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VAUVEN ARGUES
TAC-SIMILÉ D'UNE LETTRE AUTOGRAPHE
DE VAUVENAROUES A VOLTAIRE
(2^ Mai 1746)
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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
VAUVENARGUES
PAR
MAURICE PALÉOLOGUE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'''
79, RODLEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1890
DroUs de Induclion el de ri-prociuolicn réservé».
VAUYENARGUES
CHAPITRE I
ANNÉES DE JEVNESSE. VIE MILITAIRE.
VAUVENARGUES ET LE MARQUIS DE MIRABEAU.
Luc de ^ auvenargues naquit à Aix, en Provence,
le G août 1715. Sa famille était de petite noblesse,
quoique de souche ancienne ; elle remontait au
xiv^ siècle. Son père, Joseph de Clapiers, n'était
que seigneur de Yauvenargues lorsque le marquisat
lui fut conféré par lettres patentes du roi en 1722 ' ;
mais l'excellence des services qui provoquèrent
cette grâce royale suppléait à l'ancienneté du titre :
premier consul d'Aix, il avait été le seul des ma-
gistrats à ne pas déserter son poste pendant la
peste qui dévasta la ville en 1720, et il s'y était
montré admirable de courage et de dévouement.
1. Ses armes étaient : fascc d'azur et ■ d'argent, de six
pièces, au chef d'or.
6 VAUVENARGUES.
Nous possédons si peu de renseignements sur
la jeunesse de Yauvenargues que ces circonstances
sont précieuses à connaître. Elles nous apprennent
dans quelle atmosphère morale se forma le futur
auteur des Réflexions et Ma.rlmes et dans quelles
fortes traditions il fut élevé dès l'enfance. Sans
exagérer l'importance des influences d'hérédité et
de milieu, il est permis de croire que si Joseph de
Clapiers, au lieu d'acconqjlir héroïquement son
devoir, avait été homme à fuir l'épidémie qui déso-
lait sa ville — comme (it, ])ar exemple, Montaigne
étant maire de Bordeaux, — l'âme de son fils eût
compté un degré de chaleur de moins.
11 est regrettable que Yauvenargues n'ait pas
rencontré des conditions aussi favorables à la cul-
ture de son esprit qu'à l'éducation de son cœur.
Elevé quelque temps d'abord au collège d'Aix,
interrompu dans ses études par la faiblesse de
sa santé, il se forma presque seul et comme au
hasard. 11 n'acquit ({ue bien peu de ces connais-
sances générales qui font, pour ainsi dire, la base
intellectuelle de toute une vie, et il ne sut jamais
ni le latin ni le grec.
Vers l'âge de seize ans, à cet âge où, comme dit
Charron, « l'âme, toute neuve et blanche, tendre
et molle, reçoit fort aisément les impressions et
puis ne les |)erd plus », il rencontra dans ses lec-
tures une traduction des Vies de Plutarepie, cl il en
ANNEES DE JEUNESSE. 7
fut transporté. L'antiquité se fit ainsi connaître à
lui sous son aspect héroïque. Les vives couleurs
et le charme pittoresque de l'historien des Hommes
illustres captivaient son imagination; la généreuse
ardeur qui se dégage de ces grandes biographies
se communiquait à son cœur. Un idéal de vie noble
se révélait à lui; il s'éprenait de cette société
antique, si fortifiante pour les énergies indivi-
duelles, si favorable au déploiement' de toutes les
facultés de l'homme. Une lettre qu'il adressait dix
ans plus tard à un ami nous a conservé le sou-
venir de la profonde impression que produisaient
sur sa jeune âme les belles pages de Plutarque :
« J'en étais fou, écrivait-il; le génie et la vertu ne
sont nulle part mieux peints; l'on y peut prendre
une teinture de l'histoire de la Grèce, et même de
celle de Rome. L'on ne mesure bien, d'ailleurs, la
force et l'étendue de l'esprit et du cœur humains
que dans ces siècles fortunés; la liberté découvre,
jusque dans l'excès du crime, la vraie grandeur
de notre âme; là, la force de la nature brille au sein
de la corruption; là, })arait la vertu sans bornes,
les plaisirs sans infamie, l'esprit sans affectation, la
hauteur sans vanité, les vices sans bassesse et sans
déguisement. Pour moi, je pleurais de joie lorsque
je lisais ces JVt's; je ne passais point de nuit sans
|)arler à Alcibiade, Agésilas et autres; j'allais dans
la place do Rome, pour haranguer avec les Grac-
8 VAUVENARGUES.
ques, et pour défendre Caton, quand on lui jetait
des pierres. Vous souvenez-vous que, César vou-
lant faire passer une loi trop Ji l'avantage du peuple,
le même Caton voulut l'empêcher de la proposer, et
lui mit la main sur la bouche, pour l'empêcher de
parler? Ces manières d'agir, si conti'aires à nos
mœurs, faisaient grande impression sur moi *. »
Sur ces entrefaites, un Sénèque et les lettres de
Brutus à Cicéron tombèrent entre ses mains; il les
lut et s'en pénétra avec la même émotion : « Ces
lettres sont si remplies de hauteur, d'élévation, de
passion et de courage, qu'il m'était bien impos-
sible de les lire de sang-froid; je mêlais ces trois
lectures, et j'en étais si ému, que je ne contenais
plus ce qu'elles mettaient en moi; j'étouffais, je
quittais mes livres, et je sortais comme un homme
en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d'une
assez longue terrasse, en courant de toute ma
force, jusqu'à ce que la lassitude mît (in à la
convulsiofl. »
Singulier privilège de quelques esjjrits, qui ne
sont pas toujours parmi les plus grands : leur
œuvre, abstraction faite de sa valeur originale et
de sa beauté d'expression, semble douée du [)ouvoir
propre de susciter, à travers le temj)s et l'espace,
certains mouvements dans les Ames; elle agit à
1. Lcllre au marquis de Mirabeau, 22 mars 17'jO.
ANNEES UE JEUNESSE. 9
la façon d'un levain mystérieux; elle féconde la
pensée de milliers, peut-être de millions d hommes;
elle fait vibrer au fond des cœurs la libre cachée
qui sans elle n'aurait peut-être jamais tressailli. A
peu près dans le même temps et au même âge que
Vauvenargues, J.-J. Rousseau, sur la foi du même
écrivain, se passionnait pour les héros de l'anti-
quité, se pi'oposait le même idéal et nommait Plu-
tarque « son maître et son consolateur' ». Et voici
qu'après eux toute une génération allait naître qui
puiserait aussi à cette source ancienne et y cher-
cherait ses modèles.
Quand le moment fut venu pour Vauvenargues
de décider de la direction de sa vie, deux carrières,
les seules qui fussent alors permises à un homme
de son âge et de sa condition, s'ouvraient devant
lui : l'armée et l'Eglise. Rien ne l'inclinait à la vie
religieuse, tandis que tous ses goûts le poussaient
déjà vers l'action. Il choisit la carrière des armes.
Sa qualité de gentilhomme lui donnant un accès
immédiat au grade d'oflicier, il entra comme sous-
lieutenant dans l'un des premiers corps d'infan-
terie, le plus brillant et le i)lus recherché, le
Régiment du Roi ',
C'est un grand dommage qu'il ne nous reste
1. Ainsi noiniiié parce que le roi s'en était réservé le
eonimaiidcment supérieur et la propriété ; le service y
était fait en son nom par un colonel-lieutenant.
10 VAUVENARGUES.
aucun portrait de Yauvenargues et que nous ne
puissions nous le représenter, à cette heure de
sa jeunesse, dans sa grâce un peu fière et déjà
pensive, sous l'élégant uniforme qu'il venait de
revêtir i. Car notre esprit est ainsi fait que, dans
ses évocations du passé, il est plus exigeant pour
les hommes qui furent mêles à l'action que pour
ceux qui vécurent seulement j)ar la pensée. Si,
pour un Spinoza ou un Ivant, il se contente d'en-
trevoir une vague silhouette inclinée dans la pâle
lumière d'un cabiaet d'étude, il veut, pour les
personnages qui agirent dans la réalité et qui,
selon la belle expression de l'un d'eux, y projetè-
rent leur âme, ressusciter leur image précise et
s'en former une vision distincte avec leur attitude,
leur geste et leur vivante physionomie d'autrefois.
A peine engagé, Yauvenargues partit sous les
ordres du maréchal de Yillars, qui allait conduire
en Lomhardie contre les Iuq)érianx sa dernière
campagne (octobre 1733j. Pour un jeune oflicier,
c'était un heureux début qu'une expédition au delà
des Alpes sous un chef tel que le héros de Denain,
— un beau songe pour une imagination tout im-
jirégnée de Plutarcpie et passionnée de vie antique.
1. Cfl uniforme était de drap g-i'is clair, doublé de bleu
de roi qui ressortait dans le collet, les parements et les
rctroussis, avec les boutonnières do soie d'or et les bran-
debourgs aurore.
VIE MILITAIRE. 11
Les ardents désirs, les « espoirs enchanteurs »,
les brillants projets qui remplissaient l'âme de
Rousseau adolescent, lorsqu'il pénétra pour la pre-
mière fois en Italie, fermentaient dans le cœur de
Vauvenargues, et la pensée de « suivre Annibal à
travers les monts » le ravissait aussi comme « une
gloire au-dessus de son âge ».
Les opérations militaires furent menées par Vil-
lars avec une vigueur que la vieillesse n'avait pu
éteindre. Le Régiment du Roi se signala aux san-
glantes victoires de Parme et de Guastalla 1734) et
se couvrit d'honneur, l'année suivante, au passage
du IMincio. En mai 1730, les hostilités ayant pris
lin, il rentra en France et fut dirigé sur les places
de Bourgogne et de Franche-Comté. Après l'acti-
vité et l'attrait dune campagne victorieuse, Vau-
venargues allait connaître la monotonie de la vie
de garnison.
C'était alors, plus qu'en aucun temps, une exis-
tence bien fastidieuse que celle des garnisons de
province. Par une pratique constamment suivie
sous l'ancienne monarchie, les régiments, aussitôt
la ])aix signée, étaient ramenés à de très faibles
effectifs, et les états-majors se dispersaient. Les of-
ficiers de quelque fortune retournaient à Versailles
ou dans leurs terres, pour ne re})rendre du service
actif qu'à la prochaine guerre; ceux ([ui restaient
au coi'ps, n'ayant même plus sous leurs ordres assez
12 VAUVEXARGUES.
d'hommes pour exécuter des manœuvres d'ensem-
ble, tombaient dans l'oisiveté et l'ennui : de temps
à autre, l'exercice d'un peloton ou d'une compagnie,
les gardes, les honneurs, quelque revue, les en
tiraient pour un jour, et c'était tout. Le soir, on
avait l'auberge, les plaisirs vulgaires et les dis-
tractions galantes.
Comme les autres, Vauvenargues paya tribut à la
condition de son âge; il eut ses folies, ses entraîne-
ments, ses amours prompts et faciles. 11 composa
même, vers cette époque, quelques poésies eroti-
ques, dont il s'excusa par la suite : « Lorsque je les
ai hasardées, écrira-t-il un jour à Voltaire, j'étais
dans un âge où ce qui est le plus licencieux paraît
le plus aimable. Vous pardonnerez ces erreurs d'un
esprit follement amoureux de la liberté, et qui ne
savait pas encore que le plaisir même a ses bornes. »
Cette intempérance juvénile est un trait que je tiens
à marquer; car on s'est })lu trop souvent à le laisser
dans l'ombre : il n'altère pas la physionomie grave
et pure qui se dégagera plus tard, et Ion a ainsi,
pour ces premières années, un Vauvenargues pas
trop candide et plus humain.
Mais déjà, dans cette vie dissipée et oisive, des
goûts moins frivoles et une tournure d'esprit plus
sérieuse commençaient à le distinguer de ses cama-
rades. Dans l'intervalle des plaisirs il savait trouver
des heures de travail et de solitude; il sauvait chaque
VIE MILITAIRE. 13
jour quelques instants pour la lecture et la rêverie,
et dans le temps même qu'il donnait au monde ou
au service, il aimait à se recueillir par le silence.
Cette habitude de la retraite et cette pratique de la
vie intérieure se développèrent rapidement et lui
constituèrent bientôt une originalité marquée.
C'est un fait commun que les personnes qui s'iso-
lent excitent de la déférence chez les individus qui
les entourent; car l'homme tend à placer haut ce
qu'il sent loin de lui; mais le respect qu'elles in-
spirent est presque toujours mêlé d'une secrète anti-
pathie ou de quelque méliance. Le sentiment qu'on
témoignait à Vauvenargues n'était, au contraire,
qu'une affectueuse considération , parce que sa
réserve n'avait rien de hautain, son silence rien de
dédaigneux, parce qu'il restait avec tous simple,
naturel, aimable et cordial. Son langage était même
empreint de familiarité si, par ce mot, on entend
avec lui « un commerce libre et ingénu » où, dans
la plus grande expansion, la grâce et la délicatesse
ne perdent jamais leurs droits.
L'autorité morale, qui, sauf quelques exceptions
rares et supérieures, n'est point le partage de la
jeunesse, lui vint ainsi de très bonne heure. Un
surnom, celui de « Père », que ses camarades lui
donnaient en riant, témoigne de l'estime qu'ils fai-
saient de lui. Et plus tard, cette autorité s'affer-
missant, un de ceux qui l'ont le mieux connu.
l/i VAUVENARGUES.
Marmontel, a pu dire de lui : « Il tenait nos âmes
dans ses mains ».
Pour avoir acquis si tôt une telle influence, il fal-
lait qu'il possédât aussi, à un degré éminent, le don
sympathique de la parole, c'est-à-dire la faculté de
manifester son esprit dans toutes les nuances par
l'accent, par le geste, par le regard, par la grâce de
sa personne. Ce n'est donc pas dans ses écrits,
c'est dans ses entretiens qu'aurait été déposée la
fleur de sa pensée, et elle serait irrémédiablement
perdue. Le sacrifice de la meilleure part de leur
œuvre est la rançon imposée à ceux qui eurent le
charme entraînant ou persuasif de l'expression :
vivants, ils exercent l'action la plus directe et la plus
despotique sur les esprits; tandis qu'ils ])arlent,
ils sont vraiment les maîtres des âmes, et ils ont la
superbe jouissance de sentir qu'ils les dominent.
Mais leur pouvoir disparaît avec eux; car les belles
paroles qui tombèrent de leurs lèvres, on ne les
répétera jamais telles qu'ils les ont dites.
Que se passait-il, pendant ces heures de solitude
et de recueillement, dans cette tête de vingt-deux
ans ? De quelles pensées était faite sa rêverie ? —
D'une belle idée et d'une grande passion.
L'idée, c'était que les choses de l'âme sont seules
dignes d'intérêt, qu'elles ont une valeur de tous les
jours et de tous les instants, qu'elles constituent,
à l'exclusion de toutes les sciences, la seule con-
VIF. MILITAIRE. 15
naissance nécessaire, et que les jouissances qu'elles
procurent à qui les étudie dépassent infiniment tous
les plaisirs du monde. Cette préoccupation morale,
qui n'apparaît généralement que tard chez les esprits
les plus réfléchis et qui est prescjue toujours le fruit
d'une longue expérience, d'un long voyage à tra-
vers la vie pratique ou spéculative, était déjà tout
éveillée chez Yauvenargues. Ce fut là vraiment sa
faculté maîtresse : il l'appliquait à soi-même, à ses
lectures, à ses amitiés, à ses relations de société, à
la carrière qu'il avait choisie; en tout, son regard
allait droit au sens moral des choses avec une
pénétration singulière.
La passion, c'était la gloire. Si l'idée morale
vaut seule l'effort de penser, la gloire vaut seule
la peine de vivre. Ici encore, son âme se révélait
aussi précoce que son esprit; car ce qu'il rêvait,
c'était la gloire envisagée dans sa réalité la plus
haute et non dans ses apparences vaines, dans ses
résultats supérieurs et non dans les effets qui satis-
font les vanités vulgaires. L'amhition qui l'animait
était la plus noble de toutes et la plus élevée, sans
rien de mesquin ni de frivole, fondée sur les in-
stincts les plus généreux de la nature humaine,
désintéressée même, si tant est qu'un pareil senti-
ment ])uisse être jamais pur de toute considération
personnelle. « De souhaiter malgré soi, éci"ivait-il à
un ami, un peu de domination parce qu'on se sent
16 VAUVENARGUES.
né pour elle; de vouloix^ plier les esprits et les
cœurs à son génie; d'aspirer aux honneurs pour
répandre le bien, pour s'attacher le mérite, le talent,
les vertus, pour se les approprier, pour remplir
toutes ses vues, pour charmer son inquiétude, pour
détourner son esprit du sentiment de nos maux,
enfin pour exercer son génie et son talent dans
toutes ces choses; il me semble qu'à cela il peut y
avoir quelque grandeur*. »
Il s'éprit de la gloire comme d'une maîtresse :
elle lui inspirait des pensées tendres et des accents
de poésie, et c'est en amant qu'il parlait d'elle :
« Les feux de l'aurore, écrit-il dans ses Réflexions
et Maximes, ne sont pas si doux que les premiers
regards de la gloire. La gloire embellit les héros »
Elle est notre unique raison de vivre, elle fait tout
le charme et le prix de l'existence, et l'on n'a
point vécu quand on ne l'a pas aimée. A un ami
trop indolent et voluptueux il fait honte de son
indifférence pour la gloire, comme il lui reproche-
rait de vouloir vivre sans connaître l'amour : « Un
homme qui dit : la gloire coûte trop de soins, je
veux vivre en ])aix si je puis, — je le compare à
celui qui ferait le projet de passer sa vie dans un
long et gracieux sommeil. 0 insensé! pourquoi
voulez-vous mourir vivant ? »
1. Lettre au marquis de Mirabeau, 16 janvier 1740.
VIE MILITAIUK. 17
Comme les amantes de chair, cette maîtresse
idéale est parfois inconstante à ses adorateurs;
mais, par une grâce spéciale, ses nfidélités n'ont
pas d'amertume; elle élève si haut les cœurs « qu'on
apprend d'elle-même à se passer d'elle », et quand
elle vous a quitté, c'est assez de l'avoir aimée })our
être consolé. « Je veux, dit-il, que la gloire nous
trompe : les talents qu'elle nous fera cultiver, les
sentiments dont elle remplira notre âme, répare-
ront bien cette erreur. Qu'importe que si peu de
ceux qui coui'ent la même carrière la remiilissent,
s'ils cueillent de si nobles fleurs sur le chemin, si,
jusque dans l'adversité, leur conscience est j)lus
forte et plus assurée que celle des heureux du
vice ! »
Un tel idéal emporte avec soi une seule règle de
vie et ne laisse pas à celui qui l'a. conçu le choix
d'une autre voie pour l'atteindre. Sous quelque
forme que ce soit, l'action s'impose à l'homme qui
s'est proposé la gloire comme but suprême. Il
accepte par avance un ])rograinmo d'impérieux de-
voirs : sa personnalité tout entière sera sans cesse
active; toutes ses facultés seront tendues dans un
continuel effort; il lui faudra, suivant la belle for-
mule de Vauvcnargues, « employer toute son âme
dans une carrière sans bornes ». Et cet emploi sera
déjà pour lui une source de nobles jouissances : à
son idéal de gloire, toujours lointain, toujours fugi-
2
18 VAUVEXARGUES.
tif, Taction se substituera bientôt comme un autre
idéal, plus rapproché, plus facile à étreindre, et il
l'aimera en elle-même, pour les satisfactions immé-
diates qu'elle procure. Par instants, la beauté de
l'effort éclipsera à ses yeux la splendeur du but;
l'intérêt de la lutte lui en fera oublier le prix, —
et « le combat lui plaira sans la victoire ».
Cette nécessité de l'action ne s'api)lique pas seu-
lement à l'ordre des faits et aux rapports avec le
monde extérieur : elle s'étend jusqu'au domaine
de la conscience et elle en régit les manifestations
les plus intimes. L'ambitieux de gloire, quand par
hasai'd il réunit, comme Vauvenargues, les deux na-
tures du moraliste et de l'homme d'action, est con-
traint, sous peine de manquer au premier de ces
rôles, de soumettre à une discipline particulière
l'exercice même de sa pensée : son âme incline-
t-elle parfois à la rêverie poétique et à la méditation
pure, il lui est défendu de s'y attarder. Libre à
Spinoza de s'absorber toute sa vie dans la contem-
plation de l'infini et à Kant de s'abstraire, quarante
années durant, dans l'étude transcendante du monde
moral; pareils à de purs esprits, ils pouvaient de-
meurer étrangers aux passions, aux intérêts, aux
événements de leur époque et poursuivre leurs spé-
culations comme si en dehors d'eux le monde n'eût
pas existé. Mais une telle hauteur métaphysique
n'est pas permise à celui qui ne veut pas se déta-
VIE MILITAIRE. 19
cher de la société humaine : il est tenu de songer
aux conséquences de ses raisonnements et de garder
toujours la vue des choses terrestres. De même
encore , l'épicurisrae intellectuel , la volupté de
comprendre sans croire, le scepticisme délicat, le
délassement de l'esprit dans une inviolable et inac-
cessible retraite lui sont autant de jouissances
interdites : tout enchaînement d'idées devra se
résoudre pour lui en conclusions, toute réflexion
devra le déterminer à des actes.
Voilà sous quelles couleurs cette imagination de
vingt-deux ans entrevoyait l'existence, et de quelles
pensées sérieuses et nobles elle s'inspirait. Ces
idées, Vauvenargues ne les devait à personne :
issues en lui de son propre fonds, écloses sponta-
nément, elles lui étaient venues une à une, pen-
dant ses heures de réflexion, pendant ses minutes
de recueillement, là-bas en Provence, sur la ter-
rasse du château de Vauvenargues; en Italie, durant
la campagne sous Villars; à Dijon, à Besançon, à^^
Verdun, pendant les loisirs de la vie de garnison.
Certes, leurs contours n'étaient j)as déjà aussi arrê-
tés : quelques-unes flottaient encore comme des vi-
sions indécises devant son esprit. Elles ne se grou-
paient ]ias non i)lus aussi méthodi(iuement que je
les ai présentées pour les rendre plus saisissables,
cur elles ne formaient j)as un système construit par
une raison dans sa maturité; mais elles étaient sen-
20 VAUVENARGUES.
lies d'instinct et confusément par un cœur juvénile,
par une âme en sa première fleur. Je ne crois pas
même qu'il songeât alors à leur donner la forme
écrite, ni qu'il eût senti déjà la force mystérieuse
qui du penseur fait un écrivain en l'obligeant à tra-
duire son rêve. Peut-être donc seraient-elles restées
à jamais inconnues comme tant de belles pensées à
qui il n'a manqué qu'une expression pour être im-
mortelles, si une influence stimulante ne s'était exer-
cée de bonne heure sur celui qui était capable de
les concevoir, alin de le forcer à les produire au
dehors.
C'est au marquis de Mirabeau * que revient
1. Victor de Riqucti, marquis de ilirabcau, père du fa-
meux orateur, était né à Perthiiis en Provence, le 5 octo-
bre 1713. Reçu chevalier de ^lalte à l'âge de trois ans,
promu enseigne en 1720, il prit du service comme capitaine
tui régiment de Duras. Bientôt lassé de la vie militaire, il
se démit de ses fonctions (1743) et s'établit à Paris pour s'y
vouer aux études littéraires et aux questions d'intérêt pu-
blic. Son mémoire sur l'Utilité des Etats provinciaux (1730)
<ct son grand ouvrage intitulé l'Ami des howiucs (1736), qui
contenaient, au milieu de quelques chimères, bien des vues
justes et profondes, attirèrent sur lui l'atteution. Encouragé
par le succès de ces écrits, il entreprit dans sa Théorie de
l'impôt (1760) de démolir tout le système financier alors
existant. Sur les plaintes des fermiers généraux, il fut em-
prisonné pendant cinq jours à Vinceunes, où il devait plus
tard retenir son fils trois longues années, et fut exilé en-
suite durant quelques mois à sa terre du Hignou, près de
Montargis. ■ — Par le caractère, il était le type le plus ori-
ginal, sinon le jilus puissant de celte orageuse famille des
i\liral)eau. « Rien de jilus compliqué, a dit M. de Loménie,
que l'nrgaiiisalii)n nioialc et inlellectuelle du marquis de
VAUVKNARGUES ET LE MARQUIS DE MIRABEAU. 21
l'honneur d'avoir le {)reniier deviné l'originalité
de Vauvenargues et de lui avoir, pour ainsi dire,
révélé son génie.
Mirabeau était, à deux mois près, du même Age
que Vauvenargues. Leurs familles étaient appa-
rentées. Liés dès l'enfance, élevés probablement
à côté l'un de l'autre, ils furent séparés lorsque la
carrière militaire les appela à servir dans des ré-
giments différents. C'est à cette circonstance que
nous devons une source de précieuses indications
sur la nature intime de Vauvenargues, la corres-
pondance qu'il entretint, du jour de leur sépara-
tion, avec son ami.
De tous les documents qu'on peut se procurer
sur les débuts d'un grand homme ou d'un grand
esprit, il n'en est pas de jilus significatifs que ses
lettres de jeunesse à ses égaux d'âge et de condi-
tion. Ces épanchements ont un caractère de sincé-
Mirabcaii; les éléments les 2)lus contraii-es s'y combinaient :
nii ég'oïsiiie très accentué se conciliait en lui avec un besoin
fraffections, limité, il est vrai, à un très petit noinbi'e de
])ersonries, mais très vif, et avec une pi-éocciipation des
iiitéi'èts généraux et de l'avenir de l'bumanité poussée jus-
(pi'à la monomanie. » Il était emporté, d'ailleurs, voluptueux
et despotique. Marié en 17'j3 avec Geneviève de Vassan, il
se sépara d'elle avec "clat en [''>~ pour vivre publiquement
avec .Mme de PailJy. On sait le s<-andaledc ses démêlés avec
sa femme et son (ils, envers lestpiels il eut, entre autres torts,
celui de recourir à l'odieux moyen des lettres de cacbet. il
mourut le 13 juillet 1789, à l'heure même où s'ouvrait la
Révolution.
22 VAUVENARGUES.
rite que les écrits rétrospectifs ne portent jamais :
les souvenirs et mémoires rédigés sur le tard
déforment fatalement le passé qu'ils évoquent.
Quel que soit son parti j)ris de vérité, celui qui
les compose cède toujours au secret désir (seule
rc^ anche qui lui soit permise contre la réalité) de
corriger sa destinée : il est toujours tenté d'avancer
la date où il a pris conscience de l'idéal vers lequel
il a marché ensuite, de voir ses actes se dérouler
d'après un plan qui n'était pas si prématurément
conçu, et de mettre dans sa vie cette unité qu'on
ne réalise jamais. Et quand il se soustrairait à ces
causes d'altération, pourrait-il ne pas revoir ses
premières années à travers le voile de celles qui
se sont écoulées depuis?
La correspondance de Vauvenargues avec le
marquis de Mirabeau — ou plutôt ce qu'on en pos-
* sède — commence en juillet 1737 pour s'arrêter
au mois d'août 1740.
Les premières lettres du recueil nous donnent
le ton des relations qui existaient entre les deux
amis, singulier mélange de sérieux et de jeunesse,
de gravité et de badinage, et marquent la diffé-
rence des deux natures : l'une, celle de ^lirabeau,
égoïste, tumultueuse, exubérante, « un vrai brû-
lot )), comme il le disait lui-même; l'autre, celle
de Vauvenargues, délicate, réservée, toute en
dedans.
VAUVENARGUES ET LE MARQUIS DE MIRABEAU. 23
Et d'abord, comme ils n'ont que vingt-deux
ans, l'amour, pense-t-on, doit tenir une grande
place dans leur correspondance. Ce sujet, traité
avec forfanterie et sans pudeur dans les lettres de
Mirabeau, reste toujours voilé dans celles de Yau-
venargues. Et par là apparaît déjà l'opposition de
leurs caractères. Voici, par exemple, la première
lettre de Mirabeau.
« La confidence de mes amours et de mes plai-
sirs ne saurait tout au plus regarder que le passé.
Je suis un demi-anachorète, à présent; mais cela
ne durera pas. Voilà pourtant une lettre que je
reçois d'une ancienne maîtresse, qui m'avait assu-
jetti aux malheurs de l'absence, sur laquelle j'avais
pris mon parti, et que je n'ai pas approchée, depuis,
de plus de 50 lieues :
« Je n'ose vous appeler, monsieur, de ces
« noms tendres qui nous servaient autrefois ; ils
« ne sont plus faits pour moi ; j'ai fait pour
« les perdre tout ce que je voudrais faire, à prê-
te sent, pour les ravoir. J'aurais tort de ne pas
«( connaître votre caractère, et qu'il n'y a plus de
« retour avec vous. Vous me l'avez dit assez sou-
« vent; je n'y ai pas pensé quand il le fallait; j'ai
« laissé prendre à mes étourderies la couleur des
« crimes; n'en parlons plus. Vous n'étiez plus
" ])our moi qu'un songe agréable, lorsque le bruit
24 VAUVEXARGUES.
« du malheur qui vous est arrh'é * m'a attendrie ;
« les larmes auxquelles je n'ai voulu faire nulle
« attention , quand vous m'avez voulu persuader
« que je les causais, m'ont frappée, sans savoir
« même si vous en avez versé, dans une occasion
« dont on se console, quelquefois, plus aisément
« que de la perte d'une maîtresse. Que vous
« dirai-je? J'ai cru qu'un compliment de ma part,
« sur un sujet sur lequel tout le monde vous en fait,
« ne pourrait vous choquer. Je l'ai fait, et le voilà.
<( Adieu, monsieur. Oserai-je vous demander un
« peu d'amitié? »
RÉPONSE
« Mademoiselle,
« J'ai l'honneur d'être, avec un très profond res-
<i pect,
« Mademoiselle,
« Votre très humble et très obéissant serviteur. »
« Adieu, mon cher Vauvenargues, aimez-moi un
peu. ))
Vauvenargues répond que cette lettre, lue à la
table des officiers du Régiment du Roi, parmi les-
quels Mirabeau comptait quelques amis, a eu un
1. La iiioit (]ii viiMix marquis Jeaii-Aiitoine de Mirabeau,
son père.
VAUA'EXARCUF.S ET LE MARQUIS DE MIRABEAU. 25
franc succès, qu'on l'a trouvée fort piquante et qu'on
a deviné immédiatement quelle main l'avait écrite.
« Mais, ajoute-t-il (et ici l'on sent que c'est lui qui
parle seuli, nous plaignîmes une pauvre fille qui a
de l'esprit et qui vous aime. »
Les lettres suivantes de Mirabeau sont pleines
encore de la confidence de ses passions toujours
changeantes, oii sa nature plus ardente que sen-
sible, plus orgueilleuse qu'aimante, se donnait car-
rière, et oii la volupté, qui allait faire le tourment
de sa vie ', prenait possession de tout son être.
Vient-il, par exemple, de subir un échec dans un
projet de mariage avec une des demoiselles de
Nesle *, il met une fatuité naïve, une désinvolture
fort amusante à sauver au moins son amour-
propre : non seulement, écrit-il à ^'auvenargues,
cette rupture lui est indifférente, mais elle va faire
son succès dans le monde; « mille gens penseront
à moi, qui ne nie connaissaient point, et je serai
accablé de [H'opositions de toutes les espèces ».
Est-ce, à quelque temps de là, une aventure où
Mirabeau a été le jourt (l'une coquette, voici com-
ment, dans son dépit, il masque sa défaite et s'en
1. « La volupté c'sl (Jcvcriiic le hoiin'caii de mon iiiiag-i-
iiation, et je [)iiyerai bien cher mes folies et le déranj^e-
iiient de iinnirs qui m"est devenu une seconde nature. »
(Lettre de .Mirabeau à \'auvenargucs, 1.") août 17'iO.)
2. On ne sait de laquelle des sœurs de Mailly-Ncsie Mira-
beau rechci'chail hi in.iiii.
26 VAUVENARGUES.
tire aux yeux de son ami : « ... Elle refusait mes
lettres,... elle me mettait au désespoir.... Une der-
nière algarade me poussa à bout; je la rembarrai
avec cette volubilité et cette vivacité d'expressions
que la nature m'a données; je l'atterrai avec un tel
dédain, qu'elle ne trouva pas le mot à dire. Bientôt,
un amusement léger et sincère changea tout à coup
la face de mon cœur : je m'aperçus, avec étonne-
ment, que je ne l'aimais plus, et j'en fus dans une
joie sensible. Je retrouve enfin mon âme, ma raison,
mes projets; enfin, je suis moi. Je le lui ai fait sentir
au naturel, et jai à présent le plaisir de la voir en
être fâchée, sans que cela me touche. »
Tout autre est Yauvenargues. Pour les amours
faciles, il voulait lia réponse à Mirabeau nous l'a
déjà laissé entendre) qu'on y gardât toujours quel-
que délicatesse et qu'on ne s'y départît jamais
d'une certaine pudeur morale. A cet égard, il ne
ressemblait guère aux libertins de son temps; il
n'avait rien de cette « méchanceté » qu'il était de
bon ton de porter dans la galanterie, — de cette
cruauté dépravée qui descendit bientôt du cœur
jusqu'aux sens et qui devint la plaie honteuse du
xviii" siècle. Les créatures même les plus déchues
lui paraissaient mériter encore, à défaut de sym-
pathie, un peu de iiilié *. Un souvenir de jeunesse,
1. Il a donné de la pilio une définition exquise : « C'est,
dit-il, nn sentiment mêlé de tristesse et d'aniour ».
VAUVENARGUES ET LE MARQUIS DE MIRABEAU. 27
qu'il nota plus tard sous forme impersonnelle, nous
le montre, à ce point de vue, dans un jour char-
mant. Accosté le soir par « une de ces femmes
qui épient les jeunes gens », il n'a garde de la
repousser, il souffre qu'elle marche quelque temps
à côté de lui, et il la questionne. Comme elle se
plaint de la misère qui l'a jetée dans le vice, il lui
parle avec indulgence, essaye de ranimer en elle
quelque sentiment de pudeur et lui laisse en la
quittant un peu d'argent. Revenu parmi ses cama-
rades de régiment, il est l'ohjet de leurs risées.
« Mes amis, leur répond-il, vous riez de trop peu
de chose. Je, plains ces pauvres femmes d'être
obligées de faire un tel métier pour vivre. Le
monde est renqili de misères qui serrent le cœur;
si on ne faisait de bien qu'à ceux qui le méritent,
on n'en trouverait guère d'occasion. Il faut être
indulgent avec les faibles qui ont besoin de plus
de support que les bons; le désordre des mal-
heureux est toujours le crime de la dureté des
riches *. »
1. Essai sur quelques caraclcres, § 14. Il est curieux de
constater qu'il faudra attendre tout un siècle avant de
retrouver dans une œuvre littéraire le sentiment de com-
passion mélancolique dont Vauveuargucs s'est fait ici l'in-
terprète : jusqu'à la préface célèbre de la Dame aux Ca-
mélias, nul écrivain ne le traduira plus. L'auteur de Manon
Lescaut lui-même, si tendre pourtant et si humain, restera
indifférent au passaj^c de la charrette infâme qui emporte
vers l'exil les conip;igncs de son héroïne, et n'accordera pas
à ces malheureuses l'aumône de sa pitié.
28 VAUVEXARCURS.
Quant à la passion vraie, quant à sa façon de la
ressentir, c'est un point oii Vauvenargues est de-
meuré toujours mystérieux. Ses idées sur l'amour
ne nous sont connues que par l'accueil qu'il fait aux
éjianchements de Mirabeau, jamais par des aveux
directs et personnels. Il lui écrira un jour : a Je
n'ai jamais été amoureux que je ne crusse l'être
]iour toute ma vie; si je le redevenais, j'aurais en-
core la même persuasion. On sent assez qu'on est
malade, mais on ne veut pas gu(''rir; l'àme est rem-
plie de son objet; les autres ne la touchent point;
on souffre, on connaît son mal, mais on ne saurait
s'en distraire '. » C'est là sa plus intime confidence
à son meilleur ami, et le mot qu'il a prononcé plus
tard est vrai : « Je n'ai jamais osé quvrir mon cœur
à personne tant que j'ai vécu ».
Le prince de Ligne a dit un jour : « Si La
Bruyère avait bu, si La Rochefoucauld avait chassé,
si Vaiu'c/iar'(iies m'ait aime ils auraient bien
mieux écrit ».
Le prince de Ligne s'est trompé : Vauvenargues
a aimé. Mais il a très rarement parlé de l'amour,
soit que ce sujet lui semblât trop délicat et froissât
en lui (juelque pudeur secrète, soit qu'il ranimât
au fond de son cœur quelque souvenir mal éteint.
D'abord Vauvenarofues était admirablement orara-
1. Lplh'f iiii marquis tic Mii'nbeau, 'i-'^ janvier 1731).
VAUVEXARGUKS KT LK .MARQUIS UE MIRABKAU. 2'J
nisé pour la passion, et il eût été étrange qu'une
âme à la fois si ardente et si tendre y échappât.
Et puis, plus d'un fragment de son œuvre, en dehors
de sa corres[)ondance, lève les doutes à cet égard;
j'indiquerai le morceau qui commence ainsi : « Un
jeune homme qui aime pour la première fois de sa
vie n'est plus ni libertin, ni dissipé, ni ambitieux;
toutes ses passions sont suspendues, une seule
remplit tout son cœur ' », etc.
L'amour, on le sent, a passé par là; ce n'est pas
l'observation désintéressée, c'est l'expérience intime
qui a inspiré ces lignes.
Certains jugements sévères sur les femmes sont
plus explicites encore et semblent l'expression
mélancolique d'une tendresse dédaignée : « Je hais
le jeu comme la fièvre, et le commerce des femmes
comme je n'ose pas dire; celles qui pourraient me
toucher ne voudraient pas seulement jeter un
i-cgard sur moi ^ » ; et ailleurs : « Les femmes ne
|)euvent comj)rendrc qu'il y ait des hommes désin-
téressés à leur égard; elles n'estiment en eux cpie
l'effronterie ^ ».
Et quand ses écrits n en porteraient pas le témoi-
gnage indirect, il y a bien lieu de croire que l'âme
de Vauvenargues, cette âme faite pour les plu»
1 . Essai sur quch/itcs caractcre.iy § 'J.
2. Lettre an martjiiis de Mir.'ibcau, 22 mars 1740.
3. Réflexions cl Maximes, 720.
30 VAUVENARGUES.
nobles attachements, ne rencontra jamais à qui se
donner et fut toujours incomprise. Les maîtresses
ne manquèrent pas à Mirabeau, qui ne demandait à
l'amour que la satisfaction de son orgueil, de ses
goûts dominateurs et de sa sensualité. Ce fut, au
contraire, le malheur de Vauvcnargues d'être né
avec une sensibilité délicate et profonde dans une
époque de scepticisme et de libertinage. Non pas
qu'à ces époques les créatures d'élite disparaissent
tout à fait : il en existe toujours, et la tradition des
belles âmes n'est jamais interrompue; mais ces
âmes-là sont alors \)\us rares qu'en aucun temps;
les cris et les rires du vulgaire couvrent leur voix,
et comme elles n'aiment qu'une fois dans leur vie,
comme elles ne font guère entendre qu'un seul
appel de tendresse, c'est vraiment hasard si elles
s'entendent à distance et se répondent entre elles.
Mais si la correspondance de Vauvenai'gues avec
le marquis de Mirabeau ne nous révèle que partiel-
lement le mystère de son cœur, elle constitue un
document de premier ordre au point de vue du
développement de son esprit et de la direction intel-
lectuelle de sa vie.
C'est, en effet, l'honneur du nuu'quis de Mirabeau
d'avoir découvert la valeur morale et pressenti le
talent de Vauvcnargues; et c'est son originalité
d'avoir affirmé à son ami (ce qu'il n'est pas besoin
de rappeler généralement aux jeunes écrivains; le
VAUVENARGUES ET LE MARQLIS DE MinABEAU. 31
droit qu'a l'œuvre, lille de la pensée, d'éclore à son
heure, de jaillir du cerveau et de vivre de la vie
idéale.
De Bordeaux, oii Mirabeau résidait alors, par-
tageant sa vie entre le commerce des femmes et la
société du président de Montesquieu, il stimule
l'activité de Yauvenargues ; il lui reproche de s'aban-
donner à la jjaresse de la méditation et au. charme
de la rêverie : il le presse enfin de se proposer un
plan de vie : « Eh quoi! mon cher, vous pensez
continuellement; rien n'est au-dessus de la jiortée
de vos idées, et vous ne songez pas un moment à
vous faire un plan fixe. Il n'est pas d'un philosophe
de vivre au jour la journée. » (30 mars 1739.;
Yauvenargues accepte le reproche de rêverie, mais
décline le titre de pliilosnplie : « Vous me faites trop
d'honneur, répond-il, en cherchant à me soutenir
par le nom de philosophe dont vous couvrez mes
singularités; c'est un nom que je n'ai pas pris; on
me l'a jeté à la tête, je ne le mérite point; je l'ai
reçu sans en jjrendrc les charges; le poids en est
trop fort pour moi. »
Et comme Mirabeau redouble ses instances, il
réplique : « 11 est vrai que ])cu de gens vivent au
jour la journée; je suis le seul peut-être; les autres
hommes ont un objet dans l'avenir et ils y attachent
le bonheur; mais songez, je vous prie, qu'ils l'y
attachent- faussement, que cet objet les fuit toujours
32 VAUVENAlUiUKS.
el que leurs vaines poursuites les occupent sans les
satisfaire — Je ne i'eiix pas vnits faire eitteiidre que
je me suffise à inoi-inéine, et que toujours le présent
remplisse le vide de mo/i ea-ur ; j'éprouve aussi,
souvent et vivement, cette inquiétude qui est la
source des passions. J'aimerais la santé, la force,
un enjouement naturel, les richesses, l'indépen-
dance, et une société douce; mais comme tous ces
biens sont loin de moi, et que les autres me tou-
chent fort peu, tous mes désirs se concentrent et
forment une humeur sombre que j'essaye d'adoucir
par toute sorte de moyens. Voilà où se bornent mes
soucis Voilà, mon cher jNIirabeau, ce (|ue je pense
tous les jours, pour justifier mon indolence. »
La correspondance, à ce moment, est des plus
vivement engagée entre les deux jeunes gens, et les
lettres s'échangent courrier par courrier. Mirabeau,
qui ne se tient pas pour battu par les raisons qu'on
lui oppose, revient à la charge. Ce n'est pas tout,
pense-t-il, que d'avoir démontré à son ami la néces-
sité d'un but dans la vie; il lui désigne ce but et
avec un coup d'u'il dune justesse merveilleuse :
« Quehpi'un (jui pense et s'exprime comme vous
n'est i)as pardonnable de n'avoir aucune ambition,
•le sais que votre peu do disposition et de santé ne
vous permet pas de courir ce que quelqu'un comme
vous doit api)eler fortune; mais quelle carrière
d'agréments ne vous ouvrent pas vos talents dans
VAUVEXARGUES ET LE MARQUIS DE MIRABEAU. 33
ce qu'on appelle la République des lettres. Si vous
pouviez connaître combien de plaisirs différents
nous procure une réputation établie dans ce genre ! »
(24 avril 1739.;
Afin de le mieux persuader, il lui fait un tableau
séduisant de la société littéraire de Paris, où des
essais heureux au théâtre, en poésie, en économie
politi({ue lui avaient déjà valu quelques succès.
Dans son enthousiasme et comme pour frapper
l'imagination de son ami, il va jusqu'à lui laisser
entendre qu'il n'est pas loin d'entrer à l'Académie
française, en quoi vraiment, s'il était sincère, le
jeune marquis s'en faisait un peu accroire.
Vauvenargues ne se rend pas encore; il ne se
laisse éblouir ni par les éloges de Mirabeau ni par
la perspective des jouissances où celui-ci le con-
vie. 11 se défend de l'ambition littéraire par des
r.iisons qui font honneur à sa conscience et à son
goût, et dont (|uelqucs-uncs n'ont i)as cessé d'avoir
leur prix, a Je n'ignore pas les avantages que don-
nent les bons commerces ; je les ai toujours fort
souhaités, et je ne m'en cache point; mais j'accorde
moins que vous aux gens de lettres. Je commence
à m'apercevoir que la plupart ne savent que ce que
les autres ont pensé, qu'ils ne sentent point, qu'ils
n'ont point d'âme, qu'ils ne jugent qu'en reflétant
le goût du siècle ou les autorités; car ils ne per-
cent point la profondeur des choses; ils n'ont
3
34 VAUVENARGUES.
point de principes à eux, ou, s'ils en ont, c'est
encore pis : ils opposent à des i)réjugés com-
modes, des connaissances fausses, des connais-
sances ennuyeuses ou des connaissances inutiles,
et un esprit éteint par le travail; et, sur cela, je
me ligure que ce n'est pas leur génie qui les a
tournés vers les sciences, mais leur incapacité
pour les affaires, les dégoûts qu'ils ont eus dans
le monde, la jalousie, l'ambition, l'éducation, le
hasard, »
Mais il ajoute aussitôt : « Si j'avais plus de santé,
et si j'aimais assez la gloire pour lui donner ma
paresse, je la voudrais plus générale et plus avan-
tageuse que celle qu'on attache aux sciences », c'est-
à-dire plus active que la gloire littéraire.
A cette confidence détournée, Mirabeau reconnaît
que ses conseils ont porté et qu'une semence d'am-
bition a levé dans l'àme de Vauvenarguos ; il ne l'en
poursuit que plus vivement, et il le serre de tout
près : « Vous enfouissez, si vous ne travaillez, les
plus grands talents du monde ! Je ne sème point ici
de louanges; c'est la vérité qui parle; des gens du
meilleur goût, ayant vu vos premières lettres,
m'obligent à leur envoyer toutes celles que je reçois
de vous, et je les ai entendus s'écrier, quand je leur
ai dit que vous n'aviez pas vingt-cinq ans ' : « Ah!
1. Vauveiiai'g'iics n'avait pas eiK'ori- viiiffl-rjuatrc ans.
VAUVENARGLliS ET LK MARQUIS DE MinABEAU. 35
« Dieu! quels hommes produit cette Provence! » Et
encore : « J'en sais plus que vous sur votre propre
compte, si vous ne vous connaissez pas une grande
étendue de génie ».
Vauvenargues, atteint cette fois, accuse sa bles-
sure et demande grâce : « Vous ne sentez pas vos
louanges, vous ne savez pas la force qu'elles ont,
vous me perdez! Epargnez-moi, je vous le demande
à genoux. » (30 juin 1739.)
Pourquoi, après cet aveu, Vauvenargues ne se
rend-il pas entièrement? Quelles raisons le retien-
nent désormais dans l'armée, et que ne va-t-il aus-
sitôt retrouver son ami à Paris pour se lancer avec
lui dans la carrière des lettres?
C'est d'abord c[ue la profession militaire lui
paraît encore la plus noble et la plus désirable
lil venait d'être promu capitaine et pourvu d'une
compagnie); c'est qu'à ses yeux « il n'y a pas de
gloire achevée sans celle des armes », et que les
grandes ligures des Condé, des Luxembourg, des
Turenne et des Catinat flottent dans son imagi-
nation. C'est aussi que l'insuflisance de ses res-
sources intcrtiit à ^'auvenargues l'existence coû-
teuse d'un gentilhomme à Paris et le condamne
à la médiocrité de la vie de garnison.
Sa famille ne possédait qu'une fortune modeste
et ne pouvait lui servir cpi'une faible pension.
Et, comme le service du roi ne rapportait guère,
36 VAUVENARGUES.
comme daulre part Vauvenargues était la généro-
sité même *, il se trouvait dans de perpétuels em-
barras d'argent.
Ces considérations échappaient à Mirabeau. A
la tête, lui-même, depuis la mort de son père, d'un
patrimoine considérable, libre de ses actions et de
ses mouvements, ne demeurant à son régiment
qu'autant qu'il lui plaisait, résidant la plus grande
partie de l'année à Paris ou à Versailles , menant
grand train, entretenant des maîtresses, achetant
un hôtel et des terres, comment eût-il songé qu'il
en allait différemment de son ami?
Ce n'est pas à Mirabeau d'ailleurs que Vauve-
nargues va faire conlidence de ses misères de for-
tune; car s'il s'ouvre pleinement avec lui sur ses
idées et sur les choses de l'esprit, c'est à un autre
ami qu'il réserve, avec la meilleure part de sa ten-
dresse, le secret de sa vie et de sa pensée, à Fauris
de Saint-Vincens ^.
1. Voir les belles pages qu'il a écrites sur la Libern/iic
dans les Réflexions sur divers sujets, § lU, et dans l'Essai
sur fjuelqites caractères, § 28.
2. Jules- François- Paul Fauris de Sainl- Yiucons était
fils d'un conseillei- à la Chambre des comptes do Provence,
et devint conseiller, puis j)résident à mortier du Parlement
d'Aix. De trois ans plus jeune que Vauvenargues, il ne
mourut qu'en 1798. H se fit connaître de bonne heure comme
érudit et comme antiquaire : le cabinet qu'il avait formé à
Aix était un des plus importants de l'époque. L'.Vcadémic
des insci'iplions cl belles-lettres l'avait élu membre associé
VAUVENAROUES ET SAIXT-VIXCEXS. 37
Les relations de Vauveaargucs avec Fauris de
Saint-Vincens nous offrent le modèle accompli de
ce que i)Ouvait être l'amitié entre hommes dans
l'ancienne société : le champ de la conlidence
affectueuse était plus vaste alors qu'aujourd'hui.
Soit qu'on se réservât plus au dehors, soit que
moins de sujets intimes fussent traités et comme
divulgués par les livres et les gazettes, on mettait
plus de choses dans ses entretiens et dans sa cor-
respondance : la religion, la morale, la politique,
la littérature étaient — sans compter les sentiments
tout personnels — matière à de continuels épan-
chements. De là, pour les recueils épistolaires qui
nous restent de cette époque, un charme particulier
et un intérêt des plus vifs. Par quoi les corres-
pondances échangées de nos jours suppléeront-elles
à ce qui leur manquera sous ce "rapport?
C'est donc à Saint-^'incens, à cet ami délicat
qui sait tout comprendre, que Vauvenargues fait
l'aveu de ses diflicultés d'existence, et plus d'une
fois il a recours à ses services.
Un jour même, le hesoin d'argent le pousse à
une étrange extrémité. Harcelé par les conseils
de Miraheau qui ratlircnt à Paris, pressé aussi
de s'y rendre pour consulter sur sa santé déjà
correspondant. Le nom de Saint-Vincens se rattache ainsi
an mouvement de curiosité qui porta le xvni<' siècle vers
l'archéolo^-ie grecque et romaine.
38 VAUVEXARGUES.
chancelante, il ne sait oii trouver les deux mille
livres nécessaires au voyage, et voici à quel
expédient il est près de recourir pour se les
procurer. « J'ai eu, écrit-il à Saint- Vincens,
quelque pensée sur M. d'Oraison. 11 est venu
dans mon esprit qu'il a des filles, et que je pour-
rais m'engagcr à en épouser une, dans deux ans,
avec une dot raisonnable, s'il voulait me prêter
l'argent dont j'ai besoin, et que je ne le rendisse
point, au bout du terme que je prends. jMais,
comme il est impossible à un fils de famille de
prendre des engagements de cette sorte, c'est une
proposition à se faire berner, et très digne de
risée. Il faudra oser cependant s'il n'y a point de
milieu; et, si l'on ne peut rien tirer de tout cela,
nous nous tournerons ailleurs. » (Novembre 1740.
Cet emprunt sous condition de mariage rappelle,
comme on l'a remarqué, l'engagement fameux de
Figaro donnant à demoiselle Marceline de Verte-
Allure hypothèque sur sa personne. Mais, si
piquante que soit la comparaison, il y aurait injus-
tice à la prendre au sérieux, et cette lettre bizarre
est moins déshonnête qu'elle le semble. Tout
d'abord ce n'est ni la dissipation, ni la débauche,
ni le jeu qui a conduit Vauvenargucs à une situa-
tion d'où les plus fiers gentilshommes de son
temps ne se tirèrent pas toujours aussi dignement
que lui. l^t ])uis, en dehors des considérations de
VAUVENARGUES ET SAIXT-VINCEXS. 39
santé qui ont bien leur prix, les raisons qui ont
failli le déterminer à ce singulier projet ne sont
nullement avilissantes; l'intcrèt auquel il obéit n'a
rien que d'élevé : ce n'est pas pour satisfaire des
goûts de luxe et de plaisir qu'il cherche de l'argent :
c'est jjour entrevoir de })lus près et essayer de réa-
liser l'idéal de vie nouvelle oii un secret instinct
et les appels réitérés de Mirabeau le convient
impérieusement. Enfin, à voir les choses de plus
haut, ce qui absout Vauvenargues, ce qui interdit
de le ranger dans la race des Gil Blas et des
Figaros, c'est le sentiment qu'il a porté dans ces
matières délicates. Gil Blas et Figaro n'ont vu
dans la question d'argent, la faute d'argmt, disait
Panurge, leur ancêtre, qu'un sujet de duperie et
de raillerie; Vauvenargues en a souffert toute sa
vie et jusqu'au fond de son âme. Si un jour, un
instant, il a péché par pensée '^non par action), il
a bien racheté cette défaillance par la dignité de
son existence entière, par le courage avec lequel
il a enduré la pauvreté. Lorsque, quelques années
plus tard, sentant sa (in approcher et faisant allu-
sion à lui-même, il dépeindra, sous un nom fictif,
l'homme de cœur victime de la destinée, il n'imagi-
nera pas de pire malheur que de mourir endetté :
« Quand, dit-il, la fortune a paru se lasser de le
poursuivre, quand l'espérance trop lente commen-
çait à (latter sa peine, la mort s'est offerte à sa vue;
40 VAUVENARGUES.
elle l'a surpris dans le plus grand désordre de sa
fortune; il a eu la douleur amère de ne pas laisser
assez de bien pour payer ses dettes, et n'a pu sau-
ver sa vertu de cette tache '. »
Ainsi, d'une part son goût toujours vif pour
la carrière des armes, d'autre part ses embarras
pécuniaires, déterminent Vauvenargucs à repous-
ser encore les instances de Mirabeau et à demeurer
au service militaire.
D'ailleurs, une occasion s'offre à lui de mettre
en pratique les principes d'action qu'il formule
dans ses pensées de chaque jour, et d'acquérir peut-
être une part de « cette gloire qui fait les héros ».
La guerre venait d'éclater entre Frédéric II et
Marie-Thérèse, et c'était dans la France entière,
à la cour, dans les conseils du roi, dans les rangs
de la noblesse, un entraînement irrésistible à cou-
rir sus à l'Autriche.
A Metz, où il était en garnison (mars 1741), Vau-
venargues avait pu voir le maréchal de Belle-Isle
précédant les armées dont il venait d'ôtre nommé
le généralissime, pour aller, dans le plus magni-
fique appareil, imposer à la diète de Francfort les
volontés de la France. Le prestige de ce person-
nage qui, dans cette heure décisive, attirait sur
lui tous les regards, qui avait l'instinct et la pas-
1. Essai sur quchpws caractères, g \.
VIE MILITAIRE. 41
sion de la gloire, qui en toute chose ne formait
que de vastes desseins et semblait né pour les
accomplir, dut éblouir Vauvenargues comme il
avait fasciné toute la jeune noblesse de Versailles.
Le Régiment du Roi entra des ])remiers en
campagne; au mois de juillet 1741 il était en
Bohême. Les heureuses opérations qui avaient
amené si rapidement une armée française au cœur
de l'Allemagne, la tactique hardie de Belle-Isle,
le génie audacieux de Maurice de Saxe et cette
escalade merveilleuse de la ville de Prague exé-
cutée de nuit par une poignée d'hommes, pou-
vaient flatter à bon droit l'esprit entreprenant de
Vauvenargues et son goût des actions brillantes et
aventureuses.
Mais lorsque la fortune changea, lorsque l'armée
de Belle-Isle, bloquée dans Prague et abandonnée
par le maréchal de ^Liillebois , dut évacuer la
Bohême et battre en retraite sur le Rhin, le courage
de Vauvenargues fut soumis à une de ces épreuves
qui trempent pour jamais les âmes. Dans la nuit
du IG au 17 décembre (1742 , par un froid terrible,
15 000 hommes sortirent de Prague. A travers
un brouillard intense, sur une route obstruée de
neige ou glissante de verglas, on fit huit lieues
d'une traite pour échapper à la vue de la cavalerie
de Lol)koAvitz ([ui tenait la campagne. Malgré la
défense expresse (hi maréchal, les officiers s'étaient
42 VAUVENARGUES.
encombrés de bagages et d'équipages : on y mit
le feu pour ne pas ralentir la marche de la colonne.
Le troisième jour, on arriva devant une chaîne
escarpée et boisée, que contournait la route d'Egra.
Afin de dépister la poursuite des Impériaux, Bellc-
Isle forma le parti audacieux de quitter cette route
et de s'engager en pleine montagne, dans un pays
où jamais armée ne s'était aventurée. Il fallut s'ou-
vrir un chemin à la hache, à travers la forêt. On
se mettait en mouvement bien avant l'aube, « au
lever de la lune », et l'on marchait jusqu'au soir.
L'armée était épuisée de froid, de fatigue et de
faim : ceux qui tombaient ne se relevaient plus.
Suivant l'expression de Belle-Isle, on « força
nature » pour arriver au terme de cette opération,
et ce fut miracle, en effet, si l'on y parvint. Quand
on atteignit Egra, le 20 décembre, la courageuse
troupe était à bout de forces; près de la moitié
de l'effectif était resté en route, enseveli dans les
neiges; mais l'honneur était sauf.
Yauvenargues, dont la santé n'avait jamais été
rolîuste, fut cruellement éprouvé : il eut les deux
jambes gelées '.
1. « Eli arrivant à Egra, dit Maiivillon dans son Histoire
de la guerre de Bohème, plusieurs moururent ])our s'être
trop approchés du fou; d'autres devinrent jirodigicuscment
entlés ; il fallut couper des bras et des jambes.. . Plusieurs
de ceux, qui étaient arrivés sains et saufs à Eg'ra, moururenl
de la fièvre chaude, après un long et cruel délire qui tenait
de la rage. »
VIE MILITAIRE. /j3
Transporté dans quelque hôpital, ramené en
France, à Nancy, au mois de mars 17^3, il se
remettait à ])eine de ses maux et de ses fatigues
qu'il lui fallut repartir pour l'Allemagne, où la cam-
pagne était reprise. Vers la fin de mai il repassa
le Rhin avec l'armée que le maréchal de Xoailles
allait opposer dans le haut l^alatinat aux forces
coalisées de l'Autriche et de l'Angleterre, et il
combattit à la tète de sa compagnie dans cette
déplorable journée de Dettingen que les prodiges
d'héroïsme de la noblesse française ne purent
em[)êclier de tourner en désastre.
Après cette défaite, qui entraîna l'évacuation de
la Bavière, la cause de l'empereur Charles YII,
de ce triste empereur d'un jour, était irrémédia-
blement perdue, et les armées de Louis XV
n'avaient plus de prétexte à de<neurer en Alle-
magne. Rentré en France dans les derniers jours
de l'année 1743, le Régiment du Roi alla tenir
garnison à Arras.
Si les deux années que Vauvenargues venait de
passer en campagne avaient été singulièrement sti-
mulantes pour son activité extérieure, elles n'avaient
pas donné moins d'intensité à sa vie intérieure.
Son âme avait subi ré|)reuve de la réalité que
rien ne remplace : la guerre lui était apparue, non
comme une science ni comme un art, mais comme
un grand drame |)assionné oii le danger fait surgir.
44 VAUVENARGUES.
à clumue instant, les facultés fortes de l'homme.
Plus d'une des pensées, qu'il publia plus tard
datent de cette épocpie et trahissent par leur carac-
tère pittoresque, par quelque détail précis, par
une expression plus vive et plus personnelle, le
lieu et les circonstances où elles naquirent en lui,
— celle-ci, par exemple, qu'il dut noter dans son
esprit pendant la première et brillante période de
la campagne d'Allemagne : « Quand vous êtes de
garde au bord d'un fleuve, oii la pluie éteint tous les
feux pendant la nuit, et pénètre dans vos habits,
vous dites : Heureux qui peut dormir sous une
cabane écartée, loin du bruit des eaux! Le jour
vient; les ombres s'effacent et les gardes sont
relevées ; vous rentrez dans le camp ; la fatigue et
le bruit vous plongent dans un doux sommeil, et
vous vous levez plus serein pour prendre un repas
délicieux, au contraire d'un jeune homme né pour
la vertu, que la tendresse d'une mère retient dans
les murailles d'une ville forte ; pendant que ses
camarades dorment sous la toile et bravent les
hasards, celui-ci qui ne risque rien, qui ne fait
rien, à qui rien ne manque, ne jouit ni de l'abon-
dance, ni du calme de ce séjour : au sein du repos,
il est inquiet et agité; il cherche les lieux soli-
taires; les fêtes, les jeux, les spectacles, ne l'atti-
rent point; la pensée de ce (jui se passe en Mora-
vie occupe ses jours, et, pendant la nuit, il rêve
VIE MILITAIRE. 45
des combats et des batailles qu on donne sans
lui '. »
D'autres réflexions encore datent évidemment
du siège et de la retraite de Prague. Elles sont,
j)0ur ainsi dire, le commentaire des admirables
lettres que le maréchal de Belle-Isle adressait alors
(octobre 1742) au marquis de Bretcuil à Versailles.
« Ce sont presque toujours les partis audacieux
qui réussissent », écrivait Belle-Isle. « Dans les
1. Chateaubriand, se l'appelant, lorsqu'il écrivait /fs Mar-
tyrs, SCS impressions personnelles de la rampagnc de 1792,
a composé un tableau fort semblable à celui qu'on vient de
lire : « Epuisé par les travaux de la journée, je n'avais
durant la nuit que quelques heures pour délasser mes
membres fatig'ués. Souvent il m'arrivait, pendant ce court
repos, d'oublier ma nouvelle fortune ; et lorsqu'aux pre-
mières blan<-heurs de l'aube, les trompettes du camp ve-
naient à sonner l'air de Diane, j'étais étonné d'ouvrir les
yeux au milieu des bois. Il y avait pourtiVJit un charme à ce
réveil du guerrier échappé aux périls de la nuit. Je n'ai
jamais entendu, sans une certaine joie belliqueuse, la fan-
fare du clairon, répétée par l'écho des rochers, et les pre-
miers hennissements des chevaux qui saluaient l'aurore.
J'aimais à voir le camp plongé dans le sommeil, les tentes
encore fermées, d'où sortaient quelques soldats à moitié
vêtus, le centurion qui se promenait devant les faisccau.\
d'armes en balançant son cep de vigne, la sentinelle immo-
bile qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé
dans l'attitude du silence, le cavalier qui traversait le fleuve
coloi'é des feux du matin, le victimaire qui puisait l'eau du
sacrifice, et souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui
regardait boire son troujjcau. » Il y a certes dans ce morceau
plus d'art que dans celui de Vauvenargues, mais moins de
sentiment, une imagiuiition plus ri<-he et plus colorée, maie
une sincérité moins linichaiite et moins ingénue,
46 VAUVKX ARGUES.
situations désespérées, dit Vauvenargues, on peut
prendre des partis violents; mais il faut qu'elles
soient désespérées. Les grands hommes s'y aban-
donnent quelquefois par une secrète conGance aux
ressources qu'ils ont pour subsister dans les extré-
mités ou pour en sortir à leur gloire Si on est
obligé de prendre des résolutions extrêmes, il faut
les embrasser avec courage et sans prendre conseil
des gens médiocres*. »
Il n'est pas jusqu'aux libres de son cœur qui,
dans cette vie si bien faite pour l'endurcissement,
ne fussent devenues plus sensibles encore et plus
tendres.
L'Éloge funùbre qu'il composa à cette époque
pour le jeune de Seytres, mort à dix-huit ans pen-
dant le siège de Prague, nous en est un touchant
témoignage. De Seytres était sous-lieutenant dans
le régiment de Vauvenargues, et celui-ci s'était
pris pour lui d'une profonde affection. C'était une
intimité d'intelligence et de sentiment qui allait
jusqu'à la piété et à la tendresse. « Xaturellement
plein de grâce, dit-il en nous le dépeignant, les
traits ingénus, l'air ouvert, la physionomie noble
et sage, le regard doux et pénétrant, on ne le
voyait pas avec indifférence; d'abord son aimable
extérieur prévenait tous les cœurs ])Our lui , et
1 . Conseils à un jeune homme, j! (!.
VIE MILITAIHK. 47
quand on était à portée de connaître son caractère,
alors il fallait adorer la beauté de son naturel. »
Vauvenargues aimait surtout de Seytres parce
qu'il se reconnaissait en lui : « Seytres était né
ardent, nous dit-il encore; son imagination le por-
tait au delii des amusements de son âge et n'était
jamais satisfaite; tantôt on remarquait en lui quel-
que chose de dégagé et comme au-dessus du plaisir,
dans les chaînes du plaisir même; tantôt il semblait
qu'épuisée, desséchée par son propre feu, son âme
abattue languissait de cette langueur passionnée
qui consume un esprit trop vif; et ceux qui con-
fondent les traits et la ressemblance des choses le
trouvaient alors indolent. Mais sa paresse n'avait
rien de faible ni de lent; on y aurait remarqué
[)lutôt quelque chose de vif et de lier. » Et, ainsi
(ju'il arrive lorsqu'on aime, il s'était fait de son ami
une image idéale qui se confondait avec son propre
idéal : « Tu ne m'as connu qu'un moment; et
lorsque nous nous sommes connus, j'avais rendu
mille fois en secret un hommage mystérieux à tes
vertus.... Hélas, je croyais posséder l'objet d'une
si touchante illusion et je lai perdu pour toujours. »
Malgré quehpies parties déclamatoires, ce discours
funèbre fait honneur à celui qui s'y est éj)anché.
Quand Voltaire en prit connaissance deux ans plus
tard, il ne s'y tronipa point : « Voilà, dit-il, la pre-
mière oraison funèbre (|ue le cœur ait dictée; toutes
48 VAUVENAUGUES.
les autres sont l'ouvrage de la vanité. » C'était bien,
en effet, dans la sincérité de sa douleur que Vau-
venargues l'avait composée, et il aurait pu y mettre
la belle épigraphe qu'on voit en tête d'un acte de
fondation pieuse du xi'^ siècle : « Pro remedio
animse mese. — Pour le soulagement de mon
âme. j)
Quant à sa pensée, jamais Vauvenargues ne
l'avait sentie plus active t[ue jiendant ces deux
années de campagne : elle s'était étendue et for-
tifiée au contact des faits et dans la variété des
situations. Le soir, au bivouac ou sous la tente, il
avait trouvé le moyen de noter les idées qui lui
étalent venues pendant le jour; il avait profité
des repos du cantonnement ou de ses loisirs à
Prague pour les ordonner et les développer; et il
avait ainsi rapporté dans ses bagages un Discours
sur la gloire, un Discours sur les plaisirs, les
Conseils à un Jeune Iiomuie (tous ces écrits avaient
été composés pour de Seytresj, un Parallèle entre
Corneille et Racine, un Fragment sur les orateurs
et une Méditation sur la foi.
Mais, comme il n'est pas d'cxenq)le (jue l'ex-
périence n'entraîne avec soi quelque désillusion,
quand Vauvenargues revint en France, au mois de
décembre 1743, un grand changement s'était pro-
duit dans les idées qu'il s'était formées jusqu'alors
sur le but et la direction de sa vie.
CHAPITRE II
SAf VEN.VRGUES ECRIVAIX. AMITIE DE VOLTAIRE.
DERNIÈRES ANNÉES.
D'abord, l'état de sa santé, ruinée par deux cam-
pagnes successives, lui faisait une obligation de
renoncer à la vie militaire : les plaies de ses mem-
bres gelés pendant la retraite de Prague se rou-
vraient; ses yeux perdaient la vue; son corps
anémié était perclus de douleurs : et il n'avait que
vingt-neuf ans.
Ensuite, le prestige de la carrière des armes,
que les médiocrités de la vie de garnison n'avaient
pu autrefois ternir à ses yeux, n'avait pas résisté
à l'épreuve de la guerre d'Allemagne. On avait
affronté les plus grands périls; on avait enduré
les plus cruelles misères : on n'avait pas rapporté
de gloire. Il avait vu Bclle-Isle, ce grand ambitieux
qui rêvait aussi d'égaler Richelieu et Turenne,
4
50 VAUVENARGUES.
tombé du haut de ses espérances, vaincu et dis-
gracié. Il avait assisté en Bohème aux querelles
mesquines et désastreuses des maréchaux. Lors-
qu'il gisait à l'hôpital, souffrant d'épuisement et
des meurtrissures de ses jambes, il avait pu y per-
cevoir l'écho des plaisanteries et des railleries par
lesquelles on avait accueilli à Paris et à Versailles
la nouvelle de cette retraite héroïque où une armée
française s'était sacrifiée pour sauver son hon-
neur :
Quand Belle-Islc partit,
Une nuit,
De Prague à petit bruit,
Il disait à la lune :
H Lumière de mes jours,
Astre de ma fortune.
Prolongez votre cours ».
Pour un plus grand dessein,
Un matin,
Josué fit soudain
Retourner en arrière
L'astre brillant du jour;
Il cherchait la lumière;
Fouquet la craint toujours.
Frédéric II, qui nous a fait la honte de con-
signer ce couplet dans son Histoire, a ajouté :
« En pareille occasion, on aurait jeûné à Londres,
exposé le sacrement à Rome, coupé des têtes à
Vienne; il valait encore mieux se consoler par une
épigramme ».
L'esprit même de l'armée était bien changé
VAUVENARGUES ECRIVAIN. 51
depuis que Vauvenargues y avait débuté. La dis-
cipline avait perdu toute vigueur et tout ressort,
non seulement dans la troupe, mais parmi les offi-
ciers : les désordres et les vices qui allaient éclater
pendant la guei^re de Sept Ans étaient nés pendant
la guerre de la succession d'Autriche. Les impres-
sions désolantes que Vauvenargues rapportait d'Al-
lemagne à cet égard se retrouvent dans un curieux
fragment qu'il avait intitulé lui-même : Sur les
armées d'à présent. « Le courage, dit-il, que nos
ancêtres admiraient comme la première des vertus,
n'est plus regardé, peu s'en faut, que comme une
erreur populaire ; et, quoique tous n'osent avouer
dans leurs discours ce sentiment, leur conduite le
manifeste. Le service de la patrie passe pour une
vieille mode, pour un préjugé; on ne voit plus dans
les armées que dégoût, ennui, négligence, mui^-
mures insolents et téméraires; le luxe et la mol-
lesse s'y produisent avec la même effronterie qu'au
sein de la paix; et ceux qui pourraient, par l'auto-
rité de leurs emplois, arrêter le progrès du mal,
l'entretiennent par leur exemple. Des jeunes gens,
poussés par la faveur au delà de leurs talents et
de leur âge, font ouvertement mépris de ces places
qu'ils ne méritent pas, en effet, d'occuper; des
grands, qui seraient tenus, par le seul respect de
leur nom, à cultiver l'estime et l'affection de leurs
troupes, se cachent, puisqu'il faut le dire, ou se
52 VAUVEXAUCUES.
cantonnent, et forment jusque dans les camps de
petites sociétés où ils s'entretiennent encore du
bon ion, et regrettent l'oisiveté et les délices de
Paris. Ces messieurs s'ennuient du genre de vie
que l'on mène à l'armée ; et comment pourraient-ils
s'en contenter, n'ayant ni le talent de la guerre, ni
l'estime de leurs troupes, ni le goût de la gloire? »
Et il achève le tableau par cette phrase où l'allu-
sion personnelle est évidente : « Pendant ce temps,
les officiers sont accablés de dépenses que le faste
des supérieurs introduit et favorise ; et bientôt le
dérangement de leurs affaires, ou l'impossibilité
de parvenir et de mettre en pratique leurs talents,
les obligent à se retirer, parce que les gens de
courage ne sauraient longtemps souffrir l'injustice
ouverte, et que ceux qui travaillent pour la gloire
ne peuvent se fixer à un état où l'on ne recueille
aujourd'hui que de la honte ».
Ces diverses raisons mûrement considérées, le
parti d'abandonner le service militaire s'était arrêté
dans son esprit. L'arabition littéraire était étran-
gère à cette décision, et les conseils de Mirabeau
n'y étaient pour rien. A cette époque de sa vie,
Vauvenargues conservait encore un goût trop vif
de l'action extérieure pour se laisser attirer vers
la carrière des lettres. Il songeait à la diplomatie.
Cette idée s'était présentée déjà à son esprit quel-
ques mois auparavant, dans l'intervalle des deux
VAUVE\AR(;UES ECRIVAIN. 53
expéditions d'Allemagne; mais la reprise des hos-
tilités l'avait empêché d'y donner suite. Il avait fait
choix de cette carrière, d'abord parce qu'elle était à
ses yeux une forme de l'action noble, brillante et
telle qu'il la souhaitait, ensuite parce qu'il se recon-
naissait une secrète disposition à la bien parcourir.
Le renom d'un d'Ossat, d'un Richelieu, d'un Wil-
liam Temple lui paraissait digne de son ambition,
et il s'attribuait plus d'un titre à y prétendra, entre
autres la connaissance de l'âme humaine et cet
« esprit de manège » dont il a parlé si ingénieuse-
ment et qui consiste à pénétrer les consciences, à
s'insinuer dans le cœur des hommes, à leur arra-
cher leur secret pour les gouverner*. Enfin, il pen-
sait que « les grandes j)laces instruisent pronj[)tc-
mentles grands esprits», et comme il se sentait l'âme
haute, il se croyait propre aux plus hauts emplois.
A cet égard, Vauvenargues se faisait quelque
illusion. Ses écrits ne dénotent nullement l'apti-
tude qu'il se croyait à la gestion des intérêts
publics. Les considérations politiques que lui ont
suggérées ses lectures ne portent pas le caractère
précis et [)0sitif qui est la qualité essentielle de ces
sortes de réflexions ; l'idée morale y tient trop de
|)lace; et, si l'on y reconnaît presque toujours la
pensée élevée du philosophe ou l'imagination cliar-
1. Essai sur rjiic/tjitcs cuiaclcrcs, § 3;{.
54 VAUVEXAUGUES.
mante du poète, on n'y rencontre jamais les vues
claires et pratiques de riiorame d'Etat. Quant aux
opinions qu'il s'était formées au contact des faits,
elles ne révèlent en lui qu'une intelligence mé-
diocre des affaires administratives et diplomati-
ques. Sous ce rapport, le grand conflit européen
dont il a eu pendant deux ans le spectacle sous les
yeux, ne lui a rien appris. Dans la guerre de la
succession d'Autriche il n'a pas su voir au delà
du cercle de son observation immédiate : le sens et
la portée des graves questions qui se débattaient
au centre de l'Allemagne semblent lui avoir tout à
fait échappé. Supposez, au contraire, un Retz par-
ticipant aux mêmes événements, témoin des folles
ambitions de Belle-lsle, de lliéroïsme de Marie-
Thérèse, des convoitises et des intrigues de Fré-
déric, comme il eût vivement saisi l'ensemble et
le détail des choses! quelle collection originale de
maximes politiques on eût certainement tirée du
recueil de ses impressions quotidiennes !
Quoi qu'il en soit, dès son retour à Arras (dé-
cembre 1743 , Vauvenargues résolut de mettre son
projet à exécution et, sans plus tarder, il adressa
au roi la requête suivante :
« Sire,
« Pénétré de servir, depuis neuf ans, sans espé-
rance, dans les emplois subalternes de la guerre.
VAUVEXAUGUES ECRIVAIN. 55
avec une faible santé, je me mets aux pieds de Votre
Majesté, et la supplie très humblement de me faire
passer du service des armées, où j'ai le malheur
d'être inutile, à celui des affaires étrangères, où
mon application peut me rendre plus propre. Je
n'oserais dire à Votre Majesté ce qui m'inspire la
hardiesse de lui demander cette grâce; mais peut-
être est-il difficile qu'une confiance si extraordi-
naire se trouve dans un homme tel que moi, sans
quelque mérite qui la justifie.
« Il n'est [)as besoin de rappeler à Votre Majesté
quels hommes ont été employés, dans tous "les
temps, et dans les. affaires les plus difficiles, avec
le plus de bonheur. Votre Majesté sait que ce sont
ceux-là mêmes qu'il semblait que la fortune en eût
le plus éloignés. Et qui doit, en effet, servir Votre
Majesté avec plus de zèle qu'un gentilhomme qui,
n'étant pas né à la cour, n'a rien à espérer que de
son maître et de ses services? Je crois sentir, Sire,
en moi-même, que je suis appelé à cet honneur,
par quelque chose de plus invincible et de plus
noble cjue l'ambition. »
Cette lettre et celle c[u'il envoyait par le même
courrier à Amclot , ministre des affaires étran-
gères, pour solliciter un emploi dans son dépar-
tement, étant restées sans réponse, Vauvcnargues
revint bientôt à la charge avec une certaine viva-
cité. « Je suis sensiblement touché, écrivait-il de
56 VAUVENARGUES.
nouveau au nilnistre, que la lettre que j'ai eu l'hon-
neur de vous écrire, et celle que j'ai pris la liberté
de vous adresser pour le roi, n'aient pas pu attirer
votre attention. Il n'est pas surprenant, peut-être,
qu'un ministre si occupé ne trouve pas le temps
d'examiner de telles lettres; mais, monseigneur,
me permettez-vous de vous dire que c'est cette
impossibilité morale où se trouve un gentilhomme
qui n'a que du zèle, de parvenir jusqu'à son maître,
qui fait le découragement que l'on remarque parmi
la noblesse des provinces, et qui éteint toute, ému-
lation?
« J'ai passé, monseigneur, toute ma jeunesse loin
des distractions du monde, pour tâcher de me
rendre capable des emplois où j'ai cru que mon
caractère m'appelait, et j'osais penser qu'une
volonté si laborieuse me mettrait, du moins, au
niveau de ceux qui attendent toute leur fortune de
leurs intrigues et de leurs plaisirs. Je suis pénétré,
monseigneur, qu'une confiance, que j'avais princi-
palement fondée sur l'amour de mon devoir, se
trouve entièrement déçue. Ma santé ne me permet-
tant plus de continuer mes services à la guerre, je
viens d'écrire à M. le duc de Biron, pour le prier
de nommer à mon emploi. Je n'ai pu, dans une
situation si malheureuse, me refuser de vous faire
connaître mon désespoir : pardonnez-moi, monsei-
gneur, s'il me dicte quelque expression qui ne soit
AMITIE DE VOLTAIRE. 57
pas assez mesurée. Je suis, avec le plus j)rotond
respect, etc. »
Il est probable que cette seconde requête, malgré
une réponse assez vague d'Amelot, n'aurait pas eu
plus de succès que la première, si une influence
puissante ne s'était exercée en faveur du jeune ofli-
cier démissionnaire, celle de Voltaire.
Le protecteur et le protégé ne se connaissaient
que depuis peu de temps, et leurs relations forment
un des chapitres les plus curieux de l'histoire lit-
téraire du xviii"^ siècle.
Pendant le court séjour que Vauvenargues avait
fait en France pour rétablir ses forces, entre la
retraite de Prague et la campagne de Dettingen,
il avait eu l'idée d'écrire à Voltaire, qu'il n'avait
jamais vu, pour soumettre à son autorité une ques-
tion de critique qui depuis longtemps, disait-il, le
préoccupait, celle de la grandeur respective des
génies de Corneille et de Pvacine. 11 reprochait à
l'auteur du Ciel la recherche des âmes et des
situations extraordinaires, le caractère forcé et
« supérieur à la nature « de tous ses héros, l'im-
puissance à « donner de la vie à ses propres inven-
tions », le mauvais goût, l'emphase et la décla-
mation ; il lui reprochait surtout de s'être inspiré
des Latins et des Espagnols, et d'avoir préféré
leur « enflure » à la simplicité noble et touchante
des « divins génies de la Gi'ècc ». Et il poursui-
58 VAUVEXARGUES.
vait : « Racine n'est j)as sans défauts : quel homme
en fut jamais exempt? mais qui donna, jamais, au
théâtre, plus de pompe et de dignité? qui éleva plus
haut la parole, et y versa plus de douceur? Quelle
facilité, quelle abondance, quelle poésie, quelles
images, quel sublime dans Athalic, quel art dans
tout ce qu'il a fait! quels caractères! Et n'est-ce
pas encore une chose admirable qu'il ait su mêler
aux passions, et à toute la véhémence et à la naï-
veté du sentiment, tout l'or de l'imagination? En
un mot, il me semble aussi supérieur à Corneille
par la })oésie et le génie, que par l'esprit, le goût
et la délicatesse. » — « Les héros de Corneille,
écrivait-il encore, disent de grandes choses sans
les inspirer; ceux de Racine les inspirent sans
les dire. »
Peut-être se montrait-il trop sensible aux défauts
de Corneille, à cette grandeur outrée, bien diffé-
rente en effet de la grandeur vraie, et n'admirait-il
pas assez franchement les parties supérieures de
ce puissant génie. Mais jamais on n'avait encore
mieux apprécié, mieux « aimé >•> plutôt Racine; car
dans le sentiment que Vauvenargues exprime à son
égard il y a presque de la tendresse.
Au ton de cette lettre, ix des réflexions telles que
celle-ci : « De mille personnes qui lisent il n'y en
a peut-èlre pas une qui ne préfère en secret l'es-
prit de M. de Fontenelle au sublime de M. de
AMITIE DE VOLTAIRE. 59
Meaux, et l'imagination des Lettres persanes à la
perfection des Lettres provinciales; c'est que les
choses ne font impression sur les hommes que
selon la proportion qu'elles ont avec leur génie » ;
à toutes ces marques d'une pensée originale et forte,
Voltaire discerna avec une sûreté de coup d'œil
qui fait honneur à sa critique le talent inconnu
qui s'adressait à lui. Il prit aussitôt la plume et
expédia « à Monsieur de Yauvenargues, capitaine
au Régiment du Roi », une réponse fort longue :
« Depuis que j'entends raisonner sur le goût, lui
disait-il, je n'ai rien vu de si (in et de si appro-
fondi que ce que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire. Il n'y avait pas quatre hommes, dans le
siècle passé, qui osassent s'avouer à eux-mêmes (jue
Corneille n'était souvent qu'un déclamateur; vous
sentez, monsieur, et vous exprimez cette vérité, en
homme qui a des idées bien justes et bien lumi-
neuses. Je ne m'étonne point qu'un esprit aussi
sage et aussi (in donne la ))référence l\ l'art de Ra-
cine, à cette sagesse toujours éloquente, toujours
maîtresse du cœur, cpii ne lui fait dire que ce qu'il
faut, et de la manière dont il le faut; mais, en
même temps, je suis jjcrsuadé ((ue ce même goût,
qui vous a fait sentir si bien la supériorité de l'art
de Racine, vous fait admirer le génie de Cor-
neille. )> Et Voltaire terminait sa lettre par ces
mots qui, sous sa plume, étaient un singulier hom-
60 VAUVEXAIIGUES.
mage : « Je suis fâché que le parti des armes, que
vous avez pris, vous éloigne d'une ville où je serais
à portée de m'éclairer de vos lumières » (15 avril
1743j.
L'auteur de Zaïre et des Lettres philosophiques
joignait à sa réponse un exemplaire de tous ses
ouvrages.
La dispute sur la préférence de Racine à Cor-
neille n'offre plus grand intérêt à nos yeux, et ces
sortes de jugements, dans ce qu'ils ont d'absolu,
nous semblent aujourd'hui peu sérieux en matière
d'art et de littérature. Cinquante années après
Vauvenargues, Schiller, Schlegel, et toute l'école
allemande avec eux, pourront rouvrir le débat et
se jirononcer aussi en faveur de Racine, sans que
la question ait fait un pas. Mais cet échange de
vues était un heureux début pour le jeune penseur,
encore sans nom, auprès de l'illustre écrivain qui
possédait la faveur publique. Quand leurs relations,
interromjjues un instant par la campagne d'été de
1743, se renouèrent, la sympathie intellectuelle
de Voltaire pour Vauvenargues était devenue de
l'amitié.
Cette amitié fut marquée dans le cœur de Vol-
taire d'un caractère qu'aucun de ses attachements
ne porta jamais; il éprouvait en présence de Vau-
venargues un scnlinicnt que personne au monde ne
sut lui inspirer cl (|ui semblait même étranger à
AMITtK DE VOLTAIRK. 01
SU nature : le respect. Dès le début de leurs rap-
ports et malgré la différence .des âges (Voltaire
avait 49 ans lorsqu'ils se connurent!, il subit l'as-
cendant moral de son jeune ami; il reconnaissait
en lui une créature d'élite, une âme d'une autre
race, un être supérieur à son temps : « Ce siècle,
lui disait-il, ne vous méritait pas; mais enfin il
vous possède, et je bénis la nature ».
Marmontel, introduit dans l'intimité de ces deux
rares esprits, a tracé dans ses Mémoires un tableau
charmant des entretiens où chacun d'eux livrait le
meilleur de soi, ce qu'il avait de plus vif, de plus
naturel et de plus convaincu : « Les conversations
de Voltaire et de Vauvenargues, écrit-il, étaient ce
que jamais on peut entendre de plus riche et de
plus fécond. C'était, du côté de Voltaire, une abon-
dance intarissable de faits intéressants et de traits
de lumière. C'était, du côté de Vauvenargues, une
éloquence pleine d'aménité, de grâce et de sagesse.
Jamais dans la dispute on ne mit tant d'esprit, de
douceur et de bonne foi, et, ce qui me charmait plus
encore, c'était, d'un côté, le respect de ^'auvenar-
gues pour le génie de \ oltaire, et, de l'autre, la
tendre vénération de Voltaire pour la vertu de Vau-
venargues : l'un et l'autre, sans se flatter, ni par de
vaines adulations, ni par de molles complaisances,
s'honoraient à mes yeux par une liberté de pensée
qui ne troublait jamais l'harmonie et l'accord de
62 VAUVENARGUES.
leurs sentiments mutuels '. » Et, quarante ans plus
tard, le même Marmontel, se rappelant avec émo-
tion ces belles heures de sa jeunesse, se prenait
à regretter que l'auteur de Zaïre n'eût pas fait
pour Yauvenargues ce que Platon et Xénophon
avaient fait pour Socrate, et n'eût pas fixé, en
quelques Dialogues de forme antique, le souvenir
et comme le parfum de ces entretiens exquis ^.
La correspondance qu'échangeaient les deux
amis ne témoigne pas seulement de la tendre affec-
tion qui les unissait; elle révèle encore le prix que
Voltaire — si impatient, par nature, de toute cri-
tique, si indocile aux conseils — attachait aux juge-
ments littéraires de son jeune confident. Je citerai,
à cet égard, une lettre de Yauvenargues, écrite en
mai 174G, alors que Voltaire mettait la dernière
main à sa tragédie de Sémiraniis ^. On sait que
l'auteur de Mérope, jaloux des succès du vieux
Crébillon, irrité de l'entendre appeler « le Sophocle
du siècle », indigné de la préférence qu'on affec-
tait de donner à Rhadaniiste et Catiima sur '/.aïre
et Malinmet, avait résolu d'affirmer sa supériorité
1. Mémoires, liv. III.
2. Lettre à Mme d'Espagnac, 6 octobre 1796.
3. La tragédie de Sémiraniis, ooniposéc dans les pre-
miers mois de 1746, pour les relevailles de la dauphine
Alaric-ïhérèse, ne put être représentée que deux ans et
demi plus tard, le 21) août 1748, à cause de la mort de
cette jjriuccsse.
AMITIE DE VOLTAIRE. 63
par un chef-d'œuvre indiscutable et d'écraser par
un coup de maître le rival qu'on prétendait lui
opposer. A(in de mieux marquer son intention et
de donner })lus d'éclat à son triomphe, il avait fait
choix du sujet de Scmiramis que trente ans aupa-
ravant Crébillon, alors dans la force de son talent,
avait déjà mis à la scène. Les circonstances dans
lesquelles Voltaire allait affronter le jugement du
public avaient donc une particulière gravité. Sa
tragédie terminée, il en adressa aussitôt le manu-
scrit à son ami et sollicita avec instance sa critique.
Voici avec quel tact ^ auvenargues sut ménager
l'amour-propre du grand écrivain qui le consul-
tait et lui faire entendre un sage avis :
« Ce qui a fait que je vous ai si peu parlé de
votre tragédie est que mes yeux souffraient extrê-
mement lorsque je l'ai lue et que j'en aurais mal
jugé après une lecture si mal faite. Elle m'a paru
pleine de beautés sublimes. Vos ennemis répan-
dent dans le monde qu'il n'y a (pio votre premier
acte qui soit supportable et que le reste est mal
conduit et mal écrit. On n'a jamais été si horri-
blement déchaîné contre vous qu'on l'est depuis
quatre mois. Vous devez vous attendre que la
plupart des gens de lettres do Paris feront les
derniers efforts pour faire tomber votre pièce. Le
succès médiocre de ht Princesse de Ncwarre et du
Temple de hi 'gloire leur fait déjà dire que vous
G4 VAUVENARGUES.
n'avez plus de génie. Je suis si choqué de ces im-
pertinences qu'elles me dégoûtent non seulement
des gens de lettres, mais des lettres mêmes. Je
vous conjure, mon cher maître, de polir si bien votre
ouvrage qu'il ne reste à l'envie aucun prétexte pour
l'attaquer. Je m'intéresse tendrement à votre gloire,
et j'espère que vous pardonnerez au zèle de l'amitié
ce conseil dont vous n'avez pas besoin ^ »
Tant que Vauvenargues vécut, Voltaire lui pro-
digua les preuves de son affection; quand la mort
les eut séparés, l'illustre écrivain se fit un pieux
devoir de rendre à son ami disparu un hommage
public de tendresse et de vénération. Un Éloge
funèbre des officiers morts pendant la guerre de
11kl lui servit de prétexte à consacrer cette
chère mémoire. « Par quel prodige avais-tu , à
l'âge de vingt-cinq ans , la vraie philosophie et
la vraie éloquence, sans autre étude que le secours
de quelques bons livres? Gomment avais-tu pris
un essor si haut dans le siècle des petitesses?
Et comment la simplicité d'un enfant timide cou-
vrait-elle cette profondeur et cette force de génie?
Je sentirai longtemps avec amertume le prix de ton
amitié C'est ta perte qui mit dans mon cœur ce
1. Voir, en tète du volume, le fac-similé de celle leltre, dont
l'original est aux manuscrits du British Muséum (Eg. 41).
Bien que non dalée, elle est certainement du lundi "23 mai
1746, car elle répond à un billet de Voltaire écrit la veille
et qui porte la date du dimanche 22 mai 1746.
AMITIE DE VOLTAIRE. 65
dessein de rendre quelque honneur aux cendres de
tant de défenseurs de l'Etat, pour élever aussi un
monument à la tienne. Mon cœur rempli de toi a
cherché cette consolation », etc. Après ce mor-
ceau on peut relire la belle page de Pline sur la
mort de Corellius Rufus, ou bien encore l'admirable
lettre de Montaigne sur la mort de La Boétie : c'est
le même sentiment, aussi pur et aussi touchant. A
travers les âges, l'âme humaine est constante à elle-
même : les fibres profondes rendent toujours les
mêmes accents.
On s'est demandé quelle eilt été, si Vauvenar-
gues avait vécu, son influence sur Voltaire. Il y
avait entre eux une trop grande différence de
nature et une trop forte disproportion de génie
pour que cette action fût sérieuse. Et puis, pour
dire toute ma pensée, je ne crois |v;is que leur inti-
mité eût beaucoup duré : elle était nécessairement
fragile et éphémère. Le temps était passé de ces
grandes amitiés littéraires dont l'antiquité, la
Renaissance et le xvii" siècle nous ont laissé de si
beaux exemples. Ces nobles commerces des esprits
et des âmes, qui faisaient le charme et la dignité
de toute une vie, n'étaient plus possibles au siècle
de Louis XV où les rivalités étnient si vives, où les
amours-propres étaient si follement excités, où les
parties les plus susceptibles de la personnalité hu-
maine étaient exposées à de continuels froissements.
5
66 VAUVENARGUES.
Sainte-Beuve pensait de même lorsqu'il écrivait
en un chapitre de Port-Royal : « Pour exprimer
toute ma superstition sur Vauvenargues, je me
l'imagine en vérité comme le génie de Voltaire
même, comme ce bon ange terrestre qui quelque-
fois nous accompagne ici-bas dans une partie du
chemin sous la ligure d'un ami. Mais il vient un
moment où la mesure est comblée; l'ange remonte;
le bon témoin, le génie sérieux, solide, pathétique
et clément, se relire trop offensé. Vauvenargues '
mourut et Voltaire, destitué de tout garant, alla de
plus en plus à l'ironie, à la bouffonnerie sanglante,
au ricanement de Pangloss, et à ne voir volontiers
dans l'espèce entière qu'une race de Welches, une
troupe de singes. »
A peine rentré en Finance (décembre 1743), Vau-
venargues sentit les effets de la protection de Vol-
taire. Celui-ci, sans attendre d'en recevoir la con-
fidence, avait pressenti que le génie (c'est le mot
dont il se servait dès la seconde lettre) de son
jeune ami devait se ti'ouver à l'étroit dans la car-
rière militaire et ne pouvait s'y développer. « Je
vous avoue, lui écrivait-il, que je suis encore plus
étonné que je ne l'étais que vous fassiez un métier,
très noble à la vérité, mais un peu barbare, et aussi
propre aux hommes communs et bornés qu'aux
gens d'esprit. » Et il s'occupa aussitôt de trouver
un autre emploi à son talent.
AMITIE DE VOLTAIRE. 67
Voltaire était alors dans une période de faveur à
la cour. Il revenait de sa fameuse ambassade à
Berlin, et, si cette mission n'avait pas eu le succès
qu'il en espérait, elle lui avait donné du moins un
certain crédit au Département des Affaires étran-
gères. Il reprit à son compte les démarches cpie
Vauvenargues avait tentées en vain auprès du mi-
nistre Amelot, et il eut la satisfaction d'annoncer
bientôt à son jeune ami la promesse formelle d'une
prochaine nomination dans la diplomatie.
Quand Vauvenargues reçut en Provence, où il
était allé chercher un peu de repos, cette heureuse
nouvelle, il n'était ])lus temps pour lui d'en profiter :
toutes ses espérances venaient de s'écrouler. Une
petite vérole, de l'espèce la plus maligne, quid'avait
mis au plus mal, avait ruiné à jamais sa santé déjà
si délicate. Défiguré par les traces de la maladie *,
souffrant de la poitrine, presque privé de la vue,
tout le corps |)erclus et épuisé, il se vit obligé de
remercier le ministre des desseins qu'il avait eus
un instant sur lui.
Quand on s'est proposé comme but dans l'exis-
tence la gloire, quand on a pris pour seul idéal l'ac-
1. L';iltéralioii rjiie les marques de la petite vérole avaient
fnit subir à sa phvsionoiuic lui était particulièrcincut péni-
ble ; elle lui causait un regret dont il a donné quelque part
une explication assez louchante, lorsqu'il a parlé « de ces
accidents qui défij^urent les traits naturels et qui empêchent
que L'iiine ne se ntaaifeste ».
68 VAUVENARGUES.
tion, quand on n'a rien ménagé pour réaliser son
rêve, le coup est rude de se trouver, à trente ans,
sans état, sans fortune, avec à peine la force de
vivre. Cependant, Yauvenargues ne perdit pas
courage; il pensait déjà que « le désespoir est la
pire de nos erreurs », et tout ce qu'il y avait en lui
d'ardeur et de fierté protesta contre la destinée qui
l'accablait. Il était aussi de race trop haute pour
tomber dans le défaut commun des natures vul-
gaires que les revers immérités et les déceptions
prématurées aigrissent ou dépravent ù jamais : il
garda sa sérénité, son amour de la vie, sa sympathie
aux choses, son indulgence aux hommes. Mais si son
âme sortait intacte, fortifiée même de cette épreuve,
c'est par d'autres voies qu'elle devait désormais
poursuivre son idéal. Puisque l'action effective,
l'action réelle — celle qui se déploie dans la car-
rière des armes comme celle qui s'exerce dans la
politique, — lui était interdite, il se rejeta vers
l'action par la pensée.
Ce fut là, j'imagine, une heure grave et doulou-
reuse, une de ces luttes intimes où se décide la
destinée morale d'un homme.
Des considérations d'ordre très différent aggra-
vaient, pour Yauvenargues, l'intensité de cette crise
de conscience.
D'abord, le sort même de sa vie matérielle était
enjeu. Sa famille, ne pouvant lui assurer une exis-
AMITIK DE VOLTAIRE. 69
tence indépendante, cherchait à le retenir en Pro-
vence; mais il sentait que le séjour de Paris, oii
l'appelaient à la fois l'amitié de Mirabeau et les con-
seils affectueux de ^'oltaire, était nécessaire à son
développement intellectuel et moral, et que vivre
dans la retraite au château de Vauvenargues, c'était
se condamner à l'impuissance et à l'étiolement : si
étroite et si pénible que dût être sa vie à Paris, il
la préférait cent fois à celle où on voulait le con-
traindre, parce qu'il l'estimait seule digne de lui.
Son père opposa à ces projets une résistance qui
semble avoir été assez vive, soit qu'il les désap-
prouvât formellement *, soit que, par tendresse
pour son fils, il ne le vît pas sans inquiétude s'en-
gager, loin de lui, dans une existence qui serait
pleine de risques, de difficultés et de misères. A
défaut de docuujents explicites sur ce point de la
vie de Vauvenargues , la biographie d'un autre
penseur — bien différent par la forme du génie et
1. Vauvcnai'g'ues semble avoir fait allusion à celle désap-
probation dans un fragment de l'Essai sur quelques carac-
tères (§ 47) ; les détails en sont curieux : « Anselme est outré
que son fils témoigne du goût pour les sciences ; il lui brûle
ses papiers et ses livres, et comme il a su que ce jeune
homme avait fait un souper avec des gens de lettres, il l'a
menacé de l'envoyer à la campagne, s'il continuait à voir
mauvaise compagnie. « Que ne lisez-vous, lui dit-il, puisque
« vous aimez la lecture, l'histoire de votre maison? Vous ne
« trouverez pas là des savants, mais des hommes de la bonne
« sorte; c'est vous qui serez le premier pédant de votre
« race !
70 VAUVEXARGUKS.
par les idées, mais égal par la noblesse du carac-
tère et presque parent par l'infortune — Leo-
pardi, — suffirait à nous instruire : les supplica-
tions éloquentes que le poète-philosophe italien
adressait au comte Monaldo pour se soustraire à
l'atmosphère étouffante de Recanati nous donnent,
sans doute, le ton et le sens de celles que le vieux
marquis de Vauvenargues dut entendre de son lils.
Celui-ci (comme il advint aussi à Leopardi) finit
cependant par passer outre aux volontés paternelles
et sacrifia le bien-être, dont son corps épuisé de
maux avait tant besoin, aux fins supérieures que
poursuivait sa pensée.
Pour une âme forte et courageuse, le renonce-
ment aux commodités de la vie était encore facile;
mais l'adoption de la carrière des lettres entraînait
pour Vauvenargues un sacrifice dun autre genre et
qui dut paraître plus pénible à sa nature fière, sen-
sible à l'excès, toute pénétrée des traditions et des
préjugés de sa race.
C'était, en effet, un parti délicat pour un gentil-
homme de faire profession de littérature. Dans
l'armée, où Vauvenargues avait vécu jusqu'alors,
un esprit très étroit régnait à cet égard, beau-
coup plus étroit que dans la société aristocratique
de Versailles et de Paris qui, en rapports ])lus di-
rects avec les honimcs de lettres, savait dcjà fort
bien les attirer et les flatter, si du moins elle ne les
AMITIE DE VOLTAIRE. 71
estimait. Il était assez naturel aussi, assez humain
que Vauvenargues, dont le marquisat n'était pas
ancien, n'eût pas l'esprit très libéral sur ce point,
et hésitât à s'élancer dans une voie où un Bussy et
un La Rochefoucauld n'avaient pas craint de dé^
roger.
Mais ce n'étaient pas seulement des préjugés de
caste, c'étaient aussi des répugnances de tempéra-
ment qui l'arrêtaient. Vers le temps de la Régence,
l'écrivain, tel qu'il existait au xvii" siècle, s'était
transformé en homme de lettres ; il ne vivait plus
hors du monde ou sur les confins du monde; il s'y
était mêlé, et sa moralité y avait considérablement
perdu. A quelques exceptions près, il n'est pas de
race plus méprisable que cette gent littéraire du
xviii" siècle, plate, servile, orgueilleuse, libertine,
débraillée, vivant à l'aventure ou entretenue des
pensions qu'elle mendiait, parasite et payant son
écot d'une saillie, d'une flatterie ou d'une épi-
gramme, masquant la bassesse de son âme sous
l'insolence de ses propos, sans caractère ni di-
gnité. S'il ne la connaissait pas encore d'expé-
rience, Vauvenargues la devinait fort bien, et lors-
que Mirabeau, dont la nature se froissait moins
facilement, lui en vantait l'agréable commerce, il
répondait d'instinct à son ami : « Je vous dirai
franchement ([u'ntcz quehpies grands génies dont
je respecte les noms, le reste ne m'inq)ose pas » ; et
72 VArVENAROUES.
il leur adressait le plus grave de tous les reproches,
celui de « ne point sentir et de n'avoir point
d'âme ».
Il faudra que de grands changements se soient
opérés dans l'esprit de Vauvenargues, qu'il ait beau-
coup souffert et beaucoup pensé, pour qu'il en arrive
à déclarer « qu'il vaut mieux déroger à sa qualité
qu'à son génie ». Et encore ne se sera-t-il pas assez
affranchi de ses préjugés et de ses scrupules pour
consentir à signer de son titre * et de son nom son
premier livre, le seul qui ait été publié de son
vivant.
^Nlais ces diverses considérations, si importantes
qu'elles fussent, ne durent tenir cependant qu'une
place secondaire dans la crise que traversait alors
Vauvenargues. Le point capital de ce conflit intime
fut l'antithèse absolue, la séparation profonde qu'il
apercevait entre le monde de l'action et celui de la
pensée. A ses yeux, il n'existait encore quune seule
forme d'action, celle qui se traduit dans toutes les
manifestations extérieures de notre activité. Il ne
savait pas que, à côté de ce mode d'activité dont le
monde sensible est le théâtre, il en existe un autre
qui s'exerce non pas dans la réalité immédiate de la
vie, mais dans une réalité supérieure, dans le monde
1. VauvcnargTics avait pris le titre de marquis, du vivant
même de son père; car celui-ci lui survécut de près de
quinze ans.
AMITIi: DV. VOLTAIRE. 73
idéal. 11 ne voyait pas clairement qu'une pensée est
aussi une action, moins perceptible sans doute aux
yeux du vulgaire, moins prompte peut-être dans ses
effets, mais mille fois plus durable et })lus lointaine
dans ses résultats, infiniment puissante et féconde
dans ses répercussions mystérieuses, et que si,
dans l'ordre des faits, il est peu d'actes humains
dont les conséquences aient de beaucoup survécu à
celui qui l'exécute, de beaux sentiments, de glandes
idées opèrent à travers les siècles comme des actions
continues et éternelles. Il ne pouvait pas savoir
enfin que c'étaient Montesquieu, Voltaire et Rous-
seau qui seraient les maîtres de son siècle, que les
plus grands faits d'ordre politique paraîtraient de
bien modestes événements, comparés aux Lettres
philosophiques, l\V Esprit des lois et au Contrat social y
et que la longue série de guerres qui allait s'ouvrir
cincjuante années après lui, la |)lus prodigieuse
dépense d'activités humaines que le monde ait jamais
faite, aurait une action moins profonde sur les âmes
et produirait des effets historiques moins durables
que quelques paroles sonores échappées d'une
bouche éloquente ou (pielques pages légères dépo-
sitaires d'une pensée forte et hardie.
Yauvenargues a consigné en maint endroit de sa
correspondance et de ses œuvres le souvenir des
troubles qu'éprouva sa conscience à l'heure oii il
lui fallut choisir une carrière nouvelle et des regfrets
74 VAXJVENARGUES.
que lui causa le renoncement à la vie active. « Je
suis au désespoir, écrivait-il à son ami Saint- Vin-
cens, d'être réduit à un parti qui me répugne dans
le fond autant qu'il déplaît à ma famille; mais la
nécessité n'a point de loi. » Ailleurs, parlant de
l'homme d'action qui s'est condamné à être homme
de lettres, il faisait allusion à ces « luttes inté-
rieures » qu'il livre en lui « contre les dégoûts et
les humiliations de son métier * ». Il déplorait aussi
la triste condition de celui qui, tandis que les autres
hommes accomplissent de brillantes existences ,
doit se résigner à les raconter. Il disait enlin, comme
pour se consoler d'avoir abandonné les traces des
héros de l'action, des Richelieu, des Condé, des
Turenne : « Si nous ne sommes pas à même d'exé-
cuter de si grandes choses que ces hommes illus-
tres, qu'il paraisse du moins, par l'expression de
nos pensées, que nous n'étions pas inca])ables de
les concevoir - ».
Qui sait pourtant si la destinée ne lui fut pas
charitable de le soustraire à l'obligation de pour-
suivre plus longtemps son glorieux idéal. Réunis-
sait-il bien en lui les conditions nécessaires pour
l'atteindre? Dans son amour de la vie active, ne se
faisait-il pas illusion sur son aptitude à la prati-
quer? Ses qualités étaient-elles vraiment celles par
1. Essai sur quelques caractères, § 60.
2. Réflexions sur <lii'ers sujets, § 52.
DERNIEBES ANNEES. 75
lesquelles on s'impose dans l'ordre positif et on
triomphe des obstacles? J'imagine, au contraire,
que ses scrupules, sa conscience, sa parfaite sincé-
rité l'eussent mal servi dans son temps. Trop de
délicatesse a toujours nui à l'action, et de quelque
ardeur qu'on soit animé, on est mal armé pour agir
sur un siècle de scepticisme et de frivolité quand
on apporte au combat une âme trop pure et trop
lière. Comment l'épreuve de la réalité lui eût -elle
rendu son rêve ?
C'est dans ces conditions, c'est dans cet état
d'esprit que Yauvenargues arriva à Paris vers le
milieu du mois de mai 1745. L'exiguïté de ses res-
sources l'obligeant à l'existence la plus humble, il
s'installa dans une modeste maison meublée, l'hôtel
de Tours, rue du Paon '.
Il vécut là, fort retiré. On ne le vit ni au café
Procope, proche de la Comédie, ni au café Pradot,
au quai de l'Ecole, oii les gens de lettres s'assem-
blaient. L'esprit qui régnait dans ces réunions
suffisait à l'en écarter. On ne le rencontra pas non
plus dans le monde, dont il se tint toujoui's éloi-
gné , autant i)ar nécessité cpie par goût. Seuls
quelques amis, Voltaire, d'Argental, Marmontel,
le critique Bauvin, venaient par instants lui tenir
compagnie et goûter le charnic de son intimité.
1. Cette rue s'ouvrait alors près du couvent des Corde-
licrs, sur rcniplaccnicnt actuel de l'Ecole de médecine.
76 VAUVEXARGUES.
Dans sa retraite de l'hôtel de Tours, Vauvenar-
gues réalisa, à défaut du confort matériel, la condi-
tion première du bien-être moral, la solitude et le
recueillement : loin des bruits du dehors, il rentra
dans son âme et se renferma dans sa pensée.
Ainsi, à trente ans, sans instruction sérieuse,
avec peu de lecture, il allait se jeter dans la
grande lutte qui s'ouvrait alors et qui devait rem-
plir tout le siècle. Mais, à défaut de connaissances
apprises et d'études préparatoires, il avait beau-
coup vécu en lui-même et beaucoup réfléchi. Et
puis, une flamme intérieure, cette fièvre d'action
qui le consumait jusqu'au fond de son être, le for-
çait à agir dans le seul domaine qui lui restât ouvert,
celui des idées.
Il se mit donc à l'œuvre, et, reprenant ses notes,
développant ses observations, s'essajant à de plus
vastes compositions, il publia, au mois de février
1746, sous le voile de l'anonyme, un volume in-12
de moins de 400 pages qui contenait une Introduc-
tion à la connaissance de l'esprit humain, des
Réflexions sur divers sujets, des Conseils à un jeune
homme, des Réflexions critiques sur divers poètes,
deux Fragments sur les orateurs et sur La Bruyère,
une Méditation sur la foi, enfin une suite importante
de Paradoxes mêlés de Réflexions et de Maximes.
Nul succès n'accueillit ce volume à son apparition ;
c'est à peine si la presse littéraire s'en occupa. Le
DERNIERES ANNEES. 77
Mercure n'en parla point; le Journal de Trévoux le
cita dans ses « nouvelles littéraires » ; le Journal
des Savants, plus consciencieux, en donna un compte
rendu succinct, un « extrait », comme on disait
alors. Marmontel, qui venait de fonder avec Bauvin
l'Observateur littéraire ' , fit au livre de son ami l'hon-
neur d'une étude plus étendue, tout en réservant
quelque place aux critiques : « Je ne dissimulerai
pas, disait-il en terminant, qu'on a trouvé quelques
pensées obscures, quelques autres communes et peu
intéressantes, et moins de paradoxes que le titre ne
semblait en promettre ; mais ceux mêmes qui font
ces, critiques sont les premiers à rendre justice à
cet ouvrage où ils ont remarqué beaucoup de pro-
fondeur et d'invention pour le fond des choses et
beaucoup de simplicité dans la manière dont elles
sont offertes. C'est là ce qui doit être admiré de
nos jours, où tout n'est que superficie, et faire
oublier des défauts dont les ouvrages les i)lus ache-
vés ne sont pas exempts. »
Lorsque les Caractères de La Bruyère avaient
j)aru, en 1688, ils n'avaient guère trouvé meilleur
accueil dans la presse du temps. « L'ouvrage de
M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce
qu'il a une couverture et qu'il est relié comme les
autres livres. Ce n'est qu'un amas de pensées dét^^
1. Celte publication ne dura qu'une année.
78 VAUVENARGUES.
cliées. » Le Mercure, qui s'exprimait ainsi, con-
cluait que l'ouvrage était « directement au-dessous
de rien ». Quand l'exemple d'une telle injustice
n'eût pas suffi à consoler ^'auvenargues de l'indiffé-
rence du public à son égard, une approbation lui
vint qui consacrait son talent mieux que ne l'eût
fait toute la faveur du monde. Quelques jours à
peine après la publication de son volume, il rece-
vait de Voltaire ce billet :
« J'ai passé plusieurs fois chez vous pour vous
remercier d'avoir donné au public des pensées au-
dessus de lui — Il y a un an que je dis que vous
êtes un grand homme, et vous avez révélé mon
secret! Je n'ai lu encore que les deux tiers de votre
livre; je vais dévorer la troisième partie. Je l'ai
porté aux antipodes, dont je reviendrai incessam-
ment pour embrasser l'auteur, pour lui dire com-
bien je l'aime, et avec quel transport je m'unis à la
grandeur de son âme et à la sublimité de ses ré-
flexions comme à l'humanité de son caractère
Vous êtes l'homme que je n'osais espérer, et je vous
conjure de m'aimer. »
La lecture achevée, il lui écrivait encore : « J'ai
usé, mon très aimable philosophe, de la permission
que vous m'avez donnée; j'ai crayonné ^ un des
'l. L'exemplaire ainsi annote au crayon de la main de
Vollaire existe encore : il est déposé ù la Ijibliollicque
d'Aix.
DERNIERES ANNEES. 79
meilleurs livres que nous ayons en notre langue,
après l'avoir lu avec un extrême recueillement. J'y
ai admiré de nouveau cette belle àme si sublime, si
éloquente et si vraie ; cette foule d'idées neuves, ou
rendues d'une manière si hardie, si précise; ces
coups de pinceau si fiers et si tendres. Il ne tient
qu'à vous de séparer cette profusion de diamants
de quelques pierres fausses ou enchâssées d'une
manière étrangère à notre langue ; il faut que ce
livre soit excellent d'un bout à l'autre; je vous con-
jure de faire cet honneur à notre nation et à vous-
même, et de rendre ce service à l'esprit humain. Je
me garde bien d'insister sur mes critiques; je les
soumets à votre raison, à votre goût, et j'exclus
l'amour-propre de notre tribunal. J'ai la plus grande
impatience de vous embrasser. Adieu, belle âme et
beau génie. » (13 mai 1746.) *
1. Pour suivre le conseil de Voltaire, Vauveiiargucs reprit
aussitôt son œuvre et en propara une seconde édition qui
parut en 1747. « Je me suis attaché autant que j'ai pu, disait-
il dans le Discours préliminaire^ à corriger les fautes de lan-
gage qu'on m'a lait remarquer; j'ai retouché le style en
beaucoup d'endroits J'ai supprimé plus de deux cents
pensées, ou trop obscures, ou trop communes, ou inutiles.
J'ai changé l'ordre des maximes que j'ai conservées, j'en ai
expliqué quelques-unes, et jeu ai ajouté quelques autres.... »
lin 1797, le marquis de Fortia d'Urban, qui avait obtenu
de la famille et des amis de Vauvenargues quelques mor-
ceaux inédits, entreprit une nouvelle publication des u-uvres
qui formèrent deux volumes in-l'J.
Une quatrième cdiliou suivit bientôt (Paris, hSUG, 2 vol.
iii-8), précédée d'une étude de Suard sur la Vie cl les ccrils
80 VAUVENARGUES.
La mâle et noble pensée qui, à l'âge où le com-
mun des hommes prend à peine conscience de sa
tâche, avait déjà produit une œuvre digne de tels
éloges, allait brusquement s'éteindre.
Depuis son Installation à Paris en mai 1745, la
vie de Vauvenargues n'avait été qu'une longue
agonie. Le mal dont il souffrait s'aggravait de jour
en jour : la consomption le minait; les plaies de ses
jambes gangrenées se rouvraient; un voile d'ombre
descendait sur ses yeux à demi clos; la mort pre-
nait lentement possession de son corps.
Par surcroît, les soucis matériels s'ajoutaient à
ses maux physiques. Il était tombé dans un état
voisin de la misère, et il devait en souffrir cruel-
lement, car pour les natures délicates, pour celles
qui vivent surtout de la vie intérieure, le pire
inconvénient de la pauvreté n'est pas la privation
du bien-être, mais le contre-coup qu'elle a sur
l'activité de la pensée : la continuelle résistance
des choses stérilise les talents les plus féconds et
épuise les intelligences les plus vigoureuses.
Il y eut là, à de certaines heures, dans cette
modeste retraite de la rue du Paon, un spectacle
lie Vauvenargues. augmentée de quelques papes posthumes
et acrompagnéc des notes de Voltaire et de Morcllet.
Depuis lors, les œuvres de Vauvenargues ont été souvent
réimprimées. La première édition critique est celle de Gil-
bert (2 vol. in-S", 1857); la plus récente a paru chez Pion,
3 vol. in-l6, 1874.
DERNIERES ANNEES. 81
d'une rare grandeur morale, celui d'un liomme
jeune, ambitieux, épris de gloire, justement per-
suadé de sa valeur, conscient de l'œuvre qu'il por-
tait en soi, n'ayant pourtant connu dans la vie que
souffrances et déceptions, mais qui, à l'instant où
la mort vient le saisir, n'a pas un mot d'amertume,
pas un cri de révolte aux lèvres. Considérez ce que
chacun de ces termes — jeunesse, ambition, pas-
sion de la gloire, sentiment de la valeur jiersDn-
nelle et conscience de l'œuvre à accomplir — jus-
tilierait seul de récriminations désespérées contre
la destinée. Que de causes légitimes, semblc-t-il,
d'indignation et de rébellion!
Le cadre même dans lequel se déroulait ce
drame intime le rendait plus poignant : une pauvre
chambre d'hôtel, aux murs nus, à l'aspect froid et
triste, à peine chauffée, mal éclairée, trop vaste
encore pour les rares amis cjui venaient apporter
de temps à autre au mourant une parole de con-
solation et de soutien. 11 a fallu — soyez -en
persuadé — un moindre effort à André Ghénier
pour marcher avec courage à l'échafaud qu'à Vau-
venargues pour mourir si noblement dans sa soli-
tude misérable; car l'homme est un tel comédien
qu'une grande mise en scène et le souci de l'effet
à produire l'aident singulièrement à bien mourir.
Dans cette lente agonie qui dura plus d'un an,
l'âme de Yauvenargucs demeura-t-clle toujours
6
82 VAUVENARGUES.
ferme, sereine et maîtresse d'elle-même? Non; par
instants elle a payé tribut à la faiblesse humaine.
C'est la loi commune : les consciences les plus fortes
de l'humanité, au moment de l'épreuve suprême, ont
eu, comme les autres, leur angoisse et leur détresse
intime; mais la supériorité de leur nature les a si
vite ressaisies, leur défaillance a été si courte et
gi secrète,. que parfois le monde n'en a rien su.
J'imagine que chez Yauvenargues les heures
de découragement coïncidèrent avec les rechutes
de son mal, car, à deux ou trois reprises, une atté-
nuation, un répit dans ses souffrances, peut-être
simplement une de ces améliorations passagères
que la volonté opiniâtre de vivre opère parfois chez
les êtres pleins de jeunesse qui se sentent mourir,
avaient fait luire à ses yeux des promesses trom-
peuses de guérison '. Mais bientôt, comme si l'in-
fortuné n'avait repris de forces que pour mieux
1. C'est pendant une de ces intermittences de son mal
que, recevant la nouvelle de l'invasion dp la Provence par
les Impériaux, il écrivit à Saint-Yinccns la belle lettre à
laquelle il est fait allusion plus loin (p. 141). « J'ai besoin
de toute votre amitié, mon ^hev Saint-Yincens : toute la
Provence est armée, et je suis ici bien tranquillement au
coin de mon feu; le mauvais état de ma santé ne me jus-
tifie point assez, et je devrais être où sont tous les gen-
tilshommes de la province. Ofl'rez mes services pour
quelque emploi que ce soit, et n'attendez point ma réponse
pour agir; je me tiendrai heureu.v et honoré de tout ce que
vous ferez pour moi et en mon nom. » (Paris, 24 novem-
bre 1746.)
DERNIERES ANNEES. 83
souffrir, la maladie poursuivait ses ravages et le
torturait plus cruellement. Une grande tristesse
alors remplissait son Ame. Un instant, il douta de
son œuvre qui avait été sa vie même; il douta s'il
avait suivi la bonne voie, si, au lieu de vouloir
<c forcer l'avenir », il n'eût pas mieux fait de « pro-
portionner ses espérances à son état et de mesurer
ses entrei)rises à sa condition », si son ambition ne
l'avait pas trompé, s'il n'était pas l'auteur respon-
sable de son infortune.
Ces hésitations, ces regrets, nul de ses amis n'en
reçut l'aveu. Voltaire a pu dire de lui : « Je l'ai vu
le plus infortuné des hommes et le plus tranquille »,
et Marmontel a pu écrire : « Une sérénité inalté-
rable dérobait ses douleurs aux yeux de l'amitié
Tandis que tout son corps tombait en dissolution,
son âme conservait cette tranquillité parfaite dont
jouissent les i)urs esprits. C'était- avec lui qu'on
apprenait à vivre, et qu'on apprenait à mourir. »
Aux heures les plus douloureuses il se bornait à
confesser dans quelques pages impersonnelles d'es-
quisse morale * les doutes qui lui venaient sur la
direction et l'utilité de sa vie, et ces épancheraents
discrets soulageaient son cœur oppressé. Jamais,
chez lui, la plainte ne prit une forme plus accen-
tuée.
1. Essai sur fjnelqttcs caractères.
84 VAUVENARGUES.
Mais ces troubles, si naturels, si légitimes, ne
duraient pas; sa forte et courageuse nature l'em-
portait bientôt. Il se retrouvait tout entier et sans
faiblesse en face de la mort. Quand elle fut tout près
de lui, il jeta un dernier regard sur le cours de sa
vie, et, sous une forme indirecte, il composa cet
adieu qu'un souffle pur de stoïcisme antique semble
traverser :
« Clazomène a fait l'expérience de toutes les mi-
sères humaines. Les maladies l'ont assiégé dès son
enfance, et l'ont sevré, dans son printemps, de tous
les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins
plus secrets, il a eu de la hauteur et de l'ambition
dans la pauvreté.... Ses talents, son travail conti-
nuel, son application à bien faire, son attachement
à ses amis, n'ont pu fléchir la dureté de sa fortune.
Sa sagesse même n'a pu le garantir de commettre
des fautes irréparables ; il a souffert le mal qu'il ne
méritait pas, et celui que son imprudence lui a
attiré. Quand la fortune a paru se lasser de le pour-
suivre, quand l'espérance trop lente commençait à
flatter sa peine, la mort s'est offerte à sa vue; elle
l'a surpris dans le plus grand désordre de sa for-
tune ; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez
de bien pour payer ses dettes, et n'a pu sauver sa
vertu de cette tache. Si l'on cherche quehpie raison
d'une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la
peine h en trouver. Faut-il demander la raison
MORT DE VAUVEXARGUES. 85
pourquoi des joueurs très habiles se ruinent au jeu,
pendant que d'autres hommes y font leur fortune?
ou i)Ourquoi l'on voit des années qui n'ont ni prin-
temps ni automne, où les fruits de l'année sèchent
dans leur fleur? Toutefois, qu'on ne pense pas que
Glazomène eût voulu changer sa misère pour la
prospérité des hommes faibles : la fortune peut se
jouer de la sagesse des gens courageux; mais il ne
lui appartient pas de faire fléchir leur courage. »
Ainsi, son dernier mot était un dé(i jeté à la for-
tune. Jamais victime ne protesta plus fièrement
contre les injustices de la destinée, jamais créature
humaine A'aincue par la réalité n'affirma avec plus
de hardiesse sa supériorité idéale.
Le 28 mai 1747, Vauvenargues cessa de souffrir :
il n'avait pas trente-deux ans révolus '.
1. La famille de Vauvenargues s'est éteinte au commcn-
rement de ce siècle, et le nom n'est plus porté. Luc de
Vauvenargues avait deux frères puînés, qui ne laissèrent
pas d'enfants : Antoine de Clapiers, capitaine au régiment
de Flandre, tué en Corse pendant l'expédition de 1741,
et Nicolas-Francois-Xavier de Clapiers, premier consul
d'Aix et syndic de la noblesse de Provence, mort en 1801.
Ce dernier vendit en 17'Jl à Mme Isoard, née Pin, la terre
de Vauvenargues. L'abolition des di'oits féodaux et la sup-
pression des titres étant consommées à cette époque, celle
vente ne pouvait transférer aux acquéreurs le droit de s'in-
tituler seigneurs de Vauvenargues. Vei-s 18'iO ils crurent
)>ourlant pouvoir prendre cette qualité dans leurs actes. Un
jirocès leur fut intenté, en ISf)."), par le marquis de (]lapiers-
(^)liongucs, descendant adoptif de Nicolas-Fran<;ois-X;ivicr
de Clapiers. L'airét du Conseil d'I'^lat qui régla le diflérend
86 VAUVENARGUES.
Pendant plus d'un demi-siècle, l'œuvre qu'il
laissait derrière lui allait demeurer inaperçue.
Mais il est pour les choses de l'âme un privilège
singulier de résurrection et presque d'immorta-
lité. Quand une grande idée a été fortement expri-
mée, quand une pensée délicate a reçu une forme
exquise, elles ne sont jamais complètement per-
dues : dès qu'il naît des esprits capables de les
comprendre et de les sentir, l'idée se révèle dans sa
beauté première, la pensée exhale tout son parfum.
Ainsi ont réaj)paru, après soixante ans d'oubli, les
Maximes de Vauvenargues; et, depuis lors, chaque
jour s'est accru leur succès, parce que nulles ne
convenaient mieux pour relever les âmes de notre
temps, pour les fortifier, pour leur apprendre à
ao^ir et à souffrir, à aimer la vie et à l'ennoblir.
établit que les Isoai'd n'avaient aucun droit au nom de Yau-
Tcnargucs, mais que le demandeur n'était pas suffisamment
fondé par sa parenté à le leur contester. Les derniers repré-
sentants de la famille de Vauvenargues, dans la branche
d'adoption, sont le marquis Jacques-Marie-Gastou et son
frère le comte Jean-Marie-Luc de Clapiers-Gollongues, à
l'obligeance do qui je dois ces renseignements généalo-
giques.
CHAPITRE m
L ŒUVKE DE VAUVENARGUES. SES IDEES PHILOSOPHIQUES;
SA CON'CEPTION DE l'hOMME ET DE LA VIE.
Un jour que Mme de Stael interrogeait Fichle
sur sa morale, il répondit très judicieusement :
« Prenez ma métaphysique, et vous saurez quelle
est ma morale ».
On serait fort embarrassé d'appliquer cette parole
à Vauvenargues; car, avant d'écrire ses Maximes,
il n'avait certes jamais songé à se faire une doctrine
sur les principes absolus et universels des êtres et
des choses.
C'est que Fichte s'était élevé, parKant et Sjjinoza,
à l'étude des questions morales, tandis que Vauve-
nargues l'avait al)ord<'e d'instinct et avec sa seule
expérience; c'est que l'un était un philosophe de
profession, cl que l'autre ne fut jamais cpi'uu pen-
seur épris de philosophie.
88 VAtVENAUGUES.
De là aussi l'indifférence de Vauvenargues à toute
haute spéculation. Jamais, semble-t-il, l'énigme qui
pèsera éternellement sur l'humanité et qui a fait le
tourment de tant d'àmes ne s'est dressée devant lui.
D'où vient l'homme? Où va-t-il? Pourquoi la vie?
Pourquoi la mort? Pourquoi la souffrance? L'agita-
tion humaine a-t-elle un sens et un but ? Quel rap-
port ont avec l'ordre universel les êtres et les phé-
nomènes qui se succèdent dans l'espace et dans le
temps? Ces graves questions, qui sont presque
aussi anciennes que la pensée humaine, n'ont jamais
retenu son attention, et les réponses que la religion
et la philosophie ont essayé d'y faire tour à tour, il
ne les a pas entendues.
Vauvenargues n'était pas croyant. Si, dans sa
première jeunesse, un peu de la piété fervente des
siens (une de ses sœurs était carmélite) s'était
communiqué à lui, sa foi s'était bientôt perdue :
elle n'avait pas disparu emportée dans un de ces
grands orages intérieurs qui désolèrent l'àme d'un
Bunyan ou d'un Jouffroy; mais elle s'était déta-
chée insensiblement de son cœur, par un travail
inconscient et volontaire, laissant derrière elle un
souvenir attendri et un parfum religieux qui ne
s'évapora jamais.
Dans un morceau singulier, une Mcditnlion sur la
foi, (|u"il c()iiq)osa vers 1742, le regret des croyances
évanouies se trahit au milieu des effusions les plus
L ŒUVRE DE VAUVEXARGUES. 89
mystiques. « Hélas! que vous êtes heureuses, âmes
simples, àraes dociles ! Vous marchez dans des
sentiers sûrs Etre juste, pourquoi m'avez-vous
délaissé? »
Parfois même, à la pensée de la mort, il eut des
retours soudains vers les états intérieurs par les-
quels il avait passé jadis. Ce n'étaient pas, à vrai
dire, des élans de prière chrétienne, mais des aspi-
rations spiritualistes, de vagues appels de l'âme
vers les régions sereines. « O mon Dieu! si vous
n'étiez pas pour moi, seule, délaissée dans ses
maux, où mon âme espérerait-elle? »
Sa foi dans l'immortalité demeura entière jusqu'en
ses derniers jours. Une belle page des Maximes
nous en donne la preuve : v Mes passions et mes
pensées meurent, mais pour renaître; je meurs
moi-même sur un lit, toutes les nuits, mais pour
reprendre de nouvelles forces et une nouvelle fraî-
cheur; cette expérience que j'ai de la mort me ras-
sure contre la décadence et la dissolution du corps :
quand je vois que la force active de mon âme rap-
pelle à la vie ses pensées éteintes, je comprends
que celui (jui a fait mon corps peut, à plus forte
raison, lui rendre l'être. Je dis dans mon cœur
étonné : « Ou'as-tu fait des objets volages qui occu-
« paient tantôt ta j)ensée? Retournez sur vos traces,
« objets fugitifs. » Je parle, et mon âme s'éveille;
ces images immortelles m'entendent, et les (igures
90 VAU YEN ARGUES.
des choses passées m'obéissent et m'apparaissent.
0 âme éternelle du monde, ainsi votre voix secou-
rable revendiquera ses ouvrages, et la terre saisie
de crainte restituera ses larcins. »
En dehors de ces heures d'émotion passagère,
il fut toujours neutre en matière de dogme. « Je n'ai
jamais été contre la religion », écrivait-il à Fauris
de Saint- Vincens. Ce fut la vraie formule et comme
la règle de sa conscience '.
1. CondoiTCt, dans une note du Siècle de Louis A'V de Vol-
taire (édition de Kehl), a rapporté sur la mort de Vauvc-
nargues un incident qni fit quelque impression, à cette
époque. « Dans le temps de la mort de M. de Yauvenar-
gues, les Jésuites avaient la manie de chercher à s'em-
parer des derniers moments de tous les hommes qui avaient
quelque célébrité; et s'ils pouvaient ou en extorquer quelque
déclaration ou réveiller dans leur âme affaiblie les terreurs
de l'enfer, ils criaient au miracle. Un de ces Pères se
présente chez M. de Vauvenargues mourant, a Qui vous
« a envoyé ici? dit le philosophe. — Je viens de la part de
« Dieu », répondit le Jésuite. Vauvenargues le chassa, puis,
se tournant vers ses amis :
«... Cet esclave est venu,
« 11 a montré son ordre, et n'a rien obtenu. »
Outre que ce langage et cette attitude de théâtre en un
pareil moment n'étaient pas dans le caractère de Vauve-
nargues, ce récit, dénué de toute preuve, est infirmé par
la date même où il fut publié. Le Siècle de Louis XV a
paru dans l'édition de Kehl en 1786, et Vauvenargues est
mort en 174(). Comment expliquer que pendant quarante
années le silence ait été gardé sur ce point.' Marniontel, qui
fréquentait assidùuient Vauvenargues dans les derniers
temps de sa vie. n'y fait aucune allusion; il dit simple-
ment et avec toutes les apjuircni-es de la vérilé : a N'auve-
nargues est mort dans les sentiiucnls d'un chrétien philo-
sophe ».
L ŒUVRE DE VAUVEXARGUES. 91
Mais si son âme n'était plus croyante, son esprit
resta profondément religieux. Il garda toujours le
respect des croyances qu'il ne partageait plus. Il
estimait les choses divines trop graves pour être
traitées légèrement, trop vraies dans leur essence,
sinon dans leurs formes, pour être atteintes par la
critique superficielle et ironique des esprits forts;
il pensait aussi que le sentiment religieux porte en
soi sa certitude et qu'il ne faut pas l'attaquer par le
ridicule ; « car on blesse par là ses partisans sans les
confondre ». Enfin sa nature, pleine de tact et de
goût, ne pouvait souffrir le ton railleur qui régnait
dans les polémiques du temps : « Le plus sage
et le plus courageux de tous les hommes, M. de
ïurenne, a respecté la religion; et une infinité
d'hommes obscurs se placent au rang des génies
et des âmes fortes, seulement à cause qu'ils la
méprisent *. »
Quant aux solutions diverses que la philosophie
a proposées au mystère de l'existence humaine,
Vauvenargues ne paraît ni les connaître ni s'en
soucier. Sa morale ne vise pas si haut; elle ne
1. Réflexions et Maxime.t, 875. C'est à propos de cette
pensée, tpic Voltaire érrivit à Vauvcnarg-ues (mars 174K) :
« Il y a des choses qui ont affligé ma philosophie. Ne peut-
on pas adorer l'Etre suprême sans se faire capucin? » La
qualification de « capucin » ai)pliquée à Yauvenarf^ues se
retrouve sur l'exemjjlairc d'Aix, de la main de Voltaire, en
face de celte maxime.
92 VAUVENARGUES.
dépasse pas les bornes naturelles et le but positif
de la vie; les limites de notre existence sont, à ses
yeux, celles de notre destinée. « Le temps où nous
ne serons plus, dit-il, est-il notre objet? » Tout au
plus lui est-il resté de ses premières croyances la
foi vague à une fin dépassant notre existence d'ici-
bas; car il fait allusion quekiuc part à « ces nobles
efforts où la vertu, supérieure à soi-même, francbit
les limites mortelles de son court essor, et, dune
aile forte et légère, échappe à ses liens ».
Cette insouciance des hautes questions, cette
impuissance à aborder les régions supérieures de
la philosophie et à concevoir l'infini sous aucune
de ses formes, condamnaient par avance la doctrine
de Vauvenargues à une certaine médiocrité. La
recherche des grandes vérités objectives de l'ordre
moral, telle par exemple que Kant l'a poursuivie
dans la Critique de la raison pratique, dépassait
de beaucoup ses facultés de spéculation. Un carac-
tère éminemment subjectif marqua toutes ses pen-
sées.
Il est cependant, parmi les problèmes généraux
qui forment la préface de l'éthique, une question
où le moraliste est obligé de prendre parti dès
l'abord, et qui donne, pour ainsi dire, la clef de sa
doctrine : la question du libre arbitre. Quel [)ou-
voir l'homme exerce-t-il sur ses déterminations?
l"^sl-il rinstruinent dune fatalité invincible ou d'une
L ŒUVRE DE VAUVEXARGUES. 93
libre volonté? Et, p:ir suite, dans quelle mesure
est-il responsable de ses actes?
Si la logique était ce qui règle les choses de
l'àme, il semble que la vie et le caractère de Vau-
venargues, son amour de l'action, sa passion de la
gloire, son ardeur dans la lutte contre la destinée,
soient une réponse péremptoire à ces graves inter-
rogations et proclament en lui un partisan con-
vaincu de la liberté morale. Loin de là, sa Toi au
déterminisme est absolue. Regardez, dit-il, lai-
guille qui marque les heures sur une pendule : se
meut-elle comme il lui plaît sur le cadran? — Non,
des ressorts cachés la poussent et , minute par
minute, seconde jjar seconde, règlent sa marche.
Ainsi de notre âme. Des ressorts mystérieux et
puissants agissent sur elle; nous les appelons
instincts, appétits, désirs, habitudes, passions,
rêves; — souvent même nous ne pouvons les
nommer, tant ils sont déliés, ténus, enfouis au
fond de notre être. Mais, quels qu'ils soient, l'âme
asservie leur cède toujours. Quand elle se croit
arbitre de ses actes, elle se trompe, et « la volonté
n'est qu'un désir qui n'est i)as combattu ».
Spinoza avait déjà dit que « les hommes s'ima-
ginent être libres parce qu'ils ont conscience de
leurs actions sans avoir conscience des causes qui
les déterminent ». Vauvenargues, qui n'avait lu ni
y Ethique ni les Lettres à Ol(leiibiir>^, exprime la
94 VAUVEXAROUF.S.
même idée : « Ce qui dérobe à l'esprit le mobile
de ses actions n'est que leur vitesse infinie. Nos
pensées meurent au moment où leurs effets se font
connaître; lorsque l'action commence, le principe
est évanoui; la Aolonté paraît, le sentiment n'est
plus; on ne le trouve plus en soi, et l'on doute qu'il
y ait été. »
Si le monde moral n'est pas celui de la liberté,
fjuel est-il donc ? La généreuse nature de Yauve-
nargues lui inspira, dans ces recberches, une
solution originale et profonde. Il existe en nous,
pensait-il, un sens intime et délicat, révélateur
merveilleux du beau et du bien , le cœur. La
subordination absolue de la raison au sentiment,
du mouvement réfléchi au mouvement naturel
devint ainsi le principe de sa théorie morale; et
la célèbre maxime, « les grandes pensées viennent
du cœur », en fut la plus vive expression.
Ce cjue Vauvenargues entendait par « le senti-
ment », c'était une faculté spontanée avant ses per-
ceptions propres comme un organisme indépen-
dant, tout à fait différente de la conscience, dont
J.-J. Rousseau va bientôt faire un instinct d'un
caractère spécial, « un instinct divin », le juge
infaillible de nos actions, « le vrai guide de l'âme ».
La conscience, en effet, raisonne encore; elle com-
porte une aj)j)robation ou une réprobation inté-
rieure. Rien de pareil dans les mouvements du
L ŒUVRK DE VAlVF.XAr.GUES. 95
cœur : ce sont de pures émotions qu'aucune appré-
ciation critique n'accompagne. Il faut faire de belles
actions, non parce qu'elles ont été jugées telles au
tribunal de la conscience, mais parce qu'elles sont
suivies d'une jouissance secrète pure et exquise,
parce qu'elles satisfont à un besoin impérieux de
notre être.
Une grande part de vérité était contenue dans
ces pensées. Le sentiment a des illuminations sou-
daines, des éclairs de divination qui dépassent infi-
niment les froides lumières de la raison. Dans la
recherche désintéressée du bien, comprendre est
peu de chose, sentir est tout. Les auteurs des plus
belles découvertes de l'ordre intime étaient des
esprits assez médiocres au point de vue spéculatif;
et des créatures très humbles, très naïves, dont
l'intelligence ne pouvait certes se hausser à la
connaissance réfléchie du juste et de l'injuste, ont
accompli, par la seule inspiration de leur cœur, des
merveilles de délicatesse morale. La logique a fait,
au contraire, plus d'une victime; il est des âmes
qui se sont damnées par syllogisme, et à qui l'esprit
du mal a pu dire, comme à ce réprouvé de VJùifer
du Dante : Ta non pensavi c/i'io loi^o fossi, « Tu
ne savais pas que je fusse logicien ».
L'originalité d'une telle doctrine est d'avoir été
conçue en dehors de tout principe impératif, reli-
gieux ou rationnel. Mais cela en fait aussi la fai-
96 VAUVENARGUES.
blesse. Sur quelle base fondei" l'idée du bien, si
raccomplissement du devoir n'est plus l'acte con-
scient d'une volonté libre, mais le mouvement
spontané et, si je puis dire, la fonction naturelle
d'une âme inspirée ? Que devient la loi morale
dès qu'on lui conteste le caractère d'obligation
absolue, immuable et universelle, — caractère si
beau et si certain que la critique inexorable de Kant
a dû désarmer devant lui? Enfin, quelle étrange
conseillère que la sensibilité, aussitôt que, livrée
à elle-même et privée de l'appui de la raison, elle
revêt la forme de la passion! Où mène-t-elle alors?
Capricieuse, mobile, fantasque, soumise d'assez
près à l'influence de l'organisme physique, elle
porte l'âme aux plus grands enthousiasmes, ou
bien elle l'abandonne aux pires misères de la per-
sonnalité; semblable à l'esprit divin qui souffle oii
il veut, elle crée, suivant le jour, suivant l'heure,
des héros et des martj'rs ou des lâches et des
voluptueux. Et ne sont-ce pas les cœurs les mieux
nés qui, sous son empire, ont donné le spectacle
des plus singulières défaillances, des plus incroya-
bles égarements?
A vrai dire, les préce])tes divers dans lesquels
Vauvenargues a résumé ses idées sur la direction
de la vie ne constituent pas une doctrine morale;
ou plutôt c'est la doctrine de ceux qui n'ont besoin
d'aucun système de philosophie jiour apercevoir le
L ŒUVHE DE VAUVENARGUES. 97
bien et pour le faire. Elle ne s'adresse pas à la
masse de l'humanité, dont les instincts seront tou-
jours vulgaires, égoïstes, violents et sensuels, mais
à l'élite des âmes droites et pures qui trouvent en
elles, dans les impulsions nobles de leur nature,
dans le mouvement désintéressé de leur cœur, le
principe du devoir et la force de l'accomplir.
La prévention de Yauvenargues contre la raison
est si opiniâtre que, après avoir placé dans le senti-
ment le foyer de toute émotion morale, il en veut
faire encore la source la j)lus haute des vérités de
l'intellect. « N'y a-t-il pas, se demande-t-il, d'autre
manière de connaître que par discussion ? » N'existe-
t-il pas, dans le monde des idées, d'autre certitude
que celle de la spéculation pure? La vérité ne serait-
elle pas accessible aussi « j)ar les routes du cœur » ?
Pascal avait aperçu déjà que certaines notions se
présentent spontanément à notre esprit avec une
évidence irrésistible, sans le concours du raison-
nement ni de la réflexion, et, dans un moi-ceau
célèbre, il avait revendiqué les droits du cœur à la
connaissance de la vérité. Mais cette pensée, neuve
et grande, il ne l'avait saisie, comme une arme
qu'il eût trouvée sur son chemin, que pour blesser
et humilier la raison; car, le coup porté, il l'avait
rejetée aussitôt, la déclarant non moins fausse et
dangereuse, proclamant « qu'il n'y a jjoint de cer-
titude hors la foi ».
7
98 VAUVENARGUES.
Vauvenargues, qui n'a plus la foi religieuse,
afiirme sans réserve la supériorité de la méthode
intuitive sur les procédés de la réflexion artificielle.
Certes, une distinction est ici nécessaire : dans les
sciences mathématiques, où les principes sont tou-
jours simples, absolus, dégagés de toute réalité, les
formules exactes sont d'incomparables instruments
de découverte; mais, dans les autres sciences, la
vérité est chose si fugitive, elle réside parfois dans
des nuances si délicates, qu'il est bien rarement
donné à la pure logique de l'atteindre. L'instinct si
pénétrant de Vauvenargues saisit cette idée avec
une finesse remarquable. « Toutes nos démonstra-
tions, s'écrie-t-il dans un bel élan, ne tendent qu'à
nous faire connaître les choses avec la même évi-
dence que nous les connaissons par sentiment.
Coiinaitre par sentiiuent est donc le plus haut dei^ré
de connaissance '. »
Mais, pour pratiquer ces voies mystérieuses du
cœur, pour « s'éclairer dans ces routes obscures »,
une disposition particulière de l'âme est nécessaire.
Ce n'est pas l'ambition superbe et inquiète, c'est
l'amour au sens le [jIus pur et le plus mystique du
mot; ce n'est pas la passion orgueilleuse de la
science, c'est « le tendre sentiment » de la vérité.
Une esthétique nouvelle, l'esthétique du vrai,
1. rtrflc.riiins sur dirers sujets, § 5'i.
L ŒVVRE DE VAUVEXARGIES. 99
était en germe dans cette théorie; car c'est un fait
curieux que les effets du beau sur la sensibilité
aient été observés de si bonne heure par les philo-
sophes, et qu'il ait fallu tant de siècles à l'esprit
humain pour s'apercevoir que, dès que le vrai
entre dans l'âme, il l'anime et l'éclairé aussi comme
un rayon divin, que l'émotion fugitive qui naît
alors au fond de l'être peut également se fixer dans
une forme précise et durable, et que la science a
ses grands inspirés comme l'art et la poésie.
Quel regret que le temps ait manqué à Vauve-
nargues pour développer ses idées dans cet ordre!
Notre école philosophique aurait eu ainsi l'hon-
neur du beau mouvement de pensée que Jacobi
allait bientôt créer en Allemagne et qui devait y
passionner les plus grands esprits. Sans doute,
Vauvenargues n'était pas doué de l'imagination
spéculative à un degré assez éminent pour porter
la question aussi haut dans les régions métaphy-
siques. Mais il eût plaidé avec autant de force et
de hardiesse la cause de la conscience naturelle, et
j)eut-ètre eût-il découvert dans ces matières sub-
tiles des nuances i)Ius fines et plus délicates.
Une application heureuse de ces principes fut
d'introduire dans la critique littéraire un élément
([ui n'y avait i)as encore figuré et dont l'exclusion
absolue la condamnait à être toujours sèche et
étroite, mais dont on a f;iiï de notre temps un sic-
100 VAUVENAHGUES.
gulier abus, — le sentiment, ou, pour l'appeler
d'un autre nom, le moi.
Tout le plaisir des lettres se réduit pour ^^auYe-
nargues aux émotions qu'elles lui procurent. Les
beautés d'une œuvre, si accomplies qu'elles soient,
lui seifiblent de peu de prix si elles ne remuent en
lui quelque libre intime, et le plus grave reproche
qu'un écrivain puisse encourir à ses yeux est de ne
le point toucher. Le goût, tel qu'on l'entendait au
siècle précédent, change dès lors de caractère.
Chez Boileau, chez Fénelon même, c'était une
faculté de l'esprit, acquise plutôt qu'innée, fondée
sur la conception abstraite d'un idéal littéraire,
développée par l'étude constante des auteurs an-
ciens, et soumise aux règles immuables de la
tradition classique. Chez Vauvenargues, au con-
traire, c'est. un don tout spontané, une forme de
la sensibilité; son principe est que, avant tout, « il
faut avoir de l'âme pour avoir du goût », que le
discernement s'affine à mesure que le seys moral
s'épure et s'élève, et que le meilleur juge d'une
œuvre n'est pas le plus éclairé, mais celui qui
est le plus capable d'être ému par le beau et de
se passionner pour le vrai. Voilà pourquoi ses
esquisses critiques, si neuves, si intéressantes,
ne se composent que d'impressions. Ses études
sur Pascal, Racine, Bossuet, Fénelon, sur ses
maîtres jiréférés du xvu" siècle, sont moins des
L ŒUVRE DE VAUVEXAIÎGUES. 101
jugements que la confidence du commerce intel-
lectuel qu'il a entretenu avec ces nobles esprits,
la révélation des pensées graves, tendres et char-
mantes qu'ils ont éveillées dans son àme.
Jusqu'cà Yauvenargues et longtemps encore après
lui, on a fort bien su a})précier, estimer, admirer
nos grands écrivains; un juste tribut d'éloges et
de vénération leur a été payé. Mais Yauvenargues
est le premier qui les ait aimés pour les affinités
de cœur et d'esprit qu'il trouvait en eux. Il a
aimé Racine pour son exquise sensiliilité, pour sa
j)assion profonde et toiichante ; il a aimé Fénelon
l)0ur son ingénuité, pour sa tendresse et sa grâce;
il a aimé La Fontaine pour son naturel et pour
« ce charme de simplicité que rien n'égale » ; il
a aimé Pascal pour la chaleur de son àme, jiour
la noblesse de sa nature, et parce qu'un lien secret,
celui de la souffrance, les unissait tous deux.
Mais, à faire ainsi du sentiment le seul juge de
ses impressions, il a méconnu ]\Iolièrc, dont il
admirait pourtant le génie dramatique. C'est que
Yauvenargues répugnait à la raillerie : elle le cho-
quait intimement et lui seudjlait peu digne d'un
esprit sérieux et délicat. La satire par le ridicule
lui paraissait une forme tout à fait inférieure de la
critique morale, (f parce que, disait-il, le ridicule
ne j)résentc ordinairement les hommes que d'un
seul côté, qu'il charge et grossit leurs défauts.
102 VAUVEXARGUES,
qu'en faisant sortir vivement ce qu'il y a de vain et
de faible dans la nature humaine, il en déguise
toute la force et toute la grandeur, et qu'enfin il
contente peu l'esprit d'un philosophe, i)lus touché
de la peinture d'une seule vertu que de toutes ces
petites défectuosités, dont les es[)rils superficiels
sont si avides ». Il déplorait donc que l'auteur du
Misanthrope eût abaissé des facultés si rares à ne
peindre que les travers de l'homme, ses mesquine-
ries, les effets comiques de son impertinence, de
sa vanité ou de sa sottise, et ne se fût pas a[)pliquc
plutôt à la peinture des grands caractères et des
fortes passions. Ici le goût et le cœur de Vauve-
nargues étalent en défaut. Qu'il n'ait pas apprécié
l'hilarité bienfaisante, la gaieté franche et géné-
reuse de Molière, passe encore. Mais comment
n'avait-il pas deviné, sous le mas([uc railleur, les
larmes secrètes et le large fond de tendresse
humaine?
Si Yauvenargues attribue à l'instinct un rôle
aussi considérable dans la direction morale de la
vie et dans l'exercice de la ])ensée, c'est qu'il tient
la nature humaine en plus haute estime qu'on ne
l'a fait jusqu'alors. « L'homme, écrit-il dans ses
Ma. rimes, est maintenant en disgrâce chez tous ceux
(|ui pensent, et c'est à qui le chargera de plus de
vices; mais peut-être est-il sur le point de se rele-
ver et de se faire restituer toutes' ses vertus. »
L ŒUVRE DE VAlVENAIiGUES. 103
Un grand arrêt avait été porté sur l'homme au
xvii" siècle : Port -Royal, le considérant comme
une créature déchue, mauvaise, incurablement infec-
tée de ces vices originels qui, suivant l'énergique
expression de Saint-Cyran, « la souillent et la diffa-
ment devant Dieu », l'avait profondément humilié
dans sa raison afin de lui faire sentir l'impérieux
besoin d'une aide surnaturelle. A l'autorité de
cette grave sentence , dont seul Molière en son
temps avait osé faire appel , La Rochefoucauld
avait fourni des arguments nouveaux : sans offrir
à l'homme les moyens de se relever de sa dégra-
dation, il s'était complu à disséquer cruellement
son cœur, à le mutiler, à n'y reconnaître pour
mobiles de ses sentiments que la vanité et l'intérêt.
C'est contre ce jugement qui ne laissait rien sub-
sister des qualités instinctives ni des vertus natu-
relles de l'homme que ^ auvenargues s'est inscrit
en faux.
Certes, la thèse brilhinlc de La Rochefoucauld
nest trop souvent que vérité. Combien est-il, en
effet, de nos pensées et de nos sentiments que n'en-
tachent nul égoisme, nulle considération person-
nelle? Mais il y a aussi tels instants où, de ce fond
de misère morale, sort un cri de l'âme, un mouve-
ment irréfléchi qui nous porte hors de nous , un
élan soudain vers (juelque chose qui n'est pas nous,
fpii est unf aulic créatui'c, un parent, un ami, une
104 VAUVENARGUES.
amante, un inconnu, une portion de l'humanité,
qui parfois même n'est qu'une simple conception
de notre esprit, une grande et belle idée; et alors
nous nous donnons sans réserve ni arrière-pensée,
avec joie et enthousiasme, à cette créature qui nous
est étrangère, à cette idée qui peut-être ne se réa-
lisera jamais. Et quand il serait vrai que, même
dans le sacrifice entier de notre fortune et de notre
vie, nous serions mus encore par l'intérêt ou la
vanité, qu'importe? « Le bien où nous nous plaisons
change-t-il donc de nature, cesse-t-il d'être le bien ? «
Cet amour-propre dont La Rochefoucauld a voulu
faire le principe de toutes nos actions n'est pas
nécessairement, ainsi qu'il l'a défini, « l'amour de
nous-mêmes et de toutes les choses pour nous ».
Tout sentiment est susceptible de recevoir des
formes diverses, selon les cœurs où il pénètre.
A V amour-propre qui, en effet, place son seul objet
et trouve sa seule fin en lui-même, Vauvenargues
oppose V amour de soi qui se répand au dehors, se
réfléchit sur les autres êtres et se confond ainsi
avec l'amour des autres, avec lamour de l'humanité
entière. C'est ce noble égoïsme qui est celui des
grandes âmes, et qui a fondé la tradition de vertu,
de justice et de générosité par laquelle le monde
vivra éternellement.
Voilà ce que Vauvenargues a vu admirablement
à la clarté radieuse de son cœur. Sans illusion sur
L ŒUVRE DE VAUVEXARGUES. 105
les faiblesses de l'homme, sans indulgence pour ses
vices, il lui a rendu ses vertus, il lui a restitué ses
titres de grandeur et de noblesse, et le jugement
qu'il a formulé restera un des plus équitables
qu'on ait prononcés sur la nature humaine.
Curieux contraste : La Rochefoucauld , né au
premier rang, doté de la plus grande fortune,
aimé de l'aujour le plus passionné et le plus tou-
chant dans sa jeunesse, entouré d'illustres et ex-
quises amitiés dans sa vieillesse, comblé, semble-
t-il, de toutes les faveurs du sort, n'a rapporté du
voyage de la vie qu'une expérience amère, et du
spectacle de l'humanité qu'un pessimisme dédai-
gneux, Vauvenargues, au contraire, pauvre, toujours
souffrant, malheureux dans toutes ses entreprises,
conserve la sérénité de son âme et l'équité de son
jugement, proclame que l'homme est capable de
bonté, de désintéressement et d^amour, et, lorsque
la mort vient le saisir à trente et un ans, « remercie
à genoux la nature de ce qu'elle a fait des vertus
indépendantes du bonheur ».
Les doctrines jansénistes rencontrent chez Vau-
venargues une opposition plus vive encore. Port-
Royal avait institué et soutenu une lutte sans trêve
contre les passions : Vauvenargues les exalte et les
glorifie comme le principe de toute activité morale,
comme la vie même de l'âme. « C'est une folie,
écrit-il à Mirabeau, de les combattre; car la vie sans
106 VAUVENARGUES.
passions ressemble à la mort, et je compare un
homme sans passions l\ un livre de raisonnements;
il n'a pas la vie en lui, il ne sent point, il ne jouit
de rien, pas même de ses pensées. »
C'est le propre des convictions profondes d'aller
jusqu'aux dernières conséquences de leur principe.
Vauvenargues est si intimement persuadé de la
beauté morale et de la nécessité de l'action, que,
par crainte de ralentir ou de troubler l'homme dans
ses entreprises, il n'a garde de le prémunir au
moins contre les dangers de la passion, et préfère
l'absoudre d'avance de toutes les suites où elle le
peut entraîner. « Qui veut se former au grand, dit-
il, doit risquer de faire des fautes et ne pas s'y
laisser abattre. » Mais, dans le secret de sa con-
science, il va plus loin : les forfaits illustres accom-
plis sous l'empire d'une grande idée le remplissent
d'une admiration qu'il n'ose avouer, et, du fond de
son âme, il porte envie aux temps disparus où ces
excès magnifiques de l'énergie humaine se produi-
saient librement. « Nous ne portons plus le vice à
ces extrémités furieuses que l'histoire nous fait con-
naître; nous n'avons pas la force malheureuse que
ces excès demandent, trop faibles pour passer la
médiocrité même dans le crime. » A toutes les épo-
ques de forte civilisation, le rêve d'un passé idéal
a été la diversion des esprits dont la réalité sociale
comprimait le développement. Les âmes tendres et
L ŒUVnE DE VAUVEXARGUES. 107
généreuses de l'âge précédent s'étaient ainsi com-
plues avec Fénelon au songe aimable d'une paisible
et primitive Salcnte : c'est aux bcures les plus
somI)res de la république romaine, au siècle des
Gracques, de Marius et de Sylla, de Catilina et de
Brutus, que Vauvenargues se re})ortait toujours :
là seulement, sa vive imagination se déployait à
l'aise et se donnait carrière '.
Il ne suflisait pas d'affranchir l'homme dd joug
imposé à ses passions, pour que rien ne l'arrêtât
plus dans l'exercice de son activité. Une grave
pensée pesait encore sur lui et l'obsédait continuel-
lement, celle de la mort. Depuis des siècles c'était
la grande pensée chrétienne. S'il était un })oint où
les docteurs de l'Eglise se fussent toujours accor-
dés, c'est que la mort est pour le chrétien la chose
importante, essentielle et unique, et qu'il n'a pas
trop de tous les instants de la'vie pour y songer
et s'y préparer. Mais jamais peut-être cette idée
n'avait été mise dans une plus vive lumière qu'au
temps des grands directeurs S])irituels et des illus-
tres sermonnaircs du xvii'' siècle. Depuis Port-
Royal jusqu'aux Jésuites, depuis le Traité de la con-
naissance de Dieu de Nicole oii la pensée du trépas
1. Voir la belle lellre ;i Mirabeau (13 mars 17'iO) : « J'au-
rais très bien vécu avec Catilina, au hasard d'être poi-
gnardé, d'être brûlé dans mon lit; mais, pour Caton, il
eût fallu qu'un de nous deux eût (juitté Rome: jamais lu
même enceinte n'aurait pu nous contenir », et<'.
108 VAUVEXARGUES.
inspire au plus doux des Jansénistes de si terri-
fiantes images, jusqu'à l'admirable sermon de BouT-
daloue sur le texte : Mémento quia pulvis es, par-
tout la même note s'était fait entendre, le même
avertissement, pressant, répété, impitoN^iblè.
A ce concert imposant des voix de l'Eglise ,
Vauvenargues répond par cette parole audacieuse :
« La pensée de la mort nous trompe, car elle nous
fait oublier de vivre; il faut vivre comme si on ne
devait jamais mourir », affirmant ainsi cette vérité,
trop méconnue avant lui, que les choses d'ici-bas ont
leur valeur morale, que la poursuite d'un objet tem-
porel n'est pas nécessairement vaine et vulgaire, et
que la vie profane peut recevoir aussi le caractère
sérieux et, dans un certain sens, sacré dont l'ascé-
tisme chrétien avait fait jusqu'alors le privilège de
la seule vie religieuse.
Parmi les idées de Port-Royal il en était une
encore que Vauvenargues ne se lassait pas de réfu-
ter, celle des contradictions de la nature humaine.
On sait avec quelle force, avec quelle éloquence,
Pascal l'avait exposée dans ses Pensées. « Quelle
chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté,
quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradic-
tion, quel prodige! Juge de toutes choses, imbécile
ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incerti-
tude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers.... S'il
se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante, et le
L ŒUVRE DE VAUVENARGUES. 109
'Contredis toujours jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il
est un monstre incompréhensible. »
Vauvenargues ne craint pas d'opposer à ces
grandes paroles cette maxime : « II n'y a point de
contradictions dans la nature ' ». Croyait-il, en s'ex-
primant ainsi, pouvoir supprimer les faits dont Pas-
cal avait triomphé, ces contrastes de noblesse et de
misère, ces antithèses de vérité et d'erreur, ces
inconséquences, cette confusion, cet « embrouille-
ment » perpétuel de notre être? Non, mais il pré-
tendait les concilier. Il avait une foi profonde dans
une harmonie supérieure, et il s'efforçait de la réa-
liser en lui-même. Sa pensée s'y appliquait sans
cesse. Il considérait d'abord qu'une sincérité abso-
lue était la condition nécessaire de ce travail. « Les
faux philosophes, disait-il, s'efforcent d'attirer l'at-
tention des hommes en faisant remarquer dans
notre esprit des contrariétés et des difficultés qu'ils
forment eux-mêmes, comme d'autres amusent les
enfants par des tours de cartes qui confondent leur
jugement, quoicjue naturels et sans magie. Ceux
qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de
les dénouer, sont les charlatans de la morale *. »
Le meilleur moyen de dégager la vérité du conflit
des apparences lui semblait ensuite de s'attacher au
1. M arrimes, 289.
2. IbùL, 288.
110 VAUVEXARGUES.
vrai dans chaque système, d'envisager tour à tour
les différents aspects des choses, d'entrer dans
toutes les opinions, d'en [)énétrer le principe et
de chercher dans son esprit ou dans son cœur des
vues pour les justilier. En tout cas, il fallait, à
c{uelque prix que ce fût, prendre parti ; on était
imprudent de s'attarder dans le doute, et coupable
de s'y complaire; aussi estimait-il j)eu Montaigne
dont le perpétuel scepticisme « choquait, disait-il,
les âmes impérieuses et décisives «. Vauvenargues
a-t-il réussi à combiner dans son œuvre toutes les
idées que son expérience ou ses réflexions lui
avaient suggérées? Non, certes, et les contra-
dictions y sont nombreuses; mais le mérite est
grand d'avoir tenté si passionnément de les con-
cilier.
Telle est, dans ses traits princijjaux, la philoso-
phie de Vauvenargues, si l'on peut donner le nom
de philosophie à ces libres effusions d'une âme
pure et passionnée; nul système ne condense ces
|)ensées ni ne les enchaîne. On en fausserait l'esprit
si l'on cherchait à les rajuster en un corps de doc-
trine ordonnée et méthodique.
\^' Introduction à la connaissance de Vesprit hu-
main est restée inachevée. Les fragments qui la
composent ne sont que les premières pierres du
vaste édifice dont, au milieu même des agitations
de la guerre, Vauvenargues avait ari-èté les grandes
L ŒUVnE DE VAUVEXAlîGUES. 111
lignes *. Il se proposait « de parcourir d'abord
toutes les qualités de l'esprit et toutes les pas-
sions ^... », « de foi'mer ensuite un système général
de toutes les vérités essentielles... », d'indiquer
« l'origine des principales erreurs » et de mener
a aux grandes sources des opinions humaines n ^
a Je voudrais encore, disait-il, qu'on prouvât la
réalité de la vertu et celle du vice, qu'on expli-
quât la religion et la morale, que l'on remontât
aux principes de l'une et de l'autre, qu'on cher-
chât dans la connaissance de l'esprit humain la
source des coutumes différentes, des mœurs qui
nous semblent les plus barl)ares et des opinions
qui nous surprennent le plus, alin qu'on ne s'éton-
nât plus de tant de choses qu'il serait si facile de
1. Un passage du Discours prcltntinairc nous apprend
que les bases de ce travail étaient jetées dés l'année 1741,
avant le départ de Yauvenargucs pour la campagne de
Bohème. « Les passions inséparables de la jeunesse, des
infirmités continuelles, la guerre survenue dans ces cir-
constances, ont interrompu celte étude. » Voltaire s'éton-
nait n)éme que Yauvenargucs eut été capable de penser et
d'écrire dans de pareilles conditions : « Qu'un jeune capi-
taine au Régiment du Roi ait pu dans les tumultes orageux
de la guerre, ne voyant, n'entendant que ses canuirades
livrés aux devoirs pénibles de leur état ou aux empor-
tements de leur âge, se former une raison si supérieure,
un goût si fin et si juste, tant de recueillement au milieu
de tant de dissipations, me cause une grande surprise. »
(Note aux Réflexions sur divers sujets.)
2. Discours préliminaire.
■i. Plan d'un lii'rc de pliilosopliie.
112 ■' VAUVEXARCrES.
concilier et de comprendre. » Sujet immense, qui,
il défaut du génie d'un Pascal, eût exigé la vaste
et puissante intelligence d'un Leibniz, la forte
dialectique et la belle méthode d'un Locke.
Yauvenargues, d'ailleurs, ne se faisait pas illu-
sion sur la grandeur et la difliculté d'une pareille
entreprise : « Une longue vie suffirait à peine à
l'exécution d'un tel dessein ». Mais c'est préci-
sément la vie qui lui a manqué d'abord, et il est
mort sans avoir éprouvé si l'œuvre qu'il méditait
était à la mesure de ses forces. En attendant, les
matériaux qu'il avait réunis par l'expérience ou
par l'observation gisent là, épars, incomplets, à
peine ébauchés, semblables à des ruines : Pendent
interrupta.
Les autres morceaux, plus développés, plus ache-
vés, qui sont sortis de sa plume, tels que le Dis-
cours sur la gloire, les Conseils à un jeune homme
et le Discours sur les plaisirs, ne sont pour ainsi
dire que des écrits de circonstance, destinés non
pas au public, mais à un lecteur déterminé (de
Seytres), et appropriés à l'état particulier de son
âme. Loin d'y voir des traités didactiques, je les
comparerais plutôt à ces exhortations familières, k
ces belles consultations morales qu'un Cicéron, un
Sénèque adressait à ses amis, et qui, dans un petit
nombre de pages, sous une forme simple et libre,
exposaient quelque haute vérité philosophique.
L ŒLVRK DE VAUVKXARGUES. 113
Dans le reste de son œuvre, Vauvenargues n'a
guère fait que généraliser ses impressions intimes.
Ses Maximes, qui en sont la partie la plus achevée,
ne sont, sous une forme impersonnelle, que l'his-
toire de son cœur, le journal secret de son état
intérieur. L'épigraphe qui se lit en tête des Pen-
sées de Marc-Aurèle, Ta £t; ly/jTov, leur convien-
drait parfaitement. En réunissant sous le même
titre ces deux manuels de la vie morale, on ne
marquerait pas seulement le caractère subjectif c[ui
leur est commun : on les associerait dans une égale
estime; car ils renferment la révélation tout entière
de deux âmes exquises et supérieures. Malgré la
différence des temps et des idées, un même souffle
les traverse, parfois un même sentiment les anime,
comme si l'homme laissait quelque chose de sa
pensée dans les pays où il a aimé, rêvé, souffert,
et que Vauvenargues, faisant campagne aux mêmes
lieux où seize siècles auparavant le divin empereur
guerroyait contre les tribus germaniques, y avait
recueilli le plus pur parfum de sa grande âme et
s'en était insjjiré.
CHAPITRE IV
ORIGI.NES MORALES ET LITTERAIRES DE VAUVEXARGUES.
SA PART DA>S LŒUVRE DU XVIIl" SIECLE; VAUVEXARGUES
PRÉCURSEUR DE ROUSSEAU. JUGEMENT SUR SON ŒUVRE
ET SUR SA VIE.
Si la critique ne rend i)lus d'arrêts de principe,
il lui reste quelque chose encore des droits de juS'
tice distributive qu'elle exerçait souverainement
autrefois. Si elle se refuse à prononcer sur le mérite
abstrait des œuvres, elle peut connaître encore de
leur valeur utile; elle peut déterminer ce dont elles
ont enrichi la littérature du pays oii elles sont nées,
et ce qui eût manqué à celte littérature si elles
n'avaient point été produites. C'est une sorte de
compte i)ar doit et avoir qu'il s'agit de dresser : le
compte débiteur par rapport au passé, où figure le
trésor d'idées et de sentiments, de formes littéraires,
artistiques et morales que les civilisations amas-
sent dans leur sein et que chaque génération de
116 VAUVENABGUES.
penseurs et de poètes trouve en naissant; le compte
de crédit par rapport à l'avenir, où est inscrite la
part, bien faible généralement, inaperçue ou exa-
gérée le plus souvent par les contemporains, que
chaque écrivain apporte à l'œuvre commune et lègue
aux siècles suivants.
Pour ^'auvenargues, ce compte est assez facile à
établir; car les influences qui ont/ façonné son esprit
sont peu nombreuses et peu anciennes.
Dans le passé, Vauvenargues ne remonte guère
plus haut que le siècle qui l'a précédé. L'antiquité
lui est comme fermée. Il ne l'a entrevue, dans sa
jeunesse, qu'à travers une traduction de la Vie des
grands Jiomines de Plutarque, et nous savons par
lui-même quelle vive impression il en a éprouvée.
Plus tard, la lecture de quelques livres d'histoire,
dans le goût, je pense, des Réflexions de Saint-
Evremond sur les dii'ers génies du peuple romain,
lui donna au moins l'intelligence et le sentiment
général des choses de l'antiquité. INIais le com-
merce direct avec les anciens, que rien ne rem-
place, et ce qu'un tel commerce a d'excellent pour
la culture et le déveloijpement de l'esprit lui ont
toujours manqué. Par contre, sa pensée doit jjeut-
être à cette lacune d'instruction, à cette absence de
religion littéraire une partie de sa légèreté d'allure
et de son indépendance de mouvement. Ce n'est
donc pas dans l'antiquité, ainsi qu'on doit le faire
ORIGINES MORALES. 117
})Our tous les maîtres français de l'époque classique,
qu'il faut rechercher ses plus lointaines origines
intellectuelles; c'est plus près de lui, dans un hori-
zon moins éloigné, au xvii" siècle.
Quand Vauvenargues vient au monde, en 17iô,
Louis XI\' est à l'agonie et tous les grands hommes
du siècle ont déjà disparu de la scène où ils fai-
saient si noble figure. Les quinze dernières années
du règne ont vu mourir successivement Racine, Bos-
suet, Bourdaloue, Fléchier, Boileau, Fénelon, Male-
branche. Mais ces grands esprits et ceux qui les
ont précédés au tombeau, Pascal, Molière, La Ro-
chefoucauld, Corneille, La Fontaine et La Bruyère,
ont fondé la plus forte tradition littéraire qui ait
jamais existé. C'est dans cette illustre maîtrise que
Vauvenargues a choisi ses ancêtres , et c'est à
Pascal, à Bossuet et à Fénelon qu'il s'est plus étroi-
tement rattaché.
Pour Pascal, j'ai montré plus haut le rôle qui lui
revient dans le dévelop[)emcnt intellectuel et moral
de Vauvenargues, dans sa conception de l'homme
et de la vie, dans l'exercice même de sa sensibilité.
Non pas que Vauvenargues puisse jamais être dit
le disciple de Pascal; car l'influence qu'il a subie
s'est traduite plus souvent par une réaction que par
une action conforme; mais l'œuvre du moraliste
de Port-Royal a été le stimulant le plus énergique
et le plus fécond de sa pensée. La dette de recon-
118 VAUVEXARGUES.
naissance qu'il contractait ainsi envers ce noble
espint, Vauvenargues l'a généreusement acquittée.
Dans un magnifique langage il a restitué à Pascal
la place éminente dont Voltaire et les écrivains
de son temps l'avaient écarté. Il a réclamé leur
admiration pour les grandes et pathétiques images
dont l'auteur des Pensées a semé son œuvre, pour
« cette brièveté pleine de lumière, qui n'appar-
tient qu'à lui », pour « cette vigueur de génie par
laquelle on rapproche les objets et on résume un
discours », enfin pour les puissantes qualités de
dialectique qui faisaient de Pascal « l'homme de
la terre qui savait mettre la vérité dans le plus
beau jour et raisonner avec le plus de force ' ».
A Bossuet , Vauvenargues doit fort peu pour le
fond de la pensée et beaucoup pour l'expression.
La « divine éloquence » des Oraisons funèbres le
tminsportait. Ces grandes compositions étaient
pour lui le modèle même de l'art d'écrire ; car (c'est
1. Dans son ardciir contre Pascal, Voltaire, le compa-
rant à Vauvenargues, a pu dire de celui-ci : « C'était \\\\
génie peut-être aussi rare que Pascal même ; aimant
comme lui la vérité, la cherchant avec autant de bonne
foi, aussi éloquent que lui, mais d'une éloquence aussi
insinuante que celle de Pascal était ardente et impérieuse.
Je crois que les pensées de ce jeune militaire philosophe
seraient aussi utiles à un homme du monde fait pour la
société, que celles du héros de Port-Royal peuvent l'être
à un solitaire qui ne cherche que de nouvelles raisons de
haïr et de mépriser le genre humain. » (Note aux Rc-
flcrtons sur dirers sujets.)
ORIGINES MORALES. 119
un point de vue qu'il ne faut jamais perdre avec
Vauvenargues), entre toutes les formes qui peuvent
traduire une idée, celle-là, à ses yeux, est supé-
rieure qui donne à cette idée toute sa force d'action.
Ce qu'il prisait donc dans l'éloquence de Bossuet,
c'était moins la noblesse incomparable du style,
l'éclat et « la soudaine hardiesse » des images,
l'ampleur et l'harmonie des périodes, que la vertu
persuasive qu'il y reconnaissait. Ce qu'il admirait
dans les Sermons, dans les Oraisons, dans le Dis-
cours sur r/iisloire u/iii'erselle, ce n'était pas « la
vaine pompe des paroles », mais cet effort magni-
fique et continu par lequel l'illustre orateur, « né,
dit-il quelque part, pour être un grand ministre
sous un roi aral)itieux », entraînait les esprits,
leur imposait la vérité, se rendait maître de leur
conduite et de leur pensée, et faisait ainsi de l'élo-
quence « l'instrument le plus puissant de la nature
humaine ».
Vauvenargues s'est plus d'une fois exercé à
imiter le tour et la manière de Bossuet quand il a
voulu élever le ton. A vrai dire, il n'y a point réussi
(dans l'éloge funèbre de Seytres, par exemple),
et il est tombé dans l'affectation et l'emphase. C'est
un défaut que personne pourtant n'a mieux senti
que lui ; car il écrivait : « L'art d'imiter, quand il
n'est pas parfait, dégénère toujours en déclamation;
il est très rare qu'on soit emphatique par trop de
120 VAIVEXARGUES.
chaleur; mais c'est un défaut où l'on tombe presque
inévitablement lorsqu'on n'est animé que d'une cha-
leur empruntée ».
Une même admiration, à laquelle s'ajoutait une
particulière et intime sympathie, attirait VauAenar-
gues vers Fénelon. L'àme tendre et touchante qui
s'épanchait dans le Tclémaque parlait à son cœur;
la grâce persuasive de ce style naturel, abondant et
mélodieux charmait son esprit.
Ces qualités heureuses, dont il portait en lui le
principe, exercèrent «ur son talent une influence
dont la trace se suit aisément. Xe croit-on pas
reconnaître la riante imagination du Cygne de
Cambrai dans cette pensée : « Les premiers jours
du printemps ont moins de grâce que la vertu nais-
sante d'un jeune homme » ?
Notons aussi que, comme pour Bossuet, Vauve-
nargues estimait en Fénelon autant l'homme d'ac-
tion que l'homme de parole et de pensée; car, sous
les apparences pleines d'onction et d'aménité de
l'archevêque de Cambrai , il avait aperçu ce que
l'on a trop négligé de voir depuis, c'est-à-dire une
nature très passionnée et secrètement ambitieuse
des plus hauts emplois. « ^'ous c{ui vous êtes montré
si ami de la modération dans vos écrits, lui fait-il dire
par Richelieu dans un de ses Dialogues des Morts,
ne vouliez-vous pas vous insinuer dans les esprits,
faire prévaloir vos maximes?... Vous vouliez assu-
ORiniXES MORALES. 121
jettir les hommes à votre génie particulier. Croyez-
moi, c'est là de l'ambition. «
En ces noms de Pascal, de Bossuet et de Féne-
lon se résument les influences littéraires qui ont
formé A'auvenargues. Ce furent là les véritables
maîtres de son esprit et de sa pensée. Il en avait
fort bien conscience, et il leur a rendu un hommage
commun dans cet idéal de vie morale et intellec-
tuelle qu'il rêvait un jour : « On voudrait penser
comme Pascal, écrire comme Bossuet, parler
comme Fénelon ».
En dehors de ces trois grands esprits, nul écri-
vain du xvii'' siècle ne paraît avoir exercé d'action
notable sur Vauvenargues. Ni Racine qu'il goûtait
si délicatement, ni La Fontaine dont il avait deviné
le génie poétique, ne lui ont servi de modèles.
La Bruyère n'a pas eu non plus d'influence
appréciable sur Vauvenargues, et, malgré le titre,
malgré la similitude du cadre, \'/:'ssa/ sur quelques
caractères ne procède pas des Caractères et mœurs
de ce siècle. Ce n'est |)as que ^'auvcnargues n'ad-
mirât au ])lus haut degré la perfection littéraire
de La Bruyère, « ce coup de pinceau si mâle et si
fort, ces tours singuliers et hardis, et ces beautés
où l'imitation ne peut atteindre ». C'est même son
honneur d'avoir voulu relever La Bruyère du dis-
crédit oii, si nous en croyons l'abbé d'Olivct, cet
écrivain excellent était tondjé dès les premières
122 VAUVEXARGUES.
années du xviiie siècle; et, pour y avoir échoué,
son mérite n'en est pas diminué. Quarante ans
après Vauvenargues, l'injustice qu'il aura tenté de
réparer poursuivra encore l'auteur des Caractères,
et l'on pourra lire, dans un recueil littéraire de
l'époque *, ces lignes : « Le marquis de Vauvenar-
gues est presque le seul de tous ceux qui ont parlé
de La Bruyère qui ait bien senti ce talent vraiment
grand et original. Mais Vauvenargues lui-même n'a
l)as l'estime et l'autorité qui devraient appartenir à
un écrivain qui participe à la fois de la sage étendue
d'esprit de Locke, de la pensée originale de Mon-
tesquieu, delà verve de style de Pascal, mêlée au
goiit de la prose de Voltaire; il n'a pu faire ni la
réputation de La Bruyère ni la sienne. » Voltaire
même a dû à Vauvenargues de comprendre et de
goûter La Bruyère, puisque dans le Temple du
goût qui parut en 1732i il n'est fait nulle allusion
aux Caractères et que le Siècle de Louis XIV (qui
est de 1752: porte ce jugement élogieux, encore
qu'un peu sommaire : « On peut compter [)armi les
jtroductions d'un genre unique les Caractères de
La Bruyère. Un style rajjidc, concis, nerveux, des
expressions pittoresques, un usage tout nouveau
de la langue, mais qui n'en blesse pas les règles,
frappèrent le public, et les allusions qu'on y trou-
l. L' Esprit des journaux, février 1782.
ORIGINES LITTERAIRES. 123
vait en foule achevèrent le succès — Ce livre baissa
dans l'esprit des hommes quand une généra-
tion entière, attaquée dans l'ouvrage, fut passée.
Cependant il est à croire qu'il ne sera jamais
oublié. »
Mais, la part faite à l'admiration des qualités
littéraires, Yauvenargucs n'a rien emprunté à La
Bruyère pour le fond de la pensée. Il existait, en
effet, de trop profondes différences entre leurs
natures morales, et ces différences se traduisaient
nécessairement par une conception tout opposée
de la peinture des mœurs. La Bruyère s'est atta-
ché, de préférence, à décrire dans un esprit de
satire les ridicules et les mesquineries de l'homme
social ; Vauvcnargues s'est proposé, ainsi qu'il le
dit lui-même, de peindre « des mœurs plus fortes,
des passions , des vices , des caractères véhé-
ments » et tous les grands mouvements de l'âme.
Dans les portraits de La Bruyère, la physionomie,
les gestes, l'allure, la pose, le costume, tous les
détails ont été choisis deçà et delà; ils représen-
tent une quantité de remarques successives que
l'écrivain, avec un art suprême, a ensuite réu-
nies, combinées et fondues d'un seul jet, de façon
à former un type très général, sans disparate, et
d'un puissant relief. Dans les larges esquisses de
Yauvenargues,, au contraire, la réalité est repro-
duite telle (pi'elle est, c'est-à-dire très complexe.
124 VAUVEXAROUF.S.
très individuelle, assez confuse et mystérieuse,
singulier mélange de bien et de mal. A côté de la
touche qui indique le défaut, le vice, la déviation
morale, il a tenu à marquer le trait cjui révèle les
qualités hautes et cette partie meilleure que toute
âme, même parmi les plus dépravées, renferme à
quelque degré. Si ses types sont moins saisis-
sants et, pour ainsi dire, d'une moindre valeur
artistique que ceux de La Bruyère, ils sont plus
vrais, plus rapprochés de la nature humaine et plus
équitables envers elle.
Par le style, Vauvenargues relève encore du
xvii"^ siècle, j'entends du xvii^ siècle finissant, de
ces vingt dernières années où, avec La Bruyère
précisément, le pur goût classique tendait à se
renouveler, sinon à s'altérer déjà comme le pensait
secrètement Boileau. A défaut de l'ampleur et de
l'abondance, qu'il n'avait pas eu le temps d'acqué-
rir, il réunit toutes les qualités qui font l'écrivain,
l'ordonnance, la clarté, la délicatesse, le goût, la
l)ropriété des termes, l'excellence de l'acception.
Son principe est qu'une idée vraie peut toujours
être exprimée d'une manière simple, et qu'une
pensée est inexacte ou incomplète tant qu'elle n'est
pas arrivée à une forme irréprochable. Ses conseils
en matière de style sont des règles parfaites :
« Lorsqu'une pensée est trop faible pour porter
une expression simple, c'est la marque pour la
0Iîl(;iNKS LITTlilîAIlîl-S. 125
rejeter — Lu clarté orne les pensées profondes
La netteté est le vernis des maîtres. »
Mais à côté de ces caractères classiques, le style
de Vauvenargues présente déjà, tout au moins à
l'état de symptômes, quelques-unes des qualités
— celles de nombre et de mouvement, par exemple
— que bientôt Rousseau et l'école romantique après
lui tenteront d'introduire dans la langue. « Il faut,
disait Vauvenargues, qu'il y ait une barmonie dans
la bonne prose *. » La Méditation sur la foi est, à
cet égard, un morceau des plus curieux; elle est
semée de vers non riraés, mais d'un rythme très
régulier :
« 0 Dieu! qu'ai-je fait? quelle offense
Anne votre bras contre moi ?
Vous versez dans mon cœur malade
Le fiel et l'ennui qui le rongent.
Vous séchez l'espérance au fond de ma pensée ;
Vous noyez ma vie d'amertume;
Les plaisirs, la santé, la jeunesse m'échappent.
J'ai laissé tomber un regard
Sur les dons enchanteurs du monde.
Et soudain vous m'avez quitté ;
Et l'ennui, les soucis, les remords, les douleurs,
Ont en foule inondé ma vie. »
En plus du noml)re, la langue de Vauvenargues
a aussi du relief et du coloris. Peu d'écrivains ont
fait un plus heureux emploi des images naturelles
1. Dialoi^ucs, 2.
126 VAUVENARGUES.
pour éclairer et animer, en quelque sorte, les pen-
sées morales : « Les feux de l'aurore, a-t-il dit, ne
sont pas si doux que les premiers regards de la
gloire Les longues prospérités s'écoulent quel-
quefois en un moment, comme les chaleurs de l'été
sont emportées jiar un jour d'orage — Les conseils
de la vieillesse éclairent sans échauffer, comme le
soleil d'hiver. »
Yauvenargues a ainsi et en abondance de ces
traits d'une imagination jeune, sobre et charmante,
« tels, disait Sainte-Beuve, qu'on se les figure chez
Xénophon et chez Périclès ».
Par toutes ces qualités, Yauvenargues continue
dignement la belle tradition de la prose française,
et il n'y a point de doute que, s'il avait eu le temps
d'exercer et d'affiner son talent, il ne fût devenu
un des plus exquis parmi les maîtres de la langue.
Yauvenargues, qui doit à la date de sa naissance
d'avoir pu recueillir directement les plus fortes
traditions du xvii'' siècle, doit à la même circon-
stance l'honneur périlleux d'être à l'avant-garde
du xvm''.
Au moment où il entre dans la vie intellectuelle,
c'est-à-dire aux environs de 1742, la grande bataille
du siècle n'est pas engagée.
Il y a eu déjà quelques glorieuses escarmouches.
Les Lettres philosophiques de Yoltaire (1734) peu-
vent compter comme une brillante journée à l'avan-
SA PART DANS L ŒUVRE DU XVIIl'^ SIECLE. 127
tage de l'esprit nouveau, et J)ien faite pour lui ins-
pirer confiance s'il n'était déjà singulièrement hardi
et sûr de soi. Mais les forces qui livreront le grand
combat ne sont pas encore arrivées sur le terrain :
Diderot prépare ses Pensées philosopltiques i 1740;;
d'Alembert n'a que vingt-six ans; Rousseau n'est
encore que le secrétaire inconnu de l'ambassadeur
de France à Venise, et Condorcet n'est pas né.
Vauvenargues entre donc dans l'arène à l'heure
où les destinées du siècle vont se jouer.
Mais si, à cette heure, on ne peut rien préjuger
des péripéties ni de la fortune de la lutte, il n'est
déjà plus permis de douter de la grandeur de la
bataille; car le mouvement qui y porte le siècle
nouveau est puissant et rapide.
Le jansénisme, qui avait imprimé aux âmes et aux
intelligences du xvii" siècle une marque si pro-
fonde, qui, malgré les apparences de la persécution
officielle, avait eu en main la direction générale des
esprits et des consciences et l'avait même exercée
avec une telle autorité que toute voix indépendante,
môme celle du cartésianisme, avait été étouffée ', le
jansénisme était en complète disgrâce. La réaction -
contre son influence, commencée timidement à la
1. Voir sur ce point d'histoire littéraire et morale, qui est
si peu conforme aux idées comniuncment reçues, la belle
étude de M. F. Brunetière {Revue des Deux Mondes, 15 no-
vembre 1888).
128 VAUVENAUGUES.
fin du règne de Louis XIV et menée non sans
habileté par Fontenelle, était devenue plus vive
et plus hardie à mesure que le siècle prenait, avec
l'âge, conscience de ses forces. Enlin, Voltaire, par
les coups audacieux qu'il portait dans sa fameuse
Lettre sur les Pensées de Pascal , assurait le
triomphe et préparait l'avènement des idées dont
le jansénisme avait réussi à interrompre le déve-
loppement.
^'auvenargues se signale parmi les plus hardis
dans ce mouvement de, réaction et contribue à l'un
des plus importants résultats, qui sera la séparation
de la morale et de la religion. Mais les raisons qui
l'v font participer ne sont qu'à lui. Je les ai déjà
marquées précédemment; elles se résument dans
l'opposition absolue que son idéal de vie active
rencontrait dans les doctrines chrétiennes, et par-
ticulièrement dans celles du jansénisme : en présen-
tant sans cesse à l'homme le spectacle de sa misère
et de sa faiblesse, le moraliste chrétien ne parvient
qu'à le décourager et à l'énerver, et il l'empêche
d'agir alors que toutes les lois de sa nature le lui
commandent impérieusement. Pour Port-Royal ,
s'humilier et s'abstenir, voilà la seule règle de la
vie; pour Vauvenargues, c'est, suivant sa belle for-
nmlc que je ne crains pas de répéter : « d'cnq)loycr
toute l'activité de son ànie dans une carrière sans
bornes ».
SA PART DANS L ŒUVRE DU XVIir SIKCLE. 129
Mais si Vauvenargues marche ainsi, et des pre-
miers, dans le sens de son temps, il fait bande
à part. Voltaire et ceux qui, avec lui, donneront le
ton au siècle , les Diderot , les d'Alembert , les
Condorcet, ne peuvent l'enrôler dans leurs rangs.
La foi absolue à la raison, dont le xviii*' siècle a
fait son dogme et qui fut son erreur capitale, n'a
point touché Vauvenargues. Il refuse de recon-
naître cette suprématie de la raison humaine que
ses contemporains veulent fonder; il n'admet pas
qu'en dehors de la certitude rationnelle et expéri-
mentale il n'en soit pas d'autres.
Vauvenargues se distingue encore de son temps
par l'hommage respectueux qu'il accorde au passé.
Comme Bayle et quelques autres excellents esprits
qui, à l'entrée du xviii'' siècle, distinguaient fort
bien les parties bonnes et mauvaises de Tàge pré-
cédent, il se montre novateur éclairé et circonspect.
Indulgent et respectueux pour les hommes et les
idées qui l'ont précédé, il ne se sépare pas violem-
ment des uns et il ne renie pas les autres. Et sur-
tout, jjimais dans ses critiques les plus vives il ne
prend ce ton d'irrévérence et de raillerie qui est
celui des polémiques voltairiennes. On se prend
à regretter que les esprits de cette nature ne se
soient pas rencontrés plus nombreux et d'assez
forte trempe pour fonder un parti et une tradition :
par eux, l'œuvre du xviii'" siècle eût été plus réfor-
U
130 VAUVENARGUES.
matrice que destructrice, et la Révolution même eût
peut-être change de caractère.
Mais le point sur lequel la séparation est le plus
profonde entre Vauvenarguec et son époque, c'est
la conception de la vie.
Dans les premières années du xv!!!*" siècle, la
conscience française, échappée à la tutelle que la
forte discipline du règne de Louis XIV avait fait
peser sur elle, et comme fatiguée du long effort
qu'elle avait soutenu pendant soixante ans pour
réagir contre l'instinct gaulois, était revenue à sa
frivolité naturelle. Je ne connais pas, dans toute
notre histoire, d'époque qui fasse moins d'honneur
à notre génie national que celle qui s'étend de la
mort de Louis XIV jusqu'aux environs de 1750.
Jamais l'esprit finançais n'a été plus incapable de
sérieux. Quelques années plus tard, quand on sera
au plus fort de la lutte, l'ardeur de la bataille et la
grandeur des intérêts engagés inspireront, par in-
stants, un ton plus digne aux combattants; et puis
Rousseau sera là qui, de sa voix émue et toujours
grave, couvrira bien des impertinences et des rail-
leries.
Mais dans la première partie du règne de
Louis XV, dans cette période préparatoire de la
grande mêlée encyclopédique, l'esprit de notre
race est d'une frivolité désespérante : Jean-Bap-
tiste Rousseau, le poète lyrique du siècle, com-
SA PART DANS l'œUVIîE DU XVIIl" SIKCLE. 131
pose pour la société du Temple des épigrammes
obscènes; Voltaire se repose de ses tragédies et de
ses premiers écrits philosophiques en publiant
des contes licencieux et en travaillant avec amour
à la Pucelle; Montesquieu débute par les Lettres
persanes; Duclos, Yoisenon et Crébillon le fils, qui
ont la faveur du public, ne pensent qu'à traiter
avec esprit des sujets immoraux. Nulle dignité,
nulle conviction.
C'est l'honneur de Vauvenargues d'avoir fait
entendre, à ce moment, une voix grave et éner-
gique, d'avoir proposé à ses contemporains un
programme élevé de devoirs, de les avoir rappelés
au respect des choses sérieuses, et de leur avoir
enseigné ce que vaut la dignité de la vie. Il a été, à
son époque, le seul représentant des âmes nobles,
tendres , délicates , religieuses au sens le plus
large du mot, l'interprète de cette élite obscure et
timide qui était alors étoufTée par la philosophie
dominante et qui, sans lui, aurait été privée de voix
expressive.
En dehors de la mission morale qu'il a ainsi
remplie, Vauvenargues a eu le mérite d'apercevoir,
l'un des premiers, les dangers que l'école litté-
raire de son temps faisait courir à la pensée fran-
çaise, et l'honneur de contribuer à la sauver en
relevant la belle et saine tradition du xvii° siècle.
Vers le temps où Vauvenargues commençait
132 VAUVENARGUES.
d'écrire, l'homme le plus considérable dans les
lettres, celui dont l'influence s'exerçait sans con-
teste sur le public, sur les salons et jusque sur les
Académies, ce n'était pas encore Voltaire, c'était
Fontenelle.
A sa suite, on était revenu au précieux; l'amour
du vrai était sacrifié à la recherche du fin et du
galant; l'esprit, le bel esprit régnait souverai-
nement, tranchait de tout, prononçait en maître
sur les questions les plus graves qui intéressent
l'âme humaine; littérature, histoire, érudition, phi-
losophie, morale, son autorité s'étendait à toutes
les connaissances; il n'était pas jusqu'aux vérités
scientifiques qui ne fussent matière à développe-
ments ingénieux et à digressions agréables. Contre
cette mode funeste que consacrait la célébrité de
Fontenelle, Vauvenargues a réagi avec une vivacité
extrême. S'il ne pouvait, jeune, inconnu, presque
seul d'ailleurs de son opinion, prendre directement
à parti son tout-puissant adversaire, il l'a, du
moins, combattu sans relâche, soit par des allu-
sions à sa personne, soit par des coups droits
portés à ses théories. C'est ainsi qu'il écrivait dans
une de ses réflexions : « Je ne puis ni estimer, ni
haïr ceux qui n'ont que de l'esprit », et plus loin :
« Souvent, fatigué de cet art qui domine aujour-
d'hui, je dis en moi-même : Si je pouvais trouver
un homme qui n'eût point d'esprit, <.\m parlât seu-
SA l'AIÎT DANS L ŒUVRE DU XVIIl" SIÈCLE. 133
lement pour exprimer les sentiments de son
cœur * ! »
Ce qu'il plaçait bien au-dessus de l'esprit, ce
qu'il appréciait par-dessus tout, c'était l'âme. Ayez
une âme, fortifiez-la, élevez-la sans cesse, et vous
excellerez sur les autres hommes, vous les domi-
nerez, vous serez grand poète, grand oi'ateur,
grand capitaine, grand ministre ; non seulement
la vie vous procurera les jouissances supérieures
du prestige et de la gloire, mais la mort même
n'éteindra pas votre action ; car l'âme seule laisse
sa trace dans le monde et triomphe du temps. En
tous points, d'ailleurs, la nature de Fontenelle était
antipathique à celle de Vauvenargues. L'auteur des
Dialogues des Morts avait jeté le ridicule sur les
passions et rabaissé les grands hommes : Vauve-
nargues a glorifié les unes et exalté les autres.
Fontenelle affectait de mépriser la poésie tout en
la cultivant, et ne voulait voir dans l'art d'écrire en
vers qu'une habitude élégante, un sim])le amuse-
ment d'esprit : Vauvenargues a proclamé la supé-
riorité du génie poétique, parce qu'il est tout-puis-
sant sur les âmes, parce qu'il les éclaire et les
illumine, parce qu'il leur dévoile les mystères
sublimes du sentiment. Les |)lus belles vérités de
l'univers n'avaient été pour Fontenelle que de
1. Réflexions sur clifcrs sujets.
134 VAUVEXARGUES.
froides notions, et les plus grandioses spectacles
du monde n'avaient pu troubler son impassible
raison : la moindre découverte de l'ordre moral
pénétrait Yauvenargues d'une émotion grave et
profonde. Enfin, toute la vie de Fontenelle a jus-
tifié le mot que lui disait un jour Mme de Tencin
en lui mettant la main sur la poitrine : « Ce n'est
pas un cœur que vous avez là, c'est de la cervelle,
comme dans la tête » ; Yauvenargues n'a vécu et
pensé que par le cœur.
Cette énergique réaction contre les tendances de
Fontenelle et de son école constitue un des plus
sérieux titres littéraires de Vauvenargue;;. II a, de
toutes ses forces, contribué au relèvement de l'es-
prit français, au réveil du goût, à la réparation de
la langue ; il a été l'ouvrier de la première heure
dans la grande œuvre que le génie de ^ oltaire, de
Montesquieu et de Buffon a si glorieusement cou-
ronnée.
Si, en se plaçant à un point de vue moins élevé,
plus rapproché des faits, on recherche maintenant
quelles idées nouvelles Yauvenargues a jetées dans
le courant de son siècle, on voit que, sur bien des
points, et non des moins importants, il s'est révélé
précurseur. Ce serait certes une grande gloire pour
lui, s'il ne fallait singulièrement réduire les hon-
neurs qu'on prodigue aujourd'hui à ce titre II ne
suffit pas, en effet, d'être le premier à apercevoir
SA PART DANS L ŒUVIiE DU XMlr SIECLE. 135
une vérité nouvelle ou plutôt une face nouvelle de
la vérité. Il faut encore (et c'est ici qu'un don par-
ticulier, très rare, est nécessaire), il faut savoir la
revêtir de la forme la plus expressive, la plus syn-
thétique, et en apercevoir les plus lointaines con-
séquences. On est surpris parfois de reconnaître
que des idées ont traîné })ar le monde avant qu'un
penseur de génie les ramassât, les inventât à nou-
veau, j)Our ainsi dire, par le seul fait de leô avoir
dégrossies, mises sous leur aspect le plus sédui-
sant et dans leur plus vive lumière. En telle ma-
tière donc, l'antériorité de la découverte n'est pr.s
le princijial mérite et ne justifie pas les plus grands
privilèges.
Vauvcnargues a tiré de son propre fonds quel-
ques idées ([ui devaient faire fortune dans son
temps; il en a rencontré d'autres sur son chemin
qu'il a relevées , dont il a même commencé le
travail, mais dont il n'a ])as su tailler toutes les
facettes et qui restent à l'état inachevé dans son
œuvre.
Je rangrerai dans cette dernière catégorie ses
vues sur la politique. Elles sont éparses dans ses
divers écrits, dans ses Maximes surtout, le temps
lui ayant manqué pour les coordonner et les dévc-
lop|)er. C'eiit été, j'imagine, un chapitre du grand
ouvrage qu'il projetait sur la Connaissance de l'es-
prit Itiunaiii dont nous n'avons (|ue V Introduction;
136 VAUVENARGUES.
car, par les notions générales qu'elle comporte
et par les problèmes moraux qu'elle soulève, la
science de gouverner les hommes lui paraissait
éminemment philosophique.
Ses idées à cet égard traduisent toutes le besoin
dune grande réforme politique et sociale, réforme
à opérer par le haut, par cette nol)lesse dont il
admet et glorifie le princijie, mais dont il condamne
l'insuffisance, l'égoîsme, la mollesse et la frivolité.
Il sentait que l'état de choses dans lequel il vivait
était irrémédiablement atteint et n'avait plus la
force de subsister; il apercevait les causes de cette
décadence de l'Etat; mais il n'osait les nommer :
« Quand les maladies, écrivait-il, sont au point
qu'on est oblige de s'en taire et de les cacher au
malade, alors il y a peu d'espérance, et le mal doit
être bien grand ».
Ces considérations n'étaient pas absolument nou-
velles. Dès le début du siècle, du vivant même de
Louis XIV, beaucoup de bons esprits, très sen-
sibles aux défauts et aux excès d'un si long: rèsrne,
se préoccupaient sérieusement d'établir dans l'État
une règle moins despotique et de supprimer les
abus. Fcnelon, A'auban, Boulainvilliers, l'abbé de
Saint-Pierre, Saint-Simon — })our ne citer que les
princijjaux noms, — estimaient et professaient
«pi'une grande réforme était nécessaire au bien
public. ]\liraljcau, le confident de Vauvenargues,
SA PART DANS L ŒUVRE DU XVIH" SIECLE. 137
s'était épris de ces idées de réaction avec l'ardeur
qui l'animait dans toutes ses entreprises; mais il y
portait — il faut le reconnaître — des qualités
d'ordre pratique supérieures à celles de son ami,
c'est-à-dire un sens plus vif de la réalité, un coup
d'œil plus juste sinon plus étendu, enfin des con-
naissances plus exactes et plus méthodiques.
Quelques critiques se sont plu à se figurer Vau-
venargues venant au monde cinquante années plus
tard et se sont demandé quel rùle il eût joué dans
la Révolution. Ces sortes de questions sont très
délicates et un peu vaines, car les réponses qu'on
y fait laissent une place trop grande à la fantaisie
et comportent trop de réserves. Et puis, l'on
s'expose toujours à défigurer les personnages qui
en sont l'objet, à les tirer à soi dans le sens de ses
sympathies et de ses préférences.
Sainte-Beuve s'est représenté Vauvenargues sous
les traits de quelqu'un des jeunes enthousiastes
de la première heure dont le ca-ur et les mains res-
tèrent purs, et a cru le reconnaître comme en un
autre lui-même dans André Chénier, dont il ra[)-
pelle, en effet, quelques traits par un mélange de
hardiesse et de modération et par les qualités
nobles du caractère. Mais un morceau important
(le portrait du Scdiiicux), encore inédit lors(jue
Sainte-Beuve formulait cette opinion, a permis à
un autre critique de l'apercevoir bien au delà
138 VAUVEXAnOUES.
d'André Cliénier et de retrouver sa phj'siononiie
jusque dans le petit groupe des jeunes fanatiques
qui entouraient Saint-Just. Les discours qu'il fait
tenir à Clodius le Séditieux : « De tous les change-
ments inévitables, il n'en est aucun qui ne se fasse
par la force, et celui qui sait oser de grandes
choses l'emporte sur celui qui n'a ni la hardiesse
de les concevoir ni la force de les exécuter « ; —
certaines maximes telles que celle-ci : « 11 faut
[)erraettre aux hommes de faire de grandes fautes
contre eux-nicmes pour éviter un plus grand mal,
la servitude »; — certaines réflexions sur a les bas
fonds » de la société qui dénotent en lui l'instinct
de la foule; — sa folle passion pour l'action auda-
cieuse et démesurée; — d'autres indices encore
donnent à penser, en effet, que Vauvcnargues eût
été parmi les esprits les plus hardis et les plus
entreprenants de la Révolution. Encore faut-il
admettre que l'expérience des faits n'aurait pas,
dès le début, au temps même de la Constituante,
changé singulièrement ses idées, et (jue le sjiec-
tacle des premiers excès n'aurait pas soulevé d'in-
dignation son cœur honnête et pur.
Pour moi, dans cet ordre d'hypothèses, ce
n'est pas comme homme politique (jue j'aime a
me figurer ^'auvenargues pendant la Révolution.
Je me le représente de préférence dans la car-
j-ière (jui avait été réellement la sienne autrefois;
VALVEXARCIES PnECUKSFAR DE ROUSSEAU. 139
je date des jours sombres de 1793 la belle lettre
qu'il écrivait à Saint-Vincens, en novembre 174G,
à la nouvelle de l'invasion de la Provence par
les Impériaux; je le vois reprenant du service,
poussé raj)idement aux premiers grades, réunis-
sant en lui les qualités charmantes et généreuses
d'un IMarceau ou d'un Hoche, admirable d'élan
et d'héroïsme dans les combats, mais n'atteignant
pas tout à fait au rang supérieur des Masséna et
des Augereau, et inhabile peut-être dans la science
du conseil et du grand commandement; et je le
vois aussi, un soir de bataille, à Lonato ou à
Rivoli, mourant comme Joubert à Xovi, comme
Desaix à Marengo, avec un rayon de pure gloire,
dans celte heure unique et radieuse de notre
histoire.
Mais c'est à un tout autre point de vue qu'il se
faut placer pour apprécier le rôle vraiment ori-
ginal de Vauvenargues et lui assigner son rang
dans notre littérature morale. Son principal titre,
trop négligé justpi'ici, à la mémoire de la posté-
rité est d'avoir annoncé clairement l'homme qui
a laissé la trace la plus profonde dans le xviii" siè-
cle et dont les idées ont ])orlé a|)rès lui les j)lus
lointaines conséquences, ^'auvenargucs a été le
précui'seur de Rousseau , la première épreuve
pour ainsi dire de ce singulier génie, une de ces
ébauches heureuses par lesquelles la nature, agis-
140 VAUVEXARGUES.
sant dans le monde moral comme dans le monde
physique, semble s'essayer avant de réaliser ses
grandes créations.
Que de traits communs, en effet, soit dans le
tempérament, soit dans les idées!
Et d'abord, mêmes facultés maîtresses : la sen-
sibilité et l'imagination. Chez l'un comme chez
l'autre, l'émotion offre au même degré le carac-
tère de vivacité impérieuse et communicative; car
ce qui a manqué à Vauvenargues, ce qui a fait l'ex-
traordinaire éloquence de Rousseau, c'est moins
l'originalité ou la profondeur des sentiments que
la rigueur de la logique, Tuirt de la controverse,
et ce génie de l'abstraction qui crée les symboles
et agit sur les âmes. Quant à l'imagination, on a
vu par ce qui précède à quel point elle était puis-
sante chez Vauvenargues, comme elle le portait
rapidement aux chimères, comme elle le disposait
à l'utopie. Mais ce qui le rapproche plus encore
de Rousseau, c'est la forme romantique que cette
faculté, aussitôt qu'elle s'éveillait, donnait à sa
pensée. Il adorait la rêverie, « parce que, disait-il,
l'àme agit beaucoup dans ce repos » ; il se laissait
aller volontiers à la mélancolie; et il songeait qu'il
y aurait du charme à « se promener toute la nuit
sur les ruines (de la Campagne romaine), à s'asseoir
parmi les tombeaux et à interroger ces débris ».
Enfin, dans un personnage de ses Caractères qui
VAUVEXARGUES PRECURSEUR DE ROUSSEAU. 141
n'est sans doute que lui-même, on trouve réunis
déjà les principaux traits de l'état d'âme roman-
tique, exagération de la sensibilité, besoin inces-
sant d'émotions fortes et nouvelles, abus de l'analj'se
personnelle, habitude du dédoublement intime :
« Hégésippe passe avec rapidité d'un sentiment
violent dans son contraire, et ses passions s'épui-
sent par leur propre vivacité. Il est sujet à se
repentir sans mesure de ce qu'il a désiré et exécuté
sans modération; prompt à s'enflammer, il ne peut
subsister dans l'indiff'érence; quand les choses lui
manquent, son imagination ardente l'occupe en
secret des objets que son cœur demande, et toutes
ses visées sont extrêmes comme ses sentiments; il
estime peu ce qu'il ne désire ou n'admire point, et
il regarde sans intérêt ce qu'il ne regarde pas avec
passion. Il passe avec rapidité d'une idée à une
autre, et il épuise en un instant le sentiment qui
le domine; mais personne n'entre avec plus de
vérité dans le personnage que ses passions lui font
jouer, et il est presque sincère dans ses artifices,
parce qu'il sent, malgré lui, tout ce qu'il veut
feindre ^ »
Si, maintenant, des facultés naturelles on passe
aux idées acquises, comme la ressemblance se pré-
cise!
1. Caractères, 24.
142 VAUVEXARGUES.
En morale, tous deux ont réhabilité l'homme,
conçu la même notion du devoir, repoussé la doc-
trine de l'intérêt, fait appel à la passion et professé
le culte de l'enthousiasme. Quatre ans avant Rous-
seau, les belles pages du Discours sur le caractère
des différents siècles semblent déjà répondre à la
fameuse question de l'Académie de Dijon : « Si le
rétablissement des sciences et des arts a contribué
à épurer les mœurs ». « Ce n'est pas la pure
nature qui est barbare, s'écrie Vauvenargues, c'est
tout ce qui s'éloigne trop de la belle nature et de
la raison Je sais que nous avons des connais-
sances que les anciens n'avaient pas : nous sommes
meilleurs philosophes à bien des égards; mais
pour ce qui est des sentiments, j'avoue que je
ne connais guère de peuple ancien qui nous cède.
C'est de ce côté-là, je crois, qu'on peut bien dire
qu'il est difficile aux hommes de s'élever au-dessus
de l'instinct de la nature. Elle a fait nos âmes
aussi grandes qu'elles peuvent le devenir, et la
hauteur qu'elles empruntent de la réflexion est
ordinairement d'autant plus fausse qu'elle est plus
guindée. Tout ce qui ne dépend que de l'àme ne
reçoit nul accroissement par les lumières de l'es-
prit, et, parce que le goût y tient essentiellement,
je vois qu'on perfectionne en vain nos connais-
sances; on instruit notre ju>^enient, on n'clè^'e point
notre goût. iJétrompons-nous donc de cette grande
VAUVEXARGUES PRECUBSEUR DE ROUSSEAU. 143
supériorité que nous nous accordons sur tous les
siècles. » Si Vauvenargues, moins hardi que Rous-
seau, ne va pas jusqu'à déclarer que les sciences et
les arts engendrent tous les vices et que Thonime
primitif est un type parfait de simplicité et d'inno-
cence , du moins est-il le premier à déclarer que
les inventions dont les peuples modernes sont si
fiers, les découvertes de la science, les perfection-
nements de l'industrie, importent peu au progrès
moral de l'humanité ; que les âmes simples et
ignorantes des temjjs antiques trouvaient dans
leurs instincts spontanés autant de justice et de
vérité qu'on en a réalisé depuis, aux âges de
science et de réflexion, et que, dans l'ordre idéal,
les peuples primitifs ne nous étaient pas inférieurs.
Avant Rousseau encore, ^ auvenargues a voulu
raviver dans la société corrompue qui était celle
de son temps le goût du vrai et du naturel : « La
politesse et la délicatesse, poussées au delà de
leurs bornes, font regretter aux esprits naturels la
simj)licité qu'elles détruisent. Nous perdons quel-
quefois bien plus en nous écartant de la nature
que nous ne gagnons à la polir; l'art peut devenir
plus barbare que l'instinct qu'il croit corriger. »
Enfin, avec une éloquence digne de l'auteur de
VE/uile, ^'auvenargucs a tenté aussi de réveiller,
au sein de la société la plus égoïste qui fut jamais,
les émotions douces et comj)atissantcs. Le prc-
144 VAUVEXARGUES.
mier de son siècle, il a revendiqué les droits de
l'âme et du cœur. Il a proclamé « la nécessité
inviolable de l'aumône » et rappelé cette vérité
évangélique , trop méconnue autour de lui , que
« le pauvre a une âme comme nous, qu'il a même
Dieu, même culte et même patrie ».
Et si l'on veut, par d'autres traits encore,
rapprocher Vauvenargues de Rousseau , faut-il
rappeler qu'en politique tous deux ont associé un
vif instinct d'indépendance à un esprit généreux de
réforme, et conçu le rêve d'un ordre social plus
équitable et de mœurs plus douces ; — qu'en reli-
gion, l'un et l'autre, ayant perdu la foi, sont reve-
nus au sentiment religieux par la souffrance et
l'imagination; — et qu'il n'est pas jusqu'aux idées
littéraires, jusqu'au style enfin où leur sensibilité
ne se soit traduite souvent par des formes sem-
blables.
Une si étroite parenté intellectuelle et morale
se complète et s'explique par la similitude des
conditions dans lesquelles ces deux esprits se
sont développés. Vauvenargues et Rousseau se sont
formés, en effet, hors de toute éducation régulière.
A la différence des autres écrivains du siècle, ils
ne sont élèves ni de Port-Royal, ni des Jésuites,
ni des Oratoriens ; ils ne sont sortis ni du collège
Louis-le-Grand comme Voltaire, ni du collège
d'Harcourt comme Diderot, ni du collège Mazarin
VAUVENARGUES PRECURSEUR DE ROUSSEAU. 145
comme d'Alembert, ni du collège de Navarre
comme Condillac. Ce n'est pas non plus un ensei-
gnement lent et méthodique, ce n'est pas l'étude
des tristes grammaires de Regnier-Desmarais ou
des froides histoires de Lebeau et de Crevier qui
leur a appris à connaître l'antiquité : elle s'est
révélée subitement à eux dans sa pure et vive
lumière, le jour oii un Plutarque torabé entre
leurs mains enflamma leur imagination, et leur
mit au cœur, avec le culte des grands hommes,
le regret de la vie antique. Et plus tard encore,
tandis que les jeunes écrivains de leur âge se lan-
çaient dans le monde et s'y enivraient de faciles
succès, la pauvreté les a tenus éloignés tous deux
d'une société favorable sans doute à l'éclosion
des esprits légers et brillants, mais absolument
contraire à la production des grandes et fortes
individualités. Ce n est donc ni au milieu des
livres puisqu'il a suffi d'un seul livre, d'une seule
étincelle j)our allumei" en eux le foyer intérieur
qui illumina toute leur vie;, ni au milieu des salons
littéraires, que s'est formée leur âme, mais dans
l'expérience précoce de la réalité, [)ar la réflexion
solitaire et le recueillement. Ainsi s'explique cette
Maxime qu'on ne s'étonnerait point de lire dans
les Confessions : « C'est dans notre propre esprit,
et non dans les objets extérieurs, que nous aper-
cevons la ]>lupait des choses; les sots ne connais-
10
146 VAU VEXAI» GUES.
sent presque rien parce qu'ils sont vides, et que
leur cœur est étroit ; mais les i^randes âmes troin>e/it
en elles-mêmes un grand nombre de choses e.rtc-
rieures; elles n'ont besoin ni de lire, ni de voyager,
ni d'écouter, ni de travailler pour découvrir les
plus hautes vérités ; elles n'ont qu'à se replier
sur elles-mêmes, et à feuilleter, si cela se peut
dire, leurs propres pensées '. » C'est cette pra-
tique de la vie intérieure qui est le secret de la
commune originalitc- de Vauvenargues et de Rous-
seau; de là, chez tous les deux, celte puissance
des impressions personnelles, cette vivacité de
l'émotion, cette hardiesse de la conscience, ce
sérieux de la pensée.
C'est un grand dommage que Vauvenargues n'ait
pas vécu seulement quelques années de plus, et
connu Rousseau. Le véritable maître et ami qu'il
lui fallait, en effet, ce n'était pas Voltaire, c'était
Jean-Jacques. Voilà celui dont l'influence eût été
vraiment propice et féconde. Sous son inspiration,
toutes les qualités en germe dans les Réflexions
et Maximes se fussent épanouies, et celles qui s'y
montrent déjà en fleur eussent porté fruit. Une
frondaison luxuriante et des tiges robustes eussent
apparu là oii, faute d'un souffle vivifiant, n'ont
poussé qu'un feuillage clairsemé et des rameaux
un peu frêles.
1. Rv lierions et Maximes, :î()(j.
VAUVEXARGUES PRECURSEUR DE ROUSSEAU. 147
En retour, quel parfait disciple Rousseau aurait
eu dans Vauvenargues ! — non pas un de ces dis-
ciples qui ne sont que la pâle copie et la contre-
façon du modèle, quand ils ne le compromettent
point par leurs excès, — mais un de ceux qui, ne
gardant du maître adoptif que l'inspiration pre-
mière, entretiennent pour ainsi dire la flamme de
sa pensée par leur propre flamme, confirment et
garantissent sa parole par leur autorité person-
nelle, et, véritables héritiers de son œuvre, s'atta-
chent à la dévelop})er et à l'élucider plutôt qu'à
l'imiter.
Et Vauvenargues n'eût pas été seulement le dis-
ciple parfait selon l'esprit, il eût été aussi le dis-
ciple chéri. Une douce, une bienfaisante influence
se fût communiquée de son àme à celle de Rous-
seau; son charme pénétrant, sa tendresse exquise
et ingénieuse eussent plus d'une fois apaisé les
souffrances, adouci les rancunes de ce grand génie
toujours inquiet et malheureux; il lui aurait répété
ce qu'il se disait à lui-même dès qu'un peu d'amer-
tume lui venait aux lèvres : « Il faut être humain
par-dessus toutes choses; il faut tâcher d'être bon,
de calmer ses passions, de posséder son âme.,
d'écarter les haines injustes et d'attendrir son
humeur autant que cela est en nous ». Et Jean-
Jacques l'eût aimé aussi dune affection délicate et
profonde, comme il aima ivo]) tard lj«.'i-nardin de
148 VAUVENARGUES.
Saint-Pierre, comme il savait aimer quand il osait
épancher son cœur sans "défiance et que nulle
crainte ne troublait son âme.
Ainsi , que l'on considère l'œuvre écrite de
Vauvenargues ou la place qu'il lui faut assigner
dans notre histoire morale, la même conclusion se
formule : le jour où Vauvenargues a disparu, de
grandes, de légitimes espérances se sont évanouies
avec lui, et une perte immense a été consommée.
Les morts prématurées de ceux qui semblaient
appelés à briller dans la vie de l'esprit ne sont pas
toutes également déplorables : les artistes et les
poètes ont le singulier privilège de pouvoir dispa-
raître plus jeunes que les philosophes elles savants.
C'est que la pensée spéculative est une plante plus
tardive et qui demande des soins plus réfléchis, une
culture plus lente que la poésie ou le sentiment
esthétique. Certes, on peut regretter les belles
œuvres dont un André Chénier, un Shelley, un
Leopardi , ont emporté le secret dans la tombe.
]Mais la destinée leur fut moins cruelle qu'il ne
semble, car, avant de disparaître, ils avaient eu le
temps de donner leur fleur et leur parfum. Si le
Tasse était mort à trente et un ans, la postérité n'y
aurait perdu ni VAminta, ni les RitJie ainorose, ni la
Gcriisalcinme liberata, et le génie du poète y eût
gagné de n'être |)as déparé ))ar les inspirations
malheureuses de sa muse vieillissante.
VALEUR DE SON ŒUVRE. 149
Mais la mort prématurée d'un La Boétie, d'un
Pascal ou d'un Vauvenargues, voilà qui est à tout
jamais désolant et irréparable; là se révèlent vrai-
ment l'iniquité et l'indifférence transcendantes de
la nature. Songez, en effet, que si Descartes et
Bossuet n'avaient vécu que trente-cinq ans, il fau-
drait rayer leur nom de notre littérature, que, dis-
paraissant au même âge. Voltaire aurait eu pour
seuls titres à la mémoire de la postérité ŒtUpt et
la Henriade, et Rousseau n'aurait pas laissé une
ligne de sa main.
S'il fallait donc interpréter, au sens étroit de la
lettre, le précepte que chacun doit être jugé selon
ses œuvres, il n'en serait guère de plus faux, ni de
plus immoral *.
A ceux qui n'ont eu qu'un jour, qu'une heure
d'éclosion brillante, la critique doit appliquer des
règles et une mesure particulières. Dans ces esprits
si tôt disparus, ce qu'il faut a|)précier, ce n'est pas
l'étendue et la hauteur du vol, c'est la hardiesse
et la grâce de l'essor. Tout au plus, pour rester
dans la stricte é<|uité et ne pas trop accorder
à la sympathie qu'inspire leur destinée, peut-on
reconnaître dans leurs œuvres précoces un certain
1. '.' Il ne faut pas mesurer les boinines, dit Vauvenar-
gues, par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur
fortune, mais par leurs sentiments et leur génie. » Reflexions
sur divers sujets, § 49.
150 VAUVENARGUES.
caractère d'inconscience et presque de nécessité.
Qui sait, en effet, si les êtres qui sont condamnés
à mourir jeunes • — ■ non par accident, mais parce
qu'ils portent au fond et dans les racines de leur
organisme des germes d'extinction rapide — ne
doivent pas à cette prédisposition physiologique
une maturité particulière de pensée et une hyper-
esthésie extraordinaire de toutes les facultés de
l'àme et de l'intelligence?
C'est à ce point de vue qu'il faut juger Vauve-
nargues. Son œuvre, à ne l'examiner qu'en elle-
même, ne peut, dans la rigueur du langage cri-
tique, être dite de premier ordre. Originale sous
bien des rapports, dictée par l'inspiration la plus
haute, écrite d'un st3'le excellent, elle est trop sou-
vent faible par la pensée, incomplète, inégale, obs-
cure ou contradictoire. Quelle que soit la noblesse
du sentiment qui l'anime, elle n'est jamais d'une
exécution accomplie et définitive; cette beauté
radieuse et épanouie qui caractérise les créations
supérieures de l'art, ces parfaits contours qui les
dessinent et les limitent, cette pure lumière qui les
éclaire, n'apparaissent dans aucune de ses parties.
Si même le vrai moraliste est celui qui non seule-
ment possède la connaissance pratique de l'homme
social, de ses instincts, de ses passions, de ses
vertus et de ses vices , mais qui , s'élevant au-
dessus de ce premier résultat de l'expérience et de
VALEUR DE SON ŒUVRE. 151
l'observation, embrasse le monde moral dans toute
son étendue et en voit les rapports avec le S3'stème
entier de l'univers; si Pascal, Nicole et Male-
branche, si Spinoza et Kant ont mérité ce titre —
les uns, parce que, croyant à l'identité de la vérité
théologique et de la vérité philosophique, ils ont
pu dire : « La religion, c'est la vraie philosophie * »,
les autres parce qu'ils ont déduit toute la morale
d'une conception transcendante des idées éternelles
et nécessaires, — Vauvenargues n'est pas un mora-
liste. Dans la hiérarchie des artisans de la pensée,
sa place est d'un degré au-dessous : elle est au
premier rang de cette famille d'esprits dont !Mon-
taigne, La Rochefoucauld et La Bruyère sont les
plus illustres représentants et dont la brillante
lignée s'étend jusqu'à Saint-Evremond , Duclos ,
Chamfort, Rivarol même, famille d'observateurs
[)lutôt que de spéculatifs, excellemment propres à
étudier l'homme tel ((u'il se montre sous leurs
yeux, à démasquer son visage, à pénétrer son cœur,
capables encore de lui indiquer sinon des principes,
du moins une conduite de vie, impuissants toute-
fois à considérer dans sa grandeur le problème de
la destinée humaine et à en poursuivre la solution.
Mais si on se rappelle que le peu qui nous reste de
lui a été entièrement composé dans l'agitation de la
1. Maleljranfhe, Traité de morale.
152 VAUVENARGUES.
vie militaire ou dans les souffrances de la maladie,
— si l'on s'abstient surtout de comparer cette pre-
mière expression de sa pensée juvénile à l'œuvre
mûrie et arrêtée des grands maîtres du x\u^ et du
xviii" siècle, parce rpie ces puissants esprits ont
donné toute leur mesure et parcouru toute leur
carrière, tandis que lui n'a pu, faute de temps et
d'espace, se déployer, — si l'on recherche dans ses
écrits hâtifs moins les qualités de perfection que
les gages de talent et même les promesses de génie,
— si l'on se rappelle enfin qu'il a annoncé par des
signes certains la venue prochaine de Rousseau,
Vauvenargues prend alors sa juste valeur et reçoit
sa véritable physionomie.
D'ailleurs, en dehors de ses écrits et de son
influence immédiate sur ses contemporains, d'au-
tres titres réclament encore en sa faveur et défen-
dent sa mémoire contre l'oubli : ils sont consignés
dans cette œuvre que chacun de nous laisse après
soi, et qui, })Our n'être pas condensée dans une
forme d'art ou de littérature, n'en est pas moins
réelle, effective et durable, œuvre souvent obscure
et inconsciente oii les plus illettrés et les i)lus hum-
bles ont réalisé parfois des merveilles de grandeur
et de délicatesse morales.
A une époque égoïste et vaine il a été le repré-
sentant de la vie sérieuse et désintéressée. Dans
un temps superficiel et dépravé il a proclamé
VALEUR DE SOX ŒUVRE. 153
que la chose importante par excellence, c'est la
noblesse du cœur, il a professé que le devoir trou-
vait en lui-même sa récompense et que « ce n'est
pas un grand mal que de manquer la fortune lors-
qu'on peut se répondre qu'on l'a méritée ». Enlin,
il a laissé, comme le dernier et le plus beau cha-
pitre de son œuvre, le souvenir fortifiant de sa
mort si calme, si digne et si courageuse.
De telles existences ont une valeur idéale extra-
ordinaire. Quelques ligures de cet ordre apparais-
sant de temps à autre suflisent à ennoblir une race.
Au point de vue de la vie profane, elles ont une
importance et une utilité supérieures à celles des
héros de la vie religieuse, qui trop souvent dépas-
sent la commune mesure de l'homme et le décou-
ragent par la perfection même de leur beauté
morale.
Si Yauvenargucs n'avait pas vécu, il manquerait
quelque chose à la grandeur de notre tradition lit-
téraire, et la noblesse de l'âme française compterait
un quartier de moins.
FIN
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE I
Années de jeunesse. Vie militaire. Vauvenargues
ET LE MARQUIS DE MlRAHEAl
CHAPITRE II
VaUVENARGUES ÉCRIVAIN. AmITIÉ DE VoLTAIRE. DER-
NIERES ANNÉES 49
CHAPITRE III
L'œuvre de Vauvenargues. Ses idées philosophi-
ques; SA CONCEPTION DE l'hoMME ET DE LA VIE... 87
CHAPITRE IV
Origines .moralls et littérauies de Vauvenargues.
Sa part dans l'œuvre du xviiic siècle ; Vauve-
nargues PRÉCURSEUR DE RoUSSEAU. JUGEMENT SUR
SON ŒUVKE ET SUR SA VIE 115
Coulomiuit'rs. — Tv]). P. Hhodahd et Gallois.
'S.
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BJ Paléologue, Georges Maurice
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