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Full text of "Vie de Melanie, bergere de la Salette, ecrite par elle-meme en 1900 : son enfance (1831-1846)"

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Vie  de  Mélanie 

Bergère  de  la  Salette 

ÉCRITE      PAR     ELLE-MÊME      EN      IQOO 

Son  enfance 

(1831-1846) 


INTRODUCTION 
PAR 

LÉON    BLOY 


PARIS 
MERGVRE    DE    FRANCE 

XXVI,  RVE  DE  CONDÉ,  XXVI 


VIE  DE   MÉLANIE 


BIBLIOTHÈQUE 


OUVRAGES  DE  LÉON  BLOY 


Le  Révélateur  du  Globe  'Christophe  Colomb  el  sa  Béati- 

ficaîion  future  .  Préface  de  J.  Barbey  d'Aurevilly. 
Propos  d  un  Entrepreneur  de  Démolitions. 
Le  Pal,  pamphlet  hebdomadaire  (les  4  numéros  parus'). 
Le  Désespéré,  roman. 
Christophe  Colomb  devant  les  Taureaux. 
La  Chevalière  de  la  Mort  [Marie-Antoinette). 
Le  Salut  par  les  Juifs. 
Sueur  de  Sang    1870-1871),  avec  un  portrait  de  l'auteur 

en  1893. 
Léon  Bloy  devant  les  Cochons. 
Histoires  désobligeantes. 
La  Femme  Pauvre,  épisode  contemporain. 
Le  Mendiant  Ingrat  (Journal  de  Léon  Bloy). 
Le  Fils  de  Louis  XYÎ,  avec  un  portrait  de  Louis  XVll, 

en  héliogravure. 
Je  M'accuse...  Pages  irrespectueuses  pour  Emile  Zola 

et  quelques  autres.  Curieux  portrait  de  Léon  Bloy,  à 

18  ans. 
Exégèse  des  Lieux  communs. 
Les   dernières   Colonnes    de    l'Eglise.    {Coppée.   —   Le 

R.  P.  Judas.  —  Brunetière.  —  Huysmans.  —  Bour- 

get,  etc.) 
Mon  Journal.  (Dix-sept  mois  en  Danemark),  suite   du 

Mendiant  Ingrat. 
Quatre  ans  de  Captivité  à  Cochons-sur-Marne,  suite  du 

Mendiant  Ingrat  et  de  Mon  Journal.  Deux  portraits 

de  l'auteur. 
Belluaires  et  Porchers.  Autre  portrait. 
L'Epopée  Byzantine  et  G.  Schlumberger. 
La  Résurrection  de  "Villiers  de  llsle-Adam. 
Pages  choisies    1884-1905).  Encore  un  portrait. 
Celle  qui  pleure  (Notre-Dame  de  la  Salette),  avec  gra- 
vure. 
L'Invendable,  suite  du  Mendiant  Ingrat,  de  Mon  Journal 

et  de  Quatre  ans  de  Captivité  à  Cochons-sur-Marne . 

Deux  gravures. 
Le  Sang  du  Pauvre. 
Le  Vieux  de  la  Montagne,  suite  du  Mendiant  Ingrat,  de 

Mon  Journal,  de  Quatre  ans  de  Captivité  à  Cochons^ 

sur-Marne  et  de  V Invendable.  Deux  gravures. 


FRAGMENT  D  UNE  AUTRE  LETTRE  DE  MELANTE 


Carmel  House,  14  avril  i855. 

Mes  chers  parents...  Priez  pour  que  je  ne  meure  pas  dans 
mon  lit,  comme  celle  bonne  sœur.,  mais  que  Von  me  coupe 
la  léle,  el  que  l'on  me  déchire  tout  le  corps  pour  Vamour 
de  mon  Jésus.  J'espère  que  cela  arrivera  bientôt  ;  je  ne 
puis  pas  m'empêcher  de  prier  le  bon  Dieu  pour  que  les 
bons  protestants  viennent  me  tailler  en  pièces  ou  me  faire 
cuire  dans  un  joli  feu,  el  si  après  cela  ils  veulent  me 
manger,  je  serai  très  contente  parce  que  au  moins  j'aurai 
servi  à  quelque  chose  dans  la  vie  de  ce  monde. 

Je  suis  votre  très  respectueuse  fille. 

Marie  de  la  Croix, 

Victime  de  Jésus,  religieuse  carmélite. 


MELANIE  CALVAT,  a  soixante-douze  ans 


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Vie  de  Mélanie 

Bergère  de  la  Salette 

ÉCRITE     PAR     ELLE-MÊME    EN      IQOO 

Son  enfance 

(1831-1846) 


INTRODUCTION 
PAR 

LÉON    BLOY 


PARIS 
MERCVRE    DE    FRANCE 

XXVI,  RVE  DE  CONDÉ,  XXVI 

Mr.Mxii,A$>  'C/> 


Onjvers'fâ^ 


IL   A    ETE    TIRE   DE    CET    OUTRAGE    : 

Trois  exemplaires  sur  Japon  Impérial, 
numérotés  de  I  à  S; 

El  vingt  et  un  exemplaires  sur  Hollande  Van  Gelder, 
numérotés  de  4  à  24. 


JUSTIFICATION    DU    TIRAGE 

4  i  9 


M105 


DroUs  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  pays. 


A   MA   TRES    CHERE    FILLE 

MADELEINE 


Voici  le  livre  que  je  le  réservais  depuis  longtemps. 
11  est  à  peine  de  moi,  puisque  je  n'en  ai  écrit  que 
V Introduction.  Mais  au-dessus  de  mes  pages  péris- 
sables et  mourantes  où  j'ai  mis  pourtant  tout  mon 
cœur,  tu  verras  l'âme,  sublime  et  naïve  comme  le 
ciel,  de  cette  Bergère  du  Paradis  dont  je  me  déclare 
le  très  humble  présentateur. 

Vouée  par  ta  mère,  avant  ta  naissance,  à  l'Imma- 
culée Conception,  Mélanie  t'apprendra,  mieux  que 
je  ne  puis  le  faire,  que  la  Sainte  Vierge  fut,  en  vérité, 
quand  les  monts  et  les  abîmes  n'étaient  pas  encore, 
l'Unique  Élue  pour  être,  un  jour,  l'Unique  Ressource 
de  Dieu,  «  le  seul  point  de  boue  sans  tache  où  le 
Rédempteur  pût  poser  son  pied  sur  la  terre  ». 

Rien  que  cette  pensée  grandissant  chaque  jour  en 
toi,  te  fera  sainte,  si  tu  le  veux  et  —  j'ose  le  dire  — 
quand  même  tu  ne  le  voudrais  pas. 

L'Immaculée  Conception  est  ton  gouffre  particu- 
lier. Chacun  a  le  sien.  C'est  l'abîme  de  lumière  voulu 
pour  toi  et  dont  tu  ne  pourras  jamais  sortir,  ô  bien- 
heureuse enfant  de  mes  tourments. 

Fête  de  saint  Michel  archange,  1911. 
LÉON  Bloy. 


INTRODUCTION 


Ascende  snperias. 

Parmi  les  chrétiens  qui  ne  rejettent  pas  le 
miracle  de  la  Salette,  nul  ne  pourrait  sans  s'éle- 
ver à  l'héroïsme  du  ridicule,  prétendre  que  les 
deux  Enfants  Témoins  ont  pu  être  autre  chose 
que  des  instruments  infirmes. 

Universellement  on  tient  pour  vérité  indiscu- 
table qu'ils  étaient,  en  1846,  de  petits  paysans 
très  grossiers,  sinon  imbéciles,  choisis  tels  pour 
faire  éclater  d'autant  mieux  l'évidence  d'une 
Révélation  surnaturelle. 

Tout  au  plus,  à  l'extrême  rigueur,  accorderait- 


VIE    DE    MELANIE 


on  une  lueur  d'intelligence  à  Maximin  qui  ne 
publia  pas  son  Secret  et  qui  est,  par  conséquent, 
beaucoup  moins  gcnant  que  sa  compagne.  L'his- 
torienne des  premières  années  du  pèlerinage, 
Mlle  des  Brûlais,  le  représente  comme  un  petit 
garçon  d'une  vivacité  extrême,  ayant  parfois,  en 
dehors  de  sa  mission  stricte  de  narrateur,  des 
saillies  assez  amusantes.  Mais  rien,  absolument 
rien  n'est  concédé  à  Mélanie. 

C'est  «  une  pauvre  innocente^  une  boudeuse, 
une  entêtée»,  incapable  de  comprendre  quoi 
que  ce  soit  aux  réponses,  très  souvent  extraor- 
dinaires, qui  lui  sont  inspirées.  Ainsi  parlait 
d'elle  cette  Mlle  des  Brûlais,  personne  excellente, 
cela  est  certain,  mais  institutrice  autant  qu'on 
peut  l'être  et  vingt  fois  incapable  de  soupçonner 
le  mystère  de  cette  vocation  inouïe. 

Après  soixante-cinq  ans,  la  glorieuse  Mélanie, 
morte  en  1904,  est  plus  vilipendée  que  jamais. 
Quand  le  thème  de  l'idiotie  n'a  plus  été  tenable, 
on  a  parlé  d'imposture,  de  vagabondage,  de 
rébellion  criminelle,  de...  mauvaises  mœurs. 
Des  prêtres,  des  évêques  même,  qui  auraient  dû 
recommander   leurs  âmes   sans  amour  à  cette 


INTRODUCTION  XI 


vierge  pleine  de  miracles,  se  sont,  au  contraire, 
acharnés  contre  elle,  quelques-uns  jusqu'à  en 
mourir  de  rage  ;  rendant  ainsi  manifeste  l'impor- 
tance unique  et  la  non  pareille  prédestination  de 
leur  victime.  On  voit  encore  des  ecclésiastiques 
pouvant  être  crus  respectables,  que  le  nom  seul 
deMélanie  déséquilibre  jusqu'à  la  fureur.  On  est 
même  tenté  de  se  demander  si  le  nombre  de  ces 
malades  n'a  pas  augmenté. 

Lorsque  l'histoire  de  la  Bergère  sera  connue, 
on  s'étonnera  du  chiffre  incroyable  des  calom- 
niateurs, obstinés  jusqu'à  Tapostasie  inclusive- 
ment; des  désespérés,  jusqu'à  la  mort  dans  les 
convulsions,  par  la  seule  cause  de  l'existence 
d'une  très  humble  fille  qu'on  ne  pouvait  condam- 
ner ou  proscrire  sans  être  frappé  au  cœur. 

Cette  histoire  cachée  plus  d'un  demi-siècle 
avec  une  étonnante  perfidie  et  infiniment  peu 
connue,  est  parmi  les  plus  déconcertantes  et 
les  plus  tragiques.  Je  devais  en  être  l'auteur  et 
je  le  serai  peut-être  un  jour.  Les  indispensables 
documents  m'ayant  été  refusés,  je  suis,  néan- 
moins, par  bonheur  et  par  grâce  insigne,  en 
possession  de  publier  l'histoire,  écrite  par  elle- 


XII  VIE    DE    MELAME 


même,  des  premières  années  de  sa  vie,  pour  obéir 
à  l'un  de  ses  confesseurs. 


II 


IMélanie  avait  alors  soixanle-neuf  ans  et  on 
lui  demandait  d'écrire  en  français,  chose  diffi- 
cile. Ayant  habité,  plus  de  vingt-cinq  ans, 
diverses  contrées  de  Tltalie,  habituée  à  parler 
et  à  penser  en  italien,  son  récit  ne  pouvait 
être  qu'une  traduction  très  naïve  saturée  d'ita- 
lianismes involontaires.  Aussi  éloignée  de  Tart 
d'écrire  que  de  l'intention  d'être  agréable  à  qui 
que  ce  fût,  sa  très  simple  narration  est  tellement 
extraordinaire  qu'on  peut  dire  avec  assurance 
qu'il  n'y  a  pas,  dans  Thistoire  de  tous  les  saints, 
une  autobiographie  comparable.  L'autobiogra- 
phie d'une  enfant  ! 

Car  Mélanie  est  redevenue  pour  cela  une 
petite  enfant.  Elle,  si  grande  et  si  forte  dans  sa 
correspondance  de  femme,  quand  elle  regarde 
le  monde,  s'interrompt  alors  complètement  de 
savoir  que  le  monde  existe.   Elle  n'en  sait  rien 


INTRODUCTION  XIII 


vraiment  elle  n'a  que  faire  d'en  rien  savoir.  Elle 
a  trois  ans,  elle  a  quatre  ans,  elle  a  douze  ans, 
et,  sans  le  vouloir,  elle  s'exprime  comme  pour- 
rait le  faire  une  enfant  qu'on  interrogerait  à  ces 
différents  âges.  Elle  ignore  qu'il  y  a  des  lois 
humaines,  une  histoire  humaine,  un  océan  de 
choses  autour  d'elle.  Elle  ignore  tout  absolu- 
ment, excepté  Jésus  enfant  comme  elle,  visible 
pour  elle  seule  et  la  nécessité  de  se  configurer 
à  lui  par  la  souffrance.  Elle  est  immergée  dans 
une  ignorance  lumineuse. 

Lorsque  le  vicaire  de  la  paroisse  de  Corps 
entreprit  de  lui  enseigner  le  catéchisme,  elle 
raconte  qu'elle  n'y  comprenait  rien,  les  mots 
n'ayant  pas  de  sens  pour  elle.  La  Lettre  la  tuait. 

Qu'on  se  représente  une  habitante  du  Paradis 
forcée  de  vivre  sur  terre,  une  petite  créature, 
confisquée,  séquestrée  dans  les  gouffres  de 
lumière;  ayant  reçu,  par  infusion,  la  théologie 
la  plus  sublime,  en  même  temps  qu'une  injonc- 
tion infinie  de  n'être  rien  ;  instruite  par  Jésus  en 
personne  qu'elle  voyait,  presque  chaque  jour, 
sous  la  forme  d'un  enfant  et  qu'elle  nommait 
familièrement  son  «petit  frère  »  ;  transférée  par 

2 


XÎV  VIE    DE    MELANIE 


lui  —  combien  de  fois  î  —  dans  les  palais  ini- 
maginables du  ciel;  stigmatisée  dès  l'âge  de 
trois  ans  et,  sans  même  le  savoir,  opérant, 
comme  on  respire,  les  miracles  des  plus  grands 
saints;  —  qu'on  l'imagine,  cette  petite  monta- 
gnarde du  Dauphiné  descendue  à  peine  des 
montagnes  de  la  Liturgie  des  cieux,  interrogée 
sur  les  rudiments  par  un  bonhomme  de  prêtre 
aussi  éloigné  d'elle,  en  réalité,  qu'il  pouvait 
l'être  des  fournaises  de  cette  prodigieuse  étoile, 
à  peine  visible  encore,  sur  laquelle,  depuis  des 
milliers  d'années,  se  précipite,  assure-t-on, 
notre  système  solaire  I... 

«  On  l'envoyait  ramasser  du  bois  »,  dit-elle. 
Alors  elle  voyait  «  la  Création  des  Anges  innom- 
brables, la  rébellion  d'un  grand  nombre,  la 
Création  d'Adam  et  d'Eve  et  leur  chute...  « 

Que  faire  d'une  pareille  enfant  ?  Elle  venait  à 
peine  de  naître  et  déjà  sa  mère  la  haïssait.  Cette 
haine  étrange,  hyperbolique,  monstrueuse,  que 
la  narratrice  par  obéissance  est  bien  forcée  de 
mentionner  tout  en  l'excusant;  cette  aversion 
totale  et  soudaine  pour  une  fille  désirée  avant 
s  ^naissance,   fut  elle-même  une  sorte  de  pro- 


INTRODUCTION  XV 


dige,  explicable  seulement  par  la  conjecture 
d'une  sorte  de  prévision  qu'aurait  eue  cette  mère 
de  la  destinée  surnaturelle  de  son  enfant. 

Ignorante  et  rudimentaire  comme  une  barbare 
qu'elle  était,  un  tel  pressentiment,  s'il  exista, 
dut  l'affoler,  Paccabler  d'épouvante,  la  pétrir 
d'horreur.  Obscurément,  elle  dut  supposer  cette 
fille  de  sa  chair  conçue  et  engendrée,  pour  son 
désespoir,  de  quelque  démon...  Toute  la  vie  de 
Mélanie  a  été  une  continuation  de  cette  épou- 
vante et  de  cette  horreur,  et  maintenant  qu'elle 
a  disparu,  cela  dure  encore,  la  société  chrétienne 
lui  ayant  été  marâtre  autant  que  sa  mère. 

On  ne  peut  rien  lire  déplus  bouleversant  que 
le  cri  de  cette  abandonnée  de  trois  ans  à  qui 
son  petit  Frère  lumineux,  soudainement  apparu, 
promettait  une  maman.  —  «  Une  maman  !  » 
s'écria-t-elle  en  pleurant,  «  j'ai  donc  une 
maman  !  »  Sa  mère  l'avait  jetée  à  la  porte, 
comme  tant  d'autres  fois  ensuite,  au  milieu  de 
la  nuit,  par  la  pluie  torrentielle  !... 

Je  le  répète,  elle  avait  alors  trois  ans  et  pou- 
vait à  peine  marcher.  Elle  se  traînait  dans  un 
bois  et  y  passait  des  nuits,  des  jours,  des  se- 


XVI  VIE    DE    MELANIE 


maines  entières,  nourrie  seulement  de  ce  que 
lui  donnait  son  merveilleux  Frère,  sans  que  per- 
sonne pût  la  rencontrer  ni  l'apercevoir,  étant 
devenue  invisible  et  intangible,  transportée  sou- 
vent dans  les  habitacles  dont  saint  Paul  n'osait 
pas  parler. 

Quand  elle  reparaissait  à  la  maison  paternelle, 
c'était  pour  y  recevoir  les  traitements  horribles 
de  sa  mère  qui  ne  voulait  pas  qu'elle  fût  la 
sœur  de  ses  frères,  exigeant  de  ceux-ci  qu'ils  ne 
la  nommassent  que  la  Muette^  la  Louve,  la  Sau- 
vage^ et  la  rejetant  dehors  aussitôt  que  l'absence 
du  père  le  lui  permettait.  Il  fallut  un  miracle  de 
tous  les  jours  pour  que  cette  petite  fille  ne 
mourût  pas. 

Elle  avait  environ  six  ans  lorsque,  pour  s'en 
débarrasser,  on  en  fit  une  bergère  en  service 
chez  des  étrangers.  Alors,  commencèrent  de 
nouveaux  prodiges  tels,  en  vérité,  qu'on  peut 
demander  s'il  y  a  jamais  eu  de  sainte  aussi 
constamment,  aussi  exceptionnellement  favo- 
risée. Il  suffirait  peut-être  de  signaler  l'endroit 
inouï  où  elle  raconte  les  visites  que  lui  faisaient 
les  bétcs  de  la  monta«rne  : 


INTRODUCTION  XVII 


,..  Quelquefois,  particulièrement  quand  la  neige 
couvrait  encore  les  cimes  des  montagnes,  les  loups, 
les  renards,  les  lièvres  cherchaient  à  manger;  alors 
je  leur  distribuais  mon  pain  et  ces  bêtes  étaient  con- 
tentes; puis  je  leur  parlais  du  Bon  Dieu...  Mon  très 
Révérend  et  très  cher  Père,  il  m'est  difficile  de  me 
rappeler  ce  que  je  disais  à  ces  bêtes.  Je  sais  qu'elles 
m'ont  fait  honte  plusieurs  fois  par  leur  obéissance 
à  moi,  ver  de  terre  de  qui  elles  n'attendaient  rien.  Je 
racontais  à  ces  animaux  leur  création  par  la  parole 
toute-puissante  de  notre  Dieu  éternel  comme  me 
l'avait  enseignée  mon  bon  Frère  et  je  les  engageais 
à  chercher  partout  leur  nourriture,  sans  causer  de 
préjudice  aux  hommes,  leurs  maîtres  et  leurs  rois 
parce  qu'ils  sont  créés  à  l'image  de  Dieu  par  les  puis- 
sances de  leurs  âmes  et  sont  encore  les  images  de 
Jésus-Christ  par  leurs  corps,  etc.,  etc.  En  premier 
lieu  un  loup  venait  tous  les  jours  et  je  lui  enseignais 
ce  que  je  pouvais.  Cependant  cela  ne  me  plaisait  pas 
beaucoup  parce  qu'il  ne  pouvait,  comme  l'homme, 
aimer  d'un  amour  de  connaissance  et  désintéressé. 
Il  me  rendait  service  en  ce  sens  que,  parfois,  j'au- 
rais voulu  pousser  de  hauts  cris  pour  inviter  tous  les 
hommes  de  la  terre  à  louer,  aimer  et  glorifier  notre 
divin  Sauveur  Jésus  qui  nous  a  infiniment  aimés  en 
donnant  sa  vie  pour  nous  sauver... 

Bientôt  augmenta  le  nombre  des  loups,  des  re- 
nards, des  lièvres;  trois  pelits  chamois,  une  nuée 


XVIÎI  VIE    DE    MELANIE 


d'oiseaux  venaient  tous  les  jours,  et  alors  faute 
d'hommes  à  qui  parler  du  Bon  Dieu,  la  Louve  leur 
prêchait,  puis  on  chantait  le  cantique  :  «  Goûtez, 
âmes  ferventes...  »  Tous  donnaient  signe  de  grande 
attention  et  inclinaient  la  tête  aux  très  saints  Noms  de 
JÉSUS  et  de  Marie. 

Les  loups  venaient  ensemble  à  l'heure  fixée  ;  les 
renards  venaient  ensemble  ainsi  que  les  lièvres,  les 
chamois  elles  oiseaux.  fUn  serpent  vint  aussi,  mais 
fut  renvoyé.)  Une  fois  arrivé,  chacun  de  ces  ani- 
maux prenait  la  place  qui  lui  avait  été  assignée  et 
écoutait.  Puis  dès  qu'ils  entendaient  la  fin  qui  était 
à  peu  près  celle-ci  :  «  Sit  nomen  Domini  benedic- 
tum  !  »,  ils  faisaient  les  fous;  surtout  les  renards  fai- 
saient des  espiègleries  à  leurs  confrères  loups  ;  ils 
les  mordaient  à  l'oreille,  à  la  queue;  ils  donnaient 
des  tapes  avec  leurs  pattes  aux  lièvres  et  les  faisaient 
rouler  ;  ils  tiraient  en  arrière  les  petits  chamois  par 
leur  petites  queues,  etc.  Dès  que  jeteur  disais  de  se 
retirer,  tous  partaient... 

On  croirait  lire  les  Fiorefti,  mais  combien 
d'autres  choses  encore  ! 

Je  ne  résiste  pas  au  désir  de  citer  un  miracle 
très  ditTérent  dont  le  caractère  biblique  m'a  for- 
tement impressionné  : 


INTRODUCTION  XIX 


Un  jour,  j'étais  allée  un  peu  loin  pour  faire 
paître  mes  vaches,  quand,  vers  l'après-midi,  se  dé- 
chaîna une  grande  tempête  :  les  tonnerres  grondaient 
incessamment  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  l'autre,  la 
pluie  tombait  à  torrents;  je  pris  le  chemin  du  village 
avec  mes  vaches;  j'aurais  voulu  pouvoir  faire  autant 
de  mille  millions  d'actes  de  louange  et  d'amour  de 
mon  cher  Jésus  qu'il  tombait  de  gouttes  d'eau.  Arri- 
vées à  un  certain  endroit,  mes  vaches  s'étaient  arrê- 
tées et  voulaient  revenir  en  arrière.  C'était  le  ruisseau 
qui  avait  eu  une  crue  énorme,  étant  situé  entre  deux 
montagnes  qui  lui  donnaient  leurs  eaux.  Dans  les 
temps  de  pluies  ordinaires,  en  faisant  rouler  des 
grosses  pierres  dans  le  ruisseau,  les  personnes  pou- 
vaient le  passer,  en  allant  d'une  pierre  à  une  autre; 
et  les  vaches  pouvaient  passer  aussi  sans  grand 
danger  de  se  noyer.  Mais,  ce  jour-là,  c'était  humai- 
nement impossible.  L'eau  était  très  haute  et  elle 
descendait  avec  fracas,  emmenant  avec  elle  des 
pierres,  des  rochers  et  des  arbres,  et  cette  eau  était 
bourbeuse.  J'étais  bien  dans  la  peine.  Je  voyais  que 
mes  bêtes  souffraient  et  étaient  effrayées.  Je  m'a- 
dresse à  ma  maman,  je  lui  expose  ma  crainte.  De 
fait  mes  vaches  ne  m'appartenaient  pas,  et  s'il  leur 
arrivait  malheur,  c'est  moi  qui  devais  en  rendre 
comptée  mon  bon  Dieu.  En  un  instant  je  vois  mon 
cher  Frère  près  de  moi  qui  me  dit  :  «  Ma  sœur, 
n'ayez  pas  peur,  venez.  »  Aussitôt  je  fais   retourner 


XX  VIE    DE    ^IHLAME 


mes  vaches  près  du  torrent  en  furie,  puis  je  vais  près 
de  l'eau  et  mon  petit  Frère  lève  son  bras  droit  sur  le 
torrent.  Il  y  fit  comme  un  grand  signe  de  croix  et 
aussitôt  le  torrent  resta  coupé  du  côté  où  il  descen- 
dait. Mon  Frère  me  dit  :  «  Passez,  ma  sœur.  »  Je  lui 
dit  :  «  Attendez,  mon  Frère,  que  je  fasse  vite  passer 
mes  vaches  ;  et  vous,  mon  Frère,  passez  aussi,  pas- 
sons ensemble.  »  Et  nous  nous  donnâmes  la  main. 
Nous  avons  tous  passé  et  arrivés  à  l'autre  bord,  je 
n'ai  plus  vu  mon  cher  Frère.  Dès  que  le  torrent  se 
coupa,  le  bruit  et  le  fracas  qu'il  faisait  s'arrêta  tout  à 
coup  pour  recommencer  quand  nous  eûmes  traversé. 

Je  l'ai  dit  et  il  importe  de  ne  pas  l'oublier, 
Mélanie  écrivait  ces  choses,  forcée  par  l'obéis- 
sance et  tout  à  fait  à  contre-cœur.  On  doit  donc 
supposer  le  strict  nécessaire,  c'est  à-dire  l'omis- 
sion volontaire  ou  involontaire  d'une  multitude 
de  faits  analogues  pouvant  être  considérés  par 
elle  comme  accessoires  ou  simplement  itératifs 
et  par  conséquent  négligeables. 

D'ailleurs  son  incroyable  simplicité  qui  a 
été  jusqu'au  point  d'ignorer  la  différence  des 
sexes,  même  lorsqu'elle  était  devenue  une  vieille 
femme —  ignorance  qui  était  une  autre  sorte  de 
miracle,   —  cette     simplicité,    qu'on    pourrait 


INTRODUCTION  XXI 


nommer  angélique,  ne  lui  permettait  pas  tou- 
jours de  séparer  le  naturel  du  surnaturel  dans 
les  choses  de  pure  contingence.  En  d'autres 
termes  elle  pouvait  et  devait  croire  très  ordi- 
naires certains  effets  qui,  pour  d'autres,  eussent 
été  Toccasion  d'une  admiration  ou  d'une  stupeur 
indicibles. 

Elle  voyait  et  sentait  en  Dieu.  Elle  était  forcée 
de  passer,  si  on  peut  dire,  à  travers  Dieu,  de 
percer  une  triple  cloison  de  lumière  pour  arriver 
aux  choses  sensibles,  aussi  peu  discernables  pour 
elle  que  les  pauvres  meubles  du  laboureur  quand 
il  revient  ébloui  du  grand  soleil  de  la  moisson. 
Cela  est  particulièrement  observable  quand  son 
confesseur  lui  demande  le  détail  de  certaines 
guérisons  miraculeuses  et  surtout  quand  il  lui 
faut  parler  de  ses  stigmates  qu'elle  paraît 
cependant  avoir  cru  le  privilège  de  tous  les  chré- 
tiens sans  exception.  «  Si  le  bon  Dieu  fait  tout 
ce  qu'il  veut,  je  n'en  suis  pas  la  cause  »,  dit-elle. 
Cela  lui  suffît,  éternellement. 

Nous  voici  donc  à  plusieurs  milliards  de  lieues 
de  la  petite  paysanne  inintelligente  et  grossière 
de  la  légende.  L'objet  de  la  présente  publica- 

2. 


XXII  VIE    DE    MELANTE 


tion  est  de  la  montrer  ce  qu'elle  fut  en  réalité  : 
un  prodige  de  sainteté  sous  les  apparences  du 
rien,  ignorante  autant  qu'il  se  peut  de  tout  ce 
que  les  hommes  enseignent  et  savante  à  faire 
peur  de  ce  que  Dieu  seul  peut  enseigner.  La 
célèbre  Apparition,  loin  d'être  une  nouveauté 
pour  elle,  fut  l'aboutissement  nécessaire,  voulu 
de  Dieu,  de  toute  la  vie  intérieure  et  profondé- 
ment cachée  d'une  petite  enfant  qui  avait  dé- 
passé les  plus  hautes  cimes  de  la  vie  mystique 
et  qu'on  croyait  la  boue  des  chemins. 


III 


Jésus  est  sorti  de  Marie  comme  Adam  est  sorti 
du  Paradis  terrestre,  pour  obéir  et  pour  souffrir. 
Marie  est  donc  figurée  par  le  Jardin  de  \'olupté 
«  planté  par  Dieu  au  commencement...  »  Le 
second  chapitre  de  la  Genèse  est  absolument 
incompréhensible  si  on  ne  pense  pas  à  Marie. 
Il  est  vrai  que  tout  est  incompréhensible  sans 
Elle.  Mais  combien  plus  ici  1 

Ce  Jardin    fermé   depuis  la   Désobéissance, 


INTRODUCTION  XXIII 


hortus  conclusus,  pour  la  tribulation  ou  le 
désespoir  d'un  grand  nombre  de  milliards  d'hu- 
mains, était  le  terme  des  «  générations  du  ciel 
et  de  la  terre  »,  selon  l'expression  énormément 
mystérieuse  du  Livre  saint. 
*  C'était  un  merveilleux  jardin  où  il  ne  pleuvait 
jamais.  Une  fontaine  montait  de  la  terre  pour 
tout  arroser  et  un  fleuve  antérieur  à  toutes  les 
géographies  sortait  de  ce  paradis  pour  devenir 
aussitôt  quatre  grands  fleuves,  dont  les  noms 
signifient  ou  paraissent  signifier  :  Prudence, 
Tempérance,  Vélocité  de  l'Esprit,  Fécondité,  au 
dire  des  interprètes  les  plus  savants.  Il  faut 
croire  que  ces  quatre  noms  enveloppent  d'une 
manière  que  nul  homme  ne  peut  comprendre  la 
Vocation  de  Marie  :  Reine,  Vierge,  Epouse  de 
l'Esprit-Saint,  Mère  de  Dieu. 

Lieux  communs  adorables  î  On  ne  peut  rien 
voir  au  delà.  Au-dessus,  au-dessous,  à  droite  et 
à  gauche,  dansl'Inflni,  il  n'y  a  rien  à  discerner. 
Nous  avons  beau  savoir  que  Dieu  est  notre  fin, 
quel  moyen  sans  Marie  de  former  seulement 
une  telle  pensée  ? 

INotre  esprit  ne  peut  recevoir  Dieu  que  par 


XXIV  VIE    DE    MELANIE 


Marie,  de  même  que  le  Fils  de  Dieu  n'a  pu  naître 
que  par  Topération  en  Elle  de  TEsprit-Saint.  La 
parole  humaine  est  ici  d'une  telle  impuissance 
que  tous  les  mots  sont  à  faire  peur.  L'Imma- 
culée Conception  de  Marie,  qui  nous  sépare 
d'Elleindiciblement,  est,  tout  de  même,  Tunique 
po.int  de  contact.  C'est  par  l'Immaculée  Concep- 
tion que  Dieu  a  pu  poser  son  pied  sur  la  terre. 
C'est  la  porte  unique  par  laquelle  il  a  pu  s'évader 
du  Jardin  de  Volupté  qui  est  sa  Mère  et  que 
mille  siècles  de  béatitude  ne  pourraient  pas  nous 
faire  comprendre. 

Il  faudrait  savoir  ce  que  furent  Adam  et  Eve, 
ce  que  furent  les  Plantes  et  les  Animaux  de  ce 
Jardin,  ce  que  fut  la  Désobéissance  et  ce  qu'elle 
a  coûté.  11  faudrait  assez  anéantir  tout  ce  que 
les  hommes  ont  pu  penser  depuis  soixante-dix 
ouquatre-vinglssièclespourquedevîntpossible, 
je  ne  dis  pas  l'évidence  ni  Taperception  loin- 
taine, moins  encore  peut-être  le  pressentiment, 
mais  à  peine  quelque  chose  de  semblable  à  un 
battement  de  cœur  en  présence  de  ceci  que,  tout 
étant  perdu  à  jamais  comme  chez  les  anges 
maudits,  il  y  eut,  quand  même,  une  goutte  de 


INTRODUCTION  XXV 


Sève  divine  conservée,  juste  ce  qu'il  fallait  pour 
sauver  des  milliards  de  mondes  et  qu'à  la  fin 
s'épanouît  cette  Fleur  plus  belle  que  Tlnnocence 
que  les  chrétiens  nomment,  sans  y  rien  com- 
prendre, rimmaculée  Conception,  Marie  Elle- 
même,  le  Jardin  sublime  récupéré. 

Pourtant,  oserai-je  le  dire?  rien  n'était  fait 
encore.  Il  fallait  que  ce  Jardin,  depuis  si  long- 
temps fermé  par  la  Désobéissance  du  premier 
Homme,  s'ouvrît  de  lui-même  pour  expulser  le 
dernier  des  hommes,  semblable  à  un  ver,  qui 
devait  racheter  tous  les  autres.  Pour  cela  l'obéis- 
sance de  Marie  ne  suffisait  pas,  j'ai  peur  de 
l'écrire.  Il  fallait,  résorbées  en  Elle,  Timpatience 
et  la  douleur  de  tous  les  siècles. 

L'Immaculée  Conception  n'était  pas  assez 
pour  procurer  le  Salut  du  monde.  L'Impatience 
et  la  Douleur  de  l'Immaculée  Conception  étaient 
nécessaires. 

Nous  ne  pouvons  rien  comprendre,  c'est  en- 
tendu. Cependant  il  est  possible  d'imaginer  une 
terre  abandonnée  à  toutes  les  puissances  téné- 
breuses, une  race  humaine  désolée  se  multi- 
pliant de  jour  en  jour  et  se  pervertissant  de  plus 


XXVI  VIE    DE    MÉLANIE 


en  plus  à  chaque  génération.  Malgré  cela  et  à  tra- 
vers tout  cela,  an  tout  petit  rayon  lumineux,  un  fil 
de  lumière  que  rien  ne  pouvait  détruire,  l'Imma- 
culée Conception  perçant  les  âges  et  les  peuples 
jusqu'à  l'heure  miraculeuse,  inconnue  des  plus 
grands  anges,  où  elle  se  manifesterait  en  Marie 
pleine  de  grâce,  conçue  sans  la  tache  originelle 
sous  la  Porte  d'Or.  Comment  se  représenter  une 
telle  Créature  sans  le  cortège  infini  des  lamen- 
tations et  des  deuils  de  toute  la  Race  humaine 
dont  elle  était  Tunique  Tige  vivante? 

On  sait  par  la  Tradition  que  notre  mère  Eve 
porta  pendant  des  siècles  une  pénitence  infinie 
pour  toutes  les  nations  à  venir.  Marie  sans  péché 
recueillit  tout  l'héritage  de  cette  pénitence  et  en 
fit  ce  qu'Elle  pouvait,  c'est-à-dire  une  Douleur 
comme  il  n'y  a  pas  de  douleur  au  monde,  la 
douleur  de  toutes  les  générations,  de  tous  les 
hommes,  de  tous  les  cœurs,  de  toutes  les  intelli- 
gences, la  douleur  même  des  démons  et  des  ré- 
prouvés, diraient  quelques  visionnaires.  Cette 
infinité  de  plaintes  et  de  tortures  dans  une  âme' 
infinie  dut  avoir  une  répercussion  d'impatience 
adéquate  rigoureusement  à  l'impatience  de  Ré- 


INTRODUCTION  XXVII 


demption  que  la  théologie  mystique  attribue  à 
la  Seconde  Personne  divine. 

Lorsqu'au  jour  de  l'Annonciation,  Tange  Ga- 
briel vint  frapper  à  la  porte  du  Paradis  perdu,  cette 
porte  aurait  bien  pu  ne  pas  s'ouvrir.  Il  s'agissait 
d'envoyer  le  Fils  de  Dieu  à  la  chair  des  hommes 
et  à  la  mort.  Mais  l'impatience  fut  la  plus  forte 
et  la  porte  s'ouvrit  sur  cette  réponse  de  la  Dou- 
loureuse :  Fiat  mihi  seciindiim  verbum  tuiim. 
Monde  malheureux,  tu  ne  souffriras  pas  un  jour 
de  plus  ! 


IV 


Un  ami  de  Dieu  m'a  écrit,  un  jour,  cette 
magnificence  : 

«  Tu  parles,  dans  Celle  qui  pleure,  de  la  faillite 
«apparente  »  de  la  Rédemption,  Et,  en  effet,  si 
on  regarde  Thistoire  des  peuples  chrétiens... 
Eh  bien  !  non,  la  réponse  est  simple.  La  Ré- 
demption a  pleinement,  intégralement,  parfai- 
tement, absolument  et  manifestement  réussi,  de 
manière  à  satisfaire  éternellement  Dieu  et  les 
hommes.  L'Humanité  et  la  Création  ont  été  unies 


XXVIIl  VIE    DE    MELAME 


à  Dieu,  selon  toute  la  perfection  du  Désir  divin. 
Et  cette  parfaite  et  manifeste  réussite  de  la  Ré- 
demption, c'est  la  Sainte  Vierge. 

«  Voilà  pourquoi  Dieu  avait  besoin  dEUe.  Il 
ne  fallait  pas  que  son  Sang  fût  inutile.  Après 
cela,  tout  peut  venir:  crimes,  schismes,  men- 
songes, fornications,  abominations  —  et  même 
imperfections  et  infidélités  chez  les  saints.  La 
Rédemption  a  réussi  du  premier  coup,  une  fois 
pour  toutes.  La  Sainte  Vierge  répond  à  tout, 
compense  tout,  vaut  plus  que  tout.  » 

C'est  le  christianisme  intégral,  absolu,  dans 
sa  splendeur.  Sans  doute  la  Sainte  Vierge  vue 
ainsi,  pensée  ainsi,  est  inimaginable.  Cependant 
Elle  pleure  à  la  Salette,  Celle  que  toutes  les  gé- 
nérations doivent  appeler  Bienheureuse.  Elle 
pleure  comme  Elle  seule  peut  pleurer,  Elle  pleure 
des  larmes  infinies  sur  toutes  ces  prévarications 
énumérées  et  sur  chacune  d'elles.  Elle  en  est 
donc  atteinte  au  sein  même  de  sa  Béatitude.  La 
raison  s'y  perd.  Une  béatitude  qui  «  souffre  »  et 
qui  pleure  !  Est-il  possible  de  le  concevoir? 

—  Si  quelque  chose  vous  manque,  ô  Marie, 
dites-le-nous.  Dites-le  à  vos  pauvres.  Eux  seuls 


INTRODUCTION  XXIX 


sont  assez  riches  pour  vous  le  donner.  Il  vous 
faut  donc  plus  que  tout,  puisqu'on  assure  que 
tout  vous  a  été  donné.  Vous  êtes  la  Mère  de 
Celui  que  tous  les  lépreux  ont  symbolisé,  dont 
les  prophètes  ont  dit  qu'il  était  un  ver  et  non  pas 
un  homme,  un  opprobre,  une  abjection^,  et  dont 
les  apôtres  ont  été  nommés  des  balayures.  A 
cause  de  cela  votre  place  est  prodigieusement 
plus  haut  que  celle  des  Anges.  Que  vous  faut- 
il  donc  de  plus  ? 

Ah  !  j'y  suis  maintenant.  L'ignominie  du  Verbe 
ne  vous  contente  pas.  Il  vous  faut  Tignominie 
de  l'Amour  !  En  une  manière  qu'aucun  homme 
ne  peut  deviner,  il  vous  faut  la  Passion  de 
TEsprit-Saint,  laquelle  doit  transformer  toute 
créature  en  une  fournaise.  Jusque-là  vous  ne 
régnez  pas,  vous  n'accomplissez  pas  ce  Règne 
du  Père  qui  ne  peut  être  que  vous-même  et  que 
vous  êtes  bien  forcée  d'attendre,  puisque  nous 
avons  le  devoir  de  le  demander  chaque  jour. 
On  ne  demande  que  ce  qui  est  à  obtenir. 

Votre  saint  Jean,  à  qui  Dieu  semble  avoir  parlé 
plus  qu'aux  autres  hommes,  n'a-t-il  pas  dit  qu'il 
y  en  a  Trois  qui  rendent  témoignage  sur  terre  : 


XXX  VIE    Dï    MELANIE 


l'Esprit,  l'Eau  et  le  Sang,  et  que  ces  Trois  corres- 
pondent à  la  Trinité?  C'est  exactement  son  texte. 
Est-ce  que  cela  ne  fait  pas  les  trois  déluges  in- 
dispensables à  la  Rédemption  :  le  vieux  déluge 
de  l'Eau,  le  déluge  du  Sang  qui  ne  finit  pas 
encore  après  dix-neuf  siècles,  et  le  déluge  du 
Feu  qui  va  venir,  annoncé  par  tant  de  pro- 
dromes? 

Le  règne  du  Père  se  repentant  d'avoir  fait  les 
hommes,  le  règne  du  Fils  chargé  de  cette  péni- 
tence divine  et  le  règne  universel  de  l'Amour 
par  qui  tout  doit  être  renouvelé.  Ecce  nova 
facio  omnia.  Mais  de  quelle  manièreetà  quel  prix? 
Vous  le  savez  sans  doute,  étant  le  «  Siège  de  la 
Sagesse  )^,  la  Sagesse  même  et  c'est  pour  cela 
que  vous  pleurez. 

Vous  savez,  seule  parmi  les  créatures,  qu'il  y 
a,  tout  au  fond  du  ciel,  un  Puits  effrayant  — 
précisément  cette  fontaine  qui  jaillissait  de  la 
terre  au  milieu  du  Paradis,  —  réservoir  infini- 
ment caché  de  vos  Larmes  d'où  doivent  sortir, 
bientôt  peut-être,  les  insongeables  et  irrévélables 
ignominies  du  Paraclet  par  lesquelles  vous 
triompherez  enfin  ! 


[NTRODUCTION  XXXI 


Voilà  près  de  deux  mille  ans  que  vous  êtes  la 
Mère  de  Douleur,  vous  êtes  pressée  de  devenir 
l'Epouse  de  Douleur.  On  vous  voit,  toute  pleu- 
rante de  ce  désir,  sur  les  montagnes,  parmi  les 
rochers,  au-dessus  des  campagnes  habitées  par 
les  pauvres  gens.  Votre  Visage,  incompréhensi- 
blement  sublime  et  sacré,  ruisselle  de  toutes  les 
larmes  que  ne  veulent  pas  répandre  les  orgueil- 
leux, les  riches,  les  mangeurs  de  pauvres,  les 
tueurs  d'innocents,  les  sacrilèges,  les  impu- 
diques... 

En  1846,  «  ne  pouvant  plus  retenir  le  Bras  de 
votre  Fils  »  irrité,  vous  vîntes  confier  votre  peine 
à  la  seule  créature  capable  de  vous  écouter  et  de 
vous  comprendre,  à  cette  humble  Mélanie  choisie 
par  vous  parce  qu'elle  paraissait  être  la  plus 
vile  des  créatures  et  vous  lui  confiâtes  votre 
Secret  que  vous  n'aviez  plus  la  force  de  porter 
seule,  vous  qui  aviez  porté  sans  aucune  aide 
le  Fils  de  Dieu. 

Douze  ans  plus  tard,  vous  vous  manifestâtes  à 
une  autre  bergère,  mais  sans  lui  montrer  vos 
grandes  larmes  dont  les  chrétiens  n'avaient  pas 
voulu,  ni  sans  lui  confier  ce  Secret  redoutable 


XXXII  VIE    DE    MELANIE 


que  la  première  avait  été  chargée  par  vous  de 
divulguer  et  de  répandre,  —  combien  en  vain  ! 
Lourdes  prévue,  annoncée  par  vous  à  la  Salette, 
était  un  effort  plus  héroïque,  un  travestissement 
de  votre  douleur,  semblable  au  travestissement 
d'une  mère  qui,  la  mort  au  cœur,  se  mettrait  en 
habits  de  fête  pour  rassurer  ses  enfants. 

Un  peu  plus  de  douze  ans  s'écoulèrent  encore 
et  il  y  eut  ce  qu'on  a  nommé  l'Année  terrible. 
La  France  piétinée  par  des  brutes  se  tordait 
les  bras.  Une  dernière  fois  vous  apparûtes  à  de 
pauvres  enfants  d'une  manière  tout  énigmatique. 
Vous  déroulâtes  dans  le  ciel  d'étranges  images 
de  vous-même,  accompagnées  de  brèves  et  ré- 
ticentes paroles  écrites  pouvant  signifier  aussi 
bien  l'extrémité  de  la  menace  que  l'extrémité 
du  pardon. 

Et  c'est  tout.  On  n'a  plus  eu  de  vos  nouvelles. 
Le  monde  chrétien,  que  ce  silence  devrait  effra- 
yer, a  continué  de  descendre.  La  Salette  mépri- 
sée. Lourdes  devenue  un  lieu  de  négoce  et  un 
thème  de  littérature,  Pontmain  une  image  de 
piété  !  Il  est  bien  clair  que  vous  n'avez  plus  au- 
cun crédit  chez  votre   peuple  et  que  vous  ne 


XXXIH 


,  plus  rien    pour  lui.  Le  moment  serait 
poi^ve-'  ^  ^ 

donc  venu  de  périr. 

Puisque  le  salut  de  la  multitude  est  impos- 
sible, il  faudra  bien  vous  contenter  des  quelques 
âmes  douloureuses  qui  se  souviennent  encore 
de  vous  et  qui  ne  demandent  pas  mieux  que  d'être 
sauvées.  Ah  !  elles  ne  sont  pas  nombreuses  et 
n'appartiennent  pas  aux  grands  de  ce  monde  !  On 
peut  même  dire  qu'elles  sont  les  plus  humbles 
et  les  plus  cachées.  Il  est  digne  de  vous  d'en  faire 
ce  que  vous  avez  fait  de  Mélanie,  dans  son  en- 
fance d'abord,  ensuite  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie: 
des  prodiges  de  souffrance  et  des  monstres  de 
grandeur.  Elles  seront  ainsi  comme  des  parties 
devous-mêmeetréaliserontavec  vous  la  Rédemp- 
tion qui  ne  peut  être  consommée  que  par  votre 
Époux,  lorsque  les  chrétiens  seront  tombés 
assez  bas  pour  lui  décerner  V Ignominie  inconnue. 


Marie  est   le  Paradis  terrestre,  je  ne  le  dirai 
jamais  assez.  Mais  qu'est-ildonc,  ce  paradis  ter- 


XXXIV  Vit   ^^ 


MELANIE 


restre  et  où  est-il  ?  Aux  temps  de  foi,  -.^  ^^  . 
des  chrétiens  pour  le  chercher.  Raymond  Lulle 
paraît  y  avoir  pensé  et  on  raconte  que  Christophe 
Colomb  ne  désespérait  pas  de  le  rencontrer  aux 
Antilles  ou  un  peu  plus  loin.  Mélanie  seule  a 
trouvé  le  Paradis  terrestre,  bien  connu  pourtant 
avant  elle,  mais  sans  dénomination  précise  — 
comme  on  découvre  un  trésor  qui  est  sous  les 
pieds  de  tout  le  monde —  et  elle  l'a  reconnu  tel 
par  Teffet  d'un  miracle  d'illumination  intérieure. 

Le  Paradis  terrestre^  cesl  la  Souffrance,  et  il 
n'y  en  a  pas  d'autre.  En  réalité  l'homme  est 
toujours  dans  le  Jardin  de  Volupté  et  son  expul- 
sion nest  qu'apparente.  Seulement,  depuis  la 
Désobéissance,  il  s'est  vu  nu,  il  a  vu  nus  la  terre 
et  tout  ce  qui  est  sur  la  terre,  il  a  connu  que  la 
souffrance  n'est  autre  chose  que  la  volupté  toute 
nue.  Des  saints  innombrables  ont  pu  avoir  ce 
pressentiment,  mais  rien  de  plus  qu'un  pressen- 
timent, parce  que  l'Ere  de  l'Absolu  n'avait  pas 
encore  commencé. 

Il  étaitréservé  à  une  pastourelle,  à  une  enfant 
sans  aucun  savoir  humain,  sans  aucune  autre 
culture  que  celle  qu'on  peut  recevoir  à  l'Ecole 


INTRODUCTION  XXXV 


primaire  des  Anges  ;  il  appartenait  à  elle  seule 
d'être  rannonciatrice  et  la  prophétesse  du  Chris- 
tianisme Absolu.  Car  sa  mission  est  là  tout 
entière. 

L'admirable  fille  ne  peut  pas  parler  ou  écrire 
sans  restituer  les  Martyrs,  le  temps  des  martyrs 
où  on  savait  que  Dieu  ne  peut  jamais  trop 
demander  à  sa  créature.  C'est  même,  si  on  veut, 
la  limite  de  sa  Toute-Puissance.  Dieu  ne  peut 
pas  trop  demander.  Peut-il  même  demander 
assez  ?  La  curiosité  moderne  a  de  quoi  s'exer- 
cer ici.  Mais,  à  l'époque  supposée  par  la  voca- 
tion rétrospective  de  Mélanie,  on  pensait,  selon 
rÉvangile,  que  quand  on  a  tout  donné  et  tout 
quitté,  on  est  encore  un  «  serviteur  inutile  ». 

Configurés  à  Jésus-Christ  par  leur  désir,  les 
contemporains  de  saint  Irénée  ou  de  saint  Lau- 
rent avaient  même  la  concupiscence  des  tortures  ; 
et  la  dévotion  facile^  pour  un  grand  nombre, 
c'était  d'être  coupés  en  morceaux.  Ces  anciens 
chrétiens  ignoraient  qu'il  peut  y  avoir  de  bons 
riches  et  qu'on  peut  arriver  à  la  Gloire  sans  avoir 
cheminé  dans  la  Douleur.  0  bona  Crux,  diu 
desiderata;  sollicite  amata...  disait  saint  André 


XXXVI  VIE    DE    MELAME 


allant  au  supplice,  et  c'était  une  parole  bien 
ordinaire.  Un  bon  père  de  famille  léguait  à  ses 
enfants  le  chevalet,  l'huile  bouillante,  le  plomb 
fondu,  les  bêtes  féroces,  et  c'était  un  héritage 
très  envié. 

Il  y  a,  dans  le  récit  de  Mélanie,  un  certain 
nombre  de  pages  intitulées  :  La  Bonne  Année. 
Privée  de  littérature,  elle  n'a  pu  trouver  mieux 
pour  désigner  l'année  de  son  enfance  où  elle  a 
le  plus  souffert,  celle  qui  précéda  immédiatement 
1846  et  la  célèbre  Apparition.  Lorsque,  vers  la  fin 
de  cette  «  bonne  année  »,  son  père  la  retira  de 
rhorrible  condition  où  elle  se  trouvait  chez  un 
assassin  tortionnaire,  elle  n'en  eut  que  du 
chagrin,  se  jugeant  frustrée  et  convoita  aussitôt 
de  plus  hauts  tourments  qui  lui  furent  prodigués 
un  peu  plus  tard,  comme  la  pluie  torrentielle 
aux  champs  desséchés. 

Cette  enfance  de  Mélanie  me  fait  penser 
quelquefois  à  celle  d'Abraham,  il  y  a  cinq  mille 
ans.  Quelle  étrange  rêverie  !  On  est,  semble-t-il, 
tout  à  fait  au  fond  des  temps.  On  est  au  lende- 
main de  Babel,  au  surlendemain  du  Déluge.  On 
esta  Ur,  en  Chaldée,  ville  et  contrée  inconceva- 


INTRODUCTION  XXXVII 


bles.  Rien  de  ce  qui  peut  être  imaginé  n'existait 
encore.  Et  il  y  avait  là  un  petit  enfant  sur  qui 
pesait  Pavenir  du  monde,  un  unique  petit  enfant 
qu'il  est  impossible  de  se  représenter  semblable 
aux  autres. 

C'est  déjà  accablant  de  penser  que  tout  homme, 
en  sa  qualité  d'image  de  Dieu,  porte  en  soi,  en 
même  temps  que  l'empreinte  des  Trois  Per- 
sonnes, le  Paradis,  le  Purgatoire  et  l'Enfer, 
c'est-à-dire  tout  le  Péché,  toute  l'Histoire^  toute 
joie,  toute  douleur,  toute  espérance,  toute  fécon- 
dité; mais  cet  ensemble  formidable,  cette  voie 
lactée  de  gloire  et  de  peine  est  inaperçue.  Les 
hommes  savent  à  peine  qu'ils  ont  une  âme  et  ils 
ne  savent  pas  du  tout  ce  qu'est  une  âme.  Que 
penser  alors  d'un  enfant  à  qui  Dieu  a  pu  faire 
sentir  de  telles  empreintes,  parce  qu'il  devait 
être  le  Père  infiniment  béni  des  multitudes  : 
«  Benedicam  henedicentibus  tibi  et  maledicam 
maledicenlibus  tibi;]e,  bénirai  ceux  qui  te  béni- 
ront et  je  maudirai  ceux  qui  te  maudiront  »  ? 

Quelque  chose  de  tel  a  du  se  passer  pour 
Mélanie,  mais,  au  contraire  d'Abraham  appelé  à 
engendrer  l'innombrable  peuple  de  Dieu,  Mélanie 

3 


XXXVIII  VIL    DE    MEL.V^vIE 


fut  appelée  à  la  nialernité  spirituelle  du  petit 
nombre  des  disciples  de  la  fin  des  fins,  du  nombre 
infmiment  petit  et  qui  semble  diminuer  chaque 
jour,  de  ceux  qui  croient  que  l'Evangile  est  inal- 
térable, intangible,  et  qu'il  n'y  pas  d'accommode- 
ment avec  TEsprit-Saint.  Gomme  à  Abraham  il 
lui  fut  dit  :  u  Sors  de  ta  patrie  et  de  ta  parenté  et  de 
la  maison  de  ton  père  »,  et  la  simple  fillette,  bien 
avant  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  «  l'âge  de 
raison  »,  l'entendit  comme  le  Patriarche  l'avait 
entendu,  c'est-à-dire  dans  l'Absolu,  sans  la  plus 
lointaine  possibilité  d'un  balbutiement  interro- 
gateur. 


VI 


Je  pense  que  le  vrai  nom  de  Mélanie,  c'est 
Magnificat.  Tout  ce  qu'elle  fait,  tout  ce  qu'elle 
dit,  dans  son  enfance  ou  dans  sa  vieillesse,  a 
l'air  d'une  paraphrase  de  ce  Cantique  de  Tlmma- 
culée  : 

«  Son  âme  magnifie  le  Seigneur.  —  Et  son 
esprit  a  exulté  en  Dieu  son  Sauveur.  —  Parce 
qu'il  a  regardé  l'humilité  de  sa  servante  et  qu'à 


INTRODUCTION  XXXIX 


cause  de  cela  toutes  les  générations  la  diront 
bienheureuse.  —  Car  Celui  qui  est  puissant  a 
fait  en  elle  de  grandes  choses  et  son  nom  est 
saint.  —  Et  de  générations  en  générations  sa 
miséricorde  est  à  ceux  qui  le  craignent.  —  Il  a 
montré  la  puissance  de  son  bras,  il  a  dispersé 
les  superbes  en  la  pensée  de  leur  cœur.  —  Il  a 
renversé  de  leur  siège  les  puissants  et  il  a 
exalté  les  humbles.  —  Il  a  rempli  de  biens  les 
affamés  et  il  a  renvoyé  vides  les  riches.  —  Il  a 
pris  en  sa  protection  Israël  son  serviteur,  se 
souvenant  de  sa  miséricorde.  —  Ainsi  qu'il  l'avait 
dit  à  nos  pères,  à  Abraham  et  à  sa  postérité, 
dans  tous  les  siècles.  » 

Je  sais  qu'il  y  aura  des  gens  pour  trouver 
énorme  de  placer  ainsi  les  paroles  de  la  nou- 
velle Eve  dans  une  autre  bouche  que  la  sienne. 
Pourtant,  c'est  ce  que  fait  l'Église  quand  elle 
convie  tous  les  fidèles  à  chanter  les  vêpres.  Nous 
sommes  tellement  les  membres  de  Jésus-Christ, 
des  Dieux  nous-mêmes,  selon  la  parole  du  psal- 
miste,  expressément  et  divinement  soulignée 
dans  rÉvangile,  qu'il  n'y  a  pas  une  affirmation 
sainte  parmi  celles  qui  sont  strictement  appli- 


XL  VIE    DE    MELAME 


cables  à  la  Divinité  qu'il  ne  soit  expédient  et 
salutaire  de  répéter  avec  amour  en  se  les  appli- 
quant à  soi-même.  C'est  tout  le  secret  de  la  Li- 
turgie catholique.  A  combien  plus  forte  raison 
le  langage  sacré  n'appartient-il  pas  à  quelques 
êtres  extraordinairement  privilégiés  tels  que 
Mélanie,  séparés  —  on  ne  saurait  dire  à  quel 
point  —  des  autres  créatures  humaines  par  leur 
vocation  prophétique  et  apostolique  ! 

Il  n'y  a  pas  un  mot  dans  le  Magnificat  qui  ne 
s'ajuste  exactement  à  cette  bergère  comme  une 
pièce  d'un  vêtement  qu'on  aurait  fait  à  sa  taille. 
Il  faut  lire  ce  qu'elle  a  écrit  elle-même,  je  ne  dis 
pas  pour  comprendre,  mais  pour  entrevoir  le 
mystère  absolument  ineffable  de  la  compéné- 
tration  de  cette  pauvresse  obscure,  existante  à 
peine,  en  l'éblouissante  Mère  du  Fils  de  Dieu. 
C'est  au  point  qu'il  est  difficile  parfois  de  les 
distinguer,  de  savoir  quelle  est  celle  qui  parle 
et  celle  qui  se  tait,  celle  qui  pleure  et  celle  qui 
regarde  pleurer,  celle  qui  menace  et  celle  qui  prie. 
Il  ne  se  voit  plus  qu'un  tourbillon  de  lumière 
douloureuse. 

On  magnifie,   on  exulte  en  Dieu,  on  est  des 


INTRODUCTION  XLI 


servantes  humbles  que  regarde  le  Seigneur  et 
que  les  générations  disent  bienheureuses.  Quelles 
générations?  Toutes  celles  assurément  qui  ont 
eu  ou  qui  pourront  avoir  sa  crainte.  Et  voilà  des 
mains  tendues  vers  tous  les  siècles  et  vers  tous 
les  ciels  ! 

Est-ce  vous,  rois  de  l'Asie  ou  de  l'Egypte  qui 
avez  eu  cette  crainte?  Ne  serait-ce  pas  plutôt 
quelques-uns  des  empereurs  de  la  Chine  ou  du 
Japon,  tel  ou  tel  des  princes  inconnus  de  la 
ténébreuse  Amérique  où  l'on  sacrifiait,  chaque 
année,  des  milliers  d'hommes,  treize  siècles 
encore  après  l'immolation  du  Calvaire  ?  Est-ce 
toi,  chauve  César,  précurseur  de  Charlemagne 
à  la  barbe  fleurie?  Est-ce  toi,  Basile  de  fer, 
Tueur  de  Bulgares?  Est-ce  toi,  enfin.  Napoléon, 
le  plus  grand  de  tous  les  vainqueurs  ou  n'im- 
porte qui  dans  le  million  d'images  de  Dieu 
massacrées  à  cause  de  toi,  qui  calèrent  —  pour 
si  peu  de  temps  —  les  pieds  de  ton  trône  ?  Im- 
possible d'en  rien  savoir  avant  le  Jugement 
universel. 

La  Crainte  de  Dieu  est  cette  perle  de  l'Evan- 
gile roulée  sur  les  continents  ou  au  fond    des 


XLII  VIE    DE   MELANIE 


mers  que  rencontre  enfin  un  magnifique  mar- 
chand qui  a  tout  vendu  pour  l'avoir.  C'est  cette 
Drachme  de  si  peu  de  valeur  que  la  Femme  dili- 
gente qui  l'a  perdue  retrouve  avec  tant  de  joie, 
en  balayant  toute  sa  maison  —  l'univers  entier 
—  parmi  les  ordures  et  les  soleils... 

Et  voici  que  le  Seigneur  montre  son  Bras,  le 
«  bras  pesant  »  de  la  Salette,  pour  dissiper  les 
superbes.  Marie,  la  toute-puissante,  VOmnipo- 
ientia  siipplex  de  Saint  Bernard,  qui  voudrait 
sans  doute,  et  quand  même,  que  les  superbes 
fussent  épargnés,  n'a  presque  plus  la  force  de 
le  retenir.  Alors  elle  compte  pour  Taider  sur  les 
témoins  de  sa  détresse,  les  seuls  qu'elle  ait  pu 
trouver,  les  deux  enfants  les  plus  faibles  qu'il  y 
ait  au  monde. 

Elle  a  besoin  surtout  de  Mélanie,  l'ayant  élue 
depuis  très  longtemps.  Faudra-t-il  donc  que  cette 
pauvre  petite  soit  écrasée  à  la  place  de  tous  les 
superbes?  Peut-être.  La  Souveraine,  le  sachant, 
lui  transmet  la  force  de  son  Cœur,  à  Elle,  en  lui 
confiant  la  clef  de  son  Cantique,  ce  Secret  formi- 
dable qui  a  permis  à  la  dépositaire  de  soutenir, 
jusqu'à  soixante-treize  ans,  tout  le  poids  du  Ciel. 


INTRODUCTION  XLIII 


Mais  voilà  bientôt  sept  ans  qu'elle  est  morte, 
cette  substituée  aux  superbes.  Il  faudra  bien 
qu'ils  soient  jetés  en  bas  de  leurs  sièges  et  que 
les  humbles  comme  elle  soient  exaltés.  Il  faudra 
bien  aussi  que  ceux  qui  meurent  de  faim  ob- 
tiennent leur  rassasiement  et  que  les  riches  qui 
les  dévorèrent  si  longtemps  sachent  à  leur  tour 
ce  que  c'est  que  le  hurlement  des  intestins.  Il  y 
a,  aujourd'hui,  un  assez  grand  nombre  de  signes. 

Pour  ce  qui  est  de  l'Avenir,  de  l'avenir  dès 
Abraham,  le  nom  d'Israël  y  pourvoit  suffisam- 
ment. Les  chrétiens  seuls  peuvent  être  riches. 
Ils  ont  le  Baptême,  la  Pénitence,  l'Eucharistie, 
la  Confirmation,  l'Extrême- Onction,  l'Ordre  et 
le  Mariage.  Ils  ont  le  Manteau  de  la  Vierge  et  la 
protection  des  Saints.  Ils  ont  dix-neuf  siècles  de 
terre  bénie  et  la  fontaine  miraculeuse  des  Tra- 
ditions. Quand  ils  percent  le  Cœur  de  Jésus, 
c'est  le  fleuve  du  Sang  divin  qui  les  inonde  pour 
les  sanctifier... 

Israël  n'a  rien  que  son  droit  d'aînesse  jamais 
aboli  et  la  promesse  d'un  triomphe  certain 
quoique  indéfiniment  ajourné.  L'Argent  dont  il 
est  le  symbolique  détenteur  et  que  les  chrétiens 


XLIV  VIE    DE    MELAME 


sordides  lui  envient  quand  ils  ne  peuvent  le  lui 
arracher,  l'argent  roule  vers  lui  comme  un  tor- 
rent de  boue  et  de  misère  invoquant  un  gouffre 
de  désespoir.  Israël  sent  si  bien,  et  de  plus  en 
plus,  que  ce  n'est  pas  là  le  Dieu  qui  le  précédait 
au  désert  dans  la  colonne  de  nuées  et  dans  la 
colonne  de  feu.  Mais  il  a  sa  promesse  que  rien 
ne  rature  parce  que  Celui  qui  l'a  faite  est  «  sans 
repentance  ».  Quelle  que  soit  la  «  perfidie  »  de 
ce  peuple  qui  a  survécu  à  tous  les  peuples,  il 
tient  dans  ses  grifïes  le  chirographe  de  TEsprit- 
Saint,  la  cédule  de  son  Patriarche,  la  parole 
d'honneur  de  Dieu  à  Abraham  par  quoi  lui  est 
assurée  la  meilleure  part  qui  ne  lui  sera  pas 
ôtée. 

Tel  est  le  fond  du  grand  Cantique  vespéral  de 
l'Immaculée  Conception,  fille  d'Abraham.  Mé- 
lanie,  sa  messagère  au  soir  du  monde,  ne  pou- 
vait que  s'identifier  à  cette  Parole  intelligible 
pour  elle  seule  peut-être,  Notre  Dame  de  Trans- 
fixion,  Mère  douloureuse  du  Verbe  incarné,  lui 
ayant  confié,  comme  je  l'ai  dit,  la  Clef  de  l'Abîme. 


INTRODUCTIO>'  XLV 


VII 


L'éblouissement  est  promis  à  ceux  qui,  con- 
naissant déjà  le  Secret  de  Mélanie,  voudront  lire 
le  récit  des  années  de  son  enfance  demeuré,  jus- 
qu'à ce  jour,  un  autre  secret  plus  profond  encore. 

Cependant  une  grande  simplicité  de  cœur  est 
nécessaire.  Il  n'y  a  jamais  eu  de  créature  plus 
simple  que  Mélanie.  Ecce  ancilla...  Elle  est 
simple  comme  Marie  à  Nazareth,  si  un  tel  rap- 
prochement peut  être  permis.  Elle  respire  Dieu 
et  la  Mère  de  Dieu  avec  Pingénuité  d'une  de  ces 
plantes  infiniment  pures  et  suaves  du  Paradis, 
dont  elle  paraît  avoir  été  la  jardinière.  Elle  est 
vraiment  sur  la  terre  comme  n'y  étant  pas  et 
sa  clairvoyance,  extraordinaire  si  souvent,  des 
choses  de  ce  monde  est  une  suite  de  sa  vision 
des  choses  éternelles.  Douée,  au  plus  haut  point, 
du  sens  prophétique,  il  n'y  a  pas  pour  elle  suc- 
cession ou  enchaînement  de  concepts.  Les  no- 
tions de  temps  et  de  lieu  lui  sont  inutiles.  Elle 
n'a  pas  besoin  de  comprendre.  Elle  sait  d'une 

3. 


XI  VI  VIE    DE    MELAME 


science  infuse,  primordiale,  comme  Adam  et 
Eve  avant  leur  péché. 

Il  est  vrai  qu'elle  est,  ainsi  que  chacun  de  nous, 
sous  la  loi  de  la  chute,  mais  parTeffet  d'un  ren- 
versement exceptionnel,  c'est  en  haut  qu'elle 
tombe,  dès  le  premier  jour... 

Pour  guérir  en  elle  les  mains  et  les  pieds 
d'Adam,  Dieu  les  lui  perce  dès  sa  toute  petite 
enfance  ;  pour  que  les  autres  créatures  ne  péné- 
trent pas  dans  son  cœur,  il  y  plante  la  Lance  du 
Calvaire  ;  pour  préserver  sa  tête,  il  la  coiiïe  de 
l'enrayante  Couronne  du  prétoire.  Avant  même 
de  parler,  elle  ne  pouvait  voir  les  hommes  qu'à 
t'avers  le  Sang  de  Jésus-Christ 

Et  ce  fut  ainsi  jusqu'à  son  dernier  jour.  Elle 
vivait  si  près  de  Dieu  et  la  ]\Jère  de  Dieu  lui 
avait  donné  une  telle  place  tout  près  de  son 
trône  ;  elle  était  si  loin  de  nous  tous  qu'il  ne  lui 
était  pas  possible  de  nous  étagei\  la  prévarication 
sjprême  à  ses  yeux  devant  être  précisément 
d'étager  le  non-amour. 

Incapable  de  subsister  ailleurs  que  dans  l'Ab- 
solu, cantonnée  et  retranchée  dans  l'absolu  de 
l'Absolu,  qu'aurait-elle  pu  comprendre  à  la  ca- 


INTRODUCTION  XLVII 


suistique  de  la  dévotion  des  mondains?  Que  pou 
vait  signifier  pour  elle  un  escalier  des  crimes  ou 
des  vertus  ?Elle  voyait  tous  les  hommes,  chrétiens 
ou  non,  aplatis,  rampants  comme  des  vermis- 
seaux, et  Dieu  ne  régnant  pas  sur  la  terre.  Elle 
voyait  surtout  les  prêtres  —  avec  quelle  préci- 
sion terrible  : 

((  Je  compris,  dit-elle,  que,  dans  le  Clergé, 
la  pureté  de  Tesprit  est  la  gardienne  de  la 
pureté  du  corps,  qu'il  n'y  a  pas  de  chasteté  du 
corps  en  l'absence  de  la  constante  pureté  de 
l'esprit,  et  que  l'esprit  et  les  sens  ne  garderont 
pas  leur  pureté  s'ils  ne  sont  crucifiés  avec  Jésus- 
Christ.  »  —  «  Aide-moi  à  supporter  mes  mi- 
nistres déchus  »,  lui  dit  Jésus,  après  une  vision 
d'horreur. 

La  souffrance,  énorme  pour  «lie,  de  connaître 
la  misère  spirituelle  et  l'insuffisance  du  Clergé, 
est  au  fond  de  tout  ce  qu'elle  pense,  de  tout  ce 
qu'elle  dit,  de  tout  ce  qu'elle  écrit.  C'est  un  san- 
glot intérieur  sans  interruption.  Lisez  ces  pages 
de  la  «  Bonne  Année  »  où  elle  raconte  avec  tant  de 
joie  que  ses  maîtres  la  laissaient  mourir  d'inani- 
tion, ne  lui  donnant  jamais  à  manger:  «  C'est 


XLVIII  VIE    DE    MELANIE 


Dieu  qui  veut  que  j'expie,  par  la  faim  et  la  soif, 
le  luxe  et  l'amour  des  richesses  d'un  grand  nom- 
bre de  mea:ibres  du  clergé.  » 

Emitte  Spiriliim  luum  et  creabaniur,  et  reno- 
vahis  faciemterrœ.  Que  pouvait-elle  attendre  ou 
demander  sinon  cela,  le  triomphe  définitif  de 
TEsprit-Saint  qui  doit  consommer  la  Rédemption 
en  son  Epouse  Immaculée,  la  Très  Sainte  Vierge, 
Mère  de  Dieu  ;  la  Création  définitive  et  le  renou- 
vellement de  toutes  choses  ? 

Jusque-là,  elle  est  en  présence  du  néant,  puis- 
que tout  ce  qui  est  imparfait  est  absolument  in- 
digne de  Dieu  et  que  rien  n'est  fait  tant  qu'il 
reste  quelque  chose  à  obtenir.  En  ce  sens,  Méla- 
nie  est  la  messagère  de  l'impatience  et  de  l'an- 
goisse universelle. 

Sans  doute,  la  Souveraine  lui  a  donné  une 
Règle  des  Ajiôtres  des  Derniers  Temps  qui,  d'ail- 
leurs, ne  fut  jamais  mise  en  pratique  malgré  Vor- 
dre  formel  de  Léon^XIII  qui  ne  put  se  faire  obéir. 
Mais  cette  Règle,  applicable  seulement  à  un 
petit  nombre,  était  certainement  pour  attendre, 
pour  préparer  la  voie,  pour  faire  que  le  monde 
prétendu  chrétien  ne  fût  pas  tout  à  fait  maudit 


INTRODUCTION  XLIX 


et  continuât  de  subsister  quelque  temps  encore, 
en  attendant  l'heure  que  ne  doit  marquer  aucune 
horloge. 

((  L'Immaculée  Conception  »,  m'a  dit  une  per- 
sonne singulièrement  aimée  de  Dieu,  «  l'Imma- 
culée Conception,  envisagée  d'une  manière  attri- 
butive, est  une  pénitence  unique  pour  tout  le 
genre  humain,  une  pénitence  absolument  inouïe 
à  laquelle  personne  ne  pense  et  dont  il  ne  fut 
jamais  parlé,  sinon  comme  d'un  privilège  glo- 
rieux au  delà  de  toute  expression  et  non  autre- 
ment. » 

Eve  a  pleuré,  dit-on,  plusieurs  siècles  sur  les 
innombrables  enfants  qu'elle  avait  perdus,  Ra- 
chel plorans  filios  suos  et  nolens  consolari.  Marie, 
la  nouvelle  Eve,  les  retrouve,  et  dans  quel  état  ! 
Qu'on  se  représente  une  Mère  sans  tache  de  plu- 
sieurs milliards  d'enfants  lépreux,  agonisant, 
sanglotant  dans  les  tortures,  voués  à  la  mort  la 
plus  infâme,  souillés  delafange  la  plus  immonde; 
Elle  seule  demeurée  pure  et  spectatrice  intémé- 
rée  de  leur  perdition.  Cela  partout  et  dans  tous 
les  siècles... 

Il  a  fallu  cet  incompréhensible  tourment  pour 


VIE   DE    MELANIE 


<(  rompre  les  cieux  »,  comme  disait  Isaïe,  et 
pour  en  faire  descendre  le  Sauveur.  Le  Sau- 
veur descendu  et  immolé,  cela  ne  suffisait  pas 
encore.  Il  fallait  aussi  que  les  misérables  enfants 
acceptassent  d'être  sauvés  et  on  voit  bien,  après 
dix-neuf  siècles,  que  cela  n'était  pas  moins  dif- 
ficile. 

Alors  Marie  ne  sait  plus  que  faire.  Elle  des- 
cend à  son  tour.  Elle  descend,  tout  en  larmes, 
sur  une  montagne  et  confie  son  immense  peine 
à  la  dernière  des  créatures,  en  lui  disant  de  la 
raconter  à  tout  son  peuple.  C'est  ce  que  l'obéis- 
sante Mélanie  a  voulu  faire  et  ce  que  les  mi- 
nistres de  Jésus-Christ  n'ont  pas  permis. 

L'univers  chétien  moribond  s'est  levé  de  son 
fumier  pour  l'en  empêcher,  l'accablant  des  pires 
outrages...  Le  manteau  douloureux  de  Tlmma- 
culée  Conception  étendu  sur  elle  de  la  tête  aux 
pieds,  il  lui  a  fallu  mourir  dans  l'amertume  in- 
finie de  l'avortement  d'une  miséricorde  irrépa- 
parable,  laissant  la  Souveraine  dans  la  solitude 
infinie  de  son  Privilège,  au  milieu  de  sa  progé- 
niture innombrable  de  mourants  ou  de  putréfiés. 

Aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  rien,  sinon  quelques 


INTRODUCTION  LI 


pauvres  âmes  dispersées,  souffrantes,  vomies 
par  le  monde,  qui  n'attendent  plus  que  le  mar- 
tyre ;  un  minuscule  troupeau  d'âmes  évangé- 
liques  et  simples  sur  qui  l'ombre  de  saint  Pierre 
a  passé  et  qui  constituent  l'Eglise  actuelle  des 
Catacombes. 

C'est  pour  elles  que  Mélanie  écrivait  et  c'est 
pour  elles  seules  que  sont  publiées  ces  humbles 
pages  de  la  Bergère  que  dédaignera  la  multi- 
tude. 

((  Je  ne  veux  plus  venir  à  Técole,  parce  qu'on 
y  fait  trop  de  bruit.  J'ai  peur  que  mon  cœur 
l'entende  »,  disait  cette  enfant  que  le  Créateur 
de  tous  les  mondes  a  placée  infiniment  au-des- 
sus de  son  tonnerre. 

Taillepelil-en-Périgord. 
Noîre-Dame  des  Neiges  —  Ocîaue  de  VAssompîion,  19H. 


LÉON  Bloy. 


VIE 


DE 


MELANIE 


BERGERE   DE   LA    SALETTE 


D...,  le  30  novembre  1900  (1). 


Pour  obéir  à  mon  très  Révérend  Père  et  con- 
fesseur, M.  X...,  que  la  très  Sainte  Vierge  m'a 
donné  pour  diriger  ma  pauvre  âme  et  m'en- 
seigner  la  voie  qui  mène  au  ciel  des  cieux,  la 
mort  à  moi-même  et  à  toutes  les  choses  transi- 
toires, j'écris  ma  misérable  vie  qui  est  vraiment 
un  tissu  de  péchés  et  d'infidélités,  comme  on  le 
verra  ci-après. 

Si  jusqu'ici  l'obéissance  à  mon  confesseur  m'a 
été  douce  et  chère,  aujourd'hui  elle  me  paraît 
pesante  et  dure,  ma  superbe  se  voit  humiliée, 
étant  obligée  de  mettre  par  écrit  mes  grandes  et 
innombrables  infidélités  et  ingratitudes  envers 
le  Très-Haut  mon  Créateur^  malgré  les  grâces 

(1)  Il  est  peut-être  utile  d'avertir  que  ce  récit  de  la  Ber- 
gère a  été  reproduit  fidèlement  avec  toutes  ses  incorrections 
ou  obscurités  de  langage. 


VIE    DE    MELAME 


qu'il  n'a  cessé  de  verser  sur  mon  àme  sans  que 
je  les  eusse  méritées  en  aucune  manière. 

Mon  père  était  natif  de  Corps,  chef-lieu  de 
canton  du  département  de  l'Isère,  et  s'appelait 
Pierre  Calvat  (i).  Il  était  simple  maçon  et  scieur 
de  long,  mais  bon  chrétien.  Ma  mère,  Julie  Bar- 
naud,  était  native  de  Séchilienne,  petite  com- 
mune du  canton  de  Vizille,  dans  l'Isère  égale- 
ment. ^Mes  parents  habitaient  Corps;  ils  étaient 
très  pauvres;  et  mon  père  étant  obligé  de  tra- 
vailler au  loin  pour  nourrir  sa  famille  passait 
souvent  des  mois  entiers  dehors.  Ce  fut  en  partie 
pour  cela  que  je  fus  mise  à  servir  chez  des  pa- 
trons aussitôt  que  je  pus  travailler,  avant  l'âge 
de  sept  ans. 

Mes  parents  eurent  dix  enfants,  six  garçons 
et  quatre  filles.  Ils  eurent  d'abord  une  fille  qui 
mourut  peu  de  temps  après  sa  naissance.  Ils 
eurent  ensuite  deux  garçons  dans  l'espace  de 
quatre  ans.  Ma  mère,  à  qui  le  temps  durait 
beaucoup  dans  ce  pays,  désirait  fort  d'avoir  une 
petite  fille  pour  lui  tenir  compagnie  quand  elle 
sortait  ;  enfin  elle  l'obtint  :  je  naquis  le  7  novembre 

(1)  Dïi  Mathieu.  C'est  même  sous  le  nom  de  Mathieu  que 
Mélanie  fut  enregistrée  au  Bureau  de  lÉtat  civil  et  à  l'Église 
de  Corps. 


VIE    DE   MELANIE 


i83i  (i).  Elle  me  donna  au  Saint  Baptême  les 
noms  de  Françoise-Mélanie.  Elle  m'aimait  beau- 
coup, mais  ce  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Mes 
méchancetés,  les  continuels  déplaisirs  que  je  lui 
donnais  furent  cause  de  quelques  troubles  dans 
la  maison.  Oh!  comme  je  suis  et  j'ai  été  mau- 
vaise !  Il  aurait  fallu  la  patience  des  anges  pour 
me  supporter. 

Par  nature  ma  mère  était  très  gaie  ;  elle  aimait 
les  divertissements,  les  danses,  les  comédies; 
et  elle  était  toujours  des  premières  à  toutes  les 
fêtes  du  pays.  Dès  que  j'eus  cinq  ou  six  mois, 
elle  voulut  me  porter  dans  les  soirées  où  il  y 

(1)  Le  Registre  de  l'État  civil  de  la  commune  de  Corps 
porte  «  née  en  cette  commune  le  sept  Novembre  mil  huit 
cent  trente-un  à  six  heures  du  matin  et  enregistrée  le  même 
jour  en  la  Mairie  de  la  dite  commune,  N°  46  », 

Elle  fut  baptisée  le  lendemain.  Le  Registre  de  l'Église  fait 
donc  erreur  en  ne  distinguant  pas  la  date  du  baptême  de 
celle  de  la  naissance  : 

«  Le  huit  Novembre  mil  huit  cent  trente  et  un  est  née  et 
a  été  baptisée  Mélanie  Françoise,  fille  à  Pierre  Mathieu  et  à 
Julie  Barnaud. 

«  Le  parrain  est  J.  Turc  et  la  marraine  Françoise  Chu- 
sin. 

«  Ont  signé  :  J.  Turc,  Françoise  Chusin  et  Veyret  vicaire 
de  Corps.  » 

Pour  extrait  certifié  conforme  aux  registres  de  catholicité 
de  la  paroisse  de  Corps. 

Corps,  ce  23  septembre  1907.  E.  Deuil,  c.  a. 


VIE    DE    MLLA.ME 


avait  des  amusements;  mais  je  criais,  je  pleu- 
rais et  déchirais  ses  habits. 

Mon  père  était  plus  sérieux,  il  était  aimé  de 
tout  le  pays;  il  aimait  le  travail  et  tous  ses  en- 
fants également.  Souvent  il  nous  exhortait  à 
vivre  dans  la  sainte  crainte  de  Dieu,  à  être 
honnêtes  et  dociles.  Il  ne  manquait  jamais, 
chaque  fois  qu'il  se  trouvait  dans  la  famille,  de 
nous  faire  faire  notre  prière  avant  de  nous 
mettre  au  lit;  et  comme  j'étais  trop  jeune  encore 
pour  me  tenir  à  genoux,  il  m'asseyait  sur  ses 
genoux  et  m'apprenait  à  faire  le  signe  de  la 
sainte  croix,  puis  me  mettait  un  crucifix  dans 
les  mains,  me  parlait  du  bon  Dieu  et  m'expli- 
quait à  sa  manière  le  grand  mystère  de  la 
Rédemption,  le  Christ  qui  avait  voulu  tant  souf- 
frir et  puis  mourir  pour  nous  ouvrir  la  porte  du 
Paradis.  Ces  paroles  me  plaisaient  beaucoup; 
j'étais,  à  ce  qu'il  paraît,  très  sensible,  j'aimais  le 
Christ,  je  pleurais,  je  le  regardais  avec  affection, 
je  lui  parlais,  je  le  questionnais,  je  n'avais  pas 
de  réponse  et,  dans  mon  ignorance,  je  voulais 
imiter  son  silence.  Toutes  ces  choses  de  ma  pre- 
mière enfance,  je  les  sus  pour  les  avoir  entendu 
dire  par  les  voisins  et  par  ma  mère  à  qui  je  fus 
toujours  une  croix. 


VIE    DE    MELANIE 


Je  me  rappelle  que  chaque  fois  qu'elle  me  por- 
tait à  des  fêtes,  à  des  comédies,  aussitôt  que  je 
voyais  la  foule,  je  pleurais  et  me  cachais  la 
figure  sur  ses  épaules  tout  en  continuant  de 
pleurer  très  fort,  de  sorte  que  j' empêchais  les 
assistants  d'entendre  ce  qui  se  disait  et  ma  mère 
devait  me  porter  dehors  (i).  Quelle  grande  pa- 
tience elle  a  eue  avec  moi  qui  ne  lui  donnais 
que  des  ennuis  !  Arrivée  à  la  maison,  elle  me 
demandait  pourquoi  je  pleurais;  je  lui  répondais 
brièvement  que  j'avais  peur  et  que  je  préférais 
rester  ici  avec  le  crucifix  de  mon  père.  A  cela 
elle  me  grondait,  me  demandant  si  moi  aussi  je 
voulais  être  bigote  comme  ma  tante  (sœur  de 
mon  père).  Je  ne  lui  répondais  pas  et  je  ne  me 
corrigeais  pas  non  plus.  Elle  se  plaignait  avec  les 
voisines  de  mon  caractère.  Celles-ci  lui  conseil- 
lèrent de  me  conduire  souvent  dans  les  assem- 
blées pour  m'habituer  à  voir  le  monde  et  à  parler. 
Ainsi  fut  fait,  mais  mon  naturel  sauvage  résista 
à  toutes  les  tentatives.  Je  ne  parlais  qu'avec 
mon  père;  quand  il  me  disait  que  c'étaient  nos 
péchés  qui  avaient  fait  mourir  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  je  lui  disais  :  «  Oh  !...  jamais  je  ne 

(1)  Ces  lignes  ont  été  écrites  par  Mélanie  en  très  gros 
caractères. 


VIE    DE    MELANIE 


veux  faire  des  péchés  puisque  ça  a  tant  fait 
souffrir  mon  bon  Dieu.  Oh  î...  pauvre  bon  Dieu, 
je  veux  toujours  penser  à  vous  et  ne  veux 
jamais  vous  déplaire.  Quand  je  pourrai  mar- 
cher toute  seule,  je  ferai  comme  vous  avez  fait, 
jïrai  dans  la  solitude,  je  penserai  à  vous;  et 
puis,  quand  je  serai  grande,  j'irai  dire  aux  mé- 
chants hommes  et  aux  méchantes  femmes  : 
Faites-moi  mourir  sur  une  croix  pour  que 
j'efface  vos  péchés,  autrement  vous  n'irez  jamais 
en  paradis.  »  Ces  paroles  achevaient  d'exas- 
pérer ma  mère;  elle  ne  pouvait  plus  me  voir 
devant  ses  yeux;  au  lieu  d'être  sa  consolation, 
j'étais  Tobjet  de  toutes  ses  peines  ;  elle  me  sur- 
nomma la  muette  (i)  :  «  Je  défends^  dit-elle,  à  mes 
deux  enfants  de  V appeler  par  son  nom;  je  dé- 
fends quon  lui  donne  à  manger  et  je  défends 
qu'on  fasse  attention  à  elle;  ne  la  tenez  plus, 
laissez-la  par  terre;  puisqu  elle  veut  faire  tout 
ce  que  Dieu  a  fait^  quelle  le  fasse  :  Dieu  n'a 
pas  eu  besoin  qu'on  lui  apprît  à  marcher  ni 
qu'on  le  tînt  lorsqu'il  était  petit.  Dieu  a  couché 
par  terre ^  il  a  même  demandé  son  pain,  mais  je 
lui  défends  de  demander^  soit  à  présent^  soit  plus 

1  ;  Ce  qui  suit  est  en  gros  caractères  dans  le  manuscrit. 


VIE    DE    MELANIE 


lard,  quoi  que  ce  soit.  »  Je  me  traînais  donc 
comme  je  pouvais  sur  les  mains  et  sur  les  genoux, 
et  Je  passais  les  Journées  et  quelquefois  les  nuits 
entières  dans  un  coin  ou  sous  un  lit.  Là  Je  pensais 
à  l'enfant  Jésus  et  à  la  Sainte  Vierge^  et  aux 
souffrances  de  Notre-Seigneur.  Plusieurs  mois 
s'écoulèrent  ainsi.  Enfin  ma  mère  ennuyée  de 
me  voir  rester  sous  un  lit  dans  une  chambre, 
toute  seule,  Je  méritai  le  châtiment  d'être  chassée 
de  la  maison,  le  soir. 

Vers  le  matin.  Je  voulus  rentrer  auprès  de  ma 
chère  mère,  et,  par  un  Juste  Jugement  de  Dieu, 
Je  fus  renvoyée  comme  incorrigible  et  obstinée. 
Ne  sachant  où  aller,  Je  pris  le  chemin  qui  abou- 
tissait à  un  bois  qui  est  à  quelques  minutes  de  la 
maison.  Je  rencontrai  ma  tante  qui  me  demanda 
où  j'allais.  Avec  la  main  je  lui  fis  signe  que 
j'allais  dans  ce  bois.  Elle  me  donna  la  main  et 
me  conduisit  chez  elle.  J'avais  alors  environ 
trois  ans. 

J'aimais  beaucoup  mes  chers  parents  et  en 
général  toutes  les  personnes  que  je  connaissais. 
Il  me  semblait  sentir  en  moi  comme  un  besoin 
d'aimer  et  d'être  aimée  par  les  créatures  du  bon 
Dieu.  Maintenant,  par  la  grâce  de  Dieu,  je  re- 
connais la  bonté,  la  miséricorde  du  Très-Haut 

4 


10  VIE    DE    MELAME 


sur  moi  mesquine  créature,  et  que  ce  fut  Dieu 
qui  permit  que  je  ne  fusse  jamais  caressée  ni 
embrassée  par  ma  chère  mère.  La  première  fois 
que  je  me  rappelle  avoir  été  baisée  par  elle,  ce 
fut  vers  Tannée  i85i,  à  l'occasion  de  ma  prise 
d'habit  chez  les  sœurs  de  la  Providence,  de 
Gorenc.  Si  ma  mère  n'avait  pas  agi  comme  elle 
fit,  qu'en  aurait-il  été  du  salut  de  ma  pauvre 
âme,  naturellement  faible  et  inclinée  à  trop 
d'affection  pour  les  personnes  qui  m'auraient 
manifesté  de  la  sympathie,  de  l'amitié  ! 

Après  environ  trois  jours,  ma  tante  me  con- 
duisit chez  mes  parents  ;  et  dès  que  mon  père 
revint  de  son  travail,  le  dimanche,  elle  lui  parla. 
11  paraît  qu'entre  les  plaintes  qu'elle  lui  fit,  elle 
dit  qu'on  me  faisait  souffrir  de  la  faim.  Je  m'aper- 
çus que  ma  chère  mère  était  triste,  affligée, 
peinée.  Parmi  tant  de  défauts  j'avais  celui  d'être 
très  sensible  pour  les  chagrins  d'autrui.  La 
voyant  triste,  je  voulus  la  consoler.  Je  mis  une 
chaise  près  de  la  sienne  afin  d'y  monter  pour 
l'embrasser;  elle  me  repoussa.  Je  pleurais  de  ne 
pouvoir  me  satisfaire  ;  alors  mon  père  m'em- 
brassait et  me  donnait  le  Christ,  seul  objet  de 
piété  qu'il  y  eût  dans  la  maison. 

Avec  le  Christ  en  main  j'étais  contente  :  je 


VIE    DE    MELAME  11 


regardais,  j'embrassais  notre  doux  Sauveur  cru- 
cifié pour  nous  et  des  larmes  coulaient  de  mes 
yeux.  Je  pensais  à  ce  que  m'avaient  dit  mon 
père  et  ma  tante,  que  chaque  fois  qu'on  pèche 
on  crucifie  de  nouveau  notre  divin  Rédempteur. 
Dans  mon  ignorance  je  croyais  qu'on  le  cruci- 
fiait réellement  sur  une  croix  et  je  me  disais  que 
si  je  voyais  quelqu'un  qui  voulût  le  crucifier, 
je  lui  dirais  :  «  Déjà  vous  avez  fait  mourir  une 
fois  mon  premier  père,  il  est  mort  pour  notre 
amour,  pour  nous  porter  au  ciel  ;  je  ne  permet- 
trai pas  que  sous  mes  yeux  vous  lui  fassiez  du 
mal.  Si  vous  voulez,  faites-moi  mourir  parce 
que  je  l'aime  et  que  je  veux  aller  le  rejoindre 
dans  le  ciel.  »  En  réalité  je  n'aimais  pas  le  bon 
Dieu  pour  Dieu  :  si  je  croyais  l'aimer,  mon 
amour  était  tout  humain,  je  l'aimais  par  sensi- 
bilité, parce  que  mon  bien-aimé  avait  tant  souf- 
fert et  qu'il  était  mort  en  croix  pour  notre  féli- 
cité éternelle. 

Malgré  cela,  je  ne  m'amendais  pas,  je  ne  me 
corrigeais  pas  de  mes  nombreux  défauts.  Chaque 
fois  que  ma  mère  me  portait  dans  quelque  so- 
ciété, je  lui  donnais  du  déplaisir  par  mes  pleurs 
et  mes  cris,  de  sorte  qu'elle  devait  toujours  faire 
retour  à  la   maison.  Mes  méchancetés  étaient 


12  VIE    DE    MELAME 


continuelles.  Une  fois  surtout,  je  fus  très  imper- 
tinente. Il  y  avait  une  très  belle  représentation 
et  je  ne  faisais  que  crier  et  pleurer,  je  me  tor- 
dais dans  les  bras  de  ma  cbère  mère  pour  qu'elle 
me  mît  à  terre  et  m'enfuir  à  la  maison,  de  sorte 
qu'une  des  personnes  de  la  scène  dit  à  haute  voix 
de  faire  sortir  cette  enfant.  Arrivées  à  la  maison, 
ma  pauvre  mère  très  fâchée  me  dit  que  je  n'étais 
pas  sa  fille,  que  ses  enfants  avaient  tous  de  très 
bons  caractères,  que  par  charité  elle  m'avait 
gardée  chez  elle,  mais  que  l'heure  était  venue 
de  se  débarrasser  de  moi,  que  je  pouvais  aller 
où  il  me  plairait.  Elle  dit  à  mes  frères  que  je 
n'appartenais  pas  à  la  famille,  que  je  n'étais 
pas  la  sœur  de  mes  frères  et  qu'ils  ne  devaient 
plus  m'appeler  Mélanie,  que  mouvrai  nom  était 
mueite,  louve,  sauvage,  solitaire,  que  je  devais 
aller  avec  les  animaux  qui  vivent  dans  les  bois; 
et  elle  me  défendit  de  l'appeler  maman,  et  d'ap- 
peler mon  père  (qui  était  absent)  papa.  Voyant 
son  affliction,  je  pleurais  et  je  voulais  l'embrasser 
pour  la  consoler;  elle  me  repoussa  en  m'ordon- 
nant  de  m'en  aller,  me  prit  par  le  bras  et, 
ouvrant  la  porte^  me  mit  dehors  en  me  défen- 
dant de  revenir. 

Mon  affliction  fut  grande;  mais,  oh!  comme 


VIE    DE    MELANIE  13 


ma  mère  avait  raison  de  me  vouloir  corriger  ! 
J'étais  en  toutes  manières  insupportable,  car 
si  elle  me  laissait  seule  à  la  maison,  dès  que  des 
pauvres  se  présentaient  à  la  porte,  je  leur  don- 
nais tout  ce  qui  se  trouvait  à  ma  portée  sans  en 
avoir  la  permission,  et  si  elle  m'emmenait  avec 
elle,  les  personnes  que  je  voyais  me  faisaient 
peur,  je  voulais  fuir  et  je  pleurais.  Enfin  quand  ce 
n'était  pas  une  chose,  c'en  était  une  autre,  j'étais 
le  tourment  de  ma  pauvre  mère  et  souvent  elle 
disait  qu'il  aurait  été  mieux  que  je  fusse  morte. 
De  tout  mon  cœur  j'aurais  aimé  mourir  pour  faire 
cesser  la  continuelle  peine  que  je  lui  occasion- 
nais. 

Comme  les  autres  fois,  je  m'en  allai  dans  le 
bois,  tout  en  pensant  à  ce  qu'elle  m'avait  dit  : 
que  je  n'avais  pas  de  mère,  pas  de  père,  pas 
de  frères,  pas  d'habitalion  et  que  personne  ne 
me  voulait.  J'étais  affligée,  même  découragée, 
en  pensant  que  le  doux  nom  de  maman,  je  ne 
pouvais  plus  le  dire.  Cette  fois,  je  pleurai  sur 
mon  triste  sort.  Puis  je  pensai  au  Christ,  à  la 
Croix  démon  père;  je  me  disais  :  le  Rédempteur 
avait  les  yeux  fermés,  il  ne  m'a  pas  regardée,  il 
ne  me  connaît  peut-être  pas,  comment  saura-t-il 
que  je  suis  ici  seule  ?  Il  ne   m'a  pas  parlé  et 

4. 


U  VIK    DE    MELANIE 


pourtant  il  est  mort  pour  nous,  pour  moi,  en 
fermant  les  yeux...  Eh  bien  !  moi  aussi,  je  veux 
l'aimer  et  mourir  pour  Lui.  A  présent  je  me 
donne  pour  toujours  tout  entière  à  Lui;  je  veux 
l'aimer  et  le  prier  avec  mes  lèvres  fermées, 
puisque  le  Christ  les  avait  fermées;  je  lui  dirai 
mes  désirs  de  le  vouloir  aimer,  d'être  toute  sienne 
et  de  ne  vouloir  que  le  Christ.  (En  demandant 
la  croix  de  mon  Jésus,  j'entendais  une  croix  de 
bois,  je  ne  savais  pas  porter  ma  pensée  plus  haut.) 
11  y  avait  trois  ou  quatre  jours  que  j'étais  dans 
le  bois  sans  voir  ni  entendre  personne  :  ma  seule 
occupation  était  la  pensée  de  la  passion  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ;  souvent  je  fondais  en 
larmes  en  pensant  combien  le  péché  déplaît  à 
mon  bon  Dieu,  puisqu'il  avait  fallu  que  mon 
JÉSUS  versât  tout  son  sang  pour  l'effacer  et 
mettre  les  hommes  dans  le  paradis.  Je  n'avais 
plus  la  force  de  marcher,  je  tombais  et  j'étais 
plongée  dans  une  profonde  tristesse  en  pensant 
combien  on  offensait  mon  Jésus,  puis  aussi  de 
ce  que,  comme  les  autres  enfants,  je  n'avais 
point  de  mère  pour  tout  lui  dire  et  pour  lui 
demander  des  explications  sur  la  vie  de  mon 
Jésus  au  ciel.  Tout  à  coup,  je  vois  venir  à  moi 
un  tout  petit  enfant  d'une  grande  beauté,  vêtu 


VIE    DE   MELANIE  15 


d'un  blanc  brillant  avec  une  jolie  couronne  sur 
la  tête.  Dès  que  ce  petit  enfant  fut  près  de  la 
sauvage  il  lui  dit  :  «  Bonjour,  ma  sœur,  pour- 
quoi pleurez-vous  ?  je  viens  vous  consoler.  »  — 
«  Ah  !  dit  alors  la  sauvage^  mon  pauvre  petit, 
parlez  bien  bas,  je  n'aime  pas  le  bruit.  Je  pleure 
parce  que  je  voudrais  savoir  tout  ce  que  mon 
JÉSUS  a  fait  pour  sauver  le  monde,  pour  queje  fasse 
comme  Lui  sans  rien  manquer;  puis  ce  que  le 
monde  a  fait  pour  faire  mourir  mon  Jésus-Christ; 
puis  je  voudrais  avoir  une  maman;  je  n'ai  per- 
sonne. J'étais  dans  une  maison  avec  une  femme 
et  des  enfants  ;  cette  femme  ne  me  veut  plus.  Ah  ! 
si  j'avais  une  maman  !  »  —  «  Ma  sœur,  dit  alors 
le  petit,  dites-moi  Frère,  je  suis  votre  bon  Frère, 
je  veille  sur  vous;  nous  avons  une  maman.  «  — 
((  Une  maman  !  une  maman  !  sécria  la  saa^ 
vage,  toujours  en  pleurant.  Ah!  j'ai,  j'ai  donc 
une  maman  !  où  est-elle,  mon  Frère,  pour  que 
je  courre  vite  la  trouver  ?»  —  «  Notre  ma- 
man, dit  le  joli  enfant,  est  partout  avec  ses 
enfants;  aimez-la  bien,  cette  bonne  maman  ;  elle 
est  toujours  avec  celles  qui  se  montrent  ses 
enfants.  Bientôt  je  vous  mènerai  voir  notre  ma- 
man. »  Après  cela  le  jeune  enfant  fit  connaître 
à  la  muette  la  grandeur  de  Dieu,  sa  puissance,  sa 


16  VIE    DE    MELAME 


bonté,  enfin  toute  sa  vie  publique  et  surtout  sa 
Passion.  Mais  lorsqu'il  en  était  à  la  Passion  je 
lui  dis  :  «  Ah  !  mon  Frère,  ne  m'en  dites  pas 
davantage  ;  je  sais  combien  mon  bon  Dieu  a  souf- 
fert pour  nous  mettre  dans  le  ciel.  L'homme  de 
la  maison  où  je  restais  avant  que  la  femme  me 
mît  dehors  m'avait  raconté  tout  ça  et  je  voudrais 
moi-même  souffrir  comme  mon  bon  Dieu.  Oh  ! 
je  n'oserai  jamais  entrer  dans  le  paradis  si  je  ne 
soufïre  comme  le  bon  Jésus.  «  Puis  mon  aimable 
Frère  me  dit  :  «  Ma  sœur,  fuyez  le  bruit  du 
monde,  aimez  la  retraite  et  le  recueillement  : 
ayez  votre  cœur  à  la  croix  et  la  croix  dans  votre 
cœur;  que  Jésus-Christ  soit  votre  seule  occupa- 
tion. Aimez  le  silence  et  vous  entendrez  la  voix 
du  Dieu  du  ciel  qui  vous  parlera  au  cœur;  ne 
formez  de  liaison  avec  personne  et  Dieu  sera 
votre  tout.  » 

Mon  petit  Frère  venait  à  peu  près  tous  les  jours 
pour  me  voir  ;  quelquefois  il  restait  un  jour  sans 
venir,  mais  souvent  il  venait  plusieurs  fois  dans 
le  même  jour.  Nous  conversions  toujours  sur 
la  passion  ou  sur  la  vie  cachée  de  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ.  Je  m'étais  enfoncée  dans  la 
forêt  ;  si  je  tombais  dans  le  sentier  rempli  de 
pierres,  il  arrivait  aussitôt  me   relever  ;  nous 


VIE    DE    MELANIE 


marchions  en  nous  tenant  par  la  main,  nous  ra- 
massions des  fleurs  ensemble.  Il  m'était  sym- 
pathique au  possible,  il  m'inspirait  confiance, 
je  me  sentais  enflammée  d'amour  pour  lui. 
Chaque  fois  que  je  le  vis  et  qu'il  m'appela  sa 
sœur,  mon  cœur  se  remplit  de  joie  et  d'une 
douce  consolation.  Mon  Frère  était  de  mon  âge 
(il  a  toujours  été  de  ma  taille),  il  n'était  pas  plus 
grand  que  moi,  il  était  bien  fait,  bien  propor- 
tionné, sa  petite  figure  était  d'un  blanc  rosé, 
ses  cheveux  étaient  châtain  clair  et  frisés,  ils 
étaient  partagés  sur  son  beau  front  et  tombaient 
un  peu  sur  ses  épaules  ;  ses  yeux  étaient  doux  et 
pénétrants;  sa  voix  douce,  sonore,  mélodieuse 
allait  droit  à  l'âme  et  faisait  sauter  mon  cœur  ; 
ses  petites  mains,  bien  PALPABLES,  étaient 
dans  les  miennes  comme  le  contact  du  Lys  ;  toute 
sa  personne  paraissait  comme  cristallisée.  Quand, 
après  avoir  parlé  longtemps  de  Notre- Seigneur 
Jésus-Christ,  nous  nous  amusions  à  regarder 
les  fleurs  et  que  quelquefois  nous  en  ramassions 
pour  faire  des  couronnes,  etc.,  il  me  semblait 
que  les  fleurs  venaient  d'elles-mêmes  se  placer 
dans  ses  jolies  petites  mains  ;  mais  je  trouvais 
la  chose  toute  naturelle,  parce  que  j'ignorais 
ce  que  les  hommes  peuvent  faire  ou  ne  pas  faire. 


IS  VIE    DE    MELANIE 


J'ai  dit  que  la  première  fois  il  était  tout  habillé 
de  blanc,  avec  une  couronne  de  roses  blanches 
sur  sa  tète,  mais  il  n'était  pas  toujours  vêtu 
ainsi.  Il  ne  vint  avec  une  couronne  que  les  trois 
premières  fois  ;  et  quelquefois  il  avait  une  robe 
bleue  et  une  ceinture  blanche,  d'autres  fois  une 
robe  rose,  des  souliers  blancs  et  une  ceinture 
bleue.  La  troisième  fois  que  je  vis  mon  Frère,  il 
avait  une  robe  rose  d'un  rose  argenté  serrée  à  la 
ceinture  par  un  ruban  en  or;  les  bouts  pendaient 
de  côté  sur  sa  jolie  robe,  et  sur  sa  tête  il  por- 
tait une  couronne  de  superbes  roses.  Je  me  rap- 
pelle qu'il  y  en  avait  de  blanches  d'un  blanc 
très  beau,  très  fin  et  tant  soit  peu  lumineux;  il 
en  était  ainsi  pour  les  roses  jaunes,  rouges  et 
roses.  Le  voyant  ainsi  avec  cette  robe  rose,  je  lui 
dis  :  ((  Mon  Frère,  pourquoi  avez-vous  une  robe 
couleur  de  rose,  et  la  mienne  est  bleue  et  blanche, 
de  deux  couleurs,  donc?  Moi  je  n'ai  pas  de  robe 
d'autre  couleur  ;  alors  faisons  comme  ça  :  vous 
direz  à  votre  maman  de  vous  mettre  une  robe 
comme  la  mienne,  n'est-ce  pas,  mon  Frère?  »  — 
«  Oui,  ma  sœur  »,  me  répondit  mon  bien-aimé 
Frère.  Puis  je  lui  dis  :  «  Est-ce  que  vous  avez  fait 
votre  première  communion,  que  vous  avez  une 
couronne  sur  votre  tête  ?  Moi,  quand  je  serai 


VIE    DE    MELAZnIE  19 


grande,  on  me  fera  faire  ma  première  commu- 
nion et  j'aurai  aussi  une  couronne  comme  la  vôtre, 
mais  vous  n'avez  pas  fait  votre  première  com- 
munion à  présent,  et  pourquoi  portez-vous  tous 
les  jours  une  couronne  de  roses?  Vous  allez  la 
gâter;  moi  je  n'ai  pas  de  couronne:  pourquoi 
avez- vous  une  couronne  de  fleurs  ICI?»  —  «Mais, 
répondit  mon  aimable  Frère,  avant  la  couronne 
de  fleurs,  j'ai  porté  l'autre  !  »  En  ce  moment 
j'eus  un  profond  recueillement,  je  perdis  l'usage 
de  mes  sens  et  je  me  trouvai  en  présence  de 
la  Majesté  Divine.  Notre-Seigneur  Jésus-Christ 
était  grand,  majestueux,  plein  d'amour  et  d'aff'a- 
bilité,  vêtu  d'une  longue  robe  blanche  argentée, 
transparente  et  brillante,  sur  laquelle  étaient 
parsemées  des  pierres,  précieuses  de  difl'érentes 
couleurs  et  variantes  dans  leurs  couleurs  cris- 
tallisées ;  à  sa  ceinture  il  avait  une  très  jolie 
bande  ou  ruban  en  argent  et  très  richement  or- 
née de  broderies  en  fleurs  relevées,  entremêlées 
de  pierres  précieuses  (comme  on  dit  sur  la  terre), 
mais  c'était  bien  autre  chose  et  tout  brillant 
cristallisé.  Sur  sa  tête  il  y  avait  un  diadème  en 
trois,  en  or  fin  avec  des  brillants  scintillants  et 
des  pierres  précieuses,  diamants,  rubis,  éme- 
raudes.  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  était  tout 


20  VIE    DE    MELANIE 


lumineux  et  entouré  d'une  grande  lumière.  Il 
avait  dans  ses  mains  une  petite  colombe 
blanche. 

A  la  vue  de  cette  majesté  inappréciable,  je  me 
profondais  dans  mon  rien.  Intellectuellement 
j'entendis  le  Divin  maître  disant  à  la  Lumière 
éternelle  (que  je  compris  être  le  Père  Éternel)  : 
«  Que  faisons-nous  de  cette  petite  créature  ? 
Lui  donnerons-nous  unejolie  couronne  de  fleurs? /> 
(J'avais  déjà  tout  compris),  je  me  hâtai  de  dire: 
«Non,  non,  Seigneur, pas  de  fleurs  sur  la  terre  ! 
puisque  depuis  votre  incarnation,  c'est-à-dire 
depuis  l'union  de  votre  divinité  avec  votre  hu- 
manité sainte,  vous  avez  souffert  en  votre  esprit 
et  en  votre  corps  plus  que  tous  les  martyrs  en- 
semble et  vous  avez  été  couronné  d'épines  mor- 
telles, puisqu'elles  entrèrent  dans  vos  yeux  et 
dans  le  crâne  de  votre  tête  adorable,  puis  vous 
avez  été  cloué  sur  une  croix  pour  nous  sauver; 
donnez-moi,  Seigneur,  la  grâce  de  souffrir  pour 
votre  amour  tout  ce  qu'il  vous  plaît  que  je 
souffre,  jusqu'à  ce  que  vous  m'appeliez  à  votre 
gloire.  »  Tout  cela  s'est  dit  intellectuellement. 
A  cela  l'éternelle  Lumière  s'est  approchée  de 
Notre-Seigneur  et  a  fixé  dans  les  yeux  la  petite 
colombe  et  lui  a  tracé  une  croix  sur  la  tête, 


VIE   DE   MELANIE  21 


tout  près  des  yeux,  puis  l'a  bénie.  Notre- 
Seigneur  la  pressa  alors  sur  son  cœur  et  lui 
dit  :  «  En  vertu  de  ma  croix,  croissez  et  faites 
des  fruits  de  vertus.  »  Je  repris  mes  sens,  je 
me  retrouvais  au  même  endoit  dans  le  bois, 
mais  mon  cher  Frère  n'y  était  plus. 

Votre  Révérence  désire  savoir  si  je  savais  que 
c'était  le  Divin  Enfant  Jésus  qui  venait  auprès 
de  moi.  Je  dois  dire  que  mon  bien-aimé  Frère, 
pendant  plus  de  vingt  ans,  m'a  laissé  ignorer 
qu'il  était  Jésus,  et  que  moi  j'avais  tout  bonne- 
ment et  simplement  cru  qu'il  était  mon  frère, 
comme  lui-même  me  l'avait  assuré.  Donc  je  pris 
ses  visites  sans  raisonner,  contente  d'avoir  un 
si  bon  frère  et  à  qui  je  pourrais  parler  de  mon 
bon  Dieu,  et  lui  enseigner  à  le  prier  et  à  lui 
consacrer  tout  son  cœur,  toute  son  âme  et  à 
l'aimer  de  toutes  ses  forces...  Maintenant  je 
dois  dire,  pour  ma  confusion,  que  j'étais  dans 
une  grande  joie  d'avoir  un  frère  à  qui  je  pou- 
vais parler  de  mon  cher  Jésus  et  que  je  voulais 
INSTRUIRE  !  !...  Il  me  dit  qu'il  était  mon  frère 
et  que  j'étais  sa  sœur,  je  le  crus  sur  sa  parole. 
D'ailleurs  je  n'avais  pas  l'habitude  de  réfléchir, 
je  n'en  avais  pas  le  temps,  parce  que  depuis  que 
j'avais  connu  qu'après  le  péché  d'Adam,  tout  le 

5 


22  VIE    DE    MELANIE 


genre  humain  passé,  présent  et  à  venir  était 
condamné  à  être  privé  éternellement  de  jouir  de 
la  gloire  de  Dieu,  et  encore  devoir  souffrir  dans 
les  enfers,  et  que  notre  bon  Dieu  qui  jouit  éter- 
nellement de  sa  propre  gloire  et  qui  n'a  besoin 
de  personne  était  venu  prendre  une  âme  et  un 
corps  humain  pour  souffrir,  etc.,  j'étais  continuel- 
lement plongée  dans  les  pensées  de  ce  mystère 
d'amour,  je  n'avais  pas  le  loisir  de  penser  à  ce 
qui  n'était  pas  nécessaire  pour  aimer  notre  bon 
Dieu.  Mon  Frère  était  bien  bon,  aimable,  il 
m'aimait,  c'était  bien  juste  que  je  l'aimasse  de 
toutes  mes  forces;  il  connaissait  le  bon  Dieu  et 
il  me  le  faisait  connaître,  il  me  parlait  de  la  rec- 
titude d'intention  et  comment  nous  pouvons 
mériter  infiniment  dans  toutes  nos  œuvres  en  les 
offrant  et  en  nous  offrant  empourprés  du  sang  de 
JÉsus-GHmsT  et  en  son  Nom  trois  fois  saint,  etc. 

Enfin  si  mon  Frère  a  été  mon  frère,  il  a  été 
aussi  mon  instituteur,  puisque  c'est  de  Lui  que 
j'ai  tout  appris  ce  que  je  sais,  en  dehors  du  péché 
qui  est  mon  seul  ouvrage. 

Est-ce  le  lendemain  ou  plusieurs  jours  après  ? 
je  ne  saurais  le  dire.  Le  soleil  était  sur  son  déclin, 
je  m'enfonce  dans  la  forêt,  puis  je  m'assieds  sur 
le  tronc  d'un  arbre  coupé.  Les  oiseaux  ne  chan- 


VIE    DE   MÉLANIE  23 


taient  plus,  tout  était  dans  un  profond  silence. 
Je  pensais  de  nouveau  à  mes  chers  parents  que 
je  croyais  ne  plus  revoir;  puis  me  revenait  la 
pensée  consolante  de  la  croix  de  mon  père  et 
surtout  du  Christ,  là  crucifié;  je  me  disais  :  le 
Bien-x\imé,  le  Christ  ne  pleurait  pas,  il  fermait 
les  yeux  et  se  taisait  :  je  Taime  comme  il  est  et 
je  veux  faire  comme  Lui.  Alors  j'essuyai  mes 
larmes,  je  fermai  les  yeux  et  je  m'endormis, 
pour  ne  me  réveiller  qu'après  le  lever  du  soleil. 
Pendant  que  je  dormais  j'eus  le  songe  que 
voici  :  J'étais  abattue  d'esprit  et  de  corps,  je  cher- 
chais un  lieu  de  repos  sans  pouvoir  le  trouver 
parce  que  mes  forces  semblaient  m'abandonner. 
Enfin  je  vis  qu'un  grand  arbre  avait  été  coupé 
parce  qu'on  n'avait  pu  l'arracher,  vu  que  ses  ra- 
cines très  profondes  et  très  grosses  étaient  en- 
trelacées. Du  pied  de  l'arbre  coupé  était  sorti 
un  bourgeon  comme  un  second  arbre;  je  m'étais 
assise  sur  le  tronc,  les  épaules  appuyées  au 
nouvel  arbre,  et  m'étais  assoupie  de  lassitude; 
mon  esprit  était  suffoqué  par  de  si  grandes  et 
si  nombreuses  peines  endurées.  En  ce  moment 
d'amère  souffrance,  je  m'entendis  appeler  : 
((  Sœur,  ma  chère  sœur.  »  J'ouvris  les  yeux  sans 
voir  personne,  et  cependant  tout  le  bois  était 


21  VIE    DE    MELANIE 


éclairé  comme  en  plein  jour  et  sans  ombre.  La 
même  douce  voix  dit  :  «  Je  suis  votre  Frère, 
venez.  »  Je  me  mis  sur  pied,  et  je  vis  mon  bon 
Frère  vêtu  d'une  robe  rose,  des  souliers  blancs. 
Aussitôt  je  m'élance  pour  aller  l'embrasser;  il 
me  dit  que  ce  n'était  pas  encore  l'heure  de  Tem- 
brasser.  A  l'instant  mes  peines  cessèrent.  J'eus 
par  cette  apparition  une  claire  connaissance  de 
Téternelle  Sagesse  de  Dieu.  Ainsi  je  sus  que  la 
Bonté  éternelle  se  trouve  partout  sans  occuper 
d'espace,  et  ainsi  de  suite... 

Mon  aimable  Frère  me  dit  que  la  vraie  sagesse 
est  dans  la  connaissance  de  notre  Créateur  et 
dans  l'amour  de  la  croix  pour  Tamour  de  Dieu; 
qu'on  doit  aimer  le  Rédempteur  pour  Lui-même, 
non  tant  pour  ses  dons,  non  tant  pour  le  ciel  des 
cieux  qu'il  donnera  par  miséricorde  à  ses  servi- 
teurs. Plus  mon  très  aimé  Frère  me  parlait,  plus 
je  sentais  le  besoin,  la  nécessité,  la  faim  d'aimer 
mon  très  amoureux  Rédempteur,  et  plus  aussi 
je  me  sentais  petite,  vile.  Il  me  semblait  que  je 
rapetissais  en  contemplant  la  grandeur,  la  puis- 
sance de  mon  Divin  Sauveur. 

Mon  très  doux  Frère  me  dit  que  je  devais 
remercier  la  miséricorde  divine  qui  se  servait  de 
mes  parents  pour  me  détacher  des  affections  du 


VIE    DE    MELANIE  25 


monde;  que  leTrès-Haut  m'avait  créée  pour  l'ai- 
mer au  possible;  que  je  devais  veiller  sur  mon 
cœur  incliné  à  trop  aimer  les  créatures  et  à  en  être 
aimée.  Après  cela,  mon  très  doux  Frère  me  prit 
par  la  main  et  me  dit  :  «  Où  voulez-vous  aller  ?  » 
Je  répondis  aussitôt  :  «Au  Calvaire.  »  —  «C'est 
bien,  me  dit-il,  mais  faites  bien  attention  de  ne 
pas  me  laisser,  sinon  vous  tomberiez.  » 

A  l'instant  le  bois  disparut,  et  nous  nous  trou- 
vâmes au  pied  d'une  haute  montagne  sans  trace 
de  chemin.  La  voie  droite  était  enconil-rée  au 
commencement,  puis,  plus  haut,  il  y  avait  des 
grosses  pierres,  des  rochers  et  des  plantes  pi- 
quantes; plus  haut  nous  trouvâmes  «pierres, 
rochers,  épines  et  petites  croix;  plus  haut  des 
grosses  épines  et  des  croix;  plus  haut  des  gros- 
ses épines  et  des  grandes  croix  les  unes  sur  les 
autres,  de  sorte  qu'il  m'était  très  difficile  de 
marcher.  Mon  Frère  paraissait  ne  pas  sentir  la 
fatigue  ni  les  déchirures  que  me  faisaient  les 
épines  tandis  que  mes  pieds  s'enfonçaient  dans 
les  trous  entre  les  croix.  Une  fois  et  même  deux 
fois  mon  pied  resta  engagé  et  ce  fut  avec  beau- 
coup de  peine  que  je  pus  le  sortir;  mais  une 
fois  surtout  je  fus  si  encombrée  par  les  épines 
et  les  croix  que  je  tombai,  et  dans  la  secousse 


26  VIE    DE    MELANIE 


je  laissai  échapper  la  main  de  mon  très  aima- 
ble Frère.  Voulant  me  relever  seule,  je  retombai 
et  les  épines  s'attachèrent  à  mes  habits,  et  je  ne 
voyais  pas  le  moyen  de  sortir  de  là,  parce  que 
je  m'étais  arrêtée  :  je  me  voyais  ensevelie  sous 
les  croix, petitesetgrandes,quipleuvaientdu ciel. 
Alors  j'appelai  mon  Frère  à  mon  secours  ;  il  vint, 
me  donna  sa  douce  et  puissante  main  et  me 
porta  au-dessus  en  me  disant  :  «  Il  s'en  faut  de 
beaucoup  que  nous  soyons  arrivés,  mais  si  vous 
voulez  vous  en  retourner,  vous  peinerez  moins.  » 
Je  lui  dis  :  «  Non,  non,  mon  Frère,  je  veux  venir 
avec  vous.  »  —  «  Alors,  me  dit-il,  tenez-vous 
fortement  à  moi.  »  —  «  Oui,  lui  dis-je,  mais  fai- 
sons ainsi  :  je  marcherai  derrière  vous  et  là  où 
vous  aurez  mis  votre  pied,  je  mettrai  le  mien.  » 
—  «  Ma  chère  sœur,  me  dit  mon  Frère,  vous  avez 
deviné  le  secret;  marchons  pendant  qu'il  fait 
soleil,  marchons  comme  nous  sommes  conve- 
nus. » 

Je  ne  me  heurtais  plus  contre  les  croix,  quoi- 
qu'elles pleuvaient  en  abondance  et  que  les  épines 
fussent  nombreuses  et  aiguës.  Tout  à  coup  le 
ciel  fut  enveloppé  de  noirs  nuages,  tandis  que 
des  croix  grandes  et  petites  continuaient  à  tom- 
ber comme  une  pluie  torrentielle.  Je  me  trouvais 


VIE    DE   MELANIE 


dans  la  plus  complète  obscurité,  je  ne  voyais 
plus  si  je  mettais  les  pieds  sur  les  traces  de 
mon  Frère,  je  ne  voyais  plus  même  mon  très 
aimé  Frère;  et  quoique  bien  fortement  je  tenais 
sa  main,  c'est  à  peine  si  je  la  sentais  au  com- 
mencement de  cette  bourrasque;  et  peu  après 
je  perdis  la  sensibilité  du  toucher.  Quelle  peine, 
dans  la  crainte  de  m'égarer  loin  de  mon  amou- 
reux Sauveur  !  Par  la  peur  de  le  perdre,  je 
tenais,  tout  en  marchant,  le  bras  tendu  et  la 
main  à  demi  fermée,  comme  quand  je  sentais  la 
douce  main  de  mon  guide.  Je  ne  puis  dire 
quels  étaient  mes  craintes  et  mes  tourments.  La 
peine  dont  je  souffrais  était  si  grande  que  je  ne 
sentais  plus  le  choc  des  croix  ni  les  déchi- 
rures des  épines  :  je  craignais  surtout  d'avoir 
perdu  mon  amoureux  Frère  ;  et  dans  les  spasmes, 
les  soupirs  et  les  larmes,  je  me  disais  :  Qui  sait 
si,  en  tombant,  je  n'aurai  pas  abandonné  la  main 
de  ma  vie,  ma  joie  et  mon  Bien?...  Et  quand? 
En  quel  moment  m'est  arrivée  cette  disgrâce  de 
toutes  les  disgrâces?...  Si  je  l'appelle,  il  ne  me 
répond  pas. ..  je  l'appelle  avec  la  voix,  je  l'appelle 
avec  l'esprit,  il  ne  me  répond  pas...  Silence,  tou- 
jours silence!...  Il  me  semblait  souffrir  les  peines 
de  la  mort  pour  avoir  perdu  le  Frère  le  plus 


28  VIE    DE    MELANIE 


cher,  le  plus  aimable,  le  plus  doux,  le  plus  saint 
entre  les  plus  saints. 

Dans  la  désolation  de  mon  esprit  et  abandon- 
née dans  UQ  labyrinthe,  il  ne  me  restait  que  la 
consolation  de  ma  souffrance,  bien  persuadée 
que  j'étais  d'avoir  mérité  ces  punitions  par  mes 
infidélités  à  tant  de  bienfaits  gratuits  du  Tout- 
Puissant;  mais  cette  grandissime  crainte  et  dou- 
leur d'avoir  été  cause  de  cet  abandon  (que  je 
croyais  total  et  final)  me  privait  de  cette  conso- 
lation. 

Je  marchais  dans  un  chemin  de  plus  en  plus 
impraticable,  mais  la  dure  et  amère  peine  d'avoir 
été  par  ma  faute  délaissée,  abandonnée  de  mon 
amoureux  Frère  absorbait  toutes  mes  autres 
souffrances. 

Arrivée  à  un  endroit,  j'entendis  des  bruits  et 
des  voix  comme  d'une  foule  de  personnes  qui 
étaient  en  fête,  et  je  vis  passer  riant  et  chantant 
une  tourbe  de  gens  de  toutes  conditions,  les  uns 
à  pied,  les  autres  en  voiture.  Une  partie  de  cette 
multitude  confuse  descendait  à  droite  par  une 
très  belle  route,  l'autre  descendait  à  gauche;  et 
toute  celte  foule,  en  passant  près  de  moi  qui  pei- 
nais dans  les  épines  et  les  croix,  me  critiquait, 
m'insultait;  on  m'appelait  folle,  idiote,  insensée, 


VIE   DE    MELANIE  29 


hypocrite,  fausse  dévote;  il  y  en  avait  qui,  avec 
un  semblant  de  compassion,  m'invitaient  à  les 
suivre,  à  prendre  la  bonne  route,  parce  que  le 
bon  Dieu  ne  nous  avait  pas  créés  pour  que  nous 
nous  abstenions  des  divertissements  et  que  nous 
nous  martyrisions  de  la  sorte,  que  je  ne  devais 
pas  écouter  le  charlatanisme  des  prêtres,  etc. 
Je  gardais  le  silence  et  je  marchais  toujours.  Je 
regardai  où  allait  cette  multitude  sans  frein  et 
la  vis  se  précipiter  et  disparaître  comme  dans 
un  puits  d'où  sortait  une  fumée  très  noire  et  des 
flammes.  Je  tombai  à  genoux  épouvantée,  terri- 
fiée, j'embrassai,  je  baisai  avec  un  ardent  amour 
le  crucifix,  et  m'offris  au  divin  Rédempteur  pour 
la  glorification  de  son  éternel  amour  tous  les 
jours  de  ma  vie.  Et  pendant  que  je  faisais  un 
ardent  acte  d'amour  je  me  sentis  presser  la  main  ; 
mon  cœur  commença  à  battre  très  fort,  très  fort, 
et  l'Amour  que  je  croyais  avoir  perdu  reparut  : 
mon  bien-aimé  petit  Frère  était  près  de  moi.  La 
grandissime  consolation  que  j'en  eus  mit  fin  à 
cette  vision  et  je  me  retrouvai  à  ma  place  dans 
le  bois  :  il  faisait  jour. 

J'étais  seule,  mais  je  sentais  que  le  Tout- 
Puissant,  le  Très-Haut,  mon  très  amoureux 
Rédempteur  était  avec  moi  quoique   je   ne  le 

5. 


30  ^^E    DE   MELAXIE 


visse  pas  et  je  le  croyais  plus  que  si  je  Tavais  vu, 
que  si  je  Teusse  vu  des  yeux  du  corps  ;  parce 
qu'en  priant  mentalement  il  me  semblait  que 
mon  intellect  s'élargissait,  s'étendait  à  distance 
et  je  comprenais  que  Dieu  remplit  le  monde  et 
combien  il  aime  ses  créatures.  Je  Paimais  et  je 
l'aimais  du  plus  profond  de  mon  cœur.  Cet  amour 
me  faisait  amoureusement  souffrir,  en  ce  sens 
que  je  voyais  et  sentais  que  l'amour  de  l'Etemel 
amour  étant  infini,  et  que  mon  amour  étant 
comme  un  néant,  je  ne  pourrais  jamais  satisfaire 
mon  ardent  désir  d'aimer  la  vie  de  ma  vie,  la 
lumière  de  mes  yeux,  le  repos  de  mon  àrae,  ja- 
mais l'aimer  d'un  amour  de  correspondance 
digne  de  celui  que  mérite  mon  divin  Rédempteur. 
Affligée  de  mon  impuissance,  je  le  priai  alors 
de  me  faire  souffrir,  de  me  crucifier,  et  de  me 
donner  par  ses  mérites  la  force  de  souffrir  autant 
que  je  le  voulais  aimer,  et  je  voulais  l'aimer 
comme  il  voulait  être  aimé  de  moi,  sans  rival  ; 
j'avais  faim  d'amour  et  de  souffrance.  Ainsi,  à 
la  clarté  de  rÉternelle  Lumière,  je  me  voyais 
sans  l'ombre  de  vertus,  méprisable  et  incapable 
d'une  bonne  pensée  par  moi-même,  incapable 
de  glorifier  le  Très-Haut  sans  sa  divine  grâce, 
je  me  répugnais  à  moi-même.  Seulement  dans 


VIE   DE   MÉLANIE  31 


ma  volonté  il  y  avait  comme  une  toute  petite 
flamme  de  désir  de  plaire  en  tout  à  mon  Amant 
bien-aimc,  et  encore  ce  peu  ne  venait  pas  de 
moi,  mais  de  l'infinie  miséricorde  qui  avait 
daigné  regarder  avec  pitié  ma  totale  indigence. 

Me  voyant  si  abjecte  et  méprisable,  je  m'en- 
courageai en  pensantque  la  Majesté  divine  était 
seule  tout  ornée  de  toutes  les  perfections,  de 
toutes  les  vertus,  puisqu'elle  est  la  charité  même, 
et  je  la  remerciai.  Et  subitement,  comme  un 
éclair,  je  me  trouvai  dans  une  solitude,  mais 
non,  il  est  plus  exact  de  dire  dans  un  profond 
recueillement  et  je  vis  notre  divin  Sauveur  qui 
se  communiquait  à  mon  âme  d'une  manière  que 
je  ne  sais  pas  exprimer.  Mes  sens  ne  fonction- 
naient plus,  il  me  semblait  qu'ils  étaient  pri- 
sonniers de  l'amour.  Mon  âme  s'enflammait  tou- 
jours plus  d'amour  pour  l'amour  infini,  incréé  ;  . 
j'aurais  voulu  soufî'rir  des  peines  infinies  ;  souf-^. 
frir  me  paraissait  et  était  réellement  une  conso-  | 
lation. 

Ces  communications  du  Tout-Puissant  se  font 
sans  énonciation  de  paroles,  et  plus  que  des 
dards  enflammés  elles  allument  dans  Tâme  le 
feu  du  divin  amour  et,  en  même  temps,  l'amour 
passionné  de  la  souffrance  ;  de  sorte  que  je  ne 


32  VIE    DE   MÉLANIE 


savais  lequel  de  ces  deux  amours  était  le  plus 
fort.  Je  connus  que  mon  unique  et  souverain 
Bien  me  voulait  toute  dépouillée  des  affections 
humaines,  qu'il  me  voulait  toute  sienne,  qu'il 
voulait  être  mon  Maître  absolu.  Il  me  commu- 
niqua le  grand  mystère  de  TEucharistie  en  se 
montrant  dans  un  globe  de  lumière  excessive,  les 
bras  étendus,  comme  s'il  avait  voulu  se  donner 
à  tous  les  hommes  qui  le  désirent.  Je  compris 
beaucoup  de  choses  sur  l'amour  que  le  Rédemp- 
teur a  pour  tous  les  hommes  que  je  ne  sais  pas 
exprimer.  Plus  l'intelligence  me  faisait  com- 
prendre les  saintes  finesses  de  l'amour  incréé, 
plus  je  me  voyais  devenir  nulle  et  presque  dis- 
paraître à  mes  yeux.  Certainement  si  le  Très- 
Haut  avait  voulu  reprendre  ce  qui  vient  de  lui 
et  me  laisser  avec  ma  nullité,  je  serais  comme 
un  atome  brûlé  que  le  vent  emporte  et  qui  dis- 
paraît. Ah  !  si  du  moins  j'avais  correspondu  à 
tant  de  bienfaits  reçus  tous  gratuitement!... 

La  vision  du  Tout-Puissant  changée  en  peine 
ne  dura  qu'une  minute  :  sublime  moment  !  mo- 
ment suave,  amoureux,  lumineux,  qui,  pendant 
qu'il  humilie,  abaisse  et  anéantit,  restaure,  en- 
courage, relève,  ranime,  réconforte  I  En  un  ins- 
tant, en  un  clind'œil,  l'intelligence  reçoit  beau- 


VIE    DE   MÉLANIE  33 


coup  de  lumières  sur  les  mystères  de  notre 
sainte  foi  et  sur  les  attributs  de  TÊtre  incréé  ; 
et  tandis  que  je  comprenais  un  peu  Tamour  de 
notre  amoureux  Rédempteur  pour  ses  créatures, 
mon  cœur  semblait  vouloir  sortir  de  ma  poi- 
trine, je  désirais  souffrir.  C'était  selon  moi  le 
seul  moyen  en  mon  pouvoir  de  manifester  mon 
amour  et  ma  vive  reconnaissance  pour  les  bien- 
faits reçus. 

Déjàdepuisplusieurs  jours  j'étais  dans  le  bois 
et  je  ne  pensais  nullement  à  retourner  chez  mes 
parents  puisque  cela  m'avait  été  prohibé  et  que 
je  croyais  devoir  obéir  absolument  à  qui  avait 
autorité  sur  moi.  Pendant  tout  ce  temps  je  me 
nourrissais  des  petits  fruits  qui  croissent  en  ce 
bois.  Je  dois  dire  cependant  que,  plusieurs  fois, 
mon  aimable  Frère  m'apporta  un  mets  délicieux 
qui  restaurait  entièrement  mes  forces  pour  plu- 
sieurs jours.  La  première  fois  c'était  une  très 
belle  violette:  je  la  mangeai;  ce  n'était  ni  du 
pain  ni  du  miel,  je  ne  sus  pas  ce  que  c'était, 
sinon  une  liqueur,  une  substance  très  savou- 
reuse et  odorante.  Aussitôt  je  fis  le  mouvement 
de  vouloir  baiser  mon  adorable  Frère  pour  lui 
démontrer  ma  gratitude.  Il  leva  sa  main  droite 
jusqu'à  la  hauteur  de  son  angélique  face  et  me 


34  VIE    DE    MELAME 


dit  :  <(  Pas  encore,  sœur  de  mon  cœur;  mangez 
toute  la  fleur,  et,  en  correspondant  aux  grâces 
divines,  reproduisez  en  vous  l'emblème  de  la 
violette.  »  En  attendant,  je  sentais  augmenter 
Tardent  désir  de  souffrir,  puisque  c'était  tout  ce 
que  je  pouvais  faire  pour  manifester  mon  amour 
à  l'Éternelle  Charité;  et  plus  je  me  voyais  vile, 
plus  croissait  ma  gratitude  envers  mon  Créateur, 
mon  Rédempteur,  mon  guide,  mon  Pasteur,  mon 
Maître,  mon  consolateur,  ma  vie,  Tœil  de  mes 
yeux  :  j'aurais  voulu  mourir  pour  Lui  et  de  son 
amour.  Mais  je  me  voyais  si  mesquine,  si  pauvre 
et  sans  vertu,  si  remplie  de  taches  en  mon  âme, 
que  j'avais  honte  de  moi-même.  Je  compris  que 
seule  je  ne  pouvais  rien  pour  acquérir  le  vivifiant 
amour  de  mon  amoureux  cher  Jésus,  qui  prend 
racine  dans  l'humble  foi  d'où  naît  la  pure  cha- 
rité et  que  tout  doit  être  arrosé  par  le  sang  du 
divin  Sauveur  pour  produire  des  fruits. 

Tandis  que  je  priais  mon  divin  et  amoureux 
Maître  qu'il  voulût  bien.  Lui,  prier  en  moi  et 
avec  moi,  je  vis  subitement  passer  dans  mon 
intellect  mon  doux  et  cher  Jésus  portant  une 
lourde  croix  et  la  tête  couronnéede  dures  épines; 
son  corps  sacré  n'était  qu'une  plaie,  le  sang  lais- 
sait  une  trace  après  lui,  sa  sainte  face  enflée 


VIE    DE    MELAISIE  35 


était  couverte  de  san^  et  de  poussière.  Il  me  dit  : 
«  Ma  fille,  regardez  votre  Jésus  crucifié  de  nou- 
veau par  ses  amis  choisis,  mes  Ministres,  ceux 
qui  sont  mes  voies  auprès  de  mon  peuple...  » 
Hors  de  moi  et  comme  folle,  je  criai  :  «  Non, 
jamais  je  ne  voudrai  crucifier  de  nouveau  mon 
Dieu  en  ma  personne...  »  Puis  le  divin  crucifié 
ajouta  :  «  Offrez  à  mon  Père  éternel  le  grand 
sacrifice  de  Jésus-Christ,  le  prêtre  éternel.  » 

Aussitôt  tout  disparut,  mais  cette  vue  me  laissa 
un  très  grand  désir  de  souffrir  les  mêmes  peines 
que  mon  aimable  et  cher  Sauveur;  ce  désir  que 
je  sentais  en  moi  d'aimer  et  d'aimer  encore  mon 
Tout,  la  vie  de  ma  vie,  s'allumait  de  plus  en 
plus  ;  je  languissais,  mes  forces  diminuaient  par 
l'effet  de  ce  dévorant  désir  d'aimer  pour  moi, 
d'aimer  pour  tous  les  hommes  et  de  souffrir  afin 
de  réparer  pour  ceux  qui  ont  offensé,  qui  offensent 
et  qui  offenseront  mon  très  amoureux,  mon  très 
aimable  Sauveur  Jésus. 

Entre  les  nombreuses  illusions  que  je  ne  con- 
nais pas,  en  voici  une  que  j'ai  connue  par  ma 
propre  expérience  ;  cela  est  bon  pour  m'humilier 
et  me  plonger  dans  mon  néant.  Il  est  très  vrai 
que  de  toute  l'ardeur  de  mon  âme,  je  désirais  le 
très  pur  amour  de  Dieu  et  les  souffrances  les 


36  VIE    DE   MELANIE 


plus  vives  et  les  plus  amères,  et  aussi  que  je 
priais  la  Majesté  divine  de  m'exaucer  par  les 
mérites  de  I'Homme-Dieu  ;  mais  voici  le  point 
noir:  Je  pensais  que  quand  le  Très-Haut  aurait 
daigné  m'accorder  son  véritable  amour,  et  que 
je  serais  en  paix  dans  ce  sacré  foyer,  tout  inon- 
dée, tout  imprégnée  du  divin  amour,  alors  la 
peine  du  désir  d'aimer  cesserait  par  la  raison  que 
je  posséderais  mon  Bien  et  me  rassasierais!... 

Très  grande  erreur  !  L'amour  consommé  n'est 
donné  pour  la  simple  créature,  que  dans  le  ciel 
des  cieux.  Je  pensais  de  même  au  sujet  des  souf- 
frances :  je  croyais  que  lorsque  j'aurais  beau- 
coup de  peines  d'esprit,  de  tourments,  d'afflic- 
tions, et  de  plus  les  peines  de  la  divine  Passion, 
il  ne  m'en  resterait  plus  à  désirer  ici-bas,  puisque 
j'en  serais  comblée  et  rassasiée.  Illusion  encore. 
Peut-être  que  cela  arrive  aux  personnes  ver- 
tueuses, pour  moi,  ce  fut  le  contraire  ;  et  pour 
ma  confusion  je  confesse  que  jamais,  jamais  je 
n'ai  mérité  de  posséder  ce  divin  amour  que  j'ai 
tant  et  tant  désiré  et  que  je  désire  du  plus  ar- 
dent désir. 

Un  jour  que  je  demandais  dans  ma  prière  la 
grâce  de  savoir  aimer  mon  Jésus  le  ravisseur 
des  cœurs,  une  voix  intérieure  me  dit  :  «  Vous 


VIE   DE    MELANIE  37 


voudriez  la  béatitude  sur  la  terre,  le  rassasie- 
ment ;  l'amour  consommé  est  la  plénitude  de 
l'amour,  c'est  l'état  des  bienheureux  dans  le 
ciel  des  cieux.  Vous  êtes  voyageuse,  combattez 
comme  Jésus-Christ  a  combattu  et  vous  arri- 
verez à  votre  fin.  Sachez,  ma  fille,  que  Jésus- 
Christ  avait  deux  volontés,  Thumaine  et  la  di- 
vine, et  que  par  amour  pour  le  genre  humain, 
il  rejeta  toujours  l'humaine  et  fit  toujours  la 
volonté  divine.  Abandonnez-vous  en  tout  dans 
les  mains  de  votre  créateur  et  sauveur  par  une 
foi  vive,  bien  persuadée  qu'il  veille  tout  parti- 
culièrement sur  le  prix  de  son  sang  qui  est  d'une 
valeur  infinie  en  vertu  de  sa  divinité.  »  Oh  ! 
comme  je  me  sentais  en  repos  quand  je  m'aban- 
donnais totalement  dans  les  mains  de  mon  plus 
grand  Bien,  étant  sûre  qu'il  veillait  avec  un 
soin  particulier  sur  le  prix  de  son  précieux 
Sang. 

Un  jour,  pensant  à  Tamabilité  de  mon  souve- 
rain Bien  et  à  tant  de  bienfaits  que  j'avais  reçus 
de  Lui  sans  aucun  mérite  de  ma  part,  je  me 
préoccupais  sur  quelle  sorte  de  pénitence  ou  de 
réparation  je  pourrais  faire  pour  contenter  mon 
Divin  Maître,  et  tout  ce  à  quoi  je  pensais  me 
paraissait  choses  de  rien.  Alors  comme  sans  âme 


38  VIE    DE    MELANIE 


(désanimée)  je  retournais  à  mes  anciennes  prières, 
tantôt  les  bras  en  croix,  tantôt  toute  prosternée 
la  face  contre  terre,  tantôt  debout,  les  bras  pen- 
dants comme  une  condamnée.  En  toutes  ces  pe- 
tites choses  j'entendais  prier  pour  le  clergé,  pour 
les  personnes  qui  dorment  dans  T indifférence, 
pour  celles  qui  sont  en  état  de  mort  spirituelle, 
pour  toutes  les  personnes  consacrées  à  Dieu. 
C'était  mon  cher  Frère  qui  m'avait  enseigné  tout 
cela  ;  de  moi-même  (inutile  de  le  dire)  je  ne  sa- 
vais rien.  J'avais  fait  les  33  génuflexions  d'usage, 
quand  je  vis  tout  à  coup  mon  doux  Frère  près  de 
moi  qui  me  dit:  «  Sœur  de  mon  cœur,  la  paix 
soit  avec  vous,  l'heure  est  venue  de  retourner 
chez  vos  parents,  ne  timeas^  filia  mea.  »  Je  ré- 
pondis :  «  Que  mon  Dieu,  mon  créateur,  mon 
Sauveur  règne  selon  ses  éternels  desseins  de 
miséricorde!  Je  suis  prête.  »  Je  m'agenouillai 
pour  renouveler  ma  donation  totale,  celle  de  mes 
sens  et  des  puissances  de  mon  àme  au  Très- 
Haut,  etc.,  etc.,  puis  j'ajoutai:  «  Très  doux  Jésus, 
ayez  pitié  de  mon  àme,  ayez  pitié  de  moi  péche- 
resse, abîme  de  misère,  attirez-moi  en  vous. 
0  bonté  suprême,  délices  de  mon  ame.  Vous,  ô 
mon  amoureux  Jésus,  vous  êtes  ma  vie  et  ma 
mort;  les  désirs  de  vous  aimer  et  de  souffrir  me 


VIE    DE    MELANIE 


donnent  la  mort  sans  que  je  cesse  de  vivre,  votre 
amour  est  comme  une  épée  tourmenteuse,  ô  mon 
Amant  Jésus  !  Vous  savez,  ô  mon  Jésus,  que  je 
n'ai  plus  rien  à  moi,  que  vous  êtes  le  maître  ab- 
solu de  moi  et  de  toutes  mes  anciennes  affec- 
tions, et  que  vous  en  êtes  le  nœud.  Maintenant, 
je  vous  en  prie,  ne  me  refusez  pas  la  précieuse 
grâce  de  souffrir  pour  vous,  fînissez-en  une  bonne 
fois,  rassasiez-moi,  je  ne  puis  plus  supporter  la 
peine  que  je  ressens  de  vous  voir,  vous,  la  gloire 
des  saints,  sur  la  croix  et  moi  non;  contentez 
un  peu  mon  cœur  qui  vous  veut  aimer  d'un  amour 
pratique.  »  Puis  je  me  relevai  et  mon  Frère  me 
dit  :  «  Sœur  de  mon  cœur,  la  grâce  que  vous 
demandez  de  souffrir  toute  la  passion  de  Jésus- 
Christ  et  comme  Jésus-Christ,  est  une  grâce 
singulière  et  au-dessus  de  vos  forces  ;  et  si  Dieu 
voulait  vous  exaucer  vous  mourriez  du  poids  de 
tant  de  spasmes.  »  Tandis  qu'il  me  parlait,  je 
sentais  s'augmenter  en  moi  le  désir  d'aimer  mon 
Tout  et  de  souffrir,  j'aurais  voulu  être  immédia- 
tement clouée  sur  la  croix  (c'était  ainsi  que  je 
Tentendais)  pour  témoigner  mon  amour  et  ma  gra- 
titude à  mon  Dieu.  «  Allons,  dis-je  à  mon  Frère, 
faisons  vite  !  Vous,  très  cher  Frère,  certainement 
vous  pouvez  tout  près  de  l'Etre  incréé  ;  demandez- 


40  VIE    DE    MELÂME 


lui  pour  moi  la  faveur  d'être  crucifiée  avec  Jésus- 
Christ,  mon  aimable  et  divin  Maître  que  j'aime 
de  toutes  les  puissances  de  mon  âme.  »  Mon 
bon  Frère  me  dit  affectueusement  :  «  Ëtes-vous 
digne,  ma  sœur,  d'avoir  tant  de  souffrances  ?  » 
Je  lui  répondis  vivement  :  «  Je  ne  suis  digne  que 
de  châtiments,  mais  mon  aimant  Jésus  est  digne 
de  toutes  grâces,  puisqu'il  m'a  donné  ses  mé- 
rites infinis,  etc.,  etc.  Donc,  cher  Frère,  nonob- 
stant mes  démérites,  exaucez-moi  par  les  mérites 
de  Jésus-Christ.  » 

Mon  Frère  aussitôt  porta  sa  douce  main  droite 
à  sa  poitrine  et  en  retira  une  fleur  violette  et 
verte  et  me  la  mit  dans  la  bouche  en  médisant  : 
«  Voici  la  passion  qui  correspond  à  votre  âge, 
la  divine  miséricorde  vous  la  donne.  »  A  l'ins- 
tant je  fus  ravie  à  mes  sens  et  intellectuellement 
j'eus  une  très  claire  connaissance  des  souffrances 
de  Jésus-Christ  pour  le  salut  du  genre  humain 
passé,  présent  et  futur  ;  ainsi  que  de  ses  divines 
dispositions  envers  son  Père  Éternel,  son  égal 
absolument  en  toutes  choses. 

Il  vaut  mille  fois  mieux  se  taire  sur  l'inef- 
fable, l'inimaginable  grandeur  de  Dieu  et  sur  les 
effets  qu'il  produit  et  incarne,  pour  ainsi  dire, 
dans  l'intellect.  J'aurais  voulu  faire  participer 


VIE   DE    MELANIE  41 


tous  les  hommes  à  cette  Éternelle  Lumière  de 
la  présence  du  Très-Haut  qui  pénètre  tout,  qui 
voit  tout,  sait  tout  et  renferme  tout  en  soi; 
lumière  fixe  et  productrice,  lumière  active  et  im- 
mobile, lumière  bienfaisante  et  amoureuse  de 
l'éternel  Amour,  lumière  de  la  science  incréée 
qui  pénètre  le  cœur,  l'embrase,  Téclaire  et  le 
fixe  dans  f amour  divin,  lumière  très  éloquente 
dans  son  silence  apparent;  en  même  temps 
qu'elle  annihile  l'âme  dans  la  connaissance  de  ses 
profondes  misères,  elle  la  relève  et  la  pare  de 
la  Sagesse  de  l'Esprit-Saintpar  qui  l'âme,  comme 
affamée  de  vérité,  choisit  la  croix  nue  comme 
l'unique  et  véritable  aliment  du  saint  amour  qui 
vivifie  et  transforme  l'être  humain. 

Revenue  à  moi,  quoique  privée  sensiblement 
de  mon  élément  je  me  trouvais  heureuse,  bien 
persuadée  que  partout  où  j'irais,  je  me  trouve- 
rais toujours  en  Dieu,  en  sa  présence,  sous  l'œil 
de  son  immensité,  puisque  hors  du  Tout  qui 
est  Dieu,  il  n'y  a  rien. 

Ne  voyant  en  moi  que  vrai  néant  je  ne  savais 
que  faire  pour  donner  goût  à  l'éternel  Amour; 
je  ne  comptais  que  sur  la  ressource  de  souffrir 
pour  sa  gloire  et  pour  le  salut  des  âmes,  s'il  dai- 
gnait m'accorder  la  grâce  de  m'associer  à  ses 


42  VIE    DE   MELAME 


souffrances.  J'étais  à  genoux,  je  m'étais  donnée 
à  Dieu,  mais  au  fond  de  mon  âme,  j'avais  peur 
de  moi^  si  tant  soit  peu  les  effets  de  la  grande 
lumière  m'abandonnaient  et  ne  subordonnaient 
pas  toutes  les  puissances  de  mon  âme  à  son 
amour  dévorant.  Sur  cela  je  fis  le  signe  de  la 
croix,  et  mon  Frère  se  montra  présent  mais  plus 
grand  qu'à  l'ordinaire,  comme  toujours  très 
amoureux,  amoureux  comme  Tamour  dans  le  lys. 
Il  était  vêtu  comme  les  prêtres  quaad  ils  offrent 
le  saint  Sacrifice  de  la  Messe  (et  comme  plu- 
sieurs années  après  je  vis  un  Prêtre,  la  première 
fois  que  j'entrai  dans  une  église,  pour  entendre  la 
Messe).  Il  était  tout  resplendissant  et  attrayant, 
etc.,  etc.  Je  ne  puis  exprimer  son  amoureuse 
beauté.  Sur  sa  poitrine  était  comme  un  cœur 
ouvert  par  des  dards  enflammés.  De  ce  cœur 
sortaient  avec  empressement,  comme  d'un  foyer 
ardent,  pacifique  et  amoureux,  des  rayons  lumi- 
neux. Mon  Frère  porta  sa  main  sur  cette  plaie 
ardente  et,  avec  deux  doigts,  il  en  retira  un 
petit  rond  très  blanc,  très  brillant,  sur  lequel  il  y 
avait  son  portrait  vivant.  Je  dis  portrait,,  mais  je 
suis  mieux  dans  la  vérité  en  disant  que  je  le  voyais 
en  deux  :  disant  la  messe,  c'était  mon  doux  Frère  ; 
dans  le  petit  rond  c'était  également  tout  mon 


VIE    DE   MELANIE  43 


Frère,  de  chair  vivante  avec  des  yeux  mouvants 
et  une  bouche  parlante,  en  un  mot  il  était  l'égal 
du  JÉSUS  qui  disait  la  belle  sainte  Messe  ;  il  y 
était  lié  par  les  liens  de  son  amour,  mais  il  fai- 
sait le  mouvement  de  vouloir  se  donner,  il  sem- 
blait m'appeler  et  vouloir  entrer  dans  mon  cœur  ; 
je  ne  pouvais  pas  résister  aux  impulsions  amou- 
reuses qui  m'entraînaient  et  m'attiraient  à  Lui. 
Il  me  dit  :  a  Sœur  de  mon  cœur,  -recevez  TÉter- 
nel  Amour,  le  Dieu  des  forts  »,  puis  il  disparut. 
A  peine  Teus-je  reçu  et  eut-il  touché  mon  cœur, 
que  je  me  sentis  une  nouvelle  vie  et  un  désir 
plus  pur  de  souffrir,  de  supporter  les  mépris,  la 
pauvreté,  l'abandon  des  créatures  et  mille  morts 
pour  la  seule  gloire  de  Dieu.  Je  me  sentais  abîmée 
dans  mon  néant  jusqu'à  disparaître  à  mes  yeux, 
parce  que  le  Tout  m'avait  couverte,  pénétrée, 
remplie;  il  me  semblait  que  je  n'existais  plus; 
mon  cœur  bondissait  comme  s'il  voulait  fendre 
ma  poitrine  ;  je  sentais  les  effets  de  l'amour  vivi- 
fiant. Je  n'essaierai  pas  d'expliquer  ce  qui  est 
inexplicable  :  il  faut  l'avoir  senti;  les  deux 
extrêmes  s'embrassèrent,  l'infinie  grandeur  avec 
Textrême  néant.  Depuis  assez  longtemps  la  vision 
avait  disparu,  mon  cœur  palpitait  encore  dans 
sa  joie,  dans  son  ravissement;  je  restais  comme 


44  VIE    DE    MELAME 


écrasée,  broyée  sous  les  effets  des  grandes  misé- 
ricordes du  Très-Haut  pour  ce  ver  de  terre;  je 
m'écriai  :  «  Si  j'appartiens  à  mon  Seigneur,  créa- 
teur et  Sauveur  tout-puissant,  avec  le  secours  de 
mon  Dieu,  me  servant  de  son  éternelle  volonté, 
je  veux  lui  témoigner  ma  vive  reconnaissance 
par  des  souffrances  qui  dureront  toute  ma  vie, 
et  marcher  dans  la  voie  de  la  vérité  et  de  l'unité 
avec  mon  Seigneur  Jésus  et  toujours  avec  mon 
Dieu  (je  voulais  dire  avec  la  grâce  de  Dieu,  mais 
je  ne  connaissais  pas  ce  mot).  Je  préfère  la  croix 
à  la  gloire  de  tous  les  Saints  !  »  ]\Ion  petit  Frère 
se  montra  ;  levant  les  yeux  au  ciel  il  dit  en  s'appro- 
chant  de  moi  :  «  Quelle  est  la  faveur  que  désire 
cette  si  aiesquine  créature  ?  »  Mentalement  je 
répondis  :  «  Avec  la  volonté  de  la  Lumière 
Éternelle,  je  demande  sa  plus  grande  gloire  par 
la  voie  du  crucitiement  avec  mon  Dieu.  »  A  l'ins- 
tant mon  tout  amoureux  petit  Frère  souffla  sur 
mes  lèvres,  puis  mit  ses  deux  petites  mains  sur 
ma  tête,  aussitôt  je  sentis  de  fortes  douleurs  ; 
puis  il  mit  sa  droite  sur  ma  main  droite  qu'il 
pressa,  puis  sur  ma  main  gauclie,  sur  mes  pieds 
et  sur  ma  poitrine,  cela  suffit,  je  ne  puis  dire 
plus.  Oh  !  vrai  enivrement  tout  à  la  fois  dou- 
loureux et  amoureux  de  l'être  vivant  qui  se  meurt  ! 


VIE   DE    MELÂNIE 


Oh  !  JÉSUS,  Jésus,  faites-vous  connaître  de  tous 
les  hommes  et  ils  vous  aimeront  !  Que  je  vous  con- 
naisse et  vous  aime  comme  vous  êtes  aimable  ! 
Oh  !  feu  dilatant,  que  je  vous  aime  comme  vous 
vous  aimez  et  alors  je  serai  contente  ! 

Dès  que  je  fus  touchée  par  la  main  bénie  de 
mon  Frère  de  la  manière  que  je  viens  de  dire, 
j'éprouvai  en  ces  parties  de  mon  corps  de  grandes 
douleurs,  surtout  les  vendredis,  et  quelquefois 
le  sang  coulait  des  plaies  qui  s'y  formaient  et 
ensuite  se  fermaient  d'elles-mêmes  sans  laisser 
de  traces.  Ces  plaies  duraient  environ  trois 
heures,  de  2  heures  après  midi  jusqu'à  4  heures 
et  demie.  Certains  vendredis,  elles  commen- 
çaient le  jeudi  soir  et  restaient  ouvertes  jusqu'au 
vendredi  soir;  des  fois  elles  ont  été  ouvertes  tout 
le  temps  du  carême Je  sentais  une  vive  dou- 
leur comme  si  les  nerfs  se  contractaient,  douleur 
amère  mais  amoureuse  et  j'aurais  voulu  souffrir 
plus  encore  si  c'eût  été  possible  ;  et  ainsi  je 
souffrais  et  j'aimais;  j'étais  très  contente.  Il  me 
semblaitque  je  n'étais  plus  moi,  mon  Tout  s'était 
rendu  maître  de  moi,  il  m'avait  toute  à  Lui,  il 
me  possédait  !...  Oh  !  beauté  des  opérations  du 
Très-Haut  !  c'est  Lui  qui  corrige  et  embellit, 
dépouille  et  enrichit;  il  blesse  pour  guérir,  il  fait 

6 


46  VIE    DE    MELANIE 


C 


tout,  mon  bien-aimé  !  Il  faut  la  correspondance, 
cest  encore  Lui  qui  la  suggère.  C'est  bien  d'avoir 
rœil  fixé  sur  Lui  pour  scruter  son  bon  plaisir 
et  Fexécuter  mais  encore  plus  de  le  laisser  faire, 
de  se  tenir  passive  et  sans  volonté  en  dehors  de 
la  volonté  divine. 

Au  même  instant  où  mon  cher  Jésus  me  disait 
qu'il  me  voulait  toute  à  Lui  (dire  et  faire  était 
un  seul  acte)  parut  la  très  grande  reine  et  impé- 
ratrice Marie,  V^ierge  Mère  de  Dieu,  toute  res- 
plendissante de  gloire  et  de  majesté,  vêtue  et 
revêtue  d'amour!  ...  qui,  avec  une  ineffable  dou- 
ceur et  bonté  me  dit  :  «  Ma  fille,  la  grande  misé- 
ricorde de  Dieu  est  avec  vous,  je  veillerai  sur 
vous  comme  Mère  et  Maîtresse,  ne  craignez  rien 
lorsque,  avec  droite  intention,  Tœil  de  votre  âme 
sera  appliqué  pour  remplir  le  désir  de  Dieu.  Il 
faut,  unie  aux  mérites  de  Jésus-Christ,  vous  offrir 
continuellement  pour  l'exaltation  de  la  Sainte 
Eglise  et  surtout  pour  le  clergé.  »  Surprise  et 
saisie  de  respectueuse  affection,  je  ne  lui  répon- 
dis qu'un  Maman  !  bien  chaud  ;  mon  cœur  au 
comble  du  bonheur  et  de  la  reconnaissance  me 
rendait  comme  muette.  En  même  temps  je  me 
voyais  si  mesquine  et  j'étais  si  heureuse  !  Comme 
les  autres  enfants  j'avais  une  maman,  une  maman 


VIE    DE    MÉLANIE  47 

qui  m'aimait  beaucoup  et  qui  savait  oii  j'étais  !... 
Marie,  ma  douce  Mère,  était  belle  de  la  beauté 
même,  riche  du  Très-Haut,  fraîche  comme  un 
beau  lys  amoureux  qui  a  pris  naissance  et  crois- 
sance dans  le  foyer  du  cœur  du  Dieu  Tout-Puis- 
sant, ornée  des  mérites  infinis  de  l'Homme-Dieu, 
en  un  mot  elle  était  comme  le  chef-d'œuvre  de  la 
sainte  Trinité,  coopératrice  de  notre  Rédemption 
et  couronnée  de  la  couronne  de  Reine  du  ciel  et 
de  la  terre.  Mais  il  vaut  mieux  que  je  n'essaie 
pas  de  parler  de  la  beauté  sans  pareille  de  Marie, 
j'en  ternirais  la  splendeur;  et  elle  est  ma  Mère,  à 
moi  !... 

C'était  un  samedi  fje  sus  que  c'était  un  samedi 
par  la  voix  intérieure  que  j'entendis  dans  Torai- 
son);  mon  Frère  me  dit  intellectuellement  que 
je  devais  retourner  chez  mes  parents,  avant 
que  des  discussions  n'éclatent  en  famille  à 
cause  de  mon  absence.  Nous  partîmes  et  aus- 
sitôt je  me  trouvai  près  de  ma  maison.  J'enten- 
dis mon  père  qui  venait  derrière  moi,  il  m'em- 
brassa et  me  demanda  d'où  je  venais  et  depuis 
quand  j'étais  absente.  Je  ne  sus  rien  lui  dire, 
parce  que,  en  vérité,  je  ne  savais  depuis  com- 
bien de  jours  ou  de  semaines  j'étais  dehors, 
mais  je  lui  dis  que  j'avais  été  avec  mon  Frère. 


48  VIE    DE    MEI,.\ME 


Il  me  demanda  ce  que  j'avais  mangé;  je  lui  ré- 
pondis que  mon  Frère  me  donnait  des  choses 
bien  bonnes.  Mon  père  s'apaisa  et  la  paix  revint 
dans  la  famille. 

En  ce  temps-là  mon  cher  père  travaillait  dans 
un  bourg  appelé  La  Mure,  à  environ  cinq 
heures  de  marche  ;  il  venait  en  famille  une  fois 
par  mois,  ordinairement  le  samedi,  pour  repartir 
le  dimanche  soir.  Je  passais  ce  dimanche  un  peu 
ennuyée.  Les  conversations  que  j'entendais, 
quoique  non  mauvaises,  ne  m'intéressaient  pas, 
je  ne  pouvais  comprendre  qu'on  pût  tant  parler 
sans  parler  du  bon  Dieu,  que  je  croyais  être  la 
principale  vie  des  hommes.  On  me  disait  que  je 
devais  parler,  que  c'était  là  la  vie  sociale  et  la 
bonne  éducation,  etc.,  etc.  Mes  pensées  en  ces 
jours  étaient  de  chercher  comment  je  pourrais 
faire  quelques  pénitences  et  prier  selon  ma 
coutume.  J'appelai  mon  cher  Frère,  ma  belle  ma- 
man, mon  très  cher  Jésus  et  des  souffrances  de 
toutes  sortes.  Mon  cœur  était  plein  de  la  divine 
présence  de  Dieu;  je  savais  que  je  n'étais  plus 
seule  et  me  sentais  plus  forte  ;  mais  le  désir 
d'aimer  mon  doux  Sauveur  et  ma  tendre  Mère, 
de  rendre  amour  pour  amour  à  mon  bien-aimé 
JÉSUS  en  faisant,  ce  qui  était  un  peu  difficile. 


VIE   DE    MÉLANIE  49 


quelques  pénitences  cachées,  me  préoccupait... 
Vivent  les  croix  de  la  divine  Providence  !  Il  n'y 
avait  que  deux  ou  trois  jours  que  j'étais  à  la  mai- 
son, lorsqu'il  me  vint  une  bonne  maladie  qui 
dura  cinq  ou  six  mois  etme  réduisit  à  l'extrémité: 
j'avais  des  sueurs  et  de  fortes  douleurs  dans  tout 
le  corps;  j'étais  devenue  si  faible  que  souvent 
je  m'évanouissais  et,  quand  on  me  sortait  du 
lit,  je  ne  tenais  pas  debout.  Les  personnes  qui 
venaient  disaient  que  dans  deux  jours  je  serais 
morte.  Je  m'en  réjouissais,  pensant  qu'au  ciel 
au  moins  j'aimerais  à  mon  aise  mon  Tout  et  que 
je  ne  l'offenserais  jamais  plus  ;  j'étais  seulement 
ennuyée  de  ne  pouvoir  souffrir  plus  longtemps 
pour  Lui.  Dans  un  tel  état  de  faiblesse,  ne 
pouvant  rien  faire,  pas  même  prier,  j'eus  un 
peu  de  crainte  que  mon  Amant  Jésus  ne  se  dé- 
plût de  moi  à  cause  de  mon  inaction  et  peut- 
être  aussi  mes  infidélités.  Oui,  j'étais  très  con- 
tente de  souffrir  en  cette  maladie,  mais  j'aurais 
voulu  être  coupée  en  morceaux  pour  prouver 
mon  amour  à  mon  Jésus.  Bien  que,  dans  une 
telle  faiblesse,  je  ne  pusse  faire  aucun  acte  de 
dévotion  extérieure,  ma  pensée  toute  en  Dieu 
et,  par  moments,  le  sentiment  de  sa  présence 
fixaient  merveilleusement  les  puissances  de  mon 

6. 


50  ME    DE    MELANIE 


âme,  ma  volonté  absorbée  en  Lui  était  sans 
volonté.  Mais  il  vaut  mieux  que  je  ne  parle  pas 
de  ces  choses  que  je  ne  sais  pas  exprimer. 

La  maladie  faisait  son  chemin  ;  mes  parents 
étaient  tristes,  affligés.  Je  dois  dire  qu'en  famille 
le  médecin  ne  fut  jamais  appelé  parce  qu  on 
avait  en  général  horreur  des  médecins.  Un  jour 
mon  père  dit  à  ma  mère  :  «  Cette  petite  doit 
avoir  quelque  mal  intérieur,  voyez  comme  elle  a 
maigri,  nous  ne  pouvons  pas  la  laisser  ainsi, 
nous  devrions  appeler  le  médecin  pour  la  faire 
visiter,  »  Entendant  cela  je  fus  épouvantée.  (Je 
n'aimais  pas  que  personne  me  touche.)  Ne  pou- 
vant pas  parler,  je  fis  signe  avec  la  main,  avec 
la  tête  que  non^  non  !...  Après  une  heure  envi- 
ron» je  pus  dire  à  mon  père  que  je  me  sentais 
mieux  et  que  je  n'avais  pas  besoin  du  médecin. 
Ainsi  je  fus  contentée  et  je  rendis  grâce  à  1^  Amour 
de  mon  amour. 

Après  trois  ou  quatre  mois  les  douleurs  dimi- 
nuèrent un  peu,  et  aussitôt  que  je  pus  mouvoir 
mes  bras  je  fis  le  signe  de  la  sainte  croix,  comme 
me  l'avait  enseigné  mon  aimable  Frère  et  un  acte 
de  total  abandon  dans  les  mains  de  mon  créateur 
et  sauveur.  Subitement  je  vis  par  l'intelligence  la 
grande  Reine  et  impératrice  MARIE,  mère  du  bel 


VIE    DE    MELÂME  $1 


amour,  toute  belle  comme  une  nouvelle  épouse 
aimable  comme  l'amour,  attrayante  comme  la 
Sulamite,  fraîche  comme  la  rose  du  matin  ;  dans 
la  main  Elle  tenait  un  très  beau  lys  qui  n'était 
pas  complètement  ouvert  et  de  l'intérieur  du- 
quel sortait  une  très  active  lumière  comme  une 
flamme  ardente  ;  au  milieu  de  cette  flamme  et 
presque  dans  le  lys  était  une  belle  croix  d'or, 
mais  pas  de  l'or  d'ici,  ornée  de  pierres  précieuses 
dont  je  ne  saurais  dire  la  be^iuté.  Toujours  in- 
tellectuellement ma  très  douce  Maman  me  dit  : 
«  Courage,  ma  fille,  ne  vous  désanimez  pas,  je 
suis  toujours  avec  vous,  soyez  souple,  docile 
(sous  la  puissante  main  du  Très-Haut)  ;  obéissez 
en  toutes  les  choses  qui  n'offensent  pas  la  pré- 
sence du  Dieu  Très-Haut.  Aimez  qui  vous  mé- 
prise. Tout  vient  de  Dieu.  Et  que  toutes  vos  ac- 
tions soient  rendues  précieuses  par  les  mérites 
du  sang  adorable  de  Jésus-Christ,  le  Saint  des 
saints.  Soyez  vigilante  sur  votre  cœur.  »  Puis  la 
grande  Reine  toute  composée  des  finesses  de 
l'amour  ajouta  :  «  Cette  fleur  est  mienne  et 
vôtre,  je  la  conserve.  »  En  disant  ces  dernières 
paroles,  Elle  la  mit  sur  son  sein,  la  couvrit  avec 
son  voile  et  disparut  ;  mais  je  ne  me  sentais 
pas  seule  ;  le  désir  de  souffrir  augmentait  :  vite 


52  VIE    DE   MELAME 


j'essayai  de  prier  les  bras  en  croix  pendant  la 
récitation  de  33  Pater  ;  je  ne  pus  les  terminer  à 
cause  de  mon  extrême  faiblesse.  Je  m'affligeais 
de  ne  pouvoir  rien  faire  pour  mon  Jésus  crucifié 
que  j'aimais  de  tout  mon  cœur.  Eh!  qui  con- 
naissant notre  très  amoureux  Jésus  peut  s'abste- 
nir de  l'aimer  de  tout  son  être?  peut  s'abstenir 
de  marcher  sur  ses  traces,  de  partager  ses  sen- 
timents, de  chercher  en  toutes  choses  son  bon 
plaisir,  sa  pure  gloire  et  son  adorable  volonté? 
Quelques  semaines  après,  je  commençais  à 
me  lever  pour  une  heure,  mais  souvent  je  m'éva- 
nouissais et  avais  des  vomissements.  Chaque 
fois  que  je  quittais  le  lit  j'essayais  de  me  tenir  à 
genoux  par  respect  pour  la  présence  de  Dieu. 
La  grande  Lumière  éternelle  me  portait  à  aimer 
et  à  adorer  en  tous  lieux  l'Etre  incréé,  éternelle 
vérité  et  éternelle  sagesse.  Dès  que  commença 
la  convalescence,  j'eus  le  désir  de  souffrir,  mais 
pas  seule,  de  souffrir  en  unité  avec  Jésus-Christ 
parce  qu'il  me  semblait  que  mes  prières  et  mes 
souffrances  seules  ne  pouvaient  mériter  pour  la 
vie  éternelle.  Je  me  donnai  donc  et  m'abandon- 
nai tout  entière  à  mon  divin  Sauveur  et  dès  lors 
tout  ce  que  je  faisais  pour  Dieu  était  avaloré, 
arrosé  par  le  sang  de  mon  Divin  Rédempteur 


VIE    DE    MELANIE  55 


ainsi  que  mes  prières  pour  les  dieux  de  la  terre. 

Quand  je  fus  entièrement  rétablie,  je  fus  plus 
d'une  fois  encore  mise  dehors  par  ma  chère 
mère  que  je  ne  cessais  d'affliger.  Mais  alors  je 
me  retirais  avec  joie  dans  le  bois  où  je  savais 
rencontrer  mon  cher  Frère  qui  aimait  bien  le 
bon  Dieu  et  qui  m'apprenait  à  l'aimer  et  qui 
était  si  bon  !  Pour  l'ordinaire,  quand,  la  nuit 
venue,  je  me  couchais  sur  l'herbe  pour  dormir, 
je  me  couchais  et  m'endormais  les  bras  en 
Croix.  Plusieurs  fois  la  neige  tombait  pendant 
la  nuit  et  me  couvrait  entièrement.  Mon  Frère 
venait  vers  moi  le  matin  et  m'appelait  de  sa 
douce  voix.  Aussitôt  la  Sauvage  se  réveillait  en 
appelant  son  bon  Frère  qui,  en  lui  donnant  seu- 
lement la  main  pour  l'aider  à  se  mettre  debout, 
faisait  disparaître  la  neige.  La  première  fois  je 
demandai  à  mon  bien-aimé  Frère  comment  il  avait 
fait  pour  m'enlever  toute  cette  farine  froide  et  me 
sécher:  «  Par  la  prière  à  notre  bon  Dieu  »,  me 
dit-il.  —  «  Ah  !  oui,  oui,  luidis-je,  vous  l'aimez 
beaucoup,  votre  bon  Dieu  JÉsus-CumsT,  voilà 
pourquoi  il  vous  a  vite  écouté  ;  quand  je  l'aime- 
rai comme  vous  beaucoup,  beaucoup,  ilm'écou- 
tera  aussi  vite,  à  cause  qu'il  nous  aime  tant.  » 

La  Sauvage  avait  environ  quatre  ans  lorsqu'elle 


54  VIE    DE   MELANIE 


fut  perdue  de  la  manière  que  je  vais  dire.  Le 
père  étant  allé  pour  travailler  dans  un  village 
un  peu  éloigné  avait  dit  à  la  mère  :  «  Si  je  ne 
reviens  pas  samedi  soir,  vous  ne  m'attendrez  pas 
de  toute  la  semaine  suivante.  »  Le  samedi,  le 
père  n'étant  point  arrivé,  on  Favait  attendu  jus- 
qu'à minuit.  Avant  de  se  coucher,  la  mère  vint 
vers  le  lit  où,  cette  nuit-là  (afin  que  le  père  ne 
dît  pas  qu'on  ne  soignait  pas  cette  enfant),  elle 
avait  fait  coucher  la  Louve  ;  elle  la  fit  lever  et 
la  mit  dehors.  La  pluie  tombait  en  abondance; 
le  temps  était  très  sombre  de  sorte  que  la  San- 
oage  ne  voyait  pas  à  se  conduire.  Elle  traversait 
la  grand'route  lorsqu'elle  la  vit  embarrassée 
par  une  espèce  de  grande  charrette  couverte  : 
elle  se  mit  dans  cette  charrette  et  s'y  endormit. 
Le  maître  ne  tarda  pas  de  venir  atteler  ses  che- 
vaux et  partit.  Il  était  déjà  très  loin  et  le  jour 
était  venu.  La  Sauvage  fut  réveillée  par  le  bruit 
du  Drac.  Aussitôtelle  pousse  des  cris.  Le  pauvre 
charretier,  tout  stupéfait  de  voir  cette  jeune  en- 
fant dans  sa  charrette,  ne  savait  que  dire.  Il 
pense  que  quelque  personne,  pour  s'en  défaire, 
Ty  avait  mise...  Enfin  il  arrête  ses  chevaux  :  — 
«  D'où  es-tu,  petite  ?  »  lui  demanda-t-il.  —  «  Je  ne 
suis  pas  d'endroit  »,  dit  l'enfant.  —  «  Comment 


VIE    DE    MELANIE  55 


t'appelles-tu  ?  »  —  Je  m^appelle  Sœur.  »  — 
«  Ton  autre  nom?  »  —  «  Je  n'ai  point  d'autre 
nom,  mon  Frère  m'a  toujours  dit  Sœur.  »  — 
«  Et  ton  frère,  comment  s'appelle-t-il  ?»  — 
«  Il  s'appelle  Frère.  »  —  «  Et  ton  père?  »  — 
«  Je  n'ai  ni  père  ni  mère,  je  n'ai  qu'un  Frère.  » 
—  «  Allons,  petite  marmotte,  dis-moi  qui  tu  es 
ou  je  te  tue.  »  —  «  Je  ne  suis  rien.  »  —  «  Ton 
pays  ?  »  —  «■  Je  n'ai  point  de  pays  :  mon  Frère 
me  dit  que  j'ai  une  Maman  qui  est  dans  le  Para- 
dis et  qui  est  partout  avec  ses  enfants.  »  Le 
pauvre  homme  tout  furieux  prend  l'enfant  par 
le  bras,  la  plonge  dans  le  Drac  et  la  menace  de 
Vy  laisser  si  elle  ne  dit  de  qui  elle  est.  Com- 
ment la  Louve  pouvait-elle  le  dire  ?  elle  n'en 
savait  rien.  Enfin,  après  bien  des  épreuves, 
l'homme  se  décide  à  la  laisser  à  moitié  dans 
l'eau  et  à  prendre  la  fuite.  La  Sauvage  fut  en- 
traînée un  peu  plus  loin  dans  le  Drac.  Elle  était 
presque  étouffée  par  l'eau,  lorsqu'arrive  le  petit 
Frère  qui  la  retire  de  l'eau.  La  Louve  avait  perdu 
ses  souliers  dans  Peau  ;  son  Frère  lui  prête  les 
siens  et  Lui-même  marche  sans  toucher  la  terre. 
Il  me  reconduisit  ainsi,  toujours  conversant 
sur  la  vie  cachée  de  Notre-Seigneur  Jésus-Chmst 
et  sur  sa  passion.  Avec  Lui  je  ne  distinguais  pas 


56  VIE    DE    MELANIE 


le  jour  de  la  nuit,  car  il  faisait  claire  lumière 
sans  ombre  ;  et  je  faisais  comme  Lui,  je  ne  dor-  j 
mais  pas.  Arrivés  presque  à  la  première  mai- 
son isolée  des  autres,  mon  Frère  tenant  mes 
souliers  à  la  main  me  dit  :  «  Sœur  de  mon  cœur, 
mettez  vos  souliers,  on  vient  vous  prendre,  allez  i 
chez  vos  parents.  Vous  ne  me  verrez  plus  de 
quelque  temps,  soyez  bien  sage,  etc.  N'oubliez 
pas  que  vous  avez  une  Mère  au  ciel  que  vous 
irez  voir;  elle  veille  sur  vous,  elle  est  avec  vous, 
elle  vous  entend  quand  vous  parlez ,  elle  voit  quand 
vous  souffrez,  elle  sait  quand  vous  avez  faim. 
Allons,  ma  sœur,  voici  que  Ton  vient  vous  cher- 
cher. . .  »  En  même  temps  II  fît  quelque  pas  pour  se 
retirer  et  disparut.  Quelques  minutes  après  ma 
tante  arrive.  «  Ah  !  petite  méchante,  d'où  viens- 
tu?  me  dit-elle,  tu  as  manqué  faire  tuer  ta  mère 
par  ton  père  (mon  père  n'ayant  pu  travailler  à 
cause  de  la  grande  pluie  qui  était  tombée,  était 
revenu  depuis  plusieurs  jours)  ;  tu  as  augmenté  la 
haine  de  ta  mère  contre  toi;  quand  tu  arriveras 
tu  es  perdue  si  ton  père  n'y  est  pas.  En  atten- 
dant viens  chez  moi  et  je  m'informerai  si  ton 
père  est  à  la  maison  pour  que  je  puisse  t'y  con- 
duire. »  A  son  retour  elle  médit:  «  Ta  mère  ne 
te  veut  plus,  ton  père  m'a  chargée  de  toi.  » 


VIE    DE    MELANIE  57 


Je  restai  chez  ma  tante  environ  deux  ans, 
mais  en  différentes  fois.  Elle  me  portait  à 
Pécole,  etc.  Deux  ans  se  passèrent  ainsi.  J'avais 
résolu  d'esquiver  jusqu'à  l'ombre  du  péché,  de 
ne  plus  faire  de  la  peine  à  ma  chère  mère.  Ma 
résolution  était  bien  sincère;  mais  hélas  !  hélas  ! 
je  confesse  que  je  ne  la  tins  pas,  comme  on  va 
le  constater.  Puisse  cette  humiliation  réparer 
tant  de  si  graves  péchés  ! 

Un  jour  que  ma  mère  était  chez  elle  en  com- 
pagnie avec  des  femmes  qui  travaillaient  et 
avaient  amené  leurs  enfants,  elle  dit  à  ces 
enfants  :  «  J'ai  des  poupées  que  je  donnerai  aux 
petites  filles  qui  sont  obéissantes  à  leur  maman  », 
et  en  disant  cela,  elle  montra  les  poupées.  Moi 
qui  n'avais  jamais  su  qu'il  y  eût  des  poupées,  je 
crus  que  c'étaient  de  très  petits  enfants,  peut- 
être  parce  que  je  les  voyais  à  une  certaine  dis- 
tance ;  et  aussitôt  ma  mère  ajouta  qu'elle  les  avait 
achetées  au  marché.  Je  désirais  en  avoir  une 
pour  lui  apprendre  à  bien  faire  le  signe  de  la  Croix 
et  à  bien  aimer  le  bon  Dieu,  mais  de  poupée,  je 
n'en  eus  pas;  et  comme  je  savais  où  ma  mère 
avait  son  argent,  un  moment,  sans  y  voir  mal, 
je  pris  dix  centimes  avec  lesquels  j'allai  acheter 
une  poupée.  De  retour  à  la  maison,  je  me  mis 

7 


58  VIE    DE    MELAME 


aussitôt  en  devoir  de  parler  des  choses  de  Dieu 
à  cette  poupée,  de  lui  faire  dire  le  saint  Nom  de 
Jésus  notre  amour,  etc.  La  poupée  ne  répétait 
jamais.  Je  recommençais:  «Jésus,  Marie...  » 
mais  toujours  sans  succès.  Ma  mère  émerveillée 
d'entendre,  de  la  pièce  voisine,  la  Muette  parler, 
arrive  sans  faire  de  bruit  et  me  demande  avec 
qui  je  causais.  Je  dis  :  «  Cette  poupée  ne  veut 
pas  parler,  elle  n'apprend  pas  à  dire  le  saint 
Nom  de  Jésus...  elle  ne  me  plaît  pas.  »  —  «  Qui 
t'a  donné  cette  poupée  ?»  —  «  Personne  ne  me 
Ta  donnée,  je  l'ai  achetée  avec  deux  sous  que  j'ai 
pris  dans  votre  tiroir.  »  Entendant  cela,  ma 
mère  m'enleva  la  poupée  et  me  gronda  très  fort, 
me  disant  que  si  je  ne  me  corrigeais  pas  de  tous 
mes  grands  défauts,  je  m'exposais  à  finir  mes 
jours  dans  les  prisons  ;  que  le  vol  est  un  grand 
péché,  la  désobéissance  aux  parents  un  péché 
aussi  et  que  certainement  Dieu  n'était  pas  con- 
tent de  moi.  En  entendant  dire  que  mon  bon 
Dieu  avait  du  déplaisir  de  moi,  je  pleurai  beau- 
coup, je  demandai  pardon  à  ma  mère  et  je  lui 
promis  de  lui  restituer  ses  deux  sous.  Mon  inten- 
tion était,  quand  mon  père  viendrait,  de  lui  de- 
mander deux  sous  pour  les  donner  à  ma  mère 
et  je  fis  comme  je  l'avais  dit. 


VIE   DE    MÉLANIE  59 


Peu  de  jours  après,  ma  mère  me  croyant  plus 
docile,  voulut  me  porter  à  une  comédie  et  vrai- 
ment je  ne  fis  pas  de  résistance.  J'avais  résolu 
d'obéir,  quoique  intérieurement  je  sentisse  de  la 
répugnance  ;  mais  j'avais  donné  mes  sens  à  Dieu, 
je  le  priai  de  me  préserver  de  voir  et  d'entendre 
aucune  chose  qui  ne  serait  pas  de  son  goût. 
Dans  cette  comédie  un  individu  annonçait  au 
public  qu'il  allait  voir  des  choses  stupéfiantes  : 
qu'on  allait  couper  la  tête  à  un  homme  et  qu'on 
la  lui  remettrait  en  place  sans  qu'il  reste  trace 
de  la  blessure.  Ma  mère  me  voyant  tranquille 
était  contente;  mais  quand  vint  le  moment  aveu- 
glant et  que  ma  mère  me  dit:  «  Regarde,  regarde, 
regarde  bien  là  »,  je  poussai  un  cri  :  «  Ce  n'est 
pas  vrai  !  ce  n'est  pas  vrai  !  mes  yeux  ne  peuvent 
supporter  Tartifice  !  »  et  je  pleurai  si  fort  que  ma 
pauvre  mère  dut,  à  son  grand  déplaisir,  m'empor- 
ter.  Arrivée  à  la  maison,  je  fus  renvoyée  comme 
incorrigible,  et  vraiment  j'étais  terrible,  je  don- 
nais continuellement  du  chagrin  à  ma  chère  mère. 

Il  était  obscur,  je  n'aurais  pas  su  aller  dans 
les  bois.  J'eus  l'idée  d'aller  dans  l'église  où  mon 
père  m'avait  portée  une  fois.  La  prière  du  soir 
était  faite,  une  seule  personne  s'y  trouvait  et 
faisait  le  chemin  de  la  croix,  c'était  ma  tante  : 


60  VIE    DE    MELÂNIE 


J'allai  droit  à  l'autel  de  la  Sainte  Vierge,  ma 
maman,  pour  lui  confesser  mon  récent  péché 
de  vol  envers  Julie  (ma  mère).  C'était  la 
première  fois  que  je  pliais  les  genoux  devant 
une  STATLE.  Je  priais  de  tout  mon  cœur  quand 
tout  à  coup  il  me  sembla  que  cette  statue 
s'animait,  prenait  vie  et  mouvement,  que  la 
face  s'illuminait  d'une  très  belle  lumière.  Sur 
son  bras  gauche  était  mon  Frère  qui  tenait  dans 
ses  mains  un  cadre  très  brillant:  il  le  regardait, 
puis  le  mettait  sur  son  cœur,  puis  il  le  regardait 
de  nouveau  et  le  faisait  voir  à  la  belle  Reine  qui, 
après  l'avoir  regardé  fît  un  signe  à  son  divin  Fils. 
J'étais  toujours  à  genoux  devant  l'autel  et,  bien 
que  l'amabilité,  la  suavité,  la  grandissime  bonté 
de  la  Reine  du  ciel  me  poussât  à  courir  vers  elle 
et  vers  mon  Frère,  pourtant  mon  péché  de  vol  et 
le  dégoût  que  j'avais  donné  à  mon  divin  Rédemp- 
teur pesant  sur  ma  conscience  coupable,  je  fai- 
sais des  actes  sincères  de  contrition.  Je  ne  sais 
dire  comment,  en  moins  d'une  seconde,  je  fus 
en  face  de  la  belle  et  toute  pure  MARIE,  la 
Vierge  qui  ravit  les  cœurs,  la  Vierge  de  la  paix 
avec  Dieu,  la  Vierge  qui  guérit  les  plaies  du 
péché,  la  Vierge  réconciliatrice  des  pécheurs, 
et  en  face  de  mon  amoureux  Frère  qui  regarda 


VIE    DE   MELANIE  61 


encore  à  diverses  reprises,  puis  me  montra  ce  que 
j'avais  pris  pour  un  cadre  :  c'était  un  joli  miroir 
en  très  pur  argent  cristallisé  et  brillant.  Je  com- 
pris que  c'était  mon  âme  dont  les  nombreuses 
taches  (de  mes  péchés)  empêchaient  que  Notre- 
Seigneur  s'y  vît  parfaitement.  A  cette  vue  je 
tombai  à  genoux,  implorant  Mame  Vierge  et 
Mère  que  par  les  mérites  de  la  passion  et  de  la 
mort  de  Jésus-Christ,  par  les  mérites  de  sa 
pauvreté  elle  me  pardonnât  et  m'obtînt  le  pardon 
de  tous  mes  péchés  :  et  je  priai  mon  très  doux 
Frère  de  me  donner  une  entière  absolution  ;  ce 
qu'il  fit  avec  sa  main  droite.  Puis  Marie,  oui 
Marie  très  Sainte,  la  vraie  Mère  de  la  miséri- 
corde, passa  en  forme  de  croix  l'index  de  sa 
bénie  main  droite  sur  le  miroir  qui  devint  très 
beau  et  très  lustré  ;  et  Jésus  s'y  regarda  avec 
complaisance,  le  serrra,  le  pressa  sur  son  cœur, 
me  bénit  et  tout  disparut.  Je  me  retrouvai  au 
pied  de  Pautel,  la  paix  dans  le  cœur. 

Ici,  je  ne  puis  dire  comment  en  me  voyant 
pleine  de  péchés  en  présence  d'une  beauté,  d'une 
pureté  si  sublime,  sans  effort  je  m'abîmais,  non 
je  disparaissais.  Je  pense  que  ce  sont  des  choses 
que  ne  peuvent  comprendre  que  ceux  qui  les  ont 
éprouvées. 


62  VIE    DE    MELANIE 


Ma  tante,  son  chemin  de  croix  terminé,  étant 
venue  à  sa  place,  m'aperçut,  et  comme  on  allait 
fermer  Téglise  elle  me  fit  sortir  avec  elle.  Appre- 
nant par  moi  que  j'avais  été  chassée  de  la  mai- 
son, elle  m'emmena  chez  elle  où  je  restai  deux 
ou  trois  mois.  Dans  l'intervalle,  mon  père  était 
revenu  et  aussitôt  sa  sœur  avait  tâché  de  le 
rencontrer  pour  lui  dire  de  n'être  pas  en  peine. 
Mon  père  vint  aussitôt  me  voir;  sa  sœur  lui  parla 
à  part,  il  revint,  me  dit  de  rester  avec  sa  sœur 
et  s'en  alla. 

Soir  et  matin,  ma  tante  me  faisait  prier  avec 
elle  et  dire  le  chapelet.  Tous  les  dimanches, 
après  vêpres,  elle  m'emmenait  avec  d'autres  per- 
sonnes, en  pèlerinage  à  la  Chapelle  de  Notre- 
Dame  de  Gournier,  sur  le  chemin  qui  conduit  à 
la  Salette,à  demi-heure  environ  de  Corps.  Nous 
passions  près  de  la  maison  de  mes  chers  parents. 
Quelquefois  je  voyais  à  distance  ma  chère  mère. 
La  première  fois  je  demandai  à  ma  tante  la  per- 
mission d'aller  la  saluer,  elle  ne  le  permit  pas. 
Je  pensai  quelle  ne  voulait  pas  que  j'interrompe 
la  récitation  du  chapelet. 

Ma  tante  m'envoyait  à  l'école;  mais  pendant 
un  an  environ  qu'en  différentes  fois  je  fus  à 
l'école,  je  n'appris  pas  seulement  à  bien  con- 


VIE    DE    MELANIE  63 


naître  mes  lettres.  Les  enfants  ne  m'appelaient 
que  la  Muette,  parce  que  je  ne  parlais  jamais  et 
que  j'étais  toujours  dans  un  coin  toute  seule; 
et  quand  la  bonne  Maîtresse  m'appelait  pour  me 
faire  dire  ma  leçon ,  il  n'y  avait  pas  moyen  qu'elle 
me  tirât  une  parole  de  la  bouche.  Un  jour  elle 
me  forçait  de  lui  dire  pourquoi  je  ne  voulais  pas 
dire  sa  leçon.  Je  lui  répondis  que  c'était  parce 
que  sa  leçon  ne  disait  pas  joli,  et  que  dans  le  ciel 
on  ne  disait  pas  des  choses  laides  comme  ça  et 
que  je  ne  voulais  faire  ici  que  ce  que  je  devais 
faire  avec  ma  Maman  dans  le  paradis. . .  «  Et  puis, 
ajoutai-je,  je  ne  veux  plus  venir  à  Pccole,  parce 
qu'on  y  fait  trop  de  bruit:  j'ai  peur  que  mon 
cœur  l'entende,  car  mon  petit  Frère  m'a  dit  bien 
des  fois  :  Ma  sœur  ce  que  je  vous  recommande, 
c'est  que  vous  fermiez  votre  petit  cœur  à  tous 
les  bruits  du  monde  :  n'écoutez  pas  ce  que  le 
monde  dit,  ne  faites  pas  ce  que  le  monde  fait, 
ne  croyez  pas  ce  que  le  monde  croit.  »  —  «  Et 
comment  vous  appelez-vous,  mon  enfant  ?  » 
reprit  la  maîtresse.  — «  Mon  Frère  m'a  toujours 
dit  Sœur,  voilà  mon  nom  ».  Ce  furent  à  peu  près 
toutes  les  paroles  de  la  Sauvage,  pendant  un  an 
environ  qu'elle  fut  à  l'école. 

Un  jour  de  congé  (je  crois  que  c'était  le  Jeudi 


64  VIE    DE   MELANIE 


Saint),  j'allai,  comme  à  l'ordinaire,  passer  cette 
heureuse  journée  dans  les  bois.  J'avais  environ 
six  ans.  Je  m'étais  retirée  fort  loin.  Là  j'étais 
toute  pensive  et  je  pleurais  de  ce  qu'on  n'aimait 
pas  bien  et  beaucoup  mon  bon  Jésus.  Je  deman- 
dai à  ma  Maman  de  bien,  bien  me  faire  souffrir 
afin  de  donner  l'amour  du  bon  Dieu  aux  gens 
qui  ne  l'avaient  pas  ;  car  je  croyais  que  quand 
mes  souffrances  augmentaient,  l'amour  du  bon 
Dieu  croissait  chez  les  autres.  Aussitôt  je  vois 
venir  mon  Frère,  que  je  n'avais  pas  vu  depuis 
longtemps,  qui  me  dit  :  «  Sœur,  c'est  aujour- 
d'hui que  nous  allons  voir  notre  Maman  ».  En 
même  temps  il  me  fît  asseoir  sur  un  joli  petit 
gazon  vert  couvert  de  fleurs,  et  il  étendit  sur  sa 
tête  et  sur  la  mienne  une  espèce  de  voile  blanc 
qui  nous  couvrait  la  face,  et,  en  même  temps, 
le  gazon  parut  se  détacher  et  nous  voilà  partis. 
Je  voulais  lever  le  voile  pour  voir,  disais-je,  le 
chemin  afin  de  savoir  ensuite  m'en  retourner. 
Mon  Frère  m'en  empêcha  et  me  dit  de  me  laisser 
conduire  et  que  l'on  saurait  me  ramener.  On 
arriva  bientôt  près  d'une  très  grande  porte;  alors 
nous  nous  mîmes  debout.  La  porte  s'ouvrit  et 
nous  traversâmes  un  vaste  appartement  (je  se- 
rais plus  dans  le  vrai  si  je  disais   :  une  vaste 


VIE    DE   MELANIE  65 


plaine)  tout  tapissé  en  noir  et  presque  partout 
couvert  de  croix  de  différentes  grandeurs.  De 
plus,  pendant  que  nous  traversions,  les  croix 
nous  tombaient  dessus  comme  la  pluie,  et  les 
gens  (les  Chrétiens)  qui  habitaient  ces  lieux  ne 
cessaient  de  nous  injurier...  Il  nous  fallut,  me 
semble-t-il,  près  de  deux  heures  pour  traverser 
ces  salles  où  nous  avions  eu  beaucoup  de  peines. 
Enfin  nous  vîmes  une  deuxième  porte  très  vaste 
qui  s'ouvrit  devant  nous.  Des  jeunes  personnes 
vêtues  cViin  blanc  nous  saluèrent  profondément. 
Nous  aperçûmes  un  espace  immense  comme 
tapissé  d'un  certain  blanc,  mais  les  croix  ^ 
étaient  plus  grandes  encore,  plus  nombreuses. 
0  Dieu  !  quelle  traversée  !  Les  gens  se  réunis- 
saient sur  le  chemin  pour  me  charger  d'injures 
(ce  qui  me  fut  sensible  ce  fut  d'y  voir  grand 
nombre  de  membres  du  Clergé...)  Quelques 
personnes  même  voulaient  me  frapper  ;  mon 
Frère  regardait  tout  cela  sans  rien  dire.  Mais, 
je  le  répète,  ce  qui  m'était  le  plus  sensible, 
c'était  de  voir  et  d'entendre  des  personnes  con- 
sacrées à  Dieu  me  dire  toutes  sorles  de  choses 
pour  me  décourager  et  me  crier  :  Singulière  ! 
Il  y  eut  un  moment  très  dangereux  pour  la  Sau- 
vage qui,  se  voyant  écrasée  par  les  croix  qui 

7. 


66  VIE    DE    MELANIE 


pleuvaient,  voulut,  pour  se  débarrasser  de  Tune 
d'elles  qui  l'arrêtait,  lâcher  la  main  de  son 
Frère  ;  et,  comme  elles  tombaient  toujours  avec 
abondance,  bientôt  la  Louve  en  eut  jusque  sur 
la  tête,  de  sorte  qu'elle  ne  voyait  plus  son  Frère. 
Elle  l'appelait,  mais  il  ne  répondait  pas.  Enfin 
le  jeune  enfant  eut  pitié  de  sa  sœur;  il  retourne 
en  arrière  et  me  donne  la  main  au  moment  où  je 
me  croyais  pej-due.  Avec  beaucoup  de  peine  nous 
arrivâmes  enfin  au  bout  de  cette  deuxième  de- 
meure et  nous  approchâmes  bientôt  d'une  troi- 
sième qui  paraissait  ne  ressembler  en  rien  à  celles 
que  nous  venions  de  parcourir.  La  porte  était 
d'une  blancheur  éblouissante  et  toute  brodée  en 
or.  «  Oh  !  Dieu,  m'écriai-je,  je  meurs  Je  meurs,  si 
cette  porte  ne  tempère  pas  son  éclat,  mon  Frère, 
qu'est-ce  que  cela  ?»  —  «  C'est  là,  me  répondit 
mon  Frère,  la  porte  de  la  Maison  de  notre  Ma- 
man ;  laissez-là  toutes  les  peines  de  la  terre  ; 
entrez  et  voyez.  »  A  peine  avait-il  achevé  ces 
mots,  quatre  ravissantes  vierges  ouvrirent  avec 
des  chaînes  d'or  les  deux  battants  des  portes 
qui  semblaient  en  feu,  tant  la  lumière  dont  elles 
étaient  composées  ou  qui  les  entourait  était 
scintillante,  agitée  et  brillante.  Ces  quatre 
vierges  se  prosternèrent  devant  mon  petit  Frère 


VIE    DE    MELA.NIE  67 


qui,  par  un  signe,  les  releva  aussitôt.  Mais  que 
vis-je  donc!...  Ah!  ici,  il  vaut  mieux  se  taire; 
le  silence  en  dira  plus  que  ma  parole,  je  passe.  Je 
ne  pensais  plus  à  avancer',  tant  j'étais  stupéflée 
devant  cette  multitude  de  bienheureux  nageant 
dans  une  joie  la  plus  pure,  dans  ce  séjour  de  lu- 
mière sans  limite  infiniment  plus  blanche,  plus 
pure  que  le  soleil  !  !...  Je  voulais  m'arrêter,  ad- 
mirer ces  gradations  et  ces  variétés  dans  les  gra- 
dations de  toutes  ces  âmes  bienheureuses  nageant 
dans  la  gloire  infinie  du  Verbe  de  Dieu  Très- 
Haut,  et  remplies  de  leur  gloire  acquise  dans  le 
temps.  Mon  Frère  me  tenant  par  la  main  avan- 
çait toujours.  Enfm  j'aperçois  les  chœurs  des 
Vierges,    toutes    d'une   beauté    incomparable, 
inimaginable,  plus  heureuses  encore  au  milieu 
de  tous  ces  heureux...  Je  ne  savais  que  devenir, 
je  n'osais  pas  m'en  approcher  et  cependant  je  ne 
voulais   pas  rester  là  d'autant  plus    que  mon 
Frère  me  conduisait  toujours...  Près  de  la  légion 
des  Vierges,  qui,  en  comparaison  avec  les  légions 
des  saints  de  tous  grades,  étaient  bien  minime 
(je  compris,  il  faut  avoir  combattu)  étaient  des 
trônes  magnifiques  dont  deux  libres.  Dès  que 
ces  Vierges  nous  aperçurent,   elles  firent  une 
ouverture,  c'est-à-  dire  que  le  cercle  s'ouvrit  et 


68  VIE    DE   MELANIE 


aussitôt  que  nous  entrâmes  dans  le  cercle,  elles 
chantèrent  un  très  joli  cantique  dont  la  répétition 
était  :  «  Une  sœur  de  plus  I  une  sœur  de  plus  î  » 
En  même  temps  une  grande  Dame,  non,  une 
belle  Reine,  vêtue  à  la  royale  de  splendides 
draperies  ornées  de  brillants  éblouissants  à 
mes  yeux,  Elle  était  incomparablement  plus  belle 
que  tous  les  autres  saints,  descendit  de  son 
trône,  vint  au-devant  de  mon  Frère  et  le  salua 
profondément.  Aussitôt  mon  Frère  me  dit  : 
«  Sœur,  voilà  notre  Maman  ».  A  peine  avait-il 
achevé  ces  mots  que  je  me  sentis  attirée  à  Elle, 
je  cours  tenant  toujours  mon  Frère  par  la  main 
et  m'élance  dans  les  bras  de  ma  Mère  en  disant  : 
«  Maman,  ma  bonne  Maman,  Maman  !...  »  — 
«  Ma  fille,  ma  chère  enfant,  me  dit-elle,  oui  je 
suis  votre  Mère,  soyez  mon  enfant,  (en  marchant 
sur  mes  traces)  venez  avec  moi.  » 

Et  Elle  m'emmena  en  haut;  mon  Frère  était 
devenu  grand  personnage,  mais  c'était  toujours 
Lui;  il  s'assit  sur  un  trône  magnifique  tout  res- 
plendissant, à  la  droite  d'un  très  haut  person- 
nage tout  lumineux  qui  paraissait  être  l'Eternel 
Père,  par  la  raison  que  de  lui-même,  il  était 
lumière  ou  la  Lumière  éternelle;  à  la  gauche 
s'assit  ma  Mère,  sur  un  trône  d'une  blancheur 


VIE   DE    MÉLANIE  69 


variante,  éblouissante  et  orné  d'or  le  plus  pur; 
à  la  droite  de  mon  Frère  était  un  très  beau  et  res- 
plendissant trône  sur  lequel  était  saint  Joseph; 
puis  moi,  petit  rien,  j'osai  m'asseoir  à  lagauche 
de  ma  Maman  dès  qu'Elle  et  mon  Frère  me 
l'eurent  dit.  Ah  !  de  quel  bien-être,  en  ce  moment, 
de  quel  bonheur,  de  quelle  paix  mon  âme  et  même 
mon  corps  jouissaient,  étaient  inondés,  rem- 
plis!... Depuis  combien  de  temps  étais-je  abî- 
mée dans  la  joie  et  la  contemplation  d'un  bon- 
heur inexprimable  ?  Ma  Mère  regarda  mon  Frère, 
et  aussitôt  le  chœur  des  Vierges  avec  des  ins- 
truments de  musique  tous  différents  qui  parais- 
saient fort  légers,  commencèrent  à  chanter  si 
bien,  si  bien  qu'il  m'est  impossible  d'en  expri- 
mer la  moindre  chose  sinon  que  si  j'avais  été  ici 
sur  la  terre,  j'en  serais  morte  de  joie.  Cette  mu- 
sique semblait  me  pénétrer,  corroborer,  élargir, 
reposer  dans  un  bien-être  doux  et  paisible,  et 
surtout  amoureux  de  l'amour  le  plus  pur,  le  plus 
élevé. 

Dans  le  Royaume  du  Dieu  trois  fois  saint,  les 
Bienheureux  tous  (chacun  selon  sa  capacité; 
jouissent  de  la  même  félicité  dont  Dieu  jouit  en 
lui-même  dans  des  transports  de  joie  incompré- 
hensible aux  mortels,  ils  sont  bercés  dans  la 


70  VIE    DE    MELANIE 


contemplation  des  perfections  infinies  du  Très- 
Haut  leur  créateur;  mais  laissons.  Mon  grossier 
langage  est  trop,  beaucoup  trop  terre  à  terre; 
d'ailleurs,  je  suis,  moi  ver  de  terre,  bien  persua- 
dée que  quiconque  des  mortels  qui  voudrait  tra- 
cer, décrire  la  gloire,  les  délicieuses  félicités,  les 
munificences  dont  la  magnanime  sagesse  éter- 
nelle comble  et  recomble  les  Bienheureux  dans  la 
céleste  patrie,  ne  retracerait  pas  même  Pombre 
de  la  plus  minime  des  fleurs. 

Après  quelques  jours  passés  dans  un  bonheur 
inexprimable,  mon  petit  Frère  me  ramena  où  il 
m'avait  prise  et  me  dit  de  m'en  aller  chez  celle 
où  j'étais  avant  de  venir  dans  le  bois.  Ma  tante 
m'avait  fait  chercher  de  toutes  parts  et  avait 
résolu  de  ne  plus  garder  chez  elle  une  enfant 
qui  lui  causait  tant  d'ennuis.  En  me  voyant  reve- 
nir le  dimanche  soir  et  ne  pouvant  me  faire  dire 
d'où  je  venais,  sinon  du  bois,  elle  me  rendit  à 
mon  père,  mais  me  reprit  bientôt  par  pitié,  parce 
qu'il  devait  s'absenter  pour  son  travail.  De  son 
côté,  ma  mère,  depuis  qu'elle  avait  su  que  j'étais 
avec  la  sœur  de  mon  père,  avait  perdu  la  paix; 
et  je  ne  sais  comment  j'appris  qu'elle  avait  dit 
qu'elle  me  préférerait  morte  plutôt  que  de  me 
savoir  avec  ma  tante  Bigote. 


VIE    DE    MELANIE  71 


Un  dimanche,  nous  allions,  selon  notre  cou- 
tume, à  N.-D.  de  Gournier  en  récitant  le  chape- 
let, nous  étions  environ  une  douzaine  de  per- 
sonnes, quand  ma  mère  arrive  en  courant,  sans 
mot  dire  me  prend  par  le  bras,  me  conduit  chez 
elle  et  m'enferme  dans  une  pièce  pendant  trois 
jours.  C'est  alors  qu'une  personne  voisine  vint 
lui  demander  si  elle  pouvait  lui  donner  un  de  ses 
enfants  pour  garder  ses  brebis.  Ma  mère  lui  ré- 
pondit que  si,  au  lieu  d'un  de  ses  garçons,  elle 
acceptait  la  Muette,  elle  la  lui  donnerait.  L'ofîre 
étant  acceptée,  je  quittai  la  maison  le  lendemain 
pour  garder  les  brebis.  J'avais  six  ans  et 
quelques  mois.  Je  restai  là  à  peu  près  huit  mois; 
puis,  pendant  la  saison  des  neiges,  je  retournai 
chez  mes  parents  pour  y  passer  le  gros  de  l'hiver. 

L'année  suivante,  je  fus  demandée  à  ma  mère 
par  un  nouveau  maître,  encore  pour  garder  les 
brebis  et  restai  chez  lui,  comme  toujours,  tout 
le  temps  que  les  brebis  trouvaient  du  pâturage. 

L'année  après  je  fus  mise  au  service  d'un  troi- 
sième maître  pour  garder  un  tout  petit  enfant. 
Cela  fait  trois  ans  que  je  suis  restée  en  service 
dans  la  commune  de  Corps.  Pendant  ce  temps, 
mon  Dieu  ne  m'abandonna  pas  :  il  m'instruisait 
amoureusement  sur  les  vérités  delà  foi,  de  cette 


72  VIE    DE    MELANIE 


foi  vraie,  persuasive,  forte,  inébranlable  en  un 
seul  Dieu  incréé,  éternel,  et  en  Jésus-Christ-Dieu 
et  homme;  en  la  très-sainte  Trinité  des  Divines 
Personnes  dans  une  seule  Essence,  etc.  Et 
autres  véritées  révélées.  Il  m'enseignait  que  les 
œuvres  procèdent  de  la  foi,  qu'avec  la  foi 
viennent  les  œuvres  et  qu'il  n'y  a  que  les  œuvres 
de  la  foi,  produites  par  la  foi,  qui  donnent  la  jus- 
tification ;  que  la  foi  en  Jésus-Christ  nous  a  été 
donnée,  semée  dans  le  Saint  baptême;  que  notre 
foi  doit  être  entière  et  ferme;  que  la  racine  iné- 
branlable de  notre  foi  est  en  Dieu,  Vérité  infail- 
lible; que  par  tous  les  efforts  de  notre  raison 
humaine  et  surhumaine,  nous  n'arriverons 
jamais  à  comprendre  Dieu  et  ce  qu'est  Dieu; 
que  Dieu  le  Père  est  éternel,  immense,  tout- 
puissant,  infiniment  bon;  qu'il  sait,  qu'il  peut 
tout,  etc.  Le  Fils  aussi...  le  Saint-Esprit  aussi... 
et  que  bien  qu'il  en  soit  ainsi,  il  n'y  a  pas  trois 
éternels,  trois  tout-puissants,  trois  infinis,  trois 
immenses  :  c'est  la  Trinité.  Je  ne  puis  expliquer 
bien  des  choses  que  je  laisse  aux  lettrés  et  plus 
encore  à  l'humble  foi.  La  voix  claire,  persuasive 
et  suave  qui  m'instruisait  me  faisait  aussi  de 
douces  admonitions.  Les  premières  fois  que  je 
gardais  les  brebis  de  mon  maître,  je  croyais  que 


VIE    DE   MELÂNIE  73 


tous  les  champs,  toutes  les  prairies  lui  appar- 
tenaient; par  conséquent  je  laissais  paître  par- 
tout oi^i  elles  voulaient  et  je  fus  instruite  sur  cela. 
Il  me  fut  enseigné  qu'il  y  a  des  limites  aux  pro- 
priétés, etc.,  et  même  aux  royaumes  de  la  terre. 
La  même  voix  (venant  toujours  de  la  grande 
Lumière  de  la  présence  de  Dieu)  m'enseigna  que 
maintenant  je  devais  aimer  et  glorifier  le  Très- 
Haut  plus  solidement  que  je  ne  l'avais  fait  jus- 
qu'ici; que  le  Dieu  Tout-Puissant  doit  être  aimé 
pour  lui-même,  parce  qu'il  mérite  seul  d'être 
aimé  d'un  amour  très  pur  et  dénué  de  tout  inté- 
rêt propre;  qu'en  toutes  mes  actions  je  ne  devais 
désirer  que  de  faire  la  nue  volonté  du  Dieu  Tout- 
Puissant,  Créateur  du  ciel  et  de  la  terre;  que  je 
devais  m'oublier  moi-même  pour  n'agir  et  ne 
penser  que  pour  la  gloire  de  Jésus-Christ;  que 
Dieu  me  voulant  toute  à  Lui,  je  devais  lui  don- 
ner et  redonner  ma  volonté  sans  restriction.  — 
Comme  depuis  longtemps  je  lui  avais  donné  ma 
volonté,  j'allais  m'attrister  de  cette  nouvelle 
demande,  la  voix  ne  m'en  donna  pas  le  temps; 
je  compris  aussitôt  que  ce  n'était  pas  ma  volonté 
dans  l'action  extérieure  que  le  bon  Dieu  me 
demandait,  mais  ma  volonté  dans  le  consente- 
ment et  la  soumission  à  toutes  les  opérations 


VIE    DE    MÉLANIE 


de  la  grâce:  que  dans  mes  joies  comme  dans 
mes  tribulations  je  dois  tout  recevoir,  acquies- 
cer au  bon  plaisir  de  Dieu,  avec  un  abandon 
total  de  mes  sens,  de  mes  pensées  et  de  toute 
ma  personne;  enfin  qu'il  me  demandait  la  trans- 
formation de  ma  volonté  en  la  sienne,  la  recti- 
tude d'intention  dans  la  foi,  et  le  renoncement 
(pour  moi)  aux  mérites  qui  se  peuvent  acquérir 
dans  l'exercice  des  vertus;  que  les  mérites  de 
toutes  les  peines  que  je  devais  souffrir,  je  devais 
les  offrir  au  Père  Éternel  unis  à  ceux  de  Jésus- 
Christ  et  au  Nom  de  Jésus-Christ  au  profit  de 
son  Église,  en  même  temps  que  les  puissances 
de  l'âme  de  Jésus-Christ  et  les  mérites  de  ses 
sens,  pour  l'expiation,  la  purification  et  la  sanc- 
tification de  tout  le  Clergé.  Tout  cela,  je  le  com- 
pris instantanément  et  dans  cet  instant  je  ne 
pouvais  que  me  liquéfier  pour  un  amour  si 
grand. 

La  neige  étant  tombée  en  abondance,  je  ne 
pouvais  plus  conduire  mes  brebis  au  pâturage; 
je  retournai  chez  mes  parents.  Mon  père,  qui  se 
trouvait  à  la  maison,  dit  avant  de  se  retirer,  à 
ma  mère,  de  m'envoyer  à  Pécole.  Donc,  chaque 
malin,  le  fils  de  ma  mère  m'accompagnait  à 
l'école  et,  le  soir,  il  venait  me  prendre.  La  mai- 


VIE    DE    MELANIE 


tresse  était  une  personne  sérieuse  et  pieuse;  elle 
s'était  aussitôt  affectionnée  à  moi;  mais  avec 
mon  triste  caractère,  je  correspondais  peu  ou 
pas  du  tout  à  ses  bonnes  manières.  J'étais  une 
vraie  sauvage  et  m'éloignais  toujours  de  qui 
aurait  essayé  de  m'approcher.  Un  jour  après- 
midi  la  Maîtresse  me  dit  avec  bonté  :  «  Sœur 
(tout  le  monde  m'appelait  5œHr  parce  que  j'avais 
dit  que  c'était  mon  nom),  laissez-moi  arranger 
un  peu  votre  chevelure.  »  Aussitôt  je  dis  :  «  Non, 
non,  elle  est  bien  comme  cela.  »  Après  quelques 
minutes  elle  revint  me  dire  qu'elle  aimerait  à 
arranger  mes  cheveux,  que  mon  père  lui  avait 
bien  recommandé  d'avoir  bien  soin  de  moi,  et 
que  ma  tante  lui  avait  fait  la  même  recomman- 
dation que  mon  père.  En  entendant  cela  mon 
dur  cœur  s'attendrit;  de  plus  j'aimais  beaucoup 
mon  père  et  je  ne  voulais  pas  lui  causer  de  la 
peine.  Alors,  malgré  ma  grande  répugnance  à 
me  laisser  approcher,  la  Maîtresse,  avec  une 
grande  charité,  essaya  de  peigner  mes  cheveux 
tous  embrouillés  et  collés  par  le  sang  qui  parfois 
coulait  et  (si  je  n'avais  pas  pu  le  laver)  séchait 
dans  mes  cheveux.  La  bonne  Maîtresse  d'école 
ne  put,  ce  jour-là,  réussir  à  me  peigner  selon 
son  désir  :  elle  se  contenta  de  relever  mes  che- 


76  VIE    DE    MELAME 


veux  en  arrière  et  les  attacha  en  me  disant: 
«  Demain,  je  vous  les  arrangerai.  »  Le  soir,  dès 
iiue  je  fus  à  la  maison,  je  pris  un  des  fils  de  ma 
mère  pour  lui  faire  faire  sa  prière.  En  ce  mo- 
ment ma  mère  me  regarda  et  m'ayant  vue  pei- 
gnée, me  dit  d'une  voix  fâchée  :  «  Qu'est-ce  que 
cette  nouveauté  ?  et  pourquoi  as-tu  relevé  les 
cheveux  qui  te  couvraient  le  front  jusque  sur 
tes  yeux?  Je  te  voyais  encore  trop,  à  présent  tu 
m'es  insupportable.  Mais  pourquoi  t'es-tu  pei- 
gnée ainsi,  pourquoi?  Réponds  tout  de  suite.  » 
Je  lui  répondis  que  je  ne  savais  pas  le  pourquoi. 
Alors  ma  mère  se  tacha  beaucoup,  me  disant  que 
je  mentais,  mais  qu'on  voyait  que  c'était  par 
vanité  que  j'avais  arrangé  mes  cheveux  de  cette 
manière;  que  je  feignais  la  dévotion  pour  couvrir 
mes  défauts.  Puis  elle  prit  des  ciseaux  et  me 
coupa  tous  les  cheveux  sur  le  front  jusqu'aux 
oreilles,  et  sans  enlever  les  cheveux  qu'elle  avait 
coupés.  Le  lendemain,  j'allai  à  l'école  comme 
à  l'ordinaire.  La  Maîtresse  fut  surprise  de  me 
voir  avec  mes  cheveux  coupés;  elle  me  gronda 
beaucoup  pour  cette  grave  impertinence,  ajou- 
tant qu'elle  n'aurait  jamais,  jamais  cru  que 
j'aurais  été  capable  de  tant  de  méchancheté.  Je 
ne  répondis  rien,  d'autant  plus  que  je  ne  prétais 


I 


VIE    DE    MELANTE  77 


pas  grande  attention  à  cela;  mon  esprit  était 
occupé  à  ce  que  je  pourrais  faire  pour  corres- 
pondre aux  bienfaits  de  mon  très  amoureux 
JÉSUS,  parce  que  j'avais  faim  et  soif  de  la  souf- 
france, sans  jamais  souffrir.  Oh  !  que  cet  état  est 
cruel  ! 

Dans  l'après-midi,  la  Maîtresse  d'école  m'ap- 
pela dans  sa  chambre  en  me  disant  :  «  Venez 
que  je  vous  ôte  au  moins  les  cheveux  que  vous 
vous  êtes  coupés.  »  Pendant  qu'elle  m'arrangeait, 
mon  père  frappa  à  la  porte  et  entra  (ce  devait 
être  un  samedi,  puisque  mon  père  était  dans  le 
pays).  Alors  la  Maîtresse  dit  à  mon  père  que 
j'étais  devenue  vindicative  d'une  manière  in- 
croyable et  lui  raconta  le  fait  de  la  coupure  de  mes 
cheveux.  Mon  père  se  montra  un  peu  incrédule 
et  ne  pouvait  pas  se  convaincre  que  j'avais  une 
si  grande  méchanceté.  Il  me  fit  venir  près  de  lai 
et,  avec  calme  et  douceur,  il  me  demanda  qui 
m'avait  coupé  les  cheveux.  Je  ne  répondis  rien 
pour  ne  pas  occasionner  du  déplaisir  à  ma  chère 
mère.  Mon  père  insista  et  me  redemanda  qui 
m'avait  peignée.  Je  répondis  :  «  La  Maîtresse.  » 
—  «  Et  qui  te  les  a  coupés  ?  »  Je  gardais  le  si- 
lence. ((  Dis-moi  qui  t'a  coupé  les  cheveux,  obéis, 
parle.  »  Je  répondis  :  «  C'est  Julie.  »  Mon  père 


VIE   DE    MELANIE 


se  leva,  parla  en  secret  avec  la  Maîtresse  et  s'en 
alla.  Quand,  le  soir,  j'arrivai  à  la  maison,  j'y 
trouvai  une  grande  inquiétude  :  ma  mère  me 
regardait  avec  fâcherie,  mes  frères  pleuraient 
disant  que  mon  père  avait  sévèrement  repris  ma 
mère  pour  le  fait  mentionné  ci-dessus  et  pour 
d'autres  choses  que  je  ne  compris  pas.  Conti- 
nuant à  se  fâcher  il  disait  qu'il  ne  pouvait  plus 
rester  avec  elle  parce  qu'elle  dépensait  l'argent 
en  divertissements  ;  puis  qu'elle  méprisait  sa 
fille  et  que,  désormais,  il  l'emmènerait  avec 
lui.  En  entendant  tout  cela,  je  fus  très  affligée, 
je  courus  me  mettre  aux  genoux  de  mon  père, 
le  priant  de  cesser  ses  reproches  à  Julie,  lui  fai- 
sant bien  comprendre  que  si  elle  m'avait  coupé 
les  cheveux  c'était  parce  que  j'avais  de  la  vanité, 
et  je  le  priai  de  me  pardonner  tous  les  déplaisirs 
que  je  lui  avais  donnés;  enfin  je  lui  dis  qu'il  ne 
convenait  pas  que  j'aille  avec  lui  s'il  abandon- 
nait ma  chère  mère...  Peu  à  peu  mon  père  se 
calma. 

En  voyant  tant  d'affliction  dans  cette  famille 
à  cause  de  moi,  j'étais  amèrement  peinée  et 
attristée  ;  il  me  semblait  que,  si  je  pouvais  dé- 
sirer ce  que  mon  Dieu  ne  veut  pas,  j'aurais  dé- 
siré de  mourir  ;  car  la  grande  crainte  que  j'avais 


i 


VIE    DE   MELANIE  79 


d'offenser  mon  amoureux  Sauveur,  ou  d'être 
cause  qu'il  fût  offensé,  m'était  une  douloureuse 
amertume. 

Le  lendemain,  qui  devait  être  un  dimanche, 
mon  père,  en  mettant  une  chemise,  s'aperçut 
qu'il  manquait  un  bouton  à  une  manche  et  de- 
manda à  ma  mère  une  autre  chemise.  Pendant 
ce  temps,  en  toute  hâte,  j'allai  prendre  la  che- 
mise où  manquait  un  bouton  pour  aller  le  coudre 
en  mon  particulier.  Quand  mon  père  eût  mis  la 
seconde  chemise  que  ma  mère  lui  avait  donnée, 
il  vit  qu'un  bouton  manquait  sur  la  poitrine  ; 
il  s'enleva  la  chemise  avec  impatience,  en  disant 
à  ma  mère  :  «  Si  je  me  suis  trompé  quand 
je  vous  ai  prise  pour  femme,  Dieu  me  le  fait 
bien  payer  ;  vous  n'avez  jamais  été  une  femme 
de  ménage,  vous  ne  le  serez  jamais,  etc.  » 
Aussitôt  je  courus  à  mon  père  avec  la  chemise 
arrangée,  en  lui  disant  :  «  Papa,  cette  chemise 
a  tous  les  boutons,  voyez,  regardez-la  bien.  » 
Je  croyais  adoucir  mon  père,  ce  fut  le  con- 
traire!... Il  s'irrita  davantage  contre  ma  chère 
mère,  pour  sa  négligence  à  faire  son  devoir  dans 
son  ménage,  envers  son  mari  et  envers  ses  en- 
fants, etc.,  et  termina  en  disant  :  «  Quand  la 
sœur   aura   dix  ans,  je    te  renverrai    chez  tes 


80  VIE    DE   MELANIE 


parents.  La  sœur,  par  bonheur,  n'a  rien  pris  de 
ton  caractère  :  elle  ne  laissera  jamais  sa  mai- 
son pour  les  danses,  les  théâtres  et  autres  diver- 
tissements, etc.  ))  Enfin  il  lui  dit  que  mieux 
qu'elle,  j'avais  su  coudre  le  bouton  de  la  che- 
mise... 

Le  soir  mon  père  partit  pour  son  travail  pour 
ne  revenir  qu'au  bout  d'un  mois.  Ehîqui  pourra 
jamais  imaginer  l'irritation  de  ma  chère  mère 
contre  moi  qui  étais  cause  de  tous  ses  déplai- 
sirs!... C'est  avec  justice  que  j'avais  mérité 
toutes  ses  malédictions  et  ses  menaces  de  mort, 
puisque  tous  les  jours  de  ma  vie,  je  faisais  son 
désespoir.  Tous  les  jours  j'avais  des  reproches 
pour  avoir  cousu  cet  innocent  bouton  ;  tous  les 
jours  elle  me  disait  que  je  n'avais  fait  cela  que 
pour  faire  voir  que  j'étais  plus  habile  qu'elle; 
mais  qu'elle  me  ferait  payer  cher  ma  vanité. 

Par  la  grâce  de  Dieu,  pendant  ce  temps  de 
guerre,  je  ne  perdis  pas  la  divine  présence  ;  par 
l'entendement  je  baisais  chacune  des  paroles 
qui  étaient  pour  moi.  Un  soir,  après  avoir  été 
habillée  de  beaucoup  de  reproches,  ma  bien 
chère  mère  me  donna  l'ordre  de  ne  plus  coucher 
dans  mon  lit,  mais  sous  le  sien.  Sans  dire  une 
parole,  je  fis  comme  elle  avait  dit. 


VIE   DE   MELANIE  81 

Une  nuit,  comme  ma  mère  terminait  les  re- 
proches qu'elle  ne  cessait  de  me  faire  le  jour 
et  la  nuit;,  je  voulus  me  recueillir  et  faire  mes 
comptes  ;  je   ne  le  pouvais  pas.   Des  pensées 
extravagantes  traversaient  mon  entendement  : 
«  Tu  as  fait  une  fausse  voie...  Vois  comme  tues 
désespérée. . .  Où  sont  maintenant  tes  pénitences, 
tes  oraisons?...  Vois  que    Dieu  lui-même   t'a 
abandonnée  !...  Il  te  laisse  dans  la  plus  profonde 
misère,  il  est  sans  pitié  pour  toi  !  etc.  »  Aussitôt 
je  rentrai  dans  le  plus  profond  de  mon  néant  et 
avec  Dieu  (ses  grâces)  je  ne  voulus  plus  permettre 
que  ces  suggestions  pussent  s'asseoir  dans  mon 
esprit;    j'appelai    ma  douce  Mère    MARIE,    et 
mentalement  je  dis  :    «  Va-t'en,  adversaire  de 
mon  âme  !  La  voie  qu'a  parcourue  mon    divin 
Maître  est  la  vraie  voie  de  la  vie,  et  c'est  dans 
celle-là  que  je  veux   marcher  avec  mon  divin 
Rédempteur;  avec  mon  Dieu  je  traverserai  le 
jmonde  et  l'enfer  pour  me  fixer  dans  mon  Dieu, 
icentre  de  tous  mes  amours.  » 

Mon  très  Révérend  et  très  cher  Père, 
Jésus  soit  aimé  de  tous  les  cœurs  ! 
Vous    m'avez    demandé    si,    en   écrivant    ce 
bu'on  appelle  ma  vie   (pleine  de  péchés),  j'ai 


VIE   DE  MÉLANIE 


écrit  mes  sentiments  présents,  non  ceux  d'alors. 
Je  crois  devant  Dieu,  devoir  vous  dire  que  je  ne 
pense  pas  du  tout  m^être  servie  dans  cet  écrit  de 
mes  sentiments  actuels.  Je  ne  vous   cache  pas 
qu'en  plusieurs  endroits  la  pensée  m'est  venue, 
quelquefois  assez  forte,  de  changer  certaines  ex- 
pressions qui  me  semblaient  aujourd'hui  (à  cause 
de  ma  plus  grande  ignorance  d'alors)   pétries 
du  plus  haut  orgueil.  Par  exemple  je  demandais 
à  mon  cher  Frère  de  me  faire  souffrir  comme 
Notre-Seigneur  JÉsus-CHmsT  ;  j'entendais  d'être 
mise  en  croix,  de  souffrir  dans  mon  corps;  mais 
je  ne  pensais  pas  tenter  Dieu  en  cela,  parce 
qu'alors  j'ignorais  les  sentiments  intérieurs  qui 
guidaient  le  divin  Maître  pendant  son  crucifie- 
ment, et  j'étais  loin  de  penser  que  tous  les  mar- 
tyrs ensemble  avaient  moins  souffert  que  notre 
divin    Rédempteur.    Ce    sont   mes    sentiments 
d'alors  que  j'ai  écrits,  comme  me  les  inspirait 
alors  le  bon  Dieu,  et  d^aprèsce  que  m'enseignait 
mon  aimable  Frère,  dont  je  ne  faisais  que  répé^ 
ter  les  belles  leçons  qu^il  gravait  dans  mon  àme 
d'une  manière  ineffaçable.  Certes,  si  c'était  au- 
jourd'hui je  me  garderais  bien  de  faire  de  telles 
demandes,  sachant  que  les  mortels  ne  peuvent 
jamais  souffrir  ce  que  notre  très  amoureux  Jésus 


VIE    DE    MELANIE 


a  souffert  dans  son  crucifiement.  Si  sa  Divinité 
n'avait  soutenu  sa  sainte  humanité,  son  seul 
couronnement  d'épines  auraitplus  que  suffi  pour 
lui  donner  la  mort.  Quant  à  son  agonie  au  jar- 
din des  olives,  n'en  parlons  pas;  il  faudrait  une 
autre  plume  que  la  mienne. 

Votre  Révérence  me  fait  observer  qu'entre  cet 
écrit  et  le  petit  écrit  que  j'avais  tracé  en  i852, 
pour  le  bon  Père  Sibillat,  missionnaire  de  la 
Salette,  il  y  a  quelques  petites  variations.  Or  je 
désire  que  vous  sachiez,  mon  très  Révérend 
Père,  que  le  petit  écrit  Mes  souvenirs  au  bon 
Père  Sibillat  {i)  ne  me  fut  demandé  que  comme 
un  abrégé  et  que  je  dus  me  cacher  pour  l'écrire, 
c'est  pourquoi  je  l'ai  écrit  presque  sans  ordre. 
De  plus,  la  copie  qui  a  été  un  peu  répandue  est 
une  copie  arrangée,  on  y  a  ajouté  même  ce  que 
des  amies  avaient  pu  apprendre  de  moi  dans  des 
conversations  intimes  et  tout  cela  n'a  pas  été 
rendu  fidèlement.  L'écrit  le  plus  exact  est  celui 
que  je  rédige  maintenant,  puisque  vous  m'ordon- 
nez d'écrire,  sans  restriction  aucune,  toutes  les 
grâces  ou  faveurs,  soit  intérieures,   soit  exté- 

(1)  On  verra  plus  loin  ce  document  très  important  par  sa 
date.  Il  ne  porte  aucun  titre.  Ce  sont  les  religieuses  qui  mi- 
rent, aux  copies  dont  Mélanie  va  parler,  le  titre  ci-dessus. 


84  VIE    DE    MÉLANIE 


rieures,  que  je  crois  avoir  reçues.  Avec  la  grâce 
de  Dieu,  je  fais  tout  ce  que  je  peux  pour  vous 
obéir.  Mon  écrit  italien  de  Messine,  en  1897, 
n'était  aussi  qu'un  brouillon  que  je  n'ai  pas  relu  ; 
toutefois  la  copie  que  M.  le  Chanoine  de  Brandt 
s'en  est  procurée  me  sert  beaucoup  pour  les 
douze  premières  années  de  ma  misérable  vie.  Je 
traduis  ce  brouillon  presque  textuellement,  en 
le  complétant. 

Je  ne  saurais  vous  répondre  au  juste,  mon 
très  cher  Père,  sur  l'âge  que  j'avais  quand  je 
vis,  pour  la  première  fois,  le  joli  enfant.  Je  le 
connaissais  depuis  longtemps,  je  Pavais  vu 
presque  tous  les  jours  depuis  que  j'avais  de  la 
connaissance,  quand  il  me  dit  qu'il  était  mon 
Frère,  mais  il  ne  m'avait  jamais  parlé.  Ce  dont 
je  me  souviens,  par  une  grâce  de  Dieu,  c'est  que 
je  marchais  à  peine  et  en  tombant  souvent, 
quand  déjà  un  attrait  mystérieux  m'attirait  vers 
la  solitude  de  ce  bois  que  je  voyais  près  de  la 
maison.  Comme  ma  mère  ne  pouvait  me  voir 
seule  dans  un  coin  sans  me  dire,  presque  tous 
les  jours  :  «  Va-t'en  de  là,  que  je  ne  te  voie  plus  », 
c'est  dans  ce  bois  que  j'aurais  voulu  avoir  la 
force  d'aller;  je  me  dirigeais  donc  de  ce  côté, 
mais  je  tombais  pas  loin  de  la  maison;  aussitôt 


VIE   DE    MELANIE  85 


le  joli  enfant  se  trouvait  là  et  me  donnait  la  main 
pour  me  relever;  mais  comme  la  Muette,  sans 
rien  dire.  Il  me  parla  pour  la  première  fois,  dans 
les  circonstances  que  j'ai  racontées. 

Votre  Révérence  veut  savoir  si  j'ai  joué  avec 
mon  Frère.  Il  m'invitait  quelquefois  à  jouer  pour 
me  reposer  l'esprit,  quand  je  voulais  encore  et 
toujours  converser  de  la  passion  de  Notre-Sei- 
gneur  JÉsus-CumsT,  mais  je  ne  saurais  pas  repro- 
duire les  paroles  exactes  de  mon  Frère  bien- 
aimé.  Voici  à  peu  près  quelle  fut  notre  première 
conversation  sur  ce  sujet  :  «  Ma  chère  Sœur, 
jouons  sous  l'œil  de  notre  bon  Dieu.  Il  nous  le 
permet  pour  sa  gloire.  »  —  «  Moi,  répondit  la 
Sauvage,  ie  ne  connais  pas  ça:  Jouons,  parce 
que  je  suis  seule;  mais  quand  notre  bon  Dieu 
se  cache  à  moi,  eh  !  bien  je  ramasse  des  fleurs 
de  mon  bon  Dieu  et  je  parle  avec  elles,  parce 
qu'elles  n'ont  pas  fait  de  péché,  et  je  les  donne 
à  mon  bon  Dieu.  »  —  «  Eh  !  bien,  dit  mon  Frère, 
jouons  à  ramasser  des  fleurs  que  nous  offrirons 
à  notre  bon  Dieu  ensemble  avec  celles  de  nos 
cœurs  qui  sont  immortelles.  »  —  «  Oh  !  oui, 
oui,  répondit  la  Sauvage,  jouons  à  qui  en  ramas- 
sera le  plus.  »  Et  nous  allâmes,  chacun  de  notre 
côté.  La  cueillette  terminée,  je  lui  dis  :  «  Oh  ! 


8C  VIE    DE    MELANIE 


mon  Frère,  où  avez-vous  trouvé  ces  fleurs  si  jo- 
lies? Les  miennes  ne  sont  pas  si  jolies.  Dites- 
moi,  mon  bon  Frère,  où  les  avez-vous  ramas- 
sées ?  Je  veux  y  aller  en  ramasser  pour  notre 
bon  Dieu.  Oli  I  celle-là  I...  et  puis  celle-là  !... 
Oh  !  je  veux  de  ces  fleurs,  moi,  pour  bien  faire 
plaisir  à  notre  bon  Dieu.  »  Mon  Frère  me  répon- 
dit :  «  Sœur  de  mon  cœur,  voyez  :  pour  ramas- 
ser cette  fleur,  il  faut  se  mettre  ras  de  terre  ;  nous, 
nous  pouvons  les  voir  parce  que  nous  sommes 
bien  petits,  nous  pouvons  les  ramasser  sans 
peine.  Celle-là  vient  haute,  et  ses  grandes 
feuilles  la  préservent  de  Tembrassement  des 
plantes  voisines.  Celle-ci,  par  sa  blancheur,  est 
comme  la  Reine  des  fleurs  :  elle  se  cueille  dif- 
ficilement, etc.  »  Je  couruspour  avoir  les  mêmes 
fleurs,  mais  je  n'y  parvins  pas.  Alors  je  voulus 
échanger  mes  fleurs  contre  celles  de  mon  Frère; 
ii  y  consentit;  mais  à  peine  l'échange  fut  fait  que 
je  criai  très  fort  :  «  Non,  non,  mon  bien-aimé 
Frère,  je  ne  veux  pas,  parce  que  ce  n'est  pas  vé- 
rité, ça  I  Le  bon  Dieu  qui  les  a  fait  croître  sait  bien 
que  ce  n'est  pas  moi  qui  les  ai  ramassées.  »  Et 
mon  Frère  me  rendit  mon  bouquet  qui,  dans  ses 
mains,  était  devenu  comme  le  sien  ;  et  nous  ofl'rî- 
mesnos  deux  bouquets  à  Dieu  par  Jésus-Christ. 


VIE    DE  MELANIE  87 


Une  autre  fois,  il  me  dit  :  «  Jouons  à  cache- 
cache  ))j  et  il  m'expliqua  ce  jeu  :  en  premier  lieu 
on  devait  tirer  la  courte  paille  pour  savoir  qui 
se  cacherait  le  premier  :  il  eut  la  bonne.  Il  dit  : 
«  Je  vais  me  cacher  et  vous  me  chercherez 
jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  trouvé.  Tournez-vous 
pour  ne  pas  voir  où  je  me  cacherai;  mettez  vos 
mains  sur  vos  yeux.  »  Un  instant  après  il  dit 
tout  haut  :  «  C'est  fait.  »  Alors  je  me  suis  re- 
tournée, je  l'ai  cherché  longtemps  derrière  les 
broussailles,  etc.  A  la  fin,  ennuyée  d'être  seule, 
je  l'ai  appelé  :  «  Frère,  mon  beau  Frère,  où  êtes- 
vous?  ))  Il  ne  répondit  pas,  il  me  fallut  le  trou- 
ver. Puis  ce  fut  à  mon  tour  :  il  me  trouva  de 
suite;  mais  je  dis  :  «  Vous  avez  regardé!...  Ce 
n'est  pas  le  jeu  !  ))  Je  me  recachai  :  il  fit  sem- 
blant de  ne  pas  me  trouver  :  «  Sœur,  sœur,  disait- 
il,  où  est  ma  sœur?  Mais  où  est-elle,  ma  chère 
sœur?  »  et  il  me  cherchait  derrière  les  arbres  ; 
puis  il  arriva  tout  droit  où  j'étais  en  disant  : 
«  Ah!  la  voilà,  la  voilà  !  » 

Je  réponds  à  la  dernière  question  de  votre 
Révérence.  Oui,  toutes  les  plaies  saignèrent  à 
l'instant  où  mon  Frère  me  toucha;  mais  ce  sang 
qui  coulait,  surtout  celui  des  mains,  ne  plaisait 
pas  à  la  Louve.  Craignant  qu'on  s'en  aperçût,  elle 


VIE    DE    MELANIE 


demanda  à  sa  Maman  de  lui  laisser  les  mêmes 
douleurs,  mais  de  faire  que  cela  ne  marquât  pas; 
ce  qu'elle  obtint  en  partie.  Ces  douleurs  amou- 
reuses étaient  aussi  grandes  que  je  pouvais  les 
supporter  ;  elles  augmentèrent  pendant  plusieurs 
années  avec  mes  forces  et  n'ont  plus  cessé  ;  la 
plus  douloureuse  est  celle  de  la  tête.  Quand  les 
plaies  paraissent,  le  sang  coule  des  deux  côtés 
des  pieds  et  des  mains  :  ils  sont  transpercés;  et 
peu  après,  il  n'y  a  plus  trace  de  plaies.  Oh  ! 
mon  Père,  vous  me  faites  dire  ce  que  mon  Frère 
m'a  enseigné  à  cacher.  Il  disait  :  «  Les  yeux  des 
hommes  sont  des  voleurs.  »  Pour  tout  dire  en 
abrégé  :  c'est  mon  Frère  qui  m'a  élevée,  qui  a 
fait  mon  instruction,  qui  a  joué  avec  moi,  et 
c'est  moi,  infidèle,  qui  n'ai  pas  su  profiter  des 
sages  et  solides  enseignements  qu'il  m'a  donnés 
à  profusion  pour  le  salut  de  mon  âme. 

C'était,  il  me  semble,  dans  l'année  1841.  Une 
femme  de  la  montagne  était  venue  chercher  à 
Corps  une  enfant  pour  avoir  soin  d'une  petite 
créature  ;  et  comme,  à  cause  de  mon  méchant  ca- 
ractère, je  donnais  toujours  des  déplaisirs  à  ma 
chère  mère,  je  fus  aussitôt  livrée  à  cette  femme 
et  je  partis  sur-le-champ  avec  elle.  En  chemin 


VIE    DE    MELANIE  89 


ma  maîtresse  me  demanda  si  je  pourrais  m'habi- 
tuer  dans  sa  maison  isolée  au  milieu  de  la  mon- 
tagne et  sans  jamais  voir  personne.  Je  lui  ré- 
pondis qu'avec  Dieu  (sa  grâce)  j'espérais  ne 
pas  m'ennuyer.  Après  environ  deux  heures  de 
marche,  nous  arrivâmes  dans  cette  maison  vrai- 
ment solitaire.  La  famille  se  composait  de  quatre 
personnes  :  la  vieille  mère  qui  était  venue  me 
chercher,  sa  fille  âgée  de  vingt  à  vingt-cinq  ans, 
un  fils  d'une  douzaine  d'années,  et  le  tout  petit 
enfant  dont,  soi-disant,  je  devais  avoir  soin,  et 
qui  était  l'enfant  de  la  fille  de  ma  maîtresse  ;  mais 
souvent  on  m'envoyait  garder  les  vaches  qui 
étaient  nombreuses  et  les  faire  paître. 

Vers  la  fin  du  mois,  mon  père  étant  rentré  et 
ne  m'ayant  plus  trouvée  à  la  maison,  demanda 
où  j'étais.  On  lui  répondit  que  j'étais  en  service 
hors  du  pays,  dans  une  maison  toute  seule 
dans  la  montagne,  mais  on  ne  sut  pas  lui  don- 
ner d'indication  plus  précise.  Il  partit  quand 
même  pour  venir  me  voir.  Dans  tous  les  vil- 
lages il  demandait  où  se  trouvait  cette  maison 
isolée  dans  l'une  de  ces  montagnes.  Eafin  après 
bien  des  fatigues  il  me  trouva  et  m'embrassa 
en  versant  des  larmes.  Je  pleurai  aussi  de  ten- 
dresse et  m'empressai  de  lui  demander  des  nou- 


90  VIE    DE    MELANIE 


velles  de  ma  chère  mère  et  si,  au  moins,  elle 
était  contente.  Le  soir  il  sen  retourna. 

Quoique  je  fusse  profondément  uniformée  aux 
saints  vouloirs  de  Dieu,  je  sentais  une  grande 
peine  de  me  séparer  de  mon  père.  Cette  peine 
disparut  quand  la  voix  intérieure  de  mon  Jésus 
se  fit  entendre,  m'instruisant,  m'enseignant  et 
me  grondant  avec  douceur. 

Mon  père  avait  fait  promettre  à  ma  maîtresse 
de  me  laisser  aller  une  journée  à  Corps  pour  voir 
mes  parents.  Environ  un  mois  après  je  me  mis 
en  route,  avec  la  permission  de  ma  maîtresse. 
Pour  l'aller  ce  fut  facile  :  je  n'avais  qu'à  suivre 
les  personnes  qui  allaient  à  Corps  ;  mais,  en  reve- 
nant, j'étais  seule  et  je  ne  me  rappelais  pas  le  che- 
min. Je  marchais  quand  même,  tout  en  priant 
Dieu  et  notre  douce  et  clémente  Mère  Marie, 
la  meilleure  de  toutes  les  mères.  Mais  voici 
encore  deux  chemins  :  lequel  dois-je  prendre  ? 
Une  voix  très  douce  dit  :  «  Prenez  le  chemin  de 
voire  droite.  »  Étonnée,  je  vis  à  côté  de  moi  un  très 
gentil  enfant,  mais  plus  grand  que  moi  de  beau- 
coup (mais  il  n'était  pas  un  homme  homme)  ;  et 
comme  je  n'avais  pas  entendu  ses  pas,  il  me 
dit  :  «  Pas  loin  d'ici,  vous  êtes  en  danger...  je 
vous  accompagne.  »  Je  lui  dis  :  «  Et  où  étiez- 


VIE    DE    MELAME  91 


VOUS  avant  de  venir  ici?  »  —  «  J'étais  auprès  de 
vous  »,  me  répondit-il.  —  «  Ah  !  ne  dites  pas  le 
mensonge,  ça  déplaît  à  mon  bon  Dieu  ;  autrement 
je  ne  vous  veux  pas  avec  moi.  Dites,  où  étiez- 
vous  avant  que  je  vous  visse?  »  —  «  J'étais  avec 
vous.  »  ~  «  Ah  !  Ah  !  encore  !  Je  ne  puis  plus 
marcher  avec  vous  :  Allez-vous  en,  et...  »  — 
«  Attendez,  ma  sœur,  que  je  vous  explique.  »  — 
«  Oh!  ma  sœur?  Vous  n'êtes  pas  mon  frère  : 
mon  Frère  dit  toujours  la  vérité  et  il  aime  bien  le 
bon  Dieu.  «  —  «  Je  ne  suis  pas  votre  Frère,  je 
suis  votre  Ange  gardien  envoyé  par  votre  Frère, 
et  par  votre  Maman  pour  vous  protéger  et  pour 
vous  montrer  le  bon  chemin.  Je  n'ai  pas  menti 
quand  je  vous  ai  dit  qu'avant  que  vous  me  vissiez 
j'étais  avec  vous  :  je  ne  me  montrais  pas  à  vos 
yeux  parce  que  je  n'en  avais  pas  Tordre  de  notre 
bon  Dieu,  de  celui  que  vous  aimez  et  que  nous 
aimons  tous  parfaitement  dans  le  ciel.  »  —  «  Bon, 
lui  dis-je,  puisque  vous  n'avez  pas  dit  le  men- 
songe et  que  vous  aimez  aussi  mon  bon  Dieu  qui 
est  mort  pour  nous  sur  la  Croix,  je  vous  aime 
beaucoup  après  mon  bon  Dieu,  ma  Maman  et  mon 
Frère.  »  Quand  je  me  proposais  de  lui  faire  des 
excuses  pour  l'avoir  si  mal  reçu,  nous  rencon- 
trâmes deux  hommes  qui  paraissaient  fous  ou 


92  VIE    DE    MELANIE 


ivres  et  qui  ralentirent  leur  marche  dès  qu'ils 
nous  virent  et  qui  nous  regardaient  beaucoup 
en  se  rapprochant  de  moi,  quand  mon  guide 
d'une  voix  forte  et  autoritaire  me  dit  :  «  Il  est 
tard,  pressons  le  pas.  »  Je  le  regarde  et  le  vois 
très  grand.  Enfm  nous  passons.  Un  peu  après 
nous  prenons  un  autre  chemin  et  mon  ange  me 
dit  :  ((  Le  danger  est  passé;  maintenant  marchez 
droit  devant  vous,  la  maison  n'est  qu'à  sept 
minutes  d'ici.  »  Et  lorsque  j'allais  le  remercier  il 
n'était  plus  visible.  Gloire  éternelle  soit  à  notre 
bon  Dieu  qui  prend  soin  de  toutes  ses  créatures. 
Oh  1  combien  nous  devons  de  la  reconnaissance 
à  notre  doux  Sauveur  pour  nous  avoir  donné  à 
chacun  un  des  princes  de  la  céleste  Jéru- 
salem, pour  prendre  soin  de  nous,  pauvres  mor- 
tels! 

Quelque  temps  après,  oh  !  misérable,  infime 
et  ingrate  créature  que  je  suis  !  Eh  !  qui  le  croi- 
rait, que  me  trouvant  toujours  sous  ce  globe, 
toujours  visible  mais  pas  toujours  des  yeux 
du  corps,  entourée,  pénétrée,  éclairée  par  l'im- 
mense et  illimitée  présence  du  Très-Haut,  j'eusse 
pu  donner  des  déplaisirs  à  mes  maîtresses  elles- 
mêmes  I  Puisse  l'humiliation  du  dévoilement  de 
mes  iniquités  réparer  au  possible  mes  injures 


VIE   DE   MELANIE  93 


faites  à  Dieu  en    la    personne  de    ses   bonnes 
créatures  ! 

Un  jour  que  j'étais  restée  seule  avec  le  petit 
enfant  dans  son  berceau,  j'entendis  aboyer  le 
chien  de  la  maison  et  faire  grand  tapage.  Je  sor- 
tis pour  voir  pourquoi  le  chien  se  démenait  de 
la  sorte  :  je  vis  venir  par  un  petit  sentier  trois 
ou  quatre  hommes  la  face  voilée.  Je  retour- 
nai auprès  de  l'enfant.  Quelques  minutes  après, 
ces  hommes  entrèrent  précipitamment  et  fouil- 
lèrent partout,  ouvrant  les  placards,  les  armoires, 
les  caisses  et  prirent  ce  qu'ils  voulurent.  Ils  me 
demandèrent  où  était  l'argent  ;  je  dis  que  je  ne 
le  savais  pas  et  c'était  la  vérité  ;  puis  ils  dirent  : 
«  Nous  avons  faim.  »  Aussitôt  prise  de  compas- 
sion, je  leur  dis  de  prendre  du  pain,  du  fromage 
et  de  la  viande,  et  leur  indiquai  où  cela  était. 
Ils  parcoururent  toute  la  maison,  même  les  écu- 
ries, et  prirent  un  peu  de  tout,  puis  revinrent  à 
moi  et  me  regardaient  tour  à  tour.  Croyant  qu'ils 
voulaient  autre  chose  à  manger,  je  leur  dis  : 
«  Regardez  au  plafond,  il  y  a  tant  de  jambons, 
des  pièces  de  viande  (lard),  seulement  on  ne  peut 
pas  les  prendre,  c'est  trop  haut  ;  quand  ma  maî- 
tresse en  veut  prendre,  elle  fait  ainsi  »  :  en  di- 
sant cela,  moi-même  je  pris  la  haute  chaise,  je  la 

9 


94  VIE    DE   MELANIE 


mis  sur  la  table  en  ajoutant  :  «  Elle  monte  dessus 
et  prend  la  viande  sans  se  faire  mal.  »  Aussitôt 
l'und'euxmonta  etprit  toutesles  piècesde  viande. 
J'étais  contente  en  pensant  qu'ils  avaient  de  quoi 
manger  pour  s'enlever  la  faim.  Ils  sortaient  de  la 
maison  pour  sen  aller  lorsque  Tun  d'eux  revint 
sur  ses  pas,  prit  une  botte  de  paille,  y  mit  le  feu 
et  la  jeta  sur  le  berceau  où  dormait  l'enfant. 
«  Que  faites-vous?  criai-je,  au  Nom  de  Dieu  ne 
faites  pas  le  mal.  »  L'bomme  prit  la  fuite,  et  en 
toute  hâte  j'enlevai  cette  paille  enflammée  de 
dessus  l'enfant  qui,  heureusement,  n'eut  pas  de 
mal  ;  il  ne  resta  qu'une  épaisse  fumée  et  la  mau- 
vaise odeur  qui  sortirent  par  la  porte  et  les  fe- 
nêtres que  j'avais  ouvertes.  Quelques  instants 
après  arrivèrent  mes  maîtresses  attirées  par 
l'odeur  de  la  paille  brûlée,  qui  me  demandèrent 
ce  qui  était  arrivé.  Je  le  leur  dis  et  aussi  que 
j'avais  mis  la  chaise  sur  la  table  afin  que  ces 
hommes  pussent  décrocher  les  pièces  de  viande. 
Ma  maîtresse,  comme  de  juste,  me  reprit  sévère- 
ment, me  disant  qu'elle  ne  savait  pas  que  j'étais 
de  la  compagnie  des  brigands,  et  qu'elle  ne 
pourrait  plus  me  laisser  seule  puisqu'au  lieu  de 
garder  la  maison,  j'aidais  les  voleurs  à  la  voler, 
et  qu'enfin  j'avais   fait  un  gros  péché...  Je  ne 


VIE    DE    MELANTE  95 


puis  exprimer  la  douleur  que  je  sentis  en  en- 
tendant ces  mots  de  gros  péché,  moi  qui  aimais 
tant  mon  cher  Jésus  ;  oh  !.. .  mais  passons  ;  avoir 
offensé  la  vie  de  ma  vie  me  déchire  le  cœur;  oui 
mais  grande  était  mon  espérance  de  mon  par- 
don, du  pardon  du  grand  pardonneur,  de  celui 
qui  lit  dans  le  fond  des  cœurs,  et  qui  pardonne 
toujours  aux  cœurs  contrits.  J'étais  désolée  aussi 
de  la  peine  et  des  déplaisirs  que  j'avais  causés 
à  mes  chères  maîtresses  :  et  quand  on  m'appe- 
lait/)/e«reMse,  ne  voyait-on  pas  mes  continuelles 
fautes,  ou  bien  ne  voulait-on  pas  les  voir?  Ce 
que  je  sais,  c'est  que  quand  je  me  relevais  d'une 
faute,  je  tombais  dans  une  autre;  ma  vie  n'a  été 
qu'un  tissu  de  chutes  que  je  déteste  avec  toutes 
les  puissances  de  mon  être. 

Une  fois  je  priais  la  miséricorde  de  Dieu  tout 
particulièrement  pour  les  personnes  que  m'avait 
confiées  mon  Frère.  (Ces  personnes  que  je  ne 
voulais  pas  nommer  à  cause  de  leur  haute  et 
sublime  dignité,  mais  que  votre  Révérence  veut 
que  je  lui  désigne,  sont  les  prêtres...)  Tout  à 
coup  je  vis  (non  des  yeux  du  corps)  mon  aimable, 
mon  tout  bon  Jésus.  Aussitôt  je  me  concentrai 
dans  mon  néant.  Je  n'osais  quasi  pas  le  regarder; 
il  avait  les  mains  jointes  et  semblait  prier  avec 


96  VIE    DE   MELANIE 


moi;  il  m'adressa  ces  seules  paroles  :  «  Sœur  de 
mon  cœur,  la  paix  soit  avec  vous.  »  0  Dieu,  quel 
bonheur  pour  mon  cœur  brisé  par  la  douleur  ! 
Ces  simples  paroles  furent  comme  des  dards  en- 
flammés d'amour  qui  me  remplirent  de  joie 
et  de  la  paix  la  plus  douce,  la  plus  réconfor- 
tante. 0  bienheureux  instant  où  Pâme  reste 
comme  submergée,  absorbée  dans  la  claire, 
immense  lumière  de  la  présence  de  TÊtre  su- 
pi^ême  !  Là  on  comprend  comment  Dieu  trois 
fois  saint  de  sa  propre  sainteté  pardonne  aux 
cœurs  humiliés  et  contrits,  qui  avec  l'amour  se 
lavent  dans  le  sang  de  l'Agneau  immaculé  leur 
appliquant  ses  mérites  et  leur  donnant  la  grâce 
sanctiflante.  0  excès  de  charité  amoureuse  de 
mon  Dieu  pour  la  plus  vile  de  ses  créatures  !  Je 
me  sentis  remplie  de  confiance,  toute  ranimée, 
et  s'augmenta  mon  désir  de  pâtir,  d'être  méprisée 
de  tout  le  monde,  de  me  dépouiller  toujours  plus 
de  moi-même  pour  le  pur  amour  de  mon  trèsamou- 
reux  Jésus.  Je  compris  que,  dans  le  clergé  la  pu- 
reté de  l'esprit  est  la  gardienne  de  la  pureté  du 
corps,  qu'il  n'y  a  pas  de  chasteté  du  corps  en  l'ab- 
sence de  la  constante  pureté  de  Tesprit  et  que  l'es- 
prit et  les  sens  ne  garderont  pas  leur  pureté  S'ILS 
NE  SOM  CRUCIFIÉS  AVEC  Jésus-Christ... 


VIE    DE   MÉLANIE  97 


Mes  maîtresses  n'oublièrent  pas  mes  péchés  ; 
tous  les  jours  pendant  plusieurs  semaines  elles 
me  grondaient  de  nouveau,  puis  me  reprochaient 
mon  bon  accueil  aux  voleurs;  et  voyant  que  je 
gardais  le  silence,  elles  se  disaient  l'une  à  l'autre  : 
«  Cette  enfant  paraît  insensible  à  nos  menaces 
comme  à  nos  reproches  ;  peut-être  ne  comprend- 
elle  pas,  mais  alors  elle  ne  se  corrigera  pas.  » 
En  vérité  j'étais  bien  loin  d'être  insensible,  j'étais 
sensible  plus  que  tout  ce  qu'on  peut  croire  ;  je 
comprenais  bien  que  je  méritais  tous  leurs  repro- 
ches et  plus  encore,parconséquentje  n'avais  rien 
à  dire  :  j'étais  fâchée  de  leur  avoir  déplu ,  je  priais 
le  bon  Dieu,  pour  elles  ;  pour  le  reste  j'allais  à 
mon  divin  Maître  qui  pouvait  me  pardonner  et 
guérir  les  plaies  de  mon  âme. 

Un  jour  que  je  gardais  les  vaches  dans  les 
champs  mon  esprit  était  tout  occupé  de  mon 
cher  Jésus,  de  sa  divine  Providence  à  pourvoir  si 
gracieusement  l'homme  de  toutes  les  choses 
nécessaires  pour  se  nourrir,  se  vêtir,  se  loger 
et  récréer  son  esprit  par  la  vue  de  la  nature,  si 
variée  dans  ses  productions,  etc.,  etc.  Alors 
s'empara  de  moi  un  désir  très  ardent  du  salut  de 
tous  les  hommes  et  je  désirais  souffrir  pour  tous 
les  pécheurs,    afin    que,   laissant  le    péché    et 


A^IE    DE    MELANIE 


l'erreur,  ils  se  donnassent  à  Jésus-Christ  pour 
l'aimer  par-dessus  tout.  Je  ne  sais  comment 
cela  se  fit  :  pendant  que  je  priais  la  face  contre 
terre,  je  me  trouvai  tout  à  coup  en  compagnie 
de  mon  ange  gardien  qui  me  dit  :  «  Sœur,  venez, 
je  vous  ferai  voir  des  âmes  de  DiEuqui  l'aiment 
beaucoup  sans  qu'elles  puissent  le  voir  autre- 
ment que  par  une  foi  incomparablement  plus 
vive  et  plus  persuasive  que  celle  des  mortels, 
ni  jouir  de  sa  gloire,  puisqu'elles  sont  tachées 
par  des  fautes  vénielles  et  les  restes  des  fautes 
plus  graves  non  expiées  pendant  la  vie.  Quand 
pour  elles  vous  offrirez  au  Père  Eternel,  au  saint 
Nom  de  Jésus-Christ,  le  sang  et  les  mérites  de 
la  Passion  du  Sauveur,  leurs  taches  seront  lavées, 
effacées  et,  ornées,  elles  voleront  s'unir  à  leur 
Dieu.  » 

Aussitôt  nous  nous  trouvâmes  près  du  purga- 
toire dans  les  entrailles  de  la  terre,  et  il  me  fît 
voir,  observer  les  diverses  peines  dont  souffrent 
ces  saintes  âmes.  Quelle  horreur!  Quelle  scène 
terrifiante  que  cette  réunion  de  toutes  sortes  de 
peines,  de  tourments,  ces  flammes  mêlées  d'un 
feu  liquide,  sans  compter  la  faim,  la  soif  et  les 
désirs  qui  tourmentent  chaque  âme  selon  ses 
taches!  Il  me  fit  observer  plusieurs  choses  que 


VIE    DE    MÉLANIE  99 


je  sais,  mais  que  je  ne  sais  pas  expliquer.  J'en 
donnerai  un  petit  et  insignifiant  exemple  :  une 
personne  avait-elle  péché  par  ses  yeux,  ses  yeux 
étaient  comme  un  foyer  de  feu  liquide;  avait-elle 
péché  par  les  mains,  ses  mains  étaient  comme 
des  torches  ardentes  et  liquides  ;  il  faut  remar- 
quer que  le  feu  ne  subsiste  que  sur  les  taches  et 
par  les  taches  qui  sont  le  combustible  alimen- 
tant ce  terrible  feu.  La  tache  disparaissant,  la 
place  de  cette  tache  étant  aussi  purifiée,  le  feu 
s'éteint  comme  un  éclair.  On  objectera  peut- 
être  que  l'âme  n'ayant  pas  de  pieds,  de  mains,  de 
langue,  d'oreilles,  etc.,  étant  un  esprit,  on  ne  voit 
pas  comment  elle  peut  souffrirdanssespieds,  etc. 
C'est  pourtant  l'âme  qui  avait  la  sensation  et 
qui  la  donnait  au  corps  pendant  sa  vie  ter- 
restre :  or  l'âme  ayant  été  dans  tout  le  corps, 
dans  toutes  les  parties  du  corps  (et  non  à  la 
tête  seulement  comme  on  l'a  dit),  condamnée  au 
purgatoire,  elle  souffre  dans  ses  parties  (pour 
parler  ainsi)  qui  ont  prévariqué,  de  même  que 
les  trois  puissances  de  l'âme  soufi*riront  chacune 
sa  part  de  peine  ou  auront  chacune  sa  part  de 
gloire  au  ciel. 

Je  ne  vis  pas  deux  âmes  en  qui    les    peines 
fussent  semblables.  Je  ne  pouvais  plus  supporter 


100  VIE    DE    MELANIE 


un  spectacle  si  lamentable:  je  priais,  priais  pour 
toutes  ces  âmes  saintes  et  résignées,  que  le  Dieu 
des  miséricordes  voulût  leur  donner  à  toutes  un 
sensible  soulagement  par  la  Passion  et  la  mort 
de  JÉsus-CnmsT  et  en  délivrer  soixante-douze 
pour  l'amour  de  MARIE,  Vierge  et  Mère,  coopé- 
ratrice  de  notre  Rédemption.  Je  vis  l'Ange  de 
Dieu  ayant  en  main  un  calice  rempli  du  très  pré- 
cieux Sang  de  l'Agneau  qui  efface  les  péchés  du 
monde  :  il  le  répandit  sur  ces  ardentes  flammes 
qui  diminuèrent  aussitôt  de  volume  et  d'inten- 
sité; puis  sur  les  âmes  qui  attendaient  la  cha- 
rité du  sacrifice  de  la  Messe  et  les  prières,  péni- 
tences et  sacrifices  des  chrétiens  pour  voler 
dans  le  sein  de  Dieu.  Ainsi  fut  fait  pour  elles, 
par  les  mérites  du  Sang  de  l'Homme-DiEu  et  par 
les  prières  de  MARIE,  notre  Maman,  la  belle,  la 
douce  Mère  de  la  miséricorde  et  de  la  clémence. 
Je  n'entreprends  pas  de  décrire  les  horribles 
tortures  que  souffrent  certaines  âmes  dans  ce 
gouffre  obscurci  par  des  miasmes  révoltants.  Il 
me  fut  manifesté  que  ces  âmes-là  avaient  été  à 
peine  sauvées  des  peines  éternelles.  Oh  !  si  les 
pécheurs,  oh  !  si  les  personnes  consacrées  à 
Dieu  qui  le  servent  avec  tant  de  négligence, 
quelques-unes  avec  tant  de  scandale,  pouvaient 


VIE    DE   MELANIE  101 


comprendre,  pouvaient  se  figurer  ces  peines 
cuisantes,  ces  flammes  dévoratrices  et  ce  feu 
liquide  de  la  Justice  divine  I...  Les  sens  qui  ont 
été  sans  frein,  les  calomnies,  les  médisances,  la 
colère,  les  murmures,  lesfaux rapports,  etc., etc., 
ont  leurs  tourments.  Je  vis  un  grand  nombre 
d'âmes  la  bouche  ouverte  remplie  de  feu  qui 
bouillait  dans  leur  bouche  même.  Oh  !  blas- 
phémateurs... pensez  à  ce  qui  vous  attend,  à  ce 
que  vous  vous  préparez  si  vous  ne  revenez  à 
Dieu  de  tout  cœur  et  ne  faites  une  sincère  pé- 
nitence ! 

Toutes  les  âmes  n'étaient  pas  purifiées  par  le 
feu  :  j'en  ai  vu  qui  souffraient  de  langueur,  d'ac- 
cablement, de  tristesse,  non  de  tristesse  d'être 
dans  ce  lieu  de  purgation,  car  ces  âmes-là,  s'il 
leur  était  possible  d'avoir  une  augmentation  de 
peine,  elles  la  désireraient  afin  de  s'unir  plus  tôt  à 
leur  centre  qui  est  Dieu.  Toutes  ces  âmes  ont  la 
charité;  elles  savent  qu'après  leur  purification, 
elles  auront  l'amour  consommé  et  en  jouiront 
pendant  toute  l'éternité.  Si  Dieu,  par  impossible, 
faisait  entrer  dans  le  ciel  une  âme  avec  des  fautes 
vénielles,  cette  âme  d'abord  serait  éblouie,  inca- 
pable de  supporter  l'éclat  de  la  lumière  éternelle, 
à  plus  forte  raison  ne  pourrait-elle  se  voir  en  face 

9. 


102  VIE    DE   MÉLANIE 


du  Saint  des  Saints,  de  la  Sainteté  même.  C'est 
pourquoi  elle  demanderait  en  grâce  à  son  ange 
de  la  conduire  au  Purgatoire  pour  y  laver  jus- 
qu'au dernier  vestige  de  ses  taches.  Les  miséri- 
cordes de  Dieu  sont  éternelles. 

Lorsque  je  repris  mes  sens,  je  retrouvai  mes 
vaches;  et  avec  pleine  lucidité  d'esprit  j'avais 
dans  ma  mémoire  cette  vision  et  les  explica- 
tions (sans  parole  proférée)  que  j'avais  reçues 
pour  le  bien  de  mon  âme  très  coupable.  C'est 
pourquoi  je  tâchai,  avec  la  grâce  de  Dieu,  d'être 
plus  fidèle  dans  la  foi,  de  voir  Dieu  en  tous  et 
en  tout  ce  qui  arrive,  de  m'abandonner  comme 
une  morte  entre  les  mains  du  Très-Haut  ;  je 
résolus  de  ne  plus  donner  du  scandale  et  du 
déplaisir  à  mes  maîtresses  ni  à  personne,  autant 
que  je  le  pourrais,  de  tenir  mes  sens  sous  le 
frein  de  la  grande  présence  du  Très-Haut,  etc. 
Je  désirais  d'un  grand  désir  le  pur,  le  véri- 
table amour  de  mon  très  amoureux  et  très  cher 
Jésus,  non  pas  pour  ses  dons,  non  pas  même 
pour  cette  consolation  naturelle  du  réciproque 
amour,  non  pour  devenir  dévote  ou  autres 
motifs,  quoique  bons  en  eux-mêmes,  non,  non; 
je  voulais  aimer  et  aimer,  parce  que  Dieu  seul 
mérite  d'être  aimé   d'un   amour  fort,  généreux 


VIE    DE    MÉLANIE  103 


et  désintéressé  et  qu'il  mérite  tout,  tout  mon 
amour. 

Dans  ce  temps-là  je  me  sentais  attirée  vers 
les  souffrances  de  toutes  sortes  et  en  faisant 
tout  ce  que  je  savais,  tout  ce  que  je  pouvais,  je 
n'étais  pas  satisfaite  ;  tout  me  paraissait,  me 
semblait  peu  pour  l'amour  de  mon  aimable 
JÉSUS  et  pour  le  soulagement  ou  la  délivrance 
des  saintes  âmes  du  purgatoire,  en  particulier 
de  celles  qui  souffrent  pour  n'avoir  pas  accompli 
en  cette  vie  leurs  devoirs  d'état,  avoir  perdu 
leur  temps  et  n'avoir  pas  fait  connaître  Dieu  aux 
âmes  pour  lesquelles  elles  devaient  se  dévouer. 
La  pensée  me  vint  de  chercher  quelques  péni- 
tences corporelles  pour  ces  pauvres  âmes.  Dans 
ce  pays  ii  me  semble  qu'on  ne  connaissait  pas 
les  instruments  de  pénitence  et  je  n'avais  moi- 
même  aucune  idée  de  ces  choses-là.  Cependant 
je  faisais,  à  ma  manière,  quelques  petites  choses. 
Quant  à  l'intérieur,  c'est-à-dire  aux  peines  de 
l'âme,  mon  cher  Jésus  y  pourvoyait  admirable- 
ment bien.  Oh  !  amour  infini,  combien  vous  êtes 
ingénieux  !  Ah  î  combien  il  y  avait  à  redresser, 
à  corriger  dans  ma  pauvre  âme  ! 

Plusieurs  semaines  s'étaient  écoulées  depuis 
ma  lourde  faute  d'aider  les  voleurs  à  piller  la 


104  VIE    DE    MELAME 


maison  de  mes  maîtresses  ;  elles  ne  m'en  fai- 
saient plus  des  reproches,  au  contraire,  par  pure 
bonté,  les  dimanches  elles  disaient  aux  personnes 
qui  venaient  chez  elles  :  «  Cette  petite  est  une 
sainte  ;  on  ne  peut  pas  penser  diversement  : 
continuellement  elle  prie  le  bon  Dieu  et  travaille  ; 
elle  ne  pense  pas  à  s'amuser,  à  se  divertir  ni  à 
savoir  aucune  chose  ;  elle  est  très  obéissante  ; 
souvent  elle  a  demandé  la  permission  de  cou- 
cher à  Técurie.  Je  ne  le  lui  permets  pas  sou- 
vent, etc.  (i).  »  La  première  fois  que  mes  oreilles 
entendirent  de  semblables  paroles,  j'en  fus  ef- 
frayée, je  m'en  affligeai  beaucoup,  et  je  confesse 
que  je  tombai  même  dans  une  profonde  tristesse, 
croyant  ou  craignant  d'avoir  mérité  par  quel- 
que grave  infidélité  envers  mon  bien-aimé  Jésus 
l'abandon  du  Très-Haut,  puisqu'il  me  privait  du 
grand  trésor  de  souffrir  les  humiliations,  les  mé- 
pris, les  dérisions,  les  insultes,  l'abandon  des 
créatures,  etc.  Je  fus  triste  pendantbien  des  jours 
pour  avoir  eu  cette  disgrâce  d'être  à  jeun  des 
précieux  mépris  de  mes  chères  maîtresses.  Il  est 
vrai  aussi  que  je  me  sentais  très  indigne  de  la 
faveur  des  humiliations  ;  d'ailleurs  elles  ne  sont 

(1)   Ces    lignes    entre    guillemets   sont    écrites    très    fin, 
comme  lorsqu'il  lui  en  coûtait  d'écrire  quelque  chose. 


VIE    DE   MELANIE  105 


pas  la  VERTU  d'humilité.  Je  les  aimais  parce  que 
mon  Jésus,  pendant  toute  sa  vie,  les  a  embras- 
sées, et,  cependant,  j'en  étais  privée,  comme  de 
toutes  autres  souffrances,  et  par  ma  faute. 

Un  jour  je  faisais  paître  mes  vaches  dans  les 
champs,  j'étais  triste  et  tout  enfoncée  dans 
mon  néant;  quand  subitement  tout  pour  moi 
disparut  ;  je  vis  mon  aimable  Frère  qui  me  re- 
gardait et  paraissait  rire.  Sur  sa  poitrine,  sous 
sa  robe  quelque  chose  se  mouvait  et  se  lamen- 
tait. Mon  bon  Frère  dit  :  «  La  miséricorde  de 
Dieu  soit  avec  vous,  sœur  de  mon  cœur  I  »  — 
«  Soit  ainsi  »,  répondis-je,  et  j'ajoutai  :  «  Frère 
de  toutes  mes  complaisances,  dites-moi,  y  aura- 
t-il  miséricorde  pour  moi,  après  tous  les  péchés 
que  j'ai  commis,  après  toutes  mes  infidélités  à 
correspondre  à  l'amour  infini  de  mon  Dieu?... 
La  croix  n'est  plus  en  moi,  je  m'en  suis  rendue  in- 
digne ;  que  ferai-je  ainsi,  je  ne  peuxplus  exister.  » 
Mon  Frère  tout  composé  d'amour  dit  :  «  La 
grande  miséricorde  de  Dieu  est  avec  vous  sans 
aucun  mérite  de  votre  part.  »  En  disant  cela, 
avec  sa  main  droite  il  prit  sur  sa  poitrine  une 
très  petite  colombe  très  blanche  qui  avait  son 
bec  ouvert.  Aussitôt  je  dis  :  «  Oh  !  mon  Frère, 
elle  meurt  de  soif;  faites  vite  tandis  qu'elle  vit.  » 


106  VIE    DE    MELANIE 


Il  répondit:  «  Xous  lui  donnerons  à  boire  et 
nous  la  parerons  comme  une  épouse.  »  Puis  i!  lui 
souffla  trois  fois  dans  la  bouche,  il  regarda  dans 
sa  bouche  de  tous  côtés,  la  lui  ferma,  puis 
lui  mit  un  collier  garni  de  brillants,  ensuite  il 
lui  tira  cinq  plumes  et  la  guérit  avec  sa  salive, 
enfin  il  sortit  de  sa  poitrine  un  timbre  [un  sceau] 
qu'il  appliqua  sur  la  poitrine  de  la  colombe  et 
me  dit:  «  Sœur  de  mon  cœur,  êtes-vous contente 
à  présent?  »  —  «  Oui,  mon  Frère  amant,  je  suis 
contente  de  toutes  vos  opérations,  mais  je  n'y 
vois  pas  la  croix.  »  —  <(  La  croix,  me  dit-il,  je 
l'ai  mise  dedans  et  dehors;  à  présent  nous  y 
mettrons  le  préservatif.  »  Cela  dit,  il  prit  de  sa 
poitrine  un  certain  nombre  d'épines  et  une  à  une 
il  les  mettait  et  les  appliquait  autour  de  la  co- 
lombe. Surprise  de  cela,  je  lui  dis  :  «  Mon  amour, 
que  faites-vous,  que  faites-vous  là  ?...  C'est  donc 
votre  volonté  que  je  produise  des  épines  pour  le 
feu  ?...  »  —  «  Non,  non,  ma  sœur,  voyez  bien  » 
Et  il  me  fit  voir,  observer  que  les  épines  non 
seulement  ne  prenaient  pas  racine,  mais  qu'elles 
ne  touchaient  pas  même  le  duvet  de  la  colombe  et 
que  ces  épines  sont  le  préservatif  de  la  colombe. 
Je  remerciai  de  cœur  mon  cher  Jésus  qui  daigna 
me  bénir  et  je  repris  l'usage  de  mes  facultés. 


YIE    DE  MELANIE  107 


Mon  âme  avait  repris  courage,  ma  confiance 
dans  les  grandes  miséricordes  du  Très-Haut 
était  entière  et  ma  foi  aussi,  reposant  sur  Dieu 
et  sur  sa  parole  assurée.  J'étais  heureuse  de 
savoir  que  notre  Tout-Puissant  Dieu  est  Celui 
qui  est,  l'Être  immense,  immuable,  existant  par 
lui-même^  infini,  éternel,  qui  jouit  de  sa  propre 
félicité,  qu'il  est  partout  et  en  toutes  choses. 

Il  est  bien  sûr  que  la  connaissance  de  Dieu  et 
de  ses  attributs  porte  à  aimer  l'Incréé,  le  Très- 
Haut,  l'Incompréhensible,  le  miséricordieux  Sei- 
gneur des  vertus.  De  tout  cela  naît  l'ardent  désir 
d'aimer  souverainement  l'auteur  de  toutes  les 
merveilles  connues  et  inconnues  ;  le  désir  qu'il 
soit  aimé  non  seulement  par  moi,  chétive  créa- 
ture, mais  par  tous  les  hommes  me  ronge  le 
cœur  et  y  allume  ce  grand  désir  de  souffrir,  de 
m'immoler  avec  mon  cher  Jésus  crucifié.  Oh  !  si 
nous  savions  tout  l'amour  que  Jésus  a  pour 
nous  !...  Eh!  oui,  pour  nous;  car  il  n'est  pas 
mort  seulement  pour  tout  le  genre  humain, 
mais  pour  chacun  de  nous,  et  nous  pouvons  dire 
avec  vérité:  Jésus-Chmst  est  mort  pour  MOI, 
pour  me  donner  la  vie  de  la  grâce. 

Il  me  restait  peu  de  temps  pour  finir  Tannée  au 
service  de  cette  famille.  A  ce  propos  je  dois  vous 


108  VIE    DE   MELANIE 


faire  observer  que,  dans  nos  pays,  c'est  l'usage 
des  bergers  de  dire  qu'on  reste  un  an,  deux  ans 
à  tel  endroit,  quand  on  y  passe  les  sept  ou  huit 
mois  pendant  lesquels  les  bêtes  peuvent  être 
conduites  aux  pâturages,  c'est-à-dire  de  mars  à 
la  Toussaint,  mais  quelquefois  jusqu'à  la  veille 
de  Noël.  C'est  donc  environ  cinq  mois  que  les 
bergers  et  bergères  passent  dans  leur  famille 
chaque  année.  Ma  Maîtresse,  pour  être  plus  sûre 
de  m'avoir  Tannée  suivante,  voulait  me  garder 
aussi  pendant  les  quelques  mois  rigoureux  de 
rhiver  ;  elle  me  demanda  si  je  voulais  rester;  je  lui 
répondis  que  j"étais  sous  l'obéissance  de  mes  pa- 
rents et  que  j'étais  prête  à  faire  ce  qu'ils  vou- 
draient. Alors,  un  jeudi,  elle  partit  pour  Corps, 
afin  de  leur  parler.  Mon  père  était  absent,  ma 
mère  donna  la  permission  et  je  restai.  Le  Sei- 
gneur par  miséricorde  voulait  me  faire  éprouver 
un  peu  la  rigueur  de  Thiver  dans  cette  mon- 
tagne (i). 

A  cette  époque  les  allumettes  n'existaient  pas 
encore,  du  moins  elles  n'étaient  pas  connues  dans 
nos  petits  pays  :  les  familles  avaient  soin  tous 
les  soirs  de  couvrir  de  cendre  la  braise  du  foyer 

(1)  Elle  avait  pour  tout  vêtement  une  robe  d'indienne  et 
un  fichu. 


VIE    DE    MÉLANIE  109 


afin  d'en  retrouver  le  matin.  Or,  il  arrivait  sou- 
vent que  le  bois  qu'on  y  avait  mis  s'éteignait  ou  se 
consumait  ;  il  fallait  alors  aller  chercher  du  feu 
dans  un  village  voisin.  On  se  servait  pour  cela 
d'un  morceau  d'étoffe  ou  chiffon  roulé  de  la 
grosseur  d'une  petite  bougie  qui  se  consumait 
comme  de  Pamadou,  lentement,  et  avec  lequel, 
auretour,  on  enflammait  une  chènevotte  soufrée. 
Une  fois  la  neige  était  tombée  avec  abondance, 
le  vent  soufflait  avec  violence,  on  ne  voyait  plus 
trace  du  chemin,  et  assez  souvent  les  brouillards 
étaient  si  épais  qu'on  ne  voyait  pas  à  deux  mètres 
devant  soi;  de  sorte  que  plusieurs  fois  je  me 
suis  égarée,  mais  grâce  à  la  divine  Miséricorde 
j'ai  été  secourue.  La  Providence  ne  fait  jamais 
défaut  à  qui  se  confie  en  elle.  Je  n'en  donnerai 
ici  qu'un  exemple  :  Étant  allée  au  village  appelé 
Le  Serre  pour  prendre  du  feu,  il  y  avait  beau- 
coup de  neige  et  par  le  vent  qui  soufflait  exces- 
sivement fort  mon  chiffon  s'était  consumé. 
J'étais  très  affligée  parce  que  ma  maîtresse 
attendait  mon  retour  avec  impatience  pour  allu- 
mer son  feu.  Je  pensais  à  la  peine  qu'elle  allait 
avoir  à  mon  arrivée  ;  je  ne  savais  que  faire  et, 
en  attendant,  je  marchais  toujours  vers  la  maison. 
Mais  la  crainte  que  j'avais  de  donner  du  déplai- 


110  VIE    DE    MELANIE 


sir  à  ma  maîtresse  fit  que  je  tombai  à  genoux  sur 
la  neige,  priant  le  Dieu  des  vertus  de  faire  que 
ma  maîtresse  n'éprouvât  pas  de  déplaisir... 
puis  je  continuai  de  marcher  dans  les  brouil- 
lards, quand  j'entendis  le  vol  et  les  cris  d'un 
corbeau.  Quand  il  fut  près  de  moi,  je  le  vis 
comme  au  milieu  d'une  fumée  :  il  descendit  jus- 
qu'à ma  portée,  me  remit  rétofîe  allumée  qu'il 
portait  et  s'envola.  Je  remerciai  la  divine  Provi- 
dence qui  ne  voulut  pas  que  ma  maîtresse  eut 
du  déplaisir. 

Parmi  tant  de  défauts,  j'avais  aussi  celui  delà 
jalousie  pour  ma  personne.  Je  ne  permettais 
jamais  à  qui  que  ce  fût  de  me  toucher  les  mains 
et  moins  encore  la  face.  Un  jour,  un  homme  vint 
à  la  maison  et  moi,  sauvage  que  je  suis,  je  m'iso- 
lai. Mais  au  moment  de  se  mettre  à  table  pour 
dîner,  ma  maîtresse  m'appela  et  me  mit  à  côté 
de  cet  homme.  Vers  la  fm  du  repas  il  dit  :  «  Cette 
petite  m'est  sympathique,  mais  elle  est  beaucoup 
timide,  elle  ne  parle  pas.  »  En  disant  cela  il  me 
prend  et  m'assied  sur  ses  genoux.  Je  voulais 
descendre  et  me  sauver,  mais  j'étais  retenue  par 
de  fortes  mains.  Il  me  dit  de  lui  donner  un 
baiser;  je  ne  voulus  pas;  alors  il  me  baisa  lui- 
même  et  aussitôt  je  lui  donnai  un  soufflet.  Il  me 


VIE    DE    MELÂNIE  111 


laissa  aller  en  disant  :  «  Qui  y  aurait  pensé  ?  Ah  î 
votre  sainte  n'est  pas  si  pacifique  que  vous 
croyez.  »  La  fille  de  ma  maîtresse  me  gronda 
beaucoup  pour  cette  mauvaise  action.  Je  fus 
peinée  du  soufflet  donné  sans  réflexion  et  du 
déplaisir  que  j'avais  donné  à  l'un  et  à  l'autre. 
On  doit  haïr  le  péché,  non  la  personne. 

La  fille  de  ma  maîtresse  n'était  pas  mariée, 
elle  était  mère  de  l'enfant  que  je  gardais,  et  cet 
homme  en  était  le  père.  Cet  homme  s'appelait 
Maurice. 

Pour  les  prochaines  fêtes  de  Noël,  de  Jésus 
l'enchanteur  des  cœurs,  mon  père  s'était  retiré 
en  famille.  Ayant  appris  que  je  devais  passer 
l'hiver  chez  ma  maîtresse  il  en  fut  mécontent 
et  fit  des  reproches  à  ma  chère  mère  pour  ne 
s'en  être  pas  tenue  au  contrat  convenu  avec  ma 
maîtresse.  Il  m'envoya  chercher.  Je  fus  accom- 
pagnée par  ma  maîtresse,  parce  qu'elle  voulait 
me  retenir  pour  l'année  suivante.  Mon  père  le 
lui  promit.  A  cause  de  mes  nombreux  défauts  et 
parce  qu'à  mon  occasion  il  y  avait  de  la  discorde 
en  famille,  ma  mère  ne  fut  pas  contente  de  mon 
retour.  Elle  me  défendit  de  m'occuper  du  linge 
de  mon  père.  Je  me  conformai  à  ses  vouloirs,  sans 
peine,  puisque  le  Seigneur  en  disposait  ainsi. 


112  VIE    DE   MELANIE 


Il  ne  me  venait  jamais  de  faire  des  réflexions  sur 
le  pourquoi  de  telle  ou  telle  défense  ou  de  tel 
ordre.  Cependant  quand  on  me  disait  que  j'avais 
offensé  mon  bon  Dieu,  j'y  réfléchissais.  Or,  il 
me  semblait  que  plus  je  m'étudiais,  avec  la  grâce 
de  Dieu,  à  contenter  mes  chers  parents,  plus  je 
tombais  dans  leur  disgrâce,  sans  que  je  me  ren- 
disse compte  du  comment  et  en  quoi  j'avais  pu 
affliger  ma  mère  qui  paraissait  indignée  contre 
moi.  Je  gémissais  et  me  plaignais  à  mon  très 
doux  Jésus  crucifié,  amant  passionné  des  âmes, 
m'ofl'rant  à  lui  pour  soufl*rir  toutes  peines,  toutes 
pénitences,  afin  que  ma  mère  n'eût  plus  à  souf- 
frir de  ma  part  si  telle  était  son  adorable  vo- 
lonté et  son  bon  plaisir.  Tandis  que  je  le  priais 
ainsi  et  que  je  lui  demandais  pardon  de  toutes 
mes  fautes,  il  me  sembla  (par  voix  intellec- 
tuelle) voir  rhomme-DiEU  souffleté,  tourné  en 
dérision,  méprisé,  souillé  de  crachats  à  son 
adorable  visage,  traité  de  fou,  de  faux  prophète 
d'ambitieux,  d'orgueilleux,  etc.,  etc.  Il  m'invitait 
à  le  suivre,  à  continuer  sa  vie  douloureuse  sur 
terre,  à  l'imiter  autant  que  possible  dans  ses 
intimes  et  secrets  spasmes  et  cela,  pour  le  re- 
tour à  leurs  devoirs  sacrés  des  personnes  qui  lui 
sont  les  plus  chères,  ses  saints  Ministres.  En 


VIE    DE    MELANIE  113 


voyant  mon  bien-aimé  ainsi  réduit,  je  ne  résis- 
tai plus  :  j'allai  pour  essuyer,  oui,  pour  essuyer 
sa  douce,  sa  belle  et  aimable  face  couverte  de 
sang  et  de  crachats.  Lui,  mon  très  amoureux 
Jésus,  voleur  des  cœurs,  dit  :  «  Pas  comme  ça, 
sœur  de  mon  cœur.  »  Instantanément  mon  intel- 
lect fut  éclairé  et  je  compris  toute  sa  passion, 
comme  les  chrétiens  beaucoup  plus  que  moi  et 
avant  moi  la  comprennent.  Ah  !  oui.  A  Jésus 
glorifié,  ce  n'est  pas  avec  un  linge  matériel  qu'il 
faut  essuyer  sa  sainte  face,  souillée  par  les  ini- 
quités et  les  ingratitudes  de  tant  d'âmes  qui  lui 
sont  chères  et  qui  le  méconnaissent  volontai- 
rement. Oui,  mon  Jésus,  mon  divin  Roi,  avec 
votre  sainte  grâce,  je  vous  rendrai  amour  pour 
amour,  pénitence,  réparation  et  expiation  pour 
tous  mes  frères  et  surtout  pour  ceux  qui,  par  voca- 
tion, devraient  marcher  sur  vos  traces,  avoir  une 
conduite  modèle.  Je  ne  sais  pas  mieux  dire  ;  je  sais 
seulement  que  je  sentis  dans  mon  âme  ou  dans 
ma  volonté  un  très  ardent  désir  d'aimer  de  plus 
en  plus  mon  Souverain  Bien,  de  me  tenir  unie  à 
mon  cher  Jésus,  à  embrasser  en  tout  son  bon 
plaisir,  son  amoureuse  volonté,  pour  son  amour. 
Je  désirai,  pour  correspondre  à  son  amour, 
d'être  ignorée,  méprisée,   bafouée,  abandonnée, 


114  VIE    DE    MELANIE 


et  d'honorer  ainsi  les  humiliations,  les  abjec- 
tions, la  pauvreté  et  tout  enfin,  tout  ce  que  pen- 
dant sa  vie  mortelle  mon  amoureux  Jésus  avait 
souffert  dans  son  âme  et  dans  sow corps  sacré... 
Il  me  semble  que  c'était  vers  la  fin  de  décembre 
i84i ,  nion  père  devait  aller  à  son  travail  le  len- 
demain; avant  son  départ  il  prit  trois  ou  quatre 
de  ses  chemises  et  me  les  remit  en  me  disant  de 
bien  voir,  moi^  s'il  n'y  manquait  pas  quelques 
boutons,  ou  si  lune  d'elles  n'avait  pas  besoin 
d'être  raccommodée,  et  de  les  arranger  moi- 
même,  parce  que  ma  mère  devant  aller  se  divertir 
ne  pouvait  pas  s'occuper  de  la  lingerie  ni  de  sa 
famille,  et  qu'à  son  retour,  je  les  lui  donnerais. 
En  premier  lieu,  je  fus  très  contente  d'avoir  à 
faire  ce  travail,  puis  dans  mon  examen  je  me 
rappelai  que  ma  mère  m'avait  défendu  de  tou- 
cher les  choses  de  mon  père.  Que  faire  ?  Selon 
moi,  il  m'était  presque  impossible  de  sortir  de 
cette  critique  situation  sans  offenser  mon  doux 
et  amoureux  Sauveur  par  ma  désobéissance  à 
l'un  ou  à  l'autre  de  mes  parents.  Ma  peine  fut 
grande;  il  fallait  me  résoudre;  mon  père  était 
parti  ;  je  pris  une  chemise,  je  la  portai  à  ma 
mère  et  la  priai  de  me  permettre  d'arranger  la 
chemise  que  m'avait  donnée  mon  père.  Je  n'avais 


VIE    DE    MELANIE  115 


pas  achevé  que  ma  mère  (qui,  d'ailleurs,  avait 
vu  mon  père  me  donner  ses  chemises  et  l'avait 
entendu  me  faire  ses  recommandations)  très 
mécontente  et  presque  furieuse  m'arracha  la 
chemise  des  mains,  le  fîl  et  les  boutons,  et  me 
reprocha  de  vouloir  usurper  son  autorité,  d'être 
le  démon  de  la  division  et  de  la  guerre  dans  sa 
famille  et  ajouta  qu'elle  me  corrigerait,  qu'elle 
ne  se  fatiguerait  pas  de  me  corriger  jusqu'à  ce 
que  je  change  et  lui  devienne  obéissante  en  tout; 
que  je  lui  avais  désobéi,  puisqu'elle  m'avait  dé- 
fendu de  toucher  à  aucune  chose  de  la  maison  et 
que  j'avais  eu  l'audace  de  prendre  les  chemises 
de  son  mari  et  de  les  poser  sur  mon  lit  ;  que 
pour  me  corriger  et  me  rendre  docile  à  ses  ordres 
elle  m'enlevait  l'usage  de  mon  lit,  etc.,  etc. 
Pauvre  chère  mère,  combien  je  l'ai  fait  souffrir, 
tandis  que  je  lui  désirais  toutes  les  consolations, 
tous  les  biens  possibles  ! 

Toutes  mes  méchancetés,  toutes  mes  fautes 
ne  m'ôtaient  pas  cette  ardente  tendance  à  aimer 
mon  Souverain  Bien,  mon  Créateur  et  Sauveur, 
l'unique  et  digne  d'être  aimé  ;  oui,  je  voulais 
aimer  ce  Dieu  glorieux  et  très  parfait,  le  Saint 
des  Saints  qui  par  amour  pour  nous  a  voulu 
naître  petit  et  souffrir  le  mépris  de  ses  créatures  ! 


116  VIE    DE   MELANIE 


Oh  !  mystère  d'amour  ! ...  Je  l'aimais  parce  que  je 
sentais  que  je  l'aimais,  je  sentais  qu'il  m'attirait, 
qu'il  me  voulait  toute  à  Lui,  mais  toute  dénuée, 
dépouillée,  abandonnée,  uniformée  avec  la  plus 
vive  foi;  qu'il  voulait  que  mon  âme  avec  ses 
trois  puissances  supérieures  prît  en  unité  les 
sentiments  de  Tàme  de  l'Homme-DiEU  qui  sont 
tous  dirigés  à  la  plus  grande  glorification  du 
Père  Éternel.  Que  pouvais-je  faire,  moi  si  igno- 
rante et  pleine  de  défauts?  Pour  correspondre 
aux  divines  grâces,  je  cherchais  dans  la  mesure 
de  mon  savoir  et  avec  toute  l'ardeur  de  mon 
âme  toutes  espèces  de  souffrances,  cependant 
les  souffrances  que  j'agréais  avec  le  plus  d'amour 
étaient  celles  que  mon  Dieu  m'envoyait  directe- 
ment ou  par  1  entremise  de  ses  créatures  ou  des 
événements.  Dans  les  petites  choses  que  je 
faisais,  la  crainte  me  venait  parfois  de  ne  pas 
agir  selon  le  goût  de  mon  Amant  Jésus,  mais  je 
ne  m'arrêtais  pas  pour  cela. 

Il  me  semble  que  c'était  vers  la  fin  de  janvier 
1842;  j'entendais  parler  en  famille  du  prochain 
retour  de  mon  père.  Le  dernier  samedi  du  mois, 
ma  mère  me  dit  de  me  coucher  dans  mon  lit  afin 
que  mon  père  ne  s'effraie  pas  s'il  s'apercevait 
qu'un  chien  couche  sous  son  lit.  Heureusement 


VIE    DE    MELANIE  117 


ce  changement  de  lit  ne  fut  que  pour  quelques 
nuits.  Mon  père  ne  vint  pas.  Le  jeudi  suivant 
il  envoya  dire  qu'il  ne  viendrait  que  vers  le 
10  février,  parce  qu'alors  il  aurait  définitivement 
terminé  son  ouvrage  dans  ce  pays.  Alors  par 
l'ordre  de  ma  mère  je  retournai  prendre  ma  place 
sous  le  lit.  J'étais  bien  aise  et  bien  contente, 
parce  que  j'étais  persuadée  qu'ainsi  le  voulait 
pour  moi  la  Sagesse  incréée  qui  règle  toutes 
choses.  Qu'il  est  triste  que  j'aie  perdu  toutes  les 
années  de  ma  première  jeunesse  sans  prier,  tan- 
dis que  j'en  avais  si  bien  le  temps  !  Eh  !  je  ne 
priais  pas  mon  Dieu,  mon  divin  Maître,  le  Dieu 
des  vertus  ! 

Pendant  que  de  nouveau  on  attendait  mon  père, 
arriva  ma  maîtresse  pour  me  conduire  chez  elle 
pour  cette  année  1842.  Il  est  facile  de  comprendre 
que  ma  chère  mère  me  donna  avec  plaisir  pour 
avoir  la  paix  pendant  un  an.  Je  partis  donc;  les 
montagnes  étaient  couvertes  déneige,  je  ne  pou- 
vais pas  même  sortir  avec  les  brebis,  on  m'occu- 
pait un  peu  dans  la  maison  et  dans  les  écuries. 

Après  deux  ou  trois  semaines,  ma  maîtresse 
m'envoyait  presque  tous  les  jours  porter  le  dîner 
à  un  homme  qui  travaillait  dans  une  carrière  de 
pierres.  La  première  fois,  elle  m'avertit  de  ne  pas 

10 


118  VIE    DE    MEL\NIE 


monter  jusqu'à  la  carrière,  parce  que  cet  homme 
me  connaissant,  il  viendrait  à  moi  prendre  le 
panier;  et  elle  ajouta  :  «  Si  quelqu'un  vous 
demande  :  qui  est-ce  qui  envoie  le  dîner  à  cet 
homme?  vous  répondrez  que  vous  ne  le  savez 
pas.  ))  Et  moi,  aussitôt,  sans  réflexion  comme 
toujours,  de  répondre  :  «  Que  cela  ne  soit  jamais, 
ma  bonne  maîtresse,  que  ma  langue  prononce  une 
parole  contraire  au  grand  Dieu  de  vérité,  et  que 
par  UQ  mensonge  je  profane  le  tabernacle  de 
V Esprit-Saint  ;  plutôt  mourir  !  »  Ma  maîtresse 
lae  dit  :  «  Ma  petite,  vous  ne  savez  pas  que  si  vous 
voulez  vivre  en  paix  avec  les  gens,  vous  devez 
orcément  mentir  en  mille  circonstances,  et  que 
es  petits  mensonges  ne  sont  pas  péché,  et  que 
vous  êtes  obligée  de  cacher  aux  gens  les  affai- 
res de  la  maison  de  votre  maîtresse.  Vous  voyez 
que  je  connais  la  religion  beaucoup  mieux  que 
vous.  Portez  ce  panier  et  revenez  vite.  »  Je  partis 
et  gravis  la  montagne,  que  je  ne  connaissais  pas. 
De  temps  en  temps,  je  rencontrais  des  personnes  ; 
j  e  leur  demandais  où  je  devais  passer  pour  aller  à 
a  carrière,  et  après  environ  une  heure  de  montée 
arrivai  en  face  de  la  carrière  et  là  je  m'arrêtai. 
Après  quelques  minutes,  je  vis  un  homme  qui 
venait  à  moi  :  c'était  Maurice!...  Terrifiée,  les 


VIE    DE    MELANIE  119 


yeux  au  ciel,  je  m'écriai  :  «  Maman,  Maman  Im- 
maculée, toute  belle,  toute  pure,  sauvez-moi  ! 
Toute,  toute,  je  suis  votre  propriété.  Jésus,  mon 
Jésus,  faites  que  je  vous  aime  et  je  vous  aime- 
rai; faites  que  je  sois  en  vous  et  je  serai  en 
vous;  sauvez-moi  et  je  serai  sauvée,  etc.,  etc.,  et 
je  vous  prie  par  les  mérites  de  votre  très  précieux 
sang  de  convertir  Maurice,  de  sauver  son  âme.  » 
Maurice,  arrivé  près  de  moi,  leva  respectueuse- 
ment son  chapeau  en  saluant  profondément,  prit 
le  panier,  remercia  et  s'en  retourna.  Vers  le  soir, 
Maurice  vint  chez  ma  maîtresse,  et  environ  une 
demi-heure  après  je  fus  appelée  par  ma  maî- 
tresse. La  famille  était  réunie.  Ma  maîtresse  me 
demanda  quelle  était  cette  Dame  qui  était  avec 
moi  quand  Maurice  était  venu  prendre  le  panier 
et  à  quel  endroit  elle  s'était  jointe  à  moi^  si  je 
lui  avais  dit  qui  m'envoyait  porter  le  dîner,  etc. 
Je  répondis  franchement  que  j'étais  seule  et  que 
seule  avec  mon  Dieu  j'étais  revenue,  et  que  je 
n'avais  en  aucune  manière  trahi  mes  maî- 
tresses. 

Jusque  vers  la  fin  de  mars  oùje  commençais 
à  faire  paître  les  brebis)  je  portais  le  dîner  à 
Maurice  et  toujours  je  lui  disais  quelques  pa- 
roles, sans  que  j'eusse  la  connaissance,  la  signi- 


120  VIE    DE    MÉLANIE 


fication  de  ce  que  je  lui  disais,  tout  comme 
les  perroquets  qui  répètent  sans  savoir  ce  qu'ils 
disent.  Quelquefois  Maurice  versait  des  larmes. 
J'en  étais  humainement  affligée,  parce  que  je 
pensais  que  c'était  peut-être  moi,  par  mes  pa- 
roles, qui  étais  cause  de  sa  peine;  mais  un  jour 
il  me  dit  qu'il  voulait  se  réformer,  changer  de  vie, 
et  qu'il  épouserait  la  fille  de  ma  maîtresse,  etc., 
et  il  fit  comme  il  avait  dit. 

Dès  que  les  animaux  purent  trouver  du  pâtu- 
rage, je  les  conduisis  dans  les  champs  ou  sur  la 
montagne,  heureuse  de  me  trouver  seule,  loin 
des  yeux  des  créatures  raisonnables;  mais,  quel- 
quefois, particulièrement  quand  la  neige  cou- 
vrait encore  les  cimes  des  montagnes,  les  loups, 
les  renards,  les  lièvres  cherchaient  à  manger. 
Alors  je  leur  distribuais  mon  pain  et  ces  bêtes 
étaient  contentes,  puis  je  leur  parlais  du  bon 
Dieu... 

Mon  très  Révérend  et  très  cher  Père,  il  m'est 
difficile  de  me  rappeler  ce  que  je  disais  à  ces 
bêtes.  Je  sais  qu'elles  m'ont  fait  honte  plusieurs 
fois  par  leur  obéissance  à  moi,  ver  de  terre,  de 
qui  elles  n'attendaient  rien.  Je  racontais  à  ces 
animaux  leur  création  par  la  parole  toute-puis- 
sante de  notre  Dieu  éternel,  comme  me  l'avait 


VIE    DE    MELANIE  121 


enseignée  mon  bon  Frère,  et  je  les  engageais  à 
chercher  partout  leur  nourriture,  sans  causer  de 
préjudice  aux  hommes,  leurs  maîtres  et  leurs 
rois  parce  qu'ils  sont  créés  à  l'image  de  Dieu 
parles  puissances  de  leurs  âmes,  et  sont  encore 
les  images  de  Jésus-Christ  par  leurs  corps,  etc., 
etc.  En  premier  lieu,  un  loup  venait  tous  les 
jours,  et  je  lui  enseignais  ce  que  je  pouvais; 
cependant  cela  ne  me  plaisait  pas  beaucoup, 
parce  qu'il  ne  pouvait,  comme  l'homme,  aimer 
d'un  amour  de  connaissance  et  désintéressé.  Il 
me  rendait  service  en  ce  sens  que  parfois  j'aurais 
voulu  pousser  de  hauts  cris  pour  inviter  tous  les 
hommes  de  la  terre  à  louer,  aimer  et  glorifier 
notre  divin  Sauveur  Jésus  qui  nous  a  infiniment 
aimés  en  donnant  sa  vie  pour  nous  sauver.  Je 
dis  qu'il  nous  a  aimés  infinimeni^  parce  que  sa 
divinité  a  donné  un  mérite  infini  aux  souffrances 
et  à  la  mort  de  son  humanité  sainte. 

Bientôt  augmenta  le  nombre  des  loups,  des 
renards,  des  lièvres,  trois  petits  chamois,  une 
nuée  d'oiseaux  venaient  tous  les  jours,  et  alors, 
faute  d'hommes  à  qui  parler  du  bon  Dieu,  la 
Louve  leur  prêchait,  puis  on  chantait  le  can- 
tique :  Goûtez,  âmes  ferventes.  Tous  donnaient 
signe  de  grande  attention  et  inclinaient  la  tête 

10. 


122  VIE    DE    MELANIE 


aux  très  saints  Noms  de  Jésus  et  de  Marie. 
Les  loups  venaient  ordinairement  ensemble  à 
l'heure  fixée,  les  renards  venaient  ensemble 
ainsi  que  les  lièvres,  les  chamois  et  les  oiseaux. 
(Un  serpent  vint  aussi,  mais  fut  renvoyé.)  Une 
fois  arrivés,  chacun  de  ces  animaux  prenait  la 
place  qui  lui  avait  été  assignée  et  écoutait.  Puis 
dès  qu'ils  entendaient  la  fin  qui  était  à  peu  près 
celle-ci  :  Sit  nomen  Domini  benedictiim  !  ils 
faisaient  les  fous:  surtout  les  renards  faisaient 
des  espiègleries  à  leurs  confrères  loups  :  ils  les 
mordaient  à  l'oreille,  à  la  queue;  ils  donnaient 
des  tapes  avec  leur  patte  aux  lièvres  et  les  fai- 
saient rouler;  ils  tiraient  en  arrière  les  petits 
chamois  par  leur  petite  queue,  etc.  Dès  que  je 
leur  disais  de  se  retirer,  tous  partaient.  Oh  ! 
combien  j'ai  été  ingrate  envers  mon  amant  Jésus  ! 
Je  me  récréais  avec  des  animaux,  et  je  laissais 
mon  Bien  de  m'entretenir  avec  mon  Tout.  Eh  ! 
que  de  fois  dans  mon  examen,  je  me  suis  demandé 
si  en  cela  je  n'avais  pas  préféré  ma  volonté  à 
l'adorable  volonté  de  mon  très  amoureux  cher 
Jésus.  Selon  la  raison  humaine,  oui,  il  me  sem- 
blait que  j'avais  bonne  intention,  mais  cette 
bonne  intention  humaine  ne  glorifie  pas  Dieu 
surhumain  et  sa  récompense  sera  humaine  aussi. 


VIE    DE    MELANIE  123 


Sans  doute  que  je  pensais  à  mon  Dieu,  créa- 
teur de  toutes  choses,  en  un  mot  je  vidais  le 
trop-plein  de  mon  cœur  avec  les  animaux  que 
je  savais  ne  pas  devoir  me  trahir  et  je  voulais 
les  faire  participer  de  mon  amour  etc.,  etc. 
Oui,  mais  où  est  le  fruit  de  mes  prédications? 
Rien,  ma  bonne  intention  a  été  une  œuvre  artifi- 
cielle !... 

Quelquefois  il  me  venait  un  très  ardent  désir 
d'aimer  fortement  mon  aimé  Jésus,  de  lui  don- 
ner d'un  seul  coup  ma  volonté,  ma  liberté  de 
vouloir,  de  penser,  déjuger,  de  sentir  et  de  dé- 
pendre absolument  de  Lui  en  m'uniformant  en 
tout  à  son  bon  plaisir,  pour  qu'ainsi  dépouillée 
de  tout  il  n'y  eut  plus  d'obstacle  à  mon  étroite 
union  avec  mon  amant  Jésus;  qu'il  me  dirige, 
me  meuve  à  son  gré,  renonçant  absolument  à 
vivre,  à  agir,  à  penser,  à  opérer,  à  voir  et  en- 
tendre seule,  tous  mes  sens  devaient  être  un 
avec  les  sens  de  Thumanité  sacrée  de  mon  Ré- 
dempteur. Tandis  que  je  faisais  ainsi,  je  vis 
comparaître,  du  milieu  de  la  grande  lumière  de 
l'éternelle  présence  du  Très-Haut,  Jésus  qui  tira 
de  sa  poitrine  la  blanche  colombe,  lui  souffla 
dans  les  yeux  et  la  remit  dans  son  nid.  Je  lui  dis  : 
«  Mon  Frère  amoureux,  qu'avez-vous  fait?  »  — 


124  VIE    DE    MELAME 


«  A  présent  vous  verrez  avec  mes  yeux  »,  me 
répondit-il  et  il  disparut.  Je  ne  pus  après  cela 
que  m'approfondir  dans  ma  nullité,  dans  mon 
néant;  je  désirais  avec  ardeur  de  procurer  que 
JÉSUS  soii  aimé  de  tous  les  cœurs  et  de  bien 
correspondre  aux  bienfaits  et  miséricordes  de 
mon  doux  Sauveur.  Comme  toujours  j'avais  re- 
cours à  des  souffrances,  je  ne  voulais  pas  me 
faire  miséricorde,  je  voulais  purger  mon  esprit 
mieux  que  je  ne  l'avais  fait  jusque-là;  je  voulais 
lui  faire  payer  cher  ses  escapades  hors  du  bon 
plaisir  de  Dieu. 

Depuis  quelque  temps  on  parlait  du  prochain 
mariage  de  la  fille  de  ma  maîtresse  avec  Mau- 
rice. Voilà  qu'un  jour  ma  maîtresse  m'accusa  de 
lui  avoir  volé  une  grosse  somme  d'argent  et  me 
menaça  de  me  faire  enfermer  dans  les  prisons  si 
je  ne  lui  restituais  pas  la  somme  entière.  Je  ne 
répondis  rien  puisque  je  n'étais  pas  interrogée. 
Dans  mon  cœur  je  me  réjouissais  parce  que  je 
savais  n'avoir  pas  touché  son  argent  et  que  d'ail- 
leurs j'ignorais  où  elle  le  conservait.  Cependant 
ma  bonne  maîtresse  insistait  :  «  Résolvez-vous, 
me  disait-elle,  rendez-moi  cette  somme  si  vous 
ne  voulez  aller  en  prison.  Vous  faites  la  sainte, 
mais  je  ne  vous  crois  plus,  et  vos  miracles  sont 


VIE    DE   MELANIE  125 


comme  vous.  Si  vous  avez  enchanté  Maurice  par 
votre  divination  vous  ne  m'enchanterez  pas...  )> 
Intérieurement  je  rendais  grâce  à  mon  Seigneur 
Jésus  de  la  grande  faveur  d'être  enfin  injuste- 
ment accusée  de  vol  envers  ma  maîtresse,  puis- 
que tant  de  fois  j'avais  volé  au  Très-Haut  le 
temps  qu'il  m'avait  donné  pour  le  louer,  glori- 
fier, et  pour  réparer,  expier  les  fautes  du  pro- 
chain et  les  miennes. 

Un  jour  elle  me  fit  venir  dans  la  maison;  tous 
les  parents  et  amis  s'y  étaient  réunis.  En  pré- 
sence de  tout  ce  monde  elle  me  fît  beaucoup  de 
reproches,  disant  que  je  trompais,  que  j'avais 
son  argent,  que  cette  somme  devait  servir 
pour  les  dépenses  du  mariage  et  que  je  serais 
cause  que  ce  mariage  ne  pourrait  avoir  lieu. 
Entendant  cela,  la  fille  se  rendit  furieuse  et  me 
dit  que  si  elle  tardait  à  se  marier,  je  rendrais 
compte  à  Dieu  de  tout  le  mal  qui  en  résulterait; 
puis  des  injures  de  toutes  sortes  pleuvaient. 
Maurice,  qui  jusque-là  avait  gardé  le  silence, 
prit  la  parole  et  dit  à  peu  près  ceci  :  «  Je  vous 
prie  tous  de  parler  avec  modération  à  la  sœur  : 
j'ai  travaillé  pendant  quelques  mois  avec  son 
père,  homme  très  honnête  et  aimé  de  tous  ceux 
qui    le    connaissent;    s'il   venait    à   savoir   les 


126  VIE    DE    MELANIE 


paroles  que  vous  venez  de  dire  à  sa  fille,  cer- 
tainement qu'il  viendrait  de  suite  vous  la 
prendre.  A  vous  dire  la  vérité  je  ne  crois  pas 
que  ce  soit  la  sœur  qui  vous  ait  pris  votre  argent 
et  je  ne  le  croirai  jamais.  »  Ma  maîtresse  et 
d'autres  répliquèrent  :  «  Et  qui  donc  l'a  pris  ? 
C'est  donc  vous,  Maurice,  qui  êtes  le  voleur? 
D'ailleurs  cette  petite  est  la  seule  étrangère  qui 
entre  ici.  »  Maurice  reprit:  «  Mais  voyons,  la 
sœur  ne  ment  pas.  Avez-vous  pris  ou  trouvé  de 
l'argent  dans  cette  maison?  »  (Silence.)  «  Ré- 
pondez, sœur,  répondez  !  »  Je  répondis  à  peu  près 
ainsi  :  c  Devant  Dieu,  je  déclare  n'avoir  vu  ni 
pris  l'argent  ou  autre  chose  à  ma  maîtresse.  Elle 
n'a  pas  à  s'affliger  des  paroles  qu'elle  m'a  di- 
tes, parce  que  si,  par  pure  grâce  de  Dieu,  je  n'ai 
pas  commis  la  faute  de  voler  son  argent,  en 
beaucoup  d'autres  choses  j'ai  attristé  le  cœur 
aimant  de  Jésus-Christ  et  c'est  pour  cela  que, 
en  Père  amoureux,  il  me  punit  par  les  tribula- 
tions que  par  sa  grâce  j'ai  acceptées  et  embras- 
sées avec  gratitude  comme  des  dons  précieux. 
Quant  à  être  enfermée  dans  une  prison,  je  l'ai 
toujours  désiré  et  vous  me  ferez  un  vrai  régal. 
Oh  !  puissé-je  être  digne,  quoique  de  bien  loin, 
d'imiter  mon    divin  Sauveur  et  l'accompagner 


VIE    DE    MELÂNIE  127 


partout  dans  la  voie  de  sa  Passion  pour  obtenir 
son  amour  et  le  pardon  de  mes  péchés...  »  — 
u  Ah  !  s'exclama  la  fîlle  de  ma  maîtresse,  vous 
faites  les  choses  faciles  si  vous  croyez  que  sans 
la  restitution  de  votre  vol  Dieu  vous  pardonnera  ! 
Il  y  a  peut-être  une  religion  faite  pour  vous  ? 
Vous  êtes  dans  l'erreur,  ma  chère,  comme  erreur 
sont  vos   miracles...  «    Une   des  personnes  de- 
manda si  vraiment  le  bruit  répandu  dans  les 
villages  à  propos  de  divers  miracles  était  fondé. 
<(  Rien  du  tout,  répondit  ma  maîtresse  (et  elle 
avait  raison),  tout  a  été  une  fumée;  en  deuxparoles 
je  vous  explique  comment  la  chose  s'est  passée. 
Ma  fille  était  assise  près  du   feu,  en  face  avec 
son  enfant  sur  ses  genoux,  quand  tout  à    coup 
elle  entendit  grand  bruit  dans  l'étable  des  veaux. 
Ma  fille  se  lève  aussitôt,  assied  son  enfant  à  sa 
place,  sur  la   chaise  déviant  le  feu  et  court  à 
rétable.  L'enfant  trop  jeune  pour  se  tenir  assis 
sans  appui  tomba  dans  les  flammes  et  poussa 
des  cris  qui  furent  entendus  par  ma  fille  qui  ac- 
courut en  toute  hâte,  releva  Tenfant  tout  en  feu; 
et  le  croyant  brûlé,  défiguré,  elle  appela  au  se- 
cours. La  sœur  l'entendit  et  vint  et  aussitôt  elle 
dit  :  «  Ce  n'est  rien,  n'ayez  pas  peur.  »  Ce  disant 
elle  prit  l'enfant  et,  que  sais-je  ?  elle  lui  mit  la 


128  VIE    DE    MELANIE 


main  sur  la  figure  comme  si  elle  faisait  le  signe 
de  la  croix;  on  ne  sait  pas  bien  ce  qu'elle  faisait. 
Ma  fille  avait  perdu  connaissance  et  ne  se  rap- 
pelle pas  bien  ;  mais  le  fait  est  que  quand  j'arri- 
vai Tenfant  était  parfaitement  bien  et  sans  trace 
de  brûlures,  parce  qu'il  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  se  faire  du  mal.  Voilà  le  prétendu  miracle 
expliqué. 

«  Une  autre  fois  nous  avions  fait  le  pain  dans 
le  village  du  Serre,  selon  notre  coutume;  mais 
vers  le  midi,  craignant  de  n'avoir  pas  assez  de 
vieux  pain,  j'envoyai  la  petite  au  village  pour 
prendre  un  pain,  s'il  était  cuit;  or  le  pain  était 
encore  dans  le  four.  Pendant  qu'il  finissait  de 
cuire  et  que  la  sœur  attendait  dehors,  une  fille 
était  montée  sur  un  arbre  pour  prendre  une  poire. 
Cette  fille  était  sujette  au  mal  caduc,  ime  crise  lui 
survint,  elle  tomba  comme  un  plomb  et  resta  sans 
mouvement.  Toute  la  gent  du  village  accourut 
avec  les  parents  de  la  jeune  fille  qui  pleuraient.  Il 
paraît  qu'en  tombant  elle  s'était  cassé  le  pied;  le 
pied  pendait,  disait-on  (je  ne  l'ai  pas  vu).  La 
sœur  y  fut,  s'approcha  et  dit  :  «  Ne  pleurez  pas,  ce 
n'est  rien,ôtez-lui  son  bas.  »  —  «  On  ne  peutpas  », 
dirent  les  parents.  —  «  Laissez-moi  faire,  répli- 
qua la  sœur,  je  ne  lui  ferai  pas  de  mal  »,  et  elle  lui 


VIE   DE   MELANIE  129 


ôla  son  bas,  essuya  le  sang,  puis  tandis  qu'elle 
lui  frottait  le  pied,  elle  faisait  des  espèces  de 
signes  de  croix;  après  elle  fît  mettre  debout  la 
jeune  fille  qui  marcha  ;  et  tous  les  imbéciles  se  mi- 
rent à  crier:  0  miracle  !  ô  miracle!!,..  Oui,  un  mi- 
racle que  quiconque  aurait  pu  faire.  La  fille  n'a- 
vait pas  le  pied  cassé  mais  elle  s'était  démis  sim- 
plement l'os  du  talon,  et  en  le  frictionnant,  en  le 
tournant,  les  jointures  se  sont  remises  d'elles- 
mêmes,  et  cela  suffisait  pour  guérir  la  jeune 
fille.  Voilà  donc  que  le  prétendu  miracle  s'en 
est  allé  en  fumée.  Avez-vous  compris  ?  Le  mi- 
racle que  je  voudrais  qu'elle  fasse  serait  celui  de 
me  rendre  l'argent  qu'elle  m'a  volé.  »  «  Cela 
suffit,  dit  Maurice,  cela  suffit  :  laissons  ces 
choses,  occupons-nous  de  nos  affaires,  laissons 
aller  cette  pauvre  enfant  à  ses  occupations.  ») 

Éternelle  est  la  miséricorde  du  Très-Haut  sur 
moi  misérable  pécheresse  ;  adorables  sont  les 
voies  du  Tout-Puissant!  Le  soir,  lorsque  je  me 
retirais  avec  mes  vaches,  ma  maîtresse  me  re- 
prochait mon  vol,  m'appelait  faiseuse  de  mira- 
cles et,  après  d'autres  paroles  qui  blessaient 
mon  amour-propre,  terminait  toujours  en  me 
disant  que  par  mon  vol,  j'étais  cause  du  retard 
du  mariage  de    sa   fille,  etc.  Elle   ajouta  que, 

11 


19D  VIE    DE   MELANIE 


devant  aller  à  Corps,  elle  dirait  à  mon  père 
mon  infidélité  et  mon  vol.  Quand  je  sus  que 
mon  cher  père  devait  avoir  ce  grand  déplaisir, 
je  fus  fort  contristée  parce  que  j'aimais  beau- 
coup mon  père...  Pour  lui  épargner  cette  peine, 
la  raison  humaine  me  suggérait  d'aller  moi- 
même  lui  dire  que  j'étais  faussement  accusée, 
que  je  n'avais  rien,  rien  volé,  et  mon  père  qui 
savait  que  je  ne  mens  pas  me  croirait  aussi- 
tôt î...  Ah!  fille  d'Adam!...  Mais,  d'un  autre 
côté  je  pensais  que  mon  père  dirait  à  ma  maî- 
tresse que  j'étais  innocente  et  que  si  elle  per- 
sistait à  me  croire  coupable,  il  viendrait  me 
prendre  pour  m'ôter  de  son  service,  que  de 
cette  façon  je  perdrais  la  fortune  de  mon  âme 
et  redeviendrais  mendiante  d'une  bouchée  de 
pâtir  pour  l'amour  de  mon  cher  Jésus  cru- 
cifié. «  Allons,  me  dis-je,  mettons  cette  affaire 
dans  les  mains  de  mon  bien-aimé;  je  ne  veux 
faire  que  sa  sainte  volonté.  »  Mes  maîtresses 
me  regardaient  de  travers  et  ne  cessaient  de  me 
dire  des  paroles  injurieuses.  Je  pensais  que  si 
je  n'avais  pas,  par  miséricorde  de  Dieu,  commis 
ce  vol,  je  n'en  avais  pas  moins  mérité  l'enfer 
par  mes  nombreux  péchés  et  qu'il  était  bien  na- 
turel   que  j'acceptasse  avec  joie  et  gratitude 


VIE    DE    MELANIE  131 


les  dons  sacrés  des  accusations,  des  humilia- 
tions qui  m'étaient  présentés  par  mon  divin 
Médecin  pour  la  guérison  de  mon  Ame. 

Un  soir,  ma  maîtresse,  devant  moi,  dit  à  sa 
famille  qu'elle  n'avait  pas  pu  parler  de  mon  vol  à 
mon  père  parce  qu'il  n'était  pas  dans  le  pays. 
Sur  cela  ]e  me  montrai  très  indifférente;  peut- 
être  parce  que  je  me  trouvais  dans  une  mer 
d'affliction  d'esprit  et  de  corps  par  suite  d'une 
communication  terrifiante  au  sujet  du  monde 
que  j'avais  vu  enveloppé  dans  de  grandes  cala- 
mités. Un  jour,  mes  sens  suspendus,  mon  intel- 
ligence avait  vu  le  monde  dans  d'épaisses  ténè- 
bres, des  incendies  un  peu  partout,  et  j'enten- 
dais ces  cris  comme  des  cris  de  bêtes  féroces  : 
«  Vive  l'anarchie  !  à  bas  la  calotte  et  les  fana- 
tiques !  tuez,  tuez,  fusillez,  poignardez,  purgeons 
la  terre  !  »  On  noyait  des  gens,  des  vieillards, 
des  femmes  et  des  enfants  pour  aller  plus  vite; 
le  sang  coulait,  les  maisons  se  fermaient,  mais 
ces  hommes  altérés  de  sang  enfonçaient,  bri- 
saient les  portes  et  massacraient  tous  ceux  qui 
tombaient  sous  leurs  mains;  beaucoup  de  prê- 
tres, de  religieux  et  de  religieuses  étaient  mis  à 
mort  :  il  y  en  avait  qu'on  menait  en  bandes 
attachés  les  mains  derrière  le  dos,  on  les  con- 


132  VIE    DE   MÉLANIE 


duisait  sur  une  place  pour  les  fusiller.  Des 
femmes  étaient  aussi  cruelles,  sinon  plus,  que 
ces  hommes  enragés.  Cette  œuvre,  ce  châtiment 
voulus  (quoique  indirectement)  par  les  mau- 
vais chrétiens,  avaient  lieu,  plus  ou  moins  épou- 
vantables, dans  toutes  les  villes  et  dans  tous 
les  bourgs,  et  avaient  commencé  à  la  même 
heure,  au  signal  donné  par  les  chefs.  Sous  la 
dénomination  de  l'anarchie  se  cachait  la  secte 
infernale  qui  est  dirigée  par  le  premier  révolté 
révolutionnaire,  Lucifer.  Les  églises  étaient 
pillées,  profanées,  incendiées.  Les  troupes  se 
battaient  contre  les  civils,  il  y  avait  des  mau- 
vais prêtres  dans  les  rangs  des  uns  et  des  au- 
tres; le  carnage  était  épouvantable;  et  des  sol- 
dats^ à  la  vue  du  carnage  qu'ils  avaient  fait  de 
leurs  frères  se  retournèrent  et  tirèrent  sur  leurs 
chefs.  Les  Communautés  priaient,  les  humbles 
et  les  pauvres  priaient.  Ce  sont  ces  derniers  qui 
furent  exaucés,  mais  pas  avant  que  fût  complet 
le  nombre  des  innocentes  victimes.  Cette  ven- 
dange de  la  justice  divine,  où  périrent  un  grand 
nombre  de  milliers  de  prêtres,  dura  deux  ou 
trois  jours.  Les  hommes  de  foi  pratique,  quoi- 
que en  petit  nombre,  aidés  par  leurs  anges  gar- 
diens, furent  vainqueurs. 


VIE    DE    MELANIE  133 


J'étais  terrifiée  par  cette  vision.  J'aimais  mon 
divin  Maître  et  je  savais  quïi  m'aimait  infini- 
ment, et  cependant  il  me  semblait  qu'il  m'avait 
abandonnée,  rejetée  loin  de  son  aimable  et  con- 
fortante amitié  et  que  cet  abandon  provenait  de 
mes  nombreuses  infidélités.  Il  me  semblait  qu'ac- 
tuellement je  n'aimais  plus  mon  cher  amant 
Jésus  ;  je  croyais  être  dans  l'illusion  par  la 
complaisance  que  j'avais  dans  les  souffrances, 
car  il  me  semblait  que  je  prenais  un  plaisir 
humain  dans  les  souffrances,  au  lieu  de  les  aimer 
uniquement  parce  que  mon  cher  Jésus  voulait 
que  je  glorifie  et  honore  les  souftrances  qu'il 
avait  endurées  dans  sa  sainte  humanité  et  dans 
son  [mot  absent]  pour  le  salutdu  genre  humain... 

Mon  esprit  était  dans  d'épaisses  ténèbres, 
ma  mémoire  avait  perdu  le  souvenir  des  pro- 
messes que  j'avais  eues  et  des  innombrables 
bienfaits  que  j'avais  reçus  de  l'infinie  miséri- 
corde du  Tout-Puissant;  le  peu  de  mémoire  qui 
me  restait  était  superficielle,  ne  me  rassurait 
pas,  ne  me  pénétrait  pas,  ne  me  donnait  aucun 
soulagement  profitable.  Mon  corps  était  abattu 
et  rempli  de  douleurs.  Dans  cet  état  je  descen- 
dais, toujours  plus  dans  mon  néant,  dans  ma 
très  vraie  nullité   et  incapacité  de  faire,  sans 


134  VIE    DE    MEL\NIE 


Dieu,  aucun  bien  niéritoire  pour  la  gloire  de 
mon  cher  Jésus.  Je  désirais  d'un  grand  désir 
pouvoir  porter  mon  aimant  Sauveur  dans  le 
cœur  de  tous  les  hommes  afin  qu'ils  l'aiment  et 
ne  TofTensent  plus.  Ainsi  désolée,  je  ne  cessais 
pas  de  chercher,  d'appeler  mon  amoureux  Jésus, 
de  déposer  à  ses  pieds  mes  gémissements,  mes 
soupirs,  mes  craintes  et  mes  angoisses.  Pen- 
dant ces  jours  d'amère  tribulation,  en  revenant 
de  garder  mon  troupeau,  je  vis  que  Maurice 
était  près  de  la  porte  de  l'étable  ;  et  dès  que 
j'y  fus  entrée,  il  y  entra  aussi,  et  sans  s'ap- 
procher il  me  dit  à  demi-voix  :  c  Sœur,  ne 
perdez  pas  votre  santé  pour  les  calomnies  et 
accusations  qu'on  fait  contre  vous  :  je  ne  les 
crois  pas.  »  Ma  maîtresse  arriva  et  comme 
furieuse,  elle  me  dit  :  «  Oh  î  petite  mensongère, 
vous  vous  entendez  avec  Maurice,  et  tous  les 
deux  vous  êtes  d'accord  pour  me  voler  !  Si 
Maurice  veut  vous  épouser  au  lieu  de  ma  fille, 
qu'il  le  fasse.  »  En  disant  cela,  elle  s'en  alla  et 
Maurice  aussi.  Il  me  fut  facile  de  me  résigner  : 
je  n'avais  pas  compris  grand'chose;  d'ailleurs 
j'étais  toujours  bien  persuadée  que  je  ne  méri- 
tais que  des  reproches  et  que  le  Très-Haut  per- 
mettait tout  cela. 


VIE    DE    MELANTE  135 


Mais  qui  pourrait  dire  ma  crainte,  ma  douleur, 
voyant  que  le  ciel  pour  moi  était  fermé  en  puni- 
tion de  mes  péchés  ;  me  voyant  comme  aban- 
donnée au  milieu  des  ténèbres,  sans  soulage- 
ment du  ciel  ni  de  la  terre  !  Au  contraire,  par 
la  laideur  de  mes  ingratitudes  envers  mon  bien- 
aimé  Jésus,  j'étais  haïe,  repoussée  par  ses  créa- 
tures raisonnables.  Il  manquait  seulement  que 
la  terre  s'ouvrît  pour  me  précipiter  dans  l'enfer. 

Je  Taimais,  mon  Jésus,  oui.  Sous  la  main 
bénie  de  la  divine  justice,  j'étais  amplement, 
profondément  uniformée  aux  justes  et  saints  vou- 
loirs de  mon  aimé  Jésus,  expert  et  fin  voleur 
des  cœurs  ;  et  bien  que  parfois  je  n'eusse  plus 
la  force  d'appeler  la  vie  de  ma  vie,  avec  la  voix 
du  cœur  je  demandais  et  cherchais  où  était 
celui  que  j'aimais. 

Durant  ces  quelques  jours  ténébreux  de  déso- 
lation et  de  saccage,  le  Dieu  des  vertus  et  des 
miséricordes  plusieurs  fois  me  ranima  par  com- 
passion pour  ma  faiblesse  ;  mais  ses  paroles 
ou  ses  lumières  confortantes  ne  duraient  qu'un 
éclair.  Et  ainsi  cette  lumière  ou  bien  cette  parole 
du  Tout-Puissant  créateur  de  l'univers  me  per- 
suadait sur  ce  que  je  croyais  par  la  foi  :  pendant 
cesténèbres,  tentations,  batailles, contradictions, 


136  VIE    DE    MELANIE 


accusations,  doutes  et  craintes,  ma  foi  par  pure 
miséricorde,  ne  fut  pas  blessée,  restant  vigou- 
reusement à  la  tête  du  combat,  avec  l'unifor- 
mité au  bon  plaisir  du  divin  Maître  et  la  recti- 
tude d'intention. 

Si  je  voulais  expliquer  ces  visions  instanta- 
nées dans  réternelle  et  suave  lumière,  je  ne  le 
saurais  pas.  Je  compris  que  je  n'avais  plus  à 
penser  que  mon  divin  Sauveur  est  loin  de  moi, 
bien  que  pécheresse,  parce  qu'il  est  tout  amour 
et  n'abandonne  jamais  qui  le  cherche  en  vérité; 
que  ce  désir  de  le  chercher,  c'est  lui-même  qui 
le  produit;  il  pousse  et  se  fait  trouver  en  Roi 
pacifique  et  pacifiant  au  milieu  de  la  tempête  : 
à  son  apparition  la  tempête  se  calme  etTâme  est 
inondée  d'ineffables  consolations.  Mais  c'est 
pour  peu  de  temps,  puisque  peu  à  peu  d'autres 
adversités  arrivent  et  se  succèdent. 

Un  jour  que  je  faisais  paître  mes  vaches  dans 
un  champ  voisin  de  la  maison,  passèrent  trois 
ou  quatre  chasseurs  de  Corps,  dont  un  prêtre. 
Parmi  eux  je  ne  reconnus  qu'un  homme  qui 
souvent  était  venu  parler  à  mon  père;  il  me 
reconnut  aussi  et  vint  avec  ses  compagnons 
prendre  de  mes  nouvelles  et  me  demander  si 
j'avais  besoin  que  mon  père  m'envoyât  quelque 


VIE   DE    MÉLANIE  137 


chose.  Je  répondis  que  j'étais  contente  etque  j'en- 
voyais mes  respects  à  mon  père.  Ma  maîtresse 
m'avait  vu  parler  avec  ces  messieurs  ;  elle  sus- 
pecta que  peut-être  je  m'étais  plainte  d'elle,  que 
j'avais  fait  dire  à  mon  père  de  venir  me  chercher  ; 
elle  m'en  fit  des  reproches  et  je  la  laissai  dire. 
Quand  à  midi  je  me  trouvai  avec  la  famille 
réunie,  tous  me  firent  des  reproches;  en  autres 
choses  ma  jeune  maîtresse  me  dit  qu'avec  les 
femmes  j'étais  muette,  que  la  parole  ne  me 
venait  que  pour  parler  avec  les  hommes,  qu'elle 
m'avait  surprise  à  parler  à  voix  hasse  dans  Péta- 
ble  avec  Maurice  avec  qui  je  m'entretenais  et 
m'entendais  en  cachette;  et  que,  petite  comme 
j'étais,  ayant  déjà  commencé  une  mauvaise  vie, 
j'allais  infailliblement  à  la  perdition  avec  tous 
les  démons,  etc.,  etc.  En  vérité,  si  sérieux  que 
fût  mon  examen,  je  ne  savais  pas,  je  ne  voyais 
pas  où  était  ce  mal,  cette  faute  que  j'avais  faite; 
malgré  cela  je  tremblais,  de  crainte  d'avoir 
dégoûté  mon  Dieu  que  j'aimais  de  tout  mon 
cœur,  de  toutes  mes  forces;  oui,  je  sais  que  je 
l'aimais  ;  quoique  je  ne  sentais  pas  sensible- 
ment son  amour,  malgré  tout  je  ne  laissais  pas 
mes  pratiques  d'usage.  Le  vieux  serpent  qui 
ne  dort  jamais,  le  jaloux,  l'envieux,  le  menteur, 

11. 


138  VIE   DE    MELANIE 


ne  perdait  aucune  occasion  pour  me  faire  tom- 
ber dans  ses  filets,  en  m'insinuanb  que  Dieu 
n'avait  plus  soin  de  moi,  parce  que  mes  péchés 
étaient  grands  et  nombreux;  que  Dieu  s'était 
éloigné  de  moi  parce  qu'il  n'y  avait  plus  de  mi- 
séricorde pour  mon  âme.  Le  père  du  mensonge 
me  suggérait  d'autres  choses  encore. 

Continuellement  j'appelais  à  mon  secours  mon 
adorable  aimé  Jésus,  la  belle  entre  toutes  les 
belles,  ma  chère  et  bien-aimée  Maman,  et  saint 
Joseph,  lui  rappelant  sa  douleur  lorsqu'il  avait 
perdu  pendant  trois  jours  celui  qui  ravit  les 
anges.  Je  sentais  que  j'aimais  mon  Bien-Aimé^ 
mais  je  ne  le  voyais  pas,  et  j'étais  persuadée  que 
je  méritais  d'être  abandonnée  à  cause  de  mes 
infidélités.  Tout  restait  sourd  à  mes  supplica- 
tions réitérées  et  à  mes  gémissements  :  le  ciel 
était  de  bronze  pour  moi. 

Enfin  ne  sacbantplus  que  faire  pour  celui  que 
j'aime,  je  protestais  ne  vouloir  jamais,  en  aucuue 
manière  donner  du  déplaisir  à  celui  pour  qui 
seul  je  vivais  ;  je  me  donnais  et  redonnais  à  la 
vie  de  ma  vie;  je  me  consacrais  toute,  toute, 
avec  les  puissances  de  mon  âme,  à  l'Éternel 
Père,  pour  ne  plus  vivre  que  de  la  vie  de  l'Homme- 
DiEU,  agir,  prier,  souffrir  et  jouir  comme   lui, 


VIE    DE   MELANIE  139 


dans  ses  mêmes  intentions,  qui  étaient  la  plus 
grande  glorification  du  Père  Éternel  et  tout 
cela  en  union  avec  les  mérites  infinis  de  mon 
cher  Jésus-Christ.  Alors  m'étant  ainsi  mise 
commeune  cire  moUedans  lesmains  demonbien- 
aimé  Sauveur  afin  qu'il  me  donnât  la  forme  qui 
lui  plaisait  et  me  façonnât  à  sa  mode,  ne  voulant 
plus  être  moi,  mon  âme  se  recueillit.  Je  ne  sais 
comment  cela  se  fit,  le  fait  est  que  tout  à  coup 
je  me  trouvai  dans  la  présence  de  l'éternelle 
bienfaisante  Lumière  :  au  milieu  je  vis  mon 
très-aimé  et  très-aimant  Frère.  Il  n'était  plus 
petit  ;  mais  grand  et  majestueux  ;  et  avec  Lui, 
la  Vierge  ma  Mère,  chef-d'œuvre  de  la  Très 
Sainte  Trinité,  toute  pure,  toute  belle,  toute  ai- 
mante, toute  bonne,  toute  compatissante,  toute 
enrichie  de  la  surabondance  des  grâces,  des  pri- 
vilèges, des  dons  que  peut  départir  Celui  qui 
peut  tout.  Mon  doux  Frère  me  bénit,  me  con- 
firma dans  la  foi  de  son  amour  qui  est  vérité, 
lumière  et  nourriture  délicieuse.  Puis  il  sortit 
de  sa  poitrine  le  très  beau  lys  ;  dans  le  très 
blanc  lys  se  trouvait  une  liqueur  qu'il  me  fit 
boire  ;  et  il  me  demanda  si  je  voulais  conserver 
(soigner)  le  lys.  Je  répondis  :  «  Je  voudrais  bien, 
mais  je  crains  de  le  gâter.  A  cause  de  votre  Nom 


140  VIE    DE    MEL\NIE 


tout  puissant,  gardez-le  vous-même,  avec  moi 
qui  suis  votre  propriété  absolue,  pour  votre  plus 
grande  gloire.  »  Il  ne  se  déplut  pas  de  ma  de- 
mande et  notre  belle  Maman  prit  le  lys  des 
mains  bénies  de  mon  Frère  qui  le  lui  présentait, 
et  Elle  le  mit  sur  son  cœur.  Ce  fut  tout. 

Dès  que  je  me  vis  dans  la  grande  Lumière,  je 
me  sentis  renouvelée  ;  tout  disparut  :  doutes, 
craintes,  fatigue,  lassitude,  accablement  d'avoir 
été  cause  par  ma  faute  de  l'éloignement  de  mon 
Dieu,  mon  unique  amour,  la  lumière  de  mes  yeux, 
la  médecine  de  mon  âme,  le  tabernacle  de  mon 
repos  et  mon  tout  en  tout.  Le  désir  d'aimer 
mon  divin  Maître  croissait  toujours  davantage 
dans  mon  cœur,  je  dirais  même  dans  les  puis- 
sances de  mon  âme.  Il  me  semblait  que  mon 
Amant  purifiait  tout  dans  mon  âme  avec  le  feu 
incessant  de  son  amour  dont  les  flammes  dévo- 
raient les  nombreuses  taches  de  mes  infidélités. 

Quant  aux  effets  produits  par  la  vue  de  la 
beauté  incréée  :  la  connaissance  des  attributs 
divins,  de  l'impénétrable  sagesse  du  Très-Haut, 
les  hauts  enseignements  de  la  Force  des  faibles; 
je  ne  saurais  pas  les  exprimer. 


VIE    DE    MELANIE  141 


Ma  chère  Soeur, 

Une  dizaine  de  pages  plus  haut,  vous  donnez 
raison  à  votre  maîtresse  qui  disait  que  le  bruit 
répandu  dans  les  villages  à  propos  de  divers 
miracles  à  vous  attribués,  n'était  fondé  en  rien. 

Je  veux  que  vous  vous  expliquiez.  La  modestie 
ne  doit  pas  vous  faire  dissimuler  la  vérité  à  votre 
directeur.  La  simplicité  avec  le  directeur  plaît  à 
Dieu  plus  que  la  modestie,  laquelle  peut  être 
inspirée  par  Tamour-propre,  la  crainte  du  ridi- 
cule, etc.  Je  vous  demande  donc,  ma  chère  sœur, 
de  vouloir  bien  écrire  ci-dessous  tout  ce  qui  m'est 
nécessaire  pour  comprendre  la  gravité  des  acci- 
dents réellement  arrivés  à  cet  enfant  et  à  cette 
jeune  fille. 

Mon  très  Révérend  et  très  cher  Père, 

J'ai  donné  raison  à  ma  patronne,  par  le  mo- 
tif que  les  personnes  présentes  disaient  que 
j'avais  fait  des  miracles  et  que  les  gens  des  pays 
environnants  le  disaient  aussi.  Or  pour  être  dans 
la  vérité,  j'approuvais  ma  patronne  qui  devait 
savoir  quil  n'y  a  que  Dieu  qui  fasse  des  miracles 
et  moi  j'ai  cru  jusqu'à  ce  jour  que  même  les 
saints  du  ciel  n'en  peuvent  faire  par  leur  vertu 


142  VIE    DE   MELAME 


pour  sublime  qu'elle  soit.  C'est  Dieu,  Tunique 
Être  tout-puissant  qui  fait  les  miracles  par  lui- 
même  ou  par  qui  il  veut  ;  et  s'il  voulait  se  ser- 
vir pour  cela  d'une  paille  brûlée,  cette  cendre  ne 
pourrait,  ne  devrait  jamais  usurper  le  droit  de 
Dieu  en  osant  dire  :  «  J'ai  fait  un  miracle.  » 

Ce  que  j'ai  peut-être  à  expliquer,  c'est  que, 
quand  la  mère  retira  son  enfant  du  milieu  des 
flammes  et  le  vit  en  feu  et  tout  défiguré,  la  Louve 
arrivait.  Aussitôt  la  mère  s'évanouit  en  me  met- 
tant l'enfant  dans  les  bras.  Avec  mon  tablier,  je 
faisais  tomber  le  feu,  les  étincelles  et  j'essuyais 
son  visage.  Cela  se  comprend  que  je  priais  en 
même  temps;  mais  lorsque  je  vis  ses  lèvres,  son 
front  brûlés,  enfin  sa  figure  et  ses  mains  blancbes 
à  des  endroits  et  à  des  autres  saignantes  et  que 
l'enfant  n'était  plus  reconnaissable,  et  que  les 
cris  qu'il  faisait  semblaient  se  changer  en  des 
gémissements  de  mort,  je  priais  Dieu,  au  nom  de 
Jésus-Christ  et  de  sa  mort,  et  je  faisais  des  si- 
gnes de  croix  sur  toutes  les  parties  en  plaies  et 
blanchâtres.  En  un  instant  l'enfant  ouvrit  les 
yeux.  La  mère  revient  à  elle,  prend  son  enfant 
et  le  voit  sain;  elle  seulement,  la  mère,  avait 
des  brûlures  aux  mains.  Où  est  ici  le  miracle  de 
la   Louve,  je  vous  prie?  Quant  à  la  jeune  fille 


VIE    DE   MELANIE  143 


qui  tomba  d'un  arbre,  son  bout  de  pied  était  de 
côté  et  pendait  ;  or  il  n'y  avait  qu'à  retrouver 
l'endroit  où  les  os  pouvaient  s'emboîter  :  d'un 
côté  la  peau  était  déchirée  et  le  sang  qui  sortait 
empêchait  l'opération  qui  eut  lieu  au  Nom  ado- 
rable de  JESUS  en  vertu  de  la  croix. 

Si  le  bon  Dieu  fait  tout  ce  qu'il  veut,  je  n'en 
suis  pas  la  cause. 

Depuis  quelques  jours,  mes  maîtresses  parais- 
saient moins  fâchées  contre  moi  ;  puis  chaque 
fois  que  la  famille  était  à  table,  on  se  deman- 
dait l'un  à  l'autre  si  l'année  prochaine  je  revien- 
drais volontiers  chez  eux.  On  disait  qu'il  serait 
beaucoup  mieux  que  je  ne  change  pas  de  maî- 
tresse, vu  ma  grande  timidité.  Puis  on  finit  par 
m'engager  à  rester  pendant  l'hiver  avec  eux.  De 
cette  manière  je  serais  plus  sûre  de  n'être  pas 
obligée  d'aller  servir  chez  des  maîtres  que  je  ne 
connaissais  pas  et  qui  ne  me  connaissaient  pas 
non  plus,  et  de  rester  avec  des  ouvriers  qui  blas- 
phèment le  Nom  du  bon  Dieu,  ce  qui  me  ferait 
souffrir.  A  tout  cela,  n'étant  pas  interrogée, 
je  ne  répondais  rien.  D'ailleurs,  mon  vouloir 
(l'avait)  celui  qui  dirige  tout  sur  la  terre  comme 
au  ciel. 


144  VIE    DE   MELANIE 


Peu  de  jours  après,  je  me  trouvais  dans  le 
jardin,  ma  maîtresse  vint  m'y  trouver  et,  avec 
humilité  et  bonté,  me  dit  :  «  Ma  fille ^  vous  rap- 
pelez-vous quand  je  vous  accusais  de  m'avoir 
volé  une  grosse  somme  d'argent?...  Répondez- 
moi.  »  Je  lui  dis  :  «  Je  me  souviens  d'avoir  sou- 
vent offensé  mon  Dieu  et  de  vous  avoir  donné 
beaucoup  de  déplaisirs;  et  vous,  si  bonne,  m'avez 
supportée  avec  bien  de  la  patience  et  de  la  béni- 
gnité; c'est  pourquoi  j'implore  le  pardon  de  mon 
Jésus  crucifié  et  le  vôtre.  »  Elle  me  répondit 
qu'elle  ne  me  demandait  pas  de  me  confesser, 
mais  seulement  si  je  me  souvenais  de  ce  qu'elle 
m'avait  accusée  de  lui  avoir  volé  son  argent; 
que  maintement  elle  voulait  et  devait  me  dire 
que  ce  n'était  pas  vrai,  qu'elle  avait  voulu  feindre 
d'avoir  perdu  tout  son  argent  pour  mettre  Mau- 
rice à  l'épreuve  et  voir  si,  sans  qu'elle  eût  de 
l'argent,  il  serait  content  quand  même  d'épouser 
sa  fille,  etc.,  etc. 

Le  jeudi  suivant,  ma  maîtresse  m'accompagna 
à  Corps  pour  me  rendre  à  mes  parents.  Ma  chère 
mère  se  rappelant  mes  impertinences  ne  voulait 
pas  me  recevoir.  Ma  maîtresse  faisait  valoir  le 
pacte  fait  avec  mon  père,  d'après  lequel  je  devais 
être  rendue  vers  la  fin  de  novembre;  elle  ajou- 


VIE    DE   MELANTE  145 


tait  qu'elle  était  venue  aussi  pour  faire  promettre 
à  mon  père  de  me  remettre  à  son  service  après 
l'hiver.  Oh  !  bonté,  miséricorde  de  mon  amant 
Jésus,  vrai  médecin  de  ma  pauvre  âme,  combien 
me  sont  chères,  amoureuses,  admirables,  vos 
divines  opératious  !...  Plus  je  descends  dans 
mon  néant,  dans  ma  nullité,  plus  je  vois  votre 
miséricorde.  —  Après  que  ma  maîtresse  fut 
partie,  ma  mère  me  reprocha  d'être  revenue 
dans  la  famille,  disant  que  ma  maîtresse  n'avait 
pu  me  supporter  et  ne  me  voulait  plus  chez  elle 
où  je  mettais  la  discorde,  etc.  Voyant  qu'on  me 
mettait  à  ma  place,  c'est-à-dire  que  j'étais  rebutée 
et  que  personne  ne  me  voulait,  que  tous  avaient 
horreur  de  moi,  je  pensais  que  mon  Seigneur 
leur  faisait  peut-être  voir  mes  innombrables 
ingratitudes  et  infidélités;  j'invitais  dans  mon 
cœur  à  rendre  grâce  de  ce  bienfait  à  l'auteur  de 
tout  bien,  à  qui  seul,  par  tous  les  moyens,  je 
cherchais  à  faire  plaisir;  soit  qu'il  me  punît  à 
cause  de  mes  fautes,  soit  qu'il  torturât  mon 
esprit  et  mon  corps  pour  assainir  et  purger  mon 
âme,  soit  qu'il  me  tournât  ou  fît  tourner  en  déri- 
sion, je  ne  me  troublais  pas;  l'œil  de  mon  âme 
était  fixé  dans  mon  divin  Maître  pour  exécuter 
en  tout  son  bon  plaisir.  Dans  mon  oraison  J'avais 


146  VIE    DE    MELAME 


découvert  des  obstacles  fâcheux  à  mon  union 
avec  mon  bien-aimé  Jésus,  tant  dans  mon  inté- 
rieur que  dans  mes  actions  extérieures.  Mon  âme 
avec  ses  puissances  était  certainement  bien  atta- 
chée et  jointe  au  divin  amour;  je  n'avais  pas,  il 
me  semblait,  d'autre  volonté  que  celle  du  Très- 
Haut  et  je  me  serais  mise  en  pièces  pour  lui 
plaire;  mais  il  me  manquait  le  total  abandon 
entre  ses  mains  bénies;  quand  je  dis  abandon  je 
dis  aussi  entière  dépendance  pour  toutes  les  opé- 
rations qu'il  fait  de  nous  et  en  nous,  sans  que 
nous  voulions  Taider  et  agir  de  nous-mêmes: 
car  tout  ce  que  nous  avons  à  faire  dans  cet  état, 
quand  l'Être  suprême  veut  lui-même  se  fabriquer 
un  tabernacle,  c'est  de  faire  la  morte  et  d'être 
FIDÈLE,  rien  de  plus.  Ces  choses  ne  peuvent 
s'apprendre  dans  les  livres,  et  encore  moins  se 
comprendre  sinon  par  l'expérience,  en  usant 
d'une  grande  fidélité. 

Devant  rester  chez  mes  parents  tout  Thiver, 
je  priai  ma  mère  de  vouloir  bien  me  donner 
quelque  ouvrage;  elle  ne  le  voulut  pas,  disant 
que  je  n'étais  pas  propre  (i)  et  qu'elle  me  défen- 

(1)  Tous  ceux  qui  ont  connu  Mélanie  onl  remarqué  que 
dans  sa  pauvreté,  elle  était  très  propre.  Plus  loin  sa  mère 
l'accusera  de  vanité. 


VIE    DE    MELANIE  147 


dait  de  toucher  à  aucune  chose  de  sa  maison. 
Alors  quelquefois  je  lui  demandais  si  je  pouvais 
sortir.  Elle  le  permit,  ajoutant  que,  si  cela  me 
plaisait,  je  pouvais  ne  plus  revenir...  Je  savais 
un  peu  le  chemin  de  l'église;  tous  les  jours,  à 
l'heure  où  il  n'y  avait  personne,  j'y  allais.  Un 
jour,  en  entrant  à  l'église,  je  vis  au  pied  du  maître- 
autel  un  prêtre  qui  priait  très  humblement.  Je 
restai  au  bas  de  Téglise  par  respect  pour  ce 
prêtre  qui  me  paraissait  être  dans  un  profond 
recueillement  en  présence  du  Dieu  de  l'Eucha- 
ristie. Puis,  sans  que  je  sache  comment,  je  me 
trouvai  subitement  près  de  l'autel  et  par  consé- 
quent du  révérend  prêtre,  et  j'observai  qu'il  avait 
ses  habits  sales  et  tout  déchirés;  sa  face  était  af- 
fligée, extrêmement  triste,  mais  placide,  humble 
et  résignée  ;  il  me  dit  :  «  Béni  soit  à  jamais  le 
Dieu  de  la  justice  et  de  la  miséricorde  infinie  !  Il 
y  a  plus  de  trente  ans  que  j'ai  été  justement  con- 
damné au  purgatoire  pour  n'avoir  pas  célébré 
avec  foi  et  respect  le  sacrifice  de  la  continuation 
du  mystère  de  la  Rédemption,  et  pour  n'avoir 
pas  eu  tout  le  soin,  comme  c'était  mon  devoir, 
des  âmes  confiées  à  ma  sollicitude.  La  promesse 
de  ma  libération  m'a  été  faite  pour  le  jour  et 
l'heure  que  vous  entendrez  ici  pour  moi  la  Sainte 


148  VIE    DE    MELANIE 


Messe,  en  réparation  de  mes  coupables  tiédeurs. 
Je  vous  prie  de  faire  à  présent  pour  mon  âme 
trente-trois  génuflexions,  en  les  offrant  au  Père 
Eternel,  au  très  saint  Nom  adorable  de  Jésus- 
Christ  et  par  les  mérites  de  sa  vie...  »  Le  même 
jour  je  revis  le  saint  prêtre  avec  des  habits  nou- 
veaux tout  parsemés  d'étoiles  et  de  brillants. 
Ses  sens  qui  auparavant  étaient  pétrifiés,  étaient 
sains,  pleins  de  vivacité  et  d'éclat. 

Naturellement  le  lendemain  je  désirais  beau- 
coup, beaucoup  entendre  la  Sainte  Messe.  Mes 
péchés  furent  cause  que  je  n'en  eus  pas  la  per- 
mission :  ma  mère  me  dit  qu'à  cette  heure  je  ne 
pouvais  pas  sortir.  Comment  faire  ?...  Puis-je 
laisser  plus  longtemps  cette  âme  dans  les  horri- 
bles peines  du  purgatoire?  Puis-je  être  cause  de 
son  retard  à  entrer  dans  la  joie  du  plus  parfait 
amour  de  son  Dieu  qui  est  le  mien  ?...  Désobéir, 
je  ne  le  puis  pas... 

Pendant  ces  trois  longs  jours  qu'il  ne  me 
fut  pas  permis  d'aller  à  la  Sainte  Messe,  je  fai- 
sais tout  ce  que  je  savais  pour  la  délivrance  de 
cette  sainte  âme  :  je  m'offris  pour  souffrir  avec 
mérite,  unie  à  mon  Amant  Jésus,  ce  que  souf- 
frait ce  saint  prêtre  sans  aucun  mérite.  Ainsi 
je  me  contentais  un  peu,  autant  que  le  voulut 


VIE   DE    MELANIE  149 


mon  Tout,  mon  tout  bon,  tout  aimable,  tout 
amoureux  Jésus.  Le  Seigneur  permit  qu'un 
jour  il  y  eut  une  messe  vers  dix  heures  :  ma 
mère  consentit  à  me  laisser  sortir;  je  courus  à 
l'église,  mais  je  ne  savais  pas  de  prières,  je  me 
contentai  de  me  tenir  en  esprit  prosternée  au 
pied  de  la  croix  sur  le  Calvaire,  durant  le  Sacri- 
Bce  nonsanglantdel'Homme-DiEU,  etde  recueillir 
les  mérites  de  son  sang  répandu  pour  le  salut  du 
genre  humain.  Puis  je  me  servis  de  la  voix,  de  la 
bouche,  et  de  l'amour  de  mon  Sauveur,  pour 
offrir  au  Père  Eternel  une  à  une  toutes  les  vertus 
pratiquées  par  mon  amoureux  Jésus,  tous  les 
mauvais  traitements,  tous  les  mépris  soufferts 
par  le  Saint  des  Saints,  et  ainsi  de  suite  en  repas- 
sant toute  la  vie  humaine  du  divin  Rédempteur. 

Après  le  Saint  Sacrifice,  je  vis  l'âme  transfor- 
mée, toute  belle,  toute  resplendissante  de  gloire, 
entrer  au  ciel  des  cieux. 

Mon  père  s'étant  retiré  en  famille,  ma  mère 
lui  avait  dit  que  ma  maîtresse  n'avait  pu  me  sup- 
porter et  que  j'étais  revenue  avant  le  temps  fixé 
par  lui;  que  j'étais  devenue  très  impertinente; 
que  presque  tous  les  matins,  je  sortais  dans  le 
pays  et  qu'elle  avait  dû  plusieurs  fois  envoyer 
après  moi  un  de  ses  fils  pour  savoir  avec  qui  je 


150  VIE    DE    MELAME 


m'entretenais  et  que  personne  n'avait  pu  lui  don- 
ner de  mes  nouvelles.  —  Mon  père  me  reprit 
sévèrement  me  disant  que  jamais  il  ne  se  serait 
attendu  à  avoir  du  déplaisir  à  mon  sujet.  Moi 
qui  aimais  beaucoup  mon  père  je  fus  très  affligée 
du  déplaisir  que  je  lui  avais  donné  ;  je  lui  deman- 
dai pardon.  Il  ajouta  :  ^<  Tu  ne  me  dis  pas  où  tu 
allais  quand  tu  sortais  de  la  maison  ;  mais  j'inter- 
rogerai des  personnes  du  pays  qui  me  le  di- 
ront. » 

Ma  maîtresse  était  revenue  à  Corps  pour  par- 
ler avec  mon  père.  Aussitôt  il  lui  demanda  la 
raison  qu'elle  avait  eue  pour  me  rendre  avant  le 
temps  fixé  entre  eux  deux,  et  quel  était  le  grave 
manquement  que  j'avais  commis.  Ma  maîtresse 
très  indulgente  s'étonna  de  voir  que  mon  père 
avait  été  induit  en  erreur,  car  elle  avait  été  tou- 
jours contente  de  moi  et  m'avait  accompagnée 
ici,  juste  le  jour  fixé  et  non  avant.  Elle  aurait 
voulu  qu'il  se  trouvât  chez  lui  afin  d'arrêter  le 
jour  pour  l'année  prochaine  où  elle  viendrait  me 
chercher.  Puis  ils  parlèrent  encore;  je  me  reti- 
rai pour  les  laisser  causer. 

Mon  père  demeura  environ  deux  semaines,  pen- 
dant lesquelles  il  revit  ses  parents  et  ses  amis. 
Quand  il  rentrait  à  midi  ou  le  soir,  je  remarquais 


VIE    DE    MELÂNIE  151 


qu'il  était  triste,  affligé.  Qu'avait-il?  Je  ne  le  sus 
qu'au  moment  où  éclata  une  tempête  entre  lui  et 
ma  chère  mère.  Les  parents  de  mon  père  et  nos 
voisins  avaient  exagéré  auprès  de  mon  cher 
père  ce  qu'ils  appelaient  mon  intolérable  sort. 
Mon  père  était  furieux  contre  ma  chère  mère  et, 
ma  mères'imaginant  queje  m'étais  plainte  d'elle 
à  mon  père  était  fâchée  contre  moi... 

Par  respect  pour  la  belle  vertu  de  charité,  je 
n'osais  pas  décrire  la  scène  qui  eut  lieu  ;  mais 
votre  Révérence  a  bien  voulu  m'éclairer  à  ce 
sujet  en  me  disant  que  ma  chère  mère  voulant 
me  corriger  n'était  peut-être  pas  coupable  à  mon 
égard,  Dieu  ayant  permis  ce  qui  m'est  arrivé 
pour  mon  salut  éternel.  Celaestbien  vrai;  qu'en 
serait-il  advenu  de  ma  pauvre  âme  si  ma  chère 
mère  ne  m'avait  pas  mise  à  ma  vraie  place  qui  est 
d'être  foulée  aux  pieds  de  tous  et  comptée  pour 
rien?  C'était  pour  la  grande  fête  de  Noël  ou  du 
premier  de  l'an  :  ma  chère  mère  était  occupée  à 
faire  cuire  je  ne  sais  quoi  dans  la  poêle;  j'étais 
seule  dans  un  coin,  en  train  de  réciter  ce  nombre 
d'oraisons  jaculatoires  que  mon  cher  et  bien- 
aimé  Frère  m'avait  enseignées.  Un  peu  après  ar- 
riva mon  père  en  grande  colère  ;  il  commença  à 
reprocher  à  ma  mère  de  ne  pas  prendre  soin  des 


152  VIE    DE   MÉLANIE 


affaires  de  la  maison,  de  maltraiter  la  sœur,  etc.  ; 
ma  mère  voulait  se  défendre,  alors  mon  père  la 
frappa,  prit  la  poêle  et  la  renversa  à  terre  et 
commanda  à  ma  très  chère  mère  de  s'en  aller 
chez  ses  parents  parce  qu'il  ne  la  voulait  plus 
chez  lui.  En  entendant  pour  la  première  fois  ces 
choses,  et  voyant  ma  chère  mère  en  pleurs,  je 
courus  aussitôt  à  mon  père  pour  l'empêcher  de 
lui  faire  du  mal  ;  je  lui  prenais  les  mains  en  lui 
disant:  «  Papa,  pardonnez,  faites  grâce,  laissez 
maman  ;  je  vous  aime  bien,  papa,  mais  laissez  ma 
mère;  si  vous  voulez,  frappez  sur  moi,  mais 
laissez  ma  mère.  »  Dans  sa  grande  colère,  mon 
père  paraissait  ne  pasm'entendre.  Enfin  il  ouvrit 
la  porte  à  ma  mère  qui  s'en  alla,  emportant  dans 
ses  bras  son  plus  jeune  enfant  ;  et  mon  père 
ferma  la  porte.  Je  voulais  suivre  ma  mère,  je 
pleurais  et  voulais  sortir  de  la  maison;  il  m'em- 
pêcha; mes  frères  pleuraient  aussi.  Ne  pouvant 
me  faire  à  cette  triste  séparation,  je  tentai  plu- 
sieurs fois  d'ouvrir  la  porte  pour  courir  après 
ma  chère  mère,  tout  fut  inutile. 

Dieu  soit  béni  !  Peu  à  peu  mon  cher  père  se 
calma,  il  pensa  à  faire  mettre  la  table  et  à  noue 
faire  souper.  Il  est  facile  de  penser  que  je  ne 
pouvais  pas  manger,  et  cependant  je  dus  me 


VIE   DE   MELANIE  153 


mettre  à  table.  Des  grosses  larmes  coulaient  de 
mes  yeux;  nous  étions  tous  sans  rien  dire;  et 
ici  encore  ma  mauvaiseté  se  produisit  :  sans 
permission  je  cachais  sous  la  table  sur  mes  ge- 
noux tout  ce  qui  m'était  servi  dans  mon  assiette, 
dans  rintention  de  m'enfuir  ensuite  et  de  le 
portera  ma  chère  mère  qui  n'avait  pas  mangé. 
A  cet  effet,  je  pris  même  d'autres  provisions. 

La  nuit  était  avancée,  mon  père  était  couché 
et  nous  croyait  tous  couchés  et  endormis  ;  près 
de  mon  lit,  je  priais  mon  divin  Maître.  Dès  que 
je  n'entendis  plus  rien,  doucement,  doucement 
je  pris  la  direction  de  la  porte  avec  mes  provi- 
sions et  m'enfuis  dans  la  rue.  Mon  père  m'ap- 
pelle, je  feignais  de  ne  pas  l'entendre  :  j'allais 
d'une  rue  à  l'autre,  ne  sachant  la  direction 
qu'avait  prise  ma  chère  mère.  Après  avoir  par- 
couru diverses  rues  à  sa  recherche,  je  pensai 
d'aller  chez  une  de  ses  amies  pour  avoir,  s'il 
était  possible,  de  ses  nouvelles.  J'y  courus.  Je 
n'étais  pas  entrée  que  j'entends  la  voix  de  ma 
bien  chère  mère.  J'entre  toute  consolée  d'avoir 
enfin  retrouvé  ma  mère;  je  cours  pour  l'em- 
brasser et  lui  donner  mes  provisions.  Elle  me 
donna  un  solennel  soufflet  d'une  main  si  forte 
qu'elle  m'envoya  rouler  à  terre  et  que  le  sang  me 

12 


154  VIE    DE    MELANIE 


sortait  par  le  nez  et  parla  bouche.  Je  restai  à 
terre  jusqu'à  ce  que  l'amie  de  ma  mère  vint  me 
relever,  car  j'étais  étourdie  et  ne  savais  où  j'étais. 
De  tout  cœur,  autant  que  j'en  étais  capable,  je 
remerciais  mon  Amant  cher  Jésus  pour  cette 
précieuse  faveur.  Lorsque  la  personne  venait 
pour  me  relever,  ma  chère  mère  lui  disait  de  me 
laisser,  que  je  n'en  mourrais  pas,  que  j'étais  la 
cause  qu'elle  n'était  pas  dans  sa  maison,  et  cause 
aussi  de  tout  ce  qu'elle  et  ses  enfants  souf- 
fraient, etc.,  etc. 

De  grand  matin  le  mari  de  l'amie  de  ma 
mère  alla  chez  mon  père^,  pour  l'exhorter  à  rece- 
voir ma  chère  mère  :  //  se  montra  inflexible.  Il 
demanda  que  je  vienne  pour  avoir  soin  de  la 
lingerie  (i),  de  mes  frères  et  de  la  maison.  Je 
ne  voulais  pas  laisser  ma  chère  mère,  mais  je 
pensais  qu'étant  chez  mon  père  j'aurais  peut- 

(l)  Où  cett«  enfant  abandonnée  avait-elle  fait  son  appren- 
tissage de  lingère  ?  —  On  pourrait  multiplier  les  questions 
de  ce  genre.  Où  apprit-elle  instantanément  à  lire?  Qui  lui 
apprit  I'Italien  qu'elle  parle  couramment  et  avec  une  cor- 
rection parfaite  en  débarquant  à  Géphalonie  pour  diriger  un 
orphelinat?  C'est  que  les  connaissances  diverses  qui  lui 
étaient  indispensables,  elle  avait  un  Maître  spécial  pour  les 
lui  enseigner.  Par  contre,  elle  ignorait  beaucoup  de  chose*  : 
l'art  de  compter,  la  nécessité  de  signer  son  testament  pour 
qu'il  fût  valide...,  etc. 


VIE    DE    MELANIE  15o 


être  ropportunité  d'y  faire  revenir  ma  mère, 
quand  il  serait  parti  pour  son  travail.  Après  que 
des  personnes  m'eurent  lavée,  ma  mère  décida 
que  je  devais  m'en  retourner,  mais  ensuite,  me 
voyant  la  face  trop  enflée,  elle  me  dit  de  rester. 
Plus  tard  dans  la  matinée,  les  voisins  dirent 
que  mon  père  était  allé  à  son  ouvrage  ;  alors 
nous  nous  retirâmes  tous  à  la  maison,  ou,  à 
part  les  quelques  reproches  que  justement  je 
méritais,  on  vécut  presque  un  mois  assez  paci- 
fiquement. Dieu  soit  béni  de  tout  I 

Après  une  absence  d'un  mois  ou  deux,  mon 
cher  père  revint  de  son  travail  et  on  ne  parla 
pas  de  la  bourrasque  passée.  Lorsqu'il  repartit, 
il  recommanda  à  ma  mère  de  me  soigner  parce 
que,  disait-il,  j'étais  faible  et  maladive.  Ma 
chère  mère  fut  peinée  de  cette  attention  de  mon 
père:  elle  crut  que  je  m'étais  plainte  et  me  traita 
comme  elle  croyait.  D'ailleurs  je  ne  savais  pas 
que  je  fusse  faible  ni  maladive.  Vive  Dieu  ! 

Malgré  mes  méchancetés,  le  Seigneur  des 
vertus  et  des  grandes  miséricordes  ne  me  délais- 
sait pas;  j'entendais  dans  l'intime  de  mon  cœur 
sa  voix  douce,  sonore,  claire  et  suave,  qui  me 
mouvait  d'un  grand  désir  de  l'aimer,  de  me 
sacrifier  toute,  toute,  pour  son  pur  amour,  ce 


156  VIE    DE    MELANIE 


pur  amour  qui,  en  flamboyant,  lave,  purifie 
toutes  les  scories. 

Chose  étrange.  Quoique  je  me  voyais  pleine 
de  défauts  variés  et  que  j'en  étais  bien  affligée 
parce  que  je  causais  de  Taffliction  et  de  la  peine 
âmes  chers  parents  et  à  tous  mes  bons  maîtres, 
je  travaillais  peu  à  m'en  corriger  sérieusement. 
A  peine,  en  quelques  occasions  où  je  me  trou- 
vais très  affligée  des  amertumes  que  j'occasion- 
nais, si  je  me  disais  :  «  Oh  !  mon  amour,  ayez 
pitié  de  moi;  vous  voyez,  ce  que,  sans  vous,  je 
sais  faire  ;  ôtez  de  moi  tout  ce  qui  vous  déplaît; 
laissez-moi  seulement  le  préservatif  pour  votre 
gloire  et  pour  mon  salut  éternel  ;  et  faites  que 
je  vous  aime  et  je  vous  aimerai,  ô  Dieu  aimant. 
Glorifiez-vous  sur  les  ruines  de  tout  ce  qui  en 
moi  n'est  pas  de  vous,  et  rien  de  plus.  » 

Quelquefois  le  divin  Maître  m'élevait  à  la 
contemplation  de  ses  attributs  ;  et  dans  ces 
ravissantes  beautés  je  me  sentais  portée,  tirée 
à  l'aimer,  à  Taimer />o«r  lai-même^  comme  fin 
et  principe  de  mon  amour,  de  toutes  mes  affec- 
tions; et  à  mesure  qu'il  me  découvrait  ses  su- 
blimes iperieciions^  plus  je  prenais  connaissance 
de  mon  abjection^  de  ma  vraie  nullité  et  inca- 
pacité  à    avoir   la   moindre  pensée^  à  faire  la 


VIE    DE   MELANIE  157 


moindre  action  méritoire  pour  mon  salut.  — 
L'immensité  du  Très-Haut  me  consolait,  me 
ravissait.  Oh  !  douce  et  sublime  connaissance 
de  cette  immensité  de  mon  Dieu,  tout  en  tout, 
immuable  et  absolument  indépendant,  donnant 
l'être,  la  vie,  la  croissance,  la  multiplication,  la 
conservation  à  la  nature  et  à  tout  ce  qu'il  y 
a  dans  la  nature  !  Oh  !  beauté  incomparable  ! 
Oh  !...  mais  laissons. 

Un  jour  que  ma  mère  cherchait  partout, 
n'ayant  pas  trouvé  ce  qu'elle  cherchait,  elle 
m'appela  et  me  dit  que  je  lui  avais  pris  l'anneau 
que  sa  mère  lui  avait  donné,  auquel  elle  tenait 
beaucoup.  Gomme  je  ne  répondais  rien  (d'ail- 
leurs elle  ne  m'avait  pas  interrogée)  elle  crut 
que  je  Tavais  pris  pour  le  donner  à  quelqu'un  ; 
et  me  demanda  à  qui  je  Tavais  donné.  Je  dis  : 
«  A  personne.  »  Elle  resta  persuadée  que  je  lui 
avais  volé  son  anneau  et  que  je  le  gardais  pour 
moi.  Elle  avait  ainsi,  disait-elle,  une  bonne 
occasion  de  prouver,  de  persuader  à  mon  père 
que  je  n'étais  pas  ce  qu'il  me  croyait.  Pendant 
environ  un  mois,  ma  chère  mère  me  demandait 
son  anneau  en  me  disant  des  paroles  morti- 
fiantes, m'appelait  menteuse,  etc.  Et  elle  ne  me 
permit  jd/«s  de  sortir  de  la  maison.  Quand  mon 

12. 


158  VIE    DE    MELANIE 


père  revint  en  famille,  il  fut  assailli  de  plaintes 
de  ma  mère  sur  ma  mauvaise  conduite.  Elle  lui 
dit  que  je  ne  voulais  pas  travailler,  que  j'étais 
devenue  orgueilleuse,  vaniteuse^  que  je  dédai- 
gnais mes  frères  et  ma  petite  sœur,  que  souvent 
je  feignais  de  me  retirer  pour  dire  des  prières 
et  qu'elle  avait  voulu  aller  doucement,  douce- 
ment où  j'étais  seule  et  n'avait  jamais,  jamais 
entendu  une  syllabe  de  mes  lèvres  ;  puis  que  je 
ne  lui  demandais  jamais  des  nouvelles  de  mon 
père  :  que  j'étais  sans  cœur,  une  vraie  sauvage. 
Puis  elle  ajouta  :  «  Eh  I  vous  ne  savez  pas  ce 
qu'elle  ma  fait  le  jour  que  vous  êtes  parti?  A 
peine  aviez-vous  mis  les  pieds  dehors,  et  tandis 
que  j "étais  avec  vous,  elle  m'a  volé  mon  bel  an- 
neau, souvenir  de  ma  mère.  Il  ne  m'a  pas  été  pos- 
sible de  me  le  faire  rendre.  »  Naturellement 
mon  cher  père  fut  très  affligé  ;  il  me  gronda 
beaucoup,  puis  élevant  la  voix  :  «  Si  je  savais, 
dit-il,  que  parmi  mes  enfants  il  s'en  trouvât  un 
qui  eût  volé  quelque  chose  à  quelqu'un,  moi- 
même  j'irais  le  dénoncer  à  la  justice  pour  le  faire 
mettre  en  prison,  parce  que  je  ne  veux  pas  être 
déshonoré  par  leur  déshonnêteté.  »  —  <<  Bien, 
dit  ma  mère,  allez  déclarer  à  la  justice  que  votre 
fille  aînée  m'a  volé  un  anneau  de  grand  prix, 


VIE   DE   MELANIE  159 


qui  était  dans  une  petite  boîte,  et  faites  la  em- 
prisonner. »  —  «  Dans  une  petite  boîte  ?  dit  mon 
père;  Tanneau  était-il  dans  la  boîte?...  Il  me 
semble,  ajouta-t-il,  d'avoir  pris  cette  boîte  que 
j'ai  trouvée  parmi  les  verres  dans  l'armoire  (ce 
n'était  pas  sa  place),  je  la  pris  et  la  mis  dans 
le  tiroir  des  mouchoirs;  regardez  bien.  »  Il  alla 
lui-même  la  prendre  où  il  l'avait  mise,  il  l'ouvrit 
et  y  trouva  l'anneau.  Il  fit  quelques  reproches  à 
ma  pauvre  mère.  Je  fus  donc  ainsi  privée  de  la 
bénédiction  des  humiliations  jusqu'au  bout,  ce 
fut  ma  chère  mère  qui  de  nouveau  souffrit  à 
cause  de  moi. 

Un  jour,  avant  de  partir  pour  son  travail, 
mon  père  me  donna  à  faire  des  chemises  pour 
moi.  Quand  il  fut  parti  ma  mère  s'en  déplut 
(parce  qu'elle  savait  que  j'en  avais  assez),  elle 
me  défendit  de  les  coudre  et  me  dit  que  ce 
n'était  pas  à  son  mari  de  s'intriguer  d'une  folle 
comme  moi,  qu'on  voyait  bien  que  je  l'avais 
enchanté  avec  mes  bigotteries;  mais  que  bientôt 
elle  me  mettrait  au  service  de  maîtres  qui  sau- 
raient me  corriger...  Elle  oublia  sans  doute  que 
j'avais  été  promise  à  ma  maîtresse  de  l'année 
précédente  ;  quoi  qu'il  en  soit^  ma  pauvre  et 
chère  mère  avait  à  souffrir  de  moi  et  à  cause  de 


160  VIE    DE    MELANIE 


moi  ;  elle  me  mil  au  service  de  la  première  per- 
sonne qui  se  présenta,  quoique  les  montagnes 
fussent  encore  couvertes  de  neige. 

Courait  Tannée  i843,  depuis  deux  ou  trois 
mois.  Une  bonne  femme  du  village  de  Sainte- 
Luce,  de  la  commune  de  SaintJean-des- Vertus, 
à  qui,  paraît-il,  ma  mère  m'avait  louée,  vint  me 
chercher.  Cette  bonne  et  pieuse  famille  se  com- 
posait du  père,  de  la  mère  et  de  deux  filles 
âgées  de  plus  de  vingt  ans.  La  prière  du  soir 
se  faisait  régulièrement  en  commun.  Je  me 
consolais  en  voyant  que  mon  bien-aimé  Sau- 
veur que  j'aurais  voulu  aimé  et  servi  de  tous 
était  servi  dans  cette  famille. 

Peu  de  jours  après  je  commençai  à  sortir  avec 
les  brebis;  je  rencontrai  des  bergers  qui  allaient 
aussi  faire  paître  leurs  troupeaux.  Ils  m'invitè- 
rent à  mettre  mes  brebis  avec  les  leurs;  je  ne 
voulus  pas  parce  que  mes  brebis  ne  me  connais- 
saient pas  encore  et  que  moi  non  plus  je  ne  les 
connaissais  pas  suffisamment.  Mon  refus  leur 
déplut  :  bergers  et  bergères  me  dirent  que  s'ils 
voyaient  les  loups  attaquer  mon  troupeau,  ils 
ne  me  viendraient  pas  en  aide  pour  les  chasser. 
Ces  bergers  se  dirigèrent  alors  vers  le  bas  de  la 
montagne,  et  j'allai    plus    haut,  vers  un   bois. 


VIE   DE   MELANIE  161 


Sans  doute  qu'il  y  avait  de  la  neige,  mais  à  bien 
des  endroits  l'herbe  se  faisait  voir.  Quelques 
heures  après  j'entendis  des  sifflements,  puis  des 
cris,  des  pleurs  et  des  lamentations  qui  venaient 
du  bas  de  la  montagne;  mes  brebis  effrayées 
venaient  en  courant  près  de  moi  et  se  grou- 
paient. Je  regardais  de  tous  côtés  et  voilà  que  je 
vois  venir  un  loup  avec  sa  proie  aux  dents, 
bientôt  après  un  autre  aussi  avec  une  petite 
brebis.  Vers  le  soir  je  sus  que  ce  jour-là  les 
loups  avaient  pris  cinq  brebis  et  tué  un  chien 
qui  leur  disputait  une  proie.  Des  cris  alarmants 
se  faisaient  de  plus  en  plus  entendre  :  c'est  que 
les  gens  du  village  avertis  venaient  prêter  leur 
aide  aux  bergers  tout  en  se  lamentant;  mes  maî- 
tresses étaient  du  nombre.  Je  descendais  de  la 
montagne  tout  doucement  avec  mon  troupeau. 
D'aussi  loin  qu'elles  m'aperçurent  elles  me  de- 
mandèrent le  nombre  de  mes  brebis  mortes  ;  et 
sans  attendre  ma  réponse  que  d'ailleurs,  vu  la 
distance,  je  ne  pouvais  pas  donner,  elles  me 
grondaient  pour  n'avoir  pas  été  vigilante  et  de 
ce  que  j'étais  toujours  sans  un  sifflet  pour 
effrayer  les  loups,  etc.  Aussitôt  que  je  fus  près 
de  mes  maîtresses,  elles  me  demandèrent  avec 
anxiété  combien  les  loups  m'avaient  mangé  de 


Ii2  ^'I£    ^^  MELÂNIE 


brebis;  je  répondis  que  je  ne  savais  rien,  mais 
qu'il  me  semblait  qu'ils  n'en  avaient  point  pris. 
Alors  elles  comptaient  mes  brebis,  mais  avec 
tant  de  précipitation  qu'il  leur  semblait  toujours 
qu'il  en  manquait.  Finalement  nous  arrivâmes  à 
la  maison.  Alors  elles  firent  entrer  les  brebis 
une  à  une  dans  l'étable,  et  c'est  ainsi  qu'on 
vérifia  qu'il  n'en  manquait  aucune.  Dieu  soit 
béni  de  tout  et  de  tous  à  jamais. 

Cependant  mes  patrons  n'étaient  pas  rassurés 
pour  l'avenir  :  ils  disaient  que  je  devais  être 
pourvue  d'un  sifflet;  mes  patronnes  observaient 
que  ce  sifflet  me  servirait  à  rien  parce  que  je 
ne  m'en  servirais  pas  ;  mais  mon  patron  insis- 
tait et  me  disait  que  je  devais  me  faire  venir 
un  sifflet.  Confiant  en  mon  très  amoureux  Jésus 
je  promis,  bien  que  je  n'eusse  pas  un  centime. 
Le  lendemain,  j'allai  tout  près  du  village  pour 
faire  paître  mes  brebis  jusqu'à  midi  seulement- 
Gomme  je  ramassais  des  fleurs,  au  pied  d'une 
plante  je  trouve  un  sou  que  mes  patrons  dirent 
être  dix  centimes;  ils  me  les  laissèrent  et  aussi- 
tôt je  me  fis  acheter  un  sifflet  rouge  en  bois. 
J'allais  donc  au  champ  toujours  avec  mon 
sifflet  dans  ma  poche.  Une  fois  que  mon  aimé, 
mon    tout  bon  Frère  vint  me  \oir,  J€  lui  mon- 


VIE    DE    MELANIE  168 


trai  mon  sifflet  et  je  sifflai,  puis  je  lui  dis  : 
«  Voyez,  bon  Frère,  comme  je  siffle  et  devinez 
ce  que  dit  mon  sifflet».  Il  me  répondit  :  «  Il  a 
dit  :  amour,  venez  !  »  —  «  Ah  !  vous  avez 
deviné.  I>evinez  cette  fois,  il  va  dire  une  chose 
difficile  »,  et  je  siffle...  «  Qu'est-ce  qu'il  a  dit?  » 
—  «  Je  vois  ma  voie  entourée  d'épines  ».  — 
«  Ah  !  vous  devinez  donc  toujours  !  »  —  «  Eh  ! 
bien,  dit  mon  Frère,  c'est  à  mon  tour  de  vous 
faire  deviner;  donnez-moi  le  sifflet.  Devinez,  ma 
chère  sœur  ».  Il  siffle  :  «  Je  te  salue  pour  mes 
frères,  ô  sang  immaculé  de  l'Homme-DiEu,  mon- 
naie précieuse  du  rachat  des  pécheurs.  » —  «Oh! 
oh  !  dit  la  Sauvage,  vous  avez  sifflé  beaucoup  de 
temps  et  je  ne  puis  pas  deviner  ».  —  «  Ah  !  dit 
mon  doux  Frère,  cette  fois-ci,  je  sifflerai  plus 
court,  »  et  il  siffle  plus  court,  mais  bien  plus 
fort  et  en  riant  :  «  Voici  l'Epoux,  tenez-vous 
debout  !»  —  «  Sœur  de  mon  cœur,  qu'a  dit  le 
sifflet  ?  »  La  Louve  en  hésitant,  dit  :  «  Mon  Frère, 
vous  avez  peut-être  dit  :  «  Voici  Jésus  et  vous 
n'avez  rien  fait  de  bon.  »  —  «  Oh  !  (et  en  riant  de 
tout  cœur)  :  vous  n'y  êtes  qu'à  moitié,  vous 
n'avez  pas  tout  deviné  :  c'est  encore  à  moi  à  sif- 
fler. »  Et  ce  jeu  continua  jusqu'à  ce  qu'il  dis- 
parut. 


164  VIE    DE   MELANIB 


Je  continuai  un  mois  ou  deux  à  garder  mes 
brebis  jusqu'à  ce  que  les  vaches  pussent  trouver 
du  pâturage  dans  les  champs.  Gomme  je  l'ai 
dit  plus  haut,  mon  maître  et  mes  maîtresses 
observaient  la  Loi  de  Dieu.  A  peu  près  une  fois  le 
mois  elles  me  faisaient  entendre  la  sainte  messe 
le  Dimanche,  etparconséquentune  d'elles  allait 
à  ma  place,  ce  matin-là,  faire  paître  les  animaux. 
Le  village  de  Sainte-Luce  n'avait  la  messe  qu'une 
fois  à  l'année;  les  gens  devaient  aller  les  autres 
Dimanches  au  village  deSaint-Jean-des-Vertus, 
à  une  bonne  demi-heure  de  marche.  On  ne  pou- 
vait donc  laisser  les  animaux  seuls  et  sans  les 
faire  manger. 

Un  jour  je  fus  envoyée  par  mes  maîtresses  pour 
arracher  les  mauvaises  herbes  dans  le  jardin  qui 
se  trouvait  hors  du  village.  Cet  ouvrage  me  por- 
tait merveilleusement  à  mon  Dieu,  et  je  pouvais 
tranquillement  l'adorer,  le  glorifier,  faire  des 
actes,  etc.,  puis  je  remerciai  mon  bien-aimé 
Jésus  de  ce  que  mes  maîtresses  n'avaient  point 
eu  du  déplaisir  que  je  sue  (sic)  avec  moi.  Hélas  ! 
peut-être  que  mon  amour-propre  voulait  me 
faire  croire  à  une  victoire  sans  combat  et  la 
raison  humaine  me  bercer,  m'endormir  sur  ce 
fallacieux  succès  tout  en  me  privant  des  croix 


VIE    DE    MELANIE  165 


de  Providence.  Pendant  que  je  travaillais,  une 
bonne  vieille  femme  passant  à  côté  du  jardin 
m'appelle  et,  pour  l'amour  de  Dieu,  me  demande 
deux  poireaux  pour  sa  soupe.  Vite,  sans  ré- 
flexion, je  cueille  une  bonne  poignée  de  poi- 
reaux que  je  lui  donne.  J'étais  tout  heureuse  et 
pensais  :  «  Donc,  mon  cher  Jésus  est  aimé  dans 
ce  village  ;  oh  !  si  on  pouvait  Faimer  autant  qu'il 
est  aimable,  autant  qu'il  mérite  d'être  aimé  !  »  — 
Le  soir,  quand  je  quittai  mon  ouvrage  et  rentrai, 
mes  maîtresses  m'attendaient  ;  elles  avaient  su 
ma  sottise  par  cette  même  femme  qui,  sans  doute 
par  charité,  avait  averti  mes  maîtresses  que 
j'étais  capable  de  les  ruiner,  surtout  quand 
il  ne  me  coûtait  que  de  prendre.  Elles  me  répri- 
mandèrent comme  je  le  méritais  et  ne  m'envoyè- 
rent plus  au  jardin.  La  crainte  d'avoir  offensé 
Celui  que  j'aimais  était  grande;  aussitôt  je  de- 
mandai pardon  à  mon  cher  JÉSUS  qui  me  rassura; 
tout  en  me  disant  de  veiller  avec  prudence  sur 
mon  cœur.  Malgré  toutes  mes  fautes,  le  Très- 
Haut  m'attirait  à  Lui  par  une  union  admirable 
qui  repose  pleinement  l'esprit  :  et  dans  cette 
uuion  Tâme  s'instruit  tantôt  sur  l'Essence  incréée, 
tantôt  sur  la  Providence,  tantôt  sur  le  mystère 
delà  Rédemption  et  sur  d'autres  vérités  de  notre 

13 


166  ^^E    DE    MELANIE 


sainte  religion.  Au  sortir  de  ces  sortes  d'union, 
j«  me  sentais  toute  transportée  du  divin  amour 
avec  le  désir  très  ardent  de  souffrir  de  toutes 
les  manières,  car  me  sentant  comme  ivre  du  saint 
amour  de  Dieu,  je  ne  voyais  pas  le  moyen  de 
témoigner  ma  profonde  reconnaissance  à  mon 
amoureux  bien  cher  Jésus  autrement  que  par  la 
destruction  totale  de  ce  que  le  Fils  de  Dieu 
appelle  le  vieil  homme  ;  donc  mort  à  sa  propre 
volonté,  à  ses  sens,  mort  à  la  nature  commena- 
ture  corrompue,  mort  à  tous  plaisirs  et  satisfac- 
tions naturels,  mort  aux  affections  naturelles  ;  en 
tout  et  partout  c'est  le  surnaturel  qui  prime. 
Puis  détachement  général  et  particulier  de  toutes 
Closes  transitaires,  sacrifice  de  tout  ce  qui  n'est 
pas  Dieu  et  de  DiEU.  Puis  viennent  les  austérités 
c3rporelles  (i)...  Enfin  il  me  semblait  que  pour 
exprimer  mon  amour  pour  mon  Dieu  je  me 
serais  sacrifiée,  détruite. 

(1)  «  Vous  n'aviez  que  onze  ans  et  demi...  citez-moi  une  de 
ces  austérités.  —  Je  me  baissais  à  terre  pour  sentir  long- 
temps un  oiseau  pourri  que  j'avais  trouvé...  --  Votre  frèr©  ne 
vous  l'a  pas  défendu  ?...  —  Il  ma  fait  connaître  le  danger...  >♦ 

«  On  regrettera  peut-être  que  je  naie  pas  demandé  d'autres 
faits  ;  mais  on  en  lira  un  deuxième,  encore  plus  héroïque, 
dans  une  note  de  l'écrit  italien  de  Messine.  » 

C'est  le  confesseur  de  Mélanie  qui  parle.  Le  récit  en  ita- 
lien n'a  DU  être  reproduit  ici. 


VIE    DE   MELANIE  167 


Jusqu'à  cette  époque  mon  cher  Frère  m'avait 
assistée,  conduite  comme  par  la  main,  tout  en 
m'instruisant  mieux  que  le  meilleur  des  maîtres 
et  cela  sans  doute  parce  qu'il  me  savait  la  plus 
ignorante  des  créatures  de  Dieu.  Ses  apparitions 
devinrent  moins  fréquentes.  L'immense  lu- 
mière de  la  grande  présence  du  Très- Haut  ne 
cessa  nullement;  mon  âme  s'était  unie  à  mon 
bien-aimé  que  je  voyais  comme  chez  lui  au  fond 
de  mon  cœur,  comme  s'il  y  était  lié  par  les  liens 
de  Tamour;  l'œil  de  mon  âme  était  fixé  sur  lui 
comme  pour  prendre  ses  ordres,  son  bon  plai- 
sir. Cette  union  de  Dieu  véritablement  présent 
dans  mon  cœur  me  donnait  une  incomparable 
jouissance  à  laquelle  mon  corps  aussi  parfois 
participait  quoique  dans  un  degré  inférieur.  Je 
m'empresse  d'ajouter,  ce  qui  est  bien  vrai,  que 
la  jouissance  de  l'union  avec  Notre-Seigneur  ne 
marche  pas  seule^  c'est-à-dire  qu'elle  ne  peut  ré- 
sider en  notre  cœur  sans  la  désaltérante  et  bien- 
faisante souffrance.  11  faut  dire  aussi  que  lafidé- 
■iité  de  ce  cœur  qui  a  Dieu  présent  doit  être  au- 
dessus  de  toutes  les  fidélités,  parce  que  la 
Règle  du  Divin  Amour  est  sans  miséricorde  :  en 
l'union  de  l'âme  avec  le  Dieu  sans  tache,  il 
faut  éviter  les  plaisirs  (humains),  les  affections 


168  VIE    DE    MELANIE 


et  les  satisfactions  même  les  plus  innocentes; 
rien,  rien  n'échappe  à  l'amour  qui  est  un  véri- 
table sacrificateur;  il  veut  la  mort  de  tout  ce  qui 
n'est  pas  Lui. 

L'année  que  je  devais  passer  chez  mes  maîtres 
allait  finir;  déjà  on  en  avait  parlé  pendant  les 
repas;  je  devais  donc  penser  à  rentrer  chez  mes 
parents;  je  prenais  bien  la  résolution  de  ne  plus 
jamais  faire  de  la  peine  à  ma  chère  mère,  mais 
ma  mauvaiseté  naturelle  m'entraîna  souvent 
encore  dans  mes  anciens  défauts. 

Ln  jour  j'étais  allée  un  peu  loin  pour  faire 
paître  mes  vaches,  quand  vers  l'après-midi  se 
déchaîna  une  grande  tempête  :  les  tonnerres 
grondaient  incessamment  tantôt  d'un  côté,  tan- 
tôt de  l'autre,  la  pluie  tombait  à  torrents;  je  pris 
le  chemin  du  village  avec  mes  vaches;  j'aurais 
voulu  faire  autant  de  mille  millions  d'actes  de 
louange  et  d'amour  de  mon  cher  Jésus  qu'il  tom- 
bait de  gouttes  d'eau.  Arrivées  à  un  certain  en- 
droit, mes  vaches  s'étaient  arrêtées  et  voulaient 
revenir  en  arrière:  c'était  le  ruisseau  qui  avait 
eu  une  crue  énorme  étant  situé  entre  deux  mon- 
tagnes qui  lui  donnaient  leurs  eaux.  Dans  les 
temps  de  pluies  ordinaires,  en  faisant  rouler 
des  grosses  pierres  dans  le  ruisseau,   les  per- 


VIE    DE    MELANIE  1C9 


sonnes  pouvaient  le  passer  en  allant  d'une  pierre 
à  une  autre;  et  les  vaches  aussi  pouvaient  passer 
sans  grand  danger  de  se  noyer;  mais  ce  jour-là, 
c'était  humainement  impossible;  l'eau  était  très 
haute  et  elle  descendait  avec  fracas,  emmenant 
avec  elle  des  pierres,  des  rochers  et  des  arbres  et 
cette  eau  était  bourbeuse.  J'étais  bien  dans  la 
peine:  je  voyais  que  mes  bêtes  souffraient  et 
étaient  effrayées.  Je  m'adresse  à  ma  maman,  je 
lui  expose  ma  crainte.  De  fait  mes  vaches  ne  m'ap- 
partenaient pas  et  s'il  leur  arrivait  malheur,  c'est 
moi  qui  devais  en  rendre  compte  à  mon  bon 
Dieu.  En  un  instant  je  vois  mon  cher  Frère  près 
de  moi  qui  me  dit  :  «  Ma  sœur,  n'ayez  pas  peur, 
venez.  »  Aussitôt  je  fais  retourner  mes  vaches 
près  du  torrent  en  furie,  puis  je  vais  près  de  l'eau 
et  mon  petit  Frère  lève  son  bras  droit  sur  le  tor- 
rent. Il  y  fit  comme  un  grand  signe  de  croix  et 
aussitôt  le  torrent  resta  coupé  (du  côté  d'où  il 
descendait).  Mon  Frère  me  dit  :  «  Passez,  ma 
sœur.  ))  Je  lui  dis  :  «  Attendez,  mon  Frère,  que 
je  fasse  vite  passer  mes  vaches;  et  vous,  mon 
Frère,  passez  aussi,  passons  ensemble  » ,  et  nous 
nous  donnâmes  la  main  ;  nous  sommes  tous 
passé;  et  arrivés  à  l'autre  bord,  je  n'ai  plus  vu 
mon  cher  Frère.  Dès  que  le  torrent  se  coupa,  le 


170  VIE    DE    MELANIE 


bruit  et  le  fracas  qu'il  faisait  s'arrêta  tout  à  coup, 
pour  recommencer  quand  nous  eûmes  traversé. 

Quelques  jours  après,  on  me  conduisit  chez 
mes  parents;  ils  firent  le  pacte  que  l'année 
d'après  je  retournerais  servir  chez  le  même 
maître  et  que,  quand  je  serais  trop  grande  pour 
n'être  qu'une  bergère,  mon  maître  prendrait  un 
de  mes  petits  frères  ou  une  de  mes  sœurs  pour 
garder  ses  vaches. 

Ma  mère  me  crut  convertie  à  elle.  J'avais 
alors  environ  douze  ans,  elle  crut  me  faire  plai- 
sir en  m'achetantunejolie  paire  de  souliers  bleus 
vernis;  et  un  soir  elle  me  dit  qu'elle  allait  me 
conduire  à  un  bal  qui  se  donnait  à  l'occasion 
d'un  mariage.  Le  soir,  dès  que  je  vis  qu'on  se 
préparait  pour  partir,  ne  voulant  pas  (selon  moi; 
donner  du  déplaisir  à  ma  mère,  je  sortis  de  la 
maison  afin  qu'elle  ne  me  trouvât  pas.  Le  len- 
demain, fâchée  de  ce  que  je  n'étais  allée  avec 
elle,  elle  me  mit  dehors  en  me  disant  d'aller  où 
j'avais  été  la  veille.  Je  m'en  allai  passer  la  nuit 
à  la  porte  d'une  petite  chapelle  de  Saint-Roch, 
à  quelques  minutes  de  Corps.  Je  profitai  de  ce 
temps  de  quiétude  pour  apprendre.  Déjà  plu- 
sieurs fois  chez  mes  maîtres,  plus  tard  chez  mes 
parents,  quand  on  parlait  de  moi,  on  disait  : 


VIE    DE    MELANIE  171 


«  Cette  petite  est  VANITEUSE.  »  Les  premières  fois, 
je  n'y  avais  pas  pris  garde  parce  que,  en  ce 
temps-là,  je  ne  savais  pas  la  signification  de  cet 
adjectif;  mais  en  entendant  dire  encore  que  j'étais 
vaniteuse,  je  commençai,  sans  savoir  ce  que 
c'était,  à  m'en  affliger,  puis  je  résolus  de  de- 
mander à  mon  cher  Frère,  dès  qu'il  viendrait 
me  voir,  si  c'était  un  châtiment  du  Très-Haut 
que  j'étais  Vaniteuse...  Quelques  jours  s'écou- 
lèrent, et  malgré  le  désir  que  j'avais  de  le  voir, 
il  ne  venait  pas.  Je  m'uniformais  au  bon  plaisir 
de  mon  cher  Jésus  et  je  me  recueillis  en  Dieu. 
Ah  !  le  voici,  mon  bon  petit  Frère,  le  voici  !  Il  me 
dit  :  «  Ma  sœur.  »  Je  lui  dis  :  «  Mon  Frère,  venez  ; 
il  y  a  bien  des  jours  que  je  vous  voulais;  regar- 
dez-moi, mon  aimé  Frère,  regardez-moi  bien 
pour  voir  ce  que  je  suis.  »  —  «  Vous  êtes  ma 
bien-aimée  sœur,  ma  sœurMélanie.  »  —  «  Alors 
pourquoi  a-t-on  dit  que  je  suis  Vaniteuse  ?  » 
—  «  Ma  bien-aimée  sœur,  si  le  tout  bon  et  tout 
puissant  Dieu  n'amertumait  pas  votre  vie,  vous 
tomberiez  dans  ce  défaut.  »  —  «  Ah  !  ce  n'est 
donc  pas  une  bête.  Vaniteuse  ?  c'est  un  défaut, 
un  péché  !  »  Et  mon  cher  Frère  donna  une  bonne 
instruction  à  la  Louve  sur  la  vanité;  et  combien 
aussi  il  faut  prendre  garde  de  ne  pas  juger  notre 


172  VIE    DE    MELAME 


cher  prochain.  En  effet  souvenl:  nous  croyons 
que  telle  personne  est  vaniteuse  et  cependant, 
en  se  parant,  elle  fait  un  acte  de  soumission  à 
son  mari  et  bien  des  actes  d'humilité.  D'ailleurs 
c'est  de  Tintention,  c'est  du  cœur  que  vient  le 
bien  ou  le  mal  que  nous  faisons. 

Pendant  ces  quelques  mois,  autant  que  je  le 
pouvais,  j'allais  entendre  la  sainte  messe,  et 
j'allais  aussi  au  catéchisme  avec  mes  deux 
frères,  mais  je  n'étais  pas  inscrite  et  pour  cela 
je  me  cachais  derrière  un  pilier.  J'avais  un  grand 
désir  de  faire  ma  première  communion  comme 
les  autres  enfants  ;  mes  parents  me  dirent  que 
mes  frères  devaient  la  faire  avant  moi.  Je  ne 
m'étais  pas  encore  confessée  au  Ministre  de  Dieu 
et  je  ne  savais  pas  ce  qu'on  devait  lui  dire.  Le 
jour  de  confession  pour  les  enfants  de  la  pre- 
mière communion  étant  venu,  je  voulais  aussi 
me  confesser.  Dès  que  Monsieur  le  Curé  me  vit, 
il  me  dit  de  dire  à  mes  parents  qu'il  voulait 
leur  parler.  Le  soir,  mon  père  dit  à  ma  mère  que 
Monsieur  le  Curé  lui  avait  dit  que  les  enfants 
des  parents  qui  ne  font  pas  leur  devoir  pascal 
ne  seraient  pas  admis  à  la  première  communion. 
Grâce  à  Dieu,  ils  se  confessèrent  tous  les  deux, 
et  ils  ont  continué  toutes  les  années  suivantes. 


VIE    DE    MELA>IE  173 


Les  belles  journées  commençaient,  ma  maî- 
tresse de  Sainte-Luce  vint  me  prendre;  et  je 
gardais  les  brebis  en  attendant  de  pouvoir  sortir 
avec  les  vaches.  Or  un  jour  que  je  gardais  les 
brebis,  le  temps  était  très  froid  et  il  neigeait  ; 
la  pensée  me  vint  si  mon  aimable  Sauveur  avait 
souffert  du  froid.  A  cette  demande  il  me  fut 
bénignement  répondu  intellectuellement  par 
celui  qui  connaît  les  plus  secrètes  pensées  : 
«  Le  Fils  de  Dieu  par  amour  pour  le  genre  hu- 
main à  voulu  souffrir  du  froid,  du  chaud,  de  la 
faim,  de  la  soif,  de  sommeil,  de  fatigue,  de  las- 
situde, et  de  tous  les  mépris  et  accusations  de 
ses  créatures,  comme  je  vous  les  ai  fait  con- 
naître. Comme  Homme-DiEU,  chaque  peine 
avait  des  mérites  infinis  pour  avalorer  les  souf- 
frances des  hommes  qui  souffrent  en  union  de 
mes  mérites.  »  Alors  je  lui  dis  :  «  Seigneur,  je 
vous  en  prie,  faites-vous  connaître  à  tous  les 
hommes  afin  qu'ils  vous  aiment,  comme  vous 
vous  êtes  fait  connaître  à  moi.  »  Mon  très  amou- 
reux Jésus  me  dit  :  «  Ma  fille  ce  n'est  pas  par 
vos  mérites  que  je  me  fais  connaître  à  vous  ; 
c'est  pour  glorifier  ma  miséricorde,  en  choisis- 
sant ce  qui  est  inepte  dans  le  monde.  Ne  suis-je 
pas  maître  de  faire  ce  que  je  veux  et  à  qui  je 

13. 


174  VIE    DE    MELANIE 


veux?  »  Après  cela  je  sortis  du  recueillement. 

Combien  grand  l'amour  que  Dieu  porte  à  ses 
créatures  I  II  a  voulu  souffrir  dans  son  humanité 
sainte  tous  les  maux  dus  à  l'homme  pécheur  ; 
bien  plus,  par  une  fine  intrigue,  la  Divinité  avait 
formé  l'humanité  sainte  de  JÉsus-CHmsT  bien 
plus  sensible  aux  douleurs  que  ne  Test  celle  de 
l'homme  ;  et  la  Divinité  maintint  la  vie  en 
notre  divin  Rédempteur  et  ne  le  fit  mourir 
qu'après  qu'il  eut  enduré  et  consommé  toutes 
les  peines  que  sa  nature  humaine  parfaite  était 
capable  de  souffrir,  c'est-à-dire  plus  que  tout 
ce  que  le  genre  humain  réuni  a  souffert,  souffre 
et  souffrira. 

Donc  c'est  bien  sûr  que  je  suis  la  plus  «  inepîe 
dans  le  monde  ».  Mon  cher  Jésus,  je  vous  en 
bénis!  Vous  êtes  l'Éternel  Tout,  le  seul  néces- 
saire, le  seul  Tout-Puissant.  Oh!  combien  je 
vous  aime  dans  tous  vos  attributs  et  vos  éter- 
nelles et  amoureuses  qualités!  Je  me  sens  si 
heureuse  de  n'être  rien,  parce  que  Vous,  Dieu 
infini,  vous  m'êtes  tout,  tout  en  tout!  Je  ne  dé- 
sire qu'une  chose,  vous  aimer  autant  que  vous 
êtes  aimable,  vous  aimer  autant  que  vous  le 
méritez  ;  et  comme  vous  le  méritez  infiniment  et 
que  ma  capacité  est  limitée,  je  me  couvre,  je  me 


VIE    DE    MELANIE  175 


revêts  de  tous  vos  mérites  infinis  pour  vous 
aimer  infiniment  ;  et  si  cela  ose  ne  pas  suffire, 
j'obéis  à  vos  paroles  :  «  Demandez  et  vous  re- 
cevrez. ))  Donnez-moi  votre  amour,  faites-vous 
aimer  de  moi  !  Amen  ! 

Un  jour,  tout  en  faisant  paître  mes  vaches,  je 
récitais  des  prières  pour  les  prêtres  défunts  qui, 
pendant  leur  vie,  avaient  eu  le  plus  d'amour  pour 
notre  douce  mère  MARIE.  Mes  sens  furent  sus- 
pendus dans  la  grande  lumière  de  la  présence 
du  Très-Haut.  Je  vis  que  mon  cœur  ailé  flottait 
dans  l'air;  et  malgré  tous  les  efforts  qu'il  fai- 
sait pour  voler  plus  haut,  il  se  montrait  lourd, 
pesant.  Peinée  de  le  voir  tant  fatiguer  sans  grand 
succès,  j'humiliais  mon  esprit  et  regardant  plus 
attentivement,  j'aperçus  que  de  ses  ailes  pen- 
daient deux  ou  trois  fines  chaînettes  presque 
imperceptibles,  dont  les  bouts  étaient  entortillés 
à  des  broutilles.  Étonnée  et  chagrinée,  je  dis  : 
«  Que  veut  dire  cela  ?  »  Il  me  fut  répondu  : 
«  Votre  cœur  incliné  à  l'amour  des  créatures  ne 
s'en  est  pas  entièrement  dégagé.  La  créature  ne 
volera  jamais  jusqu'à  l'embrassement  de  lÉpoux 
divin  si  elle  n'est  pas  complètemenl  détachée 
de  fait  et  d'afîection  des  créatures  dont  les 
arbustes  sont  la  figure.  « 


17(3  VIE    DE    MHLANIE 


Dieu  ne  nous  défend  pas  d'aimer  notre  pro- 
chain, au  contraire  il  nous  le  commande  ;  nous 
devons   aimer   notre  prochain,   quel  qu'il  soit, 
amis  ou  ennemis,  pour  le  pur  amour  de  Dieu, 
comme   son    image.  Nous   devons  aimer  Dieu 
en  premier  lieu,  par-dessus  tout,  de  tout  notre 
1^  cœur,  de  toutes  nos  forces;  et  après  le  culte 
1    intérieur  passer  au  culte  extérieur  de  notre  sainte 
i   Religion  :  observer  les  dix  commandements,  fré- 
I  quenter  l'église  avec  respect,  prier  avec  humi- 
^  lité. 

Me  sentant  attirée  vers  mon  Amour,  el  voyant 
que  malgré  mes  efforts  j'étais  toujours  au  même 
point  je  dis  :  <*  Seigneur,  mon  Dieu,  c'est  en  vain 
que  je  fatigue  pour  me  détacher  et  pour  arriver 
à  Tunion  avec  mon  Tout  ;  par  pitié,  par  miséri- 
corde^  renouvelez  ce  cœur  qui  vous  appartient; 
je  veux  vous  aimer  avec  votre  cœur  qui  est  seul 
capable  de  vous  aimer  infiniment.  »  A  ces  paroles, 
mon  Jésus  sortit  de  sa  sacrée  poitrine  une  épée 
rougie  par  le  feu  et  toute  flamboyante  en  disant  : 
«  Ce  cœur  est  déformé,  je  vais  le  refaire  selon 
mon  goût.  »  Avec  Tépée  il  l'ouvrit,  non  par  le 
côté,  mais  par  le  haut  :  mon  cœur  s'ouvrit  en 
deux  comme  un  livre,  et  avec  la  pointe  de  l'épée 
enflammée  il  y  fit  un  certain  nombre  de  croix 


1 


VIE    DE   MELANIE  177 


puis  avec  la  fine  pointe  de  son  épée  il  purifia 
certaines  choses  humaines,  je  veux  dire  pas  sur- 
humaines, ou  plutôt  à  l'approche  de  la  vive  cha- 
leur, la  plupart  du  contenu  du  cœur  recevait  une 
modification.  Pendant  cette  opération  j'éprou- 
vais une  extrême  chaleur  dans  ma  poitrine.  En- 
suite le  divin  chirurgien  regarda  mon  cœur  de 
près  et  semblait  s'y  mirer  comme  dans  un  mi- 
roir ;  puis  l'ayant  odoré,  il  y  souffla  trois  fois 
pour  y  confirmer  et  affermir  la  foi,  l'amour  et 
l'espérance. 

Pendant  ce  temps,  je  me  profondais  toujours 
davantage  dans  mon  extrême  nullité.  Humaine- 
ment je  n'aurais  jamais  osé  croire  que  si  mes- 
quine, si  méprisable  à  tous  égards  et  si  vile,  je 
pusse  être  ainsi  regardée  et  travaillée  si  merveil- 
leusement par  le  Très-Haut.  La  perquisition 
faite,  ainsi  que  la  restauration,  le  divin  Légis- 
lateur sortit  une  croix  de  sa  poitrine  et  la  mit  à 
la  cime  de  mon  cœur.  Voyant  cela  je  lui  dis  : 
«  Seigneur,  par  charité,  plantez-la  plus  profond 
afin  que  les  tempêtes  et  ouragans  qui  vont 
fondre  sur  elle  ne  puissent  pas  la  déraciner.  »  En 
la  faisant  entrer  un  peu  plus,  mon  divin  Maître  me 
dit  :  «  Ne  craignez  pas,  ma  fille,  elle  a  ses  ra- 
cines dans  mon  cœur.  »  Puis  il  me  montra  le 


178  VIE    DE    MELANIE 


cœur.  En  l'examinant  j'y  revis  la  chaînette,  celle 
qui  s'était  attachée  à  des  broutilles  et  qui  avait 
disparu  pendant  que  mon  Amant  le  tenait  dans 
ses  sacrées  mains:  mais  maintenant  elle  était 
de  beaucoup  plus  courte  et  plus  subtile.  Crai- 
gnant de  moi-même,  je  dis  :  «  Mon  Seigneur  et 
mon  Dieu,  je  vous  en  prie,  si  c'est  votre  sainte 
volonté,  qu'il  vous  plaise  d'arracher  entièrement 
de  mon  cœur  cette  chaînette.  »  —  «  Ah  !  non, 
dit  mon  amoureux  Sauveur,  autrement  vous 
n'auriez  pas  le  mérite  des  luttes  ni  des  victoires. 
Cette  chaînette  tournée  vers  la  terre  est  la  figure 
de  l'inclination  qu'ont  tous  les  descendants 
d'Adam  à  chercher  la  félicité;  et  le  plus  grand 
nombre  la  cherchent  où  elle  n'est  pas.  » 

Après  cette  vision  intellectuelle,  je  tombai  la 
face  sur  la  terre  pour  rendre  grâce  à  la  divine 
miséricorde  des  faveurs  si  nombreuses  et  toutes 
gratuites  qu'elle  daignait  me  faire.  Puis,  heu- 
reuse d'avoir  par  la  suite  occasion  de  par- 
donner à  mes  ennemis,  à  l'exemple  de  mon  divin 
Maître  qui  du  haut  de  sa  croix  pria  }>our  ses 
bourreaux,  je  priai  mon  Amant  Jésus  de  par- 
donner ceux  qui  me  persécuteront  ou  me  feront 
souffrir,  et  surtout  le  C.  [clergé].  Puis  je  le  priai 
de  vouloir  m'assister  tous  les  jours  de  mon  exil, 


VIE    DE    MELANTE  179 


et  de  ne  jamais  permettre  que  jel'oftense  en  au- 
cune manière.  Ensuite  je  récitai  cinq  Pater  et 
^?;e^en^rhonneur  des  cinq  plaies  de  notre  misé- 
ricordieux Sauveur  pour  mes  âmes  du  Purga- 
toire. Dès  que  j'eus  fait  ces  prières  je  vis  dix 
âmes  S.  [sacerdotales]  sortir  du  purgatoire  qui 
me;"remercièrent  et  volèrent  dans  le  sein  de  la 
béatitude. 

Notre^'divin  Rédempteur  me  dit  :  «  Récitez-en 
sept,  en  ajoutant  après  chaque  Pater  et  Ave 
Maria  le  psaume  Laiidate  Bominum  omnes 
Gcnies  (mon  Frère  me  Tavait  appris),  en  l'hon- 
neur des  sept  paroles  que  je  prononçai  étant  sur 
la  croix.  »  —  «  Combien  d'âmes  délivrerez- 
vous,  Seigneur?  »  lui  dis-je.  —  «  Quatorze  »,  me 
dit-il.  J'obéis  et  quand  j'eus  termJné,  je  vis 
monter  au  ciel  des  cieux  douze  sacer.  [prêtres] 
et  deux  célibataires  laïques.  Je  rendis  grâces  à 
sa  divine  Majesté,  puis  je  priai  notre  douce 
Mère  Marie  de  vouloir  remercier  pour  moi 
notre  aimé  amoureux  Jésus  et  de  m'obtenir  la 
grâce  de  la  pureté  du  cœur,  c'est-à-dire  un  total 
détachement  de  moi-même  et  de  toutes  les 
choses  transitoires,  une  foi  ardente,  et  un  amour 
pur  pour  mon  Amour  sans  ébranlement  dans  les 
épreuves  de  la  vie. 


180  VIE    DE    MELANIE 


C'était  encore  pendant  Tannée  184/1  et  le 
24  juin;  la  pensée  me  vint  de  prier  saint  Jean- 
Baptiste  dont  on  célébrait  la  fête  ce  jour-là,  de 
m'obtenir  avec  la  vraie  rectitude  d'intention  l'ai"- 
dent  amour  pratique  de  Dieu;  puis  je  remerciai 
notre  douce  Mère  ]\Iarie  des  grâces  singulières  et 
surabondantes  dont  Elle  est  la  première  cause 
par  ses  bénies  paroles  à  l'ange  Gabriel  :  «  ^'oici  la 
servante  du  Seigneur.  »  Tandis  que  je  considé- 
rais les  mystères  des  miséricordes  de  Dieu  pour 
ses  créatures,  les  cloches  de  la  paroisse  Saint- 
Jean  sonnèrent,  et  la  procession  sortit  de  l'église. 
De  l'endroit  où  je  faisais  paître  mes  vaches  on 
voyait  très  bien  l'église  et  ses  environs.  Je  me 
mis  à  genoux  pour  adorer  mon  divin  Sauveur  et 
m'unir  aux  Fidèles  qui  chantaient  ses  louanges,  et 
j'enviais  le  bonheur  de  toutes  les  personnes  qui 
ont  l'indicible  grâce  d'assister  au  grandissime 
sacrifice  des  autels,  où  l'Homme-DiEu  s'offre 
comme  Victime  à  son  Père  pour  le  genre  humain. 
Je  pensais  :  «  Cette  grâce  je  ne  la  mérite  pas, 
puisque  mon  amoureux  Jésus  m'en  prive  et  que 
rien  n'arrive  sous  la  voûte  des  cieux  sans  sa  per- 
mission. »  Tout  en  étant  parfaitement  résignée 
à  son  bon  plaisir  je  me  disais  :  «  Combien  je  serais 
contente  si,  au  lieu  de  servir  des  animaux  qui 


VIE    DE    MELANIE  181 


n'ont  pas  la  raison,  pas  d^âme  immortelle  avec 
l'image  du  divin  Sauveur,  je  servais  des  chrétiens 
pratiquants,  imbibés  de  la  sainte  crainte  du  Très- 
Haut  qu'ils  aimeraient  de  tout  leur  cœur!  Mais 
arrêtez-vous,  pensées  contestées  et  inutiles  :  je 
ne  veux  rien  désirer  que  ce  qui  peut  contribuer  à 
la  gloire  de  mon  bien-aimé.  »  En  ce  moment  le 
Seigneur  Dieu  me  donna  un  recueillement.  Dans 
ce  recueillement  je  vis  (non  des  yeux),  comme  un 
immense  nuage  blanc,  brillant,  transparent  ;  du 
milieu  du  nuage,  ou  pour  dire  plus  exact,  du  nuage 
lumineux,  de  la  lumière  sans  limite,  inaccessible 
et  sempiternelle  apparaissait  la  belle  et  majes- 
tueuse figure  du  Père  Eternel  (sa  face,  ses  bras 
et  une  partie  de  sa  poitrine  seulement),  il  était 
vêtu  de  sa  propre  lumière,  il  était  la  lumière,  en 
présence  de  laquelle  le  soleil  pâlissait  et  dispa- 
raissait. L'Éternel  comme  debout  sur  Tautel  (à  la 
place  où  d'ordinaire  se  trouve  la  croix)  tenait  dans 
sa  main  droite  une  belle  splendide  palme  verte, 
transparente,  parsemée  de  pierres  précieuses;  le 
tout  était  brillant.  Dans  sa  main  gauche,  il  tenait 
un  paquet  de  dards  en  zigzag  dont  les  pointes  en- 
flammées ou  empestées  d'une  fumée  noire  tour- 
nées vers  la  terre  semblaient  être  sur  le  point 
d'être  lancées  sur  les  hommes  prévaricateurs  de 


l«t  VIE    DE    MELA.ME 


sa  loi.  Notre  Simour eux  Sauveur  était  devant  l'au- 
tel, toujours  dans  la  lumière  incréée,  illimitée  et 
inaccessible;  il  était  ea  prière  et  offrait  à  l'Eter- 
nel tous  les  mérites  cessibles  infinis  de  sa  dou- 
loureuse Passion  en  faveur  des  mortels,  les  bras 
élevés  vers  son  Père.  Saint  Jean-Baptiste  comme 
assistant  avait  en  main  un  encensoir  d'or,  dans 
lequel  étaient  les  oraisons,  les  supplications  des 
justes  de  la  terre,  les  mérites  de  leurs  souffrances 
et  de  tous  leurs  bons  désirs  pour  la  gloire  du 
Très-Haut,  il  était  vêtu  de  rouge  tempesté  de  bril- 
lants. Notre  très  amoureux  Jésus,  Celui  que 
j'aime,  était  comme  le  Père,  on  aurait  dit  voir  le 
Père,  et  cependant  il  n'était  pas  le  Père  que  je 
voyais  toujours  sur  l'autel  avec  sa  palme  et  ses 
fléaux.  Sa  divine  Majesté  avait  une  robe  blanche 
d'un  éclat  merveilleux,  on  aurait  dit  que  l'étoffe 
était  tissée  de  rayons  de  lumière;  sur  cette  robe 
étaient  semés  de  très  riches  brillants;  sa  ceinture 
avait  les  couleurs  de  Tarc-en-ciel;  entre  chaque 
couleur^très  vive  il  y  avait  comme  un  cordon  d'or 
très  pur  ;  sur  ses  épaules  il  avait  un  manteau  royal 
tout  en  or  avec  des  broderies  de  fleurs  relevées 
de  diverses  couleurs  et  variantes,  entremêlées  de 
pierres  précieuses  transparentes  ;  sur  sa  tête  un 
magnifique  diadème  en  trois  (mais  indivisibles) 


-1 

i 


VIE    DE    MÉLANIE  133 


tout  en  or  enflammé  et  tempesté  de  brillants 
variés;  sa  face  était  de  la  blancheur  des  plus 
beaux  lys  du  paradis,  rosée  et  éclatante  de  lu- 
mière; toute  sa  personne  était  majestueuse,  son 
front  haut  et  serein,  ses  lèvres  rose  foncé  gra- 
cieuses et  souriantes,  ses  cheveux  longs  comme 
en  or  très  tin  et  brillants  à  demi  bouclés,  ondu- 
laient sur  ses  épaules.  Il  était  dans  son  éternelle 
lumière  qui  était  la  lumière  même  du  Père. 

Le  Père  avait  ses  yeux  fixés  dans  le  Fils  et  le 
Fils  avait  les  siens  fixés  dans  le  Père,  la  lumière 
du  Père  était  la  lumière  du  Fils  et  la  lumière 
du  Fils  était  la  lumière  du  Père.  Il  y  avait  dans 
la  lumière  du  Père  et  du  Fils  une  gracieuse,  ma- 
gnifique ,  resplendissante  colombe  blanche,  trans- 
parente  comme  le  cristal  le  plus  pur,  qui  procé- 
dait du  souffle  de  l'un  et  de  l'autre  ;  elle  avait 
dans  sa  bouche  les  rayons  de  lumière  qui,  réci- 
proquement, s'émettaient  et  s'envoyaient  du 
Père  au  Fils  et  du  Fils  au  Père  et  avec  une  ad- 
mirable sapience  les  liait  ensemble  (sans  les  con- 
fondre) d'une  manière  inséparable,  indissoluble, 
dès  l'éternité  de  l'incompréhensible  éternité. 

Le  Fils  ayant  offert  ses  mérites  au  Père,  le 
Père  les  reçut  avec  une  incomparable  complai- 
sance d'amour,  je  dirai  même  avec  une  très  vive 


ISi  VIE    DE    MELAME 


reconnaissance,  comme  s'il  avait  ardemment 
désiré  l'heure  de  cette  offrande  d'un  infini  mérite 
pour  les  pauvres  pécheurs.  Puis  je  vis  que  de 
nouveau  mon  Amant  Jésus  s'offrit  à  son  Père 
comme  victime  immolée.  Il  laissa  tomber  ses 
bras,  baissa  sa  tète  un  peu  en  avant  sur  sa  poi- 
trine et  penchée  sur  son  épaule  droite.  En  ce 
moment  1  Eternel  Père  avait  perdu  ses  foudres 
et  voulut  bien  bénir  la  terre. 

En  présence  de  la  stupéfiante  Eternelle  I\Ia- 
jesté,  je  me  plongeai  de  plus  en  plus  dans  mon 
néant  jusqu'à  me  perdre  de  vue.  La  confiance 
dans  l'infinie  miséricorde  de  Celui  qui  existe 
par  lui-même  et  qui  est  porté  toujours  à  aimer 
ses  créatures  même  les  plus  viles  et  les  plus  in- 
grates fit  que  du  fond  de  mon  infirmité,  je  dis  : 
«  Seigneur  mon  Diel',  vous  qui,  dès  mon  en- 
fance, n'avez  cessé  de  m'assister  et  de  m'instruire 
dans  vos  voies  saintes,  par  miséricorde  pardon- 
nez-moi tous  mes  péchés  et  toutes  mes  infidé- 
lités dans  votre  saint  service  ;  avec  votre  puis- 
sante grâce,  dès  ce  moment  et  pour  toute  l'éter- 
nité je  me  donne  à  vous  avec  toutes  les  puis- 
sances de  mon  àme  ;  je  veux  en  tout  et  partout 
dépendre  de  vous;  broyez-moi.  Seigneur,  si  cela 
doit  vous  glorifier,  je  ne  veux  et  ne  cherche  que 


VIE    DE    MELANIE  185 


votre  glorification.  »  Tout  à  coup  je  me  vis 
comme  une  jeune  personne  de  haute  stature  et 
vêtue  d'un  beau  vêtement  blanc  avec  divers 
ornements  d'or.  L'Eternel  Père  dit  :  «  Que  fai- 
sons-nous de  cette  petite  fille  et  que  désire- 
t-elle  ?  »  Je  répondis  :  «  Je  désire  du  même  désir 
de  mon  amoureux  Jésus  la  sainte  volonté  de 
Dieu.  »  Une  seconde  fois  me  fut  demandé  : 
«  Que  désire  cette  petite  fille  ?  »  Je  répondis  : 
«  Rien,  mon  Seigneur,  que  votre  sainte  vo- 
lonté confirmée  par  le  sceau  de  votre  pur  amour 
en  tous  les  jours  de  ma  vie  sur  la  terre  et  pour 
toute  Téternité.  »  La  Colombe  tenait  un  anneau 
d'or  pendu  à  son  bec  ;  le  Fils  me  le  mit  au  doigt 
annulaire  de  la  main  gauche  et  me  dit  :  «  Au- 
jourd'hui nous  nous  sommes  unis  :  vous  aime- 
rez ce  que  j'aime,  vous  éprouverez  ce  que  j'ai 
éprouvé,  »  Dans  ma  stupéfaction  je  dis  :  a  Mais 
Seigneur,  que  faites-vous  ?  vous  avez  oublié  qui 
je  suis  î  )•)  Il  me  répondit  gracieusement  :  «  La 
bonne  odeur  de  votre  petitesse  m'a  attiré  à  vous  : 
ce  n'est  pas  vous  qui  êtes  venue  à  moi,  c'est  ma 
miséricorde  qui  est  venue  à  vous.  »  Le  Père  me 
bénit  et  tout  disparut  (i). 

(1)  «  Elle  m'a  dit  de  vive  voix  que  la  Sainte  Vierge  et  un 
grand  nombre  de  vierges  et  d'anges  étaient  présents  et  que 


186  VIE    DE    MELAME 


L 


Je  me  trouvais  à  genoux  comme  j'étais  avant 
cette  vision  ;  mes  vaches  étaient  dans  le  pré,  et 
je  vis  que  le  garde  champêtre  stationnait  à  la 
limite  du  pré  et  me  regardait.  Je  me  mis  debout  ; 
il  s'avança  vers  moi  et  me  demanda  mon  nom  ; 
puis  il  me  dit  que  quand  un  berger  a  été  trouvé 
endormi  par  le  garde,  il  doit  lui  déclarer  pro- 
cès-verbal ;  que  depuis  longtemps  déjà,  il  gar- 
dait mes  vaches,  voyant  que  je  ne  me  réveillais 
pas.  Il  me  demanda  un  gage,  je  n'avais  rien,  je 
lui  donnai  le  mouchoir  que  j'avais  autour  du 
cou.  Il  me  dit  encore  qu'il  connaissait  mon  père, 
brave  homme  consciencieux  tout  à  fait  :  «  Cela 
va  le  fâcher  quand  il  apprendra  que  je  vous  ai 
prise.  Vous  rêviez  peut-être,  qu'avez- vous  rêvé?  » 
—  «  J'ai  rêvé  que  notre  bon  Dieu  me  disait  que 
c'est  à  la  foi  pratique  qu'est  dû  le  mérite  et  la 
gloire  du  paradis.  »  —  «  Puisque  vous  m'avez 
donné  tout  de  suite  votre  fichu  pour  gage,  je 
vous  le  rends,  mais  ne  dites  à  personne  que  je 
vous  ai  trouvée  endormie.  »  —  «  Merci,  Mon- 
sieur, que  notre  bon  Dieu  vous  bénisse  !  » 


les  témoins  de  son  mariage  mystérieux  furent  S.  Jean-Bap- 
tiste et  S.  Michel  Archange:  «  Je  ne  pouvais  pas  tout  dire:  " 
ajouta-t-elle.  » 
Témoignage  du  confesseur. 


VIE    DE    MELANIE  187 


Je  terminai  cette  journée  en  actions  de  grâces 
pour  tous  les  bienfaits  que  la  divine  miséricorde 
ne  cessait  de  verser  sur  moi,  non  à  mesure, 
mais  par  torrents.  Puis  je  fis  des  prières  pour  les 
âmes  du  purgatoire,  afin  qu'étant  délivrées  elles 
m'aidassent  à  remercier  plus  dignement  notre 
si  bon  Dieu  et  à  m'obtenir  son  vrai  pur  amour. 

Une  fois  j'avais  prié  pour  la  délivrance  de 
cinq  âmes,  du  nombre  de  celles  qui  pendant  leur 
vie  avaient  le  plus  honoré  la  grande  Reine  du 
ciel  et  de  la  terre,  je  vis  notre  très  amoureux 
JÉSUS,  tout  glorieux  et  resplendissant  de  sa  pro- 
pre gloire.  Il  était  tout  à  la  fois  dans  le  plus 
haut  des  cieux  et  près  de  moi.  Il  avait  les  bras 
étendus  vers  la  terre  ;  ses  cinq  plaies  ouvertes  et 
comme  cinq  soleils  jetaient  des  flots  d'une  eau 
vive,  brillante,  scintillante  et  de  ses  rayons  s'ex- 
halait un  agréable,  exquis,  suave  et  reposant 
parfum.  Les  saints  que  j'avais  priés  étaient  autour 
de  Lui  et  nageaient  dans  la  béatitude  et  la  gloire 
éternelle.  Or  l'eau  lumineuse  des  cinq  sources 
se  joignit  à  la  gloire  de  ces  saints,  comme  si 
elle  n'eût  pas  trouvé  de  place  vacante  :  les  saints 
se  prosternèrent  aux  pieds  du  Divin  Rédemp- 
teur et,  immédiatement,  par  un  canal  de  bril- 
lant cristal,  les  jets  d'eau  lumineuse  furent  in- 


188  "^'lE    DE    MELANIE 


troduits  dans  un  souterrain  où  les  âmes  souf- 
frantes qui  avaient  les  suffrages  furent  entière- 
ment lavées  de  leurs  taches.  Douze  âmes  furent 
délivrées  du  purgatoire  :  deuxévêques,  sept  prê- 
tres, une  vierge  et  deux  pères  de  famille.  Tout 
soit  dit  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu. 

Tout  en  rendant  grâce  à  notre  Créateur  pour 
toutes  les  grâces  qu'il  accorde  à  ses  créatures, 
je  me  disais  que  sa  bonté,  sa  charité,  son  grand 
amour  ne  devaient  pas  être  connus,  car  il  serait 
aimé  de  tous  les  hommes  sans  exception.  L'attri- 
but de  sa  justice  veut  son  droit  :  toute  âme  qui 
en  sortant  de  ce  monde  n'est  pas  sans  tache  est 
incapable  de  voir  face  à  face  la  Majesté  divine, 
et  demande  elle-même  le  bain  de  la  purification 
qui  a  lieu  immédiatement.  Cette  âme  dans  le 
purgatoire  voit  son  ange  gardien  qui  ne  la  quitte 
point.  Elle  aime  Dieu  parfaitement  et  comme 
elle  est  parfaitement  résignée,  uniformée  à  la 
volonté  divine,  elle  adore,  elle  aime  la  très  juste 
Justice  du  Très-Haut;  elle  ne  prie  Dieu  ni  pour 
elle  ni  (tant  qu'elle  est  encore  dans  le  feu)  pour 
les  autres;  car  elle  est  dans  un  état  d'humilia- 
tion (i).  Dieu  dont  l'amour  est  incompréhensible 

(1)  «  Cependnnt  on  obtient  des  grâces  par  l'intercession 
des  âmes  les  plus  délaissées  ?  —  Mon  Père,  avant  que  ces?e 


VIE    DE    MELANIE  189 


aux  mortels  inspire  à  quelque  personne  de  prier 
la  divine  miséricorde  au  Nom  adorable  de  Jésus, 
ou  en  vertu  des  mérites  de  sa  couronne  d'épines 
ou  encore  par  les  mérites  de  sa  flagellation  ou 
de  son  jeûne,  de  sa  soif,  de  délivrer  telle  âme 
du  purgatoire.  Oh  !  amour  de  notre  Dieu,  quand 
vous  aimerai-je  autant  que  vous  êtes  aimable! 
Un  jour  en  allant  garder  mes  brebis,  je  me 
proposais,  avec  l'aide  de  mon  bon  Dieu,  de 
saluer  tous  les  membres  sacrés  de  mon  Jésus- 
Christ,  puisque  tous  avaient  coopéré,  avaient 
souffert  et  s'étaient  sacrifiés  pour  donner  le  pa- 
radis aux  hommes;  et  ensuite  défaire  cinq  mor- 
tifications pour  chacun  de  ses  membres.  Arrivés 
dans  le  champ  je  commence  mes  dévotions.  Oh! 
le  vieux  jaloux  !  Oh  !  le  vieux  serpent  !...  Bientôt 
après  je  vois  venir  une  femme  qui  portait  des 
marchandises  (Oh  !  Fimposteur  !).  Arrivée  vis-à- 
vis  de  mon  champ,  elle  laisse  le  chemin  et  vient 
m'engager  de  lui  acheter  des  choses  magnifi- 
ques. Sans  perdre  de  temps,  je  lui  dis  que  je 
n'ai  besoin  de  rien  ;  mais  elle  insiste  disant  que 
par  ce  temps  neigeux  et  rigide  je  ne  devais  pas 

sa  PEINE  DE  FEU,  l 'àme  du  purgatoire  n'est  pas  ea  état  de 
prier.  Mais  son  ange  gardien  prie  pour  ceux  qui  la  sou- 
lagent. » 

U 


190  VIE    DE    MEL.VME 


tenter  Dieu  en  restant  si  légèrement  vêtue.  Je 
ne  lui  répondis  pas  ;  elle  insistait  toujours;  puis 
voyant  que  je  ne  faisais  plus  attention  à  elle  : 
«  Vous  n'auriez  pas,  dit-elle,  des  boucles  d'oreil- 
les à  changer?  J'en  ai  de  très  jolies  et  j'en  ai 
qui  ont  une  vertu  ;  elles  charment  et  font  trou- 
ver un  bon  petit  mari.  »  —  «  Ah!  Madame,  vous 
vous  trompez  d'adresse  ;  je  ne  veux  rien  de  tout 
ce  que  vous  avez,  et  je  ne  désire  rien,  rien  de  tout 
ce  qu'il  y  a  sur  la  terre.  »  Inutile  de  dire  que 
de  toute  la  force  de  mon  esprit,  je  priais  la  mi- 
séricorde divine  de  me  secourir,  de  me  délivrer 
de  cette  tentatrice.  Eh  1  la  femme  démone  s'ap- 
prochait  toujours,  presque  à  me  toucher^  mais 
elle  ne  m'a  pas  touchée,  a  Mais,  dit-elle,  unjoli 
mari  qui  vous  aimerait  beaucoup,  et  même  deux 
si  vous  voulez  :  ils  sont  très  riches,  ils  feraient 
votre  bonheur  ;  voulez-vous  que  je  les  fasse 
venir?  »  Je  lui  dis  :  «  C'est  bien  assez  de  vous, 
tentatrice,  et  si  vous  faites  venir  quelqu'un 
j'appelle  ma  Mère.  »  —  «  Ne  vous  fâchez  pas, 
pauvre  enfant,  vous  ne  connaissez  pas  le  monde, 
vous  n'avez  jamais  goûté  les  joies  de  la  so- 
ciété, mais  si  vous  m'écoutiez  vous  sauriez  les 
joies  qu'il  y  a  d'être  aimée.  Peut-être  que  les 
dévots  et  les  dévotes  qui  souffrent  le  martyre 


VIE    DE    MELANIE  Idl 


de  leur  isolement  vous  ont  tourné  la  tête,  pauvre 
petite  ;  croyez-moi,  venez  avec  moi.  »  A  peine 
eus-je  entendu  cela  que,  hors  de  moi  et  comme 
un  éclair,  je  fis  un  signe  de  croix  sur  moi  et  sur 
le  ciel  en  disant  :  «  En  vertu  du  sang  de  mon 
Sauveur,  Gieux,  ouvrez-vous  et  donnez-moi  mon 
Sauveur.  »  A  Tinstant  un  gros  chien,  blanc 
comme  la  neige  et  les  pieds  roux,  arrive  en  cou- 
rant et  en  aboyant  comme  pour  dévorer  cette 
femme,  qui  sans  dire  un  mot  de  plus  prit  la 
fuite  et  entra  dans  la  terre  ;  et  le  chien,  en 
retournant  par  où  il  était  venu,  disparut.  Gloire 
éternelle  à  notre  Dieu  trois  fois  saint  !  Grande 
est  sa  miséricorde  toujours  prompte  à  nous 
secourir  dans  les  dangers  de  l'âme  et  du  corps. 

L'époque  de  quitter  mes  maîtres  était  arrivée 
puisque  la  neige  avait  recouvert  les  pâturages; 
on  me  garda  encore^  quelques  semaines,  puis 
ma  patronne  m'accompagna  chez  mes  parents, 
afin  qu'ils  lui  promissent  qu'à  la  nouvelle  année 
je  reviendrais  chez  elle. 

Ma  mère  ne  répondit  pas  à  mon  bonjour  ni  à 
mes  signes  d'affection  ;  alors  je  lui  demandai  à 
quoi  elle  voulait  que  je  m'occupe.  D'un  air  fâché 
elle  répondit  qu'elle  n'avait  pas  besoin  de  moi. 
«  Jele  sais,  Julie,  vous  n'avez  pas  besoin  de  moi; 


192  TIE    DE    MELANIE 


je  ne  puis  cependant  pas  rester  toujours  sans  rien 
faire  :  ce  serait  abuser  du  temps  que  le  bon  Dieu 
nous  donne  pour  gagner  le  paradis.  »  —  «  Oh  ! 
bigote,  me  dit-elle,  te  voilà  encore  avec  ton  bon 
Dieu  et  ton  paradis;  ôte-toi  de  devant  mes  yeux, 
tu  me  fais  perdre  la  tête.  »  Je  n'insistai  plus,  je 
me  retirai  dans  ma  chambre  et  pensai  à  mon  très 
amoureux  Jésus  :  je  lui  demandai  de  me  donner 
l'uniformité  à  son  bon  plaisir  et  le  parfait  déta- 
chement de  toutes  les  choses  transitoires,  sur- 
tout, surtout  son  vrai  amour. 

Au  bout  de  quelques  jours  mon  père  arriva. 
Dès  que  je  l'entendis,  mon  premier  mouvement 
était  de  courir  me  jeter  dans  ses  bras  :  je  ne  lais- 
sai pas  achever  ce  mouvement  tout  naturel  et 
tout  humain.  Je  continuai  à  m'entretenir  avec  sa 
divine  Majesté,  et  à  descendre  beaucoup  dans 
ma  nullité,  à  demander  beaucoup  pardon  à  mon 
Dieu  pour  ce  commencement  d'ac/e  d'infidélité. 
En  effet  mon  amoureux  Jésus  ne  m'a-t-il  pas 
ravi  toutes  les  affections  de  mon  cœur?....  Oui 
et  je  les  lui  ai  toutes  données,  voulant  en  la  vie 
et  en  la  mort  être  sous  son  absolue  dépendance. 

Mon  père  resta  quelques  jours  en  famille,  car 
il  me  semble  qu'il  y  eut  deux  jours  de  fête;  puis 
il  repartit  pour  son  travail;  et  je  repris  ma  soli- 


VIE    DE    MELANIE  193 


tude,  puisque  la  volonté  du  Très-Haut  me  don- 
nait ce  loisir. 

Pendant  ces  quelques  mois,  ma  mère  désirait 
beaucoup  que  quelqu'un  vînt  me  demander  pour 
garder  ses  brebis;  quant  à  moi,  j'étais,  par  la 
divine  grâce,  devenue  indifférente.  Je  ne  deman- 
dais plus  des  souffrances.  Ce  que  je  demandais 
à  Dieu  dans  ce  temps-là,  c'était  son  saint  amour, 
de  ne  jamais  lui  déplaire  en  le  sachant,  de  dé- 
pendre de  lui  en  toutes  choses  tant  intérieure- 
ment qu'extérieurement,  de  m'abandonner  entiè- 
rement entre  ses  mains  bénies  pour  l'âme  et  pour 
le  corps;  la  foi  vive,  ardente  et  pénétrante  qui 
voit  au  delà  ;  l'horreur  du  péché,  comme  on  dit; 
et  comme  je  ne  connais  pas  les  péchés  sans  nom- 
bre que  je  commets  et  ne  puis  avoir  le  ferme 
propos  de  ne  plus  les  commettre,  je  demandais 
la  grâce  de  m'abstenir  de  tout  ce  qui  est  contraire 
à  la  sainteté  de  mon  Dieu,  et  de  n'aimer  que  ce 
que  l'humanité  unie  à  la  divinité  de  mon  Jésus 
aimait  étant  sur  la  terre. 

Mon  père  avait  recommandé  à  ma  mère  de 
m'envoyerau  catéchisme;  j'y  allais,  mais  quand 
monsieur  le  Vicaire  m'interrogeait,  je  ne  savais 
pas  répondre;  ne  sachant  pas  lire  je  ne  pouvais 
pas  apprendre.  Chaque  fois  que  nous  sortions  du 

14. 


\0i  VIE    DE    MELAME 


Catéchisme,  mes  frères  allaient  dire  à  ma  mère 
que  je  ne  savais  jamais  répondre  aux  questions  et 
que  j'étais  la  plus  ignorante  de  toutes.  Ma  mère 
me  grondait  et  m'appelait  fausse  dévote,  sauvage 
et  muette,  et  disait  que  jamais  je  ne  ferais  ma 
première  communion,  qu'elle  allait  me  mettre 
en  service  à  la  première  occasion.  En  attendant, 
toujours  corroborée  par  la  divine  grâce,  j'étais 
tout  uniformée  à  l'adorable  et  très  aimable  vo- 
lonté de  mon  Dieu  et  divin  Médecin.  Par  la  foi 
je  voyais  la  main  du  Tout-Puissant  dans  tout  ce 
que  j'avais  à  souffrir,  comme  les  mépris,  les  mo- 
queries, l'abandon,  la  pauvreté,  etc.  Toutes  ces 
choses  me  paraissaientexcellentes,  parce  qu'elles 
me  portaient  à  mon  très  amoureux  Jésus,  à  le 
prier  de  me  secourir  afm  que  je  ne  l'offense  pas, 
et  de  faire  que  tout  en  moi  le  loue  et  le  glorifie. 
De  temps  en  temps,  je  demandais  à  ma  mère 
la  permission  de  sortir.  J'allais  à  l'église  pour 
penser  à  mon  Dieu,  à  munir  à  Lui  dans  tous 
les  états  de  sa  vie  mortelle  ;  puis  je  lui  deman- 
dais la  grâce  de  l'aimer  non  par  simple  sentiment 
mais  par  une  sincère,  profonde  conviction  que 
la  foi  seule  peut  donner.  Tout  d'un  coup  mon 
esprit  se  trouva  dans  une  grande  salle  à  demi 
obscure.  Il  y  avait  un  grand  nombre  de  mes- 


VIE    DE    MELAME  195 


sieurs  dont  la  plupart  écrivaient  Bans  des  cahiers 
ou  sur  des  feuilles  volantes  rouges.  Ceux  qui 
paraissaient  chefs  dans  cette  assemblée  sem- 
blaient être  obsédés  par  le  démon  ;  ils  parlaient 
et  gesticulaient  frénétiquement  et  donnaient  des 
ordres  :  une  croix  fut  décrochée  d'un  mur  de 
la  salle  et  jetée  sous  leurs  pieds  et  brisée  ;  on 
clama  :  bravo!  Puis  des  dépêches  arrivèrent,  des 
colis  postaux  (vous  dites,  mon  très  Révérend 
Père,  que  les  colis  postaux  n'existent  que  de- 
puis vingt-cinq  ans  environ  !  mais  je  ne  sais  pas 
s'il  y  avait  aussi  des  dépêches  en  ce  temps-là  et 
des  chemins  de  fer  que  je  voyais  aussi)  ;  ces  co- 
lis furent  remis  à  des  pharmaciens  (désignés). 
Dans  cette  diabolique  assemblée,  il  y  avait  trois 
prêtres  dont  un  étranger.  On  lut  ce  qu'on  avait 
écrit  dans  les  cahiers.  Oh!  horreur...  Les  feuilles 
rouges  volantes  aussi  furent  lues,  puis  signées 
par  un  des  chefs  et  données  en  paquets  à  cinq 
d'entre  eux  pour  être  affichées  à  l'heure  indiquée 
et  tout  cela  disparut.  «  Mon  Seigneur  et  mon 
DiEu^  qu'est-ce  donc  que  j'ai  vu  ?  Mon  cher 
Jésus,  par  toute  votre  passion,  par  les  mérites 
de  votre  précieux  sang,  ôtez  de  ma  vue  tant 
d'iniquités  !  »  De  la  lumière  de  la  grande  pré- 
sence du  Très-Haut,  j'entendis  dans  mon  inté- 


19G  VIE    DE    M  EL  AME 


rieur  sa  douce  voix  :  «  Ma  fille,  l'assemblée  que 
vous  avez  vue  est  composée  de  sectaires  enne- 
mis de  Dieu  et  de  l'Eglise  ;  leur  nombre  augmen- 
tera d'autant  plus  que  les  fidèles  perdront  la  foi 
et  négligeront  la  prière.  Les  homm.es  qui  écri- 
vaient dans  les  cahiers  préparaient  de  nouvelles 
lois  et  de  nouveaux  codes  qui  étoufferont,  suffo- 
queront toute  justice  et  couronneront  l'iniquité. 
Les  feuilles  volantes  sont  des  arrêts,  des  ordon- 
nances qui  seront  affichés  dans  les  rues  et  les 
places  publiques.  Les  paquets  postaux  sont  des 
médicaments  :  les  pharmaciens  (choisis  mettront 
les  doses  nécessaires  (poison  lent  ou  expéditif) 
selon  les  cas.  »  —  «  Mon  Seigneur  et  mon  Dieu, 
tenez-moi  bien  et  faites  que  je  vous  aime;  faites 
que  je  vous  aime  pour  tous  ceux  qui  ne  vous  ai- 
ment pas.  Seigneur  monDiEU,  j'ai  peur  de  moi  : 
dites-moi  que  je  vous  aime  !  »  —  «  Oui,  vous 
m'aimez,  aimez-moi  davantage  »,  me  dit  mon 
aimable  Sauveur.  «  Seigneur,  mon  Dieu,  que 
faut-il  que  je  fasse  pour  vous  aimer  davantage  ? 
Vous  le  sa^ez,  je  ne  suis  rien,  et  alors  je  vous 
aime,  par  vous-même, en  vous-même  et  pour  vous 
seul  qui  êtes  le  centre  de  tout  mon  amour.  »  Jésus 
me  dit  :  «  A  présent  vous  m'aimerez  à  vos  dé- 
pens :  aidez-moi  à  supporter  mes  ministres  dé- 


VIE    DE    MELANIE  197 


chus,  et  combattez  pour  réparer  tant  d'outrages 
à  mon  amour  et  à  ma  sainteté.  »  J'acceptai  tout 
avec  sa  divine  grâce,  jusqu'à  être  broyée  pour 
sa  gloire  et  pour  l'extension  de  son  règne,  et 
tout  finit  là. 

Combien  je  sentais  et  connaissais  mon  néant 
dans  la  grande,  l'illimitée  Lumière  incréée  ;  et 
aussi  combien  défectueux  et  imparfait  me  pa- 
raissait mon  passé  devant  cette  sainteté  si  pure 
en  elle-même  î  Je  ne  savais  que  m'approfondir 
dans  les  bas-fonds  de  mes  misères  et  de  mon 
impuissance  à  procurer  tant  soit  peu  la  gloire 
du  Très-Haut. 

COMMENCEMENT  DE  LA  BONNE  ANNEE 

Un  jour,  à  mon  retour  de  l'église,  ma  mère  me 
dit  :  «  Dans  un  moment  une  femme  viendra  te 
prendre,  tu  es  louée  pour  un  an.  »  Une  heure 
environ  après,  je  partis  avec  ma  nouvelle  maî- 
tresse. Je  voulais  auparavant  embrasser  mes 
deux  sœurs.  On  ne  m'en  donna  pas  le  loisir;  et 
quoique  (selon  ma  nature)  cette  privation  me 
coûtait  beaucoup  et  que  des  larmes  roulaient 
dans  mes  yeux,  j'étais  entièrement  uniformée  à 
l'aimable  volonté  de  mon  bien-aimé  Jésus.  Après 


198  VIE    DE    MELANIE 


environ  deux  heures  de  marche  nous  arrivons 
au  village  de  Saint-Michel.  La  famille  se  compo- 
sait du  mari,  de  sa  femme  (qui  était  venue  me 
prendre ,  et  d'une  jeune  enfant  de  deux  ou  trois 
ans.  La  neige  couvrait  la  terre;  en  conséquence 
on  ne  pouvait  pas  conduire  les  bestiaux  au  pâtu- 
rage. Oh  !  mon  bon  Dieu,  combien  vous  avez  été 
bon  pour  moi  si  vile  :  vousne  m'avezjamais  privée 
de  vos  bonnes  croix;  sovez-en  éternellement 
béni  ! 

Mes  patrons  n'avaient  que  leur  lit  dans  lequel 
couchait  aussi  la  jeune  enfant;  et  ils  avaient 
peut-être  combiné  de  me  faire  coucher  avec  eux 
dans  leur  lit.  Dans  cette  famille  la  prière  ne  se 
faisait  pas  en  commun  ;  alors  je  faisais  un  peu  de 
prière,  et  un  moment  après  qu'ils  étaient  au  lit, 
ils  me  dirent  de  me  dépêcher  de  me  mettre  au 
lit.  Je  me  relève  et  je  dis  :  «  Oi!i  faut-il  que  je 
me  couche,  je  vous  prie?  »  —  «  Ici,  me  dirent- 
ils;  voyez,  je  vous  ai  laissé  la  place,  le  lit  est 
assez  grand;  venez  vite  vous  coucher.  »  — u  Inu- 
tile que  vous  me  disiez  de  me  coucher  dans  votre 
lit  »,  leur  ai-je  répondu  avec  force  et  fermeté;  et 
je  me  remis  à  genoux  pour  continuer  ma  prière, 
^lais  mes  patrons  insistaient,  tantôt  par  des  flat- 
teries, tantôt  par  des  menaces.  J'avais  besoin  de 


VIE    DE   MELANIE  199 


beaucoup  de  force  de  caractère  :  je  me  sentais 
par  moments  vaincue  à  cause  de  la  peine  que  je 
leur  causais  par  mon  obstination,  et  malgré  [cela] 
j'étais  bien  fermement  résolue  de  mourir  plutôt 
que  de  leur  obéir  !  Il  me  semble  une  chose  incro- 
yable, et  pourtant  la  vérité,  malgré  toute  la  force 
de  mon  âme  j'étais  dans  la  disposition  de  me 
coucher  avec  eux.  Jusqu'à  tard  dans  la  nuit, 
on  m'invita,  on  m'ordonna,  on  me  commanda 
d'obéir  et  de  me  coucher.  Il  en  fut  de  même  la 
seconde  et  la  troisième  nuit. 

Maintenant  une  obéissance  qui  m'est  plus 
facile  :  un  de  ces  jours  derniers,  montrés  vénéré 
Pasteur  et  Confesseur,  vous  m'avez  dit  à  peu 
près  ceci  :  «  Mais  écrivez  aussi  vos  fautes,  vos 
infidélités  !  »  Je  crois,  mon  très  cher  Père,  que 
vous  ne  les  voyez  pas  alors.  Ainsi,  durant  cette 
espèce  de  lutte  avec  mes  patrons,  pendant  la  nuit 
surtout,  j'avais  cette  pensée  très  mauvaise  (que 
j'ai  confessée  dans  ma  première  confession  géné- 
rale) que  si  mon  père  s'était  trouvé  en  famille 
quand  ma  patronne  vint  pour  me  louer,  bien  sûr 
qu'il  se  serait  enquis  de  la  manière  que  je  serais 
traitée  chez  elle  :  ma  mère  n'a  jamais  été  en 
service,  elle  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  d'être 
logée  chez  des  étrangers.  Il  est  bien  vrai  que  je 


200  VIE    DE    MELANIE 


rejetais  ces  pensées  de  mon  amour-propre,  de 
mon  orgueil;  en  voilà  trop  de  fautes  et  d'infidé- 
lités^ lorsque  déjà  j'étais  dans  ma  quatorzième 
année  !  Eh  !  ce  n'est  pas  tout  encore  :  ne  voyant 
pas  d'offense  de  Dieu  à  coucher  dans  le  même  lit, 
je  m'en  prenais  à  mon  petit  Frère,  osant  lui  repro- 
cher d'être  cause,  Lui,  du  chagrin  que  je  donnais 
à  mes  patrons,  en  m'ayant  dit  de  ne  pas  coucher 
avec  d'autres  personnes  parce  que  mon  bon  Dieu 
ne  le  voulait  pas;  et  que  cependant  auparavant 
il  m'inculquait  l'obéissance  à  mes  patrons  quand 
ils  ne  m'ordonnaient  pas  de  transgresser  la 
sainte  loi  de  Dieu  ou  de  l'Église.  Donc  j'avais 
aussi  la  faute  de  la  murmuration;  et  cette  faute 
porte  avec  elle  (ou  plutôt  es/  portée  par)  V orgueil 
dans  toute  sa  force;  puisque  oser  murmurer 
c'était  avoir  une  estime  pour  mon  propre  juge- 
ment, puis  me  croire  plus  sage  que  les  autres,  et 
n'être  pas  soumise  aveuglément  aux  avis  et  con- 
seils que  j'avais  reçus,  etc.,  etc.  J'ai  toujours 
remarqué  que  quand  je  fais  une  faute  et  cela, 
malheureusement,  m'arrive  souvent,  elle  est 
suivie  de  plusieurs  autres.  Ah  !  si  la  miséricorde 
n'était  pas  infinie,  il  y  a  longtemps  que  je  serais 
dans  l'enfer;  et  si  elle  prolonge  mes  jours,  c'est 
qu'elle  attend  ma  conversion  et  une  sincère  péni- 


VIE    DE    MELA>^IE  201 


tence.  Oh  1  mon  très  cher  et  très  Révérend  Père, 
ayez  pitié  de  ma  pauvre  âme,  priez,  oui,  priez  pour 
moi,  je  vous  le  demande  par  charité;  priez  pour 
moi,  je  suis  si  malheureuse  de  ne  pas  aimer  mon 
bon  Dieu  comme  je  voudrais  l'aimer  ! 

Le  quatrième  jour,  j'eus  un  lit  pour  moi  seule  ! 
Mon  très  Révérend  Père,  est-ce  que  le  bon  Dieu 
ne  me  grondera  pas  de  mettre  sur  ce  papier  la 
moindre  piqûre  que  j'ai  soufferte?..  Mon  Dieu, 
que  cette  obéissance  me  coûte! 

Le  soir  on  me  dit  que  maintenant  j'avais  un  lit 
pour  moi;  je  remerciai  mes  patrons.  L'heure 
venue,  je  demandai  où  l'on  avait  mis  mon  lit,  on 
me  le  fit  voir  :  il  était  au  pied  du  leur  en  dehors 
bien  entendu.  Quand  ils  furent  couchés  et  que 
la  lampe  fut  éteinte,  je  me  couchai...  comment 
faut-il  dire?  Ce  ne  fut  que  le  matin  que  je  regar- 
dai et  contemplai  ce  lit  :  c'était  un  petit  bassin 
en  bois  qui  avait  servi  pour  donner  à  manger  et 
à  boire  à  un  tout  petit  cochon  que  mes  patrons 
voulaient  élever  et  qui  mourut.  Ce  bassin  creusé 
dans  un  arbre  n'était  ni  assez  long  ni  assez  large 
pour  que  je  me  couche  dedans;  avec  deux  clous 
il  était  fixé  au  fond  du  lit  et  par  dessous^  au 
milieu,  il  était  soutenu  à  un  ou  deux  pieds  de 
terre  par  un  bâton.  Pas  de  coussin,  pas  de  draps 

15 


VIE    DE    MKLAME 


de  lit  et  pas  de  couverture;  dedans  il  y  avait  un 
paquet  de  chardons  secs.  Mon  lit  était  donc 
garni  avec  ces  plantes  piquantes.  La  première 
nuit  je  m'y  couchai  sans  me  dévêtir,  puis  les 
autres  nuits  je  me  dévètissais  en  partie  seule- 
ment. Il  me  semblait  bien  consolant  de  n'avoir 
plus  qu'à  me  croiser  les  bras  :  le  Divin  Maître 
faisait  ses  affaires  avec  les  miennes;  j'étais  sûre 
défaire  sa  sainte  volonté;  il  ne  me  restait  qu'à 
lui  rendre  grâce  de  la  faveur  qu'il  me  faisait  en 
me  donnant  une  petite  part  aux  humiliations,  aux 
mépris  et  à  la  flagellation  du  Fils  de  Dieu.  Il  me 
semblait  qu'avec  sa  divine  grûce,  j'aurais  voulu 
souffrir  davantage,  mais  je  n'osais  le  lui  deman- 
der, voulant  en  tout  être  sous  la  dépendance  de 
son  bon  plaisir  pour  ne  chercher  que  sa  gloire. 
Je  ne  me  rappelle  pas  combien  de  mois  seu- 
lement je  suis  restée  dans  cette  famille.  Je  sais 
qu'après  environ  un  mois  ou  deux  que  j'y  étais, 
j'entendis  dire  par  mes  maîtres  que,  dans  ce 
village,  maintenant,  il  y  avait  trois  enfants  de 
Corps.  Un  mois  environ  après,  un  de  ces  en- 
fants de  Corps  vint  de  grand  matin  demander  à 
mes  patrons  de  me  laisser  aller  à  Corps  voir 
mes  parents;  mon  patron  lui  dit  :  «  Mais  je  ne 
sais  pas  si  elle  veut  aller  à  Corps;  elle  ne  parle 


I 


VIE    DE    MILAME  205 


jamais;  demandez-lui  si  elle  veut  y  aller  ».  — 
«  Et  où  est-elle?  »  demanda  cet  enfant  en  s'ap- 
prochant  de  leur  lit.  «  Regardez  après  mon 
lit.  »  Il  s'avoisine,  regarde  en  silence,  puis  il  me 
dit  :  «  Voulez-vous  que  nous  allions  voir  nos 
parents  à  Corps  ?  »  Je  répondis  :  «  Je  ferais 
comme  veulent  mes  maîtres.  »  Mon  patron  dit  : 
«  Laissez-la,  nous  avons  justement  aujourd'hui 
beaucoup  d'ouvrage,  elle  ira  un  autre  jour. 

Arrivé  à  Corps,  cet  enfant  fit  à  ses  parents 
et  aux  habitants  du  bourg  la  description  de  mon 
cher  lit  ;  et  des  personnes  allaient  à  ma  mère 
lui  dire  que  c'était  cruauté  de  me  laisser  chez 
ces  patrons;  et  peut-être  aussi  exagérait-on. 
Quoi  qu'il  en  soit  ce  petit  garçon  rentra  trop 
tard  chez  ses  patrons  pour  venir  chez  les  miens; 
ce  ne  fut  que  quatre  ou  cinq  jours  après  qu'il 
vint  et  leur  dit  que  ma  mère  étant  malade  avait 
besoin  de  moi  ;  qu'il  fallait  qu'on  me  laissât 
partir.  Mes  patrons  alors  me  dirent  :  «  Vous 
avez  entendu  cet  enfant?  C'est  bien  fâcheux  que 
votre  mère  soit  malade,  il  semblait  que  vous 
êtes  faite  pour  nous  ;  promettez-nous  de  reve- 
nir aussitôt  que  votre  mère  sera  mieux.  »  Et  je 
partis  en  demandant  de  temps  en  temps  le  che- 
min pour  Corps. 


204  VIE    DE    MELANIE 


J'avais  le  temps,  étant  seule,  de  faire  mon 
examen.  Je  n'étais  pas  contente  :  je  me  disais 
que  peut-être  je  ne  m'étais  pas  assez  anéantie 
intérieurement,  pour  les  grâces  que  le  Tout- 
Puissant  m'avait  faites  de  m'avoir  mise  chez  des 
maîtres  si  bons,  et  où  j'aurais  pu  sans  bruit  me 
sanctifier  et  me  sacrifier  tout  entière,  pour 
réparer  la  gloire  que  les  amis  de  mon  Jésus  re- 
fusent de  lui  donner.  Je  lui  demandais  pardon 
et  lui  promettais  d'être  plus  fidèle  avec  sa  puis- 
sante grâce. 

Je  trouvai  ma  chère  mère  en  parfaite  santé 
et  le  jeudi  elle  m'avait  donnée  à  une  autre  fa- 
mille du  village  de  Quet-en-Beaumont.  Le  di- 
manche ma  nouvelle  patronne  vint  me  prendre. 
Gloire  à  la  grande  miséricorde  du  Dieu  d'amour! 
Je  n'avais  rien  perdu  au  change. 

LA    BONNE    ANNÉE 

Cette  famille  se  composait  du  père,  de  la 
mère,  de  la  fille  âgée  d'environ  vingt-cinq  ans  et 
du  fils  d'environ  vingt-trois  ou  vingt-quatre  ans. 

Après  avoir  salué  mes  patrons  et  m'être  mise 
à  leur  disposition^  je  me  rendis  à  l'étable  pour 
faire  la  connaissance  de  mon  petit  troupeau  :  il 


i 


VIE    DE    MELANIE  205 


se  composait  de  trois  vaches  (peu  de  jours  après 
on  m'apprit  que  deux  que  j'appelais  vaches 
étaient  deux  taureaux)  et  de  trois  ou  quatre  chè- 
vres. 

Mon  impression  en  entrant  chez  ces  nou- 
veaux patrons  était  noire,  affligeante  et  répu- 
gnante :  je  ne  savais  pas  définir  cette  angoisse, 
cette  peur,  ce  malaise  intérieur  que  j'éprouvais 
involontairement,  me  faisant  violence  pour  me 
surmonter.  Ces  personnes  ne  regardaient  ja- 
mais en  face  ;  toujours  leurs  regards  étaient 
tordus  ;  il  semblait  qu'ils  ne  se  lavaient  jamais 
les  mains  ni  la  figure;  on  aurait  dit  des  ramo- 
neurs. J'étais  humainement  dégoûtée  de  leurs 
personnes  et  de  leurs  regards.  Je  souffrais  pour 
cela  des  peines  très  grandes  :  mon  esprit  était 
comme  crucifié.  De  plus  en  plus  je  tenais  mon 
cœur  dans  l'unité  de  mon  tout  bon  et  tout  ai- 
mant Jésus,  voulant,  embrassant  tout  ce  qu'il 
daignait  permettre  à  mon  égard  ;  j'unissais  mes 
sentiments  à  ceux  qu'avait  eus  le  Verbe  de 
Dieu,  mon  très  amoureux  Jésus-Christ. 

Le  soir,  au  moment  de  se  mettre  au  lit  (il  faut 
dire  d'abord  qu'il  n'y  avait  qu'une  chambre  dans 
laquelle  deux  lits  pour  quatre  qu'ils  étaient),  la 
fdle  en  quittant  ses  habits  me  dit  :  «  Vous  savez 


2    G  VIE    DE    MELANIE 


que  nous  couchons  clans  le  même  lit  ^^  Je  lui 
répondis  :  «  S  il  plaît  à  Dieu  »  et  je  continuai  ma 
prière.  Un  moment  après,  mon  patron  dit  : 
«  Ohl  petite,  il  faut  vous  mettre  au  lit;  autre- 
ment, j'éteins  la  lampe  ».  C'était  la  première 
fois  que  j'entendais  la  voix  de  ce  vieillard.  Je 
Tcïgarde  le  lit  de  sa  fille  :  son  frère  était  couché 
avec  elle  ;  alors  je  demande  où  je  devais  me  cou- 
cher. La  vieille  mère  releva  la  tête  de  dessus 
son  coussin  et  me  dit  :  «  Dans  ce  lit,  avec  mes 
deux  enfants.  Et  dépêchez-vous,  parce  que  l'huile 
de  la  lampe  se  consume.  »  Je  répondis  avec  fer- 
meté, en  réunissant  toutes  les  forces  que  j'avais 
malgré  la  peur  que  m'inspirait  cette  famille, 
que  jamais  de  la  vie  je  ne  coucherais  avec  ses 
deux  enfants,  que  ma  religion  me  le  défendait  et 
que  je  mourrais  plutôt  que  de  désobéir  à  mon 
Dieu.  Son  mari  cria  :  «  Couchez-vous,  sinon  je 
vous  tue  »  et  il  se  mit  à  blasphémer  comme  un 
démon.  Je  tremblais  de  tous  mes  membres  et  je 
me  recommandais  de  tout  cœur  à  mon  crucifié 
cher  et  aimable  Jésus  et  à  ma  douce  Maman. 
Bien  sûr  que  sans  la  puissante  grâce  d'en  haut, 
j'aurais  désobéi  à  mon  très  aimé  Frère,  dans 
cette  lutte  assez  longue  de  chaque  jour  jusque 
vers  la  Noël.  11  est  vrai  qu'il  y  eut  deux  ou  trois 


YIE    DE    MELANIE  20^ 


semaines  dune  trêve  reiative  et  c'était  pendant 
les  moissons.  Enfin  le  père  irrité  me  dit  de 
nouveau  :  «  Si  dans  quatre  minutes  vous  n'êtes 
pas  au  lit,  un  malheur  vous  arrive.  » 

Plus  que  jamais  j'implorais  la  Divine  Grâce, 
connaissant  ma  faiblesse;  mais  de  combien  de 
craintes  j'étais  torturée!  Cet  homme  blasphémait 
toujours,  et  c'était  moi  qui  occasionnais  cela  I 
On  se  moquait  de  notre  sainte  religion  et  c'était 
moi,  moi  seule  qui  en  étais  cause!  Mon  Dieu, 
oui  glorifiez-vous  dans  mes  peines,  mais  ne 
permettez  jamais  que  je  vous  offense  en  quoi  que 
ce  soit. 

Mon  patron  éteint  la  lampe  et  me  demande  si 
je  suis  au  lit.  A  ma  réponse  négative,  tout  en 
blasphémant,  il  saute  du  lit  et  dit  :  «  Où  êtes- 
vous  ?  »  —  «  Je  suis  ici,  près  du  lit  de  vos 
enfants  »,  lui  dis-je.  Il  me  trouve,  me  donne  des 
coups,  puis  me  saisissant  par  ma  coiffure,  il 
me  traîne.  Alors  les  mentonnières  s'étant  cas- 
sées, il  me  prit  par  les  cheveux  et  me  traîna 
plusieurs  fois  autour  de  la  chambre,  me  laissa 
à  terre  et  retourna  dans  son  lit.  Je  ne  sais  dire  ici 
ce  que  je  sentais;  je  sais  seulement  que  quelques 
minutes  après  avoir  été  laissée  par  mon  patron 
je  me   trouvais  remerciant  la   miséricorde    de 


208  VIE    DE    MELAME 


Dieu,  j'exaltais  les  justes  et  saintes  rigueurs  de 
sa  justice  ;  cela  me  fit  concevoir  une  grande  hor- 
reur des  offenses  faites  au  Très-Haut,  surtout 
quand  elles  lui  viennent  de  ses  amis  intimes. 
Enfin,  je  me  sentais  heureuse  et  grandement 
joyeuse  de  ce  que  mon  divin  Rédempteur 
dans  sa  miséricorde,  quoique  je  ne  fusse  rien, 
eût  daigner  m'honorer  de  ses  pâtiments.  Jus- 
qu'alors je  l'aimais  très-beaucoup  mon  bien- 
aimé  Jésus-Christ  et  je  désirais  Taimer  da- 
vantage, sans  cependant  savoir  comment  et  en 
quoi  je  pouvais  Taimer  davantage.  Cette  nuit-là 
me  fut  bonne,  et  je  lui  prouvai  bien  qu'avec 
sa  grâce  je  l'aimais  plus  que  moi-même  ;  oui,  oui, 
oui,  je  l'aimais  mon  tout  bon  Jésus. 

Le  matin,  dès  que  le  jour  parut,  j'essayai  de 
me  relever  de  terre  ;  tous  mes  membres  étaient 
endoloris  ;  ce  ne  fut  que  peu  à  peu  que  je  pus 
avec  ma  salive,  détacher  le  sang  de  mes  pau- 
pières ;  de  même  ma  tête  était  collée  sur  le 
pavé.  Dès  que  je  pus  me  lever,  je  marchai  en 
boitant,  mais  doucement  afin  de  ne  pas  réveil- 
ler mes  chers  maîtres,  mais  ils  m'entendirent 
ouvrir  la  porte  et  ma  patronne  dit  :  «  Où 
allez-vous,  petite?  Vous  savez  que  vous  devez 
mener  paître  les  bêtes  tout  à  l'heure.  »  Je  lui  dis 


VIE    DE    MELANIE  209 


que  j'allais  à  la  fontaine  et  que  s'il  plaisait  à 
Dieu,  je  serais  bien  vite  de  retour.  Je  sors  cher- 
chant une  fontaine  ;  n'en  trouvant  ni  à  droite,  ni 
à  gauche  j'entre  dans  la  prairie  attenante  à  l'ha- 
bitation pensant  me  laver  un  peu  avec  la  rosée 
du  matin,  quand  la  voix  intérieure  me  dit  :  «  Mar- 
chez à  votre  droite,  derrière  la  maison,  là  vous 
trouverez  de  l'eau  ».  J'obéis  et  trouvai  un  peu 
de  l'eau  qui  coulait  par  un  petit  canal  en  bois. 
Dès  que  j'eus  terminé,  comme  je  prenais  le  che- 
min pour  rentrer  chez  mes  patrons,  je  rencontre 
deux  femmes  qui  me  demandent  d'où  j'étais  et 
si  mes  parents  avaient  trop  d'enfants  :  «  Vous 
ne  savez  pas,  pauvre  enfant,  que  le  Moine  n'a 
jamais  pu  garder  ni  berger,  ni  bergère;  le  der- 
nier berger  qu'ils  avaient  est  parti  samedi  :  on 
ne  lui  donnait  pas  à  manger  et  on  le  faisait  tra- 
vailler comme  un  nègre;  le  pauvre  petit  n'est 
resté  que  trois  jours  et  c'est  merveille;  les 
autres  ne  sont  restés  qu'un  jour.  » 

En  rentrant,  je  trouvai  mes  patrons  levés  ;  la 
fille  me  dit  de  prendre  les  bêtes  pour  les  con- 
duire au  pâturage.  Je  réponds  que  je  ne  connais- 
sais pas  leurs  propriétés,  qu'ils  eussent  la  bonté 
de  me  les  montrer.  Mon  patron  me  dit  qu'il  ne 
m'avait  pas  prise  pour  me  faire  accompagner,  de 

15. 


210  VIE    DE    MELANIE 


me  dépêcher  de  m"ôler  de  là.  Je  vais  à  l'étables 
mon  Dieu  que  j'avais  peur  !  les  vaches,  non,  les 
taureaux  (c'est  ainsi  qu'on  les  appelait)  mugis- 
saient, frappaient  des  pieds  et  se  débattaient  à 
mesure  que  je  m'en  approchais.  Alors  je  com- 
mence par  faire  sortir  les  chèvres  afin  que  mon 
patron  ne  se  fâche  pas  en  voyant  que  j'allais 
trop  lentement;  mais  les  vaches  I...  Enfin  la  fille 
de  mon  maître  vint  et  me  dit  :  «  Allons,  vite, 
dégourdissez-vous  »,  et  elle  prit  un  bâton  et 
s'entremit  entre  les  vaches  pour  leur  enlever 
leur  chaîne;  et  aussitôt  elles  prirent  la  course. 
Cette  fille  me  dit  :  «  Ayez  toujours  ce  bâton  à 
la  main,  autrement  les  taureaux  vous  mettraient 
en  morceaux.  »  En  traversant  le  village,  j'étais 
l'objet  de  la  curiosité;  les  gens  s'appelaient: 
«  Venez  voir  la  nouvelle  bergère  du  Moine  ». 
Les  uns  disaient  :  «  Demain  nous  verrons  encore 
une  nouvelle  figure  ^)  ;  d'autres  :  «  Mais  les 
parents  de  ces  pauvres  enfants  ne  demandent 
donc  pas  d'information?  »  Des  personnes  me 
dirent  :  «  Pauvre  petite,  vous  allez  bien  soufîrir 
de  la  faim.  Vous  voyez  ce  verger;  il  est  à  moi 
et  il  a  beaucoup  de  fruits  :  je  vous  permets 
de  prendre  tout  ce  que  vous  pourrez  manger. 
Si   le    garde    vous    dit    quelque    chose,    vous 


VIE    DE   MELANIE  211 


lui  répondrez  que  vous  avez  la  permission.  » 
Je  marchais  toujours  avec  mes  méchantes 
bêtes  sans  savoir  où  je  devais  aller.  Arrivée  vers 
une  maison  je  demande  à  la  personne  qui  se 
présente  où  sont  les  pâturages  communaux. 
Cette  femme  fait  quelques  pas  avec  moi  pour 
me  les  indiquer  et  me  dit  :  «  Vous  devez  être 
chez  le  Moine,  ce  voleur,  cet  assassin,  cet  avare; 
il  n'y  a  que  lui  qui  aille  dans  les  terres  commu- 
nales; mais  vous  ne  resterez  pas  longtemps 
chez  lui.  » 

J'étais  dans  une  continuelle  agitation  en  gar- 
dant ce  bétail  et  toujours  dans  la  crainte  de 
quelque  accident  de  personne,  parce  que  dès 
que  mes  taureaux  voyaient  quelqu'un,  ils  par- 
taient en  courant,  passaient  dans  les  blés  et 
gâtaient  les  récoltes.  Et  cet  état  de  choses  fut  à 
peu  près  le  même  toute  cette  année  ]845.  Seule- 
ment ce  premier  jour,  au  moment  de  m'en  retour- 
ner, je  pensais  avec  frayeur  comment  je  pourrais 
m'approcher  de  ces  vaches  pour  les  attacher 
dans  leur  étable.  Alors  me  rappelant  cette  ins- 
truction de  mon  cher  et  bien  aimé  Frère  :  que 
l'homme  avant  sa  déchéance  commandait  aux 
animaux,  quïl  était  le  roi  de  tout  le  créé,  et  que 
les  bêtes   les  plus  féroces  par  leur  nature  lui 


212  VIE    DE    MELAME 


obéissaient,  je  me  dis  :  «  Puisque  mon  très  amou- 
reux Jésus,  par  le  saint  Baptême  m'a  faite 
enfant  de  Dieu,  et  que,  par  sa  parole  infaillible, 
par  son  sang  il  a  eiï'acé  tous  mes  péchés,  je  puis 
donc  au  nom  des  mérites  de  son  sang  précieux, 
ordonner  à  mes  vaches  de  rester  tranquilles 
quand  je  les  attache  ou  détache  ».  Arrivée  à 
Técurie,  je  les  attachai  sans  peine.  Gloire  à 
Dieu  et  à  sa  miséricorde!  Je  désirai  d'un  grand 
désir  cette  même  belle  union  avec  mon  crucifié 
cher  Jésus  et  l'uniformité  effective  à  son  adorable 
et  toujours  aimable  volonté. 

L'heure  de  se  mettre  au  lit  étant  venue,  mon 
patron  dit  :  «  Oui  ne  sera  pas  au  lit  dans  trois 
minutes,  je  lui  brise  les  os  I  »  Après  un  instant 
la  fille  me  dit  :  «  Vous  ferez  votre  prière  demain  : 
venez  vous  mettre  au  lit  :  tenez,  voyez,  comme 
vous  serez  bien  séparée,  j"ai  mis  une  planche.  » 
Je  regarde  :  une  étroite  planche  d'environ  un 
palme  de  largeur  était  posée  sur  le  lit.  Je  dis  : 
«  Sachez  que  je  ne  me  mets  pas  au  lit,  je  dois 
obéir  à  mon  Dieu.  »  On  fit  un  moment  de  si- 
lence. 

((  Oh  !  Mon  très  amoureux  Jésus,  faites  que 
je  vous  aime  effectivement!  Oui,  oui,  je  sens 
que  je  vous  aime;   et  c'est  à  présent  que  vous 


VIE    DE    MELANIE  213 


VOUS  êtes  ravi  tous  mes  amours,  toutes  mes 
affections  et  que  vous  m'avez  associée  à  votre 
sainte  Passion;  c'est  véritablement  à  présent 
que  vous  vous  faites  aimer  de  moi,  ver  de  terre; 
ne  me  laissez  pas,  perfectionnez  votre  image 
pour  la  glorification  de  votre  saint  Nom  et  pour 
la  sanctification  de  vos  Ministres  ;  et  si,  par 
ma  destruction  je  puis  augmenter  votre  gloire, 
prenez  ma  vie  puisque  je  vous  appartiens  :  je 
m'abandonne  à  vous  morte  ou  vivante.  » 

Mon  patron  demanda  si  j'étais  au  lit;  je  répon- 
dis que  non,  et  que  je  ne  devais  pas  m'y  mettre. 
Furieux  il  se  lève  et  fait  comme  la  veille.  Dieu 
soit  béni  ! 

Le  lendemain,  je  fus  garder  mon  troupeau, 
mais  dans  la  propriété  de  mes  maîtres  qu'une 
femme  m'avait  fait  connaître.  Vers  midi,  le 
garde  champêtre  vint  près  de  moi,  me  demanda 
d'où  j'étais  et  le  nom  de  mes  parents  :  il  connais- 
sait mon  père.  Puis  il  me  dit  que  tous  les  gens 
des  trois  villages  de  Quet  l'avaient  chargé  de 
veiller  sur  les  agissements  du  Moine  et  sur  son 
bétail  afin  de  lui  faire  des  procès;  et  qu'il 
m'avertissait  à  cause  de  l'estime  qu'il  avait  pour 
mon  père.  Puis  il  me  dit  que  je  ne  devais  pas 
rester  chez  le  Moine,  etc.,  etc. 


214  VIE    DE    MELAME 


Le  soir,  pour  que  j'aille  au  lit,  mon  maîlre 
essaya  du  même  procédé  q^eles  deux  jours  pré- 
cédents; seulement  il  dit  que,  cette  fois-ci,  il 
voulait  en  finir  avec  moi  :  il  était  furieux  comme 
ses  vaches  :  je  n'avais  presque  plus  de  cheveux 
sur  la  tète.  Il  m'avait  battue,  traînée,  piétinée, 
et  il  continuait  à  me  fouler  sous  ses  pieds  disant 
qu'il  voulait  m'enlever  de  ce  monde.  Alors  vou- 
lant mourir  en  chrétienne,  je  ramassai  mes  forces 
pour  dire  haut  ma  profession  de  foi  et  répéter 
que  je  ne  voulais  pas  coucher  avec  ses  enfants. 
Devenu  plus  furieux,  il  dit  :  «  Où  est  ma  hache, 
où  est  ma  hache?  que  je  lui  tranche  le  coul  »  II 
n'avait  pas  achevé  de  parler  qu'une  harmonieuse 
musique  se  fit  entendre,  et  je  n'entendis  plus 
blasphémer.  Une  lumière  éclatante,  des  Vierges 
vêtues  de  blanc  argenté  entouraient  Notre 
amoureux  Jéscs,  ce  bon  Jésus  que  j'aime  ;  vous 
le  savez,  celui  que  j'aime,  c'est  mon  Jésus  du 
Calvaire,  mort  pour  nous  sauver.  Les  paroles, 
je  ne  les  comprenais  pas;  il  me  fut  dit  que  je  les 
comprendrais  quand  j'aurais  quitté  l'enveloppe 
de  mon  âme.  Donc  je  ne  compris  pas  les  paroles 
chantées,  mais  la  seule  musique  endormit  toutes 
mes  douleurs,  redressa  mes  membres  disloqués 
et  guérit  mes  plaies.  Notre  très  et  très  amou- 


VIE    DE    MELANIE  215 


reux  JÉSUS  feignait  de  ne  pas  me  regarder; 
il  était  au  milieu  d'une  lumière  inaccessible,  il 
était  lui-même  cette  lumière  et  était  vêtu  de  sa 
propre  Lumière  incomparable;  sur  sa  tête,  il 
avait  trois  couronnes  distinctes  mais  non  sépa- 
rées. Les  Vierges  tenaient  chacune  une  fleur 
différente  à  la  main  droite,  comme  une  margue- 
rite, une  rose,  une  violette,  un  lys,  etc.  ;  chaque 
fleur  avait  dans  le  milieu  Timage  vivante,  par- 
faite de  notre  doux  et  bien-aimé  Jésus-Christ. 
Je  compris  que  cela  signifiait  la  rectitude  d'in- 
tention dans  la  pratique  des  vertus  symbolisées 
par  ces  fleurs  multiples  sur  une  seule  tige.  Et 
Marie,  la  grande  Reine  incomparable,  le  chef- 
d'œuvre  de  la  très  sainte  Trinité  !  Et  elle  est 
notre  Mère  !  Sa  beauté,  sa  splendeur,  la  puis- 
sance qu'elle  a  reçue  de  son  divin  Fils,  tout  en 
elle  est  si  sublime,  si  grand,  qu'elle  fait  la  joie, 
l'admiration  des  anges  et  de  tous  les  bienheu- 
reux. Je  gâterais  sa  beauté  si,  ignorante  que  je 
suis,  j'essayais  de  balbutier  ses  qualités.  Je 
l'aime,  voilà  tout... 

Après  la  belle  musique,  les  Vierges  venaient 
pour  me  remettre  la  tige  de  fleurs  qu'elles  por- 
taient; je  ne  les  reçus  pas;  je  leur  dis  que  je  ne 
me  fiais  pas  de  les  conserver;  que  notre  bonne 


216  VIE    DE    MELANIE 


et  glorieuse  Reine  était  ma  trésorière,  qu'elles 
voulussent  bien  les  lui  remettre  et  toujours  avec 
les  mêmes  conditions,  c'est-à-dire  que  mon 
Divin  Epoux,  pour  sa  gloire  et  la  sanctification 
de  ses  Ministres,  puisera  dans  le  trésor  dont  il  a 
été  le  producteur.  Notre  douce  Mère  et  grande 
Reine,  avec  une  grâce  et  un  sourire  tout  célestes, 
mit  ces  fleurs  sur  sa  poitrine  et  les  couvrit  d'un 
pli  de  sa  robe.  Notre  doux  Sauveur  me  regarda 
alors  aimablement  avec  ses  beaux  yeux  péné- 
trants et  parlant  dans  le  silence.  Il  avait,  en  me 
laissant  la  vie  humaine,  accepté  ma  mort:  Voilà 
la  signification  de  la  palme  qu'il  tenait  dans  sa 
main  droite.  Puis  tout  disparut. 

Je  me  retrouve  assise  à  terre,  à  côté  d'une 
chaise  en  débris.  Mes  patrons  étaient  encore  au 
lit.  Je  sortis  pour  prier  un  peu  dans  f  étable. 
Après  environ  une  heure,  j'entendis  que  mes 
maîtres  parlaient  et  discutaient  entre  eux  ;  je 
rentre  pour  demander  où  je  devais  mener  les 
animaux,  et  tous  me  disaient  je  ne  sais  quoi. 
Enfin  ils  me  grondaient  et  m'appelaient  esprit 
follet  ou  follette,  je  ne  sais,  et  me  demandaient 
où  je  m'étais  cachée,  puisque  avec  une  lampe 
ils  m'avaient  cherchée  partout,  et  que  je  n'étais 
sûrement  pas  dans  la  maison,  et  que  pour  sortir 


VIE    DE    MELAME  217 


j'avais  dû  passer  par  le  trou  de  la  serrure.  Puis 
le  patron  me  dit  de  me  lever  de  devant  ses  yeux 
parce  que  je  le  faisais  devenir  fou. 

J'allai  prendre  les  vaches  et  les  chèvres  et  je 
partis.  Ma  vie  était  vraiment  active  cette  année; 
je  ne  risquais  pas  de  m'endormir.  Entre  les 
vaches  et  les  chèvres,  je  devais  toujours  être  en 
course;  mais  ce  qui  m'affligeait,  c'était  lorsque 
les  vaches  causaient  du  préjudice,  en  traversant 
les  champs  de  récoltes;  et  que  je  devais,  parfois, 
pour  les  faire  retourner,  passer,  moi  aussi,  dans 
les  blés,  ne  pouvant  faire  autrement.  Je  deman- 
dais bien  pardon  à  mon  cher  Jésus-Christ  et  aux 
personnes  à  qui  les  champs  appartenaient; 
mais  bien  des  fois  j'ignorais  qui  étaient  les 
propriétaires  de  tel  champ;  de  sorte  que  mon 
esprit  était  toujours  torturé,  soit  dans  la  crainte 
de  déplaire  à  mon  bien  cher  bien-aimé,  soit 
dans  la  crainte  que  mes  vaches  fissent  du  mal 
à  quelque  personne,  et  j'avais  encore  la  peine 
de  voir  que  j'affligeais  mes  patrons  en  ne  leur 
obéissant  pas. 

Vers  l'après-midi,  je  ne  sais  ce  que  les  deux 
vaches  méchantes  virent  dans  le  lointain,  si  ce 
fut  un  lièvre  ou  un  chien,  elles  prirent  la  course 
et  se  dirigèrent  du  côté  du  Drac.  Je  devais  les 


218  VIE    DE    MELAME 


suivre  des  yeux  pour  ensuite  aller  les  chercher; 
mais  c'était  si  loin...  et  comment  laisser  seules 
la  troisième  vache  et  les  chèvres?  «  M,on  cher 
bon  Dieu,  aidez-moi,  conseillez-moi  et  faites 
que  je  ne  vous  oiTense  jamais.  »  Je  n'avais  pas 
de  temps  à  perdre;  vite,  je  prends  mon  bâton, 
sur  lequel,  dès  le  premier  jour,  j'avais  tracé  la 
croix  de  mon  tout  aimé  Jésus-Ciirist;  je  la 
plante  sur  une  limite;  puis,  en  toute  liàte,  je 
conduis  les  bêles  à  l'extrémité  du  champ  près 
de  l'autre  limite;  je  fis  mettre  ces  animaux  en 
face  de  la  croix  en  leur  disant  qu'en  vertu  de  la 
croix  de  mon  Sauveur,  je  leur  défendais  d'aller 
en  arrière  de  l'endroit  où  elles  étaient  et  de  dé^ 
passer  la  croix  qui  était  en  face  d'eux.  Cela  dit 
je  partis  pour  chercher  les  deux  vaches-taureaux. 
Après  avoir  traversé  la  plaine,  je  cherchais  un 
endroit  pour  pouvoir  étendre  ma  vue  en  dessous, 
car  je  ne  voyais  plus  les  vaches.  Je  tourne  à 
droite,  je  marchais  vers  un  précipice  (dans  nos 
pays  on  appelle  cela  ruine).  Je  regarde  et  je 
vois  ces  deux  animaux  au  milieu  de  ce  préci- 
pice :  ils  ont  dû  y  tomber.  «  Mon  Dieu,  je  ne 
pourrai  jamais  aller  les  chercher;  et  si  je  me 
mets  à  descendre  dans  ces  décombres  de  terre 
et  de  rochers,  je  ne  pourrai  plus  remonter  ni  les 


VIE    DE    MELANIE  219 


vaches  d'ailleurs  et  mes  maîtres  vont  être  affli- 
gés. A  présent  je  suis  malheureuse.  »  A  peine 
eus-je  dit  que  j'étais  malheureuse,  que  je  tombai 
à  genoux  pour  protester  contre  mon  dire  et 
demander  pardon  à  mon  bien-aimé  Jésus.  Non, 
non,  je  n'étais  pas  malheureuse,  puisque  j'exé- 
cutais le  bon  plaisir  de  mon  amoureux  Sauveur 
dans  ses  desseins  miséricordieux  que  j'adorais 
et  que  j'aimais  par-dessus  toutes  choses.  Que 
l'esprit  de  Jésus-Christ  soit  à  jamais  l'esprit  de 
mon  esprit  ! 

Enfin  je  me  relève  :  je  regardais  la  profondeur 
du  précipice  et  cherchais  par  quel  endroit  je 
pourrais  faire  monter  les  vaches.  Je  fais  quelques 
pas  pour  descendre  à  un  endroit  où  étaient  ar- 
rêtés quelques  petits  arbrisseaux  qui  avaient  été 
détachés  du  terrain...  Eh!  voilà  que  mes  deux 
vaches  étaient  en  train  de  monter,  précédées  de 
mon  ange  gardien  qui  leur  traçait  la  voie  à  par- 
courir; et  elles  arrivèrent  en  bon  état.  Je  le 
remerciai  en  remerciant  la  grande  miséricorde 
du  Très-Haut  mon  Dieu;  puis  il  me  présenta  à 
boire  dans  une  sorte  de  calice  comme  un  magni- 
fique verre  à  pied  tout  en  argent,  vif,  étincelant, 
et  l'intérieur  en  or  travaillé  ;  puis  il  me  donna 
une  fleur  rouge  qu'on  appelle,  je  crois,  œillet, 


220  VIE    DE    MELANIE 


me  disant  de  le  tremper  dans  le  contenu  du  verre 
et  de  le  manger.  Je  fis  au  premier  instant  un 
peu  de  résistance.  La  Louve  lui  dit  :  «  Est-ce 
que  je  puis,  malgré  mes  infidélités  vous  appe- 
ler mon  ami?  »  —  «  Oui,  ma  chère  amie,  ap- 
pelez-moi toujours  ami,  parce  que  je  suis  votre 
ami,  serviteur  de  Jésus-Chbist  comme  vous.  » 
La  Louve  :  «  Tout  ce  qui  arrive  sur  la  terre  est 
mu  et  permis  par  la  toute-puissance  du  Très- 
Haut  pour  notre  sanctification.  Or  notre  très 
aimant  Rédempteur  afin  que  j'aie  des  aides  pour 
me  faire  marcher  dans  la  voie  royale  qu'il  nous 
a  enseignée,  a  permis  par  compassion  et  misé- 
ricorde que  je  sois  mise  au  service  de  maîtres 
qui  croient  bien  faire  en  ne  me  donnant  jamais  à 
manger  ni  à  boire.  Mettant  à  part  leur  malice 
propre  si  elle  existe,  c'est  Dieu  qui  permet  cela 
pour  le  bien  de  mon  âme;  c'est  bien  Lui  qui 
veut  que  j'expie  par  la  faim  et  la  soif,  le  luxe 
et  l'amour  des  richesses  d'un  grand  nombre  de 
membres  du  Clergé.  J'aime  notre  cher  Jésus,  je 
l'aime  pour  Lui-même  et  parce  qu'il  est  bon  et 
je  voudrais  le  porter  dans  tous  les  cœurs  qui  ne 
l'aiment  pas.  Jugez  vous-même  mon  cas,  mon 
cher  ami  ;  mes  patrons  ne  sont-ils  pas  pour  rnoi 
des  croix  de  providence?  et  ne  dois-je  pas  obéir 


VIE    DE    MELAME  221 


jusqu'à  la  mort  aux  sacrés  desseins  de  la  Majesté 
du  Très-Haut?  Mais  pour  que  je  ne  sois  pas  trom- 
pée par  l'ennemi  de  tout  bien,  par  l'ange  déchu, 
quel  signe  avez-vous  à  me  donner  que  vous 
êtes  l'ambassadeur  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ?...  »  Il  sortit  de  sa  poitrine  la  Croix  de 
notre  divin  Rédempteur  et  se  prosternant  il 
adora  le  crucifix  glorieux  et  baisa  ses  cinq 
plaies  glorieuses  et  resplendissantes.  «  C'est 
bien.  Faites  à  présent  un  acte  d'amour  de 
Dieu,  de  notre  Dieu  incréé,  éternel,  subsistant 
par  Lui-même.  «  Il  le  fit.  Je  n'essaierai  pas  de 
le  reproduire  :  je  gâterais  ce  langage  angélique. 
Selon  ma  compréhension  d'alors,  je  crus  bien 
qu'il  était  un  ange  fidèle  et  nullement  l'ange  des 
ténèbres,  maudit  de  Dieu  qui  ne  peut  ni  s'humi- 
lier sincèrement  ni  lui  rendre  grâce  pour  le 
bienfait  de  sa  création,  ni  le  louer  pour  la  jus- 
tice qu'il  exerce  sur  les  anges  rebelles  et 
orgueilleux.  Au  contraire,  si  l'Ange  de  Dieu  ne 
fait  pas  des  actes  d'humilité  comme  les  mortels 
voyageurs,  il  reconnaît  avoir  été  créé  et  con- 
servé dans  son  état  de  créature  par  la  bonté  de 
Dieu,  qu'il  doit  ses  mérites  et  sa  gloire  aux 
mérites  infinis  du  sang  de  Jésus-Christ  qui  lui 
ont  été  appliqués  par  anticipation  et  l'ont  rendu 


VIE    DE    MELAME 


éternellement  impeccable;  il  rend  grâce  à  Dieu, 
il  l'adore  et  Taime. 

Le  crucifix  disparut:  l'ange  se  releva,  fit  le 
signe  de  la  croix  et  me  dit  en  me  présentant  le 
breuvage  avec  la  fleur  rouge  :  «  Chère  amie, 
la  preuve  que  je  suis  l'ange  du  Seigneur  notre 
Dieu,  je  vous  l'ai  donnée  au  Saint  Nom  de  Jésus. 
Prenez  pour  son  amour  cette  nourriture  qu'il 
vous  envoie.  »  La  Louve  prit  cette  coupe  : 
«  Oh  !  quelle  bonne  odeur  !  Elle  m'enivre  avant 
que  je  boive!...  Mais,  dites-moi,  ami  fidèle, 
quand  est-ce  que  je  l'aimerai  ?  Dites-moi  ce 
qu'il  aime  afin  que  je  le  fasse,  ou  ce  qu'il  y  a  en 
moi  qui  l'empêche  de  venir...  »  —  «  La  terre, 
chère  amie,  n'est  pas  un  lieu  de  repos  ni  de 
jouissance  ;  l'amour  consommé  n'a  son  parfait 
épanouissement  que  dans  le  séjour  des  bienheu- 
reux, parce  qu'ils  voient  la  Majesté  Divine  face 
à  face  et  à  découvert.  Vous  êtes  encore  voya- 
geuse et  dans  un  corps  corruptible  :  imitez  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ.  Depuis  l'union  de  sa 
Divinité  à  son  humanité  sainte  jusqu'à  sa  mort 
sur  la  croix,  il  n'a  cessé  un  instant  de  souffrir 
dans  son  âme,  dans  son  cœur  et  dans  son  corps. 
Imitez-le  par  la  foi  en  ses  mérites  infinis.  »  11 
disparut.   N'ite  je  conduisis  ces  vaches  t'ans  'e 


VIE    DE    MKLAME  223 


pâturage  où  j'avais  laissé  l'autre  et  les  chèvres 
pour  ramener  toutes  mes  bêtes  chez  mes  pa- 
trons. 

L'heure  de  se  mettre  au  lit  étant  venue,  la 
fille  me  dit  :  «  Si  ce  n'est  pas  par  caprice  que 
vous  refusiez  de  vous  coucher  quand  il  y  avait 
mon  frère,  il  n'y  est  pas  ce  soir,  venez  vous 
mettre  au  lit.  »  Je  ne  répondis  rien  ;  je  faisais 
un  peu  de  prière.  En  vérité  j'avais  quand  même 
une  grande  répugnance  à  me  mettre  dans  ce  lit  ; 
j'hésitais  beaucoup,  je  pensais  à  ce  que  m'avait 
dit  montrès-aimé  Frère.  Enfin  mon  patron  d'une 
voix  rauque  m'ordonna  de  me  mettre  au  lit  : 
j'obéis  avec  tremblement  ;  et  le  jeune  homme 
ne  vint  pas  ou  ne  vint  plus.  Quoique  je  ne  fusse 
qu'avec  cette  fille,  je  ne  pouvais  dormir  ;  je  me 
sentais  mal  à  mon  aise  sans  en  savoir  la  raison; 
j'étais  pourtant  accablée  de  sommeil,  je  dormais 
debout  et  parfois  je  tombais  comme  un  plomb. 
Je  considérai  alors  les  affreuses  souffrances  des 
saints  martyrs  qu'on  a  fait  mourir  en  les  empê- 
chant de  dormir.  Mon  Frère  bien-aimé  m'avait 
raconté  ces  choses,  il  m'avait  dit  que  ces  saints 
devaient  se  tenir  debout  jour  et  nuit,  et  que 
lorsqu'ils  chancelaient  par  la  lourdeur  du  som- 
meil on  les  piquait  avec  des  lames  rougies  au 


224  VIE    DE    MELANTE 


feu  et  on  les  obligeait  à  se  tenir  debout.  A  moi 
il  n'y  avait  rien  de  ces  tortures,  et  cependant  je 
m'imaginais  souffrir  presque  beaucoup.  Par  là 
on  peut  juger  de  mon  peu  d'amour,  de  mon  peu 
de  générosité  et  de  zèle  à  réparer  mes  fautes  et 
celles  des  mondains  dans  l'excessive  recherche 
des  commodités. 

Un  dimanche,  en  sortant  après  mes  vaches 
pour  les  conduire  au  pâturage,  je  rencontre  mon 
père  qui  venait  me  voir.  Il  paraît  que  les  habi- 
tants de  ces  villages  étaient  allés  prier  mes 
parents  de  me  retirer  de  chez  le  Moine,  s'ils 
voulaient  me  conserver  la  vie,  et  leur  avaient 
dit  des  choses  bien  pénibles  et  peut-être  exagé- 
rées. Enfin  mon  père  me  demanda  si  à  midi  je 
quittais  le  pâturage.  A  ma  réponse  négative  il 
me  dit  :  «  Tu  portes  donc  de  quoi  manger  à 
midi?  »  —  «  Oui,  »  lui  dis-je.  —  «  Fais-le  moi 
voir.  »  —  «  C'est  dans  ma  poche,  papa.  »  — 
«  Je  veux  le  voir  ».  Je  sortis  de  ma  poche  le 
morceau  de  pain,  mon  père  le  prit,  l'examina  et 
le  lança  par  terre  en  me  disant  :  «  Fais  rentrer 
tes  bêtes  dans  leur  écurie  :  j'ai  à  parler  avec  tes 
maîtres.  »  Je  fais  revenir  les  bêtes  et  mon  père 
me  dit  :  «  Regarde;  ni  les  vaches  ni  les  chèvres 
n'ont  voulu  de  ton  pain  doublement  moisi.  Et  ce 


VIE    DE    MELANIE  225 


matin,  qu'as-tu  mangé  avant  de  partir?  — 
«  Papa,  ici,  il  y  a  des  fruits  et  je  puis  en  man- 
ger partout;  on  me  l'a  permis  (i).  »  —  «  Ce 
n'est  pas  ce  que  je  te  demande.  Qu'est-ce  qu'on 
te  donne  tous  les  matins  avant  ton  départ,  et 
qu'est-ce  qu'on  te  donne  pour  manger  à  midi? 
réponds-moi.  »  —  «  Papa,  mes  maîtres  sont 
très  occupés;  ils  savent  que  j'ai  la  permission 
de  manger  des  fruits  partout  où  je  vais,  et  alors 
ils  oublient  de  me  donner  quelque  chose.  Ce 
matin  ils  ne  l'ont  pas  oublié  ».  —  «  Et  c'est  tou- 
jours de  ce  pain  qu'ils  t'ont  donné  quand  ils  ne 
l'oubliaient  pas?  »  —  «  Oh!  non,  papa,  c'est  au- 
jourd'hui la  première  fois  qu'ils  m'ont  donné  du 
pain.  »  Et  mon  père  très  fâché  va  chez  mes 
patrons  et  il  y  eut  grand  tapage.  Mon  père  vou- 
lait m'emmener  à  Corps,  mes  patrons,  tous 
quatre,  s'y  opposaient  et  promettaient  d'avoir 
soin  de  moi.  Mon  père  les  crut  et  s'en  alla. 

Le  temps  des  moissons  étant  venu,  mes 
patrons  avaient  fait  avec  des  gerbes  de  blé 
battu,  une  espèce  de  cabane  dans  leur  champ, 
afin  de  s'y  tenir  pour  garder  leur  récolte  contre 

(1)  Mais  elle  n'en  mangeait  presque  pas.  On  a  vu,  cinq 
pages  plus  haut,  sa  conversation  avec  son  ange  gardien 
sur  cette  «  croix  de  providence  »  de  souffrir  la  faim. 

16 


22fi  ^'ÏI^    DE    MELAME 


les  voleurs.  Or  quand  venait  la  nuit,  tous  quatre 
couchaient  sur  la  paille  dans  cette  cabane.  Ils 
voulaient  naturellement  que  je  dorme  avec  eux, 
et  comme  je  refusais,  mon  patron  blasphémait  à 
me  faire  trembler;  et  comme  je  persistais  à  ne 
pas  même  entrer  dans  cette  cabane,  il  me  dit 
que  puisque  je  ne  voulais  pas  me  reposer,  je 
devais  travailler,  et  d'aller  glaner.  J'obéis.  Dès 
que  le  jour  commença  à  paraître,  il  vint  voir 
combien  j'avais  recueilli  dépis;  je  lui  dis  que 
j'avais  ramassé  tous  les  épis  de  leur  champ  de 
blé.  Il  répliqua  que  ça  ne  suffisait  pas,  que 
je  devais  aller  dans  les  autres  champs  et  prendre 
des  épis  aux  gerbes.  A  cela  je  répondis  que  je 
ne  pouvais  pas  voler  le  bien  de  mon  prochain. 
Il  se  rendit  furieux  et  m'ordonna  d'aller  prendre 
des  gerbes  entières  et  de  les  mettre  avec  les 
siennes.  Je  ne  bougeais  pas;  il  me  prenait  par 
le  bras  et  me  poussait  en  avant  en  me  disant 
des  paroles  que  je  ne  comprenais  pas.  Afin 
qu'il  ne  me  touchât  plus,  je  m'éloignais  en  gla- 
nant dans  son  champ.  Oh  !  que  ces  gens-là  me 
faisaient  donc  peur  1  Je  les  craignais  plus  que  le 
démon  et  quand  ils  me  touchaient  j'aurais  voulu 
avoir  une  torche  enflammée  ou  un  fer  rouge 
pour  vite  brûler  l'endroit   touché    par    eux.    Je 


VIE    DE    MÉLANIE  227 


pensais  que  tout  de  même  ces  personnes  qui  me 
répugnaient  tant  avaient  une  âme  et  une  âme  à 
sauver  par  la  foi  pratique,  et  ils  ne  priaient  pas, 
ou  du  moins  je  ne  les  ai  jamais  vus  prier.  La 
prière  nous  est  nécessaire,  elle  est  de  précepte. 
«  Peut-être  qu'ils  ne  connaissent  pas  notre  bon 
Dieu!  Mais  pourquoi  suis-je  si  petite?  si  rien  du 
tout?  Autrement  je  leur  ferais  connaître  notre 
bon  Dieu,  je  leur  dirais  combien  il  est  bon,  com- 
bien il  nous  aime  tous.  » 

Lorsque  je  ne  m'y  attendais  pas,  je  sentis  et 
je  vis  que  des  pierres  m'étaient  lancées.  Je 
regardai.  C'était  mon  patron  qui  ramassait  des 
pierres  et  me  les  envoyait  sans  miséricorde; 
Tune  vint  me  frapper  sur  la  bouche  et  me  fendit 
la  lèvre  supérieure  qui  mit  longtemps  à  guérir  (  i  )  ; 
enfin  une  pierre  à  la  tête  m'étourdit  et  je  tom- 
bai ;  mais  cela  ne  ralentit  pas  l'ardeur  de  mon 
patron  qui  voulait  que  je  lui  obéisse,  et  peut- 
être  aurait-il  continué  si  dans  le  loin,  quelqu'un 
n'eût  pas  crié  :  «  Oli  !  assassin.  Oh!  assassin, 
vous  méritez  que  la  justice  vous  pende.  »  Le 
soir  on  me  dit  de  mener  les  bêtes  à  Tétable, 
et  qu'après  je  devais  toujours  les  faire  paître  à 

(1)  Ses  incisives  supérieures  furent  brisées  par  ce  coup 
de  pierre. 


228  VIE    DE   MELAME 


tel  endroit.  Après  environ  quinze  jours  ils  revin- 
rent le  soir  à  la  maison. 

Un  jour  que  j'étais  allée  comme  à  l'ordinaire 
avec  les  vaches,  lorsque  je  rentrai  le  soir  et  que 
les  eus  attachées,  je  trouvai  la  porte  de  l'habita- 
tion fermée  à  clef.  J'attendis.  Pendant  que  j'at- 
tendais le  temps  se  mettait  à  l'orage;  il  com- 
mençait à  pleuvoir,  il  faisait  des  éclairs  et  des 
tonnerres.  Il  était  à  peu  près  minuit,  j'attendais 
toujours  mes  patrons.  Pour  n'être  pas  à  la 
pluie,  j'aurais  pu  aller  à  l'étable  ;  mais  j'avais 
si  peur  de  ces  vaches  !  et  puis  l'obscurité  aussi 
me  fait  peur.  Je  m'assieds  sur  l'escalier  de  la 
maison  et  je  passe  ma  nuit  ainsi,  sous  une  pluie 
qui  dura  jusqu'au  matin.  Je  ne  trouvai  pas  la 
nuit  longue;  je  pensais,  et  n'avais  pas  terminé 
de  penser  quand  le  jour  parut.  Il  est  bien  en- 
tendu que  c'est  à  Dieu  et  à  ses  merveilles  que 
je  pensais.  Le  matin,  à  mon  heure  ordinaire, 
mes  patrons  n'étant  pas  venus,  je  conduisis  les 
bêtes  au  pâturage.  J'étais  cependant  en  peine 
au  sujet  de  mes  patrons,  ne  sachant  s'il  ne  leur 
était  pas  arrivé  quelque  accident;  il  me  tardait 
de  les  revoir,  et  pour  cela,  le  soir,  je  me  retirai 
un  peu  plus  tôt.  La  maison  était  encore  fer- 
mée... Le  temps,  comme  la  veille,  s'était  mis  à 


VIE    DE   MELANIE  229 


la  pluie  et  les  habits  que  j'avais  sur  moi  n'étaient 
pas  encore  secs.  Une  voisine  passe  et  me  dit  : 
«  On  ne  mettrait  pas  un  chien  à  la  rue  et  vous 
restez  dehors?  Le  Moine  n'y  est  pas  peut-être.  » 
—  «  Je  ne  sais  pas,  j'attends  »,  lui  dis-je,  et 
elle  entra  chez  elle.  Vers  onze  heures  elle  vint 
me  dire  :  «  Si  le  Moine  n'est  pas  rentré,  c'est 
qu'il  ne  vient  pas;  pauvre  enfant,  venez  avec 
moi  :  j'ai  un  lit  pour  vous  ».  —  «  Je  vous 
remercie,  lui  dis-je!  il  est  bon  que  j'attende  mes 
patrons.  »  —  «  Vos  patrons,  me  dit-elle,  ne 
viendront  pas  de  sept  ou  huit  jours  :  ils  sont 
allés  à  la  maraude,  les  brigands.  »  —  «  Est-ce 
loin  la  maraude?  »  demandai-je.  —  «  Mais  la 
maraude  n'est  pas  un  village;  ils  vont  voler  si 
vous  aimez  mieux  ça  que  non  pas  maraude.  Le 
Moine  est  une  famille  de  voleurs;  venez  chez 
moi  ».  Je  suivis  cette  femme  et  passai  trois 
ou  quatre  nuits  chez  elle;  puis  un  soir  je  trouve 
la  porte  de  mes  patrons  ouverte;  ils  étaient  de 
retour;  j'étais  heureuse  de  les  voir  tous  bien 
portants.  Ce  ne  fut  pas  pour  longtemps.  Après 
un  jour,  ils  repartirent,  et  le  soir,  quand  je 
revins  de  faire  paître  les  bestiaux,  la  porte  était 
de  nouveau  fermée  et  le  fut  plus  de  quinze  jours. 
Pendant  ce  temps,  le  Très-Haut  permit  que  je 

16. 


230  VIE    DE    MELANTE 


fusse  couverte  de  tumeurs  à  la  face,  au  cou  et 
aux  épaules:  les  gens  appelaient  cela  des 
furoncles  malins;  d'autres  disaient  que  c'était 
la  vérole  ou  variole;  d'autres  que  j'avais  été 
empoisonnée.  J'allais  tous  les  jours  faire  paître 
les  vaches,  mais  un  soir,  quand  je  me  retirais, 
un  homme  du  voisinage  vint  me  dire  :  «  Maf» 
vous  vous  exposez  à  la  mort  î  Vous  avez  une 
très  forte  fièvre,  vous  devez  vous  mettre  au  lit.  » 
Aussitôt  plusieurs  femmes  s'approchèrent  et 
dirent  à  cet  homme  :  «  Mais  les  hrigands  ont 
emporté  la  clef!  où  voulez-vous  que  cette  enfant 
aille?  »  L'homme  reprit  :  «  Elle  doit  s'en  aller, 
sinon  j'aviserai  ses  parents  à  Corps.  »>  Au  bout 
d'une  semaine  environ,  un  de  mes  frères  vint 
me  remplacer.  Oh!  quelle  peine  j'en  eus!  J'au- 
rais mille  fois  préféré  de  mourir  chez  le  Moine 
et  que  mon  frère  Henri,  âgé  de  deux  ans  de 
moins  que  moi,  ne  vînt  pas  souffrir  tant  de  pri- 
vations et  de  mauvais  traitements;  et  j'étais  très 
fâchée  contre  moi,  contre  mes  infidélités,  cause 
de  tous  ces  troubles.  Le  cœur  rempli  de  tris- 
tesse, je  fus  à  Corps  ;  mon  père  n'y  était  pas. 
L'échange,  cela  se  comprend,  ne  pouvait  pas 
plaire  à  ma  mère  qui  aussitôt  me  traita  d'incons- 
tante et  de  délicate.   Je  comptais  cela  comme 


VIE    DE    MELAME  231 


rien,  je  pensais  aux  souilrances  de  mon  cher 
Henri.  Après  deux  jours  je  dis  à  ma  mère  que 
j'étais  mieux;  je  lui  demandai  si  elle  voulait  me 
laisser  partir,  parce  que  mes  patrons  étant 
absents  pour  quelques  jours,  Henri  ne  connais- 
sant pas  leurs  pâturages  sera  dans  Tennui. 
Elle  me  le  permit.  Je  pris  des  provisions  pour 
les  donner  à  Henri,  et  tout  le  long  de  la  route, 
je  ne  marchais  pas,  je  courais. 

Je  repris  ma  place  et  mon  frère  s'en  retourna 
à  Corps;  Dieu  soit  béni!  Mes  patrons  tardèrent 
encore  quelques  jours;  je  continuais  de  mener 
les  vaches  et  les  chèvres  au  pâturage  chaque 
jour.  Un  matin  je  sentis  une  grande  faim,  et  je 
n'avais  rien.  Bien  sûr  j'aurais  pu  manger  des  , 
fruits,  mais  il  me  semblait  que  les  fruits  ne  me 
nourrissaient  pas,  et  mes  forces  m'abandon- 
naient. Cependant  ne  pouvant  plus  à  peine  me 
tenir  debout  et  craignant  de  ne  pouvoir  surveil- 
ler les  animaux,  un  jour  j'essayai  de  manger  des 
noix  :  j'en  ramassai  sous  des  noyers  et  en  man- 
geai cinq.  Un  instant  après  je  fus  prise  d'un 
mal  au  cœur,  l'huile  me  revenait  à  la  bouche,  la 
tête  me  tournait  et  je  voyais  trouble,  je  n'avais 
plus  même  la  force  de  me  tenir  assise;  je  me 
couchai  sur  l'herbe,  priant  mon  ange  gardien 


232  VIE    DE    MELAME 


d'avoir  soin  de  mes  bêtes;  puis  une  sueur  froide 
couvrit  mon  front,  je  m'évanouis. 

Lorsque  vers  Taprès-midi  je  commençais  à 
me  rappeler  où  je  me  trouvais,  j'entendis  les 
pas  d'un  homme  qui  venait;  je  voulus  vite  me 
lever,  mais  c'est  à  peine  si  je  pus  un  peu  relever 
ma  tête  qui  retomba  aussitôt.  Alors  j'entendis 
la  voix  de  Thomme  qui  en  avançant  près  de 
moi,  me  dit  :  «  Eh  !  amie,  vous  êtes  souffrante?  » 
J'ouvre  les  yeux  et  m'assieds,  effrayée  je 
réponds  que  j'avais  la  tête  un  peu  étourdie,  que, 
s'il  plaît  à  Dieu,  cela  passera  du  moins  assez 
pour  que  je  puisse  faire  mon  devoir.  «  Voici  », 
me  dit  l'homme,  en  me  présentant  trois  petits 
pains  biscuits,  ronds,  tendres  et  presque  fon- 
dants dans  la  bouche.  Sur  chacun  de  ces  pains, 
et  de  la  même  substance,  il  y  avait  un  crucifix. 
Je  ne  voulais  pas  accepter  son  don  (en  général, 
je  n'acceptais  rien  de  personne);  il  insistait  et 
me  dit  :  «  Je  vous  en  prie,  bonne  amie,  au  Nom 
de  Dieu,  prenez,  vous  êtes  mourante:  la  divine 
Providence  par  mes  mains,  vient  vous  corrobo- 
rer :  mangez  à  présent  un  de  ces  petits  pains  ». 
Je  fis  le  signe  de  la  croix  et  baisai  le  crucifix, 
puis  avec  mes  doigts,  je  rompis  un  peu  de  ce 
petit  biscuit  que  je  mangeai.  Dès  que  ce  peu 


VIE    DE    MELANIE  233 


apparent  descendit  dans  mon  estomac,  je  me 
sentis  fortifiée  comme  par  enchantement.  Je 
mis  les  deux  petits  pains  qui  me  restaient  dans 
ma  poche;  ces  pains  vigoureux  étaient  à  peu 
près  grands  comme  une  pièce  de  cinq  francs, 
mais  tant  soit  peu  plus  épais.  Je  continuai 
à  prendre  des  miettes  tout  autour  de  mon  petit 
pain  sans  gâter  le  crucifix  que  je  voulais,  à  la 
fin,  manger  tout  entier,  ce  que  je  fis.  Mes  forces 
étaient  revenues;  je  remerciai  l'homme  qui  re- 
prit sa  corde  pour  se  retirer  (car  il  était  venu 
là  comme  un  homme  qui  va  ramasser  du  menu 
bois),  et  je  lui  dis  :  «  Mon  ami,  si  vous  rencon- 
trez mon  bon  Frère,  oh  !  dites-lui  que  je  lan- 
guis de  le  voir,  que  je  suis  ici,  qu'il  vienne, 
qu'il  vienne  vite,  parce  que  je  languis  de  le 
voir,  mes  yeux  le  cherchent  partout.  »  —  «  Et 
où  est-il  votre  Frère  ?  »  me  demanda  Thomme. 
«  Mon  Frère,  lui  dis-je,  est  avec  sa  Maman.  » 
—  «  Et  comment  est-il?  »  —  «  Oh!  mon  Frère, 
lui  dis-je,  n'est  pas  plus  grand  que  moi,  mais 
vous  le  reconnaîtrez  vite  :  il  est  plus  beau  que 
tous  les  autres  enfants,  il  est  plus  beau  que  le 
Soleil,  sa  jolie  petite  figure  est  un  paradis,  elle 
est  blanche  comme  le  plus  beau  lys,  ses  joues 
sont  rosées  comme  les  plus  belles  roses  de  mai, 


234  VIE    DE    MKLANIE 


ses  yeux  sont  clairs,  doux  et  pénétrants  comme 
deux  soleils,  sa  douce  voix  sonore  et  amoureuse, 
plante  Tamour  dans  tous  les  cœurs  qui  l'en- 
tendent. Allez,  allez,  que  si  vous  le  voyez  vous 
le  reconnaîtrez  aussitôt.  »  Et  l'homme  s'en 
alla...  Eh!...  mon  Frère,  mon  bien-aimé  Frère 
ne  vint  pas.  Je  pensais  :  «  Peut-être  a-t-il  eu 
peur  de  ces  vilaines  vaches?  mais  je  l'aurais 
protégé,  je  me  serais  laissée  tuer  pour  le 
détendre.  11  peut  se  faire  aussi  que  notre  bon 
Dieu  lui  ait  manifesté  quelques-unes  de  mes 
infidélités,  ou  que  quelque  action  faite  trop 
humainement  l'aura  peiné!  Oh!  cher  et  bien- 
aimé  Frère,  venez,  venez  me  dire  mes  man- 
quances  et  m'apporter  le  remède  efficace  et 
sanctifiant.  Je  suis  méchante,  oui,  mais  notre 
bon  Dieu  est  la  bonté  même;  il  est  tout  formé 
et  tout  rempli  d'amour  pour  ses  créatures,  même 
les  plus  indignes,  telles  que  moi;  venez  frère  de 
mon  cœur,  venez,  je  languis  d'amour  de  vous 
voir,  devons  écouter  me  parler  de  mon  très  amou- 
reux Jésus-Christ  que  j'aime  de  tout  mon  cœur, 
de  toutes  mes  forces  et  plus  que  ma  vie,  venez 
si  notre  Maman  vous  le  permet...  »  Ensuite  je 
rendis  des  actions  de  grâce  à  la  divine  Provi- 
dence pour  le  secours  qu'elle  m'avait  donné  par 


VIE    DE    MELANTE  235 


les  mains  de  cet  homme  qui  me  paraissait  un 
ange  de  bonté,  de  grandeur  en  même  temps,  de 
modestie,  de  prudence  et  de  sagesse.  Puis  je 
pensai  :  «  Eh!  mon  coup  a  raté!  pour  réparer 
les  injures,  les  injustices  faites  à  mon  tout  bon^ 
tout  aimable  Jésus-Christ,  j'avais  accepté  de 
tout  mon  cœur  ces  souffrances,  ces  mépris  et 
tous  les  anéantissements  qui  me  sont  dus.  J'au- 
rais aimé,  voulu  être  détruite,  afin  que  mon  tout 
aimé  Jésus  fut  honoré,  connu  et  aimé  de  tous 
les  hommes.  »  A  cela  une  douce  et  pénétrante 
voix  venant  du  milieu  de  la  grande  lumière  me 
répondit  :  «  Ce  que  vous  avez  voulu  faire  est 
reçu  comme  fait  aux  yeux  de  PEtre  incréé.  Tout 
Puissant.  Vous  avez  vidé  votre  cœur  des  choses 
corruptibles,  Dieu  Ta  rendu  capable  de  Lui- 
même.  »  Après  ces  paroles  intellectuelles,  je  me 
concentrai  dans  ma  nullité;  j'avais  compris  bien 
au  delà  des  paroles  entendues  :  je  n'en  dirai  que 
très  peu  et  en  omettant  ce  qui  semblerait  prê- 
cher. Saint  Joseph,  père  nourricier  de  THomme- 
Dieu,  époux  de  la  Vierge  MAmE,  est,  après  la 
Mère  de  Dieu,  le  saint  le  plus  élevé  en  gloire 
dans  le  ciel  des  cieux.  Dès  sa  jeunesse,  par  Tim- 
pulsion  de  l'Esprit-Saint,  il  avait  consacré  à 
Dieu  la  belle  fleur  de  sa  virginité.  D'un  carac- 


23>;  VIE    DE   MELANIE 


tère  doux,  aimable,  avenant,  docile,  il  était  suf- 
tout  humble  de  cœur  et  d'esprit.  Il  avait  le  don 
de  pureté  en  un  degré  si  sublime  qu'il  surpassa 
la  pureté  des  anges;  il  était  aimé  de  Dieu.  Sa 
foi  héroïque  ne  peut  se  comparer,  et  comme  à 
la  foi  est  dû  le  mérite  et  la  gloire  (i),  il  eut  aussi 
la  gloire  du  martyre.  Son  martyre  proprement 
dit  commence  le  jour  de  la  Purification,  en 
entendant  la  prophétie  faite  à  notre  douce  Mère 
Marie;  car  il  pénétra  le  mystère  des  douleurs 
de  son  Fils  adoptif  et  de  Marie  si  justement  ap- 
pelée Reine  des  martyrs.  Or  saint  Joseph  aimait 
ardemment  le  divin  Enfant-DiEU,  et  il  pensait 
continuellement  à  la  passion  qu'il  devait  endu- 
rer pour  la  rédemption  du  genre  humain  ;  mais 
ce  qui  augmentait  sa  douleur  et  lui  faisait  verser 
d'abondantes  larmes  c'était  que  comme  enfant 
d'Adam,  il  devait  être  racheté  au  prix  du  sang 
de  son  divin  Rédempteur.  Son  oraison  était 
continuelle  et  son  silence  presque  absolu. 
Saint  Joseph  s'endormit  dans  les  bras  de  son 

(1)  18 janvier  1901  :  «  Pourquoi  n'avez-vous  pas   écrit  que 
c  est  à  la  charité  que  sont  dus  le  mérite  et  la  gloire  ? 

— -  Il  me  semble,  et  dans  bien  des  circonstances  je  crois 
avoir  compris,  quavec  la  foi  marchent  toujours  les  œuvres. 
Si  je  dis  que  j'ai  la  foi  et  ne  pratique  pas,  c'est  que  ma  fo  i 
est  morte.  » 


VIE   DE    MELANIE  237 


Seigneur  trois  ans  avant  le  crucifiement  ;  il  fut 
aux  Limbes  annoncer  la  salutaire  nouvelle  de  la 
Rédemption  prochaine.  A  la  mort  sur  la  croix 
de  notre  très  amoureux  Sauveur,  saint  Joseph 
ressuscita  avec  son  corps^  mais  invisible  au  pu- 
blic, et,  le  jour  de  l'Ascension,  il  entra  dans  la 
gloire  des  bienheureux  avec  notre  Vainqueur 
Jésus-Christ.  11  n'est  pas  nécessaire  que  je  dise 
que  toutes  les  âmes  qui  étaient  aux  Limbes,  en 
étant  sorties,  restèrent  sur  la  terre,  faisant  cor- 
tège à  Notre-Seigneur  pendant  les  quarante  jours 
qu'il  passa  encore  sur  la  terre  pour  affermir  la  foi 
chez  les  Apôtres,  les  disciples  et  le  petit  nombre 
des  croyants  ;  tout  le  monde  sait  cela.  J'ai  ou- 
blié de  dire  que  saint  Joseph  a  pratiqué  toutes 
les  vertus  dans  leur  héroïsme  ;  qu'il  est  le  pa- 
tron de  la  bonne  mort  et  qu'il  est  toujours 
exaucé  par  Celui  qui  fut  son  Fils. 

Après  être  restée  plusieurs  jours  encore  dans 
la  solitude,  mes  chers  maîtres  étant  revenus, 
tous  les  soirs  je  faisais  fâcher  mon  patron  parce 
que  je  ne  voulais  pas  lui  obéir.  Le  dimanche 
qui  suivit  leur  retour,  mon  père  qui  avait  su 
par  les  voisins  et  par  Henri  ce  qui  se  passait,  me 
fit  dire  de  revenir.  Mes  patrons  s'opposaient  à 
ce  que  je  les  quittasse  avant  la  fm  de  l'année, 

17 


238  VIE    DE    MELANIE 


c'est-à-dire  la  Toussaint.  Les  voisins  insistaient 
pour  que  je  parte.  Enfin  mon  patron  me  dit 
d'aller  voir  et  de  retourner;  je  partis.  Quand 
j'arrivai  à  la  maison,  mon  père  était  sur  son 
départ  pour  se  rendre  à  son  travail  :  il  n'eut  que 
le  temps  de  dire  à  ma  mère  qu'il  ne  voulait  pas 
que  je  retourne  chez  le  Moine  ni  chez  d'autres 
personnes  dans  ce  pays. 

Fin  de  la  bonne  année  i845. 

J'étais  contente  d'être  en  famille,  de  voir  mes 
frères  et  mes  sœurs,  mais  mes  mauvaisetés  ne 
m'en  laissaient  pas  jouir:  tous  avaient  eu  la 
défense  de  me  parler,  parce  que,  disait  ma 
chère  mère,  j'étais  une  capricieuse  :  à  la  mai- 
son je  ne  parlais  pas,  je  cherchais  d'être  seule; 
et  puis  quand  on  me  mettait  au  service  d'une 
famille  qui  était  de  mon  caractère,  je  m'ennuyais 
et  n'y  restais  pas.  Puis  elle  ajoutait  :  «  J'ai 
pensé  de  la  mettre  dans  un  pays  que...  Va,  elle 
n'en  reviendra  pas.  La  Salette  est  un  pays  de 
loups,  la  neige  ne  fond  jamais  sur  ses  mon- 
tagnes, et  quand  il  pleut  les  ravins  grossissent, 
et  elle  qui  marche  sans  précaution  se  fera  em- 
porter par  l'eau.  Va,  elle  n'en  reviendra  pas  de 


VIE    DE   MELANIE  239 


ces  montagnes.  »  Ma  chère  mère  parlait  ainsi  à 
mes  frères  assez  haut  pour  que  je  l'entende,  afin 
que  la  peur  me  fît  me  corriger  de  mon  naturel 
triste  et  sauvage.  Malheureusement  ce  pli  de  sau- 
vagerie, était  déjà  vieux  en  moi;  pour  le  déraciner 
c'était  difficile. 

Une  fois,  ma  mère  entourée  de  ses  enfants 
leur  donnait  des  conseils  à  demi-voix;  puis  tout 
haut  elle  dit  :  «  Enfants,  aller  tous  vous  amu- 
ser dehors,  je  veux  rester  seule  à  la  maison; 
allez  à  Saint-Roch.  »  Un  de  mes  frères  me  dit: 
«  V^iens  aussi,  toi  »,  et  je  fus  avec  eux  jusqu'à 
la  chapelle  du  Saint.  Puis  ils  me  dirent  :  «  Veux- 
tu  t' amuser  ?  »  Je  répondis  que  je  ne  savais  pas 
faire  cela.  Alors  ils  descendirent  sur  les  pentes 
du  petit  monticule  sur  lequel  se  trouve  la  Cha- 
pelle de  Saint-Roch  pour  s'amuser  et  je  restai 
seule.  Je  m'amusais  à  regarder  la  statue  de  Saint 
Roch  par  les  deux  petites  fenêtres  ;  je  priais  ce 
bon  Saint  de  m'obtenirde  mon  bon  Dieu  la  gué- 
rison  de  mon  âme  pour  que  je  ne  fasse  jamais 
plus  de  la  peine  à  mon  bien-aimé  Jésus-Christ, 
ni  à  ma  mère  :  «  Je  la  vois  toujours  fâchée, 
contre  moi  et  cela  me  fait  souffrir.  »  Et  je  dis 
cinq  Gloria  Patri  à  Notre- Seigneur  pour  les 
grâces  qu'il  avait  faites  à  ce  Saint.  Et  voici  que 


240  VIE    DE   MELANIE 


j'entendis  la  douce,  la  suave,  la  consolante  voix 
de  mon  très  aimé  petit  bon  Frère  m'appelant  : 
((  ]\Ia  chère  sœur,  sœur  de  mon  cœur,  je  suis  à 
à  vous.  »  Vite  je  me  retourne  :  Oh  !  bonheur, 
mon  cœur  a  sauté  de  joie  !  C'était  bien  mon  cher 
Frère,  mon  si  désiré  Frère  avec  son  angélique 
douce  figure  et  ses  beaux  yeux  emparadisés. 
Je  lui  dis  :  «  Oh  !  mon  cher  Frère,  je  lan- 
guissais de  vous  voir,  et  parfois  je  pensais 
que  si  vous  ne  veniez  pas,  c'est  que  peut-être  en 
quelque  chose  j'aurais  offensé  notre  Jésus-Christ 
qui  est  la  sainteté  même  et  qui  est  tout  amour 
pour  nous  ;  je  suis  si  misérable  par  moi-même  !  » 
—  «  Aussitôt  que  le  Très-Haut  m'a  dit  de  venir 
me  récréer  avec  vous,  sœur  de  mon  cœur,  je 
je  suis  venu,  après  votre  victoire.  »  —  «  Oh! 
mon  bien-aimé  Frère,  je  n'ai  pas  de  sœur  qui 
s'appelle  Victoire  :  une  s'appelle  Marie  et  l'autre 
Julie,  mais  pas  de  Victoire.  »  Et  mon  très  doux 
Frère,  avec  une  admirable  patience  m'explique, 
m'enseigne  et  m'annonce  des  contradictions, 
des  combats  (d'un  nouveau  genre)  pour  la 
vérité.  Mon  très  amoureux  Frère  m'expliqua  donc 
que  victoire  était  ni  le  nom  d'une  personne,  ni 
le  nom  d'un  objet  :  que  victoire  gagnée  ou  avoir 
vaincu  c'était  la  même  chose  et  qu'à  Saint-Michel 


VIE    DE   MELANIE  241 


et  à  Ou  et  j'avais  été  victorieuse  !...  «  Oh  !!  Oh!!... 
mais,  mon  doux  Frère,  vous  n'avez  donc  plus  de 
mémoire?  C'est  vous,  vous-même  qui  m'aviez 
dit  ce  que  je  devais  faire,  c'est  pourquoi  je  pré- 
férais mourir  que  de  vous  désobéir  ;  voilà 
éclairé  le  premier  fait.  Venons  au  second  :  outre 
que  bien  des  fois  notre  très  bon,  très  amoureux, 
tout-puissant  et  tout  miséricordieux  Jésus-Christ 
m'avait  fait  connaître  d'une  part  que  l'homme 
n'est  pas  capable  par  lui-même  de  faire  la 
moindre  action  de  valeur  pour  la  vie  éternelle  ; 
d'autre  part  que  si  l'homme  correspond  aux 
grâces  à  lui  faites  gratuitement,  c'est  toujours 
notre  miséricordieux  Jésus-Christ  qui,  avec  sa 
double  grâce,  le  corrobore.  Notre  Jésus-Christ 
fait  comme  une  bonne  mère  qui  aime  beaucoup 
son  tout  petit  enfant  à  qui  elle  veut  apprendre  à 
marcher  :  elle  le  met  à  terre  et  lui  dit  :  «  Allons, 
marche  »,  en  même  temps  elle  le  soutient  par  la 
lisière  sans  que  le  petit  innocent  y  prenne  garde, 
et  il  marche;  de  temps  en  temps  il  chancelle  et 
vite,  la  mère,  par  le  moyen  de  la  lisière  le  retient; 
arrivé  au  point  déterminé  on  crie  à  Tenfant  :  «  Vic- 
toire, victoire!!!  »  tandis  que  s'il  n'est  pas  tombé 
c'est  grâce  à  la  mère  et  à  la  lisière  dirigée  par 
elle.  Eh  bien!  mon  très  aimé  Frère,  voilà  que  ma 


!M2  VIE    DE   MÉLANIE 


.pauvre  victoire  a  tellement  disparu  que  je  n'en 
vois  pas  le  plus  petit  bout.  »  Mon  très  bon 
Frère  avec  son  doux  et  céleste  visage  empreint 
d'amour  me  persuada  dans  son  explication 
qu'il  avait  raison.  Je  ne  dis  pas  ses  paroles,  je 
les  gâterais;  en  voici  le  sens.  La  miséricorde  de 
Dieu  est  plus  grande  que  sa  justice,  Dieu  veut  le 
salut  éternel  de  tous  les  hommes  et  à  tous  il 
donne  les  grâces  nécessaires.  Avec  ces  grâces 
adaptées  à  chaque  homme  suivant  son  état,  sa 
condition,  sa  vocation  plus  ou  moins  sublimes, 
sa  position  et  sa  capacité,  tous  peuvent  se  sau- 
ver par  la  fidèle  coopération  à  ces  grâces.  Les 
Grâces  sont  les  Talents  que  Thommedoué  de  la 
saine  raison  doit  faire  fructifier.  Quant  au  tout 
petit  enfant,  donnons-kii  pour  un  instant  la  rai- 
son ;  la  mère  le  met  à  terre  et  lui  dit  :  «  Marche  », 
et  f enfant  soumis,  confiant  et  simple  marche;  il 
ne  voit  pas  la  main  de  la  Providence,  il  ne  sent 
pas  ou  presque  pas  la  lisière  qui  le  soutient,  mais 
il  a  entendu  la  voix  de  sa  mère  qui  lui  a  dit  de 
marcher;  et  comme  il  a  la  raison  il  sait  par  cœur 
que  le  grand  Dieu  qui  dirige  tout  et  sans  qui  rien 
(hors  le  péché)  n'arrive,  le  soutiendra  et  le  proté- 
gera. L'enfant  est  donc  arrivé  grâce  à  la  ^rdc^  qui 
Ta  soutenu  et  suivi.    Jusqu'ici  son  action    est 


VIE   DE   MELANIE  243 


presque  toute  de  Dieu;  mais  le  petit  enfant  au- 
rait pu  refuser  d'être  mis  à  terre  par  sa  mère  la 
divine  Providence,  il  s'est  résigné  à  la  volonté 
de  sa  mère  ;  il  aurait  pu  refuser  de  marcher,  il  a 
correspondu  à  l'ordre  de  sa  mère,  faisant  abnéga- 
tion de  sa  propre  volonté  ;  quand  il  se  voyait  tré- 
bucher et  sur  le  point  de  tomber,  il  aurait  pu 
jcraindreet  s'ennuyer  et  ne  pas  vouloir  aller  plus 
loin  seul.  Il  a  fait  des  efforts  sur  lui-même  et  est 
arrivé  au  point  fixé  par  la  divine  Providence  :  ne 
peut-on  pas  dire  que  ce  tout  petit  enfant  a  été  vic- 
torieux"^  Oui,  il  l'a  été  et  très  largement. 

Après  cela,  je  remerciai  mon  tout  amoureux 
bon  Frère  et  lui  demandai  ses  prières  pour  moi, 
chétive  créature  ;  je  lui  rappelai  sa  promesse 
que  quand  il  serait  l'heure  je  pourrais  le  baiser. 
Avec  un  doux  sourire,  il  me  dit  que  ce  n'était 
pas  moi  qui  le  baiserai,  mais  que  ce  sera  Lui. 
«  Oh  !  vite,  lui  dis-je,  dépêchons-nous,  mon  bon 
Frère  ;  pour  l'amour  de  notre  bien-aimé  Jésus- 
Christ.  »  Il  me  baisa  sur  le  front,  sur  les  lèvres 
et  sur  la  poitrine,  il  me  bénit  par  un  signe  de 
croix  et  s'en  alla. 

Mes  frères  et  mes  sœurs  vinrent  me  prendre 
et  nous  nous  retirâmes  à  la  maison.  Naturelle- 
ment ma  chère  mère  demanda  à  ses  enfants  si 


244  VIE    DE   MELANIE 


je  m'étais  amusée  ;  à  leur  réponse  négative  elle 
se  fâcha  beaucoup.  J'étais  bien  peinée  de  don- 
ner tant  de  chagrin  à  ma  pauvre  et  chère  mère  ; 
je  prenais  bien  sincèrement  la  résolution  de  lui 
être  plus  soumise  avec  l'aide  de  Dieu.  Je  pen- 
sais bien  souvent  que  s'il  plaisait  à  mon  amou- 
reux Jésus-Christ,  il  vaudrait  mieux  pour  moi  et 
pour  les  membres  de  ma  famille  que  je  mou- 
russe, puisque  je  ne  faisais  que  faire  souffrir 
ma  bonne  et  chère  mère,  et  que  j'étais  un  sujet 
de  scandale  à  tous  mes  frères  et  sœurs  et  que 
je  ne  savais  pas  me  corriger  de  mon  mutisme  si 
désagréable  à  mes  parents.  Je  me  concentrais 
dans  ma  bassesse,  je  demandais  pardon  à  mon 
divin  Maître,  je  protestais  de  ne  jamais  vouloir 
lui  déplaire  en  quoi  que  ce  fût,  mais  toujours 
avec  l'aide  de  sa  puissante  grâce. 

Mon  père  étant  revenu  de  son  travail  dit  que 
je  devais  aller  au  catéchisme  pour  me  préparer 
à  faire  ma  première  communion.  Oh  !  comme  je 
désirais  la  faire  !  J'allais  donc  au  catéchisme 
chaque  fois  que  ma  mère  me  le  disait;  mais, 
parfois,  à  l'heure  où  il  sonnait,  j'étais  envoyée 
ramasser  du  menu  bois  pour  allumer  le  poêle. 
Mon  frère  Henri  qui  avait  deux  ans  de  moins 
que  moi  allait  régulièrement  au  catéchisme.  Or 


VIE    DE    MÉLANIE  245 


après  un  mois  ou  deux,  M.  le  Vicaire  ayant  fait 
l'appel  comme  toujours,  dit  à  mon  frère  :  «  Votre 
sœur  ne  vient  pas  au  catéchisme:  elle  ne  fera 
pas  sa  première  communion  cette  année  ;  elle 
est  cependant  dans  sa  quinzième  année,  pour- 
quoi ne  vient-elle  pas  ?  »  Henri  répéta  ces  pa- 
roles à  ma  mère  qui  monta  en  furie  contre  le 
Vicaire  et  contre  moi.  Elle  me  dit  que  je  ne 
devais  pas  manquer  le  catéchisme,  mais  que  je 
devais  lui  tenir  du  bois  pour  son  poêle.  Je  fis 
tout  ce  que  ma  chère  mère  voulait.  Je  ne  dois 
pas  oublier  de  dire  que  mon  amour-propre  souf- 
frait dans  ces  petites  contradictions  ou  contra- 
riétés, mais  par  la  divine  grâce  j'étais  aban- 
donnée dans  les  mains  de  Celui  qui  dirige  tout 
pour  notre  plus  grand  bien.  Oh  !  la  foi,  combien 
elle  est  précieuse  en  toutes  les  circonstances  de 
la  vie,  en  tous  les  événements  !  Non,  ne  soyons 
pas  comme  les  bêtes  sans  raison,  comme  les 
chiens  qui  mordent  avec  rage  la  pierre  qui  les 
a  frappés;  adorons,  aimons,  bénissons  et  remer- 
cions la  main  toujours  miséricordieuse  qui  l'a 
envoyée  pour  nous  réveiller  de  notre  engourdis- 
sement sur  le  salut  de  notre  âme.  De  grand 
matin,  quelque  temps  qu'il  fît,  et  malgré  que 
parfois  les  terrains  fussent  couverts  de  neige, 

17. 


246  VIE    DE    MÉLANIE 


j'allais  à  la  recherche  du  menu  bois.  Alors  ma 
mère  me  grondait  de  ce  que  le  bois  était  mouillé. 
A  onze  heures,  j'étais  libre  pour  me  rendre  au 
catéchisme  :  je  répondis  à  l'appel,  mais  parce 
que  bien  des  fois,  j'avais  manqué,  je  fus  mise  à 
genoux  au  milieu  de  l'église.  Quand  j'étais  inter- 
rogée je  ne  savais  jamais  répondre  à  la  lettre  du 
catéchisme:  et,  comme  de  juste,  j'avais  toujours 
des  mauvais  points.  Arrivée  à  la  maison,  des 
enfants  avaient  dit  à  ma  mère  que  j'avais  été 
punie,  elle  me  grondait,  me  disant  que  même 
monsieur  le  Vicaire  ne  pouvait  pas  me  suppor- 
ter tant  je  suis  détestable  et  elle  m'envoyait  ra- 
masser du  bois.  Je  m'en  allais  triste,  affligée, 
je  reconnaissais  bien  que  j'étais  méprisable  et 
grandement  haïssable,  maisje  n'aurais  pas  voulu 
que  cela  donnât  de  Taffliction,  de  Tinquiétude 
aux  bonnes  créatures  de  mon  cher  et  bien-aimé 
Jésus-Christ  que  j'aimais  tant,  oui  je  l'aimais, 
je  l'aime.  La  pensée  attristante  que  je  ne  ferais 
pas  ma  première  communion  cette  année  1846, 
m'affligeait:  «  Puisque  le  Lieutenant  du  bon 
Dieu  l'avait  dit,  il  est  l'écho  de  mon  bien-aimé 
c'est  donc  mon  tout  bon  Sauveur  qui  ne  veut 
pas  se  donner  à  moi  î  II  a  raison,  mais  j'ai  aussi 
un  peu  raison  de  le  désirer  puisque  je  suis  et 


\IE   DE   MELANIB  247 


me  reconnais  malade  dans  l'âme,  que  je  veux 
être  guérie  de  toutes  mes  maladies  spirituelles; 
il  n'y  a  que  Lui  qui  puisse  me  guérir  et  faire 
que  je  ne  l'offense  plus.  »  D'après  ce  que  la 
grande  lumière  m'avait  fait  comprendre,  je 
priais  tout  le  temps  ;  je  priais  pour  beaucoup 
de  personnes,  je  désirais  que  tous  les  hommes 
fussent  embrasés  de  l'amour  de  mon  tout  bon, 
tout  aimable  amoureux  Jésus,  quand  de  la 
grande  lumière  de  la  présence  de  la  Divine  Ma- 
jesté, j'entendis  la  voix  de  l'Eternel  :  «  Si  vous 
voulez  ma  grâce  et  mon  amour,  correspondez 
avec  fidélité  et  priez.  »  Je  priais  mon  Dieu 
d'avoir  pitié  de  moi,  de  me  pardonner  toutes 
mes  fautes  par  les  mérites  de  mon  amoureux 
Jésus-Christ,  de  pardonner  à  tous  les  pauvres 
pécheurs  et  à  ma  nation  qu'il  m'avait  montrée 
irès  coupable  et  déclinant  dans  la  foi  :  «  Je  vous 
en  supplie,  oh  !  mon  amour,  vie  de  ma  vie, 
centre  de  mon  repos,  ne  soyez  fâché  avec  au- 
cune des  créatures  que  vous  avez  faites  à  voire 
image  ;  et  si  c'est  moi  qui  en  suis  cause  par  mes 
péchés  et  par  les  scandales  que  je  donne,  terras- 
sez-moi, anéantissez-moi,  que  je  disparaisse  de 
la  terre  ;  il  me  suffit  que  votre  miséricorde  me 
donne  votre  amour  et  que  vous  soyez  glorifié.  » 


248  VIE    DE   MELANIE 


A  cela  il  me  fut  répondu  :  a  Offrez  mes  mérites 
avec  vos  souffrances  en  satisfaction  de  ce  que 
vous  devez  à  ma  justice  et  soyez  en  paix.  »  — 
((  Mais,  dis-je,  comment  puis-je  savoir  que  vous 
m'avez  pardonné  ?  «  La  même  voix  me  dit,  le 
divin  Maître  se  montrant  au  milieu  d'une  vaste 
et  brillante  lumière  :  «  Eh  bien  !  voyez  que  je 
vous  pardonne  une  autre  fois.  »  En  même  temps 
de  la  bouche  de  sa  majesté,  deux  rayons  de  lu- 
mière vinrent  me  frapper,  l'un  au  front,  l'autre 
au  cœur,  et  aussitôt  je  me  sentis  purifiée,  toutes 
craintes  avaient  disparu  pour  faire  place  à  une 
tranquillité  délicieuse  et  ravissante  joie.  Je  re- 
merciais de  tout  cœur  la  grande  miséricorde 
de  mon  bon  Jésus,  je  lui  demandais  son  pur  et 
saint  amour  et  la  grâce  de  faire  en  tout  et  tou- 
jours sa  sainte  volonté. 

Je  compris  et  je  vis  dans  cette  lumière  sans 
fin  la  création  des  anges  innombrables,  leur 
épreuve,  la  rébellion  d'un  grand  nombre  dans 
les  neufs  chœurs,  la  création  d'Adam  et  d'Eve 
et  leur  chute. 

Le  premier  jour,  en  créant  le  ciel  et  la  terre 
Dieu  créa  la  lumière  et  du  même  coup  les  Anges, 
c'est-à-dire  que  Dieu  créa  la  lumière  en  un  seul 
point,  et  de  cette  lumière  sortirent  des  multitudes 


VIE    DE    MÉLANIE  249 


d'Anges  remplis  de  science  infuse  très  élevée 
et  de  dons  surnaturels  proportionnés  à  la  mis- 
sion et  à  la  grandeur  surnaturelle  de  chaque 
chœur.  Tous  aimaient  Dieu  de  tout  leur  pouvoir 
selon  leur  capacité  et  nageaient  dans  le  bon- 
heur le  plus  parfait;  la  gloire  qu'ils  avaient, 
même  avant  de  jouir  de  la  vue  de  TEssence 
Divine,  est  incompréhensible  aux  mortels  ;  de 
sorte  que  la  gloire  du  moindre  d'entre  eux,  sa 
lumière,  sa  splendeur  aurait  obscurci  Téclat  de 
notre  Soleil. 

Après  les  avoir  créés  Dieu  leur  fit  entendre 
qu'il  les  destinait  à  être  sa  cour  dans  le  ciel  des 
cieux.  Mais  le  Très-Haut,  dans  sa  sagesse  mys- 
térieuse, avait  résolu  de  ne  donner  sa  gloire  éter- 
nelle à  aucune  créature  intelligente  si,  aupara- 
vant, elle  n'avait  montré  sa  soumission  et  sa 
fidélité  en  lui  obéissant;  il  ne  permit  donc  pas 
que  les  Anges  vissent  son  Essence  Divine,  au- 
trement ils  eussent  été  impeccables.  Donc  Dieu 
ne  s'étant  pas  manifesté  aux  Anges  dans  toute 
la  plénitude  de  sa  gloire  (comme  il  le  fit  après 
la  Victoire  éclatante  des  bons  Anges),  tous 
les  Anges  connaissaient  parfaitement  la  haute 
Majesté  du  seul  unique  Dieu,  incréé,  éternel 
et  tous  ses  attributs  inaccessibles  et  éternels 


250  VIE    DE   MELANIE 


parce  que  tous  procèdent  de  l'Éternel  Très-Haut. 
Tous  avaient  la  connaissance  claire  de  la  future 
union  hypostatique  du  Verbe  de  Dieu  avec  la 
nature  humaine  (non  déchue).  L'épreuve  :  Dieu 
laissa  les  anges  quelques  instants  avec  leur 
libre  arbitre  dans  l'obscurité  de  la  Foi  (la  foi 
sur  l'union  hypostatique),  ensuite  il  leur  déclara 
ceci  et  leur  donna  ce  commandement  :  «  Un 
jour  viendra  que  mon  Verbe  prendra  un  corps 
humain  (déjà  ils  avaient  vu  le  corps  d'Adam 
formé  avec  du  limon,  quoiqu'il  ne  fût  pas 
encore  créé)  et  sous  cette  nature  vous  devrez 
tous  l'adorer.  »  A  ce  commandement  du  Tout- 
Puissant,  il  y  eut  un  grand  nombre  d'Anges  de 
toutes  les  Hiérarchies  qui  refusèrent  l'obéissance 
à  leur  Créateur  ;  et  le  premier  à  se  révolter  et 
à  donner  le  signal  de  la  rébellion  fut  Lucifer, 
le  plus  beau  et  le  plus  élevé  en  gloire  et  en 
autorité,  ayant  sous  lui  tous  les  chœurs  angé- 
liques.  Dans  son  orgueil  il  dit  :  «  Est-ce  que 
Moi  j'adorerais  le  Verbe  sous  la  nature  humaine, 
moi  qui  ai  mon  trône  au-dessus  de  tous  les  es- 
prits sortis  des  mains  du  Tout-Puissant?  Ah! 
cela  je  ne  le  ferai  jamais,  je  n  avilirai  jamais 
ma  haute  dignité  !  »  II  y  eut  une  minute  de  silence, 
silence  de  stupéfaction... Lucifer,  dans  le  lan- 


i 


VIE    DE   MÉLANIE  251 


gage  intellectuel,  manifesta  sa  ferme  résolution 
bien  réfléchie  et  dirigea  ses  pensées  de  blas- 
phème vers  tous  les  saints  Anges.  De  son  côté 
Michel  parla  de  Dieu  avec  une  divine  éloquence, 
invitant  les  célestes  intelligences  à  s'humilier  de- 
vant l'Être  incréé,  à  reconnaître  sa  suprématie, 
etc.,  etc.  Aussitôt  se  formèrent  les  deux  camps 
et  la  guerre  épouvantable  entre  esprits  et  esprits. 
Leurs  armes  étaient  la  diversité  de  leurs  senti- 
ments :  les  pervers  et  les  saints.  A  l'audacieuse 
et  rebelle  réponse  de  l'orgueilleux  Lucifer 
avaient  acquiescé  beaucoup  d'Anges.  Alors  le 
Souverain  Seigneur^  juste  dans  ses  jugements^ 
leur  dit  :  «  Pour  conserver  votre  honneur,  votre 
dignité  et  votre  gloire,  vous  avez  désobéi  à  votre 
Dieu,  votre  créateur .  Vous  perdrez  tout  et  f  al- 
lumerai DANS  vous  UN  FEU  qui  VOUS  brûlera  vifs 
éternellement.  » 

Saint  Michel  n'avait  cessé  le  premier  d'accla- 
mer la  juste  sagesse  du  Tout-Puissant  et  l'ordre 
donné  en  disant  :  «  Qui  est  comme  Dieu  ?  »  et 
tous  les  anges  fidèles  répétaient  en  chœur  :  «  Qui 
€st  comme  Dieu?  »  Pour  récompenser  l'amour, 
la  fidélité,  le  zèle  et  Tobéissance  de  l'Archange 
Saint  Michel,  Dieu  lui  donna  la  place  honori- 
fique de  Lucifer,  le  fît  plus  beau  encore  et  plus 


252  VIE   DE   ME  LAME 


glorieux  que  n'était  le  révolté,  le  premier  révo- 
lutionnaire, et  l'établit  chef  de  l'armée  angélique 
du  ciel. 

Entre  temps  Lucifer  et  les  adhérents  de  son 
aveugle  orgueil  et  de  sa  rébellion  étaient  restés 
comme  pétrifiés,  enragés,  haineux  et  remplis  du 
désespoir  qui  ne  devait  plus  les  quitter  ;  ils  per- 
dirent en  un  instant  les  attributs  des  Anges,  fu- 
rent dépouillés  de  la  grâce,  de  tous  leurs  privi- 
lèges et  ne  purent  plus  contempler,  voir  même 
la  lumière  de  la  Majesté  du  Très-Haut. 

Sur  l'ordre  de  Dieu,  l'Archange  Saint  Michel 
infligea  aux  révoltés  la  peine  que  chacun  avait 
méritée.  Le  fidèle  et  glorieux  capitaine  condamna 
Lucifer  avec  un  grand  nombre  d'Anges  dans  les 
profondeurs  des  abîmes  (ce  sont  eux  qui,  par 
vengeance,  tourmentent  en  mille  manières  les 
âmes  qui  se  damnent),  d'autres  sur  la  terre  où 
ils  tentent  les  hommes  ;  les  autres  dans  les  airs 
où  ils  excitent  les  tempêtes,  soulèvent  les  mers, 
sèment  les  infections,  les  pestes  et  souvent  les 
les  maladies,  etc.  La  diversité  des  peines  des 
Anges  rebelles  répond  aux  connaissances  di- 
verses que  chacun  avait,  bien  que  tous  fussent 
comblés  de  gloire  et  d'une  haute  intelligence 
et  profonde  connaissance  des  plus  hauts  mys- 


VIE   DE   MÉLANIE  253 


tères,  mais  chacun  selon  sa  capacité.  Lucifer 
ayant  été  le  plus  beau  et  le  plus  éclairé  fut  le 
plus  coupable  et  en  conséquence  le  plus  sévère- 
ment puni. 

Après  que  Dieu  eut  formé  le  corps  très  par- 
fait d'Adam,  il  lui  souffla  sur  le  visage  et  ce 
souffle  lumineux  de  la  toute-puissance  du  Très- 
Haut  lui  donna  la  vie,  c'était  son  âme.  Adam  fut 
créé  avec  la  science  infuse,  il  était  bon  et  orné 
de  tous  les  privilèges  de  la  magnificence  dans 
son  âme  et  dans  son  corps  ;  il  était  innocent  et 
parfait  en  tout.  Dieu  l'avait  établi  roi  et  domi- 
nateur sur  toutes  les  créatures  animées  infé- 
rieures à  lui.  Il  lui  avait  manifesté  ses  divers 
attributs,  son  Être  immortel,  éternel,  tout-puis- 
sant, gouvernant  tout  par  son  éternelle  sagesse, 
sa  suprême  domination  sur  tout  le  créé,  et  bien 
d'autres  mystères  ;  enfin  comment  il  est  partout 
et  que  toutes  choses  sont  en  Lui.  Et  lui  avait 
fait  connaître  que  son  Verbe  prendrait  sa  nature 
et  viendrait  sous  cette  forme  humaine  comme 
son  Seigneur,  son  Maître,  pour  enseigner  aux 
hommes  la  pratique  du  culte,  du  respect  et  de 
l'obéissance  dus  à  Dieu  leur  créateur. 


ABREGE 
DE  LA   VIE  DE  MÉLANIE 

Ecrit  à  Correnc, 

pour  le  Père  Sibillat^ 

en  i852. 


Correnc,  3  septembre  1852  (1). 


M.  est  née  à  G.  an  i83i,  le  22  (7)  novembre, 
de  parents  pauvres,  ignorents,  grossiers,  enfin 
ils  étaient  dépourvus  de  tout;  ils  étaient  chré- 
tiens, mais  ils  ne  s'approchaient  pas  souvent 
des  sacrements, 

La  famille  se  composait  du  Père,  de  la  Mère 
et  de  deux  jeunes  garçons.  La  Mère  n'était  pas 
de  Corps  ;  ce  n'était  que  depuis  qu'elle  fut  marié 
qu'elle  vint  se  fixer  dans  ce  pays  inconnu  pour 
elle,  le  temps  lui  dure  beaucoup,  et  désiré  fort 
d'avoir  une  petite  fille  pour  lui  tenir  compagnie. 
Enfin  elle  l'obtint,  elle  eut  une  petite  fille  qu'elle 
fit  appeler  M.  F.  elle  l'aimé  beaucoup,  mais  se 


(1)  Mélanie,  à  21  ans,  était  encore  parfaitement  ignorante 
de  ce  qui  s'apprend  dans  les  écoles.  L'orthographe  de  ce 
premier  écrit  a  été  scrupuleusement  respectée. 


258  VIE    DE   MELANIE 


ne  fut  pas  de  longue  duré  car  dès  que  la  petite 
fille  eu  cinq  ou  six  mois  la  Mère  commançait  à 
la  porter  dans  des  soirées  voir  des  commédies  et 
autres  amusements,  mais  il  fallait  voir  l'enfant 
crier,  pleurer,  déchirer  les  habits  de  sa  Mère 
qui  la  tenait,  personne  ne  savait  d'où  cela  pou- 
vait venir,  les  uns  disait  que  cette  enfant  était 
malade,  les  autres  disaient  que  le  violon  lui  fai- 
sait peur,  enfin  les  uns  disait  :  c'est  une  en- 
fant malicieuse  qui  ne  veut  pas  que  sa  Mère 
prenne  un  peu  de  repos,  elle  voudrait  la  faire 
en  aller  d'ici,  mais  elle  peut  se  corriger,  les 
petites  filles  sont  ordinairement  grognons  ; 
mais  plus  elle  croissait  plus  elle  aimait  la  soli- 
tude et  la  retraite;  son  Père  qui  connaissait  un 
peu  la  religion,  lui  parlait  souvent  de  Dieu  et 
de  tout  ce  qu'il  avait  fait  et  fait  encore  pour 
nous.  Mélanie  qui  était  à  ce  qu'il  parrait  très 
sensible  versait  des  larmes  toutes  les  fois 
qu'on  lui  disait  que  c'était  nos  péchés  qui  avait 
fait  Mourir  Notre  Seigneur,  puis  elle  disait  à 
S'»n  Père:  Oh!.,  jamais  je  ne  veux  faire  des 
péchés  puisque  ça  a  tant  fait  souffrir  mon  bon 
Dieu,  oh!  Pauvre  bon  Dieu,  je  veux  toujours 
penser  à  toi,  et  ne  veux  jamais  te  déplaire, 
quand  je  pourrai  marcher  toute  seule,  je  ferai 


VIE   DE  MÉLANIE  259 


comme  tu  as  fait,  j'irai  dans  la  solitude,  je 
penserais  à  toi,  je  gronderais  les  jans  qui  ne 
t'aiment  pas;  et  puis  quand  je  serai  grande 
comme  le  bon  Dieu  était  quand  on  Ta  fait  mou- 
rir j'irai  dire  aux  Méchants  hommes  et  aux  mé- 
chantes femmes  :  faites  moi  mourir  sm*  une 
croix  pour  que  j'effasse  vos  péchés,  autrement, 
vous  n'irez  jamais  en  paradis.  —  Il  n'en  fallut 
pas  davantage  pour  faire  mettre  la  Mère  de 
Mélanie  en  furie  contre  elle.  Ah  !  dit-elle.  Ah  ! 
la  Méchante  enfant  que  nous  avons,  il  faut  la 
tué,  il  faut  l'auter  de  devant  mes  yeux,  au  lieu 
d'être  comme  je  le  croyé  ma  consolation,  elle 
fait  l'objet  de  ma  peine;  je  défant  à  mes  deux 
enfants  de  l'appeller  par  son  nom,  je  défands 
qu'on  lui  donne  à  manger,  et  je  défands  qu'on 
ne  fasse  aucune  attention  à  elle,  ne  la  tenez  plus, 
laissez  la  par  terre,  puisqu'elle  veut  faire  tout 
ce  que  Diew  a  fait  qu'elle  le.  fasse;  Dieu  n'a  pas 
eu  besoin  qu'on  lui  apprit  à  marcher  ni  qu'on  le 
tein  lorsqu'il  était  petit,  Dieu  a  jeûné.  Dieu  a 
couché  par  terre;  il  a  même  demandé  son  pain, 
mais  je  lui  défant  de  demander  soit  aprésent, 
soit  plus  tar  quoique  ce  soit,  et  voici  ces  noms 
qu'elle  portera  dès  aujourd'hui  :  Louve,  Sau- 
vage ^  Solitaii^e,  Muette.   —  La  pauvre    enfant 


260  VIE    DE    MÉLANIE 


ainsi  délaissée  se  trainée  comme  elle  pouvait, 
marchant  autant  des  Mains  que  des  genus;  elle 
passé  les  journées  et  quelquefois  les  nuis  en- 
tière dans  un  coin  de  la  maison,  ou  sous  un  lis  ; 
là  elle  pensait  à  l'enfant  Jésus,  et  la  Sainte 
Vierge,  et  puis  aux  souffrances  de  Notre  Sei- 
gneur. Plusieurs  mois  s'écoulèrent  ainsi.  Un 
jour  Julie  M.  était  seule  dans  sa  Maison,  son 
Mari  était  pour  un  mois  dans  un  bourg  à 
5  heure  de  Corps,  ses  deux  petits  garçons  était 
dehor  à  s'amuser;  la  Mère  ennuyé  de  voir  la 
constance  de  la  Louve  à  rester  sous  leur  lis  dans 
un  appartement  toute  seule,  elle  fut  la  trouver 
et  lui  dit  :  Louve  sort  d'ici,  va-ten  dans  les 
bois  avec  les  Loups,  et  elle  l'a  pris  par  le  bras 
et  la  mit  ainsi  dehort;  M.  s'en  fut  dans  un  bois 
qui  était  tout  près  de  là,  elle  y  resta  plusieurs 
jours;  puis  elle  fut  plus  loin  dans  les  bois;  ce  fut 
là  qu'elle  fit  le  rencontre  heureux  d'un  petit  en- 
fant qui  venait  à  peu  près  tous  les  jours  pour 
la  voir  et  lui  apportait  à  manger  ;  cet  enfant 
paraissait  avoir  3  ou  4  ans,  il  était  d'une  blan- 
cheur éblouissante,  des  petits  yeux  bleus  bril- 
lant une  voix  douce  et  affable  dans  ses  ma- 
nières; cet  enfant  paraissait  avoir  vécu  du  temps 
de   Notre  Seigneur,  car   il  savait   tout    ce    qui 


VIE   DE   MÉLANIE  261 


c'était  passé;  la  première  fois  qu'elle  le  vit  il 
était  tout  habillet  de  blanc,  mais  il  n'était  pas 
toujours  vêtu  ainsi;  quelquefois  il  avait  une  robe 
bleu  et  une  sinture  blanche,  d'autres  fois  il 
avait  une  robe  rose,  des  souillers  blancs  et 
une  sinture  bleu,  il  avait  la  tête  découverte  ses 
cheveux  étaient  gris  frisés  et  tombant  sur  les 
épaules;  il  apprenait  à  Mél.  toute  Fflistoire  de 
Notre  Seigneur  J.  C.  mais  lorsqu'il  en  était  à  la 
Passion,  M.  lui  dit  :  Ah  !  Mon  frère  (car  cet  en- 
fant lui  avait  dit  de  ne  lui  point  donner  d'autre 
Nom  que  celui  de  frère)  ne  m'en  dite  pas 
davantage,  je  sais  combien  mon  Bon  Dieu  a 
souffer  pour  nous  mettre  dans  le  Ciel.  L'homme 
de  la  maison  où  je  restais  avant  que  la  femme 
me  mit  dehors  m'avait  raconté  tout  ça  et  je 
voudrai  moi-même  souffrir  comme  mon  bon 
Dieu  oh  !..  je  n'oserai  jamais  entrer  dans  le  Pa- 
radis si  je  ne  souffre  comme  le  bon  Jésus;  mais 
Pourquoi  la  Maman  de  l'enfant  Jésus  l'a-t-elle 
laissait  souffrir,  oh  !  si  j'y  avais  était.  Ma  sœur 
dit  le  petit  enfant  à  M.  vous  aller  vous  en  aller 
dans  la  maison  où  vous  étiez,  avant  de  venir 
ici,  car  l'homme  qui  y  était  doit  venir  ce  soir  et 
s'il  ne  vous  y  trouve  pas  il  se  fâchera  contre  sa 
femme  et  il  offencerait  le  bon  Dieu;  oui   mon 

18 


VIE   DE   MELANIB 


frère,  mais  je  ne  sai  pas  le  chemin  ni  la  Maison, 
je  suis  venu  ici  de  nui,  eh  bien  dit  Tentant,  je 
vous  conduirai  jusqu'au  village  puis  vous  trou- 
verez un  des  enfants  de  Thomme  où  vous  allez 
qui  votts  conduira  à  la  Maison;  Mélanie  tombe 
à  genou  et  se  mit  à  pleurer,  en  disant  :  je  vais 
donc  encore  retourner  labat  dans  cette  maison, 
labat  où  Ton  fait  tant  de  brui,  où  l'on  ne  me 
laisse  pas  toujours  panser  à  mon  bon  Dieu,  on 
veut  toujours  me  faire  parler,  labat  où  je  suis 
ennuyé  parce  qu'on  fait  du  bruit  ;  Ah  1  si  j'étais 
au  moins  comme  les  autres,  si  j'avais  une 
Maman  et  un  papa ,^  j'irais  trouver  ma  Maman^ 
et  je  lui  dirai  tout,  mais  je  n'ai  personne.  Avant 
de  nous  quitter  dit  l'enfant  à  M.  que  voulez-vous 
faire  dire  à  votre  Maman?  Moi,  moi,  dit  M. 
toujours  en  pleurant,  moi,  j'ai,  j'ai  donc  une, 
une  maman,  où  est-elle,  où  demeure-t-elle.  Oh  ! 
j'ai  une  maman,  je  dirai  comme  les  autres 
disent  :  je  le  dirai  à  ma  Maman;  cette  Maman 
est  au  Ciel  et  partout  avec  ces  enfants  elle  pense 
à  vous,  elle  vous  aime;  aimez-la  bien  vous 
même,  les  autres  mère  abandonnent  quelque- 
fois leurs  enfants  mais  la  Mère  du  Ciel,  n'aban- 
donne jamais;  Mél.  s'en  fut  ensuite  comme 
L'enfant  lui  avait  dit  ;  Julie  Mathieu  avait  défen- 


VIE   DE  MELANIE  268 


dut  à  ses  enfants  de  parler  au  Père  de  l'ab- 
sance  qu'avait  fait  la  Solitaire;  ce  que  le  Père  a 
toujours  ignorait. 

La  Sauve  (Sauvage)  avait  alors  environ  4  ans 
lorsqu'elle  fut  perdut  de  la  manière  que  l'on  va 
voir  :  Le  Père  étant  allé  dans  un  vilage  un  peu 
loin  pour  y  travailler,  avait  dit  à  la  Mère  :  si  je 
n'arrive  pas  ici  samedi  soir,  vous  ne  m'attendrez 
pas  de  toute  la  semaine  suivante  ;  le  samedi  le 
Père  n'étant  point  arrivé,  on  l'avait  attendu  jus- 
qu'à minui;  la  Mère  fut  vers  le  lis,  où  l'on  avait 
fait  coucher  Mélanie  cette  nui,  afin  que  le  Père 
îie  fut  pas  fâché  en  voyant  qu'on  ne  soigné  pas 
cette  enfant  comme  les  autres  ;  elle  la  fit  lever  et 
la  mit  dehor  il  pleuvait  beaucoup  cette  nui  là, 
la  pauvre  enfant  ne  savait  où  se  retirer,  elle  ne 
connaissait  personne;  cependant  elle  s'ache- 
mine ;  mais  chemin  se  trouvait  embarrassé  par 
une  espèce  de  charette  qui  était  couverte,  Mé- 
lanie passa  à  rester  là  jusqu'au  jour,  afin  de  voir 
de  quel  côté  elle  devait  se  diriger;  en  attendan, 
elle  monte  sur  la  charette  et  s'y  endort,  le  cha- 
reter  ne  tarda  pas  longtemps  à  venir  atteler  ses 
chevaux  et  partir,  sans  voir  ce  qu'il  y  avait  sur 
sa  charette;  il  y  avait  à  peu  près  /i  à  5  heures 
qu'ils  était  en  chemin;  lorsque  la  Sauvage  fut 


264  VIE    DE    MELANIE 


réveilletpar  le  brui  des  eaux  (car  on  passait  près 
du  Drac)  elle  était  toute  effrayé,  elle  se  mit  à 
pleurer;  le  charetier  tout  stupéfé  de  voir  cette 
jeune  enfant  sur  sa  charette,  mais  il  était  très 
fâché,  veuts  tu  descendre  de  ma  charette,  dit  cet 
homme  à  la  Solitaire,  veuts  tus  descendre  ou  si 
je  vais  avec  un  coup  de  bâton  te  mettre  à  bas, 
veuts  tu  descendre  petite  marmotte  ;  si  tu  ne  des- 
cends pas  je  vais  te  prendre  et  te  mets  dans  le 
Drac;  la  marmotte  ne  descendait  pas  puisque  la 
charette  avançait  toujours;  las  de  cette  immobi- 
lité, le  charetier  arrêtte  ses  chevaux  et  prend  la 
Marmote  par  le  bras  et  lui  dit  :  si  tu  ne  me  dis 
de  qui  tu  est  je  vais  te  mettre  dans  l'eau  ;  je 
ne  suis  de  personne;  mais  n'as  tu  pas  un  père; 
je  n'ai  point  de  père,  je  n'ai  point  de  Mère;  je 
n'ai  qu'un  frère  qui  vient  quelquefois  avec  moi; 
—  et  comment  t'appelle-t-il  se  frère,  il  me  dit  ma 
chère  sœur  tu  as  une  Mère  qui  est  dans  le  Pa- 
radis, et  partout  avec  ses  enfants.  Le  charetier 
furieu  de  toutes  ses  réponses  vagues,  prends  la 
Marmotte  et  la  mit  à  moitier  dans  l'eau,  puis  il 
partit  avec  sa  charette.  Le  petit  enfant  qui  venait 
quelquefois  à  elle,  lui  arriva  dans  ce  moment;  il 
la  pris  par  la  main  et  la  retira  de  l'eau  et  la  con- 
duisit le  long  du  chemin  jusqu'aux  limites  du  de- 


VIE   DE  MÉLANIE  265 


parlement  des  hautes  Alpes,  toujours  conversant 
sur  la  passion  ou  sur  la  vie  cachée  de  Notre 
Seigneur  Jésus-Christ;  ils  étaient  dans  un  bois 
lorsque  Mélanie  prit  la  boutade  de  ne  pas  vouloir 
s'en  aller  si  son  bon  Jésus  ne  lui  faisait  souffrir 
tout  ce  qu'il  avait  souffer  et  partout  où  il  avait 
souffer  sans  qu'il  en  échappe  une  brise  de  moins, 
le  jeune  conducteur  eut  beau  lui  dire  d'avancer  et 
de  la  dispersuader  que  les  souffrances  que  Jésus- 
Christ  étaient  inexprimables  et  qu'elles  étaient 
trop  dure  pour  elle,  elle  était  trop  têtue  pour  se 
convaincre  qu'elle  ne  pourait  pas  les  porter.  Vous 
pourez  donc  les  suporter  ma  sœur,  eh  bien  faites 
le  Signe  de  la  Croix  ?...  Puis  l'Enfant  lui  touche 
d'abord  la  tête  avec  ses  deux  petites  mains,  et 
aussitôt  des  douleurs  lui  tiennent  la  tête.  La  Sau- 
vage porte  les  mains  à  la  tête  croyant  d'y  toucher 
quelque  chos,  mais  elle  n'y  toucha  rien,  enfin 
TEnfant  continue  à  la  toucher  ;  après  la  tête  ce  fut 
les  mains,  les  pieds  et  le  côte  cela  lui  causa  (i) 
de  grandes  douleurs  tous  les  jours  et  particu- 
lièrement le  vendredi,  mais  a  mesure  qu'elle 
augmentait  en  âge,  les  douleurs  augmentaient 
aussi.  Ils  se  dirigèrent  enfin  du  côté  de  Corps, 

(1)  Elle  a  écrit  cause,  puis  a  mis  un  a  sur  Ve. 

18. 


266  TIE    DE   MELANIE 


ils  étaient  près  des  maisons  lorsque  le  petit 
Enfant  lui  dit  de  rester  là  jusqu'à  ce  qu'on  vienne 
la  chercher,  et  lui  dit  aussi  vous  ne  me  verrez 
plus  de  quelque  temps;  mais  soyez  bien  sage, 
aimez  toujours  bien  le  silence  et  la  retraite, 
n  ofîancez  jamais  le  bon  Dieu  et  gémissez  sur 
ceux  qui Toffances,  et  puis  n'oubliez  pas  que  vous 
avez  une  Mère  au  Ciel  que  vous  irez  voir,  elle 
veille  sur  vous,  elle  est  avec  vous,  elle  vous 
entant  quand  vous  parlez,  elle  voit  quand  vous 
souffrez,  elle  sait  quand  vous  avez  faim,  allons  ma 
Sœur  voici  que  Ton  vient  vous  chercher,  c'est  la 
Sœur  de  l'homme  chez  qui  vous  allez,  en  même 
temps  l'enfant  fit  quelques  pas  pour  se  retirez  La 
Solitaire  ne  le  vit  plus;  quelques  minutes  après 
elle  vît  venir  a  elle  une  femme,  c'était  sa  tante. 
Ah  !  lui  dit  cette  femme,  ah  ]  petite  méchante, 
d'où  vients-tu  dit?  tu  as  manqué  faire tuertaMère, 
par  ton  père,  il  y  a  quelques  jours  qu'il  est  arrive, 
il  t'as  fait  chercher  partout  et  personne  en  avait 
connaissance,  ton  père  te  croit  morte,  tu  as  fait 
augmenter  la  haine  de  ta  Mère  contre  toi,  si  ton 
père  ne  se  trouve  à  la  Maison  quand  tu  arriveras, 
tu  est  perdu,  ta  mère  a  juré  ta  perte  si  tu  vivais 
encore;  en  attendant  vients  chez  moi,  et  je  m'in- 
formerai si  ton  père  est^hez  lui  pour  que  je  puisse 


TIE    DE   MELANIÊ  367 


t'y  conduire,  elle  y  fut,  mais  à  son  retour  elle 
dit  à  la  Louve  :  ta  Mère  ne  te  veut  plus,  ton  père 
m'a  chargé  de  toi,  je  n'ai  ni  père  ni  Mère  ici  que 
je  puisse  voir,  dit  La  Sauvage.  Ma  Maman  qui 
est  au  Ciel  et  partout  avec  ses  enfants  ne  m'a- 
bandonnera jamais,  c'est  mon  petit  frère  qui  m'a 
di  ça  et  je  le  crois  bien  de  tout  mon  cœur,  ce 
frère  m'a  aussi  dit  que  je  ne  devais  avoir  ce  petit 
cœur  que  pour  l'aimer  lui  et  notre  Maman  ;  mais, 
vous  de  quel  Père  et  de  quelle  Mère  me  parlez- 
vous,  je  ne  l'ai  jamais  vu  cette  Mère,  et  si  vous 
voulez  me  faire  aimer  une  autre  Maman  que  celle 
que  j'aime,  je  m'en  vais  aussi  d'ici  :  a  peine 
avait-elle  achevé  de  parler  que  cette  femme  la 
repoussa  dans  la  rue,  en  lui  disant  :  ingratte  en- 
fant, elle  ne  reconnaît  pas  sesparents,  quel  encou- 
ragement pour  moi  de  la  garder  ici,  je  crois  que 
le  démon  parle  par  sa  bouche,  retires  toi  de  moi 
et  va  au  diable  si  tu  veus,  La  Sauvage  heureuse 
de  pouvoir  encore  se  retirer  dans  la  Solitude. 
Marchait  du  côté  des  bois,  avec  bonheur,  mais 
on  la  rappela  un  peu  après,  elle  resta  deus  ou 
trois  ans  chez  sa  tente,  laquelle  l'envoya  à  l'école, 
mais  elle  n'apris  pas  seulement  à  connaître  ses 
lettres;  les  enfants  ne  l'appelaient  que  la  Muette 
parce  qu'elle  ne  parlait  jamais,  et  elle  était  tou- 


268  VIE    DE    MELANIE 

jours  dans  un  coint  toute  seule,  et  quand  la  Maî- 
tresse l'appelait  pour  lui  faire  dire  sa  leçon  il  n'y 
avait  pas  moyen  de  lui  tirer  une  parole  de  la 
bouche,  la  Maîtresse  la  força  un  jour  de  lui  dire 
pour  quoi  elle  ne  voulait  pas  dire  sa  leçon  :  La 
Solitaire  répondit;  que  c'était  parce  que  sa  leçon 
ne  disait  pas  jolie,  et  que  dans  le  ciel  on  ne  di- 
sait pas  des  choses  laides  comme  ça,  et  quelle  ne 
voulait  faire  ici  que  ce  quelle  doit  faire  avec  sa 
Maman  dans  le  Paradis;  eh,  puis  ajouta-t-elle 
je  ne  veux  plus  venir  à  l'école,  parce  que  on  y  fait 
trop  de  bruit,  j'ai  peur  que  mon  cœur  l'entande 
car  Mon  Petit  frère  m'a  dit  bien,  bien  des  fois  : 
Ma  sœur  ce  que  je  vous  recomande,  c'est  que 
vous  fermier  votre  petit  cœur  à  tous  les  bruits  du 
monde,  n'écoutez  pas  ce  que  le  monde  dit,  ne  faite 
pas  ce  que  le  monde  fait,  ne  croyez  pas  ce  que  le 
monde  croie  ;  et  commant  vous  appelez-vous 
mon  enfant  reprit  la  M^  Mon  frère  m'a  toujours 
dit  Sœur,  voilà  mon  Nom,  ce  furent  la  a  peu  prés 
toutes  les  paroles  qu'a  dit  la  Sauvage  pendant 
un  ans  environ  qu'elle  fut  à  l'école. 

Un  jour  de  conget,  la  Sauvage  allât  comme  à 
l'ordinaire  passer  cette  heureuse  journée  dans 
les  bois  (elle  avait  environ  6  ans)  elle  était  toute 
ennuyé,  assise  sur  une  verdure  en  forme  d'un 


VIE    DE   MÉLANIE  269 


escailler,  elle  pleurait,  de  ce  qu'on  aimaitpas  bien 
et  beaucoup  le  bon  Jésus;  elle  demandait  à  sa 
Maman  de  bien  bien  la  faire  Souffrir  afin  de  don- 
ner l'amour  de  Dieu  aux  gens  qui  ne  l'avait  pas, 
car  elle  croyait  que  quand  les  souffrances  aug- 
mentait en  elle,  Pamour  de  Dieu  croissait  chez 
les  autres;  le  jeune  Enfant  son  frère,  qui  depuis 
longtemps  ne  lui  était  apparu  ce  fit  voir  dans  ce 
moment,  et  lui  dit  :  Ma  sœur,  allons  voir  notre 
Maman.  La  Sauvage  fut  comme  effrayé  de  ce 
propos,  lui  dit  :  Mais  mon  frère,  je  ne  sais  pas 
le  chemin,  où  faut-il  passer  pour  y  aller,  je  ne 
veux  pas  même  que  vous  le  voyez  le  chemin,  dit 
le  jeune  frère  et  en  même  temps  il  s'assied  sur 
le  petit  gason  à  côté  de  sa  sœur,  puis  il  étandit 
sur  sa  tête  et  sur  celle  de  sa  sœur,  comme  une 
espèce  de  voile  blanc  qui  les  couvrait  tous  les 
deux,  cela  fait  le  gason  sur  lequel  ils  étaient  assis 
se  détachât  de  terre  et  s'éleva  en  Tair,  au  bout 
d'un  car  d'heure  environ  de  chemin,  ils  arri- 
vèrent à  la  porte  d'une  grande  maison,  deux 
grands  personnages  nous  ouvrirent  la  porte. 
L'enfant  auta  les  voiles  qui  les  couvrait  tous  les 
deux,  mais  quelle  ne  fut  pas  la  surprise  de  la 
Louve,  en  voyant  une  appartement  tapissait  d'un 
beau  noir,  et  presque  couvert  de  croix  de  diffé- 


270  VIE    DE   MELANIE 


rentes  grandeurs,  de  plus  une  pluie  de  croix 
tombait  sur  ces  pas,  il  y  en  avait  ossi  de  diffai- 
rante  grandeurs,  les  plus  petites  d'environ  3  Met- 
tres,  et  lorsque  les  grandes  lui  tombaient  dessus 
elle  tombait,  et  l'Enfant  qui  ne  tombait  jamais 
l'aidait  à  se  relever,  ils  sont  presque  demeuraient 
deux  heures  pour  traverser  cet  appartement,  à 
la  fin  les  croix  étaient  si  aboiîdantes  que  La  Sau- 
vage ne  paraissait  plus  elle  perdait  de  vue  son 
frère  qu'elle  était  obligé  d'appeler  pour  venir  lui 
donner  la  Main  et  lui  aidera  ce  retirer  de  dedans  J 
ces  -}-  ils  était  enfin  au  bout  de  cet  appartement,  ^ 
lorsque  le  petit  enfant  frappa  à  une  autre  porte 
qui  se  trouvait  devant  eux,  ils  aperçurent  des 
jeunes  personnes  vêtues  de  blanc  qui  ouvrait  la 
porte  et  les  saluèrent  profondément,  l'appar- 
tement était  tapissait  d'un  blanc  éblouissant, 
mais  les  Croix  y  étaient  plus  en  grande  quantité  1 
et  plus  grande  et  plus  brillante  que  celles  qu'ils 
venaient  de  voir,  de  plus  tout  le  monde  se 
réunissait  dans  le  chemin  ou  aux  croisées  rien 
que   pour  (nous)    me  (i)  charger  d'injure,    et 


(1^  Nous  est  barré  et  me  est  écrit  au-dessus.  Les  injures 
ne  s'adressaient  donc  pas  au  «  petit  frère  ».  Mais,  faisant 
vivement  cette  correction,  Mélanie  oublie  de  se  nommer  à 
ia  troisième  peTsonne  et  signe  ainsi,  sans  m^en  apercevoir, 


VIE    DE   MÉLANIE  271- 


presque  toutes  ces  personne  me  disait  que  je 
marchée  pas  par  le  bon  chemin  parseque  c'était 
an  chemin  trop  singulier;  quelques  unes  de  ces 
personnes  voulurent  même  me  frapper,  mon  Frère 
regardait  tout  cela  sa^ns  rien  dire;  mais  ce  qui 
m'était  le  plus  sensible  dans  ces  mauvais  traite- 
ments, c'était  de  voir  des  personnes  qui  faisaient 
profession  de  ser\àr  Dieu  d'une  manière  spés 
ciale,me  dire  toutes  sortes  de  choses  qui  auraient 
pues  me  décourager,  de  temps  en  temps  j'enten- 
dait  de  ces  personnes  consacrées  à  Dieu,  me  crier 
Singûillière.  Après  avoir  traversée  cet  apparte- 
ment avec  beaucoup  de  peine  nous  arrivâmes 
près  d'une  belle  et  jolie  porte,  d'une  blancheur 
éblouissante  et  toute  brodée  avec  de  l'or,  mais 
un  or  qui  n«  paraissait  pas  avoir  été  pris  sur  la 
terre  tant  il  était  brillant.  Oh  I  Dieu,  m'écriai-je, 
je  meure,  je  meure,  si  cette  porte  ne  change  pas, 
mon  Frère,  qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  C'est  là, 
me  dit  allors  mon  frère,  c'est  là  la  porte  de  la 
Maison  de  Notre  Maman,  avant  d'entrer,  laisser 
là  à  la  porte  tout  ce  qui  tient  aux  peines  de  la 


son  manuscrit,  mieux  que  parce  mot  nous  qui  lui  échappait 
pour  la  deuxième  fois;  puis,  elle  continue,  jusqu'à  la  fin  du 
récit  de  ce  ravissement,  à  parler    d'elle  à  la  première  per- 


272  VIE    DE   MELANIE 


terre,  quittez  tous  vos  sens,  entrez  et  voyez;  à 
peine  Mon  Frère  eût-il  achevé  ses  mots,  que 
4  belles  Dames  d'une  beauté  éblouissante,  ouvri- 
rent avec  des  chaînes  d'or  les  deux  battants  des 
portes,   qui  semblaient  être  en   feu  tant  la  lu- 
mière qui  l'entouré  était  agitée  et  brillante;  dès 
que  nous  fûmes  entrés,  les  quatre  Dames  qui 
nous  avaient  ouver  les  portes  se  prosternèrent 
profondément  devant  mon  petit  Frère  qui  les 
releva  aussitôt;  et  moi  je  ne  pensai  pas  à  avan- 
cer, j'étais  toute  slapéfée  devoir  une  si  nom- 
breuse population  de  Monde,  de  toutes  gran- 
deur   et   de    toute    beauté,   toujours    je   voulai 
m'arrêter  pour  regarder  ces  jeunes  enfants  qui 
paraissaient  être  dans  la  joie  la  plus  parfaite, 
puis  ces  vieillards  qui  jouissaient  d'un  repos  le 
plus  doux,  puis  les  Martyrs  qui  étaient  décoré 
de  toutes  parts  par  des  chaînes  d'or,  de  pier- 
reries etc.;  enfin  viennent  les  Vierges  qui  sont 
d'une  beauté  incomparable,  et  les  plus  près  de 
Dieu,  dès  que  je  vis  la  beauté  de  ces  Vierges, 
leur  bonheur,  et  tout  ce  qu'elle  jouissaient  de 
plus  que  les  autres,  je  ne  savais  plus  que  devenir, 
je  n'osais  point  avancer  vers  elles  et  je  n'avais 
cependant  pas  envie  de  demeurer  avec  les  autres 
saints,  et  d'autant  plus  que  mon  Frère  me  me- 


VIE   DE    MELANIE  273 


nait  plus  loin,  enfin,  près  de  cette  légion  de  Sain- 
tes Vierges  je  voyais  de  magnifiques  Trônes  dont 
3  étaient  occupés  et  deux  de  libre,  nous  n'étions 
pas  loin  des  vierges,  lorsqu'elles  nous  aperçu- 
rent, elles  firent  un  grand  cercle,  laissant  une 
ouverture  aux  deux  extrémités  du  sercle,  dès  que 
nous  commençâmes  à  entrer  dans  ce  sercle,  les 
Vierges  chantèrent  un  Cantique  bien,  bien,  mais 
bien  joli  je  n'ai  retenu  que  ce  mot  :  une  sœur  de 
plus;  en  même  temps  je  vis  la  plus  belle  Dame 
que  je  n'ai  jamais  vu  dans  tous  les  autres  saints, 
qui  quitta  un  des  3  Trônes  dont  j'ai  parlé  plus 
haut,  vint  au  devant  de  mon  Petit  Frère  le  sa- 
lut profondément,  aussitôt  mon  Frère  me  dit  : 
sœur,  voilà  Notre  Maman,  à  peine  avait  il  achevé 
de  parler,  que  je  me  sens  attirée  à  elle,  je  cours, 
tenant  toujours  mon  Frère  parla  main  et  m'él- 
lance  dans  les  bras  de  ma  Mère,  et  lui  dit  :  Ma 
Maman,  ma  bonne  Maman,  Maman,  ma  fille,  ma 
fille,  ma  chère  enfant  me  dit-elle,  oui  je  suis 
votre  Mère,  soyez  mon  enfant,  venez  avec  moi, 
elle  me  menne  bien  haut  vers  ces  beaux  trônes 
que  je  n'avais  vu  que  de  loin,  allors  mon  Petit 
Frère  devint  grand  tout  à  coup  et  s'assis  sur  un 
beau  et  Magnifique  Trône  à  la  Droite  d'un  grand 
personnage  qui  paraissait  être  le  père  éternel, 

19 


^4  VIE    DE    MELANIE 


et  à  la  Gauche  du  Père,  Ma  Mère  s'assis  sur  un 
tronne  d'une  blancheur  éblouissante  et  garni  eu 
or  très  pur,  à  la  droite  de  Mon  Frère  était  en- 
core un  beau  Tronc  sur  lequel  était  Saint  Jo- 
seph; de  l'autre  côté,  à  gauche  de  Ma  Maman 
était  encore  un  très  beau  Trône,  il  n'était  encore 
occupé  de  personne,  et  moi  petit  rien,  josa 
m'y  asseoir  dès  que  mon  Frère  et  ma  Mère  me 
Turent  dit,  ah  !  que  l'on  y  est  bien,  on  ne  se  sens 
plus,  lame  jouit  d'un  bonheur  inesprimable,  la 
paix  la  plus  grande,  point  de  soussis,  point  de 
regret,  point  d'envie,  le  corps  jouis  de  tous 
les  plaisirs  possibles,  des  guirlandes  de  fleurs 
diverses  nous  entourent,  des  couronnes  tombent 
sur  nos  têtes,  on  marche  sur  les  roses,  les  lys, 
les  violettes,  enfin  sur  toutes  sortes  de  fleurs  très 
odoriférantes;  l'appartement  était  immance  en 
grandeur,  je  n'ai  jamais  pu  voir  le  fon,  si  Ton 
veux,  on  va,  on  viens,  on  s'assied,  on  chante,  on 
parle  avec  tout  le  mon,  on  se  connais  et  on 
s'aime  tendremment,  enfin  je  ne  finirai  jamai  si 
je  voulais  expliquer  tout  ce  que  j'ai  vu  et  éprou- 
vée. D'ailleurs  pour  le  dire  tel  que  c'est  il  me  fau- 
drait emprunter  les  langues  des  Anges,  si  non  je 
ne  dis  rien. 

Il  y  avait  environs  3  ou  4  heures  que  j'étais  à 


VIE    DE    MELANIE  275 


m'abîmais  en  contemplation,  c'était  toujours  de 
plus  beau  en  plus  beau,  enfin,  Mon  Frère  et  ma 
Maman  ce  dirent  quelques  mots  tout  [mot  qui 
manque]  mais  je  ne  compris  pas  ce  langage 
quand  ils  eurent  finis  de  parler,  le  chœur  des 
Vierges  s'avencent,  chaqu'une  un  beau  Lys  bril- 
lant à  la  main,  avec  un  instrument  de  Misique, 
tous  différants,  on  commence  à  chanter  et  à  faire 
aller  leur  instrument  qui  paraissais  ne  point  les 
fatiguer,  oh  !...  que  c'était  beau,  si  j'avais  étais 
sur  la  terre  je  serai  morte  de  joie.  Je  voyais 
aussi  des  vieillards  qui  n'étaient  occupé  qu'à 
lléchir  le  genoux  devant  Notre  Seigneur,  qui,  du 
haut  de  son  Trône,  faisait  pleuvoir  sur  ces 
saints  une  rosée  blanche,  toute  brillante,  qui 
paraissait  les  inonder  de  bonheur. 

Le  dimanche  soir,  La  Louve  étant  de  retour, 
la  femme  chez  qui  elle  était  Tavoit  fait  chercher 
de  toutes  parts,  et  avait  résolut  de  ne  plus  gar- 
der chez  elle  celle  qui  lui  causait  tant  d'en- 
nuies  en  s'absantanl  si  souvent  de  la  maison; 
en  effet  la  Sauvage  fut  mise  à  la  porte  ;  puis 
ramassée  par  Pierre  Mathieu;  mais  celui-ci 
étant  obligé  de  s'absanter  pour  aller  travailler  T 
la  Solitaire  ne  demeura  pas  longtemps  dans 
cette  maison,  elle  y  était  méprisé  de  tous  ses 


276  VIE    DE    MELANIE 


parents  qui  ne  la  regardaient  que  comme  le 
boufon,  la  Sauvage  se  croyait  obligé  de  répa- 
rer tous  les  injures  que  Ton  faisait  à  Dieu  et 
à  la  Sainte  Vierge,  aussi  elle  ne  laissait  jamais 
passer  les  auccasions  qu'elle  avait  de  se  mor- 
tifier, et  de  faire  queliesque  petites  pénitence  ; 
après  avoir  demeuré  ainsi  quelques  mois,  la 
Mère  Mathieu  trouva  par  bonheur  une  auccasion 
de  se  défaire  de  cette  méchante  Louve,  qui  ne 
pouvait  demeurer  avec  personne;  elle  fut  mise 
en  service  chez  une  femme  pour  gardeur  deux 
petits  enfants,  leur  demeure  était  loin  de  Corps, 
c'était  une  maison  toute  seule,  perdue  dans  les 
montagnes,  où  on  n'avait  presque  que  la  visite 
des  bêtes  sauvages,  cette  nouvelle  demeure  plut 
fort  à  notre  Sauvage  qui  n'aimait  que  la  solitude, 
ces  gens-là  étaient  très  sévères,  brusc  et  mépri- 
sant, et  souvent  ils  oubliaient  que  tout  le 
monde  mange,  et  dans  ce  cas  la  Louve  geûnait 
très  souvent,  et  elle  couchait  quelquefois  à 
l'écurie  ou  au  galetà...  Au  bout  de  quelques 
années,  les  enfants  que  la  Sauvage  avait  pris 
soins  purent  se  passer  de  celle  qui  ne  leur  avait 
apris  qu'à  garder  le  silence  ;  elle  se  retira  et  fut 
remise  en  service  dans  un  village  pour  garder 
les  vaches,  les  gens  de  ce  village,  son  curieux 


VIE    DE    MELANIE  277 


et  méchants,  dès  que  la  Louve  fut  entré  dans 
la  Maison  de  ces  maîtresses,  tout  les  habitants 
du  village  y  coururent  pour  examiner  cette 
nouvelle  bergère  et  pour  la  questionner,  mais 
on  ne  pu  lui  tirer  aucune  parole,  et  ne  leva  pas 
même  les  yeux,  aussi  chaqu'un  la  tourna  en 
ridicule  de  toute  les  manières,  et  pour  le  pre- 
mier jour  elle  fut  complètement  habillée  de  so- 
tises  que  chaqu'un  se  plut  à  lui  débiter,  et  que  la 
Sauvage  entandit  avec  bonheur;  ce  jour  passé, 
les  bons  Maître  de  la  Solitaire,  qui  étaient 
bons  chrétiens,  ne  souffraient  gaire  qu'on  in- 
juria la  Solitaire,  car  ils  Taimaient  comme  une 
de  leurs  enfants  ;  la  haine  des  habitants  du  vil- 
lage augmentait  chaque  jours  contre  la  Sau- 
vage, je  crois  que  c'était  son  mauvais  caractère 
qui  lui  attirait  cette  haine,  aussi  elle  le  payait 
lourds  tous  les  jours,  (mais  elle  ne  s'est  point 
corrigé  pour  cela),  la  Sauvage  allait  tous  les  jours 
gardés  ou  des  brebis,  ou  des  vaches,  elle  allait 
toujours  ceule  en  champs  et  ne  souffrait  jamais 
qu'on  l'aborda,  ces  gens  de  ce  village  avaient  la 
patiance  de  se  réunir  Matin  et  Soir,  ou  elle  de- 
vait passer  pour  avoir  le  plaisir  de  la  charger 
d'injures,  mais  celle-ci  avait  l'air  insensible  à 
tout  ;  ces  pauvres  gens  perdirent  leur  latin   à 


278  VIE    DE    MELANIE 


cela,  mais  ils  avaient  du  cœur,  ils  ne  voulaient 
pas  avoir  le  dernier  [mot  qui  manque]  et  pour 
cela  ils  voulurent  la  ^la  phrase  n'est  pas  ache- 
vée]. 


+ 


Ce  manuscrit  a  pour  auteur  Aîélanie,  qui  Va 
écrit  avant  de  partir  pour  V Angleterre  en  i852, 
par  obéissance  au  R.  Père  Sibilat^  missionnaire 
de  Notre-Dame  de  la  Salelte. 

Ce  que  je  certifie  ce  16  novembre  i889. 

A.  DE  Brandt,  Chanoine  d'Amiens. 

Lettre 
de  Monsieur  le  Chanoine  de  Brandt,  accompagnant 
l'envoi  du  manuscrit  : 

+ 

Omnia  in  Jesu  Amiens^  ce  16  octobre 

Per  Mariam  1900 

Cher  et  Vénéré  Confrère  en  Notre-Dame  de  la  Sa- 
lette^  Jésus  soit  aimé  de  tous  les  cœurs  ! 

Je  m'empresse  de  vous  envoyer,  sous  ce  /?//,  le  pré- 
cieux manuscrit  de  notre  vénérée  Mélanie  que  nia 
remis  la  Mère  Thérèse  de  Maximy  [en  1879]  avant  de 


VIE    DE    MELANIE  279 


quitter  la  Picardie.  Elle  m'en  avait  donné  une  copie 
en  i858,  à  son  arrivée  ici.  Vous  pouvez  dire  à  cette 
admirable  confidente  de  la  divine  Marie...  que  je  suis 
heureux  de  pouvoir  lui  être  agréable  en  lui  envoyant 
ce  qui  lui  appartient  à  tous  égards.  Dites-lui  bien 
que  y  dans  l'intérêt  de  sa  céleste  mission,  il  importe 
beaucoup  que  sa  vie  soit^écrite  par  elle  aussi  exacte- 
ment que  possible  dans  toutes  ses  parties,  surtout  à 
cause  de  son  secret  qui  a  une  valeur  incomp^irable 
désormais. 

Prions,  tous  les  trois,  plus  que  jamais  la  très  douce 
et  miséricordieuse  Marie...  de  daigner  inspirer  à  cette 
âme  si  privilégiée  la  résolution  d'en  finir  complè- 
tement avec  ce  travail  dont  l'importance  est  incalcu- 
lable pour  r accomplissement  des  desseins  de  Dieu. 

J'avais  remarqué  dans  une  de  ses  lettres  datée  du 
19  juillet,  l'assassinat  du  roi  Humbert,  prédit  d'une 
manière  incroyable.  Je  vous  promets  de  tenir  très 
secrètes  les  confidences  que  voulez  bien  me  faire... 

Veuillez  agréer  mes  bien  respectueuses  amitiés. 


A.  DE  Brandt. 


Notes  complémentaires  par  les  Religieuses 
de  correnc. 


Sa  mère  devenant  plus  furieuse  voulut  l'éloigner 
davantage  et  la  mit  au  village  de  Sainle-Luce.  Là  elle 
demeura  environ  deux  ans  ;  puis  elle  fut  mise  à  Saint- 
Michel,  village  encore  plus  éloigné,  où  elle  resta  une 
quinzaine  de  jours  et  eut  beaucoup  à  souffrir.  Puis 
on  la  mit  au  village  de  Quet-en-Beaumont,  où  elle  fut 
un  an;  et  de  là  au  village  des  Ablandins  à  la  Salette, 
en  mars  i846.  Elle  était  là  chez  de  bons  maîtres. 
Environ  quinze  jours  avant  le  19  septembre  1846,  la 
Louve  fut  envoyée  à  Corps.  Il  était  fort  tard  dans  la 
nuit,  cependant  la  Sauvage  voulut  remonter  à  la  Sa- 
lette. Le  temps  était  très  obscur,  et  quelquefois 
même  elle  passait  au-dessus  ou  au-dessous  du  che- 
min, et  ce  ne  fut  que  vers  une  petite  chapelle  (1) 

(1)  La  chapelU  Sainl-Sébaslien. 


VIE   DE  MELANIE  281 


qu'elle  se  retrouva  (elle  avait  appelé  sa  maman  à  son 
secours).  Elle  vit  la  chapelle  toute  éclairée  par  je  ne 
sais  quoi.  Elle  s'approche  et  admire;  cette  lumière 
était  très  grande  et  très  éblouissante.  Enfin,  après 
avoir  un  peu  admiré,  elle  fait  deux  pas  pour  se  re- 
mettre en  route,  lorsque,  fort  étonnée,  elle  voit  la 
lumière  sortir  de  la  chapelle  et  environner  la  Soli- 
taire et  l'accompagner  jusqu'aux  premières  maisons, 
où  elle  disparut.  Les  maîtres  de  la  Solitaire  furent 
stupéfaits  de  la  voir  arriver  ce  jour-là  si  tard  et  lui 
demandèrent  si  elle  n'avait  point  eu  peur.  Elle  dit  que 
non,  mais  elle  se  garda  bien  de  raconter  ce  qui  lui 
était  arrivé. 

Puis  arriva  la  grande  apparition  de  la  Sainte 
Vierge  dont  l'histoire  est  connue;  mais  je  vais  seule- 
ment donner  quelques  petits  détails  qui  ne  sont  peut- 
être  pas  connus.  La  Sainte  Vieige  a  fait  baiser  plu- 
sieurs fois  à  la  petite  bergère  la  croix  que  la  Sainte 
Vierge  avait  sur  la  poitrine.  Sur  cette  croix  était  un 
bien  joli  christ  ;  ce  Christ  paraissait  quelquefois  avoir 
le  mouvement.  Cela  dépendait  de  ce  que  disait  la 
Sainte  Vierge.  Quelquefois  la  tête  de  Notre-Seigneur 
se  levait,  ouvrant  les  yeux,  et  avait  l'air  de  faire  de 
fortes  menaces,  d'autres  fois  il  ne  remuait  pas,  mais 
il  regardait  avec  bonté  et  le  sang  coulait  de  ses  plaies. 
Ce  sang  était  très  brillant  et  disparaissait  avant 
d'être  à  terre.  La  bergère  continua  à  garder  ses 
troupeaux  environ  deux  mois  après  l'apparition  de 


282  VIE    DE    MELANIE 


la  Sainte  Vierge.  Elle  eut  le  bonheur  de  la  revoir 
plusieurs  fois.  Quinze  jours  avant  Noël,  la  bergère 
lut  mise  en  pension  à  Corps,  chez  les  religieuses  de 
la  Providence  (i).  Dans  le  couvent  de  Corps  elle  vit 
plusieurs  fois  son  petit  frère.  Elle  demeura  dans  ce 
couvent  quatre  ans,  après  lesquels  elle  pensa  à  se 
faire  religieuse.  Dès  qu'elle  en  eut  parlé,  elle  fut  per- 
sécutée par  ses  parents  d'une  manière  effrayante.  Le 
père  fut  la  chercher  de  force  au  couvent  et  la  condui- 
sit chez  lui.  Là  il  voulut  la  faire  renoncer  à  son  des- 
s;3in;  mais  elle  persista  à  dire  qu'elle  voulait  se  con- 
sacrer pour  toujours  au  Seigneur.  Le  père  devenait 
tous  les  jours  plus  furieux.  Depuis  quatre  jours  la 
bergère  n'avait  pris  aucune  nourriture,  ni  elle  ne  se 
couchait  pas.  Pendant  la  nuit  toujours  elle  veillait  le 
moment  favorable  pour  prendre  la  fuite,  mais  il  n'y 
eut  pas  moyen.  Le  père,  le  fusil  au  bras,  ne  quittait 
la  porte  ni  le  jour  ni  la  nuit  (2). 

Un  jour,  surtout,  la  bergère  faisait  prier  le  bon  Dieu 
par  ses  frères  et  ses  sœurs,  et  elle  disait  :  «  Quoi 
qu'on  fasse  pour  me  retenir,  on  n'en  viendra  pas  à 
bout  :  j'irai  dans  un  couvent,  je  ne  sortirai  plus,  je 
ne  m'occuperai  que  de  la  prière  et  de  la  méditation. 
Oui,  je  veux  me  faire  religieuse,  ou  bien  je  veux 

(1)  Elle  ne  coucha  comme  pensionnaire  qu'au  commence- 
ment de  Tannée  1847. 

'2]  Ses  fonctions  alors  lui  permettaient  d'être  armé;  il 
était  gardien  de  péage  du  pont  du  Drac. 


VIE    DE   MELAxME  288 


mourir  plutôt  que  de  demeurer  dans  cet  océan  de 
crimes  dont  la  terre  est  inondée.  »  Après  ces  quel- 
ques paroles,  les  enfants  ne  manquèrent  pas  de  tout 
répéter  au  père;  ce  qui  le  mit  dans  une  si  grande 
colère  qu'il  résolut  de  donner  la  mort  à  la  bergère. 
Dans  un  moment  de  désespoir  (i)  il  charge  son  fusil, 
sort  de  la  maison,  prend  la  bergère  qu'il  mit  vis-à- 
vis  de  lui,  et  décharge  son  fusil;  mais  Dieu  permit 
que  la  balle  passât  sous  le  bras  de  la  bergère,  et  elle 
fut  sauvée.  Enfin  elle  demeura  encore  quelques  jours 
avec  ses  parents.  Mais  la  Providence  permit  qu'un 
monsieur  de  Paris,  qui  aimait  beaucoup  Mélanie,  se 
trouvât  à  Corps  dans  ce  moment;  et  à  peine  apprit- 
il  par  les  habitants  de  Corps  ce  qui  se  passait  qu'il 
se  hâta  de  descendre  trouver  le  père,  sur  lequel  il 
avait  beaucoup  d'influence.  Il  fît  tous  ses  efforts  pour 
délivrer  la  bergère  de  cette  prison,  mais  tout  fut  inu- 
tile. Enfin  le  bon  Monsieur  inventa  un  nouveau 
moyen.  Le  père  Mathieu  lui  devait  600  francs  ^2;,  il  fut 
le  trouver  et  dit  que,  s'il  voulait  lui  donner  la  liberté 
de  Mélanie,  il  lui  laisserait  cette  somme.  Le  père  qui 
ne  pouvait  rembourser  cette  somme  y  consentit. 
C'était  le  i^""  vendredi  du  mois,  vers  les  3  heures  nprès 


(l)Non  de  colère,  car  son  père  l'aimait  beaucoup.  Il  n'a 
pas  su  ce  qu'il  faisait,  a-t-eile  dit,  tant  il  avait  de  peine  de 
la  voir  partir. 

(2)  Il  lui  avait  avancé  les  600  francs  de  cautionnement  pour 
ses  fonctions  de  garde  du  péage. 


284  VIE    DE   MELAME 


raidi  que  se  fit  cette  vente  (i).  Mélauie  fut  très 
heureuse  de  voir  qu'elle  avait  une  petite  ressemblance 
avec  Notre-Seigneur.  Dès  ce  moment  elle  fut  un  peu 
plus  libre,  et  le  lendemain  elle  partit  pour  Grenoble 
et  alla  faire  une  visite  à  Monseigneur  qui  l'envoya  à 
Correnc,  où  elle  prit  Tliabit  de  religieuse  de  la  Pro- 
vidence au  bout  d'un  an.  Là  elle  demeura  deux  ans, 
pendant  lesquels  le  divin  enfant  venait  souvent  la 
visiter;  mais  un  jour  la  Sainte  Vierge  lui  apparut 
tenant  son  petit  enfant  par  la  main  ;  elle  paraissait 
fort  triste.  «  Ma  fille,  dit-elle  à  sœur  Marie  de  la 
Croix,  Dieu  le  Père  veut  affliger  le  peuple  sans 
délai.  Vous  savez,  ma  fille,  les  malheurs  prédits  sur 
la  montagne  de  la  Salette  !  Eh  bien  !  il  est  d'autres 
malheurs  encore  qui  vont  arriver  à  la  fin  de  ce  mois. 
Il  est  trois  malheurs  encore  qui  vont  arriver  à  la  fin 
de  ce  mois.  II  est  trois  fléaux  réservés  à  l'Isère,  à  la 
Bretagne  et  à  la  Russie  :  la  peste,  la  guerre,  la  fa- 
mine. » 

—  «  Ah  !  ma  Mère,  ma  Mère,  dit  alors  la  jeune 
religieuse  en  se  prosternant  aux  pieds  de  Marie,  que 
dites-vous  là  !  La  guerre,  la  peste,  la  famine  !  Ah  I 
non,  rien  de  tout  cela.  Ah  !  je  vous  en  prie,  dites  au 
Père  éternel  de  pardonner  au  monde  entier;  de  nous 


(1)  Ce  Monsieur  de  Paris  est  M.  Brayer,  qui  est  venu 
habiter  Grenoble  et  que  sa  femme  a  assassiné  à  Grenoble. 
Cette  misérable  assassina  en  même  temps  son  enfant  de  4 
à  5  ans  et  se  suicida. 


VIE   DE   MÉLANIE  285 


il  verra  la  conversion.  Mais  que  rien  de  ces  malheurs 
n'arrive.  Dites,  ma  bonne  Mère,  dites  au  bon  Dieu, 
s'il  est  tant  en  colère,  de  frapper  sur  moi  tant  qu'il 
voudra  :  je  lui  appartiens.  Il  peut  faire  de  moi  tout 
ce  qu'il  voudra  :  qu'il  me  coupe  en  morceaux,  qu'il 
me  brûle  peu  à  peu,  et  puis  II  est  tout- puissant;  Il 
peut  faire  que  je  sois  en  plusieurs  personnes  et  que 
je  souffre  pour  toutes  les  personnes  qui  l'offensent 
tant!  Enfin  de  quelque  manière  que  ce  soit,  épargnez, 
épargnez  les  pécheurs  mes  frères,  et  que  Dieu  se 
venge  sur  moi.  »  Dans  ce  moment  il  y  eut  un  grand 
silence.  Marie  tournée  vers  l'autel  semblait  réfléchir, 
puis  elle  se  retourna  et  dit  :  «  Votre  sacrifice  a  été 
agréable  à  Dieu,  ma  fille,  et  les  trois  fléaux  n'arrive- 
ront pas,  mais  un  seulement.  Lequel  voulez-vous  ? 
car  il  faut  que  Dieu  se  venge  ;  les  crimes  s'élèvent 
jusqu'à  son  trône.  »  —  Ah  !  ma  bonne  Mère,  dit  la 
jeune  rehgieuse,  je  ne  veux  pas  de  fléaux  ;  et  si  Dieu 
veut  se  venger,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  qu'il  se 
\enge  sur  moi,  quoique  je  ne  sois  rien.  Et  s'il  ne  peut 
pas  à  cause  que  je  suis  trop  peu  de  chose,  qu'il  fasse 
quelque  chose  de  grand  de  moi  et  puis  qu'il  fasse  tout 
tomber  sur  moi.  Mais  je  vous  avertis,  ma  Mère,  je  ne 
veux  pas  de  malheurs.  Si  Dieu  le  veut,  je  consens 
volontiers  à  aller  en  enfer  (i),  ou  bien  à  souffrir  sur 
la  terre  tout  ce  que  les  damnés  souffrent  dans  l'enfer, 

(1)  Moins  la  malédiction  réelle,  a  dit  Mélanie.  en  confir- 
mant ou  rectifiant  tout  ce  qui  précède. 


286  VIE    DE  MELAME 


je  le  veux  pour  qu'il  n'arrive  rien.  »  Dans  ce  moment 
la  Vierge  sourit  et  dit  à  son  petit  enfant  :  «  C'est  la 
première  fois  que  j'entends  parler  ainsi,  Dieu  sera 
satisfait.  »  L'enfant  ne  répond  rien,  mais  il  court  se 
jeter  dans  les  bras  de  la  religieuse  ;  puis  il  s'en  fut 
et  disparut  avec  sa  mère. 

Un  autre  jour,  sœur  Marie  de  la  Croix  fut  à  la  tri- 
bune, le  soir,  après  souper;  elle  fut  très  surprise 
quand  elle  vit  près  de  l'autel  une  grande  croix  avec 
un  Christ  dessus.  Des  plaies  du  Christ  sortaient  des 
fontaines  de  sang  très  brillant.  En  premier  lieu,  le 
sang  tombait  par  terre.  Personne  ne  venait  le  ra- 
masser; alors  les  anges  descendirent  et  vinrent  s"a- 
breuver  un  à  chaque  source.  Ce  Christ  faisait  de 
fortes  menaces  de  ce  que  Ton  ne  profitait  pas  du  sa- 
crement de  l'Eucharistie,  etc.,  etc.  Puis  tout  cela 
disparut. 

Un  autre  jour,  la  jeune  novice  demanda  permission 
pour  aller  au  cimetière  ;  elle  ne  pensa  plus  qu'un  exer- 
cice de  communauté  allait  bientôt  commencer.  Elle  y 
fut;  à  peine  y  était-elle  arrivée  que  l'on  sonne  pour 
commencer  l'exercice;  et  dans  ce  moment  il  faut  être 
réunies;  comment  faire?  Alors  elle  s'adresse  à  son 
petit  frère  qui  vient  aussitôt  et  la  transporte  dans 
Tappartement  et  elle  ne  manque  pas  d'exactitude  (i). 

Il  n'y  avait  qu'un  mois  que  sœur  Marie  de  la  Croix 

(1)  Elle  ne  s'y  sentit  pas  transportée,  elle  s'y  trouva  instan- 
tanément. 


VIE    DE   MÏLANIE  287 


avait  pris  l'habit  des  religieuses  de  la  Providence 
lorsqu'elle  demandait  à  Marie  de  souffrir  ce  que 
souffrent  les  damnés.  Jésus  et  Marie  ne  lui  permirent 
ces  souffrances  qu'après  trois  semaines,  au  bout  des- 
quelles la  sœur  commença  à  ressentir  un  dégoût 
complet  pour  la  prière,  l'oraison,  les  sacrements.  Ce 
dégoût  augmentait  tous  les  jours,  et  il  en  vint  jusqu'à 
la  faire  souffrir  horriblement  quand  elle  était  obligée 
de  faire  usage  des  sacrements  et  de  la  prière.  En 
même  temps,  de  fortes  pensées  de  désespoir  vinrent 
l'assaillir,  des  pensées  contre  la  foi,  et  bien  d'autres 
encore,  de  telle  sorte  que  la  jeune  novice  croyait 
quelquefois  être  dans  les  abîmes  de  l'enfer.  Elle 
souffrait  de  telle  sorte  qu'il  est  impossible  de  le  faire 
comprendre  aux  personnes  qui  n'ont  pas  passé  par 
là.  Souvent  on  la  trouvait  perchée  sur  les  murs  ou 
sur  une  fenêtre,  prête  à  se  précipiter  si  on  ne  l'eût 
empêchée  (i).  Plus  tard  ses  peines  augmentèrent 
encore,  de  sorte  qu'elle  n'avait  plus  de  liberté.  Vou- 
lait-on lui  parler  de  Dieu,  elle  n'entendait  rien.  Vou- 
lait-on lui  faire  expliquer  de  quelle  manière  le  démon 
la  tourmentait,  elle  ne  pouvait  plus  parler.  Elle  était 
restée  quelquefois  5  ou  6  jours  sans  pouvoir  dire  un 
seul  mot,  et  restée  plusieurs  mois  qu'elle  n'entendait 
rien;  et  souvent  elle  ne  reconnaissait  plus  les  per- 
sonnes avec  qui  elle  était.  Allait-elle  à  l'église,  les 

(1)  Prête  à  se  précipiter,  détail  inexact,  a-t-elle    dit.  Les 
sœurs  auront  voulu  dire  :  Prête  à  être  précipitée. 


288  VIE    DE   MELANIE 


démons  lui  apparaissaient  visiblement  et  la  faisaient 
tomber  par  terre.  Si  elle  avait  sou  livre  d'office,  les 
démons  le  lui  enlevaient  et  le  renvoyaient  au  milieu 
de  l'église  en  faisant  un  grand  bruit. 

Pendant  plus  d'un  an,  ils  la  frappaient  sans  ména- 
gement (i),  en  quelque  lieu  que  ce  fût,  mais  surtout 
pendant  la  nuit;  et  quand  ils  ne  savaient  plus  que 
faire,  ils  traînaient  son  lit  de  côté  et  d'autre.  Et  quand 
la  sœur  ne  bougeait  plus,  ils  prenaient  un  autre  lit 
qu'ils  renversaient  sur  la  sœur.  Et  quand  les  démons  la 
frappaient  fortement,  elle  se  contentait  de  leur  dire  : 
((  Ah  !  mes  beaux  messieurs,  je  croyais  que  vous  étiez 
quelque  chose  de  bien  remarquable,  mais  il  paraît 
que  vous  n'êtes  pas  de  grands  seigneurs,  puisque 
vous  ne  faites  que  ce  que  font  les  forgerons.  Frappez, 
frappez  fort  !  quand  je  serai  à  la  fantaisie  de  celui 
qui  m'a  mise  entre  vos  mains,  et  qu'il  me  trouvera 
assez  polie,  il  saura  me  retirer,  et  j'aurai  à  vous  au- 
tres une  grande  reconnaissance.  Allons,  soyez  de 
bons  ouvriers,  travaillez  pour  moi.  »  Cela  les  mettait 
dans  une  telle  rage,  que  sils  avaient  pu  donner  la 
mort,  ils  l'auraient  fait.  Quelquefois,  pour  l'effrayer, 
ils  se  mettaient  sous  des  formes  d'animaux  effra- 
yants. Ces  apparitions  durèrent  environ  deux  ans  et 
quelques  mois.  —  Il  est  impossible  de  raconter  tout 
ce  qui  lui  est  arrivé;  mais  on  sait  qu'en  i854  elle  fut 

(1)  Avec  des  objets,  mais  ne  l'ont  jamais  touchée,  a-t-elle 
dit. 


VIE    DE    MELANIE  289 


à  la  Salette,  et  que  les  démons  ne  lui  apparurent 
plus. 


On  voit  combien  M.  Nicolas  avait  raison  d'écrire 
en  1881  :  «  //  est  impossible  de  comprendre  la  bergère 
si  on  ne  connaît  pas  l'histoire  de  sa  première  enfance 
et  desa  première  jeunesse,  qui  ne  pourra  être  donnéeau 
public  qu'après  le  décès  de  sa  mère  et  le  sien  propre. 
Nous  possédons  cette  histoire  depuis  25  ans.  Nous 
avons  eu  sur  ces  points  l'aveu  de  ses  parents,  bien 
que  ces  faits  ne  fussent  pas,  pour  eux,  très  hono- 
rables... »  {Le  Secret,  p.  18.) 


20 


TABLE 


Pages. 

DÉDICACE VII 

INTRODUCTION IX 

VIE  DE   MÉLANIE  CALVAT,  BERGÈRE    DE    LA   SALETTE, 

ÉCRITE  PAR  ELLE-MÊME  EN  1900 4 

ABRÉGÉ  DE  LA  VIE  DE  MÉLANIE,   ÉCRIT  EN   185'2      .       .  "1^^ 

CERTIFICAT  ET  LETTRE  DE  M.   LE  CHANOINE    BRANDT.  278 
NOTES  COMPLÉMENTAIRES    PAR    LES    RELIGIEUSES  DE 

CORRENC 280 


ACHEVÉ   D'IMPRIMER 
le  vingt  janvier  mil  neuf  cent  douze 

PAR 

E.  ARRAULT  ET  O'^ 

A   TOURS 

pour  le 
MERCVRE 

DE 

FRANCE 


3104. 


MERCVRE   DE  FRANCE 


XXVI,      RVE     DE      GONDE     PARIS-VI^ 

Paraît  le  ler  et  le  iG  de  chaque  mois,  et  forme  dans  l'annce  six 


voluni 


Littérature,  Poésie,  Théâtre,  Beaux-Arts 

Philosophie,   Histoire,  Sociologie,  Sciences,  Voyages 

Bibliophilie,  Sciences  occultes 

Critique,  Littératures  étrangères.  Revue  de  la  Quinzaine 

La  Revue  de  la  Quinzaine  s'alimente  à  l'étranger  autant  qu'en  France. 
Elle  offre  un  nombre  considérable  de  documents,  et  constitue  une  sorte  d'  «  en- 
cyclopédie au  jour  le  jour  »  du  mouvement  universel  des  idées.  Elle  se  compnce 
des  rubriques  suivantes  : 


Epilogues  (actualité)  :  Ilemy  de  Gour- 

mont. 
Les  Poèmes  :  Pierre  Ouillard. 
Les  Romans  :  Rachilde. 
Litlérature  :  Jean  de  Gourmont. 
Histoire  :  Edmond  Barthélémy. 
Philosophie  :  Georges  Palante. 
Psycfwlogie  :  Gaston  Danvillc. 
Le  Mouvement  scientifique  :  Georges 

fJohn. 
Science  sociale  :  Henri  Mazel. 
Ethnographie,    Folklore  :    A.    Van 

Genncp, 
-4  rchéologie.  Voyages  :  Charles  INIerk  . 
Questions  juridiques  :  José  Théry. 
Questions  militaires   et   maritimes 

Jean  Norcl. 
Questions  coloniale"  :  Cari  Sitrer. 
Esotèrisme    et  Sciences  psychiques  : 

Jacques  Brieu. 
Les  LieiHie-f  :  Charlcs-Iïcnry    Ilirsch. 
Les  Journau.v  :  R.  de  Bury. 
Les  Théâtres  :  Maurice  Boissard. 
Musique  :  Jean  Marnold. 
Art  :  Gustave  Kahn. 
Musées  et  Collections  :  Auguste  Mar- 

guillier. 
CJtronique  de  Bruxelles: G. Eckhoud. 


I  et  1res  allemandes  :  Henri  Albert. 
Lettres  anglaises  :  Honry-D,  Davray. 
Lettres  italiennes  :  Ricciotto  Canudo. 
Lettres  espagnoles  :  Marcel  Robin. 
/  et  très  portugaises  :  Philéas  Lebesgue. 
Lettres  américaines  :  Théodore  Stan- 

ton. 
Lettres  hispano-américaines  :   Fr.i  . 

ci  SCO  Contreras. 
Lettres  brésiliennes:  Tristaoda  Cunha. 
Lettres     néo-grecques    :     Démétrius 

Astériotis. 
Lettres  roumaines  :  Marcel   Montan- 

don. 
Lettres  russes  :  E.  SéménofT. 
Lettres  polonaises:  Michel  Mulermilcu, 
Lettres  néerlandaises  :  H.  Messct. 
L.ettres  s'^nndinnves  :  P. -G.  La   Chcs- 

nais,  Fritiof  Palmér. 
Lettres  tchèques  :  William  Ritter. 
La  France  jugée  à  l'Etranger  :  Lucde 

Dubois.  i 

Variétés  ;  X. . . 
La      Vie     anecdotique    :    Guillaume 

Apollinaire. 
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