant. Prenez garde que cet étranger
dont vous payez quelques bijoux ma-
giques par tant d'égards, n'ait attenté a
votre vie. Sa liqueur a paru vous gué-
( 23 )
rir; ce n'est peut-être qu'un poison dont
l'effet sera soudain. Ne rejettez pas ce
soupçon ; demandez-lui du moins comme
elle est composée, où il la prise, et faites
mention des sabres que vous semblez
avoir oublies.
Excédé des insolences de l'Indien, Va-
thek répondit à son visir par un signe de
tête, et s'adressant à ce monstre : lève-toi,
lui dit-il, et déclare en plein Divan de
quelles drogues est composé la liqueur
que tu m as fait prendre ; débrouille sur-
tout l'énigme des sabres que tu m'as ven-
dus : et reconnois ainsi les bontés dont
je t ai comblé.
Le Calife se tut après ces paroles qu'il
prononça d'un ton aussi modéré qu'il lui
fut possible. Mais l'Indien, sans répon-
dre ni quitter sa place, renouvella ses
éclats de rire et ses horribles grimaces.
Alors Vathek ne put se contenir ; d'un
coup de pied il le jette de lestrade, le
suit, et le frappe avec une rapidité qui
excite tout le Divan a l'imiter. Tous les
( 29 )
pieds sont en l'air ; on ne lui a pas donné
un coup qu'on ne se sente forcé de re-
doubler.
L'Indien prétoit beau jeu. Comme il
étoit court et gros, il s'étoit ramassé en
boule, et rouloit sous les coups de ses
assaillans, qui le suivoient par-tout avec
un acharnement inoui. Roulant ainsi
d'appartement en appartement, de cham-
bre en chambre, la boule attiroit après
elle tous ceux quelle reiicontroit. Le pa-
lais en confusion retentissait du plus
épouvantable bruit. Les sultanes effrayées
regardèrent à travers leurs portières; et
dès que la boule parut, elles ne purent se
contenir. En vain pour les arrêter, les
eunuques les pinçoient jusqu'au sang;
elles s'échappèrent de leurs mains : et ces
fidèles gardiens, presque morts de frayeur,
ne pouvoient eux-mêmes s'empêcher de
suivre à la piste la boule fatale.
Après avoir ainsi parcouru les salles,
les chambres, les cuisines, les jardins et les
écuries du palais, l'Indien prit enfin le
( 30 )
chemin des cours. Le Calife, plus a-
charné que les autres, le suivoit de près,
et lui lançoit autant de coups de pied
qu'il pouvoit : son zèle fut cause qu'il re-
çut lui-même quelques ruades adressées à
la boule.
Carathis, Morakanabad, et deux ou
trois autres visirs dont la sagesse avoit
jusqu'alors résisté, à l'attraction générale,
voulant empêcher le Calife de se donner
en spectacle, se jette rent à ses genoux
pour l'arrêter ; mais il sauta par dessus
leurs têtes, et continua sa course. Alors,
ils ordonnèrent aux Muézins d'appel! er le
peuple à la prière, tant pour l'ôter du
chemin, que pour l'engager à détourner
par ses vœux une telle calamité : tout fut
inutile. Il suffisoit de voir cette infernale
boule pour être attiré après elle. Les
Muézins eux-mêmes, quoiqu'ils ne la vis-
sent que de loin, descendirent de leurs
minarets, et se joignirent à la foule. Elle
augmenta au point, que bientôt il ne resta
dans les maisons de Samarah que des pa-^
( 31 )
raly tiques, des culs-de-jatte, des mourans,
et des enfans à la mamelle dont les nour-
rices sétoient débarrassées pour courir
plus vite : Carathis elle-même, Morakana-
bad et les autres s etoient enfin mis de la
partie. Les cris des femmes échappées
de leurs sérails ; ceux des eunuques s'ef-
forçant de ne pas les perdre de vue ; les
juremens des maris, qui, tout en courant,
se menaçoient les uns les autres; les coups
de pied donnés et rendus ; les culbutes à
chaque pas, tout eiifin rendoit Samarah
semblable à une ville prise d'assaut et
livrée au pillage. Enfin, le maudit In-
dien, sous cette forme de boule, après
avoir parcouru les rues, les places publi-
ques, laissa la ville déserte, prit la route
de la plaine de Catoul, et enfila une val-
lée au pied de la montagne des quatre
sources.
L'un des cotés de cette vallée étoit
bordé d'une haute colline ; de l'autre étoit
un gouffre épouvantable formé par la
chute des eaux. Le Calife et la multi-
( 32 )
tude qui le suivoit craignirent que la
boule n'allât s'y jetter et redoublèrent d'ef-
forts pour l'atteindre, mais ce fut en vain;
elle roula dans le gouffre, et disparut
comme un éclair.
Vathek se seroit sans doute précipité
après le perfide Giaour, s'il navoit été
retenu comme par une main invisible. La
foule s'arrêta aussi; tout devint calme.
On se regardoit d'un air étonné; et mal-
gré le ridicule de cette scène, personne
ne rit. Chacun, lee yeux baissés, l'air
confus et taciturne, reprit le chemin de
Samarah, et se cacha dans sa maison,
sans penser qu'une force irrésistible pou-
voit seule porter à l'extravagance qu'on se
reprochoit; car il est juste que les hom-
mes qui se glorifient du bien dont ils ne
sont que les instrumens, s'attribueut aussi
les sottises qu'ils n'ont pu éviter.
Le Calife seul, ne voulut pas quitter la
vallée. 11 ordonna qu'on y dressât ses*
tentes ; et, malgré les représentations de
Carathis et de Morakanabad, il prit son
( 33 )
poste aux bords du gouffre. On avoit
beau lui représenter qu'en cet endroit le
terrein pouvoit s'ébouler, et que d'ailleurs,
il étoit trop près du magicien; leurs re-
montrances furent inutiles. Après avoir
fait allumer mille flambeaux, et com-
mandé qu'on ne cessât d'en allumer, il
s'étendit sur les bords fangeux du préci-
pice, et tâcha, à la faveur de ces clartés
artificielles, de voir au travers des ténè-
bres, que tous les feux de l'en» pi ré e n'au-
roient pu pénétrer. Tantôt il croyoit en-
tendre des voix qui part oient du fond de
l'abyme, tantôt il s'imaginoit y démêler
les accens de l'Indien; mais ce n'étoit que
le mugissement des eaux, et le bruit des
cataractes qui tomboient à gros bouillons
des montagnes.
Vathek passa la nuit dans cette violente
situation. Dès que le jour commença h
poindre, il se retira dans sa tente, et h\
sans avoir rien mangé, il s'endormit, et
ne se réveilla que lorsque l'obscurité vint
couvrir l'hémisphère. Alors, il reprit; le
D
( 34 )
poste de la veille, et ne le quitta pas de
plusieurs nuits. On le voyoit marcher à
grands pas et regarder les étoiles d'un air
furieux, comme s'il leur reprochoit de
l'avoir trompé.
Tout-à-coup, depuis la vallée jusqu'au-
delà de Samarah, l'azur du Ciel s'entre-
mêla de longues rayes de sang: cet hor-
rible phénomène sembloit toucher à la
grande tour. Le Calife voulut y monter;
mais ses forces l'abandonnèrent: et, transi
de frayeur, il se couvrit la tête du pan de
sa robe.
Tous ces prodiges effrayans ne faisoient
qu'exciter sa curiosité. Ainsi, au lieu de
rentrer en lui-même, il persista dans le
dessein de rester où l'Indien avoit dis-
paru.
Une nuit qu'il faisoit sa promenade so-
litaire dans la plaine, la lune et les étoiles
s'éclipsèrent subitement ; d'épaisses ténè-
bres succédèrent à la lumière, et il en-
tendit sortir de la terre qui trembloit, la
voix du Giaour, criant avec un bruit plus
( 35 )
fort que le tonnerre : " Veux-tu te donner
à moi, adorer les influence* terrestres, et
renoncer à Mahomet ? A ces conditions,
je t'ouvrirai le palais du feu souterrein.
La, sous des voûtes immenses, tu verras
les trésors que les étoiles t ont promis ;
c'est de là que j'ai tiré mes sabres; c'est
là ou Suleïman, fils de Daoud, repose
environné des talismans qui subjuguent le
monde."
Le Calife étonné répondit en frémissant,
mais pourtant du ton d'un homme qui se
faisoit aux aventures surnaturelles : où es-
tu ? parois à mes yeux ! dissipe ces ténè-
bres dont je suis las! Après avoir brûlé
tant de flambeaux pour te découvrir, c'est
bien le moins que tu me montres ton ef-
froyable visage* Abjure donc Mahomet,
reprit l'Indien ; donne-moi des preuves de
ta sincérité, ou jamais tu ne me verras.
Le malheureux Calife promit tout.
Aussi-tôt le Ciel s'éclaircit, et à la lueur
des planètes qui sembloient enflammées,
Vathek vit la terre entrouverte. Au fond
d -2
( 56 )
paroissoit un portail d'ébène. L'Indien
étendu devant, tenoit en sa main une clef
d'or, et la faisoit résonner contre la ser-
rure.
Ah ! s'écria Vathek, comment pnis-je
descendre jusqu'à toi? Viens me prendre,
et ouvre ta porte au plus vite. Tout beau,
répondit l'Indien : sache que j'ai gi and'-
soif, et que je ne puis ouvrir qu'elle ne
soit étanchée. Il me faut le sang de cin-
quante eufans : prends-les parmi ceux
de tes visirs, et des grands de ta Cour.
Autrement, ni ma soif ni ta curiosité ne
seront satisfaites. Retourne donc à Sa-
marah; apporte-moi ce que je désire;
jette-le toi-même dans ce gouffre ; et puis
tu verras.
Après ces paroles, l'Indien tourna le
dos; et le Calife, inspiré par les démons,
se résolut au sacrifice affreux. Il fît donc
semblant d'avoir repris sa tranquillité, et
s'achemina vers Samarah aux acclama-
tions d'un peuple qui Faimoit encore. Il
dissimula si bien le trouble involontaire
( 37 )
de son ame, que Caralhis et Morakanabad
y furent trompés comme les autres. On
ne parla plus que de fêtes et de réjouis-
sances. On mit même sur le tapis l'his-
toire de la boule, dont personne n'avoit
encore osé ouvrir la bouche : par-tout on
en rioit; cependant tout le monde navoit
pas sujet d'en rire. Plusieurs étoient en-
core entre les mains des chirurgiens à la
suite des blessures reçues dans cette mé-
morable aventure.
Vathek étoit très-aise qu'on le prît sur
ce ton, parce qu'il voyoit que cela le con-
duiroit à ses abominables fins. Il avoit
un air affable avec tout le monde, sur-tout
avec ses visirs et les grands de sa Cour.
Le lendemain, il les invita à un repas
somptueux. Peu-à-peu il fit tomber la
conversation sur leurs enfans, et demanda
d'un air de bienveillance qui dentr'eux
avoit les plus jolis garçons? Aussi-tôt,
chaque père s'empresse à mettre les siens
au-dessus de ceux des autres. La dispute
s'échauffa; on en seroit venu aux mains
( 38 )
Fans la présence du Calife qui feignit de
vouloir en juger par lui-même.
Bientôt on vit arriver une bande de ces
pauvres en fans. La tendresse maternelle
les avoit ornés de tout ce qui pouvoit re-
hausser leur beauté. Mais tandis que
cette brillante jeunesse attiroit tous les
yeux et les cœurs, Vathek l'examina avec
une perfide avidité, et en choisit cinquante
pour les sacrifier au Giaour. Alors, avec
\in air de bonhommie il proposa de don-
ner à ses petits favoris une fête dans la
plaine. Ils dévoient, disoit-il, se réjouir
encore plus que tous les autres du retour
de sa santé. La bonté du Calife en-
chante. Elle est bientôt connue de tout
Samarah. On prépare des litières, des
chameaux, des chevaux ; femmes, enfans,
vieillards, jeunes gens chacun se place
selon son goût. Le cortège se met en
marche, suivi de tous les confiseurs de
la ville et des fauxbourgs ; le peuple suit
à pied en foule ; tout le monde est dans
la joie, et pas un ne se ressouvient de ce
( 39 )
qu'il en a coûté à plusieurs, la dernière
fois qu'on avoit pris ce chemin.
La soirée étoit belle, l'air frais, le ciel
serein ; les fleurs exhaloient leurs par-
fums. La nature en repos sembloifc se
réjouir aux rayons du soleil couchant.
Leur douce lumière doroit la cime de la
montagne aux quatre sources; elle en
embellissoit la descente et coloroit les
troupeaux bondissans. On n'entendoit
que le murmure des fontaines, le son des
chalumeaux, et la voix des bergers qui
s'appelloient sur les collines.
Les pauvres enfans qui alloient être
immolés rendoient la scène encore plus
intéressante. Pleins de sécurité, ils s'a-
vancoient vers la plaine en ne cessrj nt de
folâtrer; l'un couroit après des papillons,
l'autre cueilloit des fleurs ou raniassoit
de petites pierres luisantes; plusieurs
s'éloignoienî d'un pas léger pour avoir le
plaisir de se rejoindre et de se donner
mille baisers.
Déjà on découvrent de loin l'horrible
( 40 )
gouffre au fond duquel étoit le portail
d'ébène. Comme une raie noire, il cou-
poit la plaine par le milieu. Morakana-
bad et ses confrères le prirent pour un de
ces bizarres ouvrages que le Calife se
plaisoit à faire ; les malheureux ! ils ne
savoient pas à quoi il étoit destiné. Vat-
hek, qui ne vouloit point qu'on examinât
de trop près le lieu fatal, arrête la marche
et fait tracer un grand cercle. La garde
des eunuques se détache pour mesurer la
lice destinée aux courses de pied, et pour
préparer les anneaux que doivent enfiler
les flèches. Les cinquante jeunes garçons
,se déshabillent à la hâte ; on admire la
souplesse et les agréables contours de
leurs membres délicats. Leurs yeux pé-
tillent d'une joie qui se répète dans ceux
de leurs parens. Chacun fait des vœux
pour celui des petits combattans qui l'in-
téresse le plus : tout le monde est attentif
aux jeux de ces êtres aimables et in-
nocens.
Le Calife saisit ce moment pour s'éloig-
( 41 )
ner de la foule. Il s'avance sur le bord
du gouffre, et entend, non sans frémir,
l'Indien qui disoiî en grinçant des dents:
où sont-ils? Impitoyable Giaour ! répon-
dit Vathek tout troublé, n'y a-t-il pas
moyen de te contenter sans le sacrifice
que tu exiges ? Ah ! si tu voyois la beauté
de ces enfans, leurs grâces, leur naïveté,
tu en serais attendri. La peste de ton at-
tendrissement, bavard que tu es ! s écria
rindien ; donne, donne les vite, ou ma
porte te sera fermée à jamais. Ne crie
donc pas si haut, repartit le Calife en
rougissant. Oh ! pour cela, j'y consens,
reprit le Giaour, avec un sourire d'ogre;
tu ne manques pas de présence d'esprit :
j'aurai patience encore un moment.
Pendant cet affreux dialogue, les jeux
étoient dans toute leur vivacité. Ils fini-
rent enfin, lorsque le crépuscule gagna
les montagnes. Alors, le Calife se tenant
debout sur le bord de l'ouverture, cria
de toutes ses forces : que mes cinquante
petits favoris s'approchent de moi, et
( 42 )
qu'ils viennent selon l'ordre du succès
qu'ils ont eu dans leurs jeux! Au pre-
mier des vainqueurs je donnerai mon
bracelet de diamans, au second mon col-
lier démeraudes, au troisième ma cein-
ture de topaze, et à chacun des autres
quelque pièce de mon habillement, jus-
qu'à mes pantoufles.
A ces paroles, les acclamations redou-
blèrent ; on portoit aux nues la bonté d'un
Prince qui se mettoit tout nud pour
amuser ses sujets, et encourager la jeu-
nesse. Cependant la Calife se déshabil-
lant peu-à-peu, et élevant le bras aussi
haut qu'il pouvoit, faisoit briller chacun
des prix ; mais tandis que d'une main il
le donnoit à l'enfant qui se hâtoit de le
recevoir, de l'autre il le poussoit dans le
gouffre, ou le Giaour toujours gromme-
lant, répétoit sans cesse : encore ! encore !
Cet horrible manège étoit si rapide,
que lenfant qui accouroit ne pouvoit pas
se douter du sort de ceux qui l'avoient
précédé ; et quant aux spectateurs, lob-
( *3 )
scurité et la distance les empéchoient de
voir. Enfin, Vathek ayant ainsi précipité
la cinquantième victime, crut que le Gia-
our viendroit le prendre et lui présenter
la clef d'or. Déjà il s'imaginoit être aussi
grand que Suleïman, et n'avoir aucun
compte à rendre, lorsque la crevasse se
ferma a sa grande surprise, et qu'il sen-
tit sous ses pas la terre ferme comme à
l'ordinaire. Sa rage et son désespoir ne
peuvent s'exprimer. Il maudissoit la per-
fidie de rindien ; il l'appelloit des noms
tes plus infâmes, et frappoit du pied
comme pour en être entendu. Il se dé-
mena ainsi jusqu'à ce qu'étant épuisé, il
tomba par terre comme s'il avoit perdu le
sentiment. Ses visirs et les grands de la
cour plus près de lui que les autres, cru-
rent d'abord qu'il s'étoit assis sur l'herbe
pour jouer avec les enfans ; mais une
^orte d'inquiétude les ayant saisis, ils
svancèrent et virent le Calife tout seul,
qui leur dit d'un air égaré : que voulez-
vous? — Nos enfans ! nos enfans ! s'écrie-
( 44 -)
rent-ils. — Vous êtes bien plaisans de vou-
loir me rendre responsable des accidens
de la vie, leur repon dit-il. Vos enfans
sont tombés en jouant dans le précipice
qui étoit ici, et j'y serois tombé moi-même,
si je n'avois fait un saut en arrière.
A ces mots, les pères des cinquante
-enfans poussent des cris perçans, que les
mères répétèrent d'un octave plus haut;
tandis que tous les autres, sans savoir pour-
quoi Ton crioit, enchérissoient sur eux par
des hurlemens. Bientôt on se dit de tous
£Ôtés : c'est un tour que le Calife nous à
joué pour plaire à son maudit Giaour ;
punissons-le de sa perfidie, vengeons-
nous! vengeons le sang innocent! jettons
ce cruel Prince dans la cataracte, et que
sa mémoire même soit anéantie!
Carathis, effrayée par cette rumeur,
s'approcha de Morakanabad. Visir, lui
dit-elle, vous avez perdu deux jolis en-
fans, vous devez être le plus désolé des
pères ; mais vous êtes vertueux, sauvez
^otre maître. Oui, Madame, répondit le
( 45 )
visir; je vais essayer au péril de ma vie
de le tirer du danger où il est ; ensuite, je
l'abandonnerai à son funeste destin. Ba-
babalouk, poursuivit-elle, mettez-vous à
la tête de vos eunuques; écartons la
foulé; ramenons, s'il se peut, ce malheu-
reux Prince dans son palais. Bababa-
louk et ses compagnons, se félicitèrent,
pour la première fois et tout bas, de ce
qu'on les avoit privés des honneurs et des
soucis de la paternité. Ils obéirent au
visir, et celui-ci les secondant de son
mieux, vint enfin à bout de sa généreuse
entreprise. Alors, il se retira pour pleurer
à son aise.
Dès que le Calife fut rentré, Carathis fit
fermer les portes du palais. Mais voyant
que lémeute augmentoit, et que de tous
côtés on vomissoit des imprécations, elle
dit i\ son fils : que vous ayez tort ou rai-
son, n'importe; il faut sauver votre vie.
IUairons-nous dans vos appartemens ; de
là, nous passerons dans le souterreiu qui
n'est connu que de vous et de moi, et gag-
( 46 )
nerons la tour, où, avec le secours des
muets qui n'en sont jamais sortis, nous
tiendrons de reste. Bababalouk nous
croira encore dans le palais, et en défendra
l'entrée pour son propre intérêt ; alors,
sans nous embarrasser des conseils de ce
pleureur de Morakanabad, nous verrons
ce qu'il y aura de mieux à faire.
Yathek ne répondit pas un seul mot à
tout ce que sa mère lui disoit, et se laissa
conduire comme elle voulut ; mais tout en
marchant, il répétoit: où es-tu, horrible
Giaour? N'as-tu pas encore croqué ces
enfans ? Où sont tes sabres, ta clef d'or,
tes talismans ? Ces paroles firent deviner
à Carathis une partie de la vérité. Quand
son fils se fut un peu tranquillisé dans la
tour, elle n'eut pas de peine à la tirer
toute entière. Bien loin d'avoir des scru-
pules, elle étoit aussi méchante qu'une
femme peut l'être, et ce n'est pas peu
dire; car ce sexe se pique de surpasser
-en tout celui qui lui dispute la supé-
riorité. Le récit du Calife ne causa donc
( 47 )
à Carathis ni surprise ni horreur; elle fut
seulement frappée des promesses du Gia-
our, et dit à son fils: il faut avouer que
ce Giaour est un peu sanguinaire ; cepen-
dant les puissances terrestres doivent être
encore plus terribles ; mais les promesses
de l'un et les dons des autres valent bien
la peine de faire quelques petits efforts ;
nul crime ne doit coûter quand de tels
trésors en sont la récompense. Cessez
donc de vous plaindre de l'Indien ; il me
semble que vous n'avez pas rempli toutes
les conditions qu'il met à ses services. Je
ne doute point qu'il ne faille faire un sa-
crifice aux génies souterreins, et c'est à
quoi il nous faudra penser lorsque l'é-
meute sera appaisée; je vais rétablir le
calme, et je ne craindrai pas d'épuiser
vos trésors, puisque nous en aurons bien
d'autres. Cette princesse qui possédoit
merveilleusement l'art de persuader, re-
passa par le souterrein, et s'étant rendue
au palais, se montra au peuple par la fe-
nêtre. Elle le harangua, tandis que Ba-
( 43 )
babalouk jettoit de l'or à pleines main».
Ces deux moyens réussirent; l'émeute
fut appaisée : chacun retourna chez soi,
et Carathis reprit le chemin de la tour-.
On annonçoit la prière du point du
jour, lorsque Carathis et Vathek montè-
rent les innombrables degrés qui condui-
sent au sommet, et quoique la matinée
fût triste et pluvieuse, ils y restèrent
quelque tems. Cette sombre lueur plai-
soit à leurs cœurs médians. Quand ils
virent que le soleil alloit percer les nua-
ges, ils firent tendre un pavillon pour se
mettre à l'abri de ses rayons. Le Calife,
harassé de fatigue, ne songea d'abord
qu'à se reposer, et dans l'espérance d'a-
voir des visions significatives, il se livra
au sommeil. De son côté l'active Cara-
this, avec une partie de ses muets, de-
scendit pour préparer le sacrifice, qui de-
voit se faire la nuit suivante.
Par de petits degrés pratiqués dans
l'épaisseur du mur, et qui iï étoient con-
nus que d'elle et de son fils, elle descendit
( 49 )
d'abord dans des puits mystérieux qui re-
celoient les momies des anciens Pharaons*
arrachées de leurs tombeaux; elle en fit
prendre un bon nombre. De là, elle se
rendit a une galerie où, sous la garde de
cinquante négresses muettes et borgnes
de l'œil droit, on conservoit l'huile des
serpens les plus venimeux, des cornes de
rhinocéros, et des bois d'une odeur suffo-
cante, coupés par des magiciens dans l'in-
térieur des Indes ; sans parler de mille
autres raretés horribles. Carathis elle-
même a voit fait cette collection, dans
l'espérance d'avoir, un jour ou l'autre,
quelque commerce avec les puissances in-
fernales qu'elle aimoit passionnément, et
dont elle connoissoit le goût. Pour s'ac-
coutumer aux horreurs qu'elle méditoit,
elle resta quelque teins avec ses négresses
qui louch oient d'une manière séduisante
du seul œil qu'elles avoient, et lorgnoient,
avec délices, les têtes de morts et les sque-
lettes. A mesure qu'on les tiroit des ar-
moires, les négresses faisoient des contor-
E
( oO )
sions épouvantables ; et, tout en admirant
la princesse, elles glapissoient à Tétoudir.
Enfin, étouffée par la mauvaise odeur,
Carathis fut forcée de quitter la galerie,
après l'avoir dépouillée d'une partie de
ses monstrueux trésors.
Cependant le Calife n'avoit pas eu les
visions qu'il attendoit ; mais il avoit gagné
dans ces régions exhaussées un appétit
dévorant. Il avoit demandé à manger
aux muets, et ayant totalement oublié
qu'ils étoient sourds, il les battoit, les
mordoit et les pinçoit de ce qu'ils ne bou-
geoient pas. Heureusement pour ces mi-
sérables créatures, Carathis vint mettre
le holà a une scène si indécente. Qu'est-
ce donc, mon fils ? dit-elle, toute essouf-
flée; j'ai cru entendre les cris de mille
chauve-souris qu'on déniche d'un antre,
et ce ne sont que ceux de ces pauvres
muets que vous maltraitez : en vérité, vous
ne méritez pas l'excellente provision que
je vous apporte. Donnez, donnez î s'écria
le Calife ; je meurs de faim. Ma foi, vous
( 51 )
auriez un bon estomac, dit-elle, si vous
pouviez digérer tout ce que j'ai ici Dé-
pêchez-vous, repartit le Calife. Mais, ô
ciel! quelles horreurs! que voulez-vous
faire ? je suis prêt à vomir. Allons, allons,
répliqua Carathis, ne soyez pas si délicat,
aidez moi à mettre tout ceci en ordre;
vous verrez que les mêmes objets que
vous rebutez vous rendront heureux. Pré-
parons le bûcher pour le sacrifice de cette
nuit, et ne songez point à manger qu'il ne
soit dressé. Ne savez-vous pas que tous
les rites solemnels doivent être précédés
d'un jeûne rigoureux ?
Le Calife, n'osant rien répliquer, s'a^
bandonna à la douleur et aux vents qui
commençaient à désoler ses entrailles,
tandis que sa mère alloit toujours son
train. On eut bientôt arrangé sur les ba-
lustrades de la tour les phioles d'huile de
serpens, les momies et les ossemens. Le
bûcher s'élevoit, et en trois heures il eut
vingt coudées de haut. Enfin, les ténè-
bres arrivèrent, et Carathis toute joyeuse,
e 2
( 52 )
se dépouilla de ses vêtemens : elle battoit
des mains et brandissoit un flambeau de
graisse humaine ; les muets l'imitoient ;
mais Vathek exténué de faim, ne put y
tenir plus long-tems, et tomba évanoui.
Déjà les gouttes brûlantes des flam-
beaux allumoient le bois magique, l'huile
empoisonnée jettoit mille feux bleuâtres,
les momies se consumoient et lançoient
des tourbillons dune fumée noire et opa-
que ; enfin les flammes gagnant les cornes
de rhinocéros, il se répandit une odeur
si infecte que le Calife revint a lui en sur-
saut, et parcourut d'un œil égaré la scène
flamboyante. L'huile enflammée decou-
loit à grands flots, et les négresses, qui
ne cessoient d'en apporter, joignoient leurs
hurlemens aux cris de Carathis. Les
flammes devinrent si violentes, et le poli
de l'acier les réfléchissoit avec tant de vi-
vacité, que le Calife ne pouvant plus en
supporter l'ardeur ni l'éclat, se réfugia
sous l'étendard impérial.
Frappés de la lumière qui éclairoit
( 33 )
toute la ville, les habitaas de Samarah se
levèrent à la hâte, montèrent sur leurs
toits, virent la tour en feu, et descendi-
rent à moitié nuds sur la place. Leur
amour pour leur Souverain se réveilla en-
core dans ce moment, et croyant qu'il
alloit être brûlé dans sa tour, ils ne son-
gèrent plus qu'à le sauver. Morakana-
bad sortit de sa retraite en essuyant ses
larmes ; il crioit au feu, comme les autres.
Bababalouk, dont le nez étoit plus accou-
tumé aux odeurs magiques, se doutoit
que Carathis travailloit a ses opérations,
et conseilloit a tous de rester tranquilles.
On le traita de vieux poltron et de traître
insigne; on fit avancer les chameaux et les
dromadaires chargés deau; mais com-
ment entrer dans la tour?
Pendant qu'on s'obstinoit à en forcer
les portes, un vent furieux s'éleva du
nord-est, et répandit au loin la flamme.
1) abord, le peuple recula, ensuite il re-
fit uibla de zèle. Les odeurs infernales
dèf cornes et des momies se répandant de
( 54 )
tous côtés, empestèrent l'air, et plusieurs
personnes presque suffoquées, tombèrent
â la renverse. Ceux qui étoient restés
debout, disoient a leurs voisins ; éloignez-
vous, vous empoisonnez. Morakanabad,
plus malade que les autres, faisoit pitié ;
par-tout on se bouchoit le nez : mais rien
n'arrêta ceux qui enfonçoient les portes.
Cent quarante des plus robustes et des
plus déterminés en vinrent à bout. Ils
gagnèrent l'escalier, et firent bien du che-
min dans un quart-d'heure.
Carathis, que les signes de ses muets et
de ses négresses alarmoient, s'avance sur
l'escalier, en descend quelques marcher,
et entend plusieurs voix qui crient: voici
de l'eau ! Comme elle n'étoit pas mal leste
pour son âge, elle regagna vite la plate-
forme, et dit a son fils : un moment; sus-
pendez le sacrifice; nous allons avoir de
quoi le rendre encore plus beau. Cer-
taines bêtes s'imaginant, sans doute, que le
feu étoit à la tour, ont eu la témérité d'en
briser les portes, jusqu'à présent inviola-
( 55 )
blés, et viennent avec de l'eau. Il faut
avouer qu'ils sont bien bons d'avoir oublié
tous vos torts ; mais n'importe. Laissons-
les monter, nous les sacrifierons au
Giaour ; nos muets ne manquent ni de
force ni d'expérience: ils auront bientôt
dépêché des gens fatigués. Soit, répon-
dit le Calife, pourvu qu'on finisse et que
je dîne.
Ces malheureux ne tardèrent pas a pa-
roître. Essoufflés d'avoir monté si vite les
quinze cent degrés, au désespoir que leurs
seaux étoient presque vuides, ils ne furent
pas plutôt arrivés que l'éclat des flammes
et l'odeur des momies offusquèrent tous
leurs sens à la fois : c'étoit dommage, car
ils ne voyoient pas le sourire agréable
avec lequel les muets et les négresses
leur passoient la corde au col ; mais tout
nétoit pas perdu, car ces aimables per-
sonnes ne se réjouissoient pas moins dune
telle scène. Jamais on n'étrangla avec
plus de facilité ; chacun tomboit sans ré-
sistance et expiroit sans pousser un cri ;
( 06 )
de sorte que Vathek se trouva bientôt en-
vironne des corps de ses plus fidèles su-
jets, qu on jetta sur le bûcher. Carathis qui
pensoit a tout, crut eu avoir assez ; elle
fit tendre les chaînes et fermer les portes
d'acier qui se trouvoient sur le passage.
On avoit à peine exécuté ces ordres que
la tour trembla; les cadavres disparurent,
et les flammes de sombre cramoisi qu'elles
étoient, devinrent d'un beau couleur de
rose. Une vapeur suave se fit délicieuse-
ment sentir ; les colonnes de marbre jet-
tèrent des sons harmonieux, et les cornes
liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant.
Carathis, en extase, jouissoit d'avance du
succès de ses conjurations; tandis que les
muets et les négresses, a qui les bonnes
odeurs donnoient la colique, se retirèrent
dans leurs tanières en grommelant.
Dès qu'ils furent partis la scène chan-
gea,. Le bûcher, les cornes et les momies
firent place à une table magnifiquement
servie. On y voyoit au milieu dune
foule de mets exquis des flacons de vin,
( 57 )
et des vases de Fagfouri où un sorbet ex-
cellent reposait sur la neige. Le Calife
fondit sur tout cela comme un vautour, et
devoroit un agneau aux pistaches ; mais
Carathis, occupée de tout autres soins,
tiroit d'une urne de filigramme un parche-
min roule dont on ne voyoit pas la fin, et
que son fils n'avoit pas même apperçu.
Finissez donc, glouton, lui dit-elle d'un
ton imposant, et écoutez les promesses
magnifiques qui vous sont faites ; alors
elle lut tout haut ce qui suit. " Vathek,
mon bien-aimé, tu as surpassé mes es-
pérances ; mes narines ont savouré le
fumet de tes momies, de tes excellentes
cornes, et sur-tout de ce sang Musulman
que tu as répandu sur le bûcher. Lorsque
la lune sera dans son plein, sors de ton
palais,, environné de toutes les marques
de ta puissance ; que les chœurs de tes
musiciens te précèdent au son des clai-
rons et au bruit des timbales. Fais-toi
suivre de Tel i te de tes esclaves, de tes
femmes les plus chéries, de mille cha-
( 58 )
meaux somptueusement chargés, et prends
la route d'Istakhar. C'est-là que je t'at-
tends ; la, ceint du diadème de Gian Ben
Gian, et nageant dans toutes sortes de
délices, les talismans des Suleïman, les
trésors des Sultans préadamites te seront
livrés ; mais malheur à toi si dans ta route
tu acceptes quelque asyle."
Le Calife, nonobstant son luxe ordi-
naire, n'avoit jamais si bien dîné. Il se
laissa aller a la joie que lui inspiroient de
si bonnes nouvelles, et but de nouveau.
Carathis ne haïssoit pas le vin, et faisoit
raison a toutes les rasades qu'il portoit
par ironie a la santé de Mahomet. Cette
perfide liqueur acheva de les remplir
d'une confiance impie. Ils blasphémoient ;
l'âne de Balaam, le chien des sept Dor-.
mans, et les autres animaux qui sont dans
le paradis du saint Prophète, devinrent
le sujet de leurs scandaleuses plaisante-
ries. En ce bel état, ils descendirent
gaîment les quinze cent degrés, se mo-
quant des mines inquiètes qu'ils voyoient
i
( 59 )
,«ur la place, à travers les lucarnes de la
tour, gagnèrent le souterrein, et arrivè-
rent dans les appartenons royaux. Ba-
babalouk s'y promenoit d'un air tranquille
en donnant ses ordres aux eunuques qui
mouchoient les bougies et peignoient les
beaux yeux des Circassiennes. Il n'eut
pas plutôt apperçu le Calife qu'il dit :
Ah! je vois bien que vous n'êtes pas
bfûlés ; je m'en doutois. Que nous im-
porte ce que tu penses, s'écria Carathis !
Va, cours dire a Morakanabad que nous
voulons lui parler, et sur-tout ne t'arrête
pas pour faire tes insipides réflexions.
Le grand visir arriva sans délai : Vathek
et sa mère le reçurent avec beaucoup de
gravité, lui dirent d'un ton plaintif que
le feu du sommet de la tour étoit éteint ;
mais que par malheur il en avoit coûté la
vie aux braves gens qui étoient venus à
leur secours.
Encore des malheurs! s'écria Morak-
anabad en gémissant ; ah ! Commandeur
des Fidèles ; notre saint Prophète est
( 60 )
sans doute irrité contre nous ; c'est a
yous à l'appaiser, Nous l'appaiserons de
reste, répondit le Calife, avec un sourire
qui n'annonçoit rien de bon. Vous aurez
assez de loisir pour vaquer à vos prières ;
ce pays m'abîme la s'uité, je veux changer
d'air ; la montagne aux quatre sources
m'ennuie, il faut que je boive du ruisseau
de Rocnabad, et me rafraîchisse dans les
beaux vallons qu'il arrose. En mon ab-
sence vous gouvernerez mes états d'après
les conseils de ma mère, et aurez soin de
lui fournir tout ce qu'elle désirera pour
ses expériences ; car vous savez bien que
notre tour est remplie de choses précieuses
pour les sciences.
La tour n'étoit guères du goût de Mo-
rakanabad ; sa construction avoit épuisé
des trésors prodigieux, et il n'y avoit vu
porter que des négresses, des muets et de
vilaines drogues. Il ne savoit non plus
que penser de Carathis, qui prenoit toutes
les couleurs comme le caméléon. Sa mau-
dite éloquence avoit souvent mis le pauvre
( 61 )
Musulman aux abois ; mais si elle ne va-
loit pas grand'chose, son fils étoit encore
pire, et il se réjouissoit d'en être délivré.
11 alla donc calmer le peuple, et préparer
tout pour le voyage de son maître.
Vathek, dans l'espoir de plaire davant-
age aux esprits du palais souterrein, vou-
loit que son voyage fût d'une magnificence
iuouie. Pour cet effet il confisqua à droite
et a gauche les biens de ses sujets, pen-
dant que sa digue mère visitoit les harems,
et les dépouilloit de leurs pierreries.
Toutes les couturières, toutes les brodeu-
ses de Samarah et des autres grandes villes
à cinquante lieues à la ronde, travailloi-
ent sans relâche aux palanquins, et aux
litières qui dévoient embellir le train du
Monarque. On enleva toutes les belles
toiles de Masulipatan, et on employa tant
de mousseline pour enjoliver Bababalouk
et les autres eunuques noirs, qu'il n'en
restoit pas une aune dans tout l'Iraque
Babylonien.
Pendant que ces préparatifs se faisoient.
( 62 )
Carathis donnoit de petits soupers pour
se rendre agréable aux puissances téné-
breuses. Les dames les plus fameuses
par leur beauté y étoient invitées. Elle
recherchoit sur-tout les plus blanches et
les plus délicates. Rien n'étoit aussi
élégant que ces soupers ; mais lorsque la
gaîté devenoit générale, ses eunuques
faisoient couler sous la table des vipères,
et y vuidoient des pots remplis de scor-
pions. On pense bien que tout cela mor-
doit à merveille. Carathis faisoit sem-
blant de ne pas s'en appercevoir, et per-
sonne n'osoit bouger. Lorsqu'elle voyoit
que les convives alloient expirer, elle
s'amusoit à panser quelques plaies avec
une excellente thériaque de sa compo-
sition ; car cette bonne Princesse avoit en
horreur l'oisiveté.
Vathek n'étoit pas aussi laborieux que
sa mère. Il passoit son tems à tirer parti
des sens dans les palais qui leur étoient
dédiés. On ne le voyoit plus ni au Di-
van, ni à la Mosquée ; et pendant qu'une
( 63 )
moitié de Samarah suivoit son exemple,
l'autre gémissoit des progrès de la cor-
ruption-
Sur ces entrefaites revint l'ambassade
qu'on avoit envoyée a la Mecque, dans
des teins pi us pieux. Elle étoit composée
des plus révérends Moullahs. Leur mis-
sion étoit parfaitement remplie, et ils ap-
portaient un de ces précieux balais qui
avoient nettoyé le sacré Cahaba : cétoit
un présent vraiment di^ne du plus grand
prince de la terre.
Le Calife se trouvoit dans ce moment
retenu en un lieu peu convenable pour re-
cevoir des ambassadeurs. Il entendit la
voix de Bababalouk qui crioit derrière
les portières ; voici l'excellent Edris Al
Shafei et le séraphique Mouhateddin, qui
apportent le balai de la Mecque, et qui
avec des larmes de joie désirent ardem-
ment de le présenter a votre Majesté.
Qu'on apporte ici ce balai, dit Vathek ;
il peut y être de quelque utilité. Com-
ment? répondit Bababalouk, hors de
( 64 )
lui. — Obéis ! reprit le Calife, car c'est
ma volonté suprême ; c'est ici, et nulle
autre part, que je veux recevoir ces bonnes
gens qui te mettent en extase.
L'eunuque s'en alla en murmurant, et
dit au vénérable cortège de le suivre.
Une sainte joie se répandit parmi ces res-
pectables vieillards, et quoique fatigués
de leur long voyage, ils suivirent Bababa-
louk avec une agilité qui tenoit du miracle.
Ils enfilèrent les augustes portiques, et
troiiYoient bien flatteur que le Calife ne les
reçût pas, comme des gens ordinaires,
dans la salle d'audience. Bientôt ils par-
vinrent dans l'intérieur du sérail, où à
travers de riches portières de soie, ils
cruren. appercevoir de beaux grands
yeux bleus et noirs qui alloient et venoient
comme des éclairs. Pénétrés de respect
et détonnement, et pleins de leur mission
céleste, ils s'avançoient en procession vers
de petits corridors qui sembl oient n'aboutir
à rien, et les conduisoient à cette petite
cellule, où le Calife les attendoit.
( 65 )
Le Commandeur des Fidèles seroit-il
malade, disoit tout bas Edris Al Shafei a
son compagnon ? Il est, sans doute, à
son oratoire, répondit Al Mouhateddin.
Vathek, qui entendoit ce dialogue, leur
cria : que vous importe où je suis ? avan-
cez toujours. Alors il sortit la main à
travers la portière, et demanda le sacre
balai. Chacun se prosterna avec respect,
aussi bien que le corridor le permit, et
même dans un assez beau demi-cercle.
Le respectable Edris Al Shafei tira le
balai des linges brochés et parfumés qui
en défendoient la vue aux yeux du vul-
gaire, se détacha de ses confrères, et s'a-
vança pompeusement vers le prétendu
oratoire. De quelle surprise, de quelle
horreur ne fut-il pas saisi ! Vathek, avec
un rire moqueur, lui ôta le balai qu'il
tenoit d'une main tremblante, et fixant quel-
ques toiles d'araignée suspendues au plan-
cher azuré, il les balaya et n'en laissa pas
nnè seule.
■ Les vieillards pétrifiés n'osoient lever
F
( 66 )
leur barbe de dessus la terre. Us voyai-
ent tout ; car Vathek avoit négligemment
tiré le rideau qui les séparoit de lui.
Leurs larmes mouilloient le marbre. Al
Mouhateddïn s'évanouit de dépit et de
fatigue, pendant que le Calife, se laissant
aller à la renverse, rioit et battoit des
mains sans miséricorde. Mon cher noi-
raut, dit-il enfin a Bababalouk, vas ré-
galer ces bonnes gens de mon vin de Shi-
raz. Puisqu'ils peuvent se vanter de
mieux connoître mon palais que personne,
on ne sauroit leur faire trop d'honneur.
En disant ces mots, il leur jetta le balai
au nez, et s'en alla rire avec Carathis.
Bababalouk fit son possible pour con-
soler les vieillards, mais deux des plus
foibles en moururent sur le champ ; les
autres, ne voulant plus voir la lumière, se
firent porter dans leurs lits, d'où ils ne
sortirent jamais.
La nuit suivante, Vathek et sa mère
montèrent au haut de la tour pour con-
sulter les astres sur le voyage. Les con-
( 67 )
stellatious étant dans un aspect des plus
favorables ; le Calife voulut jouir d'un
spectacle aussi flatteur. Il soupa gaîment
sur la plate-fonne, encore noircie de
l'affreux sacrifice. Pendant le repas on
entendit de grands éclats de rire qui re-
tentissoient dans l'atmosphère, et il eu
tira le plus favorable augure.
Tout était en mouvement dans le pa-
lais. Les lumières ne s'éteignoient pa«
de toute la nuit ; le bruit des enclumes et
des marteaux, la voix des femmes et de
leurs gardiens qui chantaient en brodant ;
tout cela interrompoit le silence de la
nature et plaisoit infiniment à Vathek, qui
croyoit déjà monter en triomphe sur le
trône de Suleïman.
Le peuple n était pas moins content que
lui. Chacun mettait la main a l'œuvre,
pour hâter le moment qui de voit le dé-
livrer de la tyrannie d'un maître si bi-
zarre.
Le jour <]ui précéda le départ de ce
prince insensé, Cac&thii crut devoir lui
F 2
( 68 )
renouveller ses conseils. Elle ne cessoit
de répéter les décrets du parchemin mys-
térieux qu'elle avoit appris par cœur, et
recommandent sur-tout de n'entrer chez
qui que ce fût pendant le voyage. Je sais
bien, lui disoit-elle, que tu es friand de
bons plats et de minois agréables ; mais
contente-toi de tes anciens cuisiniers, qui
sont les meilleurs du monde, et souviens-
toi que dans ton sérail ambulant, il y a
pour le moins trois douzaines de jolis
visages auxquels Bababalouk n'a pas en-
core levé le voile. Si ma présence n'étoit
pas nécessaire ici, je veillerois moi-même
a ta conduite. Jaurois grande envie de
voir ce palais souterrein, rempli d'objets
intéressans pour les gens de notre espèce ;
il n'est rien que j'aime autant que les
cavernes ; mon goût pour les cadavres et
les momies est décidé, et je gage que tu
trouveras la quintessence de ce genre.
Ne m oublie donc pas, et dès ie moment
que tu seras en possession des talismans
qui doivent te donner le royaume des
( 69 )
métaux parfaits, et Couvrir le centre de
la terre, ne manque pas d'envoyer ici
quelque génie (le confiance pour me
prendre avec mon cabinet. L'huile de
ces serpens que j'ai pinces jusqu'à la
mort, sera un fort joli présent pour notre
Giaour, qui doit aimer ces sortes de frian-
dises.
Lorsque Carathis eut fini ce beau dis-
cours, le soleil se coucha derrière la mon-
tagne aux quatre sources, et fit place a la
lune. Cet astre, alors dans son plein,
paroissoit d'une beauté et d'une circon-
férence extraordinaire aux yeux des fem-
mes, des eunuques et des pages qui brû-
J oient de voyager. La ville retentissoit
de cris de joie et de faufares. On ne voyoit
que plumes flottantes sur tous les pavil-
lons, et qu'aigrettes brillant à la douce
clarté de la lune. La grande place ne
ressembloit pas mal à un parterre émaillé
xles plus belles tulipes de l'Orient.
Le Calife en habits de cérémonie, s'ap-
puyant sur son visir et sur Bababalouk.
( 70 )
descendit la grande rampe de la tour.
La multitude entière étoit prosternéey et
les chameaux magnifiquement chargés
s'agenouilloient devant lui. Ce spectacle
étoit superbe, et le Calife lui-même s'ar-
rêta pour l'admirer. Tout étoit dans un
silence respectueux : il fut pourtant no.
peu troublé par les cris des eunuques
de l'arrière-garde. Ces vigilans servi-
teurs avoient remarqué que quelques
cages à dame penchoient trop d'un côté :
certains gaillards s'y étoient adroitement
glissés ; mais on les en dénicha bien vite,
avec de bonnes recommandations aux
chirurgiens du sérail.
D'aussi petits évènemens n'interrompi-
rent pas la majesté de cette auguste scène.
Vathek salua la lune d'un air d'intelli-
gence ; et les docteurs de la loi furent
scandalisés de cette idolâtrie, ainsi que
les visirs et les grands rassemblés pour
jouir des derniers regards de leur Souve-
rain. Enfin, les clairons et les trompettes
donnèrent, du sommet de la tour, le signal
( 71 )
du départ. Quoique parfaitement d'ac-
cord, on crut pourtant y remarquer quel-
que dissonnance ; c'étoit Carathis qui
chantoit des hymnes au Giaour, et dont
les négresses et les muets faisoient la
basse-continue. Les bons Musulmans
croyant entendre le bourdonnement de
ces insectes nocturnes qui sont de mau-
vais présage, supplièrent Vathek d'avoir
soin de sa personne sacrée.
On arbore le grand étendard du Califat ;
vingt mille lances brillent â la suite ; et le
Calife, foulant majestueusement aux pieds
les tissus d'or étendus sur son passage,
monte en litière aux acclamations de ses
sujets. Alors, la marche s'ouvrit dans le
plus bel ordre, et avec un si grand silence,
qu'on entendoit chanter les cigales dans
les buissons de la plaine de Catoul. On fit
six bonnes lieues avant l'aurore, et l'étoile
du matin étinceloit encore dans le firma-
ment, quand ce nombreux cortège arriva au
bordduTvgre, où Ton Àresea les tento
pour se reposer le reste de la journée.
( 72 )
Trois jours s'écoulèrent de la même
manière. Au quatrième, le ciel en cour-
roux éclata de mille feux : la foudre fair
soit un fracas épouvantable, et les Cir-
cassiennes tremblantes embrassoient leurs
vilains gardiens. Le Calife commençoit
a regretter les palais des sens ; il a voit
grande envie de se réfugier dans le gros
bourg de Ghulchissar, dont le Gouver-
neur étoit venu lui offrir des rafraichisse-
mens. Mais ayant regardé ses tablettes,
il se laissa intrépidement mouiller jus-
qu'aux os, malgré les instances de ses
favorites. Son entreprise lui tenoit trop
à cœur, et ses grandes espérances soute-
noient son courage. Bientôt le cortège
s'égara ; on fit venir les géographes pour
savoir où l'on étoit; mais leurs cartes
trempées étoient dans un état aussi pi-
teux que leurs personnes ; d'ailleurs, on
n'avoit point fait de long voyage depuis
Haroun Al-Rachid : on ne savoit donc
plus de quel côté se diriger. Vathek,
qui avoit de grandes connaissances de la
( 73 )
situation des corps célestes, ne savoit où
il eu étoit sur la terre. Il grondoit plus*
fort encore que le tonnerre, et lâchoit
quelquefois le mot de potence, qui ne
flattoit pas bien agréablement les oreilles
liléraires. Enfin, ne voulant plus suivre
que ses idées, il ordonna de traverser des
rochers escarpés, et de prendre un che-
min qu'il croyoit devoir le conduire eu
quatre jours a Rocnabad : on eut beau
faire des remontrances, son parti étoit
pris.
Les femmes et les eunuques, qui n'a-
voient jamais rien vu de pareil, frémis-
soient a l'aspect des gorges des mon-
tagnes, et faisoient des cris pitoyables en
voyant les horribles précipices qui bor-
iloient le sentier rapide où Ton étoit. La
nuit tomba avant que le cortège eût at-
teint le sommet du plus haut rocher.
Alors, un vent impétueux mit en pièces
les rideaux des palanquins et âca cages,
et laissa les pauvres dames exposées à
toutes les fureurs de l'orage. L'obscurité
( 74 )
du ciel augmentait la terreur de cette nuit
désastreuse ; aussi né toit-ce que miaule-
ment des pages et pleurs des demoiselles.
Pour surcroît de malheur, on entendit
des ruçissemens effroyables, et bientôt on
apperçut dans l'épaisseur des forêts des
yeux flambôyans, qui ne pouvoient être
que ceux de diables ou de tigres. Les
pionniers qui préparoient le chemin du
mieux qu'ils pouvoient, et une partie de
l'avant-garde, furent dévorés avant que de
pouvoir se reconnoître. La confusion était
extrême ; les loups, les tigres et les autres
animaux carnassiers, invités par leurs
compagnons, accouroient de toutes parts.
On entendoit par-tout croquer des os, et
dans l'air, un épouvantable battement
d'ailes ; car les vautours commençoient à
se mettre de la partie.
L'effroi parvint enfin au grand corps de
troupes qui entouroit le Monarque et son
sérail, et qui était à deux lieues de dis-
tance. Yathek, choyé par ses eunuques,
ne s était encore apperçu de rien ; il étoit
( 75 )
mollement couché sur des coussins de
soie dans son ample litière ; et pendant
que deux petits pages, plus blancs que
lémail de Franguistan, lui chassoient les
mouches, il dormoit d'un profond som-
meil, et voyoit briller les trésors de Su-
Ieïman dans ses rêves. Les clameurs de
ses femmes le réveillèrent en sursaut, et
au lieu du Giaour avec sa clef d'or, il
vit Bababalouk tout transi et consterné.
Sire, s'écria ce fidèle serviteur du plus
puissant des Monarques, le malheur est
à son comble ; les bètes féroces, qui ne
vous respecteroient pas plus qu'un âne
mort, sont tombées sur vos chameaux.
Trente des plus richement chargés ont été
dévorés avec leurs conducteurs ; vos bou-
langers, vos cuisiniers, et ceux qui portoi-
entvos provisions de bouche ont éprouvé
le même sort, et si notre saint Prophète ne
nous protège pas, nous ne mangerons plus
de notre vie. A ce mot de manger, le Calife
perdit toute contenance ; il hurla et se
donna de grands coups. Bababalouk
( 70 )
voyant que son maître avoit tout-à-fait
perdu la tête, se boucha les oreilles pour
s'éviter au moins le tintamarre du sérail.
Et comme les ténèbres augmentaient, et
que la rumeur devenoit toujours plus
grande, il prit un parti héroïque. Al-
lons, mesdames et mes confrères, cria-t-il
de toutes ses forces, mettons la main à
l'œuvre, battons le briquet au plus vite!
Il ne sera pas dit que le Commandeur
des vrais Croyans serve de pâture à des
animaux infidèles.
Quoiqu'il n'y eût pas mal de capricieu-
ses et de revécues parmi ces belles, toutes
furent soumises dans cette occasion. En
un clin-d'œil, on vit paroître des feux dans
toutes les cages. Dix mille flambeaux
furent allumés sur le champ, tout le
monde s'arme de gros cierges, et le Calife
lui-même en fait autant. Des étoupes
trempées dans l'huile et allumées au bout
de longues perches, jettoient tant d'éclat
que les rochers paroissoient éclairés
comme en plein jour. L'air étoit rempli
( 77 )
de tourbillons d'étincelles, et le vent le*
chassant par-tout, le feu prit à la fougère
et aux broussailles. Dans peu, l'incendie
fit des progrès rapides ; on vit ramper de
toutes parts des serpens au désespoir et
rpii abandonnoient leur demeure avec des
sitfîemens effroyables. Les chevaux, le
nez au vent, hennissoient, battoient du
pied, et ruoient sans quartier.
Une des forêts de cèdre qu'on ce to voit
alors s'embrasa, et les branches qui. pen-
doient sur le chemin communiquèrent les
flammes aux fines mousselines et aux bel-
les toiles qui couvroient les cages des
dames, et elles furent obligées d'en sortir,
au hasard de se rompre le col. Vathek,
vomissant mille blasphèmes, fut forcé
tout comme les autres, de mettre ses pieds
sacrés à terre.
Jamais rien de pareil ne toit arrivé : les
dames qui nesavoient pas se tirer d'affaire,
tomboient dans la fange, pleines de dépit,
de honte et de rage. Moi, marcher ! disoit
l une ; moi, mouiller mes pieds ! disoit
( 78 )
l'autre ; moi salir mes robes ! s'écrioit une
troisième : exécrable Bababalouk ! di soi-
ent-elles toutes à la fois, ordure d'enfer !
Qu'avois-tu besoin de flambeaux? Plutôt
que les tigres nous eussent dévorées, que
d'être vues dans l'état où sommes ! Nous
voilà perdues pour jamais. Il n'y aura
pas de porte-faix dans l'armée, ni de
décrotteur de chameaux qui ne puisse se
vanter d'avoir vu une partie de notre corps,
et, qui pis est, nos visages. En disant ces
mots, les plus modestes se jettèrent la face
dans les ornières. Celles qui avoient
un peu plus de courage en voulurent à Ba-
babalouk ; mais lui, qui les connoissoit et
qui étoit fin, s'enfuit à toutes jambes avec
ses confrères, en secouant leurs torches et
battant des tymbales.
L'incendie répandit une lumière aussi
vive que le soleil au plus beau jour de la
canicule, et il faisoit chaud à proportion.
Oh comble d horreur! On voyoit le Calife
embourbé comme un simple mortel ! Ses
sens commencèrent à s'engourdir; il ne
( 79 )
pouvoit plus avancer. Une de ses femmes
Ethiopiennes (car il en avoit une grande
variété) eut pitié de lui, le prit à brasse-
corps, le chargea sur ses épaules, et voy-
ant que le feu gagnoit de tous cotés, elle
partit comme un trait, malgré le poids de
son fardeau. Les autres dames, auxquel-
les le danger avoit rendu l'usage de leurs
jambes, la suivirent de toutes leurs forces;
les gardes se mirent à galoper après, et
les palefreniers fai soient courir les cha-
meaux en se culbutant les uns sur les
autres.
On arriva enfin au lieu où les bétes féro-
ces avoient commencé le carnage ; mais
elles avoient trop desprit pour ne s'être
pas retirées au bruit d'un si horrible va-
carme, ayant, du reste, soupe à merveille.
Bababalouk se saisit pourtant de deux ou
trois des plus grasses, et qui s'étoient tant
remplies qu elles ne pou voient plus bou-
ger. Il se mit à les écorcher proprement ;
et comme on étoit déjà assez éloigné de
l'embrasement pour que la chaleur n'en
( 80 )
fut que médiocre et agréable, on se déter-
mina à s'arrêter dans l'endroit où Ton étoit.
On ramassa les lambeaux des toiles pein-
tes ; on enterra les débris du repas des
loups et des tigres ; on se vengea sur quel-
ques douzaines de vautours qui en a voient
leur saoul ; et après avoir fait le dénom-
brement des chameaux qui préparoient
tranquillement du sel ammoniac, on en-
cagea tant bien que mal les dames, et on
dressa la tente impériale sur le terrein le
moins raboteux,
Vathek s'étendit sur ses matelas de du-
vet, et commencoit à se refaire des se-
cousses de l'Ethiopienne ; c'étoit une rude
monture! Le repos ramena son appétit
accoutumé; il demanda à manger ; mais,
hélas! ces pains déiicats qu'on cuisoit
dans des fours d'argent pour sa bouche
royale, ces gâteaux friands, ces confitures
ambrées, ces flacons de vin de Shiraz, ces
porcelaines remplies de neige, ces exceî-
lens raisins qui croissent sur les bords du
Tygre; tout avoit disparu! Bababaloitk
( 81 )
nVvoit à offrir qu'un gros loup rôti, des
vautours à la daube, des herbes amères,
des champignons vénéneux, des chardons
et des racines de mandragore qui ulcé-
roient la gorge et mettoient la langue en
pièces. Pour toutes liqueurs, il ne possé-
doit que quelques phioles de méchante
ean-de-vie, que les marmitons avoient
cachées dans leurs pabouches. On con-
çoit qu'un repas aussi détestable dut
mettre Vathek au désespoir; il sebouchoit
le nez et mâchoit avec des grimaces af-
freuses. Cependant, il ne mangea pas
mal, et s endormit pour mieux digérer.
Pendant ce tems tous les nuages avoient
disparu de dessus Thorison. Le soleil
étoit ardent, et ses rayons, réfléchis par
les rochers, rotissoient le Calife, malgré
les rideaux qui l'enveloppoient. Un es-
saim de moucherons fétides et couleur
d'absynthe, le piquoient jusqu'au sang.
N en pouvant plus, il se réveille en sur-
saut, et hors de lui; il ne savoit que de-
venir, et se débattoit de toutes ses -forces.
G
( 82 )
tandis que Bababalouk continuoit de ron-
fler, couvert de ces vilains insectes qui lui
courtisoient le nez. Les petits pages
avoient jette leurs éventails par terre. Ils
étoient à moitié morts, et employoient
leurs voix expirantes à faire des reproches
amers au Calife, qui, pour la première fois
de sa vie, entendit la vérité.
Alors, il renouvella ses imprécations
contre le Giaour, et commença même à
dire quelques douceurs à Mahomet. Où
suis-je? s'écrioit-il : quels sont ces affreux
rochers ! ces vallées de ténèbres ! sommes-
nous arrivés à l'épouvantable Caf ! la Si-
morgue va-t-elle venir me crever les yeux
pour venger mon expédition impie ! En
parlant ainsi, il mit la tête à une ouverture
du pavillon ; mais hélas ! quels objets se
présentèrent à sa vue! D'un côté, une
plaine de sable noir dont on ne voyoit
point l'extrémité ; de l'autre, des rochers
perpendiculaires tout couverts de ces abo-
minables chardons qui lui faisoient encore
cuire la langue. Il crut pourtant dé-
( 83 )
couvrir parmi les ronces et les épines,
quelques fleurs gigantesques ; il se trom-
poit : ce n'étoit que des morceaux de
toiles peintes, et des lambeaux de son
magnifique cortège. Comme il y avoit
plusieurs crevasses dans le roc, Vathek
prêta l'oreille, dans l'espoir d'y entendre le
bruit de quelque torrent ; mais il n'enten-
dit que le sourd murmure de gens, qui,
en maudissant leur voyage, demandoient
de l'eau. Il y en avoit même qui crioient
auprès de lui: pourquoi avons-nous été
conduits ici ? Notre Calife a-t-il quel
qu'autre tour à bâtir? Ou est-ce que les
Afrites impitoyables que Carathis aime
tant, font ici leur demeure ?
A ce nom de Carathis, Vathek se res-
souvint de certaines tablettes qu'elle lui
avoit donnés, en lui conseillant d'y avoir
recours dans les cas désespérés. Pendant
qu'il les feuilletoit, il entendit un cri de
joie et des battemens de mains; les ri-
deaux du pavillon s ouvrirent, et il vit Ba-
babalouk suivi dune troupe de ses favor-
G 2
( 84 )
ites. Ils lui am enoient deux nains d'une
coudée de haut, portant une grande cor-
beille remplie de melons, d'oranges et de
grenades, et qui chantoient d'une voix ar-
gentine les paroles suivantes: " Nous
habitons sur la cime de ces rochers, une
cabane tissue de cannes et de joncs ; les
aigles nous envient notre séjour; une pe-
tite source nous y fournit de quoi faire
l'Abdeste, et jamais un jour ne se passe
sans que nous récitions les prières pre-
scrites par notre saint Prophète. Nous
vous chérissons, ô Commandeur des Fi-
dèles ! Notre maître, le bon Emir Fak-
reddin vous chérit aussi ; il révère en vous
le Vicaire de Mahomet. Tout petits que
nous sommes, il a de la confiance en nous;
il sait que nos cœurs sont aussi bons que
nos corps paroissent méprisables ; et il
nous a placés ici pour secourir ceux qui
s'égarent dans ces tristes montagnes. Nous
étions, la nuit dernière, occupés dans notre
petite cellule de la lecture du saint Koran,
lorsque les vents impétueux ont éteint
( 85 )
tout-à-coup nos lumières, et fait trembler
notre habitation. Deux heures se sont
écoulées dans les plus profondes ténèbres;
alors, nous entendîmes au loin des sons
que nous avons pris pour ceux des clo-
chettes d'un Cafila qui traversoit les rocs.
Bientôt des cris, des rugissemens et le sou
des tymbales ont frappé nos oreilles.
Glacés d'effroi, nous avons pensé que le
Deggial avec ses anges exterminateurs,
venoit répandre ses fléaux sur la terre. Au
milieu de ces réflexions, des flammes cou-
leur de sang se sont élevées sur Thorison,
et quelques momens après, nous fûmes
tout couverts d'étincelles. Hors de nous-
mêmes par ce spectacle effrayant, nous
nous sommes agenouillés, nous avons ou-
vert le livre dicté par les bienheureuses
intelligences, et à la clarté des feux qui
nous entouroient, nous avons lu Lé verset
qui dit : On ne doit mettre sa confiance
quen la miséricorde du Ciel; il ri y a de
ressource que dans le saint Prophète; la.
montagne de Caf elle-même peut frcmbler^
o3
( 86 )
la puissance d'Allah est seule inébranlable.
Après avoir prononcé ces paroles, un
calme céleste s'est emparé de nos âmes ;
il s'est fait un profond silence, et nos
oreilles ont distinctement ouï dans l'air
une voix qui disoit : Serviteurs de mon
Serviteur fidèle, mettez vos sandales, et
descendez dans l'heureuse vallée qu'ha-
bite Fakreddin; dites-lui qu'une occasion
illustre se présente pour satisfaire la soif
de son cœur hospitalier: c'est le Com-
mandeur des vrais Croyans qui erre lui-
même dans ces montagnes ; il faut le se-
courir. Joyeusement, nous avons obéi a
langélique mission ; et notre maître plein
d'un zèle pieux, a cueilli de ses propres
mains ces melons, ces oranges, ces gre-
nades ; il nous suit avec cent dromadaires
chargés des eaux les plus limpides de ses
fontaines ; il vient baiser la frange de votre
robe sacrée, et vous supplier d'entrer dans
son humble demeure, qui est enchâssée
clans ces déserts arides comme une éme-
raude dans le plomb." Les nains, après
( 37 )
avoir ainsi parlé, restèrent debout les
mains croisées sur l'estomac, et dans un
profond silence.
Pendant cette belle harangue, Vathek
s'étoit saisi de la corbeille, et long-tems
avant qu'elle fût finie, les fruits s'étoient
fondus dans sa bouche. A mesure qu'il
les mangeoit, il devenoit pieux, récitoit
ses prières, et demandoit en même tems le
Koran et du sucre.
Il étoit dans ces dispositions, quand les
tablettes, qu'il avoit posées à l'apparition
des nains, lui donnèrent dans la vue ; il
les reprit : mais il pensa tomber de son
haut, en y voyant en grands caractères
rouges, tracés par la main de Carathis,
ces paroles qui étoient d'un à-propos à
faire trembler : " Garde-toi bien des vieux
docteurs et de leurs petits messagers qui
nont qu'une coudée; méfie-toi de leurs su-
percheries pieuses ; au lieu de manger leurs
melons, il faut les mettre eux-mêmes à la
broche. Si tu es assez foible pour entrer
chez eux, la porte du palais souterrein se
( 83 )
fermera, et son mouvement te mettra en
lambeaux. On crachera sur ton corps, et les
chauve-souris feront leur nid de ton ventre.'
Que signifie ce galimathias épouvan-
table? s'écria le Calife : faut-il que j'ex-
pire de soif dans ces déserts de sable,
pendant que je puis me rafraîchir dans
Theureuse vallée des melons et des con-
combres ? Que maudit soit le Giaour avec
son portail d'ébène ! Il m'a fait assez mor-
fondre ; d'ailleurs, qui me donnera des
loix? Je ne dois entrer chez personne,
dit-on; eh! puis-je entrer dans quelque
lieu qui ne m'appartienne ? Bababalouk,
qui ne perd oit pas une parole de ce soli-
loque, y applaudissent de tout son cœur,
et toutes les dames furent de son avis;
ce qui jusqu'alors n'étoit pas arrivé.
On fêta les nains, on les caressa, on les
mit bien proprement sur de petits car-
reaux de satin, on admira la symmétrie
de leurs petits corps, on vouloit tout voir,
on leur présenta des breloques et du bon-
bon ; mais ils refusèrent tout avec une
( S9 )
gravité admirable. Ils grimpèrent sur
l'estrade du Calife, et se plaçant sur ses
épaules, ils lui bourdonnèrent des prières
dans les deux oreilles. Leurs petites
langues alloient comme les feuilles du
tremble, et la patience de Vathek tou-
choit à sa fin, quand les acclamations des
troupes annoncèrent l'arrivée de Fakred-
din, avec cent barbons, autant deKorans,
et autant de dromadaires. On se mit vite
aux ablutions et à réciter le Bismillah.
Vathek se débarrassa de ses importuns
moniteurs, et en fit de même; car il avoit
les mains brûlantes.
Le bon Emir, qui étoit religieux à toute
outrance, et grand complimenteur, fit une
harangue cinq fois plus longue, et cinq
fois moins intéressante, que celle de ses
petits précurseurs. Le Calife n'y pouvant
plus tenir, s'écria: pour l'amour de Ma-
homet ! finissons, mon cher Fakreddin,
et allons dans votre verte vallée, manger
les beaux fruits dont le ciel vous a fait
présent. Sur ce mot dallons, on se mit
( 90 )
en marche ; les vieillards alîoient un peu
lentement; maisVathek, sous-main, avoit
ordonné aux petits pages d eperonner les
dromadaires. Les cabrioles que ces ani-
maux faisoient, et l'embarras de leurs ca-
valiers octogénaires, étoient si plaisans,
qu'on n'entendoit qu'éclats de rire dans
toutes les cages.
On descendit pourtant heureusement
dans la vallée par de grand escaliers que
l'Emir avoit fait pratiquer dans le roc ; et
déjà on commençoit à entendre le mur-
mure des ruisseaux et le frémissement des
feuilles. Le cortège enfila bientôt un sen-
tier bordé d'arbustes fleuris, qui aboutis-
soit à un grand bois de palmier, dont les
branches ombrageoient un vaste bâtiment
de pierre de taille. Cet édifice étoit cou-
ronné de neuf dômes, et orné d'autant de
portails de bronze, sur lesquels les mots
suivans étoient gravés en émail. C'est ici
ïusyle des pèlerins, le refuge des voyageurs,
et le dépôt des secrets de tous les pays du
monde.
( 91 )
Neuf pages, beaux comme le jour, et
décemment vêtus de longues robes de lin
d'Egypte, se tenoient à chaque porte. Ils
reçurent la procession d'un air ouvert et
caressant. Quatre des plus aimables pla-
cèrent le Calife sur un techtravan magni-
fique; quatre autres un peu moins gra-
cieux se chargèrent de Bababalouk, qui
tressailloit de joie en voyant l'heureux ^ite
qu'il devoit avoir: le reste du train fut
soigné par les autres pages.
Quand tout ce qui étoit mâle eut dis-
paru, la porte d'une grande enceinte qu'on
voyoit à droite, tourna sur ses gonds har-
monieux, et il en sortit une jeune personne
d'une taille légère, et dont la chevelure
d'un blond cendré flottoit au gré des zé-
phirs du crépuscule. Une troupe de
jeunes filles, semblables aux Pléiades, la
suivait sur la pointe des pieds. Elles ac-
coururent toutes aux pavillons où étoient
les sultanes, et la jeune dame s'inclinant
avec grâce leur dit : mes charmantes prin-
cesses, on vous attend ; nous avons dressé
( 92 )
îes lits de repos, et jonché vos apparte-
mens de jasmin : nul insecte n'écartera le
sommeil de vos paupières, nous les chas-
serons avec un million de plumes. Venez
donc, aimables dames, rafraîchir vos pieds
délicats, et vos membres d'ivoire dans des
bains d'eau de rose ; et, à la douce lueur
des lampes parfumées, vos servantes vous
feront des contes. Les sultanes accep-
tèrent avec grand plaisir ces offres obli-
geantes, et suivirent la jeune dame dans
le harem de L'Emir ; mais il faut les quitter
un moment pour retourner au Calife.
Ce prince avoit été conduit sous un
grand dôme, éclairé de mille lampes de
crystal de roche. Autant de vases de la
même matière, remplis d'un sorbet déli-
cieux, -étinceloient sur une grande table
où se trou voit une profusion de mets déli-
cats. Il y avoit entr autres du riz au lait
d'amandes, des potages au safran, et de
l'agneau à la crème, que le Calife aimoit
beaucoup. Il en mangea avec excès,
témoigna bien de l'amitié à TEmir dans 1$
( 93 )
*aîté de son cœur, et fit danser les nains
malgré eux ; car ces petits dévots n'osoient
désobéir au Commandeur des Fidèles,
Enfin, il s'étendit sur le sopha, et dor-
mit plus tranquillement qu'il n'avoit fait
de sa vie.
Il régnoit sous ce dôme un silence pai-
sible que rien n'interrompoit que le bruit
des mâchoires de Bababalouk, qui se re-
faisoit du triste jeûne auquel il avooit été
forcé dans les montagnes. Comme il étoit
de trop bonne humeur pour dormir, et qu'il
n'aimoit pas à être désœuvré, il voulut al-
ler tout de suite au harem pour soigner
ses dames, voir si elles s'étoient frottées à
propos de baume de la Mecque, si leurs
sourcils et leurs chevelures étoient en or-
dre ; en un mot, pour leur rendre tous les
menus services dont elles avoient besoin.
Il chercha long-tems, mais sans succès,
la porte qui conduisoit au harem. De
peur d'éveiller le Calife, il n'osoit crier,
et personne ne bougeoit dans le palais. Il
commençoit à désespérer de venir à bout
( 94 )
de son dessein, lorsqu'il entendit un petit
chuchotement ; c'étaient les nains qui étai-
ent retournés à leur ancienne occupation,
et qui, pour la neuf cent quatre vingt neu-
vième fois de leur vie, relisoient le Koran.
Ils invitèrent très-poliment Bababalouk à
les entendre ; mais il avoit bien d'autres
choses à faire. Les nains, quoiqu'un peu
scandalisés, lui indiquèrent le chemin des
appartenons qu'il cherchoit. Il falloit,
pour y arriver, passer par cent corridors
fort obscurs. Il les enfila en tâtonnant,
et à la fin au bout d'une longue allée, il
commença à entendre l'agréable caquet
des femmes, et son cœur en fut tout ré-
joui. " Ah ! ah ! vous n'êtes pas encore en-
dormies, s'écria-t-il, en faisant de grandes
enjambées; ne croyez pas que j'aie abdi-
qué ma charge." Deux eunuques noirs,
entendant parler si haut, se détachèrent
des autres à la hâte, le sabre à la main ;
mais bientôt on répéta de tous côtés : ce
n'est que Bababalouk, ce n'est que Baba-
balouk. En effet, ce vigilant gardien s'a-
( 95 )
vanea vers une portière de soie incarnat,
à travers de laquelle luisoit une clarté
agréable, qui lui lit distinguer un grand
bain de porphyre foncé, et d'une forme
ovale. D'amples rideaux tombant eu
grands replis, entouroient ce bain ; ils
étoient à demi-ouverts, et laissoient entre-
voir des groupes déjeunes esclaves, parmi
lesquelles Bababalouk reconnut ses an-
ciennes pupilles étendant mollement les
bras, comme pour embrasser l'eau par-
fumée, et se refaire de leurs fatigues. Les
regards langoureux, les mots à l'oreille, les
sourires enchanteurs qui accompagnoient
les petites confidences, la douce odeur
des roses, tout inspiroit une volupté contre
laquelle Bababalouk lui-même avoit de la
peine à se défendre.
Il garda pourtant un grand sérieux, et
-commanda d'un ton magistral de faire sor-
tir ces belles de l'eau, et de les peigner
d'importance. Tandis qu'il donnoit ces
ordres, la jeune Nouronihar, fille de l'Emir,
gentille comme une gazelle, et pleine des-
( 96 )
piéglerie, fit signe a une cle ses esclave»
de descendre tout doucement la grande
escarpolette qui étoit attachée au plancher
avec des cordons de soie. Pendant qu'on
faisoit cette manœuvre, elle parla des»
doigts aux femmes qui étoient dans le
bain, et qui bien fâchées d'être obligées
de sortir de ce séjour de mollesse, emmê-
lèrent leurs cheveux pour donner de l'oc-
cupation à Bababalouk, et lui faisoient
mille autres niches.
Quand Nouronihar le vit prêt à perdre
patience, elle s'approcha de lui avec un
respect affecté, et lui dit : " Seigneur, il
n'est pas décent que le chef des eunuques
du Calife, notre Souverain, se tienne ainsi
debout ; daignez reposer votre gentille per-
sonne sur ce sopha, qui se rompra de dé-
pit s'il n'a pas l'honneur de vous recevoir."
Charmé de ces accens flatteurs, Bababa-
louk répondit galamment: " Délices de
mes prunelles, j'accepte la proposition qui
découle de vos lèvres sucrées ; et à dire
vrai, mes sens sont affoiblis par l'admira,-
( 97 )
tion que m'a causé la splendeur rayonnante
de vos charmes." Reposez-vous donc, re-
prit la belle, en le plaçant sur le prétendu
sopha. Tout-à-coup, la machine partit
comme un éclair. Toutes les femmes
voyant alors de quoi il s'agissoit, sortirent
nues du bain, et se mirent follement à don-
ner le branle a l'escarpolette. Dans peu
elle parcourut tout l'espace d'un dôme fort
élevé, et faisoit perdre la respiration à
l'infortuné Bababalouk. Quelquefois il
rasoit l'eau, et quelquefois il alloit donner
du nez contre les vitres; en vain, il remplis?
soit l'air de ses cris avec une voix qui res-
sembloit au son d'un pot cassé, les éclats
de rire ne permettoient pas de les entendre.
Nouronihar, ivre de jeunesse et de
gaieté, étoit bien accoutumée aux eunu-
ques des harems ordinaires ; mais elle n'en
avoit jamais vu d'aussi dégoûtant ni d'aussi
royal : aussi se divertissoit-elle plus que
toutes les autres. Enfin, elle se mit à
parodier des vers Persans, et chanta :
44 Douce et blanche colombe qui voles dans
H
( 98 )
les airs, donne quelque œillade à ta fidèle
compagne. Gazouillant rossignol, je suis
ta rose ; chante-moi donc quelques coup-
plets agréables."
Les sultanes et les esclaves, animées
par ces plaisanteries, firent tant jouer l'es-
carpolette que la corde cassa, et que
le pauvre Bababalouk tomba comme une
tortue au milieu du bain. Il se fit un cri
général ; douze petites portes qu'on n'ap-
percevoit pas s'ouvrirent, et l'on s'échappa
bien vite après lui avoir jette tous les linges
sur la tête, et avoir éteint les lumières.
Le déplorable animal dans l'eau jus-
qu'au col et dans l'obscurité, ne pouvoit
se débarrasser du fatras qu'on lui avoit
jette, et entendoit, à sa grande douleur,
des éclats de rire de tous côtés. C'étoit
en vain qu'il se débattoit pour sortir du
bain ; le bord tout imbibé de l'huile qui
avoit coulé des lampes cassées, le faisoit
glisser et retomber avec un bruit sourd
qui résonnoit dans le dôme. A chaque
chute, les maudits éclats de rire redou-
( 99 )
bloîent. Croyant ce lieu habité par des
démons plutôt que par des femmes, il prit
le parti de ne plus tâtonner, et de rester
tristement dans le bain. Son humeur s'ex-
hala en soliloques remplis d'imprécations,
dont ses malicieuses voisines, nonchalam-
ment couchées ensemble, ne perdoient pas
un mot. Le matin le surprit dans ce bel
état ; on le tira enfin de dessous le mon-
ceau de linge à demi étouffé, et trempé
jusqu'aux os. Le Calife l'avoit fait cher-
cher par-tout, et il se présenta devant son
maître en boitant et en claquant des dents.
Vathek s'écria en le voyant dans cet état :
Qu'as-tu donc? Qui est-ce qui t'a mis à
la marinade? Et vous-même, qui vous a
fait entrer dans ce maudit gîte, demanda
Bababalouk à son tour? Est-ce qu'un
Monarque, tel que vous, doit venir se
fourrer avec son harem, chez un barbon
d'Emir qui ne sait pas vivre ? Les gra-
cieuses demoiselles qu'il tient ici ! Ima-
H'inez-vouz qu'elles m'ont trempé comme
une croûte de pain, et m'ont fait danser
h 2
( ioo )
toute la nuit sur leur maudite escarpo-
lette comme un saltimbanque. Voilà un
bel exemple pour vos sultanes, à qui
j'avois inspiré tant de bienséance !
Vathek, ne comprenant rien à ce dis*
cours, se fit expliquer toute l'histoire;
Mais au lieu de plaindre le pauvre hère,
il se mit à rire de toute sa force, de la
figure qu'il devoit faire sur l'escarpolette.
Bababalouk en fut outré, et peu s'en fal-
lût qu'il ne perdît tout respect. Riez,
riez, Seigneur, disoit-il ; je voudrois que
cette Nouronihar vous jouât aussi quel-
que tour ; elle est assez méchante pour
ne pas vous épargner vous-même. Ces
mots ne firent pas d'abord une grande im-
pression sur le Calife ; mais il s'en ressou-
vint dans la suite.
Au milieu de cette conversation arriva
Fakreddin, pour inviter Vatkek à des
prières solemnelles, et aux ablutions qui
se faisoient dans nne vaste prairie, arrosée
par une infinité de ruisseaux. Le Calife
trouva l'eau fraîche, mais les prières en-
( 101 )
uuveuses à la mort. Il se divertissoit
pourtant de la multitude de calenders, de
sautons et de derviches, qui alloient et
venoient dans la prairie. Les bramanes,
les faquirs et autres cagots venus des gran-
des Indes, et qui en voyageant s'étoient
arrêtes chez l'Emir, ramusoient sur-tout
beaucoup. Ils avoient tous quelque mo-
merie favorite : les uns trainoient une
grande chaîne ; les autres un ourang-ou-
tang ; d'autres étoient armés de disci-
plines ; tous rénssissoient à merveille dans
leurs difîerens exercices. On en voyoit
qui grimpoient sur les arbres, tenoient un
pied en l'air, se balancoient sur un petit
feu, et se donnoient des nazardes sans
pitié. Il y en avoit aussi qui chérissoient
la vermine, et celle-ci ne répondoit pas
mal à leurs caresses. Ces cagots ambu-
lans soulevoient le cœur des derviches, des
calenders et des santons. On les avoit
rassemblés, dans lefpoir que la présence
du Calife les guérirait de leur folie, et les
convertiront a la foi musulmane : mais
( 102 )
hélas! on se trompa beaucoup. Au lieu
de les prêcher, Vathek les traita comme
des bouffons, leur dit de faire ses compli-
mens a Visnou et à Ixhora, et se prit de
fantaisie pour un gros vieillard de l'isle
de Serendib, qui étoit le plus ridicule de
tous. Ah çà, lui dit-il, pour l'amour de tes
Dieux, fais quelque gambade qui m'amuse.
Le vieillard offensé se mit à pleurer ; et
comme il étoit un vilain pleureur, Vathek
lui tourna le dos. Bababalouk, qui sui-
voit le Calife avec un parasol, lui dit alors:
que votre Majesté prenne garde à cette
canaille. Quelle diable d'idée de la ras-
sembler ici ! Faut-il qu'un grand Monar-
que soit régalé d'un tel spectacle, avec
des intermèdes de talapoins plus galeux
que des chiens ? Si j'étois vous, j'ordon-
nerois un grand feu, et je purgerois la
terre de l'Emir, de son harem et de toute
sa ménagerie. Tais-toi, répondit Vathek.
Tout ceci m amuse infiniment, et je ne
quitterai pas la prairie que je n'aie visite
tous les animaux qui l'habitent.
( 103 )
A mesure que le Calife alloit en avant,
on lui présentait toutes sortes d'objets
pitoyables ; des aveugles, des demi-aveu-
gles, des messieurs sans nez, des daines sans
oreilles,et le tout pour relever la grande cha-
rité de Fakreddin qui, avec ses barbons, dis-
tribnoit à la ronde les cataplasmes et les
emplâtres. A midi, il se fit une superbe
entrée d'estropiés, et bientôt on vit dans
la plaine les plus jolies sociétés d'infirmes.
Les aveugles, en tâtonnant, alloient avec
les aveugles ; les boiteux clochoient ensem-
ble, et les manchots gesticuloient du seul
bras qui leur restoit. Aux bords d'une
grande chiite d'eau se trouvoient les
sourds ; ceux de Pégu avoient les oreilles
les plus belles et les plus larges, et jouis-
soient de l'agrément d'entendre encore
moins que les autres. Ce lieu étoit aussi
le rendez-vous des superrluités en tout
genre, comme des goitres, des bosses, et
même des cornes, dont plusieurs avoient
un poli admirable.
L'Emir voulut rendre la fête solemnelle,
et faire tous les honneurs possibles à son
( 104 )
illustre convive ; en conséquence, il fit
étendre sur le gazon une multitude de
peaux et de nappes. On servit des pilaus
de toutes les couleurs, et autres mets or-
thodoxes pour les bons musulmans. Va-
thek, qui étoit honteusement tolérant,
avoit eu le soin d'ordonner des petits plats
d'abomination qui scandalisoient les
fidèles. Bientôt, toute la sainte assemblée
se mit à manger de son mieux. Le Calife
eut envie d'en faire autant ; et malgré toutes
les remontrances du chef des eunuques,
il voulut dîner sur le lieu même. Aussi-
tôt l'Emir fit dresser une table à l'ombre
des saules. Au premier service on donna
du poisson tiré d'une rivière qui coulcit
sur un sable doré au pied d'une colline
fort haute. On rôtissoit ce poisson à me-
sure qu'on le prenoit, et on l'assai sonnoit
ensuite avec des fines herbes du mont Sina;
car chez l'Emir tout étoit aussi pieux
qu'excellent.
On étoit aux entremets du festin, quand
tout-à-coup un son mélodieux de luths que
C 105 )
répétaient les échos, se fit entendre sur la
colline. Le Calife, saisi d'étonnement et
de plaisir, leva la tête, et il lui tomba sur
le visage un bouquet de jasmin. Mille
éclats de rire succédèrent à cette petite
niche, et à travers les buissons on apper-
çut les formes élégantes de plusieurs
jeunes filles qui sautilloient comme des
chevreuils. L'odeur de leurs chevelures
parfumées parvint jusqu'à Vathek ; il sus-
pendit son repas, et comme enchanté il dit
à Bababalouk : les Périses sont-elles des-
cendues de leurs sphères? Vois-tu celle
dont la taille est si déliée, qui court avec
tant d'intrépidité sur les bords des pré-
cipices, et qui en tournant la tête, semble
ne faire attention qu'aux gracieux replis
de sa robe ? Avec quelle jolie petite im-
patience elle dispute son voile aux buis-
sons! Seroit-ce elle qui ma jette les
jasmins? Oh! c'est, bien elle, répondit
Bai.abalouk, et elle seroit fille à vous
jetter vous-même du rocher en bas ; je la
reconnois : c'est ma bonne amie Nouroni-
( 106 )
har, qui m'a Psi poliment prêté son escar-
polette. Allons, mon cher seigneur et
maître, continua-t-il, en rompant une
branche de saule, permettez-moi de l'aller
fustiger pour vous avoir manqué de res-
pect. L'Emir ne sauroit s'en plaindra;
car, sauf ce que je dois à sa piété, il a
grand tort de tenir un troupeau de demoi-
selles sur les montagnes ; lair vif donne
trop d'activité aux pensées.
Paix, blasphémateur, dit le Calife ; ne
parle pas ainsi de celle qui entraîne mon
cœur sur ces montagnes. Fais plutôt que
mes yeux se fixent sur les siens, et que je
puisse respirer sa douce haleine. Avec
quelle grâce et quelle légèreté elle court
palpitant dans ces lieux champêtres !
En disant ces mots, Vathek étendit ses
bras vers la colline, et levant les yeux
avec une agitation qu'il n'avoit jamais
sentie, il cherchoit à ne pas perdre de
vue celle qui Favoit déjà captivé. Mais
sa course étoit aussi difficile à suivre
que le vol d'un de ces beaux papillons
( 107 )
azurés de Cachemire, si rares et si se-
mil 1 an s.
Vathek, non content de voir Nouronihar,
vouloit aussi l'entendre, et prétoit avide-
ment l'oreille pour distinguer ses accens.
Enfin il entendit quelle disoit à une de ses
compagnes, en chuchotant derrière le
petit buisson d'où elle avoit jette le bou-
quet; il faut avouer qu'un Calife est une
belle chose à voir : mais mon petit Gul-
chenrouz est bien plus aimable ; une tresse
de sa douce chevelure vaut mieux que
toute la riche broderie des Indes ; j'aime
mieux que ses dents me serrent malicieuse-
ment le doigt que la plus belle bague du
trésor impérial. Où l'as-tu laissé, Sutle-
mémé ? Pourquoi n'est-il pas ici ?
Le Calife inquiet auroit bien voulu en
entendre davantage ; mais elle s'éloigna
avec toutes ses esclaves. L'amoureux Mo-
narque la suivit des yeux jusqu'à ce qu'il
l'eût perdue de vue, et demeura tel qu'un
voyageur égaré pendant la nuit, a qui les
nuages dérobent la constellation qui le
( 108 )
dirige. Un rideau de ténèbres sembloit
s'être abaissé devant lui; tout lui paroi 8-
soit décoloré, tont avoit pour lui changé
de face. Le bruit du ruisseau port oit la
mélancolie dans son ame, et ses larmes
tomboient sur les jasmins qu'il avoit re-
cueillis dans son sein brûlant. Il ramassa
même quelques cailloux pour se ressou-
venir de l'endroit où il avoit senti les pre-
miers élans d'une passion, qui jusqu'alors
lui avoit été inconnue. Mille fois il avoit
tâché de s'en éloigner, mais c'étoiten vain.
Une douce langueur absorboit son ame.
Etendu au bord du ruisseau, il ne
cessoit de tourner ses regards vers la cîme
bleuâtre de la montagne. Que me caches-
tu, rocher impitoyable ! s'écrioit-il : qu'est-
elle devenue ? Qn'est-ce qui se passe dans
tes solitudes? Ciel! peut-être en ce mo-
ment elle erre dans tes grottes avec son
heureux Gulchenrouz !
Cependant le serein commençoit à tom-
ber. L'Emir, inquiet pour la santé du
Calife, fit avancer là litière impériale; \a-
( 109 )
thek s'y laissa porter sans s'en appercevoir,
et fut ramené dans le superbe sallon où il
avoit été reçu la veille.
Mais laissons le Calife livré à sa nouvelle
passion, et suivons sur les rochers Nou-
ronihar, qui avoit enfin rejoint son cher
petit Gulchenrouz. Ce Gulchenrouz étoit
le seul enfant d'Ali Hassan, frère de l'Emir,
et la créature de l'univers la plus délicate,
la plus amiable. Depuis dix ans sou père
étoit parti pour voyager sur des mers in-
connues, et Tavoit confié aux soins de Fak-
reddin. Gulchenrouz savoit écrire en
différons caractères avec une précision
merveilleuse, et peignoit sur le vélin les
plus jolis arabesques du monde. Sa voix
étoit douce, et il l'accordoit avec le luth de
la manière la plus attendrissante. Quand
il chantoit les amours de Meignoun et de
Leilah, ou de quelqu'autres amans infor-
tunés de ces siècles antiques, les larmes
baignoient les yeux de ses auditeurs. Ses
vers (car comme Meignoun il étoit poète)
inspiroient une langueur et une mollesse
( no )
bien dangereuses pour les femmes. Toutes
l'aimoient à la folie ; et quoiqu'il eût treize
ans, on n'avoit pas encore pu l'arracher du
harem. Sa danse étoit légère comme ce
duvet que font voltiger dans l'air les zé-
phirs du printems. Mais ses bras qui
s'entrelaçoient si gracieusement avec ceux
des jeunes filles, lorsqu'il dansoit, ne pou-
vaient pas lancer les dards à la chasse, ni
dompter les chevaux fougueux que son
oncle nourrissoit dans ses pâturages. Il
tiroit pourtant de l'arc d'une main sûre, et
il auroit devancé tous les jeunes gens à la
course, si on avoit osé rompre les liens
de soie qui l'attachoient à Nouronihar.
Les deux frères avoient mutuellement
engagé leurs enfans l'un à l'autre, et Nou-
ronihar aimoit son cousin encore plus que
ses propres yeux, tout beaux qu'ils étoient.
Us avoient tous deux les mêmes goûts et
les mêmes occupations, les mêmes regards
longs et languissans, la même chevelure,
la même blancheur; et quand Gulchen-
rouz se paroi t des robes de sa cousine, il
( 111 )
sembloit être plus femme qu'elle. Si par
hasard il sortoit un moment du harem
pour aller chez Fakreddin, c'étoit avec la
timidité du faon qui s'est séparé de la
biche. Avec tout cela il avoit assez d'es-
pièglerie pour se moquer des barbons so-
lemuels; aussi le tancoient-ils quelque-
fois sans pitié. Alors, il se plongeoit avec
transport dans l'intérieur du harem, tiroit.
toutes les portières sur lui, et se réfugioit
en sanglotant dans les bras de Nouronihar.
Elle aimoit ses foutes plus qu'on n'a jamais
aimé les vertus.
JNouronihar, après avoir laissé le Calife
dans la prairie, courut avec Gulchenrouz
sur les montagnes tapissées de gazon, qui
protégeoient la vallée ou Fakreddin faisoit
sa résidence. Le soleil quittait Thorison ;
et ces jeunes gens, dont l'imagination étoit
vive et exaltée, crurent voir dans les beaux
nuages du couchant les dômes de Shaddn-
kian et d'Ambreabad où les Péris font leur
demeure. Nouronihar s'étoit assise sur
le penchant de la colline, et tenoit la tète
( 112 )
parfumée de Gulchenrouz sur ses genoux.
Mais l'arrivée imprévue du Calife, et
l'éclat qui l'environnoit avoient déjà trou*
blé son ame ardente. Entraînée par sa
vanité, elle n avoit pu s'empêcher de se
faire remarqer de ce prince. Elle avoit
bien vu qu'il ramassoit les jasmins qu'elle
lui avoit jettes, et son amour-propre en
étoit flatté. Aussi, fut-elle toute troublée,
lorsque Gulchenrouz s'avisa de lui deman-
der ce qu'étoit devenu le bouquet qu'il lui
avoit cueilli. Pour toute réponse, elle le
baisa au front, et s'étant levée à la hâte, elle
se promena à grands pas dans une agitation
et une inquiétude qu'on ne sauroit décrire.
Cependant la nuit avançoit; l'or pur du
soleil couchant avoit fait place à un rouge
sanguin; des couleurs comme celles d'une
fournaise ardente, donnoient sur les joues
enflammées de Nouronihar. Le pauvre
petit Gulcheurouz s'en apperçut. 11 très-
sailloit jusqu'au fond de son ame de ce
que son amiable cousine étoit si agitée.
Retirons-nous, lui dit-il d une voix timide,
( 113 )
il y a quelque chose de funeste dans les
cieux. Ces tamarins tremblent plus qu'à
l'ordinaire, et ce vent me g'iace le cœur.
Allons, retirons-nous; cette soirée est bien
lugubre. En disant ces mots, il avoit
pris Nouronihar par la main, et l'entraînoil
de toutes ses forces. Celle-ci le suivoit
6ans savoir ce quelle faisoit. Mille idées
étranges rouloient dans son esprit. Elle
passa un grand rond de chevre-feuille
quelle aimoit beaucoup, sans y faire au-
cune attention ; Gulchenrouz seul, quoi-
qu'il courût comme si une bête sauvage
eût été à ses trousses, ne put s'empêcher
d'en arracher quelques tiges.
Les jeunes filles les voyant venir si vite,
crurent que, selon leur coutume, ils vou-
loient danser. Aussi-tôt elles, s'assem-
blèrent en cercle et se prirent par la main ;
mais Gulchenrouz, hors d'haleine, se laissa
aller sur la mousse. Alors, la consterna-
tion se répandit parmi cette troupe folâtre.
Nouronihar, presque hors d'elle-même, et
aussi fatiguée du tumulte de ses pensées*
f
( 114 ;
que de la course qu'elle venoit de faire, se
jetta sur lui. Elle prit ses petites mains
glacées, les réchauffa dans son sein, et
frotta ses tempes d'une pommade odorifé-
rante. Enfin, il revint à lui, et s'envelop-
pant la tête dans la robe de Nouronihar,
la supplia de ne pas retourner encore au
harem. Il craignoit d'être grondé par
Shaban, son gouverneur, vieil eunuque
ridé et qui n'étoit pas des plus doux. Ce
gardien rébarbatif auroit trouvé mauvais
qu'il eût dérangé la promenade accou-
tumée de Nouronihar. Toute la bande
s'assit donc en rond sur la pelouse, et on
commença mille jeux enfantins. Les eu-
nuques se placèrent à quelque distance, et
s'entretinrent ensemble. Tout le monde
étoit joyeux, Nouronihar resta pensive et
abattue. Sa nourrice s'en apperçut, et se
mit à faire des contes plaisants, auxquels
Gulchenrouz, qui avoit déjà oublié toutes
ses inquiétudes, prenoit grand plaisir. Il
rioit, il battoit des mains, et faisoit cent
petites niches a toute la compagnie, même
( 115 )
aux eunuques, qu'il vouloit absolument
faire courir après lui, en dépit de leur âge
et de leur décrépitude.
Sur ces entrefaites, la lune se leva ; la
soireé étoit délicieuse, et on se trouva si
bien, qu'on résolut de souper au grand
air. Un des eunuques courut chercher
des melons; les autres firent pleuvoir des
amandes fraîches en secouant les arbres
qui ombrageoient l'aimable bande. Sutle-
mémé, qui excelloit à faire des salades,
remplit des grandes jattes de porcelaine
d'herbes les plus délicates, d'œufs de pe-
tits oiseaux, de lait caillé, de jus de citron
et de tranches de concombres, et en servit
à la ronde, avec une grande cuiller de
Cocknos. Mais Gulchenrouz, niché, à
son ordinaire, dans le sein de Nouronihar,
fermoit ses petites lèvres vermeilles lorsque
Sutlemémé lui présentait quelque chose. 11
ne vouloit rien recevoir que de le main de sa
cousine, et s'attachoit à sa bouche comme
une abeille qui s'enivre du suc des fleurs.
Pendant l'allégresse, qui étoit générale,
i 1
( 116 )
on vit une lumière sur la cîine de la plus
haute montagne. Cette lumière répandoit
une clarté douce, et on lauroit prise pour
le lever de la lune en son plein, si cet
astre n'eût pas été sur l'horison. Ce spec-
tacle causa une émotion générale; on
s'épuisoit en conjectures. Ce ne pouvoit
pas être l'effet d'un embrasement, car la
lumière étoit claire et bleuâtre. Jamais
on n'avoit vu de météore d'une teinte pa-
reille, ni de cette grandeur. Un moment,
cette étrange clarté devenoit pâle ; un in-
stant après, elle se ranimoit. D'abord, on
la crut fixée sur le pic du rocher ; tout-à-
coup, elle le quitta et étincela dans un
bois touffu de palmiers ; de là, se portant
le long des torrens, elle s'arrêta enfin a
l'entrée d'un vallon étroit et ténébreux,
Gulchenrouz, dont le cœur frissonnoit à
tout ce qui étoit imprévu et extraordi-
naire, trembloit de peur. Il tiroit Nou-
ronihar par sa robe, et la supplioit de re-
tourner au harem. Les femmes en firent
de même ; mais la curiosité de la fille de
C 117 )
l'Emir étoit trop forte, elle l'emporta. A
tout hasard, elle voulut courir après le
phénomène.
Pendant qu'on disputoit ainsi, il partit
de la lumière un trait de feu si éblouissant,
que tout le monde se sauva en jettant de
grands cris. Nouronihar fit aussi quel-
ques pas en arrière; bientôt elle s'arrêta,
et s'avança du côté du phénomène. Le
globe s'étoit fixé dans le vallon, et y bru-
loit dans un majestueux silence. Nou-
ronihar croisant alors les mains sur sa
poitrine, hésita quelques momens. La
peur de Gulchenrouz, la solitude pro-
fonde où elle se trouvoit pour la pre-
mière fois de sa vie, le calme imposant de
la nuit; tout concouroit à l'épouvanter.
Plus de mille fois elle fut sur le point de
s'en retourner; mais le globe lumineux se
retrouvoit toujours devant elle. Poussée
par une impulsion irrésistible, elle s'en
approcha au travers des ronces et des
épines, et malgré tous les obstacles qui
de voient naturellemf-iit arrêter ses pas.
( 118 )
Lorsqu'elle fut à l'entrée du vallon,
d'épaisses ténèbres l'environnèrent tout-à-
conp, et elle napperçut plus qu'une foible
étincelle, qui étoit fort éloignée. Le
bruit des chûtes d'eau, le froissement des
branches de palmier, et les cris funèbres
et interrompus des oiseaux qui habitoient
les troncs d'arbres ; tout portoit la terreur
dans son ame. A chaque instant, elle
croyoit fouler aux pieds quelque reptile
venimeux. Les histoires qu'on lui avoit
contées des Dives malins et des sombres
Goules, lui revinrent dans l'esprit. Elle
s'arrêta pour la seconde fois ; mais sa cu-
riosité l'emporta encore, et elle prit cou-
rageusement un sentier tortueux qui con-
duisoit vers l'étincelle. Jusqu'alors elle
avoit su où elle étoit ; elle ne se fut pas
plutôt engagée dans le sentier qu'elle se
perdit. Hélas ! disoit-elle, que ne suis-je
encore dans ces appartemens sûrs, et si
bien illuminés, où mes soirées s'écouloient
avec Gulchenrouz! Cher enfant; comme
tu palpiterois si tu errois comme moi dans
( 119 )
ces profondes solitudes ! En parlant ainsi»
elle avança toujours. Soudain, des de-
grés pratiques dans le roc, se présentè-
rent à ses yeux ; la lumière augmentait et
paroissoit sur sa tête au plus haut de la
montagne. Elle monta audacieusement
les degrés. Lorsqu'elle fut parvenue à
une certaine hauteur, la lumière lui parut
sortir dune espèce d'antre; des sons
plaintifs et mélodieux s'y faisoient enten-
dre: c'était comme des voix qui formoient
une sorte de chant, sembable aux hymnes
qu'on chante sur les tombeaux. Un bruit,
comme celui qu'on fait en remplissant des
bains, frappa en même tems ses oreilles.
Elle découvrit de grands cierges flam-
boyai! s, plantés çà et là, dans les cre-
vasses du rocher. Cet appareil la glaça
d'épouvante : cependant elle continua de
monter ; l'odeur subtile et violente qu'ex-
haloient ces cierges la ranima, et elle ar-
riva à l'entrée de la grotte.
Dans cette espèce d'extase, elle jetta
les veux dans l'intérieur, et vit une grande
( 120 )
cuve d'or, remplie d'une eau dont la suave
vapeur distilloit sur son visage une pluie
d'essence de roses. Une douce sym-
phonie résonnoit dans la caverne; sur
les bords de la cuve, se trouvoient des
habillemens royaux, des diadèmes et
des plumes de héron, toutes étincelantes
d'escarboucles. Pendant quelle admiroit
cette magnificence, la musique cessa, et
une voix se fit entendre, disant: pour quel
Monarque a-t-on allumé ces cierges, pré-
paré ce bain et ces habillemens qui ne
conviennent qu'aux Souverains, non-seule-
ment de la terre, mais même des puis-
sances talismaniques? — c'est pour la char
mante fille de l'Emir Fakreddin, répondit
une seconde voix. — Quoi ! repartit la pre-
mière, pour cette folâtre qui consume son
tems avec un enfant volage, noyé dans la
■mollesse, et qui ne sera jamais qu'un mari
pitoyable ! — Que me dis-tu ! reprit l'autre
voix ; pourroit-elle s'amuser à de telles
niaiseries, quand le Calife brûle d'amour
pour elle, le Souverain du monde, celui
( 121 )
qui doit jouir des trésors des Sultans
préadamites, un Prince qui a six pieds de
haut, et dont l'œil pénètre jusqu'à la
moelle des jeunes filles? Non, elle ne
sauroit rejetter une passion qui la comble
de gloire, et elle méprisera son joujou en-
fantin : alors, toutes les richesses qui sont
en ce lieu, ainsi que lescarboucle de
Giamchid, lui appartiendront. — Je crois
que tu as raison, dit la première voix, et
je vais à Istakhar, préparer le palais du
feu souterrein pour recevoir les deux
époux.
Les voix cessèrent, les flambeaux s'é-
teignirent, l'obscurité la plus épaisse suc-
céda à la rayonnante clarté, et Nouroni-
har se trouva étendue sur un sopha, clans
le harem de son père. Elle frappa des
mains, et aussi-tôt accoururent Gulchen-
rouz et ses femmes, qui se désespéroient
de lavoir perdue, et avoient envoyé les
eunuques pour la chercher par-tout. Sha-
ban parut aussi, et la gronda d'impor-
tance. Petite impertinente, disoit-il, ou
( 122 )
vous avez de fausses clefs, ou vous êtes
aimée de quelque Ginn, qui vous donne
des passe-par-touts. Je vais voir quelle
est votre puissance ; entrez vite dans la
chambre aux deux lucarnes, et ne comptez
pas que Gulchenrouz vous y accom-
pagne: allons, marchez, Madame, je vais
vous y enfermer à double tour, A ces
menaces, Nouronihar leva sa tête altière,
et ouvrit sur Shaban ses yeux noirs, beau-
coup agrandis depuis le dialogue de la
grotte merveilleuse ; va, lui dit-elle, parle
ainsi à des esclaves ; mais respecte celle
qui est née pour donner des loix, et sou-
mettre tout à son empire.
Elle alloit continuer sur le même
ton, quand on entendit crier : voici le
Calife! voici leCaifeî Aussi-tôt toutes
les portières furent tirées, les esclaves
se prosternèrent eu doubles rangs, et
le pauvre petit Gulchenrouz se cacha
sous une estrade. D'abord, on vit pa-
roître une file d eunuques noirs, traînant
après eux de longues robes de mousseline
{ 123 )
brochée d'or ; ils tenoieruY clans leurs mains
des cassolettes, qui répandaient un doux
parfum de bois d'alocs. Ensuite marchoit
gravement Bababalouk, qui n'était pas
trop content de la visite, et branloit la tête.
Vathek, habillé magnifiquement, le sui-
voit de près. 8a démarche étoit noble et
aisée; on auroit admiré sa bonne mine,
quand même il n'eût pas été le Souverain
du monde. Il s'approcha de Nouronikar,
et lorsqu'il eut fixé ses yeux rayonnans,
qu'il avoit seulement entrevus, il fut tout
hors de lui. Nouronihar s'en apperçut,
et elle les baissa aussi-tôt ; mais son
trouble augmentait sa beauté, et enflam-
moit davantage le cœur de Vathek.
Bababalouk, connoisseur en pareilles
affaires, vit qu'à mauvais jeu il falloit
faire bonne mine, et fit signe à tout le
monde de se retirer. Il parcourut tous
les coins de la salle pour voir si personne
ne s'y étoit caché, et il vit des pieds qui
sortaient du bas de l'estrade. Bababalouk
les tira à lui sans cérémonie, et voyant
( 124 )
que c'étaient ceux de Gulchenrouz, il le
mit sur ses épaules, et l'emporta en lui
faisant mille odieuses caresses. Le petit
crioit et se débat toit, ses joues devinrent
ronges comme la fleur de grenade, et ses
yeux humides étinceloient de dépit. Dans
son désespoir, il jetta un regard si signifi-
catif à Nouronihar, que le Calife s'en ap-
perçut, et dit : seroit-ce là votre Gulchen-
rouz ? Souverain du inonde, répondit-elle,
épargnez mon cousin, dont l'innocence et
la douceur ne méritent pas votre colère,
Rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant ;
il est en bonnes mains ; Bababalouk aime
les enfans, et n'est jamais sans dragées ni
confitures. La fille de Fakreddin, toute
confondue, laissa emporter Gulchenrouz,
sans dire une parole. Cependant le
mouvement du sein de Nouronihar dé-
couvroit l'agitation de son cœur. Vathek
en étoit transporté, et se livroit à tout le
délire de la plus vive passion ; on ne lui
opposoit plus qu'une foible résistance,
lorsque l'Emir entrant subitement, se jetta
'( 125 )
.aux pieds du Calife, le front contre terre.
Commandeur des Croyans, lui dit-il, ne
vous abaissez pas jusqu'à votre esclave.
Non, Emir, repartit Vathek, je l'élève
plutôt jusqu'à moi. Je la déclare mon
épouse, et la gloire de votre famille s'éten-
dra de génération en génération. Hélas!
Seigneur, répondit Fakreddin en s'arra-
chant quelque poils de la barbe, abrégez
les jours de votre fidèle serviteur, avant
qu'il manque à sa parole. Nouronihar est
solemnellement promise à Gulchenrouz, le
fils de mon frère Ali Hassan; leurs cœurs
sont unis; la foi est réciproquement
donnée : on ne sauroit violer des engage-
mens aussi sacrés. Quoi! répliqua brusque-
ment le Calife, tu veux livrer cette beauté
divine à un mari encore plus femme
quelle! Tu crois que je laisserai flétrir
ses charmes sous des mains si lâches et
si foibles! non, c'est dans mes bras
qu'elle doit passer sa vie; tel est mon
plaisir ! Retire toi, et ne trouble pas cette
nuit, que je consacre au culte de ses at-
( 126 )
traits. L'Emir outré tira alors son sabre,
le présenta à Vathek, et tendant son col, il
lui dit d'un ton ferme: Seigneur, frappez
votre hôte infortuné ; il a trop vécu puis-
qu'il a le malheur de voir que le Vicaire
du Prophète viole les saintes loix de l'hos-
pitalité. Nouronihar, qui etoit restée in-
terdite pendant toute cette scène, ne put
soutenir davantage le combat des diverses
passions qui bouleversoient son ame. Elle
tomba en défaillance, et Vathek, aussi
effrayé pour sa vie, que furieux de trouver
de la résistance, dit à Fakreddin: secourez
votre fille ! et il se retira en lui lançant
son terrible regard.— Le malheureux Emir
tomba sur le champ à la renverse, baigné
d'une sueur mortelle.
Gulchenrouz, de son coté, s'étoit échappé
des mains de Bababalouk, et revenoit en
ce moment, lorsqu'il vit Fakreddin et sa
fille étendus par terre. Il cria au secours,
tant qu'il put. Ce pauvre enfant tâchoit
de ranimer Nouronihar par ses caresses.
Pâle et haletant, il ne cessoit de baiser la
( 127 )
bouche de son amante. Enfin, la douce
chaleur de ses lèvres la fit revenir, et
bientôt elle reprit tous ses sens.
Lorsque Fakraddin fut remis de l'œil-
lade du Calife, il se mit sur son séant, et
regardant autour de lui pour voir si ce
dangereux prince étoit sorti, il fit appeller
Shaban et Sutlemémé, et, les tirant à part,
il leur dit : mes amis, aux grands maux,
il faut des remèdes violens. Le Calife porte
rhorreur et la désolation dans ma famille ;
je ne saurois résister à sa puissance ; un
autre de ses regards me mettroit au tom-
beau. Qu'on me donne de cette poudre as-
soupissante qun Derviche m'apporta de
l'Arracan; j'en ferai prendre à ces deux en-
fans une dose dont l'effet dure trois jours.
Le Calife les croira morts. Alors, feignant
-de les enterrer, nous les porterons dans la
caverne de la vénérable Meimouné, à l'en-
trée du grand désert de sable, près de la
cabane de mes nains ; et quand tout le
monde sera retiré, vous, Shaban, avec
quatre eunuques choisis, vous les trans-
( 128 )
porterez près du lac où vous aurez fait
porter des provisions pour un mois. Un
jour pour la surprise, cinq pour les pleurs,
une quinzaine pour les réflexions, et le
reste pour se préparer à se remettre en
inarche; voilà, selon mon calcul, tout le
tems que Vathek prendra, et j'en serai
quitte.
L'idée est bonne, dit Sutlemémé ; il en
faut tirer tout le parti possible. Nou-
ronihar me paroît avoir du goût pour le
Calife. Soyez sûr qu'aussi long-tems
qu'elle le saura ici, malgré tout son at-
tachement pour Gulchenrouz, nous ne
pourrons pas la faire tenir dans ces mon-
tagnes. Persuadons-lui qu'elle est réel-
lement morte, ainsi que Gulchenrouz, et
que tous deux ont été transportés dans
ces rochers, pour y expier les petites
fautes que l'amour leur a fait commettre.
Nous leur dirons que nous nous som-
mes tués de désespoir, et vos petits nains,
qu'ils n'ont jamais vus, leur paroi tront des
personnages extraordinaires. Les ser-
( 129 )
liions qu'ils leur feront, produiront un.
grand effet sur eux, et je gage que tout se
passera le mieux du monde. J'approuve
ton idée, dit Fakreddiu ; mettons la main
à l'œuvre.
Aussi-tôt, on alla chercher la poudre;
on la mit dans du sorbet, et Nouroni-
har et Gulchenrouz, sans se douter de
rien, avalèrent le mélange. Une heure
après, ils sentirent des angoisses et des
palpitations de cœur. Un engourdisse-
ment universel s'empara d'eux. Ils se
levèrent, et montant l'estrade avec peine,
ils s'étendirent sur le sopha. Réchauffe-
moi, ma chère Nouronihar, disoit Gul-
chenrouz, en la tenant étroitement em-
brassée ; mets ta main sur mon cœur : il
est de glace. Ah i tu es aussi froide que
moi. Le Calife nous auroit-il tué tous
les deux avec son terrible regard? Je
meurs, repartit Nouronihar d'une voix
éteinte, serre-moi ; que du moins j'exhale
mon ame sur tes lèvres. Le tendre Gul-
chenrouz poussa un profond soupir, leurs
K
( 15» )
bras tombèrent et ils n'en dirent pas da-
vantage; tous les deux restèrent comme
morts.
Alors, de grands cris retentirent dans
le harem. Shaban et Sutlemémé jouèrent
les désespérés avec beaucoup d'adresse.
L'Emir, fâché d'en venir à ces extrémités,
faisoit pour la première fois l'épreuve de
la poudre, et n'avoit pas besoin de contre-
faire l'affligé. On avoit éteint les lumières,
à l'exception de deux lampes qui jettoient
une triste lueur sur le visage de ces belles
fleurs, qu'on croyoit fanées dans le prin-
tems de leur vie; et les esclaves, qui
s'étoient rassemblés de toutes parts, res-
tèrent immobiles au spectacle qui s'offroit
à leurs yeux. On apporta les vêtemens
funèbres ; on lava leurs corps avec de
l'eau rose ; on les revêtit de siinarres plus
blanches que l'albâtre: et leurs belles
tresses, nouées ensemble, furent parfumées
des odeurs les plus exquises.
On alloit poser sur leurs têtes deux
couronnes de jasmin, leur fleur favorite,
( 131 )
lorsque le Calife, qui venoit d'apprendre
cet événement tragique, arriva. Il étoit
aussi pâle et hagard, que les Gaules qui
errent la nuit dans les séoulcres. Dans
cette circonstance, il s'oublia^pïï-même et
le inonde entier; il se précipita au milieu
des esclaves, se prosterna au pied de l'es-
trade, et se frappant la poitrïte. il se
qualifioit d'atroce meurtrier,' et. faisoit mille
imprécations contre lui-même. Mais lors-
que d'une main tremblante, il eut levé
le voile qui couvrait le visage blême de
Nouronihar, il jetta un grand cri, et tomba
comme mort. Le chef des eunuques fit
d'horribles grimaces, et l'emporta sur le
champ, en disant: je Tavois bien prévu
que Nouronihar lui joueroit quelque mau-
vais tour.
Dès que le Calife fut éloigné, l'Emir
commanda les cercueils, et rit défendre
l'entrée du harem. On ferma toutes les
fenêtres; on brisa tous les instrumens de
musique, et les Imans commencèrent à
réciter des prières. Les pleurs et les la-
k 2
( 132 )
mentations redoublèrent dans la soirée
qui suivit ce jour lugubre. Quant à Vat-
hek, il gémissoit en silence. On avoit
été obligé d'assoupir les convulsions de
sa rage et ne sa douleur, en lui donnant
des remèdes caïmans.
A la pointe du jour suivant, on ouvrit
les grands battans des portes du palais,
et le convoi se mit en marche pour se
rendre a la montagne. Les tristes cris de
Leillah-Illeilah parvinrent jusqu'au Ca-
life. Il voulut à toute force se cicatriser
et suivre la pompe funèbre; jamais on
n'auroit ' pu l'en dissuader, si sa grande
foiblesse lui eut permis de marcher: mais
il tomba au premier pas, et l'on fut obligé
de le mettre au lit, où il resta plusieurs
Jours dans un état d'insensibilité qui fai-
soit pitié, même à l'Emir.
Quand la procession fut arrivée a la
grotte de Meimouné, Shaban et Sutle-
mémé congédièrent tout le monde. Les
quatre eunuques affidés restèrent avec
eux ; et après s'être reposés quelques
( 133 )
momens auprès des cercueils, auxquels on
avoit laissé de l'air, ils les firent porter sur
les bords d'un petit lac bordé d'une
mousse grisâtre. Ce lieu étoit le rendez-
vous des hérons et des cigognes qui y pê-
choient continuellement des petits poissons
bleus. Les nains, instruits par l'Emir,
ne tardèrent pas à s'y rendre, et avec
laide des eunuques, ils construisirent des
cabanes de cannes et de joncs ; ouvrage
dans lequel il^réussissoient à merveille.
Ils élevèrent aussi un magasin pour les
provisions, un petit oratoire pour eux-
mêmes, et une pyramide de bois. Elle
étoit faite de bûches arrangées avec beau-
coup d'exactitude, et servoit à l'entretien
du feu; car il faisoit froid dans le creux
de ces montagnes.
Vers le soir, on alluma deux grands feux
sur le bord du lac ; on tira les deux jolis
corps de leurs cercueils, et ils furent posés
doucement dans la même cabane, sur un
lit de feuilles sèches. Les deux nains se
mirent à réciter le Koran d'une voix claire
( 134 )
et argentine. Shaban et Sutlemémé se
tenoient debout, à quelque distance, et at-
tendoient avec beaucoup d'inquiétude que
la poudre eût fait son effet. Enfin, Nou-
ronihar et Gulchenrouz étendirent foible-
ment les bras, et ouvrant les yeux ils re-
gardèrent avec le plus grand étonnement
tout ce qui les entouroit. Ils essayèrent
même de se lever; mais les forces leur
manquant, ils retombèrent sur leur lit de
feuilles. Aussi-tôt, Sutlemémé leur fit
avaler d'un cordial dont l'Emir l'avoit
munie.
Alors, Gulchenrouz se réveilla tout-à-
fait, éternua bien fort, et se leva avec un
élan qui marquoit toute sa surprise. Lors-
qu'il fut hors de la cabane, il huma l'air
avec une extrême avidité, et s'écria : je
respire, j'entends des sons, je vois un fir-
mament semé d'étoiles! j'existe encore.
A ces accens chéris, Nouronihar se dé-
barrassa des feuilles, et courut serrer Gul-
chenrouz dans ses bras. Les longues si-
marres dont ils étoient revêtus, leurs cou-
( 135 )
roimes de fleurs et leurs pieds nuds, fu-
rent les premières choses qui frappèrent
ses regards. Elle cacha son visage dans
ses mains pour réfléchir. La vision du
bain enchanté, le désespoir de son père,
et sur-tout la figure majestueuse de Va-
thek lui rouloient dans l'esprit. Elle se
ressouvenoit d'avoir été malade et mou-
rante, aussi bien que Gulchenrouz ; mais
toutes ces imagss étaient confuses dans sa
tête. Ce lac singulier, ces flammes ré-
fléchies dans les eaux paisibles, les pâles
couleurs de la terre, ces cabanes bizarres ;
ces joncs qui se balançaient tristement
d'eux-mêmes, ces cigognes, dont le cri
lugubre se meloit aux voix des nains ; tout
la convainquit que l'ange de la mort lui
avoit ouvert le portail de quelque nouvelle
existence.
Gulchenrouz, de son côté, dans des
transes mortelles, s'était collé contre sa
cousine. Il se croyoit aussi dans le pays
des fantômes, et s'effrayoit du silence
qu'elle gardoit. Parle, lui dit-il enfin, où
( 136 )
sommes-nous ? Vois-tu ces spectres qui
remuent cette braise ardente ? Seroient-cé
Mon kir et Nekir qui vont nous y jetter?
Le fatal pont traverseroit-il ce lac, dont
la tranquillité nous cache peut-être un
abîme d'eau, où nous ne cesserons de
tomber pendant des siècles ?
Non, mes enfans, leur dit Sutlemémé
en s'approchant d'eux, rassurez-vous ;
Fange exterminateur qui a conduit nos
âmes après les vôtres, nous a assuré que
le châtiment de votre vie molle et volup-
tueuse sera borné à passer une longue
suite d'années dans ce lieu mélancolique,
où le soleil se montre à peine, où la terre
ne produit ni fruits ni fleurs. Voilà nos
gardiens, continua-t elle, en montrant les
nains ; ils pourvoiront à nos besoins : car
des âmes aussi profanes que les nôtres
tiennent encore un peu à leur grossière
existence. Pour tous mets vous ne man-
gerez que du ris; et votre pain sera trempé
dans les brouillards qui couvrent sans
cesse ce lac.
( 1S7 )
A cette triste perspective, les pauvres
enfans fondirent en pleurs. Ils se pros-
ternèrent devant les nains, qui soutenant
parfaitement bien leur personnage, leur
firent, selon la coutume, un discours bien
beau et bien long, sur le chameau sacré
qui devoir, dans quelques milliers d'an-
nées, les porter au paradis des fidèles.
Le sermon fini, on fit des ablutions, on
loua Allah et le Prophète, on soupa
bien maigrement, et on s en retourna aux
feuilles sèches. Nouronihar et son petit
cousin furent bien aises de trouver que les
morts couchoient dans la même cabane.
Comme ils avoient assez dormi, ils s'en-
tretinrent le reste de la nuit de ce qui
s "étoit passér et cela toujours en s embras-
sant de peur des esprits.
Le lendemain matin, qui fut bien
sombre et pluvieux, les nains montèrent
sur de longues perches plantées en guise
de minarets, et appellerait à la prière.
Toute la congrégation s'assembla; Sutle-
mémé, Shaban, les quatre eunuques,
( 138 )
quelques cigognes qui s'eniiuyoient de la
pèche, et les deux enfans. Ceux-ci s'é-
toient traînés languissamment hors de leur
cabane, et comme leurs esprits étoient
montés sur un ton mélancolique et tendre,
ils firent leurs dévotions avec ferveur.
Après cela, Gulchenrouz demanda à Sut-
lemémé et aux autres, comment ils avoient
fait de mourir si à propos pour eux.
Nous nous sommes tués de désespoir
après votre mort, répondit Sutlemémé.
Nouronihar, qui malgré tout ce qui se toit
passé, n'avoit pas oublié sa vision, s'écria :
et le Calife! Seroit-il mort de douleur?
Viendra- t-il ici ? Les nains avoient le
mot, et répondirent gravement: Vathek
est damné sans retour. Je le crois bien,
s'écria Gulchenrouz, et j en suis charmé ;
car je pense que c'est son horrible œillade
qui nous a envoyés ici manger du riz, et
entendre des sermons.
Une semaine s'écoula à-peu-près de la
même manière sus les bords du lac. Nou-
ronihar pensait aux grandeurs que son
( 139 )
ennuyeuse mort lui avoit fait perdre; et
Gulchenrouz faisoit des prières et des pa-
niers de joncs avec les nains, qui lui plai-
soient infiniment.
Pendant que cette scène d'innocence se
passoit au sein des montagnes, le Calife
en donnoit une autre chez l'Emir. Il
n'eut pas plutôt repris l'usage de ses sens,
qu'avec une voix qui fit tressaillir Baba-
balouk, ils s'écria: perfide Giaour ! c'est
toi qui as tué ma chère Nouronihar ; je
renonce à toi, et demande pardon à Ma-
homet ; il me l'auroit conservée si j'avois
été plus sage. Allons, qu'on me donne
de l'eau pour faire mes ablutions, et que
le bon Fakreddin vienne ici, pour que je
me réconcilie avec lui et que nous fas-
sions la prière. Après cela, nous irons
ensemble visiter le sépulcre de l'infortunée
Nouronihar. Je veux me faire hermite,
et passer mes jours sur cette montagne
pour y expier mes crimes. Et que mau-
gerez-vous là, lui dit Bababalouk? je n'en
sais rien, repartit Vathek ; je te le dirai
( 140 )
quand j'aurai appétit : ce qui ne m'arri
vèra, je crois, de long-tems.
L'arrivée de Fakreddin interrompit
cette conversation. Dès que Vathek le
vit, il lui sauta au col, et le baigna de ses
larmes, en lui disant des choses si pieuses,
que l'Emir en pleuroit de joie, et se félici-
toit tout bas de l'admirable conversion
qu'il venoit d'opérer. On comprend qu'il
n'osoit pas s'opposer au pèlerinage de la
montagne ; ils se mirent donc chacun dans
leur litière et partirent.
Malgré l'attention avec laquelle on veil-
loit sur le Calife, on ne put empêcher
qu'il ne se fît quelques égratignures sur
le lieu où l'on disoit que Nouronihar étoit
enterrée. L'on eut grand'peine à l'en
arracher, et il jura solemnelîement qu'il
y reviendroit tous les jours, ce qui ne plut
pas trop à Fakreddin ; mais il se flattoit
que le Calife ne se hasarderoit pas plus-
avant, et qu'il se contenteroit de faire ses
prières dans la caverne de Meimouné ;
d'ailleurs, le lac étoit si caché dans les
( 141 )
rochers, qu'il ne croyoit pas possible de
le trouver. Cette sécurité de l'Emir étoit
augmentée par la conduite de Vathek. Il
tenoit bien exactement sa résolution, et
revenoit de la montagne si dévot et si con-
trit, que tous les barbons en étoient en
extase.
Nouronihar, de son côlé, n'était pas
tout-à-fait aussi contente. Quoiqu'elle
aimât Gulchenrouz, et qu'on la laissât libre
avec lui, afin d'augmenter sa tendresse,
elle le regardoit comme un joujou qui
n'empéchoit pas que l'escarboucle de
Giamchid ne fût très-desirable. Elle avoit
même quelquefois des doutes sur son
état, et ne pouvoit pas comprendre que
les morts eussent tous les besoins et les
fantasies des vivans. Un matin, pour s'en
éclaircir, elle se leva doucement d'auprès
de Gulchenrouz, pendant que tout dor-
moit encore, et après lui avoir donné un
baiser, elle suivit le bord du lac, et vit
qu'il se dégorgeoit sous un rocher dont la
cime ne lui parut pas inaccessible. Aus-
( 142 )
si-têt elle y grimpa du mieux qu'elle put,
et voyant le ciel à découvert, elle se mit
à courir comme une biche qui fuit le
chasseur. Quoiqu'elle sautât avec la lé-
gèreté de l'antelope, elle fut pourtant
obligée de s'asseoir Ààr quelques tamarins
pour reprendrf haleine. Elle y faisoit
ses petites réflexions, et croyoit recon-
noître les lieux, quand tout-à-coup Vathek
se présenta à sa vue. Ce prince inquiet
et agité avoit devancé l'aurore. Lorsqu'il
vit Nouronihar, il resta immobile. Il
n'osoit approcher de cette figure trem-
blante et pâle ; mais pourtant encore
charmante à voir. Enfin, Nouronihar,
d'un air moitié content et moitié affligé,
leva ses beaux yeux sur lui, et lui dit :
Seigneur, vous venez donc manger du riz
avec moi, et entendre des sermons ? Om-
bre chérie, s'écria Vathek, vous parlez l
vous avez toujours la même forme élé-
gante, le même regard rayonnant ! Seriez-
vous aussi palpable? En disant ces mots.,
il l'embrasse de toute sa force, en répé-
( 143 )
tant sans cesse ; mais voici de la chair,
elle est animée d'une douce chaleur ; que
veut dire ce prodige?
Nouronihar répondit modestement ;
vous savez, Seigneur, que je mourus la
nuit même où vous m'honorâtes de votre
visite. Mon cousin dit que ce fut d'une
de vos œillades, mais je n'en crois rien ;
elles ne me parurent pas si terribles. Gul-
chenrouz mourut avec moi, et nous fûmes
tous les deux transportés dans un pays
bien triste, et où l'on fait très-maigre
chère ; si vous êtes mort aussi, et que
vous veniez nous joindre, je vous plains,
car vous serez étourdi par les nains et les
cigognes. D'ailleurs, il est fâcheux pour
vous et pour moi, d'avoir perdu les tré-
sors du palais souterrein qui nous étoient
promis.
A ce nom de palais souterrein, le Calife
suspendit ses caresses, qui avoient déjà
été assez loin, pour se faire expliquer ce
que Nouronihar vouloit dire. Alors elle
lui raconta sa vision, ce qui l'avoit suivie,
( 144 )
et l'histoire de sa prétendue mort; elle
lui dépeignit le lieu d'expiation d'où elle
s'étoit échappée, d'un manière qui l'au-
roit fait rire, s'il n'avoit pas été très-sé-
rieusement occupé. Elle n'eut pas plu-
tôt cessé de parler, que Vathek la repre-
nant dans ses bras, lui dit ; allons, lu-
mière de mes yeux, tout est dévoilé.
Nous sommes tous deux pleins de vie : vo-
tre père est un fripon qui nous a trompés
pour nous séparer ; et le Giaour, qui, à
ce que je comprends, veut nous faire
voyager ensemble, ne vaut guères mieux.
Ce ne sera pas du moins de long-tems,
qu'il nous tiendra dans son palais de feu.
J'attache plus de valeur à votre belle per-
sonne, qu'à tous les trésors des sultans
préadamites ; et je veux la posséder a
mon aise, et en plein air pendant bien des
lunes, avant que daller m'enfouir sous
terre. Oubliez ce petit sot de Gulchen-
rouz, et. . Ah, Seigneur, ne lui faites point
de mal, interrompit Nouronihar. Non,
non, reprit Vathek ; je vous ai déjà dit
(145 )
de ne rein craindre pour lui ; il est trop
pétri de lait et de sucre pour que j'en sois
jaloux : nous le laisserons avec les nains
(qui par parenthèse sont mes anciennes
connoissances) c est une compagnie qui
lui convient mieux que la vôtre. Au
reste, je ne retournerai plus chez votre
père ; je ne veux pas l'entendre lui et ses
barbons, me criailler aux oreilles que je
viole les loix de l'hospitalité, comme si
ce n etoit pas un plus grand honneur pour
vous d'épouser le Souverain du monde,
qu'une petite fille habillée en garçon.
Nouronihar n eut garde de désapprou-
ver un discours aussi éloquent. Elle au-
roit seulement voulu que l'amoureux Mo-
narque eût marqué un peu plus d'ardeur
pour Tescarboucle de Giamchid; mais
elle pensa que cela viendroit en son tems,
et demeura d'accord de tout, avec la sou-
mission la plus engageante.
Quand de Calife le jugea à propos, il
appella Bababalouk qui dormoit dans la
caverne de Meimouné, et revoit que le
L
( 146 )
fantôme de Nouronihar l'avoit remis sur
l'escarpolette, et lui dormoit un tel branle,
que tantôt il planoit au-dessus des mon-
tagnes, et tantôt touchoit aux abîmes.
A la voix de son maître, il s'éveilla en sur-
saut, courut tout essoufflé, et pensa tomber
à la renverse, lorsqu'il crut voir le spectre
auquel il venoit de rêver. Ah ! Seigneur,
s'écria-t-il en reculant dix pas, et mettant
sa main devant ses yeux : est-ce que vous
déterrez les morts? Faites-vous aussi le
métier de Goule ? Mais n'espérez pas de
manger cette Nouronihar; après ce qu'elle
m'a fait souffrir, elle sera assez méchante
pour vous manger vous-même.
Cesse de faire l'imbécille, dit Vathek ;
tu seras bientôt convaincu que celle que
je tiens dans mes bras, est Nouronihar,
bien fraîche et très vivante. Va faire
dresser mes tentes dans une valée que j'ai
remarquée ici près ; je veux y fixer mon
habitation avec cette belle tulipe dont je
ranimerai les couleurs. Fais en sorte de
nous pourvoir de tout ce qu'il faut pour
( 147 )
mener une vie voluptueuse jusqu'à nouvel
ordre.
Les nouvelles d'un incident aussi fâ-
cheux parvinrent bientôt aux oreilles de
l'Emir. Au désespoir de ce que son stra-
tagème n'avoit pas roussi, il s'abandonna
à la douleur, et se barbouilla duement le
visage avec de la cendre ; ses fidèles bar-
bons en firent autant, et son palais tomba
dans un affreux désordre. Tout étoit
négligé ; on ne recevoit plus les voyageurs,
on ne faisoit plus d'emplâtres; et à la
place de l'activité charitable qui régnoit
dans cet asyle, ceux qui l'habitaient n'y
montroient plus que des visages d'une
coudée de long ; ce n'étoit que gémisse-
mens et barbouillages.
Cependant Gulchenrouz étoit resté pé-
trifié, en ne trouvant plus sa cousine. Les
nains nétoient pas moins surpris que lui.
Sutlemémé seule, plus fine qu'eux tous,
soupçonna d'abord ce qui étoit arrivé. On
amusa Gulchenrouz avec la belle espé-
rance qu'il retrouveroit Nouronihar dans
l2
( 148 )
quelque endroit des montagnes, où la terre
jonchée de fleurs d'orange et de jasmin,
offriroit des lits plus agréables que ceux
des cabanes, où Ton chanteroit au son des
luths, et où l'on iroit à la chasse des pa-
pillons.
Sutlemémé étoit dans le fort de ses de-
scriptions quand un des quatre eunuques
la tira à* part, lui éclaircit l'histoire de la
fuite de Nouronihar, et lui remit les ordres
de l'Emir. Aussi-tôt elle tint conseil avec
Shaban et les nains ; on plia bagage ; on
se mit dans une chaloupe, et on vogua
tranquillement. Gulchenrouz s'accommo-
doit de tout; mais lorsqu'on arriva à l'en-
droit où le lac se perdoit sous la voûte du
rocher, que la barque y fut entrée, et que
Gulchenrouz se vit dans une parfaite ob-
scurité, il fut saisi d'une peur horrible et
jetta des cris perçans ; car il croyoit qu'on
alloit le damner entièrement, pour avoir
trop fait le vivant avec sa cousine.
Pendant ce tems, le Calife, et celle qui
régnoit sur son cœur, filoient des jours
< 149 )
heureux, Bababalouk avoit fait dresser
les tentes et fermer les deux entrées de la
vallée avec des paravents magnifiques,
doublés de toile des Indes, et gardés par
des esclaves Ethiopiens, le sabre à la main.
Pour maintenir le gazon de cette belle en-
ceinte dans une fraîcheur perpétuelle, des
eunuques blancs ne cessoient d en faire
le tour avec des arrosoirs de vermeil.
L'air, auprès du pavillon impérial, étoit
sans cesse agité par le mouvement des
éventails ; un jour tendre qui passoit au
travers des mousselines éclairoit ce lieu
de volupté, et le Calife y jouissoit en plein
des charmes de Nouronihar. Enivré de
délices, il écoutoit avec transport sa belle
voix, et les accords de son luth. De son
coté, elle étoit ravie d'entendre les de-
scriptions qu'il lui faisoit de Samarah,
et de sa tour remplie de merveilles. Elle
se plaisoit sur-tout à lui faire répéter
l'aventure de la boule, et celle de la cre-
vasse ou le Giaour se tenoit auprès du
portail débéne.
( 150 )
Le jour s'écouloit dans ces entretiens,
et la nuit ces amans se baignoient ensem-
ble dans un grand bassin de marbre noir,
qui relevoit admirablement la blancheur
de Nouronihar. Bababalouk, avec qui
cette belle étoit rentrée en grâce, prenoit
soin que leurs repas fassent servis avec la
plus grande délicatesse; cétoit toujours
quelques mets nouveaux; et il fit chercher
à Schiraz un vin pétillant et délicieux,
encavé avant la naissance de Mahomet.
On cuisoit dans de petits fours pra-
tiqués dans le roc, des pains au lait que
Nouronihar pétrissoit de ses mains déli-
cates ; ce qui leur donnoit une saveur si
fort au gré de Vathek, qu'il en oublioit
tous les ragoûts que ses autres femmes
lui avoient faits ; aussi ces pauvres dé-
laissées se mouroient-elles de chagrin chez
l'Emir.
La sultane Dilara, qui jusqu'alors avoit
été la favorite, prenoit cette négligence à
cœur avec une énergie qui étoit dans son
caractère. Dans le cours de sa faveur.
( 151 )
elle avoit été imbue des idées extrava-
gantes de Vathek, et brûloit de voir les
tombeaux d'Istakhar, et le palais des
quarante colonnes ; élevée d'ailleurs par-
mi les mages, elle se réjouissoit de voir le
Calife prêt à s'adonner au culte du feu :
ainsi la vie voluptueuse et fainéante qu'il
menoit avec sa rivale, l'afHigeoit double-
ment. La piété passagère de Vathek, lui
avoit donné de vives alarmes ; ceci étoit
pis encore. Elle prit donc le parti d'écrire
à la princesse Carathis, pour lui appren
dre que tout alloit mal, qu'on avoit
manqué net aux conditions du parchemin,
qu'on avoit mangé, couché et fait vacarme
chez un vieil Emir, dont la sainteté étoit
Nfort redoutable, et qu'enfin il n'y avoit
plus d'apparence qu'on eût jamais les tré-
sors des sultans préadamites. Cette
lettre fut confiée à deux bûcherons, qui
coupoient du bois dans une des grandes
forets de la montagne, et qui connoissant
les routes les plus courtes, arrivèrent eu
dix jours à Samarah.
( 152 )
La princesse Carathis jouoit aux échec»
avec Morakanabad, quand les messagers
arrivèrent. Depuis quelques semaines
elle avoit abandonné les hautes régions de
sa tour, parce que tout lui sembloit en
confusion parmi les astres, lorsqu'elle les
consultoit pour son fils. Elle avoit beau
répéter ses fumigations, et s'étendre sur
les toits, dans l'espérance d'avoir des
visions mystiques ; elle ne revoit que pièces
de brocard, bouquets et autres niaseries
pareilles. Cela l'avoit jettée dans un
abattement dont toutes les drogues qu'elle
composoit ne pouvoient la tirer, et sa
dernière ressource étoit Morakanabad,
bon homme, plein d'une honnête confiance,
mais qui, dans sa compagnie, ne se trou-
voit pas sur des roses.
Comme personne ne savoit des nouvelles
de Vathek, mille histoires ridicules se
répaudoient sur son compte. On conçoit
donc avec quelle vivacité Carathis déca-
cheta la lettre, et quelle fut sa rage lors-
qu'elle apprit la lâche conduite de son fils.
( 153 )
Ah ! ah ! dit-elle ; je périrai, ou il péné-
trera dans le palais du feu ; que je meure
dans les flammes, et que Vathek règne
sur le trône de Suleïman! En parlant
ainsi, elle fit la pirouette d'une manière si
magique et si effroyable, que Morakana-
bad en recula de terreur ; elle commanda
de préparer son grand chameau Albou-
faki, et de faire venir la hideuse Nerkès
et l'impitoyable Cafour: je ne veux pas
d'autre train, dit-elle au visir; je vais pour
affaires pressantes, ainsi trêve de parade ;
vous aurez soin du peuple ; plumez le
bien dans mon absence ; car nous dépen-
sons beaucoup, et on ne sait pas ce qui
arrivera.
La nuit êtoit très noire, et il souffloit de
la plaine de Catoul un vent mal sain, qui
auroit rebuté le voyageur le plus intré-
pide ; mais Carathis se plaisoit beaucoup
a tout ce qui étoit funeste : Nerkès en
pensoit deméme ; et Cafour avoit un goût
particulier pour les pestilences. Au ma-
tin, cette gentille caravane, guidée par les
( 154 )
deux bûcherons, s'arrêta sur les bords
d'un grand marais d'où s'exhaloit une va-
peur mortelle, qui aurait tué tout autre
animal qu'Alboufaki, qui naturellement
pompoit avec paisir ces malignes odeurs.
Les paysans supplièrent les dames de ne
pas dormir dans ce lieu. Dormir! s'écria
Caratliis ; la belle idée ! Je ne dors ja-
mais que pour avoir des visions; et, quant
à mes suivantes, elles ont trop d'occupa-
tions pour fermer le seul œil qui leur
reste. Les pauvres gens qui cominen-
coient à ne pas trop se plaire dans cette
compagnie, restèrent la gueule béante.
Caratliis mit pied à terre, aussi bien
que les négresses qu'elle avoit en croupe ;
et toutes s'étant mises en chemise et en
caleçons, elles coururent à l'ardeur du so-
leil pour cueillir des herbes vénéneuses,
dont il y avoit à foison le long du maré-
cage. Cette provision étoit destinée pour
Ja famille de l'Emir, et pour tous ceux
qui pouvoient apporter le moindre empê-
chement au voyage dlstakhar. Les bû\
( 155 )
cherons mouroient de peur, en voyant
courir ces trois horribles fantômes, et ne
goûtoient pas trop la société d'Alboufaki.
Ce fut bien pire lorsque Carathis leur or-
donna de se mettre en route, quoiqu'il fût
midi et qu'il fît une chaleur à calciner les
pierres ; malgré tout ce qu'ils purent dire,
il fallut obéir.
Alboufaki qui aimoit beaucoup la so-
litude, renifloit quand il appercevoit la
moindre habitation, et Carathis le gâtant
à sa manière, se détournoit tout de suite.
Il arriva de là que les paysans ne purent
pas prendre la moindre nourriture sur la
route. Les chèvres et les brebis, que la
Providence sembloit leur envoyer, et dont
le lait auroit pu les refraîchir un peu,
senfuyoient à la vue de l'hideux animal
et de son étrange charge. Pour Carathis,
elle n'avoit nul besoin de ces alimens
communs, ayant inventé depuis long-tems
une opiate qui lui suffisoit, et dont elle
faisoit part à ses chères muettes.
A la nuit tombante, Alboufaki s'arrêta
( 156 )
tout court, et frappa du pied. Carathis
connoissoit ses allures, et comprit qu'elle
devoit être dans le voisinage d'un cime-
tière. En effet, la lune jettoit une pâle
lueur qui lui fit bientôt entrevoir une lon-
gue muraille, et une porte à demi ouverte
et si élevée, qu'elle pouvoit y faire passer
Alboufaki. Les misérables guides, qui
touchoient à l'extrémité de leurs jours,
prièrent alors humblement Carathis de les
enterrer, puisqu'elle en avoit la commo-*
dite, et rendirent l'âme. Nerkès et Cafour
plaisantèrent à leur manière sur la sottise
de ces gens, trouvèrent l'aspect du cime-
tière fort à leur gré, et les sépulchres bien
réjouissans ; il y en avoit au moins deux
mille sur la pente d'une colline, Carathis
trop occupée de ses grandes vues pour
s'arrêter à ce spectacle, quelque charmant
qu'il fût à ses yeux, s'avisa de tirer parti
de sa situation. Assurémenf, se disoit-
elle, un si beau cimetière est hanté par les
Goules ; cette espèce ne manque pas d'in-
telligence ; comme j'ai laissé mourir mes
( 157 )
bêtes de guides faute d'attention, je de-
manderai mon chemin aux Goules, et pour
les amorcer, je les inviterai a se régaler de
ces corps frais. Après ce sage monologue,
elle parla des doigts a Nerkès et a Cafour,
leur disant daller frapper aux tombeaux,
et d'y faire entendre leur joli ramage.
Les négresses, toutes joyeuses de cet
ordre, et qui se promettoient beaucoup
de plaisir dans la compagnie des Goules,
partirent avec un air de conquête, et se
mirent à faire toc, toc, contre les sépul-
chres. A mesure quelles frappoient, on
entendoit un bruit sourd dans la terre, les
sables se rem noient, et les Goules attirés
par la fraîcheur des nouveaux cadavres,
sortaient de toutes parts avec le nez en
lair. Tous se rendirent devant un cer-
cueil de marbre où Carathis étoit assise
entre les deux corps de ses malheureux
conducteurs. Cette princesse reçut son
monde avec une politesse distinguée, et
après avoir soupe, on parla d'affaires.
Elle apprit bientôt ce qu'elle desiroit
( 158 )
savoir, et sans perdre de tems voulut se
remettre en marche: les négresses qui
avoient commencé des liaisons de cœur
avec les Goules, la supplièrent de tous
leurs doigts d'attendre au moins jusqu'à
l'aurore ; mais Carathis, qui étoit la vertu
même et ennemie jurée des amours et de
la mollesse, rejetta leur prière, et mon-
tant sur Alboufaki, leur ordonna de s'y
placer au plus vite. Pendant quatre
jours et quatre nuits, elle continua son
voyage sans s'arrêter. Le cinquième, elle
traversa des montagnes et des forêts à
demi brûlées, et arriva le sixième devant
les beaux paravents, qui déroboient à
tous les yeux les voluptueux égaremens
de son fils.
C'étoit la pointe du jour: les gardes
ronfloient à leurs postes en pleine sé-
curité ; le grand trot d' Alboufaki les ré-
veilla en sursaut ; ils crurent voir des
spectres sortis du noir abîme, et s'enfui-
rent sans autre cérémonie. Vathek étoit
au bain avec Nouronihar ; il écoutoit de»
( 159 )
contes et se moquoit dé Bababalouk qui
les faisoit. Alarme par les cris de ses
gardes, il sauta hors de l'eau ; mais il y
rentra bien vite lorsqu'il vit paroître Ca-
rathis : elle avançoit avec ses négresses et
toujours montée sur Alboufaki, et met-
toit en pièces les mousselines et les fines
portières du pavillon. A cette appari-
tion subite, Nouronihar, qui netoit pas
toujours sans remords, crut que le mo-
ment de la vengeance céleste étoit arrivé,
et se colla amoureusement contre le Ca-
life. Alors Carathis, sans descendre de
son chameau, et écumante de rage au
spectacle qui sorfroit à sa chaste vue,
éclata sans ménagement. Monstre à
deux têtes et à quatre jambes, s'écria- 1-
elle, que signifie tout ce bel entortillage ?
iYas-tu pas honte d'empoigner ce tendron
au lieu des sceptres des sultans préada-
mites? C'est donc pour cette gueuse que
tu as follement manqué aux conditions
du Giaour? C'est avec elle que tu con-
sumes des momens précieux? Est-ce là
( 160 )
le fruit que tu retires des belles connois-
sances que je t'ai données? Est-ce ici le
but de ton voyage ? Arrache-toi des bras
de cette petite niaise ; noye-la dans l'eau,
et suis-moi.
Dans son premier mouvement de fu-
reur, Vathek avoit eu envie d'éventrer Al-
boufaki, et de le farcir des négresses, et
même de Carathis ; mais les idées du
Giaour, du palais d'Istakhar, des sabres
et des talismans, frappèrent son esprit
avec la rapidité d'un éclair. Il dit donc
à sa mère d'un ton civil, quoique résolu :
redoutable dame, vous serez obéie; mais
je ne noyerai pas Nouronihar. Elle est
plus douce que le mirabolan confit; elle
aime beaucoup les escarboucles, et sur-
tout celui de Giamchid qu'on lui a pro-
mis ; elle viendra avec nous, car je pré-
tends qu'elle couche sur les canapés de-
Suleïman ; je ne puis plus dormir sans
elle. A la bonne heure, répondit Cara-
this, en descendant d'Alboufaki, qu'elle
remit entre les mains des négresses.
( 161 )
Nouronihar, quin'avoit pas lâché prise,
se rassura un peu, et dit tendrement, au
Calife : cher souverain de mon cœur, je
vous suivrai, s'il le faut, jusqu'au-delà de
Caf dans le pays des Afrites ; je ne crain-
drai pas de grimper pour vous au nid de
la Simorgue, qui, après Madame, est l'être
le plus respectable qui ait été créé.
Voilà, dit Carathis, une jeune fille qui a
du courage et des connoissances. Nou-
ronihar en avoit assurément ; mais malgré
toute sa fermeté, elle ne pouvoit s'em-
pêcher de penser quelquefois aux grâces
de son petit Gulchenrouz, et aux journées
de tendresse qu'elle avoit passées avec
lui ; quelques larmes mouillèrent ses
yeux et n'échappèrent pas au Calife ; elle
dit même tout haut et par inadvertance :
hélas! mon doux cousin, que deviendrez-
vous ? A ces mots, Vathek fronça le
sourcil, et Carathis s'écria; que signifient
ces grimaces, qu'a-t-elle dit? Le Calife
répondit; elle donne mal-à-propos un
soupir à un petit garçon aux yeux lan-
31
( 162- )
goureux et aux douces tresses qui lai-
moit. Où est-il ? repartit Carathis, il faut
que je fasse conuoissance avec ce joli en-
fant ; car, poursuivit-elle tout bas, j'ai
dessein avant de partir, de me remettre
en grâce avec le Giaour ; il n'y aura
rien de plus appétissant pour lui que le
cœur d'un enfant délicat, qui s'abandonne
aux premières impulsions de l'amour.
Vathek, en sortant du bain, donna ordre
à Bababalouk de rassembler ses troupes*
ses femmes, et les autres meubles de son
sérail, et de tout préparer pour partir
dans trois jours. Quant à Carathis, elle
se retira seule dans une tente, où le Giaour
l'amusa avec des visions encourageantes.
A son réveil, elle vit à ses pieds Narkès-
et Cafour, qui, par leurs signes, lui ap-
pirent qu'ayant mené Alboufaki aux bords
d'un petit lac pour y brouter une mousse
grise passablement vénéneuse, elles avoi-
ent vu des poissons bleuâtres, comme ceux
du réservoir au haut de la tour de Sama-
rah. Ah! ah! dit-elle, je veux aller sur
( 163 )
les lieux à 1 instant môme ; an moyen
d'une petite opération, je pourrai rendre
ces poissons oraculaires ; ils m'éclairciront
beaucoup de choses, et m'apprendront où
est ce Gulchenrouz que je veux absolu-
ment immoler. Aussi-tôt elle partit avec
son noir cortège.
Comme on va vite dans les mauvaises
entreprises, Carathis et ses négresses ne
tardèrent pas d'arriver au lac. Elles brû-
lèrent des drogues magiques dont elles
étoient toujours munies, et s'étant deshabil-
lées toutes nues, elles entrèrent dans leau
jusqu'au col. Narkèset Cafour secouèrent
des torches enflammées, tandis que Cara-
this prononçoit des mots barbares. Alors,
tous les poissons mirent la tête hors de l'eau,
qu'ils agitoient fortement avec leurs nage-
oires; et contraints par la puissance du
charme, ils ouvrirent des bouches pitoy-
ables, et dirent tous à la fois : nous vous
sommes dévoués depuis la tète jusqu'à la
queue; que voulez-vous de nous? Poissons,
dit Carathis. je vous conjure par vos bril-
M 2
( 164 )
lantes écailles de me dire où est le petit Gul-
chenrouz? — De l'autre côté de ce rocher,
Madame, répondirent tons les poissons en
chœur : êtes-vous contente ? Nous ne le
sommes pas du tout de tenir ainsi la bouche
ouverte au grand air. Oui, repartit la
princesse, je vois bien que vous n'êtes pas
accoutumés à de longs discours, je vous
laisserai en repos, quoique j au rois bien
d'autres questions à vous faire. Sur cela,
leau devint calme, et les poissons dispa-
rurent.
Carathis, remplie du venin de ses pro-
jets, escalada tout de suite le rocher, et
vit sous une feuillée l'aimable Gulchen-
rouz qui dormoit, tandis que les deux
nains veilloient auprès de lui, et marrao-
toient leurs oraisons. Ces petits person-
nages avoient le don de deviner quand
quelque ennemi des bons Musulmans ap-
prochoit ; ils sentirent donc venir Cara-
this qui, s'arrêtant tout court, se disoit à
elle-même : comme il penche mollement
sa petite tête ! comme il est langoureux
( 165 )
et blême ! c'est précisément l'enfant qu'il
me fant. Les nains interrompirent ces
belles réflexions en se jettant sur elle, et
en l'égratignant de toutes leurs forces.
Narkès et Cafour prirent aussi-tôt la dé-
fense de leur mai tresse, et pincèrent les
nains si fortement, qu'ils en rendirent
lame, en priant Mahomet de faire tomber
sa vengeance sur cette méchante femme,
et sur toute sa famille.
Au bruit que cet étrange combat faisoit
dans le vallon, Gulchenrouz s'éveilla, fit
un furieux bond, grimpa sur un figuier, et,
gagnant la cime du rocher, courut sans
prendre haleine; enfin, il tomba comme
mort entre les bras d'un bon vieux Génie
qui chérissoit les enfans, et s'occupoit en-
tièrement à les protéger. Ce Génie, fai-
sant sa ronde dans les airs, avoit fondu
sur le cruel Giaour lorsqu'il grommeloit
dans son horrible fente, et lui avoit enlevé
les cinquante petits garçons que Vathek
avoit eu l'impiété de lui sacrifier. Il édu>
quoit ces intéressantes créatures dans des
( 166 )
nids élevés au-dessus des nuages, et habi-
toit lui-même un nid plus grand que tous
les autres ensemble, dont il avoit chassé les
rocs qui Favoient construit.
Ces sûrs asyles étoient défendus contre
les Dives et les Afrites par des banderolles
flottantes, sur lesquelles étoient écrits en
caractères d'or, brillans comme l'éclair, les
noms d'Allah et du Prophète. Alors
Gulchenrouz, qui n'étoit pas encore dés-
abusé sur sa prétendue mort, se crut dans
les demeures d'une paix éternelle. Il
s'abandonnoit sans crainte aux caresses de
ses petits amis, qui tous se rassembîoient
dans le nid du vénérable Génie, et à l'envi
l'un de Fautre, baisoient le front uni, et les
belles paupières de leur nouveau cama»
rade. C'est là qu' éloigué des tracasseries
de la terre, de l'impertinence des harems,
de la brutalité des eunuques et de Fin-
constance des femmes, il trouva sa vérita-
ble place. Heureux, ainsi que ses com-
pagnons, les jours, les mois, les années
s'écoulèrent dans cette société paisible ;
( 167 )
car le Génie, au lieu de combler ses pu-
piles de vaines connoissances, et de péris-
sables richesses les gratifient du don d'une
perpétuelle enfance,
Carathis, peu accoutumée à voir échap-
per sa proie, se mit dans une colère épou-
vantable contre les négresses, qu'elle ac-
cusoit de n'avoir pas saisi l'enfant tout de
suite, et de s'être amusées à pincer jus-
qu'à le mort de petits nains qui ne signi-
fioient rien. Elle revint dans la vallée
en murmurant ; et, trouvant que son fils
n'étoit pas encore levé d'auprès de sa
belle, elle passa sa mauvaise humeur sur
lui et sur Nouronihar. Toutefois elle se
consola par l'idée de partir le lendemain
pour Istakhar, et de faire connoissance
avec Eblis même, au moyen des bons of-
fices du Giaour ; mais le destin en avoit
ordonné autrement.
Sur le soir, comme cette princesse s'en-
tretenoit avec Dilara qu'elle avoit fait
venir et qui étoit fort de son goût, Baba-
balouk vint lui dire que le ciel paroissoit
( 168 )
fort embrasé du côté de Samarah, et sem-
blent annoncer quelque chose de funeste.
Sur le champ, elle prit ses astrolabes et
ses instrumens magiques, mesura la hau-
teur des planètes, fit ses calculs, et vit,
à son grand déplaisir, qu'il y avoit là
une révolte formidable ; que Motavekel
profitant de l'horreur qu'inspiroit sou
frère, avoit soulevé le peuple, se toit em-
paré du palais, et faisoit le siège de la
grande tour, où Morakanabad s'étoit retiré
avec un petit nombre de ceux qui res-
taient encore fidèles. Quoi! secria-t-elle,
je perdrois ma tour, mes muets, mes né-
gresses, mes momies, et surtout mon ca-
binet dexpériences qui m'a coûté tant de
veilies, et cela sans savoir si mon étourdi
de fils viendra à bout de son aventure !
Non, je n'en serai pas la dupe ; je pars
dans l'instant pour secourir Morakanabad
par mon art redoutable, et faire pleuvoir
sur les conspirateurs, des clous et des fer-
railles ardentes; j'ouvrirai mes magasins
de serpens et de torpèdes, qui sont sous
( 169 )
les grandes voûtes de la tour et que la
faim a rendus enragés, et nous verrons si
Ton tiendra contre de tels assaillans. En
parlant ainsi, Carathis courut à son fils,
qui banquetait tranquillement avec Nou-
ronihar dans son beau pavillon incarnat.
Goulu, que tu es, lui dit-elle; sans ma
vigilance, tu ne serois bientôt que le Com-
mandeur des tourtes ; tes Croyans ont
renié la foi qu'ils t'avoient jurée ; Mota-
vekel, ton frère, règne dans ce moment
sur la colline des chevaux pies ; et si je
n'avois pas quelques petites ressources
dans notre tour, il ne lâcheroit prise de
si-tôt. Mais afin de ne pas perdre de
teins, je ne te dirai que quatre mots ; plie
tes tentes, pars ce soir même, et ne t'arrête
nulle part à baliverner. Quoique tu aies
manqué aux conditions du parchemin, il
me reste encore quelques espérances; car,
il faut avouer que tu as fort joliment violé
les loix de l'hospitalité, en séduisant la
fille de l'Emir, après avoir mangé de son
sel et de son pain. Ces sortes de ma,-
( 170 )
nières ne peuvent que plaire au Giaour ; et
si, dans la route, tu fais encore quelque pe-
tit crime, tout ira bien, et tu entreras en
triomphe dans le palais de Suleïman.
Adieu! Alboufaki et mes négresses m'at-r
tendent à la porte.
Le Calife n'eut pas le mot à répondre;
il souhaita un bon voyage a sa mère,
et finit son souper. A minuit, on dé-
campa au bruit des fanfares et des trom-
pettes ; mais on avoit beau tymbaler, on
ne pouvoit s'empêcher d'entendre les cris
de l'Emir et de ses barbons, qui à force
de pleurer, étoient devenus aveugles, et
n'avoient pas un poil de reste. Nouroni-
har, à qui cette musique faisoit de la peine,
fut fort aise quand elle ne fut plus à portée
de Fouir. Elle étoit avec le Calife dans
la litière impériale, et ils s'amusoient à se
représenter toutes les magnificences dont
ils dévoient être bientôt entourés. Les
autres femmes se tenoient bien tristement
dans leurs cages, et Dilara prenoit pa-
tience, en pensant qu'elle alloit célébrer
( 171 )
les rites du feu sur les augustes terrasses
dlstakhar.
En quatre jours, on se trouva dans la
riante vallée de Rocnabad, Le printems y
étoit dans toute sa vigueur; et les branches
grotesques des amandiers en fleurs, se
découpoient sur l'azur d'un ciel étincelant.
La terre jonchée d'hyacinthes et de jon-
quilles, exhaloit une douce odeur; des
milliers d'abeilles, et presque autant de
Santons, y faisoient leur demeure. On
voyoit alternativement rangés sur les
bords du ruisseau, des ruches et des ora-
toires, dont la propreté et la blancheur
étoient relevées par le vercl brun des hauts
cyprès, Ces pieux solitaires s amusoient
à cultiver de petits jardins, remplis de
fruits, et sur-tout de melons musqués, les
meilleurs de la Perse. Quelquefois on les
voyoit épars dans la prairie, s'amusant à
nourrir des paons plus blancs que la
neige, et des tourterelles azurées. Ils
étoient ainsi occupés, quand les avant-
coureurs du cortège impérial crièrent à
( 172 )
haute voix : habitans de Rocnabad, pros-
ternez-vous sur les bords de vos sources
limpides, et rendez grâces au ciel qui
vous montre un rayon de sa gloire; car
voici le Commandeur des Ooyans qui
approche.
Les pauvres Santons, remplis d'un saint
empressement, se hâtèrent d allumer des
cierges dans tous les oratoires, déployè-
rent leurs Korans sur des lutrins d'ébène,
et allèrent au devant du Calife, avec de
petits paniers remplis de figues, de miel et
de melons. Pendant qu'ils s'avançoient en
procession et à pas comptés, les chevaux,
les chameaux et les gardes, faisoient un
horrible dégât parmi les tulipes, et les
autres fleurs de la vallée. Les Santons
ne pou voient s'empêcher de jetter un œil
de pitié sur ces ravages, tandis que de
l'autre, ils regardoient le Calife et le Ciel.
TSouronihar, enchantée de ces beaux lieux
qui lui rappelloient les aimables solitudes
de son enfance, pria Vathek de s'arrêter ;
mais ce prince, pensant que tous ces petits
( 173 )
oratoires pourroient passer dans l'esprit
du Giaour pour une habitation, ordonna
à ses pionniers de les abattre. Les San-
tons restèrent pétrifiés pendant qu'on exé-
cutait cet ordre barbare; ils pleuroient à
chaudes larmes, et Vathek les fit chasser
à coups de pieds par des eunuques. Alors,
il descendit de sa litière avec Nouronihar,
et ils se promenèrent dans la prairie, tout
en cueillant des fleurs et en se disant des
gaillardises; mais les abeilles, qui étaient
bonnes musulmanes, se crurent obligées
de venger la querelle de leurs chers maî-
tres les Santons, et s'acharnèrent telle-
ment à les piquer, qu'ils furent trop heu-
reux que leurs tentes se trouvassent prêtes
pour les recevoir.
Bababalouk, auquel l'embonpoint des
paons et des tourterelles n'avoit pas
échappé, en fit mettre tout de suite quel-
ques douzaines à la broche, et autant en
fricassées. On mangeoit, on rioit, on trin-
quoit, on blasphémoit à plaisir, quand
tous les Moullahs, tous les Scheiks, tous
( 174 )
ien Cadis, et tous les Imans de Schiraz,
qui n'avoient pas apparemment rencontre
les Santons, arrivèrent avec des ânes parés
de guirlandes, de rubans et de sonnettes
d'argent, et chargés de tout ce qu'il y
avoit de meilleur dans le pays. Ils pré-
sentèrent leurs offrandes au Calife, en le
suppliant d'honorer leur ville et leurs
mosquées de sa présence. Oh ! pour cela,
dit Vathek, je m'en garderai bien ; j'ac-
cepte vos présens, et vous prie de me
laisser tranquille, car je n'aime pas à ré-
sister à la tentation : mais comme il n'est
pas décent que des gens aussi respecta-
bles que vous s'en retournent à pied, et
que vous avez la mine d'être d'assez mau-
vais cavaliers, mes eunuques auront la
précaution de vous lier sur vos ânes, et
prendront sur-tout bien garde que vous
ne me tourniez pas le dos ; car ils savent
l'étiquette. Il y avoit parmi eux de vi-
goureux Scheiks, qui, croyant que Vathek
étoit fou, en disoient tout haut leur opi-
nion. Bababalouk prit soin de les faire
( 175 )
garrotter à doubles cordes; et piquant
tous les ânes avec des épines, ils parti-
rent au grand galop, tout en ruant et s'en-
rechoquant de la manière la plus plai-
ante du monde. Nouronihar et son Ca-
ife, jouissoient à l'envi l'un de l'autre, de
cet indigne spectacle; ils faisoient de
grands éclats de rire, lorsque les vieillards
tomboient avec leur monture dans le ruis-
seau, et que les uns devenoient boiteux,
d'autres manchots, d'autres brèche-dents,
ou pis encore.
On passa deux jours fort délicieuse-
ment à Rocuabad, sans y être trouble
par de nouvelles ambassades. Le troi-
sième, on se remit en marche ; on laissa
Schiraz à la droite, et on gagna une
grande plaine d'où l'on découvroit, à l'ex-
trémité de Thorison, les noirs sommets des
montagnes d'Istakhar.
A cette vue, le Calife et Nouronihar ne
pouvant contenir les transports de leur
aine, sautèrent de la litière en bas, et fi-
mit des exclamations qui étonnèrent tous
( 176 )
ceux qui étoient à portée de les entendre.
Allons-nous dans des palais rayonnans de
lumière, se demandoient-ils l'un l'autre,
ou bien dans des jardins plus délicieux
que ceux de Sheddad ? — Les pauvres
mortels ! c'est ainsi qu'ils se répandoient
en conjectures ; l'abîme des secrets du
Tout-Puissant leur étoit caché.
Cependant les bons Génies qui veilloient
encore un peu sur la conduite de Vathek,
se rendirent dans le septième ciel au-
près de Mahomet, et lui dirent: miséri-
cordieux Prophète, tendez vos bras pro-
pices à votre Vicaire, ou il tombera, sans
ressource, dans les pièges que les Dives
nos ennemis lui ont dressés : le Giaour
l'attend dans l'abominable palais du few
souterrein ; s'il y met le pied, il est perdu
sans retour. Mahomet répondit avec in-
dignation; il n'a que trop mérité d'être
laissé à lui-même ; toutefois, je consens
que vous fassiez encore un effort pour le
détourner de son entreprise.
Soudain un bon Génie prit la figure
( 177 )
d'un berger, plus renommé pour sa piété,
que tous les derviches et les santons du
pays ; il se plaça sur la pente d'une petite
colline auprès d'un troupeau de brebis
blanches, et commença à jouer sur un in-
strument inconnu, des airs dont la tou-
chante mélodie pénétroit l'ame, réveilloit
les remords, et chassoit toute pensée fri-
vole. A des sons si énergiques, le soleil
se couvrit d'un sombre nuage, et les eaux
cTujé petit lac plus claires que le crystal,
devinrent rouges comme du sang. Tous
ceux qui composoient le pompeux cortège
du Calife furent attirés, comme malgré
eux, du côté de la colline ; tous baissèrent
les yeux, et restèrent consternés ; chacun
se reprochoit le mal qu'il avoit fait: le
cœur battoit à Dilara ; et le chef des eu-
nuques, d'un air contrit, demancloit pardon
aux femmes de ce qu'il les avoit souvent
tourmentées pour sa propre satisfaction.
Yathek et Nouronihar pâlissoient dans
leur litière, et se regardant d'un œil ha-
gard, se reprochoient à eux mêmes, l'un,
N
( 178 )
mille crimes des plus noirs, mille projets
dune ambition impie ; et l'autre, la déso-
lation de sa famille, et la perte de Gul-
chenrouz. Nouronihar croyoit entendre
dans cette fatale musique, les cris de son
père expirant, et Vathek, les sanglots des
cinquante enfans qu'il avoit sacrifiés au Gi-
aour. Dans ces angoisses, ils étoient tou-
jours entraînés vers le berger. Sa physio-
nomie avoit quelque chose de si imposant,
que pour la première fois de sa vie, Vathek
perdit contenance, tandis que Nouronihar
se cachoit le visage avec les mains. La
musique cessa ; et le Génie adressant la
parole au Calife, lui dit : Prince insensé,
à qui la Providence a confié le soin des
peuples ! est-ce ainsi que tu réponds à ta
mission ? Tu as mis le comble à tes crimes ;
te hâtes-tu à présent de courir à ton châ-
timent ? Tu sais qu'au-delà de ces mon-
tagnes, Eblis et ses Dives maudits tiennent
leur funeste empire, et séduit par un ma-
lin fantôme, tu vas te livrer à eux ! C'est
ici le dernier instant de grâce qui t'est
( 179 )
donné : abandonne ton atroce dessein, re-
tourne sur tes pas, rends Nouronihar à
son père qui a encore quelque reste de vie,
détruis la tour avec toutes ses abomina-
tions, chasse Carathis de tes conseils, sois
juste envers tes sujets, respecte les Minis-
tres du Prophète, répare tes impiétés par
une vie exemplaire, et, au lieu de passer tes
jours dans les voluptés, va pleurer tes
crimes sur les tombeaux de tes pieux ancê-
tres ! Vois-tu ces nuages qui te cachent le
soleil ? Au moment que cet astre reparoî-
tra, si ton cœur n'est pas changé, le tems
de la miséricorde sera passé pour toi.
Vathek, saisi de crainte et chancelant,
étoit sur le point de se prosterner devant
le berger qu'il sentit bien devoir être d'une
nature supérieure à l'homme ; mais son
orgueil l'emporta, et levant audacieuse-
ment la tête, il lui lança un de ses terribles
regards. Qui que tu sois, lui dit-il, cesse
de me donner d'inutiles avis. Ou tu veux
me tromper, ou tu te trompes toi-même :
si ce que j'ai fait est aussi criminel que
n 2
( 180 )
tu le prétends, il ne sauroit y avoir pour
moi un moment de grâce : j'ai nagé dans
une mer de sang pour arriver à une puis-
sance qui fera trembler tes semblables ;
ne te flatte donc pas que je recule à la vue
du port, ni que je quitte celle qui m'est
plus chère que la vie et que ta miséricorde.
Que le soleil reparoisse> qu'il éclaire ma car-
rière, que m'importe où elle finira! En di-
sant ces mots, qui firent frémir le Génie lui-
même, Vathek se précipita dans les bras de
Nouronihar, et commanda de forcer les
chevaux à reprendre la grande route.
On n'eut pas de peine à exécuter cet
ordre ; l'attraction n'existoit plus, le soleil
avoit repris tout l'éclat de sa lumière, et
le berger avoit disparu en jettant un cri
lamentable. La fatale impression de la
musique du Génie, étoit cependant restée
dans le cœur de la plupart des gens de
Vathek ; ils se regardoient les uns les
autres avec effroi. Dès la nuit même pres-
que tous s'échappèrent, et il ne resta de ce
nombreux cortège que le chef des eunuques,
( 181 )
quelques esclaves idolâtres, Dilara, et un
petit nombre d'autres femmes, qui suivoient
comme elle la religion des Mages.
Le Calife, dévoré par l 'ambition de
donner des loix aux intelligences téné-
breuses, s'embarrassa peu de cette déser-
tion. Le bouillonnement de son sang
l'empêchant de dormir, il ne campa plus
comme à l'ordinaire. Nouronihar, dont
l'impatience surpassoit, s'il se peut, la
sienne, le pressoit de hâter sa marche, et
pour l'étourdir, lui prodiguoit mille ten-
dres caresses. Elle se croyoit déjà plus
puissante que Balkis, et s'imaginoit voir
les Génies prosternés devant l'estrade de
son trône. Ils s'avancèrent ainsi au clair
de la lune jusqu'à la vue de deux rochers
élancés, qui formoient comme un portail
à l'entrée du vallon dont l'extrémité étoit
terminée par les vastes ruines d'Istakhar.
Presqu'au sommet de la montagne, on
découvroit la façade de plusieurs sépul-
cres de Rois, dont les ombres de la nuit
augmentoient l'horreur. On passa par
( 182 )
deux bourgades presque entièrement dé-
sertes. Il n'y restoit plus que deux ou
trois foibles vieillards, qui, en voyant les
chevaux et les litières, se mirent à genoux,
en s'écriant : Ciel ! est-ce encore de ces
fantômes qui nous tourmentent depuis six
mois ? Hélas ! nos gens effrayés de ces
étranges apparitions et du bruit qu'on en-
tend sous les montagnes, nous ont aban-
donnés à la merci des esprits malfaisans I
Ces plaintes sembloient de mauvais au-
gure au Calife; il fit passer ses chevaux
sur les corps des pauvres vieillards, et
arriva enfin au pied de la grande terrasse
de marbre noir. Là, il descendit de sa
litière avec Nouronihar. Le cœur palpi-
tant et portant des regards égarés sur
tous les objets, ils attendirent avec un
tressaillement involontaire, l'arrivée du
Giaour ; mais rien ne l'annonçoit encore.
Un silence funèbre régnoit dans les airs
et sur la montagne. La lune réfléchissoit
sur la grande plate-forme l'ombre des
hautes colonnes qui s'élevoient de la ter-
( 183 )
rasse presque jusqu'aux nues. Ces triste»
phares, dont le nombre pouvoit à peine se
compter, n'étoient couverts d'aucun toit;
et leurs chapiteaux, d une architecture in-
connue dans les annales de la terre, ser-
voient de retraite aux oiseaux nocturnes,
qui, alarmés à l'approche de tant de
monde, s'enfuirent en croassant.
Le chef des eunuques, transi de peur,
supplia Vathek de permettre qu'on allu-
mât du feu, et qu'on prît quelque nourri-
ture. Non, non, répondit le Calife, il
n'est plus tems de penser à ces sortes de
choses ; reste où tu es, et attends mes
ordres. En disant ces mots d'un ton
fernie, il présenta la main à Nouronihar,
et montant les degrés d'une vaste rampe,
parvint sur la terrasse qui étoit pavée de
carreaux de marbre, et semblable à un
lac uni, où nulle herbe ne peut croître.
A la droite, étoient les phares rangés de-
vant les ruines d'un palais immense, dont
les murs étoient couverts de diverses fi-
gures ; en face, on voyoit les statues gi-
( 184 )
gantesques de quatre animaux qui tenoient
du griffon et du léopard, et qui inspiroient
l'effroi ; non loin d eux, on clistinguoit à la
clarté de la lune, qui donnoit particulière-
ment sur cet endroit, des caractères sem-
blables à ceux qui étoient sur les sabres
du Giaour ; ils avoient la même vertu de
changer à chaque instant; enfin, ils se
fixèrent en lettres arabes, et le Calife y
lut ces mots: Vathek, tu as manqué aux
conditions de mon parchemin ; tu méri-
terois d'être renvoyé; mais en faveur de
ta compagne et de tout ce que tu as fait
pour l'acquérir, Eblis permet qu'on t'ouvre
la porte de son palais, et que le feu sou-
terrein te compte parmi ses adorateurs.
A peine avoit-il lu ces mots, que la
montagne contre laquelle la terrasse étoit
adossée trembla, et que les phares semblè-
rent s'écrouler sur leurs têtes. Le rocher
s'entr'ouvrit, et laissa voir dans son sein
un escalier de marbre poli, qui paroissoit
devoir toucher à l'abîme. Sur chaque de-
gré étoient posés deux grands cierges, sem-
( 1*5 )
Mablcs à eux que Nouronihar avoit vus
dans sa \ iston, et dont la vapeur camphrée
sYl. \<>it en tourbillon sous la voûte.
Ce spectacle» an lieu d'effrayer la fille
de PakreddÎD, lui donna un nouveau cou-
rage; elle ne daigna pas seulement pren-
dre congé de la lune et du firmament, et
sans hésiter, quitta l'air pur de l'atmos-
phère, pour se plonger dans des exhalai-
sons infernales. La marche de ces deux
impies, et<»it fière et décidée. En descen-
dant à la vive lumière de ces flambeaux,
ils s'admiroient Tun l'autre, et se trou-
\ <»ient si resplendissait* qu'ils se croyoient
t]c> intelligences célestes. La seule chose
(jiii leur donnoit de l'inquiétude, c'étoit
que les <l< gréa ne Ginissoient point Comme
ils se hàtoîent avec une ardente impati-
ence, leurs pas s'accélérèrent à un point
qu'ils serabloient tomber rapidement dans
OD précipice, plutôt que marcher; à la
fin, ils furent arrêtes par un grand portail
d'ébène que le Calife n'eut pas de peine
à reconnottre; c'étoit là que le Giaour
( 186 )
l'attendoit avec une clef d'or à la main.
Soyez les bien-venus en dépit de Maho-
met et de toute sa séquelle, leur dit-il avec
son affreux sourire ; je vais vous intro-
duire dans ce palais, ou vous avez si bien
acquis une place. En disant ces mots il
toucha de sa clef la serrure émaillée, et
aussi-tôt les deux battans s'ouvrirent avec
un bruit plus fort que le tonnerre de la
canicule, et se refermèrent avec le même
bruit dès le moment qu'ils furent entrés.
Le Calife et Nouronihar se regardèrent
avec étonnement, en se voyant dans un
lieu qui, quoique voûté, étoit si spacieux
et si élevé qu'ils le prirent d'abord pour
une plaine immense. Leurs yeux s'accou-
tumant enfin à la grandeur des objets, ils
découvrirent des rangs de colonnes et
des arcades qui ail oient en diminuant, et
se terminoient en un point radieux comme
le soleil, lorsqu'il darde sur la mer ses der-
niers rayons. Le pavé, semé de poudre
d'or et de safran, exhaloit une odeur si
subtile, qu'ils en furent comme étourdis.
( 187 )
Ils avancèrent cependant, et remarquè-
rent une infinité de cassolettes où brû-
loient de l'ambre gris et du bois d'aloës.
Entre les colonnes, étoient des tables cou-
vertes d'une variété innombrable de mets et
de toutes sortes de vins qui pétilloient dans
des vases de crystal. Une foule de Ginns
et autres Esprits follets des deux sexes,
dansoient lascivement par bandes au son
dune musique, quirésonnoit sous leurs pas.
Au milieu de cette salle immense, se
promenoit une multitude d'hommes et de
femmes, qui tous, tenant la main droite sur
le cœur, ne faisoient attention à nul
objet, et gardoient un profond silence.
Ils étoient tous pales comme des cadavres,
et leurs yeux enfoncés dans leurs têtes,
ressembloient à ces phosphores qu'on ap-
perçoit la nuit dans les cimetières. Les
uns étoient plongés dans une profonde
rêverie ; les autres écumoient de rage,
et couroient de tous côtés comme des ti-
gres blessés d'un trait empoisonné ; tous
s'évitoient ; et quoiqu au milieu d'une
( 188 )
foule, chacun erroit au hasard, comme
s'il eût été seul.
A l'aspect de cette funeste compagnie,
Vathek et Nouronihar se sentirent glacés
d'effroi. Ils demandèrent avec import u-
nité au Giaour, ce que tout cela signifioit,
et pourquoi tous ces spectres ambulans
n'ôtoient jamais leur main droite de des-
sus leur cœur ? Ne vous embarrassez pas
de tant de choses à l'heure qu'il est, leur
répondit-il brusquement, vous saurez tout
dans peu ; hâtons-nous de nous présenter
devant Eblis. Ils continuèrent donc à
marcher à travers tout ce monde ; mais
malgré leur première assurance, ils n'a-
v oient pas le courage de faire attention
aux perspectives des salles et des galeries,
qui s'ouvroient à droite et à gauche: elles
étoient toutes éclairées par des torches
ardentes, et par des brasiers dont la
flamme s'élevoit en pyramide, jusqu'au
centre de la voûte. Ils arrivèrent enfin
en un lieu, où de longs rideaux de brocard
cramoisi et or, tomboient de toutes parts
( 139 )
dans une confusion imposante. Là, on
n'entendoit plus les chœurs de musique
ni les danses ; la lumière qui y pénétroit,
sembloit venir de loin.
Yathek et Nouronihar se firent jour à
travers ces draperies, et entrèrent dans un
vaste tabernacle tapissé de peaux de léo-
pards. Un nombre infini de vieillards à
longue barbe, d'Afrites en complette ar-
mure, étoient prosternés devant les degrés
d'une estrade, au haut de laquelle, sur un
globe de feu, paroissoit assis le redoutable
Eblis. Sa figure étoit celle d'un jeune
homme de vingt ans, dont les traits no-
bles et réguliers, sembloient avoir été
flétris par des vapeurs malignes. Le dé-
sespoir et l'orgueil étoient peints dans ses
grands yeux, et sa chevelure ondoyante
tenoit encore un peu de celle d'un ange de
lumière. Dans sa main délicate, mais
noircie par la foudre, il tenoit le sceptre
d'airain, qui fait trembler le monstre Ou-
ranbad, les A frites, et toutes les puis-
sances de l'abîme.
( 190 )
A cette vue, le Calife perdit toute con-
tenance, et se prosterna la face contre
terre. Nouronihar, quoiqu'éperdue, ne
pouvoit s'empêcher d'admirer la forme
d'Eblis, car elle s'étoit attendu à voir
quelque géant effroyable. Eblis, d'une
voix plus douce qu'on auroit pu la sup-
poser, mais qui portoit la noire mélan-
colie dans l'ame, leur dit : créatures d'ar-
gile, je vous reçois dans mon empire ;
vous êtes du nombre de mes adorateurs ;
jouissez de tout ce que ce palais offre à
votre vue, des trésors des Sultans préada-
mites, de leurs sabres foudroyans, et des
talismans qui forceront les Dires à vous
ouvrir les souterreins de la montagne
de Caf, qui communiquent à ceux-ci.
Là, vous trouverez de quoi contenter
votre curiosité insatiable. Il ne tiendra
qu'à vous de pénétrer dans la forteresse
d'Aherman, et dans les salles d'Argenk
où sont peintes toutes les créatures rai-
sonnables, et les animaux qui ont habité
la terre, avant la création de cet être
( 191 )
méprisable que vous appeliez le père de»
hommes.
Vathek et Nouronihar se sentirent con-
solés et rassurés par cette harangue. Ils
dirent avec vivacité au Giaour; condui-
sez-nous bien vite au lieu où sont ces
talismans précieux. Venez, répondit ce
jnéchant Dive, avec sa grimace perfide,
venez, vous posséderez tout ce que notre
maître vous promet, et bien davantage.
Alors il leur rit enfiler une longue allée,
qui communiquoit au tabernacle; il mar-
choit le premier a grands pas, et ses mal-
heureux disciples le suivoient avec joie.
Ils arrivèrent à une salle spacieuse, cou-
verte d'un dôme fort élevé, et autour de
laquelle on voyoit cinquante portes de
bronze, fermées avec des cadenats dacier.
Il régnoit en ce lieu une obscurité funè-
bre, et sur des lits d'un cèdre incorrup-
tible, étoient étendus les corps décharnés
des fameux Rois préadamites, jadis Mo
uarques universels sur la terre. Ils avoi-
ent encore assez de vie pour connoître
( 192 )
leur déplorable état; leurs yeux conser-
voient un triste mouvement ; ils s'entre-
regardoient languissamment les uns les au-
tres, et tenoient tous la main droite sur
leur cœur. A leurs pieds on voyoit des
inscriptions qui retraçoient les évènemens
de leur règne, leur puissance, leur orgueil
et leurs crimes. Soliman Raad, Soliman
Daki, et Soliman dit Gian Ben Gian, qui,
après avoir enchaîné les Dives dans les
ténébreuses cavernes de Caf, devinrent si
présomptueux, qu'ils doutèrent de la puis-
sance suprême, tenoient la un rang distin-
gué; mais non pas comparable à celui du
prophète Suleïman Ben Daoud.
Ce Roi si renommé par sa sagesse, étoit
sur la plus haute estrade, et immédiate-
ment sous le dôme. Il paroissoit avoir
plus de vie que les autres; et quoiqu'il
poussât de tems en tems de profonds sou-
pirs, et tînt la main droite sur le cœur
comme ses compagnons, son visage étoit
plus serein ; et il sembloit être attentif au
bruit d'une cataracte d'eau noire, qu'on
( 193 )
entrevoyoit à travers l'une des portes qui
étoit grillée. Nul autre bruit n'interrom-
poit le silence de ces lieux lugubres. Une
rangée de vases d airain, entouroit l'es-
trade. Ote les couvercles de ces dépôts
cabalistiques, dit le Giaour à Vathek ;
prends les talismans qui briseront toutes
ces portes de bronze, et te rendront le
maître des trésors quelles renferment et
des Esprits qui en ont la garde.
Le Calife, que cet appareil sinistre
avoit entièrement déconcerté, s'approcha
des vases en chancelant, et pensa expirer
de terreur, quand il entendit les gémisse-
mens de Suleïman, que dans son trouble
il avoit pris pour un cadavre. Alors,
une voix sortant de la bouche livide du
prophète, articula ces mots : Pendant ma
vie, j'occupai un trône magnifique. A
ma droite étoient douze mille sièges d'or,
où les patriarches et les prophètes écou-
toient ma doctrine ; à ma gauche, les
sages et les docteurs, sur autant de trônes
d'argent, assistoient à mes jugemens,
o
( 194 )
Tandis que je rendois ainsi justice à des
multitudes innombrables, les oiseaux vol-
tigeant sans cesse sur ma tête, me ser-
voient de dais contre les ardeurs du so-
leil. Mon peuple rleurissoit ; mes palais
s'élevoient jusqu'aux nues : je bâtis un
temple au Très-Haut, qui fut la merveille
de l'univers ; mais je me laissai lâchement
entraîner par l'amour des femmes, et par
une curiosité qui ne se bornoit pas aux
choses sublunaires. J'écoutai les conseils
d'Aherman, et de la fille de Pharaon ;
j'adorai le feu et les astres; et quittant la
ville sacrée, je commandai aux Génies
de construire les superbes palais d'Istak-
har et la terrasse des phares, dont cha-
cun êtoit dédié à une étoile. Là, pen-
dant un tems, je jouis en plein de la
splendeur du trône et des voluptés : non-
seulement les hommes, mais encore les
Génies m'étoient soumis. Je commençois
à croire, ainsi que l'ont fait ces malheureux
Monarques qui m'entourent, que la ven-
geance céleste étoit assoupie, lorsque la
( 195 )
foudre brisa mes édifices et me précipita
dans ce lieu. Je n'y suis cependant pas,
comme tous ceux qui l'habitent, entière-
ment dépourvu d'espérance. Un ange de
lumière m'a fait savoir, qu'en considération
de la piété de mes jeunes ans, mes tour-
mens finiront lorsque cette cataracte (je
compte les goûtes) cessera de couler :
mais hélas! quand arrivera ce tems si dé-
siré? Je souffre, je souffre, un feu impi-
toyable dévore mon cœur.
En disant ces mots, Suleïman éleva ses
deux mains vers le ciel en signe de sup-
plication, et le Calife vit que son sein étoit
d'un crystal transparent, au travers duquel
on découvroit son cœur brûlant dans les
flammes. A cette terrible vue, Nouronihar
tomba comme pétrifiée dans les bras de
Yathek: ôGiaour! s'écria ce malheureux
prince, dans quel lieu nous as-tu conduits ?
Laisse-nous en sortir; je te tiens quitte de
toutes tes promesses. O Mahomet! n'y
a-t-il plus de miséricorde pour nous? Non,
il n'y en a plus, répondit le malfaisant
o2
( 196 )
Dive ; sache que c'est ici le séjour du dé-
sespoir et de la vengeance; ton cœur sera
embrasé comme celui de tous les adora-
teurs d' Eblis; peu de jours te sont donnés
avant ce terme fatal, employe-les comme
tu voudras ; couche sur des monceaux
d'or, commande aux puissances infer-
nales ; parcours tous ces immenses sou-
terreins à ton gré, aucune porte ne te sera
fermée; quant à moi j'ai rempli ma mis-
sion, et je te laisse à toi-même. En disant
ces mots, il disparut.
Le Calife et Nouronihar restèrent dans
un accablement mortel ; leurs larmes ne
pouvoient couler ; à peine pouvoient-ils se
soutenir; enfin, ils se prirent tristement
par la main, et sortirent en chancelant de
cette salle funeste, sans savoir où ils al-
loient. Toutes les portes s'ouvroient à
leur approche, les Dives se prosternoient
devant leurs pas, des magasins de richesses
se déployoient à leurs yeux; mais ils iva-
voient plus ni curiosité, ni orgueil, ni ava-
rice. Avec Ja même, indifférence, ils en-
( 197 )
tendoient les chœurs desGinns, et voy oient
les superbes repas qui étoient étalés de
toutes parts. Ils alloient errant de
chambre en chambre, de salle en salle,
dallée en allée, tous autant de lieux
sans bornes et sans limites, tous éclairés
par une sombre lueur, tous parés avec la
même triste magnificence, tous parcourus
par des gens qui cher choient le repos et
le soulagement; mais qui le cherchoient
en vain, puisqu'ils portoient par-tout un
cœur tourmenté dans les flammes. Evités
de tous ces malheureux qui, par leurs re-
gards, sembloient se dire les uns aux au
très, c'est toi qui mas séduit, c'est toi qui
m'as corrompu, ils se tenoient à l'écart,
et attendoient dans une angoisse effroyable
le moment qui devoit les rendre sembla-
bles à ces objets de terreur.
Quoi ! disoit Nonronihar, le tems vieil-
dra-t-il que je retirerai ma main de la
tienne? Ah! disoit Yathek, mes yeux
cesseront-ils jamais de puiser à longs traits
la volupté dans les tiens? Les doux mo-
( 198 )
mens que nous avons passés ensemble me
seront-ils en horreur? Non, ce n'est pas
toi qui mas mené dans ce lieu détestable,
ce sont les principes impies par lesquels
Carathis a perverti ma jeunesse, qui ont
causé ma perte et la tienne : ah ! que du
moins elle souffre avec nous ! En disant
ces douloureuses paroles, il appella un
Afrite qui attisoit un brasier, et lui or-
donna d'enlever la princesse Carathis du
palais de Samarah, et de la lui amener.
Après avoir donné cet ordre, le Calife
et Nouronihar continuèrent de marcher
dans la foule silencieuse, jusqu'au mo-
ment où ils entendirent parler au bout
d'une galerie. Présumant que c'étaient
des malheureux qui, comme eux, n'avoient
pas encore reçu leur arrêt final, ils se
dirigèrent d'après le son des voix, et
trouvèrent qu'elles partoient d'une petite
chambre quarrée, où sur des sofas
étoient assis quatre jeunes hommes de
bonne mine et une belle femme, qui s'en-
tretenoient tristement à la lueur d'une
( 199 )
lampe. Ils avoient tous lair morne et
abattu, et deux dentr eux s'embrassoient
avec beaucoup d'attendrissement. En
voyant entrer le Calife et la fille de Fak-
reddin, ils se levèrent civilement, les sa-
luèrent et leur firent place. Ensuite, ce-
lui qui paroissoit le plus distingué de la
compagnie, s adressant au Calife, lui dit:
Etranger, qui sans doute êtes dans la
même horrible attente que nous, puisque
vous ne portez pas encore la main droite
sur votre cœur ; si vous venez passer avec
nous les affreux momens qui doivent s'é-
couler jusqu'à notre commun châtiment,
daignez nous raconter les aventures qui
vous on conduit en ce lieu fatal, et nous
tous apprendrons les nôtres, qui ne méri-
tent que trop d'être entendues. Se retracer
ses crimes, quoiqu'il ne soit plus tems de
s'en repentir, est la seule occupation qui
convienne à des malheureux tels que nous.
Le Calife et Nouronihar consentirent
à cette proposition, et Vathek prenant la
parole, leur fit, non sans gémir, un siu-
( 200 )
cère récit de tout ce qui lui étoit arrive.
Lorsqu'il eut fini sa pénible narration,
le jeune homme qui lui avoit parlé, com-
mença la sienne de la manière suivante.
Histoire des deux Princes amis, Alasi
et Firouz, enfermés dans le palais du feu
souterrein.
Histoire du Prince Barkiarokh enfermé
dans le palais du feu souterrein.
Histoire du Prince Kalilah et de la
Princesse Zulkais, enfermés dans le palais
du feu souterrein.
Le troisème Prince en étoit au milieu
de son récit, quand il fut interrompu par
un bruit qui fit trembler et entrouvrir la
voûte. Bientôt après, une vapeur se dis-
sipant peu-à-peu, laissa voir Carathis sur
le dos de l'Afrite, qui se plaignoit horri-
blement de son fardeau. Elle sauta à
terre, et s'approchant de son fils, lui dit ;
que fais-tu ici dans cette petite chambre?
Voyant que les Dives t'obéissent, j'ai
cru que tu étois placé sur le trône des
Rois préadamites.
( 201 )
Femme exécrable, répondit le Calife,
que maudit soit le jour où tu m'as mis
au monde! Va, suis cet Afrite, qu'il te
mène dans la salle du prophète Suleïman;
la, tu apprendras à quoi est destiné ce
palais qui t'a paru si désirable, et combien
je dois abhorrer les connoissances impies
que tu m'as données! La puissance où
tu es parvenu, t'a-t-elle troublé la tête,
répliqua Carathis? Je ne demande pas
mieux que de rendre mes hommages à
Suleïman le prophète. Il faut pourtant
que tu saches que l' Afrite mayant dit
que ni toi ni moi ne retournerions à Sa-
in arah, je l'ai prié de me laisser mettre
ordre à mes affaires, et qu'il a eu la po-
litesse d'y consentir. Je n ai pas manqué
de mettre à profit ces instans ; j'ai mis
le feu à notre tour où j'ai brûlé tout
vifs les muets, les négresses, les tor-
pèdes et les serpens, qui pourtant m'a-
voient rendu beaucoup de services, et j'en
aurais fait autant au grand visir, s il ne
m'avait pas abandonnée pour Motavekel.
( 202 )
Quant à Bababalouk, qui a voit eu la sottise
de retourner à Samarah, et tout bonne-
ment d'y trouver des maris pour tes fem-
mes, je l'aurois mis à la torture, si j'en
avois eu le tems ; mais comme jétois
pressée, je l'ai seulement fait prendre,
après lui avoir tendu un piège pour l'atti-
rer auprès de moi, aussi bien que les
femmes; je les ai fait enterrer toutes vi-
vantes par mes négresses, qui ont ainsi
employé leurs derniers momens à leur
grande satisfaction. Pour Dilara, qui
m'a toujours plu, elle a montré son esprit
en se mettant ici-près au service d'un
Mage, et je pense qu'elle sera bientôt des
nôtres. Vathek étoit trop consterné pour
exprimer l'indignation que lui causoit un
tel discours ; il ordonna à l'Afrite d'é-
loigner Carathis de sa présence, et resta
dans une morne rêverie que ses compag-
nons n'osèrent troubler.
Cependant Carathis pénétra brusque-
ment jusqu'au dôme de Suleïman, et sans
faire la moindre attention aux soupirs du
( 203 )
Prophète, elle 6ta au dacieu sèment les
couvercles des vases, et s'empara des ta-
lismans. Alors, élevant une voix telle
qu'on n'en avoit jamais entendue dans ce
funeste Empire, elle força les Dives à lui
montrer les trésors les plus cachés, les
antres les plus mystérieux, que l'Afrite
lui-même n avoit jamais vus. Elle passa
par des descentes rapides qui n'étoient
connues que d'Eblis et des plus puissans
de ses favoris, et pénétra au moyen de ces
talismans jusqu'aux entrailles de la terre
d où souffle le Sansar, vent glacé de la mort:
rien neffrayoit son cœur indomptable.
Elle trouvoit cependant chez tout ce monde
qui portoit la main droite sur le cœur, une
petite singularité qui ne lui plaisoit pas.
Comme elle sortoit d'un des abîmes,
Eblis se présenta à ses regards. Mais
malgré tout l'imposant de sa majesté, elle
ne perdit pas contenance, et lui fit même
son compliment avec beaucoup de pré-
sence d'esprit : ce superbe Monarque lui
répondit ; Princesse, dont les connois-
sances et les crimes méritent un siège
( 204 )
élevé dans mon empire, vous faites bien
d'employer le loisir qui vous reste ; car les
flammes et les tourmens qui s'empareront
bientôt de votre cœur, vous donneront assez
d'occupation. En disant ces mots, il dis-
parut dans les draperies de son tabernacle.
Carathis resta un peu interdite ; mais
résolue d'aller jusqu'au bout, et de suivre
le conseil d'Eblis, elle rassembla tous les
chœurs des Ginns, et tous les Dives pour
en recevoir les hommages. Elle mar-
choit ainsi en triomphe, à travers une
vapeur de parfums, et aux acclamations
de tous les Esprits malins dont la plupart
étoient de sa connoissance. Elle alloit
même détrôner un des Solimans pour
prendre sa place, quand une voix sortant
de l'abîme de la mort, cria : tout est ac-
compli ! Aussi-tôt le front orgueilleux de
l'intrépide Princesse se couvrit des rides de
l'agonie; elle jetta un cri douloureux, et
son cœur devint un brasier ardent : elle y
porta la main pourvue l'en retirer jamais.
Dans cet état de délire, oubliant ses
vues ambitieuses et sa soif des sciences
( 205 )
qui doivent être cachées aux mortels,
elle renversa les offrandes que les Ginns
avoient déposées à ses pieds ; et maudissant
l'heure de sa naissance et le sein qui l'avoit
portée, elle se mit à courir pour ne plus
s'arrêter, ni goûter un moment de repos.
A peu près dans ce même tems, la
même voix avoit annoncé au Calife, à
Nouronihar, aux quatre Princes et à la
Princesse, le décret irrévocable. Leurs
cœurs venoient de s'embraser ; et ce fut
alors qu'ils perdirent le plus précieux des
dons du ciel, YesjKrance/ Ces Malheu-
reux s'étoient séparés en se jettant des
regards furieux. Vathek ne voyoit plus
dans ceux de Nouronihar que rage et que
vengeance; elle ne voyoit plus dans les
siens qu'aversion et désespoir. Les deux
Princes amis, qui, jusqu'à ce moment,
s'étoient tenus tendrement embrassés, s'é-
loignèrent l'un de l'autre en frémissant.
Kalilah et sa sœur se firent mutuellement
un geste d'imprécation. Tous, par des con-
torsions effroyables et des cris étouffés,
témoignèrent Phorreur qu'ils avoient d'eux-
( 206 )
mêmes: tous se plongèrent dans la foule
maudite pour y errer dans une éternité
de peines.
Tel fut, et tel doit être le châtiment çles
passions effrénées, et des actions atroces ;
telle sera la punition de la curiosité aveugle,
qui veut pénétrer au-delà des bornes que
le Créateur a mises aux connoissances hu-
maines; de l'ambition, qui, voulant ac-
quérir des sciences réservées à de plus
pures intelligences, n'acquiert qu'un or-
gueil insensé, et ne voit pas que l'état
de l'homme est d'être humble et ignorant.
Ainsi le Calife Vathek, qui, pour par-
venir à une pompe vaine, et à une puis-
sance défendue, s'étoit noirci de mille
crimes, se vit en proie à des remords, et à
une douleur sans fin et sans borne; ainsi
l'humble, le méprisé Gulchenrouz, passa
des siècles dans la douce tranquillité et le
bonheur de l'enfance.
FIN,
NOTES
Page 1
{yALIFE. — Chez les Mahometans, ce titre com-
prend à la fois les caractères réunis de prophète, de
prêtre et de roi ; on l'emploie pour signifier le Vi-
caire de Dieu sur la terre. Etat de V Empire Ot-
toman, par Habesci, pag. 9. D'Herbelot, page 985.
Expiroit à l'instant. — L'auteur du Nighiaristan
nous a conservé ce qui vient à l'appui de ce récit ;
et il n'y a aucune histoire de Vathek, dans laquelle il ne
soit fait mention de son œil teirible.
Page 2.
Omar Ben Abdalaxiz. — Calife distingué de tous
les autres par sa tempérance, et son abnégation de
lui-même; au point que l'on croit qu'il a été reçu
( 208 )
dans le sein de Mahomet, en récompense de son
abstinence exemplaire dans un siècle de corruption.
D'Herbelot, p. 690.
Page 2.
Samarah. — Ville de l'Iraque Babylonien, que l'on
suppose avoir été située sur le lieu où Nembrod
éleva sa tour. Khondemir raconte dans la vie de
Motassem, que ce prince quitta Bagdad, pour ter-
miner les disputes qui s'élevoient continuellement
entre les habitans de cette ville et ses esclaves Turcs ;
et qu'il choisit une situation dans la plaine de Catoul,
où il bâtit Samarah. On assure qu'il a voit dans les
écuries de cette ville cent trente mille chevaux pies,
dont chacun transporta par son ordre un sac de terre
sur la place qu'il avoir choisie : de cet amas énorme,
il se forma une élévation qui dominoit sur toute l'é-
tendue de Samarah, et qui servit de base à son mag-
nifique palais. D'Herbelot9p, 752. 808. 985. Anec-
dotes Arabes y p. 413.
Page 3.
Mani. — Cet artiste, vivoit sous le règne de Scha-
bur ou Sapor, fils d'Ardschir Babegan ; il étoit
peintre et sculpteur de profession, et il fut fondateur
de la secte des Manichéens. D'Herbelot, p. 548.
( 209 )
Page 23.
Giaour. — Infidèle.
Page 57.
Vases de Fagfouri. — Les Orientaux donnent le
nom de Fagfouri à la porcelaine de la Chine, dont
Tubage est ancien chez eux. Ils appellent l'Em-
pereur de la Chine, le Fagfour.
Page 58.
Istakhar. — Cette cité étoit, sous les Rois des trois
premières races, l'ancienne Persépolis, la capitale de
la Perse. L'auteur du Lebtarikh dit que Kischtab
établît son séjour dans cette ville; qu'il y érigea
plusieurs temples consacrés a l'élément du feu ; et
qu'il fit creuser pour lui-même et ses successeurs,
des sépulcres dans les rochers de la montagne qui
communiquoient a la cité. Les ruines qui restent en-
core des colonnes et des figures mutilées par Alex-
andre et par le tems, prouvent évidemment que ces
anciens potentats avoient choisi cet endroit pour leur
sépulture. D'Herbelot, p. 327.
Gian Ben Gian. — Par ce nom l'on distinguoit le
Monarque de cette espèce d'êtres appelles par les
Arabes, Gian ou Ginn, qui signifie Génie, et par
P
( 210 )
les Tarikhs Thabari, Feez ou Fées. Gian Ben Gian
étoit fameux par ses expéditions guerrières et par ses
édifices prodigieux; suivant les écrivains Orientaux,
les pyramides d'Egypte étoient au nombre des monu-
mens de sa puissance. D'Herbelot, p. 396. Bailly,
sur F Atlantide, p. 147.
Page 58.
Sultans prcadamit es. — Ces Monarques, qui étoient
au nombre de soixante-douze, avoient chacun le
gouvernement d'une espèce distincte d'êtres raison-
nables, antérieurs à l'existence d'Adam. D'Herbelot,
p. 820.
Page 60.
Roonabad. — Le ruisseau de ce nom coule près
de la cité de Schiraz. Ses eaux sont extraordinaire-
ment claires et limpides, et ses bords couverts de la
plus belle verdure.
Page 62.
Pots remplis de scorpions. — C'étoit un goût de
famille. Motavekel, frère de Vathek, régaloit ses
convives de la même manière, et s'amusoit aussi quel-
quefois à les guérir avec une thériaque admirable.
D'IIerbelot^p. 641.
( 211 )
Page 63.
Moullaks. — Titre de ceux qui, chez les Maho-
métans, étoient élevés dans la science des loix : de
leur classe on tiroit les Juges des villes et des pro-
vinces.
Page 64.
Bababalouh, hors de lui. — L'énormité de la
profanation de Vathek ne peut être sentie que par un
Musulman orthodoxe, ou par quelqu'un qui se rap-
pelle l'ablution et la prière iudispensablement requi-
ses en pareil cas. Disc. prtl. de Sale, p. 139*
Alcoran, chap. iv. Etat de V Empire Ottoman, par
Habesci, p. 93.
Page GG.
Vin de Schiraz. — Schiraz étoit fameuse dans
l'Orient pour les vins de différentes sortes qu'elle
produisoit, mais particulièrement pour son vin rouge,
qui étoit même plus estimé que le vin blanc de
Kirmith.
Page 80.
Des fours d'argent. — Les fours portatifs étoient
une partie des meubles des voyageurs Orientaux,
r 2
( 212 )
S. Jérôme (Compl. 8. 10.) les a décrits en détail.
Ceux des Califes étoient de la même espèce, excepté
qu'ils étoient d'argent au lieu de cuivre.
Page 82.
La Simorgue. — C'est cet oiseau chimérique de
l'Orient dont on dit tant de merveilles. Il avoit non-
seulement le don de la raison, mais encore la con-
noissance de toutes les langues ; d'où l'on peut con-
clure que c'étoit un génie sous une forme empruntée.
Cette créature rapporte d'elle-même qu'elle avoit vu
douze fois commencer et finir la grande révolution de
sept mille ans, et que dans sa durée, le monde avoit
été sept fois dépeuplé, et sept fois repeuplé d'habi-
tans. Elle est représentée comme la grande amie
de la race d'Adam et l'ennemie la plus décidée des
Dives. Taliamurath et Aherman apprirent par ses
prédictions tout ce qui devoit leur arriver, et ils ob-
tinrent qu'elle les seconderoit dans toutes leurs entre-
prises. Taliamurath, armé du bouclier de Gian Ben
Gian, fut porté dans l'air par la Simorgue, au dessus
du noir désert jusqu'à la montagne de Caf ; le panache
de son casque étoit de plumes tirées du sein de cet
oiseau. La Simorgue étoit invulnérable dans les
combats, et les héros qu'elle favorisoit, ne manquoient
jamais de réussir. Quoiqu'elle fût assez puissante
( 213 )
pour exterminer ses ennemis, cependant on supposoit
qu'il lui etoit interdit d'exercer ce fatal pouvoir. Pour
prouver combien la Providence est universelle dans
le soin qu'elle prend des êtres créés, Sadi prétend
que la Simorgue, maigre sa masse immense, n'est
pas embarrassée de trouver sa nourriture sur la mon-
tagne de Caf.
Page 83.
A frites. — C'étoit une espèce de Méduse ou La-
mie, le plus terrible et le plus cruel de tous les or-
dres des Dives.
Page 89.
Le Bismillah. — Ce mot qui est à la tête de tous les
chapitres de PAlcoran, excepté le dix-neuvième, sig-
nifie " Au nom du Dieu très-misericordieux."
Page 91.
Tecthravan. — Cette espèce de trône ambulant,
quoique plus commun à présent que dans le tems de
Vathek, est encore réservé aux personnes du premier
rang.
Page 104.
Des petits plats d'abomination. — Le Koran a
établi diverses distinctions, relativement a différentes
( 214 )
sortes de nourritures ; et beaucoup de Mahometans
sont assez scrupuleux pour ne pas toucher à la viande
de certains animaux, sur lesquels on a oublié de pro-
noncer, à l'instant de leur mort, le mot de Bismillah.
Cérém, Relig. vol. vii.p. 110.
Page 105.
Périses. — Le mot Péri, dans le langage Persan,
signifie cette belle race de créatures qui tient le milieu
entre les anges et les hommes. Les Arabes lui don-
nent le nom de Ginn ou Génie ; et nous, d'après les
Persans, peut-être, nous les appelions, Fées.
Page 109.
Meignoun et Leilah. — Ces personnages sont con-
sidérés par les Arabes comme les amans les plus
beaux et les plus fidèles. Leurs amours ont été
célébrées avec tous les charmes de la poésie dans
les différentes langues de l'Orient.
Page 111.
Shaddakian et Ambreabad. — Deux villes des
Péries dans la région imaginaire du Ginnistan. La
première signifie plaisir et désir, l'autre la cité de
Cambre gris. Voyez Hichardson, Dissert. p. 169.
( 215 )
Page 118.
Sombres Goules. — G oui ou Ghul en Arabe, sig- ^.
nifie un objet épouvantable qui ôte l'usage des sens.
De-là dérive le nom de ces espèces de monstres qui
passent pour habiter les forêts, les cimetières et les
autres places désertes. On raconte que non-seule-
ment ils déchirent les vivans, mais encore déterrent les
morts pour les dévorer. Richardson, dissert.
p. 174 274. Voyez aussi l'histoire d'Aminé dans
les Mille et une Nuits.
Page 120.
Plumes de héron toutes étincelantes d'escarboudes.
Les panaches de cette sorte font partie des attributs
de la royauté Orientale.
Page 121.
Uescarboucle de Giamchid. — Ce puissant Poten-
tat étoit le quatrième souverain de la Dynastie des
Pischadians, et frère ou neveu de Tahamurath. Son
vrai nom étoit Giam ou Gem et Shilo, lequel, dans
l'ancien langage Persan, signifie le soleil, allusion faite
à la majesté de sa personne, ou à la splendeur de ses
actions.
Page 132.
Les cris de Leillah-Illeilah. — Ces exclamations
qui signifient, " 11 n'y a point d'autre Dieu que Dieu,"
( 216 )
étoient ordinairement prononcées avec une violente
émotion.
Page 136.
Monkir et Nekir. — Deux Anges noirs, dont la
fonction est d'examiner tous les objets concernant la
foi. Quiconque ne leur rend pas un compte satisfai-
sant est certain d'être assommé avec des massues de
fer rouge, et d'être tourmenté au-delà de toute expres-
sion. Cérém. Relig. zol. V. p. 101, vol. VIL p. 59-
68. 118.
Le pont fatal. — Ce pont, nommé Al Siral en l
Arabe, est supposé s'étendre sur le gouffre infernal.
On le représente aussi mince que le fil d'une toile
d'araignée et aussi étroit que le tranchant de la lame
d'un sabre.
Page 167.
Eblis — D'Herbelot prétend que ce mot est une
corruption du grec diabolos. C'est une qualifica-
tion conférée par les Arabes au premier des Anges
apostats. Il est représenté comme exilé dans les ré-
gions infernales, pour avoir refusé a Adam l'hommage
que dieu lui même avoit ordonné de lui rendre.
Page 181.
Balkis. — Nom de la reine de Saba, venue du Midi
( 217 )
pour admirer la sagesse et la gloire de Salomon.
Le Koran représente cette reine, comme une adora-
tice du feu. Salomon a la réputation de l'avoir non-
seulement traitée avec magnificence, mais encore de
l'avoir honorée de son troue et de son lit. Alcoran,
chap. xxvii, et les notes de Sale. D'Herbefot,
p. 182.
Page 189.
Ouranbad. — Ce monstre est représenté sous la
figure d'une hydre ailée, très-féroce, et tient de la
classe des Rakshes, qui font leur nourriture ordinaire
de serpens et de dragons ; du Soham, qui a la tète d'un
cheval, avec quatre yeux, et le corps d'un dragon
couleur de feu ; du Syl, espèce de basilic, avec une
face humaine si effroyable, qu'aucun mortel ne peut
supporter son aspect; et ainsi des autres. Voyez les
titres respectifs dans le Dictionnaire Persan, Arabe
et Anglois de Richardson.
Page 190.
La forteresse $ Aherman. — Dans la mythologie
Orientale, Aherman est réputé le démon de la dis-
corde. Les anciens romans de la Perse abondent en
descriptions de cette forteresse, dans laquelle les dé-
mons subalternes s'assemblent pour recevoir les loix
de leurs princes ; et c'est de-là qu'ils partent pour
( 218 )
aller exercer leur malice sur toute la terre. D' Herbe-
lot, p. 71.
Page 190.
Les salles d'Argenk. — Les salles de ce puissant
Dive qui régnoit dans les montagnes de Caf, conte-
noient les statues des soixante-douze Solimans, et les
portraits des différentes créatures qui leur étoient at-
tachées. Aucune d'entr'elles n'avoit rien qui ressem-
blât a la figure humaine.
FIN DES NOTES
De l'Imprimerie de J. F. DO\ E,
St. «Jolm's Square.
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