Vie de Mélanie
Bergère de la Salette
ÉCRITE PAR ELLE-MÊME EN IQOO
Son enfance
(1831-1846)
INTRODUCTION
PAR
LÉON BLOY
PARIS
MERGVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
VIE DE MÉLANIE
BIBLIOTHÈQUE
OUVRAGES DE LÉON BLOY
Le Révélateur du Globe 'Christophe Colomb el sa Béati-
ficaîion future . Préface de J. Barbey d'Aurevilly.
Propos d un Entrepreneur de Démolitions.
Le Pal, pamphlet hebdomadaire (les 4 numéros parus').
Le Désespéré, roman.
Christophe Colomb devant les Taureaux.
La Chevalière de la Mort [Marie-Antoinette).
Le Salut par les Juifs.
Sueur de Sang 1870-1871), avec un portrait de l'auteur
en 1893.
Léon Bloy devant les Cochons.
Histoires désobligeantes.
La Femme Pauvre, épisode contemporain.
Le Mendiant Ingrat (Journal de Léon Bloy).
Le Fils de Louis XYÎ, avec un portrait de Louis XVll,
en héliogravure.
Je M'accuse... Pages irrespectueuses pour Emile Zola
et quelques autres. Curieux portrait de Léon Bloy, à
18 ans.
Exégèse des Lieux communs.
Les dernières Colonnes de l'Eglise. {Coppée. — Le
R. P. Judas. — Brunetière. — Huysmans. — Bour-
get, etc.)
Mon Journal. (Dix-sept mois en Danemark), suite du
Mendiant Ingrat.
Quatre ans de Captivité à Cochons-sur-Marne, suite du
Mendiant Ingrat et de Mon Journal. Deux portraits
de l'auteur.
Belluaires et Porchers. Autre portrait.
L'Epopée Byzantine et G. Schlumberger.
La Résurrection de "Villiers de llsle-Adam.
Pages choisies 1884-1905). Encore un portrait.
Celle qui pleure (Notre-Dame de la Salette), avec gra-
vure.
L'Invendable, suite du Mendiant Ingrat, de Mon Journal
et de Quatre ans de Captivité à Cochons-sur-Marne .
Deux gravures.
Le Sang du Pauvre.
Le Vieux de la Montagne, suite du Mendiant Ingrat, de
Mon Journal, de Quatre ans de Captivité à Cochons^
sur-Marne et de V Invendable. Deux gravures.
FRAGMENT D UNE AUTRE LETTRE DE MELANTE
Carmel House, 14 avril i855.
Mes chers parents... Priez pour que je ne meure pas dans
mon lit, comme celle bonne sœur., mais que Von me coupe
la léle, el que l'on me déchire tout le corps pour Vamour
de mon Jésus. J'espère que cela arrivera bientôt ; je ne
puis pas m'empêcher de prier le bon Dieu pour que les
bons protestants viennent me tailler en pièces ou me faire
cuire dans un joli feu, el si après cela ils veulent me
manger, je serai très contente parce que au moins j'aurai
servi à quelque chose dans la vie de ce monde.
Je suis votre très respectueuse fille.
Marie de la Croix,
Victime de Jésus, religieuse carmélite.
MELANIE CALVAT, a soixante-douze ans
n\yj
Vie de Mélanie
Bergère de la Salette
ÉCRITE PAR ELLE-MÊME EN IQOO
Son enfance
(1831-1846)
INTRODUCTION
PAR
LÉON BLOY
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
Mr.Mxii,A$> 'C/>
Onjvers'fâ^
IL A ETE TIRE DE CET OUTRAGE :
Trois exemplaires sur Japon Impérial,
numérotés de I à S;
El vingt et un exemplaires sur Hollande Van Gelder,
numérotés de 4 à 24.
JUSTIFICATION DU TIRAGE
4 i 9
M105
DroUs de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
A MA TRES CHERE FILLE
MADELEINE
Voici le livre que je le réservais depuis longtemps.
11 est à peine de moi, puisque je n'en ai écrit que
V Introduction. Mais au-dessus de mes pages péris-
sables et mourantes où j'ai mis pourtant tout mon
cœur, tu verras l'âme, sublime et naïve comme le
ciel, de cette Bergère du Paradis dont je me déclare
le très humble présentateur.
Vouée par ta mère, avant ta naissance, à l'Imma-
culée Conception, Mélanie t'apprendra, mieux que
je ne puis le faire, que la Sainte Vierge fut, en vérité,
quand les monts et les abîmes n'étaient pas encore,
l'Unique Élue pour être, un jour, l'Unique Ressource
de Dieu, « le seul point de boue sans tache où le
Rédempteur pût poser son pied sur la terre ».
Rien que cette pensée grandissant chaque jour en
toi, te fera sainte, si tu le veux et — j'ose le dire —
quand même tu ne le voudrais pas.
L'Immaculée Conception est ton gouffre particu-
lier. Chacun a le sien. C'est l'abîme de lumière voulu
pour toi et dont tu ne pourras jamais sortir, ô bien-
heureuse enfant de mes tourments.
Fête de saint Michel archange, 1911.
LÉON Bloy.
INTRODUCTION
Ascende snperias.
Parmi les chrétiens qui ne rejettent pas le
miracle de la Salette, nul ne pourrait sans s'éle-
ver à l'héroïsme du ridicule, prétendre que les
deux Enfants Témoins ont pu être autre chose
que des instruments infirmes.
Universellement on tient pour vérité indiscu-
table qu'ils étaient, en 1846, de petits paysans
très grossiers, sinon imbéciles, choisis tels pour
faire éclater d'autant mieux l'évidence d'une
Révélation surnaturelle.
Tout au plus, à l'extrême rigueur, accorderait-
VIE DE MELANIE
on une lueur d'intelligence à Maximin qui ne
publia pas son Secret et qui est, par conséquent,
beaucoup moins gcnant que sa compagne. L'his-
torienne des premières années du pèlerinage,
Mlle des Brûlais, le représente comme un petit
garçon d'une vivacité extrême, ayant parfois, en
dehors de sa mission stricte de narrateur, des
saillies assez amusantes. Mais rien, absolument
rien n'est concédé à Mélanie.
C'est « une pauvre innocente^ une boudeuse,
une entêtée», incapable de comprendre quoi
que ce soit aux réponses, très souvent extraor-
dinaires, qui lui sont inspirées. Ainsi parlait
d'elle cette Mlle des Brûlais, personne excellente,
cela est certain, mais institutrice autant qu'on
peut l'être et vingt fois incapable de soupçonner
le mystère de cette vocation inouïe.
Après soixante-cinq ans, la glorieuse Mélanie,
morte en 1904, est plus vilipendée que jamais.
Quand le thème de l'idiotie n'a plus été tenable,
on a parlé d'imposture, de vagabondage, de
rébellion criminelle, de... mauvaises mœurs.
Des prêtres, des évêques même, qui auraient dû
recommander leurs âmes sans amour à cette
INTRODUCTION XI
vierge pleine de miracles, se sont, au contraire,
acharnés contre elle, quelques-uns jusqu'à en
mourir de rage ; rendant ainsi manifeste l'impor-
tance unique et la non pareille prédestination de
leur victime. On voit encore des ecclésiastiques
pouvant être crus respectables, que le nom seul
deMélanie déséquilibre jusqu'à la fureur. On est
même tenté de se demander si le nombre de ces
malades n'a pas augmenté.
Lorsque l'histoire de la Bergère sera connue,
on s'étonnera du chiffre incroyable des calom-
niateurs, obstinés jusqu'à Tapostasie inclusive-
ment; des désespérés, jusqu'à la mort dans les
convulsions, par la seule cause de l'existence
d'une très humble fille qu'on ne pouvait condam-
ner ou proscrire sans être frappé au cœur.
Cette histoire cachée plus d'un demi-siècle
avec une étonnante perfidie et infiniment peu
connue, est parmi les plus déconcertantes et
les plus tragiques. Je devais en être l'auteur et
je le serai peut-être un jour. Les indispensables
documents m'ayant été refusés, je suis, néan-
moins, par bonheur et par grâce insigne, en
possession de publier l'histoire, écrite par elle-
XII VIE DE MELAME
même, des premières années de sa vie, pour obéir
à l'un de ses confesseurs.
II
IMélanie avait alors soixanle-neuf ans et on
lui demandait d'écrire en français, chose diffi-
cile. Ayant habité, plus de vingt-cinq ans,
diverses contrées de Tltalie, habituée à parler
et à penser en italien, son récit ne pouvait
être qu'une traduction très naïve saturée d'ita-
lianismes involontaires. Aussi éloignée de Tart
d'écrire que de l'intention d'être agréable à qui
que ce fût, sa très simple narration est tellement
extraordinaire qu'on peut dire avec assurance
qu'il n'y a pas, dans Thistoire de tous les saints,
une autobiographie comparable. L'autobiogra-
phie d'une enfant !
Car Mélanie est redevenue pour cela une
petite enfant. Elle, si grande et si forte dans sa
correspondance de femme, quand elle regarde
le monde, s'interrompt alors complètement de
savoir que le monde existe. Elle n'en sait rien
INTRODUCTION XIII
vraiment elle n'a que faire d'en rien savoir. Elle
a trois ans, elle a quatre ans, elle a douze ans,
et, sans le vouloir, elle s'exprime comme pour-
rait le faire une enfant qu'on interrogerait à ces
différents âges. Elle ignore qu'il y a des lois
humaines, une histoire humaine, un océan de
choses autour d'elle. Elle ignore tout absolu-
ment, excepté Jésus enfant comme elle, visible
pour elle seule et la nécessité de se configurer
à lui par la souffrance. Elle est immergée dans
une ignorance lumineuse.
Lorsque le vicaire de la paroisse de Corps
entreprit de lui enseigner le catéchisme, elle
raconte qu'elle n'y comprenait rien, les mots
n'ayant pas de sens pour elle. La Lettre la tuait.
Qu'on se représente une habitante du Paradis
forcée de vivre sur terre, une petite créature,
confisquée, séquestrée dans les gouffres de
lumière; ayant reçu, par infusion, la théologie
la plus sublime, en même temps qu'une injonc-
tion infinie de n'être rien ; instruite par Jésus en
personne qu'elle voyait, presque chaque jour,
sous la forme d'un enfant et qu'elle nommait
familièrement son «petit frère » ; transférée par
2
XÎV VIE DE MELANIE
lui — combien de fois î — dans les palais ini-
maginables du ciel; stigmatisée dès l'âge de
trois ans et, sans même le savoir, opérant,
comme on respire, les miracles des plus grands
saints; — qu'on l'imagine, cette petite monta-
gnarde du Dauphiné descendue à peine des
montagnes de la Liturgie des cieux, interrogée
sur les rudiments par un bonhomme de prêtre
aussi éloigné d'elle, en réalité, qu'il pouvait
l'être des fournaises de cette prodigieuse étoile,
à peine visible encore, sur laquelle, depuis des
milliers d'années, se précipite, assure-t-on,
notre système solaire I...
« On l'envoyait ramasser du bois », dit-elle.
Alors elle voyait « la Création des Anges innom-
brables, la rébellion d'un grand nombre, la
Création d'Adam et d'Eve et leur chute... «
Que faire d'une pareille enfant ? Elle venait à
peine de naître et déjà sa mère la haïssait. Cette
haine étrange, hyperbolique, monstrueuse, que
la narratrice par obéissance est bien forcée de
mentionner tout en l'excusant; cette aversion
totale et soudaine pour une fille désirée avant
s ^naissance, fut elle-même une sorte de pro-
INTRODUCTION XV
dige, explicable seulement par la conjecture
d'une sorte de prévision qu'aurait eue cette mère
de la destinée surnaturelle de son enfant.
Ignorante et rudimentaire comme une barbare
qu'elle était, un tel pressentiment, s'il exista,
dut l'affoler, Paccabler d'épouvante, la pétrir
d'horreur. Obscurément, elle dut supposer cette
fille de sa chair conçue et engendrée, pour son
désespoir, de quelque démon... Toute la vie de
Mélanie a été une continuation de cette épou-
vante et de cette horreur, et maintenant qu'elle
a disparu, cela dure encore, la société chrétienne
lui ayant été marâtre autant que sa mère.
On ne peut rien lire déplus bouleversant que
le cri de cette abandonnée de trois ans à qui
son petit Frère lumineux, soudainement apparu,
promettait une maman. — « Une maman ! »
s'écria-t-elle en pleurant, « j'ai donc une
maman ! » Sa mère l'avait jetée à la porte,
comme tant d'autres fois ensuite, au milieu de
la nuit, par la pluie torrentielle !...
Je le répète, elle avait alors trois ans et pou-
vait à peine marcher. Elle se traînait dans un
bois et y passait des nuits, des jours, des se-
XVI VIE DE MELANIE
maines entières, nourrie seulement de ce que
lui donnait son merveilleux Frère, sans que per-
sonne pût la rencontrer ni l'apercevoir, étant
devenue invisible et intangible, transportée sou-
vent dans les habitacles dont saint Paul n'osait
pas parler.
Quand elle reparaissait à la maison paternelle,
c'était pour y recevoir les traitements horribles
de sa mère qui ne voulait pas qu'elle fût la
sœur de ses frères, exigeant de ceux-ci qu'ils ne
la nommassent que la Muette^ la Louve, la Sau-
vage^ et la rejetant dehors aussitôt que l'absence
du père le lui permettait. Il fallut un miracle de
tous les jours pour que cette petite fille ne
mourût pas.
Elle avait environ six ans lorsque, pour s'en
débarrasser, on en fit une bergère en service
chez des étrangers. Alors, commencèrent de
nouveaux prodiges tels, en vérité, qu'on peut
demander s'il y a jamais eu de sainte aussi
constamment, aussi exceptionnellement favo-
risée. Il suffirait peut-être de signaler l'endroit
inouï où elle raconte les visites que lui faisaient
les bétcs de la monta«rne :
INTRODUCTION XVII
,.. Quelquefois, particulièrement quand la neige
couvrait encore les cimes des montagnes, les loups,
les renards, les lièvres cherchaient à manger; alors
je leur distribuais mon pain et ces bêtes étaient con-
tentes; puis je leur parlais du Bon Dieu... Mon très
Révérend et très cher Père, il m'est difficile de me
rappeler ce que je disais à ces bêtes. Je sais qu'elles
m'ont fait honte plusieurs fois par leur obéissance
à moi, ver de terre de qui elles n'attendaient rien. Je
racontais à ces animaux leur création par la parole
toute-puissante de notre Dieu éternel comme me
l'avait enseignée mon bon Frère et je les engageais
à chercher partout leur nourriture, sans causer de
préjudice aux hommes, leurs maîtres et leurs rois
parce qu'ils sont créés à l'image de Dieu par les puis-
sances de leurs âmes et sont encore les images de
Jésus-Christ par leurs corps, etc., etc. En premier
lieu un loup venait tous les jours et je lui enseignais
ce que je pouvais. Cependant cela ne me plaisait pas
beaucoup parce qu'il ne pouvait, comme l'homme,
aimer d'un amour de connaissance et désintéressé.
Il me rendait service en ce sens que, parfois, j'au-
rais voulu pousser de hauts cris pour inviter tous les
hommes de la terre à louer, aimer et glorifier notre
divin Sauveur Jésus qui nous a infiniment aimés en
donnant sa vie pour nous sauver...
Bientôt augmenta le nombre des loups, des re-
nards, des lièvres; trois pelits chamois, une nuée
XVIÎI VIE DE MELANIE
d'oiseaux venaient tous les jours, et alors faute
d'hommes à qui parler du Bon Dieu, la Louve leur
prêchait, puis on chantait le cantique : « Goûtez,
âmes ferventes... » Tous donnaient signe de grande
attention et inclinaient la tête aux très saints Noms de
JÉSUS et de Marie.
Les loups venaient ensemble à l'heure fixée ; les
renards venaient ensemble ainsi que les lièvres, les
chamois elles oiseaux. fUn serpent vint aussi, mais
fut renvoyé.) Une fois arrivé, chacun de ces ani-
maux prenait la place qui lui avait été assignée et
écoutait. Puis dès qu'ils entendaient la fin qui était
à peu près celle-ci : « Sit nomen Domini benedic-
tum ! », ils faisaient les fous; surtout les renards fai-
saient des espiègleries à leurs confrères loups ; ils
les mordaient à l'oreille, à la queue; ils donnaient
des tapes avec leurs pattes aux lièvres et les faisaient
rouler ; ils tiraient en arrière les petits chamois par
leur petites queues, etc. Dès que jeteur disais de se
retirer, tous partaient...
On croirait lire les Fiorefti, mais combien
d'autres choses encore !
Je ne résiste pas au désir de citer un miracle
très ditTérent dont le caractère biblique m'a for-
tement impressionné :
INTRODUCTION XIX
Un jour, j'étais allée un peu loin pour faire
paître mes vaches, quand, vers l'après-midi, se dé-
chaîna une grande tempête : les tonnerres grondaient
incessamment tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, la
pluie tombait à torrents; je pris le chemin du village
avec mes vaches; j'aurais voulu pouvoir faire autant
de mille millions d'actes de louange et d'amour de
mon cher Jésus qu'il tombait de gouttes d'eau. Arri-
vées à un certain endroit, mes vaches s'étaient arrê-
tées et voulaient revenir en arrière. C'était le ruisseau
qui avait eu une crue énorme, étant situé entre deux
montagnes qui lui donnaient leurs eaux. Dans les
temps de pluies ordinaires, en faisant rouler des
grosses pierres dans le ruisseau, les personnes pou-
vaient le passer, en allant d'une pierre à une autre;
et les vaches pouvaient passer aussi sans grand
danger de se noyer. Mais, ce jour-là, c'était humai-
nement impossible. L'eau était très haute et elle
descendait avec fracas, emmenant avec elle des
pierres, des rochers et des arbres, et cette eau était
bourbeuse. J'étais bien dans la peine. Je voyais que
mes bêtes souffraient et étaient effrayées. Je m'a-
dresse à ma maman, je lui expose ma crainte. De
fait mes vaches ne m'appartenaient pas, et s'il leur
arrivait malheur, c'est moi qui devais en rendre
comptée mon bon Dieu. En un instant je vois mon
cher Frère près de moi qui me dit : « Ma sœur,
n'ayez pas peur, venez. » Aussitôt je fais retourner
XX VIE DE ^IHLAME
mes vaches près du torrent en furie, puis je vais près
de l'eau et mon petit Frère lève son bras droit sur le
torrent. Il y fit comme un grand signe de croix et
aussitôt le torrent resta coupé du côté où il descen-
dait. Mon Frère me dit : « Passez, ma sœur. » Je lui
dit : « Attendez, mon Frère, que je fasse vite passer
mes vaches ; et vous, mon Frère, passez aussi, pas-
sons ensemble. » Et nous nous donnâmes la main.
Nous avons tous passé et arrivés à l'autre bord, je
n'ai plus vu mon cher Frère. Dès que le torrent se
coupa, le bruit et le fracas qu'il faisait s'arrêta tout à
coup pour recommencer quand nous eûmes traversé.
Je l'ai dit et il importe de ne pas l'oublier,
Mélanie écrivait ces choses, forcée par l'obéis-
sance et tout à fait à contre-cœur. On doit donc
supposer le strict nécessaire, c'est à-dire l'omis-
sion volontaire ou involontaire d'une multitude
de faits analogues pouvant être considérés par
elle comme accessoires ou simplement itératifs
et par conséquent négligeables.
D'ailleurs son incroyable simplicité qui a
été jusqu'au point d'ignorer la différence des
sexes, même lorsqu'elle était devenue une vieille
femme — ignorance qui était une autre sorte de
miracle, — cette simplicité, qu'on pourrait
INTRODUCTION XXI
nommer angélique, ne lui permettait pas tou-
jours de séparer le naturel du surnaturel dans
les choses de pure contingence. En d'autres
termes elle pouvait et devait croire très ordi-
naires certains effets qui, pour d'autres, eussent
été Toccasion d'une admiration ou d'une stupeur
indicibles.
Elle voyait et sentait en Dieu. Elle était forcée
de passer, si on peut dire, à travers Dieu, de
percer une triple cloison de lumière pour arriver
aux choses sensibles, aussi peu discernables pour
elle que les pauvres meubles du laboureur quand
il revient ébloui du grand soleil de la moisson.
Cela est particulièrement observable quand son
confesseur lui demande le détail de certaines
guérisons miraculeuses et surtout quand il lui
faut parler de ses stigmates qu'elle paraît
cependant avoir cru le privilège de tous les chré-
tiens sans exception. « Si le bon Dieu fait tout
ce qu'il veut, je n'en suis pas la cause », dit-elle.
Cela lui suffît, éternellement.
Nous voici donc à plusieurs milliards de lieues
de la petite paysanne inintelligente et grossière
de la légende. L'objet de la présente publica-
2.
XXII VIE DE MELANTE
tion est de la montrer ce qu'elle fut en réalité :
un prodige de sainteté sous les apparences du
rien, ignorante autant qu'il se peut de tout ce
que les hommes enseignent et savante à faire
peur de ce que Dieu seul peut enseigner. La
célèbre Apparition, loin d'être une nouveauté
pour elle, fut l'aboutissement nécessaire, voulu
de Dieu, de toute la vie intérieure et profondé-
ment cachée d'une petite enfant qui avait dé-
passé les plus hautes cimes de la vie mystique
et qu'on croyait la boue des chemins.
III
Jésus est sorti de Marie comme Adam est sorti
du Paradis terrestre, pour obéir et pour souffrir.
Marie est donc figurée par le Jardin de \'olupté
« planté par Dieu au commencement... » Le
second chapitre de la Genèse est absolument
incompréhensible si on ne pense pas à Marie.
Il est vrai que tout est incompréhensible sans
Elle. Mais combien plus ici 1
Ce Jardin fermé depuis la Désobéissance,
INTRODUCTION XXIII
hortus conclusus, pour la tribulation ou le
désespoir d'un grand nombre de milliards d'hu-
mains, était le terme des « générations du ciel
et de la terre », selon l'expression énormément
mystérieuse du Livre saint.
* C'était un merveilleux jardin où il ne pleuvait
jamais. Une fontaine montait de la terre pour
tout arroser et un fleuve antérieur à toutes les
géographies sortait de ce paradis pour devenir
aussitôt quatre grands fleuves, dont les noms
signifient ou paraissent signifier : Prudence,
Tempérance, Vélocité de l'Esprit, Fécondité, au
dire des interprètes les plus savants. Il faut
croire que ces quatre noms enveloppent d'une
manière que nul homme ne peut comprendre la
Vocation de Marie : Reine, Vierge, Epouse de
l'Esprit-Saint, Mère de Dieu.
Lieux communs adorables î On ne peut rien
voir au delà. Au-dessus, au-dessous, à droite et
à gauche, dansl'Inflni, il n'y a rien à discerner.
Nous avons beau savoir que Dieu est notre fin,
quel moyen sans Marie de former seulement
une telle pensée ?
INotre esprit ne peut recevoir Dieu que par
XXIV VIE DE MELANIE
Marie, de même que le Fils de Dieu n'a pu naître
que par Topération en Elle de TEsprit-Saint. La
parole humaine est ici d'une telle impuissance
que tous les mots sont à faire peur. L'Imma-
culée Conception de Marie, qui nous sépare
d'Elleindiciblement, est, tout de même, Tunique
po.int de contact. C'est par l'Immaculée Concep-
tion que Dieu a pu poser son pied sur la terre.
C'est la porte unique par laquelle il a pu s'évader
du Jardin de Volupté qui est sa Mère et que
mille siècles de béatitude ne pourraient pas nous
faire comprendre.
Il faudrait savoir ce que furent Adam et Eve,
ce que furent les Plantes et les Animaux de ce
Jardin, ce que fut la Désobéissance et ce qu'elle
a coûté. 11 faudrait assez anéantir tout ce que
les hommes ont pu penser depuis soixante-dix
ouquatre-vinglssièclespourquedevîntpossible,
je ne dis pas l'évidence ni Taperception loin-
taine, moins encore peut-être le pressentiment,
mais à peine quelque chose de semblable à un
battement de cœur en présence de ceci que, tout
étant perdu à jamais comme chez les anges
maudits, il y eut, quand même, une goutte de
INTRODUCTION XXV
Sève divine conservée, juste ce qu'il fallait pour
sauver des milliards de mondes et qu'à la fin
s'épanouît cette Fleur plus belle que Tlnnocence
que les chrétiens nomment, sans y rien com-
prendre, rimmaculée Conception, Marie Elle-
même, le Jardin sublime récupéré.
Pourtant, oserai-je le dire? rien n'était fait
encore. Il fallait que ce Jardin, depuis si long-
temps fermé par la Désobéissance du premier
Homme, s'ouvrît de lui-même pour expulser le
dernier des hommes, semblable à un ver, qui
devait racheter tous les autres. Pour cela l'obéis-
sance de Marie ne suffisait pas, j'ai peur de
l'écrire. Il fallait, résorbées en Elle, Timpatience
et la douleur de tous les siècles.
L'Immaculée Conception n'était pas assez
pour procurer le Salut du monde. L'Impatience
et la Douleur de l'Immaculée Conception étaient
nécessaires.
Nous ne pouvons rien comprendre, c'est en-
tendu. Cependant il est possible d'imaginer une
terre abandonnée à toutes les puissances téné-
breuses, une race humaine désolée se multi-
pliant de jour en jour et se pervertissant de plus
XXVI VIE DE MÉLANIE
en plus à chaque génération. Malgré cela et à tra-
vers tout cela, an tout petit rayon lumineux, un fil
de lumière que rien ne pouvait détruire, l'Imma-
culée Conception perçant les âges et les peuples
jusqu'à l'heure miraculeuse, inconnue des plus
grands anges, où elle se manifesterait en Marie
pleine de grâce, conçue sans la tache originelle
sous la Porte d'Or. Comment se représenter une
telle Créature sans le cortège infini des lamen-
tations et des deuils de toute la Race humaine
dont elle était Tunique Tige vivante?
On sait par la Tradition que notre mère Eve
porta pendant des siècles une pénitence infinie
pour toutes les nations à venir. Marie sans péché
recueillit tout l'héritage de cette pénitence et en
fit ce qu'Elle pouvait, c'est-à-dire une Douleur
comme il n'y a pas de douleur au monde, la
douleur de toutes les générations, de tous les
hommes, de tous les cœurs, de toutes les intelli-
gences, la douleur même des démons et des ré-
prouvés, diraient quelques visionnaires. Cette
infinité de plaintes et de tortures dans une âme'
infinie dut avoir une répercussion d'impatience
adéquate rigoureusement à l'impatience de Ré-
INTRODUCTION XXVII
demption que la théologie mystique attribue à
la Seconde Personne divine.
Lorsqu'au jour de l'Annonciation, Tange Ga-
briel vint frapper à la porte du Paradis perdu, cette
porte aurait bien pu ne pas s'ouvrir. Il s'agissait
d'envoyer le Fils de Dieu à la chair des hommes
et à la mort. Mais l'impatience fut la plus forte
et la porte s'ouvrit sur cette réponse de la Dou-
loureuse : Fiat mihi seciindiim verbum tuiim.
Monde malheureux, tu ne souffriras pas un jour
de plus !
IV
Un ami de Dieu m'a écrit, un jour, cette
magnificence :
« Tu parles, dans Celle qui pleure, de la faillite
«apparente » de la Rédemption, Et, en effet, si
on regarde Thistoire des peuples chrétiens...
Eh bien ! non, la réponse est simple. La Ré-
demption a pleinement, intégralement, parfai-
tement, absolument et manifestement réussi, de
manière à satisfaire éternellement Dieu et les
hommes. L'Humanité et la Création ont été unies
XXVIIl VIE DE MELAME
à Dieu, selon toute la perfection du Désir divin.
Et cette parfaite et manifeste réussite de la Ré-
demption, c'est la Sainte Vierge.
« Voilà pourquoi Dieu avait besoin dEUe. Il
ne fallait pas que son Sang fût inutile. Après
cela, tout peut venir: crimes, schismes, men-
songes, fornications, abominations — et même
imperfections et infidélités chez les saints. La
Rédemption a réussi du premier coup, une fois
pour toutes. La Sainte Vierge répond à tout,
compense tout, vaut plus que tout. »
C'est le christianisme intégral, absolu, dans
sa splendeur. Sans doute la Sainte Vierge vue
ainsi, pensée ainsi, est inimaginable. Cependant
Elle pleure à la Salette, Celle que toutes les gé-
nérations doivent appeler Bienheureuse. Elle
pleure comme Elle seule peut pleurer, Elle pleure
des larmes infinies sur toutes ces prévarications
énumérées et sur chacune d'elles. Elle en est
donc atteinte au sein même de sa Béatitude. La
raison s'y perd. Une béatitude qui « souffre » et
qui pleure ! Est-il possible de le concevoir?
— Si quelque chose vous manque, ô Marie,
dites-le-nous. Dites-le à vos pauvres. Eux seuls
INTRODUCTION XXIX
sont assez riches pour vous le donner. Il vous
faut donc plus que tout, puisqu'on assure que
tout vous a été donné. Vous êtes la Mère de
Celui que tous les lépreux ont symbolisé, dont
les prophètes ont dit qu'il était un ver et non pas
un homme, un opprobre, une abjection^, et dont
les apôtres ont été nommés des balayures. A
cause de cela votre place est prodigieusement
plus haut que celle des Anges. Que vous faut-
il donc de plus ?
Ah ! j'y suis maintenant. L'ignominie du Verbe
ne vous contente pas. Il vous faut Tignominie
de l'Amour ! En une manière qu'aucun homme
ne peut deviner, il vous faut la Passion de
TEsprit-Saint, laquelle doit transformer toute
créature en une fournaise. Jusque-là vous ne
régnez pas, vous n'accomplissez pas ce Règne
du Père qui ne peut être que vous-même et que
vous êtes bien forcée d'attendre, puisque nous
avons le devoir de le demander chaque jour.
On ne demande que ce qui est à obtenir.
Votre saint Jean, à qui Dieu semble avoir parlé
plus qu'aux autres hommes, n'a-t-il pas dit qu'il
y en a Trois qui rendent témoignage sur terre :
XXX VIE Dï MELANIE
l'Esprit, l'Eau et le Sang, et que ces Trois corres-
pondent à la Trinité? C'est exactement son texte.
Est-ce que cela ne fait pas les trois déluges in-
dispensables à la Rédemption : le vieux déluge
de l'Eau, le déluge du Sang qui ne finit pas
encore après dix-neuf siècles, et le déluge du
Feu qui va venir, annoncé par tant de pro-
dromes?
Le règne du Père se repentant d'avoir fait les
hommes, le règne du Fils chargé de cette péni-
tence divine et le règne universel de l'Amour
par qui tout doit être renouvelé. Ecce nova
facio omnia. Mais de quelle manièreetà quel prix?
Vous le savez sans doute, étant le « Siège de la
Sagesse )^, la Sagesse même et c'est pour cela
que vous pleurez.
Vous savez, seule parmi les créatures, qu'il y
a, tout au fond du ciel, un Puits effrayant —
précisément cette fontaine qui jaillissait de la
terre au milieu du Paradis, — réservoir infini-
ment caché de vos Larmes d'où doivent sortir,
bientôt peut-être, les insongeables et irrévélables
ignominies du Paraclet par lesquelles vous
triompherez enfin !
[NTRODUCTION XXXI
Voilà près de deux mille ans que vous êtes la
Mère de Douleur, vous êtes pressée de devenir
l'Epouse de Douleur. On vous voit, toute pleu-
rante de ce désir, sur les montagnes, parmi les
rochers, au-dessus des campagnes habitées par
les pauvres gens. Votre Visage, incompréhensi-
blement sublime et sacré, ruisselle de toutes les
larmes que ne veulent pas répandre les orgueil-
leux, les riches, les mangeurs de pauvres, les
tueurs d'innocents, les sacrilèges, les impu-
diques...
En 1846, « ne pouvant plus retenir le Bras de
votre Fils » irrité, vous vîntes confier votre peine
à la seule créature capable de vous écouter et de
vous comprendre, à cette humble Mélanie choisie
par vous parce qu'elle paraissait être la plus
vile des créatures et vous lui confiâtes votre
Secret que vous n'aviez plus la force de porter
seule, vous qui aviez porté sans aucune aide
le Fils de Dieu.
Douze ans plus tard, vous vous manifestâtes à
une autre bergère, mais sans lui montrer vos
grandes larmes dont les chrétiens n'avaient pas
voulu, ni sans lui confier ce Secret redoutable
XXXII VIE DE MELANIE
que la première avait été chargée par vous de
divulguer et de répandre, — combien en vain !
Lourdes prévue, annoncée par vous à la Salette,
était un effort plus héroïque, un travestissement
de votre douleur, semblable au travestissement
d'une mère qui, la mort au cœur, se mettrait en
habits de fête pour rassurer ses enfants.
Un peu plus de douze ans s'écoulèrent encore
et il y eut ce qu'on a nommé l'Année terrible.
La France piétinée par des brutes se tordait
les bras. Une dernière fois vous apparûtes à de
pauvres enfants d'une manière tout énigmatique.
Vous déroulâtes dans le ciel d'étranges images
de vous-même, accompagnées de brèves et ré-
ticentes paroles écrites pouvant signifier aussi
bien l'extrémité de la menace que l'extrémité
du pardon.
Et c'est tout. On n'a plus eu de vos nouvelles.
Le monde chrétien, que ce silence devrait effra-
yer, a continué de descendre. La Salette mépri-
sée. Lourdes devenue un lieu de négoce et un
thème de littérature, Pontmain une image de
piété ! Il est bien clair que vous n'avez plus au-
cun crédit chez votre peuple et que vous ne
XXXIH
, plus rien pour lui. Le moment serait
poi^ve-' ^ ^
donc venu de périr.
Puisque le salut de la multitude est impos-
sible, il faudra bien vous contenter des quelques
âmes douloureuses qui se souviennent encore
de vous et qui ne demandent pas mieux que d'être
sauvées. Ah ! elles ne sont pas nombreuses et
n'appartiennent pas aux grands de ce monde ! On
peut même dire qu'elles sont les plus humbles
et les plus cachées. Il est digne de vous d'en faire
ce que vous avez fait de Mélanie, dans son en-
fance d'abord, ensuite jusqu'à la fin de sa vie:
des prodiges de souffrance et des monstres de
grandeur. Elles seront ainsi comme des parties
devous-mêmeetréaliserontavec vous la Rédemp-
tion qui ne peut être consommée que par votre
Époux, lorsque les chrétiens seront tombés
assez bas pour lui décerner V Ignominie inconnue.
Marie est le Paradis terrestre, je ne le dirai
jamais assez. Mais qu'est-ildonc, ce paradis ter-
XXXIV Vit ^^
MELANIE
restre et où est-il ? Aux temps de foi, -.^ ^^ .
des chrétiens pour le chercher. Raymond Lulle
paraît y avoir pensé et on raconte que Christophe
Colomb ne désespérait pas de le rencontrer aux
Antilles ou un peu plus loin. Mélanie seule a
trouvé le Paradis terrestre, bien connu pourtant
avant elle, mais sans dénomination précise —
comme on découvre un trésor qui est sous les
pieds de tout le monde — et elle l'a reconnu tel
par Teffet d'un miracle d'illumination intérieure.
Le Paradis terrestre^ cesl la Souffrance, et il
n'y en a pas d'autre. En réalité l'homme est
toujours dans le Jardin de Volupté et son expul-
sion nest qu'apparente. Seulement, depuis la
Désobéissance, il s'est vu nu, il a vu nus la terre
et tout ce qui est sur la terre, il a connu que la
souffrance n'est autre chose que la volupté toute
nue. Des saints innombrables ont pu avoir ce
pressentiment, mais rien de plus qu'un pressen-
timent, parce que l'Ere de l'Absolu n'avait pas
encore commencé.
Il étaitréservé à une pastourelle, à une enfant
sans aucun savoir humain, sans aucune autre
culture que celle qu'on peut recevoir à l'Ecole
INTRODUCTION XXXV
primaire des Anges ; il appartenait à elle seule
d'être rannonciatrice et la prophétesse du Chris-
tianisme Absolu. Car sa mission est là tout
entière.
L'admirable fille ne peut pas parler ou écrire
sans restituer les Martyrs, le temps des martyrs
où on savait que Dieu ne peut jamais trop
demander à sa créature. C'est même, si on veut,
la limite de sa Toute-Puissance. Dieu ne peut
pas trop demander. Peut-il même demander
assez ? La curiosité moderne a de quoi s'exer-
cer ici. Mais, à l'époque supposée par la voca-
tion rétrospective de Mélanie, on pensait, selon
rÉvangile, que quand on a tout donné et tout
quitté, on est encore un « serviteur inutile ».
Configurés à Jésus-Christ par leur désir, les
contemporains de saint Irénée ou de saint Lau-
rent avaient même la concupiscence des tortures ;
et la dévotion facile^ pour un grand nombre,
c'était d'être coupés en morceaux. Ces anciens
chrétiens ignoraient qu'il peut y avoir de bons
riches et qu'on peut arriver à la Gloire sans avoir
cheminé dans la Douleur. 0 bona Crux, diu
desiderata; sollicite amata... disait saint André
XXXVI VIE DE MELAME
allant au supplice, et c'était une parole bien
ordinaire. Un bon père de famille léguait à ses
enfants le chevalet, l'huile bouillante, le plomb
fondu, les bêtes féroces, et c'était un héritage
très envié.
Il y a, dans le récit de Mélanie, un certain
nombre de pages intitulées : La Bonne Année.
Privée de littérature, elle n'a pu trouver mieux
pour désigner l'année de son enfance où elle a
le plus souffert, celle qui précéda immédiatement
1846 et la célèbre Apparition. Lorsque, vers la fin
de cette « bonne année », son père la retira de
rhorrible condition où elle se trouvait chez un
assassin tortionnaire, elle n'en eut que du
chagrin, se jugeant frustrée et convoita aussitôt
de plus hauts tourments qui lui furent prodigués
un peu plus tard, comme la pluie torrentielle
aux champs desséchés.
Cette enfance de Mélanie me fait penser
quelquefois à celle d'Abraham, il y a cinq mille
ans. Quelle étrange rêverie ! On est, semble-t-il,
tout à fait au fond des temps. On est au lende-
main de Babel, au surlendemain du Déluge. On
esta Ur, en Chaldée, ville et contrée inconceva-
INTRODUCTION XXXVII
bles. Rien de ce qui peut être imaginé n'existait
encore. Et il y avait là un petit enfant sur qui
pesait Pavenir du monde, un unique petit enfant
qu'il est impossible de se représenter semblable
aux autres.
C'est déjà accablant de penser que tout homme,
en sa qualité d'image de Dieu, porte en soi, en
même temps que l'empreinte des Trois Per-
sonnes, le Paradis, le Purgatoire et l'Enfer,
c'est-à-dire tout le Péché, toute l'Histoire^ toute
joie, toute douleur, toute espérance, toute fécon-
dité; mais cet ensemble formidable, cette voie
lactée de gloire et de peine est inaperçue. Les
hommes savent à peine qu'ils ont une âme et ils
ne savent pas du tout ce qu'est une âme. Que
penser alors d'un enfant à qui Dieu a pu faire
sentir de telles empreintes, parce qu'il devait
être le Père infiniment béni des multitudes :
« Benedicam henedicentibus tibi et maledicam
maledicenlibus tibi;]e, bénirai ceux qui te béni-
ront et je maudirai ceux qui te maudiront » ?
Quelque chose de tel a du se passer pour
Mélanie, mais, au contraire d'Abraham appelé à
engendrer l'innombrable peuple de Dieu, Mélanie
3
XXXVIII VIL DE MEL.V^vIE
fut appelée à la nialernité spirituelle du petit
nombre des disciples de la fin des fins, du nombre
infmiment petit et qui semble diminuer chaque
jour, de ceux qui croient que l'Evangile est inal-
térable, intangible, et qu'il n'y pas d'accommode-
ment avec TEsprit-Saint. Gomme à Abraham il
lui fut dit : u Sors de ta patrie et de ta parenté et de
la maison de ton père », et la simple fillette, bien
avant ce qu'on est convenu d'appeler « l'âge de
raison », l'entendit comme le Patriarche l'avait
entendu, c'est-à-dire dans l'Absolu, sans la plus
lointaine possibilité d'un balbutiement interro-
gateur.
VI
Je pense que le vrai nom de Mélanie, c'est
Magnificat. Tout ce qu'elle fait, tout ce qu'elle
dit, dans son enfance ou dans sa vieillesse, a
l'air d'une paraphrase de ce Cantique de Tlmma-
culée :
« Son âme magnifie le Seigneur. — Et son
esprit a exulté en Dieu son Sauveur. — Parce
qu'il a regardé l'humilité de sa servante et qu'à
INTRODUCTION XXXIX
cause de cela toutes les générations la diront
bienheureuse. — Car Celui qui est puissant a
fait en elle de grandes choses et son nom est
saint. — Et de générations en générations sa
miséricorde est à ceux qui le craignent. — Il a
montré la puissance de son bras, il a dispersé
les superbes en la pensée de leur cœur. — Il a
renversé de leur siège les puissants et il a
exalté les humbles. — Il a rempli de biens les
affamés et il a renvoyé vides les riches. — Il a
pris en sa protection Israël son serviteur, se
souvenant de sa miséricorde. — Ainsi qu'il l'avait
dit à nos pères, à Abraham et à sa postérité,
dans tous les siècles. »
Je sais qu'il y aura des gens pour trouver
énorme de placer ainsi les paroles de la nou-
velle Eve dans une autre bouche que la sienne.
Pourtant, c'est ce que fait l'Église quand elle
convie tous les fidèles à chanter les vêpres. Nous
sommes tellement les membres de Jésus-Christ,
des Dieux nous-mêmes, selon la parole du psal-
miste, expressément et divinement soulignée
dans rÉvangile, qu'il n'y a pas une affirmation
sainte parmi celles qui sont strictement appli-
XL VIE DE MELAME
cables à la Divinité qu'il ne soit expédient et
salutaire de répéter avec amour en se les appli-
quant à soi-même. C'est tout le secret de la Li-
turgie catholique. A combien plus forte raison
le langage sacré n'appartient-il pas à quelques
êtres extraordinairement privilégiés tels que
Mélanie, séparés — on ne saurait dire à quel
point — des autres créatures humaines par leur
vocation prophétique et apostolique !
Il n'y a pas un mot dans le Magnificat qui ne
s'ajuste exactement à cette bergère comme une
pièce d'un vêtement qu'on aurait fait à sa taille.
Il faut lire ce qu'elle a écrit elle-même, je ne dis
pas pour comprendre, mais pour entrevoir le
mystère absolument ineffable de la compéné-
tration de cette pauvresse obscure, existante à
peine, en l'éblouissante Mère du Fils de Dieu.
C'est au point qu'il est difficile parfois de les
distinguer, de savoir quelle est celle qui parle
et celle qui se tait, celle qui pleure et celle qui
regarde pleurer, celle qui menace et celle qui prie.
Il ne se voit plus qu'un tourbillon de lumière
douloureuse.
On magnifie, on exulte en Dieu, on est des
INTRODUCTION XLI
servantes humbles que regarde le Seigneur et
que les générations disent bienheureuses. Quelles
générations? Toutes celles assurément qui ont
eu ou qui pourront avoir sa crainte. Et voilà des
mains tendues vers tous les siècles et vers tous
les ciels !
Est-ce vous, rois de l'Asie ou de l'Egypte qui
avez eu cette crainte? Ne serait-ce pas plutôt
quelques-uns des empereurs de la Chine ou du
Japon, tel ou tel des princes inconnus de la
ténébreuse Amérique où l'on sacrifiait, chaque
année, des milliers d'hommes, treize siècles
encore après l'immolation du Calvaire ? Est-ce
toi, chauve César, précurseur de Charlemagne
à la barbe fleurie? Est-ce toi, Basile de fer,
Tueur de Bulgares? Est-ce toi, enfin. Napoléon,
le plus grand de tous les vainqueurs ou n'im-
porte qui dans le million d'images de Dieu
massacrées à cause de toi, qui calèrent — pour
si peu de temps — les pieds de ton trône ? Im-
possible d'en rien savoir avant le Jugement
universel.
La Crainte de Dieu est cette perle de l'Evan-
gile roulée sur les continents ou au fond des
XLII VIE DE MELANIE
mers que rencontre enfin un magnifique mar-
chand qui a tout vendu pour l'avoir. C'est cette
Drachme de si peu de valeur que la Femme dili-
gente qui l'a perdue retrouve avec tant de joie,
en balayant toute sa maison — l'univers entier
— parmi les ordures et les soleils...
Et voici que le Seigneur montre son Bras, le
« bras pesant » de la Salette, pour dissiper les
superbes. Marie, la toute-puissante, VOmnipo-
ientia siipplex de Saint Bernard, qui voudrait
sans doute, et quand même, que les superbes
fussent épargnés, n'a presque plus la force de
le retenir. Alors elle compte pour Taider sur les
témoins de sa détresse, les seuls qu'elle ait pu
trouver, les deux enfants les plus faibles qu'il y
ait au monde.
Elle a besoin surtout de Mélanie, l'ayant élue
depuis très longtemps. Faudra-t-il donc que cette
pauvre petite soit écrasée à la place de tous les
superbes? Peut-être. La Souveraine, le sachant,
lui transmet la force de son Cœur, à Elle, en lui
confiant la clef de son Cantique, ce Secret formi-
dable qui a permis à la dépositaire de soutenir,
jusqu'à soixante-treize ans, tout le poids du Ciel.
INTRODUCTION XLIII
Mais voilà bientôt sept ans qu'elle est morte,
cette substituée aux superbes. Il faudra bien
qu'ils soient jetés en bas de leurs sièges et que
les humbles comme elle soient exaltés. Il faudra
bien aussi que ceux qui meurent de faim ob-
tiennent leur rassasiement et que les riches qui
les dévorèrent si longtemps sachent à leur tour
ce que c'est que le hurlement des intestins. Il y
a, aujourd'hui, un assez grand nombre de signes.
Pour ce qui est de l'Avenir, de l'avenir dès
Abraham, le nom d'Israël y pourvoit suffisam-
ment. Les chrétiens seuls peuvent être riches.
Ils ont le Baptême, la Pénitence, l'Eucharistie,
la Confirmation, l'Extrême- Onction, l'Ordre et
le Mariage. Ils ont le Manteau de la Vierge et la
protection des Saints. Ils ont dix-neuf siècles de
terre bénie et la fontaine miraculeuse des Tra-
ditions. Quand ils percent le Cœur de Jésus,
c'est le fleuve du Sang divin qui les inonde pour
les sanctifier...
Israël n'a rien que son droit d'aînesse jamais
aboli et la promesse d'un triomphe certain
quoique indéfiniment ajourné. L'Argent dont il
est le symbolique détenteur et que les chrétiens
XLIV VIE DE MELAME
sordides lui envient quand ils ne peuvent le lui
arracher, l'argent roule vers lui comme un tor-
rent de boue et de misère invoquant un gouffre
de désespoir. Israël sent si bien, et de plus en
plus, que ce n'est pas là le Dieu qui le précédait
au désert dans la colonne de nuées et dans la
colonne de feu. Mais il a sa promesse que rien
ne rature parce que Celui qui l'a faite est « sans
repentance ». Quelle que soit la « perfidie » de
ce peuple qui a survécu à tous les peuples, il
tient dans ses grifïes le chirographe de TEsprit-
Saint, la cédule de son Patriarche, la parole
d'honneur de Dieu à Abraham par quoi lui est
assurée la meilleure part qui ne lui sera pas
ôtée.
Tel est le fond du grand Cantique vespéral de
l'Immaculée Conception, fille d'Abraham. Mé-
lanie, sa messagère au soir du monde, ne pou-
vait que s'identifier à cette Parole intelligible
pour elle seule peut-être, Notre Dame de Trans-
fixion, Mère douloureuse du Verbe incarné, lui
ayant confié, comme je l'ai dit, la Clef de l'Abîme.
INTRODUCTIO>' XLV
VII
L'éblouissement est promis à ceux qui, con-
naissant déjà le Secret de Mélanie, voudront lire
le récit des années de son enfance demeuré, jus-
qu'à ce jour, un autre secret plus profond encore.
Cependant une grande simplicité de cœur est
nécessaire. Il n'y a jamais eu de créature plus
simple que Mélanie. Ecce ancilla... Elle est
simple comme Marie à Nazareth, si un tel rap-
prochement peut être permis. Elle respire Dieu
et la Mère de Dieu avec Pingénuité d'une de ces
plantes infiniment pures et suaves du Paradis,
dont elle paraît avoir été la jardinière. Elle est
vraiment sur la terre comme n'y étant pas et
sa clairvoyance, extraordinaire si souvent, des
choses de ce monde est une suite de sa vision
des choses éternelles. Douée, au plus haut point,
du sens prophétique, il n'y a pas pour elle suc-
cession ou enchaînement de concepts. Les no-
tions de temps et de lieu lui sont inutiles. Elle
n'a pas besoin de comprendre. Elle sait d'une
3.
XI VI VIE DE MELAME
science infuse, primordiale, comme Adam et
Eve avant leur péché.
Il est vrai qu'elle est, ainsi que chacun de nous,
sous la loi de la chute, mais parTeffet d'un ren-
versement exceptionnel, c'est en haut qu'elle
tombe, dès le premier jour...
Pour guérir en elle les mains et les pieds
d'Adam, Dieu les lui perce dès sa toute petite
enfance ; pour que les autres créatures ne péné-
trent pas dans son cœur, il y plante la Lance du
Calvaire ; pour préserver sa tête, il la coiiïe de
l'enrayante Couronne du prétoire. Avant même
de parler, elle ne pouvait voir les hommes qu'à
t'avers le Sang de Jésus-Christ
Et ce fut ainsi jusqu'à son dernier jour. Elle
vivait si près de Dieu et la ]\Jère de Dieu lui
avait donné une telle place tout près de son
trône ; elle était si loin de nous tous qu'il ne lui
était pas possible de nous étagei\ la prévarication
sjprême à ses yeux devant être précisément
d'étager le non-amour.
Incapable de subsister ailleurs que dans l'Ab-
solu, cantonnée et retranchée dans l'absolu de
l'Absolu, qu'aurait-elle pu comprendre à la ca-
INTRODUCTION XLVII
suistique de la dévotion des mondains? Que pou
vait signifier pour elle un escalier des crimes ou
des vertus ?Elle voyait tous les hommes, chrétiens
ou non, aplatis, rampants comme des vermis-
seaux, et Dieu ne régnant pas sur la terre. Elle
voyait surtout les prêtres — avec quelle préci-
sion terrible :
(( Je compris, dit-elle, que, dans le Clergé,
la pureté de Tesprit est la gardienne de la
pureté du corps, qu'il n'y a pas de chasteté du
corps en l'absence de la constante pureté de
l'esprit, et que l'esprit et les sens ne garderont
pas leur pureté s'ils ne sont crucifiés avec Jésus-
Christ. » — « Aide-moi à supporter mes mi-
nistres déchus », lui dit Jésus, après une vision
d'horreur.
La souffrance, énorme pour «lie, de connaître
la misère spirituelle et l'insuffisance du Clergé,
est au fond de tout ce qu'elle pense, de tout ce
qu'elle dit, de tout ce qu'elle écrit. C'est un san-
glot intérieur sans interruption. Lisez ces pages
de la « Bonne Année » où elle raconte avec tant de
joie que ses maîtres la laissaient mourir d'inani-
tion, ne lui donnant jamais à manger: « C'est
XLVIII VIE DE MELANIE
Dieu qui veut que j'expie, par la faim et la soif,
le luxe et l'amour des richesses d'un grand nom-
bre de mea:ibres du clergé. »
Emitte Spiriliim luum et creabaniur, et reno-
vahis faciemterrœ. Que pouvait-elle attendre ou
demander sinon cela, le triomphe définitif de
TEsprit-Saint qui doit consommer la Rédemption
en son Epouse Immaculée, la Très Sainte Vierge,
Mère de Dieu ; la Création définitive et le renou-
vellement de toutes choses ?
Jusque-là, elle est en présence du néant, puis-
que tout ce qui est imparfait est absolument in-
digne de Dieu et que rien n'est fait tant qu'il
reste quelque chose à obtenir. En ce sens, Méla-
nie est la messagère de l'impatience et de l'an-
goisse universelle.
Sans doute, la Souveraine lui a donné une
Règle des Ajiôtres des Derniers Temps qui, d'ail-
leurs, ne fut jamais mise en pratique malgré Vor-
dre formel de Léon^XIII qui ne put se faire obéir.
Mais cette Règle, applicable seulement à un
petit nombre, était certainement pour attendre,
pour préparer la voie, pour faire que le monde
prétendu chrétien ne fût pas tout à fait maudit
INTRODUCTION XLIX
et continuât de subsister quelque temps encore,
en attendant l'heure que ne doit marquer aucune
horloge.
(( L'Immaculée Conception », m'a dit une per-
sonne singulièrement aimée de Dieu, « l'Imma-
culée Conception, envisagée d'une manière attri-
butive, est une pénitence unique pour tout le
genre humain, une pénitence absolument inouïe
à laquelle personne ne pense et dont il ne fut
jamais parlé, sinon comme d'un privilège glo-
rieux au delà de toute expression et non autre-
ment. »
Eve a pleuré, dit-on, plusieurs siècles sur les
innombrables enfants qu'elle avait perdus, Ra-
chel plorans filios suos et nolens consolari. Marie,
la nouvelle Eve, les retrouve, et dans quel état !
Qu'on se représente une Mère sans tache de plu-
sieurs milliards d'enfants lépreux, agonisant,
sanglotant dans les tortures, voués à la mort la
plus infâme, souillés delafange la plus immonde;
Elle seule demeurée pure et spectatrice intémé-
rée de leur perdition. Cela partout et dans tous
les siècles...
Il a fallu cet incompréhensible tourment pour
VIE DE MELANIE
<( rompre les cieux », comme disait Isaïe, et
pour en faire descendre le Sauveur. Le Sau-
veur descendu et immolé, cela ne suffisait pas
encore. Il fallait aussi que les misérables enfants
acceptassent d'être sauvés et on voit bien, après
dix-neuf siècles, que cela n'était pas moins dif-
ficile.
Alors Marie ne sait plus que faire. Elle des-
cend à son tour. Elle descend, tout en larmes,
sur une montagne et confie son immense peine
à la dernière des créatures, en lui disant de la
raconter à tout son peuple. C'est ce que l'obéis-
sante Mélanie a voulu faire et ce que les mi-
nistres de Jésus-Christ n'ont pas permis.
L'univers chétien moribond s'est levé de son
fumier pour l'en empêcher, l'accablant des pires
outrages... Le manteau douloureux de Tlmma-
culée Conception étendu sur elle de la tête aux
pieds, il lui a fallu mourir dans l'amertume in-
finie de l'avortement d'une miséricorde irrépa-
parable, laissant la Souveraine dans la solitude
infinie de son Privilège, au milieu de sa progé-
niture innombrable de mourants ou de putréfiés.
Aujourd'hui, il n'y a plus rien, sinon quelques
INTRODUCTION LI
pauvres âmes dispersées, souffrantes, vomies
par le monde, qui n'attendent plus que le mar-
tyre ; un minuscule troupeau d'âmes évangé-
liques et simples sur qui l'ombre de saint Pierre
a passé et qui constituent l'Eglise actuelle des
Catacombes.
C'est pour elles que Mélanie écrivait et c'est
pour elles seules que sont publiées ces humbles
pages de la Bergère que dédaignera la multi-
tude.
(( Je ne veux plus venir à Técole, parce qu'on
y fait trop de bruit. J'ai peur que mon cœur
l'entende », disait cette enfant que le Créateur
de tous les mondes a placée infiniment au-des-
sus de son tonnerre.
Taillepelil-en-Périgord.
Noîre-Dame des Neiges — Ocîaue de VAssompîion, 19H.
LÉON Bloy.
VIE
DE
MELANIE
BERGERE DE LA SALETTE
D..., le 30 novembre 1900 (1).
Pour obéir à mon très Révérend Père et con-
fesseur, M. X..., que la très Sainte Vierge m'a
donné pour diriger ma pauvre âme et m'en-
seigner la voie qui mène au ciel des cieux, la
mort à moi-même et à toutes les choses transi-
toires, j'écris ma misérable vie qui est vraiment
un tissu de péchés et d'infidélités, comme on le
verra ci-après.
Si jusqu'ici l'obéissance à mon confesseur m'a
été douce et chère, aujourd'hui elle me paraît
pesante et dure, ma superbe se voit humiliée,
étant obligée de mettre par écrit mes grandes et
innombrables infidélités et ingratitudes envers
le Très-Haut mon Créateur^ malgré les grâces
(1) Il est peut-être utile d'avertir que ce récit de la Ber-
gère a été reproduit fidèlement avec toutes ses incorrections
ou obscurités de langage.
VIE DE MELAME
qu'il n'a cessé de verser sur mon àme sans que
je les eusse méritées en aucune manière.
Mon père était natif de Corps, chef-lieu de
canton du département de l'Isère, et s'appelait
Pierre Calvat (i). Il était simple maçon et scieur
de long, mais bon chrétien. Ma mère, Julie Bar-
naud, était native de Séchilienne, petite com-
mune du canton de Vizille, dans l'Isère égale-
ment. ^Mes parents habitaient Corps; ils étaient
très pauvres; et mon père étant obligé de tra-
vailler au loin pour nourrir sa famille passait
souvent des mois entiers dehors. Ce fut en partie
pour cela que je fus mise à servir chez des pa-
trons aussitôt que je pus travailler, avant l'âge
de sept ans.
Mes parents eurent dix enfants, six garçons
et quatre filles. Ils eurent d'abord une fille qui
mourut peu de temps après sa naissance. Ils
eurent ensuite deux garçons dans l'espace de
quatre ans. Ma mère, à qui le temps durait
beaucoup dans ce pays, désirait fort d'avoir une
petite fille pour lui tenir compagnie quand elle
sortait ; enfin elle l'obtint : je naquis le 7 novembre
(1) Dïi Mathieu. C'est même sous le nom de Mathieu que
Mélanie fut enregistrée au Bureau de lÉtat civil et à l'Église
de Corps.
VIE DE MELANIE
i83i (i). Elle me donna au Saint Baptême les
noms de Françoise-Mélanie. Elle m'aimait beau-
coup, mais ce ne fut pas de longue durée. Mes
méchancetés, les continuels déplaisirs que je lui
donnais furent cause de quelques troubles dans
la maison. Oh! comme je suis et j'ai été mau-
vaise ! Il aurait fallu la patience des anges pour
me supporter.
Par nature ma mère était très gaie ; elle aimait
les divertissements, les danses, les comédies;
et elle était toujours des premières à toutes les
fêtes du pays. Dès que j'eus cinq ou six mois,
elle voulut me porter dans les soirées où il y
(1) Le Registre de l'État civil de la commune de Corps
porte « née en cette commune le sept Novembre mil huit
cent trente-un à six heures du matin et enregistrée le même
jour en la Mairie de la dite commune, N° 46 »,
Elle fut baptisée le lendemain. Le Registre de l'Église fait
donc erreur en ne distinguant pas la date du baptême de
celle de la naissance :
« Le huit Novembre mil huit cent trente et un est née et
a été baptisée Mélanie Françoise, fille à Pierre Mathieu et à
Julie Barnaud.
« Le parrain est J. Turc et la marraine Françoise Chu-
sin.
« Ont signé : J. Turc, Françoise Chusin et Veyret vicaire
de Corps. »
Pour extrait certifié conforme aux registres de catholicité
de la paroisse de Corps.
Corps, ce 23 septembre 1907. E. Deuil, c. a.
VIE DE MLLA.ME
avait des amusements; mais je criais, je pleu-
rais et déchirais ses habits.
Mon père était plus sérieux, il était aimé de
tout le pays; il aimait le travail et tous ses en-
fants également. Souvent il nous exhortait à
vivre dans la sainte crainte de Dieu, à être
honnêtes et dociles. Il ne manquait jamais,
chaque fois qu'il se trouvait dans la famille, de
nous faire faire notre prière avant de nous
mettre au lit; et comme j'étais trop jeune encore
pour me tenir à genoux, il m'asseyait sur ses
genoux et m'apprenait à faire le signe de la
sainte croix, puis me mettait un crucifix dans
les mains, me parlait du bon Dieu et m'expli-
quait à sa manière le grand mystère de la
Rédemption, le Christ qui avait voulu tant souf-
frir et puis mourir pour nous ouvrir la porte du
Paradis. Ces paroles me plaisaient beaucoup;
j'étais, à ce qu'il paraît, très sensible, j'aimais le
Christ, je pleurais, je le regardais avec affection,
je lui parlais, je le questionnais, je n'avais pas
de réponse et, dans mon ignorance, je voulais
imiter son silence. Toutes ces choses de ma pre-
mière enfance, je les sus pour les avoir entendu
dire par les voisins et par ma mère à qui je fus
toujours une croix.
VIE DE MELANIE
Je me rappelle que chaque fois qu'elle me por-
tait à des fêtes, à des comédies, aussitôt que je
voyais la foule, je pleurais et me cachais la
figure sur ses épaules tout en continuant de
pleurer très fort, de sorte que j' empêchais les
assistants d'entendre ce qui se disait et ma mère
devait me porter dehors (i). Quelle grande pa-
tience elle a eue avec moi qui ne lui donnais
que des ennuis ! Arrivée à la maison, elle me
demandait pourquoi je pleurais; je lui répondais
brièvement que j'avais peur et que je préférais
rester ici avec le crucifix de mon père. A cela
elle me grondait, me demandant si moi aussi je
voulais être bigote comme ma tante (sœur de
mon père). Je ne lui répondais pas et je ne me
corrigeais pas non plus. Elle se plaignait avec les
voisines de mon caractère. Celles-ci lui conseil-
lèrent de me conduire souvent dans les assem-
blées pour m'habituer à voir le monde et à parler.
Ainsi fut fait, mais mon naturel sauvage résista
à toutes les tentatives. Je ne parlais qu'avec
mon père; quand il me disait que c'étaient nos
péchés qui avaient fait mourir Notre-Seigneur
Jésus-Christ, je lui disais : « Oh !... jamais je ne
(1) Ces lignes ont été écrites par Mélanie en très gros
caractères.
VIE DE MELANIE
veux faire des péchés puisque ça a tant fait
souffrir mon bon Dieu. Oh î... pauvre bon Dieu,
je veux toujours penser à vous et ne veux
jamais vous déplaire. Quand je pourrai mar-
cher toute seule, je ferai comme vous avez fait,
jïrai dans la solitude, je penserai à vous; et
puis, quand je serai grande, j'irai dire aux mé-
chants hommes et aux méchantes femmes :
Faites-moi mourir sur une croix pour que
j'efface vos péchés, autrement vous n'irez jamais
en paradis. » Ces paroles achevaient d'exas-
pérer ma mère; elle ne pouvait plus me voir
devant ses yeux; au lieu d'être sa consolation,
j'étais Tobjet de toutes ses peines ; elle me sur-
nomma la muette (i) : « Je défends^ dit-elle, à mes
deux enfants de V appeler par son nom; je dé-
fends quon lui donne à manger et je défends
qu'on fasse attention à elle; ne la tenez plus,
laissez-la par terre; puisqu elle veut faire tout
ce que Dieu a fait^ quelle le fasse : Dieu n'a
pas eu besoin qu'on lui apprît à marcher ni
qu'on le tînt lorsqu'il était petit. Dieu a couché
par terre ^ il a même demandé son pain, mais je
lui défends de demander^ soit à présent^ soit plus
1 ; Ce qui suit est en gros caractères dans le manuscrit.
VIE DE MELANIE
lard, quoi que ce soit. » Je me traînais donc
comme je pouvais sur les mains et sur les genoux,
et Je passais les Journées et quelquefois les nuits
entières dans un coin ou sous un lit. Là Je pensais
à l'enfant Jésus et à la Sainte Vierge^ et aux
souffrances de Notre-Seigneur. Plusieurs mois
s'écoulèrent ainsi. Enfin ma mère ennuyée de
me voir rester sous un lit dans une chambre,
toute seule, Je méritai le châtiment d'être chassée
de la maison, le soir.
Vers le matin. Je voulus rentrer auprès de ma
chère mère, et, par un Juste Jugement de Dieu,
Je fus renvoyée comme incorrigible et obstinée.
Ne sachant où aller, Je pris le chemin qui abou-
tissait à un bois qui est à quelques minutes de la
maison. Je rencontrai ma tante qui me demanda
où j'allais. Avec la main je lui fis signe que
j'allais dans ce bois. Elle me donna la main et
me conduisit chez elle. J'avais alors environ
trois ans.
J'aimais beaucoup mes chers parents et en
général toutes les personnes que je connaissais.
Il me semblait sentir en moi comme un besoin
d'aimer et d'être aimée par les créatures du bon
Dieu. Maintenant, par la grâce de Dieu, je re-
connais la bonté, la miséricorde du Très-Haut
4
10 VIE DE MELAME
sur moi mesquine créature, et que ce fut Dieu
qui permit que je ne fusse jamais caressée ni
embrassée par ma chère mère. La première fois
que je me rappelle avoir été baisée par elle, ce
fut vers Tannée i85i, à l'occasion de ma prise
d'habit chez les sœurs de la Providence, de
Gorenc. Si ma mère n'avait pas agi comme elle
fit, qu'en aurait-il été du salut de ma pauvre
âme, naturellement faible et inclinée à trop
d'affection pour les personnes qui m'auraient
manifesté de la sympathie, de l'amitié !
Après environ trois jours, ma tante me con-
duisit chez mes parents ; et dès que mon père
revint de son travail, le dimanche, elle lui parla.
11 paraît qu'entre les plaintes qu'elle lui fit, elle
dit qu'on me faisait souffrir de la faim. Je m'aper-
çus que ma chère mère était triste, affligée,
peinée. Parmi tant de défauts j'avais celui d'être
très sensible pour les chagrins d'autrui. La
voyant triste, je voulus la consoler. Je mis une
chaise près de la sienne afin d'y monter pour
l'embrasser; elle me repoussa. Je pleurais de ne
pouvoir me satisfaire ; alors mon père m'em-
brassait et me donnait le Christ, seul objet de
piété qu'il y eût dans la maison.
Avec le Christ en main j'étais contente : je
VIE DE MELAME 11
regardais, j'embrassais notre doux Sauveur cru-
cifié pour nous et des larmes coulaient de mes
yeux. Je pensais à ce que m'avaient dit mon
père et ma tante, que chaque fois qu'on pèche
on crucifie de nouveau notre divin Rédempteur.
Dans mon ignorance je croyais qu'on le cruci-
fiait réellement sur une croix et je me disais que
si je voyais quelqu'un qui voulût le crucifier,
je lui dirais : « Déjà vous avez fait mourir une
fois mon premier père, il est mort pour notre
amour, pour nous porter au ciel ; je ne permet-
trai pas que sous mes yeux vous lui fassiez du
mal. Si vous voulez, faites-moi mourir parce
que je l'aime et que je veux aller le rejoindre
dans le ciel. » En réalité je n'aimais pas le bon
Dieu pour Dieu : si je croyais l'aimer, mon
amour était tout humain, je l'aimais par sensi-
bilité, parce que mon bien-aimé avait tant souf-
fert et qu'il était mort en croix pour notre féli-
cité éternelle.
Malgré cela, je ne m'amendais pas, je ne me
corrigeais pas de mes nombreux défauts. Chaque
fois que ma mère me portait dans quelque so-
ciété, je lui donnais du déplaisir par mes pleurs
et mes cris, de sorte qu'elle devait toujours faire
retour à la maison. Mes méchancetés étaient
12 VIE DE MELAME
continuelles. Une fois surtout, je fus très imper-
tinente. Il y avait une très belle représentation
et je ne faisais que crier et pleurer, je me tor-
dais dans les bras de ma cbère mère pour qu'elle
me mît à terre et m'enfuir à la maison, de sorte
qu'une des personnes de la scène dit à haute voix
de faire sortir cette enfant. Arrivées à la maison,
ma pauvre mère très fâchée me dit que je n'étais
pas sa fille, que ses enfants avaient tous de très
bons caractères, que par charité elle m'avait
gardée chez elle, mais que l'heure était venue
de se débarrasser de moi, que je pouvais aller
où il me plairait. Elle dit à mes frères que je
n'appartenais pas à la famille, que je n'étais
pas la sœur de mes frères et qu'ils ne devaient
plus m'appeler Mélanie, que mouvrai nom était
mueite, louve, sauvage, solitaire, que je devais
aller avec les animaux qui vivent dans les bois;
et elle me défendit de l'appeler maman, et d'ap-
peler mon père (qui était absent) papa. Voyant
son affliction, je pleurais et je voulais l'embrasser
pour la consoler; elle me repoussa en m'ordon-
nant de m'en aller, me prit par le bras et,
ouvrant la porte^ me mit dehors en me défen-
dant de revenir.
Mon affliction fut grande; mais, oh! comme
VIE DE MELANIE 13
ma mère avait raison de me vouloir corriger !
J'étais en toutes manières insupportable, car
si elle me laissait seule à la maison, dès que des
pauvres se présentaient à la porte, je leur don-
nais tout ce qui se trouvait à ma portée sans en
avoir la permission, et si elle m'emmenait avec
elle, les personnes que je voyais me faisaient
peur, je voulais fuir et je pleurais. Enfin quand ce
n'était pas une chose, c'en était une autre, j'étais
le tourment de ma pauvre mère et souvent elle
disait qu'il aurait été mieux que je fusse morte.
De tout mon cœur j'aurais aimé mourir pour faire
cesser la continuelle peine que je lui occasion-
nais.
Comme les autres fois, je m'en allai dans le
bois, tout en pensant à ce qu'elle m'avait dit :
que je n'avais pas de mère, pas de père, pas
de frères, pas d'habitalion et que personne ne
me voulait. J'étais affligée, même découragée,
en pensant que le doux nom de maman, je ne
pouvais plus le dire. Cette fois, je pleurai sur
mon triste sort. Puis je pensai au Christ, à la
Croix démon père; je me disais : le Rédempteur
avait les yeux fermés, il ne m'a pas regardée, il
ne me connaît peut-être pas, comment saura-t-il
que je suis ici seule ? Il ne m'a pas parlé et
4.
U VIK DE MELANIE
pourtant il est mort pour nous, pour moi, en
fermant les yeux... Eh bien ! moi aussi, je veux
l'aimer et mourir pour Lui. A présent je me
donne pour toujours tout entière à Lui; je veux
l'aimer et le prier avec mes lèvres fermées,
puisque le Christ les avait fermées; je lui dirai
mes désirs de le vouloir aimer, d'être toute sienne
et de ne vouloir que le Christ. (En demandant
la croix de mon Jésus, j'entendais une croix de
bois, je ne savais pas porter ma pensée plus haut.)
11 y avait trois ou quatre jours que j'étais dans
le bois sans voir ni entendre personne : ma seule
occupation était la pensée de la passion de Notre-
Seigneur Jésus-Christ; souvent je fondais en
larmes en pensant combien le péché déplaît à
mon bon Dieu, puisqu'il avait fallu que mon
JÉSUS versât tout son sang pour l'effacer et
mettre les hommes dans le paradis. Je n'avais
plus la force de marcher, je tombais et j'étais
plongée dans une profonde tristesse en pensant
combien on offensait mon Jésus, puis aussi de
ce que, comme les autres enfants, je n'avais
point de mère pour tout lui dire et pour lui
demander des explications sur la vie de mon
Jésus au ciel. Tout à coup, je vois venir à moi
un tout petit enfant d'une grande beauté, vêtu
VIE DE MELANIE 15
d'un blanc brillant avec une jolie couronne sur
la tête. Dès que ce petit enfant fut près de la
sauvage il lui dit : « Bonjour, ma sœur, pour-
quoi pleurez-vous ? je viens vous consoler. » —
« Ah ! dit alors la sauvage^ mon pauvre petit,
parlez bien bas, je n'aime pas le bruit. Je pleure
parce que je voudrais savoir tout ce que mon
JÉSUS a fait pour sauver le monde, pour queje fasse
comme Lui sans rien manquer; puis ce que le
monde a fait pour faire mourir mon Jésus-Christ;
puis je voudrais avoir une maman; je n'ai per-
sonne. J'étais dans une maison avec une femme
et des enfants ; cette femme ne me veut plus. Ah !
si j'avais une maman ! » — « Ma sœur, dit alors
le petit, dites-moi Frère, je suis votre bon Frère,
je veille sur vous; nous avons une maman. « —
(( Une maman ! une maman ! sécria la saa^
vage, toujours en pleurant. Ah! j'ai, j'ai donc
une maman ! où est-elle, mon Frère, pour que
je courre vite la trouver ?» — « Notre ma-
man, dit le joli enfant, est partout avec ses
enfants; aimez-la bien, cette bonne maman ; elle
est toujours avec celles qui se montrent ses
enfants. Bientôt je vous mènerai voir notre ma-
man. » Après cela le jeune enfant fit connaître
à la muette la grandeur de Dieu, sa puissance, sa
16 VIE DE MELAME
bonté, enfin toute sa vie publique et surtout sa
Passion. Mais lorsqu'il en était à la Passion je
lui dis : « Ah ! mon Frère, ne m'en dites pas
davantage ; je sais combien mon bon Dieu a souf-
fert pour nous mettre dans le ciel. L'homme de
la maison où je restais avant que la femme me
mît dehors m'avait raconté tout ça et je voudrais
moi-même souffrir comme mon bon Dieu. Oh !
je n'oserai jamais entrer dans le paradis si je ne
soufïre comme le bon Jésus. « Puis mon aimable
Frère me dit : « Ma sœur, fuyez le bruit du
monde, aimez la retraite et le recueillement :
ayez votre cœur à la croix et la croix dans votre
cœur; que Jésus-Christ soit votre seule occupa-
tion. Aimez le silence et vous entendrez la voix
du Dieu du ciel qui vous parlera au cœur; ne
formez de liaison avec personne et Dieu sera
votre tout. »
Mon petit Frère venait à peu près tous les jours
pour me voir ; quelquefois il restait un jour sans
venir, mais souvent il venait plusieurs fois dans
le même jour. Nous conversions toujours sur
la passion ou sur la vie cachée de Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ. Je m'étais enfoncée dans la
forêt ; si je tombais dans le sentier rempli de
pierres, il arrivait aussitôt me relever ; nous
VIE DE MELANIE
marchions en nous tenant par la main, nous ra-
massions des fleurs ensemble. Il m'était sym-
pathique au possible, il m'inspirait confiance,
je me sentais enflammée d'amour pour lui.
Chaque fois que je le vis et qu'il m'appela sa
sœur, mon cœur se remplit de joie et d'une
douce consolation. Mon Frère était de mon âge
(il a toujours été de ma taille), il n'était pas plus
grand que moi, il était bien fait, bien propor-
tionné, sa petite figure était d'un blanc rosé,
ses cheveux étaient châtain clair et frisés, ils
étaient partagés sur son beau front et tombaient
un peu sur ses épaules ; ses yeux étaient doux et
pénétrants; sa voix douce, sonore, mélodieuse
allait droit à l'âme et faisait sauter mon cœur ;
ses petites mains, bien PALPABLES, étaient
dans les miennes comme le contact du Lys ; toute
sa personne paraissait comme cristallisée. Quand,
après avoir parlé longtemps de Notre- Seigneur
Jésus-Christ, nous nous amusions à regarder
les fleurs et que quelquefois nous en ramassions
pour faire des couronnes, etc., il me semblait
que les fleurs venaient d'elles-mêmes se placer
dans ses jolies petites mains ; mais je trouvais
la chose toute naturelle, parce que j'ignorais
ce que les hommes peuvent faire ou ne pas faire.
IS VIE DE MELANIE
J'ai dit que la première fois il était tout habillé
de blanc, avec une couronne de roses blanches
sur sa tète, mais il n'était pas toujours vêtu
ainsi. Il ne vint avec une couronne que les trois
premières fois ; et quelquefois il avait une robe
bleue et une ceinture blanche, d'autres fois une
robe rose, des souliers blancs et une ceinture
bleue. La troisième fois que je vis mon Frère, il
avait une robe rose d'un rose argenté serrée à la
ceinture par un ruban en or; les bouts pendaient
de côté sur sa jolie robe, et sur sa tête il por-
tait une couronne de superbes roses. Je me rap-
pelle qu'il y en avait de blanches d'un blanc
très beau, très fin et tant soit peu lumineux; il
en était ainsi pour les roses jaunes, rouges et
roses. Le voyant ainsi avec cette robe rose, je lui
dis : (( Mon Frère, pourquoi avez-vous une robe
couleur de rose, et la mienne est bleue et blanche,
de deux couleurs, donc? Moi je n'ai pas de robe
d'autre couleur ; alors faisons comme ça : vous
direz à votre maman de vous mettre une robe
comme la mienne, n'est-ce pas, mon Frère? » —
« Oui, ma sœur », me répondit mon bien-aimé
Frère. Puis je lui dis : « Est-ce que vous avez fait
votre première communion, que vous avez une
couronne sur votre tête ? Moi, quand je serai
VIE DE MELAZnIE 19
grande, on me fera faire ma première commu-
nion et j'aurai aussi une couronne comme la vôtre,
mais vous n'avez pas fait votre première com-
munion à présent, et pourquoi portez-vous tous
les jours une couronne de roses? Vous allez la
gâter; moi je n'ai pas de couronne: pourquoi
avez- vous une couronne de fleurs ICI?» — «Mais,
répondit mon aimable Frère, avant la couronne
de fleurs, j'ai porté l'autre ! » En ce moment
j'eus un profond recueillement, je perdis l'usage
de mes sens et je me trouvai en présence de
la Majesté Divine. Notre-Seigneur Jésus-Christ
était grand, majestueux, plein d'amour et d'aff'a-
bilité, vêtu d'une longue robe blanche argentée,
transparente et brillante, sur laquelle étaient
parsemées des pierres, précieuses de difl'érentes
couleurs et variantes dans leurs couleurs cris-
tallisées ; à sa ceinture il avait une très jolie
bande ou ruban en argent et très richement or-
née de broderies en fleurs relevées, entremêlées
de pierres précieuses (comme on dit sur la terre),
mais c'était bien autre chose et tout brillant
cristallisé. Sur sa tête il y avait un diadème en
trois, en or fin avec des brillants scintillants et
des pierres précieuses, diamants, rubis, éme-
raudes. Notre-Seigneur Jésus-Christ était tout
20 VIE DE MELANIE
lumineux et entouré d'une grande lumière. Il
avait dans ses mains une petite colombe
blanche.
A la vue de cette majesté inappréciable, je me
profondais dans mon rien. Intellectuellement
j'entendis le Divin maître disant à la Lumière
éternelle (que je compris être le Père Éternel) :
« Que faisons-nous de cette petite créature ?
Lui donnerons-nous unejolie couronne de fleurs? />
(J'avais déjà tout compris), je me hâtai de dire:
«Non, non, Seigneur, pas de fleurs sur la terre !
puisque depuis votre incarnation, c'est-à-dire
depuis l'union de votre divinité avec votre hu-
manité sainte, vous avez souffert en votre esprit
et en votre corps plus que tous les martyrs en-
semble et vous avez été couronné d'épines mor-
telles, puisqu'elles entrèrent dans vos yeux et
dans le crâne de votre tête adorable, puis vous
avez été cloué sur une croix pour nous sauver;
donnez-moi, Seigneur, la grâce de souffrir pour
votre amour tout ce qu'il vous plaît que je
souffre, jusqu'à ce que vous m'appeliez à votre
gloire. » Tout cela s'est dit intellectuellement.
A cela l'éternelle Lumière s'est approchée de
Notre-Seigneur et a fixé dans les yeux la petite
colombe et lui a tracé une croix sur la tête,
VIE DE MELANIE 21
tout près des yeux, puis l'a bénie. Notre-
Seigneur la pressa alors sur son cœur et lui
dit : « En vertu de ma croix, croissez et faites
des fruits de vertus. » Je repris mes sens, je
me retrouvais au même endoit dans le bois,
mais mon cher Frère n'y était plus.
Votre Révérence désire savoir si je savais que
c'était le Divin Enfant Jésus qui venait auprès
de moi. Je dois dire que mon bien-aimé Frère,
pendant plus de vingt ans, m'a laissé ignorer
qu'il était Jésus, et que moi j'avais tout bonne-
ment et simplement cru qu'il était mon frère,
comme lui-même me l'avait assuré. Donc je pris
ses visites sans raisonner, contente d'avoir un
si bon frère et à qui je pourrais parler de mon
bon Dieu, et lui enseigner à le prier et à lui
consacrer tout son cœur, toute son âme et à
l'aimer de toutes ses forces... Maintenant je
dois dire, pour ma confusion, que j'étais dans
une grande joie d'avoir un frère à qui je pou-
vais parler de mon cher Jésus et que je voulais
INSTRUIRE ! !... Il me dit qu'il était mon frère
et que j'étais sa sœur, je le crus sur sa parole.
D'ailleurs je n'avais pas l'habitude de réfléchir,
je n'en avais pas le temps, parce que depuis que
j'avais connu qu'après le péché d'Adam, tout le
5
22 VIE DE MELANIE
genre humain passé, présent et à venir était
condamné à être privé éternellement de jouir de
la gloire de Dieu, et encore devoir souffrir dans
les enfers, et que notre bon Dieu qui jouit éter-
nellement de sa propre gloire et qui n'a besoin
de personne était venu prendre une âme et un
corps humain pour souffrir, etc., j'étais continuel-
lement plongée dans les pensées de ce mystère
d'amour, je n'avais pas le loisir de penser à ce
qui n'était pas nécessaire pour aimer notre bon
Dieu. Mon Frère était bien bon, aimable, il
m'aimait, c'était bien juste que je l'aimasse de
toutes mes forces; il connaissait le bon Dieu et
il me le faisait connaître, il me parlait de la rec-
titude d'intention et comment nous pouvons
mériter infiniment dans toutes nos œuvres en les
offrant et en nous offrant empourprés du sang de
JÉsus-GHmsT et en son Nom trois fois saint, etc.
Enfin si mon Frère a été mon frère, il a été
aussi mon instituteur, puisque c'est de Lui que
j'ai tout appris ce que je sais, en dehors du péché
qui est mon seul ouvrage.
Est-ce le lendemain ou plusieurs jours après ?
je ne saurais le dire. Le soleil était sur son déclin,
je m'enfonce dans la forêt, puis je m'assieds sur
le tronc d'un arbre coupé. Les oiseaux ne chan-
VIE DE MÉLANIE 23
taient plus, tout était dans un profond silence.
Je pensais de nouveau à mes chers parents que
je croyais ne plus revoir; puis me revenait la
pensée consolante de la croix de mon père et
surtout du Christ, là crucifié; je me disais : le
Bien-x\imé, le Christ ne pleurait pas, il fermait
les yeux et se taisait : je Taime comme il est et
je veux faire comme Lui. Alors j'essuyai mes
larmes, je fermai les yeux et je m'endormis,
pour ne me réveiller qu'après le lever du soleil.
Pendant que je dormais j'eus le songe que
voici : J'étais abattue d'esprit et de corps, je cher-
chais un lieu de repos sans pouvoir le trouver
parce que mes forces semblaient m'abandonner.
Enfin je vis qu'un grand arbre avait été coupé
parce qu'on n'avait pu l'arracher, vu que ses ra-
cines très profondes et très grosses étaient en-
trelacées. Du pied de l'arbre coupé était sorti
un bourgeon comme un second arbre; je m'étais
assise sur le tronc, les épaules appuyées au
nouvel arbre, et m'étais assoupie de lassitude;
mon esprit était suffoqué par de si grandes et
si nombreuses peines endurées. En ce moment
d'amère souffrance, je m'entendis appeler :
(( Sœur, ma chère sœur. » J'ouvris les yeux sans
voir personne, et cependant tout le bois était
21 VIE DE MELANIE
éclairé comme en plein jour et sans ombre. La
même douce voix dit : « Je suis votre Frère,
venez. » Je me mis sur pied, et je vis mon bon
Frère vêtu d'une robe rose, des souliers blancs.
Aussitôt je m'élance pour aller l'embrasser; il
me dit que ce n'était pas encore l'heure de Tem-
brasser. A l'instant mes peines cessèrent. J'eus
par cette apparition une claire connaissance de
Téternelle Sagesse de Dieu. Ainsi je sus que la
Bonté éternelle se trouve partout sans occuper
d'espace, et ainsi de suite...
Mon aimable Frère me dit que la vraie sagesse
est dans la connaissance de notre Créateur et
dans l'amour de la croix pour Tamour de Dieu;
qu'on doit aimer le Rédempteur pour Lui-même,
non tant pour ses dons, non tant pour le ciel des
cieux qu'il donnera par miséricorde à ses servi-
teurs. Plus mon très aimé Frère me parlait, plus
je sentais le besoin, la nécessité, la faim d'aimer
mon très amoureux Rédempteur, et plus aussi
je me sentais petite, vile. Il me semblait que je
rapetissais en contemplant la grandeur, la puis-
sance de mon Divin Sauveur.
Mon très doux Frère me dit que je devais
remercier la miséricorde divine qui se servait de
mes parents pour me détacher des affections du
VIE DE MELANIE 25
monde; que leTrès-Haut m'avait créée pour l'ai-
mer au possible; que je devais veiller sur mon
cœur incliné à trop aimer les créatures et à en être
aimée. Après cela, mon très doux Frère me prit
par la main et me dit : « Où voulez-vous aller ? »
Je répondis aussitôt : «Au Calvaire. » — «C'est
bien, me dit-il, mais faites bien attention de ne
pas me laisser, sinon vous tomberiez. »
A l'instant le bois disparut, et nous nous trou-
vâmes au pied d'une haute montagne sans trace
de chemin. La voie droite était enconil-rée au
commencement, puis, plus haut, il y avait des
grosses pierres, des rochers et des plantes pi-
quantes; plus haut nous trouvâmes «pierres,
rochers, épines et petites croix; plus haut des
grosses épines et des croix; plus haut des gros-
ses épines et des grandes croix les unes sur les
autres, de sorte qu'il m'était très difficile de
marcher. Mon Frère paraissait ne pas sentir la
fatigue ni les déchirures que me faisaient les
épines tandis que mes pieds s'enfonçaient dans
les trous entre les croix. Une fois et même deux
fois mon pied resta engagé et ce fut avec beau-
coup de peine que je pus le sortir; mais une
fois surtout je fus si encombrée par les épines
et les croix que je tombai, et dans la secousse
26 VIE DE MELANIE
je laissai échapper la main de mon très aima-
ble Frère. Voulant me relever seule, je retombai
et les épines s'attachèrent à mes habits, et je ne
voyais pas le moyen de sortir de là, parce que
je m'étais arrêtée : je me voyais ensevelie sous
les croix, petitesetgrandes,quipleuvaientdu ciel.
Alors j'appelai mon Frère à mon secours ; il vint,
me donna sa douce et puissante main et me
porta au-dessus en me disant : « Il s'en faut de
beaucoup que nous soyons arrivés, mais si vous
voulez vous en retourner, vous peinerez moins. »
Je lui dis : « Non, non, mon Frère, je veux venir
avec vous. » — « Alors, me dit-il, tenez-vous
fortement à moi. » — « Oui, lui dis-je, mais fai-
sons ainsi : je marcherai derrière vous et là où
vous aurez mis votre pied, je mettrai le mien. »
— « Ma chère sœur, me dit mon Frère, vous avez
deviné le secret; marchons pendant qu'il fait
soleil, marchons comme nous sommes conve-
nus. »
Je ne me heurtais plus contre les croix, quoi-
qu'elles pleuvaient en abondance et que les épines
fussent nombreuses et aiguës. Tout à coup le
ciel fut enveloppé de noirs nuages, tandis que
des croix grandes et petites continuaient à tom-
ber comme une pluie torrentielle. Je me trouvais
VIE DE MELANIE
dans la plus complète obscurité, je ne voyais
plus si je mettais les pieds sur les traces de
mon Frère, je ne voyais plus même mon très
aimé Frère; et quoique bien fortement je tenais
sa main, c'est à peine si je la sentais au com-
mencement de cette bourrasque; et peu après
je perdis la sensibilité du toucher. Quelle peine,
dans la crainte de m'égarer loin de mon amou-
reux Sauveur ! Par la peur de le perdre, je
tenais, tout en marchant, le bras tendu et la
main à demi fermée, comme quand je sentais la
douce main de mon guide. Je ne puis dire
quels étaient mes craintes et mes tourments. La
peine dont je souffrais était si grande que je ne
sentais plus le choc des croix ni les déchi-
rures des épines : je craignais surtout d'avoir
perdu mon amoureux Frère ; et dans les spasmes,
les soupirs et les larmes, je me disais : Qui sait
si, en tombant, je n'aurai pas abandonné la main
de ma vie, ma joie et mon Bien?... Et quand?
En quel moment m'est arrivée cette disgrâce de
toutes les disgrâces?... Si je l'appelle, il ne me
répond pas. .. je l'appelle avec la voix, je l'appelle
avec l'esprit, il ne me répond pas... Silence, tou-
jours silence!... Il me semblait souffrir les peines
de la mort pour avoir perdu le Frère le plus
28 VIE DE MELANIE
cher, le plus aimable, le plus doux, le plus saint
entre les plus saints.
Dans la désolation de mon esprit et abandon-
née dans UQ labyrinthe, il ne me restait que la
consolation de ma souffrance, bien persuadée
que j'étais d'avoir mérité ces punitions par mes
infidélités à tant de bienfaits gratuits du Tout-
Puissant; mais cette grandissime crainte et dou-
leur d'avoir été cause de cet abandon (que je
croyais total et final) me privait de cette conso-
lation.
Je marchais dans un chemin de plus en plus
impraticable, mais la dure et amère peine d'avoir
été par ma faute délaissée, abandonnée de mon
amoureux Frère absorbait toutes mes autres
souffrances.
Arrivée à un endroit, j'entendis des bruits et
des voix comme d'une foule de personnes qui
étaient en fête, et je vis passer riant et chantant
une tourbe de gens de toutes conditions, les uns
à pied, les autres en voiture. Une partie de cette
multitude confuse descendait à droite par une
très belle route, l'autre descendait à gauche; et
toute celte foule, en passant près de moi qui pei-
nais dans les épines et les croix, me critiquait,
m'insultait; on m'appelait folle, idiote, insensée,
VIE DE MELANIE 29
hypocrite, fausse dévote; il y en avait qui, avec
un semblant de compassion, m'invitaient à les
suivre, à prendre la bonne route, parce que le
bon Dieu ne nous avait pas créés pour que nous
nous abstenions des divertissements et que nous
nous martyrisions de la sorte, que je ne devais
pas écouter le charlatanisme des prêtres, etc.
Je gardais le silence et je marchais toujours. Je
regardai où allait cette multitude sans frein et
la vis se précipiter et disparaître comme dans
un puits d'où sortait une fumée très noire et des
flammes. Je tombai à genoux épouvantée, terri-
fiée, j'embrassai, je baisai avec un ardent amour
le crucifix, et m'offris au divin Rédempteur pour
la glorification de son éternel amour tous les
jours de ma vie. Et pendant que je faisais un
ardent acte d'amour je me sentis presser la main ;
mon cœur commença à battre très fort, très fort,
et l'Amour que je croyais avoir perdu reparut :
mon bien-aimé petit Frère était près de moi. La
grandissime consolation que j'en eus mit fin à
cette vision et je me retrouvai à ma place dans
le bois : il faisait jour.
J'étais seule, mais je sentais que le Tout-
Puissant, le Très-Haut, mon très amoureux
Rédempteur était avec moi quoique je ne le
5.
30 ^^E DE MELAXIE
visse pas et je le croyais plus que si je Tavais vu,
que si je Teusse vu des yeux du corps ; parce
qu'en priant mentalement il me semblait que
mon intellect s'élargissait, s'étendait à distance
et je comprenais que Dieu remplit le monde et
combien il aime ses créatures. Je Paimais et je
l'aimais du plus profond de mon cœur. Cet amour
me faisait amoureusement souffrir, en ce sens
que je voyais et sentais que l'amour de l'Etemel
amour étant infini, et que mon amour étant
comme un néant, je ne pourrais jamais satisfaire
mon ardent désir d'aimer la vie de ma vie, la
lumière de mes yeux, le repos de mon àrae, ja-
mais l'aimer d'un amour de correspondance
digne de celui que mérite mon divin Rédempteur.
Affligée de mon impuissance, je le priai alors
de me faire souffrir, de me crucifier, et de me
donner par ses mérites la force de souffrir autant
que je le voulais aimer, et je voulais l'aimer
comme il voulait être aimé de moi, sans rival ;
j'avais faim d'amour et de souffrance. Ainsi, à
la clarté de rÉternelle Lumière, je me voyais
sans l'ombre de vertus, méprisable et incapable
d'une bonne pensée par moi-même, incapable
de glorifier le Très-Haut sans sa divine grâce,
je me répugnais à moi-même. Seulement dans
VIE DE MÉLANIE 31
ma volonté il y avait comme une toute petite
flamme de désir de plaire en tout à mon Amant
bien-aimc, et encore ce peu ne venait pas de
moi, mais de l'infinie miséricorde qui avait
daigné regarder avec pitié ma totale indigence.
Me voyant si abjecte et méprisable, je m'en-
courageai en pensantque la Majesté divine était
seule tout ornée de toutes les perfections, de
toutes les vertus, puisqu'elle est la charité même,
et je la remerciai. Et subitement, comme un
éclair, je me trouvai dans une solitude, mais
non, il est plus exact de dire dans un profond
recueillement et je vis notre divin Sauveur qui
se communiquait à mon âme d'une manière que
je ne sais pas exprimer. Mes sens ne fonction-
naient plus, il me semblait qu'ils étaient pri-
sonniers de l'amour. Mon âme s'enflammait tou-
jours plus d'amour pour l'amour infini, incréé ; .
j'aurais voulu soufî'rir des peines infinies ; souf-^.
frir me paraissait et était réellement une conso- |
lation.
Ces communications du Tout-Puissant se font
sans énonciation de paroles, et plus que des
dards enflammés elles allument dans Tâme le
feu du divin amour et, en même temps, l'amour
passionné de la souffrance ; de sorte que je ne
32 VIE DE MÉLANIE
savais lequel de ces deux amours était le plus
fort. Je connus que mon unique et souverain
Bien me voulait toute dépouillée des affections
humaines, qu'il me voulait toute sienne, qu'il
voulait être mon Maître absolu. Il me commu-
niqua le grand mystère de TEucharistie en se
montrant dans un globe de lumière excessive, les
bras étendus, comme s'il avait voulu se donner
à tous les hommes qui le désirent. Je compris
beaucoup de choses sur l'amour que le Rédemp-
teur a pour tous les hommes que je ne sais pas
exprimer. Plus l'intelligence me faisait com-
prendre les saintes finesses de l'amour incréé,
plus je me voyais devenir nulle et presque dis-
paraître à mes yeux. Certainement si le Très-
Haut avait voulu reprendre ce qui vient de lui
et me laisser avec ma nullité, je serais comme
un atome brûlé que le vent emporte et qui dis-
paraît. Ah ! si du moins j'avais correspondu à
tant de bienfaits reçus tous gratuitement!...
La vision du Tout-Puissant changée en peine
ne dura qu'une minute : sublime moment ! mo-
ment suave, amoureux, lumineux, qui, pendant
qu'il humilie, abaisse et anéantit, restaure, en-
courage, relève, ranime, réconforte I En un ins-
tant, en un clind'œil, l'intelligence reçoit beau-
VIE DE MÉLANIE 33
coup de lumières sur les mystères de notre
sainte foi et sur les attributs de TÊtre incréé ;
et tandis que je comprenais un peu Tamour de
notre amoureux Rédempteur pour ses créatures,
mon cœur semblait vouloir sortir de ma poi-
trine, je désirais souffrir. C'était selon moi le
seul moyen en mon pouvoir de manifester mon
amour et ma vive reconnaissance pour les bien-
faits reçus.
Déjàdepuisplusieurs jours j'étais dans le bois
et je ne pensais nullement à retourner chez mes
parents puisque cela m'avait été prohibé et que
je croyais devoir obéir absolument à qui avait
autorité sur moi. Pendant tout ce temps je me
nourrissais des petits fruits qui croissent en ce
bois. Je dois dire cependant que, plusieurs fois,
mon aimable Frère m'apporta un mets délicieux
qui restaurait entièrement mes forces pour plu-
sieurs jours. La première fois c'était une très
belle violette: je la mangeai; ce n'était ni du
pain ni du miel, je ne sus pas ce que c'était,
sinon une liqueur, une substance très savou-
reuse et odorante. Aussitôt je fis le mouvement
de vouloir baiser mon adorable Frère pour lui
démontrer ma gratitude. Il leva sa main droite
jusqu'à la hauteur de son angélique face et me
34 VIE DE MELAME
dit : <( Pas encore, sœur de mon cœur; mangez
toute la fleur, et, en correspondant aux grâces
divines, reproduisez en vous l'emblème de la
violette. » En attendant, je sentais augmenter
Tardent désir de souffrir, puisque c'était tout ce
que je pouvais faire pour manifester mon amour
à l'Éternelle Charité; et plus je me voyais vile,
plus croissait ma gratitude envers mon Créateur,
mon Rédempteur, mon guide, mon Pasteur, mon
Maître, mon consolateur, ma vie, Tœil de mes
yeux : j'aurais voulu mourir pour Lui et de son
amour. Mais je me voyais si mesquine, si pauvre
et sans vertu, si remplie de taches en mon âme,
que j'avais honte de moi-même. Je compris que
seule je ne pouvais rien pour acquérir le vivifiant
amour de mon amoureux cher Jésus, qui prend
racine dans l'humble foi d'où naît la pure cha-
rité et que tout doit être arrosé par le sang du
divin Sauveur pour produire des fruits.
Tandis que je priais mon divin et amoureux
Maître qu'il voulût bien. Lui, prier en moi et
avec moi, je vis subitement passer dans mon
intellect mon doux et cher Jésus portant une
lourde croix et la tête couronnéede dures épines;
son corps sacré n'était qu'une plaie, le sang lais-
sait une trace après lui, sa sainte face enflée
VIE DE MELAISIE 35
était couverte de san^ et de poussière. Il me dit :
« Ma fille, regardez votre Jésus crucifié de nou-
veau par ses amis choisis, mes Ministres, ceux
qui sont mes voies auprès de mon peuple... »
Hors de moi et comme folle, je criai : « Non,
jamais je ne voudrai crucifier de nouveau mon
Dieu en ma personne... » Puis le divin crucifié
ajouta : « Offrez à mon Père éternel le grand
sacrifice de Jésus-Christ, le prêtre éternel. »
Aussitôt tout disparut, mais cette vue me laissa
un très grand désir de souffrir les mêmes peines
que mon aimable et cher Sauveur; ce désir que
je sentais en moi d'aimer et d'aimer encore mon
Tout, la vie de ma vie, s'allumait de plus en
plus ; je languissais, mes forces diminuaient par
l'effet de ce dévorant désir d'aimer pour moi,
d'aimer pour tous les hommes et de souffrir afin
de réparer pour ceux qui ont offensé, qui offensent
et qui offenseront mon très amoureux, mon très
aimable Sauveur Jésus.
Entre les nombreuses illusions que je ne con-
nais pas, en voici une que j'ai connue par ma
propre expérience ; cela est bon pour m'humilier
et me plonger dans mon néant. Il est très vrai
que de toute l'ardeur de mon âme, je désirais le
très pur amour de Dieu et les souffrances les
36 VIE DE MELANIE
plus vives et les plus amères, et aussi que je
priais la Majesté divine de m'exaucer par les
mérites de I'Homme-Dieu ; mais voici le point
noir: Je pensais que quand le Très-Haut aurait
daigné m'accorder son véritable amour, et que
je serais en paix dans ce sacré foyer, tout inon-
dée, tout imprégnée du divin amour, alors la
peine du désir d'aimer cesserait par la raison que
je posséderais mon Bien et me rassasierais!...
Très grande erreur ! L'amour consommé n'est
donné pour la simple créature, que dans le ciel
des cieux. Je pensais de même au sujet des souf-
frances : je croyais que lorsque j'aurais beau-
coup de peines d'esprit, de tourments, d'afflic-
tions, et de plus les peines de la divine Passion,
il ne m'en resterait plus à désirer ici-bas, puisque
j'en serais comblée et rassasiée. Illusion encore.
Peut-être que cela arrive aux personnes ver-
tueuses, pour moi, ce fut le contraire ; et pour
ma confusion je confesse que jamais, jamais je
n'ai mérité de posséder ce divin amour que j'ai
tant et tant désiré et que je désire du plus ar-
dent désir.
Un jour que je demandais dans ma prière la
grâce de savoir aimer mon Jésus le ravisseur
des cœurs, une voix intérieure me dit : « Vous
VIE DE MELANIE 37
voudriez la béatitude sur la terre, le rassasie-
ment ; l'amour consommé est la plénitude de
l'amour, c'est l'état des bienheureux dans le
ciel des cieux. Vous êtes voyageuse, combattez
comme Jésus-Christ a combattu et vous arri-
verez à votre fin. Sachez, ma fille, que Jésus-
Christ avait deux volontés, Thumaine et la di-
vine, et que par amour pour le genre humain,
il rejeta toujours l'humaine et fit toujours la
volonté divine. Abandonnez-vous en tout dans
les mains de votre créateur et sauveur par une
foi vive, bien persuadée qu'il veille tout parti-
culièrement sur le prix de son sang qui est d'une
valeur infinie en vertu de sa divinité. » Oh !
comme je me sentais en repos quand je m'aban-
donnais totalement dans les mains de mon plus
grand Bien, étant sûre qu'il veillait avec un
soin particulier sur le prix de son précieux
Sang.
Un jour, pensant à Tamabilité de mon souve-
rain Bien et à tant de bienfaits que j'avais reçus
de Lui sans aucun mérite de ma part, je me
préoccupais sur quelle sorte de pénitence ou de
réparation je pourrais faire pour contenter mon
Divin Maître, et tout ce à quoi je pensais me
paraissait choses de rien. Alors comme sans âme
38 VIE DE MELANIE
(désanimée) je retournais à mes anciennes prières,
tantôt les bras en croix, tantôt toute prosternée
la face contre terre, tantôt debout, les bras pen-
dants comme une condamnée. En toutes ces pe-
tites choses j'entendais prier pour le clergé, pour
les personnes qui dorment dans T indifférence,
pour celles qui sont en état de mort spirituelle,
pour toutes les personnes consacrées à Dieu.
C'était mon cher Frère qui m'avait enseigné tout
cela ; de moi-même (inutile de le dire) je ne sa-
vais rien. J'avais fait les 33 génuflexions d'usage,
quand je vis tout à coup mon doux Frère près de
moi qui me dit: « Sœur de mon cœur, la paix
soit avec vous, l'heure est venue de retourner
chez vos parents, ne timeas^ filia mea. » Je ré-
pondis : « Que mon Dieu, mon créateur, mon
Sauveur règne selon ses éternels desseins de
miséricorde! Je suis prête. » Je m'agenouillai
pour renouveler ma donation totale, celle de mes
sens et des puissances de mon àme au Très-
Haut, etc., etc., puis j'ajoutai: « Très doux Jésus,
ayez pitié de mon àme, ayez pitié de moi péche-
resse, abîme de misère, attirez-moi en vous.
0 bonté suprême, délices de mon ame. Vous, ô
mon amoureux Jésus, vous êtes ma vie et ma
mort; les désirs de vous aimer et de souffrir me
VIE DE MELANIE
donnent la mort sans que je cesse de vivre, votre
amour est comme une épée tourmenteuse, ô mon
Amant Jésus ! Vous savez, ô mon Jésus, que je
n'ai plus rien à moi, que vous êtes le maître ab-
solu de moi et de toutes mes anciennes affec-
tions, et que vous en êtes le nœud. Maintenant,
je vous en prie, ne me refusez pas la précieuse
grâce de souffrir pour vous, fînissez-en une bonne
fois, rassasiez-moi, je ne puis plus supporter la
peine que je ressens de vous voir, vous, la gloire
des saints, sur la croix et moi non; contentez
un peu mon cœur qui vous veut aimer d'un amour
pratique. » Puis je me relevai et mon Frère me
dit : « Sœur de mon cœur, la grâce que vous
demandez de souffrir toute la passion de Jésus-
Christ et comme Jésus-Christ, est une grâce
singulière et au-dessus de vos forces ; et si Dieu
voulait vous exaucer vous mourriez du poids de
tant de spasmes. » Tandis qu'il me parlait, je
sentais s'augmenter en moi le désir d'aimer mon
Tout et de souffrir, j'aurais voulu être immédia-
tement clouée sur la croix (c'était ainsi que je
Tentendais) pour témoigner mon amour et ma gra-
titude à mon Dieu. « Allons, dis-je à mon Frère,
faisons vite ! Vous, très cher Frère, certainement
vous pouvez tout près de l'Etre incréé ; demandez-
40 VIE DE MELÂME
lui pour moi la faveur d'être crucifiée avec Jésus-
Christ, mon aimable et divin Maître que j'aime
de toutes les puissances de mon âme. » Mon
bon Frère me dit affectueusement : « Ëtes-vous
digne, ma sœur, d'avoir tant de souffrances ? »
Je lui répondis vivement : « Je ne suis digne que
de châtiments, mais mon aimant Jésus est digne
de toutes grâces, puisqu'il m'a donné ses mé-
rites infinis, etc., etc. Donc, cher Frère, nonob-
stant mes démérites, exaucez-moi par les mérites
de Jésus-Christ. »
Mon Frère aussitôt porta sa douce main droite
à sa poitrine et en retira une fleur violette et
verte et me la mit dans la bouche en médisant :
« Voici la passion qui correspond à votre âge,
la divine miséricorde vous la donne. » A l'ins-
tant je fus ravie à mes sens et intellectuellement
j'eus une très claire connaissance des souffrances
de Jésus-Christ pour le salut du genre humain
passé, présent et futur ; ainsi que de ses divines
dispositions envers son Père Éternel, son égal
absolument en toutes choses.
Il vaut mille fois mieux se taire sur l'inef-
fable, l'inimaginable grandeur de Dieu et sur les
effets qu'il produit et incarne, pour ainsi dire,
dans l'intellect. J'aurais voulu faire participer
VIE DE MELANIE 41
tous les hommes à cette Éternelle Lumière de
la présence du Très-Haut qui pénètre tout, qui
voit tout, sait tout et renferme tout en soi;
lumière fixe et productrice, lumière active et im-
mobile, lumière bienfaisante et amoureuse de
l'éternel Amour, lumière de la science incréée
qui pénètre le cœur, l'embrase, Téclaire et le
fixe dans f amour divin, lumière très éloquente
dans son silence apparent; en même temps
qu'elle annihile l'âme dans la connaissance de ses
profondes misères, elle la relève et la pare de
la Sagesse de l'Esprit-Saintpar qui l'âme, comme
affamée de vérité, choisit la croix nue comme
l'unique et véritable aliment du saint amour qui
vivifie et transforme l'être humain.
Revenue à moi, quoique privée sensiblement
de mon élément je me trouvais heureuse, bien
persuadée que partout où j'irais, je me trouve-
rais toujours en Dieu, en sa présence, sous l'œil
de son immensité, puisque hors du Tout qui
est Dieu, il n'y a rien.
Ne voyant en moi que vrai néant je ne savais
que faire pour donner goût à l'éternel Amour;
je ne comptais que sur la ressource de souffrir
pour sa gloire et pour le salut des âmes, s'il dai-
gnait m'accorder la grâce de m'associer à ses
42 VIE DE MELAME
souffrances. J'étais à genoux, je m'étais donnée
à Dieu, mais au fond de mon âme, j'avais peur
de moi^ si tant soit peu les effets de la grande
lumière m'abandonnaient et ne subordonnaient
pas toutes les puissances de mon âme à son
amour dévorant. Sur cela je fis le signe de la
croix, et mon Frère se montra présent mais plus
grand qu'à l'ordinaire, comme toujours très
amoureux, amoureux comme Tamour dans le lys.
Il était vêtu comme les prêtres quaad ils offrent
le saint Sacrifice de la Messe (et comme plu-
sieurs années après je vis un Prêtre, la première
fois que j'entrai dans une église, pour entendre la
Messe). Il était tout resplendissant et attrayant,
etc., etc. Je ne puis exprimer son amoureuse
beauté. Sur sa poitrine était comme un cœur
ouvert par des dards enflammés. De ce cœur
sortaient avec empressement, comme d'un foyer
ardent, pacifique et amoureux, des rayons lumi-
neux. Mon Frère porta sa main sur cette plaie
ardente et, avec deux doigts, il en retira un
petit rond très blanc, très brillant, sur lequel il y
avait son portrait vivant. Je dis portrait,, mais je
suis mieux dans la vérité en disant que je le voyais
en deux : disant la messe, c'était mon doux Frère ;
dans le petit rond c'était également tout mon
VIE DE MELANIE 43
Frère, de chair vivante avec des yeux mouvants
et une bouche parlante, en un mot il était l'égal
du JÉSUS qui disait la belle sainte Messe ; il y
était lié par les liens de son amour, mais il fai-
sait le mouvement de vouloir se donner, il sem-
blait m'appeler et vouloir entrer dans mon cœur ;
je ne pouvais pas résister aux impulsions amou-
reuses qui m'entraînaient et m'attiraient à Lui.
Il me dit : a Sœur de mon cœur, -recevez TÉter-
nel Amour, le Dieu des forts », puis il disparut.
A peine Teus-je reçu et eut-il touché mon cœur,
que je me sentis une nouvelle vie et un désir
plus pur de souffrir, de supporter les mépris, la
pauvreté, l'abandon des créatures et mille morts
pour la seule gloire de Dieu. Je me sentais abîmée
dans mon néant jusqu'à disparaître à mes yeux,
parce que le Tout m'avait couverte, pénétrée,
remplie; il me semblait que je n'existais plus;
mon cœur bondissait comme s'il voulait fendre
ma poitrine ; je sentais les effets de l'amour vivi-
fiant. Je n'essaierai pas d'expliquer ce qui est
inexplicable : il faut l'avoir senti; les deux
extrêmes s'embrassèrent, l'infinie grandeur avec
Textrême néant. Depuis assez longtemps la vision
avait disparu, mon cœur palpitait encore dans
sa joie, dans son ravissement; je restais comme
44 VIE DE MELAME
écrasée, broyée sous les effets des grandes misé-
ricordes du Très-Haut pour ce ver de terre; je
m'écriai : « Si j'appartiens à mon Seigneur, créa-
teur et Sauveur tout-puissant, avec le secours de
mon Dieu, me servant de son éternelle volonté,
je veux lui témoigner ma vive reconnaissance
par des souffrances qui dureront toute ma vie,
et marcher dans la voie de la vérité et de l'unité
avec mon Seigneur Jésus et toujours avec mon
Dieu (je voulais dire avec la grâce de Dieu, mais
je ne connaissais pas ce mot). Je préfère la croix
à la gloire de tous les Saints ! » ]\Ion petit Frère
se montra ; levant les yeux au ciel il dit en s'appro-
chant de moi : « Quelle est la faveur que désire
cette si aiesquine créature ? » Mentalement je
répondis : « Avec la volonté de la Lumière
Éternelle, je demande sa plus grande gloire par
la voie du crucitiement avec mon Dieu. » A l'ins-
tant mon tout amoureux petit Frère souffla sur
mes lèvres, puis mit ses deux petites mains sur
ma tête, aussitôt je sentis de fortes douleurs ;
puis il mit sa droite sur ma main droite qu'il
pressa, puis sur ma main gauclie, sur mes pieds
et sur ma poitrine, cela suffit, je ne puis dire
plus. Oh ! vrai enivrement tout à la fois dou-
loureux et amoureux de l'être vivant qui se meurt !
VIE DE MELÂNIE
Oh ! JÉSUS, Jésus, faites-vous connaître de tous
les hommes et ils vous aimeront ! Que je vous con-
naisse et vous aime comme vous êtes aimable !
Oh ! feu dilatant, que je vous aime comme vous
vous aimez et alors je serai contente !
Dès que je fus touchée par la main bénie de
mon Frère de la manière que je viens de dire,
j'éprouvai en ces parties de mon corps de grandes
douleurs, surtout les vendredis, et quelquefois
le sang coulait des plaies qui s'y formaient et
ensuite se fermaient d'elles-mêmes sans laisser
de traces. Ces plaies duraient environ trois
heures, de 2 heures après midi jusqu'à 4 heures
et demie. Certains vendredis, elles commen-
çaient le jeudi soir et restaient ouvertes jusqu'au
vendredi soir; des fois elles ont été ouvertes tout
le temps du carême Je sentais une vive dou-
leur comme si les nerfs se contractaient, douleur
amère mais amoureuse et j'aurais voulu souffrir
plus encore si c'eût été possible ; et ainsi je
souffrais et j'aimais; j'étais très contente. Il me
semblaitque je n'étais plus moi, mon Tout s'était
rendu maître de moi, il m'avait toute à Lui, il
me possédait !... Oh ! beauté des opérations du
Très-Haut ! c'est Lui qui corrige et embellit,
dépouille et enrichit; il blesse pour guérir, il fait
6
46 VIE DE MELANIE
C
tout, mon bien-aimé ! Il faut la correspondance,
cest encore Lui qui la suggère. C'est bien d'avoir
rœil fixé sur Lui pour scruter son bon plaisir
et Fexécuter mais encore plus de le laisser faire,
de se tenir passive et sans volonté en dehors de
la volonté divine.
Au même instant où mon cher Jésus me disait
qu'il me voulait toute à Lui (dire et faire était
un seul acte) parut la très grande reine et impé-
ratrice Marie, V^ierge Mère de Dieu, toute res-
plendissante de gloire et de majesté, vêtue et
revêtue d'amour! ... qui, avec une ineffable dou-
ceur et bonté me dit : « Ma fille, la grande misé-
ricorde de Dieu est avec vous, je veillerai sur
vous comme Mère et Maîtresse, ne craignez rien
lorsque, avec droite intention, Tœil de votre âme
sera appliqué pour remplir le désir de Dieu. Il
faut, unie aux mérites de Jésus-Christ, vous offrir
continuellement pour l'exaltation de la Sainte
Eglise et surtout pour le clergé. » Surprise et
saisie de respectueuse affection, je ne lui répon-
dis qu'un Maman ! bien chaud ; mon cœur au
comble du bonheur et de la reconnaissance me
rendait comme muette. En même temps je me
voyais si mesquine et j'étais si heureuse ! Comme
les autres enfants j'avais une maman, une maman
VIE DE MÉLANIE 47
qui m'aimait beaucoup et qui savait oii j'étais !...
Marie, ma douce Mère, était belle de la beauté
même, riche du Très-Haut, fraîche comme un
beau lys amoureux qui a pris naissance et crois-
sance dans le foyer du cœur du Dieu Tout-Puis-
sant, ornée des mérites infinis de l'Homme-Dieu,
en un mot elle était comme le chef-d'œuvre de la
sainte Trinité, coopératrice de notre Rédemption
et couronnée de la couronne de Reine du ciel et
de la terre. Mais il vaut mieux que je n'essaie
pas de parler de la beauté sans pareille de Marie,
j'en ternirais la splendeur; et elle est ma Mère, à
moi !...
C'était un samedi fje sus que c'était un samedi
par la voix intérieure que j'entendis dans Torai-
son); mon Frère me dit intellectuellement que
je devais retourner chez mes parents, avant
que des discussions n'éclatent en famille à
cause de mon absence. Nous partîmes et aus-
sitôt je me trouvai près de ma maison. J'enten-
dis mon père qui venait derrière moi, il m'em-
brassa et me demanda d'où je venais et depuis
quand j'étais absente. Je ne sus rien lui dire,
parce que, en vérité, je ne savais depuis com-
bien de jours ou de semaines j'étais dehors,
mais je lui dis que j'avais été avec mon Frère.
48 VIE DE MEI,.\ME
Il me demanda ce que j'avais mangé; je lui ré-
pondis que mon Frère me donnait des choses
bien bonnes. Mon père s'apaisa et la paix revint
dans la famille.
En ce temps-là mon cher père travaillait dans
un bourg appelé La Mure, à environ cinq
heures de marche ; il venait en famille une fois
par mois, ordinairement le samedi, pour repartir
le dimanche soir. Je passais ce dimanche un peu
ennuyée. Les conversations que j'entendais,
quoique non mauvaises, ne m'intéressaient pas,
je ne pouvais comprendre qu'on pût tant parler
sans parler du bon Dieu, que je croyais être la
principale vie des hommes. On me disait que je
devais parler, que c'était là la vie sociale et la
bonne éducation, etc., etc. Mes pensées en ces
jours étaient de chercher comment je pourrais
faire quelques pénitences et prier selon ma
coutume. J'appelai mon cher Frère, ma belle ma-
man, mon très cher Jésus et des souffrances de
toutes sortes. Mon cœur était plein de la divine
présence de Dieu; je savais que je n'étais plus
seule et me sentais plus forte ; mais le désir
d'aimer mon doux Sauveur et ma tendre Mère,
de rendre amour pour amour à mon bien-aimé
JÉSUS en faisant, ce qui était un peu difficile.
VIE DE MÉLANIE 49
quelques pénitences cachées, me préoccupait...
Vivent les croix de la divine Providence ! Il n'y
avait que deux ou trois jours que j'étais à la mai-
son, lorsqu'il me vint une bonne maladie qui
dura cinq ou six mois etme réduisit à l'extrémité:
j'avais des sueurs et de fortes douleurs dans tout
le corps; j'étais devenue si faible que souvent
je m'évanouissais et, quand on me sortait du
lit, je ne tenais pas debout. Les personnes qui
venaient disaient que dans deux jours je serais
morte. Je m'en réjouissais, pensant qu'au ciel
au moins j'aimerais à mon aise mon Tout et que
je ne l'offenserais jamais plus ; j'étais seulement
ennuyée de ne pouvoir souffrir plus longtemps
pour Lui. Dans un tel état de faiblesse, ne
pouvant rien faire, pas même prier, j'eus un
peu de crainte que mon Amant Jésus ne se dé-
plût de moi à cause de mon inaction et peut-
être aussi mes infidélités. Oui, j'étais très con-
tente de souffrir en cette maladie, mais j'aurais
voulu être coupée en morceaux pour prouver
mon amour à mon Jésus. Bien que, dans une
telle faiblesse, je ne pusse faire aucun acte de
dévotion extérieure, ma pensée toute en Dieu
et, par moments, le sentiment de sa présence
fixaient merveilleusement les puissances de mon
6.
50 ME DE MELANIE
âme, ma volonté absorbée en Lui était sans
volonté. Mais il vaut mieux que je ne parle pas
de ces choses que je ne sais pas exprimer.
La maladie faisait son chemin ; mes parents
étaient tristes, affligés. Je dois dire qu'en famille
le médecin ne fut jamais appelé parce qu on
avait en général horreur des médecins. Un jour
mon père dit à ma mère : « Cette petite doit
avoir quelque mal intérieur, voyez comme elle a
maigri, nous ne pouvons pas la laisser ainsi,
nous devrions appeler le médecin pour la faire
visiter, » Entendant cela je fus épouvantée. (Je
n'aimais pas que personne me touche.) Ne pou-
vant pas parler, je fis signe avec la main, avec
la tête que non^ non !... Après une heure envi-
ron» je pus dire à mon père que je me sentais
mieux et que je n'avais pas besoin du médecin.
Ainsi je fus contentée et je rendis grâce à 1^ Amour
de mon amour.
Après trois ou quatre mois les douleurs dimi-
nuèrent un peu, et aussitôt que je pus mouvoir
mes bras je fis le signe de la sainte croix, comme
me l'avait enseigné mon aimable Frère et un acte
de total abandon dans les mains de mon créateur
et sauveur. Subitement je vis par l'intelligence la
grande Reine et impératrice MARIE, mère du bel
VIE DE MELÂME $1
amour, toute belle comme une nouvelle épouse
aimable comme l'amour, attrayante comme la
Sulamite, fraîche comme la rose du matin ; dans
la main Elle tenait un très beau lys qui n'était
pas complètement ouvert et de l'intérieur du-
quel sortait une très active lumière comme une
flamme ardente ; au milieu de cette flamme et
presque dans le lys était une belle croix d'or,
mais pas de l'or d'ici, ornée de pierres précieuses
dont je ne saurais dire la be^iuté. Toujours in-
tellectuellement ma très douce Maman me dit :
« Courage, ma fille, ne vous désanimez pas, je
suis toujours avec vous, soyez souple, docile
(sous la puissante main du Très-Haut) ; obéissez
en toutes les choses qui n'offensent pas la pré-
sence du Dieu Très-Haut. Aimez qui vous mé-
prise. Tout vient de Dieu. Et que toutes vos ac-
tions soient rendues précieuses par les mérites
du sang adorable de Jésus-Christ, le Saint des
saints. Soyez vigilante sur votre cœur. » Puis la
grande Reine toute composée des finesses de
l'amour ajouta : « Cette fleur est mienne et
vôtre, je la conserve. » En disant ces dernières
paroles, Elle la mit sur son sein, la couvrit avec
son voile et disparut ; mais je ne me sentais
pas seule ; le désir de souffrir augmentait : vite
52 VIE DE MELAME
j'essayai de prier les bras en croix pendant la
récitation de 33 Pater ; je ne pus les terminer à
cause de mon extrême faiblesse. Je m'affligeais
de ne pouvoir rien faire pour mon Jésus crucifié
que j'aimais de tout mon cœur. Eh! qui con-
naissant notre très amoureux Jésus peut s'abste-
nir de l'aimer de tout son être? peut s'abstenir
de marcher sur ses traces, de partager ses sen-
timents, de chercher en toutes choses son bon
plaisir, sa pure gloire et son adorable volonté?
Quelques semaines après, je commençais à
me lever pour une heure, mais souvent je m'éva-
nouissais et avais des vomissements. Chaque
fois que je quittais le lit j'essayais de me tenir à
genoux par respect pour la présence de Dieu.
La grande Lumière éternelle me portait à aimer
et à adorer en tous lieux l'Etre incréé, éternelle
vérité et éternelle sagesse. Dès que commença
la convalescence, j'eus le désir de souffrir, mais
pas seule, de souffrir en unité avec Jésus-Christ
parce qu'il me semblait que mes prières et mes
souffrances seules ne pouvaient mériter pour la
vie éternelle. Je me donnai donc et m'abandon-
nai tout entière à mon divin Sauveur et dès lors
tout ce que je faisais pour Dieu était avaloré,
arrosé par le sang de mon Divin Rédempteur
VIE DE MELANIE 55
ainsi que mes prières pour les dieux de la terre.
Quand je fus entièrement rétablie, je fus plus
d'une fois encore mise dehors par ma chère
mère que je ne cessais d'affliger. Mais alors je
me retirais avec joie dans le bois où je savais
rencontrer mon cher Frère qui aimait bien le
bon Dieu et qui m'apprenait à l'aimer et qui
était si bon ! Pour l'ordinaire, quand, la nuit
venue, je me couchais sur l'herbe pour dormir,
je me couchais et m'endormais les bras en
Croix. Plusieurs fois la neige tombait pendant
la nuit et me couvrait entièrement. Mon Frère
venait vers moi le matin et m'appelait de sa
douce voix. Aussitôt la Sauvage se réveillait en
appelant son bon Frère qui, en lui donnant seu-
lement la main pour l'aider à se mettre debout,
faisait disparaître la neige. La première fois je
demandai à mon bien-aimé Frère comment il avait
fait pour m'enlever toute cette farine froide et me
sécher: « Par la prière à notre bon Dieu », me
dit-il. — « Ah ! oui, oui, luidis-je, vous l'aimez
beaucoup, votre bon Dieu JÉsus-CumsT, voilà
pourquoi il vous a vite écouté ; quand je l'aime-
rai comme vous beaucoup, beaucoup, ilm'écou-
tera aussi vite, à cause qu'il nous aime tant. »
La Sauvage avait environ quatre ans lorsqu'elle
54 VIE DE MELANIE
fut perdue de la manière que je vais dire. Le
père étant allé pour travailler dans un village
un peu éloigné avait dit à la mère : « Si je ne
reviens pas samedi soir, vous ne m'attendrez pas
de toute la semaine suivante. » Le samedi, le
père n'étant point arrivé, on Favait attendu jus-
qu'à minuit. Avant de se coucher, la mère vint
vers le lit où, cette nuit-là (afin que le père ne
dît pas qu'on ne soignait pas cette enfant), elle
avait fait coucher la Louve ; elle la fit lever et
la mit dehors. La pluie tombait en abondance;
le temps était très sombre de sorte que la San-
oage ne voyait pas à se conduire. Elle traversait
la grand'route lorsqu'elle la vit embarrassée
par une espèce de grande charrette couverte :
elle se mit dans cette charrette et s'y endormit.
Le maître ne tarda pas de venir atteler ses che-
vaux et partit. Il était déjà très loin et le jour
était venu. La Sauvage fut réveillée par le bruit
du Drac. Aussitôtelle pousse des cris. Le pauvre
charretier, tout stupéfait de voir cette jeune en-
fant dans sa charrette, ne savait que dire. Il
pense que quelque personne, pour s'en défaire,
Ty avait mise... Enfin il arrête ses chevaux : —
« D'où es-tu, petite ? » lui demanda-t-il. — « Je ne
suis pas d'endroit », dit l'enfant. — « Comment
VIE DE MELANIE 55
t'appelles-tu ? » — Je m^appelle Sœur. » —
« Ton autre nom? » — « Je n'ai point d'autre
nom, mon Frère m'a toujours dit Sœur. » —
« Et ton frère, comment s'appelle-t-il ?» —
« Il s'appelle Frère. » — « Et ton père? » —
« Je n'ai ni père ni mère, je n'ai qu'un Frère. »
— « Allons, petite marmotte, dis-moi qui tu es
ou je te tue. » — « Je ne suis rien. » — « Ton
pays ? » — «■ Je n'ai point de pays : mon Frère
me dit que j'ai une Maman qui est dans le Para-
dis et qui est partout avec ses enfants. » Le
pauvre homme tout furieux prend l'enfant par
le bras, la plonge dans le Drac et la menace de
Vy laisser si elle ne dit de qui elle est. Com-
ment la Louve pouvait-elle le dire ? elle n'en
savait rien. Enfin, après bien des épreuves,
l'homme se décide à la laisser à moitié dans
l'eau et à prendre la fuite. La Sauvage fut en-
traînée un peu plus loin dans le Drac. Elle était
presque étouffée par l'eau, lorsqu'arrive le petit
Frère qui la retire de l'eau. La Louve avait perdu
ses souliers dans Peau ; son Frère lui prête les
siens et Lui-même marche sans toucher la terre.
Il me reconduisit ainsi, toujours conversant
sur la vie cachée de Notre-Seigneur Jésus-Chmst
et sur sa passion. Avec Lui je ne distinguais pas
56 VIE DE MELANIE
le jour de la nuit, car il faisait claire lumière
sans ombre ; et je faisais comme Lui, je ne dor- j
mais pas. Arrivés presque à la première mai-
son isolée des autres, mon Frère tenant mes
souliers à la main me dit : « Sœur de mon cœur,
mettez vos souliers, on vient vous prendre, allez i
chez vos parents. Vous ne me verrez plus de
quelque temps, soyez bien sage, etc. N'oubliez
pas que vous avez une Mère au ciel que vous
irez voir; elle veille sur vous, elle est avec vous,
elle vous entend quand vous parlez , elle voit quand
vous souffrez, elle sait quand vous avez faim.
Allons, ma sœur, voici que Ton vient vous cher-
cher. . . » En même temps II fît quelque pas pour se
retirer et disparut. Quelques minutes après ma
tante arrive. « Ah ! petite méchante, d'où viens-
tu? me dit-elle, tu as manqué faire tuer ta mère
par ton père (mon père n'ayant pu travailler à
cause de la grande pluie qui était tombée, était
revenu depuis plusieurs jours) ; tu as augmenté la
haine de ta mère contre toi; quand tu arriveras
tu es perdue si ton père n'y est pas. En atten-
dant viens chez moi et je m'informerai si ton
père est à la maison pour que je puisse t'y con-
duire. » A son retour elle médit: « Ta mère ne
te veut plus, ton père m'a chargée de toi. »
VIE DE MELANIE 57
Je restai chez ma tante environ deux ans,
mais en différentes fois. Elle me portait à
Pécole, etc. Deux ans se passèrent ainsi. J'avais
résolu d'esquiver jusqu'à l'ombre du péché, de
ne plus faire de la peine à ma chère mère. Ma
résolution était bien sincère; mais hélas ! hélas !
je confesse que je ne la tins pas, comme on va
le constater. Puisse cette humiliation réparer
tant de si graves péchés !
Un jour que ma mère était chez elle en com-
pagnie avec des femmes qui travaillaient et
avaient amené leurs enfants, elle dit à ces
enfants : « J'ai des poupées que je donnerai aux
petites filles qui sont obéissantes à leur maman »,
et en disant cela, elle montra les poupées. Moi
qui n'avais jamais su qu'il y eût des poupées, je
crus que c'étaient de très petits enfants, peut-
être parce que je les voyais à une certaine dis-
tance ; et aussitôt ma mère ajouta qu'elle les avait
achetées au marché. Je désirais en avoir une
pour lui apprendre à bien faire le signe de la Croix
et à bien aimer le bon Dieu, mais de poupée, je
n'en eus pas; et comme je savais où ma mère
avait son argent, un moment, sans y voir mal,
je pris dix centimes avec lesquels j'allai acheter
une poupée. De retour à la maison, je me mis
7
58 VIE DE MELAME
aussitôt en devoir de parler des choses de Dieu
à cette poupée, de lui faire dire le saint Nom de
Jésus notre amour, etc. La poupée ne répétait
jamais. Je recommençais: «Jésus, Marie... »
mais toujours sans succès. Ma mère émerveillée
d'entendre, de la pièce voisine, la Muette parler,
arrive sans faire de bruit et me demande avec
qui je causais. Je dis : « Cette poupée ne veut
pas parler, elle n'apprend pas à dire le saint
Nom de Jésus... elle ne me plaît pas. » — « Qui
t'a donné cette poupée ?» — « Personne ne me
Ta donnée, je l'ai achetée avec deux sous que j'ai
pris dans votre tiroir. » Entendant cela, ma
mère m'enleva la poupée et me gronda très fort,
me disant que si je ne me corrigeais pas de tous
mes grands défauts, je m'exposais à finir mes
jours dans les prisons ; que le vol est un grand
péché, la désobéissance aux parents un péché
aussi et que certainement Dieu n'était pas con-
tent de moi. En entendant dire que mon bon
Dieu avait du déplaisir de moi, je pleurai beau-
coup, je demandai pardon à ma mère et je lui
promis de lui restituer ses deux sous. Mon inten-
tion était, quand mon père viendrait, de lui de-
mander deux sous pour les donner à ma mère
et je fis comme je l'avais dit.
VIE DE MÉLANIE 59
Peu de jours après, ma mère me croyant plus
docile, voulut me porter à une comédie et vrai-
ment je ne fis pas de résistance. J'avais résolu
d'obéir, quoique intérieurement je sentisse de la
répugnance ; mais j'avais donné mes sens à Dieu,
je le priai de me préserver de voir et d'entendre
aucune chose qui ne serait pas de son goût.
Dans cette comédie un individu annonçait au
public qu'il allait voir des choses stupéfiantes :
qu'on allait couper la tête à un homme et qu'on
la lui remettrait en place sans qu'il reste trace
de la blessure. Ma mère me voyant tranquille
était contente; mais quand vint le moment aveu-
glant et que ma mère me dit: « Regarde, regarde,
regarde bien là », je poussai un cri : « Ce n'est
pas vrai ! ce n'est pas vrai ! mes yeux ne peuvent
supporter Tartifice ! » et je pleurai si fort que ma
pauvre mère dut, à son grand déplaisir, m'empor-
ter. Arrivée à la maison, je fus renvoyée comme
incorrigible, et vraiment j'étais terrible, je don-
nais continuellement du chagrin à ma chère mère.
Il était obscur, je n'aurais pas su aller dans
les bois. J'eus l'idée d'aller dans l'église où mon
père m'avait portée une fois. La prière du soir
était faite, une seule personne s'y trouvait et
faisait le chemin de la croix, c'était ma tante :
60 VIE DE MELÂNIE
J'allai droit à l'autel de la Sainte Vierge, ma
maman, pour lui confesser mon récent péché
de vol envers Julie (ma mère). C'était la
première fois que je pliais les genoux devant
une STATLE. Je priais de tout mon cœur quand
tout à coup il me sembla que cette statue
s'animait, prenait vie et mouvement, que la
face s'illuminait d'une très belle lumière. Sur
son bras gauche était mon Frère qui tenait dans
ses mains un cadre très brillant: il le regardait,
puis le mettait sur son cœur, puis il le regardait
de nouveau et le faisait voir à la belle Reine qui,
après l'avoir regardé fît un signe à son divin Fils.
J'étais toujours à genoux devant l'autel et, bien
que l'amabilité, la suavité, la grandissime bonté
de la Reine du ciel me poussât à courir vers elle
et vers mon Frère, pourtant mon péché de vol et
le dégoût que j'avais donné à mon divin Rédemp-
teur pesant sur ma conscience coupable, je fai-
sais des actes sincères de contrition. Je ne sais
dire comment, en moins d'une seconde, je fus
en face de la belle et toute pure MARIE, la
Vierge qui ravit les cœurs, la Vierge de la paix
avec Dieu, la Vierge qui guérit les plaies du
péché, la Vierge réconciliatrice des pécheurs,
et en face de mon amoureux Frère qui regarda
VIE DE MELANIE 61
encore à diverses reprises, puis me montra ce que
j'avais pris pour un cadre : c'était un joli miroir
en très pur argent cristallisé et brillant. Je com-
pris que c'était mon âme dont les nombreuses
taches (de mes péchés) empêchaient que Notre-
Seigneur s'y vît parfaitement. A cette vue je
tombai à genoux, implorant Mame Vierge et
Mère que par les mérites de la passion et de la
mort de Jésus-Christ, par les mérites de sa
pauvreté elle me pardonnât et m'obtînt le pardon
de tous mes péchés : et je priai mon très doux
Frère de me donner une entière absolution ; ce
qu'il fit avec sa main droite. Puis Marie, oui
Marie très Sainte, la vraie Mère de la miséri-
corde, passa en forme de croix l'index de sa
bénie main droite sur le miroir qui devint très
beau et très lustré ; et Jésus s'y regarda avec
complaisance, le serrra, le pressa sur son cœur,
me bénit et tout disparut. Je me retrouvai au
pied de Pautel, la paix dans le cœur.
Ici, je ne puis dire comment en me voyant
pleine de péchés en présence d'une beauté, d'une
pureté si sublime, sans effort je m'abîmais, non
je disparaissais. Je pense que ce sont des choses
que ne peuvent comprendre que ceux qui les ont
éprouvées.
62 VIE DE MELANIE
Ma tante, son chemin de croix terminé, étant
venue à sa place, m'aperçut, et comme on allait
fermer Téglise elle me fit sortir avec elle. Appre-
nant par moi que j'avais été chassée de la mai-
son, elle m'emmena chez elle où je restai deux
ou trois mois. Dans l'intervalle, mon père était
revenu et aussitôt sa sœur avait tâché de le
rencontrer pour lui dire de n'être pas en peine.
Mon père vint aussitôt me voir; sa sœur lui parla
à part, il revint, me dit de rester avec sa sœur
et s'en alla.
Soir et matin, ma tante me faisait prier avec
elle et dire le chapelet. Tous les dimanches,
après vêpres, elle m'emmenait avec d'autres per-
sonnes, en pèlerinage à la Chapelle de Notre-
Dame de Gournier, sur le chemin qui conduit à
la Salette,à demi-heure environ de Corps. Nous
passions près de la maison de mes chers parents.
Quelquefois je voyais à distance ma chère mère.
La première fois je demandai à ma tante la per-
mission d'aller la saluer, elle ne le permit pas.
Je pensai quelle ne voulait pas que j'interrompe
la récitation du chapelet.
Ma tante m'envoyait à l'école; mais pendant
un an environ qu'en différentes fois je fus à
l'école, je n'appris pas seulement à bien con-
VIE DE MELANIE 63
naître mes lettres. Les enfants ne m'appelaient
que la Muette, parce que je ne parlais jamais et
que j'étais toujours dans un coin toute seule;
et quand la bonne Maîtresse m'appelait pour me
faire dire ma leçon , il n'y avait pas moyen qu'elle
me tirât une parole de la bouche. Un jour elle
me forçait de lui dire pourquoi je ne voulais pas
dire sa leçon. Je lui répondis que c'était parce
que sa leçon ne disait pas joli, et que dans le ciel
on ne disait pas des choses laides comme ça et
que je ne voulais faire ici que ce que je devais
faire avec ma Maman dans le paradis. . . « Et puis,
ajoutai-je, je ne veux plus venir à Pccole, parce
qu'on y fait trop de bruit: j'ai peur que mon
cœur l'entende, car mon petit Frère m'a dit bien
des fois : Ma sœur ce que je vous recommande,
c'est que vous fermiez votre petit cœur à tous
les bruits du monde : n'écoutez pas ce que le
monde dit, ne faites pas ce que le monde fait,
ne croyez pas ce que le monde croit. » — « Et
comment vous appelez-vous, mon enfant ? »
reprit la maîtresse. — « Mon Frère m'a toujours
dit Sœur, voilà mon nom ». Ce furent à peu près
toutes les paroles de la Sauvage, pendant un an
environ qu'elle fut à l'école.
Un jour de congé (je crois que c'était le Jeudi
64 VIE DE MELANIE
Saint), j'allai, comme à l'ordinaire, passer cette
heureuse journée dans les bois. J'avais environ
six ans. Je m'étais retirée fort loin. Là j'étais
toute pensive et je pleurais de ce qu'on n'aimait
pas bien et beaucoup mon bon Jésus. Je deman-
dai à ma Maman de bien, bien me faire souffrir
afin de donner l'amour du bon Dieu aux gens
qui ne l'avaient pas ; car je croyais que quand
mes souffrances augmentaient, l'amour du bon
Dieu croissait chez les autres. Aussitôt je vois
venir mon Frère, que je n'avais pas vu depuis
longtemps, qui me dit : « Sœur, c'est aujour-
d'hui que nous allons voir notre Maman ». En
même temps il me fît asseoir sur un joli petit
gazon vert couvert de fleurs, et il étendit sur sa
tête et sur la mienne une espèce de voile blanc
qui nous couvrait la face, et, en même temps,
le gazon parut se détacher et nous voilà partis.
Je voulais lever le voile pour voir, disais-je, le
chemin afin de savoir ensuite m'en retourner.
Mon Frère m'en empêcha et me dit de me laisser
conduire et que l'on saurait me ramener. On
arriva bientôt près d'une très grande porte; alors
nous nous mîmes debout. La porte s'ouvrit et
nous traversâmes un vaste appartement (je se-
rais plus dans le vrai si je disais : une vaste
VIE DE MELANIE 65
plaine) tout tapissé en noir et presque partout
couvert de croix de différentes grandeurs. De
plus, pendant que nous traversions, les croix
nous tombaient dessus comme la pluie, et les
gens (les Chrétiens) qui habitaient ces lieux ne
cessaient de nous injurier... Il nous fallut, me
semble-t-il, près de deux heures pour traverser
ces salles où nous avions eu beaucoup de peines.
Enfin nous vîmes une deuxième porte très vaste
qui s'ouvrit devant nous. Des jeunes personnes
vêtues cViin blanc nous saluèrent profondément.
Nous aperçûmes un espace immense comme
tapissé d'un certain blanc, mais les croix ^
étaient plus grandes encore, plus nombreuses.
0 Dieu ! quelle traversée ! Les gens se réunis-
saient sur le chemin pour me charger d'injures
(ce qui me fut sensible ce fut d'y voir grand
nombre de membres du Clergé...) Quelques
personnes même voulaient me frapper ; mon
Frère regardait tout cela sans rien dire. Mais,
je le répète, ce qui m'était le plus sensible,
c'était de voir et d'entendre des personnes con-
sacrées à Dieu me dire toutes sorles de choses
pour me décourager et me crier : Singulière !
Il y eut un moment très dangereux pour la Sau-
vage qui, se voyant écrasée par les croix qui
7.
66 VIE DE MELANIE
pleuvaient, voulut, pour se débarrasser de Tune
d'elles qui l'arrêtait, lâcher la main de son
Frère ; et, comme elles tombaient toujours avec
abondance, bientôt la Louve en eut jusque sur
la tête, de sorte qu'elle ne voyait plus son Frère.
Elle l'appelait, mais il ne répondait pas. Enfin
le jeune enfant eut pitié de sa sœur; il retourne
en arrière et me donne la main au moment où je
me croyais pej-due. Avec beaucoup de peine nous
arrivâmes enfin au bout de cette deuxième de-
meure et nous approchâmes bientôt d'une troi-
sième qui paraissait ne ressembler en rien à celles
que nous venions de parcourir. La porte était
d'une blancheur éblouissante et toute brodée en
or. « Oh ! Dieu, m'écriai-je, je meurs Je meurs, si
cette porte ne tempère pas son éclat, mon Frère,
qu'est-ce que cela ?» — « C'est là, me répondit
mon Frère, la porte de la Maison de notre Ma-
man ; laissez-là toutes les peines de la terre ;
entrez et voyez. » A peine avait-il achevé ces
mots, quatre ravissantes vierges ouvrirent avec
des chaînes d'or les deux battants des portes
qui semblaient en feu, tant la lumière dont elles
étaient composées ou qui les entourait était
scintillante, agitée et brillante. Ces quatre
vierges se prosternèrent devant mon petit Frère
VIE DE MELA.NIE 67
qui, par un signe, les releva aussitôt. Mais que
vis-je donc!... Ah! ici, il vaut mieux se taire;
le silence en dira plus que ma parole, je passe. Je
ne pensais plus à avancer', tant j'étais stupéflée
devant cette multitude de bienheureux nageant
dans une joie la plus pure, dans ce séjour de lu-
mière sans limite infiniment plus blanche, plus
pure que le soleil ! !... Je voulais m'arrêter, ad-
mirer ces gradations et ces variétés dans les gra-
dations de toutes ces âmes bienheureuses nageant
dans la gloire infinie du Verbe de Dieu Très-
Haut, et remplies de leur gloire acquise dans le
temps. Mon Frère me tenant par la main avan-
çait toujours. Enfm j'aperçois les chœurs des
Vierges, toutes d'une beauté incomparable,
inimaginable, plus heureuses encore au milieu
de tous ces heureux... Je ne savais que devenir,
je n'osais pas m'en approcher et cependant je ne
voulais pas rester là d'autant plus que mon
Frère me conduisait toujours... Près de la légion
des Vierges, qui, en comparaison avec les légions
des saints de tous grades, étaient bien minime
(je compris, il faut avoir combattu) étaient des
trônes magnifiques dont deux libres. Dès que
ces Vierges nous aperçurent, elles firent une
ouverture, c'est-à- dire que le cercle s'ouvrit et
68 VIE DE MELANIE
aussitôt que nous entrâmes dans le cercle, elles
chantèrent un très joli cantique dont la répétition
était : « Une sœur de plus I une sœur de plus î »
En même temps une grande Dame, non, une
belle Reine, vêtue à la royale de splendides
draperies ornées de brillants éblouissants à
mes yeux, Elle était incomparablement plus belle
que tous les autres saints, descendit de son
trône, vint au-devant de mon Frère et le salua
profondément. Aussitôt mon Frère me dit :
« Sœur, voilà notre Maman ». A peine avait-il
achevé ces mots que je me sentis attirée à Elle,
je cours tenant toujours mon Frère par la main
et m'élance dans les bras de ma Mère en disant :
« Maman, ma bonne Maman, Maman !... » —
« Ma fille, ma chère enfant, me dit-elle, oui je
suis votre Mère, soyez mon enfant, (en marchant
sur mes traces) venez avec moi. »
Et Elle m'emmena en haut; mon Frère était
devenu grand personnage, mais c'était toujours
Lui; il s'assit sur un trône magnifique tout res-
plendissant, à la droite d'un très haut person-
nage tout lumineux qui paraissait être l'Eternel
Père, par la raison que de lui-même, il était
lumière ou la Lumière éternelle; à la gauche
s'assit ma Mère, sur un trône d'une blancheur
VIE DE MÉLANIE 69
variante, éblouissante et orné d'or le plus pur;
à la droite de mon Frère était un très beau et res-
plendissant trône sur lequel était saint Joseph;
puis moi, petit rien, j'osai m'asseoir à lagauche
de ma Maman dès qu'Elle et mon Frère me
l'eurent dit. Ah ! de quel bien-être, en ce moment,
de quel bonheur, de quelle paix mon âme et même
mon corps jouissaient, étaient inondés, rem-
plis!... Depuis combien de temps étais-je abî-
mée dans la joie et la contemplation d'un bon-
heur inexprimable ? Ma Mère regarda mon Frère,
et aussitôt le chœur des Vierges avec des ins-
truments de musique tous différents qui parais-
saient fort légers, commencèrent à chanter si
bien, si bien qu'il m'est impossible d'en expri-
mer la moindre chose sinon que si j'avais été ici
sur la terre, j'en serais morte de joie. Cette mu-
sique semblait me pénétrer, corroborer, élargir,
reposer dans un bien-être doux et paisible, et
surtout amoureux de l'amour le plus pur, le plus
élevé.
Dans le Royaume du Dieu trois fois saint, les
Bienheureux tous (chacun selon sa capacité;
jouissent de la même félicité dont Dieu jouit en
lui-même dans des transports de joie incompré-
hensible aux mortels, ils sont bercés dans la
70 VIE DE MELANIE
contemplation des perfections infinies du Très-
Haut leur créateur; mais laissons. Mon grossier
langage est trop, beaucoup trop terre à terre;
d'ailleurs, je suis, moi ver de terre, bien persua-
dée que quiconque des mortels qui voudrait tra-
cer, décrire la gloire, les délicieuses félicités, les
munificences dont la magnanime sagesse éter-
nelle comble et recomble les Bienheureux dans la
céleste patrie, ne retracerait pas même Pombre
de la plus minime des fleurs.
Après quelques jours passés dans un bonheur
inexprimable, mon petit Frère me ramena où il
m'avait prise et me dit de m'en aller chez celle
où j'étais avant de venir dans le bois. Ma tante
m'avait fait chercher de toutes parts et avait
résolu de ne plus garder chez elle une enfant
qui lui causait tant d'ennuis. En me voyant reve-
nir le dimanche soir et ne pouvant me faire dire
d'où je venais, sinon du bois, elle me rendit à
mon père, mais me reprit bientôt par pitié, parce
qu'il devait s'absenter pour son travail. De son
côté, ma mère, depuis qu'elle avait su que j'étais
avec la sœur de mon père, avait perdu la paix;
et je ne sais comment j'appris qu'elle avait dit
qu'elle me préférerait morte plutôt que de me
savoir avec ma tante Bigote.
VIE DE MELANIE 71
Un dimanche, nous allions, selon notre cou-
tume, à N.-D. de Gournier en récitant le chape-
let, nous étions environ une douzaine de per-
sonnes, quand ma mère arrive en courant, sans
mot dire me prend par le bras, me conduit chez
elle et m'enferme dans une pièce pendant trois
jours. C'est alors qu'une personne voisine vint
lui demander si elle pouvait lui donner un de ses
enfants pour garder ses brebis. Ma mère lui ré-
pondit que si, au lieu d'un de ses garçons, elle
acceptait la Muette, elle la lui donnerait. L'ofîre
étant acceptée, je quittai la maison le lendemain
pour garder les brebis. J'avais six ans et
quelques mois. Je restai là à peu près huit mois;
puis, pendant la saison des neiges, je retournai
chez mes parents pour y passer le gros de l'hiver.
L'année suivante, je fus demandée à ma mère
par un nouveau maître, encore pour garder les
brebis et restai chez lui, comme toujours, tout
le temps que les brebis trouvaient du pâturage.
L'année après je fus mise au service d'un troi-
sième maître pour garder un tout petit enfant.
Cela fait trois ans que je suis restée en service
dans la commune de Corps. Pendant ce temps,
mon Dieu ne m'abandonna pas : il m'instruisait
amoureusement sur les vérités delà foi, de cette
72 VIE DE MELANIE
foi vraie, persuasive, forte, inébranlable en un
seul Dieu incréé, éternel, et en Jésus-Christ-Dieu
et homme; en la très-sainte Trinité des Divines
Personnes dans une seule Essence, etc. Et
autres véritées révélées. Il m'enseignait que les
œuvres procèdent de la foi, qu'avec la foi
viennent les œuvres et qu'il n'y a que les œuvres
de la foi, produites par la foi, qui donnent la jus-
tification ; que la foi en Jésus-Christ nous a été
donnée, semée dans le Saint baptême; que notre
foi doit être entière et ferme; que la racine iné-
branlable de notre foi est en Dieu, Vérité infail-
lible; que par tous les efforts de notre raison
humaine et surhumaine, nous n'arriverons
jamais à comprendre Dieu et ce qu'est Dieu;
que Dieu le Père est éternel, immense, tout-
puissant, infiniment bon; qu'il sait, qu'il peut
tout, etc. Le Fils aussi... le Saint-Esprit aussi...
et que bien qu'il en soit ainsi, il n'y a pas trois
éternels, trois tout-puissants, trois infinis, trois
immenses : c'est la Trinité. Je ne puis expliquer
bien des choses que je laisse aux lettrés et plus
encore à l'humble foi. La voix claire, persuasive
et suave qui m'instruisait me faisait aussi de
douces admonitions. Les premières fois que je
gardais les brebis de mon maître, je croyais que
VIE DE MELÂNIE 73
tous les champs, toutes les prairies lui appar-
tenaient; par conséquent je laissais paître par-
tout oi^i elles voulaient et je fus instruite sur cela.
Il me fut enseigné qu'il y a des limites aux pro-
priétés, etc., et même aux royaumes de la terre.
La même voix (venant toujours de la grande
Lumière de la présence de Dieu) m'enseigna que
maintenant je devais aimer et glorifier le Très-
Haut plus solidement que je ne l'avais fait jus-
qu'ici; que le Dieu Tout-Puissant doit être aimé
pour lui-même, parce qu'il mérite seul d'être
aimé d'un amour très pur et dénué de tout inté-
rêt propre; qu'en toutes mes actions je ne devais
désirer que de faire la nue volonté du Dieu Tout-
Puissant, Créateur du ciel et de la terre; que je
devais m'oublier moi-même pour n'agir et ne
penser que pour la gloire de Jésus-Christ; que
Dieu me voulant toute à Lui, je devais lui don-
ner et redonner ma volonté sans restriction. —
Comme depuis longtemps je lui avais donné ma
volonté, j'allais m'attrister de cette nouvelle
demande, la voix ne m'en donna pas le temps;
je compris aussitôt que ce n'était pas ma volonté
dans l'action extérieure que le bon Dieu me
demandait, mais ma volonté dans le consente-
ment et la soumission à toutes les opérations
VIE DE MÉLANIE
de la grâce: que dans mes joies comme dans
mes tribulations je dois tout recevoir, acquies-
cer au bon plaisir de Dieu, avec un abandon
total de mes sens, de mes pensées et de toute
ma personne; enfin qu'il me demandait la trans-
formation de ma volonté en la sienne, la recti-
tude d'intention dans la foi, et le renoncement
(pour moi) aux mérites qui se peuvent acquérir
dans l'exercice des vertus; que les mérites de
toutes les peines que je devais souffrir, je devais
les offrir au Père Éternel unis à ceux de Jésus-
Christ et au Nom de Jésus-Christ au profit de
son Église, en même temps que les puissances
de l'âme de Jésus-Christ et les mérites de ses
sens, pour l'expiation, la purification et la sanc-
tification de tout le Clergé. Tout cela, je le com-
pris instantanément et dans cet instant je ne
pouvais que me liquéfier pour un amour si
grand.
La neige étant tombée en abondance, je ne
pouvais plus conduire mes brebis au pâturage;
je retournai chez mes parents. Mon père, qui se
trouvait à la maison, dit avant de se retirer, à
ma mère, de m'envoyer à Pécole. Donc, chaque
malin, le fils de ma mère m'accompagnait à
l'école et, le soir, il venait me prendre. La mai-
VIE DE MELANIE
tresse était une personne sérieuse et pieuse; elle
s'était aussitôt affectionnée à moi; mais avec
mon triste caractère, je correspondais peu ou
pas du tout à ses bonnes manières. J'étais une
vraie sauvage et m'éloignais toujours de qui
aurait essayé de m'approcher. Un jour après-
midi la Maîtresse me dit avec bonté : « Sœur
(tout le monde m'appelait 5œHr parce que j'avais
dit que c'était mon nom), laissez-moi arranger
un peu votre chevelure. » Aussitôt je dis : « Non,
non, elle est bien comme cela. » Après quelques
minutes elle revint me dire qu'elle aimerait à
arranger mes cheveux, que mon père lui avait
bien recommandé d'avoir bien soin de moi, et
que ma tante lui avait fait la même recomman-
dation que mon père. En entendant cela mon
dur cœur s'attendrit; de plus j'aimais beaucoup
mon père et je ne voulais pas lui causer de la
peine. Alors, malgré ma grande répugnance à
me laisser approcher, la Maîtresse, avec une
grande charité, essaya de peigner mes cheveux
tous embrouillés et collés par le sang qui parfois
coulait et (si je n'avais pas pu le laver) séchait
dans mes cheveux. La bonne Maîtresse d'école
ne put, ce jour-là, réussir à me peigner selon
son désir : elle se contenta de relever mes che-
76 VIE DE MELAME
veux en arrière et les attacha en me disant:
« Demain, je vous les arrangerai. » Le soir, dès
iiue je fus à la maison, je pris un des fils de ma
mère pour lui faire faire sa prière. En ce mo-
ment ma mère me regarda et m'ayant vue pei-
gnée, me dit d'une voix fâchée : « Qu'est-ce que
cette nouveauté ? et pourquoi as-tu relevé les
cheveux qui te couvraient le front jusque sur
tes yeux? Je te voyais encore trop, à présent tu
m'es insupportable. Mais pourquoi t'es-tu pei-
gnée ainsi, pourquoi? Réponds tout de suite. »
Je lui répondis que je ne savais pas le pourquoi.
Alors ma mère se tacha beaucoup, me disant que
je mentais, mais qu'on voyait que c'était par
vanité que j'avais arrangé mes cheveux de cette
manière; que je feignais la dévotion pour couvrir
mes défauts. Puis elle prit des ciseaux et me
coupa tous les cheveux sur le front jusqu'aux
oreilles, et sans enlever les cheveux qu'elle avait
coupés. Le lendemain, j'allai à l'école comme
à l'ordinaire. La Maîtresse fut surprise de me
voir avec mes cheveux coupés; elle me gronda
beaucoup pour cette grave impertinence, ajou-
tant qu'elle n'aurait jamais, jamais cru que
j'aurais été capable de tant de méchancheté. Je
ne répondis rien, d'autant plus que je ne prétais
I
VIE DE MELANTE 77
pas grande attention à cela; mon esprit était
occupé à ce que je pourrais faire pour corres-
pondre aux bienfaits de mon très amoureux
JÉSUS, parce que j'avais faim et soif de la souf-
france, sans jamais souffrir. Oh ! que cet état est
cruel !
Dans l'après-midi, la Maîtresse d'école m'ap-
pela dans sa chambre en me disant : « Venez
que je vous ôte au moins les cheveux que vous
vous êtes coupés. » Pendant qu'elle m'arrangeait,
mon père frappa à la porte et entra (ce devait
être un samedi, puisque mon père était dans le
pays). Alors la Maîtresse dit à mon père que
j'étais devenue vindicative d'une manière in-
croyable et lui raconta le fait de la coupure de mes
cheveux. Mon père se montra un peu incrédule
et ne pouvait pas se convaincre que j'avais une
si grande méchanceté. Il me fit venir près de lai
et, avec calme et douceur, il me demanda qui
m'avait coupé les cheveux. Je ne répondis rien
pour ne pas occasionner du déplaisir à ma chère
mère. Mon père insista et me redemanda qui
m'avait peignée. Je répondis : « La Maîtresse. »
— « Et qui te les a coupés ? » Je gardais le si-
lence. (( Dis-moi qui t'a coupé les cheveux, obéis,
parle. » Je répondis : « C'est Julie. » Mon père
VIE DE MELANIE
se leva, parla en secret avec la Maîtresse et s'en
alla. Quand, le soir, j'arrivai à la maison, j'y
trouvai une grande inquiétude : ma mère me
regardait avec fâcherie, mes frères pleuraient
disant que mon père avait sévèrement repris ma
mère pour le fait mentionné ci-dessus et pour
d'autres choses que je ne compris pas. Conti-
nuant à se fâcher il disait qu'il ne pouvait plus
rester avec elle parce qu'elle dépensait l'argent
en divertissements ; puis qu'elle méprisait sa
fille et que, désormais, il l'emmènerait avec
lui. En entendant tout cela, je fus très affligée,
je courus me mettre aux genoux de mon père,
le priant de cesser ses reproches à Julie, lui fai-
sant bien comprendre que si elle m'avait coupé
les cheveux c'était parce que j'avais de la vanité,
et je le priai de me pardonner tous les déplaisirs
que je lui avais donnés; enfin je lui dis qu'il ne
convenait pas que j'aille avec lui s'il abandon-
nait ma chère mère... Peu à peu mon père se
calma.
En voyant tant d'affliction dans cette famille
à cause de moi, j'étais amèrement peinée et
attristée ; il me semblait que, si je pouvais dé-
sirer ce que mon Dieu ne veut pas, j'aurais dé-
siré de mourir ; car la grande crainte que j'avais
i
VIE DE MELANIE 79
d'offenser mon amoureux Sauveur, ou d'être
cause qu'il fût offensé, m'était une douloureuse
amertume.
Le lendemain, qui devait être un dimanche,
mon père, en mettant une chemise, s'aperçut
qu'il manquait un bouton à une manche et de-
manda à ma mère une autre chemise. Pendant
ce temps, en toute hâte, j'allai prendre la che-
mise où manquait un bouton pour aller le coudre
en mon particulier. Quand mon père eût mis la
seconde chemise que ma mère lui avait donnée,
il vit qu'un bouton manquait sur la poitrine ;
il s'enleva la chemise avec impatience, en disant
à ma mère : « Si je me suis trompé quand
je vous ai prise pour femme, Dieu me le fait
bien payer ; vous n'avez jamais été une femme
de ménage, vous ne le serez jamais, etc. »
Aussitôt je courus à mon père avec la chemise
arrangée, en lui disant : « Papa, cette chemise
a tous les boutons, voyez, regardez-la bien. »
Je croyais adoucir mon père, ce fut le con-
traire!... Il s'irrita davantage contre ma chère
mère, pour sa négligence à faire son devoir dans
son ménage, envers son mari et envers ses en-
fants, etc., et termina en disant : « Quand la
sœur aura dix ans, je te renverrai chez tes
80 VIE DE MELANIE
parents. La sœur, par bonheur, n'a rien pris de
ton caractère : elle ne laissera jamais sa mai-
son pour les danses, les théâtres et autres diver-
tissements, etc. )) Enfin il lui dit que mieux
qu'elle, j'avais su coudre le bouton de la che-
mise...
Le soir mon père partit pour son travail pour
ne revenir qu'au bout d'un mois. Ehîqui pourra
jamais imaginer l'irritation de ma chère mère
contre moi qui étais cause de tous ses déplai-
sirs!... C'est avec justice que j'avais mérité
toutes ses malédictions et ses menaces de mort,
puisque tous les jours de ma vie, je faisais son
désespoir. Tous les jours j'avais des reproches
pour avoir cousu cet innocent bouton ; tous les
jours elle me disait que je n'avais fait cela que
pour faire voir que j'étais plus habile qu'elle;
mais qu'elle me ferait payer cher ma vanité.
Par la grâce de Dieu, pendant ce temps de
guerre, je ne perdis pas la divine présence ; par
l'entendement je baisais chacune des paroles
qui étaient pour moi. Un soir, après avoir été
habillée de beaucoup de reproches, ma bien
chère mère me donna l'ordre de ne plus coucher
dans mon lit, mais sous le sien. Sans dire une
parole, je fis comme elle avait dit.
VIE DE MELANIE 81
Une nuit, comme ma mère terminait les re-
proches qu'elle ne cessait de me faire le jour
et la nuit;, je voulus me recueillir et faire mes
comptes ; je ne le pouvais pas. Des pensées
extravagantes traversaient mon entendement :
« Tu as fait une fausse voie... Vois comme tues
désespérée. . . Où sont maintenant tes pénitences,
tes oraisons?... Vois que Dieu lui-même t'a
abandonnée !... Il te laisse dans la plus profonde
misère, il est sans pitié pour toi ! etc. » Aussitôt
je rentrai dans le plus profond de mon néant et
avec Dieu (ses grâces) je ne voulus plus permettre
que ces suggestions pussent s'asseoir dans mon
esprit; j'appelai ma douce Mère MARIE, et
mentalement je dis : « Va-t'en, adversaire de
mon âme ! La voie qu'a parcourue mon divin
Maître est la vraie voie de la vie, et c'est dans
celle-là que je veux marcher avec mon divin
Rédempteur; avec mon Dieu je traverserai le
jmonde et l'enfer pour me fixer dans mon Dieu,
icentre de tous mes amours. »
Mon très Révérend et très cher Père,
Jésus soit aimé de tous les cœurs !
Vous m'avez demandé si, en écrivant ce
bu'on appelle ma vie (pleine de péchés), j'ai
VIE DE MÉLANIE
écrit mes sentiments présents, non ceux d'alors.
Je crois devant Dieu, devoir vous dire que je ne
pense pas du tout m^être servie dans cet écrit de
mes sentiments actuels. Je ne vous cache pas
qu'en plusieurs endroits la pensée m'est venue,
quelquefois assez forte, de changer certaines ex-
pressions qui me semblaient aujourd'hui (à cause
de ma plus grande ignorance d'alors) pétries
du plus haut orgueil. Par exemple je demandais
à mon cher Frère de me faire souffrir comme
Notre-Seigneur JÉsus-CHmsT ; j'entendais d'être
mise en croix, de souffrir dans mon corps; mais
je ne pensais pas tenter Dieu en cela, parce
qu'alors j'ignorais les sentiments intérieurs qui
guidaient le divin Maître pendant son crucifie-
ment, et j'étais loin de penser que tous les mar-
tyrs ensemble avaient moins souffert que notre
divin Rédempteur. Ce sont mes sentiments
d'alors que j'ai écrits, comme me les inspirait
alors le bon Dieu, et d^aprèsce que m'enseignait
mon aimable Frère, dont je ne faisais que répé^
ter les belles leçons qu^il gravait dans mon àme
d'une manière ineffaçable. Certes, si c'était au-
jourd'hui je me garderais bien de faire de telles
demandes, sachant que les mortels ne peuvent
jamais souffrir ce que notre très amoureux Jésus
VIE DE MELANIE
a souffert dans son crucifiement. Si sa Divinité
n'avait soutenu sa sainte humanité, son seul
couronnement d'épines auraitplus que suffi pour
lui donner la mort. Quant à son agonie au jar-
din des olives, n'en parlons pas; il faudrait une
autre plume que la mienne.
Votre Révérence me fait observer qu'entre cet
écrit et le petit écrit que j'avais tracé en i852,
pour le bon Père Sibillat, missionnaire de la
Salette, il y a quelques petites variations. Or je
désire que vous sachiez, mon très Révérend
Père, que le petit écrit Mes souvenirs au bon
Père Sibillat {i) ne me fut demandé que comme
un abrégé et que je dus me cacher pour l'écrire,
c'est pourquoi je l'ai écrit presque sans ordre.
De plus, la copie qui a été un peu répandue est
une copie arrangée, on y a ajouté même ce que
des amies avaient pu apprendre de moi dans des
conversations intimes et tout cela n'a pas été
rendu fidèlement. L'écrit le plus exact est celui
que je rédige maintenant, puisque vous m'ordon-
nez d'écrire, sans restriction aucune, toutes les
grâces ou faveurs, soit intérieures, soit exté-
(1) On verra plus loin ce document très important par sa
date. Il ne porte aucun titre. Ce sont les religieuses qui mi-
rent, aux copies dont Mélanie va parler, le titre ci-dessus.
84 VIE DE MÉLANIE
rieures, que je crois avoir reçues. Avec la grâce
de Dieu, je fais tout ce que je peux pour vous
obéir. Mon écrit italien de Messine, en 1897,
n'était aussi qu'un brouillon que je n'ai pas relu ;
toutefois la copie que M. le Chanoine de Brandt
s'en est procurée me sert beaucoup pour les
douze premières années de ma misérable vie. Je
traduis ce brouillon presque textuellement, en
le complétant.
Je ne saurais vous répondre au juste, mon
très cher Père, sur l'âge que j'avais quand je
vis, pour la première fois, le joli enfant. Je le
connaissais depuis longtemps, je Pavais vu
presque tous les jours depuis que j'avais de la
connaissance, quand il me dit qu'il était mon
Frère, mais il ne m'avait jamais parlé. Ce dont
je me souviens, par une grâce de Dieu, c'est que
je marchais à peine et en tombant souvent,
quand déjà un attrait mystérieux m'attirait vers
la solitude de ce bois que je voyais près de la
maison. Comme ma mère ne pouvait me voir
seule dans un coin sans me dire, presque tous
les jours : « Va-t'en de là, que je ne te voie plus »,
c'est dans ce bois que j'aurais voulu avoir la
force d'aller; je me dirigeais donc de ce côté,
mais je tombais pas loin de la maison; aussitôt
VIE DE MELANIE 85
le joli enfant se trouvait là et me donnait la main
pour me relever; mais comme la Muette, sans
rien dire. Il me parla pour la première fois, dans
les circonstances que j'ai racontées.
Votre Révérence veut savoir si j'ai joué avec
mon Frère. Il m'invitait quelquefois à jouer pour
me reposer l'esprit, quand je voulais encore et
toujours converser de la passion de Notre-Sei-
gneur JÉsus-CumsT, mais je ne saurais pas repro-
duire les paroles exactes de mon Frère bien-
aimé. Voici à peu près quelle fut notre première
conversation sur ce sujet : « Ma chère Sœur,
jouons sous l'œil de notre bon Dieu. Il nous le
permet pour sa gloire. » — « Moi, répondit la
Sauvage, ie ne connais pas ça: Jouons, parce
que je suis seule; mais quand notre bon Dieu
se cache à moi, eh ! bien je ramasse des fleurs
de mon bon Dieu et je parle avec elles, parce
qu'elles n'ont pas fait de péché, et je les donne
à mon bon Dieu. » — « Eh ! bien, dit mon Frère,
jouons à ramasser des fleurs que nous offrirons
à notre bon Dieu ensemble avec celles de nos
cœurs qui sont immortelles. » — « Oh ! oui,
oui, répondit la Sauvage, jouons à qui en ramas-
sera le plus. » Et nous allâmes, chacun de notre
côté. La cueillette terminée, je lui dis : « Oh !
8C VIE DE MELANIE
mon Frère, où avez-vous trouvé ces fleurs si jo-
lies? Les miennes ne sont pas si jolies. Dites-
moi, mon bon Frère, où les avez-vous ramas-
sées ? Je veux y aller en ramasser pour notre
bon Dieu. Oli I celle-là I... et puis celle-là !...
Oh ! je veux de ces fleurs, moi, pour bien faire
plaisir à notre bon Dieu. » Mon Frère me répon-
dit : « Sœur de mon cœur, voyez : pour ramas-
ser cette fleur, il faut se mettre ras de terre ; nous,
nous pouvons les voir parce que nous sommes
bien petits, nous pouvons les ramasser sans
peine. Celle-là vient haute, et ses grandes
feuilles la préservent de Tembrassement des
plantes voisines. Celle-ci, par sa blancheur, est
comme la Reine des fleurs : elle se cueille dif-
ficilement, etc. » Je couruspour avoir les mêmes
fleurs, mais je n'y parvins pas. Alors je voulus
échanger mes fleurs contre celles de mon Frère;
ii y consentit; mais à peine l'échange fut fait que
je criai très fort : « Non, non, mon bien-aimé
Frère, je ne veux pas, parce que ce n'est pas vé-
rité, ça I Le bon Dieu qui les a fait croître sait bien
que ce n'est pas moi qui les ai ramassées. » Et
mon Frère me rendit mon bouquet qui, dans ses
mains, était devenu comme le sien ; et nous ofl'rî-
mesnos deux bouquets à Dieu par Jésus-Christ.
VIE DE MELANIE 87
Une autre fois, il me dit : « Jouons à cache-
cache ))j et il m'expliqua ce jeu : en premier lieu
on devait tirer la courte paille pour savoir qui
se cacherait le premier : il eut la bonne. Il dit :
« Je vais me cacher et vous me chercherez
jusqu'à ce que vous m'ayez trouvé. Tournez-vous
pour ne pas voir où je me cacherai; mettez vos
mains sur vos yeux. » Un instant après il dit
tout haut : « C'est fait. » Alors je me suis re-
tournée, je l'ai cherché longtemps derrière les
broussailles, etc. A la fin, ennuyée d'être seule,
je l'ai appelé : « Frère, mon beau Frère, où êtes-
vous? )) Il ne répondit pas, il me fallut le trou-
ver. Puis ce fut à mon tour : il me trouva de
suite; mais je dis : « Vous avez regardé!... Ce
n'est pas le jeu ! )) Je me recachai : il fit sem-
blant de ne pas me trouver : « Sœur, sœur, disait-
il, où est ma sœur? Mais où est-elle, ma chère
sœur? » et il me cherchait derrière les arbres ;
puis il arriva tout droit où j'étais en disant :
« Ah! la voilà, la voilà ! »
Je réponds à la dernière question de votre
Révérence. Oui, toutes les plaies saignèrent à
l'instant où mon Frère me toucha; mais ce sang
qui coulait, surtout celui des mains, ne plaisait
pas à la Louve. Craignant qu'on s'en aperçût, elle
VIE DE MELANIE
demanda à sa Maman de lui laisser les mêmes
douleurs, mais de faire que cela ne marquât pas;
ce qu'elle obtint en partie. Ces douleurs amou-
reuses étaient aussi grandes que je pouvais les
supporter ; elles augmentèrent pendant plusieurs
années avec mes forces et n'ont plus cessé ; la
plus douloureuse est celle de la tête. Quand les
plaies paraissent, le sang coule des deux côtés
des pieds et des mains : ils sont transpercés; et
peu après, il n'y a plus trace de plaies. Oh !
mon Père, vous me faites dire ce que mon Frère
m'a enseigné à cacher. Il disait : « Les yeux des
hommes sont des voleurs. » Pour tout dire en
abrégé : c'est mon Frère qui m'a élevée, qui a
fait mon instruction, qui a joué avec moi, et
c'est moi, infidèle, qui n'ai pas su profiter des
sages et solides enseignements qu'il m'a donnés
à profusion pour le salut de mon âme.
C'était, il me semble, dans l'année 1841. Une
femme de la montagne était venue chercher à
Corps une enfant pour avoir soin d'une petite
créature ; et comme, à cause de mon méchant ca-
ractère, je donnais toujours des déplaisirs à ma
chère mère, je fus aussitôt livrée à cette femme
et je partis sur-le-champ avec elle. En chemin
VIE DE MELANIE 89
ma maîtresse me demanda si je pourrais m'habi-
tuer dans sa maison isolée au milieu de la mon-
tagne et sans jamais voir personne. Je lui ré-
pondis qu'avec Dieu (sa grâce) j'espérais ne
pas m'ennuyer. Après environ deux heures de
marche, nous arrivâmes dans cette maison vrai-
ment solitaire. La famille se composait de quatre
personnes : la vieille mère qui était venue me
chercher, sa fille âgée de vingt à vingt-cinq ans,
un fils d'une douzaine d'années, et le tout petit
enfant dont, soi-disant, je devais avoir soin, et
qui était l'enfant de la fille de ma maîtresse ; mais
souvent on m'envoyait garder les vaches qui
étaient nombreuses et les faire paître.
Vers la fin du mois, mon père étant rentré et
ne m'ayant plus trouvée à la maison, demanda
où j'étais. On lui répondit que j'étais en service
hors du pays, dans une maison toute seule
dans la montagne, mais on ne sut pas lui don-
ner d'indication plus précise. Il partit quand
même pour venir me voir. Dans tous les vil-
lages il demandait où se trouvait cette maison
isolée dans l'une de ces montagnes. Eafin après
bien des fatigues il me trouva et m'embrassa
en versant des larmes. Je pleurai aussi de ten-
dresse et m'empressai de lui demander des nou-
90 VIE DE MELANIE
velles de ma chère mère et si, au moins, elle
était contente. Le soir il sen retourna.
Quoique je fusse profondément uniformée aux
saints vouloirs de Dieu, je sentais une grande
peine de me séparer de mon père. Cette peine
disparut quand la voix intérieure de mon Jésus
se fit entendre, m'instruisant, m'enseignant et
me grondant avec douceur.
Mon père avait fait promettre à ma maîtresse
de me laisser aller une journée à Corps pour voir
mes parents. Environ un mois après je me mis
en route, avec la permission de ma maîtresse.
Pour l'aller ce fut facile : je n'avais qu'à suivre
les personnes qui allaient à Corps ; mais, en reve-
nant, j'étais seule et je ne me rappelais pas le che-
min. Je marchais quand même, tout en priant
Dieu et notre douce et clémente Mère Marie,
la meilleure de toutes les mères. Mais voici
encore deux chemins : lequel dois-je prendre ?
Une voix très douce dit : « Prenez le chemin de
voire droite. » Étonnée, je vis à côté de moi un très
gentil enfant, mais plus grand que moi de beau-
coup (mais il n'était pas un homme homme) ; et
comme je n'avais pas entendu ses pas, il me
dit : « Pas loin d'ici, vous êtes en danger... je
vous accompagne. » Je lui dis : « Et où étiez-
VIE DE MELAME 91
VOUS avant de venir ici? » — « J'étais auprès de
vous », me répondit-il. — « Ah ! ne dites pas le
mensonge, ça déplaît à mon bon Dieu ; autrement
je ne vous veux pas avec moi. Dites, où étiez-
vous avant que je vous visse? » — « J'étais avec
vous. » ~ « Ah ! Ah ! encore ! Je ne puis plus
marcher avec vous : Allez-vous en, et... » —
« Attendez, ma sœur, que je vous explique. » —
« Oh! ma sœur? Vous n'êtes pas mon frère :
mon Frère dit toujours la vérité et il aime bien le
bon Dieu. « — « Je ne suis pas votre Frère, je
suis votre Ange gardien envoyé par votre Frère,
et par votre Maman pour vous protéger et pour
vous montrer le bon chemin. Je n'ai pas menti
quand je vous ai dit qu'avant que vous me vissiez
j'étais avec vous : je ne me montrais pas à vos
yeux parce que je n'en avais pas Tordre de notre
bon Dieu, de celui que vous aimez et que nous
aimons tous parfaitement dans le ciel. » — « Bon,
lui dis-je, puisque vous n'avez pas dit le men-
songe et que vous aimez aussi mon bon Dieu qui
est mort pour nous sur la Croix, je vous aime
beaucoup après mon bon Dieu, ma Maman et mon
Frère. » Quand je me proposais de lui faire des
excuses pour l'avoir si mal reçu, nous rencon-
trâmes deux hommes qui paraissaient fous ou
92 VIE DE MELANIE
ivres et qui ralentirent leur marche dès qu'ils
nous virent et qui nous regardaient beaucoup
en se rapprochant de moi, quand mon guide
d'une voix forte et autoritaire me dit : « Il est
tard, pressons le pas. » Je le regarde et le vois
très grand. Enfm nous passons. Un peu après
nous prenons un autre chemin et mon ange me
dit : (( Le danger est passé; maintenant marchez
droit devant vous, la maison n'est qu'à sept
minutes d'ici. » Et lorsque j'allais le remercier il
n'était plus visible. Gloire éternelle soit à notre
bon Dieu qui prend soin de toutes ses créatures.
Oh 1 combien nous devons de la reconnaissance
à notre doux Sauveur pour nous avoir donné à
chacun un des princes de la céleste Jéru-
salem, pour prendre soin de nous, pauvres mor-
tels!
Quelque temps après, oh ! misérable, infime
et ingrate créature que je suis ! Eh ! qui le croi-
rait, que me trouvant toujours sous ce globe,
toujours visible mais pas toujours des yeux
du corps, entourée, pénétrée, éclairée par l'im-
mense et illimitée présence du Très-Haut, j'eusse
pu donner des déplaisirs à mes maîtresses elles-
mêmes I Puisse l'humiliation du dévoilement de
mes iniquités réparer au possible mes injures
VIE DE MELANIE 93
faites à Dieu en la personne de ses bonnes
créatures !
Un jour que j'étais restée seule avec le petit
enfant dans son berceau, j'entendis aboyer le
chien de la maison et faire grand tapage. Je sor-
tis pour voir pourquoi le chien se démenait de
la sorte : je vis venir par un petit sentier trois
ou quatre hommes la face voilée. Je retour-
nai auprès de l'enfant. Quelques minutes après,
ces hommes entrèrent précipitamment et fouil-
lèrent partout, ouvrant les placards, les armoires,
les caisses et prirent ce qu'ils voulurent. Ils me
demandèrent où était l'argent ; je dis que je ne
le savais pas et c'était la vérité ; puis ils dirent :
« Nous avons faim. » Aussitôt prise de compas-
sion, je leur dis de prendre du pain, du fromage
et de la viande, et leur indiquai où cela était.
Ils parcoururent toute la maison, même les écu-
ries, et prirent un peu de tout, puis revinrent à
moi et me regardaient tour à tour. Croyant qu'ils
voulaient autre chose à manger, je leur dis :
« Regardez au plafond, il y a tant de jambons,
des pièces de viande (lard), seulement on ne peut
pas les prendre, c'est trop haut ; quand ma maî-
tresse en veut prendre, elle fait ainsi » : en di-
sant cela, moi-même je pris la haute chaise, je la
9
94 VIE DE MELANIE
mis sur la table en ajoutant : « Elle monte dessus
et prend la viande sans se faire mal. » Aussitôt
l'und'euxmonta etprit toutesles piècesde viande.
J'étais contente en pensant qu'ils avaient de quoi
manger pour s'enlever la faim. Ils sortaient de la
maison pour sen aller lorsque Tun d'eux revint
sur ses pas, prit une botte de paille, y mit le feu
et la jeta sur le berceau où dormait l'enfant.
« Que faites-vous? criai-je, au Nom de Dieu ne
faites pas le mal. » L'bomme prit la fuite, et en
toute hâte j'enlevai cette paille enflammée de
dessus l'enfant qui, heureusement, n'eut pas de
mal ; il ne resta qu'une épaisse fumée et la mau-
vaise odeur qui sortirent par la porte et les fe-
nêtres que j'avais ouvertes. Quelques instants
après arrivèrent mes maîtresses attirées par
l'odeur de la paille brûlée, qui me demandèrent
ce qui était arrivé. Je le leur dis et aussi que
j'avais mis la chaise sur la table afin que ces
hommes pussent décrocher les pièces de viande.
Ma maîtresse, comme de juste, me reprit sévère-
ment, me disant qu'elle ne savait pas que j'étais
de la compagnie des brigands, et qu'elle ne
pourrait plus me laisser seule puisqu'au lieu de
garder la maison, j'aidais les voleurs à la voler,
et qu'enfin j'avais fait un gros péché... Je ne
VIE DE MELANTE 95
puis exprimer la douleur que je sentis en en-
tendant ces mots de gros péché, moi qui aimais
tant mon cher Jésus ; oh !.. . mais passons ; avoir
offensé la vie de ma vie me déchire le cœur; oui
mais grande était mon espérance de mon par-
don, du pardon du grand pardonneur, de celui
qui lit dans le fond des cœurs, et qui pardonne
toujours aux cœurs contrits. J'étais désolée aussi
de la peine et des déplaisirs que j'avais causés
à mes chères maîtresses : et quand on m'appe-
lait/)/e«reMse, ne voyait-on pas mes continuelles
fautes, ou bien ne voulait-on pas les voir? Ce
que je sais, c'est que quand je me relevais d'une
faute, je tombais dans une autre; ma vie n'a été
qu'un tissu de chutes que je déteste avec toutes
les puissances de mon être.
Une fois je priais la miséricorde de Dieu tout
particulièrement pour les personnes que m'avait
confiées mon Frère. (Ces personnes que je ne
voulais pas nommer à cause de leur haute et
sublime dignité, mais que votre Révérence veut
que je lui désigne, sont les prêtres...) Tout à
coup je vis (non des yeux du corps) mon aimable,
mon tout bon Jésus. Aussitôt je me concentrai
dans mon néant. Je n'osais quasi pas le regarder;
il avait les mains jointes et semblait prier avec
96 VIE DE MELANIE
moi; il m'adressa ces seules paroles : « Sœur de
mon cœur, la paix soit avec vous. » 0 Dieu, quel
bonheur pour mon cœur brisé par la douleur !
Ces simples paroles furent comme des dards en-
flammés d'amour qui me remplirent de joie
et de la paix la plus douce, la plus réconfor-
tante. 0 bienheureux instant où Pâme reste
comme submergée, absorbée dans la claire,
immense lumière de la présence de TÊtre su-
pi^ême ! Là on comprend comment Dieu trois
fois saint de sa propre sainteté pardonne aux
cœurs humiliés et contrits, qui avec l'amour se
lavent dans le sang de l'Agneau immaculé leur
appliquant ses mérites et leur donnant la grâce
sanctiflante. 0 excès de charité amoureuse de
mon Dieu pour la plus vile de ses créatures ! Je
me sentis remplie de confiance, toute ranimée,
et s'augmenta mon désir de pâtir, d'être méprisée
de tout le monde, de me dépouiller toujours plus
de moi-même pour le pur amour de mon trèsamou-
reux Jésus. Je compris que, dans le clergé la pu-
reté de l'esprit est la gardienne de la pureté du
corps, qu'il n'y a pas de chasteté du corps en l'ab-
sence de la constante pureté de Tesprit et que l'es-
prit et les sens ne garderont pas leur pureté S'ILS
NE SOM CRUCIFIÉS AVEC Jésus-Christ...
VIE DE MÉLANIE 97
Mes maîtresses n'oublièrent pas mes péchés ;
tous les jours pendant plusieurs semaines elles
me grondaient de nouveau, puis me reprochaient
mon bon accueil aux voleurs; et voyant que je
gardais le silence, elles se disaient l'une à l'autre :
« Cette enfant paraît insensible à nos menaces
comme à nos reproches ; peut-être ne comprend-
elle pas, mais alors elle ne se corrigera pas. »
En vérité j'étais bien loin d'être insensible, j'étais
sensible plus que tout ce qu'on peut croire ; je
comprenais bien que je méritais tous leurs repro-
ches et plus encore,parconséquentje n'avais rien
à dire : j'étais fâchée de leur avoir déplu , je priais
le bon Dieu, pour elles ; pour le reste j'allais à
mon divin Maître qui pouvait me pardonner et
guérir les plaies de mon âme.
Un jour que je gardais les vaches dans les
champs mon esprit était tout occupé de mon
cher Jésus, de sa divine Providence à pourvoir si
gracieusement l'homme de toutes les choses
nécessaires pour se nourrir, se vêtir, se loger
et récréer son esprit par la vue de la nature, si
variée dans ses productions, etc., etc. Alors
s'empara de moi un désir très ardent du salut de
tous les hommes et je désirais souffrir pour tous
les pécheurs, afin que, laissant le péché et
A^IE DE MELANIE
l'erreur, ils se donnassent à Jésus-Christ pour
l'aimer par-dessus tout. Je ne sais comment
cela se fit : pendant que je priais la face contre
terre, je me trouvai tout à coup en compagnie
de mon ange gardien qui me dit : « Sœur, venez,
je vous ferai voir des âmes de DiEuqui l'aiment
beaucoup sans qu'elles puissent le voir autre-
ment que par une foi incomparablement plus
vive et plus persuasive que celle des mortels,
ni jouir de sa gloire, puisqu'elles sont tachées
par des fautes vénielles et les restes des fautes
plus graves non expiées pendant la vie. Quand
pour elles vous offrirez au Père Eternel, au saint
Nom de Jésus-Christ, le sang et les mérites de
la Passion du Sauveur, leurs taches seront lavées,
effacées et, ornées, elles voleront s'unir à leur
Dieu. »
Aussitôt nous nous trouvâmes près du purga-
toire dans les entrailles de la terre, et il me fît
voir, observer les diverses peines dont souffrent
ces saintes âmes. Quelle horreur! Quelle scène
terrifiante que cette réunion de toutes sortes de
peines, de tourments, ces flammes mêlées d'un
feu liquide, sans compter la faim, la soif et les
désirs qui tourmentent chaque âme selon ses
taches! Il me fit observer plusieurs choses que
VIE DE MÉLANIE 99
je sais, mais que je ne sais pas expliquer. J'en
donnerai un petit et insignifiant exemple : une
personne avait-elle péché par ses yeux, ses yeux
étaient comme un foyer de feu liquide; avait-elle
péché par les mains, ses mains étaient comme
des torches ardentes et liquides ; il faut remar-
quer que le feu ne subsiste que sur les taches et
par les taches qui sont le combustible alimen-
tant ce terrible feu. La tache disparaissant, la
place de cette tache étant aussi purifiée, le feu
s'éteint comme un éclair. On objectera peut-
être que l'âme n'ayant pas de pieds, de mains, de
langue, d'oreilles, etc., étant un esprit, on ne voit
pas comment elle peut souffrirdanssespieds, etc.
C'est pourtant l'âme qui avait la sensation et
qui la donnait au corps pendant sa vie ter-
restre : or l'âme ayant été dans tout le corps,
dans toutes les parties du corps (et non à la
tête seulement comme on l'a dit), condamnée au
purgatoire, elle souffre dans ses parties (pour
parler ainsi) qui ont prévariqué, de même que
les trois puissances de l'âme soufi*riront chacune
sa part de peine ou auront chacune sa part de
gloire au ciel.
Je ne vis pas deux âmes en qui les peines
fussent semblables. Je ne pouvais plus supporter
100 VIE DE MELANIE
un spectacle si lamentable: je priais, priais pour
toutes ces âmes saintes et résignées, que le Dieu
des miséricordes voulût leur donner à toutes un
sensible soulagement par la Passion et la mort
de JÉsus-CnmsT et en délivrer soixante-douze
pour l'amour de MARIE, Vierge et Mère, coopé-
ratrice de notre Rédemption. Je vis l'Ange de
Dieu ayant en main un calice rempli du très pré-
cieux Sang de l'Agneau qui efface les péchés du
monde : il le répandit sur ces ardentes flammes
qui diminuèrent aussitôt de volume et d'inten-
sité; puis sur les âmes qui attendaient la cha-
rité du sacrifice de la Messe et les prières, péni-
tences et sacrifices des chrétiens pour voler
dans le sein de Dieu. Ainsi fut fait pour elles,
par les mérites du Sang de l'Homme-DiEu et par
les prières de MARIE, notre Maman, la belle, la
douce Mère de la miséricorde et de la clémence.
Je n'entreprends pas de décrire les horribles
tortures que souffrent certaines âmes dans ce
gouffre obscurci par des miasmes révoltants. Il
me fut manifesté que ces âmes-là avaient été à
peine sauvées des peines éternelles. Oh ! si les
pécheurs, oh ! si les personnes consacrées à
Dieu qui le servent avec tant de négligence,
quelques-unes avec tant de scandale, pouvaient
VIE DE MELANIE 101
comprendre, pouvaient se figurer ces peines
cuisantes, ces flammes dévoratrices et ce feu
liquide de la Justice divine I... Les sens qui ont
été sans frein, les calomnies, les médisances, la
colère, les murmures, lesfaux rapports, etc., etc.,
ont leurs tourments. Je vis un grand nombre
d'âmes la bouche ouverte remplie de feu qui
bouillait dans leur bouche même. Oh ! blas-
phémateurs... pensez à ce qui vous attend, à ce
que vous vous préparez si vous ne revenez à
Dieu de tout cœur et ne faites une sincère pé-
nitence !
Toutes les âmes n'étaient pas purifiées par le
feu : j'en ai vu qui souffraient de langueur, d'ac-
cablement, de tristesse, non de tristesse d'être
dans ce lieu de purgation, car ces âmes-là, s'il
leur était possible d'avoir une augmentation de
peine, elles la désireraient afin de s'unir plus tôt à
leur centre qui est Dieu. Toutes ces âmes ont la
charité; elles savent qu'après leur purification,
elles auront l'amour consommé et en jouiront
pendant toute l'éternité. Si Dieu, par impossible,
faisait entrer dans le ciel une âme avec des fautes
vénielles, cette âme d'abord serait éblouie, inca-
pable de supporter l'éclat de la lumière éternelle,
à plus forte raison ne pourrait-elle se voir en face
9.
102 VIE DE MÉLANIE
du Saint des Saints, de la Sainteté même. C'est
pourquoi elle demanderait en grâce à son ange
de la conduire au Purgatoire pour y laver jus-
qu'au dernier vestige de ses taches. Les miséri-
cordes de Dieu sont éternelles.
Lorsque je repris mes sens, je retrouvai mes
vaches; et avec pleine lucidité d'esprit j'avais
dans ma mémoire cette vision et les explica-
tions (sans parole proférée) que j'avais reçues
pour le bien de mon âme très coupable. C'est
pourquoi je tâchai, avec la grâce de Dieu, d'être
plus fidèle dans la foi, de voir Dieu en tous et
en tout ce qui arrive, de m'abandonner comme
une morte entre les mains du Très-Haut ; je
résolus de ne plus donner du scandale et du
déplaisir à mes maîtresses ni à personne, autant
que je le pourrais, de tenir mes sens sous le
frein de la grande présence du Très-Haut, etc.
Je désirais d'un grand désir le pur, le véri-
table amour de mon très amoureux et très cher
Jésus, non pas pour ses dons, non pas même
pour cette consolation naturelle du réciproque
amour, non pour devenir dévote ou autres
motifs, quoique bons en eux-mêmes, non, non;
je voulais aimer et aimer, parce que Dieu seul
mérite d'être aimé d'un amour fort, généreux
VIE DE MÉLANIE 103
et désintéressé et qu'il mérite tout, tout mon
amour.
Dans ce temps-là je me sentais attirée vers
les souffrances de toutes sortes et en faisant
tout ce que je savais, tout ce que je pouvais, je
n'étais pas satisfaite ; tout me paraissait, me
semblait peu pour l'amour de mon aimable
JÉSUS et pour le soulagement ou la délivrance
des saintes âmes du purgatoire, en particulier
de celles qui souffrent pour n'avoir pas accompli
en cette vie leurs devoirs d'état, avoir perdu
leur temps et n'avoir pas fait connaître Dieu aux
âmes pour lesquelles elles devaient se dévouer.
La pensée me vint de chercher quelques péni-
tences corporelles pour ces pauvres âmes. Dans
ce pays ii me semble qu'on ne connaissait pas
les instruments de pénitence et je n'avais moi-
même aucune idée de ces choses-là. Cependant
je faisais, à ma manière, quelques petites choses.
Quant à l'intérieur, c'est-à-dire aux peines de
l'âme, mon cher Jésus y pourvoyait admirable-
ment bien. Oh ! amour infini, combien vous êtes
ingénieux ! Ah î combien il y avait à redresser,
à corriger dans ma pauvre âme !
Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis
ma lourde faute d'aider les voleurs à piller la
104 VIE DE MELAME
maison de mes maîtresses ; elles ne m'en fai-
saient plus des reproches, au contraire, par pure
bonté, les dimanches elles disaient aux personnes
qui venaient chez elles : « Cette petite est une
sainte ; on ne peut pas penser diversement :
continuellement elle prie le bon Dieu et travaille ;
elle ne pense pas à s'amuser, à se divertir ni à
savoir aucune chose ; elle est très obéissante ;
souvent elle a demandé la permission de cou-
cher à Técurie. Je ne le lui permets pas sou-
vent, etc. (i). » La première fois que mes oreilles
entendirent de semblables paroles, j'en fus ef-
frayée, je m'en affligeai beaucoup, et je confesse
que je tombai même dans une profonde tristesse,
croyant ou craignant d'avoir mérité par quel-
que grave infidélité envers mon bien-aimé Jésus
l'abandon du Très-Haut, puisqu'il me privait du
grand trésor de souffrir les humiliations, les mé-
pris, les dérisions, les insultes, l'abandon des
créatures, etc. Je fus triste pendantbien des jours
pour avoir eu cette disgrâce d'être à jeun des
précieux mépris de mes chères maîtresses. Il est
vrai aussi que je me sentais très indigne de la
faveur des humiliations ; d'ailleurs elles ne sont
(1) Ces lignes entre guillemets sont écrites très fin,
comme lorsqu'il lui en coûtait d'écrire quelque chose.
VIE DE MELANIE 105
pas la VERTU d'humilité. Je les aimais parce que
mon Jésus, pendant toute sa vie, les a embras-
sées, et, cependant, j'en étais privée, comme de
toutes autres souffrances, et par ma faute.
Un jour je faisais paître mes vaches dans les
champs, j'étais triste et tout enfoncée dans
mon néant; quand subitement tout pour moi
disparut ; je vis mon aimable Frère qui me re-
gardait et paraissait rire. Sur sa poitrine, sous
sa robe quelque chose se mouvait et se lamen-
tait. Mon bon Frère dit : « La miséricorde de
Dieu soit avec vous, sœur de mon cœur I » —
« Soit ainsi », répondis-je, et j'ajoutai : « Frère
de toutes mes complaisances, dites-moi, y aura-
t-il miséricorde pour moi, après tous les péchés
que j'ai commis, après toutes mes infidélités à
correspondre à l'amour infini de mon Dieu?...
La croix n'est plus en moi, je m'en suis rendue in-
digne ; que ferai-je ainsi, je ne peuxplus exister. »
Mon Frère tout composé d'amour dit : « La
grande miséricorde de Dieu est avec vous sans
aucun mérite de votre part. » En disant cela,
avec sa main droite il prit sur sa poitrine une
très petite colombe très blanche qui avait son
bec ouvert. Aussitôt je dis : « Oh ! mon Frère,
elle meurt de soif; faites vite tandis qu'elle vit. »
106 VIE DE MELANIE
Il répondit: « Xous lui donnerons à boire et
nous la parerons comme une épouse. » Puis i! lui
souffla trois fois dans la bouche, il regarda dans
sa bouche de tous côtés, la lui ferma, puis
lui mit un collier garni de brillants, ensuite il
lui tira cinq plumes et la guérit avec sa salive,
enfin il sortit de sa poitrine un timbre [un sceau]
qu'il appliqua sur la poitrine de la colombe et
me dit: « Sœur de mon cœur, êtes-vous contente
à présent? » — « Oui, mon Frère amant, je suis
contente de toutes vos opérations, mais je n'y
vois pas la croix. » — <( La croix, me dit-il, je
l'ai mise dedans et dehors; à présent nous y
mettrons le préservatif. » Cela dit, il prit de sa
poitrine un certain nombre d'épines et une à une
il les mettait et les appliquait autour de la co-
lombe. Surprise de cela, je lui dis : « Mon amour,
que faites-vous, que faites-vous là ?... C'est donc
votre volonté que je produise des épines pour le
feu ?... » — « Non, non, ma sœur, voyez bien »
Et il me fit voir, observer que les épines non
seulement ne prenaient pas racine, mais qu'elles
ne touchaient pas même le duvet de la colombe et
que ces épines sont le préservatif de la colombe.
Je remerciai de cœur mon cher Jésus qui daigna
me bénir et je repris l'usage de mes facultés.
YIE DE MELANIE 107
Mon âme avait repris courage, ma confiance
dans les grandes miséricordes du Très-Haut
était entière et ma foi aussi, reposant sur Dieu
et sur sa parole assurée. J'étais heureuse de
savoir que notre Tout-Puissant Dieu est Celui
qui est, l'Être immense, immuable, existant par
lui-même^ infini, éternel, qui jouit de sa propre
félicité, qu'il est partout et en toutes choses.
Il est bien sûr que la connaissance de Dieu et
de ses attributs porte à aimer l'Incréé, le Très-
Haut, l'Incompréhensible, le miséricordieux Sei-
gneur des vertus. De tout cela naît l'ardent désir
d'aimer souverainement l'auteur de toutes les
merveilles connues et inconnues ; le désir qu'il
soit aimé non seulement par moi, chétive créa-
ture, mais par tous les hommes me ronge le
cœur et y allume ce grand désir de souffrir, de
m'immoler avec mon cher Jésus crucifié. Oh ! si
nous savions tout l'amour que Jésus a pour
nous !... Eh! oui, pour nous; car il n'est pas
mort seulement pour tout le genre humain,
mais pour chacun de nous, et nous pouvons dire
avec vérité: Jésus-Chmst est mort pour MOI,
pour me donner la vie de la grâce.
Il me restait peu de temps pour finir Tannée au
service de cette famille. A ce propos je dois vous
108 VIE DE MELANIE
faire observer que, dans nos pays, c'est l'usage
des bergers de dire qu'on reste un an, deux ans
à tel endroit, quand on y passe les sept ou huit
mois pendant lesquels les bêtes peuvent être
conduites aux pâturages, c'est-à-dire de mars à
la Toussaint, mais quelquefois jusqu'à la veille
de Noël. C'est donc environ cinq mois que les
bergers et bergères passent dans leur famille
chaque année. Ma Maîtresse, pour être plus sûre
de m'avoir Tannée suivante, voulait me garder
aussi pendant les quelques mois rigoureux de
rhiver ; elle me demanda si je voulais rester; je lui
répondis que j"étais sous l'obéissance de mes pa-
rents et que j'étais prête à faire ce qu'ils vou-
draient. Alors, un jeudi, elle partit pour Corps,
afin de leur parler. Mon père était absent, ma
mère donna la permission et je restai. Le Sei-
gneur par miséricorde voulait me faire éprouver
un peu la rigueur de Thiver dans cette mon-
tagne (i).
A cette époque les allumettes n'existaient pas
encore, du moins elles n'étaient pas connues dans
nos petits pays : les familles avaient soin tous
les soirs de couvrir de cendre la braise du foyer
(1) Elle avait pour tout vêtement une robe d'indienne et
un fichu.
VIE DE MÉLANIE 109
afin d'en retrouver le matin. Or, il arrivait sou-
vent que le bois qu'on y avait mis s'éteignait ou se
consumait ; il fallait alors aller chercher du feu
dans un village voisin. On se servait pour cela
d'un morceau d'étoffe ou chiffon roulé de la
grosseur d'une petite bougie qui se consumait
comme de Pamadou, lentement, et avec lequel,
auretour, on enflammait une chènevotte soufrée.
Une fois la neige était tombée avec abondance,
le vent soufflait avec violence, on ne voyait plus
trace du chemin, et assez souvent les brouillards
étaient si épais qu'on ne voyait pas à deux mètres
devant soi; de sorte que plusieurs fois je me
suis égarée, mais grâce à la divine Miséricorde
j'ai été secourue. La Providence ne fait jamais
défaut à qui se confie en elle. Je n'en donnerai
ici qu'un exemple : Étant allée au village appelé
Le Serre pour prendre du feu, il y avait beau-
coup de neige et par le vent qui soufflait exces-
sivement fort mon chiffon s'était consumé.
J'étais très affligée parce que ma maîtresse
attendait mon retour avec impatience pour allu-
mer son feu. Je pensais à la peine qu'elle allait
avoir à mon arrivée ; je ne savais que faire et,
en attendant, je marchais toujours vers la maison.
Mais la crainte que j'avais de donner du déplai-
110 VIE DE MELANIE
sir à ma maîtresse fit que je tombai à genoux sur
la neige, priant le Dieu des vertus de faire que
ma maîtresse n'éprouvât pas de déplaisir...
puis je continuai de marcher dans les brouil-
lards, quand j'entendis le vol et les cris d'un
corbeau. Quand il fut près de moi, je le vis
comme au milieu d'une fumée : il descendit jus-
qu'à ma portée, me remit rétofîe allumée qu'il
portait et s'envola. Je remerciai la divine Provi-
dence qui ne voulut pas que ma maîtresse eut
du déplaisir.
Parmi tant de défauts, j'avais aussi celui delà
jalousie pour ma personne. Je ne permettais
jamais à qui que ce fût de me toucher les mains
et moins encore la face. Un jour, un homme vint
à la maison et moi, sauvage que je suis, je m'iso-
lai. Mais au moment de se mettre à table pour
dîner, ma maîtresse m'appela et me mit à côté
de cet homme. Vers la fm du repas il dit : « Cette
petite m'est sympathique, mais elle est beaucoup
timide, elle ne parle pas. » En disant cela il me
prend et m'assied sur ses genoux. Je voulais
descendre et me sauver, mais j'étais retenue par
de fortes mains. Il me dit de lui donner un
baiser; je ne voulus pas; alors il me baisa lui-
même et aussitôt je lui donnai un soufflet. Il me
VIE DE MELÂNIE 111
laissa aller en disant : « Qui y aurait pensé ? Ah î
votre sainte n'est pas si pacifique que vous
croyez. » La fille de ma maîtresse me gronda
beaucoup pour cette mauvaise action. Je fus
peinée du soufflet donné sans réflexion et du
déplaisir que j'avais donné à l'un et à l'autre.
On doit haïr le péché, non la personne.
La fille de ma maîtresse n'était pas mariée,
elle était mère de l'enfant que je gardais, et cet
homme en était le père. Cet homme s'appelait
Maurice.
Pour les prochaines fêtes de Noël, de Jésus
l'enchanteur des cœurs, mon père s'était retiré
en famille. Ayant appris que je devais passer
l'hiver chez ma maîtresse il en fut mécontent
et fit des reproches à ma chère mère pour ne
s'en être pas tenue au contrat convenu avec ma
maîtresse. Il m'envoya chercher. Je fus accom-
pagnée par ma maîtresse, parce qu'elle voulait
me retenir pour l'année suivante. Mon père le
lui promit. A cause de mes nombreux défauts et
parce qu'à mon occasion il y avait de la discorde
en famille, ma mère ne fut pas contente de mon
retour. Elle me défendit de m'occuper du linge
de mon père. Je me conformai à ses vouloirs, sans
peine, puisque le Seigneur en disposait ainsi.
112 VIE DE MELANIE
Il ne me venait jamais de faire des réflexions sur
le pourquoi de telle ou telle défense ou de tel
ordre. Cependant quand on me disait que j'avais
offensé mon bon Dieu, j'y réfléchissais. Or, il
me semblait que plus je m'étudiais, avec la grâce
de Dieu, à contenter mes chers parents, plus je
tombais dans leur disgrâce, sans que je me ren-
disse compte du comment et en quoi j'avais pu
affliger ma mère qui paraissait indignée contre
moi. Je gémissais et me plaignais à mon très
doux Jésus crucifié, amant passionné des âmes,
m'ofl'rant à lui pour soufl*rir toutes peines, toutes
pénitences, afin que ma mère n'eût plus à souf-
frir de ma part si telle était son adorable vo-
lonté et son bon plaisir. Tandis que je le priais
ainsi et que je lui demandais pardon de toutes
mes fautes, il me sembla (par voix intellec-
tuelle) voir rhomme-DiEU souffleté, tourné en
dérision, méprisé, souillé de crachats à son
adorable visage, traité de fou, de faux prophète
d'ambitieux, d'orgueilleux, etc., etc. Il m'invitait
à le suivre, à continuer sa vie douloureuse sur
terre, à l'imiter autant que possible dans ses
intimes et secrets spasmes et cela, pour le re-
tour à leurs devoirs sacrés des personnes qui lui
sont les plus chères, ses saints Ministres. En
VIE DE MELANIE 113
voyant mon bien-aimé ainsi réduit, je ne résis-
tai plus : j'allai pour essuyer, oui, pour essuyer
sa douce, sa belle et aimable face couverte de
sang et de crachats. Lui, mon très amoureux
Jésus, voleur des cœurs, dit : « Pas comme ça,
sœur de mon cœur. » Instantanément mon intel-
lect fut éclairé et je compris toute sa passion,
comme les chrétiens beaucoup plus que moi et
avant moi la comprennent. Ah ! oui. A Jésus
glorifié, ce n'est pas avec un linge matériel qu'il
faut essuyer sa sainte face, souillée par les ini-
quités et les ingratitudes de tant d'âmes qui lui
sont chères et qui le méconnaissent volontai-
rement. Oui, mon Jésus, mon divin Roi, avec
votre sainte grâce, je vous rendrai amour pour
amour, pénitence, réparation et expiation pour
tous mes frères et surtout pour ceux qui, par voca-
tion, devraient marcher sur vos traces, avoir une
conduite modèle. Je ne sais pas mieux dire ; je sais
seulement que je sentis dans mon âme ou dans
ma volonté un très ardent désir d'aimer de plus
en plus mon Souverain Bien, de me tenir unie à
mon cher Jésus, à embrasser en tout son bon
plaisir, son amoureuse volonté, pour son amour.
Je désirai, pour correspondre à son amour,
d'être ignorée, méprisée, bafouée, abandonnée,
114 VIE DE MELANIE
et d'honorer ainsi les humiliations, les abjec-
tions, la pauvreté et tout enfin, tout ce que pen-
dant sa vie mortelle mon amoureux Jésus avait
souffert dans son âme et dans sow corps sacré...
Il me semble que c'était vers la fin de décembre
i84i , nion père devait aller à son travail le len-
demain; avant son départ il prit trois ou quatre
de ses chemises et me les remit en me disant de
bien voir, moi^ s'il n'y manquait pas quelques
boutons, ou si lune d'elles n'avait pas besoin
d'être raccommodée, et de les arranger moi-
même, parce que ma mère devant aller se divertir
ne pouvait pas s'occuper de la lingerie ni de sa
famille, et qu'à son retour, je les lui donnerais.
En premier lieu, je fus très contente d'avoir à
faire ce travail, puis dans mon examen je me
rappelai que ma mère m'avait défendu de tou-
cher les choses de mon père. Que faire ? Selon
moi, il m'était presque impossible de sortir de
cette critique situation sans offenser mon doux
et amoureux Sauveur par ma désobéissance à
l'un ou à l'autre de mes parents. Ma peine fut
grande; il fallait me résoudre; mon père était
parti ; je pris une chemise, je la portai à ma
mère et la priai de me permettre d'arranger la
chemise que m'avait donnée mon père. Je n'avais
VIE DE MELANIE 115
pas achevé que ma mère (qui, d'ailleurs, avait
vu mon père me donner ses chemises et l'avait
entendu me faire ses recommandations) très
mécontente et presque furieuse m'arracha la
chemise des mains, le fîl et les boutons, et me
reprocha de vouloir usurper son autorité, d'être
le démon de la division et de la guerre dans sa
famille et ajouta qu'elle me corrigerait, qu'elle
ne se fatiguerait pas de me corriger jusqu'à ce
que je change et lui devienne obéissante en tout;
que je lui avais désobéi, puisqu'elle m'avait dé-
fendu de toucher à aucune chose de la maison et
que j'avais eu l'audace de prendre les chemises
de son mari et de les poser sur mon lit ; que
pour me corriger et me rendre docile à ses ordres
elle m'enlevait l'usage de mon lit, etc., etc.
Pauvre chère mère, combien je l'ai fait souffrir,
tandis que je lui désirais toutes les consolations,
tous les biens possibles !
Toutes mes méchancetés, toutes mes fautes
ne m'ôtaient pas cette ardente tendance à aimer
mon Souverain Bien, mon Créateur et Sauveur,
l'unique et digne d'être aimé ; oui, je voulais
aimer ce Dieu glorieux et très parfait, le Saint
des Saints qui par amour pour nous a voulu
naître petit et souffrir le mépris de ses créatures !
116 VIE DE MELANIE
Oh ! mystère d'amour ! ... Je l'aimais parce que je
sentais que je l'aimais, je sentais qu'il m'attirait,
qu'il me voulait toute à Lui, mais toute dénuée,
dépouillée, abandonnée, uniformée avec la plus
vive foi; qu'il voulait que mon âme avec ses
trois puissances supérieures prît en unité les
sentiments de Tàme de l'Homme-DiEU qui sont
tous dirigés à la plus grande glorification du
Père Éternel. Que pouvais-je faire, moi si igno-
rante et pleine de défauts? Pour correspondre
aux divines grâces, je cherchais dans la mesure
de mon savoir et avec toute l'ardeur de mon
âme toutes espèces de souffrances, cependant
les souffrances que j'agréais avec le plus d'amour
étaient celles que mon Dieu m'envoyait directe-
ment ou par 1 entremise de ses créatures ou des
événements. Dans les petites choses que je
faisais, la crainte me venait parfois de ne pas
agir selon le goût de mon Amant Jésus, mais je
ne m'arrêtais pas pour cela.
Il me semble que c'était vers la fin de janvier
1842; j'entendais parler en famille du prochain
retour de mon père. Le dernier samedi du mois,
ma mère me dit de me coucher dans mon lit afin
que mon père ne s'effraie pas s'il s'apercevait
qu'un chien couche sous son lit. Heureusement
VIE DE MELANIE 117
ce changement de lit ne fut que pour quelques
nuits. Mon père ne vint pas. Le jeudi suivant
il envoya dire qu'il ne viendrait que vers le
10 février, parce qu'alors il aurait définitivement
terminé son ouvrage dans ce pays. Alors par
l'ordre de ma mère je retournai prendre ma place
sous le lit. J'étais bien aise et bien contente,
parce que j'étais persuadée qu'ainsi le voulait
pour moi la Sagesse incréée qui règle toutes
choses. Qu'il est triste que j'aie perdu toutes les
années de ma première jeunesse sans prier, tan-
dis que j'en avais si bien le temps ! Eh ! je ne
priais pas mon Dieu, mon divin Maître, le Dieu
des vertus !
Pendant que de nouveau on attendait mon père,
arriva ma maîtresse pour me conduire chez elle
pour cette année 1842. Il est facile de comprendre
que ma chère mère me donna avec plaisir pour
avoir la paix pendant un an. Je partis donc; les
montagnes étaient couvertes déneige, je ne pou-
vais pas même sortir avec les brebis, on m'occu-
pait un peu dans la maison et dans les écuries.
Après deux ou trois semaines, ma maîtresse
m'envoyait presque tous les jours porter le dîner
à un homme qui travaillait dans une carrière de
pierres. La première fois, elle m'avertit de ne pas
10
118 VIE DE MEL\NIE
monter jusqu'à la carrière, parce que cet homme
me connaissant, il viendrait à moi prendre le
panier; et elle ajouta : « Si quelqu'un vous
demande : qui est-ce qui envoie le dîner à cet
homme? vous répondrez que vous ne le savez
pas. )) Et moi, aussitôt, sans réflexion comme
toujours, de répondre : « Que cela ne soit jamais,
ma bonne maîtresse, que ma langue prononce une
parole contraire au grand Dieu de vérité, et que
par UQ mensonge je profane le tabernacle de
V Esprit-Saint ; plutôt mourir ! » Ma maîtresse
lae dit : « Ma petite, vous ne savez pas que si vous
voulez vivre en paix avec les gens, vous devez
orcément mentir en mille circonstances, et que
es petits mensonges ne sont pas péché, et que
vous êtes obligée de cacher aux gens les affai-
res de la maison de votre maîtresse. Vous voyez
que je connais la religion beaucoup mieux que
vous. Portez ce panier et revenez vite. » Je partis
et gravis la montagne, que je ne connaissais pas.
De temps en temps, je rencontrais des personnes ;
j e leur demandais où je devais passer pour aller à
a carrière, et après environ une heure de montée
arrivai en face de la carrière et là je m'arrêtai.
Après quelques minutes, je vis un homme qui
venait à moi : c'était Maurice!... Terrifiée, les
VIE DE MELANIE 119
yeux au ciel, je m'écriai : « Maman, Maman Im-
maculée, toute belle, toute pure, sauvez-moi !
Toute, toute, je suis votre propriété. Jésus, mon
Jésus, faites que je vous aime et je vous aime-
rai; faites que je sois en vous et je serai en
vous; sauvez-moi et je serai sauvée, etc., etc., et
je vous prie par les mérites de votre très précieux
sang de convertir Maurice, de sauver son âme. »
Maurice, arrivé près de moi, leva respectueuse-
ment son chapeau en saluant profondément, prit
le panier, remercia et s'en retourna. Vers le soir,
Maurice vint chez ma maîtresse, et environ une
demi-heure après je fus appelée par ma maî-
tresse. La famille était réunie. Ma maîtresse me
demanda quelle était cette Dame qui était avec
moi quand Maurice était venu prendre le panier
et à quel endroit elle s'était jointe à moi^ si je
lui avais dit qui m'envoyait porter le dîner, etc.
Je répondis franchement que j'étais seule et que
seule avec mon Dieu j'étais revenue, et que je
n'avais en aucune manière trahi mes maî-
tresses.
Jusque vers la fin de mars oùje commençais
à faire paître les brebis) je portais le dîner à
Maurice et toujours je lui disais quelques pa-
roles, sans que j'eusse la connaissance, la signi-
120 VIE DE MÉLANIE
fication de ce que je lui disais, tout comme
les perroquets qui répètent sans savoir ce qu'ils
disent. Quelquefois Maurice versait des larmes.
J'en étais humainement affligée, parce que je
pensais que c'était peut-être moi, par mes pa-
roles, qui étais cause de sa peine; mais un jour
il me dit qu'il voulait se réformer, changer de vie,
et qu'il épouserait la fille de ma maîtresse, etc.,
et il fit comme il avait dit.
Dès que les animaux purent trouver du pâtu-
rage, je les conduisis dans les champs ou sur la
montagne, heureuse de me trouver seule, loin
des yeux des créatures raisonnables; mais, quel-
quefois, particulièrement quand la neige cou-
vrait encore les cimes des montagnes, les loups,
les renards, les lièvres cherchaient à manger.
Alors je leur distribuais mon pain et ces bêtes
étaient contentes, puis je leur parlais du bon
Dieu...
Mon très Révérend et très cher Père, il m'est
difficile de me rappeler ce que je disais à ces
bêtes. Je sais qu'elles m'ont fait honte plusieurs
fois par leur obéissance à moi, ver de terre, de
qui elles n'attendaient rien. Je racontais à ces
animaux leur création par la parole toute-puis-
sante de notre Dieu éternel, comme me l'avait
VIE DE MELANIE 121
enseignée mon bon Frère, et je les engageais à
chercher partout leur nourriture, sans causer de
préjudice aux hommes, leurs maîtres et leurs
rois parce qu'ils sont créés à l'image de Dieu
parles puissances de leurs âmes, et sont encore
les images de Jésus-Christ par leurs corps, etc.,
etc. En premier lieu, un loup venait tous les
jours, et je lui enseignais ce que je pouvais;
cependant cela ne me plaisait pas beaucoup,
parce qu'il ne pouvait, comme l'homme, aimer
d'un amour de connaissance et désintéressé. Il
me rendait service en ce sens que parfois j'aurais
voulu pousser de hauts cris pour inviter tous les
hommes de la terre à louer, aimer et glorifier
notre divin Sauveur Jésus qui nous a infiniment
aimés en donnant sa vie pour nous sauver. Je
dis qu'il nous a aimés infinimeni^ parce que sa
divinité a donné un mérite infini aux souffrances
et à la mort de son humanité sainte.
Bientôt augmenta le nombre des loups, des
renards, des lièvres, trois petits chamois, une
nuée d'oiseaux venaient tous les jours, et alors,
faute d'hommes à qui parler du bon Dieu, la
Louve leur prêchait, puis on chantait le can-
tique : Goûtez, âmes ferventes. Tous donnaient
signe de grande attention et inclinaient la tête
10.
122 VIE DE MELANIE
aux très saints Noms de Jésus et de Marie.
Les loups venaient ordinairement ensemble à
l'heure fixée, les renards venaient ensemble
ainsi que les lièvres, les chamois et les oiseaux.
(Un serpent vint aussi, mais fut renvoyé.) Une
fois arrivés, chacun de ces animaux prenait la
place qui lui avait été assignée et écoutait. Puis
dès qu'ils entendaient la fin qui était à peu près
celle-ci : Sit nomen Domini benedictiim ! ils
faisaient les fous: surtout les renards faisaient
des espiègleries à leurs confrères loups : ils les
mordaient à l'oreille, à la queue; ils donnaient
des tapes avec leur patte aux lièvres et les fai-
saient rouler; ils tiraient en arrière les petits
chamois par leur petite queue, etc. Dès que je
leur disais de se retirer, tous partaient. Oh !
combien j'ai été ingrate envers mon amant Jésus !
Je me récréais avec des animaux, et je laissais
mon Bien de m'entretenir avec mon Tout. Eh !
que de fois dans mon examen, je me suis demandé
si en cela je n'avais pas préféré ma volonté à
l'adorable volonté de mon très amoureux cher
Jésus. Selon la raison humaine, oui, il me sem-
blait que j'avais bonne intention, mais cette
bonne intention humaine ne glorifie pas Dieu
surhumain et sa récompense sera humaine aussi.
VIE DE MELANIE 123
Sans doute que je pensais à mon Dieu, créa-
teur de toutes choses, en un mot je vidais le
trop-plein de mon cœur avec les animaux que
je savais ne pas devoir me trahir et je voulais
les faire participer de mon amour etc., etc.
Oui, mais où est le fruit de mes prédications?
Rien, ma bonne intention a été une œuvre artifi-
cielle !...
Quelquefois il me venait un très ardent désir
d'aimer fortement mon aimé Jésus, de lui don-
ner d'un seul coup ma volonté, ma liberté de
vouloir, de penser, déjuger, de sentir et de dé-
pendre absolument de Lui en m'uniformant en
tout à son bon plaisir, pour qu'ainsi dépouillée
de tout il n'y eut plus d'obstacle à mon étroite
union avec mon amant Jésus; qu'il me dirige,
me meuve à son gré, renonçant absolument à
vivre, à agir, à penser, à opérer, à voir et en-
tendre seule, tous mes sens devaient être un
avec les sens de Thumanité sacrée de mon Ré-
dempteur. Tandis que je faisais ainsi, je vis
comparaître, du milieu de la grande lumière de
l'éternelle présence du Très-Haut, Jésus qui tira
de sa poitrine la blanche colombe, lui souffla
dans les yeux et la remit dans son nid. Je lui dis :
« Mon Frère amoureux, qu'avez-vous fait? » —
124 VIE DE MELAME
« A présent vous verrez avec mes yeux », me
répondit-il et il disparut. Je ne pus après cela
que m'approfondir dans ma nullité, dans mon
néant; je désirais avec ardeur de procurer que
JÉSUS soii aimé de tous les cœurs et de bien
correspondre aux bienfaits et miséricordes de
mon doux Sauveur. Comme toujours j'avais re-
cours à des souffrances, je ne voulais pas me
faire miséricorde, je voulais purger mon esprit
mieux que je ne l'avais fait jusque-là; je voulais
lui faire payer cher ses escapades hors du bon
plaisir de Dieu.
Depuis quelque temps on parlait du prochain
mariage de la fille de ma maîtresse avec Mau-
rice. Voilà qu'un jour ma maîtresse m'accusa de
lui avoir volé une grosse somme d'argent et me
menaça de me faire enfermer dans les prisons si
je ne lui restituais pas la somme entière. Je ne
répondis rien puisque je n'étais pas interrogée.
Dans mon cœur je me réjouissais parce que je
savais n'avoir pas touché son argent et que d'ail-
leurs j'ignorais où elle le conservait. Cependant
ma bonne maîtresse insistait : « Résolvez-vous,
me disait-elle, rendez-moi cette somme si vous
ne voulez aller en prison. Vous faites la sainte,
mais je ne vous crois plus, et vos miracles sont
VIE DE MELANIE 125
comme vous. Si vous avez enchanté Maurice par
votre divination vous ne m'enchanterez pas... )>
Intérieurement je rendais grâce à mon Seigneur
Jésus de la grande faveur d'être enfin injuste-
ment accusée de vol envers ma maîtresse, puis-
que tant de fois j'avais volé au Très-Haut le
temps qu'il m'avait donné pour le louer, glori-
fier, et pour réparer, expier les fautes du pro-
chain et les miennes.
Un jour elle me fit venir dans la maison; tous
les parents et amis s'y étaient réunis. En pré-
sence de tout ce monde elle me fît beaucoup de
reproches, disant que je trompais, que j'avais
son argent, que cette somme devait servir
pour les dépenses du mariage et que je serais
cause que ce mariage ne pourrait avoir lieu.
Entendant cela, la fille se rendit furieuse et me
dit que si elle tardait à se marier, je rendrais
compte à Dieu de tout le mal qui en résulterait;
puis des injures de toutes sortes pleuvaient.
Maurice, qui jusque-là avait gardé le silence,
prit la parole et dit à peu près ceci : « Je vous
prie tous de parler avec modération à la sœur :
j'ai travaillé pendant quelques mois avec son
père, homme très honnête et aimé de tous ceux
qui le connaissent; s'il venait à savoir les
126 VIE DE MELANIE
paroles que vous venez de dire à sa fille, cer-
tainement qu'il viendrait de suite vous la
prendre. A vous dire la vérité je ne crois pas
que ce soit la sœur qui vous ait pris votre argent
et je ne le croirai jamais. » Ma maîtresse et
d'autres répliquèrent : « Et qui donc l'a pris ?
C'est donc vous, Maurice, qui êtes le voleur?
D'ailleurs cette petite est la seule étrangère qui
entre ici. » Maurice reprit: « Mais voyons, la
sœur ne ment pas. Avez-vous pris ou trouvé de
l'argent dans cette maison? » (Silence.) « Ré-
pondez, sœur, répondez ! » Je répondis à peu près
ainsi : c Devant Dieu, je déclare n'avoir vu ni
pris l'argent ou autre chose à ma maîtresse. Elle
n'a pas à s'affliger des paroles qu'elle m'a di-
tes, parce que si, par pure grâce de Dieu, je n'ai
pas commis la faute de voler son argent, en
beaucoup d'autres choses j'ai attristé le cœur
aimant de Jésus-Christ et c'est pour cela que,
en Père amoureux, il me punit par les tribula-
tions que par sa grâce j'ai acceptées et embras-
sées avec gratitude comme des dons précieux.
Quant à être enfermée dans une prison, je l'ai
toujours désiré et vous me ferez un vrai régal.
Oh ! puissé-je être digne, quoique de bien loin,
d'imiter mon divin Sauveur et l'accompagner
VIE DE MELÂNIE 127
partout dans la voie de sa Passion pour obtenir
son amour et le pardon de mes péchés... » —
u Ah ! s'exclama la fîlle de ma maîtresse, vous
faites les choses faciles si vous croyez que sans
la restitution de votre vol Dieu vous pardonnera !
Il y a peut-être une religion faite pour vous ?
Vous êtes dans l'erreur, ma chère, comme erreur
sont vos miracles... « Une des personnes de-
manda si vraiment le bruit répandu dans les
villages à propos de divers miracles était fondé.
<( Rien du tout, répondit ma maîtresse (et elle
avait raison), tout a été une fumée; en deuxparoles
je vous explique comment la chose s'est passée.
Ma fille était assise près du feu, en face avec
son enfant sur ses genoux, quand tout à coup
elle entendit grand bruit dans l'étable des veaux.
Ma fille se lève aussitôt, assied son enfant à sa
place, sur la chaise déviant le feu et court à
rétable. L'enfant trop jeune pour se tenir assis
sans appui tomba dans les flammes et poussa
des cris qui furent entendus par ma fille qui ac-
courut en toute hâte, releva Tenfant tout en feu;
et le croyant brûlé, défiguré, elle appela au se-
cours. La sœur l'entendit et vint et aussitôt elle
dit : « Ce n'est rien, n'ayez pas peur. » Ce disant
elle prit l'enfant et, que sais-je ? elle lui mit la
128 VIE DE MELANIE
main sur la figure comme si elle faisait le signe
de la croix; on ne sait pas bien ce qu'elle faisait.
Ma fille avait perdu connaissance et ne se rap-
pelle pas bien ; mais le fait est que quand j'arri-
vai Tenfant était parfaitement bien et sans trace
de brûlures, parce qu'il n'avait pas eu le temps
de se faire du mal. Voilà le prétendu miracle
expliqué.
« Une autre fois nous avions fait le pain dans
le village du Serre, selon notre coutume; mais
vers le midi, craignant de n'avoir pas assez de
vieux pain, j'envoyai la petite au village pour
prendre un pain, s'il était cuit; or le pain était
encore dans le four. Pendant qu'il finissait de
cuire et que la sœur attendait dehors, une fille
était montée sur un arbre pour prendre une poire.
Cette fille était sujette au mal caduc, ime crise lui
survint, elle tomba comme un plomb et resta sans
mouvement. Toute la gent du village accourut
avec les parents de la jeune fille qui pleuraient. Il
paraît qu'en tombant elle s'était cassé le pied; le
pied pendait, disait-on (je ne l'ai pas vu). La
sœur y fut, s'approcha et dit : « Ne pleurez pas, ce
n'est rien,ôtez-lui son bas. » — « On ne peutpas »,
dirent les parents. — « Laissez-moi faire, répli-
qua la sœur, je ne lui ferai pas de mal », et elle lui
VIE DE MELANIE 129
ôla son bas, essuya le sang, puis tandis qu'elle
lui frottait le pied, elle faisait des espèces de
signes de croix; après elle fît mettre debout la
jeune fille qui marcha ; et tous les imbéciles se mi-
rent à crier: 0 miracle ! ô miracle!!,.. Oui, un mi-
racle que quiconque aurait pu faire. La fille n'a-
vait pas le pied cassé mais elle s'était démis sim-
plement l'os du talon, et en le frictionnant, en le
tournant, les jointures se sont remises d'elles-
mêmes, et cela suffisait pour guérir la jeune
fille. Voilà donc que le prétendu miracle s'en
est allé en fumée. Avez-vous compris ? Le mi-
racle que je voudrais qu'elle fasse serait celui de
me rendre l'argent qu'elle m'a volé. » « Cela
suffit, dit Maurice, cela suffit : laissons ces
choses, occupons-nous de nos affaires, laissons
aller cette pauvre enfant à ses occupations. »)
Éternelle est la miséricorde du Très-Haut sur
moi misérable pécheresse ; adorables sont les
voies du Tout-Puissant! Le soir, lorsque je me
retirais avec mes vaches, ma maîtresse me re-
prochait mon vol, m'appelait faiseuse de mira-
cles et, après d'autres paroles qui blessaient
mon amour-propre, terminait toujours en me
disant que par mon vol, j'étais cause du retard
du mariage de sa fille, etc. Elle ajouta que,
11
19D VIE DE MELANIE
devant aller à Corps, elle dirait à mon père
mon infidélité et mon vol. Quand je sus que
mon cher père devait avoir ce grand déplaisir,
je fus fort contristée parce que j'aimais beau-
coup mon père... Pour lui épargner cette peine,
la raison humaine me suggérait d'aller moi-
même lui dire que j'étais faussement accusée,
que je n'avais rien, rien volé, et mon père qui
savait que je ne mens pas me croirait aussi-
tôt î... Ah! fille d'Adam!... Mais, d'un autre
côté je pensais que mon père dirait à ma maî-
tresse que j'étais innocente et que si elle per-
sistait à me croire coupable, il viendrait me
prendre pour m'ôter de son service, que de
cette façon je perdrais la fortune de mon âme
et redeviendrais mendiante d'une bouchée de
pâtir pour l'amour de mon cher Jésus cru-
cifié. « Allons, me dis-je, mettons cette affaire
dans les mains de mon bien-aimé; je ne veux
faire que sa sainte volonté. » Mes maîtresses
me regardaient de travers et ne cessaient de me
dire des paroles injurieuses. Je pensais que si
je n'avais pas, par miséricorde de Dieu, commis
ce vol, je n'en avais pas moins mérité l'enfer
par mes nombreux péchés et qu'il était bien na-
turel que j'acceptasse avec joie et gratitude
VIE DE MELANIE 131
les dons sacrés des accusations, des humilia-
tions qui m'étaient présentés par mon divin
Médecin pour la guérison de mon Ame.
Un soir, ma maîtresse, devant moi, dit à sa
famille qu'elle n'avait pas pu parler de mon vol à
mon père parce qu'il n'était pas dans le pays.
Sur cela ]e me montrai très indifférente; peut-
être parce que je me trouvais dans une mer
d'affliction d'esprit et de corps par suite d'une
communication terrifiante au sujet du monde
que j'avais vu enveloppé dans de grandes cala-
mités. Un jour, mes sens suspendus, mon intel-
ligence avait vu le monde dans d'épaisses ténè-
bres, des incendies un peu partout, et j'enten-
dais ces cris comme des cris de bêtes féroces :
« Vive l'anarchie ! à bas la calotte et les fana-
tiques ! tuez, tuez, fusillez, poignardez, purgeons
la terre ! » On noyait des gens, des vieillards,
des femmes et des enfants pour aller plus vite;
le sang coulait, les maisons se fermaient, mais
ces hommes altérés de sang enfonçaient, bri-
saient les portes et massacraient tous ceux qui
tombaient sous leurs mains; beaucoup de prê-
tres, de religieux et de religieuses étaient mis à
mort : il y en avait qu'on menait en bandes
attachés les mains derrière le dos, on les con-
132 VIE DE MÉLANIE
duisait sur une place pour les fusiller. Des
femmes étaient aussi cruelles, sinon plus, que
ces hommes enragés. Cette œuvre, ce châtiment
voulus (quoique indirectement) par les mau-
vais chrétiens, avaient lieu, plus ou moins épou-
vantables, dans toutes les villes et dans tous
les bourgs, et avaient commencé à la même
heure, au signal donné par les chefs. Sous la
dénomination de l'anarchie se cachait la secte
infernale qui est dirigée par le premier révolté
révolutionnaire, Lucifer. Les églises étaient
pillées, profanées, incendiées. Les troupes se
battaient contre les civils, il y avait des mau-
vais prêtres dans les rangs des uns et des au-
tres; le carnage était épouvantable; et des sol-
dats^ à la vue du carnage qu'ils avaient fait de
leurs frères se retournèrent et tirèrent sur leurs
chefs. Les Communautés priaient, les humbles
et les pauvres priaient. Ce sont ces derniers qui
furent exaucés, mais pas avant que fût complet
le nombre des innocentes victimes. Cette ven-
dange de la justice divine, où périrent un grand
nombre de milliers de prêtres, dura deux ou
trois jours. Les hommes de foi pratique, quoi-
que en petit nombre, aidés par leurs anges gar-
diens, furent vainqueurs.
VIE DE MELANIE 133
J'étais terrifiée par cette vision. J'aimais mon
divin Maître et je savais quïi m'aimait infini-
ment, et cependant il me semblait qu'il m'avait
abandonnée, rejetée loin de son aimable et con-
fortante amitié et que cet abandon provenait de
mes nombreuses infidélités. Il me semblait qu'ac-
tuellement je n'aimais plus mon cher amant
Jésus ; je croyais être dans l'illusion par la
complaisance que j'avais dans les souffrances,
car il me semblait que je prenais un plaisir
humain dans les souffrances, au lieu de les aimer
uniquement parce que mon cher Jésus voulait
que je glorifie et honore les souftrances qu'il
avait endurées dans sa sainte humanité et dans
son [mot absent] pour le salutdu genre humain...
Mon esprit était dans d'épaisses ténèbres,
ma mémoire avait perdu le souvenir des pro-
messes que j'avais eues et des innombrables
bienfaits que j'avais reçus de l'infinie miséri-
corde du Tout-Puissant; le peu de mémoire qui
me restait était superficielle, ne me rassurait
pas, ne me pénétrait pas, ne me donnait aucun
soulagement profitable. Mon corps était abattu
et rempli de douleurs. Dans cet état je descen-
dais, toujours plus dans mon néant, dans ma
très vraie nullité et incapacité de faire, sans
134 VIE DE MEL\NIE
Dieu, aucun bien niéritoire pour la gloire de
mon cher Jésus. Je désirais d'un grand désir
pouvoir porter mon aimant Sauveur dans le
cœur de tous les hommes afin qu'ils l'aiment et
ne TofTensent plus. Ainsi désolée, je ne cessais
pas de chercher, d'appeler mon amoureux Jésus,
de déposer à ses pieds mes gémissements, mes
soupirs, mes craintes et mes angoisses. Pen-
dant ces jours d'amère tribulation, en revenant
de garder mon troupeau, je vis que Maurice
était près de la porte de l'étable ; et dès que
j'y fus entrée, il y entra aussi, et sans s'ap-
procher il me dit à demi-voix : c Sœur, ne
perdez pas votre santé pour les calomnies et
accusations qu'on fait contre vous : je ne les
crois pas. » Ma maîtresse arriva et comme
furieuse, elle me dit : « Oh î petite mensongère,
vous vous entendez avec Maurice, et tous les
deux vous êtes d'accord pour me voler ! Si
Maurice veut vous épouser au lieu de ma fille,
qu'il le fasse. » En disant cela, elle s'en alla et
Maurice aussi. Il me fut facile de me résigner :
je n'avais pas compris grand'chose; d'ailleurs
j'étais toujours bien persuadée que je ne méri-
tais que des reproches et que le Très-Haut per-
mettait tout cela.
VIE DE MELANTE 135
Mais qui pourrait dire ma crainte, ma douleur,
voyant que le ciel pour moi était fermé en puni-
tion de mes péchés ; me voyant comme aban-
donnée au milieu des ténèbres, sans soulage-
ment du ciel ni de la terre ! Au contraire, par
la laideur de mes ingratitudes envers mon bien-
aimé Jésus, j'étais haïe, repoussée par ses créa-
tures raisonnables. Il manquait seulement que
la terre s'ouvrît pour me précipiter dans l'enfer.
Je Taimais, mon Jésus, oui. Sous la main
bénie de la divine justice, j'étais amplement,
profondément uniformée aux justes et saints vou-
loirs de mon aimé Jésus, expert et fin voleur
des cœurs ; et bien que parfois je n'eusse plus
la force d'appeler la vie de ma vie, avec la voix
du cœur je demandais et cherchais où était
celui que j'aimais.
Durant ces quelques jours ténébreux de déso-
lation et de saccage, le Dieu des vertus et des
miséricordes plusieurs fois me ranima par com-
passion pour ma faiblesse ; mais ses paroles
ou ses lumières confortantes ne duraient qu'un
éclair. Et ainsi cette lumière ou bien cette parole
du Tout-Puissant créateur de l'univers me per-
suadait sur ce que je croyais par la foi : pendant
cesténèbres, tentations, batailles, contradictions,
136 VIE DE MELANIE
accusations, doutes et craintes, ma foi par pure
miséricorde, ne fut pas blessée, restant vigou-
reusement à la tête du combat, avec l'unifor-
mité au bon plaisir du divin Maître et la recti-
tude d'intention.
Si je voulais expliquer ces visions instanta-
nées dans réternelle et suave lumière, je ne le
saurais pas. Je compris que je n'avais plus à
penser que mon divin Sauveur est loin de moi,
bien que pécheresse, parce qu'il est tout amour
et n'abandonne jamais qui le cherche en vérité;
que ce désir de le chercher, c'est lui-même qui
le produit; il pousse et se fait trouver en Roi
pacifique et pacifiant au milieu de la tempête :
à son apparition la tempête se calme etTâme est
inondée d'ineffables consolations. Mais c'est
pour peu de temps, puisque peu à peu d'autres
adversités arrivent et se succèdent.
Un jour que je faisais paître mes vaches dans
un champ voisin de la maison, passèrent trois
ou quatre chasseurs de Corps, dont un prêtre.
Parmi eux je ne reconnus qu'un homme qui
souvent était venu parler à mon père; il me
reconnut aussi et vint avec ses compagnons
prendre de mes nouvelles et me demander si
j'avais besoin que mon père m'envoyât quelque
VIE DE MÉLANIE 137
chose. Je répondis que j'étais contente etque j'en-
voyais mes respects à mon père. Ma maîtresse
m'avait vu parler avec ces messieurs ; elle sus-
pecta que peut-être je m'étais plainte d'elle, que
j'avais fait dire à mon père de venir me chercher ;
elle m'en fit des reproches et je la laissai dire.
Quand à midi je me trouvai avec la famille
réunie, tous me firent des reproches; en autres
choses ma jeune maîtresse me dit qu'avec les
femmes j'étais muette, que la parole ne me
venait que pour parler avec les hommes, qu'elle
m'avait surprise à parler à voix hasse dans Péta-
ble avec Maurice avec qui je m'entretenais et
m'entendais en cachette; et que, petite comme
j'étais, ayant déjà commencé une mauvaise vie,
j'allais infailliblement à la perdition avec tous
les démons, etc., etc. En vérité, si sérieux que
fût mon examen, je ne savais pas, je ne voyais
pas où était ce mal, cette faute que j'avais faite;
malgré cela je tremblais, de crainte d'avoir
dégoûté mon Dieu que j'aimais de tout mon
cœur, de toutes mes forces; oui, je sais que je
l'aimais ; quoique je ne sentais pas sensible-
ment son amour, malgré tout je ne laissais pas
mes pratiques d'usage. Le vieux serpent qui
ne dort jamais, le jaloux, l'envieux, le menteur,
11.
138 VIE DE MELANIE
ne perdait aucune occasion pour me faire tom-
ber dans ses filets, en m'insinuanb que Dieu
n'avait plus soin de moi, parce que mes péchés
étaient grands et nombreux; que Dieu s'était
éloigné de moi parce qu'il n'y avait plus de mi-
séricorde pour mon âme. Le père du mensonge
me suggérait d'autres choses encore.
Continuellement j'appelais à mon secours mon
adorable aimé Jésus, la belle entre toutes les
belles, ma chère et bien-aimée Maman, et saint
Joseph, lui rappelant sa douleur lorsqu'il avait
perdu pendant trois jours celui qui ravit les
anges. Je sentais que j'aimais mon Bien-Aimé^
mais je ne le voyais pas, et j'étais persuadée que
je méritais d'être abandonnée à cause de mes
infidélités. Tout restait sourd à mes supplica-
tions réitérées et à mes gémissements : le ciel
était de bronze pour moi.
Enfin ne sacbantplus que faire pour celui que
j'aime, je protestais ne vouloir jamais, en aucuue
manière donner du déplaisir à celui pour qui
seul je vivais ; je me donnais et redonnais à la
vie de ma vie; je me consacrais toute, toute,
avec les puissances de mon âme, à l'Éternel
Père, pour ne plus vivre que de la vie de l'Homme-
DiEU, agir, prier, souffrir et jouir comme lui,
VIE DE MELANIE 139
dans ses mêmes intentions, qui étaient la plus
grande glorification du Père Éternel et tout
cela en union avec les mérites infinis de mon
cher Jésus-Christ. Alors m'étant ainsi mise
commeune cire moUedans lesmains demonbien-
aimé Sauveur afin qu'il me donnât la forme qui
lui plaisait et me façonnât à sa mode, ne voulant
plus être moi, mon âme se recueillit. Je ne sais
comment cela se fit, le fait est que tout à coup
je me trouvai dans la présence de l'éternelle
bienfaisante Lumière : au milieu je vis mon
très-aimé et très-aimant Frère. Il n'était plus
petit ; mais grand et majestueux ; et avec Lui,
la Vierge ma Mère, chef-d'œuvre de la Très
Sainte Trinité, toute pure, toute belle, toute ai-
mante, toute bonne, toute compatissante, toute
enrichie de la surabondance des grâces, des pri-
vilèges, des dons que peut départir Celui qui
peut tout. Mon doux Frère me bénit, me con-
firma dans la foi de son amour qui est vérité,
lumière et nourriture délicieuse. Puis il sortit
de sa poitrine le très beau lys ; dans le très
blanc lys se trouvait une liqueur qu'il me fit
boire ; et il me demanda si je voulais conserver
(soigner) le lys. Je répondis : « Je voudrais bien,
mais je crains de le gâter. A cause de votre Nom
140 VIE DE MEL\NIE
tout puissant, gardez-le vous-même, avec moi
qui suis votre propriété absolue, pour votre plus
grande gloire. » Il ne se déplut pas de ma de-
mande et notre belle Maman prit le lys des
mains bénies de mon Frère qui le lui présentait,
et Elle le mit sur son cœur. Ce fut tout.
Dès que je me vis dans la grande Lumière, je
me sentis renouvelée ; tout disparut : doutes,
craintes, fatigue, lassitude, accablement d'avoir
été cause par ma faute de l'éloignement de mon
Dieu, mon unique amour, la lumière de mes yeux,
la médecine de mon âme, le tabernacle de mon
repos et mon tout en tout. Le désir d'aimer
mon divin Maître croissait toujours davantage
dans mon cœur, je dirais même dans les puis-
sances de mon âme. Il me semblait que mon
Amant purifiait tout dans mon âme avec le feu
incessant de son amour dont les flammes dévo-
raient les nombreuses taches de mes infidélités.
Quant aux effets produits par la vue de la
beauté incréée : la connaissance des attributs
divins, de l'impénétrable sagesse du Très-Haut,
les hauts enseignements de la Force des faibles;
je ne saurais pas les exprimer.
VIE DE MELANIE 141
Ma chère Soeur,
Une dizaine de pages plus haut, vous donnez
raison à votre maîtresse qui disait que le bruit
répandu dans les villages à propos de divers
miracles à vous attribués, n'était fondé en rien.
Je veux que vous vous expliquiez. La modestie
ne doit pas vous faire dissimuler la vérité à votre
directeur. La simplicité avec le directeur plaît à
Dieu plus que la modestie, laquelle peut être
inspirée par Tamour-propre, la crainte du ridi-
cule, etc. Je vous demande donc, ma chère sœur,
de vouloir bien écrire ci-dessous tout ce qui m'est
nécessaire pour comprendre la gravité des acci-
dents réellement arrivés à cet enfant et à cette
jeune fille.
Mon très Révérend et très cher Père,
J'ai donné raison à ma patronne, par le mo-
tif que les personnes présentes disaient que
j'avais fait des miracles et que les gens des pays
environnants le disaient aussi. Or pour être dans
la vérité, j'approuvais ma patronne qui devait
savoir quil n'y a que Dieu qui fasse des miracles
et moi j'ai cru jusqu'à ce jour que même les
saints du ciel n'en peuvent faire par leur vertu
142 VIE DE MELAME
pour sublime qu'elle soit. C'est Dieu, Tunique
Être tout-puissant qui fait les miracles par lui-
même ou par qui il veut ; et s'il voulait se ser-
vir pour cela d'une paille brûlée, cette cendre ne
pourrait, ne devrait jamais usurper le droit de
Dieu en osant dire : « J'ai fait un miracle. »
Ce que j'ai peut-être à expliquer, c'est que,
quand la mère retira son enfant du milieu des
flammes et le vit en feu et tout défiguré, la Louve
arrivait. Aussitôt la mère s'évanouit en me met-
tant l'enfant dans les bras. Avec mon tablier, je
faisais tomber le feu, les étincelles et j'essuyais
son visage. Cela se comprend que je priais en
même temps; mais lorsque je vis ses lèvres, son
front brûlés, enfin sa figure et ses mains blancbes
à des endroits et à des autres saignantes et que
l'enfant n'était plus reconnaissable, et que les
cris qu'il faisait semblaient se changer en des
gémissements de mort, je priais Dieu, au nom de
Jésus-Christ et de sa mort, et je faisais des si-
gnes de croix sur toutes les parties en plaies et
blanchâtres. En un instant l'enfant ouvrit les
yeux. La mère revient à elle, prend son enfant
et le voit sain; elle seulement, la mère, avait
des brûlures aux mains. Où est ici le miracle de
la Louve, je vous prie? Quant à la jeune fille
VIE DE MELANIE 143
qui tomba d'un arbre, son bout de pied était de
côté et pendait ; or il n'y avait qu'à retrouver
l'endroit où les os pouvaient s'emboîter : d'un
côté la peau était déchirée et le sang qui sortait
empêchait l'opération qui eut lieu au Nom ado-
rable de JESUS en vertu de la croix.
Si le bon Dieu fait tout ce qu'il veut, je n'en
suis pas la cause.
Depuis quelques jours, mes maîtresses parais-
saient moins fâchées contre moi ; puis chaque
fois que la famille était à table, on se deman-
dait l'un à l'autre si l'année prochaine je revien-
drais volontiers chez eux. On disait qu'il serait
beaucoup mieux que je ne change pas de maî-
tresse, vu ma grande timidité. Puis on finit par
m'engager à rester pendant l'hiver avec eux. De
cette manière je serais plus sûre de n'être pas
obligée d'aller servir chez des maîtres que je ne
connaissais pas et qui ne me connaissaient pas
non plus, et de rester avec des ouvriers qui blas-
phèment le Nom du bon Dieu, ce qui me ferait
souffrir. A tout cela, n'étant pas interrogée,
je ne répondais rien. D'ailleurs, mon vouloir
(l'avait) celui qui dirige tout sur la terre comme
au ciel.
144 VIE DE MELANIE
Peu de jours après, je me trouvais dans le
jardin, ma maîtresse vint m'y trouver et, avec
humilité et bonté, me dit : « Ma fille ^ vous rap-
pelez-vous quand je vous accusais de m'avoir
volé une grosse somme d'argent?... Répondez-
moi. » Je lui dis : « Je me souviens d'avoir sou-
vent offensé mon Dieu et de vous avoir donné
beaucoup de déplaisirs; et vous, si bonne, m'avez
supportée avec bien de la patience et de la béni-
gnité; c'est pourquoi j'implore le pardon de mon
Jésus crucifié et le vôtre. » Elle me répondit
qu'elle ne me demandait pas de me confesser,
mais seulement si je me souvenais de ce qu'elle
m'avait accusée de lui avoir volé son argent;
que maintement elle voulait et devait me dire
que ce n'était pas vrai, qu'elle avait voulu feindre
d'avoir perdu tout son argent pour mettre Mau-
rice à l'épreuve et voir si, sans qu'elle eût de
l'argent, il serait content quand même d'épouser
sa fille, etc., etc.
Le jeudi suivant, ma maîtresse m'accompagna
à Corps pour me rendre à mes parents. Ma chère
mère se rappelant mes impertinences ne voulait
pas me recevoir. Ma maîtresse faisait valoir le
pacte fait avec mon père, d'après lequel je devais
être rendue vers la fin de novembre; elle ajou-
VIE DE MELANTE 145
tait qu'elle était venue aussi pour faire promettre
à mon père de me remettre à son service après
l'hiver. Oh ! bonté, miséricorde de mon amant
Jésus, vrai médecin de ma pauvre âme, combien
me sont chères, amoureuses, admirables, vos
divines opératious !... Plus je descends dans
mon néant, dans ma nullité, plus je vois votre
miséricorde. — Après que ma maîtresse fut
partie, ma mère me reprocha d'être revenue
dans la famille, disant que ma maîtresse n'avait
pu me supporter et ne me voulait plus chez elle
où je mettais la discorde, etc. Voyant qu'on me
mettait à ma place, c'est-à-dire que j'étais rebutée
et que personne ne me voulait, que tous avaient
horreur de moi, je pensais que mon Seigneur
leur faisait peut-être voir mes innombrables
ingratitudes et infidélités; j'invitais dans mon
cœur à rendre grâce de ce bienfait à l'auteur de
tout bien, à qui seul, par tous les moyens, je
cherchais à faire plaisir; soit qu'il me punît à
cause de mes fautes, soit qu'il torturât mon
esprit et mon corps pour assainir et purger mon
âme, soit qu'il me tournât ou fît tourner en déri-
sion, je ne me troublais pas; l'œil de mon âme
était fixé dans mon divin Maître pour exécuter
en tout son bon plaisir. Dans mon oraison J'avais
146 VIE DE MELAME
découvert des obstacles fâcheux à mon union
avec mon bien-aimé Jésus, tant dans mon inté-
rieur que dans mes actions extérieures. Mon âme
avec ses puissances était certainement bien atta-
chée et jointe au divin amour; je n'avais pas, il
me semblait, d'autre volonté que celle du Très-
Haut et je me serais mise en pièces pour lui
plaire; mais il me manquait le total abandon
entre ses mains bénies; quand je dis abandon je
dis aussi entière dépendance pour toutes les opé-
rations qu'il fait de nous et en nous, sans que
nous voulions Taider et agir de nous-mêmes:
car tout ce que nous avons à faire dans cet état,
quand l'Être suprême veut lui-même se fabriquer
un tabernacle, c'est de faire la morte et d'être
FIDÈLE, rien de plus. Ces choses ne peuvent
s'apprendre dans les livres, et encore moins se
comprendre sinon par l'expérience, en usant
d'une grande fidélité.
Devant rester chez mes parents tout Thiver,
je priai ma mère de vouloir bien me donner
quelque ouvrage; elle ne le voulut pas, disant
que je n'étais pas propre (i) et qu'elle me défen-
(1) Tous ceux qui ont connu Mélanie onl remarqué que
dans sa pauvreté, elle était très propre. Plus loin sa mère
l'accusera de vanité.
VIE DE MELANIE 147
dait de toucher à aucune chose de sa maison.
Alors quelquefois je lui demandais si je pouvais
sortir. Elle le permit, ajoutant que, si cela me
plaisait, je pouvais ne plus revenir... Je savais
un peu le chemin de l'église; tous les jours, à
l'heure où il n'y avait personne, j'y allais. Un
jour, en entrant à l'église, je vis au pied du maître-
autel un prêtre qui priait très humblement. Je
restai au bas de Téglise par respect pour ce
prêtre qui me paraissait être dans un profond
recueillement en présence du Dieu de l'Eucha-
ristie. Puis, sans que je sache comment, je me
trouvai subitement près de l'autel et par consé-
quent du révérend prêtre, et j'observai qu'il avait
ses habits sales et tout déchirés; sa face était af-
fligée, extrêmement triste, mais placide, humble
et résignée ; il me dit : « Béni soit à jamais le
Dieu de la justice et de la miséricorde infinie ! Il
y a plus de trente ans que j'ai été justement con-
damné au purgatoire pour n'avoir pas célébré
avec foi et respect le sacrifice de la continuation
du mystère de la Rédemption, et pour n'avoir
pas eu tout le soin, comme c'était mon devoir,
des âmes confiées à ma sollicitude. La promesse
de ma libération m'a été faite pour le jour et
l'heure que vous entendrez ici pour moi la Sainte
148 VIE DE MELANIE
Messe, en réparation de mes coupables tiédeurs.
Je vous prie de faire à présent pour mon âme
trente-trois génuflexions, en les offrant au Père
Eternel, au très saint Nom adorable de Jésus-
Christ et par les mérites de sa vie... » Le même
jour je revis le saint prêtre avec des habits nou-
veaux tout parsemés d'étoiles et de brillants.
Ses sens qui auparavant étaient pétrifiés, étaient
sains, pleins de vivacité et d'éclat.
Naturellement le lendemain je désirais beau-
coup, beaucoup entendre la Sainte Messe. Mes
péchés furent cause que je n'en eus pas la per-
mission : ma mère me dit qu'à cette heure je ne
pouvais pas sortir. Comment faire ?... Puis-je
laisser plus longtemps cette âme dans les horri-
bles peines du purgatoire? Puis-je être cause de
son retard à entrer dans la joie du plus parfait
amour de son Dieu qui est le mien ?... Désobéir,
je ne le puis pas...
Pendant ces trois longs jours qu'il ne me
fut pas permis d'aller à la Sainte Messe, je fai-
sais tout ce que je savais pour la délivrance de
cette sainte âme : je m'offris pour souffrir avec
mérite, unie à mon Amant Jésus, ce que souf-
frait ce saint prêtre sans aucun mérite. Ainsi
je me contentais un peu, autant que le voulut
VIE DE MELANIE 149
mon Tout, mon tout bon, tout aimable, tout
amoureux Jésus. Le Seigneur permit qu'un
jour il y eut une messe vers dix heures : ma
mère consentit à me laisser sortir; je courus à
l'église, mais je ne savais pas de prières, je me
contentai de me tenir en esprit prosternée au
pied de la croix sur le Calvaire, durant le Sacri-
Bce nonsanglantdel'Homme-DiEU, etde recueillir
les mérites de son sang répandu pour le salut du
genre humain. Puis je me servis de la voix, de la
bouche, et de l'amour de mon Sauveur, pour
offrir au Père Eternel une à une toutes les vertus
pratiquées par mon amoureux Jésus, tous les
mauvais traitements, tous les mépris soufferts
par le Saint des Saints, et ainsi de suite en repas-
sant toute la vie humaine du divin Rédempteur.
Après le Saint Sacrifice, je vis l'âme transfor-
mée, toute belle, toute resplendissante de gloire,
entrer au ciel des cieux.
Mon père s'étant retiré en famille, ma mère
lui avait dit que ma maîtresse n'avait pu me sup-
porter et que j'étais revenue avant le temps fixé
par lui; que j'étais devenue très impertinente;
que presque tous les matins, je sortais dans le
pays et qu'elle avait dû plusieurs fois envoyer
après moi un de ses fils pour savoir avec qui je
150 VIE DE MELAME
m'entretenais et que personne n'avait pu lui don-
ner de mes nouvelles. — Mon père me reprit
sévèrement me disant que jamais il ne se serait
attendu à avoir du déplaisir à mon sujet. Moi
qui aimais beaucoup mon père je fus très affligée
du déplaisir que je lui avais donné ; je lui deman-
dai pardon. Il ajouta : ^< Tu ne me dis pas où tu
allais quand tu sortais de la maison ; mais j'inter-
rogerai des personnes du pays qui me le di-
ront. »
Ma maîtresse était revenue à Corps pour par-
ler avec mon père. Aussitôt il lui demanda la
raison qu'elle avait eue pour me rendre avant le
temps fixé entre eux deux, et quel était le grave
manquement que j'avais commis. Ma maîtresse
très indulgente s'étonna de voir que mon père
avait été induit en erreur, car elle avait été tou-
jours contente de moi et m'avait accompagnée
ici, juste le jour fixé et non avant. Elle aurait
voulu qu'il se trouvât chez lui afin d'arrêter le
jour pour l'année prochaine où elle viendrait me
chercher. Puis ils parlèrent encore; je me reti-
rai pour les laisser causer.
Mon père demeura environ deux semaines, pen-
dant lesquelles il revit ses parents et ses amis.
Quand il rentrait à midi ou le soir, je remarquais
VIE DE MELÂNIE 151
qu'il était triste, affligé. Qu'avait-il? Je ne le sus
qu'au moment où éclata une tempête entre lui et
ma chère mère. Les parents de mon père et nos
voisins avaient exagéré auprès de mon cher
père ce qu'ils appelaient mon intolérable sort.
Mon père était furieux contre ma chère mère et,
ma mères'imaginant queje m'étais plainte d'elle
à mon père était fâchée contre moi...
Par respect pour la belle vertu de charité, je
n'osais pas décrire la scène qui eut lieu ; mais
votre Révérence a bien voulu m'éclairer à ce
sujet en me disant que ma chère mère voulant
me corriger n'était peut-être pas coupable à mon
égard, Dieu ayant permis ce qui m'est arrivé
pour mon salut éternel. Celaestbien vrai; qu'en
serait-il advenu de ma pauvre âme si ma chère
mère ne m'avait pas mise à ma vraie place qui est
d'être foulée aux pieds de tous et comptée pour
rien? C'était pour la grande fête de Noël ou du
premier de l'an : ma chère mère était occupée à
faire cuire je ne sais quoi dans la poêle; j'étais
seule dans un coin, en train de réciter ce nombre
d'oraisons jaculatoires que mon cher et bien-
aimé Frère m'avait enseignées. Un peu après ar-
riva mon père en grande colère ; il commença à
reprocher à ma mère de ne pas prendre soin des
152 VIE DE MÉLANIE
affaires de la maison, de maltraiter la sœur, etc. ;
ma mère voulait se défendre, alors mon père la
frappa, prit la poêle et la renversa à terre et
commanda à ma très chère mère de s'en aller
chez ses parents parce qu'il ne la voulait plus
chez lui. En entendant pour la première fois ces
choses, et voyant ma chère mère en pleurs, je
courus aussitôt à mon père pour l'empêcher de
lui faire du mal ; je lui prenais les mains en lui
disant: « Papa, pardonnez, faites grâce, laissez
maman ; je vous aime bien, papa, mais laissez ma
mère; si vous voulez, frappez sur moi, mais
laissez ma mère. » Dans sa grande colère, mon
père paraissait ne pasm'entendre. Enfin il ouvrit
la porte à ma mère qui s'en alla, emportant dans
ses bras son plus jeune enfant ; et mon père
ferma la porte. Je voulais suivre ma mère, je
pleurais et voulais sortir de la maison; il m'em-
pêcha; mes frères pleuraient aussi. Ne pouvant
me faire à cette triste séparation, je tentai plu-
sieurs fois d'ouvrir la porte pour courir après
ma chère mère, tout fut inutile.
Dieu soit béni ! Peu à peu mon cher père se
calma, il pensa à faire mettre la table et à noue
faire souper. Il est facile de penser que je ne
pouvais pas manger, et cependant je dus me
VIE DE MELANIE 153
mettre à table. Des grosses larmes coulaient de
mes yeux; nous étions tous sans rien dire; et
ici encore ma mauvaiseté se produisit : sans
permission je cachais sous la table sur mes ge-
noux tout ce qui m'était servi dans mon assiette,
dans rintention de m'enfuir ensuite et de le
portera ma chère mère qui n'avait pas mangé.
A cet effet, je pris même d'autres provisions.
La nuit était avancée, mon père était couché
et nous croyait tous couchés et endormis ; près
de mon lit, je priais mon divin Maître. Dès que
je n'entendis plus rien, doucement, doucement
je pris la direction de la porte avec mes provi-
sions et m'enfuis dans la rue. Mon père m'ap-
pelle, je feignais de ne pas l'entendre : j'allais
d'une rue à l'autre, ne sachant la direction
qu'avait prise ma chère mère. Après avoir par-
couru diverses rues à sa recherche, je pensai
d'aller chez une de ses amies pour avoir, s'il
était possible, de ses nouvelles. J'y courus. Je
n'étais pas entrée que j'entends la voix de ma
bien chère mère. J'entre toute consolée d'avoir
enfin retrouvé ma mère; je cours pour l'em-
brasser et lui donner mes provisions. Elle me
donna un solennel soufflet d'une main si forte
qu'elle m'envoya rouler à terre et que le sang me
12
154 VIE DE MELANIE
sortait par le nez et parla bouche. Je restai à
terre jusqu'à ce que l'amie de ma mère vint me
relever, car j'étais étourdie et ne savais où j'étais.
De tout cœur, autant que j'en étais capable, je
remerciais mon Amant cher Jésus pour cette
précieuse faveur. Lorsque la personne venait
pour me relever, ma chère mère lui disait de me
laisser, que je n'en mourrais pas, que j'étais la
cause qu'elle n'était pas dans sa maison, et cause
aussi de tout ce qu'elle et ses enfants souf-
fraient, etc., etc.
De grand matin le mari de l'amie de ma
mère alla chez mon père^, pour l'exhorter à rece-
voir ma chère mère : // se montra inflexible. Il
demanda que je vienne pour avoir soin de la
lingerie (i), de mes frères et de la maison. Je
ne voulais pas laisser ma chère mère, mais je
pensais qu'étant chez mon père j'aurais peut-
(l) Où cett« enfant abandonnée avait-elle fait son appren-
tissage de lingère ? — On pourrait multiplier les questions
de ce genre. Où apprit-elle instantanément à lire? Qui lui
apprit I'Italien qu'elle parle couramment et avec une cor-
rection parfaite en débarquant à Géphalonie pour diriger un
orphelinat? C'est que les connaissances diverses qui lui
étaient indispensables, elle avait un Maître spécial pour les
lui enseigner. Par contre, elle ignorait beaucoup de chose* :
l'art de compter, la nécessité de signer son testament pour
qu'il fût valide..., etc.
VIE DE MELANIE 15o
être ropportunité d'y faire revenir ma mère,
quand il serait parti pour son travail. Après que
des personnes m'eurent lavée, ma mère décida
que je devais m'en retourner, mais ensuite, me
voyant la face trop enflée, elle me dit de rester.
Plus tard dans la matinée, les voisins dirent
que mon père était allé à son ouvrage ; alors
nous nous retirâmes tous à la maison, ou, à
part les quelques reproches que justement je
méritais, on vécut presque un mois assez paci-
fiquement. Dieu soit béni de tout I
Après une absence d'un mois ou deux, mon
cher père revint de son travail et on ne parla
pas de la bourrasque passée. Lorsqu'il repartit,
il recommanda à ma mère de me soigner parce
que, disait-il, j'étais faible et maladive. Ma
chère mère fut peinée de cette attention de mon
père: elle crut que je m'étais plainte et me traita
comme elle croyait. D'ailleurs je ne savais pas
que je fusse faible ni maladive. Vive Dieu !
Malgré mes méchancetés, le Seigneur des
vertus et des grandes miséricordes ne me délais-
sait pas; j'entendais dans l'intime de mon cœur
sa voix douce, sonore, claire et suave, qui me
mouvait d'un grand désir de l'aimer, de me
sacrifier toute, toute, pour son pur amour, ce
156 VIE DE MELANIE
pur amour qui, en flamboyant, lave, purifie
toutes les scories.
Chose étrange. Quoique je me voyais pleine
de défauts variés et que j'en étais bien affligée
parce que je causais de Taffliction et de la peine
âmes chers parents et à tous mes bons maîtres,
je travaillais peu à m'en corriger sérieusement.
A peine, en quelques occasions où je me trou-
vais très affligée des amertumes que j'occasion-
nais, si je me disais : « Oh ! mon amour, ayez
pitié de moi; vous voyez, ce que, sans vous, je
sais faire ; ôtez de moi tout ce qui vous déplaît;
laissez-moi seulement le préservatif pour votre
gloire et pour mon salut éternel ; et faites que
je vous aime et je vous aimerai, ô Dieu aimant.
Glorifiez-vous sur les ruines de tout ce qui en
moi n'est pas de vous, et rien de plus. »
Quelquefois le divin Maître m'élevait à la
contemplation de ses attributs ; et dans ces
ravissantes beautés je me sentais portée, tirée
à l'aimer, à Taimer />o«r lai-même^ comme fin
et principe de mon amour, de toutes mes affec-
tions; et à mesure qu'il me découvrait ses su-
blimes iperieciions^ plus je prenais connaissance
de mon abjection^ de ma vraie nullité et inca-
pacité à avoir la moindre pensée^ à faire la
VIE DE MELANIE 157
moindre action méritoire pour mon salut. —
L'immensité du Très-Haut me consolait, me
ravissait. Oh ! douce et sublime connaissance
de cette immensité de mon Dieu, tout en tout,
immuable et absolument indépendant, donnant
l'être, la vie, la croissance, la multiplication, la
conservation à la nature et à tout ce qu'il y
a dans la nature ! Oh ! beauté incomparable !
Oh !... mais laissons.
Un jour que ma mère cherchait partout,
n'ayant pas trouvé ce qu'elle cherchait, elle
m'appela et me dit que je lui avais pris l'anneau
que sa mère lui avait donné, auquel elle tenait
beaucoup. Gomme je ne répondais rien (d'ail-
leurs elle ne m'avait pas interrogée) elle crut
que je Tavais pris pour le donner à quelqu'un ;
et me demanda à qui je Tavais donné. Je dis :
« A personne. » Elle resta persuadée que je lui
avais volé son anneau et que je le gardais pour
moi. Elle avait ainsi, disait-elle, une bonne
occasion de prouver, de persuader à mon père
que je n'étais pas ce qu'il me croyait. Pendant
environ un mois, ma chère mère me demandait
son anneau en me disant des paroles morti-
fiantes, m'appelait menteuse, etc. Et elle ne me
permit jd/«s de sortir de la maison. Quand mon
12.
158 VIE DE MELANIE
père revint en famille, il fut assailli de plaintes
de ma mère sur ma mauvaise conduite. Elle lui
dit que je ne voulais pas travailler, que j'étais
devenue orgueilleuse, vaniteuse^ que je dédai-
gnais mes frères et ma petite sœur, que souvent
je feignais de me retirer pour dire des prières
et qu'elle avait voulu aller doucement, douce-
ment où j'étais seule et n'avait jamais, jamais
entendu une syllabe de mes lèvres ; puis que je
ne lui demandais jamais des nouvelles de mon
père : que j'étais sans cœur, une vraie sauvage.
Puis elle ajouta : « Eh I vous ne savez pas ce
qu'elle ma fait le jour que vous êtes parti? A
peine aviez-vous mis les pieds dehors, et tandis
que j "étais avec vous, elle m'a volé mon bel an-
neau, souvenir de ma mère. Il ne m'a pas été pos-
sible de me le faire rendre. » Naturellement
mon cher père fut très affligé ; il me gronda
beaucoup, puis élevant la voix : « Si je savais,
dit-il, que parmi mes enfants il s'en trouvât un
qui eût volé quelque chose à quelqu'un, moi-
même j'irais le dénoncer à la justice pour le faire
mettre en prison, parce que je ne veux pas être
déshonoré par leur déshonnêteté. » — << Bien,
dit ma mère, allez déclarer à la justice que votre
fille aînée m'a volé un anneau de grand prix,
VIE DE MELANIE 159
qui était dans une petite boîte, et faites la em-
prisonner. » — « Dans une petite boîte ? dit mon
père; Tanneau était-il dans la boîte?... Il me
semble, ajouta-t-il, d'avoir pris cette boîte que
j'ai trouvée parmi les verres dans l'armoire (ce
n'était pas sa place), je la pris et la mis dans
le tiroir des mouchoirs; regardez bien. » Il alla
lui-même la prendre où il l'avait mise, il l'ouvrit
et y trouva l'anneau. Il fit quelques reproches à
ma pauvre mère. Je fus donc ainsi privée de la
bénédiction des humiliations jusqu'au bout, ce
fut ma chère mère qui de nouveau souffrit à
cause de moi.
Un jour, avant de partir pour son travail,
mon père me donna à faire des chemises pour
moi. Quand il fut parti ma mère s'en déplut
(parce qu'elle savait que j'en avais assez), elle
me défendit de les coudre et me dit que ce
n'était pas à son mari de s'intriguer d'une folle
comme moi, qu'on voyait bien que je l'avais
enchanté avec mes bigotteries; mais que bientôt
elle me mettrait au service de maîtres qui sau-
raient me corriger... Elle oublia sans doute que
j'avais été promise à ma maîtresse de l'année
précédente ; quoi qu'il en soit^ ma pauvre et
chère mère avait à souffrir de moi et à cause de
160 VIE DE MELANIE
moi ; elle me mil au service de la première per-
sonne qui se présenta, quoique les montagnes
fussent encore couvertes de neige.
Courait Tannée i843, depuis deux ou trois
mois. Une bonne femme du village de Sainte-
Luce, de la commune de SaintJean-des- Vertus,
à qui, paraît-il, ma mère m'avait louée, vint me
chercher. Cette bonne et pieuse famille se com-
posait du père, de la mère et de deux filles
âgées de plus de vingt ans. La prière du soir
se faisait régulièrement en commun. Je me
consolais en voyant que mon bien-aimé Sau-
veur que j'aurais voulu aimé et servi de tous
était servi dans cette famille.
Peu de jours après je commençai à sortir avec
les brebis; je rencontrai des bergers qui allaient
aussi faire paître leurs troupeaux. Ils m'invitè-
rent à mettre mes brebis avec les leurs; je ne
voulus pas parce que mes brebis ne me connais-
saient pas encore et que moi non plus je ne les
connaissais pas suffisamment. Mon refus leur
déplut : bergers et bergères me dirent que s'ils
voyaient les loups attaquer mon troupeau, ils
ne me viendraient pas en aide pour les chasser.
Ces bergers se dirigèrent alors vers le bas de la
montagne, et j'allai plus haut, vers un bois.
VIE DE MELANIE 161
Sans doute qu'il y avait de la neige, mais à bien
des endroits l'herbe se faisait voir. Quelques
heures après j'entendis des sifflements, puis des
cris, des pleurs et des lamentations qui venaient
du bas de la montagne; mes brebis effrayées
venaient en courant près de moi et se grou-
paient. Je regardais de tous côtés et voilà que je
vois venir un loup avec sa proie aux dents,
bientôt après un autre aussi avec une petite
brebis. Vers le soir je sus que ce jour-là les
loups avaient pris cinq brebis et tué un chien
qui leur disputait une proie. Des cris alarmants
se faisaient de plus en plus entendre : c'est que
les gens du village avertis venaient prêter leur
aide aux bergers tout en se lamentant; mes maî-
tresses étaient du nombre. Je descendais de la
montagne tout doucement avec mon troupeau.
D'aussi loin qu'elles m'aperçurent elles me de-
mandèrent le nombre de mes brebis mortes ; et
sans attendre ma réponse que d'ailleurs, vu la
distance, je ne pouvais pas donner, elles me
grondaient pour n'avoir pas été vigilante et de
ce que j'étais toujours sans un sifflet pour
effrayer les loups, etc. Aussitôt que je fus près
de mes maîtresses, elles me demandèrent avec
anxiété combien les loups m'avaient mangé de
Ii2 ^'I£ ^^ MELÂNIE
brebis; je répondis que je ne savais rien, mais
qu'il me semblait qu'ils n'en avaient point pris.
Alors elles comptaient mes brebis, mais avec
tant de précipitation qu'il leur semblait toujours
qu'il en manquait. Finalement nous arrivâmes à
la maison. Alors elles firent entrer les brebis
une à une dans l'étable, et c'est ainsi qu'on
vérifia qu'il n'en manquait aucune. Dieu soit
béni de tout et de tous à jamais.
Cependant mes patrons n'étaient pas rassurés
pour l'avenir : ils disaient que je devais être
pourvue d'un sifflet; mes patronnes observaient
que ce sifflet me servirait à rien parce que je
ne m'en servirais pas ; mais mon patron insis-
tait et me disait que je devais me faire venir
un sifflet. Confiant en mon très amoureux Jésus
je promis, bien que je n'eusse pas un centime.
Le lendemain, j'allai tout près du village pour
faire paître mes brebis jusqu'à midi seulement-
Gomme je ramassais des fleurs, au pied d'une
plante je trouve un sou que mes patrons dirent
être dix centimes; ils me les laissèrent et aussi-
tôt je me fis acheter un sifflet rouge en bois.
J'allais donc au champ toujours avec mon
sifflet dans ma poche. Une fois que mon aimé,
mon tout bon Frère vint me \oir, J€ lui mon-
VIE DE MELANIE 168
trai mon sifflet et je sifflai, puis je lui dis :
« Voyez, bon Frère, comme je siffle et devinez
ce que dit mon sifflet». Il me répondit : « Il a
dit : amour, venez ! » — « Ah ! vous avez
deviné. I>evinez cette fois, il va dire une chose
difficile », et je siffle... « Qu'est-ce qu'il a dit? »
— « Je vois ma voie entourée d'épines ». —
« Ah ! vous devinez donc toujours ! » — « Eh !
bien, dit mon Frère, c'est à mon tour de vous
faire deviner; donnez-moi le sifflet. Devinez, ma
chère sœur ». Il siffle : « Je te salue pour mes
frères, ô sang immaculé de l'Homme-DiEu, mon-
naie précieuse du rachat des pécheurs. » — «Oh!
oh ! dit la Sauvage, vous avez sifflé beaucoup de
temps et je ne puis pas deviner ». — « Ah ! dit
mon doux Frère, cette fois-ci, je sifflerai plus
court, » et il siffle plus court, mais bien plus
fort et en riant : « Voici l'Epoux, tenez-vous
debout !» — « Sœur de mon cœur, qu'a dit le
sifflet ? » La Louve en hésitant, dit : « Mon Frère,
vous avez peut-être dit : « Voici Jésus et vous
n'avez rien fait de bon. » — « Oh ! (et en riant de
tout cœur) : vous n'y êtes qu'à moitié, vous
n'avez pas tout deviné : c'est encore à moi à sif-
fler. » Et ce jeu continua jusqu'à ce qu'il dis-
parut.
164 VIE DE MELANIB
Je continuai un mois ou deux à garder mes
brebis jusqu'à ce que les vaches pussent trouver
du pâturage dans les champs. Gomme je l'ai
dit plus haut, mon maître et mes maîtresses
observaient la Loi de Dieu. A peu près une fois le
mois elles me faisaient entendre la sainte messe
le Dimanche, etparconséquentune d'elles allait
à ma place, ce matin-là, faire paître les animaux.
Le village de Sainte-Luce n'avait la messe qu'une
fois à l'année; les gens devaient aller les autres
Dimanches au village deSaint-Jean-des-Vertus,
à une bonne demi-heure de marche. On ne pou-
vait donc laisser les animaux seuls et sans les
faire manger.
Un jour je fus envoyée par mes maîtresses pour
arracher les mauvaises herbes dans le jardin qui
se trouvait hors du village. Cet ouvrage me por-
tait merveilleusement à mon Dieu, et je pouvais
tranquillement l'adorer, le glorifier, faire des
actes, etc., puis je remerciai mon bien-aimé
Jésus de ce que mes maîtresses n'avaient point
eu du déplaisir que je sue (sic) avec moi. Hélas !
peut-être que mon amour-propre voulait me
faire croire à une victoire sans combat et la
raison humaine me bercer, m'endormir sur ce
fallacieux succès tout en me privant des croix
VIE DE MELANIE 165
de Providence. Pendant que je travaillais, une
bonne vieille femme passant à côté du jardin
m'appelle et, pour l'amour de Dieu, me demande
deux poireaux pour sa soupe. Vite, sans ré-
flexion, je cueille une bonne poignée de poi-
reaux que je lui donne. J'étais tout heureuse et
pensais : « Donc, mon cher Jésus est aimé dans
ce village ; oh ! si on pouvait Faimer autant qu'il
est aimable, autant qu'il mérite d'être aimé ! » —
Le soir, quand je quittai mon ouvrage et rentrai,
mes maîtresses m'attendaient ; elles avaient su
ma sottise par cette même femme qui, sans doute
par charité, avait averti mes maîtresses que
j'étais capable de les ruiner, surtout quand
il ne me coûtait que de prendre. Elles me répri-
mandèrent comme je le méritais et ne m'envoyè-
rent plus au jardin. La crainte d'avoir offensé
Celui que j'aimais était grande; aussitôt je de-
mandai pardon à mon cher JÉSUS qui me rassura;
tout en me disant de veiller avec prudence sur
mon cœur. Malgré toutes mes fautes, le Très-
Haut m'attirait à Lui par une union admirable
qui repose pleinement l'esprit : et dans cette
uuion Tâme s'instruit tantôt sur l'Essence incréée,
tantôt sur la Providence, tantôt sur le mystère
delà Rédemption et sur d'autres vérités de notre
13
166 ^^E DE MELANIE
sainte religion. Au sortir de ces sortes d'union,
j« me sentais toute transportée du divin amour
avec le désir très ardent de souffrir de toutes
les manières, car me sentant comme ivre du saint
amour de Dieu, je ne voyais pas le moyen de
témoigner ma profonde reconnaissance à mon
amoureux bien cher Jésus autrement que par la
destruction totale de ce que le Fils de Dieu
appelle le vieil homme ; donc mort à sa propre
volonté, à ses sens, mort à la nature commena-
ture corrompue, mort à tous plaisirs et satisfac-
tions naturels, mort aux affections naturelles ; en
tout et partout c'est le surnaturel qui prime.
Puis détachement général et particulier de toutes
Closes transitaires, sacrifice de tout ce qui n'est
pas Dieu et de DiEU. Puis viennent les austérités
c3rporelles (i)... Enfin il me semblait que pour
exprimer mon amour pour mon Dieu je me
serais sacrifiée, détruite.
(1) « Vous n'aviez que onze ans et demi... citez-moi une de
ces austérités. — Je me baissais à terre pour sentir long-
temps un oiseau pourri que j'avais trouvé... -- Votre frèr© ne
vous l'a pas défendu ?... — Il ma fait connaître le danger... >♦
« On regrettera peut-être que je naie pas demandé d'autres
faits ; mais on en lira un deuxième, encore plus héroïque,
dans une note de l'écrit italien de Messine. »
C'est le confesseur de Mélanie qui parle. Le récit en ita-
lien n'a DU être reproduit ici.
VIE DE MELANIE 167
Jusqu'à cette époque mon cher Frère m'avait
assistée, conduite comme par la main, tout en
m'instruisant mieux que le meilleur des maîtres
et cela sans doute parce qu'il me savait la plus
ignorante des créatures de Dieu. Ses apparitions
devinrent moins fréquentes. L'immense lu-
mière de la grande présence du Très- Haut ne
cessa nullement; mon âme s'était unie à mon
bien-aimé que je voyais comme chez lui au fond
de mon cœur, comme s'il y était lié par les liens
de Tamour; l'œil de mon âme était fixé sur lui
comme pour prendre ses ordres, son bon plai-
sir. Cette union de Dieu véritablement présent
dans mon cœur me donnait une incomparable
jouissance à laquelle mon corps aussi parfois
participait quoique dans un degré inférieur. Je
m'empresse d'ajouter, ce qui est bien vrai, que
la jouissance de l'union avec Notre-Seigneur ne
marche pas seule^ c'est-à-dire qu'elle ne peut ré-
sider en notre cœur sans la désaltérante et bien-
faisante souffrance. 11 faut dire aussi que lafidé-
■iité de ce cœur qui a Dieu présent doit être au-
dessus de toutes les fidélités, parce que la
Règle du Divin Amour est sans miséricorde : en
l'union de l'âme avec le Dieu sans tache, il
faut éviter les plaisirs (humains), les affections
168 VIE DE MELANIE
et les satisfactions même les plus innocentes;
rien, rien n'échappe à l'amour qui est un véri-
table sacrificateur; il veut la mort de tout ce qui
n'est pas Lui.
L'année que je devais passer chez mes maîtres
allait finir; déjà on en avait parlé pendant les
repas; je devais donc penser à rentrer chez mes
parents; je prenais bien la résolution de ne plus
jamais faire de la peine à ma chère mère, mais
ma mauvaiseté naturelle m'entraîna souvent
encore dans mes anciens défauts.
Ln jour j'étais allée un peu loin pour faire
paître mes vaches, quand vers l'après-midi se
déchaîna une grande tempête : les tonnerres
grondaient incessamment tantôt d'un côté, tan-
tôt de l'autre, la pluie tombait à torrents; je pris
le chemin du village avec mes vaches; j'aurais
voulu faire autant de mille millions d'actes de
louange et d'amour de mon cher Jésus qu'il tom-
bait de gouttes d'eau. Arrivées à un certain en-
droit, mes vaches s'étaient arrêtées et voulaient
revenir en arrière: c'était le ruisseau qui avait
eu une crue énorme étant situé entre deux mon-
tagnes qui lui donnaient leurs eaux. Dans les
temps de pluies ordinaires, en faisant rouler
des grosses pierres dans le ruisseau, les per-
VIE DE MELANIE 1C9
sonnes pouvaient le passer en allant d'une pierre
à une autre; et les vaches aussi pouvaient passer
sans grand danger de se noyer; mais ce jour-là,
c'était humainement impossible; l'eau était très
haute et elle descendait avec fracas, emmenant
avec elle des pierres, des rochers et des arbres et
cette eau était bourbeuse. J'étais bien dans la
peine: je voyais que mes bêtes souffraient et
étaient effrayées. Je m'adresse à ma maman, je
lui expose ma crainte. De fait mes vaches ne m'ap-
partenaient pas et s'il leur arrivait malheur, c'est
moi qui devais en rendre compte à mon bon
Dieu. En un instant je vois mon cher Frère près
de moi qui me dit : « Ma sœur, n'ayez pas peur,
venez. » Aussitôt je fais retourner mes vaches
près du torrent en furie, puis je vais près de l'eau
et mon petit Frère lève son bras droit sur le tor-
rent. Il y fit comme un grand signe de croix et
aussitôt le torrent resta coupé (du côté d'où il
descendait). Mon Frère me dit : « Passez, ma
sœur. )) Je lui dis : « Attendez, mon Frère, que
je fasse vite passer mes vaches; et vous, mon
Frère, passez aussi, passons ensemble » , et nous
nous donnâmes la main ; nous sommes tous
passé; et arrivés à l'autre bord, je n'ai plus vu
mon cher Frère. Dès que le torrent se coupa, le
170 VIE DE MELANIE
bruit et le fracas qu'il faisait s'arrêta tout à coup,
pour recommencer quand nous eûmes traversé.
Quelques jours après, on me conduisit chez
mes parents; ils firent le pacte que l'année
d'après je retournerais servir chez le même
maître et que, quand je serais trop grande pour
n'être qu'une bergère, mon maître prendrait un
de mes petits frères ou une de mes sœurs pour
garder ses vaches.
Ma mère me crut convertie à elle. J'avais
alors environ douze ans, elle crut me faire plai-
sir en m'achetantunejolie paire de souliers bleus
vernis; et un soir elle me dit qu'elle allait me
conduire à un bal qui se donnait à l'occasion
d'un mariage. Le soir, dès que je vis qu'on se
préparait pour partir, ne voulant pas (selon moi;
donner du déplaisir à ma mère, je sortis de la
maison afin qu'elle ne me trouvât pas. Le len-
demain, fâchée de ce que je n'étais allée avec
elle, elle me mit dehors en me disant d'aller où
j'avais été la veille. Je m'en allai passer la nuit
à la porte d'une petite chapelle de Saint-Roch,
à quelques minutes de Corps. Je profitai de ce
temps de quiétude pour apprendre. Déjà plu-
sieurs fois chez mes maîtres, plus tard chez mes
parents, quand on parlait de moi, on disait :
VIE DE MELANIE 171
« Cette petite est VANITEUSE. » Les premières fois,
je n'y avais pas pris garde parce que, en ce
temps-là, je ne savais pas la signification de cet
adjectif; mais en entendant dire encore que j'étais
vaniteuse, je commençai, sans savoir ce que
c'était, à m'en affliger, puis je résolus de de-
mander à mon cher Frère, dès qu'il viendrait
me voir, si c'était un châtiment du Très-Haut
que j'étais Vaniteuse... Quelques jours s'écou-
lèrent, et malgré le désir que j'avais de le voir,
il ne venait pas. Je m'uniformais au bon plaisir
de mon cher Jésus et je me recueillis en Dieu.
Ah ! le voici, mon bon petit Frère, le voici ! Il me
dit : « Ma sœur. » Je lui dis : « Mon Frère, venez ;
il y a bien des jours que je vous voulais; regar-
dez-moi, mon aimé Frère, regardez-moi bien
pour voir ce que je suis. » — « Vous êtes ma
bien-aimée sœur, ma sœurMélanie. » — « Alors
pourquoi a-t-on dit que je suis Vaniteuse ? »
— « Ma bien-aimée sœur, si le tout bon et tout
puissant Dieu n'amertumait pas votre vie, vous
tomberiez dans ce défaut. » — « Ah ! ce n'est
donc pas une bête. Vaniteuse ? c'est un défaut,
un péché ! » Et mon cher Frère donna une bonne
instruction à la Louve sur la vanité; et combien
aussi il faut prendre garde de ne pas juger notre
172 VIE DE MELAME
cher prochain. En effet souvenl: nous croyons
que telle personne est vaniteuse et cependant,
en se parant, elle fait un acte de soumission à
son mari et bien des actes d'humilité. D'ailleurs
c'est de Tintention, c'est du cœur que vient le
bien ou le mal que nous faisons.
Pendant ces quelques mois, autant que je le
pouvais, j'allais entendre la sainte messe, et
j'allais aussi au catéchisme avec mes deux
frères, mais je n'étais pas inscrite et pour cela
je me cachais derrière un pilier. J'avais un grand
désir de faire ma première communion comme
les autres enfants ; mes parents me dirent que
mes frères devaient la faire avant moi. Je ne
m'étais pas encore confessée au Ministre de Dieu
et je ne savais pas ce qu'on devait lui dire. Le
jour de confession pour les enfants de la pre-
mière communion étant venu, je voulais aussi
me confesser. Dès que Monsieur le Curé me vit,
il me dit de dire à mes parents qu'il voulait
leur parler. Le soir, mon père dit à ma mère que
Monsieur le Curé lui avait dit que les enfants
des parents qui ne font pas leur devoir pascal
ne seraient pas admis à la première communion.
Grâce à Dieu, ils se confessèrent tous les deux,
et ils ont continué toutes les années suivantes.
VIE DE MELA>IE 173
Les belles journées commençaient, ma maî-
tresse de Sainte-Luce vint me prendre; et je
gardais les brebis en attendant de pouvoir sortir
avec les vaches. Or un jour que je gardais les
brebis, le temps était très froid et il neigeait ;
la pensée me vint si mon aimable Sauveur avait
souffert du froid. A cette demande il me fut
bénignement répondu intellectuellement par
celui qui connaît les plus secrètes pensées :
« Le Fils de Dieu par amour pour le genre hu-
main à voulu souffrir du froid, du chaud, de la
faim, de la soif, de sommeil, de fatigue, de las-
situde, et de tous les mépris et accusations de
ses créatures, comme je vous les ai fait con-
naître. Comme Homme-DiEU, chaque peine
avait des mérites infinis pour avalorer les souf-
frances des hommes qui souffrent en union de
mes mérites. » Alors je lui dis : « Seigneur, je
vous en prie, faites-vous connaître à tous les
hommes afin qu'ils vous aiment, comme vous
vous êtes fait connaître à moi. » Mon très amou-
reux Jésus me dit : « Ma fille ce n'est pas par
vos mérites que je me fais connaître à vous ;
c'est pour glorifier ma miséricorde, en choisis-
sant ce qui est inepte dans le monde. Ne suis-je
pas maître de faire ce que je veux et à qui je
13.
174 VIE DE MELANIE
veux? » Après cela je sortis du recueillement.
Combien grand l'amour que Dieu porte à ses
créatures I II a voulu souffrir dans son humanité
sainte tous les maux dus à l'homme pécheur ;
bien plus, par une fine intrigue, la Divinité avait
formé l'humanité sainte de JÉsus-CHmsT bien
plus sensible aux douleurs que ne Test celle de
l'homme ; et la Divinité maintint la vie en
notre divin Rédempteur et ne le fit mourir
qu'après qu'il eut enduré et consommé toutes
les peines que sa nature humaine parfaite était
capable de souffrir, c'est-à-dire plus que tout
ce que le genre humain réuni a souffert, souffre
et souffrira.
Donc c'est bien sûr que je suis la plus « inepîe
dans le monde ». Mon cher Jésus, je vous en
bénis! Vous êtes l'Éternel Tout, le seul néces-
saire, le seul Tout-Puissant. Oh! combien je
vous aime dans tous vos attributs et vos éter-
nelles et amoureuses qualités! Je me sens si
heureuse de n'être rien, parce que Vous, Dieu
infini, vous m'êtes tout, tout en tout! Je ne dé-
sire qu'une chose, vous aimer autant que vous
êtes aimable, vous aimer autant que vous le
méritez ; et comme vous le méritez infiniment et
que ma capacité est limitée, je me couvre, je me
VIE DE MELANIE 175
revêts de tous vos mérites infinis pour vous
aimer infiniment ; et si cela ose ne pas suffire,
j'obéis à vos paroles : « Demandez et vous re-
cevrez. )) Donnez-moi votre amour, faites-vous
aimer de moi ! Amen !
Un jour, tout en faisant paître mes vaches, je
récitais des prières pour les prêtres défunts qui,
pendant leur vie, avaient eu le plus d'amour pour
notre douce mère MARIE. Mes sens furent sus-
pendus dans la grande lumière de la présence
du Très-Haut. Je vis que mon cœur ailé flottait
dans l'air; et malgré tous les efforts qu'il fai-
sait pour voler plus haut, il se montrait lourd,
pesant. Peinée de le voir tant fatiguer sans grand
succès, j'humiliais mon esprit et regardant plus
attentivement, j'aperçus que de ses ailes pen-
daient deux ou trois fines chaînettes presque
imperceptibles, dont les bouts étaient entortillés
à des broutilles. Étonnée et chagrinée, je dis :
« Que veut dire cela ? » Il me fut répondu :
« Votre cœur incliné à l'amour des créatures ne
s'en est pas entièrement dégagé. La créature ne
volera jamais jusqu'à l'embrassement de lÉpoux
divin si elle n'est pas complètemenl détachée
de fait et d'afîection des créatures dont les
arbustes sont la figure. «
17(3 VIE DE MHLANIE
Dieu ne nous défend pas d'aimer notre pro-
chain, au contraire il nous le commande ; nous
devons aimer notre prochain, quel qu'il soit,
amis ou ennemis, pour le pur amour de Dieu,
comme son image. Nous devons aimer Dieu
en premier lieu, par-dessus tout, de tout notre
1^ cœur, de toutes nos forces; et après le culte
1 intérieur passer au culte extérieur de notre sainte
i Religion : observer les dix commandements, fré-
I quenter l'église avec respect, prier avec humi-
^ lité.
Me sentant attirée vers mon Amour, el voyant
que malgré mes efforts j'étais toujours au même
point je dis : <* Seigneur, mon Dieu, c'est en vain
que je fatigue pour me détacher et pour arriver
à Tunion avec mon Tout ; par pitié, par miséri-
corde^ renouvelez ce cœur qui vous appartient;
je veux vous aimer avec votre cœur qui est seul
capable de vous aimer infiniment. » A ces paroles,
mon Jésus sortit de sa sacrée poitrine une épée
rougie par le feu et toute flamboyante en disant :
« Ce cœur est déformé, je vais le refaire selon
mon goût. » Avec Tépée il l'ouvrit, non par le
côté, mais par le haut : mon cœur s'ouvrit en
deux comme un livre, et avec la pointe de l'épée
enflammée il y fit un certain nombre de croix
1
VIE DE MELANIE 177
puis avec la fine pointe de son épée il purifia
certaines choses humaines, je veux dire pas sur-
humaines, ou plutôt à l'approche de la vive cha-
leur, la plupart du contenu du cœur recevait une
modification. Pendant cette opération j'éprou-
vais une extrême chaleur dans ma poitrine. En-
suite le divin chirurgien regarda mon cœur de
près et semblait s'y mirer comme dans un mi-
roir ; puis l'ayant odoré, il y souffla trois fois
pour y confirmer et affermir la foi, l'amour et
l'espérance.
Pendant ce temps, je me profondais toujours
davantage dans mon extrême nullité. Humaine-
ment je n'aurais jamais osé croire que si mes-
quine, si méprisable à tous égards et si vile, je
pusse être ainsi regardée et travaillée si merveil-
leusement par le Très-Haut. La perquisition
faite, ainsi que la restauration, le divin Légis-
lateur sortit une croix de sa poitrine et la mit à
la cime de mon cœur. Voyant cela je lui dis :
« Seigneur, par charité, plantez-la plus profond
afin que les tempêtes et ouragans qui vont
fondre sur elle ne puissent pas la déraciner. » En
la faisant entrer un peu plus, mon divin Maître me
dit : « Ne craignez pas, ma fille, elle a ses ra-
cines dans mon cœur. » Puis il me montra le
178 VIE DE MELANIE
cœur. En l'examinant j'y revis la chaînette, celle
qui s'était attachée à des broutilles et qui avait
disparu pendant que mon Amant le tenait dans
ses sacrées mains: mais maintenant elle était
de beaucoup plus courte et plus subtile. Crai-
gnant de moi-même, je dis : « Mon Seigneur et
mon Dieu, je vous en prie, si c'est votre sainte
volonté, qu'il vous plaise d'arracher entièrement
de mon cœur cette chaînette. » — « Ah ! non,
dit mon amoureux Sauveur, autrement vous
n'auriez pas le mérite des luttes ni des victoires.
Cette chaînette tournée vers la terre est la figure
de l'inclination qu'ont tous les descendants
d'Adam à chercher la félicité; et le plus grand
nombre la cherchent où elle n'est pas. »
Après cette vision intellectuelle, je tombai la
face sur la terre pour rendre grâce à la divine
miséricorde des faveurs si nombreuses et toutes
gratuites qu'elle daignait me faire. Puis, heu-
reuse d'avoir par la suite occasion de par-
donner à mes ennemis, à l'exemple de mon divin
Maître qui du haut de sa croix pria }>our ses
bourreaux, je priai mon Amant Jésus de par-
donner ceux qui me persécuteront ou me feront
souffrir, et surtout le C. [clergé]. Puis je le priai
de vouloir m'assister tous les jours de mon exil,
VIE DE MELANTE 179
et de ne jamais permettre que jel'oftense en au-
cune manière. Ensuite je récitai cinq Pater et
^?;e^en^rhonneur des cinq plaies de notre misé-
ricordieux Sauveur pour mes âmes du Purga-
toire. Dès que j'eus fait ces prières je vis dix
âmes S. [sacerdotales] sortir du purgatoire qui
me;"remercièrent et volèrent dans le sein de la
béatitude.
Notre^'divin Rédempteur me dit : « Récitez-en
sept, en ajoutant après chaque Pater et Ave
Maria le psaume Laiidate Bominum omnes
Gcnies (mon Frère me Tavait appris), en l'hon-
neur des sept paroles que je prononçai étant sur
la croix. » — « Combien d'âmes délivrerez-
vous, Seigneur? » lui dis-je. — « Quatorze », me
dit-il. J'obéis et quand j'eus termJné, je vis
monter au ciel des cieux douze sacer. [prêtres]
et deux célibataires laïques. Je rendis grâces à
sa divine Majesté, puis je priai notre douce
Mère Marie de vouloir remercier pour moi
notre aimé amoureux Jésus et de m'obtenir la
grâce de la pureté du cœur, c'est-à-dire un total
détachement de moi-même et de toutes les
choses transitoires, une foi ardente, et un amour
pur pour mon Amour sans ébranlement dans les
épreuves de la vie.
180 VIE DE MELANIE
C'était encore pendant Tannée 184/1 et le
24 juin; la pensée me vint de prier saint Jean-
Baptiste dont on célébrait la fête ce jour-là, de
m'obtenir avec la vraie rectitude d'intention l'ai"-
dent amour pratique de Dieu; puis je remerciai
notre douce Mère ]\Iarie des grâces singulières et
surabondantes dont Elle est la première cause
par ses bénies paroles à l'ange Gabriel : « ^'oici la
servante du Seigneur. » Tandis que je considé-
rais les mystères des miséricordes de Dieu pour
ses créatures, les cloches de la paroisse Saint-
Jean sonnèrent, et la procession sortit de l'église.
De l'endroit où je faisais paître mes vaches on
voyait très bien l'église et ses environs. Je me
mis à genoux pour adorer mon divin Sauveur et
m'unir aux Fidèles qui chantaient ses louanges, et
j'enviais le bonheur de toutes les personnes qui
ont l'indicible grâce d'assister au grandissime
sacrifice des autels, où l'Homme-DiEu s'offre
comme Victime à son Père pour le genre humain.
Je pensais : « Cette grâce je ne la mérite pas,
puisque mon amoureux Jésus m'en prive et que
rien n'arrive sous la voûte des cieux sans sa per-
mission. » Tout en étant parfaitement résignée
à son bon plaisir je me disais : « Combien je serais
contente si, au lieu de servir des animaux qui
VIE DE MELANIE 181
n'ont pas la raison, pas d^âme immortelle avec
l'image du divin Sauveur, je servais des chrétiens
pratiquants, imbibés de la sainte crainte du Très-
Haut qu'ils aimeraient de tout leur cœur! Mais
arrêtez-vous, pensées contestées et inutiles : je
ne veux rien désirer que ce qui peut contribuer à
la gloire de mon bien-aimé. » En ce moment le
Seigneur Dieu me donna un recueillement. Dans
ce recueillement je vis (non des yeux), comme un
immense nuage blanc, brillant, transparent ; du
milieu du nuage, ou pour dire plus exact, du nuage
lumineux, de la lumière sans limite, inaccessible
et sempiternelle apparaissait la belle et majes-
tueuse figure du Père Eternel (sa face, ses bras
et une partie de sa poitrine seulement), il était
vêtu de sa propre lumière, il était la lumière, en
présence de laquelle le soleil pâlissait et dispa-
raissait. L'Éternel comme debout sur Tautel (à la
place où d'ordinaire se trouve la croix) tenait dans
sa main droite une belle splendide palme verte,
transparente, parsemée de pierres précieuses; le
tout était brillant. Dans sa main gauche, il tenait
un paquet de dards en zigzag dont les pointes en-
flammées ou empestées d'une fumée noire tour-
nées vers la terre semblaient être sur le point
d'être lancées sur les hommes prévaricateurs de
l«t VIE DE MELA.ME
sa loi. Notre Simour eux Sauveur était devant l'au-
tel, toujours dans la lumière incréée, illimitée et
inaccessible; il était ea prière et offrait à l'Eter-
nel tous les mérites cessibles infinis de sa dou-
loureuse Passion en faveur des mortels, les bras
élevés vers son Père. Saint Jean-Baptiste comme
assistant avait en main un encensoir d'or, dans
lequel étaient les oraisons, les supplications des
justes de la terre, les mérites de leurs souffrances
et de tous leurs bons désirs pour la gloire du
Très-Haut, il était vêtu de rouge tempesté de bril-
lants. Notre très amoureux Jésus, Celui que
j'aime, était comme le Père, on aurait dit voir le
Père, et cependant il n'était pas le Père que je
voyais toujours sur l'autel avec sa palme et ses
fléaux. Sa divine Majesté avait une robe blanche
d'un éclat merveilleux, on aurait dit que l'étoffe
était tissée de rayons de lumière; sur cette robe
étaient semés de très riches brillants; sa ceinture
avait les couleurs de Tarc-en-ciel; entre chaque
couleur^très vive il y avait comme un cordon d'or
très pur ; sur ses épaules il avait un manteau royal
tout en or avec des broderies de fleurs relevées
de diverses couleurs et variantes, entremêlées de
pierres précieuses transparentes ; sur sa tête un
magnifique diadème en trois (mais indivisibles)
-1
i
VIE DE MÉLANIE 133
tout en or enflammé et tempesté de brillants
variés; sa face était de la blancheur des plus
beaux lys du paradis, rosée et éclatante de lu-
mière; toute sa personne était majestueuse, son
front haut et serein, ses lèvres rose foncé gra-
cieuses et souriantes, ses cheveux longs comme
en or très tin et brillants à demi bouclés, ondu-
laient sur ses épaules. Il était dans son éternelle
lumière qui était la lumière même du Père.
Le Père avait ses yeux fixés dans le Fils et le
Fils avait les siens fixés dans le Père, la lumière
du Père était la lumière du Fils et la lumière
du Fils était la lumière du Père. Il y avait dans
la lumière du Père et du Fils une gracieuse, ma-
gnifique , resplendissante colombe blanche, trans-
parente comme le cristal le plus pur, qui procé-
dait du souffle de l'un et de l'autre ; elle avait
dans sa bouche les rayons de lumière qui, réci-
proquement, s'émettaient et s'envoyaient du
Père au Fils et du Fils au Père et avec une ad-
mirable sapience les liait ensemble (sans les con-
fondre) d'une manière inséparable, indissoluble,
dès l'éternité de l'incompréhensible éternité.
Le Fils ayant offert ses mérites au Père, le
Père les reçut avec une incomparable complai-
sance d'amour, je dirai même avec une très vive
ISi VIE DE MELAME
reconnaissance, comme s'il avait ardemment
désiré l'heure de cette offrande d'un infini mérite
pour les pauvres pécheurs. Puis je vis que de
nouveau mon Amant Jésus s'offrit à son Père
comme victime immolée. Il laissa tomber ses
bras, baissa sa tète un peu en avant sur sa poi-
trine et penchée sur son épaule droite. En ce
moment 1 Eternel Père avait perdu ses foudres
et voulut bien bénir la terre.
En présence de la stupéfiante Eternelle I\Ia-
jesté, je me plongeai de plus en plus dans mon
néant jusqu'à me perdre de vue. La confiance
dans l'infinie miséricorde de Celui qui existe
par lui-même et qui est porté toujours à aimer
ses créatures même les plus viles et les plus in-
grates fit que du fond de mon infirmité, je dis :
« Seigneur mon Diel', vous qui, dès mon en-
fance, n'avez cessé de m'assister et de m'instruire
dans vos voies saintes, par miséricorde pardon-
nez-moi tous mes péchés et toutes mes infidé-
lités dans votre saint service ; avec votre puis-
sante grâce, dès ce moment et pour toute l'éter-
nité je me donne à vous avec toutes les puis-
sances de mon àme ; je veux en tout et partout
dépendre de vous; broyez-moi. Seigneur, si cela
doit vous glorifier, je ne veux et ne cherche que
VIE DE MELANIE 185
votre glorification. » Tout à coup je me vis
comme une jeune personne de haute stature et
vêtue d'un beau vêtement blanc avec divers
ornements d'or. L'Eternel Père dit : « Que fai-
sons-nous de cette petite fille et que désire-
t-elle ? » Je répondis : « Je désire du même désir
de mon amoureux Jésus la sainte volonté de
Dieu. » Une seconde fois me fut demandé :
« Que désire cette petite fille ? » Je répondis :
« Rien, mon Seigneur, que votre sainte vo-
lonté confirmée par le sceau de votre pur amour
en tous les jours de ma vie sur la terre et pour
toute Téternité. » La Colombe tenait un anneau
d'or pendu à son bec ; le Fils me le mit au doigt
annulaire de la main gauche et me dit : « Au-
jourd'hui nous nous sommes unis : vous aime-
rez ce que j'aime, vous éprouverez ce que j'ai
éprouvé, » Dans ma stupéfaction je dis : a Mais
Seigneur, que faites-vous ? vous avez oublié qui
je suis î )•) Il me répondit gracieusement : « La
bonne odeur de votre petitesse m'a attiré à vous :
ce n'est pas vous qui êtes venue à moi, c'est ma
miséricorde qui est venue à vous. » Le Père me
bénit et tout disparut (i).
(1) « Elle m'a dit de vive voix que la Sainte Vierge et un
grand nombre de vierges et d'anges étaient présents et que
186 VIE DE MELAME
L
Je me trouvais à genoux comme j'étais avant
cette vision ; mes vaches étaient dans le pré, et
je vis que le garde champêtre stationnait à la
limite du pré et me regardait. Je me mis debout ;
il s'avança vers moi et me demanda mon nom ;
puis il me dit que quand un berger a été trouvé
endormi par le garde, il doit lui déclarer pro-
cès-verbal ; que depuis longtemps déjà, il gar-
dait mes vaches, voyant que je ne me réveillais
pas. Il me demanda un gage, je n'avais rien, je
lui donnai le mouchoir que j'avais autour du
cou. Il me dit encore qu'il connaissait mon père,
brave homme consciencieux tout à fait : « Cela
va le fâcher quand il apprendra que je vous ai
prise. Vous rêviez peut-être, qu'avez- vous rêvé? »
— « J'ai rêvé que notre bon Dieu me disait que
c'est à la foi pratique qu'est dû le mérite et la
gloire du paradis. » — « Puisque vous m'avez
donné tout de suite votre fichu pour gage, je
vous le rends, mais ne dites à personne que je
vous ai trouvée endormie. » — « Merci, Mon-
sieur, que notre bon Dieu vous bénisse ! »
les témoins de son mariage mystérieux furent S. Jean-Bap-
tiste et S. Michel Archange: « Je ne pouvais pas tout dire: "
ajouta-t-elle. »
Témoignage du confesseur.
VIE DE MELANIE 187
Je terminai cette journée en actions de grâces
pour tous les bienfaits que la divine miséricorde
ne cessait de verser sur moi, non à mesure,
mais par torrents. Puis je fis des prières pour les
âmes du purgatoire, afin qu'étant délivrées elles
m'aidassent à remercier plus dignement notre
si bon Dieu et à m'obtenir son vrai pur amour.
Une fois j'avais prié pour la délivrance de
cinq âmes, du nombre de celles qui pendant leur
vie avaient le plus honoré la grande Reine du
ciel et de la terre, je vis notre très amoureux
JÉSUS, tout glorieux et resplendissant de sa pro-
pre gloire. Il était tout à la fois dans le plus
haut des cieux et près de moi. Il avait les bras
étendus vers la terre ; ses cinq plaies ouvertes et
comme cinq soleils jetaient des flots d'une eau
vive, brillante, scintillante et de ses rayons s'ex-
halait un agréable, exquis, suave et reposant
parfum. Les saints que j'avais priés étaient autour
de Lui et nageaient dans la béatitude et la gloire
éternelle. Or l'eau lumineuse des cinq sources
se joignit à la gloire de ces saints, comme si
elle n'eût pas trouvé de place vacante : les saints
se prosternèrent aux pieds du Divin Rédemp-
teur et, immédiatement, par un canal de bril-
lant cristal, les jets d'eau lumineuse furent in-
188 "^'lE DE MELANIE
troduits dans un souterrain où les âmes souf-
frantes qui avaient les suffrages furent entière-
ment lavées de leurs taches. Douze âmes furent
délivrées du purgatoire : deuxévêques, sept prê-
tres, une vierge et deux pères de famille. Tout
soit dit pour la plus grande gloire de Dieu.
Tout en rendant grâce à notre Créateur pour
toutes les grâces qu'il accorde à ses créatures,
je me disais que sa bonté, sa charité, son grand
amour ne devaient pas être connus, car il serait
aimé de tous les hommes sans exception. L'attri-
but de sa justice veut son droit : toute âme qui
en sortant de ce monde n'est pas sans tache est
incapable de voir face à face la Majesté divine,
et demande elle-même le bain de la purification
qui a lieu immédiatement. Cette âme dans le
purgatoire voit son ange gardien qui ne la quitte
point. Elle aime Dieu parfaitement et comme
elle est parfaitement résignée, uniformée à la
volonté divine, elle adore, elle aime la très juste
Justice du Très-Haut; elle ne prie Dieu ni pour
elle ni (tant qu'elle est encore dans le feu) pour
les autres; car elle est dans un état d'humilia-
tion (i). Dieu dont l'amour est incompréhensible
(1) « Cependnnt on obtient des grâces par l'intercession
des âmes les plus délaissées ? — Mon Père, avant que ces?e
VIE DE MELANIE 189
aux mortels inspire à quelque personne de prier
la divine miséricorde au Nom adorable de Jésus,
ou en vertu des mérites de sa couronne d'épines
ou encore par les mérites de sa flagellation ou
de son jeûne, de sa soif, de délivrer telle âme
du purgatoire. Oh ! amour de notre Dieu, quand
vous aimerai-je autant que vous êtes aimable!
Un jour en allant garder mes brebis, je me
proposais, avec l'aide de mon bon Dieu, de
saluer tous les membres sacrés de mon Jésus-
Christ, puisque tous avaient coopéré, avaient
souffert et s'étaient sacrifiés pour donner le pa-
radis aux hommes; et ensuite défaire cinq mor-
tifications pour chacun de ses membres. Arrivés
dans le champ je commence mes dévotions. Oh!
le vieux jaloux ! Oh ! le vieux serpent !... Bientôt
après je vois venir une femme qui portait des
marchandises (Oh ! Fimposteur !). Arrivée vis-à-
vis de mon champ, elle laisse le chemin et vient
m'engager de lui acheter des choses magnifi-
ques. Sans perdre de temps, je lui dis que je
n'ai besoin de rien ; mais elle insiste disant que
par ce temps neigeux et rigide je ne devais pas
sa PEINE DE FEU, l 'àme du purgatoire n'est pas ea état de
prier. Mais son ange gardien prie pour ceux qui la sou-
lagent. »
U
190 VIE DE MEL.VME
tenter Dieu en restant si légèrement vêtue. Je
ne lui répondis pas ; elle insistait toujours; puis
voyant que je ne faisais plus attention à elle :
« Vous n'auriez pas, dit-elle, des boucles d'oreil-
les à changer? J'en ai de très jolies et j'en ai
qui ont une vertu ; elles charment et font trou-
ver un bon petit mari. » — « Ah! Madame, vous
vous trompez d'adresse ; je ne veux rien de tout
ce que vous avez, et je ne désire rien, rien de tout
ce qu'il y a sur la terre. » Inutile de dire que
de toute la force de mon esprit, je priais la mi-
séricorde divine de me secourir, de me délivrer
de cette tentatrice. Eh 1 la femme démone s'ap-
prochait toujours, presque à me toucher^ mais
elle ne m'a pas touchée, a Mais, dit-elle, unjoli
mari qui vous aimerait beaucoup, et même deux
si vous voulez : ils sont très riches, ils feraient
votre bonheur ; voulez-vous que je les fasse
venir? » Je lui dis : « C'est bien assez de vous,
tentatrice, et si vous faites venir quelqu'un
j'appelle ma Mère. » — « Ne vous fâchez pas,
pauvre enfant, vous ne connaissez pas le monde,
vous n'avez jamais goûté les joies de la so-
ciété, mais si vous m'écoutiez vous sauriez les
joies qu'il y a d'être aimée. Peut-être que les
dévots et les dévotes qui souffrent le martyre
VIE DE MELANIE Idl
de leur isolement vous ont tourné la tête, pauvre
petite ; croyez-moi, venez avec moi. » A peine
eus-je entendu cela que, hors de moi et comme
un éclair, je fis un signe de croix sur moi et sur
le ciel en disant : « En vertu du sang de mon
Sauveur, Gieux, ouvrez-vous et donnez-moi mon
Sauveur. » A Tinstant un gros chien, blanc
comme la neige et les pieds roux, arrive en cou-
rant et en aboyant comme pour dévorer cette
femme, qui sans dire un mot de plus prit la
fuite et entra dans la terre ; et le chien, en
retournant par où il était venu, disparut. Gloire
éternelle à notre Dieu trois fois saint ! Grande
est sa miséricorde toujours prompte à nous
secourir dans les dangers de l'âme et du corps.
L'époque de quitter mes maîtres était arrivée
puisque la neige avait recouvert les pâturages;
on me garda encore^ quelques semaines, puis
ma patronne m'accompagna chez mes parents,
afin qu'ils lui promissent qu'à la nouvelle année
je reviendrais chez elle.
Ma mère ne répondit pas à mon bonjour ni à
mes signes d'affection ; alors je lui demandai à
quoi elle voulait que je m'occupe. D'un air fâché
elle répondit qu'elle n'avait pas besoin de moi.
« Jele sais, Julie, vous n'avez pas besoin de moi;
192 TIE DE MELANIE
je ne puis cependant pas rester toujours sans rien
faire : ce serait abuser du temps que le bon Dieu
nous donne pour gagner le paradis. » — « Oh !
bigote, me dit-elle, te voilà encore avec ton bon
Dieu et ton paradis; ôte-toi de devant mes yeux,
tu me fais perdre la tête. » Je n'insistai plus, je
me retirai dans ma chambre et pensai à mon très
amoureux Jésus : je lui demandai de me donner
l'uniformité à son bon plaisir et le parfait déta-
chement de toutes les choses transitoires, sur-
tout, surtout son vrai amour.
Au bout de quelques jours mon père arriva.
Dès que je l'entendis, mon premier mouvement
était de courir me jeter dans ses bras : je ne lais-
sai pas achever ce mouvement tout naturel et
tout humain. Je continuai à m'entretenir avec sa
divine Majesté, et à descendre beaucoup dans
ma nullité, à demander beaucoup pardon à mon
Dieu pour ce commencement d'ac/e d'infidélité.
En effet mon amoureux Jésus ne m'a-t-il pas
ravi toutes les affections de mon cœur?.... Oui
et je les lui ai toutes données, voulant en la vie
et en la mort être sous son absolue dépendance.
Mon père resta quelques jours en famille, car
il me semble qu'il y eut deux jours de fête; puis
il repartit pour son travail; et je repris ma soli-
VIE DE MELANIE 193
tude, puisque la volonté du Très-Haut me don-
nait ce loisir.
Pendant ces quelques mois, ma mère désirait
beaucoup que quelqu'un vînt me demander pour
garder ses brebis; quant à moi, j'étais, par la
divine grâce, devenue indifférente. Je ne deman-
dais plus des souffrances. Ce que je demandais
à Dieu dans ce temps-là, c'était son saint amour,
de ne jamais lui déplaire en le sachant, de dé-
pendre de lui en toutes choses tant intérieure-
ment qu'extérieurement, de m'abandonner entiè-
rement entre ses mains bénies pour l'âme et pour
le corps; la foi vive, ardente et pénétrante qui
voit au delà ; l'horreur du péché, comme on dit;
et comme je ne connais pas les péchés sans nom-
bre que je commets et ne puis avoir le ferme
propos de ne plus les commettre, je demandais
la grâce de m'abstenir de tout ce qui est contraire
à la sainteté de mon Dieu, et de n'aimer que ce
que l'humanité unie à la divinité de mon Jésus
aimait étant sur la terre.
Mon père avait recommandé à ma mère de
m'envoyerau catéchisme; j'y allais, mais quand
monsieur le Vicaire m'interrogeait, je ne savais
pas répondre; ne sachant pas lire je ne pouvais
pas apprendre. Chaque fois que nous sortions du
14.
\0i VIE DE MELAME
Catéchisme, mes frères allaient dire à ma mère
que je ne savais jamais répondre aux questions et
que j'étais la plus ignorante de toutes. Ma mère
me grondait et m'appelait fausse dévote, sauvage
et muette, et disait que jamais je ne ferais ma
première communion, qu'elle allait me mettre
en service à la première occasion. En attendant,
toujours corroborée par la divine grâce, j'étais
tout uniformée à l'adorable et très aimable vo-
lonté de mon Dieu et divin Médecin. Par la foi
je voyais la main du Tout-Puissant dans tout ce
que j'avais à souffrir, comme les mépris, les mo-
queries, l'abandon, la pauvreté, etc. Toutes ces
choses me paraissaientexcellentes, parce qu'elles
me portaient à mon très amoureux Jésus, à le
prier de me secourir afm que je ne l'offense pas,
et de faire que tout en moi le loue et le glorifie.
De temps en temps, je demandais à ma mère
la permission de sortir. J'allais à l'église pour
penser à mon Dieu, à munir à Lui dans tous
les états de sa vie mortelle ; puis je lui deman-
dais la grâce de l'aimer non par simple sentiment
mais par une sincère, profonde conviction que
la foi seule peut donner. Tout d'un coup mon
esprit se trouva dans une grande salle à demi
obscure. Il y avait un grand nombre de mes-
VIE DE MELAME 195
sieurs dont la plupart écrivaient Bans des cahiers
ou sur des feuilles volantes rouges. Ceux qui
paraissaient chefs dans cette assemblée sem-
blaient être obsédés par le démon ; ils parlaient
et gesticulaient frénétiquement et donnaient des
ordres : une croix fut décrochée d'un mur de
la salle et jetée sous leurs pieds et brisée ; on
clama : bravo! Puis des dépêches arrivèrent, des
colis postaux (vous dites, mon très Révérend
Père, que les colis postaux n'existent que de-
puis vingt-cinq ans environ ! mais je ne sais pas
s'il y avait aussi des dépêches en ce temps-là et
des chemins de fer que je voyais aussi) ; ces co-
lis furent remis à des pharmaciens (désignés).
Dans cette diabolique assemblée, il y avait trois
prêtres dont un étranger. On lut ce qu'on avait
écrit dans les cahiers. Oh! horreur... Les feuilles
rouges volantes aussi furent lues, puis signées
par un des chefs et données en paquets à cinq
d'entre eux pour être affichées à l'heure indiquée
et tout cela disparut. « Mon Seigneur et mon
DiEu^ qu'est-ce donc que j'ai vu ? Mon cher
Jésus, par toute votre passion, par les mérites
de votre précieux sang, ôtez de ma vue tant
d'iniquités ! » De la lumière de la grande pré-
sence du Très-Haut, j'entendis dans mon inté-
19G VIE DE M EL AME
rieur sa douce voix : « Ma fille, l'assemblée que
vous avez vue est composée de sectaires enne-
mis de Dieu et de l'Eglise ; leur nombre augmen-
tera d'autant plus que les fidèles perdront la foi
et négligeront la prière. Les homm.es qui écri-
vaient dans les cahiers préparaient de nouvelles
lois et de nouveaux codes qui étoufferont, suffo-
queront toute justice et couronneront l'iniquité.
Les feuilles volantes sont des arrêts, des ordon-
nances qui seront affichés dans les rues et les
places publiques. Les paquets postaux sont des
médicaments : les pharmaciens (choisis mettront
les doses nécessaires (poison lent ou expéditif)
selon les cas. » — « Mon Seigneur et mon Dieu,
tenez-moi bien et faites que je vous aime; faites
que je vous aime pour tous ceux qui ne vous ai-
ment pas. Seigneur monDiEU, j'ai peur de moi :
dites-moi que je vous aime ! » — « Oui, vous
m'aimez, aimez-moi davantage », me dit mon
aimable Sauveur. « Seigneur, mon Dieu, que
faut-il que je fasse pour vous aimer davantage ?
Vous le sa^ez, je ne suis rien, et alors je vous
aime, par vous-même, en vous-même et pour vous
seul qui êtes le centre de tout mon amour. » Jésus
me dit : « A présent vous m'aimerez à vos dé-
pens : aidez-moi à supporter mes ministres dé-
VIE DE MELANIE 197
chus, et combattez pour réparer tant d'outrages
à mon amour et à ma sainteté. » J'acceptai tout
avec sa divine grâce, jusqu'à être broyée pour
sa gloire et pour l'extension de son règne, et
tout finit là.
Combien je sentais et connaissais mon néant
dans la grande, l'illimitée Lumière incréée ; et
aussi combien défectueux et imparfait me pa-
raissait mon passé devant cette sainteté si pure
en elle-même î Je ne savais que m'approfondir
dans les bas-fonds de mes misères et de mon
impuissance à procurer tant soit peu la gloire
du Très-Haut.
COMMENCEMENT DE LA BONNE ANNEE
Un jour, à mon retour de l'église, ma mère me
dit : « Dans un moment une femme viendra te
prendre, tu es louée pour un an. » Une heure
environ après, je partis avec ma nouvelle maî-
tresse. Je voulais auparavant embrasser mes
deux sœurs. On ne m'en donna pas le loisir; et
quoique (selon ma nature) cette privation me
coûtait beaucoup et que des larmes roulaient
dans mes yeux, j'étais entièrement uniformée à
l'aimable volonté de mon bien-aimé Jésus. Après
198 VIE DE MELANIE
environ deux heures de marche nous arrivons
au village de Saint-Michel. La famille se compo-
sait du mari, de sa femme (qui était venue me
prendre , et d'une jeune enfant de deux ou trois
ans. La neige couvrait la terre; en conséquence
on ne pouvait pas conduire les bestiaux au pâtu-
rage. Oh ! mon bon Dieu, combien vous avez été
bon pour moi si vile : vousne m'avezjamais privée
de vos bonnes croix; sovez-en éternellement
béni !
Mes patrons n'avaient que leur lit dans lequel
couchait aussi la jeune enfant; et ils avaient
peut-être combiné de me faire coucher avec eux
dans leur lit. Dans cette famille la prière ne se
faisait pas en commun ; alors je faisais un peu de
prière, et un moment après qu'ils étaient au lit,
ils me dirent de me dépêcher de me mettre au
lit. Je me relève et je dis : « Oi!i faut-il que je
me couche, je vous prie? » — « Ici, me dirent-
ils; voyez, je vous ai laissé la place, le lit est
assez grand; venez vite vous coucher. » — u Inu-
tile que vous me disiez de me coucher dans votre
lit », leur ai-je répondu avec force et fermeté; et
je me remis à genoux pour continuer ma prière,
^lais mes patrons insistaient, tantôt par des flat-
teries, tantôt par des menaces. J'avais besoin de
VIE DE MELANIE 199
beaucoup de force de caractère : je me sentais
par moments vaincue à cause de la peine que je
leur causais par mon obstination, et malgré [cela]
j'étais bien fermement résolue de mourir plutôt
que de leur obéir ! Il me semble une chose incro-
yable, et pourtant la vérité, malgré toute la force
de mon âme j'étais dans la disposition de me
coucher avec eux. Jusqu'à tard dans la nuit,
on m'invita, on m'ordonna, on me commanda
d'obéir et de me coucher. Il en fut de même la
seconde et la troisième nuit.
Maintenant une obéissance qui m'est plus
facile : un de ces jours derniers, montrés vénéré
Pasteur et Confesseur, vous m'avez dit à peu
près ceci : « Mais écrivez aussi vos fautes, vos
infidélités ! » Je crois, mon très cher Père, que
vous ne les voyez pas alors. Ainsi, durant cette
espèce de lutte avec mes patrons, pendant la nuit
surtout, j'avais cette pensée très mauvaise (que
j'ai confessée dans ma première confession géné-
rale) que si mon père s'était trouvé en famille
quand ma patronne vint pour me louer, bien sûr
qu'il se serait enquis de la manière que je serais
traitée chez elle : ma mère n'a jamais été en
service, elle ne sait pas ce que c'est que d'être
logée chez des étrangers. Il est bien vrai que je
200 VIE DE MELANIE
rejetais ces pensées de mon amour-propre, de
mon orgueil; en voilà trop de fautes et d'infidé-
lités^ lorsque déjà j'étais dans ma quatorzième
année ! Eh ! ce n'est pas tout encore : ne voyant
pas d'offense de Dieu à coucher dans le même lit,
je m'en prenais à mon petit Frère, osant lui repro-
cher d'être cause, Lui, du chagrin que je donnais
à mes patrons, en m'ayant dit de ne pas coucher
avec d'autres personnes parce que mon bon Dieu
ne le voulait pas; et que cependant auparavant
il m'inculquait l'obéissance à mes patrons quand
ils ne m'ordonnaient pas de transgresser la
sainte loi de Dieu ou de l'Église. Donc j'avais
aussi la faute de la murmuration; et cette faute
porte avec elle (ou plutôt es/ portée par) V orgueil
dans toute sa force; puisque oser murmurer
c'était avoir une estime pour mon propre juge-
ment, puis me croire plus sage que les autres, et
n'être pas soumise aveuglément aux avis et con-
seils que j'avais reçus, etc., etc. J'ai toujours
remarqué que quand je fais une faute et cela,
malheureusement, m'arrive souvent, elle est
suivie de plusieurs autres. Ah ! si la miséricorde
n'était pas infinie, il y a longtemps que je serais
dans l'enfer; et si elle prolonge mes jours, c'est
qu'elle attend ma conversion et une sincère péni-
VIE DE MELA>^IE 201
tence. Oh 1 mon très cher et très Révérend Père,
ayez pitié de ma pauvre âme, priez, oui, priez pour
moi, je vous le demande par charité; priez pour
moi, je suis si malheureuse de ne pas aimer mon
bon Dieu comme je voudrais l'aimer !
Le quatrième jour, j'eus un lit pour moi seule !
Mon très Révérend Père, est-ce que le bon Dieu
ne me grondera pas de mettre sur ce papier la
moindre piqûre que j'ai soufferte?.. Mon Dieu,
que cette obéissance me coûte!
Le soir on me dit que maintenant j'avais un lit
pour moi; je remerciai mes patrons. L'heure
venue, je demandai où l'on avait mis mon lit, on
me le fit voir : il était au pied du leur en dehors
bien entendu. Quand ils furent couchés et que
la lampe fut éteinte, je me couchai... comment
faut-il dire? Ce ne fut que le matin que je regar-
dai et contemplai ce lit : c'était un petit bassin
en bois qui avait servi pour donner à manger et
à boire à un tout petit cochon que mes patrons
voulaient élever et qui mourut. Ce bassin creusé
dans un arbre n'était ni assez long ni assez large
pour que je me couche dedans; avec deux clous
il était fixé au fond du lit et par dessous^ au
milieu, il était soutenu à un ou deux pieds de
terre par un bâton. Pas de coussin, pas de draps
15
VIE DE MKLAME
de lit et pas de couverture; dedans il y avait un
paquet de chardons secs. Mon lit était donc
garni avec ces plantes piquantes. La première
nuit je m'y couchai sans me dévêtir, puis les
autres nuits je me dévètissais en partie seule-
ment. Il me semblait bien consolant de n'avoir
plus qu'à me croiser les bras : le Divin Maître
faisait ses affaires avec les miennes; j'étais sûre
défaire sa sainte volonté; il ne me restait qu'à
lui rendre grâce de la faveur qu'il me faisait en
me donnant une petite part aux humiliations, aux
mépris et à la flagellation du Fils de Dieu. Il me
semblait qu'avec sa divine grûce, j'aurais voulu
souffrir davantage, mais je n'osais le lui deman-
der, voulant en tout être sous la dépendance de
son bon plaisir pour ne chercher que sa gloire.
Je ne me rappelle pas combien de mois seu-
lement je suis restée dans cette famille. Je sais
qu'après environ un mois ou deux que j'y étais,
j'entendis dire par mes maîtres que, dans ce
village, maintenant, il y avait trois enfants de
Corps. Un mois environ après, un de ces en-
fants de Corps vint de grand matin demander à
mes patrons de me laisser aller à Corps voir
mes parents; mon patron lui dit : « Mais je ne
sais pas si elle veut aller à Corps; elle ne parle
I
VIE DE MILAME 205
jamais; demandez-lui si elle veut y aller ». —
« Et où est-elle? » demanda cet enfant en s'ap-
prochant de leur lit. « Regardez après mon
lit. » Il s'avoisine, regarde en silence, puis il me
dit : « Voulez-vous que nous allions voir nos
parents à Corps ? » Je répondis : « Je ferais
comme veulent mes maîtres. » Mon patron dit :
« Laissez-la, nous avons justement aujourd'hui
beaucoup d'ouvrage, elle ira un autre jour.
Arrivé à Corps, cet enfant fit à ses parents
et aux habitants du bourg la description de mon
cher lit ; et des personnes allaient à ma mère
lui dire que c'était cruauté de me laisser chez
ces patrons; et peut-être aussi exagérait-on.
Quoi qu'il en soit ce petit garçon rentra trop
tard chez ses patrons pour venir chez les miens;
ce ne fut que quatre ou cinq jours après qu'il
vint et leur dit que ma mère étant malade avait
besoin de moi ; qu'il fallait qu'on me laissât
partir. Mes patrons alors me dirent : « Vous
avez entendu cet enfant? C'est bien fâcheux que
votre mère soit malade, il semblait que vous
êtes faite pour nous ; promettez-nous de reve-
nir aussitôt que votre mère sera mieux. » Et je
partis en demandant de temps en temps le che-
min pour Corps.
204 VIE DE MELANIE
J'avais le temps, étant seule, de faire mon
examen. Je n'étais pas contente : je me disais
que peut-être je ne m'étais pas assez anéantie
intérieurement, pour les grâces que le Tout-
Puissant m'avait faites de m'avoir mise chez des
maîtres si bons, et où j'aurais pu sans bruit me
sanctifier et me sacrifier tout entière, pour
réparer la gloire que les amis de mon Jésus re-
fusent de lui donner. Je lui demandais pardon
et lui promettais d'être plus fidèle avec sa puis-
sante grâce.
Je trouvai ma chère mère en parfaite santé
et le jeudi elle m'avait donnée à une autre fa-
mille du village de Quet-en-Beaumont. Le di-
manche ma nouvelle patronne vint me prendre.
Gloire à la grande miséricorde du Dieu d'amour!
Je n'avais rien perdu au change.
LA BONNE ANNÉE
Cette famille se composait du père, de la
mère, de la fille âgée d'environ vingt-cinq ans et
du fils d'environ vingt-trois ou vingt-quatre ans.
Après avoir salué mes patrons et m'être mise
à leur disposition^ je me rendis à l'étable pour
faire la connaissance de mon petit troupeau : il
i
VIE DE MELANIE 205
se composait de trois vaches (peu de jours après
on m'apprit que deux que j'appelais vaches
étaient deux taureaux) et de trois ou quatre chè-
vres.
Mon impression en entrant chez ces nou-
veaux patrons était noire, affligeante et répu-
gnante : je ne savais pas définir cette angoisse,
cette peur, ce malaise intérieur que j'éprouvais
involontairement, me faisant violence pour me
surmonter. Ces personnes ne regardaient ja-
mais en face ; toujours leurs regards étaient
tordus ; il semblait qu'ils ne se lavaient jamais
les mains ni la figure; on aurait dit des ramo-
neurs. J'étais humainement dégoûtée de leurs
personnes et de leurs regards. Je souffrais pour
cela des peines très grandes : mon esprit était
comme crucifié. De plus en plus je tenais mon
cœur dans l'unité de mon tout bon et tout ai-
mant Jésus, voulant, embrassant tout ce qu'il
daignait permettre à mon égard ; j'unissais mes
sentiments à ceux qu'avait eus le Verbe de
Dieu, mon très amoureux Jésus-Christ.
Le soir, au moment de se mettre au lit (il faut
dire d'abord qu'il n'y avait qu'une chambre dans
laquelle deux lits pour quatre qu'ils étaient), la
fdle en quittant ses habits me dit : « Vous savez
2 G VIE DE MELANIE
que nous couchons clans le même lit ^^ Je lui
répondis : « S il plaît à Dieu » et je continuai ma
prière. Un moment après, mon patron dit :
« Ohl petite, il faut vous mettre au lit; autre-
ment, j'éteins la lampe ». C'était la première
fois que j'entendais la voix de ce vieillard. Je
Tcïgarde le lit de sa fille : son frère était couché
avec elle ; alors je demande où je devais me cou-
cher. La vieille mère releva la tête de dessus
son coussin et me dit : « Dans ce lit, avec mes
deux enfants. Et dépêchez-vous, parce que l'huile
de la lampe se consume. » Je répondis avec fer-
meté, en réunissant toutes les forces que j'avais
malgré la peur que m'inspirait cette famille,
que jamais de la vie je ne coucherais avec ses
deux enfants, que ma religion me le défendait et
que je mourrais plutôt que de désobéir à mon
Dieu. Son mari cria : « Couchez-vous, sinon je
vous tue » et il se mit à blasphémer comme un
démon. Je tremblais de tous mes membres et je
me recommandais de tout cœur à mon crucifié
cher et aimable Jésus et à ma douce Maman.
Bien sûr que sans la puissante grâce d'en haut,
j'aurais désobéi à mon très aimé Frère, dans
cette lutte assez longue de chaque jour jusque
vers la Noël. 11 est vrai qu'il y eut deux ou trois
YIE DE MELANIE 20^
semaines dune trêve reiative et c'était pendant
les moissons. Enfin le père irrité me dit de
nouveau : « Si dans quatre minutes vous n'êtes
pas au lit, un malheur vous arrive. »
Plus que jamais j'implorais la Divine Grâce,
connaissant ma faiblesse; mais de combien de
craintes j'étais torturée! Cet homme blasphémait
toujours, et c'était moi qui occasionnais cela I
On se moquait de notre sainte religion et c'était
moi, moi seule qui en étais cause! Mon Dieu,
oui glorifiez-vous dans mes peines, mais ne
permettez jamais que je vous offense en quoi que
ce soit.
Mon patron éteint la lampe et me demande si
je suis au lit. A ma réponse négative, tout en
blasphémant, il saute du lit et dit : « Où êtes-
vous ? » — « Je suis ici, près du lit de vos
enfants », lui dis-je. Il me trouve, me donne des
coups, puis me saisissant par ma coiffure, il
me traîne. Alors les mentonnières s'étant cas-
sées, il me prit par les cheveux et me traîna
plusieurs fois autour de la chambre, me laissa
à terre et retourna dans son lit. Je ne sais dire ici
ce que je sentais; je sais seulement que quelques
minutes après avoir été laissée par mon patron
je me trouvais remerciant la miséricorde de
208 VIE DE MELAME
Dieu, j'exaltais les justes et saintes rigueurs de
sa justice ; cela me fit concevoir une grande hor-
reur des offenses faites au Très-Haut, surtout
quand elles lui viennent de ses amis intimes.
Enfin, je me sentais heureuse et grandement
joyeuse de ce que mon divin Rédempteur
dans sa miséricorde, quoique je ne fusse rien,
eût daigner m'honorer de ses pâtiments. Jus-
qu'alors je l'aimais très-beaucoup mon bien-
aimé Jésus-Christ et je désirais Taimer da-
vantage, sans cependant savoir comment et en
quoi je pouvais Taimer davantage. Cette nuit-là
me fut bonne, et je lui prouvai bien qu'avec
sa grâce je l'aimais plus que moi-même ; oui, oui,
oui, je l'aimais mon tout bon Jésus.
Le matin, dès que le jour parut, j'essayai de
me relever de terre ; tous mes membres étaient
endoloris ; ce ne fut que peu à peu que je pus
avec ma salive, détacher le sang de mes pau-
pières ; de même ma tête était collée sur le
pavé. Dès que je pus me lever, je marchai en
boitant, mais doucement afin de ne pas réveil-
ler mes chers maîtres, mais ils m'entendirent
ouvrir la porte et ma patronne dit : « Où
allez-vous, petite? Vous savez que vous devez
mener paître les bêtes tout à l'heure. » Je lui dis
VIE DE MELANIE 209
que j'allais à la fontaine et que s'il plaisait à
Dieu, je serais bien vite de retour. Je sors cher-
chant une fontaine ; n'en trouvant ni à droite, ni
à gauche j'entre dans la prairie attenante à l'ha-
bitation pensant me laver un peu avec la rosée
du matin, quand la voix intérieure me dit : « Mar-
chez à votre droite, derrière la maison, là vous
trouverez de l'eau ». J'obéis et trouvai un peu
de l'eau qui coulait par un petit canal en bois.
Dès que j'eus terminé, comme je prenais le che-
min pour rentrer chez mes patrons, je rencontre
deux femmes qui me demandent d'où j'étais et
si mes parents avaient trop d'enfants : « Vous
ne savez pas, pauvre enfant, que le Moine n'a
jamais pu garder ni berger, ni bergère; le der-
nier berger qu'ils avaient est parti samedi : on
ne lui donnait pas à manger et on le faisait tra-
vailler comme un nègre; le pauvre petit n'est
resté que trois jours et c'est merveille; les
autres ne sont restés qu'un jour. »
En rentrant, je trouvai mes patrons levés ; la
fille me dit de prendre les bêtes pour les con-
duire au pâturage. Je réponds que je ne connais-
sais pas leurs propriétés, qu'ils eussent la bonté
de me les montrer. Mon patron me dit qu'il ne
m'avait pas prise pour me faire accompagner, de
15.
210 VIE DE MELANIE
me dépêcher de m"ôler de là. Je vais à l'étables
mon Dieu que j'avais peur ! les vaches, non, les
taureaux (c'est ainsi qu'on les appelait) mugis-
saient, frappaient des pieds et se débattaient à
mesure que je m'en approchais. Alors je com-
mence par faire sortir les chèvres afin que mon
patron ne se fâche pas en voyant que j'allais
trop lentement; mais les vaches I... Enfin la fille
de mon maître vint et me dit : « Allons, vite,
dégourdissez-vous », et elle prit un bâton et
s'entremit entre les vaches pour leur enlever
leur chaîne; et aussitôt elles prirent la course.
Cette fille me dit : « Ayez toujours ce bâton à
la main, autrement les taureaux vous mettraient
en morceaux. » En traversant le village, j'étais
l'objet de la curiosité; les gens s'appelaient:
« Venez voir la nouvelle bergère du Moine ».
Les uns disaient : « Demain nous verrons encore
une nouvelle figure ^) ; d'autres : « Mais les
parents de ces pauvres enfants ne demandent
donc pas d'information? » Des personnes me
dirent : « Pauvre petite, vous allez bien soufîrir
de la faim. Vous voyez ce verger; il est à moi
et il a beaucoup de fruits : je vous permets
de prendre tout ce que vous pourrez manger.
Si le garde vous dit quelque chose, vous
VIE DE MELANIE 211
lui répondrez que vous avez la permission. »
Je marchais toujours avec mes méchantes
bêtes sans savoir où je devais aller. Arrivée vers
une maison je demande à la personne qui se
présente où sont les pâturages communaux.
Cette femme fait quelques pas avec moi pour
me les indiquer et me dit : « Vous devez être
chez le Moine, ce voleur, cet assassin, cet avare;
il n'y a que lui qui aille dans les terres commu-
nales; mais vous ne resterez pas longtemps
chez lui. »
J'étais dans une continuelle agitation en gar-
dant ce bétail et toujours dans la crainte de
quelque accident de personne, parce que dès
que mes taureaux voyaient quelqu'un, ils par-
taient en courant, passaient dans les blés et
gâtaient les récoltes. Et cet état de choses fut à
peu près le même toute cette année ]845. Seule-
ment ce premier jour, au moment de m'en retour-
ner, je pensais avec frayeur comment je pourrais
m'approcher de ces vaches pour les attacher
dans leur étable. Alors me rappelant cette ins-
truction de mon cher et bien aimé Frère : que
l'homme avant sa déchéance commandait aux
animaux, quïl était le roi de tout le créé, et que
les bêtes les plus féroces par leur nature lui
212 VIE DE MELAME
obéissaient, je me dis : « Puisque mon très amou-
reux Jésus, par le saint Baptême m'a faite
enfant de Dieu, et que, par sa parole infaillible,
par son sang il a eiï'acé tous mes péchés, je puis
donc au nom des mérites de son sang précieux,
ordonner à mes vaches de rester tranquilles
quand je les attache ou détache ». Arrivée à
Técurie, je les attachai sans peine. Gloire à
Dieu et à sa miséricorde! Je désirai d'un grand
désir cette même belle union avec mon crucifié
cher Jésus et l'uniformité effective à son adorable
et toujours aimable volonté.
L'heure de se mettre au lit étant venue, mon
patron dit : « Oui ne sera pas au lit dans trois
minutes, je lui brise les os I » Après un instant
la fille me dit : « Vous ferez votre prière demain :
venez vous mettre au lit : tenez, voyez, comme
vous serez bien séparée, j"ai mis une planche. »
Je regarde : une étroite planche d'environ un
palme de largeur était posée sur le lit. Je dis :
« Sachez que je ne me mets pas au lit, je dois
obéir à mon Dieu. » On fit un moment de si-
lence.
(( Oh ! Mon très amoureux Jésus, faites que
je vous aime effectivement! Oui, oui, je sens
que je vous aime; et c'est à présent que vous
VIE DE MELANIE 213
VOUS êtes ravi tous mes amours, toutes mes
affections et que vous m'avez associée à votre
sainte Passion; c'est véritablement à présent
que vous vous faites aimer de moi, ver de terre;
ne me laissez pas, perfectionnez votre image
pour la glorification de votre saint Nom et pour
la sanctification de vos Ministres ; et si, par
ma destruction je puis augmenter votre gloire,
prenez ma vie puisque je vous appartiens : je
m'abandonne à vous morte ou vivante. »
Mon patron demanda si j'étais au lit; je répon-
dis que non, et que je ne devais pas m'y mettre.
Furieux il se lève et fait comme la veille. Dieu
soit béni !
Le lendemain, je fus garder mon troupeau,
mais dans la propriété de mes maîtres qu'une
femme m'avait fait connaître. Vers midi, le
garde champêtre vint près de moi, me demanda
d'où j'étais et le nom de mes parents : il connais-
sait mon père. Puis il me dit que tous les gens
des trois villages de Quet l'avaient chargé de
veiller sur les agissements du Moine et sur son
bétail afin de lui faire des procès; et qu'il
m'avertissait à cause de l'estime qu'il avait pour
mon père. Puis il me dit que je ne devais pas
rester chez le Moine, etc., etc.
214 VIE DE MELAME
Le soir, pour que j'aille au lit, mon maîlre
essaya du même procédé q^eles deux jours pré-
cédents; seulement il dit que, cette fois-ci, il
voulait en finir avec moi : il était furieux comme
ses vaches : je n'avais presque plus de cheveux
sur la tète. Il m'avait battue, traînée, piétinée,
et il continuait à me fouler sous ses pieds disant
qu'il voulait m'enlever de ce monde. Alors vou-
lant mourir en chrétienne, je ramassai mes forces
pour dire haut ma profession de foi et répéter
que je ne voulais pas coucher avec ses enfants.
Devenu plus furieux, il dit : « Où est ma hache,
où est ma hache? que je lui tranche le coul » II
n'avait pas achevé de parler qu'une harmonieuse
musique se fit entendre, et je n'entendis plus
blasphémer. Une lumière éclatante, des Vierges
vêtues de blanc argenté entouraient Notre
amoureux Jéscs, ce bon Jésus que j'aime ; vous
le savez, celui que j'aime, c'est mon Jésus du
Calvaire, mort pour nous sauver. Les paroles,
je ne les comprenais pas; il me fut dit que je les
comprendrais quand j'aurais quitté l'enveloppe
de mon âme. Donc je ne compris pas les paroles
chantées, mais la seule musique endormit toutes
mes douleurs, redressa mes membres disloqués
et guérit mes plaies. Notre très et très amou-
VIE DE MELANIE 215
reux JÉSUS feignait de ne pas me regarder;
il était au milieu d'une lumière inaccessible, il
était lui-même cette lumière et était vêtu de sa
propre Lumière incomparable; sur sa tête, il
avait trois couronnes distinctes mais non sépa-
rées. Les Vierges tenaient chacune une fleur
différente à la main droite, comme une margue-
rite, une rose, une violette, un lys, etc. ; chaque
fleur avait dans le milieu Timage vivante, par-
faite de notre doux et bien-aimé Jésus-Christ.
Je compris que cela signifiait la rectitude d'in-
tention dans la pratique des vertus symbolisées
par ces fleurs multiples sur une seule tige. Et
Marie, la grande Reine incomparable, le chef-
d'œuvre de la très sainte Trinité ! Et elle est
notre Mère ! Sa beauté, sa splendeur, la puis-
sance qu'elle a reçue de son divin Fils, tout en
elle est si sublime, si grand, qu'elle fait la joie,
l'admiration des anges et de tous les bienheu-
reux. Je gâterais sa beauté si, ignorante que je
suis, j'essayais de balbutier ses qualités. Je
l'aime, voilà tout...
Après la belle musique, les Vierges venaient
pour me remettre la tige de fleurs qu'elles por-
taient; je ne les reçus pas; je leur dis que je ne
me fiais pas de les conserver; que notre bonne
216 VIE DE MELANIE
et glorieuse Reine était ma trésorière, qu'elles
voulussent bien les lui remettre et toujours avec
les mêmes conditions, c'est-à-dire que mon
Divin Epoux, pour sa gloire et la sanctification
de ses Ministres, puisera dans le trésor dont il a
été le producteur. Notre douce Mère et grande
Reine, avec une grâce et un sourire tout célestes,
mit ces fleurs sur sa poitrine et les couvrit d'un
pli de sa robe. Notre doux Sauveur me regarda
alors aimablement avec ses beaux yeux péné-
trants et parlant dans le silence. Il avait, en me
laissant la vie humaine, accepté ma mort: Voilà
la signification de la palme qu'il tenait dans sa
main droite. Puis tout disparut.
Je me retrouve assise à terre, à côté d'une
chaise en débris. Mes patrons étaient encore au
lit. Je sortis pour prier un peu dans f étable.
Après environ une heure, j'entendis que mes
maîtres parlaient et discutaient entre eux ; je
rentre pour demander où je devais mener les
animaux, et tous me disaient je ne sais quoi.
Enfin ils me grondaient et m'appelaient esprit
follet ou follette, je ne sais, et me demandaient
où je m'étais cachée, puisque avec une lampe
ils m'avaient cherchée partout, et que je n'étais
sûrement pas dans la maison, et que pour sortir
VIE DE MELAME 217
j'avais dû passer par le trou de la serrure. Puis
le patron me dit de me lever de devant ses yeux
parce que je le faisais devenir fou.
J'allai prendre les vaches et les chèvres et je
partis. Ma vie était vraiment active cette année;
je ne risquais pas de m'endormir. Entre les
vaches et les chèvres, je devais toujours être en
course; mais ce qui m'affligeait, c'était lorsque
les vaches causaient du préjudice, en traversant
les champs de récoltes; et que je devais, parfois,
pour les faire retourner, passer, moi aussi, dans
les blés, ne pouvant faire autrement. Je deman-
dais bien pardon à mon cher Jésus-Christ et aux
personnes à qui les champs appartenaient;
mais bien des fois j'ignorais qui étaient les
propriétaires de tel champ; de sorte que mon
esprit était toujours torturé, soit dans la crainte
de déplaire à mon bien cher bien-aimé, soit
dans la crainte que mes vaches fissent du mal
à quelque personne, et j'avais encore la peine
de voir que j'affligeais mes patrons en ne leur
obéissant pas.
Vers l'après-midi, je ne sais ce que les deux
vaches méchantes virent dans le lointain, si ce
fut un lièvre ou un chien, elles prirent la course
et se dirigèrent du côté du Drac. Je devais les
218 VIE DE MELAME
suivre des yeux pour ensuite aller les chercher;
mais c'était si loin... et comment laisser seules
la troisième vache et les chèvres? « M,on cher
bon Dieu, aidez-moi, conseillez-moi et faites
que je ne vous oiTense jamais. » Je n'avais pas
de temps à perdre; vite, je prends mon bâton,
sur lequel, dès le premier jour, j'avais tracé la
croix de mon tout aimé Jésus-Ciirist; je la
plante sur une limite; puis, en toute liàte, je
conduis les bêles à l'extrémité du champ près
de l'autre limite; je fis mettre ces animaux en
face de la croix en leur disant qu'en vertu de la
croix de mon Sauveur, je leur défendais d'aller
en arrière de l'endroit où elles étaient et de dé^
passer la croix qui était en face d'eux. Cela dit
je partis pour chercher les deux vaches-taureaux.
Après avoir traversé la plaine, je cherchais un
endroit pour pouvoir étendre ma vue en dessous,
car je ne voyais plus les vaches. Je tourne à
droite, je marchais vers un précipice (dans nos
pays on appelle cela ruine). Je regarde et je
vois ces deux animaux au milieu de ce préci-
pice : ils ont dû y tomber. « Mon Dieu, je ne
pourrai jamais aller les chercher; et si je me
mets à descendre dans ces décombres de terre
et de rochers, je ne pourrai plus remonter ni les
VIE DE MELANIE 219
vaches d'ailleurs et mes maîtres vont être affli-
gés. A présent je suis malheureuse. » A peine
eus-je dit que j'étais malheureuse, que je tombai
à genoux pour protester contre mon dire et
demander pardon à mon bien-aimé Jésus. Non,
non, je n'étais pas malheureuse, puisque j'exé-
cutais le bon plaisir de mon amoureux Sauveur
dans ses desseins miséricordieux que j'adorais
et que j'aimais par-dessus toutes choses. Que
l'esprit de Jésus-Christ soit à jamais l'esprit de
mon esprit !
Enfin je me relève : je regardais la profondeur
du précipice et cherchais par quel endroit je
pourrais faire monter les vaches. Je fais quelques
pas pour descendre à un endroit où étaient ar-
rêtés quelques petits arbrisseaux qui avaient été
détachés du terrain... Eh! voilà que mes deux
vaches étaient en train de monter, précédées de
mon ange gardien qui leur traçait la voie à par-
courir; et elles arrivèrent en bon état. Je le
remerciai en remerciant la grande miséricorde
du Très-Haut mon Dieu; puis il me présenta à
boire dans une sorte de calice comme un magni-
fique verre à pied tout en argent, vif, étincelant,
et l'intérieur en or travaillé ; puis il me donna
une fleur rouge qu'on appelle, je crois, œillet,
220 VIE DE MELANIE
me disant de le tremper dans le contenu du verre
et de le manger. Je fis au premier instant un
peu de résistance. La Louve lui dit : « Est-ce
que je puis, malgré mes infidélités vous appe-
ler mon ami? » — « Oui, ma chère amie, ap-
pelez-moi toujours ami, parce que je suis votre
ami, serviteur de Jésus-Chbist comme vous. »
La Louve : « Tout ce qui arrive sur la terre est
mu et permis par la toute-puissance du Très-
Haut pour notre sanctification. Or notre très
aimant Rédempteur afin que j'aie des aides pour
me faire marcher dans la voie royale qu'il nous
a enseignée, a permis par compassion et misé-
ricorde que je sois mise au service de maîtres
qui croient bien faire en ne me donnant jamais à
manger ni à boire. Mettant à part leur malice
propre si elle existe, c'est Dieu qui permet cela
pour le bien de mon âme; c'est bien Lui qui
veut que j'expie par la faim et la soif, le luxe
et l'amour des richesses d'un grand nombre de
membres du Clergé. J'aime notre cher Jésus, je
l'aime pour Lui-même et parce qu'il est bon et
je voudrais le porter dans tous les cœurs qui ne
l'aiment pas. Jugez vous-même mon cas, mon
cher ami ; mes patrons ne sont-ils pas pour rnoi
des croix de providence? et ne dois-je pas obéir
VIE DE MELAME 221
jusqu'à la mort aux sacrés desseins de la Majesté
du Très-Haut? Mais pour que je ne sois pas trom-
pée par l'ennemi de tout bien, par l'ange déchu,
quel signe avez-vous à me donner que vous
êtes l'ambassadeur de Notre-Seigneur Jésus-
Christ?... » Il sortit de sa poitrine la Croix de
notre divin Rédempteur et se prosternant il
adora le crucifix glorieux et baisa ses cinq
plaies glorieuses et resplendissantes. « C'est
bien. Faites à présent un acte d'amour de
Dieu, de notre Dieu incréé, éternel, subsistant
par Lui-même. « Il le fit. Je n'essaierai pas de
le reproduire : je gâterais ce langage angélique.
Selon ma compréhension d'alors, je crus bien
qu'il était un ange fidèle et nullement l'ange des
ténèbres, maudit de Dieu qui ne peut ni s'humi-
lier sincèrement ni lui rendre grâce pour le
bienfait de sa création, ni le louer pour la jus-
tice qu'il exerce sur les anges rebelles et
orgueilleux. Au contraire, si l'Ange de Dieu ne
fait pas des actes d'humilité comme les mortels
voyageurs, il reconnaît avoir été créé et con-
servé dans son état de créature par la bonté de
Dieu, qu'il doit ses mérites et sa gloire aux
mérites infinis du sang de Jésus-Christ qui lui
ont été appliqués par anticipation et l'ont rendu
VIE DE MELAME
éternellement impeccable; il rend grâce à Dieu,
il l'adore et Taime.
Le crucifix disparut: l'ange se releva, fit le
signe de la croix et me dit en me présentant le
breuvage avec la fleur rouge : « Chère amie,
la preuve que je suis l'ange du Seigneur notre
Dieu, je vous l'ai donnée au Saint Nom de Jésus.
Prenez pour son amour cette nourriture qu'il
vous envoie. » La Louve prit cette coupe :
« Oh ! quelle bonne odeur ! Elle m'enivre avant
que je boive!... Mais, dites-moi, ami fidèle,
quand est-ce que je l'aimerai ? Dites-moi ce
qu'il aime afin que je le fasse, ou ce qu'il y a en
moi qui l'empêche de venir... » — « La terre,
chère amie, n'est pas un lieu de repos ni de
jouissance ; l'amour consommé n'a son parfait
épanouissement que dans le séjour des bienheu-
reux, parce qu'ils voient la Majesté Divine face
à face et à découvert. Vous êtes encore voya-
geuse et dans un corps corruptible : imitez Notre-
Seigneur Jésus-Christ. Depuis l'union de sa
Divinité à son humanité sainte jusqu'à sa mort
sur la croix, il n'a cessé un instant de souffrir
dans son âme, dans son cœur et dans son corps.
Imitez-le par la foi en ses mérites infinis. » 11
disparut. N'ite je conduisis ces vaches t'ans 'e
VIE DE MKLAME 223
pâturage où j'avais laissé l'autre et les chèvres
pour ramener toutes mes bêtes chez mes pa-
trons.
L'heure de se mettre au lit étant venue, la
fille me dit : « Si ce n'est pas par caprice que
vous refusiez de vous coucher quand il y avait
mon frère, il n'y est pas ce soir, venez vous
mettre au lit. » Je ne répondis rien ; je faisais
un peu de prière. En vérité j'avais quand même
une grande répugnance à me mettre dans ce lit ;
j'hésitais beaucoup, je pensais à ce que m'avait
dit montrès-aimé Frère. Enfin mon patron d'une
voix rauque m'ordonna de me mettre au lit :
j'obéis avec tremblement ; et le jeune homme
ne vint pas ou ne vint plus. Quoique je ne fusse
qu'avec cette fille, je ne pouvais dormir ; je me
sentais mal à mon aise sans en savoir la raison;
j'étais pourtant accablée de sommeil, je dormais
debout et parfois je tombais comme un plomb.
Je considérai alors les affreuses souffrances des
saints martyrs qu'on a fait mourir en les empê-
chant de dormir. Mon Frère bien-aimé m'avait
raconté ces choses, il m'avait dit que ces saints
devaient se tenir debout jour et nuit, et que
lorsqu'ils chancelaient par la lourdeur du som-
meil on les piquait avec des lames rougies au
224 VIE DE MELANTE
feu et on les obligeait à se tenir debout. A moi
il n'y avait rien de ces tortures, et cependant je
m'imaginais souffrir presque beaucoup. Par là
on peut juger de mon peu d'amour, de mon peu
de générosité et de zèle à réparer mes fautes et
celles des mondains dans l'excessive recherche
des commodités.
Un dimanche, en sortant après mes vaches
pour les conduire au pâturage, je rencontre mon
père qui venait me voir. Il paraît que les habi-
tants de ces villages étaient allés prier mes
parents de me retirer de chez le Moine, s'ils
voulaient me conserver la vie, et leur avaient
dit des choses bien pénibles et peut-être exagé-
rées. Enfin mon père me demanda si à midi je
quittais le pâturage. A ma réponse négative il
me dit : « Tu portes donc de quoi manger à
midi? » — « Oui, » lui dis-je. — « Fais-le moi
voir. » — « C'est dans ma poche, papa. » —
« Je veux le voir ». Je sortis de ma poche le
morceau de pain, mon père le prit, l'examina et
le lança par terre en me disant : « Fais rentrer
tes bêtes dans leur écurie : j'ai à parler avec tes
maîtres. » Je fais revenir les bêtes et mon père
me dit : « Regarde; ni les vaches ni les chèvres
n'ont voulu de ton pain doublement moisi. Et ce
VIE DE MELANIE 225
matin, qu'as-tu mangé avant de partir? —
« Papa, ici, il y a des fruits et je puis en man-
ger partout; on me l'a permis (i). » — « Ce
n'est pas ce que je te demande. Qu'est-ce qu'on
te donne tous les matins avant ton départ, et
qu'est-ce qu'on te donne pour manger à midi?
réponds-moi. » — « Papa, mes maîtres sont
très occupés; ils savent que j'ai la permission
de manger des fruits partout où je vais, et alors
ils oublient de me donner quelque chose. Ce
matin ils ne l'ont pas oublié ». — « Et c'est tou-
jours de ce pain qu'ils t'ont donné quand ils ne
l'oubliaient pas? » — « Oh! non, papa, c'est au-
jourd'hui la première fois qu'ils m'ont donné du
pain. » Et mon père très fâché va chez mes
patrons et il y eut grand tapage. Mon père vou-
lait m'emmener à Corps, mes patrons, tous
quatre, s'y opposaient et promettaient d'avoir
soin de moi. Mon père les crut et s'en alla.
Le temps des moissons étant venu, mes
patrons avaient fait avec des gerbes de blé
battu, une espèce de cabane dans leur champ,
afin de s'y tenir pour garder leur récolte contre
(1) Mais elle n'en mangeait presque pas. On a vu, cinq
pages plus haut, sa conversation avec son ange gardien
sur cette « croix de providence » de souffrir la faim.
16
22fi ^'ÏI^ DE MELAME
les voleurs. Or quand venait la nuit, tous quatre
couchaient sur la paille dans cette cabane. Ils
voulaient naturellement que je dorme avec eux,
et comme je refusais, mon patron blasphémait à
me faire trembler; et comme je persistais à ne
pas même entrer dans cette cabane, il me dit
que puisque je ne voulais pas me reposer, je
devais travailler, et d'aller glaner. J'obéis. Dès
que le jour commença à paraître, il vint voir
combien j'avais recueilli dépis; je lui dis que
j'avais ramassé tous les épis de leur champ de
blé. Il répliqua que ça ne suffisait pas, que
je devais aller dans les autres champs et prendre
des épis aux gerbes. A cela je répondis que je
ne pouvais pas voler le bien de mon prochain.
Il se rendit furieux et m'ordonna d'aller prendre
des gerbes entières et de les mettre avec les
siennes. Je ne bougeais pas; il me prenait par
le bras et me poussait en avant en me disant
des paroles que je ne comprenais pas. Afin
qu'il ne me touchât plus, je m'éloignais en gla-
nant dans son champ. Oh ! que ces gens-là me
faisaient donc peur 1 Je les craignais plus que le
démon et quand ils me touchaient j'aurais voulu
avoir une torche enflammée ou un fer rouge
pour vite brûler l'endroit touché par eux. Je
VIE DE MÉLANIE 227
pensais que tout de même ces personnes qui me
répugnaient tant avaient une âme et une âme à
sauver par la foi pratique, et ils ne priaient pas,
ou du moins je ne les ai jamais vus prier. La
prière nous est nécessaire, elle est de précepte.
« Peut-être qu'ils ne connaissent pas notre bon
Dieu! Mais pourquoi suis-je si petite? si rien du
tout? Autrement je leur ferais connaître notre
bon Dieu, je leur dirais combien il est bon, com-
bien il nous aime tous. »
Lorsque je ne m'y attendais pas, je sentis et
je vis que des pierres m'étaient lancées. Je
regardai. C'était mon patron qui ramassait des
pierres et me les envoyait sans miséricorde;
Tune vint me frapper sur la bouche et me fendit
la lèvre supérieure qui mit longtemps à guérir ( i ) ;
enfin une pierre à la tête m'étourdit et je tom-
bai ; mais cela ne ralentit pas l'ardeur de mon
patron qui voulait que je lui obéisse, et peut-
être aurait-il continué si dans le loin, quelqu'un
n'eût pas crié : « Oli ! assassin. Oh! assassin,
vous méritez que la justice vous pende. » Le
soir on me dit de mener les bêtes à Tétable,
et qu'après je devais toujours les faire paître à
(1) Ses incisives supérieures furent brisées par ce coup
de pierre.
228 VIE DE MELAME
tel endroit. Après environ quinze jours ils revin-
rent le soir à la maison.
Un jour que j'étais allée comme à l'ordinaire
avec les vaches, lorsque je rentrai le soir et que
les eus attachées, je trouvai la porte de l'habita-
tion fermée à clef. J'attendis. Pendant que j'at-
tendais le temps se mettait à l'orage; il com-
mençait à pleuvoir, il faisait des éclairs et des
tonnerres. Il était à peu près minuit, j'attendais
toujours mes patrons. Pour n'être pas à la
pluie, j'aurais pu aller à l'étable ; mais j'avais
si peur de ces vaches ! et puis l'obscurité aussi
me fait peur. Je m'assieds sur l'escalier de la
maison et je passe ma nuit ainsi, sous une pluie
qui dura jusqu'au matin. Je ne trouvai pas la
nuit longue; je pensais, et n'avais pas terminé
de penser quand le jour parut. Il est bien en-
tendu que c'est à Dieu et à ses merveilles que
je pensais. Le matin, à mon heure ordinaire,
mes patrons n'étant pas venus, je conduisis les
bêtes au pâturage. J'étais cependant en peine
au sujet de mes patrons, ne sachant s'il ne leur
était pas arrivé quelque accident; il me tardait
de les revoir, et pour cela, le soir, je me retirai
un peu plus tôt. La maison était encore fer-
mée... Le temps, comme la veille, s'était mis à
VIE DE MELANIE 229
la pluie et les habits que j'avais sur moi n'étaient
pas encore secs. Une voisine passe et me dit :
« On ne mettrait pas un chien à la rue et vous
restez dehors? Le Moine n'y est pas peut-être. »
— « Je ne sais pas, j'attends », lui dis-je, et
elle entra chez elle. Vers onze heures elle vint
me dire : « Si le Moine n'est pas rentré, c'est
qu'il ne vient pas; pauvre enfant, venez avec
moi : j'ai un lit pour vous ». — « Je vous
remercie, lui dis-je! il est bon que j'attende mes
patrons. » — « Vos patrons, me dit-elle, ne
viendront pas de sept ou huit jours : ils sont
allés à la maraude, les brigands. » — « Est-ce
loin la maraude? » demandai-je. — « Mais la
maraude n'est pas un village; ils vont voler si
vous aimez mieux ça que non pas maraude. Le
Moine est une famille de voleurs; venez chez
moi ». Je suivis cette femme et passai trois
ou quatre nuits chez elle; puis un soir je trouve
la porte de mes patrons ouverte; ils étaient de
retour; j'étais heureuse de les voir tous bien
portants. Ce ne fut pas pour longtemps. Après
un jour, ils repartirent, et le soir, quand je
revins de faire paître les bestiaux, la porte était
de nouveau fermée et le fut plus de quinze jours.
Pendant ce temps, le Très-Haut permit que je
16.
230 VIE DE MELANTE
fusse couverte de tumeurs à la face, au cou et
aux épaules: les gens appelaient cela des
furoncles malins; d'autres disaient que c'était
la vérole ou variole; d'autres que j'avais été
empoisonnée. J'allais tous les jours faire paître
les vaches, mais un soir, quand je me retirais,
un homme du voisinage vint me dire : « Maf»
vous vous exposez à la mort î Vous avez une
très forte fièvre, vous devez vous mettre au lit. »
Aussitôt plusieurs femmes s'approchèrent et
dirent à cet homme : « Mais les hrigands ont
emporté la clef! où voulez-vous que cette enfant
aille? » L'homme reprit : « Elle doit s'en aller,
sinon j'aviserai ses parents à Corps. »> Au bout
d'une semaine environ, un de mes frères vint
me remplacer. Oh! quelle peine j'en eus! J'au-
rais mille fois préféré de mourir chez le Moine
et que mon frère Henri, âgé de deux ans de
moins que moi, ne vînt pas souffrir tant de pri-
vations et de mauvais traitements; et j'étais très
fâchée contre moi, contre mes infidélités, cause
de tous ces troubles. Le cœur rempli de tris-
tesse, je fus à Corps ; mon père n'y était pas.
L'échange, cela se comprend, ne pouvait pas
plaire à ma mère qui aussitôt me traita d'incons-
tante et de délicate. Je comptais cela comme
VIE DE MELAME 231
rien, je pensais aux souilrances de mon cher
Henri. Après deux jours je dis à ma mère que
j'étais mieux; je lui demandai si elle voulait me
laisser partir, parce que mes patrons étant
absents pour quelques jours, Henri ne connais-
sant pas leurs pâturages sera dans Tennui.
Elle me le permit. Je pris des provisions pour
les donner à Henri, et tout le long de la route,
je ne marchais pas, je courais.
Je repris ma place et mon frère s'en retourna
à Corps; Dieu soit béni! Mes patrons tardèrent
encore quelques jours; je continuais de mener
les vaches et les chèvres au pâturage chaque
jour. Un matin je sentis une grande faim, et je
n'avais rien. Bien sûr j'aurais pu manger des ,
fruits, mais il me semblait que les fruits ne me
nourrissaient pas, et mes forces m'abandon-
naient. Cependant ne pouvant plus à peine me
tenir debout et craignant de ne pouvoir surveil-
ler les animaux, un jour j'essayai de manger des
noix : j'en ramassai sous des noyers et en man-
geai cinq. Un instant après je fus prise d'un
mal au cœur, l'huile me revenait à la bouche, la
tête me tournait et je voyais trouble, je n'avais
plus même la force de me tenir assise; je me
couchai sur l'herbe, priant mon ange gardien
232 VIE DE MELAME
d'avoir soin de mes bêtes; puis une sueur froide
couvrit mon front, je m'évanouis.
Lorsque vers Taprès-midi je commençais à
me rappeler où je me trouvais, j'entendis les
pas d'un homme qui venait; je voulus vite me
lever, mais c'est à peine si je pus un peu relever
ma tête qui retomba aussitôt. Alors j'entendis
la voix de Thomme qui en avançant près de
moi, me dit : « Eh ! amie, vous êtes souffrante? »
J'ouvre les yeux et m'assieds, effrayée je
réponds que j'avais la tête un peu étourdie, que,
s'il plaît à Dieu, cela passera du moins assez
pour que je puisse faire mon devoir. « Voici »,
me dit l'homme, en me présentant trois petits
pains biscuits, ronds, tendres et presque fon-
dants dans la bouche. Sur chacun de ces pains,
et de la même substance, il y avait un crucifix.
Je ne voulais pas accepter son don (en général,
je n'acceptais rien de personne); il insistait et
me dit : « Je vous en prie, bonne amie, au Nom
de Dieu, prenez, vous êtes mourante: la divine
Providence par mes mains, vient vous corrobo-
rer : mangez à présent un de ces petits pains ».
Je fis le signe de la croix et baisai le crucifix,
puis avec mes doigts, je rompis un peu de ce
petit biscuit que je mangeai. Dès que ce peu
VIE DE MELANIE 233
apparent descendit dans mon estomac, je me
sentis fortifiée comme par enchantement. Je
mis les deux petits pains qui me restaient dans
ma poche; ces pains vigoureux étaient à peu
près grands comme une pièce de cinq francs,
mais tant soit peu plus épais. Je continuai
à prendre des miettes tout autour de mon petit
pain sans gâter le crucifix que je voulais, à la
fin, manger tout entier, ce que je fis. Mes forces
étaient revenues; je remerciai l'homme qui re-
prit sa corde pour se retirer (car il était venu
là comme un homme qui va ramasser du menu
bois), et je lui dis : « Mon ami, si vous rencon-
trez mon bon Frère, oh ! dites-lui que je lan-
guis de le voir, que je suis ici, qu'il vienne,
qu'il vienne vite, parce que je languis de le
voir, mes yeux le cherchent partout. » — « Et
où est-il votre Frère ? » me demanda Thomme.
« Mon Frère, lui dis-je, est avec sa Maman. »
— « Et comment est-il? » — « Oh! mon Frère,
lui dis-je, n'est pas plus grand que moi, mais
vous le reconnaîtrez vite : il est plus beau que
tous les autres enfants, il est plus beau que le
Soleil, sa jolie petite figure est un paradis, elle
est blanche comme le plus beau lys, ses joues
sont rosées comme les plus belles roses de mai,
234 VIE DE MKLANIE
ses yeux sont clairs, doux et pénétrants comme
deux soleils, sa douce voix sonore et amoureuse,
plante Tamour dans tous les cœurs qui l'en-
tendent. Allez, allez, que si vous le voyez vous
le reconnaîtrez aussitôt. » Et l'homme s'en
alla... Eh!... mon Frère, mon bien-aimé Frère
ne vint pas. Je pensais : « Peut-être a-t-il eu
peur de ces vilaines vaches? mais je l'aurais
protégé, je me serais laissée tuer pour le
détendre. 11 peut se faire aussi que notre bon
Dieu lui ait manifesté quelques-unes de mes
infidélités, ou que quelque action faite trop
humainement l'aura peiné! Oh! cher et bien-
aimé Frère, venez, venez me dire mes man-
quances et m'apporter le remède efficace et
sanctifiant. Je suis méchante, oui, mais notre
bon Dieu est la bonté même; il est tout formé
et tout rempli d'amour pour ses créatures, même
les plus indignes, telles que moi; venez frère de
mon cœur, venez, je languis d'amour de vous
voir, devons écouter me parler de mon très amou-
reux Jésus-Christ que j'aime de tout mon cœur,
de toutes mes forces et plus que ma vie, venez
si notre Maman vous le permet... » Ensuite je
rendis des actions de grâce à la divine Provi-
dence pour le secours qu'elle m'avait donné par
VIE DE MELANTE 235
les mains de cet homme qui me paraissait un
ange de bonté, de grandeur en même temps, de
modestie, de prudence et de sagesse. Puis je
pensai : « Eh! mon coup a raté! pour réparer
les injures, les injustices faites à mon tout bon^
tout aimable Jésus-Christ, j'avais accepté de
tout mon cœur ces souffrances, ces mépris et
tous les anéantissements qui me sont dus. J'au-
rais aimé, voulu être détruite, afin que mon tout
aimé Jésus fut honoré, connu et aimé de tous
les hommes. » A cela une douce et pénétrante
voix venant du milieu de la grande lumière me
répondit : « Ce que vous avez voulu faire est
reçu comme fait aux yeux de PEtre incréé. Tout
Puissant. Vous avez vidé votre cœur des choses
corruptibles, Dieu Ta rendu capable de Lui-
même. » Après ces paroles intellectuelles, je me
concentrai dans ma nullité; j'avais compris bien
au delà des paroles entendues : je n'en dirai que
très peu et en omettant ce qui semblerait prê-
cher. Saint Joseph, père nourricier de THomme-
Dieu, époux de la Vierge MAmE, est, après la
Mère de Dieu, le saint le plus élevé en gloire
dans le ciel des cieux. Dès sa jeunesse, par Tim-
pulsion de l'Esprit-Saint, il avait consacré à
Dieu la belle fleur de sa virginité. D'un carac-
23>; VIE DE MELANIE
tère doux, aimable, avenant, docile, il était suf-
tout humble de cœur et d'esprit. Il avait le don
de pureté en un degré si sublime qu'il surpassa
la pureté des anges; il était aimé de Dieu. Sa
foi héroïque ne peut se comparer, et comme à
la foi est dû le mérite et la gloire (i), il eut aussi
la gloire du martyre. Son martyre proprement
dit commence le jour de la Purification, en
entendant la prophétie faite à notre douce Mère
Marie; car il pénétra le mystère des douleurs
de son Fils adoptif et de Marie si justement ap-
pelée Reine des martyrs. Or saint Joseph aimait
ardemment le divin Enfant-DiEU, et il pensait
continuellement à la passion qu'il devait endu-
rer pour la rédemption du genre humain ; mais
ce qui augmentait sa douleur et lui faisait verser
d'abondantes larmes c'était que comme enfant
d'Adam, il devait être racheté au prix du sang
de son divin Rédempteur. Son oraison était
continuelle et son silence presque absolu.
Saint Joseph s'endormit dans les bras de son
(1) 18 janvier 1901 : « Pourquoi n'avez-vous pas écrit que
c est à la charité que sont dus le mérite et la gloire ?
— - Il me semble, et dans bien des circonstances je crois
avoir compris, quavec la foi marchent toujours les œuvres.
Si je dis que j'ai la foi et ne pratique pas, c'est que ma fo i
est morte. »
VIE DE MELANIE 237
Seigneur trois ans avant le crucifiement ; il fut
aux Limbes annoncer la salutaire nouvelle de la
Rédemption prochaine. A la mort sur la croix
de notre très amoureux Sauveur, saint Joseph
ressuscita avec son corps^ mais invisible au pu-
blic, et, le jour de l'Ascension, il entra dans la
gloire des bienheureux avec notre Vainqueur
Jésus-Christ. 11 n'est pas nécessaire que je dise
que toutes les âmes qui étaient aux Limbes, en
étant sorties, restèrent sur la terre, faisant cor-
tège à Notre-Seigneur pendant les quarante jours
qu'il passa encore sur la terre pour affermir la foi
chez les Apôtres, les disciples et le petit nombre
des croyants ; tout le monde sait cela. J'ai ou-
blié de dire que saint Joseph a pratiqué toutes
les vertus dans leur héroïsme ; qu'il est le pa-
tron de la bonne mort et qu'il est toujours
exaucé par Celui qui fut son Fils.
Après être restée plusieurs jours encore dans
la solitude, mes chers maîtres étant revenus,
tous les soirs je faisais fâcher mon patron parce
que je ne voulais pas lui obéir. Le dimanche
qui suivit leur retour, mon père qui avait su
par les voisins et par Henri ce qui se passait, me
fit dire de revenir. Mes patrons s'opposaient à
ce que je les quittasse avant la fm de l'année,
17
238 VIE DE MELANIE
c'est-à-dire la Toussaint. Les voisins insistaient
pour que je parte. Enfin mon patron me dit
d'aller voir et de retourner; je partis. Quand
j'arrivai à la maison, mon père était sur son
départ pour se rendre à son travail : il n'eut que
le temps de dire à ma mère qu'il ne voulait pas
que je retourne chez le Moine ni chez d'autres
personnes dans ce pays.
Fin de la bonne année i845.
J'étais contente d'être en famille, de voir mes
frères et mes sœurs, mais mes mauvaisetés ne
m'en laissaient pas jouir: tous avaient eu la
défense de me parler, parce que, disait ma
chère mère, j'étais une capricieuse : à la mai-
son je ne parlais pas, je cherchais d'être seule;
et puis quand on me mettait au service d'une
famille qui était de mon caractère, je m'ennuyais
et n'y restais pas. Puis elle ajoutait : « J'ai
pensé de la mettre dans un pays que... Va, elle
n'en reviendra pas. La Salette est un pays de
loups, la neige ne fond jamais sur ses mon-
tagnes, et quand il pleut les ravins grossissent,
et elle qui marche sans précaution se fera em-
porter par l'eau. Va, elle n'en reviendra pas de
VIE DE MELANIE 239
ces montagnes. » Ma chère mère parlait ainsi à
mes frères assez haut pour que je l'entende, afin
que la peur me fît me corriger de mon naturel
triste et sauvage. Malheureusement ce pli de sau-
vagerie, était déjà vieux en moi; pour le déraciner
c'était difficile.
Une fois, ma mère entourée de ses enfants
leur donnait des conseils à demi-voix; puis tout
haut elle dit : « Enfants, aller tous vous amu-
ser dehors, je veux rester seule à la maison;
allez à Saint-Roch. » Un de mes frères me dit:
« V^iens aussi, toi », et je fus avec eux jusqu'à
la chapelle du Saint. Puis ils me dirent : « Veux-
tu t' amuser ? » Je répondis que je ne savais pas
faire cela. Alors ils descendirent sur les pentes
du petit monticule sur lequel se trouve la Cha-
pelle de Saint-Roch pour s'amuser et je restai
seule. Je m'amusais à regarder la statue de Saint
Roch par les deux petites fenêtres ; je priais ce
bon Saint de m'obtenirde mon bon Dieu la gué-
rison de mon âme pour que je ne fasse jamais
plus de la peine à mon bien-aimé Jésus-Christ,
ni à ma mère : « Je la vois toujours fâchée,
contre moi et cela me fait souffrir. » Et je dis
cinq Gloria Patri à Notre- Seigneur pour les
grâces qu'il avait faites à ce Saint. Et voici que
240 VIE DE MELANIE
j'entendis la douce, la suave, la consolante voix
de mon très aimé petit bon Frère m'appelant :
(( ]\Ia chère sœur, sœur de mon cœur, je suis à
à vous. » Vite je me retourne : Oh ! bonheur,
mon cœur a sauté de joie ! C'était bien mon cher
Frère, mon si désiré Frère avec son angélique
douce figure et ses beaux yeux emparadisés.
Je lui dis : « Oh ! mon cher Frère, je lan-
guissais de vous voir, et parfois je pensais
que si vous ne veniez pas, c'est que peut-être en
quelque chose j'aurais offensé notre Jésus-Christ
qui est la sainteté même et qui est tout amour
pour nous ; je suis si misérable par moi-même ! »
— « Aussitôt que le Très-Haut m'a dit de venir
me récréer avec vous, sœur de mon cœur, je
je suis venu, après votre victoire. » — « Oh!
mon bien-aimé Frère, je n'ai pas de sœur qui
s'appelle Victoire : une s'appelle Marie et l'autre
Julie, mais pas de Victoire. » Et mon très doux
Frère, avec une admirable patience m'explique,
m'enseigne et m'annonce des contradictions,
des combats (d'un nouveau genre) pour la
vérité. Mon très amoureux Frère m'expliqua donc
que victoire était ni le nom d'une personne, ni
le nom d'un objet : que victoire gagnée ou avoir
vaincu c'était la même chose et qu'à Saint-Michel
VIE DE MELANIE 241
et à Ou et j'avais été victorieuse !... « Oh !! Oh!!...
mais, mon doux Frère, vous n'avez donc plus de
mémoire? C'est vous, vous-même qui m'aviez
dit ce que je devais faire, c'est pourquoi je pré-
férais mourir que de vous désobéir ; voilà
éclairé le premier fait. Venons au second : outre
que bien des fois notre très bon, très amoureux,
tout-puissant et tout miséricordieux Jésus-Christ
m'avait fait connaître d'une part que l'homme
n'est pas capable par lui-même de faire la
moindre action de valeur pour la vie éternelle ;
d'autre part que si l'homme correspond aux
grâces à lui faites gratuitement, c'est toujours
notre miséricordieux Jésus-Christ qui, avec sa
double grâce, le corrobore. Notre Jésus-Christ
fait comme une bonne mère qui aime beaucoup
son tout petit enfant à qui elle veut apprendre à
marcher : elle le met à terre et lui dit : « Allons,
marche », en même temps elle le soutient par la
lisière sans que le petit innocent y prenne garde,
et il marche; de temps en temps il chancelle et
vite, la mère, par le moyen de la lisière le retient;
arrivé au point déterminé on crie à Tenfant : « Vic-
toire, victoire!!! » tandis que s'il n'est pas tombé
c'est grâce à la mère et à la lisière dirigée par
elle. Eh bien! mon très aimé Frère, voilà que ma
!M2 VIE DE MÉLANIE
.pauvre victoire a tellement disparu que je n'en
vois pas le plus petit bout. » Mon très bon
Frère avec son doux et céleste visage empreint
d'amour me persuada dans son explication
qu'il avait raison. Je ne dis pas ses paroles, je
les gâterais; en voici le sens. La miséricorde de
Dieu est plus grande que sa justice, Dieu veut le
salut éternel de tous les hommes et à tous il
donne les grâces nécessaires. Avec ces grâces
adaptées à chaque homme suivant son état, sa
condition, sa vocation plus ou moins sublimes,
sa position et sa capacité, tous peuvent se sau-
ver par la fidèle coopération à ces grâces. Les
Grâces sont les Talents que Thommedoué de la
saine raison doit faire fructifier. Quant au tout
petit enfant, donnons-kii pour un instant la rai-
son ; la mère le met à terre et lui dit : « Marche »,
et f enfant soumis, confiant et simple marche; il
ne voit pas la main de la Providence, il ne sent
pas ou presque pas la lisière qui le soutient, mais
il a entendu la voix de sa mère qui lui a dit de
marcher; et comme il a la raison il sait par cœur
que le grand Dieu qui dirige tout et sans qui rien
(hors le péché) n'arrive, le soutiendra et le proté-
gera. L'enfant est donc arrivé grâce à la ^rdc^ qui
Ta soutenu et suivi. Jusqu'ici son action est
VIE DE MELANIE 243
presque toute de Dieu; mais le petit enfant au-
rait pu refuser d'être mis à terre par sa mère la
divine Providence, il s'est résigné à la volonté
de sa mère ; il aurait pu refuser de marcher, il a
correspondu à l'ordre de sa mère, faisant abnéga-
tion de sa propre volonté ; quand il se voyait tré-
bucher et sur le point de tomber, il aurait pu
jcraindreet s'ennuyer et ne pas vouloir aller plus
loin seul. Il a fait des efforts sur lui-même et est
arrivé au point fixé par la divine Providence : ne
peut-on pas dire que ce tout petit enfant a été vic-
torieux"^ Oui, il l'a été et très largement.
Après cela, je remerciai mon tout amoureux
bon Frère et lui demandai ses prières pour moi,
chétive créature ; je lui rappelai sa promesse
que quand il serait l'heure je pourrais le baiser.
Avec un doux sourire, il me dit que ce n'était
pas moi qui le baiserai, mais que ce sera Lui.
« Oh ! vite, lui dis-je, dépêchons-nous, mon bon
Frère ; pour l'amour de notre bien-aimé Jésus-
Christ. » Il me baisa sur le front, sur les lèvres
et sur la poitrine, il me bénit par un signe de
croix et s'en alla.
Mes frères et mes sœurs vinrent me prendre
et nous nous retirâmes à la maison. Naturelle-
ment ma chère mère demanda à ses enfants si
244 VIE DE MELANIE
je m'étais amusée ; à leur réponse négative elle
se fâcha beaucoup. J'étais bien peinée de don-
ner tant de chagrin à ma pauvre et chère mère ;
je prenais bien sincèrement la résolution de lui
être plus soumise avec l'aide de Dieu. Je pen-
sais bien souvent que s'il plaisait à mon amou-
reux Jésus-Christ, il vaudrait mieux pour moi et
pour les membres de ma famille que je mou-
russe, puisque je ne faisais que faire souffrir
ma bonne et chère mère, et que j'étais un sujet
de scandale à tous mes frères et sœurs et que
je ne savais pas me corriger de mon mutisme si
désagréable à mes parents. Je me concentrais
dans ma bassesse, je demandais pardon à mon
divin Maître, je protestais de ne jamais vouloir
lui déplaire en quoi que ce fût, mais toujours
avec l'aide de sa puissante grâce.
Mon père étant revenu de son travail dit que
je devais aller au catéchisme pour me préparer
à faire ma première communion. Oh ! comme je
désirais la faire ! J'allais donc au catéchisme
chaque fois que ma mère me le disait; mais,
parfois, à l'heure où il sonnait, j'étais envoyée
ramasser du menu bois pour allumer le poêle.
Mon frère Henri qui avait deux ans de moins
que moi allait régulièrement au catéchisme. Or
VIE DE MÉLANIE 245
après un mois ou deux, M. le Vicaire ayant fait
l'appel comme toujours, dit à mon frère : « Votre
sœur ne vient pas au catéchisme: elle ne fera
pas sa première communion cette année ; elle
est cependant dans sa quinzième année, pour-
quoi ne vient-elle pas ? » Henri répéta ces pa-
roles à ma mère qui monta en furie contre le
Vicaire et contre moi. Elle me dit que je ne
devais pas manquer le catéchisme, mais que je
devais lui tenir du bois pour son poêle. Je fis
tout ce que ma chère mère voulait. Je ne dois
pas oublier de dire que mon amour-propre souf-
frait dans ces petites contradictions ou contra-
riétés, mais par la divine grâce j'étais aban-
donnée dans les mains de Celui qui dirige tout
pour notre plus grand bien. Oh ! la foi, combien
elle est précieuse en toutes les circonstances de
la vie, en tous les événements ! Non, ne soyons
pas comme les bêtes sans raison, comme les
chiens qui mordent avec rage la pierre qui les
a frappés; adorons, aimons, bénissons et remer-
cions la main toujours miséricordieuse qui l'a
envoyée pour nous réveiller de notre engourdis-
sement sur le salut de notre âme. De grand
matin, quelque temps qu'il fît, et malgré que
parfois les terrains fussent couverts de neige,
17.
246 VIE DE MÉLANIE
j'allais à la recherche du menu bois. Alors ma
mère me grondait de ce que le bois était mouillé.
A onze heures, j'étais libre pour me rendre au
catéchisme : je répondis à l'appel, mais parce
que bien des fois, j'avais manqué, je fus mise à
genoux au milieu de l'église. Quand j'étais inter-
rogée je ne savais jamais répondre à la lettre du
catéchisme: et, comme de juste, j'avais toujours
des mauvais points. Arrivée à la maison, des
enfants avaient dit à ma mère que j'avais été
punie, elle me grondait, me disant que même
monsieur le Vicaire ne pouvait pas me suppor-
ter tant je suis détestable et elle m'envoyait ra-
masser du bois. Je m'en allais triste, affligée,
je reconnaissais bien que j'étais méprisable et
grandement haïssable, maisje n'aurais pas voulu
que cela donnât de Taffliction, de Tinquiétude
aux bonnes créatures de mon cher et bien-aimé
Jésus-Christ que j'aimais tant, oui je l'aimais,
je l'aime. La pensée attristante que je ne ferais
pas ma première communion cette année 1846,
m'affligeait: « Puisque le Lieutenant du bon
Dieu l'avait dit, il est l'écho de mon bien-aimé
c'est donc mon tout bon Sauveur qui ne veut
pas se donner à moi î II a raison, mais j'ai aussi
un peu raison de le désirer puisque je suis et
\IE DE MELANIB 247
me reconnais malade dans l'âme, que je veux
être guérie de toutes mes maladies spirituelles;
il n'y a que Lui qui puisse me guérir et faire
que je ne l'offense plus. » D'après ce que la
grande lumière m'avait fait comprendre, je
priais tout le temps ; je priais pour beaucoup
de personnes, je désirais que tous les hommes
fussent embrasés de l'amour de mon tout bon,
tout aimable amoureux Jésus, quand de la
grande lumière de la présence de la Divine Ma-
jesté, j'entendis la voix de l'Eternel : « Si vous
voulez ma grâce et mon amour, correspondez
avec fidélité et priez. » Je priais mon Dieu
d'avoir pitié de moi, de me pardonner toutes
mes fautes par les mérites de mon amoureux
Jésus-Christ, de pardonner à tous les pauvres
pécheurs et à ma nation qu'il m'avait montrée
irès coupable et déclinant dans la foi : « Je vous
en supplie, oh ! mon amour, vie de ma vie,
centre de mon repos, ne soyez fâché avec au-
cune des créatures que vous avez faites à voire
image ; et si c'est moi qui en suis cause par mes
péchés et par les scandales que je donne, terras-
sez-moi, anéantissez-moi, que je disparaisse de
la terre ; il me suffit que votre miséricorde me
donne votre amour et que vous soyez glorifié. »
248 VIE DE MELANIE
A cela il me fut répondu : a Offrez mes mérites
avec vos souffrances en satisfaction de ce que
vous devez à ma justice et soyez en paix. » —
(( Mais, dis-je, comment puis-je savoir que vous
m'avez pardonné ? « La même voix me dit, le
divin Maître se montrant au milieu d'une vaste
et brillante lumière : « Eh bien ! voyez que je
vous pardonne une autre fois. » En même temps
de la bouche de sa majesté, deux rayons de lu-
mière vinrent me frapper, l'un au front, l'autre
au cœur, et aussitôt je me sentis purifiée, toutes
craintes avaient disparu pour faire place à une
tranquillité délicieuse et ravissante joie. Je re-
merciais de tout cœur la grande miséricorde
de mon bon Jésus, je lui demandais son pur et
saint amour et la grâce de faire en tout et tou-
jours sa sainte volonté.
Je compris et je vis dans cette lumière sans
fin la création des anges innombrables, leur
épreuve, la rébellion d'un grand nombre dans
les neufs chœurs, la création d'Adam et d'Eve
et leur chute.
Le premier jour, en créant le ciel et la terre
Dieu créa la lumière et du même coup les Anges,
c'est-à-dire que Dieu créa la lumière en un seul
point, et de cette lumière sortirent des multitudes
VIE DE MÉLANIE 249
d'Anges remplis de science infuse très élevée
et de dons surnaturels proportionnés à la mis-
sion et à la grandeur surnaturelle de chaque
chœur. Tous aimaient Dieu de tout leur pouvoir
selon leur capacité et nageaient dans le bon-
heur le plus parfait; la gloire qu'ils avaient,
même avant de jouir de la vue de TEssence
Divine, est incompréhensible aux mortels ; de
sorte que la gloire du moindre d'entre eux, sa
lumière, sa splendeur aurait obscurci Téclat de
notre Soleil.
Après les avoir créés Dieu leur fit entendre
qu'il les destinait à être sa cour dans le ciel des
cieux. Mais le Très-Haut, dans sa sagesse mys-
térieuse, avait résolu de ne donner sa gloire éter-
nelle à aucune créature intelligente si, aupara-
vant, elle n'avait montré sa soumission et sa
fidélité en lui obéissant; il ne permit donc pas
que les Anges vissent son Essence Divine, au-
trement ils eussent été impeccables. Donc Dieu
ne s'étant pas manifesté aux Anges dans toute
la plénitude de sa gloire (comme il le fit après
la Victoire éclatante des bons Anges), tous
les Anges connaissaient parfaitement la haute
Majesté du seul unique Dieu, incréé, éternel
et tous ses attributs inaccessibles et éternels
250 VIE DE MELANIE
parce que tous procèdent de l'Éternel Très-Haut.
Tous avaient la connaissance claire de la future
union hypostatique du Verbe de Dieu avec la
nature humaine (non déchue). L'épreuve : Dieu
laissa les anges quelques instants avec leur
libre arbitre dans l'obscurité de la Foi (la foi
sur l'union hypostatique), ensuite il leur déclara
ceci et leur donna ce commandement : « Un
jour viendra que mon Verbe prendra un corps
humain (déjà ils avaient vu le corps d'Adam
formé avec du limon, quoiqu'il ne fût pas
encore créé) et sous cette nature vous devrez
tous l'adorer. » A ce commandement du Tout-
Puissant, il y eut un grand nombre d'Anges de
toutes les Hiérarchies qui refusèrent l'obéissance
à leur Créateur ; et le premier à se révolter et
à donner le signal de la rébellion fut Lucifer,
le plus beau et le plus élevé en gloire et en
autorité, ayant sous lui tous les chœurs angé-
liques. Dans son orgueil il dit : « Est-ce que
Moi j'adorerais le Verbe sous la nature humaine,
moi qui ai mon trône au-dessus de tous les es-
prits sortis des mains du Tout-Puissant? Ah!
cela je ne le ferai jamais, je n avilirai jamais
ma haute dignité ! » II y eut une minute de silence,
silence de stupéfaction... Lucifer, dans le lan-
i
VIE DE MÉLANIE 251
gage intellectuel, manifesta sa ferme résolution
bien réfléchie et dirigea ses pensées de blas-
phème vers tous les saints Anges. De son côté
Michel parla de Dieu avec une divine éloquence,
invitant les célestes intelligences à s'humilier de-
vant l'Être incréé, à reconnaître sa suprématie,
etc., etc. Aussitôt se formèrent les deux camps
et la guerre épouvantable entre esprits et esprits.
Leurs armes étaient la diversité de leurs senti-
ments : les pervers et les saints. A l'audacieuse
et rebelle réponse de l'orgueilleux Lucifer
avaient acquiescé beaucoup d'Anges. Alors le
Souverain Seigneur^ juste dans ses jugements^
leur dit : « Pour conserver votre honneur, votre
dignité et votre gloire, vous avez désobéi à votre
Dieu, votre créateur . Vous perdrez tout et f al-
lumerai DANS vous UN FEU qui VOUS brûlera vifs
éternellement. »
Saint Michel n'avait cessé le premier d'accla-
mer la juste sagesse du Tout-Puissant et l'ordre
donné en disant : « Qui est comme Dieu ? » et
tous les anges fidèles répétaient en chœur : « Qui
€st comme Dieu? » Pour récompenser l'amour,
la fidélité, le zèle et Tobéissance de l'Archange
Saint Michel, Dieu lui donna la place honori-
fique de Lucifer, le fît plus beau encore et plus
252 VIE DE ME LAME
glorieux que n'était le révolté, le premier révo-
lutionnaire, et l'établit chef de l'armée angélique
du ciel.
Entre temps Lucifer et les adhérents de son
aveugle orgueil et de sa rébellion étaient restés
comme pétrifiés, enragés, haineux et remplis du
désespoir qui ne devait plus les quitter ; ils per-
dirent en un instant les attributs des Anges, fu-
rent dépouillés de la grâce, de tous leurs privi-
lèges et ne purent plus contempler, voir même
la lumière de la Majesté du Très-Haut.
Sur l'ordre de Dieu, l'Archange Saint Michel
infligea aux révoltés la peine que chacun avait
méritée. Le fidèle et glorieux capitaine condamna
Lucifer avec un grand nombre d'Anges dans les
profondeurs des abîmes (ce sont eux qui, par
vengeance, tourmentent en mille manières les
âmes qui se damnent), d'autres sur la terre où
ils tentent les hommes ; les autres dans les airs
où ils excitent les tempêtes, soulèvent les mers,
sèment les infections, les pestes et souvent les
les maladies, etc. La diversité des peines des
Anges rebelles répond aux connaissances di-
verses que chacun avait, bien que tous fussent
comblés de gloire et d'une haute intelligence
et profonde connaissance des plus hauts mys-
VIE DE MÉLANIE 253
tères, mais chacun selon sa capacité. Lucifer
ayant été le plus beau et le plus éclairé fut le
plus coupable et en conséquence le plus sévère-
ment puni.
Après que Dieu eut formé le corps très par-
fait d'Adam, il lui souffla sur le visage et ce
souffle lumineux de la toute-puissance du Très-
Haut lui donna la vie, c'était son âme. Adam fut
créé avec la science infuse, il était bon et orné
de tous les privilèges de la magnificence dans
son âme et dans son corps ; il était innocent et
parfait en tout. Dieu l'avait établi roi et domi-
nateur sur toutes les créatures animées infé-
rieures à lui. Il lui avait manifesté ses divers
attributs, son Être immortel, éternel, tout-puis-
sant, gouvernant tout par son éternelle sagesse,
sa suprême domination sur tout le créé, et bien
d'autres mystères ; enfin comment il est partout
et que toutes choses sont en Lui. Et lui avait
fait connaître que son Verbe prendrait sa nature
et viendrait sous cette forme humaine comme
son Seigneur, son Maître, pour enseigner aux
hommes la pratique du culte, du respect et de
l'obéissance dus à Dieu leur créateur.
ABREGE
DE LA VIE DE MÉLANIE
Ecrit à Correnc,
pour le Père Sibillat^
en i852.
Correnc, 3 septembre 1852 (1).
M. est née à G. an i83i, le 22 (7) novembre,
de parents pauvres, ignorents, grossiers, enfin
ils étaient dépourvus de tout; ils étaient chré-
tiens, mais ils ne s'approchaient pas souvent
des sacrements,
La famille se composait du Père, de la Mère
et de deux jeunes garçons. La Mère n'était pas
de Corps ; ce n'était que depuis qu'elle fut marié
qu'elle vint se fixer dans ce pays inconnu pour
elle, le temps lui dure beaucoup, et désiré fort
d'avoir une petite fille pour lui tenir compagnie.
Enfin elle l'obtint, elle eut une petite fille qu'elle
fit appeler M. F. elle l'aimé beaucoup, mais se
(1) Mélanie, à 21 ans, était encore parfaitement ignorante
de ce qui s'apprend dans les écoles. L'orthographe de ce
premier écrit a été scrupuleusement respectée.
258 VIE DE MELANIE
ne fut pas de longue duré car dès que la petite
fille eu cinq ou six mois la Mère commançait à
la porter dans des soirées voir des commédies et
autres amusements, mais il fallait voir l'enfant
crier, pleurer, déchirer les habits de sa Mère
qui la tenait, personne ne savait d'où cela pou-
vait venir, les uns disait que cette enfant était
malade, les autres disaient que le violon lui fai-
sait peur, enfin les uns disait : c'est une en-
fant malicieuse qui ne veut pas que sa Mère
prenne un peu de repos, elle voudrait la faire
en aller d'ici, mais elle peut se corriger, les
petites filles sont ordinairement grognons ;
mais plus elle croissait plus elle aimait la soli-
tude et la retraite; son Père qui connaissait un
peu la religion, lui parlait souvent de Dieu et
de tout ce qu'il avait fait et fait encore pour
nous. Mélanie qui était à ce qu'il parrait très
sensible versait des larmes toutes les fois
qu'on lui disait que c'était nos péchés qui avait
fait Mourir Notre Seigneur, puis elle disait à
S'»n Père: Oh!., jamais je ne veux faire des
péchés puisque ça a tant fait souffrir mon bon
Dieu, oh! Pauvre bon Dieu, je veux toujours
penser à toi, et ne veux jamais te déplaire,
quand je pourrai marcher toute seule, je ferai
VIE DE MÉLANIE 259
comme tu as fait, j'irai dans la solitude, je
penserais à toi, je gronderais les jans qui ne
t'aiment pas; et puis quand je serai grande
comme le bon Dieu était quand on Ta fait mou-
rir j'irai dire aux Méchants hommes et aux mé-
chantes femmes : faites moi mourir sm* une
croix pour que j'effasse vos péchés, autrement,
vous n'irez jamais en paradis. — Il n'en fallut
pas davantage pour faire mettre la Mère de
Mélanie en furie contre elle. Ah ! dit-elle. Ah !
la Méchante enfant que nous avons, il faut la
tué, il faut l'auter de devant mes yeux, au lieu
d'être comme je le croyé ma consolation, elle
fait l'objet de ma peine; je défant à mes deux
enfants de l'appeller par son nom, je défands
qu'on lui donne à manger, et je défands qu'on
ne fasse aucune attention à elle, ne la tenez plus,
laissez la par terre, puisqu'elle veut faire tout
ce que Diew a fait qu'elle le. fasse; Dieu n'a pas
eu besoin qu'on lui apprit à marcher ni qu'on le
tein lorsqu'il était petit, Dieu a jeûné. Dieu a
couché par terre; il a même demandé son pain,
mais je lui défant de demander soit aprésent,
soit plus tar quoique ce soit, et voici ces noms
qu'elle portera dès aujourd'hui : Louve, Sau-
vage ^ Solitaii^e, Muette. — La pauvre enfant
260 VIE DE MÉLANIE
ainsi délaissée se trainée comme elle pouvait,
marchant autant des Mains que des genus; elle
passé les journées et quelquefois les nuis en-
tière dans un coin de la maison, ou sous un lis ;
là elle pensait à l'enfant Jésus, et la Sainte
Vierge, et puis aux souffrances de Notre Sei-
gneur. Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi. Un
jour Julie M. était seule dans sa Maison, son
Mari était pour un mois dans un bourg à
5 heure de Corps, ses deux petits garçons était
dehor à s'amuser; la Mère ennuyé de voir la
constance de la Louve à rester sous leur lis dans
un appartement toute seule, elle fut la trouver
et lui dit : Louve sort d'ici, va-ten dans les
bois avec les Loups, et elle l'a pris par le bras
et la mit ainsi dehort; M. s'en fut dans un bois
qui était tout près de là, elle y resta plusieurs
jours; puis elle fut plus loin dans les bois; ce fut
là qu'elle fit le rencontre heureux d'un petit en-
fant qui venait à peu près tous les jours pour
la voir et lui apportait à manger ; cet enfant
paraissait avoir 3 ou 4 ans, il était d'une blan-
cheur éblouissante, des petits yeux bleus bril-
lant une voix douce et affable dans ses ma-
nières; cet enfant paraissait avoir vécu du temps
de Notre Seigneur, car il savait tout ce qui
VIE DE MÉLANIE 261
c'était passé; la première fois qu'elle le vit il
était tout habillet de blanc, mais il n'était pas
toujours vêtu ainsi; quelquefois il avait une robe
bleu et une sinture blanche, d'autres fois il
avait une robe rose, des souillers blancs et
une sinture bleu, il avait la tête découverte ses
cheveux étaient gris frisés et tombant sur les
épaules; il apprenait à Mél. toute Fflistoire de
Notre Seigneur J. C. mais lorsqu'il en était à la
Passion, M. lui dit : Ah ! Mon frère (car cet en-
fant lui avait dit de ne lui point donner d'autre
Nom que celui de frère) ne m'en dite pas
davantage, je sais combien mon Bon Dieu a
souffer pour nous mettre dans le Ciel. L'homme
de la maison où je restais avant que la femme
me mit dehors m'avait raconté tout ça et je
voudrai moi-même souffrir comme mon bon
Dieu oh !.. je n'oserai jamais entrer dans le Pa-
radis si je ne souffre comme le bon Jésus; mais
Pourquoi la Maman de l'enfant Jésus l'a-t-elle
laissait souffrir, oh ! si j'y avais était. Ma sœur
dit le petit enfant à M. vous aller vous en aller
dans la maison où vous étiez, avant de venir
ici, car l'homme qui y était doit venir ce soir et
s'il ne vous y trouve pas il se fâchera contre sa
femme et il offencerait le bon Dieu; oui mon
18
VIE DE MELANIB
frère, mais je ne sai pas le chemin ni la Maison,
je suis venu ici de nui, eh bien dit Tentant, je
vous conduirai jusqu'au village puis vous trou-
verez un des enfants de Thomme où vous allez
qui votts conduira à la Maison; Mélanie tombe
à genou et se mit à pleurer, en disant : je vais
donc encore retourner labat dans cette maison,
labat où Ton fait tant de brui, où l'on ne me
laisse pas toujours panser à mon bon Dieu, on
veut toujours me faire parler, labat où je suis
ennuyé parce qu'on fait du bruit ; Ah 1 si j'étais
au moins comme les autres, si j'avais une
Maman et un papa ,^ j'irais trouver ma Maman^
et je lui dirai tout, mais je n'ai personne. Avant
de nous quitter dit l'enfant à M. que voulez-vous
faire dire à votre Maman? Moi, moi, dit M.
toujours en pleurant, moi, j'ai, j'ai donc une,
une maman, où est-elle, où demeure-t-elle. Oh !
j'ai une maman, je dirai comme les autres
disent : je le dirai à ma Maman; cette Maman
est au Ciel et partout avec ces enfants elle pense
à vous, elle vous aime; aimez-la bien vous
même, les autres mère abandonnent quelque-
fois leurs enfants mais la Mère du Ciel, n'aban-
donne jamais; Mél. s'en fut ensuite comme
L'enfant lui avait dit ; Julie Mathieu avait défen-
VIE DE MELANIE 268
dut à ses enfants de parler au Père de l'ab-
sance qu'avait fait la Solitaire; ce que le Père a
toujours ignorait.
La Sauve (Sauvage) avait alors environ 4 ans
lorsqu'elle fut perdut de la manière que l'on va
voir : Le Père étant allé dans un vilage un peu
loin pour y travailler, avait dit à la Mère : si je
n'arrive pas ici samedi soir, vous ne m'attendrez
pas de toute la semaine suivante ; le samedi le
Père n'étant point arrivé, on l'avait attendu jus-
qu'à minui; la Mère fut vers le lis, où l'on avait
fait coucher Mélanie cette nui, afin que le Père
îie fut pas fâché en voyant qu'on ne soigné pas
cette enfant comme les autres ; elle la fit lever et
la mit dehor il pleuvait beaucoup cette nui là,
la pauvre enfant ne savait où se retirer, elle ne
connaissait personne; cependant elle s'ache-
mine ; mais chemin se trouvait embarrassé par
une espèce de charette qui était couverte, Mé-
lanie passa à rester là jusqu'au jour, afin de voir
de quel côté elle devait se diriger; en attendan,
elle monte sur la charette et s'y endort, le cha-
reter ne tarda pas longtemps à venir atteler ses
chevaux et partir, sans voir ce qu'il y avait sur
sa charette; il y avait à peu près /i à 5 heures
qu'ils était en chemin; lorsque la Sauvage fut
264 VIE DE MELANIE
réveilletpar le brui des eaux (car on passait près
du Drac) elle était toute effrayé, elle se mit à
pleurer; le charetier tout stupéfé de voir cette
jeune enfant sur sa charette, mais il était très
fâché, veuts tu descendre de ma charette, dit cet
homme à la Solitaire, veuts tus descendre ou si
je vais avec un coup de bâton te mettre à bas,
veuts tu descendre petite marmotte ; si tu ne des-
cends pas je vais te prendre et te mets dans le
Drac; la marmotte ne descendait pas puisque la
charette avançait toujours; las de cette immobi-
lité, le charetier arrêtte ses chevaux et prend la
Marmote par le bras et lui dit : si tu ne me dis
de qui tu est je vais te mettre dans l'eau ; je
ne suis de personne; mais n'as tu pas un père;
je n'ai point de père, je n'ai point de Mère; je
n'ai qu'un frère qui vient quelquefois avec moi;
— et comment t'appelle-t-il se frère, il me dit ma
chère sœur tu as une Mère qui est dans le Pa-
radis, et partout avec ses enfants. Le charetier
furieu de toutes ses réponses vagues, prends la
Marmotte et la mit à moitier dans l'eau, puis il
partit avec sa charette. Le petit enfant qui venait
quelquefois à elle, lui arriva dans ce moment; il
la pris par la main et la retira de l'eau et la con-
duisit le long du chemin jusqu'aux limites du de-
VIE DE MÉLANIE 265
parlement des hautes Alpes, toujours conversant
sur la passion ou sur la vie cachée de Notre
Seigneur Jésus-Christ; ils étaient dans un bois
lorsque Mélanie prit la boutade de ne pas vouloir
s'en aller si son bon Jésus ne lui faisait souffrir
tout ce qu'il avait souffer et partout où il avait
souffer sans qu'il en échappe une brise de moins,
le jeune conducteur eut beau lui dire d'avancer et
de la dispersuader que les souffrances que Jésus-
Christ étaient inexprimables et qu'elles étaient
trop dure pour elle, elle était trop têtue pour se
convaincre qu'elle ne pourait pas les porter. Vous
pourez donc les suporter ma sœur, eh bien faites
le Signe de la Croix ?... Puis l'Enfant lui touche
d'abord la tête avec ses deux petites mains, et
aussitôt des douleurs lui tiennent la tête. La Sau-
vage porte les mains à la tête croyant d'y toucher
quelque chos, mais elle n'y toucha rien, enfin
TEnfant continue à la toucher ; après la tête ce fut
les mains, les pieds et le côte cela lui causa (i)
de grandes douleurs tous les jours et particu-
lièrement le vendredi, mais a mesure qu'elle
augmentait en âge, les douleurs augmentaient
aussi. Ils se dirigèrent enfin du côté de Corps,
(1) Elle a écrit cause, puis a mis un a sur Ve.
18.
266 TIE DE MELANIE
ils étaient près des maisons lorsque le petit
Enfant lui dit de rester là jusqu'à ce qu'on vienne
la chercher, et lui dit aussi vous ne me verrez
plus de quelque temps; mais soyez bien sage,
aimez toujours bien le silence et la retraite,
n ofîancez jamais le bon Dieu et gémissez sur
ceux qui Toffances, et puis n'oubliez pas que vous
avez une Mère au Ciel que vous irez voir, elle
veille sur vous, elle est avec vous, elle vous
entant quand vous parlez, elle voit quand vous
souffrez, elle sait quand vous avez faim, allons ma
Sœur voici que Ton vient vous chercher, c'est la
Sœur de l'homme chez qui vous allez, en même
temps l'enfant fit quelques pas pour se retirez La
Solitaire ne le vit plus; quelques minutes après
elle vît venir a elle une femme, c'était sa tante.
Ah ! lui dit cette femme, ah ] petite méchante,
d'où vients-tu dit? tu as manqué faire tuertaMère,
par ton père, il y a quelques jours qu'il est arrive,
il t'as fait chercher partout et personne en avait
connaissance, ton père te croit morte, tu as fait
augmenter la haine de ta Mère contre toi, si ton
père ne se trouve à la Maison quand tu arriveras,
tu est perdu, ta mère a juré ta perte si tu vivais
encore; en attendant vients chez moi, et je m'in-
formerai si ton père est^hez lui pour que je puisse
TIE DE MELANIÊ 367
t'y conduire, elle y fut, mais à son retour elle
dit à la Louve : ta Mère ne te veut plus, ton père
m'a chargé de toi, je n'ai ni père ni Mère ici que
je puisse voir, dit La Sauvage. Ma Maman qui
est au Ciel et partout avec ses enfants ne m'a-
bandonnera jamais, c'est mon petit frère qui m'a
di ça et je le crois bien de tout mon cœur, ce
frère m'a aussi dit que je ne devais avoir ce petit
cœur que pour l'aimer lui et notre Maman ; mais,
vous de quel Père et de quelle Mère me parlez-
vous, je ne l'ai jamais vu cette Mère, et si vous
voulez me faire aimer une autre Maman que celle
que j'aime, je m'en vais aussi d'ici : a peine
avait-elle achevé de parler que cette femme la
repoussa dans la rue, en lui disant : ingratte en-
fant, elle ne reconnaît pas sesparents, quel encou-
ragement pour moi de la garder ici, je crois que
le démon parle par sa bouche, retires toi de moi
et va au diable si tu veus, La Sauvage heureuse
de pouvoir encore se retirer dans la Solitude.
Marchait du côté des bois, avec bonheur, mais
on la rappela un peu après, elle resta deus ou
trois ans chez sa tente, laquelle l'envoya à l'école,
mais elle n'apris pas seulement à connaître ses
lettres; les enfants ne l'appelaient que la Muette
parce qu'elle ne parlait jamais, et elle était tou-
268 VIE DE MELANIE
jours dans un coint toute seule, et quand la Maî-
tresse l'appelait pour lui faire dire sa leçon il n'y
avait pas moyen de lui tirer une parole de la
bouche, la Maîtresse la força un jour de lui dire
pour quoi elle ne voulait pas dire sa leçon : La
Solitaire répondit; que c'était parce que sa leçon
ne disait pas jolie, et que dans le ciel on ne di-
sait pas des choses laides comme ça, et quelle ne
voulait faire ici que ce quelle doit faire avec sa
Maman dans le Paradis; eh, puis ajouta-t-elle
je ne veux plus venir à l'école, parce que on y fait
trop de bruit, j'ai peur que mon cœur l'entande
car Mon Petit frère m'a dit bien, bien des fois :
Ma sœur ce que je vous recomande, c'est que
vous fermier votre petit cœur à tous les bruits du
monde, n'écoutez pas ce que le monde dit, ne faite
pas ce que le monde fait, ne croyez pas ce que le
monde croie ; et commant vous appelez-vous
mon enfant reprit la M^ Mon frère m'a toujours
dit Sœur, voilà mon Nom, ce furent la a peu prés
toutes les paroles qu'a dit la Sauvage pendant
un ans environ qu'elle fut à l'école.
Un jour de conget, la Sauvage allât comme à
l'ordinaire passer cette heureuse journée dans
les bois (elle avait environ 6 ans) elle était toute
ennuyé, assise sur une verdure en forme d'un
VIE DE MÉLANIE 269
escailler, elle pleurait, de ce qu'on aimaitpas bien
et beaucoup le bon Jésus; elle demandait à sa
Maman de bien bien la faire Souffrir afin de don-
ner l'amour de Dieu aux gens qui ne l'avait pas,
car elle croyait que quand les souffrances aug-
mentait en elle, Pamour de Dieu croissait chez
les autres; le jeune Enfant son frère, qui depuis
longtemps ne lui était apparu ce fit voir dans ce
moment, et lui dit : Ma sœur, allons voir notre
Maman. La Sauvage fut comme effrayé de ce
propos, lui dit : Mais mon frère, je ne sais pas
le chemin, où faut-il passer pour y aller, je ne
veux pas même que vous le voyez le chemin, dit
le jeune frère et en même temps il s'assied sur
le petit gason à côté de sa sœur, puis il étandit
sur sa tête et sur celle de sa sœur, comme une
espèce de voile blanc qui les couvrait tous les
deux, cela fait le gason sur lequel ils étaient assis
se détachât de terre et s'éleva en Tair, au bout
d'un car d'heure environ de chemin, ils arri-
vèrent à la porte d'une grande maison, deux
grands personnages nous ouvrirent la porte.
L'enfant auta les voiles qui les couvrait tous les
deux, mais quelle ne fut pas la surprise de la
Louve, en voyant une appartement tapissait d'un
beau noir, et presque couvert de croix de diffé-
270 VIE DE MELANIE
rentes grandeurs, de plus une pluie de croix
tombait sur ces pas, il y en avait ossi de diffai-
rante grandeurs, les plus petites d'environ 3 Met-
tres, et lorsque les grandes lui tombaient dessus
elle tombait, et l'Enfant qui ne tombait jamais
l'aidait à se relever, ils sont presque demeuraient
deux heures pour traverser cet appartement, à
la fin les croix étaient si aboiîdantes que La Sau-
vage ne paraissait plus elle perdait de vue son
frère qu'elle était obligé d'appeler pour venir lui
donner la Main et lui aidera ce retirer de dedans J
ces -}- ils était enfin au bout de cet appartement, ^
lorsque le petit enfant frappa à une autre porte
qui se trouvait devant eux, ils aperçurent des
jeunes personnes vêtues de blanc qui ouvrait la
porte et les saluèrent profondément, l'appar-
tement était tapissait d'un blanc éblouissant,
mais les Croix y étaient plus en grande quantité 1
et plus grande et plus brillante que celles qu'ils
venaient de voir, de plus tout le monde se
réunissait dans le chemin ou aux croisées rien
que pour (nous) me (i) charger d'injure, et
(1^ Nous est barré et me est écrit au-dessus. Les injures
ne s'adressaient donc pas au « petit frère ». Mais, faisant
vivement cette correction, Mélanie oublie de se nommer à
ia troisième peTsonne et signe ainsi, sans m^en apercevoir,
VIE DE MÉLANIE 271-
presque toutes ces personne me disait que je
marchée pas par le bon chemin parseque c'était
an chemin trop singulier; quelques unes de ces
personnes voulurent même me frapper, mon Frère
regardait tout cela sa^ns rien dire; mais ce qui
m'était le plus sensible dans ces mauvais traite-
ments, c'était de voir des personnes qui faisaient
profession de ser\àr Dieu d'une manière spés
ciale,me dire toutes sortes de choses qui auraient
pues me décourager, de temps en temps j'enten-
dait de ces personnes consacrées à Dieu, me crier
Singûillière. Après avoir traversée cet apparte-
ment avec beaucoup de peine nous arrivâmes
près d'une belle et jolie porte, d'une blancheur
éblouissante et toute brodée avec de l'or, mais
un or qui n« paraissait pas avoir été pris sur la
terre tant il était brillant. Oh I Dieu, m'écriai-je,
je meure, je meure, si cette porte ne change pas,
mon Frère, qu'est-ce que c'est que ça? C'est là,
me dit allors mon frère, c'est là la porte de la
Maison de Notre Maman, avant d'entrer, laisser
là à la porte tout ce qui tient aux peines de la
son manuscrit, mieux que parce mot nous qui lui échappait
pour la deuxième fois; puis, elle continue, jusqu'à la fin du
récit de ce ravissement, à parler d'elle à la première per-
272 VIE DE MELANIE
terre, quittez tous vos sens, entrez et voyez; à
peine Mon Frère eût-il achevé ses mots, que
4 belles Dames d'une beauté éblouissante, ouvri-
rent avec des chaînes d'or les deux battants des
portes, qui semblaient être en feu tant la lu-
mière qui l'entouré était agitée et brillante; dès
que nous fûmes entrés, les quatre Dames qui
nous avaient ouver les portes se prosternèrent
profondément devant mon petit Frère qui les
releva aussitôt; et moi je ne pensai pas à avan-
cer, j'étais toute slapéfée devoir une si nom-
breuse population de Monde, de toutes gran-
deur et de toute beauté, toujours je voulai
m'arrêter pour regarder ces jeunes enfants qui
paraissaient être dans la joie la plus parfaite,
puis ces vieillards qui jouissaient d'un repos le
plus doux, puis les Martyrs qui étaient décoré
de toutes parts par des chaînes d'or, de pier-
reries etc.; enfin viennent les Vierges qui sont
d'une beauté incomparable, et les plus près de
Dieu, dès que je vis la beauté de ces Vierges,
leur bonheur, et tout ce qu'elle jouissaient de
plus que les autres, je ne savais plus que devenir,
je n'osais point avancer vers elles et je n'avais
cependant pas envie de demeurer avec les autres
saints, et d'autant plus que mon Frère me me-
VIE DE MELANIE 273
nait plus loin, enfin, près de cette légion de Sain-
tes Vierges je voyais de magnifiques Trônes dont
3 étaient occupés et deux de libre, nous n'étions
pas loin des vierges, lorsqu'elles nous aperçu-
rent, elles firent un grand cercle, laissant une
ouverture aux deux extrémités du sercle, dès que
nous commençâmes à entrer dans ce sercle, les
Vierges chantèrent un Cantique bien, bien, mais
bien joli je n'ai retenu que ce mot : une sœur de
plus; en même temps je vis la plus belle Dame
que je n'ai jamais vu dans tous les autres saints,
qui quitta un des 3 Trônes dont j'ai parlé plus
haut, vint au devant de mon Petit Frère le sa-
lut profondément, aussitôt mon Frère me dit :
sœur, voilà Notre Maman, à peine avait il achevé
de parler, que je me sens attirée à elle, je cours,
tenant toujours mon Frère parla main et m'él-
lance dans les bras de ma Mère, et lui dit : Ma
Maman, ma bonne Maman, Maman, ma fille, ma
fille, ma chère enfant me dit-elle, oui je suis
votre Mère, soyez mon enfant, venez avec moi,
elle me menne bien haut vers ces beaux trônes
que je n'avais vu que de loin, allors mon Petit
Frère devint grand tout à coup et s'assis sur un
beau et Magnifique Trône à la Droite d'un grand
personnage qui paraissait être le père éternel,
19
^4 VIE DE MELANIE
et à la Gauche du Père, Ma Mère s'assis sur un
tronne d'une blancheur éblouissante et garni eu
or très pur, à la droite de Mon Frère était en-
core un beau Tronc sur lequel était Saint Jo-
seph; de l'autre côté, à gauche de Ma Maman
était encore un très beau Trône, il n'était encore
occupé de personne, et moi petit rien, josa
m'y asseoir dès que mon Frère et ma Mère me
Turent dit, ah ! que l'on y est bien, on ne se sens
plus, lame jouit d'un bonheur inesprimable, la
paix la plus grande, point de soussis, point de
regret, point d'envie, le corps jouis de tous
les plaisirs possibles, des guirlandes de fleurs
diverses nous entourent, des couronnes tombent
sur nos têtes, on marche sur les roses, les lys,
les violettes, enfin sur toutes sortes de fleurs très
odoriférantes; l'appartement était immance en
grandeur, je n'ai jamais pu voir le fon, si Ton
veux, on va, on viens, on s'assied, on chante, on
parle avec tout le mon, on se connais et on
s'aime tendremment, enfin je ne finirai jamai si
je voulais expliquer tout ce que j'ai vu et éprou-
vée. D'ailleurs pour le dire tel que c'est il me fau-
drait emprunter les langues des Anges, si non je
ne dis rien.
Il y avait environs 3 ou 4 heures que j'étais à
VIE DE MELANIE 275
m'abîmais en contemplation, c'était toujours de
plus beau en plus beau, enfin, Mon Frère et ma
Maman ce dirent quelques mots tout [mot qui
manque] mais je ne compris pas ce langage
quand ils eurent finis de parler, le chœur des
Vierges s'avencent, chaqu'une un beau Lys bril-
lant à la main, avec un instrument de Misique,
tous différants, on commence à chanter et à faire
aller leur instrument qui paraissais ne point les
fatiguer, oh !... que c'était beau, si j'avais étais
sur la terre je serai morte de joie. Je voyais
aussi des vieillards qui n'étaient occupé qu'à
lléchir le genoux devant Notre Seigneur, qui, du
haut de son Trône, faisait pleuvoir sur ces
saints une rosée blanche, toute brillante, qui
paraissait les inonder de bonheur.
Le dimanche soir, La Louve étant de retour,
la femme chez qui elle était Tavoit fait chercher
de toutes parts, et avait résolut de ne plus gar-
der chez elle celle qui lui causait tant d'en-
nuies en s'absantanl si souvent de la maison;
en effet la Sauvage fut mise à la porte ; puis
ramassée par Pierre Mathieu; mais celui-ci
étant obligé de s'absanter pour aller travailler T
la Solitaire ne demeura pas longtemps dans
cette maison, elle y était méprisé de tous ses
276 VIE DE MELANIE
parents qui ne la regardaient que comme le
boufon, la Sauvage se croyait obligé de répa-
rer tous les injures que Ton faisait à Dieu et
à la Sainte Vierge, aussi elle ne laissait jamais
passer les auccasions qu'elle avait de se mor-
tifier, et de faire queliesque petites pénitence ;
après avoir demeuré ainsi quelques mois, la
Mère Mathieu trouva par bonheur une auccasion
de se défaire de cette méchante Louve, qui ne
pouvait demeurer avec personne; elle fut mise
en service chez une femme pour gardeur deux
petits enfants, leur demeure était loin de Corps,
c'était une maison toute seule, perdue dans les
montagnes, où on n'avait presque que la visite
des bêtes sauvages, cette nouvelle demeure plut
fort à notre Sauvage qui n'aimait que la solitude,
ces gens-là étaient très sévères, brusc et mépri-
sant, et souvent ils oubliaient que tout le
monde mange, et dans ce cas la Louve geûnait
très souvent, et elle couchait quelquefois à
l'écurie ou au galetà... Au bout de quelques
années, les enfants que la Sauvage avait pris
soins purent se passer de celle qui ne leur avait
apris qu'à garder le silence ; elle se retira et fut
remise en service dans un village pour garder
les vaches, les gens de ce village, son curieux
VIE DE MELANIE 277
et méchants, dès que la Louve fut entré dans
la Maison de ces maîtresses, tout les habitants
du village y coururent pour examiner cette
nouvelle bergère et pour la questionner, mais
on ne pu lui tirer aucune parole, et ne leva pas
même les yeux, aussi chaqu'un la tourna en
ridicule de toute les manières, et pour le pre-
mier jour elle fut complètement habillée de so-
tises que chaqu'un se plut à lui débiter, et que la
Sauvage entandit avec bonheur; ce jour passé,
les bons Maître de la Solitaire, qui étaient
bons chrétiens, ne souffraient gaire qu'on in-
juria la Solitaire, car ils Taimaient comme une
de leurs enfants ; la haine des habitants du vil-
lage augmentait chaque jours contre la Sau-
vage, je crois que c'était son mauvais caractère
qui lui attirait cette haine, aussi elle le payait
lourds tous les jours, (mais elle ne s'est point
corrigé pour cela), la Sauvage allait tous les jours
gardés ou des brebis, ou des vaches, elle allait
toujours ceule en champs et ne souffrait jamais
qu'on l'aborda, ces gens de ce village avaient la
patiance de se réunir Matin et Soir, ou elle de-
vait passer pour avoir le plaisir de la charger
d'injures, mais celle-ci avait l'air insensible à
tout ; ces pauvres gens perdirent leur latin à
278 VIE DE MELANIE
cela, mais ils avaient du cœur, ils ne voulaient
pas avoir le dernier [mot qui manque] et pour
cela ils voulurent la ^la phrase n'est pas ache-
vée].
+
Ce manuscrit a pour auteur Aîélanie, qui Va
écrit avant de partir pour V Angleterre en i852,
par obéissance au R. Père Sibilat^ missionnaire
de Notre-Dame de la Salelte.
Ce que je certifie ce 16 novembre i889.
A. DE Brandt, Chanoine d'Amiens.
Lettre
de Monsieur le Chanoine de Brandt, accompagnant
l'envoi du manuscrit :
+
Omnia in Jesu Amiens^ ce 16 octobre
Per Mariam 1900
Cher et Vénéré Confrère en Notre-Dame de la Sa-
lette^ Jésus soit aimé de tous les cœurs !
Je m'empresse de vous envoyer, sous ce /?//, le pré-
cieux manuscrit de notre vénérée Mélanie que nia
remis la Mère Thérèse de Maximy [en 1879] avant de
VIE DE MELANIE 279
quitter la Picardie. Elle m'en avait donné une copie
en i858, à son arrivée ici. Vous pouvez dire à cette
admirable confidente de la divine Marie... que je suis
heureux de pouvoir lui être agréable en lui envoyant
ce qui lui appartient à tous égards. Dites-lui bien
que y dans l'intérêt de sa céleste mission, il importe
beaucoup que sa vie soit^écrite par elle aussi exacte-
ment que possible dans toutes ses parties, surtout à
cause de son secret qui a une valeur incomp^irable
désormais.
Prions, tous les trois, plus que jamais la très douce
et miséricordieuse Marie... de daigner inspirer à cette
âme si privilégiée la résolution d'en finir complè-
tement avec ce travail dont l'importance est incalcu-
lable pour r accomplissement des desseins de Dieu.
J'avais remarqué dans une de ses lettres datée du
19 juillet, l'assassinat du roi Humbert, prédit d'une
manière incroyable. Je vous promets de tenir très
secrètes les confidences que voulez bien me faire...
Veuillez agréer mes bien respectueuses amitiés.
A. DE Brandt.
Notes complémentaires par les Religieuses
de correnc.
Sa mère devenant plus furieuse voulut l'éloigner
davantage et la mit au village de Sainle-Luce. Là elle
demeura environ deux ans ; puis elle fut mise à Saint-
Michel, village encore plus éloigné, où elle resta une
quinzaine de jours et eut beaucoup à souffrir. Puis
on la mit au village de Quet-en-Beaumont, où elle fut
un an; et de là au village des Ablandins à la Salette,
en mars i846. Elle était là chez de bons maîtres.
Environ quinze jours avant le 19 septembre 1846, la
Louve fut envoyée à Corps. Il était fort tard dans la
nuit, cependant la Sauvage voulut remonter à la Sa-
lette. Le temps était très obscur, et quelquefois
même elle passait au-dessus ou au-dessous du che-
min, et ce ne fut que vers une petite chapelle (1)
(1) La chapelU Sainl-Sébaslien.
VIE DE MELANIE 281
qu'elle se retrouva (elle avait appelé sa maman à son
secours). Elle vit la chapelle toute éclairée par je ne
sais quoi. Elle s'approche et admire; cette lumière
était très grande et très éblouissante. Enfin, après
avoir un peu admiré, elle fait deux pas pour se re-
mettre en route, lorsque, fort étonnée, elle voit la
lumière sortir de la chapelle et environner la Soli-
taire et l'accompagner jusqu'aux premières maisons,
où elle disparut. Les maîtres de la Solitaire furent
stupéfaits de la voir arriver ce jour-là si tard et lui
demandèrent si elle n'avait point eu peur. Elle dit que
non, mais elle se garda bien de raconter ce qui lui
était arrivé.
Puis arriva la grande apparition de la Sainte
Vierge dont l'histoire est connue; mais je vais seule-
ment donner quelques petits détails qui ne sont peut-
être pas connus. La Sainte Vieige a fait baiser plu-
sieurs fois à la petite bergère la croix que la Sainte
Vierge avait sur la poitrine. Sur cette croix était un
bien joli christ ; ce Christ paraissait quelquefois avoir
le mouvement. Cela dépendait de ce que disait la
Sainte Vierge. Quelquefois la tête de Notre-Seigneur
se levait, ouvrant les yeux, et avait l'air de faire de
fortes menaces, d'autres fois il ne remuait pas, mais
il regardait avec bonté et le sang coulait de ses plaies.
Ce sang était très brillant et disparaissait avant
d'être à terre. La bergère continua à garder ses
troupeaux environ deux mois après l'apparition de
282 VIE DE MELANIE
la Sainte Vierge. Elle eut le bonheur de la revoir
plusieurs fois. Quinze jours avant Noël, la bergère
lut mise en pension à Corps, chez les religieuses de
la Providence (i). Dans le couvent de Corps elle vit
plusieurs fois son petit frère. Elle demeura dans ce
couvent quatre ans, après lesquels elle pensa à se
faire religieuse. Dès qu'elle en eut parlé, elle fut per-
sécutée par ses parents d'une manière effrayante. Le
père fut la chercher de force au couvent et la condui-
sit chez lui. Là il voulut la faire renoncer à son des-
s;3in; mais elle persista à dire qu'elle voulait se con-
sacrer pour toujours au Seigneur. Le père devenait
tous les jours plus furieux. Depuis quatre jours la
bergère n'avait pris aucune nourriture, ni elle ne se
couchait pas. Pendant la nuit toujours elle veillait le
moment favorable pour prendre la fuite, mais il n'y
eut pas moyen. Le père, le fusil au bras, ne quittait
la porte ni le jour ni la nuit (2).
Un jour, surtout, la bergère faisait prier le bon Dieu
par ses frères et ses sœurs, et elle disait : « Quoi
qu'on fasse pour me retenir, on n'en viendra pas à
bout : j'irai dans un couvent, je ne sortirai plus, je
ne m'occuperai que de la prière et de la méditation.
Oui, je veux me faire religieuse, ou bien je veux
(1) Elle ne coucha comme pensionnaire qu'au commence-
ment de Tannée 1847.
'2] Ses fonctions alors lui permettaient d'être armé; il
était gardien de péage du pont du Drac.
VIE DE MELAxME 288
mourir plutôt que de demeurer dans cet océan de
crimes dont la terre est inondée. » Après ces quel-
ques paroles, les enfants ne manquèrent pas de tout
répéter au père; ce qui le mit dans une si grande
colère qu'il résolut de donner la mort à la bergère.
Dans un moment de désespoir (i) il charge son fusil,
sort de la maison, prend la bergère qu'il mit vis-à-
vis de lui, et décharge son fusil; mais Dieu permit
que la balle passât sous le bras de la bergère, et elle
fut sauvée. Enfin elle demeura encore quelques jours
avec ses parents. Mais la Providence permit qu'un
monsieur de Paris, qui aimait beaucoup Mélanie, se
trouvât à Corps dans ce moment; et à peine apprit-
il par les habitants de Corps ce qui se passait qu'il
se hâta de descendre trouver le père, sur lequel il
avait beaucoup d'influence. Il fît tous ses efforts pour
délivrer la bergère de cette prison, mais tout fut inu-
tile. Enfin le bon Monsieur inventa un nouveau
moyen. Le père Mathieu lui devait 600 francs ^2;, il fut
le trouver et dit que, s'il voulait lui donner la liberté
de Mélanie, il lui laisserait cette somme. Le père qui
ne pouvait rembourser cette somme y consentit.
C'était le i^"" vendredi du mois, vers les 3 heures nprès
(l)Non de colère, car son père l'aimait beaucoup. Il n'a
pas su ce qu'il faisait, a-t-eile dit, tant il avait de peine de
la voir partir.
(2) Il lui avait avancé les 600 francs de cautionnement pour
ses fonctions de garde du péage.
284 VIE DE MELAME
raidi que se fit cette vente (i). Mélauie fut très
heureuse de voir qu'elle avait une petite ressemblance
avec Notre-Seigneur. Dès ce moment elle fut un peu
plus libre, et le lendemain elle partit pour Grenoble
et alla faire une visite à Monseigneur qui l'envoya à
Correnc, où elle prit Tliabit de religieuse de la Pro-
vidence au bout d'un an. Là elle demeura deux ans,
pendant lesquels le divin enfant venait souvent la
visiter; mais un jour la Sainte Vierge lui apparut
tenant son petit enfant par la main ; elle paraissait
fort triste. « Ma fille, dit-elle à sœur Marie de la
Croix, Dieu le Père veut affliger le peuple sans
délai. Vous savez, ma fille, les malheurs prédits sur
la montagne de la Salette ! Eh bien ! il est d'autres
malheurs encore qui vont arriver à la fin de ce mois.
Il est trois malheurs encore qui vont arriver à la fin
de ce mois. II est trois fléaux réservés à l'Isère, à la
Bretagne et à la Russie : la peste, la guerre, la fa-
mine. »
— « Ah ! ma Mère, ma Mère, dit alors la jeune
religieuse en se prosternant aux pieds de Marie, que
dites-vous là ! La guerre, la peste, la famine ! Ah I
non, rien de tout cela. Ah ! je vous en prie, dites au
Père éternel de pardonner au monde entier; de nous
(1) Ce Monsieur de Paris est M. Brayer, qui est venu
habiter Grenoble et que sa femme a assassiné à Grenoble.
Cette misérable assassina en même temps son enfant de 4
à 5 ans et se suicida.
VIE DE MÉLANIE 285
il verra la conversion. Mais que rien de ces malheurs
n'arrive. Dites, ma bonne Mère, dites au bon Dieu,
s'il est tant en colère, de frapper sur moi tant qu'il
voudra : je lui appartiens. Il peut faire de moi tout
ce qu'il voudra : qu'il me coupe en morceaux, qu'il
me brûle peu à peu, et puis II est tout- puissant; Il
peut faire que je sois en plusieurs personnes et que
je souffre pour toutes les personnes qui l'offensent
tant! Enfin de quelque manière que ce soit, épargnez,
épargnez les pécheurs mes frères, et que Dieu se
venge sur moi. » Dans ce moment il y eut un grand
silence. Marie tournée vers l'autel semblait réfléchir,
puis elle se retourna et dit : « Votre sacrifice a été
agréable à Dieu, ma fille, et les trois fléaux n'arrive-
ront pas, mais un seulement. Lequel voulez-vous ?
car il faut que Dieu se venge ; les crimes s'élèvent
jusqu'à son trône. » — Ah ! ma bonne Mère, dit la
jeune rehgieuse, je ne veux pas de fléaux ; et si Dieu
veut se venger, comme je vous l'ai déjà dit, qu'il se
\enge sur moi, quoique je ne sois rien. Et s'il ne peut
pas à cause que je suis trop peu de chose, qu'il fasse
quelque chose de grand de moi et puis qu'il fasse tout
tomber sur moi. Mais je vous avertis, ma Mère, je ne
veux pas de malheurs. Si Dieu le veut, je consens
volontiers à aller en enfer (i), ou bien à souffrir sur
la terre tout ce que les damnés souffrent dans l'enfer,
(1) Moins la malédiction réelle, a dit Mélanie. en confir-
mant ou rectifiant tout ce qui précède.
286 VIE DE MELAME
je le veux pour qu'il n'arrive rien. » Dans ce moment
la Vierge sourit et dit à son petit enfant : « C'est la
première fois que j'entends parler ainsi, Dieu sera
satisfait. » L'enfant ne répond rien, mais il court se
jeter dans les bras de la religieuse ; puis il s'en fut
et disparut avec sa mère.
Un autre jour, sœur Marie de la Croix fut à la tri-
bune, le soir, après souper; elle fut très surprise
quand elle vit près de l'autel une grande croix avec
un Christ dessus. Des plaies du Christ sortaient des
fontaines de sang très brillant. En premier lieu, le
sang tombait par terre. Personne ne venait le ra-
masser; alors les anges descendirent et vinrent s"a-
breuver un à chaque source. Ce Christ faisait de
fortes menaces de ce que Ton ne profitait pas du sa-
crement de l'Eucharistie, etc., etc. Puis tout cela
disparut.
Un autre jour, la jeune novice demanda permission
pour aller au cimetière ; elle ne pensa plus qu'un exer-
cice de communauté allait bientôt commencer. Elle y
fut; à peine y était-elle arrivée que l'on sonne pour
commencer l'exercice; et dans ce moment il faut être
réunies; comment faire? Alors elle s'adresse à son
petit frère qui vient aussitôt et la transporte dans
Tappartement et elle ne manque pas d'exactitude (i).
Il n'y avait qu'un mois que sœur Marie de la Croix
(1) Elle ne s'y sentit pas transportée, elle s'y trouva instan-
tanément.
VIE DE MÏLANIE 287
avait pris l'habit des religieuses de la Providence
lorsqu'elle demandait à Marie de souffrir ce que
souffrent les damnés. Jésus et Marie ne lui permirent
ces souffrances qu'après trois semaines, au bout des-
quelles la sœur commença à ressentir un dégoût
complet pour la prière, l'oraison, les sacrements. Ce
dégoût augmentait tous les jours, et il en vint jusqu'à
la faire souffrir horriblement quand elle était obligée
de faire usage des sacrements et de la prière. En
même temps, de fortes pensées de désespoir vinrent
l'assaillir, des pensées contre la foi, et bien d'autres
encore, de telle sorte que la jeune novice croyait
quelquefois être dans les abîmes de l'enfer. Elle
souffrait de telle sorte qu'il est impossible de le faire
comprendre aux personnes qui n'ont pas passé par
là. Souvent on la trouvait perchée sur les murs ou
sur une fenêtre, prête à se précipiter si on ne l'eût
empêchée (i). Plus tard ses peines augmentèrent
encore, de sorte qu'elle n'avait plus de liberté. Vou-
lait-on lui parler de Dieu, elle n'entendait rien. Vou-
lait-on lui faire expliquer de quelle manière le démon
la tourmentait, elle ne pouvait plus parler. Elle était
restée quelquefois 5 ou 6 jours sans pouvoir dire un
seul mot, et restée plusieurs mois qu'elle n'entendait
rien; et souvent elle ne reconnaissait plus les per-
sonnes avec qui elle était. Allait-elle à l'église, les
(1) Prête à se précipiter, détail inexact, a-t-elle dit. Les
sœurs auront voulu dire : Prête à être précipitée.
288 VIE DE MELANIE
démons lui apparaissaient visiblement et la faisaient
tomber par terre. Si elle avait sou livre d'office, les
démons le lui enlevaient et le renvoyaient au milieu
de l'église en faisant un grand bruit.
Pendant plus d'un an, ils la frappaient sans ména-
gement (i), en quelque lieu que ce fût, mais surtout
pendant la nuit; et quand ils ne savaient plus que
faire, ils traînaient son lit de côté et d'autre. Et quand
la sœur ne bougeait plus, ils prenaient un autre lit
qu'ils renversaient sur la sœur. Et quand les démons la
frappaient fortement, elle se contentait de leur dire :
(( Ah ! mes beaux messieurs, je croyais que vous étiez
quelque chose de bien remarquable, mais il paraît
que vous n'êtes pas de grands seigneurs, puisque
vous ne faites que ce que font les forgerons. Frappez,
frappez fort ! quand je serai à la fantaisie de celui
qui m'a mise entre vos mains, et qu'il me trouvera
assez polie, il saura me retirer, et j'aurai à vous au-
tres une grande reconnaissance. Allons, soyez de
bons ouvriers, travaillez pour moi. » Cela les mettait
dans une telle rage, que sils avaient pu donner la
mort, ils l'auraient fait. Quelquefois, pour l'effrayer,
ils se mettaient sous des formes d'animaux effra-
yants. Ces apparitions durèrent environ deux ans et
quelques mois. — Il est impossible de raconter tout
ce qui lui est arrivé; mais on sait qu'en i854 elle fut
(1) Avec des objets, mais ne l'ont jamais touchée, a-t-elle
dit.
VIE DE MELANIE 289
à la Salette, et que les démons ne lui apparurent
plus.
On voit combien M. Nicolas avait raison d'écrire
en 1881 : « // est impossible de comprendre la bergère
si on ne connaît pas l'histoire de sa première enfance
et desa première jeunesse, qui ne pourra être donnéeau
public qu'après le décès de sa mère et le sien propre.
Nous possédons cette histoire depuis 25 ans. Nous
avons eu sur ces points l'aveu de ses parents, bien
que ces faits ne fussent pas, pour eux, très hono-
rables... » {Le Secret, p. 18.)
20
TABLE
Pages.
DÉDICACE VII
INTRODUCTION IX
VIE DE MÉLANIE CALVAT, BERGÈRE DE LA SALETTE,
ÉCRITE PAR ELLE-MÊME EN 1900 4
ABRÉGÉ DE LA VIE DE MÉLANIE, ÉCRIT EN 185'2 . . "1^^
CERTIFICAT ET LETTRE DE M. LE CHANOINE BRANDT. 278
NOTES COMPLÉMENTAIRES PAR LES RELIGIEUSES DE
CORRENC 280
ACHEVÉ D'IMPRIMER
le vingt janvier mil neuf cent douze
PAR
E. ARRAULT ET O'^
A TOURS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE
3104.
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE GONDE PARIS-VI^
Paraît le ler et le iG de chaque mois, et forme dans l'annce six
voluni
Littérature, Poésie, Théâtre, Beaux-Arts
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Critique, Littératures étrangères. Revue de la Quinzaine
La Revue de la Quinzaine s'alimente à l'étranger autant qu'en France.
Elle offre un nombre considérable de documents, et constitue une sorte d' « en-
cyclopédie au jour le jour » du mouvement universel des idées. Elle se compnce
des rubriques suivantes :
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mont.
Les Poèmes : Pierre Ouillard.
Les Romans : Rachilde.
Litlérature : Jean de Gourmont.
Histoire : Edmond Barthélémy.
Philosophie : Georges Palante.
Psycfwlogie : Gaston Danvillc.
Le Mouvement scientifique : Georges
fJohn.
Science sociale : Henri Mazel.
Ethnographie, Folklore : A. Van
Genncp,
-4 rchéologie. Voyages : Charles INIerk .
Questions juridiques : José Théry.
Questions militaires et maritimes
Jean Norcl.
Questions coloniale" : Cari Sitrer.
Esotèrisme et Sciences psychiques :
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Les LieiHie-f : Charlcs-Iïcnry Ilirsch.
Les Journau.v : R. de Bury.
Les Théâtres : Maurice Boissard.
Musique : Jean Marnold.
Art : Gustave Kahn.
Musées et Collections : Auguste Mar-
guillier.
CJtronique de Bruxelles: G. Eckhoud.
I et 1res allemandes : Henri Albert.
Lettres anglaises : Honry-D, Davray.
Lettres italiennes : Ricciotto Canudo.
Lettres espagnoles : Marcel Robin.
/ et très portugaises : Philéas Lebesgue.
Lettres américaines : Théodore Stan-
ton.
Lettres hispano-américaines : Fr.i .
ci SCO Contreras.
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Lettres néo-grecques : Démétrius
Astériotis.
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don.
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nais, Fritiof Palmér.
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