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Full text of "Vauvenargues"

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VAUVEN ARGUES 


TAC-SIMILÉ  D'UNE  LETTRE  AUTOGRAPHE 

DE    VAUVENAROUES   A    VOLTAIRE 

(2^  Mai  1746) 

C  0  N'  s  K  R  V  K  F    AL      •      R  I<  I  T  I  <5  H     M  U  «:  K  L  M    " 


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LES    GRANDS    ÉCRIVAINS   FRANÇAIS 


VAUVENARGUES 


PAR 


MAURICE  PALÉOLOGUE 


PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    C''' 

79,    RODLEVARD    SAINT-GERMAIN,    79 

1890 

DroUs  de  Induclion    el  de  ri-prociuolicn  réservé». 


VAUYENARGUES 


CHAPITRE  I 

ANNÉES    DE    JEVNESSE.    VIE    MILITAIRE. 
VAUVENARGUES    ET     LE     MARQUIS     DE     MIRABEAU. 

Luc  de  ^  auvenargues  naquit  à  Aix,  en  Provence, 
le  G  août  1715.  Sa  famille  était  de  petite  noblesse, 
quoique  de  souche  ancienne  ;  elle  remontait  au 
xiv^  siècle.  Son  père,  Joseph  de  Clapiers,  n'était 
que  seigneur  de  Yauvenargues  lorsque  le  marquisat 
lui  fut  conféré  par  lettres  patentes  du  roi  en  1722  '  ; 
mais  l'excellence  des  services  qui  provoquèrent 
cette  grâce  royale  suppléait  à  l'ancienneté  du  titre  : 
premier  consul  d'Aix,  il  avait  été  le  seul  des  ma- 
gistrats à  ne  pas  déserter  son  poste  pendant  la 
peste  qui  dévasta  la  ville  en  1720,  et  il  s'y  était 
montré  admirable  de  courage  et  de  dévouement. 


1.  Ses  armes    étaient   :  fascc  d'azur  et  ■  d'argent,   de   six 
pièces,  au  chef  d'or. 


6  VAUVENARGUES. 

Nous  possédons  si  peu  de  renseignements  sur 
la  jeunesse  de  Yauvenargues  que  ces  circonstances 
sont  précieuses  à  connaître.  Elles  nous  apprennent 
dans  quelle  atmosphère  morale  se  forma  le  futur 
auteur  des  Réflexions  et  Ma.rlmes  et  dans  quelles 
fortes  traditions  il  fut  élevé  dès  l'enfance.  Sans 
exagérer  l'importance  des  influences  d'hérédité  et 
de  milieu,  il  est  permis  de  croire  que  si  Joseph  de 
Clapiers,  au  lieu  d'acconqjlir  héroïquement  son 
devoir,  avait  été  homme  à  fuir  l'épidémie  qui  déso- 
lait sa  ville  —  comme  (it,  ])ar  exemple,  Montaigne 
étant  maire  de  Bordeaux,  —  l'âme  de  son  fils  eût 
compté  un  degré  de  chaleur  de  moins. 

11  est  regrettable  que  Yauvenargues  n'ait  pas 
rencontré  des  conditions  aussi  favorables  à  la  cul- 
ture de  son  esprit  qu'à  l'éducation  de  son  cœur. 
Elevé  quelque  temps  d'abord  au  collège  d'Aix, 
interrompu  dans  ses  études  par  la  faiblesse  de 
sa  santé,  il  se  forma  presque  seul  et  comme  au 
hasard.  11  n'acquit  ({ue  bien  peu  de  ces  connais- 
sances générales  qui  font,  pour  ainsi  dire,  la  base 
intellectuelle  de  toute  une  vie,  et  il  ne  sut  jamais 
ni  le  latin  ni  le  grec. 

Vers  l'âge  de  seize  ans,  à  cet  âge  où,  comme  dit 
Charron,  «  l'âme,  toute  neuve  et  blanche,  tendre 
et  molle,  reçoit  fort  aisément  les  impressions  et 
puis  ne  les  |)erd  plus  »,  il  rencontra  dans  ses  lec- 
tures une  traduction  des  Vies  de  Plutarepie,  cl  il  en 


ANNEES    DE    JEUNESSE.  7 

fut  transporté.  L'antiquité  se  fit  ainsi  connaître  à 
lui  sous  son  aspect  héroïque.  Les  vives  couleurs 
et  le  charme  pittoresque  de  l'historien  des  Hommes 
illustres  captivaient  son  imagination;  la  généreuse 
ardeur  qui  se  dégage  de  ces  grandes  biographies 
se  communiquait  à  son  cœur.  Un  idéal  de  vie  noble 
se  révélait  à  lui;  il  s'éprenait  de  cette  société 
antique,  si  fortifiante  pour  les  énergies  indivi- 
duelles, si  favorable  au  déploiement' de  toutes  les 
facultés  de  l'homme.  Une  lettre  qu'il  adressait  dix 
ans  plus  tard  à  un  ami  nous  a  conservé  le  sou- 
venir de  la  profonde  impression  que  produisaient 
sur  sa  jeune  âme  les  belles  pages  de  Plutarque  : 
«  J'en  étais  fou,  écrivait-il;  le  génie  et  la  vertu  ne 
sont  nulle  part  mieux  peints;  l'on  y  peut  prendre 
une  teinture  de  l'histoire  de  la  Grèce,  et  même  de 
celle  de  Rome.  L'on  ne  mesure  bien,  d'ailleurs,  la 
force  et  l'étendue  de  l'esprit  et  du  cœur  humains 
que  dans  ces  siècles  fortunés;  la  liberté  découvre, 
jusque  dans  l'excès  du  crime,  la  vraie  grandeur 
de  notre  âme;  là,  la  force  de  la  nature  brille  au  sein 
de  la  corruption;  là,  })arait  la  vertu  sans  bornes, 
les  plaisirs  sans  infamie,  l'esprit  sans  affectation,  la 
hauteur  sans  vanité,  les  vices  sans  bassesse  et  sans 
déguisement.  Pour  moi,  je  pleurais  de  joie  lorsque 
je  lisais  ces  JVt's;  je  ne  passais  point  de  nuit  sans 
|)arler  à  Alcibiade,  Agésilas  et  autres;  j'allais  dans 
la  place  do  Rome,  pour  haranguer  avec  les  Grac- 


8  VAUVENARGUES. 

ques,  et  pour  défendre  Caton,  quand  on  lui  jetait 
des  pierres.  Vous  souvenez-vous  que,  César  vou- 
lant faire  passer  une  loi  trop  Ji  l'avantage  du  peuple, 
le  même  Caton  voulut  l'empêcher  de  la  proposer,  et 
lui  mit  la  main  sur  la  bouche,  pour  l'empêcher  de 
parler?  Ces  manières  d'agir,  si  conti'aires  à  nos 
mœurs,  faisaient  grande  impression  sur  moi  *.  » 

Sur  ces  entrefaites,  un  Sénèque  et  les  lettres  de 
Brutus  à  Cicéron  tombèrent  entre  ses  mains;  il  les 
lut  et  s'en  pénétra  avec  la  même  émotion  :  «  Ces 
lettres  sont  si  remplies  de  hauteur,  d'élévation,  de 
passion  et  de  courage,  qu'il  m'était  bien  impos- 
sible de  les  lire  de  sang-froid;  je  mêlais  ces  trois 
lectures,  et  j'en  étais  si  ému,  que  je  ne  contenais 
plus  ce  qu'elles  mettaient  en  moi;  j'étouffais,  je 
quittais  mes  livres,  et  je  sortais  comme  un  homme 
en  fureur,  pour  faire  plusieurs  fois  le  tour  d'une 
assez  longue  terrasse,  en  courant  de  toute  ma 
force,  jusqu'à  ce  que  la  lassitude  mît  (in  à  la 
convulsiofl.  » 

Singulier  privilège  de  quelques  esjjrits,  qui  ne 
sont  pas  toujours  parmi  les  plus  grands  :  leur 
œuvre,  abstraction  faite  de  sa  valeur  originale  et 
de  sa  beauté  d'expression,  semble  douée  du  [)ouvoir 
propre  de  susciter,  à  travers  le  temj)s  et  l'espace, 
certains   mouvements   dans   les   Ames;  elle    agit   à 

1.  Lcllre  au  marquis  de  Mirabeau,  22  mars  17'jO. 


ANNEES    UE    JEUNESSE.  9 

la  façon  d'un  levain  mystérieux;  elle  féconde  la 
pensée  de  milliers,  peut-être  de  millions  d  hommes; 
elle  fait  vibrer  au  fond  des  cœurs  la  libre  cachée 
qui  sans  elle  n'aurait  peut-être  jamais  tressailli.  A 
peu  près  dans  le  même  temps  et  au  même  âge  que 
Vauvenargues,  J.-J.  Rousseau,  sur  la  foi  du  même 
écrivain,  se  passionnait  pour  les  héros  de  l'anti- 
quité, se  pi'oposait  le  même  idéal  et  nommait  Plu- 
tarque  «  son  maître  et  son  consolateur'  ».  Et  voici 
qu'après  eux  toute  une  génération  allait  naître  qui 
puiserait  aussi  à  cette  source  ancienne  et  y  cher- 
cherait ses  modèles. 

Quand  le  moment  fut  venu  pour  Vauvenargues 
de  décider  de  la  direction  de  sa  vie,  deux  carrières, 
les  seules  qui  fussent  alors  permises  à  un  homme 
de  son  âge  et  de  sa  condition,  s'ouvraient  devant 
lui  :  l'armée  et  l'Eglise.  Rien  ne  l'inclinait  à  la  vie 
religieuse,  tandis  que  tous  ses  goûts  le  poussaient 
déjà  vers  l'action.  Il  choisit  la  carrière  des  armes. 

Sa  qualité  de  gentilhomme  lui  donnant  un  accès 
immédiat  au  grade  d'oflicier,  il  entra  comme  sous- 
lieutenant  dans  l'un  des  premiers  corps  d'infan- 
terie, le  plus  brillant  et  le  i)lus  recherché,  le 
Régiment  du  Roi  ', 

C'est  un   grand   dommage  qu'il   ne   nous   reste 

1.  Ainsi  noiniiié  parce  que  le  roi  s'en  était  réservé  le 
eonimaiidcment  supérieur  et  la  propriété  ;  le  service  y 
était  fait  en  son  nom  par  un  colonel-lieutenant. 


10  VAUVENARGUES. 

aucun  portrait  de  Yauvenargues  et  que  nous  ne 
puissions  nous  le  représenter,  à  cette  heure  de 
sa  jeunesse,  dans  sa  grâce  un  peu  fière  et  déjà 
pensive,  sous  l'élégant  uniforme  qu'il  venait  de 
revêtir  i.  Car  notre  esprit  est  ainsi  fait  que,  dans 
ses  évocations  du  passé,  il  est  plus  exigeant  pour 
les  hommes  qui  furent  mêles  à  l'action  que  pour 
ceux  qui  vécurent  seulement  j)ar  la  pensée.  Si, 
pour  un  Spinoza  ou  un  Ivant,  il  se  contente  d'en- 
trevoir une  vague  silhouette  inclinée  dans  la  pâle 
lumière  d'un  cabiaet  d'étude,  il  veut,  pour  les 
personnages  qui  agirent  dans  la  réalité  et  qui, 
selon  la  belle  expression  de  l'un  d'eux,  y  projetè- 
rent leur  âme,  ressusciter  leur  image  précise  et 
s'en  former  une  vision  distincte  avec  leur  attitude, 
leur  geste  et  leur  vivante  physionomie  d'autrefois. 
A  peine  engagé,  Yauvenargues  partit  sous  les 
ordres  du  maréchal  de  Yillars,  qui  allait  conduire 
en  Lomhardie  contre  les  Iuq)érianx  sa  dernière 
campagne  (octobre  1733j.  Pour  un  jeune  oflicier, 
c'était  un  heureux  début  qu'une  expédition  au  delà 
des  Alpes  sous  un  chef  tel  que  le  héros  de  Denain, 
—  un  beau  songe  pour  une  imagination  tout  im- 
jirégnée  de  Plutarcpie  et  passionnée  de  vie  antique. 


1.  Cfl  uniforme  était  de  drap  g-i'is  clair,  doublé  de  bleu 
de  roi  qui  ressortait  dans  le  collet,  les  parements  et  les 
rctroussis,  avec  les  boutonnières  do  soie  d'or  et  les  bran- 
debourgs aurore. 


VIE    MILITAIRE.  11 

Les  ardents  désirs,  les  «  espoirs  enchanteurs  », 
les  brillants  projets  qui  remplissaient  l'âme  de 
Rousseau  adolescent,  lorsqu'il  pénétra  pour  la  pre- 
mière fois  en  Italie,  fermentaient  dans  le  cœur  de 
Vauvenargues,  et  la  pensée  de  «  suivre  Annibal  à 
travers  les  monts  »  le  ravissait  aussi  comme  «  une 
gloire  au-dessus  de  son  âge  ». 

Les  opérations  militaires  furent  menées  par  Vil- 
lars  avec  une  vigueur  que  la  vieillesse  n'avait  pu 
éteindre.  Le  Régiment  du  Roi  se  signala  aux  san- 
glantes victoires  de  Parme  et  de  Guastalla  1734)  et 
se  couvrit  d'honneur,  l'année  suivante,  au  passage 
du  IMincio.  En  mai  1730,  les  hostilités  ayant  pris 
lin,  il  rentra  en  France  et  fut  dirigé  sur  les  places 
de  Bourgogne  et  de  Franche-Comté.  Après  l'acti- 
vité et  l'attrait  dune  campagne  victorieuse,  Vau- 
venargues allait  connaître  la  monotonie  de  la  vie 
de  garnison. 

C'était  alors,  plus  qu'en  aucun  temps,  une  exis- 
tence bien  fastidieuse  que  celle  des  garnisons  de 
province.  Par  une  pratique  constamment  suivie 
sous  l'ancienne  monarchie,  les  régiments,  aussitôt 
la  ])aix  signée,  étaient  ramenés  à  de  très  faibles 
effectifs,  et  les  états-majors  se  dispersaient.  Les  of- 
ficiers de  quelque  fortune  retournaient  à  Versailles 
ou  dans  leurs  terres,  pour  ne  re})rendre  du  service 
actif  qu'à  la  prochaine  guerre;  ceux  ([ui  restaient 
au  coi'ps,  n'ayant  même  plus  sous  leurs  ordres  assez 


12  VAUVEXARGUES. 

d'hommes  pour  exécuter  des  manœuvres  d'ensem- 
ble, tombaient  dans  l'oisiveté  et  l'ennui  :  de  temps 
à  autre,  l'exercice  d'un  peloton  ou  d'une  compagnie, 
les  gardes,  les  honneurs,  quelque  revue,  les  en 
tiraient  pour  un  jour,  et  c'était  tout.  Le  soir,  on 
avait  l'auberge,  les  plaisirs  vulgaires  et  les  dis- 
tractions galantes. 

Comme  les  autres,  Vauvenargues  paya  tribut  à  la 
condition  de  son  âge;  il  eut  ses  folies,  ses  entraîne- 
ments, ses  amours  prompts  et  faciles.  11  composa 
même,  vers  cette  époque,  quelques  poésies  eroti- 
ques, dont  il  s'excusa  par  la  suite  :  «  Lorsque  je  les 
ai  hasardées,  écrira-t-il  un  jour  à  Voltaire,  j'étais 
dans  un  âge  où  ce  qui  est  le  plus  licencieux  paraît 
le  plus  aimable.  Vous  pardonnerez  ces  erreurs  d'un 
esprit  follement  amoureux  de  la  liberté,  et  qui  ne 
savait  pas  encore  que  le  plaisir  même  a  ses  bornes.  » 
Cette  intempérance  juvénile  est  un  trait  que  je  tiens 
à  marquer;  car  on  s'est  })lu  trop  souvent  à  le  laisser 
dans  l'ombre  :  il  n'altère  pas  la  physionomie  grave 
et  pure  qui  se  dégagera  plus  tard,  et  Ion  a  ainsi, 
pour  ces  premières  années,  un  Vauvenargues  pas 
trop  candide  et  plus  humain. 

Mais  déjà,  dans  cette  vie  dissipée  et  oisive,  des 
goûts  moins  frivoles  et  une  tournure  d'esprit  plus 
sérieuse  commençaient  à  le  distinguer  de  ses  cama- 
rades. Dans  l'intervalle  des  plaisirs  il  savait  trouver 
des  heures  de  travail  et  de  solitude;  il  sauvait  chaque 


VIE    MILITAIRE.  13 

jour  quelques  instants  pour  la  lecture  et  la  rêverie, 
et  dans  le  temps  même  qu'il  donnait  au  monde  ou 
au  service,  il  aimait  à  se  recueillir  par  le  silence. 
Cette  habitude  de  la  retraite  et  cette  pratique  de  la 
vie  intérieure  se  développèrent  rapidement  et  lui 
constituèrent  bientôt  une  originalité  marquée. 

C'est  un  fait  commun  que  les  personnes  qui  s'iso- 
lent excitent  de  la  déférence  chez  les  individus  qui 
les  entourent;  car  l'homme  tend  à  placer  haut  ce 
qu'il  sent  loin  de  lui;  mais  le  respect  qu'elles  in- 
spirent est  presque  toujours  mêlé  d'une  secrète  anti- 
pathie ou  de  quelque  méliance.  Le  sentiment  qu'on 
témoignait  à  Vauvenargues  n'était,  au  contraire, 
qu'une  affectueuse  considération ,  parce  que  sa 
réserve  n'avait  rien  de  hautain,  son  silence  rien  de 
dédaigneux,  parce  qu'il  restait  avec  tous  simple, 
naturel,  aimable  et  cordial.  Son  langage  était  même 
empreint  de  familiarité  si,  par  ce  mot,  on  entend 
avec  lui  «  un  commerce  libre  et  ingénu  »  où,  dans 
la  plus  grande  expansion,  la  grâce  et  la  délicatesse 
ne  perdent  jamais  leurs  droits. 

L'autorité  morale,  qui,  sauf  quelques  exceptions 
rares  et  supérieures,  n'est  point  le  partage  de  la 
jeunesse,  lui  vint  ainsi  de  très  bonne  heure.  Un 
surnom,  celui  de  «  Père  »,  que  ses  camarades  lui 
donnaient  en  riant,  témoigne  de  l'estime  qu'ils  fai- 
saient de  lui.  Et  plus  tard,  cette  autorité  s'affer- 
missant,  un    de    ceux   qui    l'ont   le  mieux  connu. 


l/i  VAUVENARGUES. 

Marmontel,  a  pu  dire  de  lui  :  «  Il  tenait  nos  âmes 
dans  ses  mains  ». 

Pour  avoir  acquis  si  tôt  une  telle  influence,  il  fal- 
lait qu'il  possédât  aussi,  à  un  degré  éminent,  le  don 
sympathique  de  la  parole,  c'est-à-dire  la  faculté  de 
manifester  son  esprit  dans  toutes  les  nuances  par 
l'accent,  par  le  geste,  par  le  regard,  par  la  grâce  de 
sa  personne.  Ce  n'est  donc  pas  dans  ses  écrits, 
c'est  dans  ses  entretiens  qu'aurait  été  déposée  la 
fleur  de  sa  pensée,  et  elle  serait  irrémédiablement 
perdue.  Le  sacrifice  de  la  meilleure  part  de  leur 
œuvre  est  la  rançon  imposée  à  ceux  qui  eurent  le 
charme  entraînant  ou  persuasif  de  l'expression  : 
vivants,  ils  exercent  l'action  la  plus  directe  et  la  plus 
despotique  sur  les  esprits;  tandis  qu'ils  ])arlent, 
ils  sont  vraiment  les  maîtres  des  âmes,  et  ils  ont  la 
superbe  jouissance  de  sentir  qu'ils  les  dominent. 
Mais  leur  pouvoir  disparaît  avec  eux;  car  les  belles 
paroles  qui  tombèrent  de  leurs  lèvres,  on  ne  les 
répétera  jamais  telles  qu'ils  les  ont  dites. 

Que  se  passait-il,  pendant  ces  heures  de  solitude 
et  de  recueillement,  dans  cette  tête  de  vingt-deux 
ans  ?  De  quelles  pensées  était  faite  sa  rêverie  ?  — 
D'une  belle  idée  et  d'une  grande  passion. 

L'idée,  c'était  que  les  choses  de  l'âme  sont  seules 
dignes  d'intérêt,  qu'elles  ont  une  valeur  de  tous  les 
jours  et  de  tous  les  instants,  qu'elles  constituent, 
à  l'exclusion  de  toutes  les  sciences,  la  seule  con- 


VIF.    MILITAIRE.  15 

naissance  nécessaire,  et  que  les  jouissances  qu'elles 
procurent  à  qui  les  étudie  dépassent  infiniment  tous 
les  plaisirs  du  monde.  Cette  préoccupation  morale, 
qui  n'apparaît  généralement  que  tard  chez  les  esprits 
les  plus  réfléchis  et  qui  est  prescjue  toujours  le  fruit 
d'une  longue  expérience,  d'un  long  voyage  à  tra- 
vers la  vie  pratique  ou  spéculative,  était  déjà  tout 
éveillée  chez  Yauvenargues.  Ce  fut  là  vraiment  sa 
faculté  maîtresse  :  il  l'appliquait  à  soi-même,  à  ses 
lectures,  à  ses  amitiés,  à  ses  relations  de  société,  à 
la  carrière  qu'il  avait  choisie;  en  tout,  son  regard 
allait  droit  au  sens  moral  des  choses  avec  une 
pénétration  singulière. 

La  passion,  c'était  la  gloire.  Si  l'idée  morale 
vaut  seule  l'effort  de  penser,  la  gloire  vaut  seule 
la  peine  de  vivre.  Ici  encore,  son  âme  se  révélait 
aussi  précoce  que  son  esprit;  car  ce  qu'il  rêvait, 
c'était  la  gloire  envisagée  dans  sa  réalité  la  plus 
haute  et  non  dans  ses  apparences  vaines,  dans  ses 
résultats  supérieurs  et  non  dans  les  effets  qui  satis- 
font les  vanités  vulgaires.  L'amhition  qui  l'animait 
était  la  plus  noble  de  toutes  et  la  plus  élevée,  sans 
rien  de  mesquin  ni  de  frivole,  fondée  sur  les  in- 
stincts les  plus  généreux  de  la  nature  humaine, 
désintéressée  même,  si  tant  est  qu'un  pareil  senti- 
ment ])uisse  être  jamais  pur  de  toute  considération 
personnelle.  «  De  souhaiter  malgré  soi,  éci"ivait-il  à 
un  ami,  un  peu  de  domination  parce  qu'on  se  sent 


16  VAUVENARGUES. 

né  pour  elle;  de  vouloix^  plier  les  esprits  et  les 
cœurs  à  son  génie;  d'aspirer  aux  honneurs  pour 
répandre  le  bien,  pour  s'attacher  le  mérite,  le  talent, 
les  vertus,  pour  se  les  approprier,  pour  remplir 
toutes  ses  vues,  pour  charmer  son  inquiétude,  pour 
détourner  son  esprit  du  sentiment  de  nos  maux, 
enfin  pour  exercer  son  génie  et  son  talent  dans 
toutes  ces  choses;  il  me  semble  qu'à  cela  il  peut  y 
avoir  quelque  grandeur*.  » 

Il  s'éprit  de  la  gloire  comme  d'une  maîtresse  : 
elle  lui  inspirait  des  pensées  tendres  et  des  accents 
de  poésie,  et  c'est  en  amant  qu'il  parlait  d'elle  : 
«  Les  feux  de  l'aurore,  écrit-il  dans  ses  Réflexions 
et  Maximes,  ne  sont  pas  si  doux  que  les  premiers 

regards  de  la  gloire.  La  gloire  embellit  les  héros » 

Elle  est  notre  unique  raison  de  vivre,  elle  fait  tout 
le  charme  et  le  prix  de  l'existence,  et  l'on  n'a 
point  vécu  quand  on  ne  l'a  pas  aimée.  A  un  ami 
trop  indolent  et  voluptueux  il  fait  honte  de  son 
indifférence  pour  la  gloire,  comme  il  lui  reproche- 
rait de  vouloir  vivre  sans  connaître  l'amour  :  «  Un 
homme  qui  dit  :  la  gloire  coûte  trop  de  soins,  je 
veux  vivre  en  ])aix  si  je  puis,  — je  le  compare  à 
celui  qui  ferait  le  projet  de  passer  sa  vie  dans  un 
long  et  gracieux  sommeil.  0  insensé!  pourquoi 
voulez-vous  mourir  vivant  ?  » 

1.  Lettre  au  marquis  de  Mirabeau,  16  janvier  1740. 


VIE    MILITAIUK.  17 

Comme  les  amantes  de  chair,  cette  maîtresse 
idéale  est  parfois  inconstante  à  ses  adorateurs; 
mais,  par  une  grâce  spéciale,  ses  nfidélités  n'ont 
pas  d'amertume;  elle  élève  si  haut  les  cœurs  «  qu'on 
apprend  d'elle-même  à  se  passer  d'elle  »,  et  quand 
elle  vous  a  quitté,  c'est  assez  de  l'avoir  aimée  })our 
être  consolé.  «  Je  veux,  dit-il,  que  la  gloire  nous 
trompe  :  les  talents  qu'elle  nous  fera  cultiver,  les 
sentiments  dont  elle  remplira  notre  âme,  répare- 
ront bien  cette  erreur.  Qu'importe  que  si  peu  de 
ceux  qui  coui'ent  la  même  carrière  la  remiilissent, 
s'ils  cueillent  de  si  nobles  fleurs  sur  le  chemin,  si, 
jusque  dans  l'adversité,  leur  conscience  est  j)lus 
forte  et  plus  assurée  que  celle  des  heureux  du 
vice  !  » 

Un  tel  idéal  emporte  avec  soi  une  seule  règle  de 
vie  et  ne  laisse  pas  à  celui  qui  l'a. conçu  le  choix 
d'une  autre  voie  pour  l'atteindre.  Sous  quelque 
forme  que  ce  soit,  l'action  s'impose  à  l'homme  qui 
s'est  proposé  la  gloire  comme  but  suprême.  Il 
accepte  par  avance  un  ])rograinmo  d'impérieux  de- 
voirs :  sa  personnalité  tout  entière  sera  sans  cesse 
active;  toutes  ses  facultés  seront  tendues  dans  un 
continuel  effort;  il  lui  faudra,  suivant  la  belle  for- 
mule de  Vauvcnargues,  «  employer  toute  son  âme 
dans  une  carrière  sans  bornes  ».  Et  cet  emploi  sera 
déjà  pour  lui  une  source  de  nobles  jouissances  :  à 
son  idéal  de  gloire,  toujours  lointain,  toujours  fugi- 

2 


18  VAUVEXARGUES. 

tif,  Taction  se  substituera  bientôt  comme  un  autre 
idéal,  plus  rapproché,  plus  facile  à  étreindre,  et  il 
l'aimera  en  elle-même,  pour  les  satisfactions  immé- 
diates qu'elle  procure.  Par  instants,  la  beauté  de 
l'effort  éclipsera  à  ses  yeux  la  splendeur  du  but; 
l'intérêt  de  la  lutte  lui  en  fera  oublier  le  prix,  — 
et  «  le  combat  lui  plaira  sans  la  victoire  ». 

Cette  nécessité  de  l'action  ne  s'api)lique  pas  seu- 
lement à  l'ordre  des  faits  et  aux  rapports  avec  le 
monde  extérieur  :  elle  s'étend  jusqu'au  domaine 
de  la  conscience  et  elle  en  régit  les  manifestations 
les  plus  intimes.  L'ambitieux  de  gloire,  quand  par 
hasai'd  il  réunit,  comme  Vauvenargues,  les  deux  na- 
tures du  moraliste  et  de  l'homme  d'action,  est  con- 
traint, sous  peine  de  manquer  au  premier  de  ces 
rôles,  de  soumettre  à  une  discipline  particulière 
l'exercice  même  de  sa  pensée  :  son  âme  incline- 
t-elle  parfois  à  la  rêverie  poétique  et  à  la  méditation 
pure,  il  lui  est  défendu  de  s'y  attarder.  Libre  à 
Spinoza  de  s'absorber  toute  sa  vie  dans  la  contem- 
plation de  l'infini  et  à  Kant  de  s'abstraire,  quarante 
années  durant,  dans  l'étude  transcendante  du  monde 
moral;  pareils  à  de  purs  esprits,  ils  pouvaient  de- 
meurer étrangers  aux  passions,  aux  intérêts,  aux 
événements  de  leur  époque  et  poursuivre  leurs  spé- 
culations comme  si  en  dehors  d'eux  le  monde  n'eût 
pas  existé.  Mais  une  telle  hauteur  métaphysique 
n'est  pas  permise  à  celui  qui  ne  veut  pas  se  déta- 


VIE    MILITAIRE.  19 

cher  de  la  société  humaine  :  il  est  tenu  de  songer 
aux  conséquences  de  ses  raisonnements  et  de  garder 
toujours  la  vue  des  choses  terrestres.  De  même 
encore ,  l'épicurisrae  intellectuel ,  la  volupté  de 
comprendre  sans  croire,  le  scepticisme  délicat,  le 
délassement  de  l'esprit  dans  une  inviolable  et  inac- 
cessible retraite  lui  sont  autant  de  jouissances 
interdites  :  tout  enchaînement  d'idées  devra  se 
résoudre  pour  lui  en  conclusions,  toute  réflexion 
devra  le  déterminer  à  des  actes. 

Voilà  sous  quelles  couleurs  cette  imagination  de 
vingt-deux  ans  entrevoyait  l'existence,  et  de  quelles 
pensées  sérieuses  et  nobles  elle  s'inspirait.  Ces 
idées,  Vauvenargues  ne  les  devait  à  personne  : 
issues  en  lui  de  son  propre  fonds,  écloses  sponta- 
nément, elles  lui  étaient  venues  une  à  une,  pen- 
dant ses  heures  de  réflexion,  pendant  ses  minutes 
de  recueillement,  là-bas  en  Provence,  sur  la  ter- 
rasse du  château  de  Vauvenargues;  en  Italie,  durant 
la  campagne  sous  Villars;  à  Dijon,  à  Besançon,  à^^ 
Verdun,  pendant  les  loisirs  de  la  vie  de  garnison. 
Certes,  leurs  contours  n'étaient  j)as  déjà  aussi  arrê- 
tés :  quelques-unes  flottaient  encore  comme  des  vi- 
sions indécises  devant  son  esprit.  Elles  ne  se  grou- 
paient ]ias  non  i)lus  aussi  méthodi(iuement  que  je 
les  ai  présentées  pour  les  rendre  plus  saisissables, 
cur  elles  ne  formaient  j)as  un  système  construit  par 
une  raison  dans  sa  maturité;  mais  elles  étaient  sen- 


20  VAUVENARGUES. 

lies  d'instinct  et  confusément  par  un  cœur  juvénile, 
par  une  âme  en  sa  première  fleur.  Je  ne  crois  pas 
même  qu'il  songeât  alors  à  leur  donner  la  forme 
écrite,  ni  qu'il  eût  senti  déjà  la  force  mystérieuse 
qui  du  penseur  fait  un  écrivain  en  l'obligeant  à  tra- 
duire son  rêve.  Peut-être  donc  seraient-elles  restées 
à  jamais  inconnues  comme  tant  de  belles  pensées  à 
qui  il  n'a  manqué  qu'une  expression  pour  être  im- 
mortelles, si  une  influence  stimulante  ne  s'était  exer- 
cée de  bonne  heure  sur  celui  qui  était  capable  de 
les  concevoir,  alin  de  le  forcer  à  les  produire  au 
dehors. 

C'est   au    marquis    de    Mirabeau   *    que    revient 

1.  Victor  de  Riqucti,  marquis  de  ilirabcau,  père  du  fa- 
meux orateur,  était  né  à  Perthiiis  en  Provence,  le  5  octo- 
bre 1713.  Reçu  chevalier  de  ^lalte  à  l'âge  de  trois  ans, 
promu  enseigne  en  1720,  il  prit  du  service  comme  capitaine 
tui  régiment  de  Duras.  Bientôt  lassé  de  la  vie  militaire,  il 
se  démit  de  ses  fonctions  (1743)  et  s'établit  à  Paris  pour  s'y 
vouer  aux  études  littéraires  et  aux  questions  d'intérêt  pu- 
blic. Son  mémoire  sur  l'Utilité  des  Etats  provinciaux  (1730) 
<ct  son  grand  ouvrage  intitulé  l'Ami  des  howiucs  (1736),  qui 
contenaient,  au  milieu  de  quelques  chimères,  bien  des  vues 
justes  et  profondes,  attirèrent  sur  lui  l'atteution.  Encouragé 
par  le  succès  de  ces  écrits,  il  entreprit  dans  sa  Théorie  de 
l'impôt  (1760)  de  démolir  tout  le  système  financier  alors 
existant.  Sur  les  plaintes  des  fermiers  généraux,  il  fut  em- 
prisonné pendant  cinq  jours  à  Vinceunes,  où  il  devait  plus 
tard  retenir  son  fils  trois  longues  années,  et  fut  exilé  en- 
suite durant  quelques  mois  à  sa  terre  du  Hignou,  près  de 
Montargis.  ■ —  Par  le  caractère,  il  était  le  type  le  plus  ori- 
ginal, sinon  le  jilus  puissant  de  celte  orageuse  famille  des 
i\liral)eau.  «  Rien  de  jilus  compliqué,  a  dit  M.  de  Loménie, 
que   l'nrgaiiisalii)n    nioialc   et   inlellectuelle  du   marquis  de 


VAUVKNARGUES    ET    LE    MARQUIS    DE    MIRABEAU.      21 

l'honneur  d'avoir  le  {)reniier  deviné  l'originalité 
de  Vauvenargues  et  de  lui  avoir,  pour  ainsi  dire, 
révélé  son  génie. 

Mirabeau  était,  à  deux  mois  près,  du  même  Age 
que  Vauvenargues.  Leurs  familles  étaient  appa- 
rentées. Liés  dès  l'enfance,  élevés  probablement 
à  côté  l'un  de  l'autre,  ils  furent  séparés  lorsque  la 
carrière  militaire  les  appela  à  servir  dans  des  ré- 
giments différents.  C'est  à  cette  circonstance  que 
nous  devons  une  source  de  précieuses  indications 
sur  la  nature  intime  de  Vauvenargues,  la  corres- 
pondance qu'il  entretint,  du  jour  de  leur  sépara- 
tion, avec  son  ami. 

De  tous  les  documents  qu'on  peut  se  procurer 
sur  les  débuts  d'un  grand  homme  ou  d'un  grand 
esprit,  il  n'en  est  pas  de  jilus  significatifs  que  ses 
lettres  de  jeunesse  à  ses  égaux  d'âge  et  de  condi- 
tion. Ces  épanchements  ont  un  caractère  de  sincé- 


Mirabcaii;  les  éléments  les  2)lus  contraii-es  s'y  combinaient  : 
nii  ég'oïsiiie  très  accentué  se  conciliait  en  lui  avec  un  besoin 
fraffections,  limité,  il  est  vrai,  à  un  très  petit  noinbi'e  de 
])ersonries,  mais  très  vif,  et  avec  une  pi-éocciipation  des 
iiitéi'èts  généraux  et  de  l'avenir  de  l'bumanité  poussée  jus- 
(pi'à  la  monomanie.  »  Il  était  emporté,  d'ailleurs,  voluptueux 
et  despotique.  Marié  en  17'j3  avec  Geneviève  de  Vassan,  il 
se  sépara  d'elle  avec  "clat  en  [''>~  pour  vivre  publiquement 
avec  .Mme  de  PailJy.  On  sait  le  s<-andaledc  ses  démêlés  avec 
sa  femme  et  son  (ils,  envers  lestpiels  il  eut,  entre  autres  torts, 
celui  de  recourir  à  l'odieux  moyen  des  lettres  de  cacbet.  il 
mourut  le  13  juillet  1789,  à  l'heure  même  où  s'ouvrait  la 
Révolution. 


22  VAUVENARGUES. 

rite  que  les  écrits  rétrospectifs  ne  portent  jamais  : 
les  souvenirs  et  mémoires  rédigés  sur  le  tard 
déforment  fatalement  le  passé  qu'ils  évoquent. 
Quel  que  soit  son  parti  j)ris  de  vérité,  celui  qui 
les  compose  cède  toujours  au  secret  désir  (seule 
rc^  anche  qui  lui  soit  permise  contre  la  réalité)  de 
corriger  sa  destinée  :  il  est  toujours  tenté  d'avancer 
la  date  où  il  a  pris  conscience  de  l'idéal  vers  lequel 
il  a  marché  ensuite,  de  voir  ses  actes  se  dérouler 
d'après  un  plan  qui  n'était  pas  si  prématurément 
conçu,  et  de  mettre  dans  sa  vie  cette  unité  qu'on 
ne  réalise  jamais.  Et  quand  il  se  soustrairait  à  ces 
causes  d'altération,  pourrait-il  ne  pas  revoir  ses 
premières  années  à  travers  le  voile  de  celles  qui 
se  sont  écoulées  depuis? 

La  correspondance  de  Vauvenargues  avec  le 
marquis  de  Mirabeau  —  ou  plutôt  ce  qu'on  en  pos- 
*  sède  —  commence  en  juillet  1737  pour  s'arrêter 
au  mois  d'août  1740. 

Les  premières  lettres  du  recueil  nous  donnent 
le  ton  des  relations  qui  existaient  entre  les  deux 
amis,  singulier  mélange  de  sérieux  et  de  jeunesse, 
de  gravité  et  de  badinage,  et  marquent  la  diffé- 
rence des  deux  natures  :  l'une,  celle  de  ^lirabeau, 
égoïste,  tumultueuse,  exubérante,  «  un  vrai  brû- 
lot )),  comme  il  le  disait  lui-même;  l'autre,  celle 
de  Vauvenargues,  délicate,  réservée,  toute  en 
dedans. 


VAUVENARGUES    ET    LE    MARQUIS    DE    MIRABEAU.       23 

Et  d'abord,  comme  ils  n'ont  que  vingt-deux 
ans,  l'amour,  pense-t-on,  doit  tenir  une  grande 
place  dans  leur  correspondance.  Ce  sujet,  traité 
avec  forfanterie  et  sans  pudeur  dans  les  lettres  de 
Mirabeau,  reste  toujours  voilé  dans  celles  de  Yau- 
venargues.  Et  par  là  apparaît  déjà  l'opposition  de 
leurs  caractères.  Voici,  par  exemple,  la  première 
lettre  de  Mirabeau. 

«  La  confidence  de  mes  amours  et  de  mes  plai- 
sirs ne  saurait  tout  au  plus  regarder  que  le  passé. 
Je  suis  un  demi-anachorète,  à  présent;  mais  cela 
ne  durera  pas.  Voilà  pourtant  une  lettre  que  je 
reçois  d'une  ancienne  maîtresse,  qui  m'avait  assu- 
jetti aux  malheurs  de  l'absence,  sur  laquelle  j'avais 
pris  mon  parti,  et  que  je  n'ai  pas  approchée,  depuis, 
de  plus  de  50  lieues  : 

«  Je  n'ose  vous  appeler,  monsieur,  de  ces 
«  noms  tendres  qui  nous  servaient  autrefois  ;  ils 
«  ne  sont  plus  faits  pour  moi  ;  j'ai  fait  pour 
«  les  perdre  tout  ce  que  je  voudrais  faire,  à  prê- 
te sent,  pour  les  ravoir.  J'aurais  tort  de  ne  pas 
«(  connaître  votre  caractère,  et  qu'il  n'y  a  plus  de 
«  retour  avec  vous.  Vous  me  l'avez  dit  assez  sou- 
«  vent;  je  n'y  ai  pas  pensé  quand  il  le  fallait;  j'ai 
«  laissé  prendre  à  mes  étourderies  la  couleur  des 
«  crimes;  n'en  parlons  plus.  Vous  n'étiez  plus 
"  ])our  moi  qu'un  songe  agréable,  lorsque  le  bruit 


24  VAUVEXARGUES. 

«  du  malheur  qui  vous  est  arrh'é  *  m'a  attendrie  ; 
«  les  larmes  auxquelles  je  n'ai  voulu  faire  nulle 
«  attention  ,  quand  vous  m'avez  voulu  persuader 
«  que  je  les  causais,  m'ont  frappée,  sans  savoir 
«  même  si  vous  en  avez  versé,  dans  une  occasion 
«  dont  on  se  console,  quelquefois,  plus  aisément 
«  que  de  la  perte  d'une  maîtresse.  Que  vous 
«  dirai-je?  J'ai  cru  qu'un  compliment  de  ma  part, 
«  sur  un  sujet  sur  lequel  tout  le  monde  vous  en  fait, 
«  ne  pourrait  vous  choquer.  Je  l'ai  fait,  et  le  voilà. 
<(  Adieu,  monsieur.  Oserai-je  vous  demander  un 
«  peu  d'amitié?  » 

RÉPONSE 

«  Mademoiselle, 

«  J'ai  l'honneur  d'être,  avec  un  très  profond  res- 

<i  pect, 

«  Mademoiselle, 

«  Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur.  » 

«  Adieu,  mon  cher  Vauvenargues,  aimez-moi  un 
peu.  )) 

Vauvenargues  répond  que  cette  lettre,  lue  à  la 
table  des  officiers  du  Régiment  du  Roi,  parmi  les- 
quels Mirabeau  comptait  quelques  amis,  a  eu  un 


1.  La  iiioit   (]ii   viiMix   marquis  Jeaii-Aiitoine  de  Mirabeau, 
son  père. 


VAUA'EXARCUF.S    ET    LE    MARQUIS    DE    MIRABEAU.      25 

franc  succès,  qu'on  l'a  trouvée  fort  piquante  et  qu'on 
a  deviné  immédiatement  quelle  main  l'avait  écrite. 
«  Mais,  ajoute-t-il  (et  ici  l'on  sent  que  c'est  lui  qui 
parle  seuli,  nous  plaignîmes  une  pauvre  fille  qui  a 
de  l'esprit  et  qui  vous  aime.  » 

Les  lettres  suivantes  de  Mirabeau  sont  pleines 
encore  de  la  confidence  de  ses  passions  toujours 
changeantes,  oii  sa  nature  plus  ardente  que  sen- 
sible, plus  orgueilleuse  qu'aimante,  se  donnait  car- 
rière, et  oii  la  volupté,  qui  allait  faire  le  tourment 
de  sa  vie  ',  prenait  possession  de  tout  son  être. 
Vient-il,  par  exemple,  de  subir  un  échec  dans  un 
projet  de  mariage  avec  une  des  demoiselles  de 
Nesle  *,  il  met  une  fatuité  naïve,  une  désinvolture 
fort  amusante  à  sauver  au  moins  son  amour- 
propre  :  non  seulement,  écrit-il  à  ^'auvenargues, 
cette  rupture  lui  est  indifférente,  mais  elle  va  faire 
son  succès  dans  le  monde;  «  mille  gens  penseront 
à  moi,  qui  ne  nie  connaissaient  point,  et  je  serai 
accablé  de  [H'opositions  de  toutes  les  espèces  ». 
Est-ce,  à  quelque  temps  de  là,  une  aventure  où 
Mirabeau  a  été  le  jourt  (l'une  coquette,  voici  com- 
ment, dans  son  dépit,  il   masque  sa  défaite  et  s'en 


1.  «  La  volupté  c'sl  (Jcvcriiic  le  hoiin'caii  de  mon  iiiiag-i- 
iiation,  et  je  [)iiyerai  bien  cher  mes  folies  et  le  déranj^e- 
iiient  de  iinnirs  qui  m"est  devenu  une  seconde  nature.  » 
(Lettre  de  .Mirabeau  à  \'auvenargucs,   1.")  août  17'iO.) 

2.  On  ne  sait  de  laquelle  des  sœurs  de  Mailly-Ncsie  Mira- 
beau rechci'chail    hi   in.iiii. 


26  VAUVENARGUES. 

tire  aux  yeux  de  son  ami  :  «  ...  Elle  refusait  mes 
lettres,...  elle  me  mettait  au  désespoir....  Une  der- 
nière algarade  me  poussa  à  bout;  je  la  rembarrai 
avec  cette  volubilité  et  cette  vivacité  d'expressions 
que  la  nature  m'a  données;  je  l'atterrai  avec  un  tel 
dédain,  qu'elle  ne  trouva  pas  le  mot  à  dire.  Bientôt, 
un  amusement  léger  et  sincère  changea  tout  à  coup 
la  face  de  mon  cœur  :  je  m'aperçus,  avec  étonne- 
ment,  que  je  ne  l'aimais  plus,  et  j'en  fus  dans  une 
joie  sensible.  Je  retrouve  enfin  mon  âme,  ma  raison, 
mes  projets;  enfin,  je  suis  moi.  Je  le  lui  ai  fait  sentir 
au  naturel,  et  jai  à  présent  le  plaisir  de  la  voir  en 
être  fâchée,  sans  que  cela  me  touche.  » 

Tout  autre  est  Yauvenargues.  Pour  les  amours 
faciles,  il  voulait  lia  réponse  à  Mirabeau  nous  l'a 
déjà  laissé  entendre)  qu'on  y  gardât  toujours  quel- 
que délicatesse  et  qu'on  ne  s'y  départît  jamais 
d'une  certaine  pudeur  morale.  A  cet  égard,  il  ne 
ressemblait  guère  aux  libertins  de  son  temps;  il 
n'avait  rien  de  cette  «  méchanceté  »  qu'il  était  de 
bon  ton  de  porter  dans  la  galanterie,  —  de  cette 
cruauté  dépravée  qui  descendit  bientôt  du  cœur 
jusqu'aux  sens  et  qui  devint  la  plaie  honteuse  du 
xviii"  siècle.  Les  créatures  même  les  plus  déchues 
lui  paraissaient  mériter  encore,  à  défaut  de  sym- 
pathie, un  peu  de  iiilié  *.  Un  souvenir  de  jeunesse, 

1.  Il  a  donné  de  la  pilio  une  définition  exquise  :  «  C'est, 
dit-il,  nn  sentiment  mêlé  de  tristesse  et  d'aniour  ». 


VAUVENARGUES    ET    LE    MARQUIS    DE    MIRABEAU.      27 

qu'il  nota  plus  tard  sous  forme  impersonnelle,  nous 
le  montre,  à  ce  point  de  vue,  dans  un  jour  char- 
mant. Accosté  le  soir  par  «  une  de  ces  femmes 
qui  épient  les  jeunes  gens  »,  il  n'a  garde  de  la 
repousser,  il  souffre  qu'elle  marche  quelque  temps 
à  côté  de  lui,  et  il  la  questionne.  Comme  elle  se 
plaint  de  la  misère  qui  l'a  jetée  dans  le  vice,  il  lui 
parle  avec  indulgence,  essaye  de  ranimer  en  elle 
quelque  sentiment  de  pudeur  et  lui  laisse  en  la 
quittant  un  peu  d'argent.  Revenu  parmi  ses  cama- 
rades de  régiment,  il  est  l'ohjet  de  leurs  risées. 
«  Mes  amis,  leur  répond-il,  vous  riez  de  trop  peu 
de  chose.  Je, plains  ces  pauvres  femmes  d'être 
obligées  de  faire  un  tel  métier  pour  vivre.  Le 
monde  est  renqili  de  misères  qui  serrent  le  cœur; 
si  on  ne  faisait  de  bien  qu'à  ceux  qui  le  méritent, 
on  n'en  trouverait  guère  d'occasion.  Il  faut  être 
indulgent  avec  les  faibles  qui  ont  besoin  de  plus 
de  support  que  les  bons;  le  désordre  des  mal- 
heureux est  toujours  le  crime  de  la  dureté  des 
riches  *.  » 

1.  Essai  sur  quelques  caraclcres,  §  14.  Il  est  curieux  de 
constater  qu'il  faudra  attendre  tout  un  siècle  avant  de 
retrouver  dans  une  œuvre  littéraire  le  sentiment  de  com- 
passion mélancolique  dont  Vauveuargucs  s'est  fait  ici  l'in- 
terprète :  jusqu'à  la  préface  célèbre  de  la  Dame  aux  Ca- 
mélias, nul  écrivain  ne  le  traduira  plus.  L'auteur  de  Manon 
Lescaut  lui-même,  si  tendre  pourtant  et  si  humain,  restera 
indifférent  au  passaj^c  de  la  charrette  infâme  qui  emporte 
vers  l'exil  les  conip;igncs  de  son  héroïne,  et  n'accordera  pas 
à  ces  malheureuses  l'aumône  de  sa  pitié. 


28  VAUVEXARCURS. 

Quant  à  la  passion  vraie,  quant  à  sa  façon  de  la 
ressentir,  c'est  un  point  oii  Vauvenargues  est  de- 
meuré toujours  mystérieux.  Ses  idées  sur  l'amour 
ne  nous  sont  connues  que  par  l'accueil  qu'il  fait  aux 
éjianchements  de  Mirabeau,  jamais  par  des  aveux 
directs  et  personnels.  Il  lui  écrira  un  jour  :  a  Je 
n'ai  jamais  été  amoureux  que  je  ne  crusse  l'être 
]iour  toute  ma  vie;  si  je  le  redevenais,  j'aurais  en- 
core la  même  persuasion.  On  sent  assez  qu'on  est 
malade,  mais  on  ne  veut  pas  gu(''rir;  l'àme  est  rem- 
plie de  son  objet;  les  autres  ne  la  touchent  point; 
on  souffre,  on  connaît  son  mal,  mais  on  ne  saurait 
s'en  distraire  '.  »  C'est  là  sa  plus  intime  confidence 
à  son  meilleur  ami,  et  le  mot  qu'il  a  prononcé  plus 
tard  est  vrai  :  «  Je  n'ai  jamais  osé  quvrir  mon  cœur 
à  personne  tant  que  j'ai  vécu  ». 

Le  prince  de  Ligne  a  dit  un  jour  :  «  Si  La 
Bruyère  avait  bu,  si  La  Rochefoucauld  avait  chassé, 

si    Vaiu'c/iar'(iies   m'ait  aime ils    auraient  bien 

mieux  écrit  ». 

Le  prince  de  Ligne  s'est  trompé  :  Vauvenargues 
a  aimé.  Mais  il  a  très  rarement  parlé  de  l'amour, 
soit  que  ce  sujet  lui  semblât  trop  délicat  et  froissât 
en  lui  (juelque  pudeur  secrète,  soit  qu'il  ranimât 
au  fond  de  son  cœur  quelque  souvenir  mal  éteint. 

D'abord  Vauvenarofues  était  admirablement  orara- 

1.  Lplh'f  iiii  marquis  tic  Mii'nbeau,  'i-'^  janvier  1731). 


VAUVEXARGUKS  KT  LK  .MARQUIS  UE    MIRABKAU.   2'J 

nisé  pour  la  passion,  et  il  eût  été  étrange  qu'une 
âme  à  la  fois  si  ardente  et  si  tendre  y  échappât. 
Et  puis,  plus  d'un  fragment  de  son  œuvre,  en  dehors 
de  sa  corres[)ondance,  lève  les  doutes  à  cet  égard; 
j'indiquerai  le  morceau  qui  commence  ainsi  :  «  Un 
jeune  homme  qui  aime  pour  la  première  fois  de  sa 
vie  n'est  plus  ni  libertin,  ni  dissipé,  ni  ambitieux; 
toutes  ses  passions  sont  suspendues,  une  seule 
remplit  tout  son  cœur  '  »,  etc. 

L'amour,  on  le  sent,  a  passé  par  là;  ce  n'est  pas 
l'observation  désintéressée,  c'est  l'expérience  intime 
qui  a  inspiré  ces  lignes. 

Certains  jugements  sévères  sur  les  femmes  sont 
plus  explicites  encore  et  semblent  l'expression 
mélancolique  d'une  tendresse  dédaignée  :  «  Je  hais 
le  jeu  comme  la  fièvre,  et  le  commerce  des  femmes 
comme  je  n'ose  pas  dire;  celles  qui  pourraient  me 
toucher  ne  voudraient  pas  seulement  jeter  un 
i-cgard  sur  moi  ^  »  ;  et  ailleurs  :  «  Les  femmes  ne 
|)euvent  comj)rendrc  qu'il  y  ait  des  hommes  désin- 
téressés à  leur  égard;  elles  n'estiment  en  eux  cpie 
l'effronterie  ^  ». 

Et  quand  ses  écrits  n  en  porteraient  pas  le  témoi- 
gnage indirect,  il  y  a  bien  lieu  de  croire  que  l'âme 
de   Vauvenargues,   cette    âme    faite    pour   les   plu» 

1 .  Essai  sur  quch/itcs  caractcre.iy  §  'J. 

2.  Lettre  an  martjiiis  de  Mir.'ibcau,  22  mars  1740. 

3.  Réflexions  cl  Maximes,  720. 


30  VAUVENARGUES. 

nobles  attachements,  ne  rencontra  jamais  à  qui  se 
donner  et  fut  toujours  incomprise.  Les  maîtresses 
ne  manquèrent  pas  à  Mirabeau,  qui  ne  demandait  à 
l'amour  que  la  satisfaction  de  son  orgueil,  de  ses 
goûts  dominateurs  et  de  sa  sensualité.  Ce  fut,  au 
contraire,  le  malheur  de  Vauvcnargues  d'être  né 
avec  une  sensibilité  délicate  et  profonde  dans  une 
époque  de  scepticisme  et  de  libertinage.  Non  pas 
qu'à  ces  époques  les  créatures  d'élite  disparaissent 
tout  à  fait  :  il  en  existe  toujours,  et  la  tradition  des 
belles  âmes  n'est  jamais  interrompue;  mais  ces 
âmes-là  sont  alors  \)\us  rares  qu'en  aucun  temps; 
les  cris  et  les  rires  du  vulgaire  couvrent  leur  voix, 
et  comme  elles  n'aiment  qu'une  fois  dans  leur  vie, 
comme  elles  ne  font  guère  entendre  qu'un  seul 
appel  de  tendresse,  c'est  vraiment  hasard  si  elles 
s'entendent  à  distance  et  se  répondent  entre  elles. 

Mais  si  la  correspondance  de  Vauvenai'gues  avec 
le  marquis  de  Mirabeau  ne  nous  révèle  que  partiel- 
lement le  mystère  de  son  cœur,  elle  constitue  un 
document  de  premier  ordre  au  point  de  vue  du 
développement  de  son  esprit  et  de  la  direction  intel- 
lectuelle de  sa  vie. 

C'est,  en  effet,  l'honneur  du  nuu'quis  de  Mirabeau 
d'avoir  découvert  la  valeur  morale  et  pressenti  le 
talent  de  Vauvcnargues;  et  c'est  son  originalité 
d'avoir  affirmé  à  son  ami  (ce  qu'il  n'est  pas  besoin 
de  rappeler  généralement  aux  jeunes  écrivains;  le 


VAUVENARGUES    ET    LE    MARQLIS    DE    MinABEAU.       31 

droit  qu'a  l'œuvre,  lille  de  la  pensée,  d'éclore  à  son 
heure,  de  jaillir  du  cerveau  et  de  vivre  de  la  vie 
idéale. 

De  Bordeaux,  oii  Mirabeau  résidait  alors,  par- 
tageant sa  vie  entre  le  commerce  des  femmes  et  la 
société  du  président  de  Montesquieu,  il  stimule 
l'activité  de  Yauvenargues  ;  il  lui  reproche  de  s'aban- 
donner à  la  jjaresse  de  la  méditation  et  au. charme 
de  la  rêverie  :  il  le  presse  enfin  de  se  proposer  un 
plan  de  vie  :  «  Eh  quoi!  mon  cher,  vous  pensez 
continuellement;  rien  n'est  au-dessus  de  la  jiortée 
de  vos  idées,  et  vous  ne  songez  pas  un  moment  à 
vous  faire  un  plan  fixe.  Il  n'est  pas  d'un  philosophe 
de  vivre  au  jour  la  journée.  »  (30  mars  1739.; 

Yauvenargues  accepte  le  reproche  de  rêverie,  mais 
décline  le  titre  de  pliilosnplie  :  «  Vous  me  faites  trop 
d'honneur,  répond-il,  en  cherchant  à  me  soutenir 
par  le  nom  de  philosophe  dont  vous  couvrez  mes 
singularités;  c'est  un  nom  que  je  n'ai  pas  pris;  on 
me  l'a  jeté  à  la  tête,  je  ne  le  mérite  point;  je  l'ai 
reçu  sans  en  jjrendrc  les  charges;  le  poids  en  est 
trop  fort  pour  moi.  » 

Et  comme  Mirabeau  redouble  ses  instances,  il 
réplique  :  «  11  est  vrai  que  ])cu  de  gens  vivent  au 
jour  la  journée;  je  suis  le  seul  peut-être;  les  autres 
hommes  ont  un  objet  dans  l'avenir  et  ils  y  attachent 
le  bonheur;  mais  songez,  je  vous  prie,  qu'ils  l'y 
attachent- faussement,  que  cet  objet  les  fuit  toujours 


32  VAUVENAlUiUKS. 

el  que  leurs  vaines  poursuites  les  occupent  sans  les 
satisfaire —  Je  ne  i'eiix  pas  vnits  faire  eitteiidre  que 
je  me  suffise  à  inoi-inéine,  et  que  toujours  le  présent 
remplisse  le  vide  de  mo/i  ea-ur ;  j'éprouve  aussi, 
souvent  et  vivement,  cette  inquiétude  qui  est  la 
source  des  passions.  J'aimerais  la  santé,  la  force, 
un  enjouement  naturel,  les  richesses,  l'indépen- 
dance, et  une  société  douce;  mais  comme  tous  ces 
biens  sont  loin  de  moi,  et  que  les  autres  me  tou- 
chent fort  peu,  tous  mes  désirs  se  concentrent  et 
forment  une  humeur  sombre  que  j'essaye  d'adoucir 
par  toute  sorte  de  moyens.  Voilà  où  se  bornent  mes 

soucis Voilà,  mon  cher  jNIirabeau,  ce  (|ue  je  pense 

tous  les  jours,  pour  justifier  mon  indolence.  » 

La  correspondance,  à  ce  moment,  est  des  plus 
vivement  engagée  entre  les  deux  jeunes  gens,  et  les 
lettres  s'échangent  courrier  par  courrier.  Mirabeau, 
qui  ne  se  tient  pas  pour  battu  par  les  raisons  qu'on 
lui  oppose,  revient  à  la  charge.  Ce  n'est  pas  tout, 
pense-t-il,  que  d'avoir  démontré  à  son  ami  la  néces- 
sité d'un  but  dans  la  vie;  il  lui  désigne  ce  but  et 
avec  un  coup  d'u'il  dune  justesse  merveilleuse  : 
«  Quehpi'un  (jui  pense  et  s'exprime  comme  vous 
n'est  i)as  pardonnable  de  n'avoir  aucune  ambition, 
•le  sais  que  votre  peu  do  disposition  et  de  santé  ne 
vous  permet  pas  de  courir  ce  que  quelqu'un  comme 
vous  doit  api)eler  fortune;  mais  quelle  carrière 
d'agréments  ne  vous  ouvrent  pas  vos  talents  dans 


VAUVEXARGUES    ET    LE    MARQUIS    DE    MIRABEAU.      33 

ce  qu'on  appelle  la  République  des  lettres.  Si  vous 
pouviez  connaître  combien  de  plaisirs  différents 
nous  procure  une  réputation  établie  dans  ce  genre  !  » 
(24  avril  1739.; 

Afin  de  le  mieux  persuader,  il  lui  fait  un  tableau 
séduisant  de  la  société  littéraire  de  Paris,  où  des 
essais  heureux  au  théâtre,  en  poésie,  en  économie 
politi({ue  lui  avaient  déjà  valu  quelques  succès. 
Dans  son  enthousiasme  et  comme  pour  frapper 
l'imagination  de  son  ami,  il  va  jusqu'à  lui  laisser 
entendre  qu'il  n'est  pas  loin  d'entrer  à  l'Académie 
française,  en  quoi  vraiment,  s'il  était  sincère,  le 
jeune  marquis  s'en  faisait  un  peu  accroire. 

Vauvenargues  ne  se  rend  pas  encore;  il  ne  se 
laisse  éblouir  ni  par  les  éloges  de  Mirabeau  ni  par 
la  perspective  des  jouissances  où  celui-ci  le  con- 
vie. 11  se  défend  de  l'ambition  littéraire  par  des 
r.iisons  qui  font  honneur  à  sa  conscience  et  à  son 
goût,  et  dont  (|uelqucs-uncs  n'ont  i)as  cessé  d'avoir 
leur  prix,  a  Je  n'ignore  pas  les  avantages  que  don- 
nent les  bons  commerces  ;  je  les  ai  toujours  fort 
souhaités,  et  je  ne  m'en  cache  point;  mais  j'accorde 
moins  que  vous  aux  gens  de  lettres.  Je  commence 
à  m'apercevoir  que  la  plupart  ne  savent  que  ce  que 
les  autres  ont  pensé,  qu'ils  ne  sentent  point,  qu'ils 
n'ont  point  d'âme,  qu'ils  ne  jugent  qu'en  reflétant 
le  goût  du  siècle  ou  les  autorités;  car  ils  ne  per- 
cent  point  la    profondeur   des   choses;    ils   n'ont 

3 


34  VAUVENARGUES. 

point  de  principes  à  eux,  ou,  s'ils  en  ont,  c'est 
encore  pis  :  ils  opposent  à  des  i)réjugés  com- 
modes, des  connaissances  fausses,  des  connais- 
sances ennuyeuses  ou  des  connaissances  inutiles, 
et  un  esprit  éteint  par  le  travail;  et,  sur  cela,  je 
me  ligure  que  ce  n'est  pas  leur  génie  qui  les  a 
tournés  vers  les  sciences,  mais  leur  incapacité 
pour  les  affaires,  les  dégoûts  qu'ils  ont  eus  dans 
le  monde,  la  jalousie,  l'ambition,  l'éducation,  le 
hasard,  » 

Mais  il  ajoute  aussitôt  :  «  Si  j'avais  plus  de  santé, 
et  si  j'aimais  assez  la  gloire  pour  lui  donner  ma 
paresse,  je  la  voudrais  plus  générale  et  plus  avan- 
tageuse que  celle  qu'on  attache  aux  sciences  »,  c'est- 
à-dire  plus  active  que  la  gloire  littéraire. 

A  cette  confidence  détournée,  Mirabeau  reconnaît 
que  ses  conseils  ont  porté  et  qu'une  semence  d'am- 
bition a  levé  dans  l'àme  de  Vauvenarguos  ;  il  ne  l'en 
poursuit  que  plus  vivement,  et  il  le  serre  de  tout 
près  :  «  Vous  enfouissez,  si  vous  ne  travaillez,  les 
plus  grands  talents  du  monde  !  Je  ne  sème  point  ici 
de  louanges;  c'est  la  vérité  qui  parle;  des  gens  du 
meilleur  goût,  ayant  vu  vos  premières  lettres, 
m'obligent  à  leur  envoyer  toutes  celles  que  je  reçois 
de  vous,  et  je  les  ai  entendus  s'écrier,  quand  je  leur 
ai  dit  que  vous  n'aviez  pas  vingt-cinq  ans  '  :  «  Ah! 

1.  Vauveiiai'g'iics  n'avait  pas  eiK'ori-  viiiffl-rjuatrc  ans. 


VAUVENARGLliS    ET    LK    MARQUIS    DE    MinABEAU.       35 

«  Dieu!  quels  hommes  produit  cette  Provence!  »  Et 
encore  :  «  J'en  sais  plus  que  vous  sur  votre  propre 
compte,  si  vous  ne  vous  connaissez  pas  une  grande 
étendue  de  génie  ». 

Vauvenargues,  atteint  cette  fois,  accuse  sa  bles- 
sure et  demande  grâce  :  «  Vous  ne  sentez  pas  vos 
louanges,  vous  ne  savez  pas  la  force  qu'elles  ont, 
vous  me  perdez!  Epargnez-moi,  je  vous  le  demande 
à  genoux.  »  (30  juin  1739.) 

Pourquoi,  après  cet  aveu,  Vauvenargues  ne  se 
rend-il  pas  entièrement?  Quelles  raisons  le  retien- 
nent désormais  dans  l'armée,  et  que  ne  va-t-il  aus- 
sitôt retrouver  son  ami  à  Paris  pour  se  lancer  avec 
lui  dans  la  carrière  des  lettres? 

C'est  d'abord  c[ue  la  profession  militaire  lui 
paraît  encore  la  plus  noble  et  la  plus  désirable 
lil  venait  d'être  promu  capitaine  et  pourvu  d'une 
compagnie);  c'est  qu'à  ses  yeux  «  il  n'y  a  pas  de 
gloire  achevée  sans  celle  des  armes  »,  et  que  les 
grandes  ligures  des  Condé,  des  Luxembourg,  des 
Turenne  et  des  Catinat  flottent  dans  son  imagi- 
nation. C'est  aussi  que  l'insuflisance  de  ses  res- 
sources intcrtiit  à  ^'auvenargues  l'existence  coû- 
teuse d'un  gentilhomme  à  Paris  et  le  condamne 
à  la  médiocrité  de  la  vie  de  garnison. 

Sa  famille  ne  possédait  qu'une  fortune  modeste 
et  ne  pouvait  lui  servir  cpi'une  faible  pension. 
Et,  comme  le  service  du  roi  ne  rapportait  guère, 


36  VAUVENARGUES. 

comme  daulre  part  Vauvenargues  était  la  généro- 
sité même  *,  il  se  trouvait  dans  de  perpétuels  em- 
barras d'argent. 

Ces  considérations  échappaient  à  Mirabeau.  A 
la  tête,  lui-même,  depuis  la  mort  de  son  père,  d'un 
patrimoine  considérable,  libre  de  ses  actions  et  de 
ses  mouvements,  ne  demeurant  à  son  régiment 
qu'autant  qu'il  lui  plaisait,  résidant  la  plus  grande 
partie  de  l'année  à  Paris  ou  à  Versailles ,  menant 
grand  train,  entretenant  des  maîtresses,  achetant 
un  hôtel  et  des  terres,  comment  eût-il  songé  qu'il 
en  allait  différemment  de  son  ami? 

Ce  n'est  pas  à  Mirabeau  d'ailleurs  que  Vauve- 
nargues va  faire  conlidence  de  ses  misères  de  for- 
tune; car  s'il  s'ouvre  pleinement  avec  lui  sur  ses 
idées  et  sur  les  choses  de  l'esprit,  c'est  à  un  autre 
ami  qu'il  réserve,  avec  la  meilleure  part  de  sa  ten- 
dresse, le  secret  de  sa  vie  et  de  sa  pensée,  à  Fauris 
de  Saint-Vincens  ^. 


1.  Voir  les  belles  pages  qu'il  a  écrites  sur  la  Libern/iic 
dans  les  Réflexions  sur  divers  sujets,  §  lU,  et  dans  l'Essai 
sur  fjuelqites  caractères,  §  28. 

2.  Jules- François- Paul  Fauris  de  Sainl- Yiucons  était 
fils  d'un  conseillei-  à  la  Chambre  des  comptes  do  Provence, 
et  devint  conseiller,  puis  j)résident  à  mortier  du  Parlement 
d'Aix.  De  trois  ans  plus  jeune  que  Vauvenargues,  il  ne 
mourut  qu'en  1798.  H  se  fit  connaître  de  bonne  heure  comme 
érudit  et  comme  antiquaire  :  le  cabinet  qu'il  avait  formé  à 
Aix  était  un  des  plus  importants  de  l'époque.  L'.Vcadémic 
des  insci'iplions  cl  belles-lettres  l'avait  élu  membre  associé 


VAUVENAROUES    ET    SAIXT-VIXCEXS.  37 

Les  relations  de  Vauveaargucs  avec  Fauris  de 
Saint-Vincens  nous  offrent  le  modèle  accompli  de 
ce  que  i)Ouvait  être  l'amitié  entre  hommes  dans 
l'ancienne  société  :  le  champ  de  la  conlidence 
affectueuse  était  plus  vaste  alors  qu'aujourd'hui. 
Soit  qu'on  se  réservât  plus  au  dehors,  soit  que 
moins  de  sujets  intimes  fussent  traités  et  comme 
divulgués  par  les  livres  et  les  gazettes,  on  mettait 
plus  de  choses  dans  ses  entretiens  et  dans  sa  cor- 
respondance :  la  religion,  la  morale,  la  politique, 
la  littérature  étaient  —  sans  compter  les  sentiments 
tout  personnels  —  matière  à  de  continuels  épan- 
chements.  De  là,  pour  les  recueils  épistolaires  qui 
nous  restent  de  cette  époque,  un  charme  particulier 
et  un  intérêt  des  plus  vifs.  Par  quoi  les  corres- 
pondances échangées  de  nos  jours  suppléeront-elles 
à  ce  qui  leur  manquera  sous  ce  "rapport? 

C'est  donc  à  Saint-^'incens,  à  cet  ami  délicat 
qui  sait  tout  comprendre,  que  Vauvenargues  fait 
l'aveu  de  ses  diflicultés  d'existence,  et  plus  d'une 
fois  il  a  recours  à  ses  services. 

Un  jour  même,  le  hesoin  d'argent  le  pousse  à 
une  étrange  extrémité.  Harcelé  par  les  conseils 
de  Miraheau  qui  ratlircnt  à  Paris,  pressé  aussi 
de    s'y  rendre    pour  consulter  sur  sa   santé   déjà 

correspondant.  Le  nom  de  Saint-Vincens  se  rattache  ainsi 
an  mouvement  de  curiosité  qui  porta  le  xvni<'  siècle  vers 
l'archéolo^-ie  grecque  et  romaine. 


38  VAUVEXARGUES. 

chancelante,  il  ne  sait  oii  trouver  les  deux  mille 
livres  nécessaires  au  voyage,  et  voici  à  quel 
expédient  il  est  près  de  recourir  pour  se  les 
procurer.  «  J'ai  eu,  écrit-il  à  Saint- Vincens, 
quelque  pensée  sur  M.  d'Oraison.  11  est  venu 
dans  mon  esprit  qu'il  a  des  filles,  et  que  je  pour- 
rais m'engagcr  à  en  épouser  une,  dans  deux  ans, 
avec  une  dot  raisonnable,  s'il  voulait  me  prêter 
l'argent  dont  j'ai  besoin,  et  que  je  ne  le  rendisse 
point,  au  bout  du  terme  que  je  prends.  jMais, 
comme  il  est  impossible  à  un  fils  de  famille  de 
prendre  des  engagements  de  cette  sorte,  c'est  une 
proposition  à  se  faire  berner,  et  très  digne  de 
risée.  Il  faudra  oser  cependant  s'il  n'y  a  point  de 
milieu;  et,  si  l'on  ne  peut  rien  tirer  de  tout  cela, 
nous  nous  tournerons  ailleurs.  »  (Novembre  1740. 
Cet  emprunt  sous  condition  de  mariage  rappelle, 
comme  on  l'a  remarqué,  l'engagement  fameux  de 
Figaro  donnant  à  demoiselle  Marceline  de  Verte- 
Allure  hypothèque  sur  sa  personne.  Mais,  si 
piquante  que  soit  la  comparaison,  il  y  aurait  injus- 
tice à  la  prendre  au  sérieux,  et  cette  lettre  bizarre 
est  moins  déshonnête  qu'elle  le  semble.  Tout 
d'abord  ce  n'est  ni  la  dissipation,  ni  la  débauche, 
ni  le  jeu  qui  a  conduit  Vauvenargucs  à  une  situa- 
tion d'où  les  plus  fiers  gentilshommes  de  son 
temps  ne  se  tirèrent  pas  toujours  aussi  dignement 
que  lui.  l^t  ])uis,  en  dehors  des  considérations  de 


VAUVENARGUES    ET    SAIXT-VINCEXS.  39 

santé  qui  ont  bien  leur  prix,  les  raisons  qui  ont 
failli  le  déterminer  à  ce  singulier  projet  ne  sont 
nullement  avilissantes;  l'intcrèt  auquel  il  obéit  n'a 
rien  que  d'élevé  :  ce  n'est  pas  pour  satisfaire  des 
goûts  de  luxe  et  de  plaisir  qu'il  cherche  de  l'argent  : 
c'est  jjour  entrevoir  de  })lus  près  et  essayer  de  réa- 
liser l'idéal  de  vie  nouvelle  oii  un  secret  instinct 
et  les  appels  réitérés  de  Mirabeau  le  convient 
impérieusement.  Enfin,  à  voir  les  choses  de  plus 
haut,  ce  qui  absout  Vauvenargues,  ce  qui  interdit 
de  le  ranger  dans  la  race  des  Gil  Blas  et  des 
Figaros,  c'est  le  sentiment  qu'il  a  porté  dans  ces 
matières  délicates.  Gil  Blas  et  Figaro  n'ont  vu 
dans  la  question  d'argent,  la  faute  d'argmt,  disait 
Panurge,  leur  ancêtre,  qu'un  sujet  de  duperie  et 
de  raillerie;  Vauvenargues  en  a  souffert  toute  sa 
vie  et  jusqu'au  fond  de  son  âme.  Si  un  jour,  un 
instant,  il  a  péché  par  pensée  '^non  par  action),  il 
a  bien  racheté  cette  défaillance  par  la  dignité  de 
son  existence  entière,  par  le  courage  avec  lequel 
il  a  enduré  la  pauvreté.  Lorsque,  quelques  années 
plus  tard,  sentant  sa  (in  approcher  et  faisant  allu- 
sion à  lui-même,  il  dépeindra,  sous  un  nom  fictif, 
l'homme  de  cœur  victime  de  la  destinée,  il  n'imagi- 
nera pas  de  pire  malheur  que  de  mourir  endetté  : 
«  Quand,  dit-il,  la  fortune  a  paru  se  lasser  de  le 
poursuivre,  quand  l'espérance  trop  lente  commen- 
çait à  (latter  sa  peine,  la  mort  s'est  offerte  à  sa  vue; 


40  VAUVENARGUES. 

elle  l'a  surpris  dans  le  plus  grand  désordre  de  sa 
fortune;  il  a  eu  la  douleur  amère  de  ne  pas  laisser 
assez  de  bien  pour  payer  ses  dettes,  et  n'a  pu  sau- 
ver sa  vertu  de  cette  tache  '.  » 

Ainsi,  d'une  part  son  goût  toujours  vif  pour 
la  carrière  des  armes,  d'autre  part  ses  embarras 
pécuniaires,  déterminent  Vauvenargucs  à  repous- 
ser encore  les  instances  de  Mirabeau  et  à  demeurer 
au  service  militaire. 

D'ailleurs,  une  occasion  s'offre  à  lui  de  mettre 
en  pratique  les  principes  d'action  qu'il  formule 
dans  ses  pensées  de  chaque  jour,  et  d'acquérir  peut- 
être  une  part  de  «  cette  gloire  qui  fait  les  héros  ». 

La  guerre  venait  d'éclater  entre  Frédéric  II  et 
Marie-Thérèse,  et  c'était  dans  la  France  entière, 
à  la  cour,  dans  les  conseils  du  roi,  dans  les  rangs 
de  la  noblesse,  un  entraînement  irrésistible  à  cou- 
rir sus  à  l'Autriche. 

A  Metz,  où  il  était  en  garnison  (mars  1741),  Vau- 
venargues  avait  pu  voir  le  maréchal  de  Belle-Isle 
précédant  les  armées  dont  il  venait  d'ôtre  nommé 
le  généralissime,  pour  aller,  dans  le  plus  magni- 
fique appareil,  imposer  à  la  diète  de  Francfort  les 
volontés  de  la  France.  Le  prestige  de  ce  person- 
nage qui,  dans  cette  heure  décisive,  attirait  sur 
lui  tous  les  regards,  qui  avait  l'instinct  et  la  pas- 

1.  Essai  sur  quchpws  caractères,  g   \. 


VIE    MILITAIRE.  41 

sion  de  la  gloire,  qui  en  toute  chose  ne  formait 
que  de  vastes  desseins  et  semblait  né  pour  les 
accomplir,  dut  éblouir  Vauvenargues  comme  il 
avait  fasciné  toute  la  jeune  noblesse  de  Versailles. 

Le  Régiment  du  Roi  entra  des  ])remiers  en 
campagne;  au  mois  de  juillet  1741  il  était  en 
Bohême.  Les  heureuses  opérations  qui  avaient 
amené  si  rapidement  une  armée  française  au  cœur 
de  l'Allemagne,  la  tactique  hardie  de  Belle-Isle, 
le  génie  audacieux  de  Maurice  de  Saxe  et  cette 
escalade  merveilleuse  de  la  ville  de  Prague  exé- 
cutée de  nuit  par  une  poignée  d'hommes,  pou- 
vaient flatter  à  bon  droit  l'esprit  entreprenant  de 
Vauvenargues  et  son  goût  des  actions  brillantes  et 
aventureuses. 

Mais  lorsque  la  fortune  changea,  lorsque  l'armée 
de  Belle-Isle,  bloquée  dans  Prague  et  abandonnée 
par  le  maréchal  de  ^Liillebois ,  dut  évacuer  la 
Bohême  et  battre  en  retraite  sur  le  Rhin,  le  courage 
de  Vauvenargues  fut  soumis  à  une  de  ces  épreuves 
qui  trempent  pour  jamais  les  âmes.  Dans  la  nuit 
du  IG  au  17  décembre  (1742  ,  par  un  froid  terrible, 
15  000  hommes  sortirent  de  Prague.  A  travers 
un  brouillard  intense,  sur  une  route  obstruée  de 
neige  ou  glissante  de  verglas,  on  fit  huit  lieues 
d'une  traite  pour  échapper  à  la  vue  de  la  cavalerie 
de  Lol)koAvitz  ([ui  tenait  la  campagne.  Malgré  la 
défense  expresse  (hi  maréchal,  les  officiers  s'étaient 


42  VAUVENARGUES. 

encombrés  de  bagages  et  d'équipages  :  on  y  mit 
le  feu  pour  ne  pas  ralentir  la  marche  de  la  colonne. 

Le  troisième  jour,  on  arriva  devant  une  chaîne 
escarpée  et  boisée,  que  contournait  la  route  d'Egra. 
Afin  de  dépister  la  poursuite  des  Impériaux,  Bellc- 
Isle  forma  le  parti  audacieux  de  quitter  cette  route 
et  de  s'engager  en  pleine  montagne,  dans  un  pays 
où  jamais  armée  ne  s'était  aventurée.  Il  fallut  s'ou- 
vrir un  chemin  à  la  hache,  à  travers  la  forêt.  On 
se  mettait  en  mouvement  bien  avant  l'aube,  «  au 
lever  de  la  lune  »,  et  l'on  marchait  jusqu'au  soir. 
L'armée  était  épuisée  de  froid,  de  fatigue  et  de 
faim  :  ceux  qui  tombaient  ne  se  relevaient  plus. 
Suivant  l'expression  de  Belle-Isle,  on  «  força 
nature  »  pour  arriver  au  terme  de  cette  opération, 
et  ce  fut  miracle,  en  effet,  si  l'on  y  parvint.  Quand 
on  atteignit  Egra,  le  20  décembre,  la  courageuse 
troupe  était  à  bout  de  forces;  près  de  la  moitié 
de  l'effectif  était  resté  en  route,  enseveli  dans  les 
neiges;  mais  l'honneur  était  sauf. 

Yauvenargues,  dont  la  santé  n'avait  jamais  été 
rolîuste,  fut  cruellement  éprouvé  :  il  eut  les  deux 
jambes  gelées  '. 

1.  «  Eli  arrivant  à  Egra,  dit  Maiivillon  dans  son  Histoire 
de  la  guerre  de  Bohème,  plusieurs  moururent  ])our  s'être 
trop  approchés  du  fou;  d'autres  devinrent  jirodigicuscment 
entlés  ;  il  fallut  couper  des  bras  et  des  jambes..  .  Plusieurs 
de  ceux,  qui  étaient  arrivés  sains  et  saufs  à  Eg'ra,  moururenl 
de  la  fièvre  chaude,  après  un  long  et  cruel  délire  qui  tenait 
de  la  rage.   » 


VIE    MILITAIRE.  /j3 

Transporté  dans  quelque  hôpital,  ramené  en 
France,  à  Nancy,  au  mois  de  mars  17^3,  il  se 
remettait  à  ])eine  de  ses  maux  et  de  ses  fatigues 
qu'il  lui  fallut  repartir  pour  l'Allemagne,  où  la  cam- 
pagne était  reprise.  Vers  la  fin  de  mai  il  repassa 
le  Rhin  avec  l'armée  que  le  maréchal  de  Xoailles 
allait  opposer  dans  le  haut  l^alatinat  aux  forces 
coalisées  de  l'Autriche  et  de  l'Angleterre,  et  il 
combattit  à  la  tète  de  sa  compagnie  dans  cette 
déplorable  journée  de  Dettingen  que  les  prodiges 
d'héroïsme  de  la  noblesse  française  ne  purent 
em[)êclier  de  tourner  en  désastre. 

Après  cette  défaite,  qui  entraîna  l'évacuation  de 
la  Bavière,  la  cause  de  l'empereur  Charles  YII, 
de  ce  triste  empereur  d'un  jour,  était  irrémédia- 
blement perdue,  et  les  armées  de  Louis  XV 
n'avaient  plus  de  prétexte  à  de<neurer  en  Alle- 
magne. Rentré  en  France  dans  les  derniers  jours 
de  l'année  1743,  le  Régiment  du  Roi  alla  tenir 
garnison  à  Arras. 

Si  les  deux  années  que  Vauvenargues  venait  de 
passer  en  campagne  avaient  été  singulièrement  sti- 
mulantes pour  son  activité  extérieure,  elles  n'avaient 
pas  donné  moins  d'intensité  à  sa  vie  intérieure. 

Son  âme  avait  subi  ré|)reuve  de  la  réalité  que 
rien  ne  remplace  :  la  guerre  lui  était  apparue,  non 
comme  une  science  ni  comme  un  art,  mais  comme 
un  grand  drame  |)assionné  oii  le  danger  fait  surgir. 


44  VAUVENARGUES. 

à  clumue  instant,  les  facultés  fortes  de  l'homme. 
Plus  d'une  des  pensées,  qu'il  publia  plus  tard 
datent  de  cette  épocpie  et  trahissent  par  leur  carac- 
tère pittoresque,  par  quelque  détail  précis,  par 
une  expression  plus  vive  et  plus  personnelle,  le 
lieu  et  les  circonstances  où  elles  naquirent  en  lui, 
—  celle-ci,  par  exemple,  qu'il  dut  noter  dans  son 
esprit  pendant  la  première  et  brillante  période  de 
la  campagne  d'Allemagne  :  «  Quand  vous  êtes  de 
garde  au  bord  d'un  fleuve,  oii  la  pluie  éteint  tous  les 
feux  pendant  la  nuit,  et  pénètre  dans  vos  habits, 
vous  dites  :  Heureux  qui  peut  dormir  sous  une 
cabane  écartée,  loin  du  bruit  des  eaux!  Le  jour 
vient;  les  ombres  s'effacent  et  les  gardes  sont 
relevées  ;  vous  rentrez  dans  le  camp  ;  la  fatigue  et 
le  bruit  vous  plongent  dans  un  doux  sommeil,  et 
vous  vous  levez  plus  serein  pour  prendre  un  repas 
délicieux,  au  contraire  d'un  jeune  homme  né  pour 
la  vertu,  que  la  tendresse  d'une  mère  retient  dans 
les  murailles  d'une  ville  forte  ;  pendant  que  ses 
camarades  dorment  sous  la  toile  et  bravent  les 
hasards,  celui-ci  qui  ne  risque  rien,  qui  ne  fait 
rien,  à  qui  rien  ne  manque,  ne  jouit  ni  de  l'abon- 
dance, ni  du  calme  de  ce  séjour  :  au  sein  du  repos, 
il  est  inquiet  et  agité;  il  cherche  les  lieux  soli- 
taires; les  fêtes,  les  jeux,  les  spectacles,  ne  l'atti- 
rent point;  la  pensée  de  ce  (jui  se  passe  en  Mora- 
vie occupe  ses  jours,  et,  pendant  la  nuit,   il  rêve 


VIE    MILITAIRE.  45 

des    combats   et    des   batailles    qu  on   donne    sans 
lui  '.  » 

D'autres  réflexions  encore  datent  évidemment 
du  siège  et  de  la  retraite  de  Prague.  Elles  sont, 
j)0ur  ainsi  dire,  le  commentaire  des  admirables 
lettres  que  le  maréchal  de  Belle-Isle  adressait  alors 
(octobre  1742)  au  marquis  de  Bretcuil  à  Versailles. 
«  Ce  sont  presque  toujours  les  partis  audacieux 
qui  réussissent  »,  écrivait  Belle-Isle.    «  Dans  les 


1.  Chateaubriand,  se  l'appelant,  lorsqu'il  écrivait /fs  Mar- 
tyrs, SCS  impressions  personnelles  de  la  rampagnc  de  1792, 
a  composé  un  tableau  fort  semblable  à  celui  qu'on  vient  de 
lire  :  «  Epuisé  par  les  travaux  de  la  journée,  je  n'avais 
durant  la  nuit  que  quelques  heures  pour  délasser  mes 
membres  fatig'ués.  Souvent  il  m'arrivait,  pendant  ce  court 
repos,  d'oublier  ma  nouvelle  fortune  ;  et  lorsqu'aux  pre- 
mières blan<-heurs  de  l'aube,  les  trompettes  du  camp  ve- 
naient à  sonner  l'air  de  Diane,  j'étais  étonné  d'ouvrir  les 
yeux  au  milieu  des  bois.  Il  y  avait  pourtiVJit  un  charme  à  ce 
réveil  du  guerrier  échappé  aux  périls  de  la  nuit.  Je  n'ai 
jamais  entendu,  sans  une  certaine  joie  belliqueuse,  la  fan- 
fare du  clairon,  répétée  par  l'écho  des  rochers,  et  les  pre- 
miers hennissements  des  chevaux  qui  saluaient  l'aurore. 
J'aimais  à  voir  le  camp  plongé  dans  le  sommeil,  les  tentes 
encore  fermées,  d'où  sortaient  quelques  soldats  à  moitié 
vêtus,  le  centurion  qui  se  promenait  devant  les  faisccau.\ 
d'armes  en  balançant  son  cep  de  vigne,  la  sentinelle  immo- 
bile qui,  pour  résister  au  sommeil,  tenait  un  doigt  levé 
dans  l'attitude  du  silence,  le  cavalier  qui  traversait  le  fleuve 
coloi'é  des  feux  du  matin,  le  victimaire  qui  puisait  l'eau  du 
sacrifice,  et  souvent  un  berger  appuyé  sur  sa  houlette,  qui 
regardait  boire  son  troujjcau.  »  Il  y  a  certes  dans  ce  morceau 
plus  d'art  que  dans  celui  de  Vauvenargues,  mais  moins  de 
sentiment,  une  imagiuiition  plus  ri<-he  et  plus  colorée,  maie 
une  sincérité  moins  linichaiite  et  moins  ingénue, 


46  VAUVKX  ARGUES. 

situations  désespérées,  dit  Vauvenargues,  on  peut 
prendre  des  partis  violents;  mais  il  faut  qu'elles 
soient  désespérées.  Les  grands  hommes  s'y  aban- 
donnent quelquefois  par  une  secrète  conGance  aux 
ressources  qu'ils  ont  pour  subsister  dans  les  extré- 
mités ou  pour  en  sortir  à  leur  gloire Si  on  est 

obligé  de  prendre  des  résolutions  extrêmes,  il  faut 
les  embrasser  avec  courage  et  sans  prendre  conseil 
des  gens  médiocres*.  » 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  libres  de  son  cœur  qui, 
dans  cette  vie  si  bien  faite  pour  l'endurcissement, 
ne  fussent  devenues  plus  sensibles  encore  et  plus 
tendres. 

L'Éloge  funùbre  qu'il  composa  à  cette  époque 
pour  le  jeune  de  Seytres,  mort  à  dix-huit  ans  pen- 
dant le  siège  de  Prague,  nous  en  est  un  touchant 
témoignage.  De  Seytres  était  sous-lieutenant  dans 
le  régiment  de  Vauvenargues,  et  celui-ci  s'était 
pris  pour  lui  d'une  profonde  affection.  C'était  une 
intimité  d'intelligence  et  de  sentiment  qui  allait 
jusqu'à  la  piété  et  à  la  tendresse.  «  Xaturellement 
plein  de  grâce,  dit-il  en  nous  le  dépeignant,  les 
traits  ingénus,  l'air  ouvert,  la  physionomie  noble 
et  sage,  le  regard  doux  et  pénétrant,  on  ne  le 
voyait  pas  avec  indifférence;  d'abord  son  aimable 
extérieur   prévenait   tous    les  cœurs    ])Our  lui ,  et 

1 .  Conseils  à  un  jeune  homme,  j!  (!. 


VIE    MILITAIHK.  47 

quand  on  était  à  portée  de  connaître  son  caractère, 
alors  il  fallait  adorer  la  beauté  de  son  naturel.  » 

Vauvenargues  aimait  surtout  de  Seytres  parce 
qu'il  se  reconnaissait  en  lui  :  «  Seytres  était  né 
ardent,  nous  dit-il  encore;  son  imagination  le  por- 
tait au  delii  des  amusements  de  son  âge  et  n'était 
jamais  satisfaite;  tantôt  on  remarquait  en  lui  quel- 
que chose  de  dégagé  et  comme  au-dessus  du  plaisir, 
dans  les  chaînes  du  plaisir  même;  tantôt  il  semblait 
qu'épuisée,  desséchée  par  son  propre  feu,  son  âme 
abattue  languissait  de  cette  langueur  passionnée 
qui  consume  un  esprit  trop  vif;  et  ceux  qui  con- 
fondent les  traits  et  la  ressemblance  des  choses  le 
trouvaient  alors  indolent.  Mais  sa  paresse  n'avait 
rien  de  faible  ni  de  lent;  on  y  aurait  remarqué 
[)lutôt  quelque  chose  de  vif  et  de  lier.  »  Et,  ainsi 
(ju'il  arrive  lorsqu'on  aime,  il  s'était  fait  de  son  ami 
une  image  idéale  qui  se  confondait  avec  son  propre 
idéal  :  «  Tu  ne  m'as  connu  qu'un  moment;  et 
lorsque  nous  nous  sommes  connus,  j'avais  rendu 
mille  fois  en  secret  un  hommage  mystérieux  à  tes 
vertus....  Hélas,  je  croyais  posséder  l'objet  d'une 
si  touchante  illusion  et  je  lai  perdu  pour  toujours.  » 
Malgré  quehpies  parties  déclamatoires,  ce  discours 
funèbre  fait  honneur  à  celui  qui  s'y  est  éj)anché. 
Quand  Voltaire  en  prit  connaissance  deux  ans  plus 
tard,  il  ne  s'y  tronipa  point  :  «  Voilà,  dit-il,  la  pre- 
mière oraison  funèbre  (|ue  le  cœur  ait  dictée;  toutes 


48  VAUVENAUGUES. 

les  autres  sont  l'ouvrage  de  la  vanité.  »  C'était  bien, 
en  effet,  dans  la  sincérité  de  sa  douleur  que  Vau- 
venargues  l'avait  composée,  et  il  aurait  pu  y  mettre 
la  belle  épigraphe  qu'on  voit  en  tête  d'un  acte  de 
fondation  pieuse  du  xi'^  siècle  :  «  Pro  remedio 
animse  mese.  —  Pour  le  soulagement  de  mon 
âme.  j) 

Quant  à  sa  pensée,  jamais  Vauvenargues  ne 
l'avait  sentie  plus  active  t[ue  jiendant  ces  deux 
années  de  campagne  :  elle  s'était  étendue  et  for- 
tifiée au  contact  des  faits  et  dans  la  variété  des 
situations.  Le  soir,  au  bivouac  ou  sous  la  tente,  il 
avait  trouvé  le  moyen  de  noter  les  idées  qui  lui 
étalent  venues  pendant  le  jour;  il  avait  profité 
des  repos  du  cantonnement  ou  de  ses  loisirs  à 
Prague  pour  les  ordonner  et  les  développer;  et  il 
avait  ainsi  rapporté  dans  ses  bagages  un  Discours 
sur  la  gloire,  un  Discours  sur  les  plaisirs,  les 
Conseils  à  un  Jeune  Iiomuie  (tous  ces  écrits  avaient 
été  composés  pour  de  Seytresj,  un  Parallèle  entre 
Corneille  et  Racine,  un  Fragment  sur  les  orateurs 
et  une  Méditation  sur  la  foi. 

Mais,  comme  il  n'est  pas  d'cxenq)le  (jue  l'ex- 
périence n'entraîne  avec  soi  quelque  désillusion, 
quand  Vauvenargues  revint  en  France,  au  mois  de 
décembre  1743,  un  grand  changement  s'était  pro- 
duit dans  les  idées  qu'il  s'était  formées  jusqu'alors 
sur  le  but  et  la  direction  de  sa  vie. 


CHAPITRE  II 


SAf VEN.VRGUES   ECRIVAIX.    AMITIE    DE   VOLTAIRE. 
DERNIÈRES     ANNÉES. 


D'abord,  l'état  de  sa  santé,  ruinée  par  deux  cam- 
pagnes successives,  lui  faisait  une  obligation  de 
renoncer  à  la  vie  militaire  :  les  plaies  de  ses  mem- 
bres gelés  pendant  la  retraite  de  Prague  se  rou- 
vraient; ses  yeux  perdaient  la  vue;  son  corps 
anémié  était  perclus  de  douleurs  :  et  il  n'avait  que 
vingt-neuf  ans. 

Ensuite,  le  prestige  de  la  carrière  des  armes, 
que  les  médiocrités  de  la  vie  de  garnison  n'avaient 
pu  autrefois  ternir  à  ses  yeux,  n'avait  pas  résisté 
à  l'épreuve  de  la  guerre  d'Allemagne.  On  avait 
affronté  les  plus  grands  périls;  on  avait  enduré 
les  plus  cruelles  misères  :  on  n'avait  pas  rapporté 
de  gloire.  Il  avait  vu  Bclle-Isle,  ce  grand  ambitieux 
qui    rêvait    aussi   d'égaler  Richelieu    et   Turenne, 

4 


50  VAUVENARGUES. 

tombé  du  haut  de  ses  espérances,  vaincu  et  dis- 
gracié. Il  avait  assisté  en  Bohème  aux  querelles 
mesquines  et  désastreuses  des  maréchaux.  Lors- 
qu'il gisait  à  l'hôpital,  souffrant  d'épuisement  et 
des  meurtrissures  de  ses  jambes,  il  avait  pu  y  per- 
cevoir l'écho  des  plaisanteries  et  des  railleries  par 
lesquelles  on  avait  accueilli  à  Paris  et  à  Versailles 
la  nouvelle  de  cette  retraite  héroïque  où  une  armée 
française  s'était  sacrifiée  pour  sauver  son  hon- 
neur : 

Quand  Belle-Islc  partit, 

Une  nuit, 
De  Prague  à  petit  bruit, 
Il  disait  à  la  lune  : 
H  Lumière  de  mes  jours, 
Astre  de  ma  fortune. 
Prolongez  votre  cours  ». 
Pour  un  plus  grand  dessein, 

Un  matin, 
Josué  fit  soudain 
Retourner  en  arrière 
L'astre  brillant  du  jour; 
Il  cherchait  la  lumière; 
Fouquet  la  craint  toujours. 

Frédéric  II,  qui  nous  a  fait  la  honte  de  con- 
signer ce  couplet  dans  son  Histoire,  a  ajouté  : 
«  En  pareille  occasion,  on  aurait  jeûné  à  Londres, 
exposé  le  sacrement  à  Rome,  coupé  des  têtes  à 
Vienne;  il  valait  encore  mieux  se  consoler  par  une 
épigramme  ». 

L'esprit    même    de    l'armée    était    bien    changé 


VAUVENARGUES    ECRIVAIN.  51 

depuis  que  Vauvenargues  y  avait  débuté.  La  dis- 
cipline avait  perdu  toute  vigueur  et  tout  ressort, 
non  seulement  dans  la  troupe,  mais  parmi  les  offi- 
ciers :  les  désordres  et  les  vices  qui  allaient  éclater 
pendant  la  guei^re  de  Sept  Ans  étaient  nés  pendant 
la  guerre  de  la  succession  d'Autriche.  Les  impres- 
sions désolantes  que  Vauvenargues  rapportait  d'Al- 
lemagne à  cet  égard  se  retrouvent  dans  un  curieux 
fragment  qu'il  avait  intitulé  lui-même  :  Sur  les 
armées  d'à  présent.  «  Le  courage,  dit-il,  que  nos 
ancêtres  admiraient  comme  la  première  des  vertus, 
n'est  plus  regardé,  peu  s'en  faut,  que  comme  une 
erreur  populaire  ;  et,  quoique  tous  n'osent  avouer 
dans  leurs  discours  ce  sentiment,  leur  conduite  le 
manifeste.  Le  service  de  la  patrie  passe  pour  une 
vieille  mode,  pour  un  préjugé;  on  ne  voit  plus  dans 
les  armées  que  dégoût,  ennui,  négligence,  mui^- 
mures  insolents  et  téméraires;  le  luxe  et  la  mol- 
lesse s'y  produisent  avec  la  même  effronterie  qu'au 
sein  de  la  paix;  et  ceux  qui  pourraient,  par  l'auto- 
rité de  leurs  emplois,  arrêter  le  progrès  du  mal, 
l'entretiennent  par  leur  exemple.  Des  jeunes  gens, 
poussés  par  la  faveur  au  delà  de  leurs  talents  et 
de  leur  âge,  font  ouvertement  mépris  de  ces  places 
qu'ils  ne  méritent  pas,  en  effet,  d'occuper;  des 
grands,  qui  seraient  tenus,  par  le  seul  respect  de 
leur  nom,  à  cultiver  l'estime  et  l'affection  de  leurs 
troupes,  se   cachent,  puisqu'il   faut  le   dire,   ou  se 


52  VAUVEXAUCUES. 

cantonnent,  et  forment  jusque  dans  les  camps  de 
petites  sociétés  où  ils  s'entretiennent  encore  du 
bon  ion,  et  regrettent  l'oisiveté  et  les  délices  de 
Paris.  Ces  messieurs  s'ennuient  du  genre  de  vie 
que  l'on  mène  à  l'armée  ;  et  comment  pourraient-ils 
s'en  contenter,  n'ayant  ni  le  talent  de  la  guerre,  ni 
l'estime  de  leurs  troupes,  ni  le  goût  de  la  gloire?  » 
Et  il  achève  le  tableau  par  cette  phrase  où  l'allu- 
sion personnelle  est  évidente  :  «  Pendant  ce  temps, 
les  officiers  sont  accablés  de  dépenses  que  le  faste 
des  supérieurs  introduit  et  favorise  ;  et  bientôt  le 
dérangement  de  leurs  affaires,  ou  l'impossibilité 
de  parvenir  et  de  mettre  en  pratique  leurs  talents, 
les  obligent  à  se  retirer,  parce  que  les  gens  de 
courage  ne  sauraient  longtemps  souffrir  l'injustice 
ouverte,  et  que  ceux  qui  travaillent  pour  la  gloire 
ne  peuvent  se  fixer  à  un  état  où  l'on  ne  recueille 
aujourd'hui  que  de  la  honte  ». 

Ces  diverses  raisons  mûrement  considérées,  le 
parti  d'abandonner  le  service  militaire  s'était  arrêté 
dans  son  esprit.  L'arabition  littéraire  était  étran- 
gère à  cette  décision,  et  les  conseils  de  Mirabeau 
n'y  étaient  pour  rien.  A  cette  époque  de  sa  vie, 
Vauvenargues  conservait  encore  un  goût  trop  vif 
de  l'action  extérieure  pour  se  laisser  attirer  vers 
la  carrière  des  lettres.  Il  songeait  à  la  diplomatie. 

Cette  idée  s'était  présentée  déjà  à  son  esprit  quel- 
ques mois  auparavant,  dans  l'intervalle   des  deux 


VAUVE\AR(;UES    ECRIVAIN.  53 

expéditions  d'Allemagne;  mais  la  reprise  des  hos- 
tilités l'avait  empêché  d'y  donner  suite.  Il  avait  fait 
choix  de  cette  carrière,  d'abord  parce  qu'elle  était  à 
ses  yeux  une  forme  de  l'action  noble,  brillante  et 
telle  qu'il  la  souhaitait,  ensuite  parce  qu'il  se  recon- 
naissait une  secrète  disposition  à  la  bien  parcourir. 
Le  renom  d'un  d'Ossat,  d'un  Richelieu,  d'un  Wil- 
liam Temple  lui  paraissait  digne  de  son  ambition, 
et  il  s'attribuait  plus  d'un  titre  à  y  prétendra,  entre 
autres  la  connaissance  de  l'âme  humaine  et  cet 
«  esprit  de  manège  »  dont  il  a  parlé  si  ingénieuse- 
ment et  qui  consiste  à  pénétrer  les  consciences,  à 
s'insinuer  dans  le  cœur  des  hommes,  à  leur  arra- 
cher leur  secret  pour  les  gouverner*.  Enfin,  il  pen- 
sait que  «  les  grandes  j)laces  instruisent  pronj[)tc- 
mentles  grands  esprits»,  et  comme  il  se  sentait  l'âme 
haute,  il  se  croyait  propre  aux  plus  hauts  emplois. 
A  cet  égard,  Vauvenargues  se  faisait  quelque 
illusion.  Ses  écrits  ne  dénotent  nullement  l'apti- 
tude qu'il  se  croyait  à  la  gestion  des  intérêts 
publics.  Les  considérations  politiques  que  lui  ont 
suggérées  ses  lectures  ne  portent  pas  le  caractère 
précis  et  [)0sitif  qui  est  la  qualité  essentielle  de  ces 
sortes  de  réflexions  ;  l'idée  morale  y  tient  trop  de 
|)lace;  et,  si  l'on  y  reconnaît  presque  toujours  la 
pensée  élevée  du  philosophe  ou  l'imagination  cliar- 

1.  Essai  sur  rjiic/tjitcs  cuiaclcrcs,  §  3;{. 


54  VAUVEXAUGUES. 

mante  du  poète,  on  n'y  rencontre  jamais  les  vues 
claires  et  pratiques  de  riiorame  d'Etat.  Quant  aux 
opinions  qu'il  s'était  formées  au  contact  des  faits, 
elles  ne  révèlent  en  lui  qu'une  intelligence  mé- 
diocre des  affaires  administratives  et  diplomati- 
ques. Sous  ce  rapport,  le  grand  conflit  européen 
dont  il  a  eu  pendant  deux  ans  le  spectacle  sous  les 
yeux,  ne  lui  a  rien  appris.  Dans  la  guerre  de  la 
succession  d'Autriche  il  n'a  pas  su  voir  au  delà 
du  cercle  de  son  observation  immédiate  :  le  sens  et 
la  portée  des  graves  questions  qui  se  débattaient 
au  centre  de  l'Allemagne  semblent  lui  avoir  tout  à 
fait  échappé.  Supposez,  au  contraire,  un  Retz  par- 
ticipant aux  mêmes  événements,  témoin  des  folles 
ambitions  de  Belle-lsle,  de  lliéroïsme  de  Marie- 
Thérèse,  des  convoitises  et  des  intrigues  de  Fré- 
déric, comme  il  eût  vivement  saisi  l'ensemble  et 
le  détail  des  choses!  quelle  collection  originale  de 
maximes  politiques  on  eût  certainement  tirée  du 
recueil  de  ses  impressions  quotidiennes  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  dès  son  retour  à  Arras  (dé- 
cembre 1743  ,  Vauvenargues  résolut  de  mettre  son 
projet  à  exécution  et,  sans  plus  tarder,  il  adressa 
au  roi  la  requête  suivante  : 

«  Sire, 

«  Pénétré  de  servir,  depuis  neuf  ans,  sans  espé- 
rance, dans  les  emplois  subalternes  de  la  guerre. 


VAUVEXAUGUES    ECRIVAIN.  55 

avec  une  faible  santé,  je  me  mets  aux  pieds  de  Votre 
Majesté,  et  la  supplie  très  humblement  de  me  faire 
passer  du  service  des  armées,  où  j'ai  le  malheur 
d'être  inutile,  à  celui  des  affaires  étrangères,  où 
mon  application  peut  me  rendre  plus  propre.  Je 
n'oserais  dire  à  Votre  Majesté  ce  qui  m'inspire  la 
hardiesse  de  lui  demander  cette  grâce;  mais  peut- 
être  est-il  difficile  qu'une  confiance  si  extraordi- 
naire se  trouve  dans  un  homme  tel  que  moi,  sans 
quelque  mérite  qui  la  justifie. 

«  Il  n'est  [)as  besoin  de  rappeler  à  Votre  Majesté 
quels  hommes  ont  été  employés,  dans  tous  "les 
temps,  et  dans  les. affaires  les  plus  difficiles,  avec 
le  plus  de  bonheur.  Votre  Majesté  sait  que  ce  sont 
ceux-là  mêmes  qu'il  semblait  que  la  fortune  en  eût 
le  plus  éloignés.  Et  qui  doit,  en  effet,  servir  Votre 
Majesté  avec  plus  de  zèle  qu'un  gentilhomme  qui, 
n'étant  pas  né  à  la  cour,  n'a  rien  à  espérer  que  de 
son  maître  et  de  ses  services?  Je  crois  sentir,  Sire, 
en  moi-même,  que  je  suis  appelé  à  cet  honneur, 
par  quelque  chose  de  plus  invincible  et  de  plus 
noble  cjue  l'ambition.  » 

Cette  lettre  et  celle  c[u'il  envoyait  par  le  même 
courrier  à  Amclot ,  ministre  des  affaires  étran- 
gères, pour  solliciter  un  emploi  dans  son  dépar- 
tement, étant  restées  sans  réponse,  Vauvcnargues 
revint  bientôt  à  la  charge  avec  une  certaine  viva- 
cité. «  Je  suis  sensiblement  touché,  écrivait-il  de 


56  VAUVENARGUES. 

nouveau  au  nilnistre,  que  la  lettre  que  j'ai  eu  l'hon- 
neur de  vous  écrire,  et  celle  que  j'ai  pris  la  liberté 
de  vous  adresser  pour  le  roi,  n'aient  pas  pu  attirer 
votre  attention.  Il  n'est  pas  surprenant,  peut-être, 
qu'un  ministre  si  occupé  ne  trouve  pas  le  temps 
d'examiner  de  telles  lettres;  mais,  monseigneur, 
me  permettez-vous  de  vous  dire  que  c'est  cette 
impossibilité  morale  où  se  trouve  un  gentilhomme 
qui  n'a  que  du  zèle,  de  parvenir  jusqu'à  son  maître, 
qui  fait  le  découragement  que  l'on  remarque  parmi 
la  noblesse  des  provinces,  et  qui  éteint  toute,  ému- 
lation? 

«  J'ai  passé,  monseigneur,  toute  ma  jeunesse  loin 
des  distractions  du  monde,  pour  tâcher  de  me 
rendre  capable  des  emplois  où  j'ai  cru  que  mon 
caractère  m'appelait,  et  j'osais  penser  qu'une 
volonté  si  laborieuse  me  mettrait,  du  moins,  au 
niveau  de  ceux  qui  attendent  toute  leur  fortune  de 
leurs  intrigues  et  de  leurs  plaisirs.  Je  suis  pénétré, 
monseigneur,  qu'une  confiance,  que  j'avais  princi- 
palement fondée  sur  l'amour  de  mon  devoir,  se 
trouve  entièrement  déçue.  Ma  santé  ne  me  permet- 
tant plus  de  continuer  mes  services  à  la  guerre,  je 
viens  d'écrire  à  M.  le  duc  de  Biron,  pour  le  prier 
de  nommer  à  mon  emploi.  Je  n'ai  pu,  dans  une 
situation  si  malheureuse,  me  refuser  de  vous  faire 
connaître  mon  désespoir  :  pardonnez-moi,  monsei- 
gneur, s'il  me  dicte  quelque  expression  qui  ne  soit 


AMITIE    DE    VOLTAIRE.  57 

pas  assez  mesurée.  Je  suis,  avec  le  plus  j)rotond 
respect,  etc.  » 

Il  est  probable  que  cette  seconde  requête,  malgré 
une  réponse  assez  vague  d'Amelot,  n'aurait  pas  eu 
plus  de  succès  que  la  première,  si  une  influence 
puissante  ne  s'était  exercée  en  faveur  du  jeune  ofli- 
cier  démissionnaire,  celle  de  Voltaire. 

Le  protecteur  et  le  protégé  ne  se  connaissaient 
que  depuis  peu  de  temps,  et  leurs  relations  forment 
un  des  chapitres  les  plus  curieux  de  l'histoire  lit- 
téraire du  xviii"^  siècle. 

Pendant  le  court  séjour  que  Vauvenargues  avait 
fait  en  France  pour  rétablir  ses  forces,  entre  la 
retraite  de  Prague  et  la  campagne  de  Dettingen, 
il  avait  eu  l'idée  d'écrire  à  Voltaire,  qu'il  n'avait 
jamais  vu,  pour  soumettre  à  son  autorité  une  ques- 
tion de  critique  qui  depuis  longtemps,  disait-il,  le 
préoccupait,  celle  de  la  grandeur  respective  des 
génies  de  Corneille  et  de  Pvacine.  11  reprochait  à 
l'auteur  du  Ciel  la  recherche  des  âmes  et  des 
situations  extraordinaires,  le  caractère  forcé  et 
«  supérieur  à  la  nature  «  de  tous  ses  héros,  l'im- 
puissance à  «  donner  de  la  vie  à  ses  propres  inven- 
tions »,  le  mauvais  goût,  l'emphase  et  la  décla- 
mation ;  il  lui  reprochait  surtout  de  s'être  inspiré 
des  Latins  et  des  Espagnols,  et  d'avoir  préféré 
leur  «  enflure  »  à  la  simplicité  noble  et  touchante 
des  «  divins  génies  de  la  Gi'ècc  ».  Et  il  poursui- 


58  VAUVEXARGUES. 

vait  :  «  Racine  n'est  j)as  sans  défauts  :  quel  homme 
en  fut  jamais  exempt?  mais  qui  donna,  jamais,  au 
théâtre,  plus  de  pompe  et  de  dignité?  qui  éleva  plus 
haut  la  parole,  et  y  versa  plus  de  douceur?  Quelle 
facilité,  quelle  abondance,  quelle  poésie,  quelles 
images,  quel  sublime  dans  Athalic,  quel  art  dans 
tout  ce  qu'il  a  fait!  quels  caractères!  Et  n'est-ce 
pas  encore  une  chose  admirable  qu'il  ait  su  mêler 
aux  passions,  et  à  toute  la  véhémence  et  à  la  naï- 
veté du  sentiment,  tout  l'or  de  l'imagination?  En 
un  mot,  il  me  semble  aussi  supérieur  à  Corneille 
par  la  })oésie  et  le  génie,  que  par  l'esprit,  le  goût 
et  la  délicatesse.  »  —  «  Les  héros  de  Corneille, 
écrivait-il  encore,  disent  de  grandes  choses  sans 
les  inspirer;  ceux  de  Racine  les  inspirent  sans 
les  dire.  » 

Peut-être  se  montrait-il  trop  sensible  aux  défauts 
de  Corneille,  à  cette  grandeur  outrée,  bien  diffé- 
rente en  effet  de  la  grandeur  vraie,  et  n'admirait-il 
pas  assez  franchement  les  parties  supérieures  de 
ce  puissant  génie.  Mais  jamais  on  n'avait  encore 
mieux  apprécié,  mieux  «  aimé  >•>  plutôt  Racine;  car 
dans  le  sentiment  que  Vauvenargues  exprime  à  son 
égard  il  y  a  presque  de  la  tendresse. 

Au  ton  de  cette  lettre,  ix  des  réflexions  telles  que 
celle-ci  :  «  De  mille  personnes  qui  lisent  il  n'y  en 
a  peut-èlre  pas  une  qui  ne  préfère  en  secret  l'es- 
prit  de   M.   de   Fontenelle  au    sublime   de   M.   de 


AMITIE    DE    VOLTAIRE.  59 

Meaux,  et  l'imagination  des  Lettres  persanes  à  la 
perfection  des  Lettres  provinciales;  c'est  que  les 
choses  ne  font  impression  sur  les  hommes  que 
selon  la  proportion  qu'elles  ont  avec  leur  génie  »  ; 
à  toutes  ces  marques  d'une  pensée  originale  et  forte, 
Voltaire  discerna  avec  une  sûreté  de  coup  d'œil 
qui  fait  honneur  à  sa  critique  le  talent  inconnu 
qui  s'adressait  à  lui.  Il  prit  aussitôt  la  plume  et 
expédia  «  à  Monsieur  de  Yauvenargues,  capitaine 
au  Régiment  du  Roi  »,  une  réponse  fort  longue  : 
«  Depuis  que  j'entends  raisonner  sur  le  goût,  lui 
disait-il,  je  n'ai  rien  vu  de  si  (in  et  de  si  appro- 
fondi que  ce  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
m'écrire.  Il  n'y  avait  pas  quatre  hommes,  dans  le 
siècle  passé,  qui  osassent  s'avouer  à  eux-mêmes  (jue 
Corneille  n'était  souvent  qu'un  déclamateur;  vous 
sentez,  monsieur,  et  vous  exprimez  cette  vérité,  en 
homme  qui  a  des  idées  bien  justes  et  bien  lumi- 
neuses. Je  ne  m'étonne  point  qu'un  esprit  aussi 
sage  et  aussi  (in  donne  la  ))référence  l\  l'art  de  Ra- 
cine, à  cette  sagesse  toujours  éloquente,  toujours 
maîtresse  du  cœur,  cpii  ne  lui  fait  dire  que  ce  qu'il 
faut,  et  de  la  manière  dont  il  le  faut;  mais,  en 
même  temps,  je  suis  jjcrsuadé  ((ue  ce  même  goût, 
qui  vous  a  fait  sentir  si  bien  la  supériorité  de  l'art 
de  Racine,  vous  fait  admirer  le  génie  de  Cor- 
neille. )>  Et  Voltaire  terminait  sa  lettre  par  ces 
mots  qui,  sous  sa  plume,  étaient  un  singulier  hom- 


60  VAUVEXAIIGUES. 

mage  :  «  Je  suis  fâché  que  le  parti  des  armes,  que 
vous  avez  pris,  vous  éloigne  d'une  ville  où  je  serais 
à  portée  de  m'éclairer  de  vos  lumières  »  (15  avril 
1743j. 

L'auteur  de  Zaïre  et  des  Lettres  philosophiques 
joignait  à  sa  réponse  un  exemplaire  de  tous  ses 
ouvrages. 

La  dispute  sur  la  préférence  de  Racine  à  Cor- 
neille n'offre  plus  grand  intérêt  à  nos  yeux,  et  ces 
sortes  de  jugements,  dans  ce  qu'ils  ont  d'absolu, 
nous  semblent  aujourd'hui  peu  sérieux  en  matière 
d'art  et  de  littérature.  Cinquante  années  après 
Vauvenargues,  Schiller,  Schlegel,  et  toute  l'école 
allemande  avec  eux,  pourront  rouvrir  le  débat  et 
se  jirononcer  aussi  en  faveur  de  Racine,  sans  que 
la  question  ait  fait  un  pas.  Mais  cet  échange  de 
vues  était  un  heureux  début  pour  le  jeune  penseur, 
encore  sans  nom,  auprès  de  l'illustre  écrivain  qui 
possédait  la  faveur  publique.  Quand  leurs  relations, 
interromjjues  un  instant  par  la  campagne  d'été  de 
1743,  se  renouèrent,  la  sympathie  intellectuelle 
de  Voltaire  pour  Vauvenargues  était  devenue  de 
l'amitié. 

Cette  amitié  fut  marquée  dans  le  cœur  de  Vol- 
taire d'un  caractère  qu'aucun  de  ses  attachements 
ne  porta  jamais;  il  éprouvait  en  présence  de  Vau- 
venargues un  scnlinicnt  que  personne  au  monde  ne 
sut  lui   inspirer  cl   (|ui  semblait  même  étranger  à 


AMITtK    DE    VOLTAIRK.  01 

SU  nature  :  le  respect.  Dès  le  début  de  leurs  rap- 
ports et  malgré  la  différence  .des  âges  (Voltaire 
avait  49  ans  lorsqu'ils  se  connurent!,  il  subit  l'as- 
cendant moral  de  son  jeune  ami;  il  reconnaissait 
en  lui  une  créature  d'élite,  une  âme  d'une  autre 
race,  un  être  supérieur  à  son  temps  :  «  Ce  siècle, 
lui  disait-il,  ne  vous  méritait  pas;  mais  enfin  il 
vous  possède,  et  je  bénis  la  nature  ». 

Marmontel,  introduit  dans  l'intimité  de  ces  deux 
rares  esprits,  a  tracé  dans  ses  Mémoires  un  tableau 
charmant  des  entretiens  où  chacun  d'eux  livrait  le 
meilleur  de  soi,  ce  qu'il  avait  de  plus  vif,  de  plus 
naturel  et  de  plus  convaincu  :  «  Les  conversations 
de  Voltaire  et  de  Vauvenargues,  écrit-il,  étaient  ce 
que  jamais  on  peut  entendre  de  plus  riche  et  de 
plus  fécond.  C'était,  du  côté  de  Voltaire,  une  abon- 
dance intarissable  de  faits  intéressants  et  de  traits 
de  lumière.  C'était,  du  côté  de  Vauvenargues,  une 
éloquence  pleine  d'aménité,  de  grâce  et  de  sagesse. 
Jamais  dans  la  dispute  on  ne  mit  tant  d'esprit,  de 
douceur  et  de  bonne  foi,  et,  ce  qui  me  charmait  plus 
encore,  c'était,  d'un  côté,  le  respect  de  ^'auvenar- 
gues  pour  le  génie  de  \  oltaire,  et,  de  l'autre,  la 
tendre  vénération  de  Voltaire  pour  la  vertu  de  Vau- 
venargues :  l'un  et  l'autre,  sans  se  flatter,  ni  par  de 
vaines  adulations,  ni  par  de  molles  complaisances, 
s'honoraient  à  mes  yeux  par  une  liberté  de  pensée 
qui  ne  troublait  jamais  l'harmonie   et  l'accord  de 


62  VAUVENARGUES. 

leurs  sentiments  mutuels  '.  »  Et,  quarante  ans  plus 
tard,  le  même  Marmontel,  se  rappelant  avec  émo- 
tion ces  belles  heures  de  sa  jeunesse,  se  prenait 
à  regretter  que  l'auteur  de  Zaïre  n'eût  pas  fait 
pour  Yauvenargues  ce  que  Platon  et  Xénophon 
avaient  fait  pour  Socrate,  et  n'eût  pas  fixé,  en 
quelques  Dialogues  de  forme  antique,  le  souvenir 
et  comme  le  parfum  de  ces  entretiens  exquis  ^. 
La  correspondance  qu'échangeaient  les  deux 
amis  ne  témoigne  pas  seulement  de  la  tendre  affec- 
tion qui  les  unissait;  elle  révèle  encore  le  prix  que 
Voltaire  —  si  impatient,  par  nature,  de  toute  cri- 
tique, si  indocile  aux  conseils  —  attachait  aux  juge- 
ments littéraires  de  son  jeune  confident.  Je  citerai, 
à  cet  égard,  une  lettre  de  Yauvenargues,  écrite  en 
mai  174G,  alors  que  Voltaire  mettait  la  dernière 
main  à  sa  tragédie  de  Sémiraniis  ^.  On  sait  que 
l'auteur  de  Mérope,  jaloux  des  succès  du  vieux 
Crébillon,  irrité  de  l'entendre  appeler  «  le  Sophocle 
du  siècle  »,  indigné  de  la  préférence  qu'on  affec- 
tait de  donner  à  Rhadaniiste  et  Catiima  sur  '/.aïre 
et  Malinmet,  avait  résolu  d'affirmer  sa  supériorité 


1.  Mémoires,  liv.  III. 

2.  Lettre  à  Mme  d'Espagnac,  6  octobre   1796. 

3.  La  tragédie  de  Sémiraniis,  ooniposéc  dans  les  pre- 
miers mois  de  1746,  pour  les  relevailles  de  la  dauphine 
Alaric-ïhérèse,  ne  put  être  représentée  que  deux  ans  et 
demi  plus  tard,  le  21)  août  1748,  à  cause  de  la  mort  de 
cette  jjriuccsse. 


AMITIE    DE    VOLTAIRE.  63 

par  un  chef-d'œuvre  indiscutable  et  d'écraser  par 
un  coup  de  maître  le  rival  qu'on  prétendait  lui 
opposer.  A(in  de  mieux  marquer  son  intention  et 
de  donner  })lus  d'éclat  à  son  triomphe,  il  avait  fait 
choix  du  sujet  de  Scmiramis  que  trente  ans  aupa- 
ravant Crébillon,  alors  dans  la  force  de  son  talent, 
avait  déjà  mis  à  la  scène.  Les  circonstances  dans 
lesquelles  Voltaire  allait  affronter  le  jugement  du 
public  avaient  donc  une  particulière  gravité.  Sa 
tragédie  terminée,  il  en  adressa  aussitôt  le  manu- 
scrit à  son  ami  et  sollicita  avec  instance  sa  critique. 
Voici  avec  quel  tact  ^  auvenargues  sut  ménager 
l'amour-propre  du  grand  écrivain  qui  le  consul- 
tait et  lui  faire  entendre  un  sage  avis  : 

«  Ce  qui  a  fait  que  je  vous  ai  si  peu  parlé  de 
votre  tragédie  est  que  mes  yeux  souffraient  extrê- 
mement lorsque  je  l'ai  lue  et  que  j'en  aurais  mal 
jugé  après  une  lecture  si  mal  faite.  Elle  m'a  paru 
pleine  de  beautés  sublimes.  Vos  ennemis  répan- 
dent dans  le  monde  qu'il  n'y  a  (pio  votre  premier 
acte  qui  soit  supportable  et  que  le  reste  est  mal 
conduit  et  mal  écrit.  On  n'a  jamais  été  si  horri- 
blement déchaîné  contre  vous  qu'on  l'est  depuis 
quatre  mois.  Vous  devez  vous  attendre  que  la 
plupart  des  gens  de  lettres  do  Paris  feront  les 
derniers  efforts  pour  faire  tomber  votre  pièce.  Le 
succès  médiocre  de  ht  Princesse  de  Ncwarre  et  du 
Temple  de  hi    'gloire  leur   fait  déjà   dire  que  vous 


G4  VAUVENARGUES. 

n'avez  plus  de  génie.  Je  suis  si  choqué  de  ces  im- 
pertinences qu'elles  me  dégoûtent  non  seulement 
des  gens  de  lettres,  mais  des  lettres  mêmes.  Je 
vous  conjure,  mon  cher  maître,  de  polir  si  bien  votre 
ouvrage  qu'il  ne  reste  à  l'envie  aucun  prétexte  pour 
l'attaquer.  Je  m'intéresse  tendrement  à  votre  gloire, 
et  j'espère  que  vous  pardonnerez  au  zèle  de  l'amitié 
ce  conseil  dont  vous  n'avez  pas  besoin  ^  » 

Tant  que  Vauvenargues  vécut,  Voltaire  lui  pro- 
digua les  preuves  de  son  affection;  quand  la  mort 
les  eut  séparés,  l'illustre  écrivain  se  fit  un  pieux 
devoir  de  rendre  à  son  ami  disparu  un  hommage 
public  de  tendresse  et  de  vénération.  Un  Éloge 
funèbre  des  officiers  morts  pendant  la  guerre  de 
11kl  lui  servit  de  prétexte  à  consacrer  cette 
chère  mémoire.  «  Par  quel  prodige  avais-tu ,  à 
l'âge  de  vingt-cinq  ans ,  la  vraie  philosophie  et 
la  vraie  éloquence,  sans  autre  étude  que  le  secours 
de  quelques  bons  livres?  Gomment  avais-tu  pris 
un  essor  si  haut  dans  le  siècle  des  petitesses? 
Et  comment  la  simplicité  d'un  enfant  timide  cou- 
vrait-elle cette  profondeur  et  cette  force  de  génie? 
Je  sentirai  longtemps  avec  amertume  le  prix  de  ton 
amitié C'est  ta  perte  qui  mit  dans  mon  cœur  ce 

1.  Voir,  en  tète  du  volume,  le  fac-similé  de  celle  leltre,  dont 
l'original  est  aux  manuscrits  du  British  Muséum  (Eg.  41). 
Bien  que  non  dalée,  elle  est  certainement  du  lundi  "23  mai 
1746,  car  elle  répond  à  un  billet  de  Voltaire  écrit  la  veille 
et  qui  porte  la  date  du  dimanche  22  mai  1746. 


AMITIE    DE    VOLTAIRE.  65 

dessein  de  rendre  quelque  honneur  aux  cendres  de 
tant  de  défenseurs  de  l'Etat,  pour  élever  aussi  un 
monument  à  la  tienne.  Mon  cœur  rempli  de  toi  a 
cherché  cette  consolation  »,  etc.  Après  ce  mor- 
ceau on  peut  relire  la  belle  page  de  Pline  sur  la 
mort  de  Corellius  Rufus,  ou  bien  encore  l'admirable 
lettre  de  Montaigne  sur  la  mort  de  La  Boétie  :  c'est 
le  même  sentiment,  aussi  pur  et  aussi  touchant.  A 
travers  les  âges,  l'âme  humaine  est  constante  à  elle- 
même  :  les  fibres  profondes  rendent  toujours  les 
mêmes  accents. 

On  s'est  demandé  quelle  eilt  été,  si  Vauvenar- 
gues  avait  vécu,  son  influence  sur  Voltaire.  Il  y 
avait  entre  eux  une  trop  grande  différence  de 
nature  et  une  trop  forte  disproportion  de  génie 
pour  que  cette  action  fût  sérieuse.  Et  puis,  pour 
dire  toute  ma  pensée,  je  ne  crois  |v;is  que  leur  inti- 
mité eût  beaucoup  duré  :  elle  était  nécessairement 
fragile  et  éphémère.  Le  temps  était  passé  de  ces 
grandes  amitiés  littéraires  dont  l'antiquité,  la 
Renaissance  et  le  xvii"  siècle  nous  ont  laissé  de  si 
beaux  exemples.  Ces  nobles  commerces  des  esprits 
et  des  âmes,  qui  faisaient  le  charme  et  la  dignité 
de  toute  une  vie,  n'étaient  plus  possibles  au  siècle 
de  Louis  XV  où  les  rivalités  étnient  si  vives,  où  les 
amours-propres  étaient  si  follement  excités,  où  les 
parties  les  plus  susceptibles  de  la  personnalité  hu- 
maine étaient  exposées  à  de  continuels  froissements. 

5 


66  VAUVENARGUES. 

Sainte-Beuve  pensait  de  même  lorsqu'il  écrivait 
en  un  chapitre  de  Port-Royal  :  «  Pour  exprimer 
toute  ma  superstition  sur  Vauvenargues,  je  me 
l'imagine  en  vérité  comme  le  génie  de  Voltaire 
même,  comme  ce  bon  ange  terrestre  qui  quelque- 
fois nous  accompagne  ici-bas  dans  une  partie  du 
chemin  sous  la  ligure  d'un  ami.  Mais  il  vient  un 
moment  où  la  mesure  est  comblée;  l'ange  remonte; 
le  bon  témoin,  le  génie  sérieux,  solide,  pathétique 
et  clément,  se  relire  trop  offensé.  Vauvenargues  ' 
mourut  et  Voltaire,  destitué  de  tout  garant,  alla  de 
plus  en  plus  à  l'ironie,  à  la  bouffonnerie  sanglante, 
au  ricanement  de  Pangloss,  et  à  ne  voir  volontiers 
dans  l'espèce  entière  qu'une  race  de  Welches,  une 
troupe  de  singes.  » 

A  peine  rentré  en  Finance  (décembre  1743),  Vau- 
venargues sentit  les  effets  de  la  protection  de  Vol- 
taire. Celui-ci,  sans  attendre  d'en  recevoir  la  con- 
fidence, avait  pressenti  que  le  génie  (c'est  le  mot 
dont  il  se  servait  dès  la  seconde  lettre)  de  son 
jeune  ami  devait  se  ti'ouver  à  l'étroit  dans  la  car- 
rière militaire  et  ne  pouvait  s'y  développer.  «  Je 
vous  avoue,  lui  écrivait-il,  que  je  suis  encore  plus 
étonné  que  je  ne  l'étais  que  vous  fassiez  un  métier, 
très  noble  à  la  vérité,  mais  un  peu  barbare,  et  aussi 
propre  aux  hommes  communs  et  bornés  qu'aux 
gens  d'esprit.  »  Et  il  s'occupa  aussitôt  de  trouver 
un  autre  emploi  à  son  talent. 


AMITIE    DE    VOLTAIRE.  67 

Voltaire  était  alors  dans  une  période  de  faveur  à 
la  cour.  Il  revenait  de  sa  fameuse  ambassade  à 
Berlin,  et,  si  cette  mission  n'avait  pas  eu  le  succès 
qu'il  en  espérait,  elle  lui  avait  donné  du  moins  un 
certain  crédit  au  Département  des  Affaires  étran- 
gères. Il  reprit  à  son  compte  les  démarches  cpie 
Vauvenargues  avait  tentées  en  vain  auprès  du  mi- 
nistre Amelot,  et  il  eut  la  satisfaction  d'annoncer 
bientôt  à  son  jeune  ami  la  promesse  formelle  d'une 
prochaine  nomination  dans  la  diplomatie. 

Quand  Vauvenargues  reçut  en  Provence,  où  il 
était  allé  chercher  un  peu  de  repos,  cette  heureuse 
nouvelle,  il  n'était  ])lus  temps  pour  lui  d'en  profiter  : 
toutes  ses  espérances  venaient  de  s'écrouler.  Une 
petite  vérole,  de  l'espèce  la  plus  maligne,  quid'avait 
mis  au  plus  mal,  avait  ruiné  à  jamais  sa  santé  déjà 
si  délicate.  Défiguré  par  les  traces  de  la  maladie  *, 
souffrant  de  la  poitrine,  presque  privé  de  la  vue, 
tout  le  corps  |)erclus  et  épuisé,  il  se  vit  obligé  de 
remercier  le  ministre  des  desseins  qu'il  avait  eus 
un  instant  sur  lui. 

Quand  on  s'est  proposé  comme  but  dans  l'exis- 
tence la  gloire,  quand  on  a  pris  pour  seul  idéal  l'ac- 

1.  L';iltéralioii  rjiie  les  marques  de  la  petite  vérole  avaient 
fnit  subir  à  sa  phvsionoiuic  lui  était  particulièrcincut  péni- 
ble ;  elle  lui  causait  un  regret  dont  il  a  donné  quelque  part 
une  explication  assez  louchante,  lorsqu'il  a  parlé  «  de  ces 
accidents  qui  défij^urent  les  traits  naturels  et  qui  empêchent 
que  L'iiine  ne  se  ntaaifeste  ». 


68  VAUVENARGUES. 

tion,  quand  on  n'a  rien  ménagé  pour  réaliser  son 
rêve,  le  coup  est  rude  de  se  trouver,  à  trente  ans, 
sans  état,  sans  fortune,  avec  à  peine  la  force  de 
vivre.  Cependant,  Yauvenargues  ne  perdit  pas 
courage;  il  pensait  déjà  que  «  le  désespoir  est  la 
pire  de  nos  erreurs  »,  et  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui 
d'ardeur  et  de  fierté  protesta  contre  la  destinée  qui 
l'accablait.  Il  était  aussi  de  race  trop  haute  pour 
tomber  dans  le  défaut  commun  des  natures  vul- 
gaires que  les  revers  immérités  et  les  déceptions 
prématurées  aigrissent  ou  dépravent  ù  jamais  :  il 
garda  sa  sérénité,  son  amour  de  la  vie,  sa  sympathie 
aux  choses,  son  indulgence  aux  hommes.  Mais  si  son 
âme  sortait  intacte,  fortifiée  même  de  cette  épreuve, 
c'est  par  d'autres  voies  qu'elle  devait  désormais 
poursuivre  son  idéal.  Puisque  l'action  effective, 
l'action  réelle  —  celle  qui  se  déploie  dans  la  car- 
rière des  armes  comme  celle  qui  s'exerce  dans  la 
politique,  —  lui  était  interdite,  il  se  rejeta  vers 
l'action  par  la  pensée. 

Ce  fut  là,  j'imagine,  une  heure  grave  et  doulou- 
reuse, une  de  ces  luttes  intimes  où  se  décide  la 
destinée  morale  d'un  homme. 

Des  considérations  d'ordre  très  différent  aggra- 
vaient, pour  Yauvenargues,  l'intensité  de  cette  crise 
de  conscience. 

D'abord,  le  sort  même  de  sa  vie  matérielle  était 
enjeu.  Sa  famille,  ne  pouvant  lui  assurer  une  exis- 


AMITIK    DE    VOLTAIRE.  69 

tence  indépendante,  cherchait  à  le  retenir  en  Pro- 
vence; mais  il  sentait  que  le  séjour  de  Paris,  oii 
l'appelaient  à  la  fois  l'amitié  de  Mirabeau  et  les  con- 
seils affectueux  de  ^'oltaire,  était  nécessaire  à  son 
développement  intellectuel  et  moral,  et  que  vivre 
dans  la  retraite  au  château  de  Vauvenargues,  c'était 
se  condamner  à  l'impuissance  et  à  l'étiolement  :  si 
étroite  et  si  pénible  que  dût  être  sa  vie  à  Paris,  il 
la  préférait  cent  fois  à  celle  où  on  voulait  le  con- 
traindre, parce  qu'il  l'estimait  seule  digne  de  lui. 
Son  père  opposa  à  ces  projets  une  résistance  qui 
semble  avoir  été  assez  vive,  soit  qu'il  les  désap- 
prouvât formellement  *,  soit  que,  par  tendresse 
pour  son  fils,  il  ne  le  vît  pas  sans  inquiétude  s'en- 
gager, loin  de  lui,  dans  une  existence  qui  serait 
pleine  de  risques,  de  difficultés  et  de  misères.  A 
défaut  de  docuujents  explicites  sur  ce  point  de  la 
vie  de  Vauvenargues ,  la  biographie  d'un  autre 
penseur  —  bien  différent  par  la  forme  du  génie  et 

1.  Vauvcnai'g'ues  semble  avoir  fait  allusion  à  celle  désap- 
probation dans  un  fragment  de  l'Essai  sur  quelques  carac- 
tères (§  47)  ;  les  détails  en  sont  curieux  :  «  Anselme  est  outré 
que  son  fils  témoigne  du  goût  pour  les  sciences  ;  il  lui  brûle 
ses  papiers  et  ses  livres,  et  comme  il  a  su  que  ce  jeune 
homme  avait  fait  un  souper  avec  des  gens  de  lettres,  il  l'a 
menacé  de  l'envoyer  à  la  campagne,  s'il  continuait  à  voir 
mauvaise  compagnie.  «  Que  ne  lisez-vous,  lui  dit-il,  puisque 
«  vous  aimez  la  lecture,  l'histoire  de  votre  maison?  Vous  ne 
«  trouverez  pas  là  des  savants,  mais  des  hommes  de  la  bonne 
«  sorte;  c'est  vous  qui  serez  le  premier  pédant  de  votre 
«  race  ! 


70  VAUVEXARGUKS. 

par  les  idées,  mais  égal  par  la  noblesse  du  carac- 
tère et  presque  parent  par  l'infortune  —  Leo- 
pardi,  —  suffirait  à  nous  instruire  :  les  supplica- 
tions éloquentes  que  le  poète-philosophe  italien 
adressait  au  comte  Monaldo  pour  se  soustraire  à 
l'atmosphère  étouffante  de  Recanati  nous  donnent, 
sans  doute,  le  ton  et  le  sens  de  celles  que  le  vieux 
marquis  de  Vauvenargues  dut  entendre  de  son  lils. 
Celui-ci  (comme  il  advint  aussi  à  Leopardi)  finit 
cependant  par  passer  outre  aux  volontés  paternelles 
et  sacrifia  le  bien-être,  dont  son  corps  épuisé  de 
maux  avait  tant  besoin,  aux  fins  supérieures  que 
poursuivait  sa  pensée. 

Pour  une  âme  forte  et  courageuse,  le  renonce- 
ment aux  commodités  de  la  vie  était  encore  facile; 
mais  l'adoption  de  la  carrière  des  lettres  entraînait 
pour  Vauvenargues  un  sacrifice  dun  autre  genre  et 
qui  dut  paraître  plus  pénible  à  sa  nature  fière,  sen- 
sible à  l'excès,  toute  pénétrée  des  traditions  et  des 
préjugés  de  sa  race. 

C'était,  en  effet,  un  parti  délicat  pour  un  gentil- 
homme de  faire  profession  de  littérature.  Dans 
l'armée,  où  Vauvenargues  avait  vécu  jusqu'alors, 
un  esprit  très  étroit  régnait  à  cet  égard,  beau- 
coup plus  étroit  que  dans  la  société  aristocratique 
de  Versailles  et  de  Paris  qui,  en  rapports  ])lus  di- 
rects avec  les  honimcs  de  lettres,  savait  dcjà  fort 
bien  les  attirer  et  les  flatter,  si  du  moins  elle  ne  les 


AMITIE    DE    VOLTAIRE.  71 

estimait.  Il  était  assez  naturel  aussi,  assez  humain 
que  Vauvenargues,  dont  le  marquisat  n'était  pas 
ancien,  n'eût  pas  l'esprit  très  libéral  sur  ce  point, 
et  hésitât  à  s'élancer  dans  une  voie  où  un  Bussy  et 
un  La  Rochefoucauld  n'avaient  pas  craint  de  dé^ 
roger. 

Mais  ce  n'étaient  pas  seulement  des  préjugés  de 
caste,  c'étaient  aussi  des  répugnances  de  tempéra- 
ment qui  l'arrêtaient.  Vers  le  temps  de  la  Régence, 
l'écrivain,  tel  qu'il  existait  au  xvii"  siècle,  s'était 
transformé  en  homme  de  lettres  ;  il  ne  vivait  plus 
hors  du  monde  ou  sur  les  confins  du  monde;  il  s'y 
était  mêlé,  et  sa  moralité  y  avait  considérablement 
perdu.  A  quelques  exceptions  près,  il  n'est  pas  de 
race  plus  méprisable  que  cette  gent  littéraire  du 
xviii"  siècle,  plate,  servile,  orgueilleuse,  libertine, 
débraillée,  vivant  à  l'aventure  ou  entretenue  des 
pensions  qu'elle  mendiait,  parasite  et  payant  son 
écot  d'une  saillie,  d'une  flatterie  ou  d'une  épi- 
gramme,  masquant  la  bassesse  de  son  âme  sous 
l'insolence  de  ses  propos,  sans  caractère  ni  di- 
gnité. S'il  ne  la  connaissait  pas  encore  d'expé- 
rience, Vauvenargues  la  devinait  fort  bien,  et  lors- 
que Mirabeau,  dont  la  nature  se  froissait  moins 
facilement,  lui  en  vantait  l'agréable  commerce,  il 
répondait  d'instinct  à  son  ami  :  «  Je  vous  dirai 
franchement  ([u'ntcz  quehpies  grands  génies  dont 
je  respecte  les  noms,  le  reste  ne  m'inq)ose  pas  »  ;  et 


72  VArVENAROUES. 

il  leur  adressait  le  plus  grave  de  tous  les  reproches, 
celui  de  «  ne  point  sentir  et  de  n'avoir  point 
d'âme  ». 

Il  faudra  que  de  grands  changements  se  soient 
opérés  dans  l'esprit  de  Vauvenargues,  qu'il  ait  beau- 
coup souffert  et  beaucoup  pensé,  pour  qu'il  en  arrive 
à  déclarer  «  qu'il  vaut  mieux  déroger  à  sa  qualité 
qu'à  son  génie  ».  Et  encore  ne  se  sera-t-il  pas  assez 
affranchi  de  ses  préjugés  et  de  ses  scrupules  pour 
consentir  à  signer  de  son  titre  *  et  de  son  nom  son 
premier  livre,  le  seul  qui  ait  été  publié  de  son 
vivant. 

^Nlais  ces  diverses  considérations,  si  importantes 
qu'elles  fussent,  ne  durent  tenir  cependant  qu'une 
place  secondaire  dans  la  crise  que  traversait  alors 
Vauvenargues.  Le  point  capital  de  ce  conflit  intime 
fut  l'antithèse  absolue,  la  séparation  profonde  qu'il 
apercevait  entre  le  monde  de  l'action  et  celui  de  la 
pensée.  A  ses  yeux,  il  n'existait  encore  quune  seule 
forme  d'action,  celle  qui  se  traduit  dans  toutes  les 
manifestations  extérieures  de  notre  activité.  Il  ne 
savait  pas  que,  à  côté  de  ce  mode  d'activité  dont  le 
monde  sensible  est  le  théâtre,  il  en  existe  un  autre 
qui  s'exerce  non  pas  dans  la  réalité  immédiate  de  la 
vie,  mais  dans  une  réalité  supérieure,  dans  le  monde 

1.  VauvcnargTics  avait  pris  le  titre  de  marquis,  du  vivant 
même  de  son  père;  car  celui-ci  lui  survécut  de  près  de 
quinze  ans. 


AMITIi:    DV.    VOLTAIRE.  73 

idéal.  11  ne  voyait  pas  clairement  qu'une  pensée  est 
aussi  une  action,  moins  perceptible  sans  doute  aux 
yeux  du  vulgaire,  moins  prompte  peut-être  dans  ses 
effets,  mais  mille  fois  plus  durable  et  })lus  lointaine 
dans  ses  résultats,  infiniment  puissante  et  féconde 
dans  ses  répercussions  mystérieuses,  et  que  si, 
dans  l'ordre  des  faits,  il  est  peu  d'actes  humains 
dont  les  conséquences  aient  de  beaucoup  survécu  à 
celui  qui  l'exécute,  de  beaux  sentiments,  de  glandes 
idées  opèrent  à  travers  les  siècles  comme  des  actions 
continues  et  éternelles.  Il  ne  pouvait  pas  savoir 
enfin  que  c'étaient  Montesquieu,  Voltaire  et  Rous- 
seau qui  seraient  les  maîtres  de  son  siècle,  que  les 
plus  grands  faits  d'ordre  politique  paraîtraient  de 
bien  modestes  événements,  comparés  aux  Lettres 
philosophiques,  l\V  Esprit  des  lois  et  au  Contrat  social  y 
et  que  la  longue  série  de  guerres  qui  allait  s'ouvrir 
cincjuante  années  après  lui,  la  |)lus  prodigieuse 
dépense  d'activités  humaines  que  le  monde  ait  jamais 
faite,  aurait  une  action  moins  profonde  sur  les  âmes 
et  produirait  des  effets  historiques  moins  durables 
que  quelques  paroles  sonores  échappées  d'une 
bouche  éloquente  ou  (pielques  pages  légères  dépo- 
sitaires d'une  pensée  forte  et  hardie. 

Yauvenargues  a  consigné  en  maint  endroit  de  sa 
correspondance  et  de  ses  œuvres  le  souvenir  des 
troubles  qu'éprouva  sa  conscience  à  l'heure  oii  il 
lui  fallut  choisir  une  carrière  nouvelle  et  des  regfrets 


74  VAXJVENARGUES. 

que  lui  causa  le  renoncement  à  la  vie  active.  «  Je 
suis  au  désespoir,  écrivait-il  à  son  ami  Saint- Vin- 
cens,  d'être  réduit  à  un  parti  qui  me  répugne  dans 
le  fond  autant  qu'il  déplaît  à  ma  famille;  mais  la 
nécessité  n'a  point  de  loi.  »  Ailleurs,  parlant  de 
l'homme  d'action  qui  s'est  condamné  à  être  homme 
de  lettres,  il  faisait  allusion  à  ces  «  luttes  inté- 
rieures »  qu'il  livre  en  lui  «  contre  les  dégoûts  et 
les  humiliations  de  son  métier  *  ».  Il  déplorait  aussi 
la  triste  condition  de  celui  qui,  tandis  que  les  autres 
hommes  accomplissent  de  brillantes  existences , 
doit  se  résigner  à  les  raconter.  Il  disait  enlin,  comme 
pour  se  consoler  d'avoir  abandonné  les  traces  des 
héros  de  l'action,  des  Richelieu,  des  Condé,  des 
Turenne  :  «  Si  nous  ne  sommes  pas  à  même  d'exé- 
cuter de  si  grandes  choses  que  ces  hommes  illus- 
tres, qu'il  paraisse  du  moins,  par  l'expression  de 
nos  pensées,  que  nous  n'étions  pas  inca])ables  de 
les  concevoir  -  ». 

Qui  sait  pourtant  si  la  destinée  ne  lui  fut  pas 
charitable  de  le  soustraire  à  l'obligation  de  pour- 
suivre plus  longtemps  son  glorieux  idéal.  Réunis- 
sait-il bien  en  lui  les  conditions  nécessaires  pour 
l'atteindre?  Dans  son  amour  de  la  vie  active,  ne  se 
faisait-il  pas  illusion  sur  son  aptitude  à  la  prati- 
quer? Ses  qualités  étaient-elles  vraiment  celles  par 

1.  Essai  sur  quelques  caractères,  §  60. 

2.  Réflexions  sur  <lii'ers  sujets,  §  52. 


DERNIEBES    ANNEES.  75 

lesquelles  on  s'impose  dans  l'ordre  positif  et  on 
triomphe  des  obstacles?  J'imagine,  au  contraire, 
que  ses  scrupules,  sa  conscience,  sa  parfaite  sincé- 
rité l'eussent  mal  servi  dans  son  temps.  Trop  de 
délicatesse  a  toujours  nui  à  l'action,  et  de  quelque 
ardeur  qu'on  soit  animé,  on  est  mal  armé  pour  agir 
sur  un  siècle  de  scepticisme  et  de  frivolité  quand 
on  apporte  au  combat  une  âme  trop  pure  et  trop 
lière.  Comment  l'épreuve  de  la  réalité  lui  eût -elle 
rendu  son  rêve  ? 

C'est  dans  ces  conditions,  c'est  dans  cet  état 
d'esprit  que  Yauvenargues  arriva  à  Paris  vers  le 
milieu  du  mois  de  mai  1745.  L'exiguïté  de  ses  res- 
sources l'obligeant  à  l'existence  la  plus  humble,  il 
s'installa  dans  une  modeste  maison  meublée,  l'hôtel 
de  Tours,  rue  du  Paon  '. 

Il  vécut  là,  fort  retiré.  On  ne  le  vit  ni  au  café 
Procope,  proche  de  la  Comédie,  ni  au  café  Pradot, 
au  quai  de  l'Ecole,  oii  les  gens  de  lettres  s'assem- 
blaient. L'esprit  qui  régnait  dans  ces  réunions 
suffisait  à  l'en  écarter.  On  ne  le  rencontra  pas  non 
plus  dans  le  monde,  dont  il  se  tint  toujoui's  éloi- 
gné ,  autant  i)ar  nécessité  cpie  par  goût.  Seuls 
quelques  amis,  Voltaire,  d'Argental,  Marmontel, 
le  critique  Bauvin,  venaient  par  instants  lui  tenir 
compagnie  et  goûter  le  charnic  de  son  intimité. 

1.  Cette  rue  s'ouvrait  alors  près  du  couvent  des  Corde- 
licrs,  sur  rcniplaccnicnt  actuel  de  l'Ecole  de  médecine. 


76  VAUVEXARGUES. 

Dans  sa  retraite  de  l'hôtel  de  Tours,  Vauvenar- 
gues  réalisa,  à  défaut  du  confort  matériel,  la  condi- 
tion première  du  bien-être  moral,  la  solitude  et  le 
recueillement  :  loin  des  bruits  du  dehors,  il  rentra 
dans  son  âme  et  se  renferma  dans  sa  pensée. 

Ainsi,  à  trente  ans,  sans  instruction  sérieuse, 
avec  peu  de  lecture,  il  allait  se  jeter  dans  la 
grande  lutte  qui  s'ouvrait  alors  et  qui  devait  rem- 
plir tout  le  siècle.  Mais,  à  défaut  de  connaissances 
apprises  et  d'études  préparatoires,  il  avait  beau- 
coup vécu  en  lui-même  et  beaucoup  réfléchi.  Et 
puis,  une  flamme  intérieure,  cette  fièvre  d'action 
qui  le  consumait  jusqu'au  fond  de  son  être,  le  for- 
çait à  agir  dans  le  seul  domaine  qui  lui  restât  ouvert, 
celui  des  idées. 

Il  se  mit  donc  à  l'œuvre,  et,  reprenant  ses  notes, 
développant  ses  observations,  s'essajant  à  de  plus 
vastes  compositions,  il  publia,  au  mois  de  février 
1746,  sous  le  voile  de  l'anonyme,  un  volume  in-12 
de  moins  de  400  pages  qui  contenait  une  Introduc- 
tion à  la  connaissance  de  l'esprit  humain,  des 
Réflexions  sur  divers  sujets,  des  Conseils  à  un  jeune 
homme,  des  Réflexions  critiques  sur  divers  poètes, 
deux  Fragments  sur  les  orateurs  et  sur  La  Bruyère, 
une  Méditation  sur  la  foi,  enfin  une  suite  importante 
de  Paradoxes  mêlés  de  Réflexions  et  de  Maximes. 

Nul  succès  n'accueillit  ce  volume  à  son  apparition  ; 
c'est  à  peine  si  la  presse  littéraire  s'en  occupa.  Le 


DERNIERES    ANNEES.  77 

Mercure  n'en  parla  point;  le  Journal  de  Trévoux  le 
cita  dans  ses  «  nouvelles  littéraires  »  ;  le  Journal 
des  Savants,  plus  consciencieux,  en  donna  un  compte 
rendu  succinct,  un  «  extrait  »,  comme  on  disait 
alors.  Marmontel,  qui  venait  de  fonder  avec  Bauvin 
l'Observateur  littéraire  ' ,  fit  au  livre  de  son  ami  l'hon- 
neur d'une  étude  plus  étendue,  tout  en  réservant 
quelque  place  aux  critiques  :  «  Je  ne  dissimulerai 
pas,  disait-il  en  terminant,  qu'on  a  trouvé  quelques 
pensées  obscures,  quelques  autres  communes  et  peu 
intéressantes,  et  moins  de  paradoxes  que  le  titre  ne 
semblait  en  promettre  ;  mais  ceux  mêmes  qui  font 
ces,  critiques  sont  les  premiers  à  rendre  justice  à 
cet  ouvrage  où  ils  ont  remarqué  beaucoup  de  pro- 
fondeur et  d'invention  pour  le  fond  des  choses  et 
beaucoup  de  simplicité  dans  la  manière  dont  elles 
sont  offertes.  C'est  là  ce  qui  doit  être  admiré  de 
nos  jours,  où  tout  n'est  que  superficie,  et  faire 
oublier  des  défauts  dont  les  ouvrages  les  i)lus  ache- 
vés ne  sont  pas  exempts.  » 

Lorsque  les  Caractères  de  La  Bruyère  avaient 
j)aru,  en  1688,  ils  n'avaient  guère  trouvé  meilleur 
accueil  dans  la  presse  du  temps.  «  L'ouvrage  de 
M.  de  La  Bruyère  ne  peut  être  appelé  livre  que  parce 
qu'il  a  une  couverture  et  qu'il  est  relié  comme  les 
autres  livres.  Ce  n'est  qu'un  amas  de  pensées  dét^^ 

1.  Celte  publication  ne  dura  qu'une  année. 


78  VAUVENARGUES. 

cliées.  »  Le  Mercure,  qui  s'exprimait  ainsi,  con- 
cluait que  l'ouvrage  était  «  directement  au-dessous 
de  rien  ».  Quand  l'exemple  d'une  telle  injustice 
n'eût  pas  suffi  à  consoler  ^'auvenargues  de  l'indiffé- 
rence du  public  à  son  égard,  une  approbation  lui 
vint  qui  consacrait  son  talent  mieux  que  ne  l'eût 
fait  toute  la  faveur  du  monde.  Quelques  jours  à 
peine  après  la  publication  de  son  volume,  il  rece- 
vait de  Voltaire  ce  billet  : 

«  J'ai  passé  plusieurs  fois  chez  vous  pour  vous 
remercier  d'avoir  donné  au  public  des  pensées  au- 
dessus  de  lui —  Il  y  a  un  an  que  je  dis  que  vous 
êtes  un  grand  homme,  et  vous  avez  révélé  mon 
secret!  Je  n'ai  lu  encore  que  les  deux  tiers  de  votre 
livre;  je  vais  dévorer  la  troisième  partie.  Je  l'ai 
porté  aux  antipodes,  dont  je  reviendrai  incessam- 
ment pour  embrasser  l'auteur,  pour  lui  dire  com- 
bien je  l'aime,  et  avec  quel  transport  je  m'unis  à  la 
grandeur  de  son  âme  et  à  la  sublimité  de  ses  ré- 
flexions  comme  à  l'humanité  de  son  caractère 

Vous  êtes  l'homme  que  je  n'osais  espérer,  et  je  vous 
conjure  de  m'aimer.  » 

La  lecture  achevée,  il  lui  écrivait  encore  :  «  J'ai 
usé,  mon  très  aimable  philosophe,  de  la  permission 
que  vous   m'avez   donnée;  j'ai   crayonné  ^  un  des 

'l.  L'exemplaire  ainsi  annote  au  crayon  de  la  main  de 
Vollaire  existe  encore  :  il  est  déposé  ù  la  Ijibliollicque 
d'Aix. 


DERNIERES    ANNEES.  79 

meilleurs  livres  que  nous  ayons  en  notre  langue, 
après  l'avoir  lu  avec  un  extrême  recueillement.  J'y 
ai  admiré  de  nouveau  cette  belle  àme  si  sublime,  si 
éloquente  et  si  vraie  ;  cette  foule  d'idées  neuves,  ou 
rendues  d'une  manière  si  hardie,  si  précise;  ces 
coups  de  pinceau  si  fiers  et  si  tendres.  Il  ne  tient 
qu'à  vous  de  séparer  cette  profusion  de  diamants 
de  quelques  pierres  fausses  ou  enchâssées  d'une 
manière  étrangère  à  notre  langue  ;  il  faut  que  ce 
livre  soit  excellent  d'un  bout  à  l'autre;  je  vous  con- 
jure de  faire  cet  honneur  à  notre  nation  et  à  vous- 
même,  et  de  rendre  ce  service  à  l'esprit  humain.  Je 
me  garde  bien  d'insister  sur  mes  critiques;  je  les 
soumets  à  votre  raison,  à  votre  goût,  et  j'exclus 
l'amour-propre  de  notre  tribunal.  J'ai  la  plus  grande 
impatience  de  vous  embrasser.  Adieu,  belle  âme  et 
beau  génie.  »  (13  mai  1746.)  * 

1.  Pour  suivre  le  conseil  de  Voltaire,  Vauveiiargucs  reprit 
aussitôt  son  œuvre  et  en  propara  une  seconde  édition  qui 
parut  en  1747.  «  Je  me  suis  attaché  autant  que  j'ai  pu,  disait- 
il  dans  le  Discours  préliminaire^  à  corriger  les  fautes  de  lan- 
gage   qu'on    m'a    lait  remarquer;  j'ai  retouché   le   style  en 

beaucoup   d'endroits J'ai   supprimé  plus  de  deux  cents 

pensées,  ou  trop  obscures,  ou  trop  communes,  ou  inutiles. 
J'ai  changé  l'ordre  des  maximes  que  j'ai  conservées,  j'en  ai 
expliqué  quelques-unes,  et  jeu  ai  ajouté  quelques  autres....  » 

lin  1797,  le  marquis  de  Fortia  d'Urban,  qui  avait  obtenu 
de  la  famille  et  des  amis  de  Vauvenargues  quelques  mor- 
ceaux inédits,  entreprit  une  nouvelle  publication  des  u-uvres 
qui  formèrent  deux  volumes  in-l'J. 

Une  quatrième  cdiliou  suivit  bientôt  (Paris,  hSUG,  2  vol. 
iii-8),  précédée  d'une  étude  de  Suard  sur  la  Vie  cl  les  ccrils 


80  VAUVENARGUES. 

La  mâle  et  noble  pensée  qui,  à  l'âge  où  le  com- 
mun des  hommes  prend  à  peine  conscience  de  sa 
tâche,  avait  déjà  produit  une  œuvre  digne  de  tels 
éloges,  allait  brusquement  s'éteindre. 

Depuis  son  Installation  à  Paris  en  mai  1745,  la 
vie  de  Vauvenargues  n'avait  été  qu'une  longue 
agonie.  Le  mal  dont  il  souffrait  s'aggravait  de  jour 
en  jour  :  la  consomption  le  minait;  les  plaies  de  ses 
jambes  gangrenées  se  rouvraient;  un  voile  d'ombre 
descendait  sur  ses  yeux  à  demi  clos;  la  mort  pre- 
nait lentement  possession  de  son  corps. 

Par  surcroît,  les  soucis  matériels  s'ajoutaient  à 
ses  maux  physiques.  Il  était  tombé  dans  un  état 
voisin  de  la  misère,  et  il  devait  en  souffrir  cruel- 
lement, car  pour  les  natures  délicates,  pour  celles 
qui  vivent  surtout  de  la  vie  intérieure,  le  pire 
inconvénient  de  la  pauvreté  n'est  pas  la  privation 
du  bien-être,  mais  le  contre-coup  qu'elle  a  sur 
l'activité  de  la  pensée  :  la  continuelle  résistance 
des  choses  stérilise  les  talents  les  plus  féconds  et 
épuise  les  intelligences  les  plus  vigoureuses. 

Il  y  eut  là,  à  de  certaines  heures,  dans  cette 
modeste  retraite  de  la  rue  du  Paon,  un  spectacle 


lie  Vauvenargues.  augmentée  de  quelques  papes  posthumes 
et  acrompagnéc  des  notes  de  Voltaire  et  de  Morcllet. 

Depuis  lors,  les  œuvres  de  Vauvenargues  ont  été  souvent 
réimprimées.  La  première  édition  critique  est  celle  de  Gil- 
bert (2  vol.  in-S",  1857);  la  plus  récente  a  paru  chez  Pion, 
3  vol.  in-l6,  1874. 


DERNIERES    ANNEES.  81 

d'une  rare  grandeur  morale,  celui  d'un  liomme 
jeune,  ambitieux,  épris  de  gloire,  justement  per- 
suadé de  sa  valeur,  conscient  de  l'œuvre  qu'il  por- 
tait en  soi,  n'ayant  pourtant  connu  dans  la  vie  que 
souffrances  et  déceptions,  mais  qui,  à  l'instant  où 
la  mort  vient  le  saisir,  n'a  pas  un  mot  d'amertume, 
pas  un  cri  de  révolte  aux  lèvres.  Considérez  ce  que 
chacun  de  ces  termes  —  jeunesse,  ambition,  pas- 
sion de  la  gloire,  sentiment  de  la  valeur  jiersDn- 
nelle  et  conscience  de  l'œuvre  à  accomplir  — jus- 
tilierait  seul  de  récriminations  désespérées  contre 
la  destinée.  Que  de  causes  légitimes,  semblc-t-il, 
d'indignation  et  de  rébellion! 

Le  cadre  même  dans  lequel  se  déroulait  ce 
drame  intime  le  rendait  plus  poignant  :  une  pauvre 
chambre  d'hôtel,  aux  murs  nus,  à  l'aspect  froid  et 
triste,  à  peine  chauffée,  mal  éclairée,  trop  vaste 
encore  pour  les  rares  amis  cjui  venaient  apporter 
de  temps  à  autre  au  mourant  une  parole  de  con- 
solation et  de  soutien.  11  a  fallu  —  soyez -en 
persuadé  —  un  moindre  effort  à  André  Ghénier 
pour  marcher  avec  courage  à  l'échafaud  qu'à  Vau- 
venargues  pour  mourir  si  noblement  dans  sa  soli- 
tude misérable;  car  l'homme  est  un  tel  comédien 
qu'une  grande  mise  en  scène  et  le  souci  de  l'effet 
à  produire  l'aident  singulièrement  à  bien  mourir. 

Dans  cette  lente  agonie  qui  dura  plus  d'un  an, 
l'âme    de    Yauvenargucs    demeura-t-clle    toujours 

6 


82  VAUVENARGUES. 

ferme,  sereine  et  maîtresse  d'elle-même?  Non;  par 
instants  elle  a  payé  tribut  à  la  faiblesse  humaine. 
C'est  la  loi  commune  :  les  consciences  les  plus  fortes 
de  l'humanité,  au  moment  de  l'épreuve  suprême,  ont 
eu,  comme  les  autres,  leur  angoisse  et  leur  détresse 
intime;  mais  la  supériorité  de  leur  nature  les  a  si 
vite  ressaisies,  leur  défaillance  a  été  si  courte  et 
gi  secrète,. que  parfois  le  monde  n'en  a  rien  su. 

J'imagine  que  chez  Yauvenargues  les  heures 
de  découragement  coïncidèrent  avec  les  rechutes 
de  son  mal,  car,  à  deux  ou  trois  reprises,  une  atté- 
nuation, un  répit  dans  ses  souffrances,  peut-être 
simplement  une  de  ces  améliorations  passagères 
que  la  volonté  opiniâtre  de  vivre  opère  parfois  chez 
les  êtres  pleins  de  jeunesse  qui  se  sentent  mourir, 
avaient  fait  luire  à  ses  yeux  des  promesses  trom- 
peuses de  guérison  '.  Mais  bientôt,  comme  si  l'in- 
fortuné n'avait  repris  de  forces  que  pour  mieux 


1.  C'est  pendant  une  de  ces  intermittences  de  son  mal 
que,  recevant  la  nouvelle  de  l'invasion  dp  la  Provence  par 
les  Impériaux,  il  écrivit  à  Saint-Yinccns  la  belle  lettre  à 
laquelle  il  est  fait  allusion  plus  loin  (p.  141).  «  J'ai  besoin 
de  toute  votre  amitié,  mon  ^hev  Saint-Yincens  :  toute  la 
Provence  est  armée,  et  je  suis  ici  bien  tranquillement  au 
coin  de  mon  feu;  le  mauvais  état  de  ma  santé  ne  me  jus- 
tifie point  assez,  et  je  devrais  être  où  sont  tous  les  gen- 
tilshommes de  la  province.  Ofl'rez  mes  services  pour 
quelque  emploi  que  ce  soit,  et  n'attendez  point  ma  réponse 
pour  agir;  je  me  tiendrai  heureu.v  et  honoré  de  tout  ce  que 
vous  ferez  pour  moi  et  en  mon  nom.  »  (Paris,  24  novem- 
bre 1746.) 


DERNIERES    ANNEES.  83 

souffrir,  la  maladie  poursuivait  ses  ravages  et  le 
torturait  plus  cruellement.  Une  grande  tristesse 
alors  remplissait  son  Ame.  Un  instant,  il  douta  de 
son  œuvre  qui  avait  été  sa  vie  même;  il  douta  s'il 
avait  suivi  la  bonne  voie,  si,  au  lieu  de  vouloir 
<c  forcer  l'avenir  »,  il  n'eût  pas  mieux  fait  de  «  pro- 
portionner ses  espérances  à  son  état  et  de  mesurer 
ses  entrei)rises  à  sa  condition  »,  si  son  ambition  ne 
l'avait  pas  trompé,  s'il  n'était  pas  l'auteur  respon- 
sable de  son  infortune. 

Ces  hésitations,  ces  regrets,  nul  de  ses  amis  n'en 
reçut  l'aveu.  Voltaire  a  pu  dire  de  lui  :  «  Je  l'ai  vu 
le  plus  infortuné  des  hommes  et  le  plus  tranquille  », 
et  Marmontel  a  pu  écrire  :  «  Une  sérénité  inalté- 
rable dérobait  ses  douleurs  aux  yeux  de  l'amitié 

Tandis  que  tout  son  corps  tombait  en  dissolution, 
son  âme  conservait  cette  tranquillité  parfaite  dont 
jouissent  les  i)urs  esprits.  C'était-  avec  lui  qu'on 
apprenait  à  vivre,  et  qu'on  apprenait  à  mourir.  » 
Aux  heures  les  plus  douloureuses  il  se  bornait  à 
confesser  dans  quelques  pages  impersonnelles  d'es- 
quisse morale  *  les  doutes  qui  lui  venaient  sur  la 
direction  et  l'utilité  de  sa  vie,  et  ces  épancheraents 
discrets  soulageaient  son  cœur  oppressé.  Jamais, 
chez  lui,  la  plainte  ne  prit  une  forme  plus  accen- 
tuée. 

1.  Essai  sur  fjnelqttcs  caractères. 


84  VAUVENARGUES. 

Mais  ces  troubles,  si  naturels,  si  légitimes,  ne 
duraient  pas;  sa  forte  et  courageuse  nature  l'em- 
portait bientôt.  Il  se  retrouvait  tout  entier  et  sans 
faiblesse  en  face  de  la  mort.  Quand  elle  fut  tout  près 
de  lui,  il  jeta  un  dernier  regard  sur  le  cours  de  sa 
vie,  et,  sous  une  forme  indirecte,  il  composa  cet 
adieu  qu'un  souffle  pur  de  stoïcisme  antique  semble 
traverser  : 

«  Clazomène  a  fait  l'expérience  de  toutes  les  mi- 
sères humaines.  Les  maladies  l'ont  assiégé  dès  son 
enfance,  et  l'ont  sevré,  dans  son  printemps,  de  tous 
les  plaisirs  de  la  jeunesse.  Né  pour  des  chagrins 
plus  secrets,  il  a  eu  de  la  hauteur  et  de  l'ambition 
dans  la  pauvreté....  Ses  talents,  son  travail  conti- 
nuel, son  application  à  bien  faire,  son  attachement 
à  ses  amis,  n'ont  pu  fléchir  la  dureté  de  sa  fortune. 
Sa  sagesse  même  n'a  pu  le  garantir  de  commettre 
des  fautes  irréparables  ;  il  a  souffert  le  mal  qu'il  ne 
méritait  pas,  et  celui  que  son  imprudence  lui  a 
attiré.  Quand  la  fortune  a  paru  se  lasser  de  le  pour- 
suivre, quand  l'espérance  trop  lente  commençait  à 
flatter  sa  peine,  la  mort  s'est  offerte  à  sa  vue;  elle 
l'a  surpris  dans  le  plus  grand  désordre  de  sa  for- 
tune ;  il  a  eu  la  douleur  amère  de  ne  pas  laisser  assez 
de  bien  pour  payer  ses  dettes,  et  n'a  pu  sauver  sa 
vertu  de  cette  tache.  Si  l'on  cherche  quehpie  raison 
d'une  destinée  si  cruelle,  on  aura,  je  crois,  de  la 
peine  h  en   trouver.   Faut-il    demander   la    raison 


MORT    DE    VAUVEXARGUES.  85 

pourquoi  des  joueurs  très  habiles  se  ruinent  au  jeu, 
pendant  que  d'autres  hommes  y  font  leur  fortune? 
ou  i)Ourquoi  l'on  voit  des  années  qui  n'ont  ni  prin- 
temps ni  automne,  où  les  fruits  de  l'année  sèchent 
dans  leur  fleur?  Toutefois,  qu'on  ne  pense  pas  que 
Glazomène  eût  voulu  changer  sa  misère  pour  la 
prospérité  des  hommes  faibles  :  la  fortune  peut  se 
jouer  de  la  sagesse  des  gens  courageux;  mais  il  ne 
lui  appartient  pas  de  faire  fléchir  leur  courage.  » 

Ainsi,  son  dernier  mot  était  un  dé(i  jeté  à  la  for- 
tune. Jamais  victime  ne  protesta  plus  fièrement 
contre  les  injustices  de  la  destinée,  jamais  créature 
humaine  A'aincue  par  la  réalité  n'affirma  avec  plus 
de  hardiesse  sa  supériorité  idéale. 

Le  28  mai  1747,  Vauvenargues  cessa  de  souffrir  : 
il  n'avait  pas  trente-deux  ans  révolus  '. 


1.  La  famille  de  Vauvenargues  s'est  éteinte  au  commcn- 
rement  de  ce  siècle,  et  le  nom  n'est  plus  porté.  Luc  de 
Vauvenargues  avait  deux  frères  puînés,  qui  ne  laissèrent 
pas  d'enfants  :  Antoine  de  Clapiers,  capitaine  au  régiment 
de  Flandre,  tué  en  Corse  pendant  l'expédition  de  1741, 
et  Nicolas-Francois-Xavier  de  Clapiers,  premier  consul 
d'Aix  et  syndic  de  la  noblesse  de  Provence,  mort  en  1801. 
Ce  dernier  vendit  en  17'Jl  à  Mme  Isoard,  née  Pin,  la  terre 
de  Vauvenargues.  L'abolition  des  di'oits  féodaux  et  la  sup- 
pression des  titres  étant  consommées  à  cette  époque,  celle 
vente  ne  pouvait  transférer  aux  acquéreurs  le  droit  de  s'in- 
tituler seigneurs  de  Vauvenargues.  Vei-s  18'iO  ils  crurent 
)>ourlant  pouvoir  prendre  cette  qualité  dans  leurs  actes.  Un 
jirocès  leur  fut  intenté,  en  ISf)."),  par  le  marquis  de  (]lapiers- 
(^)liongucs,  descendant  adoptif  de  Nicolas-Fran<;ois-X;ivicr 
de  Clapiers.  L'airét  du  Conseil  d'I'^lat  qui  régla  le  diflérend 


86  VAUVENARGUES. 

Pendant  plus  d'un  demi-siècle,  l'œuvre  qu'il 
laissait  derrière  lui  allait  demeurer  inaperçue. 
Mais  il  est  pour  les  choses  de  l'âme  un  privilège 
singulier  de  résurrection  et  presque  d'immorta- 
lité. Quand  une  grande  idée  a  été  fortement  expri- 
mée, quand  une  pensée  délicate  a  reçu  une  forme 
exquise,  elles  ne  sont  jamais  complètement  per- 
dues :  dès  qu'il  naît  des  esprits  capables  de  les 
comprendre  et  de  les  sentir,  l'idée  se  révèle  dans  sa 
beauté  première,  la  pensée  exhale  tout  son  parfum. 
Ainsi  ont  réaj)paru,  après  soixante  ans  d'oubli,  les 
Maximes  de  Vauvenargues;  et,  depuis  lors,  chaque 
jour  s'est  accru  leur  succès,  parce  que  nulles  ne 
convenaient  mieux  pour  relever  les  âmes  de  notre 
temps,  pour  les  fortifier,  pour  leur  apprendre  à 
ao^ir  et  à  souffrir,  à  aimer  la  vie  et  à  l'ennoblir. 


établit  que  les  Isoai'd  n'avaient  aucun  droit  au  nom  de  Yau- 
Tcnargucs,  mais  que  le  demandeur  n'était  pas  suffisamment 
fondé  par  sa  parenté  à  le  leur  contester.  Les  derniers  repré- 
sentants de  la  famille  de  Vauvenargues,  dans  la  branche 
d'adoption,  sont  le  marquis  Jacques-Marie-Gastou  et  son 
frère  le  comte  Jean-Marie-Luc  de  Clapiers-Gollongues,  à 
l'obligeance  do  qui  je  dois  ces  renseignements  généalo- 
giques. 


CHAPITRE  m 


L  ŒUVKE    DE    VAUVENARGUES.    SES    IDEES     PHILOSOPHIQUES; 
SA   CON'CEPTION    DE    l'hOMME    ET   DE    LA   VIE. 


Un  jour  que  Mme  de  Stael  interrogeait  Fichle 
sur  sa  morale,  il  répondit  très  judicieusement  : 
«  Prenez  ma  métaphysique,  et  vous  saurez  quelle 
est  ma  morale  ». 

On  serait  fort  embarrassé  d'appliquer  cette  parole 
à  Vauvenargues;  car,  avant  d'écrire  ses  Maximes, 
il  n'avait  certes  jamais  songé  à  se  faire  une  doctrine 
sur  les  principes  absolus  et  universels  des  êtres  et 
des  choses. 

C'est  que  Fichte  s'était  élevé,  parKant  et  Sjjinoza, 
à  l'étude  des  questions  morales,  tandis  que  Vauve- 
nargues l'avait  al)ord<'e  d'instinct  et  avec  sa  seule 
expérience;  c'est  que  l'un  était  un  philosophe  de 
profession,  cl  que  l'autre  ne  fut  jamais  cpi'uu  pen- 
seur épris  de  philosophie. 


88  VAtVENAUGUES. 

De  là  aussi  l'indifférence  de  Vauvenargues  à  toute 
haute  spéculation.  Jamais,  semble-t-il,  l'énigme  qui 
pèsera  éternellement  sur  l'humanité  et  qui  a  fait  le 
tourment  de  tant  d'àmes  ne  s'est  dressée  devant  lui. 
D'où  vient  l'homme?  Où  va-t-il?  Pourquoi  la  vie? 
Pourquoi  la  mort?  Pourquoi  la  souffrance?  L'agita- 
tion humaine  a-t-elle  un  sens  et  un  but  ?  Quel  rap- 
port ont  avec  l'ordre  universel  les  êtres  et  les  phé- 
nomènes qui  se  succèdent  dans  l'espace  et  dans  le 
temps?  Ces  graves  questions,  qui  sont  presque 
aussi  anciennes  que  la  pensée  humaine,  n'ont  jamais 
retenu  son  attention,  et  les  réponses  que  la  religion 
et  la  philosophie  ont  essayé  d'y  faire  tour  à  tour,  il 
ne  les  a  pas  entendues. 

Vauvenargues  n'était  pas  croyant.  Si,  dans  sa 
première  jeunesse,  un  peu  de  la  piété  fervente  des 
siens  (une  de  ses  sœurs  était  carmélite)  s'était 
communiqué  à  lui,  sa  foi  s'était  bientôt  perdue  : 
elle  n'avait  pas  disparu  emportée  dans  un  de  ces 
grands  orages  intérieurs  qui  désolèrent  l'àme  d'un 
Bunyan  ou  d'un  Jouffroy;  mais  elle  s'était  déta- 
chée insensiblement  de  son  cœur,  par  un  travail 
inconscient  et  volontaire,  laissant  derrière  elle  un 
souvenir  attendri  et  un  parfum  religieux  qui  ne 
s'évapora  jamais. 

Dans  un  morceau  singulier,  une  Mcditnlion  sur  la 
foi,  (|u"il  c()iiq)osa  vers  1742,  le  regret  des  croyances 
évanouies  se  trahit  au  milieu  des  effusions  les  plus 


L  ŒUVRE    DE    VAUVEXARGUES.  89 

mystiques.  «  Hélas!  que  vous  êtes  heureuses,  âmes 
simples,    àraes   dociles  !    Vous   marchez    dans    des 

sentiers  sûrs Etre  juste,  pourquoi  m'avez-vous 

délaissé?  » 

Parfois  même,  à  la  pensée  de  la  mort,  il  eut  des 
retours  soudains  vers  les  états  intérieurs  par  les- 
quels il  avait  passé  jadis.  Ce  n'étaient  pas,  à  vrai 
dire,  des  élans  de  prière  chrétienne,  mais  des  aspi- 
rations spiritualistes,  de  vagues  appels  de  l'âme 
vers  les  régions  sereines.  «  O  mon  Dieu!  si  vous 
n'étiez  pas  pour  moi,  seule,  délaissée  dans  ses 
maux,  où  mon  âme  espérerait-elle?  » 

Sa  foi  dans  l'immortalité  demeura  entière  jusqu'en 
ses  derniers  jours.  Une  belle  page  des  Maximes 
nous  en  donne  la  preuve  :  v  Mes  passions  et  mes 
pensées  meurent,  mais  pour  renaître;  je  meurs 
moi-même  sur  un  lit,  toutes  les  nuits,  mais  pour 
reprendre  de  nouvelles  forces  et  une  nouvelle  fraî- 
cheur; cette  expérience  que  j'ai  de  la  mort  me  ras- 
sure contre  la  décadence  et  la  dissolution  du  corps  : 
quand  je  vois  que  la  force  active  de  mon  âme  rap- 
pelle à  la  vie  ses  pensées  éteintes,  je  comprends 
que  celui  (jui  a  fait  mon  corps  peut,  à  plus  forte 
raison,  lui  rendre  l'être.  Je  dis  dans  mon  cœur 
étonné  :  «  Ou'as-tu  fait  des  objets  volages  qui  occu- 
«  paient  tantôt  ta  j)ensée?  Retournez  sur  vos  traces, 
«  objets  fugitifs.  »  Je  parle,  et  mon  âme  s'éveille; 
ces  images  immortelles  m'entendent,  et  les  (igures 


90  VAU  YEN  ARGUES. 

des  choses  passées  m'obéissent  et  m'apparaissent. 
0  âme  éternelle  du  monde,  ainsi  votre  voix  secou- 
rable  revendiquera  ses  ouvrages,  et  la  terre  saisie 
de  crainte  restituera  ses  larcins.  » 

En  dehors  de  ces  heures  d'émotion  passagère, 
il  fut  toujours  neutre  en  matière  de  dogme.  «  Je  n'ai 
jamais  été  contre  la  religion  »,  écrivait-il  à  Fauris 
de  Saint- Vincens.  Ce  fut  la  vraie  formule  et  comme 
la  règle  de  sa  conscience  '. 

1.  CondoiTCt,  dans  une  note  du  Siècle  de  Louis  A'V  de  Vol- 
taire (édition  de  Kehl),  a  rapporté  sur  la  mort  de  Vauvc- 
nargues  un  incident  qni  fit  quelque  impression,  à  cette 
époque.  «  Dans  le  temps  de  la  mort  de  M.  de  Yauvenar- 
gues,  les  Jésuites  avaient  la  manie  de  chercher  à  s'em- 
parer des  derniers  moments  de  tous  les  hommes  qui  avaient 
quelque  célébrité;  et  s'ils  pouvaient  ou  en  extorquer  quelque 
déclaration  ou  réveiller  dans  leur  âme  affaiblie  les  terreurs 
de  l'enfer,  ils  criaient  au  miracle.  Un  de  ces  Pères  se 
présente  chez  M.  de  Vauvenargues  mourant,  a  Qui  vous 
«  a  envoyé  ici?  dit  le  philosophe.  —  Je  viens  de  la  part  de 
«  Dieu  »,  répondit  le  Jésuite.  Vauvenargues  le  chassa,  puis, 
se  tournant  vers  ses  amis  : 

«...  Cet  esclave  est  venu, 
«  11  a  montré  son  ordre,  et  n'a  rien  obtenu.  » 

Outre  que  ce  langage  et  cette  attitude  de  théâtre  en  un 
pareil  moment  n'étaient  pas  dans  le  caractère  de  Vauve- 
nargues, ce  récit,  dénué  de  toute  preuve,  est  infirmé  par 
la  date  même  où  il  fut  publié.  Le  Siècle  de  Louis  XV  a 
paru  dans  l'édition  de  Kehl  en  1786,  et  Vauvenargues  est 
mort  en  174().  Comment  expliquer  que  pendant  quarante 
années  le  silence  ait  été  gardé  sur  ce  point.'  Marniontel,  qui 
fréquentait  assidùuient  Vauvenargues  dans  les  derniers 
temps  de  sa  vie.  n'y  fait  aucune  allusion;  il  dit  simple- 
ment et  avec  toutes  les  apjuircni-es  de  la  vérilé  :  a  N'auve- 
nargues  est  mort  dans  les  sentiiucnls  d'un  chrétien  philo- 
sophe ». 


L  ŒUVRE    DE    VAUVEXARGUES.  91 

Mais  si  son  âme  n'était  plus  croyante,  son  esprit 
resta  profondément  religieux.  Il  garda  toujours  le 
respect  des  croyances  qu'il  ne  partageait  plus.  Il 
estimait  les  choses  divines  trop  graves  pour  être 
traitées  légèrement,  trop  vraies  dans  leur  essence, 
sinon  dans  leurs  formes,  pour  être  atteintes  par  la 
critique  superficielle  et  ironique  des  esprits  forts; 
il  pensait  aussi  que  le  sentiment  religieux  porte  en 
soi  sa  certitude  et  qu'il  ne  faut  pas  l'attaquer  par  le 
ridicule  ;  «  car  on  blesse  par  là  ses  partisans  sans  les 
confondre  ».  Enfin  sa  nature,  pleine  de  tact  et  de 
goût,  ne  pouvait  souffrir  le  ton  railleur  qui  régnait 
dans  les  polémiques  du  temps  :  «  Le  plus  sage 
et  le  plus  courageux  de  tous  les  hommes,  M.  de 
ïurenne,  a  respecté  la  religion;  et  une  infinité 
d'hommes  obscurs  se  placent  au  rang  des  génies 
et  des  âmes  fortes,  seulement  à  cause  qu'ils  la 
méprisent  *.  » 

Quant  aux  solutions  diverses  que  la  philosophie 
a  proposées  au  mystère  de  l'existence  humaine, 
Vauvenargues  ne  paraît  ni  les  connaître  ni  s'en 
soucier.  Sa  morale  ne  vise  pas  si   haut;  elle  ne 


1.  Réflexions  et  Maxime.t,  875.  C'est  à  propos  de  cette 
pensée,  tpic  Voltaire  érrivit  à  Vauvcnarg-ues  (mars  174K)  : 
«  Il  y  a  des  choses  qui  ont  affligé  ma  philosophie.  Ne  peut- 
on  pas  adorer  l'Etre  suprême  sans  se  faire  capucin?  »  La 
qualification  de  «  capucin  »  ai)pliquée  à  Yauvenarf^ues  se 
retrouve  sur  l'exemjjlairc  d'Aix,  de  la  main  de  Voltaire,  en 
face  de  celte  maxime. 


92  VAUVENARGUES. 

dépasse  pas  les  bornes  naturelles  et  le  but  positif 
de  la  vie;  les  limites  de  notre  existence  sont,  à  ses 
yeux,  celles  de  notre  destinée.  «  Le  temps  où  nous 
ne  serons  plus,  dit-il,  est-il  notre  objet?  »  Tout  au 
plus  lui  est-il  resté  de  ses  premières  croyances  la 
foi  vague  à  une  fin  dépassant  notre  existence  d'ici- 
bas;  car  il  fait  allusion  quekiuc  part  à  «  ces  nobles 
efforts  où  la  vertu,  supérieure  à  soi-même,  francbit 
les  limites  mortelles  de  son  court  essor,  et,  dune 
aile  forte  et  légère,  échappe  à  ses  liens  ». 

Cette  insouciance  des  hautes  questions,  cette 
impuissance  à  aborder  les  régions  supérieures  de 
la  philosophie  et  à  concevoir  l'infini  sous  aucune 
de  ses  formes,  condamnaient  par  avance  la  doctrine 
de  Vauvenargues  à  une  certaine  médiocrité.  La 
recherche  des  grandes  vérités  objectives  de  l'ordre 
moral,  telle  par  exemple  que  Kant  l'a  poursuivie 
dans  la  Critique  de  la  raison  pratique,  dépassait 
de  beaucoup  ses  facultés  de  spéculation.  Un  carac- 
tère éminemment  subjectif  marqua  toutes  ses  pen- 
sées. 

Il  est  cependant,  parmi  les  problèmes  généraux 
qui  forment  la  préface  de  l'éthique,  une  question 
où  le  moraliste  est  obligé  de  prendre  parti  dès 
l'abord,  et  qui  donne,  pour  ainsi  dire,  la  clef  de  sa 
doctrine  :  la  question  du  libre  arbitre.  Quel  [)ou- 
voir  l'homme  exerce-t-il  sur  ses  déterminations? 
l"^sl-il  rinstruinent  dune  fatalité  invincible  ou  d'une 


L  ŒUVRE    DE    VAUVEXARGUES.  93 

libre  volonté?  Et,  p:ir  suite,  dans  quelle  mesure 
est-il  responsable  de  ses  actes? 

Si  la  logique  était  ce  qui  règle  les  choses  de 
l'àme,  il  semble  que  la  vie  et  le  caractère  de  Vau- 
venargues,  son  amour  de  l'action,  sa  passion  de  la 
gloire,  son  ardeur  dans  la  lutte  contre  la  destinée, 
soient  une  réponse  péremptoire  à  ces  graves  inter- 
rogations et  proclament  en  lui  un  partisan  con- 
vaincu de  la  liberté  morale.  Loin  de  là,  sa  Toi  au 
déterminisme  est  absolue.  Regardez,  dit-il,  lai- 
guille  qui  marque  les  heures  sur  une  pendule  :  se 
meut-elle  comme  il  lui  plaît  sur  le  cadran?  —  Non, 
des  ressorts  cachés  la  poussent  et ,  minute  par 
minute,  seconde  jjar  seconde,  règlent  sa  marche. 
Ainsi  de  notre  âme.  Des  ressorts  mystérieux  et 
puissants  agissent  sur  elle;  nous  les  appelons 
instincts,  appétits,  désirs,  habitudes,  passions, 
rêves;  —  souvent  même  nous  ne  pouvons  les 
nommer,  tant  ils  sont  déliés,  ténus,  enfouis  au 
fond  de  notre  être.  Mais,  quels  qu'ils  soient,  l'âme 
asservie  leur  cède  toujours.  Quand  elle  se  croit 
arbitre  de  ses  actes,  elle  se  trompe,  et  «  la  volonté 
n'est  qu'un  désir  qui  n'est  i)as  combattu  ». 

Spinoza  avait  déjà  dit  que  «  les  hommes  s'ima- 
ginent être  libres  parce  qu'ils  ont  conscience  de 
leurs  actions  sans  avoir  conscience  des  causes  qui 
les  déterminent  ».  Vauvenargues,  qui  n'avait  lu  ni 
y  Ethique   ni   les   Lettres  à    Ol(leiibiir>^,   exprime  la 


94  VAUVEXAROUF.S. 

même  idée  :  «  Ce  qui  dérobe  à  l'esprit  le  mobile 
de  ses  actions  n'est  que  leur  vitesse  infinie.  Nos 
pensées  meurent  au  moment  où  leurs  effets  se  font 
connaître;  lorsque  l'action  commence,  le  principe 
est  évanoui;  la  Aolonté  paraît,  le  sentiment  n'est 
plus;  on  ne  le  trouve  plus  en  soi,  et  l'on  doute  qu'il 
y  ait  été.  » 

Si  le  monde  moral  n'est  pas  celui  de  la  liberté, 
fjuel  est-il  donc  ?  La  généreuse  nature  de  Yauve- 
nargues  lui  inspira,  dans  ces  recberches,  une 
solution  originale  et  profonde.  Il  existe  en  nous, 
pensait-il,  un  sens  intime  et  délicat,  révélateur 
merveilleux  du  beau  et  du  bien ,  le  cœur.  La 
subordination  absolue  de  la  raison  au  sentiment, 
du  mouvement  réfléchi  au  mouvement  naturel 
devint  ainsi  le  principe  de  sa  théorie  morale;  et 
la  célèbre  maxime,  «  les  grandes  pensées  viennent 
du  cœur  »,  en  fut  la  plus  vive  expression. 

Ce  cjue  Vauvenargues  entendait  par  «  le  senti- 
ment »,  c'était  une  faculté  spontanée  avant  ses  per- 
ceptions propres  comme  un  organisme  indépen- 
dant, tout  à  fait  différente  de  la  conscience,  dont 
J.-J.  Rousseau  va  bientôt  faire  un  instinct  d'un 
caractère  spécial,  «  un  instinct  divin  »,  le  juge 
infaillible  de  nos  actions,  «  le  vrai  guide  de  l'âme  ». 
La  conscience,  en  effet,  raisonne  encore;  elle  com- 
porte une  aj)j)robation  ou  une  réprobation  inté- 
rieure.  Rien  de  pareil  dans  les  mouvements   du 


L  ŒUVRK    DE    VAlVF.XAr.GUES.  95 

cœur  :  ce  sont  de  pures  émotions  qu'aucune  appré- 
ciation critique  n'accompagne.  Il  faut  faire  de  belles 
actions,  non  parce  qu'elles  ont  été  jugées  telles  au 
tribunal  de  la  conscience,  mais  parce  qu'elles  sont 
suivies  d'une  jouissance  secrète  pure  et  exquise, 
parce  qu'elles  satisfont  à  un  besoin  impérieux  de 
notre  être. 

Une  grande  part  de  vérité  était  contenue  dans 
ces  pensées.  Le  sentiment  a  des  illuminations  sou- 
daines, des  éclairs  de  divination  qui  dépassent  infi- 
niment les  froides  lumières  de  la  raison.  Dans  la 
recherche  désintéressée  du  bien,  comprendre  est 
peu  de  chose,  sentir  est  tout.  Les  auteurs  des  plus 
belles  découvertes  de  l'ordre  intime  étaient  des 
esprits  assez  médiocres  au  point  de  vue  spéculatif; 
et  des  créatures  très  humbles,  très  naïves,  dont 
l'intelligence  ne  pouvait  certes  se  hausser  à  la 
connaissance  réfléchie  du  juste  et  de  l'injuste,  ont 
accompli,  par  la  seule  inspiration  de  leur  cœur,  des 
merveilles  de  délicatesse  morale.  La  logique  a  fait, 
au  contraire,  plus  d'une  victime;  il  est  des  âmes 
qui  se  sont  damnées  par  syllogisme,  et  à  qui  l'esprit 
du  mal  a  pu  dire,  comme  à  ce  réprouvé  de  VJùifer 
du  Dante  :  Ta  non  pensavi  c/i'io  loi^o  fossi,  «  Tu 
ne  savais  pas  que  je  fusse  logicien  ». 

L'originalité  d'une  telle  doctrine  est  d'avoir  été 
conçue  en  dehors  de  tout  principe  impératif,  reli- 
gieux ou  rationnel.  Mais  cela  en  fait  aussi  la  fai- 


96  VAUVENARGUES. 

blesse.  Sur  quelle  base  fondei"  l'idée  du  bien,  si 
raccomplissement  du  devoir  n'est  plus  l'acte  con- 
scient d'une  volonté  libre,  mais  le  mouvement 
spontané  et,  si  je  puis  dire,  la  fonction  naturelle 
d'une  âme  inspirée  ?  Que  devient  la  loi  morale 
dès  qu'on  lui  conteste  le  caractère  d'obligation 
absolue,  immuable  et  universelle,  —  caractère  si 
beau  et  si  certain  que  la  critique  inexorable  de  Kant 
a  dû  désarmer  devant  lui?  Enfin,  quelle  étrange 
conseillère  que  la  sensibilité,  aussitôt  que,  livrée 
à  elle-même  et  privée  de  l'appui  de  la  raison,  elle 
revêt  la  forme  de  la  passion!  Où  mène-t-elle  alors? 
Capricieuse,  mobile,  fantasque,  soumise  d'assez 
près  à  l'influence  de  l'organisme  physique,  elle 
porte  l'âme  aux  plus  grands  enthousiasmes,  ou 
bien  elle  l'abandonne  aux  pires  misères  de  la  per- 
sonnalité; semblable  à  l'esprit  divin  qui  souffle  oii 
il  veut,  elle  crée,  suivant  le  jour,  suivant  l'heure, 
des  héros  et  des  martj'rs  ou  des  lâches  et  des 
voluptueux.  Et  ne  sont-ce  pas  les  cœurs  les  mieux 
nés  qui,  sous  son  empire,  ont  donné  le  spectacle 
des  plus  singulières  défaillances,  des  plus  incroya- 
bles égarements? 

A  vrai  dire,  les  préce])tes  divers  dans  lesquels 
Vauvenargues  a  résumé  ses  idées  sur  la  direction 
de  la  vie  ne  constituent  pas  une  doctrine  morale; 
ou  plutôt  c'est  la  doctrine  de  ceux  qui  n'ont  besoin 
d'aucun  système  de  philosophie  jiour  apercevoir  le 


L  ŒUVHE    DE    VAUVENARGUES.  97 

bien  et  pour  le  faire.  Elle  ne  s'adresse  pas  à  la 
masse  de  l'humanité,  dont  les  instincts  seront  tou- 
jours vulgaires,  égoïstes,  violents  et  sensuels,  mais 
à  l'élite  des  âmes  droites  et  pures  qui  trouvent  en 
elles,  dans  les  impulsions  nobles  de  leur  nature, 
dans  le  mouvement  désintéressé  de  leur  cœur,  le 
principe  du  devoir  et  la  force  de  l'accomplir. 

La  prévention  de  Yauvenargues  contre  la  raison 
est  si  opiniâtre  que,  après  avoir  placé  dans  le  senti- 
ment le  foyer  de  toute  émotion  morale,  il  en  veut 
faire  encore  la  source  la  j)lus  haute  des  vérités  de 
l'intellect.  «  N'y  a-t-il  pas,  se  demande-t-il,  d'autre 
manière  de  connaître  que  par  discussion  ?  »  N'existe- 
t-il  pas,  dans  le  monde  des  idées,  d'autre  certitude 
que  celle  de  la  spéculation  pure?  La  vérité  ne  serait- 
elle  pas  accessible  aussi  «  j)ar  les  routes  du  cœur  »  ? 

Pascal  avait  aperçu  déjà  que  certaines  notions  se 
présentent  spontanément  à  notre  esprit  avec  une 
évidence  irrésistible,  sans  le  concours  du  raison- 
nement ni  de  la  réflexion,  et,  dans  un  moi-ceau 
célèbre,  il  avait  revendiqué  les  droits  du  cœur  à  la 
connaissance  de  la  vérité.  Mais  cette  pensée,  neuve 
et  grande,  il  ne  l'avait  saisie,  comme  une  arme 
qu'il  eût  trouvée  sur  son  chemin,  que  pour  blesser 
et  humilier  la  raison;  car,  le  coup  porté,  il  l'avait 
rejetée  aussitôt,  la  déclarant  non  moins  fausse  et 
dangereuse,  proclamant  «  qu'il  n'y  a  jjoint  de  cer- 
titude hors  la  foi  ». 

7 


98  VAUVENARGUES. 

Vauvenargues,  qui  n'a  plus  la  foi  religieuse, 
afiirme  sans  réserve  la  supériorité  de  la  méthode 
intuitive  sur  les  procédés  de  la  réflexion  artificielle. 
Certes,  une  distinction  est  ici  nécessaire  :  dans  les 
sciences  mathématiques,  où  les  principes  sont  tou- 
jours simples,  absolus,  dégagés  de  toute  réalité,  les 
formules  exactes  sont  d'incomparables  instruments 
de  découverte;  mais,  dans  les  autres  sciences,  la 
vérité  est  chose  si  fugitive,  elle  réside  parfois  dans 
des  nuances  si  délicates,  qu'il  est  bien  rarement 
donné  à  la  pure  logique  de  l'atteindre.  L'instinct  si 
pénétrant  de  Vauvenargues  saisit  cette  idée  avec 
une  finesse  remarquable.  «  Toutes  nos  démonstra- 
tions, s'écrie-t-il  dans  un  bel  élan,  ne  tendent  qu'à 
nous  faire  connaître  les  choses  avec  la  même  évi- 
dence que  nous  les  connaissons  par  sentiment. 
Coiinaitre  par  sentiiuent  est  donc  le  plus  haut  dei^ré 
de  connaissance  '.  » 

Mais,  pour  pratiquer  ces  voies  mystérieuses  du 
cœur,  pour  «  s'éclairer  dans  ces  routes  obscures  », 
une  disposition  particulière  de  l'âme  est  nécessaire. 
Ce  n'est  pas  l'ambition  superbe  et  inquiète,  c'est 
l'amour  au  sens  le  [jIus  pur  et  le  plus  mystique  du 
mot;  ce  n'est  pas  la  passion  orgueilleuse  de  la 
science,  c'est  «  le  tendre  sentiment  »  de  la  vérité. 

Une   esthétique   nouvelle,    l'esthétique    du   vrai, 

1.  rtrflc.riiins  sur  dirers  sujets,  §  5'i. 


L  ŒVVRE    DE    VAUVEXARGIES.  99 

était  en  germe  dans  cette  théorie;  car  c'est  un  fait 
curieux  que  les  effets  du  beau  sur  la  sensibilité 
aient  été  observés  de  si  bonne  heure  par  les  philo- 
sophes, et  qu'il  ait  fallu  tant  de  siècles  à  l'esprit 
humain  pour  s'apercevoir  que,  dès  que  le  vrai 
entre  dans  l'âme,  il  l'anime  et  l'éclairé  aussi  comme 
un  rayon  divin,  que  l'émotion  fugitive  qui  naît 
alors  au  fond  de  l'être  peut  également  se  fixer  dans 
une  forme  précise  et  durable,  et  que  la  science  a 
ses  grands  inspirés  comme  l'art  et  la  poésie. 

Quel  regret  que  le  temps  ait  manqué  à  Vauve- 
nargues  pour  développer  ses  idées  dans  cet  ordre! 
Notre  école  philosophique  aurait  eu  ainsi  l'hon- 
neur du  beau  mouvement  de  pensée  que  Jacobi 
allait  bientôt  créer  en  Allemagne  et  qui  devait  y 
passionner  les  plus  grands  esprits.  Sans  doute, 
Vauvenargues  n'était  pas  doué  de  l'imagination 
spéculative  à  un  degré  assez  éminent  pour  porter 
la  question  aussi  haut  dans  les  régions  métaphy- 
siques. Mais  il  eût  plaidé  avec  autant  de  force  et 
de  hardiesse  la  cause  de  la  conscience  naturelle,  et 
j)eut-ètre  eût-il  découvert  dans  ces  matières  sub- 
tiles des  nuances  i)Ius  fines  et  plus  délicates. 

Une  application  heureuse  de  ces  principes  fut 
d'introduire  dans  la  critique  littéraire  un  élément 
([ui  n'y  avait  i)as  encore  figuré  et  dont  l'exclusion 
absolue  la  condamnait  à  être  toujours  sèche  et 
étroite,  mais  dont  on  a  f;iiï  de  notre  temps  un  sic- 


100  VAUVENAHGUES. 

gulier  abus,   —  le  sentiment,   ou,  pour  l'appeler 
d'un  autre  nom,  le  moi. 

Tout  le  plaisir  des  lettres  se  réduit  pour  ^^auYe- 
nargues  aux  émotions  qu'elles  lui  procurent.  Les 
beautés  d'une  œuvre,  si  accomplies  qu'elles  soient, 
lui  seifiblent  de  peu  de  prix  si  elles  ne  remuent  en 
lui  quelque  libre  intime,  et  le  plus  grave  reproche 
qu'un  écrivain  puisse  encourir  à  ses  yeux  est  de  ne 
le  point  toucher.  Le  goût,  tel  qu'on  l'entendait  au 
siècle  précédent,  change  dès  lors  de  caractère. 
Chez  Boileau,  chez  Fénelon  même,  c'était  une 
faculté  de  l'esprit,  acquise  plutôt  qu'innée,  fondée 
sur  la  conception  abstraite  d'un  idéal  littéraire, 
développée  par  l'étude  constante  des  auteurs  an- 
ciens, et  soumise  aux  règles  immuables  de  la 
tradition  classique.  Chez  Vauvenargues,  au  con- 
traire, c'est. un  don  tout  spontané,  une  forme  de 
la  sensibilité;  son  principe  est  que,  avant  tout,  «  il 
faut  avoir  de  l'âme  pour  avoir  du  goût  »,  que  le 
discernement  s'affine  à  mesure  que  le  seys  moral 
s'épure  et  s'élève,  et  que  le  meilleur  juge  d'une 
œuvre  n'est  pas  le  plus  éclairé,  mais  celui  qui 
est  le  plus  capable  d'être  ému  par  le  beau  et  de 
se  passionner  pour  le  vrai.  Voilà  pourquoi  ses 
esquisses  critiques,  si  neuves,  si  intéressantes, 
ne  se  composent  que  d'impressions.  Ses  études 
sur  Pascal,  Racine,  Bossuet,  Fénelon,  sur  ses 
maîtres  jiréférés  du  xvu"  siècle,  sont  moins  des 


L  ŒUVRE    DE    VAUVEXAIÎGUES.  101 

jugements  que  la  confidence  du  commerce  intel- 
lectuel qu'il  a  entretenu  avec  ces  nobles  esprits, 
la  révélation  des  pensées  graves,  tendres  et  char- 
mantes qu'ils  ont  éveillées  dans  son  àme. 

Jusqu'cà  Yauvenargues  et  longtemps  encore  après 
lui,  on  a  fort  bien  su  a})précier,  estimer,  admirer 
nos  grands  écrivains;  un  juste  tribut  d'éloges  et 
de  vénération  leur  a  été  payé.  Mais  Yauvenargues 
est  le  premier  qui  les  ait  aimés  pour  les  affinités 
de  cœur  et  d'esprit  qu'il  trouvait  en  eux.  Il  a 
aimé  Racine  pour  son  exquise  sensiliilité,  pour  sa 
j)assion  profonde  et  toiichante  ;  il  a  aimé  Fénelon 
l)0ur  son  ingénuité,  pour  sa  tendresse  et  sa  grâce; 
il  a  aimé  La  Fontaine  pour  son  naturel  et  pour 
«  ce  charme  de  simplicité  que  rien  n'égale  »  ;  il 
a  aimé  Pascal  pour  la  chaleur  de  son  àme,  jiour 
la  noblesse  de  sa  nature,  et  parce  qu'un  lien  secret, 
celui  de  la  souffrance,  les  unissait  tous  deux. 

Mais,  à  faire  ainsi  du  sentiment  le  seul  juge  de 
ses  impressions,  il  a  méconnu  ]\Iolièrc,  dont  il 
admirait  pourtant  le  génie  dramatique.  C'est  que 
Yauvenargues  répugnait  à  la  raillerie  :  elle  le  cho- 
quait intimement  et  lui  seudjlait  peu  digne  d'un 
esprit  sérieux  et  délicat.  La  satire  par  le  ridicule 
lui  paraissait  une  forme  tout  à  fait  inférieure  de  la 
critique  morale,  (f  parce  que,  disait-il,  le  ridicule 
ne  j)résentc  ordinairement  les  hommes  que  d'un 
seul   côté,   qu'il   charge   et  grossit  leurs   défauts. 


102  VAUVEXARGUES, 

qu'en  faisant  sortir  vivement  ce  qu'il  y  a  de  vain  et 
de  faible  dans  la  nature  humaine,  il  en  déguise 
toute  la  force  et  toute  la  grandeur,  et  qu'enfin  il 
contente  peu  l'esprit  d'un  philosophe,  i)lus  touché 
de  la  peinture  d'une  seule  vertu  que  de  toutes  ces 
petites  défectuosités,  dont  les  es[)rils  superficiels 
sont  si  avides  ».  Il  déplorait  donc  que  l'auteur  du 
Misanthrope  eût  abaissé  des  facultés  si  rares  à  ne 
peindre  que  les  travers  de  l'homme,  ses  mesquine- 
ries, les  effets  comiques  de  son  impertinence,  de 
sa  vanité  ou  de  sa  sottise,  et  ne  se  fût  pas  a[)pliquc 
plutôt  à  la  peinture  des  grands  caractères  et  des 
fortes  passions.  Ici  le  goût  et  le  cœur  de  Vauve- 
nargues  étalent  en  défaut.  Qu'il  n'ait  pas  apprécié 
l'hilarité  bienfaisante,  la  gaieté  franche  et  géné- 
reuse de  Molière,  passe  encore.  Mais  comment 
n'avait-il  pas  deviné,  sous  le  mas([uc  railleur,  les 
larmes  secrètes  et  le  large  fond  de  tendresse 
humaine? 

Si  Yauvenargues  attribue  à  l'instinct  un  rôle 
aussi  considérable  dans  la  direction  morale  de  la 
vie  et  dans  l'exercice  de  la  ])ensée,  c'est  qu'il  tient 
la  nature  humaine  en  plus  haute  estime  qu'on  ne 
l'a  fait  jusqu'alors.  «  L'homme,  écrit-il  dans  ses 
Ma. rimes,  est  maintenant  en  disgrâce  chez  tous  ceux 
(|ui  pensent,  et  c'est  à  qui  le  chargera  de  plus  de 
vices;  mais  peut-être  est-il  sur  le  point  de  se  rele- 
ver et  de  se  faire  restituer  toutes' ses  vertus.  » 


L  ŒUVRE    DE    VAlVENAIiGUES.  103 

Un  grand  arrêt  avait  été  porté  sur  l'homme  au 
xvii"  siècle  :  Port -Royal,  le  considérant  comme 
une  créature  déchue,  mauvaise,  incurablement  infec- 
tée de  ces  vices  originels  qui,  suivant  l'énergique 
expression  de  Saint-Cyran,  «  la  souillent  et  la  diffa- 
ment devant  Dieu  »,  l'avait  profondément  humilié 
dans  sa  raison  afin  de  lui  faire  sentir  l'impérieux 
besoin  d'une  aide  surnaturelle.  A  l'autorité  de 
cette  grave  sentence ,  dont  seul  Molière  en  son 
temps  avait  osé  faire  appel ,  La  Rochefoucauld 
avait  fourni  des  arguments  nouveaux  :  sans  offrir 
à  l'homme  les  moyens  de  se  relever  de  sa  dégra- 
dation, il  s'était  complu  à  disséquer  cruellement 
son  cœur,  à  le  mutiler,  à  n'y  reconnaître  pour 
mobiles  de  ses  sentiments  que  la  vanité  et  l'intérêt. 
C'est  contre  ce  jugement  qui  ne  laissait  rien  sub- 
sister des  qualités  instinctives  ni  des  vertus  natu- 
relles de  l'homme  que  ^  auvenargues  s'est  inscrit 
en  faux. 

Certes,  la  thèse  brilhinlc  de  La  Rochefoucauld 
nest  trop  souvent  que  vérité.  Combien  est-il,  en 
effet,  de  nos  pensées  et  de  nos  sentiments  que  n'en- 
tachent nul  égoisme,  nulle  considération  person- 
nelle? Mais  il  y  a  aussi  tels  instants  où,  de  ce  fond 
de  misère  morale,  sort  un  cri  de  l'âme,  un  mouve- 
ment irréfléchi  qui  nous  porte  hors  de  nous ,  un 
élan  soudain  vers  (juelque  chose  qui  n'est  pas  nous, 
fpii  est  unf  aulic  créatui'c,  un  parent,  un  ami,  une 


104  VAUVENARGUES. 

amante,  un  inconnu,  une  portion  de  l'humanité, 
qui  parfois  même  n'est  qu'une  simple  conception 
de  notre  esprit,  une  grande  et  belle  idée;  et  alors 
nous  nous  donnons  sans  réserve  ni  arrière-pensée, 
avec  joie  et  enthousiasme,  à  cette  créature  qui  nous 
est  étrangère,  à  cette  idée  qui  peut-être  ne  se  réa- 
lisera jamais.  Et  quand  il  serait  vrai  que,  même 
dans  le  sacrifice  entier  de  notre  fortune  et  de  notre 
vie,  nous  serions  mus  encore  par  l'intérêt  ou  la 
vanité,  qu'importe?  «  Le  bien  où  nous  nous  plaisons 
change-t-il  donc  de  nature,  cesse-t-il  d'être  le  bien  ?  « 
Cet  amour-propre  dont  La  Rochefoucauld  a  voulu 
faire  le  principe  de  toutes  nos  actions  n'est  pas 
nécessairement,  ainsi  qu'il  l'a  défini,  «  l'amour  de 
nous-mêmes  et  de  toutes  les  choses  pour  nous  ». 
Tout  sentiment  est  susceptible  de  recevoir  des 
formes  diverses,  selon  les  cœurs  où  il  pénètre. 
A  V amour-propre  qui,  en  effet,  place  son  seul  objet 
et  trouve  sa  seule  fin  en  lui-même,  Vauvenargues 
oppose  V amour  de  soi  qui  se  répand  au  dehors,  se 
réfléchit  sur  les  autres  êtres  et  se  confond  ainsi 
avec  l'amour  des  autres,  avec  lamour  de  l'humanité 
entière.  C'est  ce  noble  égoïsme  qui  est  celui  des 
grandes  âmes,  et  qui  a  fondé  la  tradition  de  vertu, 
de  justice  et  de  générosité  par  laquelle  le  monde 
vivra  éternellement. 

Voilà  ce  que  Vauvenargues  a  vu  admirablement 
à  la  clarté  radieuse  de  son  cœur.  Sans  illusion  sur 


L  ŒUVRE    DE    VAUVEXARGUES.  105 

les  faiblesses  de  l'homme,  sans  indulgence  pour  ses 
vices,  il  lui  a  rendu  ses  vertus,  il  lui  a  restitué  ses 
titres  de  grandeur  et  de  noblesse,  et  le  jugement 
qu'il  a  formulé  restera  un  des  plus  équitables 
qu'on  ait  prononcés  sur  la  nature  humaine. 

Curieux  contraste  :  La  Rochefoucauld  ,  né  au 
premier  rang,  doté  de  la  plus  grande  fortune, 
aimé  de  l'aujour  le  plus  passionné  et  le  plus  tou- 
chant dans  sa  jeunesse,  entouré  d'illustres  et  ex- 
quises amitiés  dans  sa  vieillesse,  comblé,  semble- 
t-il,  de  toutes  les  faveurs  du  sort,  n'a  rapporté  du 
voyage  de  la  vie  qu'une  expérience  amère,  et  du 
spectacle  de  l'humanité  qu'un  pessimisme  dédai- 
gneux, Vauvenargues,  au  contraire,  pauvre,  toujours 
souffrant,  malheureux  dans  toutes  ses  entreprises, 
conserve  la  sérénité  de  son  âme  et  l'équité  de  son 
jugement,  proclame  que  l'homme  est  capable  de 
bonté,  de  désintéressement  et  d^amour,  et,  lorsque 
la  mort  vient  le  saisir  à  trente  et  un  ans,  «  remercie 
à  genoux  la  nature  de  ce  qu'elle  a  fait  des  vertus 
indépendantes  du  bonheur  ». 

Les  doctrines  jansénistes  rencontrent  chez  Vau- 
venargues une  opposition  plus  vive  encore.  Port- 
Royal  avait  institué  et  soutenu  une  lutte  sans  trêve 
contre  les  passions  :  Vauvenargues  les  exalte  et  les 
glorifie  comme  le  principe  de  toute  activité  morale, 
comme  la  vie  même  de  l'âme.  «  C'est  une  folie, 
écrit-il  à  Mirabeau,  de  les  combattre;  car  la  vie  sans 


106  VAUVENARGUES. 

passions  ressemble  à  la  mort,  et  je  compare  un 
homme  sans  passions  l\  un  livre  de  raisonnements; 
il  n'a  pas  la  vie  en  lui,  il  ne  sent  point,  il  ne  jouit 
de  rien,  pas  même  de  ses  pensées.  » 

C'est  le  propre  des  convictions  profondes  d'aller 
jusqu'aux  dernières  conséquences  de  leur  principe. 
Vauvenargues  est  si  intimement  persuadé  de  la 
beauté  morale  et  de  la  nécessité  de  l'action,  que, 
par  crainte  de  ralentir  ou  de  troubler  l'homme  dans 
ses  entreprises,  il  n'a  garde  de  le  prémunir  au 
moins  contre  les  dangers  de  la  passion,  et  préfère 
l'absoudre  d'avance  de  toutes  les  suites  où  elle  le 
peut  entraîner.  «  Qui  veut  se  former  au  grand,  dit- 
il,  doit  risquer  de  faire  des  fautes  et  ne  pas  s'y 
laisser  abattre.  »  Mais,  dans  le  secret  de  sa  con- 
science, il  va  plus  loin  :  les  forfaits  illustres  accom- 
plis sous  l'empire  d'une  grande  idée  le  remplissent 
d'une  admiration  qu'il  n'ose  avouer,  et,  du  fond  de 
son  âme,  il  porte  envie  aux  temps  disparus  où  ces 
excès  magnifiques  de  l'énergie  humaine  se  produi- 
saient librement.  «  Nous  ne  portons  plus  le  vice  à 
ces  extrémités  furieuses  que  l'histoire  nous  fait  con- 
naître; nous  n'avons  pas  la  force  malheureuse  que 
ces  excès  demandent,  trop  faibles  pour  passer  la 
médiocrité  même  dans  le  crime.  »  A  toutes  les  épo- 
ques de  forte  civilisation,  le  rêve  d'un  passé  idéal 
a  été  la  diversion  des  esprits  dont  la  réalité  sociale 
comprimait  le  développement.  Les  âmes  tendres  et 


L  ŒUVnE    DE    VAUVEXARGUES.  107 

généreuses  de  l'âge  précédent  s'étaient  ainsi  com- 
plues avec  Fénelon  au  songe  aimable  d'une  paisible 
et  primitive  Salcnte  :  c'est  aux  bcures  les  plus 
somI)res  de  la  république  romaine,  au  siècle  des 
Gracques,  de  Marius  et  de  Sylla,  de  Catilina  et  de 
Brutus,  que  Vauvenargues  se  re})ortait  toujours  : 
là  seulement,  sa  vive  imagination  se  déployait  à 
l'aise  et  se  donnait  carrière  '. 

Il  ne  suflisait  pas  d'affranchir  l'homme  dd  joug 
imposé  à  ses  passions,  pour  que  rien  ne  l'arrêtât 
plus  dans  l'exercice  de  son  activité.  Une  grave 
pensée  pesait  encore  sur  lui  et  l'obsédait  continuel- 
lement, celle  de  la  mort.  Depuis  des  siècles  c'était 
la  grande  pensée  chrétienne.  S'il  était  un  })oint  où 
les  docteurs  de  l'Eglise  se  fussent  toujours  accor- 
dés, c'est  que  la  mort  est  pour  le  chrétien  la  chose 
importante,  essentielle  et  unique,  et  qu'il  n'a  pas 
trop  de  tous  les  instants  de  la'vie  pour  y  songer 
et  s'y  préparer.  Mais  jamais  peut-être  cette  idée 
n'avait  été  mise  dans  une  plus  vive  lumière  qu'au 
temps  des  grands  directeurs  S])irituels  et  des  illus- 
tres sermonnaircs  du  xvii''  siècle.  Depuis  Port- 
Royal  jusqu'aux  Jésuites,  depuis  le  Traité  de  la  con- 
naissance de  Dieu  de  Nicole  oii  la  pensée  du  trépas 

1.  Voir  la  belle  lellre  ;i  Mirabeau  (13  mars  17'iO)  :  «  J'au- 
rais très  bien  vécu  avec  Catilina,  au  hasard  d'être  poi- 
gnardé, d'être  brûlé  dans  mon  lit;  mais,  pour  Caton,  il 
eût  fallu  qu'un  de  nous  deux  eût  (juitté  Rome:  jamais  lu 
même  enceinte  n'aurait  pu  nous  contenir  »,  et<'. 


108  VAUVEXARGUES. 

inspire  au  plus  doux  des  Jansénistes  de  si  terri- 
fiantes images,  jusqu'à  l'admirable  sermon  de  BouT- 
daloue  sur  le  texte  :  Mémento  quia  pulvis  es,  par- 
tout la  même  note  s'était  fait  entendre,  le  même 
avertissement,  pressant,  répété,  impitoN^iblè. 

A  ce  concert  imposant  des  voix  de  l'Eglise , 
Vauvenargues  répond  par  cette  parole  audacieuse  : 
«  La  pensée  de  la  mort  nous  trompe,  car  elle  nous 
fait  oublier  de  vivre;  il  faut  vivre  comme  si  on  ne 
devait  jamais  mourir  »,  affirmant  ainsi  cette  vérité, 
trop  méconnue  avant  lui,  que  les  choses  d'ici-bas  ont 
leur  valeur  morale,  que  la  poursuite  d'un  objet  tem- 
porel n'est  pas  nécessairement  vaine  et  vulgaire,  et 
que  la  vie  profane  peut  recevoir  aussi  le  caractère 
sérieux  et,  dans  un  certain  sens,  sacré  dont  l'ascé- 
tisme chrétien  avait  fait  jusqu'alors  le  privilège  de 
la  seule  vie  religieuse. 

Parmi  les  idées  de  Port-Royal  il  en  était  une 
encore  que  Vauvenargues  ne  se  lassait  pas  de  réfu- 
ter, celle  des  contradictions  de  la  nature  humaine. 
On  sait  avec  quelle  force,  avec  quelle  éloquence, 
Pascal  l'avait  exposée  dans  ses  Pensées.  «  Quelle 
chimère  est-ce  donc  que  l'homme  ?  Quelle  nouveauté, 
quel  monstre,  quel  chaos,  quel  sujet  de  contradic- 
tion, quel  prodige!  Juge  de  toutes  choses,  imbécile 
ver  de  terre,  dépositaire  du  vrai,  cloaque  d'incerti- 
tude et  d'erreur,  gloire  et  rebut  de  l'univers....  S'il 
se  vante,  je  l'abaisse;  s'il  s'abaisse,  je  le  vante,  et  le 


L  ŒUVRE    DE    VAUVENARGUES.  109 

'Contredis  toujours  jusqu'à  ce  qu'il  comprenne  qu'il 
est  un  monstre  incompréhensible.  » 

Vauvenargues    ne    craint    pas   d'opposer   à    ces 
grandes  paroles  cette  maxime  :  «  II  n'y  a  point  de 
contradictions  dans  la  nature  '  ».  Croyait-il,  en  s'ex- 
primant  ainsi,  pouvoir  supprimer  les  faits  dont  Pas- 
cal avait  triomphé,  ces  contrastes  de  noblesse  et  de 
misère,   ces  antithèses  de  vérité   et  d'erreur,   ces 
inconséquences,  cette  confusion,  cet  «  embrouille- 
ment »  perpétuel  de  notre  être?  Non,  mais  il  pré- 
tendait les  concilier.  Il  avait  une  foi  profonde  dans 
une  harmonie  supérieure,  et  il  s'efforçait  de  la  réa- 
liser en  lui-même.  Sa   pensée   s'y  appliquait  sans 
cesse.  Il  considérait  d'abord  qu'une  sincérité  abso- 
lue était  la  condition  nécessaire  de  ce  travail.  «  Les 
faux  philosophes,  disait-il,  s'efforcent  d'attirer  l'at- 
tention   des    hommes   en   faisant    remarquer    dans 
notre  esprit  des  contrariétés  et  des  difficultés  qu'ils 
forment   eux-mêmes,  comme  d'autres  amusent   les 
enfants  par  des  tours  de  cartes  qui  confondent  leur 
jugement,  quoicjue   naturels   et  sans   magie.    Ceux 
qui  nouent  ainsi  les  choses,  pour  avoir  le  mérite  de 
les   dénouer,  sont  les  charlatans  de  la  morale  *.  » 
Le  meilleur  moyen  de  dégager  la  vérité  du  conflit 
des  apparences  lui  semblait  ensuite  de  s'attacher  au 


1.  M  arrimes,  289. 

2.  IbùL,  288. 


110  VAUVEXARGUES. 

vrai  dans  chaque  système,  d'envisager  tour  à  tour 
les  différents  aspects  des  choses,  d'entrer  dans 
toutes  les  opinions,  d'en  [)énétrer  le  principe  et 
de  chercher  dans  son  esprit  ou  dans  son  cœur  des 
vues  pour  les  justilier.  En  tout  cas,  il  fallait,  à 
c{uelque  prix  que  ce  fût,  prendre  parti  ;  on  était 
imprudent  de  s'attarder  dans  le  doute,  et  coupable 
de  s'y  complaire;  aussi  estimait-il  j)eu  Montaigne 
dont  le  perpétuel  scepticisme  «  choquait,  disait-il, 
les  âmes  impérieuses  et  décisives  «.  Vauvenargues 
a-t-il  réussi  à  combiner  dans  son  œuvre  toutes  les 
idées  que  son  expérience  ou  ses  réflexions  lui 
avaient  suggérées?  Non,  certes,  et  les  contra- 
dictions y  sont  nombreuses;  mais  le  mérite  est 
grand  d'avoir  tenté  si  passionnément  de  les  con- 
cilier. 

Telle  est,  dans  ses  traits  princijjaux,  la  philoso- 
phie de  Vauvenargues,  si  l'on  peut  donner  le  nom 
de  philosophie  à  ces  libres  effusions  d'une  âme 
pure  et  passionnée;  nul  système  ne  condense  ces 
|)ensées  ni  ne  les  enchaîne.  On  en  fausserait  l'esprit 
si  l'on  cherchait  à  les  rajuster  en  un  corps  de  doc- 
trine ordonnée  et  méthodique. 

\^' Introduction  à  la  connaissance  de  Vesprit  hu- 
main est  restée  inachevée.  Les  fragments  qui  la 
composent  ne  sont  que  les  premières  pierres  du 
vaste  édifice  dont,  au  milieu  même  des  agitations 
de  la  guerre,  Vauvenargues  avait  ari-èté  les  grandes 


L  ŒUVnE    DE    VAUVEXAlîGUES.  111 

lignes  *.  Il  se  proposait  «  de  parcourir  d'abord 
toutes  les  qualités  de  l'esprit  et  toutes  les  pas- 
sions ^...  »,  «  de  foi'mer  ensuite  un  système  général 
de  toutes  les  vérités  essentielles...  »,  d'indiquer 
«  l'origine  des  principales  erreurs  »  et  de  mener 

a  aux  grandes  sources  des  opinions  humaines  n  ^ 

a  Je  voudrais  encore,  disait-il,  qu'on  prouvât  la 
réalité  de  la  vertu  et  celle  du  vice,  qu'on  expli- 
quât la  religion  et  la  morale,  que  l'on  remontât 
aux  principes  de  l'une  et  de  l'autre,  qu'on  cher- 
chât dans  la  connaissance  de  l'esprit  humain  la 
source  des  coutumes  différentes,  des  mœurs  qui 
nous  semblent  les  plus  barl)ares  et  des  opinions 
qui  nous  surprennent  le  plus,  alin  qu'on  ne  s'éton- 
nât plus  de  tant  de  choses  qu'il  serait  si  facile  de 


1.  Un  passage  du  Discours  prcltntinairc  nous  apprend 
que  les  bases  de  ce  travail  étaient  jetées  dés  l'année  1741, 
avant  le  départ  de  Yauvenargucs  pour  la  campagne  de 
Bohème.  «  Les  passions  inséparables  de  la  jeunesse,  des 
infirmités  continuelles,  la  guerre  survenue  dans  ces  cir- 
constances, ont  interrompu  celte  étude.  »  Voltaire  s'éton- 
nait n)éme  que  Yauvenargucs  eut  été  capable  de  penser  et 
d'écrire  dans  de  pareilles  conditions  :  «  Qu'un  jeune  capi- 
taine au  Régiment  du  Roi  ait  pu  dans  les  tumultes  orageux 
de  la  guerre,  ne  voyant,  n'entendant  que  ses  canuirades 
livrés  aux  devoirs  pénibles  de  leur  état  ou  aux  empor- 
tements de  leur  âge,  se  former  une  raison  si  supérieure, 
un  goût  si  fin  et  si  juste,  tant  de  recueillement  au  milieu 
de  tant  de  dissipations,  me  cause  une  grande  surprise.  » 
(Note  aux  Réflexions  sur  divers  sujets.) 

2.  Discours  préliminaire. 

■i.  Plan  d'un  lii'rc  de  pliilosopliie. 


112  ■'  VAUVEXARCrES. 

concilier  et  de  comprendre.  »  Sujet  immense,  qui, 
il  défaut  du  génie  d'un  Pascal,  eût  exigé  la  vaste 
et  puissante  intelligence  d'un  Leibniz,  la  forte 
dialectique  et  la  belle  méthode  d'un  Locke. 

Yauvenargues,  d'ailleurs,  ne  se  faisait  pas  illu- 
sion sur  la  grandeur  et  la  difliculté  d'une  pareille 
entreprise  :  «  Une  longue  vie  suffirait  à  peine  à 
l'exécution  d'un  tel  dessein  ».  Mais  c'est  préci- 
sément la  vie  qui  lui  a  manqué  d'abord,  et  il  est 
mort  sans  avoir  éprouvé  si  l'œuvre  qu'il  méditait 
était  à  la  mesure  de  ses  forces.  En  attendant,  les 
matériaux  qu'il  avait  réunis  par  l'expérience  ou 
par  l'observation  gisent  là,  épars,  incomplets,  à 
peine  ébauchés,  semblables  à  des  ruines  :  Pendent 
interrupta. 

Les  autres  morceaux,  plus  développés,  plus  ache- 
vés, qui  sont  sortis  de  sa  plume,  tels  que  le  Dis- 
cours sur  la  gloire,  les  Conseils  à  un  jeune  homme 
et  le  Discours  sur  les  plaisirs,  ne  sont  pour  ainsi 
dire  que  des  écrits  de  circonstance,  destinés  non 
pas  au  public,  mais  à  un  lecteur  déterminé  (de 
Seytres),  et  appropriés  à  l'état  particulier  de  son 
âme.  Loin  d'y  voir  des  traités  didactiques,  je  les 
comparerais  plutôt  à  ces  exhortations  familières,  k 
ces  belles  consultations  morales  qu'un  Cicéron,  un 
Sénèque  adressait  à  ses  amis,  et  qui,  dans  un  petit 
nombre  de  pages,  sous  une  forme  simple  et  libre, 
exposaient  quelque  haute  vérité  philosophique. 


L  ŒLVRK    DE    VAUVKXARGUES.  113 

Dans  le  reste  de  son  œuvre,  Vauvenargues  n'a 
guère  fait  que  généraliser  ses  impressions  intimes. 
Ses  Maximes,  qui  en  sont  la  partie  la  plus  achevée, 
ne  sont,  sous  une  forme  impersonnelle,  que  l'his- 
toire de  son  cœur,  le  journal  secret  de  son  état 
intérieur.  L'épigraphe  qui  se  lit  en  tête  des  Pen- 
sées de  Marc-Aurèle,  Ta  £t;  ly/jTov,  leur  convien- 
drait parfaitement.  En  réunissant  sous  le  même 
titre  ces  deux  manuels  de  la  vie  morale,  on  ne 
marquerait  pas  seulement  le  caractère  subjectif  c[ui 
leur  est  commun  :  on  les  associerait  dans  une  égale 
estime;  car  ils  renferment  la  révélation  tout  entière 
de  deux  âmes  exquises  et  supérieures.  Malgré  la 
différence  des  temps  et  des  idées,  un  même  souffle 
les  traverse,  parfois  un  même  sentiment  les  anime, 
comme  si  l'homme  laissait  quelque  chose  de  sa 
pensée  dans  les  pays  où  il  a  aimé,  rêvé,  souffert, 
et  que  Vauvenargues,  faisant  campagne  aux  mêmes 
lieux  où  seize  siècles  auparavant  le  divin  empereur 
guerroyait  contre  les  tribus  germaniques,  y  avait 
recueilli  le  plus  pur  parfum  de  sa  grande  âme  et 
s'en  était  insjjiré. 


CHAPITRE  IV 


ORIGI.NES  MORALES  ET  LITTERAIRES  DE  VAUVEXARGUES. 
SA  PART  DA>S  LŒUVRE  DU  XVIIl"  SIECLE;  VAUVEXARGUES 
PRÉCURSEUR  DE  ROUSSEAU.  JUGEMENT  SUR  SON  ŒUVRE 
ET    SUR    SA   VIE. 


Si  la  critique  ne  rend  i)lus  d'arrêts  de  principe, 
il  lui  reste  quelque  chose  encore  des  droits  de  juS' 
tice  distributive  qu'elle  exerçait  souverainement 
autrefois.  Si  elle  se  refuse  à  prononcer  sur  le  mérite 
abstrait  des  œuvres,  elle  peut  connaître  encore  de 
leur  valeur  utile;  elle  peut  déterminer  ce  dont  elles 
ont  enrichi  la  littérature  du  pays  oii  elles  sont  nées, 
et  ce  qui  eût  manqué  à  celte  littérature  si  elles 
n'avaient  point  été  produites.  C'est  une  sorte  de 
compte  i)ar  doit  et  avoir  qu'il  s'agit  de  dresser  :  le 
compte  débiteur  par  rapport  au  passé,  où  figure  le 
trésor  d'idées  et  de  sentiments,  de  formes  littéraires, 
artistiques  et  morales  que  les  civilisations  amas- 
sent dans  leur  sein   et   que  chaque  génération  de 


116  VAUVENABGUES. 

penseurs  et  de  poètes  trouve  en  naissant;  le  compte 
de  crédit  par  rapport  à  l'avenir,  où  est  inscrite  la 
part,  bien  faible  généralement,  inaperçue  ou  exa- 
gérée le  plus  souvent  par  les  contemporains,  que 
chaque  écrivain  apporte  à  l'œuvre  commune  et  lègue 
aux  siècles  suivants. 

Pour  ^'auvenargues,  ce  compte  est  assez  facile  à 
établir;  car  les  influences  qui  ont/ façonné  son  esprit 
sont  peu  nombreuses  et  peu  anciennes. 

Dans  le  passé,  Vauvenargues  ne  remonte  guère 
plus  haut  que  le  siècle  qui  l'a  précédé.  L'antiquité 
lui  est  comme  fermée.  Il  ne  l'a  entrevue,  dans  sa 
jeunesse,  qu'à  travers  une  traduction  de  la  Vie  des 
grands  Jiomines  de  Plutarque,  et  nous  savons  par 
lui-même  quelle  vive  impression  il  en  a  éprouvée. 
Plus  tard,  la  lecture  de  quelques  livres  d'histoire, 
dans  le  goût,  je  pense,  des  Réflexions  de  Saint- 
Evremond  sur  les  dii'ers  génies  du  peuple  romain, 
lui  donna  au  moins  l'intelligence  et  le  sentiment 
général  des  choses  de  l'antiquité.  INIais  le  com- 
merce direct  avec  les  anciens,  que  rien  ne  rem- 
place, et  ce  qu'un  tel  commerce  a  d'excellent  pour 
la  culture  et  le  déveloijpement  de  l'esprit  lui  ont 
toujours  manqué.  Par  contre,  sa  pensée  doit  jjeut- 
être  à  cette  lacune  d'instruction,  à  cette  absence  de 
religion  littéraire  une  partie  de  sa  légèreté  d'allure 
et  de  son  indépendance  de  mouvement.  Ce  n'est 
donc  pas  dans  l'antiquité,  ainsi  qu'on  doit  le   faire 


ORIGINES    MORALES.  117 

})Our  tous  les  maîtres  français  de  l'époque  classique, 
qu'il  faut  rechercher  ses  plus  lointaines  origines 
intellectuelles;  c'est  plus  près  de  lui,  dans  un  hori- 
zon moins  éloigné,  au  xvii"  siècle. 

Quand  Vauvenargues  vient  au  monde,  en  17iô, 
Louis  XI\'  est  à  l'agonie  et  tous  les  grands  hommes 
du  siècle  ont  déjà  disparu  de  la  scène  où  ils  fai- 
saient si  noble  figure.  Les  quinze  dernières  années 
du  règne  ont  vu  mourir  successivement  Racine,  Bos- 
suet,  Bourdaloue,  Fléchier,  Boileau,  Fénelon,  Male- 
branche.  Mais  ces  grands  esprits  et  ceux  qui  les 
ont  précédés  au  tombeau,  Pascal,  Molière,  La  Ro- 
chefoucauld, Corneille,  La  Fontaine  et  La  Bruyère, 
ont  fondé  la  plus  forte  tradition  littéraire  qui  ait 
jamais  existé.  C'est  dans  cette  illustre  maîtrise  que 
Vauvenargues  a  choisi  ses  ancêtres ,  et  c'est  à 
Pascal,  à  Bossuet  et  à  Fénelon  qu'il  s'est  plus  étroi- 
tement rattaché. 

Pour  Pascal,  j'ai  montré  plus  haut  le  rôle  qui  lui 
revient  dans  le  dévelop[)emcnt  intellectuel  et  moral 
de  Vauvenargues,  dans  sa  conception  de  l'homme 
et  de  la  vie,  dans  l'exercice  même  de  sa  sensibilité. 
Non  pas  que  Vauvenargues  puisse  jamais  être  dit 
le  disciple  de  Pascal;  car  l'influence  qu'il  a  subie 
s'est  traduite  plus  souvent  par  une  réaction  que  par 
une  action  conforme;  mais  l'œuvre  du  moraliste 
de  Port-Royal  a  été  le  stimulant  le  plus  énergique 
et  le  plus  fécond  de  sa  pensée.  La  dette  de  recon- 


118  VAUVEXARGUES. 

naissance  qu'il  contractait  ainsi  envers  ce  noble 
espint,  Vauvenargues  l'a  généreusement  acquittée. 
Dans  un  magnifique  langage  il  a  restitué  à  Pascal 
la  place  éminente  dont  Voltaire  et  les  écrivains 
de  son  temps  l'avaient  écarté.  Il  a  réclamé  leur 
admiration  pour  les  grandes  et  pathétiques  images 
dont  l'auteur  des  Pensées  a  semé  son  œuvre,  pour 
«  cette  brièveté  pleine  de  lumière,  qui  n'appar- 
tient qu'à  lui  »,  pour  «  cette  vigueur  de  génie  par 
laquelle  on  rapproche  les  objets  et  on  résume  un 
discours  »,  enfin  pour  les  puissantes  qualités  de 
dialectique  qui  faisaient  de  Pascal  «  l'homme  de 
la  terre  qui  savait  mettre  la  vérité  dans  le  plus 
beau  jour  et  raisonner  avec  le  plus  de  force  '  ». 
A  Bossuet ,  Vauvenargues  doit  fort  peu  pour  le 
fond  de  la  pensée  et  beaucoup  pour  l'expression. 
La  «  divine  éloquence  »  des  Oraisons  funèbres  le 
tminsportait.  Ces  grandes  compositions  étaient 
pour  lui  le  modèle  même  de  l'art  d'écrire  ;  car  (c'est 

1.  Dans  son  ardciir  contre  Pascal,  Voltaire,  le  compa- 
rant à  Vauvenargues,  a  pu  dire  de  celui-ci  :  «  C'était  \\\\ 
génie  peut-être  aussi  rare  que  Pascal  même  ;  aimant 
comme  lui  la  vérité,  la  cherchant  avec  autant  de  bonne 
foi,  aussi  éloquent  que  lui,  mais  d'une  éloquence  aussi 
insinuante  que  celle  de  Pascal  était  ardente  et  impérieuse. 
Je  crois  que  les  pensées  de  ce  jeune  militaire  philosophe 
seraient  aussi  utiles  à  un  homme  du  monde  fait  pour  la 
société,  que  celles  du  héros  de  Port-Royal  peuvent  l'être 
à  un  solitaire  qui  ne  cherche  que  de  nouvelles  raisons  de 
haïr  et  de  mépriser  le  genre  humain.  »  (Note  aux  Rc- 
flcrtons  sur  dirers  sujets.) 


ORIGINES    MORALES.  119 

un  point  de  vue  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  avec 
Vauvenargues),  entre  toutes  les  formes  qui  peuvent 
traduire  une  idée,  celle-là,  à  ses  yeux,  est  supé- 
rieure qui  donne  à  cette  idée  toute  sa  force  d'action. 
Ce  qu'il  prisait  donc  dans  l'éloquence  de  Bossuet, 
c'était  moins  la  noblesse  incomparable  du  style, 
l'éclat  et  «  la  soudaine  hardiesse  »  des  images, 
l'ampleur  et  l'harmonie  des  périodes,  que  la  vertu 
persuasive  qu'il  y  reconnaissait.  Ce  qu'il  admirait 
dans  les  Sermons,  dans  les  Oraisons,  dans  le  Dis- 
cours sur  r/iisloire  u/iii'erselle,  ce  n'était  pas  «  la 
vaine  pompe  des  paroles  »,  mais  cet  effort  magni- 
fique et  continu  par  lequel  l'illustre  orateur,  «  né, 
dit-il  quelque  part,  pour  être  un  grand  ministre 
sous  un  roi  aral)itieux  »,  entraînait  les  esprits, 
leur  imposait  la  vérité,  se  rendait  maître  de  leur 
conduite  et  de  leur  pensée,  et  faisait  ainsi  de  l'élo- 
quence «  l'instrument  le  plus  puissant  de  la  nature 
humaine  ». 

Vauvenargues  s'est  plus  d'une  fois  exercé  à 
imiter  le  tour  et  la  manière  de  Bossuet  quand  il  a 
voulu  élever  le  ton.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  point  réussi 
(dans  l'éloge  funèbre  de  Seytres,  par  exemple), 
et  il  est  tombé  dans  l'affectation  et  l'emphase.  C'est 
un  défaut  que  personne  pourtant  n'a  mieux  senti 
que  lui  ;  car  il  écrivait  :  «  L'art  d'imiter,  quand  il 
n'est  pas  parfait,  dégénère  toujours  en  déclamation; 
il  est  très  rare  qu'on  soit  emphatique  par  trop  de 


120  VAIVEXARGUES. 

chaleur;  mais  c'est  un  défaut  où  l'on  tombe  presque 
inévitablement  lorsqu'on  n'est  animé  que  d'une  cha- 
leur empruntée  ». 

Une  même  admiration,  à  laquelle  s'ajoutait  une 
particulière  et  intime  sympathie,  attirait  VauAenar- 
gues  vers  Fénelon.  L'àme  tendre  et  touchante  qui 
s'épanchait  dans  le  Tclémaque  parlait  à  son  cœur; 
la  grâce  persuasive  de  ce  style  naturel,  abondant  et 
mélodieux  charmait  son  esprit. 

Ces  qualités  heureuses,  dont  il  portait  en  lui  le 
principe,  exercèrent  «ur  son  talent  une  influence 
dont  la  trace  se  suit  aisément.  Xe  croit-on  pas 
reconnaître  la  riante  imagination  du  Cygne  de 
Cambrai  dans  cette  pensée  :  «  Les  premiers  jours 
du  printemps  ont  moins  de  grâce  que  la  vertu  nais- 
sante  d'un  jeune   homme  »  ? 

Notons  aussi  que,  comme  pour  Bossuet,  Vauve- 
nargues  estimait  en  Fénelon  autant  l'homme  d'ac- 
tion que  l'homme  de  parole  et  de  pensée;  car,  sous 
les  apparences  pleines  d'onction  et  d'aménité  de 
l'archevêque  de  Cambrai ,  il  avait  aperçu  ce  que 
l'on  a  trop  négligé  de  voir  depuis,  c'est-à-dire  une 
nature  très  passionnée  et  secrètement  ambitieuse 
des  plus  hauts  emplois.  «  ^'ous  c{ui  vous  êtes  montré 
si  ami  de  la  modération  dans  vos  écrits,  lui  fait-il  dire 
par  Richelieu  dans  un  de  ses  Dialogues  des  Morts, 
ne  vouliez-vous  pas  vous  insinuer  dans  les  esprits, 
faire  prévaloir  vos  maximes?...  Vous  vouliez  assu- 


ORiniXES    MORALES.  121 

jettir  les  hommes  à  votre  génie  particulier.  Croyez- 
moi,  c'est  là  de  l'ambition.  « 

En  ces  noms  de  Pascal,  de  Bossuet  et  de  Féne- 
lon  se  résument  les  influences  littéraires  qui  ont 
formé  A'auvenargues.  Ce  furent  là  les  véritables 
maîtres  de  son  esprit  et  de  sa  pensée.  Il  en  avait 
fort  bien  conscience,  et  il  leur  a  rendu  un  hommage 
commun  dans  cet  idéal  de  vie  morale  et  intellec- 
tuelle qu'il  rêvait  un  jour  :  «  On  voudrait  penser 
comme  Pascal,  écrire  comme  Bossuet,  parler 
comme  Fénelon  ». 

En  dehors  de  ces  trois  grands  esprits,  nul  écri- 
vain du  xvii''  siècle  ne  paraît  avoir  exercé  d'action 
notable  sur  Vauvenargues.  Ni  Racine  qu'il  goûtait 
si  délicatement,  ni  La  Fontaine  dont  il  avait  deviné 
le  génie  poétique,  ne  lui  ont  servi  de  modèles. 

La  Bruyère  n'a  pas  eu  non  plus  d'influence 
appréciable  sur  Vauvenargues,  et,  malgré  le  titre, 
malgré  la  similitude  du  cadre,  \'/:'ssa/  sur  quelques 
caractères  ne  procède  pas  des  Caractères  et  mœurs 
de  ce  siècle.  Ce  n'est  |)as  que  ^'auvcnargues  n'ad- 
mirât au  ])lus  haut  degré  la  perfection  littéraire 
de  La  Bruyère,  «  ce  coup  de  pinceau  si  mâle  et  si 
fort,  ces  tours  singuliers  et  hardis,  et  ces  beautés 
où  l'imitation  ne  peut  atteindre  ».  C'est  même  son 
honneur  d'avoir  voulu  relever  La  Bruyère  du  dis- 
crédit oii,  si  nous  en  croyons  l'abbé  d'Olivct,  cet 
écrivain   excellent  était  tondjé   dès   les   premières 


122  VAUVEXARGUES. 

années  du  xviiie  siècle;  et,  pour  y  avoir  échoué, 
son  mérite  n'en  est  pas  diminué.  Quarante  ans 
après  Vauvenargues,  l'injustice  qu'il  aura  tenté  de 
réparer  poursuivra  encore  l'auteur  des  Caractères, 
et  l'on  pourra  lire,  dans  un  recueil  littéraire  de 
l'époque  *,  ces  lignes  :  «  Le  marquis  de  Vauvenar- 
gues est  presque  le  seul  de  tous  ceux  qui  ont  parlé 
de  La  Bruyère  qui  ait  bien  senti  ce  talent  vraiment 
grand  et  original.  Mais  Vauvenargues  lui-même  n'a 
l)as  l'estime  et  l'autorité  qui  devraient  appartenir  à 
un  écrivain  qui  participe  à  la  fois  de  la  sage  étendue 
d'esprit  de  Locke,  de  la  pensée  originale  de  Mon- 
tesquieu, delà  verve  de  style  de  Pascal,  mêlée  au 
goiit  de  la  prose  de  Voltaire;  il  n'a  pu  faire  ni  la 
réputation  de  La  Bruyère  ni  la  sienne.  »  Voltaire 
même  a  dû  à  Vauvenargues  de  comprendre  et  de 
goûter  La  Bruyère,  puisque  dans  le  Temple  du 
goût  qui  parut  en  1732i  il  n'est  fait  nulle  allusion 
aux  Caractères  et  que  le  Siècle  de  Louis  XIV  (qui 
est  de  1752:  porte  ce  jugement  élogieux,  encore 
qu'un  peu  sommaire  :  «  On  peut  compter  [)armi  les 
jtroductions  d'un  genre  unique  les  Caractères  de 
La  Bruyère.  Un  style  rajjidc,  concis,  nerveux,  des 
expressions  pittoresques,  un  usage  tout  nouveau 
de  la  langue,  mais  qui  n'en  blesse  pas  les  règles, 
frappèrent  le  public,  et  les  allusions  qu'on  y  trou- 

l.  L' Esprit  des  journaux,  février  1782. 


ORIGINES    LITTERAIRES.  123 

vait  en  foule  achevèrent  le  succès —  Ce  livre  baissa 
dans  l'esprit  des  hommes  quand  une  généra- 
tion entière,  attaquée  dans  l'ouvrage,  fut  passée. 
Cependant  il  est  à  croire  qu'il  ne  sera  jamais 
oublié.  » 

Mais,  la  part  faite  à  l'admiration  des  qualités 
littéraires,  Yauvenargucs  n'a  rien  emprunté  à  La 
Bruyère  pour  le  fond  de  la  pensée.  Il  existait,  en 
effet,  de  trop  profondes  différences  entre  leurs 
natures  morales,  et  ces  différences  se  traduisaient 
nécessairement  par  une  conception  tout  opposée 
de  la  peinture  des  mœurs.  La  Bruyère  s'est  atta- 
ché, de  préférence,  à  décrire  dans  un  esprit  de 
satire  les  ridicules  et  les  mesquineries  de  l'homme 
social  ;  Vauvcnargues  s'est  proposé,  ainsi  qu'il  le 
dit  lui-même,  de  peindre  «  des  mœurs  plus  fortes, 
des  passions ,  des  vices ,  des  caractères  véhé- 
ments »  et  tous  les  grands  mouvements  de  l'âme. 
Dans  les  portraits  de  La  Bruyère,  la  physionomie, 
les  gestes,  l'allure,  la  pose,  le  costume,  tous  les 
détails  ont  été  choisis  deçà  et  delà;  ils  représen- 
tent une  quantité  de  remarques  successives  que 
l'écrivain,  avec  un  art  suprême,  a  ensuite  réu- 
nies, combinées  et  fondues  d'un  seul  jet,  de  façon 
à  former  un  type  très  général,  sans  disparate,  et 
d'un  puissant  relief.  Dans  les  larges  esquisses  de 
Yauvenargues,,  au  contraire,  la  réalité  est  repro- 
duite telle  (pi'elle  est,  c'est-à-dire  très  complexe. 


124  VAUVEXAROUF.S. 

très  individuelle,  assez  confuse  et  mystérieuse, 
singulier  mélange  de  bien  et  de  mal.  A  côté  de  la 
touche  qui  indique  le  défaut,  le  vice,  la  déviation 
morale,  il  a  tenu  à  marquer  le  trait  cjui  révèle  les 
qualités  hautes  et  cette  partie  meilleure  que  toute 
âme,  même  parmi  les  plus  dépravées,  renferme  à 
quelque  degré.  Si  ses  types  sont  moins  saisis- 
sants et,  pour  ainsi  dire,  d'une  moindre  valeur 
artistique  que  ceux  de  La  Bruyère,  ils  sont  plus 
vrais,  plus  rapprochés  de  la  nature  humaine  et  plus 
équitables  envers  elle. 

Par  le  style,  Vauvenargues  relève  encore  du 
xvii"^  siècle,  j'entends  du  xvii^  siècle  finissant,  de 
ces  vingt  dernières  années  où,  avec  La  Bruyère 
précisément,  le  pur  goût  classique  tendait  à  se 
renouveler,  sinon  à  s'altérer  déjà  comme  le  pensait 
secrètement  Boileau.  A  défaut  de  l'ampleur  et  de 
l'abondance,  qu'il  n'avait  pas  eu  le  temps  d'acqué- 
rir, il  réunit  toutes  les  qualités  qui  font  l'écrivain, 
l'ordonnance,  la  clarté,  la  délicatesse,  le  goût,  la 
l)ropriété  des  termes,  l'excellence  de  l'acception. 
Son  principe  est  qu'une  idée  vraie  peut  toujours 
être  exprimée  d'une  manière  simple,  et  qu'une 
pensée  est  inexacte  ou  incomplète  tant  qu'elle  n'est 
pas  arrivée  à  une  forme  irréprochable.  Ses  conseils 
en  matière  de  style  sont  des  règles  parfaites  : 
«  Lorsqu'une  pensée  est  trop  faible  pour  porter 
une   expression  simple,    c'est  la  marque    pour  la 


0Iîl(;iNKS    LITTlilîAIlîl-S.  125 

rejeter —  Lu  clarté  orne  les  pensées  profondes 

La  netteté  est  le  vernis  des  maîtres.  » 

Mais  à  côté  de  ces  caractères  classiques,  le  style 
de  Vauvenargues  présente  déjà,  tout  au  moins  à 
l'état   de   symptômes,  quelques-unes    des    qualités 

—  celles  de  nombre  et  de  mouvement,  par  exemple 

—  que  bientôt  Rousseau  et  l'école  romantique  après 
lui  tenteront  d'introduire  dans  la  langue.  «  Il  faut, 
disait  Vauvenargues,  qu'il  y  ait  une  barmonie  dans 
la  bonne  prose  *.  »  La  Méditation  sur  la  foi  est,  à 
cet  égard,  un  morceau  des  plus  curieux;  elle  est 
semée  de  vers  non  riraés,  mais  d'un  rythme  très 
régulier  : 

«  0  Dieu!  qu'ai-je  fait?   quelle  offense 

Anne  votre  bras  contre  moi  ? 

Vous  versez  dans  mon  cœur  malade 

Le  fiel  et  l'ennui  qui  le  rongent. 
Vous  séchez  l'espérance  au  fond  de  ma  pensée  ; 

Vous  noyez  ma  vie  d'amertume; 
Les  plaisirs,  la  santé,  la  jeunesse  m'échappent. 

J'ai  laissé  tomber  un  regard 
Sur  les  dons  enchanteurs  du  monde. 
Et  soudain  vous  m'avez  quitté  ; 
Et  l'ennui,  les  soucis,  les  remords,  les  douleurs, 
Ont  en  foule  inondé  ma  vie.  » 

En  plus  du  noml)re,  la  langue  de  Vauvenargues 
a  aussi  du  relief  et  du  coloris.  Peu  d'écrivains  ont 
fait  un  plus  heureux  emploi  des  images  naturelles 

1.  Dialoi^ucs,   2. 


126  VAUVENARGUES. 

pour  éclairer  et  animer,  en  quelque  sorte,  les  pen- 
sées morales  :  «  Les  feux  de  l'aurore,  a-t-il  dit,  ne 
sont  pas  si  doux  que  les  premiers  regards  de  la 
gloire Les  longues  prospérités  s'écoulent  quel- 
quefois en  un  moment,  comme  les  chaleurs  de  l'été 
sont  emportées  jiar  un  jour  d'orage —  Les  conseils 
de  la  vieillesse  éclairent  sans  échauffer,  comme  le 
soleil  d'hiver.  » 

Yauvenargues  a  ainsi  et  en  abondance  de  ces 
traits  d'une  imagination  jeune,  sobre  et  charmante, 
«  tels,  disait  Sainte-Beuve,  qu'on  se  les  figure  chez 
Xénophon  et  chez  Périclès  ». 

Par  toutes  ces  qualités,  Yauvenargues  continue 
dignement  la  belle  tradition  de  la  prose  française, 
et  il  n'y  a  point  de  doute  que,  s'il  avait  eu  le  temps 
d'exercer  et  d'affiner  son  talent,  il  ne  fût  devenu 
un  des  plus  exquis  parmi  les  maîtres  de  la  langue. 

Yauvenargues,  qui  doit  à  la  date  de  sa  naissance 
d'avoir  pu  recueillir  directement  les  plus  fortes 
traditions  du  xvii''  siècle,  doit  à  la  même  circon- 
stance l'honneur  périlleux  d'être  à  l'avant-garde 
du  xvm''. 

Au  moment  où  il  entre  dans  la  vie  intellectuelle, 
c'est-à-dire  aux  environs  de  1742,  la  grande  bataille 
du  siècle  n'est  pas  engagée. 

Il  y  a  eu  déjà  quelques  glorieuses  escarmouches. 
Les  Lettres  philosophiques  de  Yoltaire  (1734)  peu- 
vent compter  comme  une  brillante  journée  à  l'avan- 


SA    PART    DANS    L  ŒUVRE    DU    XVIIl'^    SIECLE.       127 

tage  de  l'esprit  nouveau,  et  J)ien  faite  pour  lui  ins- 
pirer confiance  s'il  n'était  déjà  singulièrement  hardi 
et  sûr  de  soi.  Mais  les  forces  qui  livreront  le  grand 
combat  ne  sont  pas  encore  arrivées  sur  le  terrain  : 
Diderot  prépare  ses  Pensées  philosopltiques  i  1740;; 
d'Alembert  n'a  que  vingt-six  ans;  Rousseau  n'est 
encore  que  le  secrétaire  inconnu  de  l'ambassadeur 
de  France  à  Venise,  et  Condorcet  n'est  pas  né. 
Vauvenargues  entre  donc  dans  l'arène  à  l'heure 
où  les  destinées  du  siècle  vont  se  jouer. 

Mais  si,  à  cette  heure,  on  ne  peut  rien  préjuger 
des  péripéties  ni  de  la  fortune  de  la  lutte,  il  n'est 
déjà  plus  permis  de  douter  de  la  grandeur  de  la 
bataille;  car  le  mouvement  qui  y  porte  le  siècle 
nouveau  est  puissant  et  rapide. 

Le  jansénisme,  qui  avait  imprimé  aux  âmes  et  aux 
intelligences  du  xvii"  siècle  une  marque  si  pro- 
fonde, qui,  malgré  les  apparences  de  la  persécution 
officielle,  avait  eu  en  main  la  direction  générale  des 
esprits  et  des  consciences  et  l'avait  même  exercée 
avec  une  telle  autorité  que  toute  voix  indépendante, 
môme  celle  du  cartésianisme,  avait  été  étouffée  ',  le 
jansénisme  était  en  complète  disgrâce.  La  réaction - 
contre  son  influence,  commencée  timidement  à  la 


1.  Voir  sur  ce  point  d'histoire  littéraire  et  morale,  qui  est 
si  peu  conforme  aux  idées  comniuncment  reçues,  la  belle 
étude  de  M.  F.  Brunetière  {Revue  des  Deux  Mondes,  15  no- 
vembre 1888). 


128  VAUVENAUGUES. 

fin  du  règne  de  Louis  XIV  et  menée  non  sans 
habileté  par  Fontenelle,  était  devenue  plus  vive 
et  plus  hardie  à  mesure  que  le  siècle  prenait,  avec 
l'âge,  conscience  de  ses  forces.  Enlin,  Voltaire,  par 
les  coups  audacieux  qu'il  portait  dans  sa  fameuse 
Lettre  sur  les  Pensées  de  Pascal  ,  assurait  le 
triomphe  et  préparait  l'avènement  des  idées  dont 
le  jansénisme  avait  réussi  à  interrompre  le  déve- 
loppement. 

^'auvenargues  se   signale  parmi  les  plus  hardis 
dans  ce  mouvement  de,  réaction  et  contribue  à  l'un 
des  plus  importants  résultats,  qui  sera  la  séparation 
de  la  morale  et  de  la  religion.  Mais  les  raisons  qui 
l'v  font  participer  ne  sont  qu'à  lui.  Je  les  ai  déjà 
marquées  précédemment;   elles    se  résument  dans 
l'opposition   absolue   que   son   idéal  de  vie  active 
rencontrait  dans  les  doctrines  chrétiennes,  et  par- 
ticulièrement dans  celles  du  jansénisme  :  en  présen- 
tant sans  cesse  à  l'homme  le  spectacle  de  sa  misère 
et  de  sa  faiblesse,  le  moraliste  chrétien  ne  parvient 
qu'à  le  décourager  et  à  l'énerver,  et  il  l'empêche 
d'agir  alors  que  toutes  les  lois  de  sa  nature  le  lui 
commandent   impérieusement.    Pour   Port-Royal , 
s'humilier  et  s'abstenir,  voilà  la  seule  règle  de  la 
vie;  pour  Vauvenargues,  c'est,  suivant  sa  belle  for- 
nmlc  que  je  ne  crains  pas  de  répéter  :  «  d'cnq)loycr 
toute  l'activité  de  son  ànie  dans  une  carrière  sans 
bornes  ». 


SA    PART    DANS    L  ŒUVRE    DU    XVIir    SIKCLE.       129 

Mais  si  Vauvenargues  marche  ainsi,  et  des  pre- 
miers, dans  le  sens  de  son  temps,  il  fait  bande 
à  part.  Voltaire  et  ceux  qui,  avec  lui,  donneront  le 
ton  au  siècle ,  les  Diderot ,  les  d'Alembert ,  les 
Condorcet,  ne  peuvent  l'enrôler  dans  leurs  rangs. 
La  foi  absolue  à  la  raison,  dont  le  xviii*'  siècle  a 
fait  son  dogme  et  qui  fut  son  erreur  capitale,  n'a 
point  touché  Vauvenargues.  Il  refuse  de  recon- 
naître cette  suprématie  de  la  raison  humaine  que 
ses  contemporains  veulent  fonder;  il  n'admet  pas 
qu'en  dehors  de  la  certitude  rationnelle  et  expéri- 
mentale il  n'en  soit  pas  d'autres. 

Vauvenargues  se  distingue  encore  de  son  temps 
par  l'hommage  respectueux  qu'il  accorde  au  passé. 
Comme  Bayle  et  quelques  autres  excellents  esprits 
qui,  à  l'entrée  du  xviii''  siècle,  distinguaient  fort 
bien  les  parties  bonnes  et  mauvaises  de  Tàge  pré- 
cédent, il  se  montre  novateur  éclairé  et  circonspect. 
Indulgent  et  respectueux  pour  les  hommes  et  les 
idées  qui  l'ont  précédé,  il  ne  se  sépare  pas  violem- 
ment des  uns  et  il  ne  renie  pas  les  autres.  Et  sur- 
tout, jjimais  dans  ses  critiques  les  plus  vives  il  ne 
prend  ce  ton  d'irrévérence  et  de  raillerie  qui  est 
celui  des  polémiques  voltairiennes.  On  se  prend 
à  regretter  que  les  esprits  de  cette  nature  ne  se 
soient  pas  rencontrés  plus  nombreux  et  d'assez 
forte  trempe  pour  fonder  un  parti  et  une  tradition  : 
par  eux,  l'œuvre  du  xviii'"  siècle  eût  été  plus  réfor- 

U 


130  VAUVENARGUES. 

matrice  que  destructrice,  et  la  Révolution  même  eût 
peut-être  change  de  caractère. 

Mais  le  point  sur  lequel  la  séparation  est  le  plus 
profonde  entre  Vauvenarguec  et  son  époque,  c'est 
la  conception  de  la  vie. 

Dans  les  premières  années  du  xv!!!*"  siècle,  la 
conscience  française,  échappée  à  la  tutelle  que  la 
forte  discipline  du  règne  de  Louis  XIV  avait  fait 
peser  sur  elle,  et  comme  fatiguée  du  long  effort 
qu'elle  avait  soutenu  pendant  soixante  ans  pour 
réagir  contre  l'instinct  gaulois,  était  revenue  à  sa 
frivolité  naturelle.  Je  ne  connais  pas,  dans  toute 
notre  histoire,  d'époque  qui  fasse  moins  d'honneur 
à  notre  génie  national  que  celle  qui  s'étend  de  la 
mort  de  Louis  XIV  jusqu'aux  environs  de  1750. 
Jamais  l'esprit  finançais  n'a  été  plus  incapable  de 
sérieux.  Quelques  années  plus  tard,  quand  on  sera 
au  plus  fort  de  la  lutte,  l'ardeur  de  la  bataille  et  la 
grandeur  des  intérêts  engagés  inspireront,  par  in- 
stants, un  ton  plus  digne  aux  combattants;  et  puis 
Rousseau  sera  là  qui,  de  sa  voix  émue  et  toujours 
grave,  couvrira  bien  des  impertinences  et  des  rail- 
leries. 

Mais  dans  la  première  partie  du  règne  de 
Louis  XV,  dans  cette  période  préparatoire  de  la 
grande  mêlée  encyclopédique,  l'esprit  de  notre 
race  est  d'une  frivolité  désespérante  :  Jean-Bap- 
tiste  Rousseau,  le  poète  lyrique   du   siècle,   com- 


SA    PART    DANS    l'œUVIîE    DU    XVIIl"    SIKCLE.       131 

pose  pour  la  société  du  Temple  des  épigrammes 
obscènes;  Voltaire  se  repose  de  ses  tragédies  et  de 
ses  premiers  écrits  philosophiques  en  publiant 
des  contes  licencieux  et  en  travaillant  avec  amour 
à  la  Pucelle;  Montesquieu  débute  par  les  Lettres 
persanes;  Duclos,  Yoisenon  et  Crébillon  le  fils,  qui 
ont  la  faveur  du  public,  ne  pensent  qu'à  traiter 
avec  esprit  des  sujets  immoraux.  Nulle  dignité, 
nulle  conviction. 

C'est  l'honneur  de  Vauvenargues  d'avoir  fait 
entendre,  à  ce  moment,  une  voix  grave  et  éner- 
gique, d'avoir  proposé  à  ses  contemporains  un 
programme  élevé  de  devoirs,  de  les  avoir  rappelés 
au  respect  des  choses  sérieuses,  et  de  leur  avoir 
enseigné  ce  que  vaut  la  dignité  de  la  vie.  Il  a  été,  à 
son  époque,  le  seul  représentant  des  âmes  nobles, 
tendres ,  délicates ,  religieuses  au  sens  le  plus 
large  du  mot,  l'interprète  de  cette  élite  obscure  et 
timide  qui  était  alors  étoufTée  par  la  philosophie 
dominante  et  qui,  sans  lui,  aurait  été  privée  de  voix 
expressive. 

En  dehors  de  la  mission  morale  qu'il  a  ainsi 
remplie,  Vauvenargues  a  eu  le  mérite  d'apercevoir, 
l'un  des  premiers,  les  dangers  que  l'école  litté- 
raire de  son  temps  faisait  courir  à  la  pensée  fran- 
çaise, et  l'honneur  de  contribuer  à  la  sauver  en 
relevant  la  belle  et  saine  tradition  du  xvii°  siècle. 

Vers    le   temps    où    Vauvenargues    commençait 


132  VAUVENARGUES. 

d'écrire,  l'homme  le  plus  considérable  dans  les 
lettres,  celui  dont  l'influence  s'exerçait  sans  con- 
teste sur  le  public,  sur  les  salons  et  jusque  sur  les 
Académies,  ce  n'était  pas  encore  Voltaire,  c'était 
Fontenelle. 

A  sa  suite,  on  était  revenu  au  précieux;  l'amour 
du  vrai  était  sacrifié  à  la  recherche  du  fin  et  du 
galant;  l'esprit,  le  bel  esprit  régnait  souverai- 
nement, tranchait  de  tout,  prononçait  en  maître 
sur  les  questions  les  plus  graves  qui  intéressent 
l'âme  humaine;  littérature,  histoire,  érudition,  phi- 
losophie, morale,  son  autorité  s'étendait  à  toutes 
les  connaissances;  il  n'était  pas  jusqu'aux  vérités 
scientifiques  qui  ne  fussent  matière  à  développe- 
ments ingénieux  et  à  digressions  agréables.  Contre 
cette  mode  funeste  que  consacrait  la  célébrité  de 
Fontenelle,  Vauvenargues  a  réagi  avec  une  vivacité 
extrême.  S'il  ne  pouvait,  jeune,  inconnu,  presque 
seul  d'ailleurs  de  son  opinion,  prendre  directement 
à  parti  son  tout-puissant  adversaire,  il  l'a,  du 
moins,  combattu  sans  relâche,  soit  par  des  allu- 
sions à  sa  personne,  soit  par  des  coups  droits 
portés  à  ses  théories.  C'est  ainsi  qu'il  écrivait  dans 
une  de  ses  réflexions  :  «  Je  ne  puis  ni  estimer,  ni 
haïr  ceux  qui  n'ont  que  de  l'esprit  »,  et  plus  loin  : 
«  Souvent,  fatigué  de  cet  art  qui  domine  aujour- 
d'hui, je  dis  en  moi-même  :  Si  je  pouvais  trouver 
un  homme  qui  n'eût  point  d'esprit,  <.\m  parlât  seu- 


SA    l'AIÎT    DANS    L  ŒUVRE    DU    XVIIl"    SIÈCLE.       133 

lement    pour    exprimer     les    sentiments    de    son 
cœur  *  !  » 

Ce  qu'il  plaçait  bien  au-dessus  de  l'esprit,  ce 
qu'il  appréciait  par-dessus  tout,  c'était  l'âme.  Ayez 
une  âme,  fortifiez-la,  élevez-la  sans  cesse,  et  vous 
excellerez  sur  les  autres  hommes,  vous  les  domi- 
nerez, vous  serez  grand  poète,  grand  oi'ateur, 
grand  capitaine,  grand  ministre  ;  non  seulement 
la  vie  vous  procurera  les  jouissances  supérieures 
du  prestige  et  de  la  gloire,  mais  la  mort  même 
n'éteindra  pas  votre  action  ;  car  l'âme  seule  laisse 
sa  trace  dans  le  monde  et  triomphe  du  temps.  En 
tous  points,  d'ailleurs,  la  nature  de  Fontenelle  était 
antipathique  à  celle  de  Vauvenargues.  L'auteur  des 
Dialogues  des  Morts  avait  jeté  le  ridicule  sur  les 
passions  et  rabaissé  les  grands  hommes  :  Vauve- 
nargues a  glorifié  les  unes  et  exalté  les  autres. 
Fontenelle  affectait  de  mépriser  la  poésie  tout  en 
la  cultivant,  et  ne  voulait  voir  dans  l'art  d'écrire  en 
vers  qu'une  habitude  élégante,  un  sim])le  amuse- 
ment d'esprit  :  Vauvenargues  a  proclamé  la  supé- 
riorité du  génie  poétique,  parce  qu'il  est  tout-puis- 
sant sur  les  âmes,  parce  qu'il  les  éclaire  et  les 
illumine,  parce  qu'il  leur  dévoile  les  mystères 
sublimes  du  sentiment.  Les  |)lus  belles  vérités  de 
l'univers    n'avaient    été    pour    Fontenelle    que    de 

1.  Réflexions  sur  clifcrs  sujets. 


134  VAUVEXARGUES. 

froides  notions,  et  les  plus  grandioses  spectacles 
du  monde  n'avaient  pu  troubler  son  impassible 
raison  :  la  moindre  découverte  de  l'ordre  moral 
pénétrait  Yauvenargues  d'une  émotion  grave  et 
profonde.  Enfin,  toute  la  vie  de  Fontenelle  a  jus- 
tifié le  mot  que  lui  disait  un  jour  Mme  de  Tencin 
en  lui  mettant  la  main  sur  la  poitrine  :  «  Ce  n'est 
pas  un  cœur  que  vous  avez  là,  c'est  de  la  cervelle, 
comme  dans  la  tête  »  ;  Yauvenargues  n'a  vécu  et 
pensé  que  par  le  cœur. 

Cette  énergique  réaction  contre  les  tendances  de 
Fontenelle  et  de  son  école  constitue  un  des  plus 
sérieux  titres  littéraires  de  Vauvenargue;;.  II  a,  de 
toutes  ses  forces,  contribué  au  relèvement  de  l'es- 
prit français,  au  réveil  du  goût,  à  la  réparation  de 
la  langue  ;  il  a  été  l'ouvrier  de  la  première  heure 
dans  la  grande  œuvre  que  le  génie  de  ^  oltaire,  de 
Montesquieu  et  de  Buffon  a  si  glorieusement  cou- 
ronnée. 

Si,  en  se  plaçant  à  un  point  de  vue  moins  élevé, 
plus  rapproché  des  faits,  on  recherche  maintenant 
quelles  idées  nouvelles  Yauvenargues  a  jetées  dans 
le  courant  de  son  siècle,  on  voit  que,  sur  bien  des 
points,  et  non  des  moins  importants,  il  s'est  révélé 
précurseur.  Ce  serait  certes  une  grande  gloire  pour 
lui,  s'il  ne  fallait  singulièrement  réduire  les  hon- 
neurs qu'on  prodigue  aujourd'hui  à  ce  titre  II  ne 
suffit  pas,  en  effet,  d'être  le  premier  à  apercevoir 


SA    PART    DANS    L  ŒUVIiE    DU    XMlr    SIECLE.       135 

une  vérité  nouvelle  ou  plutôt  une  face  nouvelle  de 
la  vérité.  Il  faut  encore  (et  c'est  ici  qu'un  don  par- 
ticulier, très  rare,  est  nécessaire),  il  faut  savoir  la 
revêtir  de  la  forme  la  plus  expressive,  la  plus  syn- 
thétique, et  en  apercevoir  les  plus  lointaines  con- 
séquences. On  est  surpris  parfois  de  reconnaître 
que  des  idées  ont  traîné  })ar  le  monde  avant  qu'un 
penseur  de  génie  les  ramassât,  les  inventât  à  nou- 
veau, j)Our  ainsi  dire,  par  le  seul  fait  de  leô  avoir 
dégrossies,  mises  sous  leur  aspect  le  plus  sédui- 
sant et  dans  leur  plus  vive  lumière.  En  telle  ma- 
tière donc,  l'antériorité  de  la  découverte  n'est  pr.s 
le  princijial  mérite  et  ne  justifie  pas  les  plus  grands 
privilèges. 

Vauvcnargues  a  tiré  de  son  propre  fonds  quel- 
ques idées  ([ui  devaient  faire  fortune  dans  son 
temps;  il  en  a  rencontré  d'autres  sur  son  chemin 
qu'il  a  relevées ,  dont  il  a  même  commencé  le 
travail,  mais  dont  il  n'a  ])as  su  tailler  toutes  les 
facettes  et  qui  restent  à  l'état  inachevé  dans  son 
œuvre. 

Je  rangrerai  dans  cette  dernière  catégorie  ses 
vues  sur  la  politique.  Elles  sont  éparses  dans  ses 
divers  écrits,  dans  ses  Maximes  surtout,  le  temps 
lui  ayant  manqué  pour  les  coordonner  et  les  dévc- 
lop|)er.  C'eiit  été,  j'imagine,  un  chapitre  du  grand 
ouvrage  qu'il  projetait  sur  la  Connaissance  de  l'es- 
prit Itiunaiii  dont  nous  n'avons  (|ue  V Introduction; 


136  VAUVENARGUES. 

car,  par  les  notions  générales  qu'elle  comporte 
et  par  les  problèmes  moraux  qu'elle  soulève,  la 
science  de  gouverner  les  hommes  lui  paraissait 
éminemment  philosophique. 

Ses  idées  à  cet  égard  traduisent  toutes  le  besoin 
dune  grande  réforme  politique  et  sociale,  réforme 
à  opérer  par  le  haut,  par  cette  nol)lesse  dont  il 
admet  et  glorifie  le  princijie,  mais  dont  il  condamne 
l'insuffisance,  l'égoîsme,  la  mollesse  et  la  frivolité. 
Il  sentait  que  l'état  de  choses  dans  lequel  il  vivait 
était  irrémédiablement  atteint  et  n'avait  plus  la 
force  de  subsister;  il  apercevait  les  causes  de  cette 
décadence  de  l'Etat;  mais  il  n'osait  les  nommer  : 
«  Quand  les  maladies,  écrivait-il,  sont  au  point 
qu'on  est  oblige  de  s'en  taire  et  de  les  cacher  au 
malade,  alors  il  y  a  peu  d'espérance,  et  le  mal  doit 
être  bien  grand  ». 

Ces  considérations  n'étaient  pas  absolument  nou- 
velles. Dès  le  début  du  siècle,  du  vivant  même  de 
Louis  XIV,  beaucoup  de  bons  esprits,  très  sen- 
sibles aux  défauts  et  aux  excès  d'un  si  long:  rèsrne, 
se  préoccupaient  sérieusement  d'établir  dans  l'État 
une  règle  moins  despotique  et  de  supprimer  les 
abus.  Fcnelon,  A'auban,  Boulainvilliers,  l'abbé  de 
Saint-Pierre,  Saint-Simon  —  })our  ne  citer  que  les 
princijjaux  noms,  —  estimaient  et  professaient 
«pi'une  grande  réforme  était  nécessaire  au  bien 
public.    ]\liraljcau,  le   confident  de   Vauvenargues, 


SA    PART    DANS    L  ŒUVRE    DU    XVIH"    SIECLE.       137 

s'était  épris  de  ces  idées  de  réaction  avec  l'ardeur 
qui  l'animait  dans  toutes  ses  entreprises;  mais  il  y 
portait  —  il  faut  le  reconnaître  —  des  qualités 
d'ordre  pratique  supérieures  à  celles  de  son  ami, 
c'est-à-dire  un  sens  plus  vif  de  la  réalité,  un  coup 
d'œil  plus  juste  sinon  plus  étendu,  enfin  des  con- 
naissances plus  exactes  et  plus  méthodiques. 

Quelques  critiques  se  sont  plu  à  se  figurer  Vau- 
venargues  venant  au  monde  cinquante  années  plus 
tard  et  se  sont  demandé  quel  rùle  il  eût  joué  dans 
la  Révolution.  Ces  sortes  de  questions  sont  très 
délicates  et  un  peu  vaines,  car  les  réponses  qu'on 
y  fait  laissent  une  place  trop  grande  à  la  fantaisie 
et  comportent  trop  de  réserves.  Et  puis,  l'on 
s'expose  toujours  à  défigurer  les  personnages  qui 
en  sont  l'objet,  à  les  tirer  à  soi  dans  le  sens  de  ses 
sympathies  et  de  ses  préférences. 

Sainte-Beuve  s'est  représenté  Vauvenargues  sous 
les  traits  de  quelqu'un  des  jeunes  enthousiastes 
de  la  première  heure  dont  le  ca-ur  et  les  mains  res- 
tèrent purs,  et  a  cru  le  reconnaître  comme  en  un 
autre  lui-même  dans  André  Chénier,  dont  il  ra[)- 
pelle,  en  effet,  quelques  traits  par  un  mélange  de 
hardiesse  et  de  modération  et  par  les  qualités 
nobles  du  caractère.  Mais  un  morceau  important 
(le  portrait  du  Scdiiicux),  encore  inédit  lors(jue 
Sainte-Beuve  formulait  cette  opinion,  a  permis  à 
un    autre    critique   de    l'apercevoir    bien    au    delà 


138  VAUVEXAnOUES. 

d'André  Cliénier  et  de  retrouver  sa  phj'siononiie 
jusque  dans  le  petit  groupe  des  jeunes  fanatiques 
qui  entouraient  Saint-Just.  Les  discours  qu'il  fait 
tenir  à  Clodius  le  Séditieux  :  «  De  tous  les  change- 
ments inévitables,  il  n'en  est  aucun  qui  ne  se  fasse 
par  la  force,  et  celui  qui  sait  oser  de  grandes 
choses  l'emporte  sur  celui  qui  n'a  ni  la  hardiesse 
de  les  concevoir  ni  la  force  de  les  exécuter  «  ;  — 
certaines  maximes  telles  que  celle-ci  :  «  11  faut 
[)erraettre  aux  hommes  de  faire  de  grandes  fautes 
contre  eux-nicmes  pour  éviter  un  plus  grand  mal, 
la  servitude  »;  —  certaines  réflexions  sur  a  les  bas 
fonds  »  de  la  société  qui  dénotent  en  lui  l'instinct 
de  la  foule;  —  sa  folle  passion  pour  l'action  auda- 
cieuse et  démesurée;  —  d'autres  indices  encore 
donnent  à  penser,  en  effet,  que  Vauvcnargues  eût 
été  parmi  les  esprits  les  plus  hardis  et  les  plus 
entreprenants  de  la  Révolution.  Encore  faut-il 
admettre  que  l'expérience  des  faits  n'aurait  pas, 
dès  le  début,  au  temps  même  de  la  Constituante, 
changé  singulièrement  ses  idées,  et  (jue  le  sjiec- 
tacle  des  premiers  excès  n'aurait  pas  soulevé  d'in- 
dignation son  cœur  honnête  et  pur. 

Pour  moi,  dans  cet  ordre  d'hypothèses,  ce 
n'est  pas  comme  homme  politique  (jue  j'aime  a 
me  figurer  ^'auvenargues  pendant  la  Révolution. 
Je  me  le  représente  de  préférence  dans  la  car- 
j-ière  (jui  avait  été  réellement  la  sienne  autrefois; 


VALVEXARCIES    PnECUKSFAR    DE    ROUSSEAU.       139 

je  date  des  jours  sombres  de  1793  la  belle  lettre 
qu'il  écrivait  à  Saint-Vincens,  en  novembre  174G, 
à  la  nouvelle  de  l'invasion  de  la  Provence  par 
les  Impériaux;  je  le  vois  reprenant  du  service, 
poussé  raj)idement  aux  premiers  grades,  réunis- 
sant en  lui  les  qualités  charmantes  et  généreuses 
d'un  IMarceau  ou  d'un  Hoche,  admirable  d'élan 
et  d'héroïsme  dans  les  combats,  mais  n'atteignant 
pas  tout  à  fait  au  rang  supérieur  des  Masséna  et 
des  Augereau,  et  inhabile  peut-être  dans  la  science 
du  conseil  et  du  grand  commandement;  et  je  le 
vois  aussi,  un  soir  de  bataille,  à  Lonato  ou  à 
Rivoli,  mourant  comme  Joubert  à  Xovi,  comme 
Desaix  à  Marengo,  avec  un  rayon  de  pure  gloire, 
dans  celte  heure  unique  et  radieuse  de  notre 
histoire. 

Mais  c'est  à  un  tout  autre  point  de  vue  qu'il  se 
faut  placer  pour  apprécier  le  rôle  vraiment  ori- 
ginal de  Vauvenargues  et  lui  assigner  son  rang 
dans  notre  littérature  morale.  Son  principal  titre, 
trop  négligé  justpi'ici,  à  la  mémoire  de  la  posté- 
rité est  d'avoir  annoncé  clairement  l'homme  qui 
a  laissé  la  trace  la  plus  profonde  dans  le  xviii"  siè- 
cle et  dont  les  idées  ont  ])orlé  a|)rès  lui  les  j)lus 
lointaines  conséquences,  ^'auvenargucs  a  été  le 
précui'seur  de  Rousseau  ,  la  première  épreuve 
pour  ainsi  dire  de  ce  singulier  génie,  une  de  ces 
ébauches  heureuses  par  lesquelles  la  nature,  agis- 


140  VAUVEXARGUES. 

sant  dans  le  monde  moral  comme  dans  le  monde 
physique,  semble  s'essayer  avant  de  réaliser  ses 
grandes  créations. 

Que   de  traits  communs,   en  effet,   soit  dans  le 
tempérament,  soit  dans  les  idées! 

Et  d'abord,  mêmes  facultés  maîtresses  :  la  sen- 
sibilité et  l'imagination.  Chez  l'un  comme  chez 
l'autre,  l'émotion  offre  au  même  degré  le  carac- 
tère de  vivacité  impérieuse  et  communicative;  car 
ce  qui  a  manqué  à  Vauvenargues,  ce  qui  a  fait  l'ex- 
traordinaire éloquence  de  Rousseau,  c'est  moins 
l'originalité  ou  la  profondeur  des  sentiments  que 
la  rigueur  de  la  logique,  Tuirt  de  la  controverse, 
et  ce  génie  de  l'abstraction  qui  crée  les  symboles 
et  agit  sur  les  âmes.  Quant  à  l'imagination,  on  a 
vu  par  ce  qui  précède  à  quel  point  elle  était  puis- 
sante chez  Vauvenargues,  comme  elle  le  portait 
rapidement  aux  chimères,  comme  elle  le  disposait 
à  l'utopie.  Mais  ce  qui  le  rapproche  plus  encore 
de  Rousseau,  c'est  la  forme  romantique  que  cette 
faculté,  aussitôt  qu'elle  s'éveillait,  donnait  à  sa 
pensée.  Il  adorait  la  rêverie,  «  parce  que,  disait-il, 
l'àme  agit  beaucoup  dans  ce  repos  »  ;  il  se  laissait 
aller  volontiers  à  la  mélancolie;  et  il  songeait  qu'il 
y  aurait  du  charme  à  «  se  promener  toute  la  nuit 
sur  les  ruines  (de  la  Campagne  romaine),  à  s'asseoir 
parmi  les  tombeaux  et  à  interroger  ces  débris  ». 
Enfin,  dans  un  personnage  de  ses  Caractères  qui 


VAUVEXARGUES    PRECURSEUR    DE    ROUSSEAU.       141 

n'est  sans  doute  que  lui-même,  on  trouve  réunis 
déjà  les  principaux  traits  de  l'état  d'âme  roman- 
tique, exagération  de  la  sensibilité,  besoin  inces- 
sant d'émotions  fortes  et  nouvelles,  abus  de  l'analj'se 
personnelle,  habitude  du  dédoublement  intime  : 
«  Hégésippe  passe  avec  rapidité  d'un  sentiment 
violent  dans  son  contraire,  et  ses  passions  s'épui- 
sent par  leur  propre  vivacité.  Il  est  sujet  à  se 
repentir  sans  mesure  de  ce  qu'il  a  désiré  et  exécuté 
sans  modération;  prompt  à  s'enflammer,  il  ne  peut 
subsister  dans  l'indiff'érence;  quand  les  choses  lui 
manquent,  son  imagination  ardente  l'occupe  en 
secret  des  objets  que  son  cœur  demande,  et  toutes 
ses  visées  sont  extrêmes  comme  ses  sentiments;  il 
estime  peu  ce  qu'il  ne  désire  ou  n'admire  point,  et 
il  regarde  sans  intérêt  ce  qu'il  ne  regarde  pas  avec 
passion.  Il  passe  avec  rapidité  d'une  idée  à  une 
autre,  et  il  épuise  en  un  instant  le  sentiment  qui 
le  domine;  mais  personne  n'entre  avec  plus  de 
vérité  dans  le  personnage  que  ses  passions  lui  font 
jouer,  et  il  est  presque  sincère  dans  ses  artifices, 
parce  qu'il  sent,  malgré  lui,  tout  ce  qu'il  veut 
feindre  ^  » 

Si,  maintenant,  des  facultés  naturelles  on  passe 
aux  idées  acquises,  comme  la  ressemblance  se  pré- 
cise! 

1.  Caractères,  24. 


142  VAUVEXARGUES. 

En  morale,  tous  deux  ont  réhabilité  l'homme, 
conçu  la  même  notion  du  devoir,  repoussé  la  doc- 
trine de  l'intérêt,  fait  appel  à  la  passion  et  professé 
le  culte  de  l'enthousiasme.  Quatre  ans  avant  Rous- 
seau, les  belles  pages  du  Discours  sur  le  caractère 
des  différents  siècles  semblent  déjà  répondre  à  la 
fameuse  question  de  l'Académie  de  Dijon  :  «  Si  le 
rétablissement  des  sciences  et  des  arts  a  contribué 
à  épurer  les  mœurs  ».  «  Ce  n'est  pas  la  pure 
nature  qui  est  barbare,  s'écrie  Vauvenargues,  c'est 
tout  ce  qui  s'éloigne  trop  de  la  belle  nature  et  de 
la  raison Je  sais  que  nous  avons  des  connais- 
sances que  les  anciens  n'avaient  pas  :  nous  sommes 
meilleurs  philosophes  à  bien  des  égards;  mais 
pour  ce  qui  est  des  sentiments,  j'avoue  que  je 
ne  connais  guère  de  peuple  ancien  qui  nous  cède. 
C'est  de  ce  côté-là,  je  crois,  qu'on  peut  bien  dire 
qu'il  est  difficile  aux  hommes  de  s'élever  au-dessus 
de  l'instinct  de  la  nature.  Elle  a  fait  nos  âmes 
aussi  grandes  qu'elles  peuvent  le  devenir,  et  la 
hauteur  qu'elles  empruntent  de  la  réflexion  est 
ordinairement  d'autant  plus  fausse  qu'elle  est  plus 
guindée.  Tout  ce  qui  ne  dépend  que  de  l'àme  ne 
reçoit  nul  accroissement  par  les  lumières  de  l'es- 
prit, et,  parce  que  le  goût  y  tient  essentiellement, 
je  vois  qu'on  perfectionne  en  vain  nos  connais- 
sances; on  instruit  notre  ju>^enient,  on  n'clè^'e  point 
notre  goût.  iJétrompons-nous  donc  de  cette  grande 


VAUVEXARGUES    PRECUBSEUR    DE    ROUSSEAU.       143 

supériorité  que  nous  nous  accordons  sur  tous  les 
siècles.  »  Si  Vauvenargues,  moins  hardi  que  Rous- 
seau, ne  va  pas  jusqu'à  déclarer  que  les  sciences  et 
les  arts  engendrent  tous  les  vices  et  que  Thonime 
primitif  est  un  type  parfait  de  simplicité  et  d'inno- 
cence ,  du  moins  est-il  le  premier  à  déclarer  que 
les  inventions  dont  les  peuples  modernes  sont  si 
fiers,  les  découvertes  de  la  science,  les  perfection- 
nements de  l'industrie,  importent  peu  au  progrès 
moral  de  l'humanité  ;  que  les  âmes  simples  et 
ignorantes  des  temjjs  antiques  trouvaient  dans 
leurs  instincts  spontanés  autant  de  justice  et  de 
vérité  qu'on  en  a  réalisé  depuis,  aux  âges  de 
science  et  de  réflexion,  et  que,  dans  l'ordre  idéal, 
les  peuples  primitifs  ne  nous  étaient  pas  inférieurs. 

Avant  Rousseau  encore,  ^  auvenargues  a  voulu 
raviver  dans  la  société  corrompue  qui  était  celle 
de  son  temps  le  goût  du  vrai  et  du  naturel  :  «  La 
politesse  et  la  délicatesse,  poussées  au  delà  de 
leurs  bornes,  font  regretter  aux  esprits  naturels  la 
simj)licité  qu'elles  détruisent.  Nous  perdons  quel- 
quefois bien  plus  en  nous  écartant  de  la  nature 
que  nous  ne  gagnons  à  la  polir;  l'art  peut  devenir 
plus  barbare  que  l'instinct  qu'il  croit  corriger.  » 

Enfin,  avec  une  éloquence  digne  de  l'auteur  de 
VE/uile,  ^'auvenargucs  a  tenté  aussi  de  réveiller, 
au  sein  de  la  société  la  plus  égoïste  qui  fut  jamais, 
les   émotions   douces   et   comj)atissantcs.    Le  prc- 


144  VAUVEXARGUES. 

mier  de  son  siècle,  il  a  revendiqué  les  droits  de 
l'âme  et  du  cœur.  Il  a  proclamé  «  la  nécessité 
inviolable  de  l'aumône  »  et  rappelé  cette  vérité 
évangélique ,  trop  méconnue  autour  de  lui ,  que 
«  le  pauvre  a  une  âme  comme  nous,  qu'il  a  même 
Dieu,  même  culte  et  même  patrie  ». 

Et  si  l'on  veut,  par  d'autres  traits  encore, 
rapprocher  Vauvenargues  de  Rousseau ,  faut-il 
rappeler  qu'en  politique  tous  deux  ont  associé  un 
vif  instinct  d'indépendance  à  un  esprit  généreux  de 
réforme,  et  conçu  le  rêve  d'un  ordre  social  plus 
équitable  et  de  mœurs  plus  douces  ;  —  qu'en  reli- 
gion, l'un  et  l'autre,  ayant  perdu  la  foi,  sont  reve- 
nus au  sentiment  religieux  par  la  souffrance  et 
l'imagination;  —  et  qu'il  n'est  pas  jusqu'aux  idées 
littéraires,  jusqu'au  style  enfin  où  leur  sensibilité 
ne  se  soit  traduite  souvent  par  des  formes  sem- 
blables. 

Une  si  étroite  parenté  intellectuelle  et  morale 
se  complète  et  s'explique  par  la  similitude  des 
conditions  dans  lesquelles  ces  deux  esprits  se 
sont  développés.  Vauvenargues  et  Rousseau  se  sont 
formés,  en  effet,  hors  de  toute  éducation  régulière. 
A  la  différence  des  autres  écrivains  du  siècle,  ils 
ne  sont  élèves  ni  de  Port-Royal,  ni  des  Jésuites, 
ni  des  Oratoriens  ;  ils  ne  sont  sortis  ni  du  collège 
Louis-le-Grand  comme  Voltaire,  ni  du  collège 
d'Harcourt  comme  Diderot,  ni  du  collège  Mazarin 


VAUVENARGUES    PRECURSEUR    DE    ROUSSEAU.       145 

comme  d'Alembert,  ni  du  collège  de  Navarre 
comme  Condillac.  Ce  n'est  pas  non  plus  un  ensei- 
gnement lent  et  méthodique,  ce  n'est  pas  l'étude 
des  tristes  grammaires  de  Regnier-Desmarais  ou 
des  froides  histoires  de  Lebeau  et  de  Crevier  qui 
leur  a  appris  à  connaître  l'antiquité  :  elle  s'est 
révélée  subitement  à  eux  dans  sa  pure  et  vive 
lumière,  le  jour  oii  un  Plutarque  torabé  entre 
leurs  mains  enflamma  leur  imagination,  et  leur 
mit  au  cœur,  avec  le  culte  des  grands  hommes, 
le  regret  de  la  vie  antique.  Et  plus  tard  encore, 
tandis  que  les  jeunes  écrivains  de  leur  âge  se  lan- 
çaient dans  le  monde  et  s'y  enivraient  de  faciles 
succès,  la  pauvreté  les  a  tenus  éloignés  tous  deux 
d'une  société  favorable  sans  doute  à  l'éclosion 
des  esprits  légers  et  brillants,  mais  absolument 
contraire  à  la  production  des  grandes  et  fortes 
individualités.  Ce  n  est  donc  ni  au  milieu  des 
livres  puisqu'il  a  suffi  d'un  seul  livre,  d'une  seule 
étincelle  j)our  allumei"  en  eux  le  foyer  intérieur 
qui  illumina  toute  leur  vie;,  ni  au  milieu  des  salons 
littéraires,  que  s'est  formée  leur  âme,  mais  dans 
l'expérience  précoce  de  la  réalité,  [)ar  la  réflexion 
solitaire  et  le  recueillement.  Ainsi  s'explique  cette 
Maxime  qu'on  ne  s'étonnerait  point  de  lire  dans 
les  Confessions  :  «  C'est  dans  notre  propre  esprit, 
et  non  dans  les  objets  extérieurs,  que  nous  aper- 
cevons la   ]>lupait  des  choses;  les  sots  ne  connais- 

10 


146  VAU  VEXAI»  GUES. 

sent  presque  rien  parce  qu'ils  sont  vides,  et  que 
leur  cœur  est  étroit  ;  mais  les  i^randes  âmes  troin>e/it 
en  elles-mêmes  un  grand  nombre  de  choses  e.rtc- 
rieures;  elles  n'ont  besoin  ni  de  lire,  ni  de  voyager, 
ni  d'écouter,  ni  de  travailler  pour  découvrir  les 
plus  hautes  vérités  ;  elles  n'ont  qu'à  se  replier 
sur  elles-mêmes,  et  à  feuilleter,  si  cela  se  peut 
dire,  leurs  propres  pensées  '.  »  C'est  cette  pra- 
tique de  la  vie  intérieure  qui  est  le  secret  de  la 
commune  originalitc-  de  Vauvenargues  et  de  Rous- 
seau; de  là,  chez  tous  les  deux,  celte  puissance 
des  impressions  personnelles,  cette  vivacité  de 
l'émotion,  cette  hardiesse  de  la  conscience,  ce 
sérieux  de  la  pensée. 

C'est  un  grand  dommage  que  Vauvenargues  n'ait 
pas  vécu  seulement  quelques  années  de  plus,  et 
connu  Rousseau.  Le  véritable  maître  et  ami  qu'il 
lui  fallait,  en  effet,  ce  n'était  pas  Voltaire,  c'était 
Jean-Jacques.  Voilà  celui  dont  l'influence  eût  été 
vraiment  propice  et  féconde.  Sous  son  inspiration, 
toutes  les  qualités  en  germe  dans  les  Réflexions 
et  Maximes  se  fussent  épanouies,  et  celles  qui  s'y 
montrent  déjà  en  fleur  eussent  porté  fruit.  Une 
frondaison  luxuriante  et  des  tiges  robustes  eussent 
apparu  là  oii,  faute  d'un  souffle  vivifiant,  n'ont 
poussé  qu'un  feuillage  clairsemé  et  des  rameaux 
un  peu  frêles. 

1.  Rv lierions  et  Maximes,  :î()(j. 


VAUVEXARGUES    PRECURSEUR    DE    ROUSSEAU.       147 

En  retour,  quel  parfait  disciple  Rousseau  aurait 
eu  dans  Vauvenargues  !  —  non  pas  un  de  ces  dis- 
ciples qui  ne  sont  que  la  pâle  copie  et  la  contre- 
façon du  modèle,  quand  ils  ne  le  compromettent 
point  par  leurs  excès,  —  mais  un  de  ceux  qui,  ne 
gardant  du  maître  adoptif  que  l'inspiration  pre- 
mière,  entretiennent  pour  ainsi  dire  la  flamme  de 
sa  pensée  par  leur  propre  flamme,  confirment  et 
garantissent  sa  parole  par  leur  autorité  person- 
nelle, et,  véritables  héritiers  de  son  œuvre,  s'atta- 
chent à  la  dévelop})er  et  à  l'élucider  plutôt  qu'à 
l'imiter. 

Et  Vauvenargues  n'eût  pas  été  seulement  le  dis- 
ciple parfait  selon  l'esprit,  il  eût  été  aussi  le  dis- 
ciple chéri.  Une  douce,  une  bienfaisante  influence 
se  fût  communiquée  de  son  àme  à  celle  de  Rous- 
seau; son  charme  pénétrant,  sa  tendresse  exquise 
et  ingénieuse  eussent  plus  d'une  fois  apaisé  les 
souffrances,  adouci  les  rancunes  de  ce  grand  génie 
toujours  inquiet  et  malheureux;  il  lui  aurait  répété 
ce  qu'il  se  disait  à  lui-même  dès  qu'un  peu  d'amer- 
tume lui  venait  aux  lèvres  :  «  Il  faut  être  humain 
par-dessus  toutes  choses;  il  faut  tâcher  d'être  bon, 
de  calmer  ses  passions,  de  posséder  son  âme., 
d'écarter  les  haines  injustes  et  d'attendrir  son 
humeur  autant  que  cela  est  en  nous  ».  Et  Jean- 
Jacques  l'eût  aimé  aussi  dune  affection  délicate  et 
profonde,  comme  il  aima  ivo])  tard   lj«.'i-nardin  de 


148  VAUVENARGUES. 

Saint-Pierre,  comme  il  savait  aimer  quand  il  osait 
épancher  son  cœur  sans  "défiance  et  que  nulle 
crainte  ne  troublait  son  âme. 

Ainsi  ,  que  l'on  considère  l'œuvre  écrite  de 
Vauvenargues  ou  la  place  qu'il  lui  faut  assigner 
dans  notre  histoire  morale,  la  même  conclusion  se 
formule  :  le  jour  où  Vauvenargues  a  disparu,  de 
grandes,  de  légitimes  espérances  se  sont  évanouies 
avec  lui,  et  une  perte  immense  a  été  consommée. 

Les  morts  prématurées  de  ceux  qui  semblaient 
appelés  à  briller  dans  la  vie  de  l'esprit  ne  sont  pas 
toutes  également  déplorables  :  les  artistes  et  les 
poètes  ont  le  singulier  privilège  de  pouvoir  dispa- 
raître plus  jeunes  que  les  philosophes  elles  savants. 
C'est  que  la  pensée  spéculative  est  une  plante  plus 
tardive  et  qui  demande  des  soins  plus  réfléchis,  une 
culture  plus  lente  que  la  poésie  ou  le  sentiment 
esthétique.  Certes,  on  peut  regretter  les  belles 
œuvres  dont  un  André  Chénier,  un  Shelley,  un 
Leopardi ,  ont  emporté  le  secret  dans  la  tombe. 
]Mais  la  destinée  leur  fut  moins  cruelle  qu'il  ne 
semble,  car,  avant  de  disparaître,  ils  avaient  eu  le 
temps  de  donner  leur  fleur  et  leur  parfum.  Si  le 
Tasse  était  mort  à  trente  et  un  ans,  la  postérité  n'y 
aurait  perdu  ni  VAminta,  ni  les  RitJie  ainorose,  ni  la 
Gcriisalcinme  liberata,  et  le  génie  du  poète  y  eût 
gagné  de  n'être  |)as  déparé  ))ar  les  inspirations 
malheureuses  de  sa  muse  vieillissante. 


VALEUR    DE    SON    ŒUVRE.  149 

Mais  la  mort  prématurée  d'un  La  Boétie,  d'un 
Pascal  ou  d'un  Vauvenargues,  voilà  qui  est  à  tout 
jamais  désolant  et  irréparable;  là  se  révèlent  vrai- 
ment l'iniquité  et  l'indifférence  transcendantes  de 
la  nature.  Songez,  en  effet,  que  si  Descartes  et 
Bossuet  n'avaient  vécu  que  trente-cinq  ans,  il  fau- 
drait rayer  leur  nom  de  notre  littérature,  que,  dis- 
paraissant au  même  âge.  Voltaire  aurait  eu  pour 
seuls  titres  à  la  mémoire  de  la  postérité  ŒtUpt  et 
la  Henriade,  et  Rousseau  n'aurait  pas  laissé  une 
ligne  de  sa  main. 

S'il  fallait  donc  interpréter,  au  sens  étroit  de  la 
lettre,  le  précepte  que  chacun  doit  être  jugé  selon 
ses  œuvres,  il  n'en  serait  guère  de  plus  faux,  ni  de 
plus  immoral  *. 

A  ceux  qui  n'ont  eu  qu'un  jour,  qu'une  heure 
d'éclosion  brillante,  la  critique  doit  appliquer  des 
règles  et  une  mesure  particulières.  Dans  ces  esprits 
si  tôt  disparus,  ce  qu'il  faut  a|)précier,  ce  n'est  pas 
l'étendue  et  la  hauteur  du  vol,  c'est  la  hardiesse 
et  la  grâce  de  l'essor.  Tout  au  plus,  pour  rester 
dans  la  stricte  é<|uité  et  ne  pas  trop  accorder 
à  la  sympathie  qu'inspire  leur  destinée,  peut-on 
reconnaître  dans  leurs  œuvres  précoces  un  certain 


1.  '.'  Il  ne  faut  pas  mesurer  les  boinines,  dit  Vauvenar- 
gues, par  leurs  actions,  qui  sont  trop  dépendantes  de  leur 
fortune,  mais  par  leurs  sentiments  et  leur  génie.  »  Reflexions 
sur  divers  sujets,  §  49. 


150  VAUVENARGUES. 

caractère  d'inconscience  et  presque  de  nécessité. 
Qui  sait,  en  effet,  si  les  êtres  qui  sont  condamnés 
à  mourir  jeunes  • — ■  non  par  accident,  mais  parce 
qu'ils  portent  au  fond  et  dans  les  racines  de  leur 
organisme  des  germes  d'extinction  rapide  —  ne 
doivent  pas  à  cette  prédisposition  physiologique 
une  maturité  particulière  de  pensée  et  une  hyper- 
esthésie  extraordinaire  de  toutes  les  facultés  de 
l'àme  et  de  l'intelligence? 

C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  juger  Vauve- 
nargues.  Son  œuvre,  à  ne  l'examiner  qu'en  elle- 
même,  ne  peut,  dans  la  rigueur  du  langage  cri- 
tique, être  dite  de  premier  ordre.  Originale  sous 
bien  des  rapports,  dictée  par  l'inspiration  la  plus 
haute,  écrite  d'un  st3'le  excellent,  elle  est  trop  sou- 
vent faible  par  la  pensée,  incomplète,  inégale,  obs- 
cure ou  contradictoire.  Quelle  que  soit  la  noblesse 
du  sentiment  qui  l'anime,  elle  n'est  jamais  d'une 
exécution  accomplie  et  définitive;  cette  beauté 
radieuse  et  épanouie  qui  caractérise  les  créations 
supérieures  de  l'art,  ces  parfaits  contours  qui  les 
dessinent  et  les  limitent,  cette  pure  lumière  qui  les 
éclaire,  n'apparaissent  dans  aucune  de  ses  parties. 
Si  même  le  vrai  moraliste  est  celui  qui  non  seule- 
ment possède  la  connaissance  pratique  de  l'homme 
social,  de  ses  instincts,  de  ses  passions,  de  ses 
vertus  et  de  ses  vices ,  mais  qui ,  s'élevant  au- 
dessus  de  ce  premier  résultat  de  l'expérience  et  de 


VALEUR    DE    SON    ŒUVRE.  151 

l'observation,  embrasse  le  monde  moral  dans  toute 
son  étendue  et  en  voit  les  rapports  avec  le  S3'stème 
entier  de  l'univers;  si  Pascal,  Nicole  et  Male- 
branche,  si  Spinoza  et  Kant  ont  mérité  ce  titre  — 
les  uns,  parce  que,  croyant  à  l'identité  de  la  vérité 
théologique  et  de  la  vérité  philosophique,  ils  ont 
pu  dire  :  «  La  religion,  c'est  la  vraie  philosophie  *  », 
les  autres  parce  qu'ils  ont  déduit  toute  la  morale 
d'une  conception  transcendante  des  idées  éternelles 
et  nécessaires,  —  Vauvenargues  n'est  pas  un  mora- 
liste. Dans  la  hiérarchie  des  artisans  de  la  pensée, 
sa  place  est  d'un  degré  au-dessous  :  elle  est  au 
premier  rang  de  cette  famille  d'esprits  dont  !Mon- 
taigne,  La  Rochefoucauld  et  La  Bruyère  sont  les 
plus  illustres  représentants  et  dont  la  brillante 
lignée  s'étend  jusqu'à  Saint-Evremond ,  Duclos , 
Chamfort,  Rivarol  même,  famille  d'observateurs 
[)lutôt  que  de  spéculatifs,  excellemment  propres  à 
étudier  l'homme  tel  ((u'il  se  montre  sous  leurs 
yeux,  à  démasquer  son  visage,  à  pénétrer  son  cœur, 
capables  encore  de  lui  indiquer  sinon  des  principes, 
du  moins  une  conduite  de  vie,  impuissants  toute- 
fois à  considérer  dans  sa  grandeur  le  problème  de 
la  destinée  humaine  et  à  en  poursuivre  la  solution. 
Mais  si  on  se  rappelle  que  le  peu  qui  nous  reste  de 
lui  a  été  entièrement  composé  dans  l'agitation  de  la 

1.  Maleljranfhe,   Traité  de  morale. 


152  VAUVENARGUES. 

vie  militaire  ou  dans  les  souffrances  de  la  maladie, 

—  si  l'on  s'abstient  surtout  de  comparer  cette  pre- 
mière expression  de  sa  pensée  juvénile  à  l'œuvre 
mûrie  et  arrêtée  des  grands  maîtres  du  x\u^  et  du 
xviii"  siècle,  parce  rpie  ces  puissants  esprits  ont 
donné  toute  leur  mesure  et  parcouru  toute  leur 
carrière,  tandis  que  lui  n'a  pu,  faute  de  temps  et 
d'espace,  se  déployer,  —  si  l'on  recherche  dans  ses 
écrits  hâtifs  moins  les  qualités  de  perfection  que 
les  gages  de  talent  et  même  les  promesses  de  génie, 

—  si  l'on  se  rappelle  enfin  qu'il  a  annoncé  par  des 
signes  certains  la  venue  prochaine  de  Rousseau, 
Vauvenargues  prend  alors  sa  juste  valeur  et  reçoit 
sa  véritable  physionomie. 

D'ailleurs,  en  dehors  de  ses  écrits  et  de  son 
influence  immédiate  sur  ses  contemporains,  d'au- 
tres titres  réclament  encore  en  sa  faveur  et  défen- 
dent sa  mémoire  contre  l'oubli  :  ils  sont  consignés 
dans  cette  œuvre  que  chacun  de  nous  laisse  après 
soi,  et  qui,  })Our  n'être  pas  condensée  dans  une 
forme  d'art  ou  de  littérature,  n'en  est  pas  moins 
réelle,  effective  et  durable,  œuvre  souvent  obscure 
et  inconsciente  oii  les  plus  illettrés  et  les  i)lus  hum- 
bles ont  réalisé  parfois  des  merveilles  de  grandeur 
et  de  délicatesse  morales. 

A  une  époque  égoïste  et  vaine  il  a  été  le  repré- 
sentant de  la  vie  sérieuse  et  désintéressée.  Dans 
un    temps    superficiel    et    dépravé   il    a    proclamé 


VALEUR    DE    SOX    ŒUVRE.  153 

que  la  chose  importante  par  excellence,  c'est  la 
noblesse  du  cœur,  il  a  professé  que  le  devoir  trou- 
vait en  lui-même  sa  récompense  et  que  «  ce  n'est 
pas  un  grand  mal  que  de  manquer  la  fortune  lors- 
qu'on peut  se  répondre  qu'on  l'a  méritée  ».  Enlin, 
il  a  laissé,  comme  le  dernier  et  le  plus  beau  cha- 
pitre de  son  œuvre,  le  souvenir  fortifiant  de  sa 
mort  si  calme,  si  digne  et  si  courageuse. 

De  telles  existences  ont  une  valeur  idéale  extra- 
ordinaire. Quelques  ligures  de  cet  ordre  apparais- 
sant de  temps  à  autre  suflisent  à  ennoblir  une  race. 
Au  point  de  vue  de  la  vie  profane,  elles  ont  une 
importance  et  une  utilité  supérieures  à  celles  des 
héros  de  la  vie  religieuse,  qui  trop  souvent  dépas- 
sent la  commune  mesure  de  l'homme  et  le  décou- 
ragent par  la  perfection  même  de  leur  beauté 
morale. 

Si  Yauvenargucs  n'avait  pas  vécu,  il  manquerait 
quelque  chose  à  la  grandeur  de  notre  tradition  lit- 
téraire, et  la  noblesse  de  l'âme  française  compterait 
un  quartier  de  moins. 


FIN 


TABLE  DES  MATIERES 


CHAPITRE   I 
Années  de  jeunesse.  Vie  militaire.   Vauvenargues 

ET   LE    MARQUIS  DE   MlRAHEAl 


CHAPITRE  II 

VaUVENARGUES    ÉCRIVAIN.    AmITIÉ    DE     VoLTAIRE.     DER- 
NIERES   ANNÉES 49 


CHAPITRE  III 

L'œuvre   de    Vauvenargues.  Ses  idées  philosophi- 
ques;   SA    CONCEPTION    DE    l'hoMME  ET  DE  LA  VIE...         87 


CHAPITRE  IV 

Origines  .moralls  et  littérauies  de  Vauvenargues. 
Sa  part  dans  l'œuvre  du  xviiic  siècle  ;  Vauve- 
nargues PRÉCURSEUR  DE  RoUSSEAU.  JUGEMENT  SUR 
SON    ŒUVKE   ET   SUR    SA   VIE 115 


Coulomiuit'rs.  —  Tv]).  P.   Hhodahd  et  Gallois. 


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