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Full text of "Vie et amours de Marion de Lorme : contenat l'histoire de ses liaisons avec les grands personnages de la cour de Louis XIV : roman historique"

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VIE 


ET  AMOURS 

DE 

MARION  DE  LORME. 


VIE 


ET   AMOURS 

DE 

MARION  DE  LORME , 

CONTENANT 

L'Histoire  de  ses  liaisons  avec  les  grands 
personnages  de  la  cour  de  LouisXIV, 

ROMAN  HISTORIQUE 

Ecrit  par  tlle-mème,  et  publié 

Par  m.  de  FAVEROLLES. 

TOME  PREMIKR. 

PARIS  , 

LIBRAIRIE    DE   DALIBON  , 

TAtMS-ROYAL,  GALERIE  DE  îitMOCRS  ;  N."'  1    A  ". 
1822. 


INTRODUCTION. 


VJELLE  qui  passa  sa  jeunesse  avec  les  beaux 
esprits  de  la  cour  la  plus  spirituelle  et  la  plus 
polie  de  TEurope  ,  peut  avoir  assez  connu 
la  société,  pour  en  faire  un  tableau  ressem- 
blant, où  ,  comme  l'ont  fait  quelques  pein- 
tres célèbres  ,  elle  occupera  un  des  coins 
de  la  scène.  J'ai  vu  tant  de  clioscs  ,  je  les 
ai  bien  vues  ,  pourquoi  n'en  parlerais-je 
pas  ?  C'est  ainsi  que  Marion  de  Lorme 
s'entretenait  avec  un  de  ses  amis  ,  qui 
remplaça  ,  auprès  d'elle  ,  ceux  qui  n'exis- 
taient plus  ,  et  semblait  demander  son 
approbation  ,  pour  e'crire  les  mémoires 
du  temps  où  elle  avait  paru,dan^le  monde, 
avec  une  sorte  d'éclat.  Cet  ami  ,  qui  lui  tint 
lieu  d'époux  dans  ses  malheurs,  désirait  que 
sa  vieille  amie  suivît  son  projet  j  mais  , 
i  onnaissant  combien  la  contradiction  excite 
le  désir,  il  paraissait ,  au  contraire ,  désap- 
prouver son  entreprise  ,  bien  sur  qu'elle 
en  devicudiait  plus  ardente  à  l'exécuter, 

1.  1 


(  o 

et  ,  en  effet ,  le  mystère  qu'elle  mit  à  ce 
travail  le  lui  rendait  plus  agréable  ;  enfin, 
e'tant  parvenue  à  tracer  le  cercle  entier 
des  inconcevables  vicissitudes  de  sa  for- 
tune y  elle  remit  à  cet  ami  fidèle  ce  gros 
manuscrit ,  qui ,  long-temps  resté  dans  les 
mains  d'un  des  amis  de  M.  Beaumont,vient 
de  m'être  communiqué.  J'y  ajoutai  quel- 
ques détails  sur  les  dernières  années  de  sa 
vie  ,  qu'elle  n'avait  pu  y  mettre  ,  et  je 
m'empresse  d'en  faire  part  au  public.  Ce 
n'est  point  un  enfant  de  la  muse  j^oman-^ 
tlcfue  j,  quoiqu'il  s'y  trouve  de  longs  et  pé- 
nibles voyages  ,  des  brigands  ,  une  pompe 
funèbie  ,  que  celle  à  qui  on  rend  cet  lion-» 
iieur  voit  passer  ,  et  ne  peut  s'empêcher 
de  rire  ,  en  étant  témoin  de  la  douleur 
de  ceux  qui  y  assistent ,  et  en  réfléchissant 
combien  il  est  facile  d'en  imposer  à  la  mul- 
titude. On  y  trouvera  encore  des  choses 
qui  paraîtront  des  fables  ,  mais  qui  n'en 
sont  pas  moins  de  la  plus  exacte  vérité. 
Il  faut  se  souvenir  qu'il  a  été  dit  que  le  vrai 
îi'estpas  toujours  A-raisemblable. 


VIE 

ET    AMOURS 

DE 

j\L4RION  DE  LORME. 

CHAPITRE  PREMIER. 


Je  naquis  le  i G  mars  1606,  en  Fran- 
che-Comté, à  Balheram  près  de  Giez, 
dans  un  pays  pauvre,  et  où,  une  par- 
tic  de  l'année,  les  liabitans  manquent 
de  froment ,  et  sont  forcés  d'avoir  re- 
cours à  des  farines  grossières  pour  se 
nourrir.  Mon  père,  Jacques  Grapin, 
était  ce  que  l'on  nomme  un  bourgeois 
de  campagne,  fils   d'un  greffier  de  la 


(4) 

justice  de  la  ville  voisine,  et  il  aurait 
succëdéàson  père  dans  cette  importante 
charge,  s'il  avait  mieux  profité^  des 
leçons  que  son  oncle,  le  curé  de  Ba- 
Iheram,  Jui  avait  données  j  mais  il  n'a- 
vait pas  de  dispositions  pour  l'écriture, 
encore  moins  d'aptitude  pour  l'ortho- 
graphe j  de  sorte  qu'un  greffier,  étant 
de  sa  nature  une  machine  écrivante, 
si  l'on  n'écrit  pas  à  peu-près  couram- 
ment, on  ne  peut  posséder  ce  bel  em- 
ploi. 11  fallut  donc  que  M.  Grapin, 
malgré  ce  nom  qui  était  si  bien  d'ac 
cord  avec  la  chicane,  vendit  la  charge 
de  mon  grand-père,  et  se  retirât,  com- 
me je  l'ai  dit,  à  Bcilheram,  où  il  fit  con- 
naissance de  la  fille  d'un  cultivateur, 
qui  se  nommait  Eléonore  Jacquet.  Elle 
avait  été  élevée  aux  Visitandines  de 
Besançon  ,  savait  lire,  écrire  ,  compter; 
ses  manières  étaient  polies  et  gracieu- 
ses: de  plus,  belle  et  trois  mille  francs 
çn  mariage.  Mon  père  lui  fit  la  cour. 


(  5  ) 
11  clait  fort  joli  lioiiinio  ,  avait  une  belle 
voix;  c'était  lui  que  M.  le  cure  priait 
de  chanter  le  credo  en  musique  ,  le 
jour  (.lu  patron.  11  dansait  mieux  que 
tous  les  jeunes  gens  du  village,  parce 
qu'il  avait  été  si\  mois  à  Dol,  où  il 
avait  pris  des  leçons  d'un  servent  d'ar- 
tillerie, qui  y  était  en  semestre.  Enfin 
Jacques  Grapin  et  Léonore  Jacquet 
étaient,  de  l'avis  de  tous  ceux  qui  les 
voyaient  ,  le  plus  beau  couple  à  dix 
lieues  à  la  ronde.  Mon  père  était  maître 
de  ses  actions,  celui  de  Léonore  no 
s'opposa  pas  à  celles  de  sa  fdlc,  qui  était 
très-disposée  en  faveur  de  M.  Grapin, 
et  le  mariage  fut  conclu. 

M.  Grapin  mit  une  partie  du  prix 
de  la  vente  de  la  charge  de  Mathieu 
Grapin,  mon  ayeul ,  en  bijoux  d'or, 
dentelles  et  habits  de  damas  pour  sa 
future.  La  noce  dura  trois  jours,  et  il 
y  eut  pendant  tout  ce  temps  la  nappe 
mise  et  des  tonneaux  en  perce,  ce  qui 


(6) 
dissipa  le  reste  de  l'argent  comptant. 
Mon  pèr^  ne  voulait  pas  payer  la 
taille,  et,  pour  s'en  dispenser,  il  vécut 
noblement,  c'est-à-dire  qu'il  ne  fit 
rien,  et  ma  mère  encore  moins,  si  ce 
n'est  des  enfans  j  mais  on  vivait  à  si  bon 
marché  dans  cette  province  qui  a})par- 
tenait  encore  à  l'Espagne ,  qui  n'y 
levait  presque  pas  d'impôts  ,  que  le  pe- 
tit revenu  des  terres  que  Grapin  et  sa 
femme  donnaient  à  ferme,  leur  suffi- 
sait ;  mais  ils  n'avaient  pas  calculé  que , 
jeunes  et  fort  amoureux  l'un  de  l'autre, 
n'ayant  rien  de  mieux  à  faire  que  de 
se  le  prou\er  du  malin  au  soir ,  et  peut- 
être  du  soir  au  madn,  ils  auraient 
pour  le  moins  un  enfant  tous  les  ans, 
quelquefois  deux,  et  cela  ne  manqua 
pas.  M.  et  M."^*"  Grapin  firent  une  four- 
millière  de  petits  Grapinaux  ,  et  je  fus 
du  nombre.  Précisément  quand  M.™**  de 
Saint-Evremont,  mère  de  l'auteur  de  ce 
nom  ,  passa   par  Balheram  pour   aller 


(7  ) 
011  .-^iiishC,  la  roiic  de  sa  voiture  cassa; 
il  ne  se  trouva  point  d'an!)crgc  où  clic 
pût  loger.  Mon  père,  alois  galant  , 
ayant  su  (ju'une  belle  dame  était  dans 
l'embarras,  vint  aussitôt  lui  oPùir  do 
descendre  chez  lui.  Elle  l'accepta,  et 
il  la  conduisit  dans  sa  maison  qui  était 
la  [)lus  l)elle  du  village  et  la  mieux  meu- 
blée. Il  pria  cependant  la  comtesse 
d'excuser  s'il  no  la  recevait  pas  aussi 
bien  qu'il  aurait  voulu  ;  mais  que  M.""' 
Grapin  ressentait  des  douleurs  pouc 
accoucher.  Madame  de  St.-Evremont  , 
qui  était  avec  le  marquis  de  Villarceau, 
père  de  celui  que  j'ai  vu  tant  de  fois 
chez  Ninon,  lui  dit,  eh  bien  !  marquis, 
vous  serez  mon  conq)ère;  nous  tien- 
drons Tenfant  dont  M.™*"  Grapin  accou- 
chera. TjC  marquis  accepta  ;  et  mon 
père  fit  à  l'un  et  à  l'autre  beaucoup  de 
remercîtnens. 

A  quoi  tient  la  destinée'  Si  la  com- 
tesse? de  St. -Ev  remont  n'avait  pas  voyagé 


(S) 

avec  M.  le  marquis  de  A^illarceau^  si 
son  voyage  ne  l'eût  pas  conduite  à  Ba- 
Iberam;  si  une  pierre  mise  là  par  le  dia- 
ble, n'eût  pas  fait  casser  la  roue  de  sa 
voiture,  elle  n'eût  pas  été  ma  marraine 
et  M.  de  Yillarceaumon  parrain.  Alors 
jamais  Marianne  Grapiu  n'eût  été  à  Pa- 
ris, et  Dieu  sait  que  de  choses  que  je 
raconterai  ici  qui  n'y  seraient  pas.  Peut- 
être,  moralement  parlant,  cela  vaudrait 
mieux  5  mais  cela  serait  moins  gai. 
Mes  parrain  et  marraine  crurent  sur 
a  parole  de  la  mère  Jaqneline ,  sage- 
femme  du  iieu ,  qui  se  mêlait  de  pré- 
dire l'avenir,  que  je  serais  une  des  plus 
belles  filles  de  France;  et,  prenant 
un  ton  inspiré  :  elle  ajouta  que  j'irais 
à  la  cour;  que  je  serais  mariée  avec 
un  grand  officier  de  la  couronne;  que 
je  serais  dans  la  confidence  intime  d'un 
g  rand  ministre  ;  que  je  quitterais  la 
F  rance  et  que  j'épouserais  un  grand  sei- 
gneur étranger,  mais  que  là  finirait  ma 


(9) 
foi'tunc,  et  que  néanmoins  je  vivrais  si 
vieille  j  qnc  mon  existence  deviendrait 
un  problème  historique.  Où  cette 
bonne  femme  prenait-elle  ces  grands 
mots?  Enfin,  ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  tout  ce  qu'elle  avait  dit,  s'est 
trouve  vrai.  M."""  de  St.-Evrcmont  en 
rit  beaucoup,  et  était  surtout  curieuse 
de  savoir  comment ,  du  village  de  Ba- 
llieram  ,  j'arriverais  au  Louvre. 

Elle  quitta  la  Franche-Comté,  et 
fut  long-temps  sans  penser  à  moi,  et 
son  ami  encore  moins 5  mais  elle  avait 
mis  dans  mon  berceau  cinquante  louis, 
et  elle  avait  écrit  sur  le  rouleau  ,  pour 
les  menus  plaisirs  de  mademoiselle  Gra- 
pin,  quand  elle  aura  quinze  ans.  On 
les  trouva  après  le  départ  de  la  com- 
tesse. Mon  père  les  prit ,  les  plaça  et 
joignit  toujours  1  intérêt  à  ce  fond,  de 
sorte  qu'à  quinze  ans,  (pii  était  l'âge 
où  ils  devaient  lu'ètre  donnés  ,  la  som- 
me avait  presque  doublé.  Malgré  que 

!.. 


(    10    ) 

le  nombre  des  enfans  fut  considéra- 
ble et  les  revenus  très-faibles ,  on  ne 
se  permettait  pas  d'y  toucher ,  et  on  la 
conservait  religieusement  pom-  ma  dot. 
Un  jeune  homme ^  fils  d'un  fermier 
des  environs,  fut  le  premier  à  s'aperce- 
voir que  j'étais  la  plus  belle  fille  du 
\illage.  Sa  figure  aurait  pu  me  plaire  ; 
mais  ses  manières  rustiques  ne  pou- 
vaient aller  avec  les  miennes  j  car  ,  ma 
mère,  qui  avait  reçu,  comme  je  l'ai 
dit ,  une  fort  bonne  éducation  ,  soi- 
gnait la  mienne  et  celle  de  ma  sœur , 
qui  promettait  aussi  de  m'égaler  par 
les  charmes  de  la  figure,  mais  non  par 
l'esprit.  Elle  n'en  avait  justement  que 
ce  qu'il  lui  en  fallait  pour  être  heureuse 
dans  la  position  où  le  ciel  l'avait  placée. 
Pour  moi,  je  me  souvenais  toujours 
de  l'horoscope  de  la  mère  Jaqueline. 
Ma  mère  m'avait  dit  aussi  que  mon 
parrain  et  ma  marraine  étaient  des  gens 
de  la   cour    de   France;  qu'ils  étaient 


(11  ) 

très-ricîlos,  et  c[iic  le  don  qu'ils  m'a- 
vaient fait,  en  était  la  j)rciivc.  Des  ((uc 
je  pus  tenir  une  plume,  je  leur  écrivis 
chaque  année.  Ils  me  répondaient  ;  et 
dans  la  dernière  lettre  de  la  comtesse  , 
elle  m'engageait  à  venir  à  Paris,  qu'elle 
me  recevrait  dans  sa  maison  -  me  ma- 
rierait; que  M.  de  Yillarceau  a\ait  su 
que  j'éL'iis  belle  et  geti tille  et  quil  se 
ferait  un  plaisir  de  voir  sa  filleule. 

Ces  propositions  me  charmaient.  La 
maison  paternelle  commençait  à  me 
déplaiic.  Le  nombre  de  marmots  f  car 
j'avais  au  moins  sept  k  huit  frères, 
dont  le  plus  jeune,  n'ayant  que  deux 
ans,  pouvait  faire  craindre  qu'il  n'en 
vînt  un  autre),  m'était  insupportable. 
Mo  marier,  était  un  mo5^en  de  m'en 
délivrer,  mais  j'aurais  aussi  des  cnfans, 
ce  serait  bien  pis;  les  porter^  les  met- 
tre au  monde,  les  nourrir  comme  fai- 
sait ma  mère ,  me  paraissait  la  chose 
îa  plus  fâcheuse.  Aller  à  Paris  faire  la 


(12) 

demoiselle,  voir  des  hommes  poîîs, 
gracieux,  semblables  aux  héros  des 
romans  espa^î^ols  que  la  uièce  du  curé 
m'avait  prêtes,  me  semblait  plus  agréa- 
ble. Charles  le  Rond  cependant  me 
pressait  de  répondre  à  ses  vœux.  Je  lui 
demandai  un  mois  pour  lui  rendre  une 
réponse  définitive,  et  j'écrivis  à  M.™* 
de  Saint-Evremont,  à -peu -près  en 
ces  termes  ; 

Ma  très'honorée  marraine. 

Vous  me  dites ,  dans  votre  dernière 
lettre,  que  vous  voudriez  me  voir  près 
de  vous.  Si  c'est  vraiment  votre  in- 
tention 5  me  voilà  à  vos  ordres.  J'ai 
dans  ce  village  un  amoureux  qui  est 
assez  beau  garçon;  mais  sans  éduca- 
tion ,  je  serai  malheureuse  avec  lui. 
Mon  père  m'a  gardé  l'argent  que  vous 
et  mon  parrain  m'avez  donné  ;  il  l'a 
fait  valoir,  et  cela  fait  près  de  cent 
louis.  Si  vous  voulez  vous  charger  de 


Ci3) 

mol,  je  donnerai  cet  argent  pour  la 
dot  de  ma  sœur  cadette,  elle  épousera 
ce  fermier.  Ils  seront  heureux  ,  cnr  ils 
se  con\ioiinent;  mais  moi  je  le  serai 
bien  plus  qu'eux  si  vous  voulez  de  mol. 
Je  suis  avec  respect, 

Ma  très-lionorëe  marraine  , 

Votre  trcs-liumble  et  très-obcis- 
sante  servante  et  filleule. 

Marianne  Grapin. 

Je  mis  cette  lettre  à  la  poste,  en  al- 
lant au  marche  à  Giez,  et  je  n'en  dis 
rien  à  mes  parens,  qui  n'auraient  peut- 
être  pas  voidu  que  je  la  fisse  partir. 
Charles  le  Rond  continuait  toujours  à 
me  faire  sa  cour,  et  je  lui  disais,  vous 
saurez  ma  réponse  au  temps  que  je 
vous  ai  marqué ,  et  il  ne  «^nj^nait  rien 
sur  mon  cœur*,  car  ses  manières  me 
déplaisaient  iiiliuimciit.  Ma  sœur,  au 


Ci4) 
contraire ,   le   trouvait    très-bien ,    et 
elle    nie  disait  :    «  Si   c'était  moi  que 
Charles  aimât  je  ne  Je  repousserais  pas 
Gomme  vous  faites.  » 


*»%'»V»*%V«V%t 


CHAPITRE  IL 


Il  arriva  une  lettre  à  mon  adresse , 
elle  était  de  M."^^  de  St.-Evremont, 
ce  qui  étonna  la  famille;  car  on  ne 
m'écrivait  qu'au  mois  de  janvier,  et 
nous  étions  en  juin.  Mon  père  me  dit 
de  l'ouvrir.  Elle  contenait  une  lettre 
de  change  sur  Besançon,  de  six  cents 
livres,  pour  les  frais  de  mon  voyage 3 
car  ma  marraine  m'appelait  auprès 
d'elle  de  la  manière  la  plus  aimable^ 
et,  par  ime  délicatesse,  dont  je  sentis 
tout  le  prix  ,  elle  ne  parlait  pas  de  ma 
lettre.  Ma  mère,  qui  protégeait  Charles 


(i5  ) 

le  Rond,  me  dit  :  et  ton  amoureux? 
—  Je  ne  l'aime  point*  il  plaît  à  ma 
sœur  ,  et  si  ^ous  voulez  bien  me  le  per- 
mettre, je  lui  donnerai  l'argent  que 
vous  m'avez,  non-seulement  garde, 
mais  même  accru.  Puis-jc  en  faire  un 
meilleur  usage  que  d'assurer  à  ma  sœur 
un  état  qui  lui  convient,  tandis  que  je 
secs  que  je  serai  bien  plus  heureuse  à 
Paris.  —  Oui ,  ma  fille ,  reprit  ma  mère , 
mais  on  dit  que  c'est  une  ville  bien 
dangereuse  pour  une  jeune  fdlc.  -^ 
Quel  danger  puis- je  courir,  étant  avec 
ma  marraine?  —  Elle  a  un  fils  qui  vous 
en  contera,  et  il  ne  vous  épousera  pas. 
La  mère  Sainte  -  Aldegonde  ,  qui 
qui  m'a  élevée,  et  qui  l'avait  été 
à  Paris,  disait  que  pour  rien  au  monde 
elle  ne  voudrait  y  voir  une  jeune  per- 
sonne qui  l'intéresserait.  —  La  mère 
Sainte- Aldegonde,  ma  chère  femme, 
vous  ne  parlez  que  d'elle.  Il  semble  que 
tout  l'esprit  de  l'univers  fût  dans  sa  iùtQ, 


(  i5  ) 
Si  Paris  a  été  dangereux  pour  cette  re- 
ligieuse, ça  n'a  pas  de  rapport  avec  no- 
tre enfant.  Les  béguines  ont  toujours 
des  histoires  lamentables  d'un  monde 
dont  elles  veulent  dégoûter  les  autres, 
Marianne  est  sage,  elle  va  auprès  d'une 
dame  très-respectable ,  elle  se  conser- 
vera pure  et  sans  tache,  elle  fera  un 
bon  mariage,  et  sera  utile  à  ses  pe- 
tits frères.  J'accepte  pour  Suzette  ce 
qu'elle  veut  bien  faire  pour  elle  ,  et  je 
m'en  vais  chez  le  père  le  Rond ,  arran- 
ger tout  cela  ;  et  puis  j'irai  à  Besançon, 
je  recevrai  l'argent  de  la  lettre  de 
change ,  je  retiendrai  ta  place  au  coche 

pour  mardi.  —  Mais  un —  Point 

de     mais  ;    je     veux    que     cela     soit 
comme  cela. 

Quand  Jacques  Grapin  avait  dit 
une  chose,  il  n'y  avait  pas  d'observa- 
tions à  f^ire.  Eléonore  se  tut;  mais 
quand  il  fut  parti,  elle  se  mit  à  pleurer. 
Tu  nous  quittes  bien  gaîment;  me  di- 


(17) 
sait-elle,  moi,  qui  t'aime  tant,  qui 
tai  nourrie,  soignée  comme  un  poulet; 
lu  nous  quilles.  —  Vous  voyez  que 
mon  père  le  veut.  —  Oui,  il  le  veut, 
parce  ([u'il  voit  que  cela  le  débarrasse 
d'un  coup  de  ses  deux  fdlcs;  mais 
moi,  qu'est-ce  que  je  ferai  avec  mes 
chiens  de  petits  garçons ,  qui  ne  sont 
bons  dans  un  ménage,  que  pour  tout 
culbutkr.  —  Vous  prendrez  une  scr^ 
vante.  —  Qui  la  paiera  ?  —  IMa  mar- 
raine ;  elle  ne  me  demande  pas  [K)ur 
me  laisser  sans  argent;  je  vous  enver- 
rai ce  qu'elle  me  donnera.  —  Je  ne 
doute  point  de  ton  bon  cœur,  tu  en 
donnes  une  grande  preuve,  en  laissant 
à  ta  sœur  tout  ce  (jue  tu  as;  mais  Pa- 
ris ,  dit-on  ,  non-seulement  vous  donne 
des  défauts  que  vous  n'avez  pas,  mais 
même  vous  otc  vos  vertus ,  vous  de- 
venez insensible,  léger,  égoïste,  comme 
le  disait  la  mère  Sainte-Aldegonde. — 
Pas  tout  le  monde,  ma  mère,  voyez 


(i8) 

M.""^  de  Salnt-Evremont,  M.  de  Vil- 
larceau,  ils  sont  à  Paris-  peut-on  être 
meilleur,  plus  sensible.  - — •  Je  sais  bien 
qu'il  y  a  des  exceptions. — Eh  bien, 
ma  mère,  j'en  serai  une.  Je  caressai 
ma  mère:  je  lui  dis  tout  ce  que  je  pus 
pour  la  consoler ,  et  elle  finit  par  croire 
que  ce  voyage  meserait  très-avantageux 
et  à  ma  flunille. 

Mon  père  revint  avec  Charles  ,  qui 
me  témoigna  tous,  ses  regrets;  mais 
il  était  aisé  de  voir  que  la  dote  le  con- 
solait. On  fit  venir  ma  sœur  ,  qui  ne 
savait  encore  rien  :  elle  fut  enchantée, 
et  le  laissa  voir  avec  la  franchise  de 
son  caractère.  Elle  eût  voulu  toutefois 
que  je  fusse  restée  pour  sa  noce;  mais 
mon  père  dit  que  je  ne  devais  pas  faire 
attendre  ma  marraine,  que  je  partirais 
mardi,  comme  je  l'avais  dit.  Je  ré- 
pondis à  madame  de  Saint-Evremont  ; 
je  lui  marquai  toute  ma  reconnais- 
sance ,  et  l'assurai  que  je  ne  perdrais 


pas  un  Instant  pour  me  rendre  auprès 
d'elle.  Mon  père  partît  pour  licsanron, 
louclia  mon  argent,  et  retint  ma  place. 
Nous  étions  au  jeudi  :  il  n'y  avait  pas 
trop  de  temps  pour  mettre  mon  trous- 
seau en  ordre.  Enfin  ,  le  limdi  matin  , 
j'embrassai  ,  pour  la  dernière  fois  , 
mon  excellente  mère  ,  mes  bambins 
de  frères  ,  ma  sœur  et  même  mon 
futur  beau -frère  ;  et  mon  père  ,  ayant 
monté  sa  grande  jument  baie  ,  il  me 
prit  en  croupe  ,  où  j'étais  assise  sur 
la  valise  qui  contenait  mes  elTets,  J'avais 
versé  quelques  larmes  :  mais  elles  fu» 
reut  bientôt  sécliées  ,  en  pensant  au 
beau  voyage  que  j'allais  faire  ,  et  qui 
me  paraissait  un  acheminement  à  l'ho- 
roscope de  Jac<]uclinc.  J'allai  plus  loin  : 
j'en  voyais  l'accomplissement  dans  cette 
première  démarche,  je  médisais:  «Je 
vais  donc  être  à  la  cour  ,  je  verrai  le 
roi  et  la  reine  deTrance,  que  l'on  dit 
si    belle  »  3  et   je  me  faisais  une  imago 


(20) 

délicieuse  de  l'avenir  qui  s'ouvrait  de- 
vant moi.  Mon  père  me  parlait  de  mes 
frères.  «  Tàclic,  me  disait-il  ,  de  faire 
obtenir  une  bourse  dans  un  séminaire 
à  Pierre.  11  a  une  figure  de  prêtre, 
il  réussira  5  je  suis  sûr,  dans  cette  car- 
rière. Si  tu  trouves  chez  ta  marraine  un 
colonel  qui  veuille  de  Philippe  dans  son 
régiment,  tu  me  l'écriras  ;  je  l'enverrai. 
Tu  feras  en  sorte  de  faire  entrer  Jé- 
rôme dans  la  finance.  Pendant  ce 
temps  ,  les  petits  s'élèveront  5  mais 
tâche  de  nous  débarrasser  des  trois 
aînés.  )5  Je  lui  répondis  :  (c  Je  ne 
demande  pas  mieux  ,  je  ferai  tout  ce 
qui  me  sera  possible.  —  Tu  es  jolie  ,  . 
cela  suffit  à  Paris  5  tout  ce  que  demande 
une  jolie  femme  ,  elle  l'obtient,  a  Je 
me  voyais  déjà  accablée  par  les  de- 
mandes continuelles  de  ma  famille  , 
et  je  cherchais  dans  ma  tête  comment 
m'y  soustraire.  «  Je  leur  enverrai  de 
l'argent ,  me  disais-je  ,  tant  que  cela 


(.1  ) 

me  sera  possible.  Je  le  dois  :  ils  m'ont 
élevée  ,  mais  passer  ma  vie  à  demander 
pour  Pierre,  Philippe  ,  Jérôme  ,  etc. , 
le  bon  Dieu  les  bénisse ,  je  n'en  ferai 
rien  ,  ils  peuvent  en  être  siirs.  r,  Cett(i 
conversation  et  mes  différentes  ré^ 
flexions  abrégèrent  la  route.  Nous  ar- 
rivâmes à  Besaneon  ,  et  nous  allâmes 
coucher  à  l'auberge  d'où  partait  le 
coche.  Ceux  qui  liront  cc3  mémoires 
n'ont  pas  même  l'idée  de  cette  en- 
nuyeuse voiture  qui  faisait  huit  lieues 
par  jour,  en  dix-huit  heures. 

Imaginez-vous  une  voiture  Imigue 
de  douze  à  quinze  pieds  ,  large  de 
quatre, entièrement  revêtue, en  dehors 
et  en  dedans  ,  d'im  cnlr  sur  lequel  il 
se  trouvait  un  pouce  de  crasse.  Cette 
voiture  contenait  s(  ize  personnes  ,  as- 
sises ,  quatre  à  quatre  ,  sur  des  ban- 
quettes ,  ayant  toutes  le  visage  du  coté 
du  cocher.  On  y  pra'ii(|uait  de  petites 
ouvertures  ,    deux   do   chaque    cùté  , 


(  =2  ) 

pour  donner  de  l'air ,  et  qui  se  fer- 
niaient  avec  des  stores  ,  aussi  de  cuir, 
de  sorte  que  ,  lorsque  le  froid  ou  la 
pluie  obligeaient  de  les  tenir  baissés  , 
il  faisait  profondément  nuit  dans  ce 
triste  char. 

On   vint   nous  éveiller    avant   trois 
heures  du  matin ,  et  on  m'apporta  du 
lait  chaud  aux  œufs  et  au  sucre.  Mon 
père  5  qui  ne  partait  pas ,  prit  un  seul 
petit  verre  d'eau-de-vie.  J'eus  bientôt 
fait  ma  toilette ,  et  nous  descendîmes 
dans  la  cour  ,  où  je  fus  effrayée  du 
nombre  d'hommes  qui  partaient  avec 
moi.  Je  les  comptai  et  je  trouvai  deux 
moines  de  Citeaux ,  trois  officiers  d'ar- 
tillerie 5  sept  séminaristes  et  leur  su- 
périeur 5  une  nourrice  et  une  bour- 
geoise    d'environ    soixante    ans.    De 
compte  fait,  il  y  avait  treize  hommes, 
nombre  aussi  fatal ,  comme   je  m'en 
convainquis ,  en  voiture  qu'à  table. 
L'essaim  noir  et  son  conducteur , 


(23    ) 

sans  prendre  garde  s'il  y  avait  des 
femmes  ou  des  gens  plus  Tigés  '.[u'cux  , 
s'emparèrent  de  toutes  les  places  du 
fond  ,  et  par  la  polilesse  des  moines 
et  desofticiers  qui  me  firent  passer  ,  je 
me  trouvai  sur  la  bantjuette  du  milieu, 
qui  5  comme  on  sait ,  est  celle  qui 
éprouve  le  [)lus  la  violence  des  cahots, 
étant  posée  directement  sur  l'essieu  ; 
mais  je  n'en  connaissais  pas  l'incon- 
vénient ,  et  je  m'y  assis  ,  après  avoir 
embrassé  mon  père  ,  qui  ,  je  crois  , 
à  cet  instant ,  versa  une  larme  ,  et  me 
souhaita  toutes  sortes  de  bonheur. L'un 
des  officiers  ,  qui  était  capitaine  ,  se 
mit  auprès  de  madame  La  Caille  (c'était 
le  nom  de  la  bourgeoise  qu'il  con- 
naissait )j  un  sous-licutenant  se  plaça 
à  mes  cotés-  sur  la  dernière  banquette, 
étaient  un  officier  ,  deux  moines  et  la 
nourrice.  J'aurais  voulu  que  l'on  laissât 
toutes  les  portières  ouvertes  ,  niais 
madame  La  Caille  dit  qu'elle  avait  une 


(    24    ) 

fluxion ,  et  le  supérieur  un  rhuma- 
tisme: ce  fut,  par  grâce,  qu'on  laissa 
lever  le  slor  le  plus  près  de  ma  ban- 
quette. L'aurore  paraissait,  et  je  pou- 
vais distinguer  les  différentes  physio- 
nomies des  voyageurs  -,  car  ,  au  mo- 
ment où  nous  étions  montés  en  voi- 
ture, il  faisait  profondément  nuit.  Voici 
quel  fut  le  résultat  de  mes  observations. 
Je  jetai  d'abord  les  yeux  sur  les 
séminaristes  ,  tous  jeunes  gens  à  peu 
près  de  mon  âge,  que  mon  grand  œil 
noir, en  se  portant  sur  eux,  fit  rougir 
jusqu'à  la  racine  des  cheveux.  Tous  les 
sept  baissèrent  leurs  paupières  au  même 
instant, comme  si  un  fil  les  eût  sou- 
mis au  même  mouvement ,  et ,  à  un 
signe  de  leur  supérieur  ,  ils  se  mirent 
tous  à  remuer  les  lèvres,  et  à  faire 
passer  ,  dans  leurs  doigts  ,  les  grains 
d'un  rosaire.  Ils  priaient  ,  et  nulle 
expression  ne  se  peignait  dans  leurs 
ti'aits  ,  qui  portaient  encore  cependant 


(25) 

l'image  de  la  santé  et  de  Pinnoccnce , 
à  roxception  d'an  seul  ,  qui  avait  en- 
viron vin«^t  ans, et  paraissait  très-évcillé. 
11  n'en  était  pas  de  même  du  supérieur  : 
son  excessive  niaij^reur  et  la  teinte  jaune 
de  son  teint  faisaient  apercevoir  qu'il 
avait   livré  au  dénion  de  rudes  com- 
bats 5  et  qu'il  s'assurait  le  repos  éter- 
nel, en  se  fatiguant  sans  cesse  ,  dans 
le  temps  ,  par   les  austérités  de  tout 
genre.  M.  l'arclicvéque  (i) ,  instruit  de 
ses  hautes  vertus  ,  l'avait  nommé  supé- 
rieur du  séminaire  de  Saint -Sulpice  , 
à  Paris ,    place  éminente  qui  pouvait 
fort  bien  conduire  l'abbé  à  l'évéché  , 
et  je   vis  ,  dans   toutes  ses  manières  , 
qu'il   ne   négligeait  rien    pour  y  par- 
venir. Je  n'ai  jamais  rencontré  d'homme 
dont  les  mouvemens  fussent  plus  étu- 
diés. Les  yeux   baissés ,  les  prunelles 
avaient  une    telle  mobilité ,   qu'aucun 

(i  y  M.  de  Goudy  ,  oncle  du  cardinal  de  Wcli. 


(26) 

objet  n'écliappait  à  ses  regards.  Il 
m'avait  bien  vue  portant  les  yeux  fort 
innocemment  sur  ses  disciples  ;  il  les 
avait  vu  rougir  ;  donc  il  y  avait  un 
commencement  de  trouble  dans  leurs 
âmes.  Il  avait  pris  ,  contre  cet  artifice 
du  démon  5  le  seul  remède  qu'il  pouvait 
employer,  et  les  pauvres  jeunes  gens 
n'en  furent  que  pour  réciter ,  deux 
heures  de  suite  ,  de  saintes  prières. 
Comme  leur  salut  m'intéressait  ,  dès 
qu'ils  avaient  fini ,  je  recommençais  le 
même  regard.  Même  rougeur,  même 
signal ,  mêmes  pieux  exercices.  Je  puis 
bien  dire  que,  pendant  les  douze  jours 
que  nous  fûmes  en  route ,  ils  dirent 
au  moins  quarante  a  cinquante  ro- 
saires ,  sans  compter  tout  le  bréviaire, 
qu'ils  récitaient  à  demi-voix  ,  ce  qui 
faisait  un  murmure,  dont  les  officiers 
et  madame  La  Caille  se  plaignaient,  sans 
pouvoir  obtenir  qu'ils  se  contentas- 
sent de  psalmodier  intérieurement, et, 


(    27    ) 

comme  le  capitaine  en  priait  le  su- 
pcricur ,  il  lui  répondit  :  ce  II  n'est 
rien  ,  monsiom-,  (pic  je  itc  lisse  ponr 
vous  faire  plaisir  ;  mais  ,  charj^é  du 
salut  de  ces  jeunes  i^ens  ,  cpù  me  sont 
confiés ,  il  faut  que  je  sois  certain  cpi'ils 
remplissent  exactement  les  exercices 
qui  leur  sont  imposés  par  leur  état, 
^'ous  prononcerons  le  plus  Las  qu'il 
nous  sera  possible  ,  pour  ne  vous  in- 
terrompre que  le  moins  que  nous^ 
pourrons.  »  L'extrême  politesse  et  la 
douceur  du  directeur  ne  purent  don- 
ner prise  à  une  rixe  qui  eut  diverti  les 
officiers.  Quant  aux  moines  ,  ils  atten- 
daient qu'ils  fussent  arrivés  à  Tau- 
berge  ,  pour  dire  leur  office  :  ils  cau- 
saient ,  d'une  manière  gaie  et  décente  , 
avec  les  officiers  ,  madame  la  Caille 
et  la  nourrice.  Moi ,  je  gardais  le  si- 
lence ,  excepté  avec  mon  jeune  sous- 
lieutenant.  Il  était  d'une  ligure  char- 
mante :  il  me  disait  des  choses  si  ai- 

9. 


(28) 

niables  ,  qu'il  était  impossible  de  ne 
pas  répondre.  Le  capitaine  et  madame 
La  Caille  causaient  bas  ,  si  bien  que 
je  n'entendais  pas  ce  qu'ils  disaient  : 
d'ailleurs  que  m'importait  ?  Le  cheval- 
lier de  Flo range  m'occupait  assez  ,  pour 
m'embarrasser  peu  des  autres.  Je  sus 
qu'il  entrait  dans  la  garde  du  roi  , 
et  que  par  conséquent  il  serait  à  Paris 
toutes  les  fois  que  Sa  Majesté  y  serait.  11 
avait  entendu  parler  de  madame  la  com- 
tesse de  St.-Evremont  ;  il  se  ferait  pré- 
senter chez  elle  ,  et  aurait  le  bonheur 
de  me  faire  sa  cour.  Je  trouvai  ses 
manières  si  agréables  y  son  ton  si  doux , 
si  poli,  que  je  me  faisais  déjà  les  plus 
douces  illusions.  «  Je  le  verrai  ,  me 
disais-je  ,  madame  de  Saint -Evre- 
mont  le  trouvera  ,  comme  moi  ,  un 
jeune  homme  charmant ,  et  elle  nous 
mariera  :  cela  vaudra  mieux  que  Char- 
les le  Rond.  La  jolie  chose  que  de  s'ap- 
peler madame  de  Florauge  !  Comme 


(29) 

cela  sonne  Lien  à  rorcillc  !  Quelle 
différence  avec  madame  le  Rond  !  Oh  ! 
que  J'ai  bien   fait  d'écrire  à  ma  mar- 


raine î 


CHAPITRE    III 


A  la  dînée,  le  capitaine  ne  s'occupa 
que  de  madame  La  Caille  ,  et  ne  me 
dit  pas  deux  mois.  Le  chevalier  de  Flo- 
range  ,  au  contraire  ,  eut  toutes  sortes 
d'attentions  pour  moi  :  les  longues 
soutanes  furent  toujours  d'une  mo- 
destie exemplaire.  Leur  directeur  parla 
théologie  avec  l'un  des  moines  ,  qui 
était  docteur  deSorbonnc.Ils  s'échauf- 
faient ,  et  je  crus  ,  un  moment ,  qu'ils 
en  viendraient  aux  voies  de  fait.  Le 
directeur,  d'un  naturel  moins  irritable 


(  5o) 
que  celui  du  moine  ,  se  laissa  per- 
suader par  le  capitaine,  qui  lui  fit  ce 
raisonnement  :  ce  Avec  la  robe  que 
vous  portez  ,  monsieur  ,  et  celle  du 
moine ,  il  est  impossible  de  terminer 
honorablement  une  querella  .  puisque 
vous  ne  pouvez  décemment  vous  cou- 
per la  gor^e  :  ainsi ,  tôt  ou  tard  ,  il 
faudra  vous  raccommoder  ou  faire  sem- 
blant. Profitez  de  l'occasion  ,  cédez 
sur  un  point  peu  important  :  cela  sera 
d'un  bon  exemple  pour  vos  disci- 
ples. ))  Le  directeur  dit  qu'en  effet  ce 
point  de  controverse  ne  tenait  point 
à  la  doctrine.  Le  moine  ,  que  l'autre 
officier  sermonait ,  parut  satisfait  par 
cette  déclaration  ,  et  le  calme  se  réta- 
blit. On  remonta  en  voiture.  A  la  cou- 
chée, il  fallait  s'arranger  pour  les  lo- 
gemens.  Madame  La  Caille  dit  qu'elle 
ne  voulait  point  de  la  nourrice  dans  sa 
chambre  ,  que  l'enfant  crierait  et  trou- 
blerait son  sommeil  j  qu'elle  voulait 


(  3i  ) 
tine  cliamhre  à  deux  11  Is  avec  moi. 
La  pauvre  nourrice  Tut  oblip;<^e  de 
passer  la  nuit  dans  la  cuisine  j  cai*  elle 
n'osait,  avec  tant  dhomines,  coucher 
8culc  dans  une  chambre.  En  sortant 
de  souper,  madame  La  Caille  me  prit 
par  le  bras  ,  et  me  conduisit  dans  celle 
on  nous  devions  coucher.  Quand  nous 
y  fûmes  enLiées  ,  elle  ferma  la  porte  5 
et  me  dit  :  ce  A  ous  m'avez  inspiré  , 
mademoiselle,  un  ^rand  intérêt.  \ous 
êtes  belle  à  ravir  5  mais  la  beauté  est 
fragile  :  il  faut  savoir  en  tirer  parti. 
Vous  débutez  dans  le  monde  ,  il  est 
facile  de  le  voir.  Que  voulez- vous  faire 
de  votre  sous-lientcnant  ?  Un  amant 
ou  un  mari? — Mais,  madame,  il  me 
semble  qu'un  amant  doit  toujours  être 
ensuite  un  mari.  —  Ali  î  ma  chère 
petite,  on  voit  bien  (pie  vous  êtes  la 
candeur  même  •  mais  enhn  il  faut  que 

vous  sachiez Alors  elle  me  débita 

toutes  les  ma:^imcs,  dont  son  a  me  pep-- 


(    32    ) 

verse  était  pétrie  ,  et  qui ,  au  premier 
moment  ,  me  parurent  si  mauvaises  , 
qu'elles  me  firent  prendre  cette  femme 
en  horreur. 

Elle   me  soutenait  que  M.  de  Flo- 
range  ne  valait   rien  pour  un  début , 
vanta  le  capitaine.  «Il  est  riche  et  géné- 
reux :  voilà  du   solide.  Qu'irez -vous 
faire  chez  votre  marraine  ?  Yenez  avec 
moi  chez  le  capitaine  ,  qui  est  mon 
ami.  Il  a  une  belle  terre  auprès  de  Blois  : 
vous  serez  là    dame   et   maîtresse.  — 
Je  n'aime  point  le  capitaine  j  je  vais 
chez   ma  marraine  ,  à  Paris  ,  et  je  ne 
veux  pas  m'enfermer  dans  un  château 
sur  les  bords  de  la  Loire.  Autant  valait 
rester  à  Balheram  !  ;;    et  elle   me  di- 
sait :  «  Tous   ne   savez  ce   que   vous 
dites.  Une  fille  de  quinze  ans ,  belle 
comme  vous  êtes  ,  avec  un  homme  de 
cinquante  ans  ,  riche  et  généreux  ,  est 
comme  le  poisson   dans  l'eau.   :>5  Ces 
propos  m'ennuyaient.  Je  lui  dis  que  je 


(55) 
▼ouîais  dormir  ,  et  je  me  coucliai  ; 
mais  ce  qu'elle  m'avait  dit  me  tour- 
mentait. Je  ne  m'endormis  pas.  Je 
\is  qu'elle  ne  se  couchait  pas  ,  et 
qu'elle  n'ctei^^nait  pas  la  lumière  ,  mais 
qu'elle  la  cachait ,  pour  que  je  ne  la 
Tisse  pas. 

Quand  il  n'y  eut  plus  de  bruit  dans 
Fauberi^e  ,  je  la  vis  ouvrir  sa  porte  avec 
une  eitreme  précaution.  Elle  sortit.  Je 
fus  fort  inquiète  de  ce  qu'elle  était 
devenue  ,  et  ,  pensant  (jue  peut-être 
elle  n'avait  pas  ferme  la  porte  ,  je  me 
levai  avec  un  simple  jupon  ,  sans  me 
donner  le  temps  de  me  chausser  ,  et  je 
vins  pour  fermer  le  verrou  -,  mais  ,  au 
même  moment ,  la  porte  s'ouvre ,  et  je 
me  sens  pressée  dans  les  bras  d'un 
homme.  Je  jette  les  hauts  cris  -,  le  che- 
valier de  Florange,  que  l'amour  tenait 
éveillé  ,  accourt  avec  son  épée  à  la 
main  ,  et  me  trouve  luttant  contre  le 
capitaine.    La    vue   du    jeune  oflicier 

2.. 


(34) 
calma  les  transports  de  son  ri\  al.  II  me 
laissa  échapper ,  et  j'allai  aussitôt  me 
cacher  derrière  les  rideaux  de  mon 
lit;  mais  que  devin s-je  ,  quand  M.  de 
Sauvrai  (c'était  le  nom  du  capitaine)  y 
dit  à  M.  de  Florange  qu'il  eût  à  des- 
cendre 5  qu'il  le  rejoindrait ,  c|uHl  ne 
demandait  que  le  temps  d'aller  cher- 
cher son  épée?  Cependant  toute  l'au- 
berge avait  été  réveillée  par  mee  cris  , 
et  accourait  dans  ma  chambre ,  à  l'excep- 
tion de  madame  La  Caille  ,  qui  ne  re- 
paraissait point.  Je  me  plaignis  hau- 
tement de  sa  conduite  ,  je  rapportai 
tout  ce  qu'elle  m'avait  dit ,  et  enfin , 
comme  elle  était  descendue  en  laissant 
la  porte  ouverte  ,  on  jeta  contre  elle 
feu  et  flamme.  Je  demandai  à  la  femme 
de  l'aubergiste  ,  qui  s'était  levée  ,  de 
coucher  dans  sa  chambre.  Elle  m'as- 
sura qu'en  prenant  avec  moi  la  nour- 
rice 5  qu'elle  connaissait  ,  il  n'y  avait 
pas  la  moindre  chose  à  craindre.  Ma- 


(55) 

(îamc  LaCaillene  s'était  pas  coucliéc  ; 
aiijsi  le  lit  clait  tout  fait. 

Cependant  j  étais  Irès-intpiirtc  ilc 
M.  lie  Floran«^e  ,  et  eu  cITct  ces  mes- 
sieurs  s'étaient  rejoints  dans  le  jardin, 
oii  ,  par  le  plus  boau  clair  de  lune  , 
ils  avaient  mis  l'épée  à  la  main.  Le 
capitaine  avait  été  blessé  ,  et  madame 
La  Caille  accourut  pour  qu'on  lui  don- 
nât des  secours.  Elle  fut  accueillie  par 
les  injures  les  plus  grossières  et  les 
épilhètes  les  plus  offensantes.  11  parait 
qu'elle  y  était  accoutumée.  Elle  ré- 
pondit que  je  ne  savais  ce  que  je 
disais  ,  qu'elle  avait  été  prendre  Tair 
dans  le  jardin  ,  <pi'elic  avait  fermé 
la  i^orte  ,  rjue  j'avais  été  pour  l'ouvrir 
à  M.  de  Elorangc,  et  ([ue  jNL  de  Sau- 
vral  ,  qui  remontait  aussi  chez  lui  , 
s'étiiit  trompé  de  porte.  On  ne  crut  pas 
un  mot  de  toute  cette  histoire,  et  on 
lui  slj^nifia  qu'elle  ne  passerait  j)as  la 
nuit  dans  ma  chambre,  et .  anrèb  l'avoir 


(36) 
mis  dehors  5  on  alla  relever  le  blessé, 
que  l'on  rapporta  dans  sa  chambre. 
M.  de  Florange  ne  le  cjuittait  pas ,  et  lui 
rendait  tous  les  soins  de  la  plus  tou- 
chante amitié.  L'un  des  moines  était 
fort  bon  chirurgien  :  il  mit  le  premier 
appareil  ,  et  assura  que  la  blessure 
n'était  pas  dangereuse.  Florange  passa 
la  nuit  auprès  de  lui.  Je  m'enfermai 
avec  la  nourrice  et  son  enfant ,  qui , 
heureusement ,  ne  cria  presque  pas  , 
et  je  dormis  fort  tranquillement. 

A  l'heure  du  départ ,  M.  de  Sauvrai 
me  fit  faire  des  excuses.  Madame  La 
Caille  dit  qu'elle  ne  pouvait  quitter 
le  blessé  ,  et ,  au  fait ,  quoiqu'elle  fût 
aguerrie  aux  effets  du  mépris,  elle  n'osa 
pas  prendre  place  dans  la  voiture.  M.  de 
Florange  ,  étant  assuré,  par  un  homme 
de  l'art,  que  l'on  avait  fait  venir,  qu'il  n'y 
avait  pas  le  moindre  danger  dans  l'état 
de  M.  de  Sauvrai,  continua  sa  route 
avec  moij  à  notre  mutuelle  satisfaction» 


(37  ) 
Le  capitaine  et  l'indigne  La  Caille 
furent  renujlacés  par  un  employé  des 
douanes  et  sa  femme  ,  qui  avait  obtenu 
une  place  à  Nogcnt-sur-Seine:  c'étaient 
des  jeunes  gens, qui  s'aimaient  encore 
très-vivement.  11  n'y  avait  pas  un  an 
qu'ils  étaient  mariés.  La  femme  était 
jolie  5  le  mari  un  bon  vivant  :  ils  pa- 
raissaient des  êtres  vertueux  et  sen- 
sibles. J'enviai  leur  sort  ,  et  je  me 
disais  :  «  Si  j'épouse  Flora nge  ,  nous 
serons  ainsi.  L'idée  d'un  bonheur  lé- 
gitime charmait  encore  mon  cœur. 
Cependant  ,  lafcroirait-on  ?  à  quinze 
ans  ,  élevée  ,  dans  un  pauvre  village  , 
sous  les  yeux  de  parens  vertueux  , 
n'ayant  jamais  eu  que  de  bons  exem- 
ples ,  les  discours  de  cette  malheu- 
reuse, qui  d'abord  m'avaient  révoltée, 
se  montrèrent  à  moi  sous  une  face 
moins  hideuse  ,  et  je  ne  pus  douter 
qu'ils  avaient  fait  quelqu'irn pression 
sur  moi.  Tous   les  hommes  ont  plus 


(58) 
OU  moins  de  penchant  au  mal.  Eh  bien  ! 
je  suis  obligée  d'en  convenir,  depuis 
cette  maudite  conversation  ,  je  me  sen- 
tais entraînée  vers  cette  liberté  de 
mœurs  ,  que  cet  ange  de  ténèbres 
m'avait  présentée  avec  tant  d'éloquen- 
ce, et,  en  réfléchissant  depuis  à  l'événe- 
ment qui  me  fit  regarder,  par  tout  ce 
qui  en  fut  témoin  ,  comme  la  vertu 
même  ,  je  suis  obligée  de  convenir 
que, si  c'eût  été  M.  deFlorauge  qui  fût 
entré  à  la  place  de  M.  de  Sauvrai ,  je 
n'aurai  peut-être  pas  crié  si  haut.  Oh  ! 
combien  on  fait  honneur  à  la  vertu 
d'une  résistance  qui  n'est  souvent  que 
l'effet  de  l'antipathie.  Le  chevalier  con- 
tinua à  être  très-aimable  avec  moi  :  je 
lui  devais  de  la  reconnaissance ,  et  je 
n'étais  pas  fâchée  d'avoir  un  prétexte 
pour  demander,  pour  lui ,  à  madame 
de  Saint-Evremont  ,  la  permission  de 
le  lui  présenter.  Plusieurs  jours  se  pas- 
sèrent sans  aucun  autre  accident. 


(  39) 
Les  moines  nous  quittèrent  à  la  troi- 
sième journée  :  ils  se  rendaient  dans 
une  abbaye  de  leur  ordre,  et  ils  trou- 
\crcnt  a  l'anljeii^c  deux  fort  beaux 
chevaux  ,  qui  les  attendaient ,  et  un 
valet  pour  les  accompagner.  Ils  s'étaient 
conduits  avec  décence  et  sans  afTecta- 
tion.  J'ai  toujours  pensé  que  leur  re- 
lii^ion  valait  bien  au  moins  celle  du 
directeur.  Je  riais  quelquefois  de  l'in- 
quiétude que  je  causais  à  ce  maître 
sévère.  Mal«;rc  sa  surveillance  ,  un  de 
ses  disciples  s'était  hasardé  à  m'ccrire 
im  l)illet  ,  qu'il  me  glissa  dans  la  main 
au  moment  où  j'y  pensais  le  moins.  Je 
crois  amuser  le  lecteur, en  m'en  rappe- 
lant le  contenu. 


»««%«« «^%«T 


(4o) 


CHAPITRE   lY 


«  Vous  êtes ,  mademoiselle ,  belle  à 
ravir,  et  je  sens  qu'après  vous  avoir  vue 
on  ne  peut  pas  renoncer  au  bonheur 
que  l'amour  répand  dans  nos  âmes.  Ce 
sont  mes  parens  qui  veulent  que  j'en- 
tre dans  l'état  ecclésiastique.  Je  ne 
m'en  sens  pas  la  vocation ,  surtout  de- 
puis l'instant  que  je  vous  ai  vue.  Que 
je  sache  seulement  que  vaus  agréez 
mes  vœux,  et,  en  arrivant  à  Paris,  je 
quitte  la  soutane  et  le  petit- collet,  et 
je  viens  jurer  à  vos  pieds...  Je  crains 
que  notre  argus  ne  s'éveille  :  ne  me  ré- 
pondez pas ,  mais  seulement  quand 
nous  nous  reverrons  demain  matin  , 
daignez  mettre  dans  vos  cheveux  une 
couronne  de  bluets  que  vous  trou- 
verez dans  votre  chambre.  » 


C4i  ) 
J'avoue  que  celte  double  intrigue 
m'amusa ,  et  quoi{|ue  je  ne  fisse  au- 
cune comparaison  de  l'abbé  avec  le 
chevalier,  je  ne  trouvai  pas  moins  plai- 
sant de  paraître  accc[)ter  les  homma- 
ges du  séminariste,  pour  lui  faire  quit- 
ter sa  jupe  noire.  Non-seulement  je  ne 
m'en  faisais  point  i^c  scrupule  ,  mais 
même  je  m'en  applaudissais  j  c'était,  se- 
lon moi,  rendre  un  service  à  l'Etat, 
puisquec'étaitun  meurtre  qu'un  si  beau 
jeune  homme  ,  car  réellement  il  était 
très-bien  ,  prît  le  petit  collet  :  ne  valait- 
il  pas  bien  mieux  qu'il  portât  un  mousr 
quel.  Je  trouvai ,  comme  il  me  l'avait 
dit  ,  une  couronne  de  bluets  dans 
ma  cliambrc;  mais  où  les  avait-il  pris, 
et  comment  étaient-ils  là  ,  voilà  ce  que 
ce  que  je  n'ai  pas  su  ;  mais  j'en  conclus 
que  le  petit  abbé  était  un  adroit  com- 
père. Je  me  parai  de  la  couronne, 
comme  il  m'en  avait  prié,  et  elle  m'al- 
lait  à  ravir.  Quand  il  me  vit  entrer  ainsi 


(42) 

coiffée  5  il  n'y  eut  directeur  qui  tînt, 
il  ne  put  dissimuler  sa  joie,  ce  Ah  !  ciel , 
s'écria-t-il,  quel  bonheur  est  compa- 
rable à  celui  que  vous  destinez  à  vos 
élus  î — Pas  si  haut ,  dit  le  directeur,  et 
puis  vous  vous  trompez,  nous  ne  som- 
mes aujourd'hui  qu'à  samedi,  et  ce  ré- 
pons est  du  lundi  à  laudes ,  et  pourquoi 
le  dire  en  français?  cela  ferait  croire 
que  vous  êtes  protestant.  ►— Dieu  m'en 
garde,  mon  père  ,  on  ne  proteste  point 
sur  ce  qui  comble  nos  vœux.  —  Vous 
avez  bien  raison,  mon  cher  fils,  vous 
éles  infiniment  heureux.  —  Plus  que  je 
m'en  flattais,  mais  je  tâcherai  de  me 
rendre  digne  de  mon  bonheur.  —  J'en 
suis  persuadé.  Deus  in  adjutorïam 
meum  etc.,  entonna  le  directeur,  pour 
commencer  les  laudes.  Je  ne  pouvais 
m'empêcher  de  rire,  et  le  regard  fur- 
tif  que  m'adressa  le  petit  abbé,  avait 
quelque  chose  de  si  tendre  et  de  si 
naïf,  qu'il  m'alla  au  cœurj  de  sorte 


(43) 
que  je  répondis  au  chevalier  avec  tirijc 
sorle  de  tlibliaclion.  Il  me  disait  aussi 
que  f étais  belle    comuic  Tlore^   (juo 
celle  couronne  m'allait  à  ravir;   mais 
qui  est-ce  qui  me  l'avait  donnée.  Pie- 
venant  à  moi,  je  répondis,  est-ce  que 
ce  n'est  pas  vous?  — Mon  dieu  non. 
Quel  est  Je  téméraire  qui  ose  ^ous  of- 
fnr  une  couronne  ?  si  je  le  connaissais. 
—  Eli  î  mon  dieu  ,  voyez  un  peu  le  mal 
qu'il  y  aurait.  —  Vous  le  défendez!  rai- 
son de  plus  pour  que  je  lui  voue  une 
liaine  éternelle. —  Ah!  monsieur,  dit 
mon  petit  ahbé,   haïr   éternellement! 
Comment  avouer  un  pareil  sentiment? 
aimer  au-delà  des  temps,  mon  cœur 
le  conçoit...  —  Oui,  vous  le  concevez, 
mais    est-ce     Dieu    (jue    vous    aimez 
ainsi...? — Mon  ircre,  on  n'interrompt 
pas  ses  saints  exercices  ,  pour  se  mêler 
à  une   conversation  mondaine.    Vous 
garderez  le   silence   le  reste   du    jour 
pour  expier  cette  faute...   Mon  petit 


(  44  ) 
abbé  devint  rouge  comme  un  coq, 
non  de  honte  de  sa  faute,  mais  de  co- 
lère et  de  jalousie.  Celle  du  chevalier 
li'était  pas  moins  ardente.  Je  me  trou- 
vais assez  embarrassée  entre  eux  deuxj 
et  je  me  repentais  de  ma  coquetterie. 
L'abbé  était  devenu  muet,  le  chevalier 
boudait.  Je  ne  savais  que  faire  de  mes 
yeux.  Par  distraction  ils  se  portèrent  sur 
l'employé  des  douanes,  et  voilà  sa  fem- 
me qui  lui  cherche  querelle  ^  lui  de- 
mande s'il  a  déjà  oublié  qu'elle  a  fait  sa 
fortune,  que  sans  elle  il  aurait  encore 
été  dix  ans  dans  les  grades  subalternes-^ 
si  parce  qu'elle  n'était  pas  si  belle  que 
d'autres  que  l'on  rencontrait  par  ha- 
sard, t;e  n'était  pas  une  raison  etc.,  etc. 
Enfin,  un  torrent  de  paroles,  aux- 
quelles le  pauvre  mari,  qui  n'avait  seu- 
lement pas  pris  garde  à  moi ,  ne  répon- 
dait qu'en  haussant  les  épaules-  mais 
la  jalousie  de  sa  femme  éveilla  sa  cu- 
riosité. H  en  considéra  l'objet  avec  at- 


tenlion  ,  et  il  vit  en  circt  que  j'étais  in- 
finiment plus  belle  qnc  sa  Claudine, 
et  il  me  fit  des  excuses  de  tout  ce  que 
disait  sa  femme ,  qui  ne  pourrait  m'em- 
pécher  d'être  la  plus  belle  personne 
qu'il  eut  vue.  —  Votre  compagne  , 
monsieur,  n'a  sûrement  pas  voulu  par- 
ler de  moi.  Quelle  raison  aurait-elle? 

—  Quelle  raison?  il  est  bon  là  :  quand 
je  vois  vos  grands  yeux ,  les  plus  beaux 
que  l'on  puisse  voir,  fixés  sur  le  visage 
démon  époux  pour  lui  tourner  la  tête. 

—  Je  vous  jure,  madame,  que  c'est  par 
distraction.  —  Oh!  oui,  mademoiselle 
est  très-distraite,  reprit  M.  de  Flo- 
range*  c'est  par  distraction  qu'elle  s'est 
coiffé  aujourd'hui  avec  tant  de  soin  , 
pour  placer  sur  ses  cheveux  celte  cou- 
ronne j  c'est  par  distraction  qu'elle 
tourne  ses  regards  perfides  sur  votre 
époux.  Oh!  je  ne  le  vois  que  trop, 
malheur  à  celui  qui  l'aimera.  L'abbé 
ne  tenait  pas  sur  sa  banquette  j  tous 


(46) 
les  muscles  de  son  visage  étaient  en 
contraction  5  il  se  serrait  les  poings, 
se  mordait  les  lèvres ,  mais  gardait  le 
silence.  Quanta  moi,  je  dis  que  si  on 
continuait  à  me  tracasser  ainsi ,  je  res- 
terais dans  la  première  auberge,  et  j'y 
attendrais  une  autre  voiture.  Cette 
menace  effraya  M.  de  Florange.  Il  me 
prit  la  main  que  je  ne  relirai  pas,  et 
me  dit  les  choses  les  plus  tendres;  des 
larmes  coulèrent  de  ses  yeux  les  plus 
beaux  ,  après  les  miens,  que  Ton  pût 
voir.  Un  sourire  se  plaça  malgré  moi 
sur  mes  lèvres,  et  la  paix  fut  conclue, 
je  lui  jurai  que  je  ne  savais  pas  qui 
avait  mis  cette  couronne  dans  ma 
chambre,  que  je  croyais,  comme  je 
lui  avais  dit,  que  c'était  lui.  11  voulut 
me  parler  de  l'abbé;  je  lui  demandai 
s'il  me  croyait  folle ,  de  préférer  une 
soutane  à  un  habit  mihtaire  j  que  je  ne 
connaissais ,  ni  ne  voulais  connaître  ce 
petit  abbé,  dont  je  ne  savais  pas  même 


(47  ) 
le  non).  Il  mo  crut,  cl  comme  je  le 
préférais  réellement  au  séminariste,  je 
DC  m'occupai  rpic  de  lui.  Je  ne  regar- 
dai pas  Tal^bé,  encore  moins  Tcmployé 
des  douanes,  ce  qui  tran(piillisa  sa 
chère  compagne,  et  la  journée  se  passa 
très-bien. 

Le  chevalier  était  cependant,  tou- 
jours fort  triste,  quand  le  soir  je  m'en- 
fermais avec  la  nourrice.  Si  j'avais  pu 
croire  que  réellement  il  m'épouserait , 
j'aurais  peut-être  prolongé  un  peu  plus  la 
soirée;  mais  je  n'avais  pas  oublié  les  con- 
seils perfides  de  madame  La  Caille,  je  me 
souvenaisausside  ce  qu'elleavaitdit,  en 
parlant  dusous-lieutenant ,  ces  jeunes 
gens- là,  disait-elle  ,  n'épousent  jamais; 
et  puis  une  pauvre  fille  est  bien  cm^ 
barrassée.  Je  ne  fus  donc  pas  j)lus  facile 
que  je  ne  l'avais  été  jusqu'alors,  et  peut- 
être  fis-je  bien. 

Quant  à  l'abbé ,  il  cLiitau  désespoir, 
il  avait  passe  une  journée  cruelle;  con- 


(48) 
damné  au  silence,  et  ayant  sous  les 
yeux  le  triomphe  de  son  rival ,  car  il 
ne  pouvait  plus  douter  que  le  cheva- 
lier était  préféré,  il  passa  la  nuit  à 
ni'écrire  une  lettre  de  reproches,  ce 
qu'il  finissait  par  ces  mots  :  «  Je  suis 
gentil-homme^  je  quitterai  la  soutane  et 
j'irai  chercher  M.  de  Florange ,  et  j'é- 
teindrai dans  son  sang  mon  fatal  amour 
pour  vous,  la  plus  belle,  la  plus  char- 
mante 5  mais  la  plus  perfide  des  fem- 
mes. »  Tout  le  mystère  de  la  couronne 
de  bluet  était  dévoilé  dans  cette  lettre. 
Il  était  clair  que  j'avais  consenti  à  rece- 
voir son  hommage,  en  me  parant  de 
cette  couronne.  Tout  cela  était  expli- 
qué ,  sans  qu'il  fut  possible  d'y  donner 
un  autre  sens. 

A  l'instant  de  monter  en  voiture,  où 
l'on  sait  que  le  supérieur  et  ses  confrères 
se  plaçaient  les  premiers  ,  mon  abbé 
s'approche  de  moi,  et  vient  me  re- 
mettre sa  lettre.  Je  voyais  le  cheva- 


(49) 
lier  qui  suivait  tous  ses   niouvemcns. 
Je  relire  ma  main ,  au  luonicnt  où  il 
croyait  que  je  l'avançais  pour  la  rece- 
voir; clic  tombe  à  terre,  et,  avant  que 
j'eusse  eu  le  temps  de  la  ramasser ,  ou 
au  moins  de  réloii^ncr  pour  qu'elle  ne 
tombât  pas  entre  les  mains  du  cheva- 
lier, il  s'en  était  empare.  J'en  éprou- 
vai une  grande  inquiétude-,  maiscomme 
il  ne  changea  pas  de  manière  avec  moi, 
ce  qui  me  surprit,  je  me  disais,  il  n'a 
pas  lu  la  lettre  ;  l'orage  éclatera  à  la  dî- 
née,    et  j'attendais    patiemment.    Au 
surplus,   s'il  se  fàchc,  me  disals-je,  il 
me  restera    l'abbé  ;   et   enfin ,   si    tous 
deux  prennent  le  parti  de  s'éloigner, 
Paris  est  grand,  ma  marraine  voit  la 
cour  et  la  ville*  il  ne  me  sera  pas  bien 
difficile  de  les  remplacer.  Je  causai  fort 
gaîment  avec  M.  de  Florange  ;    je  re- 
gardais à  la  dérobée  le  séminariste,  qui 
ne  semblait  pas  s'occuper  de  moi,   ce 
qui  me  piquait.  Il  parlait  à  ses  cama- 
1  3 


(5o) 

rades,  mais  en  latin,  de  sorte  que  je 
îie  savais  ce  qu'il  disait  •  et  je  me 
persuadais  que  c'était  du  mal  des  fera^ 
mes,  car  les  autres  riaient ,  et  le  supé- 
rieur mêlait  quelques  mots  d'apprO' 
bal  ion. 

Enlin  nous  nous  arrêtâmes  à  Langues , 
où  on  devait  séjourner.  En  arrivant,  le 
chevalier  me  donna  la  main  comme 
de  coutume;  mais  en  entrant  dans  la 
cuisine,  il  dit  qu'on  lui  préparât  une 
chambre,  et  qu'il  dînerait  seul-  et, 
sans  me  donner  le  temps  de  lui  faire 
aucune  observation ,  il  suivit  la  ser- 
vante, qui  tenait  la  clef,  et  disparut. 
Me  voilà  seule ,  car  dès  que  celui  que 
l'on  aime  n'y  est  plus,  au  milieu  de  la 
foule  on  se  trouverait  isolé.  Je  deman- 
dai aussi  une  chambre  pour  moi  et  la 
nourrice,  et  je  dis  que  nous  mange- 
rions toutes  deux.  C'était  une  petite 
femme  douce,  et  qui  avait  soin  de  moi 
comme  ^i  c'eût   été  ma  parente.   Je 


(  5i  ) 
croyais  toujours  que  le  clievalier  vien- 
drait, soit  pour  rire  avec  moi  de  la 
lettre  du  séminariste,  que  je  me  figu- 
rais être  très-ridicule,  soit  pour  me 
reprocher  mon  infidélité.  J'avais  lu 
dans  les  romans  espagnols  que  c'était 
ainsi  que  cela  se  passait,  mais  jcn'ea 
entendis  point  parler. 

Je  dînai  toutefois  de  fort  l)on  appé- 
tit avec  la  petite  nourrice,  à  q\ii  je  ive 
voulus  pas  laisser  payer  sa  part.  Après 
diner ,  ni  chevalier ,  ni  abbé  ,  pas  même 
l'employé  de  la  douane  ne  \iiircut; 
mais  un  j^ros  marchand  coutelier,  qui 
allait  à  Paris  pour  la  foire  St.- Lau- 
rent (i),  et  ayant  su  qu'il  y  a\ait  une 
jolie  personne  dans  le  coche,  il  s'était 
fait  l'iionneur,  disait-il,  de  venir  me 
voir  et  savoir  qui  est-ce  (pii  avait  privé 
la    société  du  plaisir  de  me  posséder 


vO  Qui  avait  litu  [xmlaut.  l'cLii  au  faiiiiourg  S.ijiil- 
Lfturcnt. 

5. 


(    52    ) 

à  dîner.  —  Rien  ,  monsieur ,  je  suis  très- 
fatiguée,  très-ennuyée  de  la  route,  et 
je  désire  me  reposer  aujourd'hui.  — 
Ah  çà  !  demain  vous  vous  réunirez  à  la 
société.   —  Cela  dépendra   comme  je 
me  trouverai.  — Mais,  mademoiselle  , 
avec  des  yeux,  un  teint  comme  les  vô- 
tres ,  il  est  difficile  de  faire  croire  que 
vous  soyez  malade  5  et  vous  feriez  bien 
milieux  de  venir  dans  la  salle,  jouera 
la  triomphe  et  rire,  que  de  rester  en- 
fermée dans  votre  chambre,  par  le  beau 
temps  qu'il  fait.  —  Je  n'aime  point  le 
jeu.  Le  beau  ou  le  mauvais  temps  me 
sont  égaux  ,  et  je  vais  bientôt  me  cou- 
cher ,  parce  que  j'ai  mal  à  la  tête.  — 
C'est  un  mauvais  mal  quand  c'est  le 
cœur  qui  le  cause.  Un  moment  d'hu- 
meur avec  un  beau  sous-lieutenant  qui 
boude  aussi  de  son  côté.  Je  suis  bien 
sûr  que  si  vous  lui  faisiez  dire  un  mot, 
il  serait  à  vos  ordres.  —  Je  ne  donne 
d'ordre  à  personne,  et  il  n'y  rien  a  qui 


(  55  ) 
n'y  paraisse,  d'après  ce  que  j'ai  eu 
IMioniicnr  de  vous  dire,  il  me  semble, 
monsieiii* ,  qu'à  votre  place  ,  je  me  hâ- 
terais do  me  retirer.  —  Eh  !  hien  ,  ma- 
demoiselle ,  à  la  mienne,  je  vous  as- 
sure que  vous  resteriez;  car  je  n'ai  ja* 
mais  eu  tant  de  plaisir,  que  j'en  éprouve 
maintenant  en  ayant  celui  de  vous  \oir< 
—  Mais  ,  monsieur,  je  tlc'sire  etie  li^ 
bre  dans  ma  chambre-,  si  vous  vouliez 
vous  retirer,  vous  m'obligeriez.  — Je 
n'obhge  personne  à  mes  dépens.  Com- 
me en  vous  obligeant,  je  me  désobli- 
gerais, je  reste.  —  Alors,  monsitur, 
vous  en  êtes  le  maître;  moi,  je  sors; 
et  je  pris  le  bras  de  la  nourrice  pour 
m'en  aller,  hc  marchand  barra  la  porte 
et  dit  :  un  baiser,  ou  vous  ne  sortirez 
pas.  J'étais  très-leste  ;  je  lui  donnai  un 
coup  sur  le  bras,  qiii,  parla  douleur 
qu'il  en  ressentit,  le  força  à  le  baisser. 
Alors  je  passai  entre  lui  et  le  chaui- 
branle  de  la   [)oite,   et  me  voila  touk 


(  54  ) 
d'un  trait  dans  la   cuisine,  où  je  me 
plaignis  a  la  maîtresse  de  l'insolence  du 
marchand  forain ,  qui  s'emparait  de  ma 
chambre. 

L'ofFicier,  qui  avait  toujours  été  in- 
diflerent  à  tout  ce  qui  se  passait  au- 
tour de  lui  5  parce  qu'il  était  sourd  aux 
coups  de  canon;  et  je  ne  m'en  étais  pas 
aperçue,  monte  néanmoins,  et  trouve 
notre  marchand  en  conversation  très- 
animée  avec  la  nourrice,  qui  oppo- 
sait des  argumcns  très-expressifs  à  ceux 
que  le  marchand  lui  faisait.  11  avait 
déjà  reçu  quelques  gourmades  bien 
appliquées,  quand  Vliôte  et  l'officier 
vinrent  au  secours  de  la  paysanne  ,  et 
signifièrent  à  ce  grossier  personnage 
qu'il  eut  à  descendre*  et,  comme  il 
vo  uîait  résister ,  l'officier  leva  la  canne , 
ce  qui  enfin  le  détermina  à  sortir  de 
ma  chambre.  Pendant  ce  temps,  je 
m'étais  réfugiée  dans  celle  de  l'hôtesse, 
où  peu  d'in&tans  agrès,  je  vis  entier 


(  -"  ) 

M.  (le  riorangc.  Quoi  ,  lui  dis-jo  ,  ou 
ne  vous  verra  donc  pas  ce  soir?  —  Non, 
mademoiselle,  j'ai  des  lettres  à  écrire. 
• — Me  rcndrcz-vous  celle   (jui  mVtait 
adressée,  et  dont  \ous  vous  êtes  em- 
paré?—  Vous  l'auroy  domain,  pas  avant. 
• — Mais,  monsieur,  cette  lettre  m'est 
adressée.  • —  Voulez-vous  ,    mademoi- 
selle que  je  l'envoie  à  madame  de  Sainl- 
Evremont  ?  —  Ce   serait   un    mauvais 
procédé  déplus.  Au  reste,  comme  il 
vous  plaira  ;  mais  j'aimerais  mieux  que 
l'on  m'accus:U  de  coquetterie,  car  cela 
se  borne  là,  (]ue  d'étro  regardée  comme 
un  homme  qui  se  fait  un  jeu  d'enlevtîr 
à  une  jeune  personne  sou  unique  pro- 
tectrice. Au  surplus,  je  vous  le  répète, 
vous  ferez  comme  il  vous  plaira.  Ce 
ton,  mollii'î  fier  et  moitié  plaisant  dé- 
concerta  entièrement  Floranj^^e.  Il  fut 
im  ipstaut  sans  répondre,  .l'en  [iroiitai 
pour  I'.  qulltrr.  Je  tus  me  roiûcrmcr 
avec  la  nourrice  dans  ma  cliamhre,  où 


(56) 

j'avais  dit   que  l'on  nous  apportât    à 
souper.  f 

Le  chevalier  fit  demander  à  me  par- 
ler. Je  répondis  quej'allaisme  coucher, 
^  que  s'il  avait  quelque  chose  à  me  dire, 
nous  nous  verrions  le  lendemain.  Je  me 
couchai  en  effet  de  fort  mauvaise  hu^ 
meur,  mécontente  de  Florange,  de 
l'abhé  et  surtout  de  moi.  Je  dormis 
mal ,  et  il  me  sembla  qu'à  mon  réveil , 
j'étais  moins  jolie.  Je  descendis  pour 
le  départ,  et  je  ne  vis  point  le  cheva- 
lier. J'éprouvai  un  serrement  de  cœur, 
qui  ne  me  fît  que  trop  connaître  que  je 
l'aurais  tendrement  aimé.  Il  avait  quitté 
la  voiture  et  pris  des  chevaux  de  poste. 
L'hôte  me  remit  une  lettre  cachetée, 
qui  contenait  celle  de  l'abbé.  La  sienne 
me  disait,  entre  autres  choses,  qu'il 
me  quittait ,  sentant  qu'il  lui  serait  im- 
possible de  résister  à  l'influence  dames 
charmes;  qu'il  ferait  la  folie  de  se  rac- 
commoder avec  moi  j  que  je  le  trom- 


C57) 
perais  le  lendemain;  qu'il  espérait  bien 
ne  me  rencontrer  jamais,  me  regar- 
dant comme  la  plus  dangereuse  dos 
syrtnos.  Je  le  regrettai ,  il  était  d'une 
figure  cliarmantc,  plein  de  grâces  et  de 
îicntillcsse.  Je  lus  la  Litre  du  sémina- 
ristc;  elle  ne  me  consola  pas  du  départ 
de  riorange;  et  je  me  promis  bien 
de  n'avoir  aucnn  rapport  avec  lui,  le 
reste  du  voyage» 

11  avait  eu  ,  comme  je  l'ai  su  depuis, 
une  fort  longue  explication  avec  le 
chevalier:  qui  l'avait  engagé  à  conti- 
nuer un  état  honorable,  et  (pii  lui 
procurerait  un  soit  tranquille,  plutôt 
que  de  s'atLather  à  une  très-belle  lillc , 
il  est  vrai;  mais  d'une  naissance  obs- 
cure et  de  la  plus  grande  coquetterie. 
Je  sais  cpiil  sni>it  ses  [)rojets  relati- 
\ement  à  l'état  ecclésiastique  ^  je  fus 
long-ten)ps  sans  en  entendre  |)arler 
depuis . 


(58  ) 


««V«%««'»\«l««V«V*i««V*^«««'»«V%%«%'%««%«««%\i««««%«%%^«i«%<^V 


CHAPITRE  V. 


Comme  il  m'était  désagréable  de  me 
trouver  dans  le  coche  avec  ceux  qui  sa- 
vaient que  ic  chevalier  to'avait  quittée, 
je  jroposai  à  la  nourrice  de  prendre 
une  voiture  de  retour,  qui  nous  con- 
duirait à  JNogent;  que  là,  nous  nous 
embarquerions  dans  le  coche  d'eau; 
que  nous  ferions  la  route  au  moins 
aussi  vite.  Comme  elle  était  la  com- 
plaisance même,  elle  accepta  ce  que 
je  hii  proposais.  iXous  quittâmes  sans 
regret  une  société  qui  n'en  éprouva 
pas  de  notre  départ.  Nous  suivimes  le 
plan  que  j'avais  fait,  et  nous  arrivâmes 
à  Paris.  Je  défrayai  en  entier  ma  com- 
pagne, et  je  con\ins  que  nous  irions 
reporter  ensemble  son  nourrisson  ^  et 


(59) 
fp^cnsultc  clic  m'amènerait  chez  ma- 
dame la  comtesse  de  Saiijt-E\  remont 
et  (jue  je  lui  marquerais  ma  reconnais- 
sance, à  condition  qu'elle  ne  parlerait 
en  rien  de  nos  aventures.  Elle  me  le 
promit  et  tint  parole. 

Me  voilà  donc  dans  celte  ville,  dont 
j'avais  entendu  parler  si  diversement, 
et  que  j'avais  tant  d'envie  de  eonnaitre^ 
dans  c>nte  ville  ,  où  j'allais  briller  d'un 
grand  éclat,  pendant  quelques  années, 
pour  ensuite  n'y  laisser  qu'un  souvenir 
si  vague, que  ma  présence  même  ne  pou- 
vait le  rappeler.  Est-ce  qu'il  n'y  aurait 
de  solide  que  la  vertu  ,  d'éternel  cpic  la 
vérité?  Je  serais  bien  tentée  de  le  croire. 

Nous  étions  entrées  dans  Paris  par 
le  faubourg  St.  Antoine,  qui  avait 
été  rebâti  apn^s  cpie  Henri  IV,  (jui 
1  avait  fait  brûler  ,  lors  du  sicge  de 
celte  vilij  ,  l'ut  Irancjuille  possesseur 
de  la  couroime.  Il  me  parut  beau 
et  plus  beau  que  toutes  les   >i!les  que 


(6o) 

j'avais  vues  sur  notre  chemin;  ce  qui 
roe  donnait  une  haute  idée  d'une  cité 
dont  les  faubourgs  étaient  si  magnifi- 
ques. Je  ne  connaissais  pas  le  faubourg 
St.-Pvlarceau  (i).  Les  parens  de  l'enfant 
que  la  nourrice  ramenait  à  Paris,  de- 
meuraient dans  la  rue  Quincampoix. 
Quand  je  vis  ces  halles,  au  miheu  des- 
quelles se  trouvait  un  cimetière,  dont 
la  terre  entièrement  remplie  d'osse- 
mens,  les  rejetait  pour  faire  place  à 
d'autres,  dont  l'infection  avait  dû  être 
cause  des  maladies  pestilentielles  qui 
ravagèrent  plusieurs  fois  Paris ,  et  en  dé* 
truisirent  toutes  les  anciennes  familles, 
je  dis,  voilà  donc  Paris  ,  que  l'on  vante 
si  fort!  Que  ses  rues  sont  étroites,  mal 
pavées-  l'été,  on  y  étouffe,  l'hiver,  on 
ne  doit  pas  y  voir  clair.  Nousentrâmes 


(i)  Qui  tléteamma  Baboue  à  détruire  une  ville 
aussi  mal  hàl'u.  C'est  dans  ce  même  quartier  que  Ton 
trouve  les  plus  beaux  monumens  de  Paris  ^,1  église  dç 
Saiûte-GçncN  itve  et  le  Jardin-du-Jloi. 


(  6i  ) 
dans  une  petite  porto  qui  conduisait  à 
un  passaj^e  noir  et  étroit.  Un  escalier, 
où  on  ne  voyait  clair  qu'au  second 
étage,  nous  conduisit  à  l'appartement 
des  parens  du  petit.  INous  sonnons  : 
ils  ouvrent  :  nous  entrons  dans  un  ap- 
partement bien  distribué,  encore  mieux 
meublé.  I  n  buiïet  rempli  de  la  plus 
belle  argenterie  (t),  des  tapisseries 
d'Aubusson,  au  lit,  des  rideauic  de  da- 
mas, de  beaux  tableaux,  des  vases  de 
porcelaine  de  la  Chine.  Je  m€  crus 
chez  des  gens  puissanmient  riches  3  et 
comment  demeuraient-ils  dans  un  si 
vilain  quartier?  Depuis  j'ai  su  que  c'é- 
taient de  petits  bour*^eois,  ayant  qua- 
tre à  cinq  mille  livres  de  rentes,  et 
dont  le  mari  était  inspecteuraux  halles. 
C'étaient  de  boïHJCs  gens  qui   nous  re- 


(j)  Avaat  ce  aynimc  ,  on  parait  les  salles  à  man- 
ger avec  l'argenlcrie  ;  cVuit  peut-être  une  Jta 
causes    ^iii    faibaicut    qu'où    les   UammtttuiL  à    set 

CufAUS. 


(62    ) 

eurent  à  bras  ouverts.  Il  n'y  eut  pas 
moyen  de  les  quitter  avant  le  dîner  y 
que  l'on  s^îrvit  peu  de  temps  après 
notre  arrivée.  Il  était  bon  et  alx)ndant. 
Le  petit  ne  se  doutait  guère  qu'il  était 
chez  ses  porens.  Cependant  la  pro- 
preté de  l'appartement ,  les  glaces  ,  les 
dorures  l'amusaient.  On  en  profita 
pour  faire  disparaître  la  nourrice  que 
l'on  avait  généreusement  récompensée  ^ 
et  qui  pleura  en  se  séparant  du  mar- 
mot ,  à  qui  l'on  fit  bientôt  oublier 
qu'il  avait  été  nourri  de  la  propre 
substance  de  cette  femme,  et  qu'elle 
l'avait  soigné  comme  une  mère  tendre^ 
et  c'est  ainsi  que  l'on  jette  dans  le 
cœur  des  enfans  les  premières  semences 
d'ingratitude.  Mais  je  m'aperçois  que 
le  lecteur  s'impatiente,  et  qu'il  vent 
me  voir  sortir  de  la  rue  Quincam- 
poix.  Je  ne  demande  pas  mieux.  Le 
père  du  petit  m'offrit^de  me  donner  le 
bras  jusques  chez  madame  la  comtesse 


i 


:65) 

de  St.-Evromont ,  où  il  avait  appris  qrre 
j'allais.  Je  Tacccplai.  ISoiis  ne  savions 
pas  le  chemin  de  la  rnc  où  cette  dame 
demeurait.  iNons  traversâmes  la  rue 
St. -Denis,  et  nous  allâmes  tia^riier  les 
remparts.  Nous  arrisames  dans  la  rue 
Barbette, où  demeurait  ma  marraine, 
dans  un  foft  bel  hôtel.  Ln  suisse,  une 
liNrée  nombreuse,  des  voitures  dans  li> 
cour,  tout  annonçait  une  maison  opu- 
lente. Le  patron  de  la  nourrice  me 
salua  et  nous  cpiitta. 

Tous  les  valets,  qui  savaient  que  je 
devais  venir,  me  rej^ardèrentavec  une 
eitrème  curiosité  ,  et  les  femmes  de 
la  comtesse  encore  plus.  Us  ne  savaient 
trop  comment  m'aijorder;  car  ils  igno- 
raient encore  ce  que  la  comtesse  fe- 
rait pour  moi,  et  sur  (pu  1  pied  je 
serais  dans  la  njaison.  Cependant , 
comme  une  jeune  et  belle  personne  a 
toujours  le  premier  rang  dans  la  société^ 
partout  où  elle  se  trouve,  je  vis  que 


(64) 
j'en  imposais  à  celte  troupe;  et  qu'elle 
ne  me  trouvait,  malgré  elle,  nullement 
faite  pour  aller  de  pair   et  compagnon 
avec  elle.  On  me  fit  entrer  clans  une 
petite  galerie  qui  se  trouvait  entre  le 
salon  et  la  chambre  à  coucher  de    la 
comtesse.  Je  m'assis.  Pour  la  nourrice, 
elle  n'osait  pas.  Elle  trouvait  les  fau- 
teuifs  si  beaux  qu'elle  ne    se  croyait 
pas    digne  de  les    occuper,    quelque 
chose   que  je  pusse  lui  dire,   et   elle 
était  encore  debout  quand  la  comtesse 
entra.  Je  me  levai  et   courus   à   elle. 
Elle  me  prit  dans  ses  bras  et  me  dit  : 
<c  Ma  chère  Marianne,  que  j'ai  de  plai- 
sir à  vous  voir,  et,  s'adressant  à    un 
homme  âgé,    qui  l'accompagnait  ;  — 
Convenez,    marquis,  que  nous  avons 
là  une  jolie  fillsule.  — Elle  est  d'une, 
rare  beauté  (i).   Quoi!  c'est  ce  petit 
enfant  qu'il  y  a  quinze  ans,  nous  por- 

(i)  Je  prie,  une  fois  pour  toute:,   le  lecteur,  lors- 
t^u'il  Yoil  ces  coiaplimene  ,  de  rue  pardonner  ,  il  je  leSi 


I 


(  f^s  ) 

lames  baptiser  ?  —  Lui-nièrne.  Ces 
quiûze  ans-là  ont  fait  une  grande  dif- 
férence sur  nous  et  sur  elle.  Elle  a  i;a- 
gné  ce  (|\îc  nous  avons  perdu. —  Cela 
ne  peut  être  autrement.  ■ —  Quelle  est 
cette  jeune  femme,  ma  petite?  —  J'en 
instruisis  madauje  de  Saiut-Evremont, 
qui  sonna  une  de  ses  femmes,  et  dit  avec 
une  extrême  bonté,  ayez  soin  de  la  nour- 
rice; elle  restera  pendant  quelques  jours 
à  riiotel  pour  se  reposer;  clic  man«^era 
avec  vous;  et  vous  lui  forez  voir  les 
curiosités  de  Paris,  y  0  us,  ma  petite,  vous 
coucliercz  dans  mon  cabinet,  et  vous 
ne  me  quitterez  pas.  Il  faudra  faire  ve- 
nir un  tailleur  pour  lui  faire  un  corset 
et  des  rob«>^s.  »  J'étais  pénétrée  de  recon- 
naissance de  tant  de  bontés,  et  je  me 
félicitais  d'asoir  demandé  à  madame  de 
Saint-Evremont  cK'    nTappelcr   auprès 

ecrikj  luais  il  y  a  si  Ion ■;- temps  qu'on  me  K.-,  (.li- 
kait,que  c'est  comme  s'ils  ciibbciit  t'tt:  aihcsbô  à  uuu 
duiiC'  Svte  de  l'auteur. 


(G6) 
La  comtesse  porta  la  bonté  jusqu'à 
faire  fermer  sa  porte,  pour  que  l'on 
ne  me  vît  pas  que  je  ne  fusse  habillée  ; 
mais  ,  le  soir  ,  il  vint  deux  ou  trois 
amis  qui  ne  trouvèrent  point  que 
j'eusse  besoin  d'autre  toilette  que  celle 
avec  laquelle  j'étais  venue  de  Balhe- 
ram.De  ce  nombre  était  un  conseiller  au 
parlement  5  nommé  Desbarreaux,  qui 
était  aussi  ami  de  madame  deSt.-Evre- 
mont.  Jamais  on  n'eut  une  physiono- 
mie qui  eut  plus  d'expression.ll  pouvait 
avoir  vingthuit  à  trente  ans  •  mais  le 
feu  du  génie  qui  brillait  dans  ses  yeux 
lui  donnait  l'air  jeune  de  l'immor- 
talité. Il  me  vit  avec  un  sentiment 
d'admiration  5  car  ,  ne  sachant  pas  qui 
J'étais  ,  et  me  trouvant  traitée  par  ma- 
dame de  Saint-Evremont  d'égale  à  éga- 
le, il  ne  se  persuadait  pas  que  je  n'étais 
qu'une  petite  bourgeoise,  ayant  tou- 
jours été  élevée  à  la  campagne,  de  sorte 
qu'il  n'osa  paraître  épris  de  mes  chai'- 


(6?) 

mes  ;  mais  cependant  je  crus  bien  , 
dès  le  premier  instant ,  (pie  je  ne  Ini 
c'tais  pas  indiflerento  ,  et .  pour  moi, 
je  le  trouvai  l)icn  plus  alrnaMe  quo 
M.  do  Floranj^e  et  mon  petit  sémina- 
riste •  mais  je  me  disais  :  ((  C'est  un 
ma^ibtrat  ;  il  no  voudrait  pas  de  la 
petite  fille  du  j^rcflier  delà  f>etite  \iIIo 
dcGicz.  »  Aitjsi  nous  nous  observions 
fans  prosqu'oser  nous  parler.  Doux 
ou  trois  jours  se  passcicnt  .  pendant 
lesquels  Dosbarreaux  prit  des  infor- 
mations sur  la  fdleulo  de  madame  de 
Saint-Evremont  ,  qui  rehanssèrent  ses 
espérances.  Les  miennes  étaient  très- 
faibles  j  car  je  croyais  encore  que  l'on 
ne  pouvait  accepter  les  soins  d'un  hom- 
me, qu'autant  que  l'on  pouvait  l'épou- 
ser ,  et  je  pensais  bien  qu'un  conseiller 
au  parlement  de  Paris  n'épouserai  pas 
Marianne  Grapin. 

Quand  ma  nuirraine  ,  qui  me  com- 
blait   de   bontés  ,   njc   vil    habillée  , 


(68  ) 
elle  trouva  que  ma  parure  ajoutait 
encore  a  ma  beauté,  et  médit  :  «Vous 
allez  me  tourner  toutes  les  têtes  j  mais, 
ma  petite,  défendez  votre  cœur.  Vous 
serez  difficile  à  marier,  parce  que  je 
veux  que  vous  épousiez  un  homme 
de  ma  société.  J'ai  pensé  pour  vous 
à  quelqu'un  qui  pourrait  vous  con- 
venir; mais  il  n'est  pas  à  Paris  dans  ce 
moment.  Ce  n'est  point  un  jeune  hom- 
me ,  mais  loin  encore  de  la  vieillesse, 
11  peut  avoir  de  quarante-cinq  à  cin- 
quante ans,  beaucoup  d'esprit,  d'ha- 
bitude de  la  société  ^  où  il  est  fort  con- 
sidéré ;  personne  ne  fait  des  vers  aussi 
bien  que  lui  (i). — Mais,  lui  dis-je  , 
madame  ,  vous  ne  me  parlez  pas  de 
sa  figure.  —  Ah  !  c'est  ce  qu'il  a  de 
moins  bien.  —  Tant  pis  ,  madame  , 
de  l'esprit ,  des  manières  agréables  , 
c'est  beaucoup  ^  mais  ,  si ,  avec  cela  , 

(i)  Racine  n'existait  pas. 


(  %  ) 

i|)n  est  laid,  il  faut  renoncer  à  plaire, 
et  ,  pour  épouser  quelcpi'un  ,  il  faut 
qu'il  vous  plaise.  —  Qu  il  ne  vous  dé- 

1^  plaise  pas;  mais,  en  général ,  on  doit, 

[''dans  un  mari,  considérer  la  beauté 
comme  le  moindre  avantage.  »  Je 
Il  osai  dire  rien  de  plus;  madame  de 
Saint-Evremont  m'intimidait  ,    quoi- 

^  qu'elle  fut  la  bonté  riiémc  :  elle  avait 
des  manières  graves  qui  commandaient 
le  respect.  Je  sentais  que  je  tenais  tout 
de  ses  bontés  ,  et  que  ,  si  je  lui  dé- 
plaisais,  elle   pouvait  tout  aussi   bien 

i  me  renvoyer  à  Ballieram  comme  elle 
m'avait  fait  venir  ;   d'jiilleurs   il   était 

l  possible  que  cet  homme  qu'elle  ne 
nommait  pas  me  plùtjou  que  je  lui 
déplusse  ;  ainsi  ce  n'était  pas  la  peine 
de  m'opposcr  à  une  chose  qui  pcut-élrc 
n'aurait  pas  lieu.  Je  la  remerciai  donc 
de  s'occuper  de  moi ,  et  l'assurai  que  jo 
n'aurais  jamais  d'autre  désir  (juc  do 
fliii  c  ce  qui  lui  serait  aj^réablc. 


C70) 


*%  ««««^«^«t*  ^«■^«%««'«^«V»%«««%«\«««%«%«V«\«««%\ 


CHAPITRE     VI. 


M.  Desbarreaux  venait  très-exacte- 
ment passer  les  soirées  à  l'hôtel,  et  plus 
je  le  voyais  ,   plus  il  me  semblait  ai- 
mable. La  hardiesse   de  ses  opinionî 
me    le    faisait    regarder    comme    ur. 
homme   supérieur  5   il    était    presque 
toujours  en  querelle  avec  la  comtesse 
et  M.  de  Yillarceau  ,  qui  soutenaient 
que  ce  ne  pouvait  être  sérieusement 
qu'il    osât  nier  l'existence   de  Dieu 
et,  comme  madame  de  Saint-Evremon 
ramarquait  que  j'écoutais  M.  Desbar 
reaux  avec  intérêt  ,  elle  me  dit  que  j< 
devais  me  préserver  dune  semblable 
opinion.  «  Est-ce  donc  ,  dit-elle  ,  à  une 
créature  aussi  parfaite  que  vous,  qu'i 
peut  convenir  de  croire  qu'elle  est  l'efFel 


(71) 
il  hosard  aveugle  ?  »  J'assurai  ma 
jiotcclucc   (|iîc   je    pouvais    prendre 
^  pH>isir  à  eulendrc  M.  Desl)arreaux  sou- 
j^nw  une  mauvaise  cause  avec  autant 
(l  cspi  It ,  mais  (jue  j'étais  loin  de  par- 
ta«^cr  son  opinion  ,  et  cependant ,  je  sni» 
f  forcée  de  lavoncr)  le  sentiment  d'in- 
j   dépendance    cpii    ^^ermait    dans    mon 
âme   me   faisait  trouver,  non   pas  en- 
core que  M.  Desbarreaux  eut  raison  , 
mais  peut -être  désirer  qu'il  pût   me 
prouver  qu'il  n'avait  pas  tort. 

Les  inquiétudes  que  ma  mère  avait 
eues  ,  que  le  fds  de  ma  bienfaitrice  fut 
dangereux  pour  ma  vorlu  ,  n'étaient 
pas  fondées.  Il  se  trouva  que  c'était 
\m  enfant  ayant  au  plus  dix  ans  ,  mais 
I  joli ,  et  annonc^mt  tout  l'esprit  qu'il 
eut  un  jour.  Il  me  prit  en  amitié, et, 
dix  ans  plus  tard  ,  il  me  revit  avec 
plaisir  :  ce  fut  toujours  en  frère. 

La  nourrice  ,  après  être  restée  quinz(? 
Jours  à  Paris,  retourna  en  Franche^ 


(    72    ) 

Comte.  Je  l'engageai  à  pas.. r  par  BaH 
Iheram  ,  et  pour  l'y  déterminer  ,  je  lui 
donnai  dix  écus  que  je  savais  lui  suf- 
fire pour  acheter  une  vache  (i).  Ella 
ne  voulait  pas  les  recevoir,  disant  que 
c'était  elle  qui  m'était  redevable.  Je  l'y 
forçai.  Madame  de  Sahit-Evremont 
me  dit  de  renvoyer  à  ma  mère  tout 
mon  trousseau ,  qu'elle  se  chargeait  de 
m'en  faire  un  autre}  et,  comme  mon 
parrain  m'avait  donné  dix  louis ,  en 
arrivant,  j'achetai  à  ma  sœur  une  robe 
de  taffetas  couleur  de  rose,  faite  à  la 
mode,  et  à  ma  mère,  une  belle  cor- 
nette de  points  d'angleterre,  qui  ve- 
nait de  la  reine  3  à  mon  père,  un  man- 
chon d'ours  noir  avec  une  ceinture 
écarlate ,  et  cinquante  francs  à  distri- 
buer entre  mes  frères,  suivant  leur 
âge.  J'avoue  que  cet  envoi  nie  fit  plai- 


(i)  C'était  alors  le  prix  de  la  plus  belle  vache  ,  qui 
coulerait  à  pre'seut  Uois  cents  francs. 


•(73) 
sir.  J'aimais  encore  ma  famille ,  parce 
(|Lic  j'tHais  encore  di^nc  dVUc.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  dire  la  joie  que  Ton  res- 
sentit en  recevant   une  lettre  de  moi 
et   mes    présens.  Ma    mère    m'écrivît 
aussiliU,  et  me  remercia  au  nom   de 
toute  la  parenté  et  surtout  en  celui  de 
ma  sœur  ,  qui  était  uiuriéc  ,  et  se  trou- 
vait heureuse.  Ainsi ,  jusque  là   moa 
voyage  avait  été  utile  à  plusieurs,  et 
n'avait  nui  à  personne.  Je  réussissais 
dans  le  monde,  et  je  m'y   plaisais.  Je 
voyais  chez  madame   de    Saint-Evre- 
mont  des  hommes  jeunes  encore  ,  mais 
qui  annonçaient  déjà  ce  qu'ils  de\ aient 
être  ;  d'autres ,  dont  la  réputation  alors 
assez  brillante ,  devait  être  éclipsée  par 
des  génies  supérieurs,  f[ui  semblèrent 
appartenir  exclusivement  au  siècle  dont 
la  gloire   alla  croissant  avec  celle  de 
Louis   XIV.    Mais    alors    Louis  Xlll 
rejouait:  c'était  im  jirince  d'une  humeur 
sombre,  «jui  cependant  aimait  les  arts 
1.  1 


(74) 
et  les  attira  à  sa  cour,  où  ils  trouvèrent 
dans  le  cardinal  (i)  un  zélé  protecteur. 
Cet  homme,  d'un  génie  vaste^  am- 
bitionnait tous  les  genres  de  gloire. 
Dur,  inflexible,  il  ne  se  fît  point  ai- 
mer, et  s'en  embarrassait  fort  peu, 
pourvu  qu'on  le  craignît.  Madame  de 
Saint-Evremont,  qui  me  menait  tou- 
jours avec  elle,  me  le  fit  voir  au  mo- 
ment où  il  entrait  chez  le  roi.  Je  lui 
trouvai  une  physionomie  qui  annon- 
çait son  génie;  mais,  malgré  ce  que 
l'on  a  pu  dire ,  il  me  déplut ,  et  je  ne 
crois  pas  qu'il  eût  le  temps  de  s'occu- 
per d'intrigues  amoureuses ,  et  j'assure 
que  l'on  m'a  fait  plus  d'honneur  qu'il 
ne  m'appartient,  en  prétendant  que 
j'eus  celui  de  ses  bonnes  grâces;  et, 
s'il  fut,  comme  Mazarin,  mon  persécu- 
teur, je  ne  crois  pas  réellement  que  la 

(l)  Quoiqu'il  ne  fût  encore  qu'e'vêijjc  de  Luron  , 
5'ai  cru  devoir  le  de'signer  sous  le  nom  de  cardinal  d* 
Richelieu ,  parce  que  c'est  sous  ce  titre  qu'il  est  connu.  ! 


(  75) 
jalousie,  comme  ou  l'a  dit,  en  fut  la 
cause.  Comment  imaginer  (ju'uu  pre- 
mier ministre,  chargé  seul,  de  tout  le 
poids  de  l'empire ,  ait  mis  quelque 
prix  aux  faveurs  d'une  femme  qui 
ji'avait  d'autre  mérite  que  la  beauté. 
On  a  voulu  sûrement  nous  calomnier 
1  un  et  l'autre  3  c'est  ce  que  je  prou- 
verai plus  tard.  Peut-être,  ce  qui  don- 
na lieu  à  celte  fable ,  ce  furent  les 
liaisons  de  M.  d'Aubigné,  favori  du 
ministre,  chez  madame  de  St.-Evre- 
mont.  Je  voyais  M.  d'Aubigné  avec 
plaisir,  jusqu'au  temps,  où,  par  une 
làclie  comj)laisance,  il  deviut  l'ennemi 
de  Corneille,  parce  que,  dit-on,  ce 
grand  poète  n'avait  pas  voulu  faire 
jouer  le  Cid  sous  le  nom  de  son  ëmi- 
nence.  La  persécution  que  ce  refus  lui 
attira  et  les  sarcasmes  de  d'Aubigné 
contre  le  premier  de  nos  tragédiens, 
me  le  firent  prendre  en  haine-,  mais 
ce   ne    fut  que    long-temps  après    le 

4. 


(76) 

temps  où  J'étais  chez  madame  de  Saint- 
Evremont;  car  Pierre  Corneille  était 
aussi  jeune  que  moi,  étant  né  à  Rouen, 
en  1606.  On  ne  pensait  pas  encore 
qu'il  existât. 

Cependant  je  voyais  chez  ma  bien- 
faitrice Vaugelas  ,  qui  se  plaisait  à  po- 
lir mon  langage ,  et  Voiture,  qui,  jeune 
encore,  me  donnait  des  leçons  de  style 
épistolaire.  Parmi  ceux-ci  je  pourrais 
encore  compter  La  Chambre,  qui  fut 
un  des  premiers  académiciens  français, 
et  qui,  à  cette  époque,  se  faisait  dis- 
tinguer par  un  jugement  sain  sur  des 
ouvrages  littéraires  qui  paraissaient. 
Chapelain  avait  neuf  ans  de  plus  que 
moi.  Je  lui  plaisais ,  et  il  m'a  dit  bien 
des  fois,  qu'il  avait  pris  sur  moi  le  por- 
trait de  sa  Jeanne-d'Arc ,  à  laquelle  il 
commençait  déjà  à  travailler,  et  qu'il 
acheva  bien  des  années  après,  et  trop 
tôt  encore  pour  sa  gloire.  On  prétend 
que  ce  fut  lui  qui  corrigea  les   pre- 


(77  ) 
miers  vers  de  Racine;  j'ai  peine  à  le 
croire,  et  il  me  semble  que  cet  lion- 
neur  fut  du  à  Boilcau  ,  qui  se  vantait 
d'avoir  appris  à  son  contemporain  à 
faire  difTicilemeut  dos  vers.  C/e  n'était 
pas  la  manière  du  seizième  siècle.  La 
langue  était  encore  barhare,  et  dans 
les  poèmes,  la  i  ime  fait  souvent  distin- 
guer la  poésie  de  la  prose.  Cepen- 
dant je  pensais  quel(|uefois  au  poèto 
dont  madame  de  Saint-Evremont  m'a- 
vait parlé,  presque  au  moment  de  mon 
arrivée^  et  je  l'attendais,  je  favoue, 
avec  impatience.  Je  voyais  marier  plu* 
sieurs  des  jeunes  personnes  de  mon 
âge,  et  je  trou\ais  que  ce  serait  peut- 
être  le  meilleur  parti  que  je  pourrais 
prendre.  Quand  un  jour,  en  entrant 
dans  le  salon  ,  je  trouvai  ma  marraine 
seule  avec  une  figure  assez  désagréa- 
ble, et  ayant  cnviion  trente-six  à  (]ua- 
ranteans,  un  secret  pressentiment  me 
fit  penser  que  c'était  là  le  fameux  pré- 


(  78) 
tencîn.  Il  se  leva,  et  me  dit  trois  à 
quatre  mots  très-spirituels ,  mais  avec 
la  prétention  de  l'être,  ce  qui  a  tou- 
jours été  pour  moi  un  moyen  de  me 
déplaire.  Cependant,  comme  je  l'ai  dit, 
je  me  doutais  que  ce  devait  être  le 
prétendu,  aussi  je  lui  répondis  le  plus 
gracieusement  qu'il  me  fut  possible.  11 
était  si  enchanté  de  lui-même,  qu'il 
s'aperçut  li  peine  si  je  partageais  son 
adnjiralion. 

Ma  marraine  me  dit,  ma  chère  pe- 
tite, voilà  M.  le  président  d'Aurillac, 
plus  connu  sous  le  nom  de  Mainard, 
dans  la  république  deslettres.  Une  lon- 
gue absence  nous  avait  privées  du  plaisir 
de  le  voir.  Le  voilà  de  retour,  et  je  vou- 
drais qu'il  se  fixât  auprès  de  nous. 
—  Yous  êtes  bien  faite,  dit  M.  Mainard, 
pour  que  l'on  désire  de  passer  sa  vie 
près  de  vous,  madame,  et  votre  belle 
amie  est  un  attrait  déplus.» — Je  compte 
un   peu   sur  elle  pour  vous   décider. 


(79) 
Je  me  défendis  du  mieux  que  je  pus, 
tn  disant  (pie  c'était  à  elle  seule  qu(; 
de  tels  hommages  étaient  dus.  Depuis 
cet  instant  ce  ne  fut  (jnc  compliment 
récipro(pies  (pii  nralTadisaient  le  cœur 
et  je  ne  puis  dire  à  quel  point  M.  Mai- 
nard  et  ses  jolis  vers  m'étaient  insup- 
portables. 

M.  Dchbarrcaux  ^it  Lion  (jue  je  ne 
pourrais  m'accommoder  du  grave  prési- 
dent et  devint  [)lus  empressé  auprès  de 
moijcequidé[)laisaitfortà  celui-ci.  A  ous 
m'assuriez,  madame,  disaiL-il  à  la  com- 
tesse, que  la  belle  Marianne  étiiit  scn- 
silJe  à  ranioni  (pi  elle  m'inspire,  et  ce- 
pendant je  la  ^01S  sans  cesse  occupée 
de  Desbarreaux,  homme  dont  les  opi- 
nions sont  licencieuses,  et  perdront 
celle  belle  et  aimable  personne.  Ma- 
dame Saint-Evrcmont  me  lit  part  des 
plaintes  du  président;  mais  elles  me 
touclièlRit  peu.  Mon  amour  pour 
Dcbbarrcaux    aNait  ()ris  lro[)  de  force, 


(8o) 
pour  me  laisser  attendrir  par  son  ri- 
val. Nous  fimies  plusieurs  mois  sans 
que  rien  se  décidât.  Mon  père  m'écri- 
vait qu'on  lui  disait  que  j'était  co- 
quette, que  je  ne  pensais  qu'à  ma  toi- 
lette; que  ce  n'était  pas  là  ce  qu'on 
lui  avait  pronîis.  Je  ne  sais  d'où  le  cher 
liomrae  avait  eu  ces  beaux  renseigne- 
mens;  mais  ses  remontrances  me  fi- 
rent aussi  peu  d'impression  que  les 
plaintes  de  mon  futur. 

Desbarreaux  ne  cessait  de  me  pres- 
ser de  prendre  un  parti. — ^  Ou  épou- 
sez-le  pour  avoir  un  état ,  ou  acceptez 
un  appartement  chez  un  de  mes  amis, 
où  vous  serez  dame  et  maîtresse  — 
Mais  avec  quoi  vivrai-je?^ — Je  vous 
aime,  ma  charmante  amie,  vous  m'ai- 
mez, qu'avez-vous  besoin  de  vous  in- 
quiéter ;  ne  feriez-vous  pas  pour  moi 
ce  que  je  serai  si  heureux  de  faire  pour 
vous?  Affranchissez-vous  ami  joug 
qui  vous  deviendra  insupportable.  Vil- 


(8i  ) 

larcoau  et  votre  marraine  se  sont  mis 
en  tète  de  vous  laire  présidente,  vous 
le  serez  malgré  vous,  si  vous  restez  ici, 
soyez-Ic  de  bonne  volontc,  et  faites 
alors  ce  que  font  but  d'autres. — J'a- 
voue que  cette  morale  me  [)arut  insup- 
portable. Quoi!  par  un  vil  intérêt,  je 
me  donnerais  à  un  homme,  pour  cpii 
je  n'ai  nul  amoui-,  pas  même  de  Tami- 
lié.  Ah!  je  n'ai  pas  besoin  de  me  sou- 
mettre publiquement  au  jou<^,  pour 
le  briser  en  secret.  Je  vis  bien  quelle 
était  l'intention  de  mon  ami,  et  je  la 
trouvai  sans  délicatesse  ,  est-ce  que 
l'oubli  de  toute  doctrine  rchgieuse  con- 
duirait au  mépris  de  tout  principe 
d'honneur?  Or,  il  vaudrait  mieux  être 
simple  et  vertueuse  comme  ma  mère  et 
remplir  ses  dcNoirs,  que  d'être  citée 
par  l'esprit,  le  savoir,  et  mener  une 
conduite  méprisable.  Non,  je  n'épou- 
serai [»as  M.  Mainard. 

Pendant  que  je  faisais  ces  réflexions 


(8-2) 

salutaires,  Satan,  qui  voulait  de  moi, 
amena  chez  ma  marraine  un  jeune 
homme,  qui  était  le  secrétaire  littéraire 
du  cardinal,  nommé  Desmaretz;  il  avait 
dix  ans  de  plus  que  moi,  était  d'une 
figure  charmante-,  il  était  riche,  et 
promettait  de  m'épouser.  Celui-là  me 
plaisait,  quoique  je  l'aimasse  moins  que 
Desbarreaux  ,  et  je  sentais  que  je  le 
rendrais  heureux.  Je  me  persuadai  alors 
que  ce  que  j'avais  de  mieux  à  faire, 
était,  avant  d'écouter  les  propositions 
de  M.  Desmaretz ,  de  rompre  entière- 
ment avec  son  rival.  Je  me  décidai  à 
déclarer  à  madame  de  Saint-Evreraont 
qu'en  vain  j'avais  fait  tous  mes  efforts 
pour  me  conformer  à  ses  intentions, 
il  m'était  impossible  de  m'accoutumer 
à  M.  Mainàrd;  que  ses  vers  étaient 
très-beaux,  mais  que  son  caractère 
chagrin  ne  pouvait  s'accorder  avec  le 
mien ,  et  que  je  la  suppliais  de  lui  dire 
que  je  ne  voulais  pas  me  marier.  Ma- 


(  83) 
dame  de  Saint-Evremont  trouva  que 
j'étais  bien  décidée  pour  mon  âge; 
qu'il  lui  paraissait  que  ,  dans  ma  posi- 
tion,  n'ayant  rien,  je  devais  me  trou- 
ver très-hcurousc  d'épouser  un  homme 
bien  né  ,  ayant  un  état  honorable  j 
qu'elle  me  sij^nifiait  à  regret  qu'il  fal- 
lait le  [prendre  pour  époux  ,  ou  retour- 
ner à  Balheiani.' — Mou  choix  est  fait; 
madame,  j'aime  mille  fois  mieux  re- 
tourner auprès  de  mes  parens ,  que 
d'épouser  un  homme  que  je  n'aime 
point.  J'ai  quitté  la  Franche-comté 
pour  ne  pas  me  soumettre  au  joug  du 
mariage  avec  un  homme  qui  me  dé- 
plaisait; la  même  raison  me  fera  partir 
de  Paris ,  où  je  ne  regretterai  que 
vous,  njadame ,  et  mon  parrain.  Elle 
parut  décidée  à  ne  [>oint   IJécIiir. 

INIoi,  qui  me  croyais  assurée  de  la- 
mour  de  Dcsmaretz,  je  iTinslstai  pas 
davantage,  et  le  soir  je  dis  à  Desbur- 
rcaux,  je  pars  jujur  Balhcrauj  ;  madame 


(84) 
de  Saint-Evremont  me  l'a  signifié ,  ou 
qu'il  fallait  que  j'épousasse  M.  Mai- 
nard.  Desbarreaux  me  dit  que  mon  re- 
fus était  la  chose  la  plus  ridicule  ;  qu'à 
ma  place  il  épouserait  plutôt  le  diable, 
s'il  y  en  a ,  que  de  m'en  aller  au  fond 
de  la  Comté.  • —  Eh!  bien,  lui  dis- je  , 
puisque  vous  voulez  que  je  me  marie, 
épousez-moi.  — Je  vous  aime  trop  pour 
cela;  et  alors  il  se  mit  à  me  répéter  ce 
qu'il  m'avait  déjà  dit  plusieurs  fois,  et 
qui  ne  me  persuadait  pas  phis qu^avant. 
Je  me  garde  de  transcrire  ici  ses  beaux 
raisonnemens,  car  ils  pourraient  bien 
persuader  quelqu'autre.  Eh  bien ,  lui 
dis-je,  je  n'épouserai  point  M.  Mai- 
nard,  je  ne  partirai  point  pour  Ballie- 
ram  ;  car  je  me  marierai  à  un  beau 
jeune  homme  qui  m'adore,  que  j'aime 
moins  que  vous  ,  mais  qui  me  plaît 
assez,  pour  que  je  l'épouse  avec  plaisir. 
—  Et  vous  le  nommez  ?  —  Desmaretz. 
Et  il  se  mit  à  rire  aux  éclats.  Qu'est- 


(85) 
donc  que  ce  que  je  vous  dis  a  de  plai- 
sant ?  —  Oh!  ne  ni'cnjpechcz  pas    de 
rire,  j'en  élonflcrais.  Vous  croyez  que 
Desmaretz,  (jiii  a  tout  au   pins   vingt- 
cincj  à  vingl-ï>ix  ans  ,  ricin* ,  dans  la  fa- 
veur du  cardinal,  dont  il  fait  les  vers, 
vous  épousera  ?   et  que  diraient   tant 
de  jolies  feiniucs  à   qui  il  en  a  promis 
autant^,  et  qui  en  sont  toujours  demeu- 
rées aux  accords?  Ce  n'est  pas  que  vous 
ne   soyez  plus  belle  que  toutes  celles 
qu'il  a  aimées,  mais   la  lli^erté  pour 
Desmaretz  ,  comme  pour  moi ,  lui  pa- 
raît briller  de  tant   de  charmes  qu'elte 
éclipse  dans  son  cœur  et  dans  le  mien 
ceux  de  toute  femme,  quand  il  est  ques- 
tion de  mariage  avec  elle.  —  Je  trou- 
vai ces  propos  ceux  d'un  amaiit  jaloux, 
et  je  lui  disque  ce  n'étaient  pas  ses  affai- 
res- que,  puLS(|a  il  ne  voulait  pas  se  ma- 
rier, il  devait  trouver  tout  simple  que 
je  me  mariasse  à  un  autre.  Il  nratsu- 
rait  qu'il  ne  s  y    opposait   pas,   mal* 


(86) 

qu'il  pariait  avec  moi,  une  douce  nuit 
contre  cent  louis,  que  Desniaretz  ne  se 
marierait  pas.  J'acceptai  le  pari  ,  bien 
sûre  que  je  gagnerais-,  et  il  me  quitta  en 
disant  qu'il  me  donnait  trois  mois  pour 
mettre  k  fin  cette  aventure. 

Je  n'avais  pas  envie  de  rester  ce 
temps-là  chez  la  comtesse  ,  qui  avait 
blessé  mon  amour-propre ,  en  mettant 
à  mon  séjour  chez  elle  une  condition 
dont  toute  autre  que  moi  aurait  été 
choquée. 

M.  Mainard  vint  le  soir  comme  il 
avait  coutume.  Je  vis  que  madame  de 
Saint-Evremont  ne  lui  avait  pas  parlé. 
Alors  je  l'emmenai  dans  un  petit  ca- 
binet ,  qui  rendait  dans  le  salon ,  et  dont 
la  porte  on  glace  resta  ouverte  ,  et , 
l'ayant  prié  de  s'asseoir  ,  je  lui  appris  , 
avec  toute  la  politesse  et  les  égards  pos- 
sibles ,  que  je  renonçais  à  Flionneur 
de  son  alliance  ,  non  que  je  pusse 
jamais  çspérer  de  faire  un  aussi  bon 


(8?  ) 
mariage  ,  mais  parce  que  j'étais  per- 
suadée que  je  ne  le  rendrais  pas  heu- 
reux, ce  Madame  la  comtesse  sait -elle 
cette  décision  ?  —  Oui  ,  monsieur ,  je 
lavais  suppliée  de  vous  en  instruire  , 
mais  ,  voyant  qu'elle  ne  l'avait  pas 
voulu  ,  j'ai  pensé  que  je  ne  pouvais 
rien  faire  de  nneux  que  de  vous  le  dire 
franchement  moi-même.  —  Quoi  !  il 
est  ])0ssiljle  que  vous  me  chassiez  de 
votre  cœur  !  —  Mon  Dieu  !  non  ,  mon- 
sieur ,  car  vous  n'y  avez  jamais  été. 
—  Cette  mauvaise  plaisanterie  ,  ma- 
demoiselle ,  met  le  comble  à  l'outrage  ; 
je  vaisfaire  une  élégie  où  je  vous  peindrai 
sous  les  couleurs  les  plus  noires. — Cela 
m'est  bien  é^al  :  avant  qu'elle  soit  im- 
primée ,  je  serai  à  Balheram.  — Quoi  î 
vous  partez  ?— 11  le  faut  bien  ,  puisque 
ma  marraine  ne  veut  pas  que  je  reste  ,  si 
je  ne  vous  épouse  pas. — Et  c'est  moi  qui 
en  suis  cause.  Ah  î  suis-jc  assez  malheu- 
reux ?  Mais  je  vais  [)ricr  madame  de 


(88) 
Saint -Evremont.  —  C'est  inutile  ,  mon 
parti  est  pris ,  et  je  quitte  sans  regret 
un  pays  où  il  faut ,  pour  y  rester ,  épou- 
ser un  homme  que  l'on  estime  ,  mais 
que  l'on  ne  saurait  aimer.  —  Ainsi  doue 
vous  partez  !  —  D'ici  à  huit  ou  dix 
jours.  ' —  Non  ,  Je  ne  puis  y  consentir^ 
vous  perdre  pour  toujours ,  c'est  im- 
possible. » 

M.  Mainard  alla  sur-le-champ  trou- 
ver la  comtesse  ,  et  la  suppHa  de  me 
garder.  11  ajoutait  que  son  malheur 
serait  bien  plus  grand  ,  s'il  était  privé 
de  ma  présence.  Madame  de  Saint- 
Evremont,  sans  lui  répondre,  l'emmena 
à  son  tour  dans  le  cabinet  que  je  venais 
de  quitter;  mais  elle  en  ferma  la  porte 
avec  soin  -,  cependant  j'aurais  été  fort 
curieuse  de  sa\oir  ce  que  la  comtesse 
lui  disait.  La  conversation  fut  fort  lon- 
gue. Comme  j'étais  restée  dans  le  sa- 
lon,  en  pensant  à  Desmaretz,il  arriva 
et  parut  au  comble  du  bonheur  de  me 


rencontrer  seule.  Il  me  parla  Je  son 
amour  dans  les  termes  les  plus  ten- 
dres,  nie  jura  qu'il  ne  prisait  la  for- 
tune dont  le  cardinal  le  comblait  que 
par  l'espoir  de  la  partaj^er  avec  moi. 
H  me  pressa  de  lui  permettre  do  me 
demandera  la  comtesse.  Je  lui  dis  (jue 
j'y  consentais  d'autant  j)lus  volontiers, 
que  ce  serait  la  seule  manière  de  me 
faire  rester  à  Paris  -Je  lui  racontai  tout 
ce  qui  s'était  passé  depuis  deux  jours 
qu'il  n'était  pas  venu.  11  me  dit  que, 
dès  le  lendemain  malin  ,  il  viendrait 
nie  demander  à  ma  marraine  ,  et  ,  dé- 
tacliant  un  fort  ])el  anneau  de  diamans  , 
qu'il  avait  au  doi^t  ,  il  me  pria  de  l'ac- 
cepter pour  gage  de  sa  foi.  Je  ne  le 
voulais  [)as  ;  mais  il  me  dit  :  «  Quoi  ! 
vous  refuseriez  l'anneau  conjugal.* — Si 
c'est  ainsi,  lui  dls-jc,  je  l'accepte  avec 
la  plus  sincère  rccoiniaissance.  «  Je  le 
mis  à  mon  doigt  ;  mais  ,  il  était  beau- 
coup trop  largo  pour  moi.  Desiuareti 


(9o) 
était  grand  5  sa  main  proportionnée  à  sa 
taille ,  et  la  mienne  très-petite.  Je  lui 
dis  donc  :  ce  Je  ne  pourrai  pas  le  porter, 
qu'il  ne  soit  rétréci ,  mais  je  le  serrai 
dans  ma  bonbonnière  5  en  attendant.  » 
On  annonça  Yaugelas  et  la  comtesse 
de  la  Ferté,  Desmaretz  me  quitta  avant 
que  madame  de  Saint-Evremont  fût 
rentrée ,  ce  qui  me  fit  plaisir.  J'aurais 
été  embarrassée  ,  si  elle  m'eut  trouvée 
tête  à  tète  avec  lui.  Elle  sortit  de  son 
cabinet  ,  peu  de  temps  après  ,  avec 
M.  Mainard  ,  qui  avait  l'air  profondé- 
ment triste.  11  me  salua  en  passant  , 
sans  me  dire  un  seul  mot.  Ma  mar- 
raine ,  profitant  d'un  moment  où  nous 
étions  seules  ,  vint  s'asseoir  sur  un 
canapé  ,  où  j'étais.  Elle  me  regarda 
avec  bonté,  et  me  dit  :  ce  Mon  enfant , 
j'ai  fait  une  expérience ,  qui  me  prouve 
qu'on  ne  doit  jamais  se  charger  d'une 
jeune  personne  qui  ne  vous  est  rien. 
Heureusement  qu'il  n'y  a  pas  encore 


(ic  mal  rc'el  •,  mais  votre  excessive  co- 
quetterie pourrait  vous  eiiti*aîner  plus 
loin  (pie  vous  ne  voudriez.  Je  me  sépare 
(le  vous  avec  regret  ;  mais  vous  serez 
beaucoup  mieux  à  Baiheraru  (pi'ici. 
Je  suis  convenue  avec  votre  [)arrain  de 
vous  rendre  la  somme  cpie  vous  avez 
laissée  si  généreusement  à  votre  sœur, 
et  jVcris  à  votre  père  cpic  j'en  double- 
rais le  montant,  si  vous  vous  mariez.  Je 
vous  donnerai  Dorothée  (c'était  une 
des  femmes  de  la  comtesse),  qui  fera 
le  voyage  avec  vous  -,  j'écrirai  «ne  lettre 
raisonnée  à  votre  mère  ,  qui  ne  vous 
attirera  pas  de  blâme  de  la  part  de  vos 
parens  ,  mais  qui  excusera  auprès  d^cux 
mon  changement  de  résolution.  Enfin, 
dans  tous  les  temps,  je  ferai  pour  vous 
et  votre  famille  ce  qu'il  dépendra  de 
moi  ))  Je  ne  r('pondis  qu'en  prenant 
6a  main  ,  cjuc  je  baisai  respectueuse- 
ment :  Je  vous  r-gn  tto  ,  je  vous  assure; 
mais  cela  ne  peut  être  autrement,  car  je 


(92  ) 

serais  sûrement  responsable  de  votre 
perte.  »  Je  l'assurai  qu'elle  se  trom- 
pait ,  et  qu'avant  peu  ,  elle  me  ren- 
drait justice.  —  J'en  suis  persuadée  ; 
mais  je  ne  puis  en  courir  les  risques.  » 
Nous  n'en  dîmes  pas  davantage.  Ma- 
dame de  la  Rochefoucault  et  M.  de 
Bassom pierre  entrèrent  ,  et  le  cercle 
fut  bientôt  assez  considérable  pour 
que  je  pusse  me  retirer  dans  un  coin 
du  salon  ,  où  Desbarreaux  vint  me 
trouver,  ce  Le  pari  tient^il  toujours  , 
lui  dis-je  ?  - —  Oui ,  sûrement ,  plus  que 
jamais.  • — Eh  bien  !  vous  avez  perdu. 
11  vient  demain  malin  ,  chez  madame 
de  Saint  -  Evremont  ,  demander  ma 
main ,  et ,  comme  je  voyais  que  Des- 
barreaux n'en  était  pas  persuadé ,  je  lui 
dis  :  c(  Connaissez -vous  cette  bague  ? 
• — -Oui  5  c'est  l'anneau  que  mademoi- 
selle Duménil  a  donné  à  Desmarelz 
pour  gage  d'un  amour  éternel.* — Qu'im- 
p  orte  !  il  était  bien  à  lui  j  il  me  l'a 


CiP) 

donné.  C'est  ,  m'a -t- il  dit  ,  mon 
anneau  de  mariage.  —  OIi  î  c'est  diffé- 
rent, je  perdrai  mon  pari  n  -cl  je  voyais 
snr  sa  physionomie  une  lé«;ère  expres- 
sion d'ironie,  qui  ne  me  plaisait  pas  * 
mais  que  faire?  Il  continua  à  me  parler 
comme  à  l'ordinaire  ,  me  protestant 
que  ,  s'il  y  avait  (juelqn'un  avec  qui 
il  aurait  désiré  d'être  marié ,  c'eut  été 
avec  moi  ,  mais  qu'il  était  trop  vieux  : 
il  venait  d'avoir  vin^r-sept  ans.  ce  A  quel 
âge  est-on  jeune,  lui  dis-je,si  on  ne 
l'est  pas  au  votre  ;  mais  vous  n'aimez 
qu'à  dire  desclioses  que  vous  ne  pensez 
pas,  et,  pour  peu  que  vous  avanciez 
une  opinion  bizarre  ^  voilà  tout  ce  que 
vous  voulez;  mais  enfin  cela  m'est  bien 
égal  ,  car  je  renonce  à  vous  de  très-bon 
cœur,  et  vous  ne  serez  plus  que  mon 
ami ,  comme  vous  l'êtes  de  Desmaretz. 
• —  C'est  encore  ce  cjue  je  ne  puis  vous 
accorder  ;  et ,  si  je  m'embarrasse  assez 
peu  qui  vous  c'i  ouscroz  ,  je  n'en  veux 


(9^M 
pas  moins  avoir  la  première  place  dans 
votre  cœur.  • —  Est-il  possible  que  vous 
ayez  cette  espérance  ,  et  moi ,  je  veux 
aimer  mon  époux  de  toute  mon  a  me. 
• —  Tant  qu'il  vous  plaira.  • —  Il  me 
plaira  toujours.» — Il  sera  donc  d'une 
espèce  bien  rare. 

Madame  de  Saint-Evremont  ,  qui 
daignait  prendre  encore  beaucoup  d'in- 
térêt à  moi ,  n'aimait  pas  à  me  voir 
causer  si  longuement  avec  un  homme  , 
dont  les  principes  lui  étaient  connus  \ 
et  qu'elle  n'aurait  pas  reçu  chez  elle  ,  si 
elle  ne  lui  avait  pas  dû  de  la  recon- 
naissance pour  les  soins  qu'il  s'était 
donnés  pour  elle  dans  une  affaire  qu'elle 
avait  gagnée  au  parlement  ,  et  dont 
M.  Desbarreaux  était  rapporteur.  Elle 
craignit  qu'au  moment  de  quitter  Paris, 
il  ne  jetât  dans  mon  ame  des  semences 
de  perversité  qui  germeraient  peut-être 
même  dans  mon  village.  Elle  m'appela, 
me  fit  prendre  son  jeu  à  une  partie 


(  95  ) 
J'Onibre,  ce  qui  m'amusait  médiocrc- 
nioiit  ,  M.  Mainard  ne  parut  point 
à  souper,  ce  qui  étonna  ,  car  on  était 
habitué  à  le  voir  me  faire  sa  cour,  et  on 
le  regardait  comme  devant  être  mon 
époux. On  me  plaisanta  sur  son  absence. 
J'y  répondis  très-gaîment  ,  ce  qui  dé- 
plut à  ma  marraine.  Elle  ne  concevait 
pas  comment  je  pouvais  avoir  l'air  si 
heureux  ,  en  renonçant  à  la  situation 
aisée  qu'elle  m'aurait  assurée  ,  et  à  sa 
société.  Elle  me  trouva  ingrate  ;  mais 
elle  avait  tort  ,  puisque  je  me  faisais 
un  grand  plaisir  do  rester  à  portée 
d'elle  ,  quand  je  serais  mariée  avec  Des- 
maretz ,  et  je  me  disais  :  (c  Elle  me  juge 
mal  dans  ce  moment-ci  ;  elle  changera 
d'avis  ,  quand  mon  ami  lui  apprendra 
ses  honorables  intentions. 


(9^) 


CHAPITRE   VII. 


Je  passai  une  nuit  très-agitée  ,  je 
pensais  à  Desaiaretz,  je  le  trouvais  fort 
aimable.  La  faveur  dont  il  jouissait 
auprès  du  cardinal  ,  et  sa  fortune  en 
faisaient  un  parti  très-avantageux  pour 
moi;  mais  j'étais  fâchée  que  Desbar- 
reaux n'eût  pas  pu  se  ployer  au  joug 
du  mariage,  car,  dans  le  fond  du  cœur, 
je  l'aimais  mieux  que  son  ami,  et  je 
l'aurais  préféré  à  lui  ,  quoique  moins 
riche  ^  mais  je  n'avais  pas  le  choix.  Je 
me  levai  néanmoins  de  fort  bonne 
heure.  Il  me  semblait  que  c'était  un 
moyen  d'avancer  la  démarche  queDes- 
maretz  m'avait  promis  de  faire  auprès 
de  la  comtesse.  J'étais  descendue  dans 
le  jardin  de  l'hôtel ,  et  je  m'y  livrais 


(n?) 

à  toutes  mes  rêveries,  lorsque  j'en  fus 
tlrt'e  par  Icspasfl'nii  cheval,  qui  entrait 
dans  la  cour  :  elle  n'était  séparée  du 
jardin  que  par  une  grille,  de  sorte  quo 
je  vis  Dcsmarctz  descendre  d'un  très- 
beau  cheval  andaloux  ,  dont  Son  Emi- 
nence  lui  avait  fait  prcscnt,ou  qu'il  a^ait 
troqué  contre  un  sonnet  en  I  honneur 
de  madame  la  maréchale  d'EflTiat,  mèro 
du  malheureux  Cinq-Mars  ,  qui  ,  peu 
d'années  après,  mourut,  étimt  encore 
plein  de  vie,  de  santé  et  de  *^loire,  soit 
de  guerre  ,  soit  d'amour.  Cotte  maré- 
chale m'a  fait  assez  de  mal  ,  pour  que 
je  confirme  les  bruits  qui  passèrent 
sur  son  compte  ,  touchant  ses  liaisons 
avec  le  cardinal  ,  quoi(pi'au  fond  du 
cœur,  je  n'en  croie  rien;  mais  comme  me 
voilà  loin  de  mon  sujet;  de  quoi  était-il 
question  ?  Je  m'en  souviens  mainte- 
nant ,  du  cheval  donné  à  Dcsmarctz  par 
Son  Eminence  ,  et  d'où  je  le  vis  des- 
cendre. J'eus  peine  à  contenir  ma  joie  , 
1.  5 


(98) 
en  lui  trouvant  tant  d'exactitude  à  tenir 
la  parole  qu'il  m'avait  donnée. 

Il  entre  dans  le  vestibule  ,  et  monte 
l'escalier  qui  menait  a  l'appartement  de 
madame  de  Saint-Evremont.  Je  crus 
que  je  devais  remonter  et  me  t^nir 
dans  le  salon  ,  afm  de  pouvoir  appren- 
dre sur-le-champ  ce  qui  m'intéressait 
aussi  vivement.  11  fut  peu  de  temps 
avec  la  comtesse  ,  et  ,  en  sortant  de 
chez  elle ,  je  fus  bien  désespérée ,  quand 
il  me  dit ,  les  larmes  aux  yeux  :  ce  Ma 
chère  Marianne,  nous  sommes  perdus , 
si  vous  ne  m'écoutez  pas  ;  je  serai  chez 
Dorothée  à  minuit  »  ,  et  il  sortit.  Je 
restai  confondue.  Que  signifiaient  ces 
paroles  ?  Madame  de  Saint -Ev  rem  ont 
s'opposerait-elle  à  mon  mariage?  Mais 
qu'importe  !  je  ne  dépens  pas  d'elle  , 
je  partirai,  il  viendra  me  joindre  à  Ba- 
Iheram  ,  mon  père  et  ma  mère  seront 
charmés  de  ses  manières  ,  de  son  exis- 
tence et  surtout  de  sa  fortune  :  ils  ne 


(99) 
balanceront  pas  à   me  donner  à  lui  , 
et ,  quand  nous  serons  mariés ,  nous 
reviendrons   à  Paris.  Je  suis  fort  aise 
qu'il  me   donue  le   moyen  de  causer 
en   lil)crté    avec    lui  ,   mais    comment 
a-t-il  trouvé  celui  de  mettre  Dorothée 
dans  ses  intérêts  :  voiJà  ce  que  je  saurai 
cette  nuit.  Je  rcmouLii  dans  ma  cham- 
bre, et  je  ne  parus  (ju  à  liieure  du  dîner. 
INIadame  de  Saint-Evremont  ne  me 
parla  pas  de  la  visite  de  M.  Desmaretz, 
ce  qui  me  parut  tout  simjjlc,  d'après 
ce  que  celui-ci  m'avait    dit.  Elle    fut 
toujours  bonne,  caressante  avec  moi. 
Je  n'avais  pas   vu  M.  de   Villarceau , 
depuis  ma    rupture  avec  Mainard.  Il 
vint  diner  ce  jour-là  chez  ma  marraine; 
il   me   scrmoua  lon^-temps    sur    mou 
humeur    indépendante,  (c  3Jadamc   de 
Saint  EvremouL,  lui  dis-je,  ne  me  de- 
vait rien.  Elle  a  eu  la  boute  de  m'ap- 
procher  d'elle ,   de  me  traiter  comme 
'>a  j)roprc   iille  ;  j'en  conserverai  toute 


(  l^o  ) 
ma  vie  une  grande  reconnaissance.  A 
présent,  sans  que  je  puisse  en  deviner 
la  cause,  elle  me  renvoie.  Je  n'en  mur- 
mure point  :  cependant,  monsieur  le 
marquis,  quand  je  serai  arrivée  à  Ba- 
Iheram ,  je  vous  demanderai  la  per- 
mission de  vQus  écrire.  Alors ,  je  vous 
ferai  part  d'une  chose  que  je  dois  taire, 
et  qui  suffira  peut-être  pour  me  jus- 
tifier à  vos  yeux.  —  Dites- la  tout  de 
suite,  reprit  madame  de  Saint  Evre- 
mont,  avec  beaucoup  de  vivacité, 
dites....  Vous  cliercbez  à  me  brouiller 
avec  M.  de  Yillarceau;  ce  n'est  pas 
assez  d'être  coquette ,  il  faut  encore 
que  vous  soyez  méchante.- — Epargnez- 
moi,  madame,  des  épithètes  offensan- 
tes, je  suis  assez  malheureuse  de  vous 
avoir  déplu  ,  puisqu'il  faut  que  je  me 
sépare  de  vous  et  de  mon  respectable 
parrain.  En  disant  cela ,  jesaisissa  main 
que  je  baisais  avec  la  plus  vive  ten- 
dresse. Des  larmes   mouillaient   mes 


(  loi  ) 
paupières;  il  n'y  a  aucun  a^o  oh  la 
beauté  ne  fasse  impression  sur  un 
homme,  surtout  si  elle  paraît  mallicu- 
reuse.  Le  bon  manpiis  me  |)nt  clans 
SCS  bras,  me  serra  contre  son  cœur  : 
pauvre  petite,  tenez _,  comtesse,  je  suis 
fâche  qu'elle  parte.  iN'y  a-t-il  donc  au- 
cun moyen  «.rarranf^cr  tout  cela  ? — • 
Non, monsieur  le  marqnis,  il  faut  (pie  je 
parte,  cela  est  nécessaire  el  à  ma  jus- 
tification et  à  mon  bonheur.  —  Je  ne 
vous  comprends  pas.  — >  Ma  première 
lettre,  mon  cher  parrain,  vous  en 
convaincra.  Madame  de  Saint- Evrc- 
montdit  au  marcjuis,  je  ne  vous  con- 
çois pas;  c'est  vous  qui  avez  voulu..., 
et  à  présent  vous  en  êtes  fâché.  Pre- 
nez-la chez  vous ,  madame  de  Yillar- 
ccau  en  sera  enchantée.  • —  Non  ,  ma- 
dame ,  je  ne  veux  aller  chez  per- 
sonne ;  je  pars  ;  et  si  je  reviens 
jamais  à  Paris,  ce  sera  avec  un  époux 
digne  de  mon  choix  et  de  vos  bontés. 


(    ^02    ) 

-—Il  est  certain,  reprit  avec  aigreur 
la  comtesse,  que  l'on  trouve  des  maris 
tant  qu'on  en  veut. — Elle  est  assez  belle 
pour  cela  5  interrompit  le  marquis.-^ 
Oui ,  dites  le  lui  sans  cesse  5  c'est  vous 
qui  l'avez  perdue  ;  vous  en  serez  res- 
ponsable devant  Dieu. 

J'ai  toujours  pensé  que  la  grande 
colère  de  la  comtesse  contre  ma  co- 
quetterie, avait  son  principe  dans  la 
jolousie  que  je  lui  inspirais.  Le  mar- 
quis ne  pouvait  plus  lui  dire ,  vous  êtes 
jeune  et  belle;  il  lui  était  désagréable 
qu'il  me  le  dît  sans  cesse,  et  qu'au  fait 
elle  n'était  pas  fâcliée  que  je  quittasse 
Paris.  Ses  vœux,  ne  furent  point  rem- 
plis, comme  on  va  le  voir. 

Quand  on  eut  fini  les  parties,  on 
laissa  à  madame  de  Saint  -  Evremont 
la  liberté  de  se  retirer.  J'en  profitai 
pour  m'enfermer  dans  la  cbambre 
où  je  pensais  bien  que  Dorothée 
me  viendrait    trouver;    en    effet  celte 


(  105  ) 

fille  ne  tarda  pîis.  Elle  vinl  et  inc  conta 
que  Desnîa relz  Pavai t . ISSU i(';e  qu'il  ni'a- 
«lorait  cl  qu'il  voulait  tnc  Taire  le  plus 
l)cl  établisscnicnt  ;  fjuc  madame  do 
Siiinl-Ev renient  s'y  étant  opposée,  il 
avait  un  parli  à  in<}  pioposcr,  qui  sû- 
rement nie  coiiN itudrait  *  et  que  c'était 
pour  en  conférer  avec  moi.  qu'il  m'a- 
vait demandé  un  rendez-\uus.  Il  est 
dans  ma  cliauibrc,  et  il  vous  attend. 
Je  sortis  avec  Dorothée.  En  entrant 
dans  sa  cliamhrc,  je  vis  Desmaretz  qui 
se  jeta  à  mes  genoux,  et  me  témoignu 
une  si  vive  tendresse,  que  je  crus  un 
moment  que  je  la  partageais.  —  11 
me  (lit  (pic,  ne  pouvant  m'ohtcnir  do 
ma  marraine  ,  il  ne  voulait  devoir  son 
bonheur  (ju'à  moi  seule.  H  m'expliqua 
ce  cpril  Gdlait  faire,  pour  lui  prouver 
mon  amour.  J'y  trouvais  de  grandes 
dillu'.ilu's  ,  mais  il  m'éî ourdissait  par 
tout  ce  qu'il  me  «lisait  tant  en  vers 
qu'en  prose  ,  par  mille  innocentes  ca- 


(  io4  ) 

resses,  qui  troublaient  mon  imagina- 
tion.]! me  fit  voir  l'ë crin  qu'il  m'a- 
vait acheté,  et  qui  me  parut  magni- 
fique, et  donna  aussi  ordre  à  Doro- 
thée de  m'acheter  des  robes  d'étoffes 
d'or  et  d'argent,  les  plus  belles  dentel- 
les, le  plus  beau  linge,  et  il  donna  de- 
vant moi  un  sac  de  5oo  louis.  Je  l'as- 
surai que  c'était  beaucoup  trop.  ' — 
Rien  de  trop  beau  pour  parer  l'autel 
où  l'on  sacrifie.  Enfin  la  nuit  entière 
se  passa  à  prendre  tous  nos  arrange- 
mens.  Rien  n'était  oublié.  Dorothée, 
qui  restait  a  mon  service,  avait,  outre 
ses  gages,  une  pension  viagère  de  trois 
cents  francs.  Enfin ,  jamais  époux  ne 
fut  plus  magnifique.  11  voulut  que  je 
gardasse  l'écrin.  J'y  consentis,  je  le 
regardais  comme  mon  mari ,  et  je  me 
faisais  une  grande  joie  de  faire  payer 
le  pari  de  Desbarreaux  et  de  venir 
rendre  une  visite  à  ma  marraine,  avec 
mes  beaux  habits,  mes  diamans  et  mes 


(  io5) 
dentelles.  Il  m'avait  dit  qu'il  faisait  ha- 
biller ses  gens  à  neuf,  et  qu'il  m'avait 
acbeté  un  beau  carrosse  et  deux  magnifi- 
ques chevaux.  Tout  cela  me  tourna  telle- 
ment la  tète,  que  je  ne  lis  aucune  ob- 
servation. Nous  ne  devions  pas  nous 
voir  d'ici  au  jour  oii  je  devais  repar- 
tir avec  Dorothée  ,  par  le  fameux  co- 
che de  Besaiir.on,  pour  retourner  à 
Balheram.  Huit  jours  sans  le  voir,  me 
paraissaient  bien  longs;  mais  c'était 
indispensable,  pour  que  l'on  n'eût 
aucune  défiance.  Je  rentrai  dans  ma 
chambre.  Je  me  mis  toute  haljillée  sur 
mon  htj  mais  l'enivrement  où  m'a\ait 
jetée  tout  ce  que  mon  aimable  ami 
m'avait  ilit,  ne  me  permit  pas  de 
dormir. 

Le  matin,  madame  de  SaintEvre 
mont,  qui  avait  encore  sur  le  cœur 
les  con)phmens  et  les  caresses  cjue  son 
>ieil  ami  m'as  ail  faits,  me  fit  dire  de 
passer   dans  sa  ehandjic;   et  me  parla 


(  io6) 
ainsi  :  ((  J'ai  réfléchi,  Marianne,  que  la 
saison  s'avance,  et  qu'il  vaut  mieux 
que  vous  partiez  quelques  jours  plus 
tôt.  J'ai  dit  à  mon  valet-de-chambre 
de  retenir  vos  places  pour  mardi.  «  Je 
me  souvins  aussi  que  c'était  un  mardi 
que  mon  père  avait  voulu  que  je  me 
misse  en  route.  Allons,  dis-je,  ce  jour  est 
consacré  pour  moi  aux  voyages;  mais 
heureusement  celui-là  ne  sera  pas  long. 
Elle  ne  savait  pas,  ma  clicre  marraine, 
tout  le  plaisir  qu'elle  me  faisait  en 
hâtant  ce  bienheureux  départ.  Je  char- 
geai Dorothée  d'en  prévenir  M.  Des- 
maretz,  et  elle  me  remit  le  billet  le  plus 
passionné  ,  où  il  exprimait  sa  félicité  de 
voir  avancer  son  bonheur  de  quelques 
jours.  Desbarreaux  vint  le  soir  ,  et  j'é- 
vitai de  lui  parler.  Je  craignais  de  me 
trahir.  Je  ne  savais  pas  s'il  était  du 
secret.  Il  me  dit  sculeaient  :  Eh  '  bien, 
le  pari?  —  11  est  perdu.  * —  Oui ,  pour 
vous.  ■ —  INon  5  cher  Desbarreaux,  pour 


(  Jo?  ) 
voiis-niOme:  mais  talsons-nons,  on 
pourrait  nous  écouter.  Je  vous  dis 
seulement  que  M.  Desmaretz  vous  at- 
tend jeudi  à  souper ,  rue  des  Tour- 
nelles.  —  Je  m'y  rendrai,  et  nous  n*en 
dîmes  pas  davantai^e. 


CHAPITRE   Yllï 


Plusieurs  jours  se  passèrent ,  et  au- 
cun ne  linit  sans  que  je  reçusse  un 
billot  cliarmaut  do  mou  futur  et  un 
bijoui,  et  quand  j'hcsitais  pour  Tac- 
cepter,  Dorothée  me  disait,  c'est  un 
usai^o  reçu;  vous  êtes  accordée  à  iM. 
Dosmarotz,  et  tant  (pie  les  accords  du- 
rent, le  Tutur  envoie  à  sa  future,  cliaf[fic 
jour,  uu  présent,  et  je  me  laissais  aisé- 
ment pcrsuailer.  Tout  ce  (pi'il   m'en- 


(  io8  ) 

voyait,  était  du  meilleur  goût,  et  de 
sa  part,  Je  le  trouvais  sans  prix.  Ma- 
dame de  Saint-Evremont  était  sèche  et 
froide  avec  moij  mais  je  me  disais, 
elle  changera  quand  je  serai  madame 
Desmaretz.  M.  de  Yillarceau  me  té- 
moignait des  regrets  et  me  disait  :  pour- 
quoi n'avez- vous  pas  épousé  Mainard, 
nous  ne  vous  aurions  pas  perdue?  — 
J'aurais  été  malheureuse  ;  mais  j'espère 
bien  que  nous  ne  serons  pas  long- 
temps séparés ,  et  que  vous  honorerez 
de  vos  bontés  l'époux  de  mon  choix  ; 
et  il  me  l'assurait. 

Enfin  ,  le  mardi  si  attendu  par  moi, 
qui  devait ,  à  mes  idées  ,  me  conduire 
à  la  suprême  félicité ,  je  me  levai  avant 
qu'il  parût.  Dorothée  était  aussi  alerte 
que  moi.  Je  descendis  chez  madame 
de  Saint-Evreraont  ,  qui  avait  donné 
l'ordre  que  je  ne  partisse  pas  sans  la 
voir.  Elle  me  reçut  avec  plus  d'amitié 
qu'elle  ne  m'en  avait  témoigné  depuis 


il 


(  109  ) 
quelques  jours,  me  répéta  qu'elle  était 
facliéc  de  me  voir  partir  -,  mais  qu'il 
fallait  que  je  lui  écris  isso,  et  qu'elle 
ferait  toujours  pour  moi  tout  ce  qui 
serait  possible.  Elle  nie  remit  ,  dans 
une  fort  belle  bourse  de  son  ouvrage , 
la  somme  en  or  qu'elle  m'avait  pro- 
mise ,  et  la  lettre  pour  mon  père.  Je 
serrai  l'un  et  l'autre,  et  je  pris  congé 
de  ma  bienfaitrice  avec  plus  d'émotion 
que  je  ne  l'avais  pensé.  Je  me  rappelais 
sa  bonté  ,  sa  générosité ,  dont  je  rece- 
vais de  si  nobles  témoignages.  Elle 
m'avait  formt'î ,  et  je  ne  pouvais  me  dis- 
simuler (pi'il  n'y  avait  aucun  donte 
que  je  lui  devais  les  grâces ,  le  ton  du 
grand  monde  ,  dont  je  n'avais  pas 
d'idée  avant  d  être  venue  chez  elle.  Il 
y  avait  aussi  une  voix  intérieure ,  que 
je  n'avais  pas  encore  étouffée,  <|ui  me 
disait:  ce  Que  vas-tu  faire? Tu  quittes 
un  guide  éclairé  ,  pour  te  livrer  à  un 
jeune  étourdi.  Quand  tu  faiirv^s  épou- 


(  iio  ) 
se  ,   es-tu  &ùre  qu'il   te  rendra   heu- 
reuse. » 

Toutes  ces  pensées  se  présentèrent 
en  même  temps   à  mon  imagination. 
Elles  portèrent  tant  de  trouble  dans 
mon  ame  ,  que  je  fus  au  moment  de 
me  jeter  aux  genoux  de  ma  respectable 
marraine  ,  de  lui  tout  avouer  ,  et  de  la 
supplier  de  me  sauver  de  moi-même  ; 
mais    celui    qui  avait    résolu    de    me 
perdre  ,  cet  esprit  de  malice  qui  n'a 
de  repos  que  dans  le  mal,  éloigna  de 
moi  cette  généreuse  résolution  ,  et  mes 
larmes  seules  apprirent  à  ma  bienfai- 
trice combien  j'étais  affligée  de  m'éloi- 
gner  d'elle.  Elle  me  retint  un  moment 
comme  si  elle  avaiteu  quelque  chose  à  me 
recommander  j  mais  elle  s'arrêta,  et  me 
dit  :  «  Non ,  c'est  impossible.  Adieu  !  ma 
,  chère  Marianne  ,  nous  nous  reverrons , 
écrivez -moi  dès  que  vous  serez  arrivée, 
et  elle  fit  si^ne  à  Dorothée  de  ni'em- 
mener.  Je  me  retournai  encore  une 


(  l'I  ) 

fuis  avant  de  sortir  de  sa  clianil)re  , 
et  ,s;ii)s  Dorotlico,  (|ui  nie  dit  tout  bas: 
«  Vous  êtes  un  enfant  ,  est-ce  donc 
rinstant  d'iiésiter  ?  ))  Je  crois  que  je 
n'aurais  pas  ctc  f>lns  loin.  Cette  iille, 
voyant  (jn<^  jrlals  tremblante  ,  me 
donna  le  bras  ,  pour  descendre  l'es- 
calier. 

Le  carrosse  de  niadamc  de  Saint- 
Evremont  nous  attendait  pour  nous 
conduire  à  la  voiture  publique.  Jy 
njontai  avec  Dorothée  ,  et  je  puis  dire 
qu'à  l'instant  oil  il  passa  la  porte  de 
l'hôtel ,  il  m'éloij^na  ,  pour  de  lon- 
gues années  ,  du  sentier  de  la  vertu. 
L'adroite  conlidente  de  Desniaretz  se 
niorpia  de  mes  touehans  adieui ,  tourna 
sa  niaitresse  en  ridicule, et  me  dit  que, 
lorsqu'on  allait  être  unie  à  un  honuue 
aussi  aimable  et  aussi  riche  que  M.  Des- 
marelz,  c'était  bien  la  peine  de  j)lcurcr 
la  société  d'une  vicdle  prude,  et  elle  me 
onta  que  mon  appartement  était  prêt 


4$ 


(  1^2  ) 

et  meublé  avec  la  dernière  élégance  , 
que  mon  mari  m'y  mènerait  en  sortant 
de  l'église  ,  et  elle  me  faisait  Fénumé- 
ration  de  l'argenterie,  des  meubles  que 
j'allais  avoir.  Je  Fécoutais  avec  une 
sorte  d'indifférence  ,  comme  si  elle 
m'eût  parlé  d'un  autre. 

Enfin  nous  arrivâmes  au  coche  au 
moment  où  il  allait  partir.  Je  me  plaçai 
sur  la  première  banquette  ,  Dorothée 
auprès  de  moi.  11  y  avait  d'autres  per- 
sonnes que  je  remarquais  à  peine. 
Quand  je  vis  monter  immédiatement 
après  après  moi  un  homme  enveloppé 
dans  un  manteau  ,  la  lanterne  avec 
laquelle  on  éclairait  les  voyageurs  (car 
il  faisait  profondément  nuit  )  ne  don- 
nait qu'une  lueur  incertaine  sur  leur 
visage,  et  ne  me  fit  pas  d'abord  distin- 
guer celui  de  l'homme  au  manteau*  mais 
quelles  furent  ma  surprise  et  ma  joie, 
quand  je  reconnus  Desmaretz.  Je  fus 


singulièrement  sensible  à  cette  dém 


^ 


(  ii5) 
clic  de  sa  part,  (jiii  prouvait  combien 
il  tenait  à  moi.  11  me  serra  tendrement 
la  main  ,  et  je  répondis  avec  transport 
i  ce  témoignante  d'amour  (i).II  me  (it 
entendre ,  par  signe ,  que  nous  devions 
garder  le  silence  ,  mais  cju'il  était  élo- 
quent ,  et  qu'il  dut  être  sur,  pendant 
les  heures  où  le  soleil  nous  refusait 
encore  sa  lumière,  combien  j'étais  sen- 
sible à  sa  tendresse. 

Notre  pesante  voiture  nous  amena 
à  Charenton  ,  où  nous  dînâmes.  Je 
demandai  une  chambre  pour  moi  et  ma 
femme  de  chambre.  Desmarelz  vint 
nous  rejoiaJre  ,  et  nous  fit  ser\ir  le 
dîner  le  plus  délicat  :  Desmaretz  fut 
aimable  et  respectueux.  INous  étions 
convenus  (car  il  faut  bien  vous  le  dire) 


(l)  A  cette  époque  ,  nous  n'avions  pas  les  mœurs 
an^laiticc  ,  et  la  prtmurc  favour  qu'un  amant  sol- 
licitait de  (a  maitrr&se  cctil  Je  daigner  répondre  , 
par  un  doux  tcrreuiciit  de  main  ^  à  ^a  tindic 
JurUcur. 


(  114) 
que  je  n'irais  pas  plus  loin  que  Gros- 
bois  5  qu'il  viendrait  m'y  attendre  avec 
son  carrosse  ,  que  nous  reviendrions 
à  Paris  ,  et  qu'il  me  mènerait  de  suite 
à  Sainte-Marguerite  ,  où  un  prélre 
nous  attendrait  ,  pour  nous  donner  la 
bénédiction  nuptiale.  Il  n'avait  rien 
changé  à  ce  plan.  Seulement  ,  pour 
passer  la  journée  avec  moi ,  il  avait  fait 
retenir  une  place  à. la  voiture.  On  vint 
nous  avertir  qu'on  allait  partir,  nous 
nous  mîmes  en  voiture  ,  et  il  abrégea  , 
par  le  charme  de  son  esprit ,  le  temps 
que  mirent  les  maudits  chevaux  à  nous 
amener  à  Grosbois,  où  nq||s  arrivâmes 
de  très-bonne  heure.  Ce  fut  là  que 
nous  quittâmes  ceux  qui  avaient  fait 
route  avec  nous  ,  et  dont  il  me  sei-ait 
impossible  de  faire  le  |)ortrait  -,  car  j^ 
n'en  remarquais  aucun.  Je  n'étais  oc- 
cupée que  de  Desmaretz  ,  du  plaisir  de 
me  marier  ,  d'être  riche  et  considérée. 
Nous  allâmes  à  une  autre  auberge  ,  où 


(  ii5  ) 
étaient  le  carrosse  et  les  chevaux  de 
Desmaretz.  iNous  y  montâmes  aussitôt, 
et ,  comme  ses  clievaux  étiiicnt  excel- 
leus  ,  nous  ne  tardâmes  pas  à  nous 
trouver  aux  portes  de  Paris.  Des- 
maretz me  dit  :  «  11  est  impossible  qu'à 
cette  heure  ,  nous  allions  nous  marier; 
le  prêtre  ne  nous  attend  qo  a  minuit. 
Je  croyais  que  nous  arriverions  bien 
plus  tard.  Venez  vous  reposer  chez 
moi ,  je  n'y  resterai  pas  ,  si  vous  avez 
quelqu'inquiétnde  •  je  reviendrai  vous 
reprendre  ,  et  nous  iions  à  Sainte- 
Marguerite.  )) 

Je  conçus  (piclques  soupçons  ,  je 
dis  que  je  ne  voulais  [jas  aller  chez 
lui.  ce  Eh  bien  !  nous  irons  chez  uu 
l)aigneur.  ))  Dorothée  me  dit  (jue  ces 
maisons-là  n'étaient  p:is  sures  ,  (juo 
Ton  pourrait  tiic  voler  ,  qu'il  fallait 
bien  mieux  pa>ser  ce  temps  rue  des 
Tournellcs,  chez  M.  Desmarclz ,  qu'elle 
ne   me   quitterait    pas.    Il  fallut   bien 


(ii6) 

y  consentir  ;  mais  j'étais  tourmentée 
intérieurement ,  et  je  n'osais  le  faire 
paraître.  Il  fut  toutefois  décidé  que 
nous  irions  ,  rue  des  Tournelles ,  chez 
M.  Desmaretz.  Je  ne  connaissais  pas 
sa  maison.  Elle  me  frappa  par  l'élé- 
gance dont  elle  me  parut ,  elle  était 
éclairée  comme  pour  un  jour  de  fête  , 
les  meubles  étaient  riches  et  du  meil- 
leur goût.  Nous  entrâmes  dans  le  salon, 
où  il  y  avait  cinquante  bougies  allu- 
mées. Des  cassolettes  ,  qui  brûlaient , 
répandaient  les  parfums  les  plus  dé- 
licieux y  mais  ce  qui  me  surprit  fut 
d'y  trouver  Desbarreaux  ,  cinq  à  six 
jeunes  gens  ,  et  deux  à  trois  femmes , 
que  je  crus  être  les  leurs,  mises  avec 
la  plus  grande  recherche  et  avec  un 
goût  in(îni. 

Ils  \inrent  tous  à  moi  avec  les  té  - 
moignages  de  joie  de  me  voir,  et  fé- 
licitaient Desmaretz  sur  son  heu- 
reux choix.  Je  ne  concevais  pas  trop 


(  n?  ) 

ce  (ju'ils  voulaient  dire.  Dosbarrcanx 
s'approche  de  moi,  nie  dit  a  l'oreille  : 
CCS  dames  vous  croient  maries;  ne 
faites  semblant  de  rien.  Peu  après 
notre  arrivée  on  servit  un  nia^nlfKjue 
souper,  pendant  lequel  on  exécuta  un 
concert.  Les  plaisanteries  sur  la  déli- 
cieuse nuit  que  Desniarclz  allait  passer 
dans  mes  bras  ,  me  mettaient  au  sup- 
plice. J'étais  fort  éloignée  de  me  prê- 
ter à  la  joie;  et  comme  je  voyais 
l'heure  à  laquelle  nous  devions  nous 
rendre  à  l'église,  qui  avançait,  mon- 
sieur ,  dis- je  tout-bas  à  Desmaretz, 
est-ce  que  nous  ne  serons  pas  bientôt 
libres  de  nous  rendre  à  l'église?  — 
Ces  dames  sont  des  [jcrsonncs  de 
grande  considération  ,  à  qui  je  ne  puis 
dire  de  s'en  aller.  Qu'importe?  demain 
matin  sera  tout  aussi  bon  pour  nous 
marier;  je  vais  faire  dire  au  [)rétre 
qu'il  nous  attende  demain  à  six  heures 
du  matin.  —  Mais  ce  n'est  pas  lu  ce 


(  ii8  ) 
tjue  vous  m'avez  promis.  ' —  C'est  ce 
fou  de  Desbarreaux  qui  a  prévenu  mes 
amis  et  ceux-ci  l'ont  dit  à  leurs  fem- 
mes, et  tous  se  sont  empressés  pour 
venir  vous  féliciter  de  notre  mutuel 
bonheur,  et  je  ne  puis  les  prier  de  se 
retirer ,  ce  serait  leur  manquer.  Tout 
cela  se  disait  à  table  ;  je  ne  pouvais.^ fa- 
cilement m'expliquer.  D^ailleurs,  je  me 
sentais  un  très-j^rand  mal  de  tête.  Ma 
vue  me  paraissait  trouble.  Sous  prétexte 
de  célébrer  mon  mariage  ,  on  m'avait 
fait  boire  des  vins  différens,  eten  beau- 
coup plus  grands  verres  que  ceux  dans 
lesquels  je  Ijuvais  toujours.  Gn  faisait 
l>ien  dubruit.La  musique,  les  parfums 
finirent  par  me  tourner  la  tête.  Je  ne 
pensai  plus  à  rien  .Je  me  laissai  entraî- 
ner à  ma  perte  sans  m'y  opposer.  Peu- 
à-peu  les  joyeux  convives  et  leurs  belles 
disparurent.  Je  me  trouvai  seule  avec 
Desmaretz.  11  se  jeta  à  mes  genoux,  et 
me  dit  qu'il  ne  croirait  pas  à  mon 


(  "9) 
amour,  si  j'avais  hcsoin,  pour  répon- 
dre au  sien,  qu'un  prtlrc  nie  le  per- 
mît; qu'alors  il  ne  pouvait  se  résoudre 
à  m'épouscr ,  voulant  que  celle  <ju*il 
clipisissait  pour  sa  compagne,  fiït  aussi 
abandonnée  que  lui  à  la  tendresse.  Ses 
yeux  me  disaient  bien  })lus.  Je  voulais 
attendre  au  lendemain  ;  je  me  défen- 
dais; mais  ma  raison  m'abandonnait, 
et  il  ne  m'en  resta  plus.... O  nuit!  nuit 
funeste!  tu  me  perdis  sans  retour. 


CHAPITRE  IX. 


Quand,  à  mon  réveil,  des  idées  con- 
fuses me  rappelèrent  tout  ce  qui  s'était 
passé  la  veille,  je  me  trouvai  la  plus 
malheureuse  femme  du  monde.  Il  était 
près  de  onze  heures  du  matin.  J'étais 
seule;  mais  je  n'avais  que  trop  de 
[)reuYesque  je  ne  l'avais  pas  toujours 


(    120    ) 

été.  Mais  quoi!  je  ne  suis  point  mariée, 
et  Desmaretz  n'est  point  ici.  Qu'est 
devenue  la  promesse  qu'il  m'avait  faite 
que  nous  irions  a  l'église  à  six  heures 
du  matin.  Devait-il  me  laisser  dornffr, 
et  Dorothée,  qui  m'avait  promis  de  ne 
pas  me  quitter  ;  malheureuse  que  je 
suis!  que  vais- je  devenir?  Comment 
paraître  aux  yeux  de  la  comtesse? 
Comment  écrire  à  mon  père,  que  dira 
mon  excellente  mère?  Ah!  fuyons 
cette  maison,  retournons  chez  mes 
parens.  Je  ne  me  marierai  point-,  mais 
je  leur  donnerai  mes  soins  :  l'argent 
que  je  tiens  de  la  générosité  de  ma 
marraine ,  me  suffira  pour  ne  pas  leur 
être  à  charge.  Je  veux  sortir  de  mon 
lit,  m'habiller,  mais  on  ne  m'a  rien 
laissé  des  vêtemens  que  je  portais  en 
arrivant.  Il  faut  donc  sonner  pour 
qu'on  me  les  rende  ;  il  faut  receY.oir 
cette  fille  perfide  qui  m'a  perdue  3  et 
je  sonnai. 


(  '^1  ) 

Elle  vint,  m'appela  madame,  el  me 
demanda  rcspoctncusciiicnt  ce  que  je 
voulais  —  IVriuihillcr;  et  clic  m'apporta 
le  dcshahillcr  le  plus  clr^ant.  • — Ma- 
dame veut-elle  prendre  sou  cliocolat 
avant  de  faire  sa  toilette?  Monsieur 
est  sorti ,  il  a  bien  recommandé  que 
l'on  ne  réveillât  pas  madame.  Ce  ton 
respectueux  que  cette  femme  afîcctait 
me  faisait  croire  qu'elle  imaginait  que 
j'élais  sortie  avec  M.  Dcsmaretz  avant 
le  jour  pour  aller  à  l'ci^llse,  et  qu'ainsi 
j'étais  mariée  :  je  n'osai  donc  rien  dire. 

On  m'apporta  à  déjeuner  dans  une 
tasse  de  porcelaine  du  Japon  avec  la 
cuiller  de  vermeil ,  ainsi  que  le  plateau. 
Je  mangeai;  car,  malgré  nies  doulou- 
reuses réllcxions ,  j'avais  faim.  Doro- 
thée me  coiffa  ,  et  mit  dans  mes  che- 
veux ,  à  mon  col  et  à  mes  oreilles  les 
diamans  de  mon  écrin.  Je  trouvai  sur 
ma  toilette  un  anneau  semblable  à  ce- 
lui que  mon  ami  niavail  donné,  mais 
I.  G 


(    122    ) 

un  peu  plus  à  mon  doigt  •  je  crois  bien 
que  c'était  le  même.  On  avait  gravé  en 
dedans  ces  mots  :  Je  suis  venu,  j'ai 
vaincu*  le  25  septembre  1625.  Je  ne 
voulais  pas  le  mettre  à  mon  doigt; 
mais  Dorothée  me  dit,  madame,  vous 
oubliez  votre  anneau.  Elle  me  présenta 
une  robe  de  satin  blanc  avec,  au  bas, 
une  large  broderie  d'or,  le  manteau 
de  velour  verd  brodé  de  même ,  une 
écharpe  de  satin  ponceau ,  à  franges 
d'or ,  un  collet  de  dentelles.  La  reine 
eût  pu  porter  cet  habit ,  tant  il  était 
magnifique.  Au  moins,  disais- je,  si  cette 
parure  était  destinée  a  aller  au  pied 
des  autels,  pour  jurer  à  mon  vain- 
queur, puisqu'il  se  nomme  ainsi,  que 
je  l'aimerai  jusqu'à  mon  dernier  sou- 
pir ;  et  lui  ,  qu'il  me  sera  à  jamais 
fidèle.  J'en  sentirais  tout  le  prix;  mais 
puis-Je  m'en  flatter!  et  je  me  mis  a 
pleurer. 

En  vérité,  me  dit  Dorothée,  je  ne 


VOUS  comprends  pas,  madame,  que 
pouvez-vous  désirer  de  plus  ?  Vous 
voilà  mise  comme  madame  de  Saint- 
Evrcmont  ne  Ta  jamais  été.  M.  Des- 
marclz  vous  adore  ;  il  ne  vous  laissera 
jamais  manquer  de  rien,  et,  comme  ses 
discours  redoublaient  mes  Iarraes,car  je 
n'entendais  (|uc  trop  ce  que  cette  fdie 
voulait  me  faire  comprondrc^cllc  me  dit: 
-ce  Si  vous  croyez,  madame,  captiver 
ainsi  celui  qui  vous  aime,  ni  lui,  ni 
tout  autre,  vous  vous  trompez  fort. 
L'amour,  dit  un  certain  auteur,  est 
un  enfant  charmant,  tant  (ju'il  rit,  in- 
supportable quand  il  pleure.  Essuyez 
vos  yeux  ,  (jui  sont  trop  beaux  pour 
ctre  ternis  par  les  larmes.  Monsieur 
va  venir-,  (pfil  ne  voie  pas  ces  traces 
de  clia«^rinj  car  ji;  vous  assure  qu'il 
cesserait  de  vous  aimer.»  Je  ne  repon- 
dais pas.  Ces  pro[)Os  me  paraissaient 
extraordinaires  dans  la  bouche  d'une 
renimc  de  chambre.  J'ai  su  depuis  cjut; 

6. 


(    124   ) 

c'était  une  fille  assez  bien  nécjqni, 
séduite  par  Desmaretz  ,  avait  été  quel- 
que temps  sa  maîtresse;  qu'ayant  eu 
la  petite  vérole  ,  elle  perdit  sa  beauté 
et  son    amant  ^  mais  que  celui-ci ,  lui 
connaissant  le  génie  de  l'intrigue  ,  et , 
ayant  formé  le  projet  ,  dès  qu'il  me 
vit  chez  madame  de  Saint-Evremont , 
de    m'enlever  à    la    comtesse  ,  pensa 
que  Dorothée  pourrait  le  servir.  11  de»- 
manda  à  Voiture  ,  avec  qui  il  était  fort 
lié  de  proposer  cette  fille  à  madame 
de  Saint-Evremont.  ce  Elle  est  devenue 
laide ,  disait-il  au  poëte  ;  je  n'ai  plus 
d'amour  pour  elle ,  mais  je  ne  veux  pas 
l'abandonner.   Faites -moi  le   plaisir, 
mon  cher,  de  la  placer  chez  votre  res- 
pectable amie.  Tenant  de  vous  ,  elle 
n'aura  aucun  soupçon  que  j'aie  eu  des 
liaisons  avec   Dorothée  ,  et  d'ailleurs  , 
pour  mettre  ,  mon  cher  ,  votre  con- 
science en  sûreté ,  je  vous  assure  que 
j'ai  entièrement  rompu  avec  elle  j  que 


je  serais  incapable  de  vous  compromet- 
tre et  de  man^picrH  la  comtesse.Yoilure 
le  crut ,  et  il  obtint  lacilcfiicnt  la  place 
de  femme  de  chambre  de  madame  de 
St.-Evremontpour  sa  [)role^ée,  comme 
je  l'ai  dit  pUis  haut. 

C'est  ainsi  cpie  cet  homme  ,  que  je 
croyais  sincère,  avait  tramé  ma  ruine. 
J'ai  su  de  Dorothée  tout  ce  dttail  ;  je 
ne  l'en  gardai -pas  moins  à  mon  ser- 
vice :  je  la  méprisais  :  mais  clic  était 
adroite  ,  fidèle,  intelligente  ,  discrète  , 
et  d'ailleurs,  avais-je  le  droit  de  ^ouloi^ 
que  ceux  qui  me  servaient  fussent  ver- 
tueux? C'est  là  ce  qui  rend  le  vice  con- 
tagieux ;  c'est  que  ,  même  en  inspirant 
une  sorte  dliorreur  ,  quand  ou  en 
a  embrassé  la  route ,  on  n'a  pins  la 
force  d'éloigner  de  soi  ceux  qui  nous 
ont  précédés  ou  suivis. 

Quand  Dorothée  eut  fmi  ma  toi- 
lette ,  elle  mVngagca  à  repasser  dans 
le  salon.  «  Il  faut  raictueut,  me  dit- 


(  126) 
elle ,  permettre  aux  hommes  l'entrée 
de  votre  chambre  à  coucher.  L'usage 
des  dames  anglaises  me  paraît ,  à  cet 
égard  ,  fort  bon.  Ce  doit  être  un  sanc- 
tuaire sacré  ,  où  le  mystère,  dans  l'om- 
bre de  la  nuit  ,  conduit  l'amour  ))  , 
et  elle  m'engagea  à  passer  dans  une 
petite  galerie  ,  qui  était  des  plus  agréa- 
bles. Hélas  !  je  me  laissais  conduire 
par  elle.  Je  n'avais  plus  d'amie  ,  plus 
de  mère  5  plus  de  guide;  j'avais  tout 
perdu  5  et  je  n'avais  plus  la  force 
de  prendre  les  moj^ens  de  les  re- 
trouver. 

Peu  d'instans  après  que  je  m'étais 
assise  dans  cette  pièce  ,  et  que  je  me 
regardais  machinalement  dans  un  grand 
miroir  de  Venise  (i)  ,  qui  se  trouvait 
en  face  de  la  porte  -,  je  la  vis  s'ouvrir , 

(i)  Les  premières  glaces  furent  faites  dans  cette 
▼ille  :  elles  avaient  une  faible  proportion,  et  étaient 
en  Lizeau.  On  en  voit  encore  dans  les  auberges  ;  c'était 
alors  une  grande  magnificence. 


(    127    ) 

Dcsmaretz  entra  et  s'arrêta  avec  im 
monvcment  cradmiration.  La  parure 
ajoutait  infinimeut  à  uia  beauté:  il  eu 
fut  frappe  ,  et  ,  eomme  s'il  eut  craint 
mes  reproches,  tantjo  lui  eu  imposais 
par  la  dignité  de  mon  maintieh  ,  que 
la  magnificence  do  mes  hahils  relevait 
encore.  Il  lui  semblait  nécessaire  qu<» 
je  lui  permisse  d'approcher,  ce  que  je 
n'avais  nulle  envie  de  faire.  Enfm  , 
las  de  s'en  tenir  à  l'admiration, il  avan- 
ça ,  et,  me  prenant  dans  ses  bras  (la 
veille  ,  il  se  serait  mis  à  mes  genoux). 
((  Chère  Marianne,  me  dit-il ,  ne  ver- 
rai-je  dans  des  yeux  si  beaux  que  da 
courroux;  et, quand  vous  avez  comblé 
les  vœux  de  l'amant  le  plus  tendre , 
doit-il  croire  que  ce  n'est  (ju'au  hasard 
dos  circonslauces,  qu'il  doit  son  bon- 
heur? ))  Je  me  dégageai  de  ses  douces 
étreintes,  et  j'allai  m'asseoir  à  l'autre 
bout  de  la  galerie,  et  alors  je  me  ])lai- 
gnis  de  son  manque  de  foi.  Il  m'assura 


(  ^28  ) 
(ce  qui  était  faux)  qu'il  avait  eu  in- 
teiition  de  tenir  ce  qu'il  m'avait  pro- 
mis* mais  qu'il  avait  été  entraîné  par 
Ja  vivacité  de  son  amour ,  que  je  ne 
devais  accuser  que  mes  charmes  de  ce 
que  j'appelais  mon  malheur,  qui ,  j'es- 
père 5  ajouta-t-il  ,  changera  de  nom  , 
quand  j'aurai  eu  le  temps  d'apprécier 
toute  l'ardeur  dont  il  était  embrasé 
pour  moi.  Je  lui  dis  que,  pour  me  le 
prouver,  il  fallait  qu'il  m'épousât.  Il  me 
pria  de  l'entendre  ,  je  ne  le  voulais  pas  • 
mais  il  m'y  contraignit,  car  je  ne  pou- 
vais le  fuir.  Il  avait  fermé  en  dedans 
la  porte  de  la  galerie  ,  et  il  me  tenait 
une  main  qu'il  avait  posée  sur  son 
cœur.  Il  était  beau ,  plein  d'esprit ,  j'étais 
environnée  de  toutes  les  séductions  du 
.  luxe.  11  me  parla  avec  l'éloquence  qu'il 
avait  reçue  de  la  nature. 

<c  Que  voulez-vous, "chère  Marianne? 
A  quoi  servira  un  mariage  qui  suivra 
votre  défaite  ,  et  qui   n'ajoutera   pas 


(  129  ) 
à  votre  état  (  car  vous  êtes  mineure  )  , 
et  sans  consentement  de  vosparens,qui 
ne  vous  pardonneraient  pas  de  m'avoir 
suivie?  Vous  êtes  ici  cliezmoi.  II  n'est 
pas   possible   de    se    dissimuler  qu'un 
mariaj^e  aussi  peu   conforme  aux  lois 
ne  changera  pas  votre  sort.  Attendez 
votre   majorité  j  alors    j(î  vous   épou- 
serai ,  et  personne  ne  pourra  s'y  oppo- 
ser. A  présent  changez  de  nom  pour 
échapper  aux   recherches  de  vos   pa- 
rens  ,    qui    cependant    ne    pourraient 
avoir    un    grand   danger    pour    vous  , 
parce  que  je  vous  mettrai  sous  la  pro- 
tection du  cardinal ,  cjni  ,   dans  ce  mo- 
ment,  n'a  rien  à   nie    refuser.- — Ah! 
Desmarelz  ,  dans  cpiel  piège  vous  m'a- 
vez entraînée?»  Un  doux  baiser  arrêta 
lus  reproches  que  je  voulais  lui  faire  , 
el  la  |)aix  fut  conclue.  On  \inl  lui  dire 
que  deux  de  ses  amis  ledemandaicnt.il 
ouvrit  lui  mêiUv.  la  [)orte,  et  je  vis  entrer 
Desbarroaux  et  Dassompierre.  Ce  der- 

G.. 


(  i5o  ) 
nier  avait  quelque  chose  à  demander  au 
cardinal ,  et  il  voulait  que  Desmaretz 
l'appuyât.   Il  l'emmena  dans  son  ca- 
binet j  et  je  restai  avec  Desbarreaux. 

Nous  fumes  quelque  temps  en  si- 
lence. c<  Eh  bien  ,  madame,  me  dit -il , 
enfin  je  m'en  rapporte  a  votre  loyauté. 
Ai'je  perdu  mon  pari  ?  J'apporte  les 
cent  louis  dont  nous  sommes  conve- 
nus,  si  vous  êtes  mariée  à  Desmaretz  , 
ou  bien  je  solhcite  avec  la  plus  vive 
tendresse  que  vous  teniez  votre  pro- 
messe. — ■  Un  tel  pari ,  monsieur ,  ne 
peut  être  qu'une  plaisanterie.  Je  ne 
veux  point  de  vos  cent  louis.  ■ — Alors , 
nia  chère  Marianne  ,  je  réclame  mes 
droits.  ►—  Tous  n'en  avez  pas.  ■ —  J'ai 
tous  ceux  que  me  donne  là  passion 
la  plus  vive,  et  que  je  n'eusse  pas  cédé 
à  Desmaretz  ,  si  j'eusse  été  en  état  de 
vous  assurer  un  sort  aussi  brillant , 
et  que  je  serais  bien  fâché  de  vous  faire 
perdre.  Je  ne  vous  demande  que  de 


(  i3i) 
me  laisser  l'espérance  d'être  hieii  plus 
heureux  que  voire  amant  ,  parce  que 
vous  m'aimez  bien  plus  que  lui.  »  Un 
soupir  trahit  le  secret  tle  mon  cœur  ; 
alors  il  revint  à  ses  détestables  maxi- 
mes ,  et  ,  comme  j'en  avais  besoin 
pour  me  justifier  ma  conduite  ,  je  ne 
les  rejetai  pas  comme  j'avais  fait  jus- 
qu'alors. Il  n'est  que  trop  vrai  que  c'est 
l(î  cœur  (]ui  reçoit  les  bonnes  ou  les 
mauvaises  ojMuions.  Yinj^t-ijuatre  heu- 
res avaient  changé  tout  mon  être:  plus 
j'avais  aimé  la  vertu  ,  plus  sa  perte  me 
devenait  insupportable  :  ne  pouvant 
vaincre  les  remords  (pi'elle  m'inspi- 
rait, je  voulais  en  bannir  l'image. 

Desmaretz  re\int,  Bassompierre  l'a- 
vait  quitté. Desbarreaux  lui  dit  qu'il  m'a» 
vait  rendue  raisonnable  ,  et  qu'il  espé- 
rait qu'avant  peu,  je  serais  esprit  fort  (]  ): 


(l)  C'est   a.Dfci   que    *  .ii>jJtl;<içni  Ut    pniuiii»    j>l. 
Io»ophct 


C  i3^  ) 
il  l'en  remercia  •  mais  il  m'était  aisé  de 
voir  que  ce  n'était  pas  du  fond  du  cœur, 
qu'il  en  éprouvait  plus  de  jalousie  que 
de  contentement.  On  parla  de  la  né- 
cessité de  changer  de  nom,  et  ce  fut 
à  cet  instant  que  Desbarreaux  m'en- 
gagea à  prendre  celui  de  Marion  de 
Lorme  ,  que  j'ai  porté  pendant  près  de 
trente  ans. 


CHAPITRE  X. 


La  pente  du  vice  est  glissante ,  ra- 
rement on  s'arrête  après  le  premier 
pas.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que 
Desbarreaux  ne  me  laissa  point  de  re- 
pos que  je  n'eusse  francbi  le  second. 
Cependant  Desmaretz  l'ignora  toujours, 
et  nous  passâmes  même  pour  un  mo- 
dèle de  constance. 


(  i33  ) 
Madame   de  Saiiit  -  Evrcmont,    ne 
voyant  pas    revenir    Dorothée,    coin* 
nicnça  à  être  fort   incjuiète.  Elle  écri- 
vit à  ma  niùre,  ctsul,  par  sa  réponse, 
que  ni  moi,  ni    Dorolliée  n'étions  ve- 
nncs  à  Ballicrani.  Elle  exprimait  sa  dou- 
leur d'une  aussi  fàcliouso  aventure  dans 
les  termes  les  plus  touchans,  et  sup- 
pliait la  comtesse  de  faire  les  derniers 
efforts  pour  me  trouver.  Afin  que  je 
ne  fusse  pas  entièrement  perdue,   elle 
lui    demandait  en  grâce  d'obtenir   un 
ordre  pour    me  faire  renfermer  dans 
un  couvent  pour  le  reste  de  mes  jours. 
Nous  fumes  instruits  du   contenu   de 
la  lettre  par  Dorothée,  qui  avait  des 
relations  secrètes  avec  le  valet  de  cham- 
bre de  madame  de  Saint-Ev remont;  et 
Desmjiretz  ,     cpû     était     toujours    en 
grande  faveur  auprès  du  cardinal,  lui 
parla  de  moi  dans  les  termes  les  pins 
flatteurs,  me  peignit  comme  une  véri- 
table Aspasie ,  et  assura  son  ëmiucnce 


(i54) 

que  si  elle  voulait  me  prendre  sous 
sa  protection  ,  je  pourrais  rendre 
de  grands  services  à  l'Etat ,  si  une  fois 
je  n'avais  plus  l'inquiétude  que  ma 
famille  obtînt  un  ordre  pour  me  faire 
enfermer;  que  j'avais  une  très-jolie 
maison  dont  je  faisais  bien  les  hon- 
neurs ,  et  que  j'attirerais  les  étrangers 
et  qu'ainsi,  par  moi,  M.  le  cardinal 
pourrait  savoir  les  secrets  des  cours  de 
l'Europe.  Son  éminence  voulut  me 
voir  ;  mais  comme  il  aurait  été  fâché 
que  l'on  crut  qu'il  reçût  chez  lui  une 
femme  de  ma  sorte,  il  dit  à  Desma- 
reiz ,  il  faut  me  l'amener  avec  une  sou- 
tane et  un  grand  chapeau.  Ce  dernier 
me  connaissait  assez  pour  être  sûr  que 
cela  me  divertirait,  (i)  H  revint  donc 
chez  moi,  et  bien  chez  moi^  car  j'avais 

(i)  Quel  qu'extraordinaire  que  ceci  paraisse  ,  ce  l'est 
moins  que  de  prétendre  ,  avec  quelques  auteurs  ,  que 
le  cardinal ,  pour  venir  chez  Marion  »  se  de'guisa  en 
pantalon  (  acteur  italien). 


(  i35) 
aj)pnsi]ue  la  jolie  maison  de  la  rue  des 
TournclJcs  n'était  [)as  celle  où  demeu- 
rait M.  Desmarelz,  mais  qn'il  l'avait 
fait  meubler  pour  irioi;  et,  [)ai-  la  suite, 
je  la  lui  achetai.  Il  >inl  donc  sni\i  d'un 
domestique  qui  [)lara  sur  une  console, 
dans  le  salon ,  un  i^i  os  paquet  et  un 
carton  à  chapeau.  Je  croyais  que  c'é» 
tait  un  hahit  d'ama/one,  parce  que  j'a- 
vais marqué  le  désir  de  monter  à  che- 
val. Il  me  laissa  ouvrir  le  pafjuet,  et 
quand  je  ne  \is  qu'un  harnois  ecclé- 
siastique, je  lui  demandai  à  quel  bal 
nous  allions.  ■ —  Ce  n'est  pas  à  un  bal , 
mais  chez  un  prince  de  l'église ,,  un 
ministre  [luissant,  le  cardinal,  enfin.— 
Le  cardinal ,  et  sous  cet  habit?  —  C'est 
lui  qui  l'a  exij^é.  Si  quelques  dévotes 
vous  voient  passer,  avec  quelle  ardeur 
elles  prieront  le  ciel  de  vous  conserver 
cette  pieuse  vocation,  dans  FespC' 
rance  de  vous  avoir  pour  directeur. 
Mais,   en  vérité,  je   crains  que  sous 


(i56) 

cet  habit  vous  ne  soyez  trop  jolie,  et 
que  l'on  ne  s'y  méprenne  pas.  Je  pas- 
sai dans  ma  chaaibre ,  et  Darothée  rit 
comme  une  folie  ,  en  voyant  cet  accou- 
trCQient.  Le  grand  embarras,  c'était 
mes  cheveux,  ils  étaient  d'une  beauté 
parfaite  et  tombaient  presque  à  terre. 
c<  Si  vous  vouliez,  madame,  vous  coiffer 
comme  une  belle  personne  qui  de- 
meure dans  cette  rue,  vous  seriez  le 
plus  joii  abbé  possible.  Vous  devriez 
lui  aller  faire  une  visite,  vous  verriez 
comment  ses  cheveux  sont  coupés.— 
Et  tu  la  nommes?  • —  Ninon.  C'est  une 
personne  environ  de  votre  âge,  d'une 
beauté  parfaite  ^  elle  est  riche  et  voit 
tout  Paris,  même  des  femmes  très- 
sages.  Ce  serait  pour  vous,  madame, 
une  société  fort  agréable.  Profitez  de 
l'occasion.  »  J'en  parlai  à  Desmaretz, 
qui  me  dit  (jue  je  ne  pouvais  mieux 
faire:  Je  mis  une  robe  simple,  mais 
fort  élégante,  et  me  faisant  suivre  par 


(  i36  ) 
un  laquais,  j'arrivai  chez  elle.  Sa  mai- 
son donnait  sur  le  boulevard  à  dix  pas 
de  chez  moi.  Je  fis  demander  si  cUj 
était  visible.  Elle  répondit  qu'elle  mo 
recevrait  avec  plaisir. 

Nous  eussions  pu  ,  comme  ces  deux 
j^énéraux  i^rccs,  qni,  éloiniés  de  leur 
«grande  réputation,  restèrent  en  si- 
lence la  première  fois  qu'ils  se  NÎrcnt; 
ne  sachant  qni  des  deux  pouvait  le  cé- 
der à  l'autre,  nous  eussions  pu  ,  dis- 
je,  rester  interdites  de  trouver  tant  de 
beauté  dans  un  autre  visage  que  le  no- 
tre. Il  faut  en  convenir,  nous  étions  à 
cette  époque  les  deux  plus  belles  fem- 
mes de  Paris.  Je  devais,  comme  ve- 
nant la  chercher, Ini  pailcr  la  première, 
pour  lui  expliquer  le  sujet  de  ma  visite. 
Je  pris  donc  la  parole,  après  un  ins- 
tant de  silence,  et  je  lui  dis  :  ((  Vous 
avez,  mademoiselle,  nue  si  grande  ré- 
putation de  beauté  cl  de  goût ,  (jue 
NOUS  êtes  faite  pour  donner  des  modes 


(  i38  ) 
que  les  femmes  s'empresseront  de  sui- 
vre. Je  me  glorifierais  d'être  la  pre- 
mière à  sui\Te  vos  leçons,  et  je  suis 
tellement  près  de  vous ,  que  vous  pour- 
riez facilement  me  procurer  cette  sa- 
tisfaction. Tout  en  disant  cela ,  j'avais 
pris  place  auprès  d'elle  sur  une  ot- 
tomane ,  au»dessus  de  laquelle  était 
une  glace  qui  répétait  nos  images  ; 
je  pouvais  les  comparer,  et  je  con- 
vins que  Ninon  me  surpassait  en  ré- 
gularité j  mais  j'avais  encore  plus  de 
fraîcheur,  que  je  conservai  bien  moins 
long-temps  qu'elle.- — Yoilà  ,  me  dit 
Ninon ,  avec  une  grâce ,  un  enjoûment 
qui  n'appartenaient  qu'à  elle ,  une 
proposition  charmante,  que  j'accepte 
avec  d'autant  plus  de  plaisir,  qu'elle 
me  donne  la  certitude  de  vous  voir 
souvent  ;  car,  pour  que  la  mode  con- 
tinue à  mériter  ce  nom,  il  faut  qu'elle 
varie  sans  cesse.  Ainsi,  il  faut  que 
nous  nous   voyions  presque  tous  les 


(  1^9  ) 
jours.  *—  Cette  obligation  sera  fort 
douce.  Elle  m'assura  qu'elle  ne  serait 
pas  moins  agréable  pour  elle.  Depuis 
cet  instant,  il  s'établit  entre  nous  une 
société  si  sure  et  si  iieureuse,  qu'il 
est  impossible  d'en  imaginer  une  plus 
intime  entre  deux  femmes  belles  ,  jeu- 
nes, et  ayant  les  mêmes  prétentions. 
Je  lui  dis  le  sujet  réel  de  ma  visite. 
Elle  en  rit  de  bon  c(cur  ,  et  elle  m'as- 
sura que  je  serais  bien  heureuse  si  j'en 
étais  quitte  avec  le  cardinal,  ])Our  des 
confidences  politiques.  Enfin  ,  dit-elle, 
cVst  un  être  bien  importante  ménager; 
car  il  peut  surtout  faire  beaucoup  de 
mal.  Quant  à  la  perte  do  mes  beaux, 
cheveux,  elle  m  assura  que  j'y  gagne- 
rais nifiniment ,  et  m'en  f)orterais  beau- 
coup mieux  ;  que  de  très-longs  cheveux 
Citiguent  le  cerveau  dont  ils  tirent  trop 
de  substance.  Elle  envoya  sur-le-champ 
chercher  sou  coëlTi  nr,  et  il  me  coupa 
les  cheveux  à  la  Minon.  Le  nom  en  est 


(  i4o  ) 

resté  à  cette  manière  de  porter  les  che- 
veux. Le  traître  de  coifFeur  s'empara 
de  mes  longues  tresses  ,  dont  il  fit 
peut-être  une  perruque  pour  le  cban- 
celier  ,  et  jugez  le  singulier  effet  que 
devait  faire  le  contact  immédiat  de 
mes  cheveux,  au  travers  desquels  tant 
d'idées  folles  avaient  passé,  à  la  gravité 
du  premier  magistrat  de  France.  Je 
me  trouvai  au  reste  encore  plus  jolie 
avec  cette  coiffure  qu'avec  toute  autre, 
et  je  ne  regrettai  pas  la  fatigante  parure 
que  j'avais  sacrifiée  au  désir  de  me 
rendre  auprès  de  Son  Eminence. 

Kous  repassâmes  dans  le  salon  de 
]Ninon  '^  car  je  ne  pouvais  me  résoudre 
à  la  quitter.  Je  ne  voyais  point  de 
femmes  depuis  un  an  :  car  j'avais 
signifié  à  Dcsmaretz  que  je  ne  voulais 
pas  recevoir  les  trois  à  quatre  "  folles 
qui  s'étaient  trouvées  au  souper  le  jour 
de  mon  arrivée  ,  et  que  je  soupçon- 
nais être  d'assez  mauvaise  compagnie.  11 


(  lil  ) 

ïn^-wait  assurée  que  je  serais  toujours 
maîtresse  de  clioisir  mes  sociétés  , 
pourvu  qu'elles  ue  lui  enlevassent  pas 
mou  cœur,  qui  ,  je  le  crois,  lui  était 
assez  indiiréreut. 

Je  revins  chez  moi  ,  cncliantée  de 
?^^inou   et  de  ma   coilFnre  :  elle  allait 
à    ra\ir  avec    ma  sonlaue.  Desmaretz 
m'assura    que  toute  la  sainteté   de  la 
pourpre  ne   tiendrait  pas  contre  tant 
de  charmes  :  il  fit  mettre  les  che\aux , 
et  me  conduisit  au  Palais  Cardinal(i). 
En  traversant  les  galeries  et  les  nom- 
breuses   salles    qu'il    fallait    parcourir 
pour  arriver  auprès  de  Son  Eiuinence  , 
j'entendais  dire  :  c<  Ah  !  le  hel  abi)é  ! 
C'est  une    femme   et   une   très  -  belle 
fcumie  en   soutane  :  il   n*cst   pas  pos- 
sible qu'un  honmic  soit  ii  beau.  »  En 
entrant   dans   l'oratoire  du  cardinal  , 
où  il   étail  plongé   dans  une  profonde 

(i)  Dcpi.uk  Talau- Royal. 


(    l42    ) 

méditation  ,  je  fléchis  les  genoux  pour 
lui  demander  sa  bénédiction.  Il  leva 
les  yeux  ,  et ,  m'apercevant ,  il  fit  un 
cri  de  surprise,  ce  A  pprochez ,  appro- 
chez ,  ma  belle  enfant  •  j'ai  bien  fait 
de  vous  faire  mettre  en  habits  qui  dé- 
guisent votre  sexe.  Quest-ce  que  n'au- 
rait pas  inventé  la  calomnie,  si  on  avait 
su  que  je  recevais  tête  à  tête  une  aussi 
belle  fille  ,  et  il  fît  signe  à  Desmaretz 
de  sortir ,  et  celui-ci  obéit. 

ce  J'ai  voulu  vous  parler  seul  à  seul , 
parce  que  ,  dans  la  triste  place  que 
j'occupe  5  on  est  sans  cesse  obsédé  de 
soupçons  :  je  n'ai  pas  même  une  entière 
confiance  en  Desmaretz.  Vous  a-t-il 
dit  ce  qui  lui  donne  un  accès  si  facile 
auprès  de  moi? — Non,  monseigneur, 
et  je  ne  me  suis  pas  permis  de  le  lui 
demander.  —  Ah  î  c'est  fort  discret 
à  l'un  et  à  l'autre  j  mais  enfin  il  ap- 
proche souvent  de  moi  ,  et  je  veux 
savoir  s'il  m'est  aussi  attaché  qu'il  le 


(  1^3  ) 
prétend  ;  ainsi  c'est  lui  surtout  que  je 
mets  sous  votre  surveillance.  Instrui- 
sez-moi fidèlement  de  tout  ce  qu'il  fera 
et  dira  qui  pourrait  m'ètrc  dangereux. 
• — ^  Je  n'aurai  rien  ,  monseigneur,  à  dire 
à  V.  Era.  qui  ne  lui  prouve  de  plus  eu 
plus  rattachement  de  M.  Desmaretz 
pour  elle. — Voilà  qui  est  bien  pour  l'ins- 
tant; mais  si  vous  vous  apercevez  qu'il 
change  ,  je  vous  ordonne  de  m'en  aver- 
tir :  vous  aurez  soin  de  prendre  note 
de  tout  ce  qui  aura  quelque  impor- 
tance pour  la  sûreté  de  l'EUU  ;  vous 
me  l'écrirez  ,  et  ,  comme  ce  travail 
vous  prendra  quehjue  temps  ,  et  vous 
obligera  à  plus  de  dépenses  ,  je  vous 
donne  cimj  cents  francs  de  pension  par 
mois  ,  qui  vous  seront  payés  avec  une 
grande  exactitude.  Quand  vous  aurez 
des  choses  (|uo  vous  ne  voudrez  pas 
confier  au  papier,  vous  viendrez  sous 
le  même  costume ,  et  vous  ferez  an- 
noncer l'abbé  de  Ponto\ille  :  c'est  à  ce 


(  i44  ) 

titre  seul  que  je  puis  m'opposer  aux 
volontés  de  vos  parens,  qui  ont  résolu 
de  vous  faire  enfermer,  ou  de  forcer 
Desmaretz  à  vous  épouser,  ce  qu'il  ne 
fera  pas*,  ainsi  donc  voyez  si  la  sûreté 
de  votre  pays  vous  est  chère  ,  si  l'amitié 
et  la  reconnaissance  que  vous  me  devez," 
ne  peuvent  pas  balancer,  dans  votre;*- 
ame,  quelques  préjugés  ,  d'autant  plus 
qu'à  l'exception  de  Desmaretz  ,  je  ne 
vous  demande  de  m'instruire  que  des 
résolutions  de  l'étranger  ,  rien  autre 
chose. 

Je  vis  qu'il  ne  fallait  pas  refuser: 
j'acceptai  donc  ,  et ,  ayant  été  quelque 
temps  avec  Son  Eminence,  je  voulus 
sortir;  mais  elle  me  retint  pour  me 
faire  mille  éloges  sur  ma  beauté  et  mes 
grâces  :  mais  tout  cela  ne  m'ôtait  pas 
l'antipathie  que  j'avais  pour  le  cardi- 
nal, et  qui  ne  fit  que  s'accroître.  Quant 
à  la  commission  ,  qu'il  me  donnait  , 
je  me  gardai  bien  ,  dut-il  m'ôter  ma 


(  1  i5  ) 

pciision  ,  de  ne  lui  dire  que  ce  qui  ne 
pourrait  nuire  à  nos  amis.  Je  serais 
moins  scrupuleuse  à  l'égard  des  étran- 
gers; dans  les  clioscs  où  il  y  irait  du 
salut  de  Ja  Fiance.  Je  pourrais  bien 
aussi  Faverlir  des  bruits  publics,  mais 
sans  nommer  ceux  (jui  les  tiendraient; 
il  y  a  à  présumer  «juo  ma  corrcsj)on- 
dance  ne  lui  fut  pas  désagréable  :  car 
elle  se  soutint  ,  ainsi  que  les  émolu- 
mens  ,  tant  qu'il  vécut.  Celte  pension 
me  mettait  fort  à  l'aise ,  et  m'ùtait 
de  la  dépendance  de  M.  Desmaretz ,  et 
si  j'avais  su  régler  mes  fantaisies,  j'au- 
rais pu  ,  comme  INinon  ,  vivre  parfaite- 
ment indé|)endante.  Mais  j'aimais  le  luxe 
et  rien  n'était  assez  beau  [)our  moi. 
Jamais  personne  n'a  eu  plus  d'or  à  sa 
disposition  et  n'en  a  fait  nu  usage 
moins  raisonuablc. 

Avant  que  d'entrer  dans  le  détail  de 
(juelques-unesde  mésaventures,  car  on 
m'en  a  prêté  beaucoup,  je  reviens  à  un 
1. 


(  i46  ) 

scène  assez  gaie  qui   m'arriva  peu  d 
temps  après. 


•%«  ^-v  V*  «-«^  «  v«  %-«%«%  % 


CHAPITRE  XL 


J'avais  promis  à  Ninon  que  je  lui 
rendrais  compte  de  ce  qui  s'était  passé 
entre  moi  et  le  cardinal ,  je  le  lui  dis  , 
mais  elle  prétendit  que  j'étais  Ijien  dis- 
crète; que  je  ne  persuadrais  à  personne 
que  son  Eminence  en  était  restée  là 
avec  moi.  Je  l'assurai  que  cependant 
rien  n'était  plus  vrai ,  et  comme  nous 
soutenions  assez  vivement  notre  opi- 
pion  j  la  porte  s'ouvre ,  on  annonce 
îe  jeune  marquis  de  Yillarceau ,  le  fils  j 
de  mon  parrain  ,  qui  m'avait  vue  quel- 
quefois chez  la  comtesse,  il  me  recon- 
nutaussitôt;  ' —  ce  Quoi!  c'est  vqus  la 
belle  Marianne,  que  madame  de  Saint- 


(  l'^?  ) 

Evrcmont  cherche  tant.  • —  Vous  vous 
trompez, M.  le  marquis,  je  suis  Marion 
deLorme.— Quel  conte  me £iitcs-vous, 
croyez  vous  que  Ton  puisse  vous  avoir 
vue  une  fois,  et  ne  pas  conserver  une  idée 
bien  précise  de  votre  charmante  physio- 
nomie? mais  soyez  tranquillcjsi  Taima- 
ble  Marion  de  Lormc  veut  reconnaître 
en  moi  le  fils  de  son  parrain,  me  permet- 
tre de  lui  faire  ma  cour ,  je  lui  jure ,  foi 
de  chevalier,  que  je  soutiendraià  qui  me 
le  disputera  qu'elle  n'a  jamais  été  Ma- 
rianne Grapin. — A  cette  condition,  lui 
dis-jc  ,  je  ne  demande  pas  mieux.  »  II 
prit  ma  main  et  la  haisa  avec  une  ar- 
deur, qui  me  lit  presque  repentir  de 
lui  avoir  donné  la  pcrraissioii  do  venir 
cliez  moi:  mais  je  ne  pouvais  la  lui  re- 
fuser. Il  voulut  en  profiter  aussitôt,  et 
m'offrit  son  bras  pour  me  reconduire 
chez  moi.  PSinon  faccusa  d'infidélité. 
— Non,  dit-il,  je  suis  constant  à  la  beau- 
té. Depuis  ce  jour  il  fut  mou  ami,  mon 


(  i48  ) 

défenseur,  et  je   conserve    de  lui  un 
souvenir  agréable, 

11  n'en  est  pas  de  même  du  duc  de 
Buckingliam ,  dont  la  fin  tragique  m'af- 
flige encore.  Quoiqu'un  nombre  infini 
d'années  se  soient  écoulées  depuis  ce 
fatal   événement. 

Qui  n'a  pas   entendu  parler  du  su- 
perbe Buckingbam  ,  dont  la  faveur  com- 
mença sous    le  règne  de  Jacques  I.", 
roi  d'Angleterre ,  qu'il  gouverna  jus- 
qu'à sa  mort ,  comme  Richelieu  gou- 
verna Louis  XIIL  On  assure  qu'a^^ant 
vu  le  portrait  de  la  reine  de  France  , 
et  admirant  sa  beauté ,  madame  de  Suf- 
folk  lui  demanda  s'il  trouvait  cette  prin- 
cesse aussi  belle  que  Jenny  d'Epson  , 
qui  était  alors  la  maîtresse  du   duc  : 
il  dit  qu'il  n'en  savait  rien ,  puisqu'un 
portrait   pouvait    être  flatté,    mais  ce 
qu'il  savait,  c'est  qu'il  lui  serait  aussi 
facile  de  posséder  l'une  que  l'autre.  • — 
La  duchesse  indignée  lui  tourna  le  dos. 


(  1%  ) 

en  (Usant  qu'elle  ne  concevait  pas  Com- 
ment on  poiuait  porter  aussi  loin  l'ex- 
travagance. Le    propos  avait    été   en- 
tendu  et    rapporté   au    cardinal  ,    qui 
n'apprit  qu'avec  le  |)lus  «^rand  ctonne- 
ment,  que  ce  fut  cet  audacieux  que  le 
roi  d'Angleterre  envoyait  comme  am- 
bassadeur à  la  cour  do  France ,   pour 
chercher   madame   Henriette   (i)   qui 
devait  épouser  le  piince  de  Galles.  Le 
cardinal  avertit  le  roi  coml)icn  cet  am- 
bassadeur était  dangereux,  et  conseilla 
à  sa  majesté  de  faire    partir    la    reine 
pour  Fontainebleau.  Mais  madame  do 
Chevreuse  5  la  pkis  intrigante  des  fem- 
mes, qui  avait  fait  un  voyage  en  An- 
gleterre, et  qui  avait  pour  amant  lord 
Holland,   forma  l'odieux   projet   d'en 
donner  un  à  la  reine  dans  la  personne 
de  Buckingham  ;  elle  vanta  donc  à  cette 
princesse  toutes  les  qualités  du  favori 

(i)  raiedcIIcmilV. 


(  i5o  ) 
de  Jacques  I/"" ,  et ,  en  effet,  il  était  dif- 
ficile de  réunir  plus  de  moyens  de  plai- 
re, beauté,  esprit,  courage,  magni- 
ficence, mais  elle  ne  put  réussir  à  per- 
vertir cette  princesse  pénétrée  de  ce 
qu'elle  devait  à  son  époux  et  à  elle- 
même.  Elle  regretta  peu  de  voir  l'am- 
bassadeur repasser  avec  sa  belle-sœur 
l'e  détroit  j  elle  ne  s'écarta  jamais ,  com- 
me l'ont  assuré  quelques  auteurs  ,  des 
loisdel'honneur  et  de  la  religion  qu'elle 
suivit  constamment  jusqu'à  la  mort  ; 
personne  ne  peut  le  dire  avec  autant  de 
vérité  que  moi:  car  je  fus  confidente 
des  regrets  du  duc ,  de  ne  pouvoir 
réussir  à  se  faire  écouter  de  cette  belle 
et  malheureuse  princesse. 

Lord  Holland  qui  était  venu  chez 
moi  avec  le  comte  de  la  Ferté,dont 
il  avait  épousé  une  des  parentes,  y 
amena  à  son  tour  le  héros  d'Albion; 
Depuis  long -temps  Desmaretz,  s'étant 
convaincu  que  Desbarreaux  et  moi  nous 


(  i5i  ) 

îc  tron)pions  ,  avait  cnlicrcmcnt  sc[)arc 
SCS  intérêts  des  miens,  et  ne  conservait 
plus  avec  moi  que  dos  icla lions  politi- 
(|ucs.  C'était  toujours  Ini  (juc  je  char- 
geais de  mes  rapports  à  l'Eminencc,  et 
«jui  m'étaient  payés  hien  au  -  delà  de 
leur  \alcnr.  J'avais,  comme  je  l'ai  dit, 
acheté  la  maison  de  la  rue  des  Tour- 
nelles,  et  j'y  étais  entièrement  maî- 
tresse de  mes  actions.  Dosbarreaux  avait 
une  morale  trop  commode  j)Our  mo 
gêner  dans  mes  fantaisies  ■  il  ne  faut 
donc  pas  s'étonner  si  je  ne  cherchai  pas 
à  résister  aux  avances  rpie  me  fît  li; 
beau,  Taimable,  Taudacioux  Buckin- 
j^liam,  je  ne  comprenais  pas  comment 
la  reine  asait  [)U  résister  à  l'amour 
d'un  î'i  (hainiant  amant.  Il  en  était 
encoi  e  plus  surpris,  lui  <jui  n'avait  ja- 
mais rencontié  de  cruelles  ,  et  dont 
l'audace  vu  amo\U'  égalait  celle  rpi'il 
étalait  à  la  cour  de  Jaecpies  l.'*"  Il  Ta- 
>ail  porté  ,  (lil-on  ,  au  ii(/mt  de  faire  rc- 


devoir  au  cercle  de  la  famille  royale 
cette  Jenny  Epson  qui  se  mêlait  de  pré- 
dire et  ëtaitj  selon  toute  apparence,  un 
instrument  dont  se  servait  Buckingbani 
pour  parvenir  à  ses  fins  ;  il  n'y  a  au- 
cun doute  qu'il  trouvait  la  reine  infi- 
niment plus  aimable,  que  tout  ce  qui 
avait  jusque  là  captivé  ses  sens  ;  mais 
comment  échapper  à  la  surveillance 
jalouse  du  cardinal ,  qui  n'avait  pas 
voulu  laisser  le  moindre  ascendant  à 
Anne  sur  son  époux  ,  pour  le  conser- 
ver entièrement^  et  qui  ne  voulait  pas 
plus  que  la  reine,  en  s'attachantun  per- 
sonnage important  ,  trouvât  en  lui  un 
appui  dangereux  qui  aurait  pu  se  join- 
dre au  redoutable  parti  qui  voulait  per- 
dre le  cardinal.  11  la  tenait  éloignée  de 
la  cour,  sous  le  prétexte  que  sa  santé  ne 
lui  permettait  pas  de  paraître  en  public; 
et,  non  content  de  lui  avoir  enlevé  l'af- 
fection de  son  époux,  il  faisait  écouler 
ses  jours  dans  une  triste  solitude,  qui 


(  i55) 
n'était  animée  que  par  la  présence   de 
la  duchesse  de  Chevrcusc,  femme  in- 
finiment dangereuse,  et  qui  compro- 
mettait sans  cesse  son  auguste  maîtresse 
parles  conjurations  où  elle  avait  l'art 
de  l'associer  ,  sans  (jue  cette   princesse 
en   eût  connaissance.   C'est  ainsi   que 
périt  le  jeune  prince  de  Clialais ,  qui 
fut  accuse  d'avoir  voulu  faire  assassiner 
le  roi,  et  marier  la  reine  au  duc  d'Or- 
léans son  beau-frère  :  conjuration   in- 
ventée par  la  haine  ,  et  à  laquelle  les 
imprudences  de  la  duchesse  donnèrent 
quelqu'apparence  de  réalité. 

Cette  dame,  comme  nous  l'avons  dit, 
avait  pour  amant  le  lord  Holland  qui 
l'adorait  et  était  ami,  comme  nous  l'a- 
vons dit  aussi,  du  duc  de  Buckingham  , 
ils  imaginèrent  de  persuader  à  la  du- 
chesse qu  il  fallaitse  servir  de  la  puissance 
delà  cour  d'Angleterre  au  moment  oii 
le  prince  de  Galles  allait  devenir  heau- 
frcrc  d'Anne , pour  que  ce  prince  la  pro- 

7- 


(  i54    ) 

tëgeâî  contre  la  tyrannie  de  son  époux, 
€t  pour  cela  il  fallait,  disaient-ils,  que 
ie  lord  Buckingliam  eût  avec  la  reine 
un  entretien  particulier,  auquel  cette 
princesse  consentit  dans  la  seule  vue 
de  perdre  le  cardinal.  Buckingham 
était  chez  moi,  dont  le  cercle  devenait 
chaque  jour  plus  brillant ,  quand  on 
lui  apporta  le  billet  de  madame  de 
Chevreuse,qui  contenait  l'ordre  d'être  le 
en  demainàFontainebleau.  Jamais  je  ne 
vis  un  homme  plus  joyeux;  il  ne  dou- 
tait pas  que  ce  rendez-vous  ne  le  rendît 
l'iieureu  x  rival  du  roi.  Il  me  quitta  en 
ni'ass  urant  que ,  quehju'amoureux  qu'il 
fut  de  la  reine ,  s'il  n'y  allait  pas  de  l'in- 
térêt de  l'Angleterre,  de  renverser  la 
puissance  colossale  de  Richelieu  il  me 
préférerait  à  Anne  ,  quoiqu'elle  fut 
cliarniante  je  le  remerciai  de  cette 
galanterie,  mais  je  savais  à  quoi  m'en 
tenir. 
Cependantj'avoue  que  j'éprouvai  un 


(  l^^  ) 

nïaKiT  plaisir ,  loi-sqnc  Rappris  que  fo 
cardinal  avait  eu  Fadrcssc  de  rouiprc  ce 
reudez-vous  en  envoyant  un  courrier 
à  rarnbassadcur  au  moment  où  il  ani- 
\ai(  n  FonL'tini'bloau,  pour  le  j)rior  de 
revenir  aussitôt,  ayant  les  clioscs  les 
pins  importantes  à  lui  communiquer. 
Il  fallut  bien  qu'il  partît  et  allât  direc- 
tement au  Palais  Cardinal.  Le  premier 
ministre  ne  lui  laiss-a point  ignorer  qu'il 
claift  instruit  de  toute  sou  intrigue  avec 
la  duchesse;  qu'il  lui  conseillait  en  ami 
de  n'y  pas  donner  de  suite,  parce  que 
elle  pourrait  lui  cire  funeste.  Il  alla 
jusqu'à  lui  rapporter  les  termes  de  son 
pari,  Buckinghain  le  nia;  maïs  il  n'osa 
pas  retournera  Fontainebleau,  (îtks 
fctes  du  mariage  furent  tellement  rap- 
prochées ,  que  cinq  joi;rs  après  il  fut 
obligr  d<3  I  artir  avec  la  princesse.  Je 
le  regrettai,  il  rt'[)andail  anlcuir  de  lui 
un  grand  éclat;  il  était  si  nobL^ ,  si  ma^ 
gnilicpie  (pic  Ton  pou\alt  dire  (jii'il  tt  - 


(  i56  ) 
naît  beaucoup  de  place  partout  où  il 
était. 

Un  auteur  du  temps  de  la  régence , 
dit  qu'il  avait  à  sa  disposition  toutes  les 
finances  du  roi  d'Angleterre  ,  et  pour 
se  parer,  tous  lesdiamans  de  la  couron- 
ne. Avec  cela  il  est  difficile  de  ne  pas 
tout  subjuguer.  Il  m'écrivit  en  arrivant 
à  Londres;  je  lui  avais  recommandé 
une  grande  circonspection  dans  ses  let- 
tres ,  car  il  n'y  avait  aucun  doute  qu'el- 
les seraient  portées  dans  les  bureaux 
du  cardinal ,  avant  de  me  parvenir.  11 
sollicitait  la  grâce  de  revenir  en  France  ; 
était-ce  pour  la  reine ,  ou  pour  une  au- 
tre ?  J'ai  trop  de  modestie  pour  croire 
qu'il  y  eût  aucune  comparaison  de  cette 
grande  princesse  à  moi  ^  pais  il  en  faut 
convenir,  c'est  une  chose  triste  pour 
les  plus  grandes  dames:  elles  se  touvent 
souvent  en  rivalité  avec  celles,  dont  à 
peine  elles  voudraient  pour  leur  rendre 
les  plus  humbles  services. 


(i57) 
Le  roi  Jacques  I."  mourut  peu  de 
temps  après  le  mariage  de  madame 
HenriettejCjui monta  sur  le  Irùne  d'An- 
gleterre avec  son  mari.  Fille  d'un  héros, 
sœur  d'un  monarque  puissant ,  épouse 
d'un  roi  beau  ,  jeune ,  qui  l'aimait  ten- 
drement, et  dont  elle  était  siire  do 
(jjjnscrverla  tendresse,  étant  belle,  jeu- 
ne ,  vertueuse ,  et  fort  aimable ,  elle 
fut  néanmoins  la  plus  infortunée  des 
femmes  ,  et  si  elle  bi  illa  pendant  quel- 
ques années  d'un  grand  éclat,  les  mal- 
heurs dont  sa  maison  fut  accablée  l'as- 
socièrentàla  triste  destinée  de  la  maison 
dcsStuards,  qui  effraya  l'Europe  pen- 
dant près  de  trois  siècles,  par  les  catas- 
tro[)hes  sanglantes  dont  ses  [)riMCCS  fu- 
rent les  victimes. 


(  i58) 


%v*-«i»**«»«***»***^'***^*'»*«*»*«*«»***^»v»  **%*%■»*♦  *»%%*l» 


CHAPITRE  XII. 


Après  le  dépa^rt  de  Biickingliarri  ,  je 
n'avais  honoré  aueiin  de  ses  rivaux  d'||fi 
regard  de  bienveillance.  Je  trouvais  si 
peu  de  comparaison  entre  lui  et  cette 
foule  d'adorateurs  qui  obsédaient  mes 
pas,  qu'en  vérité  ,  j'avais  envie  de  me 
retirer  dans  un  écrivent,  ou  bien  dans 
une  campagne  isolée.  Desbarreaux  mê- 
me 5  dans  cet  instant ,  ne  me  plaisait 
pas,  et  sa  philosophie  n'avait  plus  le 
pouvoir  de  me  faire  croire  que  toute 
la  félicité  de  l'homme  consiste  dans 
les  plaisirs  des  sens;  enfin  un  ennui 
insuportable  me  poursuivait. 

Un  soir^que  j'étais  chez  Ninon  ,  et 
qu'elle  me  plaisantait  sur  ce  qu'elle  ap^ 
pelait  la  tristesse  de  mon  veuvage ,  on 


(  '■'>)) 

|>arla  du  marcclial  de  Gncb-iarit  sd 
laissanl  consumer  de  chagrin  depuis  la 
mort  de  la  maréchale  ,  i)clle  et  ver- 
tueuse Tcmnie,- et  encore  plus  aimaljlc  j 
il  l'avait  épousée  d'amonr  ,  et  leur 
union  qui  ne  dura  (juiî  trois  ans  fut 
comme  \m  jour  sans  nuaj^e.  l'ne  mala- 
die cruelle  et  fort  prompte  l'enleva  , 
(pi'elle  avait  à  peine  atteint  vini^^t  ans. 
Le  maréchal  fut  trois  jours  dans  un 
délire  si  \ioler>t,  que  personne  n'osait 
rapprocher.  Enfin  ayant  passe  ce  temps 
sans  dormir  ni  prendre  aucune  nonr^- 
riture  ,  il  tomba  d. JUS  un  anncantisso- 
ment  qui  donna  la  possibilité  de  lui 
rendre  des  soins.  On  le  mit  dans  un  lit, 
et  on  lui  fit  avaler  une  cuillerée  de  vin 
de  Malaxa,  et  peu  à  peu  il  revint  à  la 
vie  et  à  la  conuaissaucc  de  son  mal- 
heur. 11  défendit  qu'aucune  femme  pa- 
rût devant  liii-  il  lui  semblait  (jue  c'é- 
tait une  injustice  du  ciel  d'avoir  con- 
serve la  vie  '^  des  créatures  de  son  sexe, 


(  i6o  ) 
tandis  que  sa  chère  Léontine  n'existait 
plus  y  il  partit  pour  une  terre  qu'il  avait 
près  de  Piambouillet.  Le  château, d'une 
construction  gothique  ,  était  placé  au 
milieu  de  la  forêt  j  il  s'y  renferma  avec 
ses  aides-de-camp ,  son  secrétaire  ,  ses 
valets  de  pied  et  ses  cuisiniers.  On 
entrait  par  un  pont-levis  •  il  donna 
l'ordre  que  l'on  ne  le  baissât  jamais, 
que  pour  faire  entrer  les  choses  de  pre- 
mière nécessité. 

Il  y  avait  un  an  qu'il  vivait  ainsi  , 
pleurant  sa  chère  Léontine.  On  n'avait 
pu  le  déterminer  à  sortir  de  ces  tristes 
murailles  ,  la  crainte  de  voir  une  fem- 
me l'y  retenait ,  et  quand  on  lui  repré- 
sentait qu'il  se  devait  à  sa  patrie ,  et 
qu'après  ses  hauts  faits  d'armes  il  ne  lui 
était  pas  permis  de  rester  dans  une  si  cou- 
pable inaction,  il  disait  :  «J'ai  payé  ma 
dette  à  l'Etat  5  je  l'ai  servi  trenteansavee 
gloire  :  j'avais  cru  que  le  ciel  pour  m'en 
récompenser  avait  fait  naître  Léontine, 


(  iGi  ) 

je  l'ai  perdue  je  n'ai  plus  qu'à  mourir.  )î 
On  racontait  cette  touchante hij|toirc, 
comme  je  Tai  dit ,  chez  ^linon  ,  qui 
assurait  que  si  luic  femme  a\ait  la  cha- 
rité d'cntrcprcndie  sa  ^uerison ,  il  n'y 
a  aucun  doute  (ju'clle  serait  bientôt 
complète:  «Voilà,  me  dit-elle  en  riant, 
une  cure  dij^ne  de  vous,  et  qui  vous 
ferait  un  honneur  infini,  • —  Je  no 
m'en  charge  pas  ;  pensez  donc  que  le 
maréchal  a  cinquante  ans.  • —  Cela  ne 
fait  rien  c'est  un  bel  homme,  il  est  fait 
à  peindre  •  il  a  un  beau  nom ,  une  «gran- 
de fortune  ,  c'est  un  meurtre  do  le 
laisser  s'enterrer  tout  vif.- — Comment 
voulez  vous  (pi'on  le  tire  de  cet  état , 
puisqu'il  ne  veut  voir  aucune  femme? 
• — 11  faut  bien  qu'il  en  aperçoive  quel- 
quefois.» Enfin  je  me  défendis  de  me 
charger  de  guérir  fhumeur  noire  de 
M.  de  Guébriant.  Cette  idée  cepen- 
dant me  parut  sortir  de  la  route  or- 
diniiire  et  capable  de  m'arracher  ù  mon 


(  i62  ) 
apathie.  Je  revins  chez  moi,  et  jéT  don-» 
nai  ordre  à  Laurent  de  partir  pour 
Rambouillet  ,  de  s'informer  s'il  n'y 
avait  pas  quelque  maison  dans  le 
voisinage  du  château  qu'habitait  le  ma- 
réchal 5  où  l'on  pût  loger  commodé- 
ment. Je  lui  recommandai  de  s'infor- 
mer de  ce  que  faisait  et  disait  cet  in- 
comparable mari. 

Il  revint  trois  jours  après  ,  et  me  dit 
qu'il  y  avait  une  tour  qui  dépendait 
du  château  de  Quincy  (c'était  le  nom 
de  la  terre  de  M.  de  Guébriant  ),  que 
cette  tour  était  un  rendez-vous  de 
chasse  ,  qu'elle  était  très-logea])le  et 
fort  bien  meublée,  que  le  garde-général 
de  la  terre  habitait  avec  sa  femme  le 
rez-tJe-chaussée ,  et  louerait  volontiers 
les  étages  supérieurs  j  qu'au  surplus 
les  gens  du  maréchal  disaient  que  leur 
maître  mettait  à'  présent  dans  sa  con- 
duite plus  d'entêtement  et  d'orgueil 
que  de  vraie  douleur ,  qu'il  oommen- 


(  '('3  ) 
fait  à  se  mettre  à   la  fenttrc  du  cote 
de  la  foret ,  et  qu'il  ne  se  relirait  pas, 
lorsqu'il  passait  une  femme,  quand  on 
ne  le  voyait  pas  :  ce  fut  assez  pour  me 
déterminer  à  partir.  Je  fis  faire  un  ha- 
billement de  veuve  qui  me  seyait  fort 
bien  ;  je  fis  habiller  Dorothée  en  grand 
deuil,  ainsi  que  Laurent, ek^  sans  autre 
suite  ,  j'arrivai  à  Quincy  ,  où  je  restai , 
pendant    quelques    jours  ,     enfermée 
comme  une  femme  (jui  veut  être  toute 
à    sa    douleur.    J'avais     donné    ordre 
à  Laurent  de  dire  au  garde  que  j'étais 
la  baronne  de  Knieword  ,  veuve  d'un 
capitaine  de  Lans(|uenels  ,  au  service 
de    Franco.  La   Ramée  et    sa  femme 
me  plaignirent  d'avoir  perdu  si  jeune 
un  é[)uux  ,  que  l'on  disait  fjue  j'adorais. 
Quand  mon  existence  fut  connue  (l;iiis 
le  canton  ,  je  sortis  pour  preiulie  fair 
dans  la  forêt  m'appuvant  sur  h;  bras  de 
Doroihée  ,  et  suivii.*  do  liaurent  •  peu 
à  peu  je  lis  mes  promenades  plus  Ion- 


(  i64  ) 

gués  5  je   vins  jusque  sur  les  bords  des 

fossés    de  Quincy.  Je  \is  le  maréchal 

à  la  fenêtre ,  et  je  crus  apercevoir  qu'il 

fit    un  mouvement  de  surprise  en  me 

voyant;  je  tournai  brusquement  d'un 

autre  côté,  comme  quelqu'un  que  ses 

méditations  ont  amené    par   mégarde 

dans  un  chemin  qu'il  était  fâché  d'avoir 

pris  5  et  ,   pendant  huit  jours  ,  je  ne 

m'approchai  pas  autant  de   Quincy  5 

mais  assez  pour  être  vue  du  maréchal , 

qui  restait  à  la  fenêtre  tout  le  temps 

qu'il  pouvait  me  suivre  des  yeux. 

Un  jour  que  j'étais  venue  m'asseoir 
sur  une  grande  pelouse,  presqu'en  face 
du  château  ,  mais  pas  assez  près  pour 
que  je  parusse  avoir  le  dessein  d'être 
remarquée,  je  fis  toutes  les  mines  d'une 
femme  qui  s'évanouit.  Dorothée  ,  qui 
était  dans  ma  confidence,  me  soutenait 
dans  ses  bras ,  et  ,  comme  si  elle  n'eût 
pu  me  faire  revenir,  elle  dit  a  Laurent, 
qui  était  aussi  du  complot ,  d'aller  au 


(  i65) 
cliateau  chercbcr  du  secours ,  que  sa 
maîtresse  se  mourait,  et  Laurent  cou- 
rut avec  toute   l'apparence  du  zèle  le 
plus  pur.  Le  maréchal  n'avait  pas  quitté 
la  fenêtre  depuis  que  j'étais  là  :  il  avait 
vu  aussi  que  je  me  trouvais  mal  ,  et  , 
ne  pouvant  résister  à  l'intérêt  que  ma 
ressemblance   avec  feue  la  maréchale 
lui  inspirait, il  avait  donné  ordre  qu'on 
allât  savoir  si  on  ne  pouvait  pas  m'ètre 
utile.  Laurent  arriva  au  moment  où  le 
valet  de  chambre  de  M.  de  Guébriant 
sortait.  11  lui  dit  :  «  Ah  !   monsieur, 
aidez-moi  à  transporter  ma  maîtresse 
jusque  chez  elle  :    elle  est  mourante. 
—  INon  ,   non  ,   dit  le   maréchal  ,  qui 
était    descendu    pour    donner    Tordre 
de   m'apportcr    au    château  ;   il   vaut 
mieux  la  conduire  ici  >)  ,  et,  emporté 
par  un  mouvement  dont  il  n*était  pas 
le    maître  ,  il  sortit  avec  son  premier 
aide-de-canip,  (jui  se  nommait  Sainte- 
Croix  ,   et   ils    aiilNcrent  jusqu'à   UT^i. 


(  i66) 
Mes  yeux  étaient  fermés  ,  ma  respi- 
ration haute  et  oppressée  j  de  légers 
mouvemens  convulsifs  agitaient  les 
muscles  de  mon  visage  et  mes  mem- 
bres; mais,  du  reste,  je  n'entendais 
rien,  je  ne  répondais  à  rien.  Dorothée 
se  désolait.  «  Ma  pauvre  maîtresse  ! 
triste  effet  d'une  douleur  qui  la  tue  , 
être  veuve  à  vingt-quatre  ans.' — Hélas  ! 
c'était  l'âge  de  Léontine  ,  reprit  le 
maréchal ,  d'une  épouse  adorée.' — Eh  ! 
monsieur,  voyez conmie  elle  est  pâle.  » 
Le  maréchal  voyait  que  j'étais  belle  , 
et  il  ne  voulait  pas  manquer  l'occasion 
de  m'avoir  dans  son  château.  11  crai- 
gnait qu'en  revenant  à  moi,  je  ne  m'y 
opposasse  ,  et  il  se  hâta  de  dire  à  mes 
gens  et  aux  siens  de  me  prendre  dou- 
cement, et  de  le  suivre.  11  marchait 
devant, donnant  le  bras  à  Sainte-Croix, 
et  il  disait  :  «  Convenez  que  la  ressem- 
blance avec  Léontine  est  extraordinaire  * 
' — J'en  conviens,  disait  Sainte-Croix.  » 


(.167  ) 

Quand  on  fut  entré  dans  le  cliateau, 
il  nie  fit  placer  sur  un  lit  dans  un  ap- 
partement qui  était  eclui  de  la  maré- 
clialo,  (juand  elle  venait  chasser  avec 
son  mari, on  n'avait  pas  eu  l'instant  de 
choisir  :  alors,  tous  les  soins  me  furent 
prodij^ués,  toute  la  pharmacie  du  châ- 
teau fut  apportée  dans  ma  chambre- 
j'ouvris  un  œil  mourant  cjue  je  refermai 
soudain  comme  s'il  était  Lle$sé  par  la 
lumière.  Enûn  je  rcNins  tout-à-fait  à 
moi.  ce  Mi^  où  suis- je  ?  dans  une  mai^ 
son  étranf^ère  ?  »  ■ —  Non  ,  madame  , 
nous  ne  pouvons  pas  être  étranf^crsTun 
à  l'autre,  le  malheur  nous  unit.  Je  le 
remerciai  de  ses  touchantes  paroles, 
mais  je  veux,  dis- je,  retourner  (hms  ma 
bolitude,  être  tout  à  ma  douleur.* — 
Rien  ne  vous  en  distraira  ici. 

J'avais  choisi  exprès  la  fin  du  jour 
puur  celte  scène,  et  il  ne  faisait  presque 
plus  clair. —  Ah!  je  lUi  iouffriiai  [)as  ^ 
madame, 'que  vous  vous  exposiez,  à  fair 


C  168  ) 

de  la  nuit ,  vous  la  passerez  ici  :  le  pont 
est  levé  et  il  ne  sera  pas  baissé.  Je  mar- 
quai beaucoup  d'humeur,  de  chagrin, 
je  crois  même  que  je  pleurai  ;  mais  le 
maréchal  n'en  tint  compte;  il  me  quitta 
pour  laisser  le  temps  à  Dorothée  de  me 
déshabiller  et  de  me  coucher,  puis  il 
demanda  la  permission  que  l'on  servît 
le  souper  dans  ma  chambre ,  je  n'avais 
pas  trop  le  droit  de  m'y  opposer.  Le 
maréchal  eut  pour  moi  les  attentions 
les  plus  délicates  :  il  se  retira  à  minuit, 
je  dormis  parfaitement ,  je  me  levai  de 
bonne  heure  et  je  me  disposais  à  quit- 
ter le  château,  quand  M.  de  Guébriant 
me  dit  que  le  déjeûner  était  prêt,  que 
je  partirais  de  suite  puisque  je  le  vou- 
lais. Après  le  déjeûner ,  je  l'assurai  d'un 
ton  très-ferme  que  je  voulais  retour- 
ner chez  moi  :  le  maréchal  donna  ordre 
que  l'on  mît  les  chevaux  ,  et  il  me 
demanda  la  permission  de  m'accom- 
pagner;  je  ne  pouvais  la  refuser. 


(  1*59  ) 

Pendant  la  roule  il  ne  me  parla  que 
de  sa  Léontine  ,  je  ne  lui  répondais 
qu'en  peignant  mon  Alfred  comme  un 
véritable  héros  de  roman.  Arrivé  à  la 
tour  ,  il  voulut  absolument  monter,  il 
trouva  que  j'étais  affreusement  logée  , 
qu'il  fallait  absolument  qtie  j'acceptasse 
un  appartement  chez  li  j  je  le  refusai 
avec  dignité  :  il  me  ({uitta,  mais  dès  le 
lendemain  il  revint  ;  enfin  que  vous 
dirai-je?  au  bout  d'un  mois  j'étais  chez 
lui,  occupant  l'appartement  de  la  ma- 
réchale, et  son  époux  ,  trompé  par  la 
ressemblance  m'avait  transporté  tout 
l'amour  qu'il  avait  pour  la  défunte , 
vous  me  demanderez  peut-être,  dis-je, 
si  je  le  partageais  ;  je  vous  assure  que 
non  :  mais  je  m'étais  persuadée  qu'il 
m'épouserait  ;  il  me  l'avait  même  pro- 
mis. Il  fallait  laisser  passer  quelque 
temps  encore  pour  ne  pas  [laraître  avoir 
si  tôt  oublié  l'idole  de  son  ccrnr.  Ce 
qu'il  y  avait  d'assez  cunuvenx  dans 
1.  '      8 


(  lyo  ) 
notre  position ,  c'est  qu'il  s'en  souve- 
nait  à   merveille  ,   que  c'était  à    elle 
qu'il  offrait  ses  hommages  ,  et ,  quand 
il  se  souvenait  que  ce  n'était  pas  elle , 
il   se   mettait    en   fureur   contre   lui- 
même  ,  s'accusait  d'infidélité  et  de  par- 
jure 5  me    demandait  de  n'avoir  avec 
moi  d'autres  liens  que  ceux  de  l'amitié. 
Il  savait  (car  il  avait  fallu  le  lui  dire, 
dans  la  crainte  qu'il  ne  l'apprît  d'un 
autre)  qui  j'étais  ;  mais  je  l'assurai  que 
je  l'aimais  avant   son  mariage  ,   pour 
l'avoir  vu  chez  madame  de  Saint-Evre- 
mont  5  et  que  ,  le  sachant  libre  et  mal- 
heureux 5  j'avais   tout   tenté   pour  le 
rendre  à  la  société  dont  il  faisait  l'or- 
nement par  ses  qualités  brillantes.  Il 
était  néanmoins  convenu  que  je  serais 
toujours  chez  lui  la  baronne  de  Rnie- 
■\vord.  Cette  manière  d'être  m'enimyait 
assez  :  nous  ne  voyions  personne  ,  pas 
même  le  curé  ',   les   aides-de-camp  se 
tenaient  à  une  respectueuse   distance 


i 


(  171  ) 

^e  moi;  enfin  le  niarcclial  s'aperrutquo 
je  m'ennuyais  :  il  ino  proposa  de  revenir 
à  Paris, et  de  continuer,  comme  je  faisais 
depuis  que  j'étais  au  Quincy,  à  tenir  sa 
maison.  Je  lui  dis  que  j'en  avais  une  que 
j'aimais  beaucou[).  "  Je  suis  persuadé 
qu'elle  est  jolie  ,  que  n'embelliricz- 
vous  pas?  mais  l'Iiùtel  de  GucLriant 
est  sûrement  plus  agréable  encore.  » 
Je  consentis  à  ce  qu'il  désirait. 

A  peine  arrivée  à  Paris  ,  j'allai  voir 
Ninon.  Je  lui  contai  mon  aventure  ; 
elle  ne  savait  ce  que  j'étais  devenue. 
c(  Pour  toute  autre  que  vous,  ma  chère 
enfant ,  ce  serait  une  fortune  assurée  : 
il  n'y  aurait  aucun  doute  que  le  maré- 
chal vous  épouserait  ;  mais  il  faudrait 
pour  cela  une  prudence  ,  une  adresse 
et  surtout  une  patience  dont,  je  suis  sur, 
vous  n'êtes  pas  capable.  »  Elle  avait 
Ijien  raison. 

Nous  passâmes  fjuclques  mois  de  la 
même  manière.  Ceux  (jui   reconnais- 

8. 


(  172  ) 
saient  Marion  de  Lorme  dans  la  ba- 
ronne de  Rnieword  en  gardaient  le 
secret  ;  mais  j'avais  chaque  jour  des 
querelles  avec  le  maréchal  ,  qui  me 
trouvait  trop  vive  ,  trop  gaie  ,  comme 
moi,  je  le  trouvais  bien  trop  grave  et 
trop  triste  ;  ainsi  il  y  avait  tout  lieu 
de  croire  que  nous  ne  serions  pas  long- 
temps unis. 


CHAPITRE   XïlI. 


Je  n'aimais  ni  plus  ni  moins  le  ma- 
réchal: mais  je  me  repentais  de  plus 
en  plus  de  l'avoir  rendu  maître  de 
mes  actions  ,  et  je  ne  cherchais  qu'une 
occasion  d'échapper  à  son  joug  ,  d'ail- 
leurs je  craignais  le  cardinal ,  qui  le 
détestait.  Ninon  m'avertit  que  j'avais 
lorl  de  me  laisser  oublier  de  Son  Emi- 


(  175  ) 
ncncc  ,  et  je  résolus  de  rcvcillcr  Tin- 
térél  qu'il  me  témoignait ,  et   de  me 
rendre  utile.  Je  venais  de  rrcevoir  une 
lettre  de  BuckinL;liam  ;  je  pensai  qu'eu 
la   portant  à  M.  de   Piiclîelie\i  ,  je   me 
rcndiais  nécessaire  •,  je  n'imaginais  pas 
que  la   puissance  du  premier  ministre 
put   s'étendre  au-delà   de   la  Manclic  ; 
je   me  faisais  un  plaisir  malin  de   lui 
faire  lire  les  injures  que  Buckingliani 
lui  dis.iit;  et  puis  ,  je  ne  le  cache  point , 
il  y  entrait  un  peu  de  jalousie  contre 
la  grande  dame  ,  que  je  ne  pardonnais 
pas  au  duc  de  me  préférer.  Mon  inja- 
i^ination   m'a   toujours   entraînée  ,  et  , 
dans  celte  occasion  ,  elle  m'a  préparé 
un  chagrin    que   le   temps  a    afl'aibli  , 
et  n'a  pas  détruit.  Je  voulais  donc  ren- 
dre au  miniî^tre  la  lettre  que  Buckin- 
gham  m'écrivait.  Elle  n'avait  pu   par- 
\enir  à   la   connaissance   du  cardinal; 
car  elle   m'avait  été  apportée  directe- 
tcment  p^r  un  aide  decamp  du  général 


C  17-^  ) 

anglais.  Elle  disait  beaucoup  de  choses , 
comme  on  en  peut  juger  j  car  je  la 
transcris  ici  toute  entière. 

«  Ma  jolie  Marion  ,  l'amour  maudit 
»  la  gloire  et  l'ambition.  Je  suis  bien 
))  puni  de  ma  haine  implacable  et  de 
y)  ma  mortelle  jalousie  contre  ton 
))  damné  de  cardinal.  Sans  les  secours 
»  que  j'ai  engagé  mon  maître  à  donner 
»  aux  Rochellais ,  je  serais  à  tes  pieds , 
))  et  tu  serais  dans  mes  bras.  Mais 
:>5  comment  laisser  cet  insolent  mi- 
»  nistre  acquérir  une  gloire  qui  ajou- 
»  terait  à  sa  puissance?  Aussi  j'ai  dé- 
»  terminé  le  roi,  mon  maître,  à  se- 
y)  courir  les  protestans  ,  lui  qui  est 
rj  catholique  dans  le  cœur.  Je  lui  ai 
»  persuadé  ,  ainsi  qu'à  la  reine  ,  qu'il 
»  fallait  perdre  l'ennemi  de  la  reine 
y)  de  France  ,  et  que  le  seul  moyen 
»  était  d'empêcher  Richelieu  de  s'em- 
33  parer  de  la  Rochelle  ,  et  Charles 
33  m'a  remis  tous  ses  pouvoirs  3  Par- 


(175) 
»  niemeiit  est  très-conskk'rablc.  J'cs- 
))  père  bien  que  la  levée  du  siège  ne 
»  sera  pasTafTaire  de  quinze  jours;  nous 
»  sommes  attendu*  dans  la  ville  comme 
»  des  libérateurs  ;  enfin  je  compte  , 
))  avant  peu  de  temps  ,  que  nous  se- 
))  rons  réunis,  dût  madame  de  Che- 
»  vreuse  en  enrager.  Je  n'en  dis  pas  de 
»  même  d'une  dame  d'un  bien  plus 
»  haut  rang  ;  je  ne  voudrais  pas  qu'elle 
»  sût  combien  je  t'aime.  Je  ne  le  caclie 
»  pas  que  je  tiens  infiniment  à  elle  , 
»  peut-être  parce  qu'elle  ne  rn'a  cn- 
))  core  accorde  que  quelques  regards  , 
))  où  se  peignait  une  bienveillance 
»  marquée-,  mais  enfm  c  est  à  elle  seule 
»  que  je  veux  dérober  nos  amours  j 
»  ils  n'en  seront  pas  moins  empressés. 
»  Je  meurs  d'impatience  de  retourner 
»  dans  les  lieux  que  (u  habites,  res[)i- 
))  rer  sur  ta  bouche  disiiic  ,  loprinci[)c 
>:>  de  ma  vie  qui  s'aflaibllt  tuu>  les  jours 
»  eu  ton   absence.  Depuis   <|ue  je  suis 


(  J76  ) 
»  privé  de  ta  vue  enchanteresse  ,  tout 
»  dépérit   dans   mon  existence  ,  je  ne 
V,  suis  plus  l'heureux  mortel ,  si  heu- 
))  reux    de    t'avoir  plu  ,   et  que   tout 
»  réjouissait   près  de  toi.  Tout  m'af- 
))   flige  niiiin tenant ,  tout  m'importune; 
»  de  noiis  pressentimens  m'agitent  et 
»  circulent  avec  mon   sang  ,  mes  idées 
»  roulent  sans  cesse  sur  les  évènemens 
»   de  ma  vie  ,  que  je  regrette  tant ,  et 
»   ne  s'arrêtent  phis  que  sur  les  avant- 
»   ooureurs  de   ma   destruction.  Oh  î 
»  Ma  ri  on  ,  Ma  ri  on  si  chère  ,  serait -il 
)^   donc   écrit  que   je   ne  te    reverrai 
»  jamais.   Si  ce  cruel  arrêt  est  porte 
»   contre  moi  ,  je  ne  désire  plus  de 
»   conserver  la  N^e  :  elle  me  serait  in- 
»   supportable,  ou  Marion  ou  la  mort. 
yi  Adieu  ,  maîtresse  adorée  de  l'amant 
:>■)  le  plus  tendre  ;  si  le  sort  dispose  de 
»   moi  avant  que  je  puisse  te  revoir, 
>:>   souviens  -  toi    quelquefois   de    mes 
X)  transports  brûlans  et  du  torrent  de 


(  177  ) 
»  délices  que  tu  faisais  couler  dans 
))  mes  veines  ;  rappelle -loi  avec  at- 
))  tendrissenicnt  les  preuves  de  mou 
))  amour  et  celles  de  ma  tendresse  ; 
))  enfiD  que  tes  beaux  yeux  ,  organes 
))  de  Ion  cœur  ,  versent  quelquefois 
»  des  larmes  au  triste  souvenir  du 
))   malheureux   duc  de   Buckinj^am.    » 

J  écris is  au  ministre  qu'ayant  à  lui 
conmiuniquer  une  lettre  d'Ani;leterre 
très-imjiortantc  ,  je  le  sup]iliais  de 
m'accorder  un  moment  d'audience 
particulière  ,  et  que  je  le  priais  de  per- 
mettre que  ce  fut  sous  les  habits  do 
mon  sexe  ;  que  mademoiselle  de  Lorme 
n'était  plus  pour  lui  la  jolie  petite  Ma- 
rital .  et  n'aNait  plus  l'air  assez  in- 
j;énu,pour  qu'on  la  confondit  avec 
les  élèves  de  Vincent  de  Paul  ;  qu'on- 
fjn  ,  à  mon  âge,  je  pouvais  bien  ob- 
tenir la  faveur  ([uc  je  sollicitais  ,  sans 
éveiller  la  calomnie. 

Le  cardinal   me  lit  diro  cpTil  ni'al- 

8.. 


(178) 
tendait  à  son  palais  vers  minuit.  Nou- 
vel embarras.  Le  maréclial  de  Gué- 
hriant  venait  rarement  ,  depuis  quel- 
que temps  j  passer  les  nuits  avec  moi, 
mais  je  lai  en  avais  accordé  le  droit. 
Il  pouvait  en  avoir  la  fantaisie  préci- 
sément cette  nuit-là  ,  et  ,  s'il  ne  me 
trouvait  pas  ,  comment  lui  dire  que 
j'étais  chez  le  cardinal  qu'il  déteste? 

J'eus  recours  à  Ninon  :  elle  était  tou- 
jours mon  unique  amie  ,  la  dépositaire 
de  mes  plus  secrètes  pensées  j  c'était 
elle  qui  m'avait  conseillé  de  ne  pas  me 
laisser  oublier  du  cardinal;  mais  elle 
fut  aussi  déconcertée  que  moi  de  l'heure 
du  rendez-vous,  ce  Que  veut-il  donc, 
cet  homme  qui  existe  à  peine?  Com- 
ment ne  donne -t -fil  pas  la  nuit  au 
sommeil.- — Qu'il  dorme  ou  qu'il  veille, 
répondis-je ,  cela  m'estbien  indifférent  ^ 
j'ai  trop  haute  opinion  d'un  prince  de 
l'Eglise  5  pour  penser » 

Mais  ce  n'est  pas  ce  qui  m'inquiète , 


(  K<)  ) 

ce  que  je  crains  ,  c'est  que  le  marc- 
cbal,  ne  fut  ce  (|ue  pour  dormir ,  vienne 
celte  nuit.  Que  lui  dire?  Il  faut ,  mu 
chyre  INinou  ,  (juc  vous  vous  vu  em- 
pariez ,  et  cpie  vous  trouviez  le  moyeu 
de  Toeeupcr  si  bien  ,  qu'il  ne  pense 
pas  à  moi.' — Cela  ne  sera  pas  difficile  , 
car  c'est  un  homme  bien  sin^^ulier. 
D'après  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  vous, 
pouvait-on  croire  qu'il  vous  serait  in- 
fidèle ?  Il  Ta  bien  été  ,  pour  moi,  aux 
mânes  de  sa  chère  Léontine-,  cependant 
il  est  certain  qu'il  a  ,  depuis  quelques 
semaines  ,  une  fantaisie  pour  Clii- 
mène  (i)  ,  et  il  n'a  pas  jm  obtenir  un 
moment  d'entretien  ,  parce  qu'elle 
tremble  que  le  prince  de  Condé  ,  qui 
en  est  fou  ,  ne  le  sache.  Je  lui  dirai 
qu'elle  peut  venir  en  toute  sûreté  sou- 
per chez  moi  ,  (pie  le  prince  n'y  vient 


(i)  C"«.st-à-<lire  poui    l.n.liict    4MI  jouait    ce   lôlc 
djàoa  le  CiJ. 


(  i8o  ) 
jamais.  Quand  elle  y  aura  consenti, 
j'écrirai  au  maréchal  ,  j'aurai  Villar- 
ceau  5  et  la  conversation  entre  nous 
quatre  sera  assez  animée  ,  pour  qu'il 
n'ait  pas  envie  d'aller  vous  trouver. 
Tâchez  toutefois  d'être  chez  vous ,  au 
plus  tard  ,  à  quatre  heures  du  matin  ; 
car  il  serait  possible  qu'en  vertu  des 
droits  que  vous  lui  avez  accordés  ,  il 
vînt  sommeiller  auprès  de  vous  le  reste 
de  la  nuit.  Ne  vous  ofFensez  pas  de  ce 
que  je  vous  dis  :  c'est  du  maréchal  que 
je  parle.  Quel  autre  pourrait  dormir 
auprès  de  Marion  ,  toujours  si  belle  , 
si  fraîche.  »  Je  l'assurai  qu'elle  ne  m'of- 
fensait nullement  ;  car  je  rendais  bien 
au  maréchal  indifférence  pour  indiffé- 
rence ,  et  je  la  quittai ,  bien  sûre  qu'elle 
veillerait  plus  à  mes  intérêts  que  moi- 
même. 

Je  ne  m'occupai  plus  que  de  me 
rendre  aux  ordres  de  l'Eminence,  et 
comme  la  beautéest  toujours  utile^quel- 


(  i8i  ) 
que  rapport  que  l'on  suppose  entre  un 
Iiumriic  vt  une  femme,  je  mis  mes  soins 
à  paraître  avec  Ions  mes  a>antu^cs  chez 
le  premier  ministre  ;  une  parure  aussi 
riche  qu'élé«;ante,  ajoute  toujours  aux 
dons  de  la  nature  surtout  quand  on  a 
atteint  1  Viiie  do  la  perfection  des  char- 


pcricc 


mes.  Hébéc  est  sans  ceinture  :  clic  a 
quinze  ans*  Vénus  ne  quitte  point  cet 
ornement,  pour  apprendre  f[ue  (quoi- 
que l'on  soit  encore  belle ,  on  ne  doit 
rien  négliger  pour  assurer  son  empire. 
D'ailleurs  je  pensais  qu'il  ne  ni'aNail  vu 
depuis  bien  des  années,  qu'avec  le  vê- 
tement lugubre  qu'il  m'avait  fliit  adop- 
ter pour  nos  rendez-vous,  que  ne  lui 
paraîtrais-jc  pas,  mise  avec  tant  de  ma- 
gnificence ^  Je  savais  aussi ,  sans  avoir 
mauvaise  opinion  de  monseigneur ,  je 
Sitvais  par  expérience,  qu'une  parure 
très-recherchée  sert  de  défense,  et  si  le 
malin  se  glisse  dans  l'ame  de  celui  que 
l'on  veut   séduire  j  mais  non  rendre 


(  i8^  ) 
lieureiix  :  il  rencontre  partout  des  obs- 
tacles, ce  sont  les  épines  de  la  rose  j 
mais  ,  je  le  répète  ^  elles  n'étaient 
nullement  nécessaires  avec  la  pauvre 
Eminence,  qui  sûrement,  n'était  pas 
un  héros  en  amour. 

Cependant  je  ne  puis  dissimuler  qu'il 
parut  frappé  de  l'éclat  qui  m'environ- 
nait, a  Eh  î  ma  chère  Marion ,  vous 
avez  donc  fait  un  pacte  avec  les  amours 
pour  être  toujours  plus  belle  -,  en  vé- 
rité, si  je  n'étais  pas  pénétré  du  néant 
de  la  vie  ,  vous  seriez  très-dangereuse 
pour  moi.  »  Je  ne  répondis  que  d'une 
manière  fort  légère,  et  comme  quel- 
qu'un qui  se  soucie  peu  de  s'engager 
îsérieusement.  Soit  qu'il  fut  plus  pressé 
de  voir  la  lettre  que  je  lui  annonçais 
que  de  me  parler  de  ses  scntimens, 
soit  qu'il  eût  juré  ma  perte  ,  et  qu'il 
ne  voulût  pas  se  laisser  attendrir  par 
l'attrait  qu'il  éprouvait  à  cet  instant , 
il  changea  tout-à-coup  de  convex'satiou 


(i83  ) 

et,  prenant  un  visage  sévère^  il  me  fit 
repentir  de  lui  avoir  demandé  un  rcn^ 
dez-vous. 

Où  est-elle,  me  dit-il  ,  cette  lettre 
que  vous  dites  si  importante  pour  moi? 
Quel  est  l'audacieux  qui  peut ,  malgré 
toutes  les  précautions  dont  je  m'en- 
toure ,  faire  pénétrer  en  France  un 
écrit  dangereux? — Je  ne  sais,  monsei- 
gneur, si  vous  le  trouverez  tel,  mais 
j'ai  cru  de  mon  devoir  de  vous  le  dé- 
noncer, et,  tirant  en  tremblant  de  mon 
sein  la  lettre  du  favori  du  Roi  d  An- 
gleterre ,  je  la  donnai  au  cardinal  ,  il 
la  prit,  la  lut  en  entier ,  et ,  comme  j'a- 
vançais la  main  pour  la  reprendre  ,non 
pas,  dit  il,  vous  ne  l'aurez  point  j  en 
disant  cela  ses  yeux  étincelaient  de 
fureur,  ses  lèvres  étaient  pales  et  trem- 
blantes ,  je  crus  voir  la  vengeance  ar- 
mée de  ses  plus  terribles  attributs.  Il 
n'avait  encore  rien  dit  et  je  me  voyais 
perdue. 


(  i84  ) 

Enfin  il  éclata.  Qu'il  tremble  ce  té- 
méraire î  non!  1  ne  rentrera  pas  en 
France,  je  le  jm-e  par  le  respect  que  je 
dois  au  Roi.  L'infâme!  oser  écrire  pa- 
reilles choses  !  vous  êtes  bien  heureuse 
Marion ,  de  m'avoir  remis  cette  lettre  ; 
si  des  raisons  sur  lesquelles  je  ne  m'ex- 
plique point,  avaient  nécessité  que  l'on 
fit  chez  vous  une  recherche  dans  vos 
papiers,  et  que  cette  lettre  s'y  fut  trou- 
vée, rien  ne  vous  eût  soustrait  à  la  jus- 
tice, et  votre  mort  eut  été  certaine, 
malgré  le  crédit  d'un  autre  audacieux 
sur  lequel  vous  ne  devez  pas  vous  ap- 
puyer :  car  il  faut  qu'il  s'unisse  à  mon 
parti  ou  qu'il  périsse.  Je  vous  en  aver- 
tis ,  et  vous  permets  de  le  lui  dire.  — 
Moi?  monseigneur,  je  ne  me  charge 
point  d'une  pareille  commission. 

Ce  que  j'avais  à  dire  à  Votre  Erai- 
nence  ,  n'a^ait  aucuns  rapports  avec 
M.  le  maréclml  de  Guébriant.  Je  ne  me 
repens  pas    d'avoir    fait  connaître   au 


C  i85  ) 
|)icn)ior  ministre,  cet  écrit  qui  pouvait 
rôchiircr  ;  mais  j'avoue  (|ue  je  ne  m'at- 
tendais pas  à  trouver  votre  Eminence 
irritée  contre  un  «général  ,  recom- 
mandable  par  ses  scnkes.- — Vous  ne 
vous  y  attendiez  pas,  il  me  scm])le 
pouitant  qu'assez  de  raisons  pouvaient 
vous  faire  croire  ,  que  j'avois  à  me 
plaindre  de  lui  :  (juant  îi  Buckini^liam , 
je  saurai  punir  son  audace,  mais  il  n'est 
pas  encore  temps  :  il  faut  répondre  à 
sa  lettre,  prenez  cette  plume  et  écrivez 
ce  que  je  vais  vous  dicter.- — •  Monsei- 
i^neur,  je  crains...- — Que  craij^'nez  vous? 
qui  y  a-t  il  de  plus  à  craindre  pour 
vous  que  de  me  déplaire?  —  Si  Volro 
Eminence  m'a n  ait  laissé  achever  ma 
phrase,  elle  aurait  su  ce  qui  faisait  le 
sujet  de  ma  crainte. — Eh  bien!  dites. 
• —  Je  crains  (pi'une lettre  dictée  par  le 
j)lus  beau  génie  du  siècle  ne  soit  d  un 
stile  si  différent  du  mien,  qu'il  serait 
impossible   (jnc   le    Duc  ne  s'aperçût 


(  i86  ) 
pas,  que  la  lettre  n'est  pas  de  moi^— 
Vous  avez  raison  ,  eh  bien  !  écrivez  et 
et  je  verrai  si  c'est  là  ce  que  je  veux  qu'il 
sache  et  rien  de  plus.  Je  me  misa  écrire 
de  la  manière  la  plus  simple  ,  conseil- 
lant cependant  au  Duc  de  ne  pas  lutter 
contre  M.  le  cardinal  de  Richelieu 
dont  la  puissance  s'étendait  au  loin. 
Le  ministre  raya  la  fin  de  cette  phrase 
et  me  dit ,  est-ce  que  vous  croyez  que 
je  l'attaquerais  en  Angleterre  ,  vous 
vous  trompez  fort  :  qu'il  ne  tente  pas  de 
revenir  en  France:  je  ne  lui  veux  point 
de  mal.  11  prononça  ces  mots  avec  un 
accept  qui  me  parut  l'arrêt  de  cet  in- 
fortuné. Oh  !  que  je  me  suis  reproché 
d'avoir  fait  voir  cette  lettre  au  cardinal! 
11  ne  faut  pas  se  jouer  avec  l'homme 
puissant  et  profondément  méchant  ; 
s'éloif^ner  de  lui  ,  sera  toujours  le 
parti  le  plus  sage.  Que  ne  l'ai-je  suivi 
dans  tout  le  cours  de  ma  vie  ,  elle  n'eût 
pas  été  aussi  malheureuse  ! 


(   i87  ) 


CHAPITRE  XIV. 


Quand   j'eus   récrit  ma  lettre  ,    le 
cardinal  en  jeta  lui-même  le  brouillon 
au  feu,  puis  il  me  dit  :  «Je  me  charge  de 
la  faire  passer  de  manière  qu'il  ne  se 
doutera   pas  par    quelle  voie   elle  lui 
arrive;  n'en   écrivez  pas  d'autre,   car 
ce  serait  dans  mes  mains  qu'elle  arrive- 
raitjCt  vous  seriez  perdue.»  11  me  reste, 
ajouta -t-il,   un  devoir  à   remplir  c'est 
celui  de  la  reconnaissance,  parce  qu'il 
faut  en  convenir,  cette  lettre  me  sera 
utile  ,  mais  ,  ma  clièreMarion,  vous  êtes 
si  riche  maintenant  que  Ton  ne  sait  que 
vous  ofTrii'.  —  La   L;ràce    d'un   bracon- 
nier pris   sur  \os  terres  en  Touraine, 
et  condamné  aux  galères,   pour  avoir 
résisté  à  vos  «^^1^des ,  dont  un  a  été  lé- 


(  i88  ) 
gèrement  blessé  ;  il  a  une  femme  et 
huit  en  fans  ,  dont  l'aîné  n'a  pas  douza 
ans.  Voilà  la  requête  qu'iljm'a  envoyée^ 
je  l'avais  prise  pour  la  mettre  aux  pieds 
de  Votre  Eminence  qui  ne  peut  rien 
me  donner  qui  me  fasse  plus  de  plai- 
sir, que  de  répondre  favorablement  à 
ce  malheureux.  11  prit  la  requête  et 
écrivit  accordé,  et  me  dit  de  faire  ex- 
pédier les  lettres  de  grâce,  il  loua  ma 
charité  envers  cette  malheureuse  fa- 
mille, et  ce  fut  le  seul  bien  que  je  re- 
cueillis d'une  démarche  que  j'avais  eu 
grand  tort  de  faire  :  enfin  il  me  laissa 
sortir  de  son  cabinet. 

Je  montai  aussitôt  dans  ma  voiture 
et  j'arrivai  à  l'hôtel  de  Guébriant,  non 
sans  la  plus  vive  inquiétude  de  trou- 
ver que  le  maréchal  m'eût  devancée. 
Quand  je  sus  qu'il  n'était  pas  encore 
rentre  ,  j'éprouvai  quelqu'adoucisse- 
ment  au  chagrin  que  celte  entrevue 
m'avait  causé  j  je  me  couchai   tout  de 


(  i8fj  ) 

suite.  Les  chevaux  étaient  à  peine  à 
Fccuric  et  mes  gens  endormis ,  que  le 
marcchal  vint  en  elVet  (inir  sa  nuit  près 
cle  moi. 

Quant  à  moi  je  dormis  mal  et  Jetais 
l)ien  {i;\chce  que  le  cardinal  eût  gardé  ma 
lettre  et  comment  ne  l'avais-jc  pas  pré- 
vu? Enfin  M.   de  Guébriant  me  laissa 
libre  de   me  livrer  à  mes  conjectures 
qui  ne  se  réalisèrent  (jue  trop.  Cette 
lettre  avait  blessé  le  cardinal   dans  ce 
que  l'amour-propre  avait  de  plus  puis- 
sant ,  et  il  brûlait  de  s'en  venger.  Lors- 
qu'il en  parla  à  M.  de  Bois-Robert  à  qui 
il  confiait  ce  qu'il  ne  disait  pas  au  père 
Joseph.  Tout  ce  qui  demandait  de  la 
délicatesse  des  mcnagemens,  était  op- 
posé au    caractère  âj)re  et  \iolent  du 
capucin,  qui  sûrement  n'avait  jamais  lu 
ces  paroles  de  son  divin  niaîtrc:  ce  Ap- 
ec  |)renez  de  moi ,  que  je  suis  doux  et 
«  humble  de  cceur.   x   Et  s'il  avait  des 
qualités  éminenlcS;  s'il  rendait  do  grands 


(  190  )^  ^ 

services  àl'Etat,  il  n'en  était  pas  moins 
sans  cesse  en  opposition  avec  celui  qu'il 
avait  embrassé. 

PourM.  de  Bois  Robert,  homme  in- 
sinuant et  rusé,  on  le  trouve  dans  les 
petites  tracasseries  de  cour  ;  peu  lui 
importait  ce  que  l'on  disait  et  pensait 
de  lui.  Il  savait  se  rendre  nécessaire  au 
premier  ministre,  qui  lui  parla  de  la 
lettre  de  Buckingham  et  du  danger  ,  si 
les  Anglais ravitailiaientla Rochelle,  de 
ne  pas  voir  finir  ce  siège  déjà  si  long. 
Bois-Robert  persuada  au  cardinal  de 
faire  écrire  une  très-grande  dame  à 
Buckingham ,  pour  lui  demander  de  ne 
point  attaquer  la  Rochelle  avant  trois 
jours,  parce  que  ce  serait  un  moyen 
de  donner  au  roi  le  temps  de  voir 
combien  les  troupes  étaient  méconten- 
tes, mal  payées;  enfin  toutes  choses  que 
l'on  exagérera  et  qui  feront  renvoyer  le 
ministre.  Le  cardinal  ne  put  s'empê- 
cher de  rire ,  lui  qui  ne  riait  guère,  de 


(  191  ) 
voir  (]ucl  soin  il  fallait  se  donner  pour 

faire  écrire  à  celle  dame  du  mal  de  lui. 
((Voilà  (juiesl  le  mieux  du  monde,reprit 
rEminencc ,  la  lellrc  est  bien  •  mais  qui 
la  fera  écrire  ;  ■ —  Eli  !  n'avez  vous  pas 
madame  de  Choisi  ,   ne  vous  est-elle 
pas  dévouée  ?  Elle  en  parlera  à  Mon- 
sieur, qui  vous  verra  cidhuté  par  celte 
ruse  et  ne  demandera  pas  mieux  de  se- 
conder ce  projet  :  on  connaît  son  cré- 
dit sur  l'esprit  delà  grande  dame  ,  cette 
lettre  seraécrite^ellelasij^nera,  elle  par- 
viendra   :    Buckiuii^ham  accordera  les 
trois  jours,  pendant  ce  temps  la  jonc- 
tion de  l'armée  que  le  roi  amène  devant 
la  Rochelle  avec  celle   que  connnande 
M.  deTlioiras  s'efiectucra, et  alors  lèse- 
cours  conduit  par  Buckingham  devien- 
dra nul.  Les  troupes  débar(juées seront 
taillées  en  pièces,  et  le  peu  qui  en  restera 
se  retirera  sur  ses  vaisseaux  dans  le  j.dus 
affreux  désordre  ,  ({n'augmenteront  les 
batteries  que  l'on  élèvera  sur  la  cote  , 


(  ^9^  ) 
et  elles  foudroieront  l'escadre  auglaise 
qui  sera  forcée  de  se  retirer.  ♦ —  Le  ton 
d'assurance  de  Bois-R.obert  en  donna 
à  son  patron,  qui  le  laissa  maître  de 
suivre  cette  intrigue  ,  qui  réussit  au- 
delà  de  toute  espérance. 

Tout  se  passa  comme  Bois-Piobert 
l'avait  dit ,  à  l'exception  de  la  défaite 
de  l'armée  anglaise  3  mais  elle  fut  for- 
cée 5  pendant  plusieurs  mois  ,  de  s'en 
tenir  au  blocus  du  port  de  la  Ro- 
chelle ,  et  Buckingbam  ne  se  douta 
pas  que  tout  ces  contre-temps  venaient 
de  la  lettre  qu'il  m'avait  éciite  en 
quittant  l'Angleterre  ;-évènement  qui 
prouve  combien  les  hommes  chargés 
des  grands  intérêts  des  empires  doivent 
mettre  de  circonspection  dans  leur 
correspondance  familière  ,  parce  que  , 
si  celles  à  qui  ils  écrivent  ne  sont  pas 
capables  de  s'eu  servir  pour  ruiner 
leurs  desseins  ,  leur  indiscrétion  livre 
quelquefois  ces  écrits  à  des   gens  in- 


(  ^9^  ) 
trigans  qui  s'en  servent  liabilcment  , 
et  ainsi  une  lettre  cramour  fait  le  destin 
des  empires. 

T.c  cardinal  ayant  réduit  l'escadre 
anglaise,  comme  je  Tai  dit ,  à  ne  former 
qu'un  hlocus,  ne  s'occupa  plus  que  de 
repousser  le  siège  avec  la  deinicre  >i- 
gneur  ,  et  il  fit  construire  cotte  fameuse 
digue  qui  ferma  le  port  aux  Anglais. 

CHAPITRE  Xy. 


L'homme  sait  rarement  ce  qu'il  veut. 
J'avais  acquis  de  la  fortune ,  une  grande 
liberté  et  je  n'avais  nul  besoin  de  me 
soumettre  à  l'humeur  sombre  du  maré- 
chal, et  cependant  on  a  vu  la  peine  que 
j'avais  prise  pour  me  mettre  dans  ses 
chaînes  et  je  n'en  étais  pas  plus  heureuse; 
d'ailleurs, ayant  ap[)ris  qu'il  osait,  mal- 
gré ses  scrupules   ,    taire    une  double 

I-  9 


(  194  ) 
infidélité  à  sa  Léonline,  dont  il  m'en- 
nuyait sans  cesse.  Je  trouvai  que  j'étais 
bien  sotte  de  me  gêner  pour  lui  :  je  me 
rappelais  les  tendres  expressions  de  la 
lettre  de  Buckingliam ,  ses  tristes  pres- 
sentimens-  le  désir  de  le  voir,  quelque 
chose  qui  pût  en  arriver ,  devint  si  vif, 
que  je  résolus  de  le  satisfaire  3  d'ailleurs 
je  voulais  le  prémunir  contre  les  mau- 
vais desseins  du  cardinal ,  sans  cepen- 
dant convenir  que  j'avais  donné  sa 
lettre  àSonEminence  ,sans  en  sentir  les 
conséquences.  Je  meplaignis de  ma  santé, 
je  me  fis  ordonner  par  mon  médecin  les 
eauxdeBarège  avec  l'intention  de  ne  pas 
les  prendre.  Je  me  rends  à  Poitiers, là  je 
laisse  mes  chevaux,  ma  voiture,  ma 
femme  de  chambre  qui  était  toujours 
la  discrète  Dorothée  ,  et,  ayant  changé 
leshabitsde  mon  sexe  contre  un  pour- 
point de  velours  nakara  ,  et  mes  coiffes 
contre  un  chapeau  à  la  Henri  lY,  je 
montai  sur  un  fort  joli  cheval,  et ,  suivie 


(  195) 
par  mon  valet  dcclianibre,qiii  était  sur 
un  autre,  j'entrepris  la  route  de  Poitiers 
à  la  Rochelle.  Je  n'avais  rien  écrit  à  Buc- 
kingham ,  je  me  faisais  un  plaisir  de  le 
surprendre  :  je  lis  la  route  en  trois  jours 
et,  étant  arrivée  auxportes  de  la  ville, 
où  je  ne  voulais  pas  entrer,  je  longeai 
la  cote  et  apercevant  une  chaumière 
j'y  dirigeai  mon  cheval.  Je  trouvai  à  la 
porte  une  vieille  femme  qui  me  dit  : 
ce  Mon  gentil  seigneur,  qui  vous  amène 
dans  une  si  chétive  habitation ,  oii  ce- 
pendant vous  êtes  bien  le  maître  de 
vous  reposer,  si  cela  vous  plait?  — 
Oui  sûrement ,  lui  répondis-je  ,  car  je 
s\iis  bien  fatigué  ,  venant  de  Poitiers. 
—  Je  ne  sais  pas  où  cela  est  ;  mais  on 
m'a  dit  (pie  c'était  bien  loin.  »  Laurent 
vint  prendre  la  bride  de  mon  cheval, 
et  je  descendis.  La  bonne  vieille  me 
fit  entrer  dans  une  grande  chambre 
fort  propre  ,  où  il  y  avait  doux  lits. 
«  Si  vous  voulez  ,mon  beau  seigneur, 

9- 


(  196) 
prendre  mon  lit ,  votre  serviteur  pren- 
dra celui  de  ma  fille ,  qui  est  allé  au 
camp  5  pour  porter  à  son  frère  quelque 
meilleure  nourriture  que  celle  qu'ils 
ont.  • —  Je  ne  prendrai  point  votre 
lit  5  ma  bonne  mère  ,  mais  j'accepte 
celui  de  votre  fille  jusqu'à  ce  qu'elle 
soit  de  retour.  —  11  est  vrai ,  dit-elle  , 
qu'à  mon  âge  ,  je  puis  coucher  dans  la 
chambre  d'un  beau  jeune  homme  , 
sans  qu'on  en  jase ,  et  ce  garçon  ,  en 
parlant  de  Laurent ,  ira  coucher  au 
grenier  :  il  est  plein  de  foin  ,  il  n'aura 
pas  froid  3  mais  l'embarras  est  de  vous 
donner  à  souper.  —  Ne  vous  en  in- 
quiétez pas  :  c'est  moi  qui  vous  prie 
de  partager  le  mien. 

J'avais  eu  soin  ,  à  la  dernière  ville  , 
de  faire  faire  une  bonne  cantine  , 
que  Laurent  avait  placée  sur  la  croupe 
de  son  cheval,  et  deux  bouteilles  de  vin 
dans  ses  sacoches.  Lr;  mère  Mazard 
(  c'était  le  nom  de  la  vieille  )  mit  le 


/  19-  ) 
couvert.  Du  lin«^e  bien  blanc  ,  des  plats 
et  des  assiettes  d'étain  ,  aussi  claires 
que  de  l'argent,  iii\ltaient  à  se  mettre 
à  table.  On  ouvre  la  cantine  ,  c)a 
y  trouve  une  poularde  ,  deux  per- 
dreaux rùtis  ,  une  fi  icassée  de  poulet 
dans  un  pain.  Avec  cela,  dis- je,  nous  ne 
mourrons  pas  de  faim.  J'eus  un  plaisir 
sinj^ulier  à  voir  la  nièMC  Mazard  trouver 
ce  repas  délectable.  (Jiinnd  je  remar- 
quai (ju'elle  ne  man^^oait  que  la  moitié 
de  ce  que  je  lui  servais ,  je  lui  demandai 
si  c'était  qu'elle  n'eut  pas  faim,  a  Par- 
donnez-moi ,  dit-elle ,  mais  Louise  , 
quand  elle  reviendra  ,  aura  faim  aussi. 
—  Oli  î  que  cela  ne  vous  enq)éclic  pas 
de  mander  ^  il  s'en  trouvera  d'autres 
pour  elle ,  et  alors  elle  mangea  ce  qui 
était  sur  son  assiette. 

Après  le  souper,  elle  mit  desdra[)S 
blancs  dans  le  lit  ,  et  je  me  coucbai. 
Laurent  resta  dans  l'écurie  avec  mes 
chevaux.    La    bonne    femme    m'avait 


C  198  ) 

conté  que  sa  fille  aimait  un  bon  et 
hrave  garçon  ,  qui  était  dans  Ja  Ro- 
chelle 5  et  qu'elle  attendait  que  le 
siège  fût  fini  pour  l'épouser,  que  son 
fils  ,  au  contraire  ,  servait  sous  les 
ordres  de  M.  de  Thoiras,  et  que  tout 
ce  qu'elles  craignaient ,  c'est  qu'ils  ne 
fussent  obligés  de  combaltrel'un  contre 
l'autre.  «  Mon  Dieu  !  disait-elle  ,  si  l'un 
tuait  FautrCj  ma  pauvre  fillette  ne  pour- 
rait voir  celui  qui  resterait  ',  car  elle 
aime  l'un  autant  que  l'autre.  — Il  faut 
espérer ,  lui  dis  je  ,  qu'ils  reviendront 
en  bonne  santé  tous  deux,  et  qu'enfin 
Japaix  sera  rendue  à  la  France.  • —  Ab  ! 
monsieur,  ce  serait  bien  à  désirer.  Con- 
coit-on  que  des  hommes  raisonnables 
se  battent  pour  des  opinions  reli- 
gieuses ?  11  fallait  laisser  nos  prêtres 
se  disputer-  mais  verser  tant  de  sang 
pour  des  choses  que  l'on  n'entend  pas  , 
c'est  vraiment  une  bien  triste  folie. 
Mais ,  vous  ,  monseigneur  ,  cjui  vous 


(  ^90  ) 
amène  ici  ? — L'amour. < — Oli  î  1  amour! 
et  votre  maîtresse  est  jolie?* — Faut-il 
iv  demander?  cliarmante.— -Et  est-elle 
dans  la  \llle?  — INon  ,  au  Ibrt  Saint- 
Martin.' —  Elle  a  hier)  pensé  être  pri- 
sonnière ;  si  Buckin^liam  eût  attaque 
en  débarquant  ,  il  eût  emporté  le  fort. 
Mais,  monsci«^neur ,  aous  êtes  donc 
catholique. —  Sûrement,  à  la  vie  et  à  la 
mort.  Connue  je  vis  que  la  \iedle  n'en 
finissait  pas  de  questions  ,  je  cessai  do 
lui  répondre  ,  et  je  fjignis  de  dormir. 
Elle  se  lut.  J'avais  recommandé  à  Lau- 
rent de  faire  dire  au  dwc  ipie  j'étais 
sur  la  côte  ,  dans  la  chaumière  d'une 
paysanne  ,  qu'il  m'envoyât  une  cha- 
loupe ,  que  je  m'emhan]uerais  pour 
\o  joindre. 

Dès  (|u"il  ht  j(uu'  ,  mon  valet  do 
chanihre  i^agna  le  rivage  ,  et ,  voyant 
un  pécheur,  il  lui  demanda  s'il  pour- 
rait s'approchrr  de  l'rscadre  ani;laise, 
pom-   r«Mnrlt:n   mii^   Kttre  au  «^énérah 


(    200    ) 

—  Oui  5  j'y  allons  tous  les  jours  porter 
du  poisson,  ce  Un  poisson  est  plus  gros 
qu'une  lettre.  ))  Eh  bien  I  dit  Laurent 
au  pêcheur,  voici  la  lettre  ,  je  l'aVais 
écrite  la  veille  ,  et  un  louis  pour  le 
port  :  je  vous  en  promets  deux,  si  vous 
rapportez  la  réponse.  Le  pêcheur  le 
lai  promit,  et  fut  très-content  d'une 
si  bonne  journée.  Laurent  le  vit  aus- 
sitôt ramer  avec  ses  compagnons, pour 
s'approcher  de  l'amiral,  qui  était  dans 
la  rade ,  dont  il  fermait  l'entrée  avec 
son  escadre.  Comme  il  s'éleva  une 
brume  ,  il  ne  put  voir  si  la  barque 
s'était  approchée  assez  pour  faire  en- 
tendre le  sujet  qui  l'amenait. 

Il  craignait  que  je  ne  m'impatientasse 
de  ne  le  point  voir  revenir  :  il  hâta  son 
retour.  J'étais  levée  ,  habillée  ,  et  la 
vieille  me  faisait  du  chocolat  ,  que 
j'avais  apporté  avec  moi.  «  Eh  bien  ! 
lui  dis-je, ma  lettre?' — Elle  est  portée, 
et  vous  en  aurez  des  nouvelles  avant 


(  ^oi  ) 
pcn.  Je  retournerai  à  la  cote,  et  je 
vous  rapporterai  dès  que  je  l'aurai.  )> 
Je  voulus  cpi'il  déjeunât  avant  de  se 
rendre  sur  le  Ijord  de  la  racr.  La  vieille 
continuait  ses  cpicstions  :  je  ne  répon- 
dais (prà  celles  (pii  me  convenaient  ; 
du  reste  j'aimais  à  lui  entendre  parler 
de  ses  enfans ,  de  leur  respect  pour  elle  , 
dont  ,  me  disait-elle  ,  ils  ne  se  sont 
jamais  écartés.  Son  amour  pour  eux 
me  rappelait  ces  liens  de  famille,  qui 
m'avaient  rendue  heureuse  dans  ma 
grande  jeunesse  ,  que  j'avais  brisés , 
et  qui  laissaient  dans  mon  cœur  un 
vide,  que  rien  ne  pouvait  remplir. 

O  vertu!  toi  seule  pares  plus  la  cabane 
de  l'Iionnéte  mère  de  famille ,  que  le 
luxe  insolent  du  vice  n'embellit  le  palais 
de  l'être  vicieux.  Ah  !  si  Desmaretz  ne 

m'avait    pas  trompée! Ma   mère 

ne  rougiiait  [las  de  moi  :  elle  n'aurait 
pas  exigé  de  mes  frères  ,  de  ma  sœur  , 
de  n'avoir  aucune  relation  avec   moi  j 


(    202    ) 

j'aurais  vécu  dans  la  société  de  ma- 
dame de  Saint-Evremoiit  ;  elle  ne  me 
fuirait  pas  ,  elle  qui  m'avait  traitée 
avec  tant  de  bonté.  —  Tous  êtes  bien 
pensif  5  mon  bon  seigneur.  Est-ce  que 
votre  maîtresse  ne  vent  pas  vous  voir  ? 
• — Au  contraire  mon  valet  de  chambre 
lur  a  rem.is  ma  lettre  :  dans  quelques 
heures,  je  serai  près  d'elle.* — Eh  bien  ! 
qui  vous  attriste  1  » —  La  santé  de  ma 
mère  5  qui  est  très-mauvaise.  ))  Elle  me 
félicita  sur  mon  bon  cœur  ,  me  parla 
encore  de  ses  enfans  ,  et  commençait 
à  s'inquiéter  de  ce  que  Louise  ne  re- 
venait pas.  Elle  m'avait  assuré  qu'elle 
serait  ici  de  bonne  heure.  J'ai  peur 
que  mon  fils  n'ait  été  blessé  »  ,  et  elle 
se  mit  à  pleurer.  ((  L'être  vertueux  , 
me  dis-je  ,  a  donc  aussi  ses  douleurs  w 
Laurent  m'apportait  une  lettre  de  Buc- 
kingham,  «  Eloignez-vous  ,  tristes  mé- 
ditations, mon  amant  m'appelle  j  volons 
auprès  de  lui.  » 


(  -^^^  ) 

Jo   donnai  cIouk   lonis  à   la   l)onne 
vieille  :  je  l'assurai  c[ne  je  m'informe- 
rais   (\o-    sa   fille  ,  et   qnc  ,    si  son    fils 
clait   prisonnier   ou   Mcssé  ,   je   trou- 
verais bien  le  moyen  de  lui  être  utile. 
Elle  me  bénit  du  plus  profond  de  son 
anie,  et  je  fus  en  effet  assez  heureuse 
ytouv  la  servir.  Je  me  rendis  au  bord 
<le   la  mer  .  un  bâtiment  entier  ,   sous 
pavillon    neutre  ,    m'attendait   au    ri- 
va<^^c  ;  je  me  balai  d'y  monter,  et,  en 
fort  peu  de  temps,  je  me  trouNai  à  bord 
du  Léopard  j   fpie  Buckinj^bam  com- 
mandait  ainsi  cjue  tout(>    la  flotte.  Je 
ne  pourrais  peindre  la  joie  qu'il  eut  de 
me  ^oir.  11   m'eût  fait  rendre  les   plus 
grands   honneurs  ,   si  j'avais  été   sous 
mes  habits  ;  mais  ou  ne   ^it  on   moi 
quun   jeune  étourdi  ,  qui   quittait   le 
camp  du   roi  ,  pour  passer  siu'  la  (lotte 
ennemie.  Que  m'importait  ce  que  Ton 
pensait  de  cette  démarche.  J'étais  sure 
du  plaisir  extrême  que  je  faisais  à  Bue- 


(  2a4  ) 
kingliam.  Celui-ci  me  le  marqua  avec 
un  délire  qui  me  paya  de  la  peine 
que  j'avais  prise  pour  le  venir  trouver 
de  si  loin.  11  ne  concevait  pas  com- 
ment j'avais  pu  avoir  cette  heureuse 
idée. 

Je  passai  quinze  jours  à  bord  5  mais 
l'ordre  du  roi  d'Angleterre  était  venu 
de  ramener  l'escadre  dans  le  port.  Il 
fallait  bien  nous  séparer  :  je  ne  sais 
quel  pressentiment  nous  occupait  l'un 
et  l'autre  j  mais  nos  adieux  étaient 
extrêmement  tristes.  Il  semblait  que 
nous  ne  dussions  jamais  nous  revoir. 
Quelques  expressions  de  la  lettre  ,  que 
j'avais  encore  présentes  ,  me  reve- 
naient ,  et  je  lui  en  demandais  l'expli- 
cation ,  sans  me  vanter  de  l'avoir  fait 
voir  au  cardinal.  Je  lui  dis  que  je  ne 
concevais  pas  comment  il  pouvait  avoir 
des  idées  aussi  lugubres,  ce  Je  veux  bien, 
dit'il^vousinformer  decequia  jeté  dans 
mon  âme  cette  teinte  si  opposée  à  mon 


(  2o5  ) 
caractère  ;  mais  n'en  parlez  à  personne  : 
on  me  croirait  un  esprit  faible. 

Peu  de  jours  avant  l'embarquement, 
un  vieil  ollieier  do  marine  vint  me 
trouver  j  et  me  dit  qu'il  avait  quelque 
chose  à  me  conununicjuer  ,  qui  de- 
mandait le  plus  grand  secret.  Je  con- 
naissais particulièrement  ce  brave  hom- 
me :  il  était  frère  d'armes  de  mon  père  , 
qui  l'aimait  sincèrement  ^  ainsi  je  ne 
pouvais  craindre  qu'il  eut  de  mauvais 
desseins  contre  moi.  Je  lui  donnai 
rendez-vous  pour  le  lendemain  matin  ; 
je  m'en  étais  si  peu  occupé  ,  que  j'avais 
oublié  de  donner  l'ordre  de  le  laisser 
entrer.  Il  se  présenta  ,  et  on  l'assura 
qu'il  ne  pouvait  me  voir.  Il  insista  , 
et  dit  à  im  de  mes  aides-de-camp  qu'il 
le  priait  de  me  dire  qu'il  s'était  rendu 
à  mes  ordres,  et  il  se  nomma.  Je  me 
rappelai  aussitôt  le  >ieil  ami  de  mon 
père,  et  je  me  hâtai  de  le  faire  entrer. 
Je  l'engageai  à  s'asseoir  près  de  moi^ 


(  2o6  ) 

mais  il  ne  le  voulut  pas.  Je  me  levai, 
car  il  ne  me  paraissait  pas  convenable 
qu'il  me  parlât  debout  ,  et  de  rester 
assis;  alors  il  prit  le  siège  que  je  lui 
avais  offert ,  et  .  après  quelques  instans 
d'hésitation ,  il  me  dit  :  ce  Tous  n'avez 
point  oublié  ,  milord  ,  les  bontés  par- 
ticulières dont  feu  le  duc  de  Buckin- 
gham  ,  votre  père  ,  m'honorait.  • —  Je 
m'en  souviens  parfliitement ,  et  ^  à  ce 
titre  5  vous  pouvez  ,  monsieur  ,m'em- 
ployer  auprès  du  roi  pour  quelque 
chose  que  vous  puissiez  désirer  :  je  ferai 
tous  mes  efforts  pour  vous  le  faire  obte- 
nir.-— Hélas  ,  milord,  je  n'ai  rien  à  de- 
mander. Arrivé  avec  honneur  au  terme 
de  ma  carrière  ,  j'ai  obtenu  une  re- 
traite suffisante  ,  et  je  n'aspire  qu'à  me 
réunir  avec  ma  famille.  Ce  n'est  point 
pour  moi  que  je  viens  vous  interrom- 
pre. —  Si  c'est  pour  un  de  vos  parens 
ou  un  de  vos  amis  ,  c'est  la  même 
chose.  — Oh!   c'est   pour  un  être  qui 


(    207    ) 

m'est  infininient  cher,  ponr  qui  je  ver- 
serais les  dernières  gouttes  du  sang 
que  mes  nombreuses  blessures  ont  lais- 
sé dans  mes  veines  ,  pour  celui  à  cjui 
vous  devez  prendre  le  ])liis  grand  in- 
térêt, pour  vous,  milord. — Pour  moi , 
mon  cher  capitaine  ,  cjuo  voulez-vous 
dire?' — 11  y  a  plus  de  six  mois,  mi- 
lord, que  je  devais  vous  faire  part  d'un 
secret  d'où  dépend  peut-être  le  sort  de 
votre  yie  ;  mais  j'ai  craint  que  vous  ne 
m'accusassiez  de  faiblesse  et  de  supers- 
tition ,  que  vous  ne  traitassiez  de  fables 
ce  que  j'ai  à  vous  ra|)porter  ;  mais 
enfin  .  pressé  par  votre  illustre  père 
à  vous  le  révéler  ,  et  à  l'instant  on  vous 
allez  vous  embarquer,  j'ai  pensé  qu'il 
ne  m'était  plus  possible  de  différer.  y> 
Je  regardai  le  capitaine,  et ,  croyant  , 
comme  je  le  crois  encore  ,  que  son 
timbre  était  dérangé ,  je  lui  répondis 
avec  douceur  :  ce  Vous  n'ignorez  pas 
<|u'il  y  a  dix  ans  que  j'ai  eu  le  malheur 


(    208    ) 

de  perdre  mon  père.  Comment ,  dans 
ce  moment,  vous  presserait-il  de  me 
révéler  ce  qu'il  vous  a  chargé  de  me  dire? 
*— Je  sais  qu'il  y  a  déjà  bien  des  années 
que  la  tombe  a  englouti  les  rares  qua- 
lités de  milord  Buckingham ,  et  qu'il  ne 
nous  reste  que  son  souvenir;  aussi  je 
ne  voulais  pas  croire  qu'il  y  eût  la  moin- 
dre vérité  dans  l'apparition.  • —  Mon 
père  vous  a  apparu  :  il  aurait  bien  du 
me  donner  la  préférence.  • — Ah<?^je  ne 
vois  que  trop ,  milord  ,  que  vous  me 
traitez  de  visionnaire  :  je  devais  m'y 
attendre  ^  mais  pouvais-je  me  taire  , 
quand  ,  chaque  nuit ,  cette  ombre  res- 
pectable se  présente  à  moi ,  et  me  dit  : 
ce  Cher  ami  de  ma  jeunesse ,  toi  que 
je  regardais  comaie  un  autre  moi- 
même  ,  va  trouver  mon  fils  \  dis-lui 
qu'il  abuse  (pardonnez  ,  milord, ce  sont 
les  propres  paroles  de  votre  père),  qu'il 
abuse  du  crédit  que  le  roi  lui  accorde , 
que  le  peuple  murmure  j  que  les  grands 


(  209  ) 
le  haïssent  ,  et  que  ,  s'il  ne  change  pas, 
il  sera  la  viclime  de  son  orgueil  et  de 
la  perfidie  de  ses  ennemis  »  Je  re- 
merciai le  capitaine  de  ses  avis,  et  l'as- 
surai que, tant  qu'ils  ne  me  viendraient 
que  par  des  voies  aussi  extraordinaires  , 
ils  m'inquiéteraient  peu  j  que  je  ne 
faisais  que  ce  que  tout  aulrc  ferait  à  ma^. 
place  ,  profiter  des  bontés  du  roi;  que , 
si  mon  père  trouvait  à  reprendre  à  ma 
eonduite  ,  il  pouvait  bien  me  le  dire 
à  moi-même  ;  que,  jusque  là,  il  trou- 
vera bon  que  je  change  rien  à  ma 
manière  d'être.  «  Milord,  milord  ,  me 
dit  ce  pauvre  homme  ,  les  larmes  aux 
yeux  ,  vous  ne  voulez  pas  écouter  la 
voix,  du  ciel ,  craignez  (ju'il  ne  vous 
punisse  de  votre  endurcissement.  — 
Monsieur,  lui  dis-jo  ,  j'ai  écouté  avec 
assez  de  p'atience  les  fables  que  vous 
débitez  depuis  une  heure.  C'est  assez  ; 
mon  temps  appartient  à  TEtat ,  et  je 
ne  puis  le   perdre   pour   écouter   des 


(  2^-o  ) 

contes  de  vieilles.  • —  Vous  oubliez , 
mîlord  ,  que  je  suis  gentilhomme. . .' — 
Non  -je  m'en  souviendrais  si  vous  étiez 
de  mon  âge  ;  mais  je  ne  suis  pas  un  as- 
sassin. J'ai  eu  tort .  je  vous  en  demande 
pardon  ;  je  suis  sûre  que  vous  êtes  per- 
suadé de  ce  que  vous  dites  •  mais  je 
ne  puis  le  croire,  restons-en  là  ,  et  qu'il 
n'en  soit  plus  question.  • —  Je  me  tais  ; 
mais  un  jour  vous  saurez  peut  être  qu'il 
n'était  que  trop  vrai  !....  w  11  me  quitta. 
Eh  bien  !  croiriez -vous  que  ,  depuis  ce 
moment,  ce  qu'il  m'a^dit  se  présente 
presque  toujours  à  mon  esprit  et  à  ma 
pensée,  et  trouble  mon  imagination. 

Plus  surprise  peut-être  que  Buc- 
kingham,  de  ce  récit,  je  m'elTorçai 
néanmoinsdedisssipersessombresidées. 
Mais  ma  fatale  démarche  auprès  du  car- 
dinal me  faisait  trembler.  Je  me  disais  , 
s'il  s'unissait  aux  ennemis  du  duc  ,  s'il 
était  victime  d'un  comj)lot-,  jamais  je 
ne  m'en  consolerais^  et  éloignant  toii- 


(211    ) 

tes  idées  superflucuses,  j'eni^agcai  seu- 
lement Buckinohani  à  prendre  des  pré- 
cautions pour  se  nietlro  à  l'abri  des  cons- 
pirations cjuc  le  cardinal  pouvait  fomen- 
ter contre  lui. Depuis  cette  conversation, 
je  ne  pouvais  me  résoudre  à  le  quitter.  Il 
me  semblait  que  j'éloignerais  de  lui  les 
pièges  que  l'on  pourrait  lui  tendre:  mais 
d'un  autre  coté  connnent  abandonner 
tout  ce  que  je  possédais  en  France ,  et 
qui  devenait  chaque  jour  j)lus  considé- 
rable? Je  me  déterminai  donc,  non  sans 
peine,  à  me  séparer  du  duc.  Il  me  fit 
remettre  à  terre  par  une  chaloupe  ca- 
nonnière ,  qui ,  ayant  été  vue  du  fort 
St. -Martin,  rectit  la  décharge  d'une  des 
batteries,  ce  qui  me  fit  une  peur  hor- 
rible. Heureusement  (pi'aucun  boulet 
n'atteigni  le  petit  bâtiment,  qui  me  re- 
mit à  terre  un  peu  avant  la  marée  nu>n- 
tante.  Je  gagnai  pronq^tement  la  mai- 
son de  la    bonne  Nicille,   où  Laurent 
m'attendait-    je  trou\ai    celte    pauvre 


(   212    ) 

femme  dans  la  pins  grande  douleur. 
Sa  fille  et  son  fils  avaient  été  enlevés 
par  un  parti  protestant ,  et  faits  prison- 
niers j  et  dans  le  même  temps  ,  son  fu- 
tur gendre  ,  dans  une  sortie  ,  avait  été 
blessé ,  et  était  resté  au  pouvoir  des 
royalistes. 

On  se  rappelle  que  j'avais  promis  à 
la  mère  Mazard  de  lui  faire  rendre  ses 
enfans  ,  s'il  leur  arrivait  d'être  faits 
prisonniers.  Je  l'assurai  que  je  tien- 
drais ma  p^arole,  et,  après  m'être  re- 
posée quelques  heures,  je  montai  à 
cheval  jet,  suivie  de  Laurent,  je  vins  sous 
le  canon  de  la  ville.  Je  rencontrai  une 
sentinelle  à  qui  je  dis  que  je  venais  de 
la  part  de  M.  de  Piohan ,  pour  faire 
part  aux  princesses  (i)  ,  d'une  chose 
dont  elle  seules  pouvaient  être  ins- 
truites. On  me  dit   d'attendre,  et  on 


(i)  Mesdames  de  Roban  défendaient  la  ville  contre 
le  cardia  al. 


(2l3) 

alla  rendre  compte  de  ma  demande. 
Peu  d'instans  après  un  ofBcicr  sortit 
de  la  place  et  me  dit  que  j'entrerais 
seule  et  ayant  les  yeux  bandés.  Je  me 
soumis  à  tout  ce  (jue  l'on  voulait*  on 
me  conduisit  au  palais  de  la  princesse 
de  Rolian,  on  me  débanda  Icâ  yeux  : 
je  tirai  de  mon  sein  le  portrait  de  Bue- 
kingliam  ,  que  je  savais  être  fort  connu 
de  M,"^"  de  Rolian.  >— -  Madame  ,  lui 
dis-je,  voilà  mon  passe-port;  pardonnez 
la  ruse  que  j'ai  employée  pour  parve- 
nir jusqu'à  vous.  Ami  du  due  do  Buc- 
kinj^ham  je  le  quitte  il  y  a  peu  d'heu- 
res. 11  m'a  chargé  de  remettre  à  Paris 
ce  portrait  à  une  dame  de  haut  parage, 
ce  qui  vous  prouve  sa  confiance  en  moi. 
Je  suis  chargé  en  outre  par  lui  de  vous 
dire  que  vous  soyez  parfaitement  tran- 
quille ,  et  que,  si  vous  entendiez  dire 
que  l'escadre  anglaise  se  relire  ,  vous 
n'en  éprouviez  aucun  découragement , 
parce  qu'un  fait  les  [)lus  grands  [)répa' 


(   2l4    ) 

ratlfs  en  Angleterre,  pour  un  armement 
infiniment  plus  considérable  que  celui- 
ci;  et  qu'il  reviendra  pour  classer  en- 
fin les  troupes  du  cardinal. 

Madame  de  Rohan  était  tout  éton- 
née que  le  duc  eût  confié  ce  secret  à 
un  si  jeune  homme,  dont  les  traits  ne 
lui  étaient  pas  inconnus;  mais  elle  n'en 
était  pas   moins   reconnaissante  de  la 
peine  que  j'avais  prise  de   venir  le  lui 
apprendre.  Elle  me  demanda  mon  nom, 
permettez-moi,  lui dis-je, madame,  que 
je  vous  le  taise,  croyez  néanmoins  que 
je  vous  suis  dévoué  :  mais,  si  vous  ima- 
ginez   me   devoir   quelque    reconnais- 
sance, pour  le  faible  danger  que  jecours 
en  venant  dans  vos    murs,   accordez- 
moi  la  liberté  d'un  frère  et  d'une  sœur 
nommés  Mazard  qui   sont  parmi  vos 
prisonniers;   ce  sont  les  enfans  d'une 
pauvre  veuve  , .  qui  n'a    qu'eux    pour 
appui.  La   princesse   me    les  accorda 
aussitôt ,  et  dit  qu'on  les  laissât  sortir 


(  215) 
avec  mol,  àla  condition  que  le  jeune 
homme  ne  servirait  pas  ,  tout  le  temps 
du  siège. 

Je  remerciai  madame  de  Rohan  de 
ses  bontés  et  comme  je  la  quittais,  elle 
me  dit  à  l'oreille  ,  vous  n'avez  pas  vou- 
lu me  dire  qui  vous  êtes,  mais  sachez 
que  je  vous  ai  reconnue  dès  que  je  vous 
ai  vue  ,  vous  avez  demeure  trois  ans 
chez  madame  de  Saint  -  Evremont  , 
et  je  vous  ai  vu  avec  elle  chez  la 
comtesse  de  la  Ferté.  —  Que  cela  soit 
ou  tion,  madame  ,  je  vous  supplie  de 
n'en  point  parler.  —  Vous  pouvez  en 
être  certaine  j  le  cardinal  no  vous  le 
pardonnerait  pas  :  je  pris  sa  main  que 
je  baisai  avec  respect,  et  je  la  quittai  non 
sans  quelqu'inquiétude  d'être  reconnue 
par  d'autres.  On  me  banda  les  yeux  , 
on  en  fit  autant  au  (ils  et  à  la  lille  Ma* 
zard  qui  ne  concevaient  pas  par  quel 
miracle  on  leur  rendait  la  liberté. 

(Juand  nous  fûmes  h oi-s  des  glacis,  et 


que  l'on  nous  eut  eu  débandé  les  j^eux , 
Louise  et  son  frère  furent  bien  surpris 
en  me  voyant  :  mes  amis,  leur  dis-je, 
je  vais  vous  rendre  à  votre  mère. —  La 
belle  enfant  vous  allez  venir  en  croupe 
avec  moi ,  et  Mazard  montera  avec 
Laurent  le  même  cheval,  Louise  ne 
savait  trop  si  elle  pouvait  se  confier  à 
un  jeune  seigneur.  Soyez  sans  crainte, 
la  belle  enfant  vous  êtes  ,  avec  moi  , 
aussi  en  sûreté  qu'avec  votre  mère.  Elle 
monta  légèrement  derrière  moi,  et,  pas- 
sant son  bras  autour  de  ma  taille,  elle 
se  tint  ferme,  je  mis  mon  cheval  au 
galop,  et  en  fort  peu  d'heures  nous 
fûmes  à  la  chaumière. 

Qui  peindra  la  joie  de  cette  bonne 
mère  en  voyant  ses  enfans;  elle  ne  sa- 
vait auquel  courir  ,  ils  se  précipitèrent 
tous  deux  dans  ses  bras  ,  et  après  leur 
avoir  rendu  leurs  caresses,  elle  les  re- 
poussa doucement  et  vint  se  jeter  à 
mes  pieds.  Que  faites-vous,  lui  dis-je 


(^17  ) 
en  la  relevant  et  la  senant  contre  mon 
sein  ,  car  j'étais  émue  de  cette  scène 
touchante? — Ali  î  comment  vous  mar- 
(juer  ma  reconnaissance? — En  jouis- 
sant du  bonheur  de  revoir  vos  enfans  : 
mais  tout  le  monde  n'est  pas  encore 
content -,  Louise  n'a  pu  voir  son  ami, 
qui  avait  été  fait  piisonuicr  le  mtmc 
jour  qu'on  l'avait  amené  dans  la  ville  , 
il  faut  bien  aussi  que  je  l'aie  demain  , 
je  vais  au  fort  Saint-Martin,  et  il  fau- 
dra qu'on  me  le  rende.  » 

Ces  bonnes  gens  ne  savaient  com- 
ment m'expiimer  leur  satisfaction; 
mais  surtout  Louise  était  touchée  jus- 
qu'aux larmes  de  la  bonté  que  j'avais 
d'aller  chercher  son  prétendu.  «Mais  , 
disait  la  mère,  c'est  fort  bien  ,  avec 
tout  cela  je  ne  sais  si  Mathurin  Loyau 
se  décidera  à  céder  son  moulin  à  son 
iiIsjCar  l'amour,  c'est  fort  bien,  mais 
cela  ne  fait  pas  vivre;  au  lieu  que  si 
vous  aviez  le  moulin,  vous  prendriez 
1.  lO 


(    2l8) 

votre  frère  pour  garde-mouliD,  et  vous 
feriez    de  bonnes    affaires.  —  Cela  est 
vrai  5  disait  Louise,  mais  comment  le 
père  Lojau  vivrait-il  ?  S'il  pouvait  don- 
ner trois  mille  francs  à  son  frère  Jacques," 
il  aurait  la   ferme    de    défunt    Henri 
Loyau  ;   alors  Mathurin  ferait  valoir 
la  ferme ,  et  l'autre  mettrait  cet  argent 
là    à    acheter  des  moutons.  • — H  n'est 
donc  question,  pour  que  tout  le  monde 
soit  content  que  de  trois  mille  livres. — 
O  mon   Dieu!  oui,    cela    arrangerait 
toutes  choses ,  mais  on  ne  trouve  pas 
aisément  une  si  grosse  somme,  surtout 
dans  ce  moment-ci,  ou  la  guerre  em- 
pêche le    commerce,  —  Quand  je  me 
serai  fait  rendre  Loyau^  après  cela  nous 
verrons  à  avoir  les  mille  écus  »  et  ces 
braves  gens  ouvraient  de  grands  yeux , 
et  me  croyaient  à  moitié  sorcière. 

J'avais  dit  en  arrivant  à  Laurent ,  de 
nous  faire  à  souper,  il  s'y  entendait 
assez  bien ,  et  le  repas  était  fort  bon. 


(  219  ) 
5e  ne  voulus  pas  que  Ton  fit  deux  tables. 
Mazard  monta  au  grenier  où  il  cou- 
chait ordinairement  ;  Laurent  à  l'ccu- 
rie  :*  la  mère  et  la  fille  couchèrent  dans 
le  même  lit ,  et  moi  dans  le  mien.  Pour 
ne  pas  cflàrouchcr  la  pudeur  de  la 
^*eune  fdle  ,  j'enveloppai  le  lit  dans  les 
r.  leaux  ,  et  la  bonne  mère  Mazard  les 
attacha  avec  des  épingles  (  i  ).  Je  dor- 
mis avec  le  calme  qu'une  bonne  action 
répand  dans  Famé,  et  dès  qu'il  fut  jour, 
j'engageai  la  mère  et  la  fdle,  pour  pré- 
parer le  déjeûner,  à  se  lever:  (ce  qu'elles 
ne  faisaient  pas,  dans  la  crainte  de  me 
réveiller)  je  sortis  aussi  de  dessous  les 
rideaux  tout  habillée,  et  j'entendais  la 
mère  qui  disait  à  la  fdle  :  ce  11  est  impos- 
sible d'être  plus  honnête  que  ce  jeune 
seigneur,  il  est  sage  comme  une  fdle.  » 
Le  déjeûner    servi,  j'y  fis  honneur, 

(i)  Cela  n'était  pas  aussi  m'ccssairc  que  ceux,  du  lit 
Je  Sterne  ,  dan«  soa  voyage  scmimeiUaJ. 

lO. 


(   220    ) 

et  Laurent  ayant  sellé  les  chevaux,  nous 
partîmes  pour  le  fort  Saint-Martin.  Je 
connaissais  M.  de  Toiras  ,  je  l'avais  vu 
chez  INinon  ,  dont  il  était  un  des  adora- 
teurs. Avant  de  monter  à  cheval,  j'avais 
écrit  un  billet  conçu  en  ces  termes  : 
«  La  meilleure  amie  de  Ninon,  sous 
»  les  habits  d'un  jeune  sous-lieutenant, 
»  voudrait  bien  voir  un  instant  M. 
»    de  ïoiras.  » 

M.  D.  L. 

Je  remis  ce  billet  à  un  conducteur 
de  vivres  qui  entrait  à  ce  moment  dans 
le  fort  5  il  le  donna  au  commandant  du 
poste ,  qui  gardait  la  porte  par  laquelle 
il  entrait.  Cet  homme,voyant  une  lettre 
à  l'adresse  du  général,  ne  perdit  pas  un 
moment  pour  la  lui  remettre.  M.  de 
Toiras  ne  l'eut  pas  plu  tôt  ouverte,  qu'il 
se  mita  rire  comme  un  fourccallez  vite, 
dit~il ,  ouvrir  à  cet  extravagant ,  dites- 
lui  qu'il  sera  bien  reçu.  »  On  vint  eu 


(    231    ) 

efîel  n/ouvrir  la  porte  ;  j'entrai  suÎvk; 
de  Laui-cnt ,  sans  la  moindre  difTiculté. 
On  me  conduisit  chez  le  général ,  qui 
nie  dit:  «  Ma  foi  je  m  m'uttendais  pas 
à  une  si  at;réablc  visite,  ma  chère  Ma- 
rion;  je  lui  mis  la  main  sur  la  bouche, 
il  la  baisa  avec  transport.  —  Kt  pour- 
quoi ne  faut-il  pas  vous  nommer?  — 
Que  dirait  le  maréchal  ?  il  me  croit  aux 
eaux.  —  Et  que  diable  venez-vous  faire 
ici ,  je  vous  crovais  avec  lui  ?  —  Pas  du 
tout  ;  si  vous  voulez  être  discret.  • — Je 
le  serai  comme  ces  murailles,  »  et  il 
m'emmena  dans  une  petite  tourelle  , 
et  il  ne  savait  quelle  caresse  me  faire. 
Il  y  avait  trois  mois  qu'il  était  enfermé 
dans  ce  fort,  sans  avoir  \u  une  figure 
humaine  en  fait  de  femme.  Je  profitid 
de  la  vivacité  do  ses  transports,  pour 
lui  demander  la  liberté  de  Loyau,  <pi'il 
m'accorda  sur  le  champ.  11  donna  ordre 
qu'on  allât  à  l'hôpital,  savoir  s'il  était 
guéri  :  on  re>int  dire  que  le  prétendu 


(    322    ) 

de  Louise,  était  en  parfaite  convales- 
cence. Je  voulais  qu'on  me  le  donnât 
sur-le-champ  pour  retourner  avant  la 
fin  du  jour  à  la  chaumière.  M.  de 
Toiras  prétendit  qu'il  était  trop  tard, 
et  que  c'était  m'ex poser  à  être  enlevée 
par  quelque  parti  de  la  ville.  Il  fallut 
bien  rester  :  un  souper  délicat  fut  ser- 
vi ,  pour  moi  et  le  général. ..  11  fut  très- 
aimable.  Et,  pour  occuper  une  nuit  où 
la  décence  ne  permettait  pas  que  je  me 
couchasse,  jelui  racontai  toutes  les  par- 
ticularités de  ce  singulier  voyage  qui  le 
réjouirent  beaucoup.  Il  me  parla  de 
INinon  en  amant  passionné,  et  me  char- 
gea pour  elle  d'une  lettre  brûlant  d'a- 
mour :  était-il  aussi  fidèle  que  tendre? 
je  laisse  au  lecteur  à  en  juger. 

Dès  qu'il  fit  jour  ,  je  voulais  le 
quitter.  Il  s'y  opposa  ,  et  fit  encore 
servir  à  déjeûner  pour  lui  et  pour 
moi;  maïs  ce  fut  à  condition  qu'il  m'es- 
compterait ,  sur  Bordeaux  ,  une  lettre 


■(    225    ) 

de  change  de  trois  mille  francs.  11  nie 
demanda  ce  que  j'en  voulais  faire. 
«  Marier  Louise  Mazard  avec  Charles 
Loyau.  —  Je  vous  reconnais  là  ,  me 
dit-il  •  bonne  autant  que  belle.  »  Je  ne 
lui  dis  pas  (juc  cet  aii;enl  faisait  partie 
de  celui  du  montant  de  deux  années 
d'avance  des  cinq  cents  t^uinécs  que  me 
faisait  le  duc  de  Buckinj^liam  :  il  eut 
alors  trouvé  que  j'avais  moins  de  mé- 
rite, en  faisant  ce  léger  sacrifice: enfin, 
après  m'avoir  fait  promettre  de  le  rece- 
voir à  Pans  ,  dès  qu  il  y  viendrait  ,  en 
dépit  de  tous  les  ducs ,  maréchaux  , 
princes,  etc.  ,  etc.  ,  je  lui  dis  que  le 
plaisir  qu'il  me  procurait  ,  en  me  met- 
tarjt  à  même  de  lliire  un  couple  heu- 
reux ,  l'assurait  de  mon  éternelle  re- 
connaissance. 

INous  nous  séparâmes.  Je  trouvai , 
à  la  poit(i  par  où  nous  devions  sortir, 
Charles  Lovau  ,  fjui  ,  malgré  qu'il  fût 
pâle  et  maigre  •  me  parut  un  assez  joli 


(224) 

garçon.  Laurent  le  fit  monter  en  croupe, 
et  nous  arrivâmes  vers  midi  à  la  chau- 
mière. Louise  était  inquiète  •  elle  n'avait 
pas  dormi  de  la  nuit.  Sa  joie  fut  grande 
en  voyant  Charles  )  mais  cependant 
elle  le  trouva  bien  changé.  Il  était  faible, 
et  le  voyage  l'avait  fatigué  3  mais  le 
bonheur  de  voir  Louise  l'aura  ;  disait- 
il  5  bientôt  guérie. 

ce  A  présent  que  vous  avez  le  mari , 
il  faut  chercher  la  dot  »,  et ,  tirant 
une  bourse  de  ma  poche,  je  dis:  «Voici 
les  trois  raille  livres  que  vous  donnerez 
en  mariage  à  Charles  :  il  les  remettra 
à  son  père  -  pour  qu'il  lui  cède  le  mou- 
lin. »  Je  ne  pourrais  pas  exprimer  oe 
qui  se  passa  dans  l'àme  de  ces  bonnes 
gens,  la  surprise  ,  la  joie  ,  la  reconnais- 
sance. Ils  embrassaient  mes  genoux  , 
mes  mains  ;  ils  les  mouillaient  de  larmes 
de  tendresse  ;  enfin  je  n'ai  jamais  eu 
un  plus  beau  moment  dans  ma  vie. 
Je  voulus    qu'on   allât   sur-le-champ 


(   225    ) 

chercber  Malliurln  Loyau  j  qui  eut 
une  grande  satisfaction  en  rcvovaiit 
son  (ils  ,  et  giièrcs  moins  de  la  dot 
de  sa  future  bellc-lillc.  11  céda  sur- 
le-champ  le  moulin  à  son  fils  ,  et  nous 
in\ila  tous  à  y  ycnir  souper  et  cou- 
cher ,que  nous  serions  mieux  cjue  chez 
la  mère  Mazard,  à  (pii  sa  lille  demanda 
en  grâce  de  venir  vivre  avec  elle.  Elle 
y  consentit  j  mais  elle  dit  qu'elle  vou- 
lait (juc  sa  (ille  restât  à  la  chaumière 
jusqu'à  son  mariage.  Je  l'assurai  que  je 
ne  (juilterais  pas  non  plus  la  cabane 
hospitalièie  ,  et  ,  comme  je  vis  que 
Charles  paraissait  éprouver  un  moment 
de  jalousie  ,  je  priai  que  tout  le  monde 
sortit,  excepté  la  mère  Mazard.  ce  11  est 
temps  ,  lui  dis-je  ,  que  vous  sachiez 
que  le  prétendu  jeune  honmie  n*est 
autre  qu'une  femme,  et,  ouvrant  ma 
valise  ,  j'en  tliai  une  fort  belle  robe  , 
que  la  bonne  mère  m'aida  à  mettre. 
Quand  je  fus  habillée ,  je  dis  que  l'on 


(   i226   ) 

pouvait  rentrer  :  ce  fut  alors  qu'ils  me 
crurent  une  véritable  fée  •  mais  leur 
mère  les  assura  qu'il  n'y  avait  nul  pres- 
tige, et  que  j'étais  en  effet  une  belle 
et  aimable  femme. 

Charles  ne  me  cacha  pas  qu'il  était 
fort  aise  de  la  métamorphose  ,  qu'il 
n'aimait  pas  que  sa  future  eût  couche 
plusieurs  nuits  dans  la  même  chambre 
qu'un  jeune  homme.  Je  restai  donc 
à  la  chaumière  avec  la  mère  et  la  fille. 
Les  jeunes  gens  allèrent  au  mouHn  que 
le  père  céda  à  son  fils ,  comme  il  en 
était  convenu.  Jacques  Loyau  donna 
sa  ferme  à  son  frère  ,  et  sa  fille  à  son 
neveu.  Les  deux  mariages  se  firent 
huit  jours  après.  Je  ne  voulus  point 
partir  que  ces  bonnes  gens  ne  fussent 
unis  ;  je  restai  même  deux  jours  après 
leurs  noces,  dont  je  fis  une  grande  partie 
des  frais  ;  enfm  ,  après  avoir  fait  le 
bonheur  de  toute  cette  famille,  je  re- 
pris le  chemin  de  Poitiers  ,  ou  je  re- 


(    227    ) 

trouvai  ma  voilure  et  mes  gens.  Doro- 
thée était  tr(  s-incjuiétc  de  moi.  Je  lui 
(lls(jue,lors(jue  nous  serions  en  route, 
je  lui  raconterais  tout  ce  que  j'avais 
fait,  ce  qui  lui  parut  bien  extraordinaire 
et  très-dangereux  ,  et  elle  me  dit  : 
«  Tout  c.^la  va  au  mieux  ;  mais  le 
maréchal  le  saura  ,  et  que  dira-t-il  ? 
• —  Tout  ce  qu'il  voudra  ,  cela  m'est 
bien  égal.  )5 

Je  continuai  ma  route  fort  gaîraent 
répandant  le  long  des  chemins  dans  les 
mains  des  pauvres  une  partie  de  l'ar- 
gent du  duc  ,  qiic  je  ne  croyais  pas  qui 
dut  être  le  derriier  que  je  recevrais  de 
sa  munificence.  Car  j'espérais  bien  qu'il 
ferait  lever  le  siège ,  que  le  cardinal  se- 
rait exilé,  et  (|ue  Buckingham  revien- 
drait à  Paris,  et  partagerait  son  temps 

tre  celte  Nillcctljondrcs,  comme  sou 
(tur  Tétait  entre  moi  et  Jcnny  Epson. 
Vains  projets  qui  ne  devaient  point 
avoir  leur  exécution ,  et  qui  me  faisaient 


(Il 

c 


(228) 
regarder  comme  une  fort  petite  perte 
celle  du  maréchal ,  que  je  n'avais  jamais 
aimé,  et  dont  les  manières  graves  et 
compassées  ne  pouvaient  s'accorder 
avec  mon  extrême  vivacité.  Je  voya- 
geais à  petites  journées  avec  mes  che- 
vaux ;  parce  que  je  ne  sais  quel  pres- 
sentiment, ne  m'avait  pas  permis  de 
les  laisser  à  l'hôtel  de  Guébriarit ,  ainsi 
que  ma  voiture. 

Arrivés  à  Paris,  mon  cocher,  sans 
que  j'eusse  besoin  de  lui  en  donner 
l'ordre,  prend  les  rues  qui  menaient 
à  celle  où  était  situé  l'hôtel  du  ma- 
réchal. Il  se  range  comme  pour  entrer. 
Un  de  mes  gens  frappe  à  la  porte, 
et  demande  qu'on  l'ouvre,  ce  Atten- 
dez un  instant ,  dit  le  suisse  ,  M.  le 
maréchal  a  dit  :  quand  M.™°  Marion 
arriverait  de  faire  appeler  l'aide-de- 
camp.  )i>  Mon  laquais  assez  surpris  , 
vint  me  rendre  cette  réponse.  Je  me 
mis  à  rire,   et  Dorothée  me  dit  vous 


(    229   ) 

l'avez  bien  mérite.  Et,  au  même  mo- 
ment ,  Ste. -Croix  (  c'était  l'aicle-dc- 
camp)  se  présente  à  la  portière;  je  dis 
qu'on  l'ouvre,  il  monte  et  me  remet  ce 
billet  de  la  main  du  maréchal: 

c(  Yous  aimez  trop  les  voyages ,  ma- 
»  demoiselle  ,  pour  que  la  vie  que  je 
))  mène  à  présent  puisse  vous  convc- 
)5  nir.  J'ai  donné  ordre  que  l'on  re- 
))  portât  rue  des  Tournelles  tout  co 
))  qui  vous  appartenait.  Je  désire  que 
))  vous  soyez  heureuse  sans  moi  ;  je 
w  tâcherai  de  l'être  sans  vous  que  je  ne 
»   reverrai  jamais.  )) 

«Voilà  qui  est  d'une  grande  dignité  ; 
dites,  mon  cher  Ste. -Croix,  à  votre  ma- 
réchal ,  qu'il  m'oblige  sensiblement  , 
en  m'évitant  le  désagrément  de  lui  dire 
que  mon  intention  était  aussi  de  re- 
venir dans  ma  jolie  retraite ,  où  régnent 
la  liberté  et  le  plaisir.  Si  vous  ne  bou- 
dez pas  conmie  votre  général ,  j'aurai 
j^rand  plaisir  do  vous  y   recevoir.  »  Il 


(   23o    ) 

m'assura  qu'il  profiterait  avec  trans- 
port de  la  permission  que  je  lui  don- 
nais, et  que  le  respect  qu'il  devait  à^  Jj 
M.  de  Guébriant  l'avait  seul  empêché 
de  m'offrir  ses  hommages.  Je  ne  ré^ 
pondis  que  par  un  sourire  ,  qu'il  in- 
terprêta en  sa  faveur ,  et  il  fut  depuis 
un  des  hommes  de  ma  société  que  je 
vis  avec  plus  de  plaisir. 

11  me  quitta,  et  je  dis  a  mon  cocher  : 
chez  moi  rue  des  Tournelles.  Dorothée 
était  désolée;  je  riais,  et  plus  elle  me 
disait  que  j'avais  eu  grand  tort  ,  plus 
je  trouvais,  au  contraire,  que  j'avais  très- 
bien  fait,  et  que  je  ne  pouvais  pas 
acheter  trop  cher  la  liberté  et  le  repos. 


Fin  du  premier  volume. 


(  VIE 

ET   AMOURS 
DE 

j   MARION  DE  LORME. 

IL 

t 


VIE 

ET   AMOURS 

DE 

MARION  DE  LORME , 

CONTENANT 

L'Histoire  de  ses  liaisons   avec  les  grands 
personnages  de  la  cour  de  Louis  XIV, 

ROMAN  HISTORIQUE 

Ecrit  par  elle-mOnie  ,  et  publie 

Par  m.  de  FAVEROLLES. 

TOME  DEUXIÈME. 


PARIS  , 


LIBRAIRIE   DE    DALIBON  , 

»4I-A1S-K0TAL,  (.ALERII-  DE  NtMOURii  S.^*  1  A  "'. 


VIE 


ET    AMOURS 

DE  ^ 

MIRION  DE  LORME, 


CHAPITRE  XYI. 


Je  ne  saurais  exprimer  le  plaisir  que 
j'eus  à  me  relrouvor  chez  moi ,  à  pou- 
voir faire  fermer  ma  porle,  cl  l'ouvrir 
à  qui  je  voulais.  Le  faste  de  Thotel  de 
Guébriaut  ne  valait  pas  ,  à  mon  gré, 
l  élégante  simplicité  de  ma  maison.  Le 
voisinage  do  INinon  la  rendait  encore 
plus  agréable.  Tan<lls  (|ue  j'étais  sous 
les  lois  du  maréclial  ,   j'osais   à   ])eiDe 

n.  1 


(2) 
]a  voir.  Elle  sut  Pinstant  que  j'étais 
revenue  chez  moi  ,  et  elle  y  accourut. 
c(  Où  ëtiez-vous  clonc,me  dit-elle  ^depuis 
un  mois?  Le  maréchal  avait  assez  bien 
pris  votre  absence  ,  parce  qu'il  vous 
croyait  aux  eaux;  mais  un  officier  qui 
était  dans  le  fort  Saint-Martin  ,  vous 
ayant  reconnu,  a  voulu  faire  sa  cour  au 
maréchal ,  en  lui  disant  que  vous  étiez 
venu  voirThoiras  et  que  vous  aviez  été 
sur  la  flotte  de  Buckingham.  M.  de 
Guébriant  a  été  furieux  :  il  est  venu 
chez  moi  comme  un  lion.  Je  me  suis 
moqué  de  lui  ^  et  je  lui  ai  demandé 
s'il  ne  vous  était  pas  aussi  libre  de 
voyager,  qu'à  lui  de  rendre  des  soins 
à  Chimène.  Peu  à  peu  je  l'ai  calmé  , 
et  il  est  convenu  qu'il  romprait  avec 
vous  sans  éclat.  Je  crois  qu'il  vous  re- 
grettera plus  que  vous  ne  serez  affligée 
de  sa  perte  ;  car  je  ne  crois  pas  que  sa 
nouvelle  maîtresse  ait  pour  lui  la  même 
condescendance   que   vous  aviez.- — Et 


(5) 

dont  j'étais  si  fatiguée ,  que  je  ne  saurais 
vous  dire  ,  ma  chère  Ninon  ,  à  quel 
point  je  me  trouve  heureuse  d'avoir 
recouvre  ma  hbeité.  »  Elle  m'engagea 
à  en  jouir  avec  modération  ,  et  surtout 
à  ne  me  mettre  dans  aucun  parti ,  heu- 


reuse si  j'avais  suivi  ses  conseils.  Us 
furent  ma  règle  pendant  plusieurs  an- 
nées, qui  auraient  été  les  plus  heu- 
reuses de  ma  vie  ,  si  la  mort  de  Buc- 
kingham  ,  assassiné  à  1  instant  où  il 
allait  s'embarquer,  pour  amener  devant 
la  Rochelle  la  superbe  escadre  que 
Charles  I/'"  y  envoyait ,  ne  m'eut  causé 
le  plus  vif  chagrin.  Sa  perte  me  fat 
très -douloureuse  ,  <:t  d'autant  plus 
qu'elle  fut  cause  que  le  cardinal  s'em- 
para de  la  Rochelle  ,  et  revint  comblé 
(le  gloire  et  plus  puissant  que  jamais. 
Par  les  conseils  de  ISinon  ,  je  mis  dans 
mes  actions  et  dans  mes  paroles  tant  de 
jn*udence  ,  que  ,  malgré  les  troubles 
et  les  divisions  qui  partageaient  la  IVan- 

1. 


(4) 

ce  ,  je  ne  me  trouvai  compromise  en 
aucnne  manière  ,  quoique  ma  maison 
fut  ouverte  aux  differens  chefs  de  partis  ; 
mais  j'avais  exigé  d'eux  qu'on  ne  parlât 
jamais  de  politique  à  mes  soupers  , 
qui  furent ,  pendant  bien  des  années  , 
cités  comme  les  plus  agréables  de  ce 
temps. 

Je  continuai  ,  pendant  plusieurs 
années,  à  mener  la  vie  la  plus  agréable, 
et  je  recevais  de  temps  en  temps  des 
gratifications  ,  qu'en  vérité  je  ne  mé- 
ritais guères  ,  qui  me  donnaient  le 
moyen  de  vivre  de  la  manière  la  plus 
splendide.  Desbarreaux  ,  que  j'avais 
revu  avec  grand  plajsir  ,  lorsque  je 
rompis  avec  le  maréchal ,  continuait 
à  me  rendre  des  soins.  Il  avait  repris 
son  premier  ascendant  sur  moi  ,  et  il 
tranquillisait  tellement  ma  conscience  ^ 
que  je  lui  devais  la  paix  apparente  dont 
je  jouissais  ;  car ,  étant  parvenue  à  me 
persuader  que  tout  finissait  avec  nous , 


(5) 

que  le  présent  était  seul  réel  ,  je  me 
livrais  à  tons  les  plaisirs  cp'une  jeu- 
nesse aveugle  nie  présentait ,  et  je  ne 
remplissais  qu'un  seul  devoir  :  e'était 
d'envoyer  tous  les  ans  trois  mille  francs 
à  ma  mère  ,  sans  qu'elle  sut  d'oii  ils 
venaient ,  et  sans  cfaW  lui  fût  possible 
de  me  les  renvoyer.  J'avais  appris  ([ue 
mon  père  était  mort.  Mes  frères  axaient 
pris  difîcrens  états;  mais  tous  avaient 
évité  de  venir  à  Paris  dans  la  erainte  de 
me  rencontrer. 

La  pensée  que  ma  famille  me  mé- 
prisait portait  dans  mon  ame  un  sen- 
timent tiès-douloureux;mais  je  n'avais 
plus  le  eoura^^e  de  reconquérir  cette 
estime  par  mon  repentir.  J'en  aurais 
eoncii  le  projet  ,  que  je  n'eusse  pu 
l'exécuter  au  milieu  dos  séductions 
(jui  m'environnaient.  Comment  se 
croire  eonpable  ,  (piand  iNinon  ,  Yil- 
larceau  ,  Saint-Gelin  ,  Dcsharreaux  , 
tous  ceux  enfin  (pii  se  faisaient  gloire 


(6) 
d'être  leurs  disciples  ,  se  riaient  de  ce 
qu'ils  appelaient  mes  momens  de  fai- 
blesse 3  cependant  je  crus  que  je  ren- 
trerais dans  le  sentier  de  la  vertu  ,  et , 
ce  qui  était  plus  extraordinaire ,  qu'il 
nie  conduirait  à  la  plus  brillante  for- 
tune que  l'on  pûtf*  imaginer  ,  d'après 
Fétat  ou  le  ciel  m'avait  fait  naître  j  mais 
pour  apprécier  le  rang  où  je  crus  un 
moment  pouvoir  atteindre, il  faut  con- 
naître celai  qu'une  passion  aveugle 
avait  conduit  à  ce  comble  d'extrava- 
gance. 

Le  cardinal ,  toujours  avide  de  pou- 
voir, craignant  de  perdre  le  terrible 
ascendant  qu'il  avait  pris  sur  son  maî- 
tre, ne  voyait  qu'avec  effroi  celui  que 
prenaient  sur  le  prince  les  femmes  de 
sa  cour,  qu'il  honorait  de  son  vertueux 
amour.  Il  avait  long-temps  contreba- 
lancé mademoiselle  de  la  Fayette  par 
madame  d'Hautefort  ,  mais  celle-ci  , 
depuis  la  retraite  définitive  de  sa  rivale, 


(7  ) 
paraissait  devoir  s'emparer  entière- 
ment de  l'esprit  du  roi.  Le  cardinal 
imagina  do  donner  au  nionarrpic  un 
favori.  On  sait  les  maux  qu'ils  avaient 
faits  sous  les  Valois  et  avant  celte  épo- 
que, du  t('ni[)S  de  Charles  VU  •  mais 
que  lui  importait  ?  11  savait  bien 
qu'il  leur  ferait  perdre  ,  quand  il 
voudrait  ,  la  faveur  quil  leur  avait 
obtenue. 

Il  approcha  donc  delà  courTaimalile 
Cinq-Marcs,  (i)  Ses  qualités  brillantes 
plurent  bientôt  au  monarque  •  son 
cœur  était  naturellement  porté  vers 
l'amitié,  car  c'était  :«  ce  sentiment  qu'il 
réduisait  l'amour  platonique  qu'il  avait 
pour  ses  maîtresses,  et  il  s'attacha  ten- 
drement au  beau  Ci  ne  [-Marcs  ;  il  lui 
donna  la  char«^c  de  grand  écuyer,  qui 
li'avait  été  possédée  jusqucs-là  que  par 


(l)  Tilb  du  maix'cîjal  J'Lil'at. 


(8) 
de  très-grands  seigneurs.  On  fut  surpris 
d'une  telle  grâce,  et  elle  fit  des  enne- 
mis a  M.  de  Cinq-Marcs  qui,  bien  plus 
adonné  au  plaisir ,  qu'aux  intrigues  de 
cour,  ne  se  servait  des  sommes  immenses 
que  le  roi  lui  donnait ,  que  pour  enri- 
cliir  celles  qu'il  honorait  d'un  coup 
d'œil. 

11  entendit  parler  de  moi  à  Saint- 
Evremont  et  lui  demanda  de  le  pré- 
senter chez  moi.  J'ai  oublié  de  dire 
que  Yillarceau  avait  amené  à  mes  sou- 
pers le  jeune  St.-Evremont,  mais  sans 
lui  dire  qui  j'étais,  il  ne  me  reconnut 
pas,  il  y  avait  quinzeansqn'ilne  m'avait 
vue,  il  me  trouvait  belle,  et  sachant 
que  j'étais  sensible  ,  il  se  flattait  que  je 
le  serais  pour  lui.  Je  ne  sais  quel  sen- 
timent de  pudeur  ne  me  permit  pas  de 
réj)Ondre  à  ses  vœux ,  quoique  je  le 
trouvasse  plus  aimable  que  beaucoup 
d'autres  :  mais  ,  je  n'avais  point  ou- 
'blié  que   sa  mère    avait   daigné   m'en 


(9) 

servir-  il  me  semblait  que  je   ne  pou- 
vais avoir  pour  lui  qu'un  sentiment  fra- 
ternel. Bailleurs,  je  ne  voulais  pas  ,  si 
des  circonstances  imprévues  me  rappro- 
cliaiont  de  cette  respectable  protectrice 
de  ma  jeunesse  qu'elle  eut  à  me  repro- 
cher  qu'après  m'ctre   perdue,  j'avais 
égaré  son  fils  plus  jeune  que  moi   de 
sept  ans.  Je  le  laissai  donc  inutilement 
soupirer  :  l'amour-propre  lui  lit  penser 
que  puisque  je  pouvais  résister  à  son 
amour  ,  j'étais  sûrement  insensible  à 
celui  de  tout  ce  qui  m'environnait.   Il 
me  crut  donc  aussi  vertueuse  que  belle, 
et  ce   fut   ainsi  quil  parla   de   moi  à 
M.  de   Ginq-Marcs ,  qui  sachant  que 
non-seulement  les  hommes  de  la  cour 
se  réunissaient  dans  ma  maison,  mais 
plus  encore  les  hommes  de  lettres  les 
plus  intéressans  de  cette  époque  ,  dési- 
rait s'y  reposer  de  la  faveur  importune 
dont  il  jouissait  à  la  cour.  Il  n'était  ja- 
mais plus  heureux  (^ue  lorsque  près  de 

1-. 


(    lO   ) 

moi  5  il  me  voyait  entourée  de  ces 
hommes,  qui  préparèrent  la  gloire  de 
ceux  qui  les  suivirent,  et  dont  quel- 
ques-uns ne  furent  point  surpassés  ; 
mais  si  tous  ne  s'élevèrent  pas  au  der- 
nier degré  de  réputation  littéraire,  tous 
étaient  des  hommes  extrêmement  aima- 
bles, tels  qu'Ablancour  dont  les  tra- 
ductions élégantes  enrichissaient  notre 
langue  des  beautés  des  anciens;  Ben- 
serade  jeune  encore,  mais  plein  d'es- 
prit; Calprenéde  qui  venait  de  publier 
son  premier  roman;  M.  de  Chambre, 
qui  m'avait  reconnue  aui  Tuileries, 
pour  m'avoir  vu  chez  ma  marraine  ; 
Corneille,  tout  brillant  de  gloire  du 
Cid;  le  bel  abbé  de  Goudi  (i),  à  qui 
on  avait  fait  grand  tort  de  couper  les 


b 


per 


cheveux  ;  Sarasin  qui  était  de  mon  âge 
et   me  faisait  la  première  juger  de  ses 


(i)  Depuis  cardinal  de  Retz. 


(  li  ) 

ouvrages  pleins  de  grâce  et  de  facilité; 
Scaroii  qui  n'était  pas  diCTorme  alors, 
et  dont  la  gaité  me  charmait;  Scudéri 
qui  avait  même  engagé  sa  sœur  à  être 
de  nos  jolis  soupers ,  et  qui  me  disait 
que  si  ses  héroïnes  me  ressemblaient, 
elles  feraient  tourner  la  tête  de  tous  les 
princes  de  l'Europe.  Celte  société  était, 
je  puis  le  dire,  surtout  quand  INinon 
venait  en  faire  partie ,  la  plus  aiujablc 
que  l'on  put  imaginer.  Ma  beauté,  quoi» 
que  j'eusse  alors  bien  plus  do  trente 
ans,  conservait  encoie  toute  sa  fraî- 
cheur. Rien  n'était  plus  élégant  que  ma 
maison  :  aussi  lorsque  M.  de  Cinq-* 
Marcs  me  fut  présenté  par  Saint-Evrc- 
niont,  il  se  crut  un  instant  dans  un  pa- 
lais de  fées.  Je  le  reçus  avec  les  ténioi- 
gnages  de  considération  (juc  ma  beauté 
lui  rendit  précieux ,  il  m'a  dit  depuis 
qu'il  ii'avait  jamais  été  aussi  ^lvem(:hl 
frapf)é  qu'il  l'avyit  éUÎ  j)ar  mes  grands 
yeux  noirs  ,  qui  lui   parurent  ijs  phi* 


(12    ) 

beaux  qu'il  eut  encore  vus  ;  le  premier 
prestige  passé ,  il  se  rappela  que  si  Saint- 
EvremoDt  me  regardait  comme  un  mo- 
dèle de  vertu,  Yillarceau,  Desmaretz, 
le  Comte  de  la  Ferté,  et  surtout  Des- 
barreaux n'en  mettaient  pas  leurs  mains 
au  feu.  Il  résolut  donc  de  m'adresser 
des  hommages  un  peu  moins  respec- 
tueux 5  mais  j'y  répondis  avec  une  telle 
fierté  ,  qu'il  crut  s'être  mépris,  et  quil 
était  entré  par  m^arde  chez  quelque 
grande  dame.  11  voulut  prendre  en 
plaisanterie  mon  grand  air,  mais  je  lui 
répondis  :  a  Je  sais  ,  monsieur  ,  que 
vous  êtes  un  grand  seigneur ,  ayant  une 
des  grandes  charges  de  la  couronne  , 
et  jouissant  de  la  plus  grande  faveur  \ 
mais  toutes  ces  grandeurs-là ,  ne  peu- 
vent me  faire  vouloir  ce  que  je  ne  veux 
pas  j  vous  seriez  roi  ou  pape,  ou  le  car- 
dinal de  Richelieu,  s'il  ne  meplaisaitpas, 
que  vous  prissiez  un  ton  léger  avec  moi, 
je  ne  le  souffrirais  pas  j  je  suis  Blarion 


(  i5  ) 
dcLormc,  de  laquelle  vous  supposes 
qu'il  ne  doit  pas  clro  difficile  de  se  faire 
aimer  :  cela  est  possible,  cela  a  pu  être 
jusqu'à  ce  jour  ;  eh  bien!  aujourd'hui 
cela  n'est  plus  :  demandez  à  Saint- 
Evremont,.  ({ui  m'aime  avec  toute  la 
candeur  de  son  Age  ,  eh  bien  î  il  n'a 
rien  obtenu,  et  ni  lui,  ni  d'autres  n'ob- 
tiendront rien  ,  c'est  un  parti  pris.  ï) 
Cinq-Marcs  ouvrait  de  grands  veux  et 
croyait  rêver.  Quoi  c'était  Marion  de 
Lorme  qui  lui  parlait  d'une  manière  si 
décidée  !  il  dit  en  lui-mcmc,  c'est  quel- 
que conseil  qu'on  lui  aiira  donné,  mais 
elle  en  reviendra,  il  s'éloigna  de  moi  et 
fut  se  mettre  à  une  Uible  de  Biribi  (i), 
où  on  jouait  fort  bon  marché  :  car  je 
n'aurais  pu  supporter  le  spectacle  de 
la  ruine  de  ceux  qui  auraient  perdu 
leur  fortune  chez  moi. 


(l  )  Jeu  de  IiAbai  d  fuit  À  U  luodc. 


(14) 

On  servit  le  souper  le  plus  délicat , 
oii  l'esprit  pétillait.  Ninon  fut  char- 
mante et  ne  chercha  point  à  m'enlever 
une  conquête  aussi  importante  que 
celle  de  M.  de  Cinq-Marcs.  Elle  était 
loin  d'imaginer  jusqu'à  quel  point  je 
me  flattais  de  pouvoir  la  porter.  Je  n'en 
fis  confidence  à  personne  ,  et  on  verra 
par  quel  degré  j'amenai  le  grand  écuyer 
presqu'à  mes  fins. 

Le  lendemain  matin  ,  M.  de  Cinq- 
Marcs  se  présenta  chez  moi;  mais  il 
n'était  pas  sur  la  liste  des  amis.  Mon 
portier  ne  le  laissa  pas  monter.  Il  se 
rendit  chez  Saint-Evremont  ,  qui  l'as- 
sura qu'il  n'avait  jamais  tenté  d'oÎ3- 
tenir  la  faveur  d'être  reçu  à  ma  toi- 
lette  ,  et  qu'il  fallait  me  la  demander. 
Le  favori ,  qui  se  rappelait  avec  quelle 
hauteur  je  l'avais  traité  ,  ne  se  sou- 
ciait pas  de  s'exposer  à  un  refus.  II 
crut  prendre  un  chemin  plus  court  : 
il   m'envoya    un   coUier    de    diamans 


(  i5) 
de  cinquante  mille  francs  ,  et  sup- 
posa que  je  le  prierais  de  venir  cher- 
cher la  réponse  ;  mais  quelle  fut  sa 
surprise ,  lorsque  son  valet  de  cliani- 
bre  lui  remit  l'écrin  et  son  billet  ? 
ce  Que  veut- elle  ,  donc  dit -il  ?  Au 
moins  pouvait-elle  se  donner  la  peine 
de  regarder  ces  diamans  ,  dont  le 
choix,  fait  sous  mes  yeux ,  est  le  plus 
parfait  qu'on  puisse  imaginer  ?  A-t-on 
plus  loin  porté  l'arrogance  ?  Je  m'en 
vengerai.  Dussé-je  employer  la  moitié 
de  ma  fortune  pour  séduire  tout  ce 
qui  l'entoure. 

Je  m'y  attendais  ,  et  je  me  mis 
sur  mes  gardes  ;  je  ne  sortais  presque 
point  5  que  pour  aller  chez  Ninon  ,  et 
toujours  si  bien  accompc'jgnée  ,  que 
je  ne  craignais  pas  d'élre  enlevée  ,  et , 
tant  que  je  restais  chez  moi  ,  il  ne 
pouvait  pas  porter  Taudacc  au  der- 
nier degré.  Dorothée  ,  qui  s'était  ma- 
riée à  mon  valet  de  chambre  depuis 


_  (  i6  ) 
quelques  années  ,  couchait ,  ainsi  que 
son  mari  ,  tout  près  de  moi.  Je  fis 
placer  dans  mon  antichambre  un  Ht 
de  veille  ,  où  un  de  mes  laquais  passait 
la  nuit  )  l'autre  couchait  dans  le  ves- 
tibule. Mon  portier  était  veuf  ,  et 
avait  un  fils  de  vingt  ans  qui  logeait 
avec  son  père  j  mon  cuisinier  et  son 
aide  habitaient  aussi  le  rez-de-chaus* 
sée.  11  était  impossible  que  Cinq  - 
Marcs  pénétrât  chez  moi.  Il  tenta  la 
voie  si  facile  de  la  séduction.  Des 
offres  brillantes  furent  faites  ;  mais 
j'avais  alors  des  valets  fidèles  ,  et  qui 
étaient  si  heureux  chez  moi  ,  que  je 
n'avais  pas  l'inquiétude  qu'ils  s'expo- 
sassent à  être  renvoyés. 

M.  de  Cinq-Marcs,  désolé  dene  pou- 
voir me  voir  qu'au  milieu  d'un  cercle 
qui  ne  lui  permettait  point  de  s'expli- 
quer,  vint  conter  ses  douleurs  à  INinon 
qui  se  doutait  bien  où  je  voulais  en 
venir.  Et  quoiqu'elle  trouvât  le  parti 


(  17  ) 
infiniment  hardi,  elle  ne  voulut  point 
le  conliarior  en  paraissant  disposée  à 
servir  lo  grand  écuyer  auprès  de  moi. 
Elle  qui  croyait  que  j'étais  le  mieux 
du  monde,  avec  le  cardinal,  voulut 
le  faire  entendre  à  Cinij-iMarcs  et  lui 
faire  sentir  le  danger  qu'il  y  aurait  de 
se  ti  ouver  rival  de  ce  haineux  person- 
nage. 11  l'assura  qu'elle  se  trompait. 
Elle  eut  beau  lui  conter  l'anecdote  du 
travestissement,  il  me  rendit  justice  , 
en  assurant  qu'il  était  impossible 
qu'une  aussi  l)ellc  personne  pût  s'ou- 
blier au  point  d  ého  la  maitresse  du 
cardinal,  bien  plus  âgé  qu'elle  ;  infir- 
me, et  dont  les  transports  ne  pou- 
vaient qu'insf)ire?-  do  1  cllioi.  ce  Mais, 
disait  Ninon,  il  est  presipie  roi,  très- 
magnilique.  ' — Et  moi  je  suis  jeune, 
assez  bien  de  taille  et  de  (igure,  favori 
du  maitre  suprême  :  je  dispose  de  ses 
trésors  et  je  les  nu:ttrai  aux  pieds  do 
Ma  riou,  »— Jo  coiivions  de  tout  cela. 


(^8  ) 
mais  vous  ne  savez  pas  mon  cher  Cinq- 
Marcs,  ce  que  c'est  que  le  caprice  de 
notre  sexe  ,  savez-vous  celui  qu'elle 
aime  et  a  toujours  aimé?  —  Qui?  — 
Desbarreaux ,  c'est  lui  qui  l'a  formée; 
elle  dit  qu'il  a  aggrandi  ses  idées.  Je 
ne  sais  trop  si  on  peut  donner  cet 
éloge  à  la  triste  opinion  qui  nous  res- 
serre dans  la  sphère  bornée  des  temps, 
et  nous  réduit  a  la  condition  de  la 
brute.  Mais  enfin,  c'est  ainsi  que  ces 
messieurs,  se  persuadent  et  persuadent 
à  leurs  disciples  ,  qu'ils  les  ont  affran- 
chis de  tout  joug,  et  par  conséquent 
les  pauvres  gens  se  croient  de  grands 
personnages.  Je  souris  de  la  petitesse 
de  leur  orgueil ,  mais  enfin  ,  ils  ont 
troublé  la  raison  de  MJ^^  de  Lorme,  et 
je  crois  que  vous  aurez  quelque  peine 
à  lui  faire  quitter  celui  qu'elle  appelle 
son  cher  et  illustre  maître.  • —  En  vé- 
rité tout  ce  que  vous  me  dites  me  sur- 
prend à  l'excès  :   mais  n'importe  :   je 


(19) 
ne  puis  vivre  sans  elle;  sa  beauté  a  sub- 
jiigé  tous  mes  sens  il  faut  qu'elle  soit 
à  moi ,  ou  que  je  meure.  »— -Vous  pre- 
nez la  chose  bien  au  grave ,  mon  cher 
Cinq-Marcs;  au  surplus  c'est  trop  heu- 
reux clans  votre  situation.  Quel  bon- 
heur de  trouver  des  obstacles  :  un  fa- 
vori, un  beau  et  jeune  chevalier,  plein 
de  courage  et  de  grâce  ,  en  vérité  vous 
êtes  mille  fois  trop  heureux  d'avoir 
rencontré  Marion ,  il  n'y  a  qu'elle  dans 
ce  monde  qui  puisse  vous  refuser.  *— 
Je  me  passerais  bien  de  ce  triste  bon- 
heur, et  malgré  ce  que  vous  pouvez 
dire,  ma  chère  Ninon  ,  je  vous  conjure 
d'employer  toutle  crédit  que  vouspou- 
vcza>oir  sur  Marion,  pour  l'engager  au 
moins  à  m'entendre.  • —  J'y  ferai  ce 
qui  me  sera  possible  ,  mais  je  crains 
bien  de  n'y  pas  i  éussir.  » 

Dès  que  Cin(|-Marcs  fut  parti  ,  INi- 
non  accourut  chez  moi  :  c(  Etes-vous 
folle,  me  dit-elle  en  entrant  j  rendre  le 


(20) 

favori  malheureux  ,  lui  faire  com- 
prendre qu'il  peut  être  atteint  par  le 
chagrin ,  qu^ila  une  partie  faible  comme 
Achille  ,  réellement  c'est  mal.- — Qui 
m'a  chargé  de  la  fortune  du  beau  Cinq- 
Marcs  ?  Il  m'aime  ,  j'en  suis  fort  aise  ; 
moi  ;  je  ne  l'aime  pas ,  et ,  si  mon  indif- 
férence l'afflige  ,  il  me  paraît  qu'il  vaut 
mieux  que  ce  soit  lui  qu'un  autre.  Il 
a  assez  de  moyens  de  se  distraire  ,  et  je 
crois  au  contraire  rendre  un  service 
réel  à  la  société  en  abaissant  ce  su- 
perbe courage.  Il  est  bon  qu'il  sache 
qu'il  n'est  qu\m  simple  mortel ,  et,  en 
apprenant  à  souffrir,  il  sera  plus  com- 
patissant. • — En  vérité  ,  Marion  ,  je  ne 
puis  vous  comprendre ,  c'est  un  homme 
charmant.» — Qui  ne  me  charme  pas. 
• — Voulez-vous  que  je  vous  le  dise? 
Je  vous  soupçonne  d'avoir  une  arrière- 
pensée  •  il  est  impossible  que  Cinq- 
Marcs  vous  déplaise.  < —  Aucune.  • — 
Que  voulez-vous  que  je  lui   dise?' — 


(21    ) 

Rien.  — C'est  peu  de   chose.  ):>   Dcs- 
barreaiix  entra  ,  et  changea  la  conver- 
sation; carlNnion  avait  trop  de  tact, pour 
ne  pas  sentir  qu'il  ctaltinulile  de  parler 
du  courtisan  devant  le  philosophe  fi). 
Je  suis  enclianté  de  vous  trouver  réu- 
nies pour  vous  raconter  un  événement 
assez  bizarre,  qui   \iont  de  m'arriver. 
Je  n'ai  jamais  mis  beaucoup  d'intérêt 
à  mon  état  ,  et  juger  les  paies  humains 
m'a  toujours   paru  fort  au-dessus  do 
moi.  La  liberté  est  mon  idole  ,  tout  ce 
qui  l'entrave   m'est  odieux,  et  le  far 
niente  des  Italiens  m'a  toujours  paru 
le  bonheur  suprême  ;  aussi  je  conviens 
que  je  m'occupais  peu  des  affaires  dont 
j'étais  rapporteur:  comme  cela  n'a  pas 
empêché  que  je  ne  les  aie  pres(jue  tou- 
jours gagnées  ,  je  ne  me  re[>rochals  pas 


(l)  Quel  ahiib  tlu  ui-)l  j)hili)S"phie  ?  Ainour  de  la 
sagesse  ,  sciait  -  ce  doue  vous  qui  cu»eigncric9 
VaiUëiâme  ? 


C22    ) 
ma  paresse  ;  mais  tout  ne  tourne  pas 
toujours  aussi  avantageusement,  et  vous 
allez  en  juger. 

Un  père  de  famille  vient  chez  moi , 
et  me  dit  que,  sachant  que  je  suis 
npmmé  rapporteur  dans  une  afiPaire 
d'où  dépend  la  sort  de  sa  famille  ,  il 
\ient  pour  m'instruire  de  sa  cause. 
Je  dis  en  moi-même  :  tant  pis  pour  lui 
que  je  sois  son  rapporteur  j  car  il  ne 
pouvait  être  en  plus  mauvaises  mains  ; 
cependant  j'entendis  ou  je  feignis  d'en- 
tendre tout  ce  qu'il  me  raconta  du 
procès  qu'on  lui  intentait  injustement , 
et  dont  la- perte  ne  lui  coûterait  pas 
moins  de  soixante-dix  à  quatre-vingt 
mille  francs.  Je  me  promis  pourtant, 
vu  l'importance  delà  somme,  et  l'état 
cruel  où  cette  faaiille  était  réduite 
si  elle  perdait  ,  d'employer  tous  mes 
soins  pour  la  défendre.  Je  fis  venir,  en 
la  présence  de  ce  malheureux  père  de 
faaiille,  mon  secrétaire^  je  lui  remis  les 


(  .5  ) 
[nèccs  ,  lui  recommandant  de  faire  un 
précis  de  la  cause,  et  de  me  le  rciiietlrc 
le  plus  tut  possible.  Le  plaideur  me  lit 
les  plus  j^rands  remerciomens,et  j'avais 
réellement ,  à  cet  instant ,  la  ferme  ré- 
solution de  ne  rien  né^lij>er  pour  qu'on 
lui  rendit  justice  ;  mais  ,  deux  jours 
après  ,  je  n'y  pensais  plus.  Inutilement 
je  trouvais  le  nom  de  ce  pauvre  homme 
écrit  à  ma  porte^  je  n'y  faisais  pas  atten- 
tion. Mon  secrétaire  me  disait  :  ce  Mon- 
sieur ,  voici  le  rapport. —  Tant  mieux , 
il  sera  tout  prét.« — Mais,  monsieur, 
il  y  a  différentes  manières  d'en\isager... 
• —  Et  vous  ,  mon  cher,  vous  n'en  avez 
qu'une  d'ennuyer ,  et  vous  n'en  laissez 
pas  échapper  l'occasion.  Laissez-moi 
Irancjuille  avec  votre  rapport ,  fàites-le 
comme  vous  rcntendrcz  •  je  ne  vous 
donne  pas  cent  louis  d'appointement , 
pour  me  casser  la  tète  avec  les  causes 
qui  me  tombent  en  partage.  Faites  le 
rapport  ,  dis-jc  •    (piand   il  sera    fait  , 


C    24   ) 

vous  me  le  donnerez  tout  écrit  :  je  le 
lirai  à  l'audience.  >5  Mon  pauvre  secré- 
taire n'osa  pas  répliquer  )  c'est  un  fort 
bon  enfant:  il  a  fait  de  bonnes  étu- 
des et  a  une  fort  belle  main  ,  mais 
il  n'a  nulle  idée  du  droit ,  de  sorte 
qu'il  a  pris  l'affaire  du  père  de  famille 
à  contre-sens.  Je  m'en  suis  bien  aperçu 
en  lisant  son  rapport  •  mais  il  n'était 
plus  temps.  J'ai  espéré  que  mes  con- 
frères se  tromperaient  à  leur  tour , 
et  que  la  manière  dont  la  cause  était 
présentée ,  et  qui  devait  la  faire  perdre, 
la  ferait  gagner  ;  mais  ,  par  malheur , 
mes  cliers  confrères  ont  suivi  mes  con- 
clusions 5  ou  plutôt  celles  de  mon  se- 
crétaire j  et  le  malheureux  a  perdu  son 
procès.  11  était  à  l'audience  :  j'ai  vu  le 
désespoir  le  plus  terrible  se  peindre 
dans  ses  traits.  Je  vais  à  lui ,  et  je  lui 
dis  :  c<  Montez  dans  ma  voiture ,  et 
venez  chez  moi  ;  le  mal  n'est  pas  sans 
remède.' — Eh  !  monsieur,  comment 


(25) 
pourrai- je  faire  casser  l'arrêt?  il  est  en 
deriiier  ressort.- — Venez  et  vous  verrez 
nue  ce  n'est  pas  aussi  mauvais  que 
vous  rimagincz.  »  11  ne  savait  ce  que 
je  voulais  lui  dire  ;  cependant  il  con- 
sent à  monter  dans  mon  carrosse ,  et 
je  le  ramène  chez  moi.  >5 


«««««««V* '%%«««« 


CHAPITRE  XML 


«  Quand  nous  fumes  dans  mon  cabi- 
net j'en  fermai  la  porte,  et  je  le  priai 
de  me  dire  à  combien  il  évaluait  la 
perte  de  son  procès.  —  Au  moins  à 
quatre  vingt  mille  francs.  —  Eli  bien! 
Monsieur  je  vais  vous  en  remettre  la 
moitié  (  j'avais  recula  veille  un  rem- 
boursement de  4o,ooo  fr.)  et  une  obli- 
gation pour  somme  pareille  dans  deux 
mois.  ' — Quoi  !  monsieur  ,  et  cpii  vous 
obbgeà  un  Ici  sacrifice?  .—  Le  devoir  le 
II.  ^ 


(  26) 
}}lns  impérieux  ^  c'est  moi  qui  suis 
cause  que  vous  avez  perdu  votre  pro- 
cès ;  c'est  la  négligence  que  j'ai  eue  de 
m'en  rapportera  mon  secrétaire,  dont 
je  devais  connaître  l'incapacité  ,  puis- 
que j'avais  préféré  m'attacher  un  hom- 
me ayant  des  connaissances  littéraires, 
faisant  agréablement  des  vers,  plutôt 
qu'un  bon  praticien.  J'ai  eu  tort,  je  le 
répare  :  mais  comme  je  nepourrais  tou- 
jours réparer  ceux  que  j'aurais  sûre- 
ment encore ,  je  vais  vendre  ma  char- 
ge, et  me  livrer  entièrement  à  l'heu- 
reuse oisiveté  du  Parnasse. 

Ce  pauvre  homme  ne  pouvait  con- 
cevoir ce  qu'il.entendait'il  ne  voulait  rien 
recevoir,  puis  ,  pressé  par  moi ,  il  n'ac- 
ceptait que  le  tiers  ,  au  plus  la  moitié. 
Aussi  j'ai  fini  par  lui  dire  que  s'il  n'ac- 
ceptait pas  tout ,  j'enverrais  le  reste  à 
l'Hôtel-Dieu  :  1  ia  bien  fallu  qu'il  cédât. 
J'avais  dit  que  l'on  n'ôtât  pas  les  che- 
vaux de  ma  voiture  ;  j'y  ai  fait  placer 


(27    ) 

les  quaraiilc  sacs  et  je  l'ai  ramène 
chez  lui. 

Déjà  sa  femme  avait  su  que  le  pro- 
cès était  perdu.  Elle  était  au  desespoir; 
quand  elle  vit  son  mari  et  autant  d'ar- 
gent, elle  ne  comprenait  rien  à  cette 
aventure,  et,  pendant  qu'il  la  lui  ex- 
pliquait, je  me  suis  dérobé  à  des  rc- 
mercimens  qu'ils  ne   me  doivent  pas. 

J'ai  été  de  suite  chez  M.  le  premier 
président,  et  l'ai  prévenu  que  je  ven* 
dais  ma  charge  :  le  prix  m'acquittera 
avec  cette  famille ,  que  ma  paresse  avait 
ruinée  ;  mais  je  ne  saurais  vous  dire 
combien  je  suis  content  de  n'être  plus 
rien  ,  et  de  pouvoir  me  livrer  à  tous 
mes  goûts,sans  nuire  à  personne.  »  Nous 
lui  marquâmes  notre  admiration  do 
son  désintéressement  ;  il  m'assura  qu'il 
n'avait  fait  (jue  ce  que  tout  autre  aurait 
fiiit  à  sa  place. 

Je  ne  |)uis  (piitter  cet  objet  ,  sans 
rapporter   ce  qui  se  passa  (inivc  moi 

a. 


Cas  3 
et  un  zélé  catholique,  près  d'un  deini- 
siècle  après.  Celui-ci  avait  pris  à  moi 
un  si  grand  intérêt ,  qu'il  voulait  le  pro- 
longer au-delà  du  temps,  il^nie  disait 
que  la  morale  chrétienne  était  la  seule 
qui  pût  coiiduire  l'homme  dans  le 
sentier  de  la  vertu.  Me  souvenant  alors 
du  trait  de  mon  pauvre  ami  Desbar- 
reaux; je  me  hâtai  de  le  citer,  tel  que  je 
viens  de  le  rapporter.  Il  m'écouta  avec 
une  grande  attention  ,  et ,  comme  il 
gardait  un  instant  le  silence,  je  croyais 
l'avoir  convaincu.  Quand  il  me  répon- 
dit :  ce  Vous  êtes  glorieuse  de  pouvoir 
attester  que  cette  action  est  d'un  athée , 
comme  la  preuve  que  le  seul  amour 
de  l'ordre  peut  porter  à  des  actions 
héroïques.  Eh  bien  !  je  vous  dirai  qu'en 
rendant  justice  à  la  générosité  de  ce 
repentir ,  si  Desbarreaux  eût  été  chré- 
tien ,  il  n'eût  pas  eu  besoin  de  faire  un 
aussi  grand  sacrifice  ,  pour  réparer  une 
faute  qu'il  n'eût  pas  commise  j  car 


(^9) 

l'Iioininc  que  la  rcli|;ion  éclaire  remplit 
avec  une  cxaclitudc  scrupuleuso  ses 
devoirs  ;  ainsi  votre  ami,  loin  de  s'en 
remettre  à  son  secrétaire  du  soin  de 
faire  son  rapport  ,  l'aurait  fait  lui- 
même  ,  et  n'aurait  pas  employé  son 
temps  à  se  livrer  aux  plaisirs  opposés 
à  la  gravite  de  son  état ,  et  ainsi  il  n'au- 
rait pas  été  cause  de  la  ruine  de  cette 
famille.  11  aurait  laissé  à  la  sienne  sa 
fortune  intacte ,  et  des  souvenirs  hono- 
rables par  la  manière  dont  il  auiait 
rempli  les  fonctions  respectables  dont 
la  pro\idenec  Pavait  chargé.  Je  ne  {)us 
rien  répondre  à  cet  argument ,  et  il  ne 
fut  pas  cutièrcment  perdu  ;  car  je  me 
le  rappelai,  quand  il  ne  me  resta  sur  la 
terre  d'autres  ressources  que  celles  qui 
m'étaient  ofier tes  par  celte  religion,  qui 
n'est  outragée  (jue  parce  (ju'elle  n'est 
pas  connue. 

c(  Savez-vous  que  j\-taisprès  de  quit- 
ter le  h\re  à  la  lin  de  \olre   ennuyeu.s 


(  3o) 
sermon  ?  est-ce  pour  nous  faire  lire 
une  homélie,  que  vous  écrivez  votre 
histoire  ?  en  vérité  ,  sur  le  titre  on  ne 
s'en  douterait  pas.  —  On  sait  le  pro- 
verbe. • —  J'en  conviens,  mais  enfin 
c'est  l'histoire  de  votre  jeunesse  que 
nous  voulons.  • —  J'y  reviens. 

Ninon  qui  savait  très-bien  vivre  , 
pensa  que  Desbarreaux  voulait  avoir 
la  récompense  de  sa  belle  action ,  et 
elle  nous  laissa.  Après  nous  être  dit 
tout  ce  que  l'attachement  le  plus  ten- 
dre et  le  plus  constant  peut  inspirer, 
nous  parlâmes  de  Cinq-Marcs  ^  son 
opinion  sur  le  mariage  était  toujours 
la  même.  Il  ne  le  regardait  que  comme 
lin  lien  social  qui  assurait  l'état  des 
enfans  sans  imposer  d'autres  devoirs 
que  ceux  de  la  nature.  Cette  morale 
qui  m'avait  révoltée  à  dix-huit  ans,  me 
paraissait  si  commode  à  plus  de  trente, 
que  je  n'étais  pas  loin  de  l'adopter.  J'ai- 
mais bien  plus  M.  de  Cinq-Marcs,  que 


(01    ) 

je  n'avais  ainié  Dc^maretz  ,  et  j'avais 
voulu  épouser  celui-ci,  qui  arait  trouvé 
le  nioycn  de  se  passer  du  sacrement , 
cl  avec  qui  je  n'avais  plus  aucune  tendre 
relation,  ne  le  vovant  plus  à  peine  chez 
moi.  Desharrcaux  me  disait  :  «  Vous 
avez  bien  pense  vous  marier  avec  voire 
premier  amant. — Je  n'en  sentais  pas  les 
conséquences ,  je  ne  connaissais  pas 
le  prix  de  la  liberté;  d'ailleurs  ,  m'a-t-il 
olFerl  sa  main?  ))Dans  le  vrai,c*ctait  là  ce 
que  je  voulais,  mon  orf^ueil  était  flatte 
d'être  la  femme  d'un  grand  écuvcr  , 
d'un  des  plus  beaux  hommes  de  la 
cour,  du  fav<:>ri  du  Roi,  mais  surtout 
#e  me  trouver,  j^ar  ce  moven^afTranchie 
du  joug  du  cardinal,  pour  qui  ma  haine 
allait  toujours  cioissant,  et  portant 
mes  espérances  bien  au-delà  de  ce 
qu'elles  devaient  être,  je  convins  avec 
Desbarreaux  que  j'avais  en  effet  rêvé  ce 
beau  mariage,  et  que  j'étais  bien  dé- 
cidée à  tout  employer  [)Our  y  parvenir. 


(    52    ) 

Desbarreanx  me  fortifia  dans  ce  pro-- 
jet  j  d'autant  plus  raisonnable  ,  suivant 
lui,  que  le  sacrifice  rpi'il  venait  de  faire, 
le  mettait  hors  d'état  de  soutenir  la  dé- 
pense de  ma  maison^  que  les  prodi- 
i^alités  de  Buckingham  avaient  porté  à 
l'état  le  plus  somptueux  ,  et  il  ajouta  : 
en  nous  mariant  (  ce  qu'il  disait  je  crois 
par  politesse  ) ,  il  faudrait  renoncer  à 
la  pension  du  cardinal  ,  que  je  ne  vou- 
drais pas  que  la  femme  qui  porterait 
mon  nom  ,  reçût.  Alors  nous  serions 
pauvres,et  forcés  de  quitter  une  société 
brillante  et  qui  fait  vos  délices  ,  au  lieu 
qu'en  épousant  M.  de  Saint-Marcs  , 
vous  jouiriez  delà  fortune  que  les  bon* 
tés  du  maître  augmenteront  chaque 
jour-  vous  auriez  part  à  sa  faveur  ,  et 
alors  ,  loin  que  votre  cercle  se  trouvât 
resserré ,  il  ne  ferait  que  s'accroître  et 
n'empêcherait  pas  que  nous  ne  trouvas- 
sions l'instant  denousprouverque  rien 
ne  pouvait  altérer  notre  mutuel  attache* 


(55) 

ment:  ces  instaiis  plus  rares,  plus  cn- 
\ironijcs  crobslaclos  en  seraiciit  plus 
délicieux,  car  ,  il  laut  en  convenir  ,  le 
mystère  et  les  dillicultés  réveillent 
l'amour  qni  s'endort  quand  rien  ne 
s'oppose  à  SCS  désirs;  je  le  répète,  celte 
morale  était  malheureusement  devenue 
la  mienne:  et  nous  con\înmcs  que  de 
cet  instant  à  celui  où  je  serais  la  femme 
de  Cinq-Marcs,  nous  éviterions  avec 
i^rand  soin  tout  moyen  d'éveiller  la  ja- 
lousie du  grand  écuyer  ,  et  nous  nous 
fîmes  d'aussi  tendres  adieux  que  si  nous 
eussions  du  faire  l'un  et  l'autre  unions 
voyage  ;  quant  à  moi,  c'était  assez  vrai, 
car  j'allais  nVon]barf|uer  sur  une  mer 
orageuse ,  sans  aucuneconnalssancedes 
écueds  qui  m'y  attendaient  et  qui 
faillirent  ni'engloutir. 

Cin(|-Marcs,  au  désespoir  du  peu  de 
succès  de  ses  démarches,  me  lit  oDVir 
de  m'épouscr  SL'Crttement,  parce  que 
disait-il ,  il  était  minjur^  il  se  trouvait 

2.. 


(5-0 
encore  pour  deux  ans,  sous  l'autorité 
de  sa  mère  qui,  comme  je  le  savais  , 
était  bien  avec  le  cardinal.  Je  fis  ré- 
ponse que  n'ayant  point  d'amour  pour 
le  grand  écuyer,  car  je  cachais  avec  soin 
les  progrès  qu'il  faisait  sur  mon  coeur, 
je  ne  voyais  pas  la  nécessité  de  me 
ployer  au  joug  du  mariage,  sans  en  avoir 
les  honneurs.  Que  c'était  bon  pour  une 
amante  passionnée ,  qui ,  en  mettant  a. 
couvert  ses  principes ,  sacrifierait  sa  ré- 
putation à  la  vivacité  de  son  amour  ; 
mais  que  pour  moi  j'aimais  trop  la 
liberté  pour  la  perdre  ,  et  n'avoir  qu'un 
état  précaire. 

Celte  réponse  déconcerta  Cinq-Marcs 
qui  résolut,  à  quelque  prix  que  cefût,de 
se  rendre  maître  de  moi.  J'ai  déjà  dit 
que  l'argent  ne  lui  coûtait  rien  :  il  fît 
acheter  par  son  secrétaire  une  maison 
dont  le  mur  était  mitoyen  de  la  mienne 
et  cet  homme  ,  que  je  ne  connaissais 
pas  j  vint  s'y  établir  sur-le-champ  sous 


(55  ) 

le  nom  du  baron  de  Sastenacre  :  sa 
fcnjmc  ,  sa  fille  et  deux  auties  eufans 
vinrent  y  loger  avec  lui.  Ils  avaient  un 
équipage,  des  gens  en  livrée ,  rien  ne 
resseniblait  moins  à  une  intrigue  que 
cet  établissement  ;  j'entendais  dans  la 
journée  des  coups  de  marteau,  qui  rc- 
[)ondaient  à  ma  chambre  à  coucher, 
mais  je  n'en  étais  j)as  iiupiiète.  Des  gens 
(|ui  viennent  occuper  une  maison  y 
font  nécessairement  (pielques  cliange- 
mens,  qui  obhgcnt  à  y  avoir  des  ou- 
^riers,  et  je  ne  me  doutaij.  de  lien.  Le 
grand  écuyer,  venait  toujours  à  mes 
soupers,  et, pour  me  donner  le  changCj 
d  paraissait  avoir  reiioncé  à  moi,  et 
s'occuper  de  INinon  ,  qui  savait  bien  à 
quoi  s'en  tenir,  et  faisait  semblant  de 
recevoir  des  hommages  dont  elle  con- 
naissait tonte  la  faiisbtîlé.  Je  plaisantais 
avec  elle  de  sa  nonvclle  concpiètc  ,  et 
elle  répondait ,  avec  son  enjouement 
ordidauH'  :  c<  An  moJiis  \on>  ne  doul»  /, 


(  56  ) 

pas  que  c'est  à  votre  refus,  et  je  crois 
que  cela  vous  est  assez  glorieux  :  car 
rarement  je  donne  asile  aux  désespérés. 
Mais  enfin  c'est  un  moment  de  pitié 
qui  s'est  emparé  de  moi  3  au  surplus, 
je  vous  le  rendrai  dès  que  vous  le  vou- 
drez.» Je  l'assurai  que  je  n'en  avais  pas 
de  regret ,  et  nous  parlâmes  d'autres 
choses. 

Cependant  je  me  reprochais  bien  d'a- 
voir eu  la  fantaisie  de  vouloir  être  pu- 
bliquement la  femme  du  favori,  était- 
ce  donc  rie^  me  disais-je  ,  de  l'avoir 
amené  à  ce  point  ?  L'ambition  m'ôte  la 
possession  d'un  cœur  sur  le  quel  j'au- 
rais eu  un  grand  plaisir  à  régner.  Mais 
pour  rien  au  monde  je  ne  voulais  re- 
venir sur  mes  pas. 

Un  mois  se  passa  ainsi,  sans  que  je 
pusse  comprendre  que  Ninon  m'eût 
enlevé  Cinq- Marcs,  qu'elle  n'aimait 
pas  :  elle  qui  n'avait  nulle  ambition, 
qui  ne  souillait  jamais  les  faveurs  qu'elle 


.  (  37  ) 
accordait  à  ses  amans  ,  par  un  sordide 
intërctjCt  je  me  sentais  réellement  bles- 
sée et  par  ranillic  et  par  l'amour.  Un 
soir,  que  j'a\ais  un  très-j^rand  souper 
où  devaient  être  les  ambassadeurs  d'Es- 
pagne et  d'Autriche  -,  j'avais  voulu  que 
tout  annonçât  la  magnificence  et  la  dé- 
licatesse dans  ce  repas  ,  pour  prouver 
aux  étrangers,  que  nous  avions  dans  ce 
^enre,  la  supériorité  sur  toute  l'Europe; 
chacun  soutient  la  grandeur  nationale 
^aamanière:il  est  vrai  (|ue  nos  beaux  es- 
prits qui  s^y  trouvaient  aussi, inspiraient 
encore  plus  d'admiration  que  mon  cui- 
sinier ;  et  ce  n'était  pas  peu  dire. 

Cinq-Marcs  continua  le  nWc  qu'il 
avait  entrepris  ,  parut  éperduement 
amoureux  de  iNiuon  ,  qui  ne  semblait 
pas  insensible  aux  hommages  du  grand 
écuyerj  je  ne  sais  quelle  humeur  me 
saisit  pendant  le  souper,  mais  je  me 
surpris  avoir  vraiment  dc  la  jalousie 
contre  mon  amie:  il  me  paraissait  qu'elle 


(  38  ) 
aurait  bien  pu  me  laisser  le  tems  de  la 
réflexioiij  et  qu'elle  avait  assez  d'autres 
moyens  de  célébrité,  sans  m'enlever 
le  seul  que  j'eusse  j  mais  pour  rien  au 
monde  je  n'aurais  voulu  me  plaindre. 
Le  jeu  se  prolongea  une  partie  de  la 
nuit ,  et  ce  ne  fut  [)as  sans  dépit ,  que 
je  vis  le  grand  écujer  et  Ninon  dispa- 
raître dès  minuit.  Si  je  n'avais  pas  cru. 
devoir  des  égards  particuliers  aux  excel- 
lences 5  je  me  serais  plaint  d'un  mal  de 
tête  ,  pour  avoir  le  prétexte  de  me  re- 
tirer, et  je  ne  sais  si  je  n'aurais  pas 
porté  la  folie  jusqu'à  aller  chez  Ninon  , 
pour  reprocher  à  Cinq-Marcs,  son  in- 
fidélité ,  mais  enfin  je  me  contraignis, 
et,  à  trois  heures  du  matin,  je  me  trou- 
vai libre. Je  réfléchis  qu'il  était  trop  tard, 
que  je  ne  pouvais  surprendre  le  coupa- 
ble, que  sûrement  il  n'était  plus  chez 
ma  perfide  amie,  et  qu'il  fallait  attendre 
pour  faire  à  l'un  et  à  l'autre  les  repro- 
ches que  j'imaginais  qu'ils  méritaient. 


(  59) 

Je  me  couchai ,  et  l'aurore  qui  pa- 
raissait ,  et  tjui  toujours  invite  au  som- 
meil lorsque  l'ofi  ne  s'y  est  pas  livré 
pcudant  la  nuit ,  ferma  mes  yeux ,  et  je 
m'endormis  si  profondément  que  je 
n'entendis  point  le  bruit  que  dut  né- 
cessairement faire  M.  de  Cinq-Marcs  en 
arrivant  dans  nia  chambic,  par  une  ou- 
verture qu'il  avait  fait  pratiquer  dans 
la  miiradle  et  qu'une  tapisserie  de  haute 
Fisse  recouvraitjde  sorte  que  je  ne  m'ap- 
perçus  pas  que  l'on  avait,  pendant  la 
soirée,  enlevé  la  dernière  assise  qui  em- 
pêchait la  communication  d'une  cham- 
bredans  l'autre.  Il  arriva  droite  mou  lit 
et  paraissait  disposé  à  porter  la  témérité 
au  dernier  point,  rjuaud,lioureuscment, 
je  me  réveillai,  L'eilioi  qu'il  me  causa 
fut  extrême,  je  ne  le  reconnus  pas  au 
premier  abord,  et  je  ne  lus  pas  plus 
rassurée  quand  je  >is  (pic  c  était  lui; 
je  voulus  sonner,  je  trouvai  que  l'on 
avait  coupé  le  cordon  de  la  sonnette 


(4o) 
qui  était  au  chevet  de  mon  Ut  ;  c'est 
inutile  ,  me  dit-il,  vous  n'avez  ici  au- 
cun de  vos  gens.  «  Et  où  sont  ils,  dis- 
je  ,  avec  une  surprise  extrême  ?  — 
Chez  moi,  où  ils  vous  attendent. 

C'est  un  parti  pris  auquel  rien  ,  ma 
chère  Marion,  ne  peut  vous  soustraire; 
ou  vous  allez  venir  avec  moi  par  cette 
ouverture  que  je  me  suis  ménagée  par 
des  moyens  que  je  vous  expHquerai 
plus  tard  ;  et  vous  trouverez  dans  ma 
maison,  comme  je  vous  le  dis,  un  autel 
préparé  et  le  curé  de  Saint-Paul  •  qui 
nous  attend  pour  bénir  notre  union: 
ou  je  vous  déclare  que  vous  ne  pouvez 
vous  soustraire  à  mes  transports.' — -Que 
dites-vous  ?  ô  ciel  !  quelle  alternative! 
' — Tous  n'en  avez  pas  d'autre  ,  ou  être 
ma  femme  ou  ma  maîtresse  j  choisissez. 
—  Je  ne  veux  être  ni  l'une  ni  l'autre. 
• —  C'est  impossible  autrement.  Et  je 
vis  qu'il  se  disposait  à  porter  l'au- 
dace jusqu'au  dernier  point.  —  Vous 


(  4i  )  ' 

le  voulez; malgré  rirré'^ularitc  d  un  sem 
LIable  marlaj^c,  je  dois  encore  {)référer 
ma  propre  estime  à  mon  altachemcnt 
à  la  liberté.  Je  vous  suivrai.  Il  se  jeta 
à  genoux  près  de  mon  lit,  cl  me  sup- 
plia de  ne  pas  retarder  son  bonheur- 
qu'il  avait  été  obligé  d'attendre  qu'il 
fit  jour,  parce  que  le  curé  n'aurait  pu 
dire  la  messe  avant.  Je  n'avais  pas  à 
craindre  d'être  trompée  par  un  minis- 
tre suppose,  car  je  connaissais  le  curé 
de  Saint-Paul  que  j'avais  \u  plusieurs 
fois;  parce  qu'il  venait  chez  moi  pour 
obtenir  des  secours  pour  ses  pauvres 
paroissiens,  j'étais  donc  parfaitement 
tranquille  de  ce  coté  :  mais  il  fallait  me 
lever,  m  habiller  ;  j'aurais  voulu  avoir 
une  de  mes  femmes.  II  m'assura  que 
cela  ne  se  pouvait  |>as,  que  je  pouvais 
me  retirer  dans  ma  ï  uclle  ,  oii  on  avait 
eu  soin  de  préparer  tout  ce  qui  pou- 
vait m'étre  nécessaire  pour  le  moment, 
qu'une  fois  de  rautrecùle,  je  trouverais 


(    42    ) 

mes  femmes  et  une  toilel te  digne  de  ce 
beau  jour  ,  qu'au  fond  du  cœur  je  ne 
redoutais  pas  autant  que  je  le  disais  : 
mais  j'étais  toujours  fâchée  que  ce  ma- 
riage qui  restait  enseveli  dans  le  mys- 
tère, ne  changeât  rien  à  mon  état  ap- 
parent, ce  qui  ne  pouvait  flatter  mon 
amour-propre.  11  fallut  bien  cependant 
céder  aux  volontés  de  celui  qui  allait 
être  mon  maître. 

Je  passai  dans  ma  ruelle ,  où  était 
préparé  le  déshabillé  le  plus  galant.  Je 
voyais  avec  une  sorte  de  rage  que  tout 
avait  été  préparé  pour  m'amencr   où  il 
voulait,  et  je  ne  doutais  pas  que  lui  et 
Mnon  ne  .m'eussent  jouée  comme  un 
enfant, ce  qui  me  désolait.  Enfin  je  re- 
parus et  Cinq-Marcs  me  donna  la  main 
pour  passer  d'une  maison  dans  l'autre, 
et ,  après  avoir  traversé  deux  ou  trois 
pièces ,   où  il  yvait  eu  soin  qu'il  n'y  eût 
personne,  afin  que  l'on  ne  pût  venir 
à  mon  secours,  j'entrai  dans  un  fort  beau 


(  45  ) 
cabinet   de    toilette  où    mes    femmes 
m'attendaient.  Le  «;rand  ccuycr  se  re- 
tira :  mais  à  peine  était-il  sorti ,  que  je 
vis  entrer  par  une  autre  porte  Ninon  ^ 
qui  me  ])rit  dans  ses  bras  ,  et  me  dit  : 
«  Convenez  que  vous  êtes  bien  en  co- 
lère. • —  Beaucoup  5  lui  dis-je.  • — \  ous 
?   êtes  trop  enfant  pour  votre  à^c,  quoi! 
ne  voyez- vous  pas  les  avan taises  de  cette 
brillante   alliance.  ■ —  Je  n'en  vois  que 
le  danger, sans  aucun  dédommagement 
pour  la   vanité  ;   elle  me   mit  la  main 
devant  la  bouche  et  me  dit  ,  c'est  un 
parti  pris,  vous  devez  vous  soumettre  à 
tre  bonheur,  et  il  fallut  bien  m'as- 
j'iv  devant  une  toilette  de  vermeil; 
Il  laquelle  était  un  écrindc  cent  mille 
francs,  et  une  corbeille  qui  renfermait 
(  n  bijoux  et  parures,  tout  ce  que  l'on 
|)cut  imaginer  de  plus  parfait. 

Tantderaagniliccnce  ne  me  touchait 
^ucrc,  et,  (juand  je  pense  au  jieu  <|ui 
m'en   reste ,    depuis    un   i;iand   nom- 


(44) 

bre  d'années ,  je  m'écrie  :  «  O  vanité 
des  vanités  ,  tout  n'est  que  vanité  !  » 
Ma  toilette  fut  assez  longue  ,  et  Cinq- 
Marcs  fit  demander  plusieurs  fois  si  je 
paraîtrais  bientôt  ;  enfin  je  cédai  à  son 
empressement  avant  de  passer  dans  la 
galerie  ,  où  le  curé  et  les  témoins  m'at- 
tendaient ,  et  oh  on  avait  élevé  l'autel 
qui  devait  recevoir  nos  sermens  ;  je 
jetai  un  coup  d'œil  sur  une  glace  ,  qui 
répétait  mes  traits  et  ceux  de  Ninon  , 
et  je  me  trouvai, à  cet  instant,  plus  belle 
qu'elle.  Quand  les  portes  s'ouvrirent , 
ma  surprise  fut  extrême  de  voir  Des- 
barreaux ^  Bassompierre  ,  Saint-Evre- 
mont  et  le  comte  de  la  Ferté  ,  qui 
devaient  être  nos  témoins  ,  le  curé  ,  re- 
vêtu de  ses  habits  ecclésiastiques,  m'at- 
tendait au  pied  de  l'autel  ,  Cinq-Marcs 
m'y  conduisit ,  je  pouvais  à  peine  me 
soutenir  :  un  nuage  était  sur  mes  yeux  , 
mon  cœur  était  accablé  de  tristesse, 
et   j^en  voulais  mortellement  à   celui 


(45) 
<[ui  allait  elrc  mon  époux  ,-dc  m'avoir 
forcée  à  lui  clouuor  ma  main  clandes- 
tinement. Je  ne  sais  ce  qui  se  passait 
autour  de  moi  ;  je  n'entendis  pas  un 
mot  de  ce  que  le  curé  nous  dit  dans 
un  discours  assez  louij;  ;  enfin  la  cé- 
rémonie fut  achevée  ,  et  j'avais  pro-« 
noucé  du  bout  des  lèvres  le  terrible 
oui  qui  devait  avoir  pour  moi  de  si 
grands  dangers  ,  que  ,  si  j'en  avais  été 
persuadée  à  cet  instant ,  j'aurais  préféré 
la  rnort  au  chagrin  et  à  finquiétude 
qu'il  me  causa. 


>%«'V*%«««%V«1 


CHAPITRE  XYllI. 


Lej)lus  délicieux  déjeuner  était  servi 
dans  une  salle  à  manger  ,  qui  était 
de  l'autre  colé  de  la  g.doric.  Le  curé 
ne  voulut  point  y  rester.  M.  de  Cinq- 
Marcs  lui  remit  mille  louis  pour  ses 


(  46  ) 

pauvres ,  et  je  lui  promis  mille  francs 
tous  les  mois.  11  se  retira  plein  de  re- 
connaissance pour  le  bien  que  nous 
faisions  à  la  portion  de  son  troupeau  ^ 
qu'il  chérissait  le  plus  ,  parce  qu'elle 
avait  un  plus  grand  besoin  de  ses  soins. 
Après  le  repas  ,  Cinq-Marcs  me  fit 
passer  par  cette  même  ouverture,  qui  , 
suivant  moi  ,  m'avait  perdue.  Je  trou- 
vai que,  pendant  la  cérémonie  et  lé 
déjeûner  ,  on  y  avait  posé  une  porte , 
entre  mon  appartement  et  celui  que 
mon  époux  garda  dans  cette  maison  , 
pour  faciliter  nos  réunions  sous  l'om- 
bre du  mystère  ,  et  qui  demeurerait 
masquée  de  mon  côté  par  une  magni- 
fique tentvu  e  des  Gobelins  ,  si  artiste- 
ment  disposée ,  que  l'on  ne  s'apercevait 
pas  qu'elle  dût  s'ouvrir. 

Tout  l'ameublement  de  ma  chambre 
répondait  à  la  beauté  de  la  tenture  , 
qui  représentait  la  toilette  de  Vénus 
d'après  des  dessins  du  Corège.  Dans  un 


(47  ) 
llroircruu  bnrcau(i)en  lac  et  bronze 
dore  5  était  une  somme  de  cinquante 
mille  francs  en  or,  et,  sur  la  cassette 
cjui  la  renfermait ,  étaient  écrits  :  c<  six 
premiers  mois  d'avance  de  la  pension 
de  madame  de  Cinq-Marcs  pour  son 
entretien.»  Je  ne  vis  cela  que  le  lende- 
main ,   et  la  pensée   que   j'allais   être 
extrêmement  riche,  et  par  consé(juen(: 
pouvoir  donner  beaucoup, me  fit  j^and 
plaisir.  Je  n'étais   pas  d'ailleurs   assez 
dissimulée  pour  ne  pas  convenir  que 
M.  de  Cinq-Marcs  n'avait  pas  besoin 
de  ces  moyens  extérieurs  pour  se  faire 
aimer ,  et  ,  malgré    l'usage  assez  ordi- 
naire 5  les  feux  de  famour  s'allumèrent 
pour   moi    au   flambeau    de    l'hymen. 
Rien  ne  changea  e:ilérieurement  dans 
mon  existence  ,  si  ce  n'e^T qu'elle  était 
devenue  si  brillante  ,  (juc  l'on  ne  me 


(i)  A    celle  t'{jo(jue   ,     ou   ne  connainaii  pas    1,-t 
T^créiHirca. 


(48) 
désignait  que  sous  le  titre  de  maîtresse' 
déclarée  du  favori  ,  et  ,  pour  cette 
raison  ,  j'étais  sans  cesse  importunée 
de  demandes  pour  cent  personnes,dont 
peut-être  quatre-vingt-dix  ne  méritaient 
pas  d'être  placées.  Cela  me  fatiguait 
quelquefois  \  mais  mon  amour-propre 
jouissait  de  me  voir  une  cour  nom- 
breuse ,  qui  m'accablait  de  respects; 
et  je  riais  avec  INinon  de  la  bassesse  de 
ce  nombre  d'hommes  qui  flattaient  en 
moi  l'ami  du  monarque. 

Je  ne  crus  pas  devoir ,  étant  madame 
de  Cinq-Marcs  ,  rester  stipendiaire  du 
cardinal;  je  lui  fis  donc  dire  par  Des- 
maretz,  qui  venait  encore  assez  souvent 
chez  moij  je  crois  ,  par  ordre  de  Son 
Eminence  qui  voulait  savoir,  au  juste, 
(|uels  étaient  mes  liens  avec  le  favori , 
qu'étant  fort  riche  ,  je  me  faisais  un 
scrupule  de  recevoir  une  pension  qui 
pouvait  être  employée  au  soulagement 
d'êtres  malheureux  3  que  Son  Eminence 


n'en  devait  pas  être  moins  assurée  que 
je  mettrais  toujours  la  même  exactitude 
à  l'instruire  de  ce  qui  pourrait  l'into- 
resscr  ou  l'Etat.  Je  ne  m'eni^agcais  pas 
beaucou[)  •  car  jamais  pension  n'avait 
été  si  mal  gagnée.  Ma  délicatesse  eut 
des  suites  funestes  :  le  cardinal  ne  vit 
dans  cette  démarche  que  la  volonté  do 
le  braver,  et  de  lui  dire  qu'avec  les 
bonnes  grâces  du  favori  ,  je  [)ouvais  rac 
passer  des  siennes  ,  et  il  résolut  de 
sa\olr  ce  qui  me  rendait  si  ccitaine 
de  mon  crédit  sur  Cinq-Marcs  ,  que  je 
croyais  pouvoir  me  passer  de  tout 
autre. 

On  lui  avait  dit  :  ^<  que  l'on  avait  vu 
entrer  et  sortira  la  j)olnlc  du  jour  de 
la  maison  du  baron  de  Sasteuacre,  le 
curé  de  Saint-Paul;  (juo  l'on  s'était  in- 
formé s'il  y  avait  des  malades  et  que 
l'on  était  certain  cpie  tout  le  monde  se 
portait  à  mcr\cillo  (juc  Li  nuit  dont  ou 
parlait,  il  y  aNait  eu  beaucoup  de  mou- 

11.    "  5 


(5o) 
vement  dans  la  maison  du  baron  ;  que 
l'on  avait  vu,  huit  jours  avant,  apporter, 
ajoutait-on,  des  meubles,des  coffres -que 
les  cuisines  avaient  été  éclairées,échauf- 
fées  toute  cette  même  nuit.  Que  ,  vers 
une  heure  du  matin,  cinq  individuSjavec 
de  larges  manteaux ,  qui  avaient  soupe 
chez  Marion  ,et  unefemme  enveloppée 
dans  une  cape  ,  en  étaient  sortis  à  mi- 
nuit et  étaient  entrés  avec  mystère  chez 
le  baron    de  Sastenacre ,  et  qu'il  n'en 
était  sorti  que   quelque-uns  au  grand 
jour  :  qu'ils  ont  monté  dans  une  voi- 
ture grise  et  des  gens   sans  livrée ,   la 
femme  n'est  point  sortie,  du  moins  on 
ne  l'a  point   vue  :    comme   on   n'était 
pas   prévenu    que  les    individus  dont 
on  espérait  suivre  les  traces  sortiraient 
en  voiture  ,    on  n'avait  pas  d'hommes 
à  cheval ,  et  il  a  été  impossible  de  sui- 
vre à  pied  cet  équipage  qui  brûlait  le 
pavé. 

Le   rapport,  ainsi  conçu ,  fut  remis 


(5i  ) 
au  cardinal ,  comme  il  était  fort  long 
et  que  Sou  Eminence  avait  à  cet  ins- 
tant des  affaires  beaucoup  plus  impor- 
tantes, il  ne  pouvait  pas  perdre  de 
temps  pour  lire  les  pièces  ayant  trait 
à  une  aussi  pauvre  intt  i*^ue.  Il  fut  donc 
très  lont^-temps  sans  se  donner  la  pei- 
ne de  voir  ce  (juc  contenait  le  rap- 
port. Ce  qui  nous  procura  un  si  grand 
repos,  que  nous  crovous  n'avoir  rien 
à  craindre. 

CHAPITRE   XIX. 


Je  me  flattais  toujours  que  mon  ma- 
riage serait  reconnu  ;  quoique  Cinq- 
Marcs  parût  moins  épcrduement  amou- 
reux qu'il  l'avait  été,  il  me  conservait 
toujours  un  bien  tondre  attache- 
ment. Depuis  quelques  semaines,)  étais 

5. 


certaine  de  devenir  mère  !  J'avais  la 
parole  d'honneur  de  Cinq-Marcs,  qu'a- 
lors il  déclarerait  mon  mariage,  et 
ferait  baptiser  mon  fils  sous  son  nom: 
je  craignais  d'abord  qu'à  trente-cinq 
ans  5  n'ayant  pas  eu  d'enfans  *  les  soup- 
çons sur  mon  état  ne  fussent  pas  cer- 
tains. Enfin ,  je  ne  doutai  pas  que 
j'aurais  cet  insigne  bonheur  et  je  ne 
lardai  pas  à  en  instruire  mon  époux, 
ce  Ma  chère  Marianne,  me  dit-il ,  si  ce 
que  vous  soupçonnez  se  réalise ,  il 
faudra  nous  retirer  en  Angleterre. 
J'achèterai  une  terre  à  quarante  milles 
de  Londres  ,  et  nous  y  vivrons  heu- 
reux et  tranquilles.  Là  nous  ne  crain- 
drons ni  ma  mère,  ni  le  cardinal ,  et 
je  serai  affranchi  de  la  fatigante  fa- 
veur du  roi.  —  Et  vous  ne  regretterez 
lien?  — 'Rien,  je  vous  assure.  J'em- 
porterai beaucoup  d'or  ,  et ,  avec  ce 
métal ,  dans  un  pays  civilisé ,  on  se 
procure  ce  que  l'on  veut  :  quand  je 


(  r.s  ) 

serai  mnîlro  de  iiios  adiojis  nous  re- 
viendrons en  France  y  où  nous  élève- 
rons Tcnfant  que  vous  portez  dans  vo- 
tre sein,  et  il  n'en  parviendra  pas  moins 
aux  plus  hautes  charges  de  la  cou- 
ronne. Ces  chimères  dont  il  aimait  à 
s'entretenir  ,  le  ramenaient  souvent 
chez  moi.  Il  n'avait  plus  d'amour , 
comme  je  lai  dit  ,  M]:ii5  un  allache- 
nient  fort  tendre. 

M.  de  Cinq-Marcs,  commençait  à 
s'occuper  sérieusement  du  projet  de 
passer  avec  moi  en  Angleterre.  Déjà 
il  avait  fait  un  très  gros  emprunt  sur  ses 
terres  ,  malgré  qu'il  fût  mineur  ,  mais 
on  avait  confiance  en  son  crédit  auprès 
du  roi  ,  et  si  j'avais  insisté  ,  nous  se- 
rions partis  presque  de  suite.  Ce  fut 
moi,  comme  sij(.'  devais  être  l'artisan 
de  mon  malheur,  ([ui  prétendis  qu'il 
fallait  attendre  quatre  mois  et  demi 
pour  qu'alors  il  n'y  eut  aucune  incer- 
titude. Le  grand  écuycr ,  me  laissa  en- 


_  (  54  ) 
tièrement  lil)re  de  fixer  le  temps  de 
notre  départ.  11  est  impossible  de  se 
conduire  avec  plus  de  délicatesse.  Ni- 
non me  voyait  partir  avec  regret  ; 
mais  5  certaine  que  je  serais  heureuse  , 
elle  ne  cherchait  point  à  me  détourner 
de  ce  parti. 

Enfin ,  j'acquis  la  certitude  de  l'exis* 
tence  de  mon  enfant.  Ah!  sentiment 
délicieux  ,  ne  vous  ai-je  donc  connu 
que  pour  mieux  sentir  le  vide  aEPreux 
que  votre  perte  a  laissé  dans  mon 
cœur!  Saint -Marcs,  partagea  mes 
émotions  avec  une  tendresse  qui  me 
présageait  les  plus  douces  jouissances, 
il  avait  fait  écrire  à  Londres  de  nous 
acheter  un  bien  rural  à  vingt  lieues  de 
la  capitale.  11  fit  passer  les  fonds  né- 
cessaires pour  notre  établissement  : 
mais,  par  la' plus  cruelle  destinée,  le 
cardinal  en  fut  instruit.  11  ne  pouvait 
concevoir  quel  était  le  projet  de  Cinq- 
Marcs.  11  se  rappelle  alors  le  rapport 


{  55  ) 
dont  nous  avons  parle.  U  se  le  fait  re- 
mettre, il  y  voit  clairement  tout  co 
qui  annonce  un  mariage  secret,  et  il 
ne  doute  point  que  ces  fonds  envoyés 
en  An*^leterre  ,  ne  soient  pour  se  re- 
tirer avec  moi  dans  ce  pays.  H  envoie 
chercher  madame  la  maréchale  d'Ef- 
fiat ,  et  lui  demande  si  elle  est  instrui- 
te du  mariage  de  son  fds  :  elle  lui 
}ure  que  non,  et  l'interroge,  à  son  tour, 
pour  savoir  qui  Cinq-Marcs  a  épousé. 
Quand  elle  sut  que  c'était  moi,  sa  co- 
lère n'eût  point  de  borne.  Le  cardinal 
l'engagea  à  se  calmer  et  à  dissimuler 
avec  son  fds,  qu'il  se  chargeait  de  rom- 
pre cette  union.  «Mille  ou  douze  cents 
louis  feront  donner  à  celte  femme 
toute  renonciation.  «levais  la  faire  ve- 
nir ,  et  je  lui  ferai  une  telle  frayeur , 
qu'elle  se  trouvera  encore  trop  heu- 
reuse de  n'être  pas  mise  en  jugement 
et  d'avoir  de  for.  —  On  dit ,  monsei- 
gneur 5  que  c'est  un  Citractèrc  bien  al- 


(  56  ) 

der.  — •  11  faudra  bien  qu'elle  me  cède  ; 
qui  oserait  me  résister?  Gardez  surtout 
le  plus  profond  secret  :  partez  pour 
votre  terre  auprès  de  Dijon,  Cinq- 
Marcs  y  sera  avant  trois  jours  j  mais 
il  ne  faut  pas  que  l'on  sache  que  ce 
soit  par  ordre  du  gouvernement  :  cela 
est  essentiel.  La  maréchale  d'Effiat  se 
conduisit  d'après  les  avis  du  cardi- 
nal aucjuel  elle  était  entièrement  dé- 
vouée. 

Je  n'avais  aucune  idée  de  ce  qui  se 
tramait  contre  moi.  Jamais  Cinq-Marcs 
n'avait  été  si  tendre  ;  et  il  était  aisé 
de  voir  qu'il  quittait  sans  regret  la 
cour  5  non  qu'il  ne  fut  dévoré  d'am- 
bition 5  mais  parce  qu'il  était  certain 
qu'il  ne  pourrait  mettre  à  bien  nul 
projet ,  tant  que  le  cardinal  vivrait. 
Il  n'était  pas  fâché  de  se  soustraire, 
pendant  quelque  temps  ,  à  sa  puis- 
sance :  il  espérait  peut-être  lui  porter 
des  coups  plus  certains  en  habitant  un 


(57) 
pays  étranger,  qu'en  restant  en  France. 
Il  ne  me  quitta  (ju'j  deux  heures  du 
matin  ,    (ixaut    noire   départ    li    trois 
jours. 

Il  devait  faire  disposer  des  relais  de 
l'écurie  du  roi  ,  de  Paris  à  Calais  , 
de  sorte  que  nous  fussions  rendus  en 
quinze  lieurcs  ,  et  on  aurait  retenu, 
dans  le  port,  un  bâtiment,  pour  passer 
la  Manche ,  et  ainsi  nous  serions  à  Lon- 
dres avant  que  l'on  ait  pu  imai^iner 
que  nous  fussions  partis.  Je  n'emmenais 
avec  moi  que  Dorotbée  et  Laurent , 
qui, comme  on  le  sait,  étaient  mariés, et 
don tl'attachement  et  la  discrétion  étaient 
connus.  Quand  mon  époux  m'eut  quit- 
tée ,  je  me  couchai ,  et  je  recommandai 
à  Dorothée  de  m'éveillcr  de  Ijonne 
heure.  Je  ne  fus  donc  point  surprise; 
quand  je  l'entendis  entrer  dans  ma 
chambre  ,  qu'il  faisait  à  peine  j(jur. 
ce  Madame  ,  me  dil-clle  ,  voici  une 
lettre. — Une  lettre  de  qui  ? — De  M.  le 

5... 


(  S8) 
cardinal .  55  Son  nom  seul  me  fit  frémir 
Dorothée  alluma  une  bougie  :  je  rom- 
pis  le  cachet  en   tremblant ,  et  je  lus 
ces  mois: 

((  Mademoiselle  Marion  de  Lorme 
se  rendra  ,  aussitôt  la  présente  reçue  , 
chez  S.  Em.  Mgr.  le  cardinal  de  Ri- 
chelieu. » 

Paris ,  le  5  septembre  i64o. 

Que  me  veut-il  ?  Ah  !  Dorothée  ^ 
je  suis  perdue! — Est-ce  donc  la  pre- 
mière fois,  madame,  que  le  ministre 
TOUS  a  fait  demander  ? — Depuis  mon 
mariage  ,  j'ai  rompu  toute  liaison  avec 
lui  ,  et  je  suis  sûre  que  notre  projet 
de  voyage  est  découvert.' — Que  faut-il 
que  je  réponde?  • —  Que  je  vais  me 
rendre  aux  ordres  de  M.  le  cardinal. 
Dites  en  même  temps  que  l'on  mette 
mes  chevauï  » ,  et  je  m'occupai  de  ma 
toilette 5  mais  ,  cette  fois-ci,  je  n'avais 
nul  dessein  de  le  séduire.  Je  me  sentais 


(59) 

frappée  d'effroi  ;  je  ne  savais  ce  iju'il 
me  voulait,  mais  je  ne  pouvais  croire 
fjue  ce  fut  du  bien  :  je  savais  qu'il 
n'existait  en  lui  nul  sentiment  de  bien- 
veillance. J'aurais  voulu  voir  Cinq- 
Marcs.  Je  passai  de  mon  appartement 
dans  le  sien  ;  il  n'y  était  plus  ,   il  ne 

I  occupait  pas  ordinairement.  Les  de- 
\oirs  de  sa  charge  le  retenaient  souvent 
au  Louvre.  J'aurais  donné  tout  au 
monde  ,    pour    lui    piuler  un  instant. 

II  semblait  que  je  pressentais  tout  ce 
(jue  la  méchanceté  avait  tramé  contre 
nous.  Entin  je  me  décidai  à  monter 
en  voiture.  Dorothée  voulut  m'accom- 
pagner,tant  elle  me  trouva  chanf^ée. 
J'y  consentis  ;  car  je  nie  sentais  près 
de  m'évanouir.  Quand  ma  voiture  s'ar- 
rêta 5  et  que  je  fus  à  l'instant  de 
voir  le  cardinal  ,  il  me  prit  un  trem- 
blement (jui  me  laissait  à  peine  la 
force  de  me  soutenir.  Je  dis  à  Do- 
rothée d'attendre  dans  ma  voiture  ,  que 


(6o) 

je  la  ferais  avertir,  si  je  mck/trouvais 
plus  mal  5  et ,  ayant  respiré  mon  flacon  y 
je  cherchai  à  me  rassurer,  en  me  disant: 
ce  Qu'ai  je  fait?  »  Je  n'avais  rien  à  me 
reprocher  :  mon  mariage  ne  Élisait 
aucun  tort  à  personne^  Je  me  rappelai 
mon  voyagea  la  Rochelle;  mais  il  y  avait 
plus  de  deux  ans  :  d'ailleurs  le  pauvre 
duc  était  mort.  Je  ne  pus  en  dire  da- 
vantage ,  la  porte  du  cabinet  du  mi- 
nistre s'ouvrit  ,  et  on  me  fit  entrer. 
Son  Eminence  écrivait ,  et  ne  se  donna 
pas  la  peine  de  se  retourner ,  lorsque 
je  parus.  Comme  il  m'avait  toujours 
fait  asseoir  quand  il  me  recevait  ,  je 
pensai  que  ,  si  Marion  de  Lorme  ne 
lui  parlait  pas  debout  ,  à  plus  forte 
raison  ,  madame  de  Cinq-Marcs  devait 
s'asseoir  •  d'ailleurs  il  m'était  impos- 
sible de  me  soutenir  plus  longtemps. 
Je  me  sentais  défaillir.  Le  ministre 
continua  à  travailler,  enfin  il  se  tourna 
vers  moi;  et ,  me  lançant  des  yeux  où 


(  6i  ) 
se  peignaient  tout  à  ♦la  fois  la  colère 
€t  le  dédain  ,  il  me  dit:  ((  Il  vous  con- 
\ient,  Marlon  do  Lormc,  d'oser  épouser 
M.  de  Ciiiq-Marcb  ,  lils  d'un  niaicchal 
de  France,  i^rand  ccuyer  du  roi, et  son 
favori.  Comment  avez-vous  pu  penser 
que  je  souffrirais  un  pareil  outrage 
à  la  haute  noblesse  et  aux  bonnes 
mœurs?  »  L'insolence  de  cette  apos- 
trophe me  rendit  mon  courage,  et  je 
lui  répondis  :  «  L'état  d'une  femme 
n'est  autre  (pie  celui  de  son  mari. 
Si  j'avais  épousé  M.  de  Cinq-Marcs, 
je  ne  serais  plus  Marion  dcLorme, 
mais  madame  de  Cinq- Marcs,  et  ce 
serait  vous,  monseigneur,  qui  outra- 
geriez la  haute  noblesse  de  France 
en  traitant  ainsi  la  femme  du  grand 
écuyer,  la  ]\ru  d'un  maréchal  de  France. 
Quant  aux  mœurs,  je  suis  étonnée 
qu'un  jirince  de  l'église  trouve  cpio 
ce  soit  les  outrager,  que  de  se  ma- 
rier lorsque  Ton  s'aime.  ))  J'avais  pro- 


(   62    ) 
nonce  ces  parolqg  avec  tant  de  viva- 
cité, que  M.  de  Richelieu  n'avait  pa 
m'interrompre  ;   mais  il   en   avait  été 
si  irrité ,   que  se  levant ,  il    s'avança 
jusqu'à  moi  avec  un  tel  emportement 
que  je  ne  sais  jusqu'où  il  aurait  porté 
l'outrage  ,  s'il  ne  s'était  souvenu  que, 
ministre   de  Dieu  et  du  roi,  il  avait 
assez  de  moyens  de  se  venger  sans  se 
compromettre.    11   s'arrêta    donc ,    et 
me  regardant    avec   un    tel    mépris, 
qu'il  me  pénétra  d'horreur  :  «  Oubliez- 
vous  ,  dit-il,  ce  que  vous  étiez  avant 
votre  mariage ,  ce  que  vous  êtes  peut- 
être  encore,   et  ce  que    vous   serez, 
sans  aucun  doute,   quand  il  sera  rom- 
pu. —  Rompre    un   mariage  fait    en 
présence  de  mon  propre  prêtre ,  avec 
des  témoins  irrécusables,  quelle  puis- 
sance le  pourrait?  —  La  mienne 3  mais 
je  veux  bien   encore,   en  faveur   des 
services  que  vous  avez  rendus  à  l'Etat, 
vous  tirer  d'une  très-dangereuse  situa- 


*^> 


(63) 

tion;  signez  cet  écrit  et  il  ne  sera  plus 
question  de  rien,  et  M.™' d'EfBat  vous 
donnera  quarante  mille  francs.  Je  pris 
cet  écrit,  et  je  vis  (|uc  l'on  voulait  que 
je  consentisse  à  rompre  mon  mariage, 
et  que  je  reconnusse  que  c'était  par 
rapt  et  séduction  qu'il  avait  été  con- 
tracté. —  Je  sais,  monseigneur  5  le 
sort  que  vous  destinez  à  ceux,  qui 
s'opposent  à  votre  tyrannie,  mais  c'est 
inutilement  que  vous  espérez  me  faire 
signer  ma  ruine  et  mon  déshonneur  : 
j'aime  mon  époux  et  j'en  suis  aimée. 
• —  Il  ne  le  prouve  pas ,  il  est  parti 
avec  sa  mère  ,  ce  matin  ,  ayant  tout 
avoué  à  la  maréchale  qui  lui  a  par- 
donné, à  condition  (pi'il  ne  s'oppo- 
serait pas  à  la  dissolution  de  son  ma- 
riage avec  vous.  • —  Vous  avez  pu 
l'exiler,  et  je  vous  en  crois  Lion  ca- 
pable ;  mais  Gnq-Marcs  ne  j^cut  l'ê- 
tre de  m'abandonner ,  lorsqu'il  sait 
que  les  liens  sacres  de  la  nature  vont 


(64) 
resserrer  les  nœuds  qui  nous  unis- 
sent. —  Qu'il  le  sache  au  non ,  il  est 
parti.  —  Permettez-moi,  monseigneur, 
d'en  douter.  Je  connais  Cinq-Marcs, 
il  ne  m'aurait  pas  condamnée  volon- 
tairement à  ce  malheur.  ■ —  Il  a  très- 
bien  fait  d'obéir,  ou  il  eût  connu 
tout  le  poids  de  mon  ressentiment, 
de  celui  de  sa  mère.  • —  Je  le  plains 
s'il  a  cédé  par  la  crainte  j  je  ne  suis 
qu'une  femme  :  il  apprendra  de  moi 
comme  on  résiste  à  l'oppression.  • — 
Tous  oubliez  ,  Marion  de  Lorme  y 
l'immense  distance  qui  existe  entre 
Yous.  • —  Oui ,  elle  est  extrêuie  ,  j'en 
conviens ,  mais  ma  cause  est  celle  de 
la  nature  j  je  ne  puis  la  perdre  qu'en 
ajoutant  à  l'animadversion  du  peuple 
contre  vous.  ' — Je  ne  la  crains  point^ 
mais  vous,  crai^^nez  de  me  forcer  à 
sévir  d'une  manière  terrible  contre 
vous.  Un  mariage  clandestin  est  un 
Gfime  dans  la  société,  parce  qu'il  ©st 


(65) 

un  scandale.  —  C'est  ce  que  je  ne  crois 
pas:  mais  au  surplus^  monseigneur, 
les  lois  seules  peuvent  décider  de  mon 
sort;  et  je  vous  crois  trop  juste  pour 
ne  pas  sentir  que  je  ne  puis  céder  qu'à 
leur  empire.  J'attendrai  donc  ce  que 
la  justice  prononcera  contre  moi.  Je 
me  levai,  le  saluai  sans  aflcclalion,  je 
sortis  de  son  cabinet,  sans  (juil  eût 
la  volonté  ou  la  présence  d'esprit  de 
me  retenir,  et  je  traversai  ses  vastes 
appartemens  sans  apercevoir  ceux  qui 
y  attendaient  un  coup  dVeil  du  mi- 
nistre du  roi,  tant  j'étais  troublée; 
car  la  force  que  Findij^nation  m'avait 
donnée,  m'abandonna,  et  dès  que  je 
fus  montée  en  voiture  ,  je  tombai 
évanouie  dans  les  bras  de  Dorothée. 


(66) 


CHAPITRE  XX. 


On  me  transporta  ,  en  arrivant,  sur 
mon  Ut  où  je  fus  encore  long-temps 
sans  connaissance.  Dorothée  avait  fait 
avertir  Ninon  et  mon  médecin.  La  pre- 
mière apprit  avec  une  grande  douleur, 
le  sujet  de  chagrin  que  j'avais  éprouvé. 
Le  médecin  ordonna  une  saignée,  beau- 
coup de  repos,  et  dit  en  sortant  à  Do- 
rothée qu'il  craignait  une  fausse  cou- 
che. Les  soins  touchans  et  les  douces 
caresses  de  Ninon  me  rappelèrent  à  la 
vie.  Mon  premier  mot  en  la  voyant, 
fut  de  lui  dire  :  «  Vous  avez  voulu  que 
j'époussasse  Cinq-Marcs,  voyez  ce  qui 
en  arrive;  il  est  sûrement  exilé.  Le 
cardinal  aura  saisi  cette  occasion  pour 
l'éloigner  bien  plus  du  roi  que  de  moi. 


(67) 
— *  Il  est  impossible  (]u'il  vous  ait  trom- 
pée :  il  faut  envoTcr  au  Louvre,  sa- 
voir si  M.  de  Cinq^Marcs  est  à  Paris , 
lui  dire  que  vous  le  priez  de  venir. 
ÎNiuon  m'engagea  à  me  tranquilliser  : 
m'assura  que  dans  mon  état,  les  émo- 
tions trop  vives  étaient  très -dange- 
reuses ,  elle  resta  près  do  moi.  On  re- 
vint de  chez  mon  mari ,  il  était  réel- 
lement parti  pour  la  terre  de  sa  mère 
qui  y  était  depuis  deux  jours.- — Parti, 
sans  m'écrire  ,  il  n'y  avait  pas  cpiatre 
à  cinq  heures  qu'il  m'avait  quittce  ;  il 
ne  m'a  point  prévenue  de  ce  voyage  , 
et  est-il  parti  seul?— Oui  madame,  à 
ce  que  m'a  dit  Philif)pc.  Seul  avec  son 
valet  de  chambre. —  Et  il  ne  m'a  point 
écrit  ?  ' —  On  ne  m'a  point  rerais  de 
lettre.  • —  Suis-je  assez  malheureuse,  et 
sait-on  où  est  cette  terre? — Prés  de  Di- 
jon. • —  Mais  je  n'ose  lui  écrire. — Vous 
auriez  tort.  )j  Je  lui  racontai  ma  con- 
versation avec  le  Ministre  ,   elle   loua 


(  68  ) 
ma  fermeté,  mais  trouva  que  j'aurais 
dû  le  ménager    davantage.   «  Souffrir 
qu'il   m'outrage  ,   non  je  ne  le  souf- 
frirai pas.  )) 

INinon  fit  dire  chez  elle  quelle  était 
à  la  campagne,  pour  ne  me  pas  quitter. 
Elle  fit  tendre  un  lit  de  veille  dans  ma 
chambre  •  sa  société  adoucissait  l'amer- 
tume de  ma  douleur.  Une  scène  dont 
on  ne  put  me  dérober  la  connaissance 
vint  renouveler  mes  violentes  émo- 
tions. J'entendis  beaucoup  de  bruit 
dans  la  maison  voisine ,  des  cris  de 
femmes ,  des  enfans  qui  pleuraient.  Je 
me  persuadai  que  Cinq-Marcs  avait  été 
assassiné  et  qu'on  le  rapportait  dans 
cette  maison  ,  qui ,  comme  on  sait,  était 
à  lui.  Je  suppliai  INinon  de  s'informer 
du  sujet  qui  causait  tant  d'allarmes* 
Elle  me  quitta  ,  et  fut  dire  h  Laurent 
de  savoir  ce  qui  se  passait  chez  le  Ba- 
ron de  Sastenacre  ,  car  le  secrétaire  de 
Cinq -Marcs   continuait  à  se  faire  a|>- 


(69) 
peler  ainsi.  Laurent  sort  dans  la  cour , 
(ju'un  mur  assez  bas  séparait  de  l'au- 
tre maison  ,  et  il  entend  que  Ton  signi- 
fiait à  Sastenacreun  ordre  du  lieutenant 
de  police,  rpii  l'envoyait  à  Blcètre,  pour 
avoir  pris  un  titre  qui  ne  lui  appartenait 
pas,  et  on  mettait  à  la  porte  la  femme  et 
les  enfans,  sans  leur  laisser  rien  empor- 
ter de  ce  qui  leur  appartenait. 

On  vint  me  le  dire,  j'en  fus  déso- 
lée c'étaient  les  meilleures  gens  du  mon- 
de. Je  dis  à  Laurent  de  mettre  un 
surtout  gris  ,  de  suivre  celte  famille  dé- 
solée ,  de  remettre  à  la  mère  cent  louis , 
pour  qu'ils  puissent  trouver  un  autre 
logement,  et  vivre  pendant  la  déten*^ 
tion  de  son  mari.  Laurent  les  rejoignit 
promptement.  La  pauvre  mère  fut  bien 
touchée  de  ma  générosité  ,  qui ,  selon 
moi,  était  justice,  puis(pi'ils  n'avaient 
rien  fait  que  par  ordre  de  M.  de  Cin(p 
Marcs.  On  lit  fermer  la  eommunica- 
llon  entre   les  doux   ujuibons  ,  on   njit 


(70) 
les  scellés  sur  les  effets  qui  étaient  dans 
celle  de  Cinq-Marcs ,  et  on  y  établit 
un  gardien.  Toutes  ces  mesures  furent 
prises  au  nom  de  la  maréchale  d'Efîiat, 
comme  tutrice  de  son  fils. 

La  frayeur  qu'elles  m'avaient  causée 
fut  dangereuse  pour  mon  enfant  dont 
les  mouvemens  à  peine  sensibles ,  me 
faisaient  craindre  pour  ses  jours,  on 
réitéra  la  saignée  :  mais  elle  ne  put  dé- 
truire le  mal  que  tant  de  chagrin  et 
d'effroi  avaient  causé  î  Je  ne  quittai  pas 
mon  lit  depuis  la  terrible  visite  au  pa- 
lais Cardinal  :  mais  ce  qui  ajoutait  à  la 
cruauté  de  ma  position ,  c'était  de  n'a- 
voir aucune  nouvelle  de  mon  époux. 
JNinon  avait  beau  me  dire  que  ses  let- 
tres étaient  interceptées ,  je  ne  pouvais 
concevoir  qu'il  ne  put  trouver  quelque 
moyen  de  m'instruire  de  son  sort.  Ni- 
non qui  était  l'amie  la  plus  tendre  et  la 
plus  occupée  de  servir  ses  amis  me  dit, 
qu'elle  allait  écrire  à  Yiliarceau   qui 


(71  ) 
était  connu  de  la  maréchale,  qu'il  irait 
chez  celle-ci,  connue  pour  lui  faire  sa 
cour.  Qu'il  verrait  le  grand  écuyer,  et 
qu'il  trouverait  bien  le  moyen  d'en 
rapporter  une  lettre. 

Je  fus  iïichce   que  mon  amie  n'eût 
pas  eu  cette  idée   plus  tùt.  J'écrivis  à 
Ciuq-Marcs  ,  pendant  que  INinon  écri- 
vait à  Yillarceau,  qui  se  rendit  aux  or- 
dres de  sa  souveraine.  On  le  lit  entrer, 
je  lui  dis  que  j'étais  bien  malade  ;  et 
il  prit  une  part  sincère  à  ma  situation, 
et  me  promit   de  ne   pas    perdre    do 
temps,  pour  m'apporter  des  nouvelles 
satisfaisantes.ee  Je  n'en  attends  plus,  lui 
dis-je,  mais  je  veux  savoir  ce  que  de- 
\ient  Cinq-Marcs,  et  je  crains  bien  que 
le  seul  espoir  (|ui  me  reste  ne  me  soit 
bientôt  eidcvéj  je  souffre  beaucoup, 
ne  le  dites  pas  à  Cinq-Marcs.  »  Yillar- 
ceau, en  nous  quittant  ,  [>ril  la  posteet 
se  rendit  en  Bour^oj^'uc.  Quand  il  fut 
parti  je  dis  à  ÎNinon  ,  (|ue  mes  douleurs 


(   72   ) 
îoin  de  se  calmer  ,  augmentaient.  Elle 
jugea  que  la  nuit  ne  se  passerait  pas 
sans  que  j'accouchasse. 

Elle  envoya  chercher  tous  ceux  qui 
pouvaient  me  soulager.  Malgré  leur 
habileté  je  fus  au  plus  mal,  et  je  disais 
a  JNinon,  qui  ne  me  quitta  pas  un  ins- 
tant :  c<  Ah  î  mon  Dieu  !  tant  souffrir  , 
pour  perdre  ce  qui  devait  faire  le  bon- 
heur de  ma  vie  :  est-il  rien  de  pk^s 
malheureux  :  s'il  fallait  éprouver  des 
douleurs  bien  plus  vives  encore ,  pour 
assurer  son  existence ,  avec  quelle  cons- 
tance je  m'y  soumettrais  :  mais,  quand 
je  pense  que  cette  pauvre  petite  créa- 
ture, formée  de  mon  sang ,  n'est  peut- 
être  plus ,  que  je  mettrai  au  monde  un 
être  privée  de  la  vie  avant  d'avoir  vu 
le  jour  ,  cette  pensée  me  désespère  :  je 
l'aurais  tant  aimé  5  être  mère  est  si 
doux,  mais  je  ne  le  serai  pas,  et  son 
père  m'abandonnera.  • — Eloignez  donc 
ces  douloureuses  pensées  ,   ma  chère 


(  73) 
Marlon,  elles  vous  tuent.  — Et  qu'ai-je 
besoin  (le  la  vie  quand  je    n'ai   pn  la 
donner  à  mon  fils,  quand  mon  époux 
m'abandonne  :  les  douleurs  devinrent 
si  vives  ,  les  aecidons  si  graves ,  que  je 
n'eus  plusla force d'cxpnuîcr  mes  cruel- 
les rétlexions.Ellesseconcentraicnt  dans 
mon  cœur,    et   le  déchiraient.  Après 
être  restée  dans  ce  triste  étal  pendant 
plus  de  quinze  heures.  Je  cessai  do  souf- 
frir, mais  mon  fds  n'était  plus-  on  ne 
put  me  le  dissinmler,  car  je  voulais  le 
voir;  oa  ne  le  voulut  point,  et  je  com- 
pris alors  que  toute  espcrance  était  dé- 
truite :  je  fus  plus  de  vingt-cinq  jours 
entre  la  vie  et  la  mort,  ^'inon  me  ren- 
dit des    soins  que  j'aurais    envain  at- 
tendus de  ma  sœur.  J'a\ais  été  si  mal, 
que  toutes  mes  idées  s'étaient  l)rouiI- 
lées.  Je  ue  me  sou\enais   plus  du  de- 
part  de  Villa rceau  ,  qui  était  de  retour 
depuis  quinze  jours.  Enlîti  je   me    le 
rappelai;  mais  ÎNinon  (jui  craignait  que 

II.  <t 


(  7*  ) 
ce   qu'elle   avait  à  m'apprendre,    n'a- 
joutât au  danger  de  mon  état ,  médisait 
toujours ,  je  n'en  ai  point  de  nouvelles. 


CHAPITRE  XXI. 


Quand  Ninon  ,  après  avoir  consulté 
mon  médecin  ,  crut  qu'elle  pouvait 
m'instruire  de  l'exil  de  mon  mari ,  sans 
craindre  que  cette  triste  nouvelle  ne 
fut  dangereuse  pour  moi ,  elle  dit  que 
Villarceau  était  de  retour,  qu'il  avait 
vu  Cinq-Marcs  qui  se  portait  bien ,  et 
était  exilé  à  la  terre  de  M.'"'  d'Effiat  ; 
qu'il  lui  avait  donné  une  lettre  pour 
moi ,  qu'il  m'en  avait  écrit  plusieurs 
autres  ,  qui  ,  selon  toute  apparence  , 
avaient  été  interceptées  j  et  elle  me  la 
remit.  Je  la  lus  avec  empressement , 
mais  je  ne  trouvai  pa§  ce  que  je  vou- 


(75) 
lais.  C'était  bien  la  lettre  d'un  liomme 
d'honneur  qui  tenait  à  ses  engagcmens  , 
tant  qu'il  lui  serait  possible  de  les  rem- 
plir, mais,  ce  n'était  point  celle  d'un 
époux  aimant  passionnément  celle  qu'il 
a  associée  à  son  sort,  et  dont  rien  ne 
peut  le  séparer.  Il  m'assurait  qu'il  fe- 
rait tout  son  possible  pour  me  défen- 
dre des  ennemis  que .  notre  union 
m'avait  faits.  11  avait  appris,  je  ne  sais 
par  quelle  voie ,  que  j'avais  cessé  d'ê- 
tre mère;  il  s'aifligeait  avec  moi  de  la 
])erte  de  notre  enfant ,  mais  il  était 
aisé  de  juger,  par  le  peu  de  clialcur  de 
ses  expressions,  que  M.'"*  d'Effiat  avait, 
par  son  ascendant,  fait  voir  à  Ciuq- 
iNIarcs  que  le  ciel  s'était  déclaré  con- 
tre ce  mariage  clandestin  ,  en  ayant 
retiré  à  lui  l'enfant  (julen  était  le  fruit. 
Quand  ou  est  profondément  afiligé,  et 
que  celui  sur  Iccjucl  on  com[)tait  pour 
adoucir  votre  douleur,  en  la  partageant, 
semble  au  contraire  la  sentir  beaucoup 

4. 


(  76) 
moins  vivement ,  c'est  un  surcroît  de 
chagrin  qui  devient  insuporlable.  11 
fut  tel  que  je  tombai  dans  une  situa- 
tion de  santé  fort  critique ,  et  INinon 
se  reprochait  d'avoir  satisfait  trop  tôt 
mon  inquiète  curiosité.  Cependant  , 
comme  si  j'avais  été  destinée  à  prouver 
à  mes  contemporains  et  à  leurs  des- 
cendans,  que  rien  n'est  plus  incertain 
quela  fortune  ,  par  J'extréme  vicissitude 
de  la  mienne,  je  revins  à  la  vie  ;  mais 
je  n'avais  pas  une  santé  aussi  florissante 
qu'avant  ma  maladie. 

L'exil  de  Cinq  -  Marcs  ne  finissait 
point.  Villarceau  m'assura  qu'il  parais- 
sait décidé  à  ne  point  céder.  Cepen- 
dant ,  aucune  de  ses  lettres  ne  me  par- 
venait, ou  peut-être  ne  m'en  écrivait-il 
pas.  Je  restais  dans  une  grande  anxiété 
quand  je  reçus  un  mandat  d'amener  du 
lieutenant  criminel.  Quelle  était  celle 
de  mes  actions  qui  pouvait  me  con- 
duire devant  ce  tribunal  redoutable , 


(11) 

nuinc  lorsque  Ton  est  innocent  ?  Quel 
crlnjc  m'imputait-on?  Comment  jjou- 
vait-on  m'accuser  d'une  manière  aussi 
grave?  Etait-ce  pour  avoir  épousé  un 
homme  libre,  lorsque  je  Pétais  moi- 
même?  Il  m'éUiil  impossible  de  décou- 
vrir la  raison  pour  laquelle  on  me  trai- 
tait avec  cette  rigueur. 

INinon  me  conseilla  de  mellrc,  comme 
on  le  disait  alors ^  mon  innocence  au 
grand  air.  Elle  me  fit  offrir,  par  Yil- 
larceau,  de  me  prêter  une  terre  qu'il 
avait  dans  les  Vosges,  où  je  serais  en 
sûreté,  [)arce  qu'elle  était  dans  la  sou- 
veraineté du  duc  de  Lon  aine.  J'accep- 
tai ce  service,  et  je  convins  avec  mes 
amis  de  ne  pas  perdre  un  instant  pour 
quitter  le  royaunie. 

Je  sortis  de  chez  moi ,  à  pied,  dégui- 
sée en  marmotte,  avec  ma  fidèle  Dort)- 
théeet  son  mari, qui  étaient  vétuscomme 
lesJiabitans  delà  Savoie.  Une  heure 
après  que  j'avais   quitté  ma   maison  , 


(  78  ) 
îes  sbires  vinrent  m'y  chercher  ;  mais* 
ils  ne  m'y  trouvèrent  pkis  ,  ni  rien  qui 
pût  tenter  leur  avarice  ,  car  ,  grâce 
à  INiiion  ,  mes  plus  précieux  effets 
étaient  chez  elle  en  sûreté ,  et  elle 
devait  m'envoyer  mes  bijoux  ,  mes 
diamanset  ma  vaisselle  d'argent  par  ma 
voiture  j  qui  allait  m'attendre  à  la 
Villette^  mes  robes  et  mon  linge  vien- 
draient par  les  messageries  à  Remire- 
mont  ,  ville  auprès  de  laquelle  était  le 
château  du  marquis ,  que  l'on  nommait 
Valsery.  Nous  passâmes  la  barrière 
sans  difficulté  ,  et ,  comme  je  l'ai  dit , 
je  trouvai  5  à  la  Chapelle  ,  ma  voiture 
et  les  chevaux  de  Yillarceau  j  qui  me 
conduisirent  jusqu'à  Dammartin.  J'a- 
vais ,  ainsi  que  mes  domestiques  , 
changé  de  costume  dans  la  maison  d'un 
tisseran ,  à  qui  nous  laissâmes  les  habits 
que  nous  avions  pris  pour  échapper 
à  mes  ennemis.  Je  trouvai  mes  chevaux 
à  Claie  ,  et  je  fis  avec  eux  une  très-forte 


(79) 
journée  ,  de  manière  (jiie  nous  étions  , 
le  soir  ,  à  Chateau-Tliicrry  ,  où  je  pris 
la  poste  ,  laissant  mes  chevaux  .  que 
mon  cocher  était  charge  d'amener 
à  liar-lc-Duc.  Comme  rien  n'annonçait 
dans  ma  manière  quelqu'un  qui  fuyait, 
et  que  j'étais  à  plus  ele  vbigt  lieues  de 
Paris  •  je  n'éprouvai  aucune  difllculté, 
pour  me  procurer  des  chevaux  ,  non 
seulement  à  cette  poste  ,  mais  à  toutes 
celles  de  la  route  3  je  payai  généreu- 
sement les  guides  ,  et  courus  nuit  et 
jour  jusqu'à  ce  (pic  j'eusse  gagné  les 
frontières  de  la  Lorraine ,  où  j'entrai 
le  seconj  jour  après  mon  départ  j  alors 
je  me  reposai ,  et  attendis  ,  à  Bar-le- 
Duc  ,  que  mes  chevaux  m'eussent  re- 
joints, parce  que  j'aimais  mieux  arriver 
avec  eux  à  \  alscry.  Je  dovitis  y  porter 
le  nom  et  le  titre  de  coFutesse  de  Rieu- 
ville  ,  venant  en  Lorniine  ,  pour  pren- 
dre, riU>si(ot  (jiie  la  saison  le  |)er- 
mettrait  ,    les    eaux    de    Plombières. 


(8o) 

J'étais  si  maigre  et  si  pâle  ,  que  l'on 
devait  trouver  tout  simple  que  je  vinsse 
dans  cette  province  ,  pour  rétablir  ma 
santé  ,  qui ,  au  fait ,  était  encore  dé- 
labrée. La  fatigue  du  voyage  ,  l'inquié- 
tude d'être  arrêtée  avant  d'être  sur  les 
terres  du  duc  ,  me  rendirent  réelle- 
ment malade ,  et  j'avais  une  assez  grosse 
fièvre  5  quand  j'arrivai  à  Yalsery.  Yil- 
larceau  m'avait  donné  une  lettre  pour 
son  concierge  ,  et  m'annonçait  à  lui 
comme  une  parente  du  marquis  ^ 
pour  qui  il  avait  la  plus  grande  con- 
sidération. 

Cet  homme  s'empressa  de  me  pré- 
parer le  plus  bel  appartement.  J'an- 
nonçai que  mes  malles  arriveraient 
à  Remiremont  par  les  messageries. 
ÎSinon  avait  fait  fait  placer  assez  de 
choses  dans  ma  voitnre  .  pour  attendre 
le  reste  commodément.  J'étais  encore 
si  faible  et  si  abattue  ,  que  je  ne  pensai 
qu'à  me  rétablir  ;  je  n'avais  pas  la  force 


C8i  ) 
de  m'inqiiictor  tic   mon   sort  :  il    me 
semblait    trailloiirs    que    la    mort    de 
mou   cufnnt    a\alt   ant'auti    pour    moi 
toute  espérance. 

iNinon  in'écriNait  Irès-exaclcment  ; 
ses  letlres  cliarmaiout  ma  profonde  so- 
litude. Dans  une,  elle  mo  marquait  que 
Cinq-Marcs  é(ait  de  retour  à  l\iris  et 
à  la  cour,  on  il  a\ait  été  revu  du  maî- 
tre avec  plaisir  ,  que  M.'"*'  d'Elliat  sui- 
vait contre  moi  ses  mauvais  desseins  , 
et  qu'elle  était  désolée  que  je  me  fusse 
dérobée  à  sa  veuf^cance.  Le  mandat 
d'an}ener  .  m'écrivait  INinon  dans  une 
autre  lettre,  a  été  changé  en  un  man- 
dat d'arrêt  :  Comme  mes  ennemis  ne 
sa>aient  où  j'étais  ,  il  ne  pouvait  être 
mis  à  exécution-  et  ainsi  je  devai» 
ttrc  parfaitement  tranquille  ! 

Le  repos  et  un  certain  oubli  do  moi , 
me  rendirent  la  santé  ,  et  avec  elle  en- 
core assez  de  beauté  pour  que  quelques 
personnes  qui  habitaient  Rcmircniont, 

4.. 


(  8^  ) 
m'ayant  rencontré  dans  la  campagne , 
où  je  promenais  mes  ennuis  ,  dissent 
chez  l'abbesse  du  chapitre* de  Remi- 
remont  (i)  que  j'étais  charmante.  L'ab- 
besse demanda  qui  j'étais  ;  on  me 
nomma  du  nom  que  je  portais  depuis 
que  j'étais  à  Yalsery.  Le  nom  de  Rieu- 
\ille  ne  lui  était  pas  inconnu  ,  mais  il 
y  avait  différentes  maison  qui  le  por- 
taient. LesE-ieuville  de  Sceaux,  les  Rieu- 
\ille  de  Lormiac  ,  les  Rieuville ,  que 
sais-je  !  11  n'y  avait  que  les  Rieuville  de 
Sceauxquifussentbons  rquelqu'un  m'as- 
sura que  j'étais  de  ceux-là,  car  il  avait 
envie  que  l'abbesse  m'engageât  a  venirau 
chapitre.Heureusement  quel'on  me  ren- 
dit cette  conversation  j  je  dirai  bientôt 
de  quelle  manière  et  comme  vous  pen- 
sez bien,  je  fus  veuve  du  comte  de  Sceaux 
Rieuville,  ou  de  Rieuville  Sceaux,  com- 
me vous  voudrez  :  mais  je  savais  trop 

(i)  Chapitre  noble  de  chanoincsses. 


(  83  ) 
combien  cela  était  important  dans  un 
cliapitrc  noble,  pour  ne  pas  donner  à 
mon  soit  disant  mari ,    la  plus   liante 
naissance  possible. 

<(  Vous  vous  rappelez  le  petit  sémi- 
nariste, Fabbé  dont  je  ne  savais  pas  le 
nom.' — Et  dont  vous  nous  avez  as- 
suré ,  dans  votre  première  partie,  que 
nous  n'entendrions  plus  parler.  ))  C'est 
vrai,  il  entrait  alors  dans  ma  fantaisie 
de  ne  rien  rapporter  de  mon  séjour  en 
Lorraine:  elle  a  changé  depuis.  Ce  petit 
séminariste  ,  que  je  ne   croyais  jamais 

1^  revoir,  eh  bien  !  il  était  grand-vicaire 
!  de  Toul ,  et  venait  souvent ,  à  Remire- 
moot  ,  faire  sa  cour  à  madame  l'ab- 
besse  :  c'était  un  de  ceux  que  j'avais 
rencontrés  dans  mes  promenades  so- 
litaires ,  et  voici  comment. 

11  chassait  dans  un  bois  ,  où  il  ne 
m'eut  pas  plus  tût  aperçu  ,  qu'il  me 
reconnut.  Il  vint  à  moi ,  et  me  dit  : 
«  Serait-ce  vous  ^  njudamc  ,  avec  qui 


(  84) 
j'ai  eu   le  bonheur  de  faire  la  route 
depuis   Besançon   jusqu'à  Châlons ,  il 
y  a  quelques  années? — Cela  est  pos- 
sible, M.  l'abbé  j  mais  je  ne  pourrais 
vous  l'assurer.  ^— Quoi!  vous  ne  vous 
souvenez   pas    de   cette  nuée  d'abbés 
qui  étaient  avec  moi ,  ni  de  M.  de  Flo- 
range?  >)  J'avais    d'abord  eu  la  volonté 
de  ne  pas  convenir  que  c'était  bien  moi 
qu'il  avait  vue  ;  mais  ,  je  ne  sais,  je  me 
rappelai  avec  plaisir  ces  preaiières  émo- 
tions de  ma  jeunesse ,  et  je  pensai  que 
je  ne  serais  que  ce  que  je  voudrais; 
ainsi   je  répondis  :  «  Oui  ,   je   me  le 
rappelle.  Permettez-moi  ,  M.  l'abbé  y 
de  vous  dire  que,  puisque  vous  avez 
continué   à  marcher  dans  la  carrière 
que  vous  avez  embrassée,  vous  devez 
parfaitement  connaître  les  lois  de  votre 
état,  qui  vous  oljlig'^nt  à  la  plus  grande 
discrétion.   J'ai  des  secrets  impoitans 
à  vous  communiquer ,  si  vous  voulez, 
venir  avec  moi  au  château  de  Yalsery 


(85  ) 
que  j'iiabite.  Je  vous  l'acontorai  là  les 
divers  cvèncniens  qui  m'ont  amenée 
dans  cette  soliliulo  ■ —  que  vous  em- 
bellissez !  »  et  il  accepta  avec  gmnd 
]>laisir  la  proposition  que  je  lui  fis. 
INous  suivimes  une  route  qui  condui- 
sait à  une  petite  poile  du  parc.  Cette 
terre ,  dit-il ,  est  à  M.  de  Yillarceau  ^ 
il  en  a  dernicieraent  liéiilé  de  son 
père.» — Cela  est  vrai.  • — L'auriez -vous 
épousé?  —  Non,  j'ai  fait  un  bien  plus. 
l)eau  mariage.  —  Plus  beau  î  — -  Oui , 
beaucoup  plus  considérable;  je  vous 
l'apprendrai.  Entrons  dauscette tourel- 
le-là, on  ne  nous  eiitendra  pas.  J'ouvris 
la  porte,  et  nous  nous  trouvâmes  dims 
\\\\  charmant  oratoire.  Pouvait-on  être 
mieux  pour  recevoir  un  grand  vicaire? 
A  peine  étions-nous  assis,  que  je 
lui  dis ,  je  ne  suis  [>olnt  veuve  du  comte 
de  Rieuville,  mais  je  suis  la  femme 
de  M.  de  Cinq-Marcs.  —  Le  grand 
écuycr?  —  Lul-mèiuc.  • — Le    favori 


(86) 

du  roi? —  11  n'y  en  a  pas  d'autre.  Je 
ne  suis  néanmoins  connue  que  sous  le 
nom  de  la  comtesse  de  Rieuville,  et 
je  lui  expliquai  tout  ce  mystère.  11 
trouva  que  M.  de  Cinq -Marcs  avait 
très-bien  fait  en  épousant  une  femme 
belle  ,  charmante,  ayant  un  peu  de  co- 
quetterie, je  m'en  souviens,  mais  cela 
réveille  l'amour.» — Tous  le  prenez,mon 
cher  abbé  ^  sur  un  ton  si  aimable ,  que 
je  veux  vous  faire  grand  aumônier,  si 
je  gagne  mon  procès.  L'un  serait  moins 
étonnant  que  l'autre.  )) 

L'abbé,  qui  se  nommait  Stain ville  , 
me  trouvait ,  disait-il  ,  une  femme 
charmante.  Il  m'engagea  à  paraître 
dans  le  monde,  ce  II  faut  venir  à  Rémi- 
remont*  nos  chanoinesses  sont  aima- 
bles; les  vieilles  sont  un  peu  entichées 
de  leurs  trente-deux  quartiers  -,  mais 
les  jeunes  sont  très-gaies.  On  danse, 
on  fait  de  la  musique.  J'ai  une  nièce 
parmi  elles,  la  pauvre  Blanche,  qui, 


(  87  ) 

faute  de  pouvoir  se  marier,  fera  ses 
vœux.  C'est  dommaj^e,  car  clic  est 
charmante. — J'aurai,  lui  (lis-jcj  grand 
plaisir  à  la  voir ,  et  ce  serait  une  rai- 
son qui  me  dctcrniincrait  à  aller  chez 
votre  abbesse.  w  Je  lui  demandai  ce 
qu'était  devenu  M.  de  Florange.  — Je 
crois  qu'il  a  été  tué  devant  la  Rochelle^ 
et  je  pensai  que  peut-être  l'infortuné 
avait  péri  à  l'instant  où  je  venais  cher- 
cher Buckingliam:  ce  que  c'est  que  la 
destinée;  mais  je  gardai  cette  réflexion 
pour  moi,  car  je  voulais  n'être  pour 
Tabbé  que  l'épouse  de  Cinq-Marcs, 
persécutée  par  sa  bolle-mère.  Avoir  la 
considération  qui  tient  à  la  vertu,  est 
un  désir  dont  les  femmes  se  défont  dif- 
ficilement. 

J'engageai  faiibéà  dîner,  il  l'accepta. 
Le  repas  fut  aussi  délicat  qu'il  était 
possible,  sans  avoir  été  prévenu.  J'a- 
vais fait  venir  mon  cuisinier,  et  c'était 
un  des  meilleurs  de  Paris. 


(88  ) 

-Après  le  dîner,  nous  fîmes  un  tric- 
trac j  et,  comme  il  était  tard,  je  fis  met- 
tre les  chevaux  pour  le  reconduire  à 
Remiremont,  où  il  devait  passer  quel- 
ques jours.  On  pense  bien  que  j'avais 
les  six  plus  beaux  chevaux  de  l'écurie 
du  roi,  et  quoique  mon  cocher  et  mon 
postillon  fussent  sans  livrée,  mon  équi- 
page n'en  avait  pas  moins  le  plus  gi^nd 
air.  L'abbé  fut  donc  parfaitement  per- 
suadé, que  j'étais  bien  réellement  com- 
me je  l'étais  en  effet,  femme  du  fa- 
vori du  roi ,  et  il  se  flattait  bien  que 
mon  crédit  le  mènerait  au  moins  à 
l'évêché. 

11  revint  donc  tout  enchanté  de  sa 
bonne  rencontre,  et  se  promit  bien 
de  profiter  du  voisinage.  Ce  fut  lui 
qui  dit  à  Fabbesse,  que  j'étais  des 
bons  Rieuville,  et  avec  cela  beaucoup 
de  bien  de  moi,  disant  qu'il  m'avait 
connue  avant  mon  mariage,  et  Fab- 
besse demanda  qui  j'étais  et  mon  nom. 


(89) 
Et  se  rappelant  celui  Je  Grupin  (  il 
ne  me  connaissait  point  sous  celui  de 
Lormc)  il  pensa  que,  sans  grand  incon- 
vénient, il  pouvait  rallonger  d'un  i^ 
pour  me  donner  une  origine  italienne, 
elle  est,  dil-il,  mademoiselle  de  Gra- 
pini.' — C'est  apparemment  d'une  Mai- 
son d'Italie.' — Je  le  pense;  mais  on 
avait  vu  ma  voiture,  mon  bel  attelage 
dans  les  rues  de  Remiremonl.  J'étais 
sûrement  une  veuve  fort  riche;  et  on 
pensa  à  m'atlircr  à  la  ville.  Il  devait  y 
avoir  un  bal  pour  la  fétc  de  l'abbessc," 
qui  se  nommait  Adélaïilc.  La  nièce  (i) 
de  madame  l'engagea  à  m'invitcr.  Cel- 
le-ci consulta  Tablée,  qui  asbura  qu'on 
ne  pouvait  avoir  un  maintien  plus 
noble  et  en  même  temps  pbis  modeste. 
«  Elle  vit,'ajouta-t-.il ,  dans  la  retraite  k 
plus  profonde,  et  la  plus  grande  difll- 


(i)   On  appelait  ainsi  uuc  jeune  clianoinessr,  qu'uoc 
plus  àgoe  adoptait. 


(9o) 
culte  sera  qu'elle  veuille  accepter.  )) 
L'abbesse  consentit  à  ce  que  sa  nièce 
et  ses  jeunes  consorts  désiraient.  Le 
billet  fut  porté  par  un  homme  à  che- 
val^ mais  l'abbé  avait  promis  de  se 
trouver  chez  moi  quand  il  viendrait. 
Il  partit  donc  de  fort  bonne  heure  ,  et 
vint  me  demander  à  dîner  comme  de 
coutume.  Nous  sortions  à  peine  de  ta- 
ble, que  l'on  vint  me  dire  qu'un  la- 
quais de  madame  l'abbesse  de  Ptemire- 
mont  demandait  à  me  remettre  une 
lettre  de  sa  maîtresse.  Je  dis  que  l'on 
fît  entrer,  je  pris  la  lettre  et  la  lus. 
J'avoue  que  cette  invitation  m'embar- 
rassait. Je  trouvais  bien  quelque  plai- 
sir à  voir  cette  fête ,  à  m'y  trouver  per- 
sonnellement invitée;  mais  que  di- 
raient ces  nobles  et  fières  personnes, 
si  elles  apprenaient  jamais  qu'elles  ont 
dansé  avec  Marion  de  Lorme.  Mais  ne 
suis  je  pas  madame  de  Cinq-Marcs,  et, 
à  ce  titre,  qui  peut  trouver  mauvais  que 


(91  ) 
ra])bessc  criin  cbapitre  me  reçoive 
chez  elle?  11  v  avait  bien  quelque  cliosc 
de  plus  à  dire  ;  mais  qui  le  saurait  dans 
les  Vosges.  Je  ne  lis  donc  quelques 
difllcultés  que  pour  la  forme. L'abbé 
insista.  Toutes  ces  dames  le  désirent, 
disait-il,  j'ai  promis  pour  vous,  et  il 
fallut  bien  que  je  prisse  la  plume  pour 
répondre.  Je  le  fis  avec  la  plus  extrême 
politesse  ,  et  l'abbé   parut   enchanté. 


CHAPITRE   XXII. 


Depuis  que  j'avais  perdu  avec  mon 
enfant  l'espoir  de  voir  reconnaître  mon 
mariage,  j'avais  été  si  profondément 
affligée  ,  que  je  ne  m'étais  [»as  occupée 
un  seul  jour  de  ma  tuihîtte.  H  fallait 
bien  y  penser  pour  paraître  à  ce  bal , 
où  toute  la   noblesse  des  environs  se 


(92) 
trouvera.  Je  cherchai,  avec  Dorothée 
ce  qui  me  siérait  le  mieux  parmi  mes 
nombreuses  parures.  Je  me  décidai  à 
une  jupe  de  satin  blanc  brodée  en  per- 
les fines  et  or,  et  au  corset  de  velours 
bleu  céleste,  avec  une  broderie  pa- 
reille au  jupon ,  un  collet  de  point 
d'Angleterre,' que  le  pauvre  Buckin- 
gham  m'avait  priée,  quand  je  quittai 
la  Rochelle,  d'accepter,  comnje  sou- 
venir ,  et  qui  était  d'une  rare  beauté. 
J'avais  tous  les  diatuan-s  de  mon  -écrin , 
qui  valait  au  moins  cinquante  mille 
ëcus.  J'avais  fait  venir  d'Italie ,  avant 
mes  malheurs,  une  caisse  de  fleurs  ar- 
tificielles (i).  Comme  je  cherchais  cel- 
les dont  je  me  parerais^  je  vis  au  mi- 
lieu des  roses,  du  jasmin,  une  guirlande 
de  bluets,  si  parfaitement  imitée ^  que 


(i)  A.  cette  époque  ,  et  longlciiips  après,  on  ne 
faisait  de  belles  fleurs  qu'en  Italie  et  à  Lyon  ;  mais 
celles-ci  étaient  bien  inférieures  aux  autres. 


(95) 
l'on  eiit  dit  que  l'on  venait  de  les  cueil- 
lir. Je  la  pris  de  prcTcTcncc  à  toute 
autre.  Dorolliée  n'en  pouvait  deviner 
la  raison ,  et  je  ne  la  lui  dis  pas.  Elle 
ne  servit  néanmoins  ,  dans  ma  coiffure, 
que  pour  relever,  par  sa  simplicité ,  l'é'» 
clat  des  dianians  dont  j'étais  couverte. 
Je  me  trouvai  si  brillante  et  si  belle 
que  je  crus  pouvoir  faire  au  nioinâ 
autant  d'effet  dans  le  bal  que  si  j'eusse 
eu  soixante-quatre  quartiers. 

Cependant,  je  ne  pouvais  m'cnipé- 
clier,  dans  le  chemin  de  Valscry  à 
Remiremont,  de  penser  ,  que  se  serais 
peut-être  embarrassée,  ne  connaissant 
personne  ,  pour  entrer  chez  l'abbesse  : 
mais  le  charitable  abbé  se  trouva  com- 
me par  hasard  dans  le  salon  qui  pré- 
cédait la  galerie  où  Ton  dansait.  11  >int 
à  moi  avec  le  plus  respectueux  em- 
pressement ,  et  j'avoue  que  je  fus  fort 
aise  quand  je  le  vis.  Lorsfju'il  apper- 
<;ut  la  guirlande  de  blucls  ,  il  me  dit  : 


(9^) 
a  Ah  !  dangereuse  Syrène  ,  ne  peut-on 
échapper  à  votre  séduction  ,   que  par 
la  fuite   des  bluets  î  —  Ce  sont  ceux 
que    vous  m'avez  donné.  —  Us   sont 
devenus  immortels ,   symboles  de  l'a- 
mitié 5  qui  ne  redoute  pas  le  temps  :  j 
de    quelque    sentimens   qu'ils    soient   \ 
l'emblème,  il  est  impossible  d'être  plus 
touché  que  je  ne  le  suis  d'un   si  ai- 
mable souvenir,   auquel  je   ne  m'at- 
tendais pas.  Heureux  qui  peut  en  pro- 
fiter ,    mais ...  .   il  s'arrêta.     Puis     il 
me  dit  :   j'ai  pensé    qu'il   vous  ferait 
plaisir ,  que  quelqu'un  vous  présentât 
à  l'abbesse.  Ma  nièce ,  comme  vous  sa- 
vez ,    est  ici.  Je  l'ai  prévenue.  Nous  la 
trouverons    dans  un    cabinet  qui  est 
entre  ce  salon  et  la  galerie  ,  elle  nous 
attend.))  Il  ouvrit  une  porte  ,  et  je  vis 
une  jeune   personne    charmante,  qui 
vint  au-devant  de  moi,  et  me  fit  mille 
amitiés.  Elle   était  fraîche   et    simple 
comme  la  fleur  des  champs,  elle  ve- 


(95) 

naît  d'avoir  dix-huit  ans  ,  et  j'aurais 
Lien  troqué,  contre  sa  naïve  beauté, 
celte  candeur  virginale  ,  qui  parerait 
même  la  laideur,  le  faste  de  ma  pa- 
rure. J'avais  presqu'envie  d'oter  ma 
couronne  do  l)|ucts  pour  la  mettre 
sur  sa  tète  •  mais  non ,  <piand  je  m'en 
suis  parée  pour  la  première  fois ,  j'é- 
tais déjà  coquette  ,  cette  aimable  jeu- 
ne personne  ne  le  sera  jamais ,  et  la 
rose  blanche  qui  est  posée  sur  ses 
beaux  cheveux  blonds ,  est  le  seul 
sym])ule  qui  lui  convienne. 

L'abbé  nous  quitta.  H  ne  pouvait 
paraître  convenablement  dans  une  as- 
semblée si  nombreuse,  oii  Blanche  de 
Slain ville  m'eui^agca  à  entrer.  On  eut 
pu  dire  en  nous  voyant:  beauté  an- 
cienne et  beauté  nouvelle.  Je  n'étais 
rien  que  par  l'éclat  de  la  parure  et 
les  grâces  majestueuses  que  j'avais 
prises  avec  les  années.  Blanche  était 
le  vrai  bouton  de  rose.  Elle  me  pré- 


(96) 
senla  en  rougissant   (i)  ,  à  l'abbesse, 
qui,  éblouie  par  ma  magnificence,  me 
reçut  comme  elle  aurait  fait  à  une  prin- 
cesse du  Saint-Empire. 

La  nièce  de  l'abbesse  ouvrit  le  bal , 
avec  un  homme  ayant  au  moins  tren- 
te ans  5  dont  la  figure  ne  me  parais- 
sait pas  inconnue  ,  et  comme  elle  était 
remarquable  par  la  régularité  et  l'ex- 
pression 5  choses  qui  se  trouvent  ra- 
rement réunies  ,  je  demandai  à  Blan- 
che qui  était  resiée  assise  à  côté  de 
moi  5  comment  on  le  nommait.  C'est 
M.  de  Senneterre  ,  dit  Blanche  avec 
une  émotion  ,  qui  ne  m'échappa  pas  : 
elle  ne  perdit  aucun  de  ses  mouve- 
mens  ,  et  elle  me  disait  de  temps  en 
temps ,  convenez  que  l'on  ne  peut 
mieux  danser  ,  et  j'en  convenais.  Mais 
ce  que  je  ne  pouvais  concevoir  ,  c'est 
que  je  connaissais  la  physionomie  de 

(i)  Il  y  avait  de  quoi.  {Note  de  l'éditeur). 


(97  ) 
cet  homme  ,  et  cependant  son  nom 
ne  me  rappelait  aucuns  de  ceux  dont 
j'avais  entendu  parler.  Je  le  dis  à  Blan- 
che ,  en  lui  demandant  si  elle  ne  se 
trompait  pas. «:Mon Dieu  !  non  ,  reprit- 
elle  ,  avec  un  soupir  ,  c'est  bien  son 
nom  Senneterre.  Je  le  connais  beau- 
coup, beaucoup  trop  pour  mon  mal- 
heur. —  Quoi  !  aurait  il  eu  des  torts 
avec  vous?  11  a  cependant  Tair  doux 
et  sensible.  —  On  ne  peut  Totre  plus 
que  lui ,  et  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  je  voudrais  ne  l'avoir  jamais 
connu.» 

M.  deSenueterre  ,  d'après  les  ordres 
de  l'abbesse ,  vint  m'oflVir  sa  main 
pour  danser  une  courante.  Je  crus 
apercevoir  un  si^ne  qui  semblait  dire 
à  Blanche  ,  j'aimerais  bien  mieux  que 
ce  fût  avec  vous.  En  vérité,  je  lui 
aurais  cédé  volontiers  mon  danseur  • 
mais  c'était  im|)Ossil)le.  Je  pensai  tou- 
tefois à  briller  {)ar  la  supériorité  de  ma 
11.  5 


(  98  ) 
danse.  J'avais  passé  dix  ans  pour  la 
première  danseuse  de  Paris  ,  et  je  n'a- 
vais à  craindre  qu'un  peu  de  faiblesse 
dans  les  jambes  et  le  défaut  d'exer- 
cice :  néanmoins,  forte  de  ma  parure, 
et  de  l'éclat  qu'elle  communiquait  à 
toute  ma  personne  ,  je  saluai  sans  em- 
barras cette  imposante  réunion  ,  et , 
m'élançai  avec  la  légèreté  et  la  pré- 
cision qui  font  le  mérite  de  cette 
danse  ,  bientôt,  habilement  secondée 
par  mon  danseur  ,  qui  était  excel- 
lent ,  nous  entraînâmes  tous  les  suf- 
frages et  nous  fûmes  couverts  d'ap- 
plaudissemens. 

Quand  la  danse  fut  finie  ,  l'abbesse 
fit  signe  à  M.  de  Senneterre  ,  de  m'a- 
mener  près  d'elle.  Elle  était  assise  sons 
un  dai  5  et  je  m'y  trouvai  aussi-  car 
elle  fit  placer  un  fauteuil  tout  près 
du  sien.  Eh  bien  !  gens  orgueilleux  , 
vous  voyez  qu'il  vous  arrive  quelque- 
fois de  terribles  mécomptes.  Tous  les. 


'  (  m) 

yeux  étaient  tournés  sur  moi.  Scnuo- 
terre ,  quoi<jii'assis  à  mes  jùcds  ,  ne 
voyait  (jiic  Blanche.  Blanche  n'a- 
percevait queSennctcrre.  Cependant  il 
y  avait  une  assez  grande  dislance  d'âge 
entre  eux.  Senneterre  avait  au  moins 
seize  ans  plus  que  sa  maîtresse.  Néan- 
moins leurs  amours  m'intéressaient, 
il  me  paraissait  qu'il  pourrait  y  avoir 
moyen  de  les  unir.  Je  résolus  d'en  par- 
ler à  l'abbé  :  mais  avant  je  voulais 
savoir  de  la  jeune  personne  quelle  était 
la  raison  qui  ne  lui  permettait  pas  d'é- 
pouser celui  qu  elle  aimait ,  et  la  for- 
çait à  prononcer  des  vœux.  Le  bal  ne 
me  parut  pas  convenable  pour  cette 
confidence  :  et  je  ne  cherchai  point  à 
reprendre  la  conversation ,  ou  plutôt 
il  ne  m'aurait  pas  été  possible,  car  lab- 
l)esse  me  gardait  auprès  d'elle  3  j'avoue 
que  j'aurais  autant  alnic  (pie  cela  ne 
fut  pas ,  et  cet  honneur  me  gênait 
beaucoup.   Elle  m'accablait    de  <jucs- 


(  ïoo  ) 
lions  toutes  assez  enibarassantes  pour 
moi.  Je  me  trouvais  heureuse  quand 
la  danse  me  faisait  quitter  le  dais  de 
l'abbesse  ,  et  cela  arrivait  assez  sou- 
vent, parce  que  tous  les  bons  danseurs 
voulaient  figurer  avec  moi. 

Enfin,  on  servit  le  Medianoche , 
et  je  fus  encore  à  côté  de  M.™^  de  ***, 
mais  comme  elle  avait  un  très-grand 
appétit  et  qu'il  fallait  qu'elle  fit  les 
honneurs  de  son  magnifique  repas  , 
il  ne  lui  restait  pas  beaucoup  de  temps 
pour  me  faire  des  questions.  Après  le 
souper  on  reprit  le  bal.  Ayant  deux 
lieues  à  faire  pour  retourner  chez  moi , 
je  priai  M.™^  de  ***"  de  vouloir  bien 
m'excuser ,  si  je  me  retirais  un  peu 
plus  tôt  ;  elle  voulait  que  je  restasse,  et 
disait  que  je  ne  m'en  irais  que  le  len- 
demain. Je  l'assurai  que  cela  m'était 
impossible  ,  et  comme  j'avais  don- 
né l'ordre  que  mes  chevaux  fussent 
mis   à  deux   heures   du    matin  ,    on 


(  loi   ) 
vint    m'avcilir    qu'ils    étaient    prêts. 

Je  pris  coD^é  (le  l'abbcssc  et  de  sa 
iilècc  ,  mais  suitout  je  témoignai  une 
véritable  aflection  à  Blanche  ;  et  lui 
fis  promettre  de  prendre  jour  avec 
son  oncle  pour  venir  à  \alsery.  Je 
con\lns  (pi'elle  m'écrirait,  que  je  lui 
enverrais  ma  voilure  ,  et  (juM  lallait 
qu'elle  demandât  à  l'abbessc  un  congé 
de  huit  jours  ,  que  nous  enq»k>icrions 
peut-être  d'une  manière  (]ui  lui  se- 
rait agréable.  — Elle  le  sera  toujours  , 
reprit  Blanche  ,  quand  ce  sera  près 
de  vous. 

Deux  jours  après  Tabbé  m'écrivit , 
que  ,  sensible  à  l  honneur  que.  j'avais 
fait  à  sa  nièce  ,  il  acce|)lait  j)our  elle 
et  pour  lui,  l'aimable  invitation  que 
je  leur  avait  faite,  pour  le  jour  d'a[)rès 
celui  où  il  m'écrivait.  Je  donnai  sui- 
le-champ  l'ordre  au  concierge,  défaire 
j)réparcr  deux  logemcns,  un  pour  l'ab- 
bë  ,   l'autre   pour    sa  nièce  ,    et    j'eus 


(    102    ) 

soin  que  celle-ci  trouvât  sur  sa  toi- 
lette j  tout  ce  qui  pouvait  lui  être 
agréable  en  bagatelles  sans  valeur  et 
qui  coûtent  si  cher,  mais  qui,  en  raison 
de  leur  inutilité  ,  peuvent  s'offrir  et 
s'accepter. 

Je  fis  partir  ma  voiture  d'assez  bonne 
heure,  pour  que  mes  chevaux  pussent 
se  reposer,  et  cependant  qu'ils  auienas- 
sent  Blanche  et  son  oncle  pour  diner. 
Quand  je  les  entendis,  j'allai  au-devant 
"d'eux  jusque  sur  le  perron.  Blanche  , 
s'élança  de  la  yoiture  dans  mes  bras 
et  me  témoigna  tout  le  plaisir  qu'elle 
avait  de  se  trouver  chez  moi.  L'abbé 
en  avait  au  moins  autant ,  mais  il  n'o- 
sait l'exprimer  aussi  vivement. 


(  1^5  ) 


CHAPITRE  XXIII. 


Après  lo  diner  ,  le  ^rand-vic;»irc  se 
retira  dans  son  apparlemcnt  |)Our  dire 
son  bréviaire  ,  et  je  rosUn  seule  avec 
I^Ianche,  à  sa  «grande  satislactlon  ,  car 
elle  allait  parler  do  Sennetcrre  ;  pou- 
vait-il y  avoir  pour  elle  un  suj.l  plus 
agréable  à  traiter?  a  Mademoiselle,  lui 
dis-je  5  je  puis  peut-être  par  ma  posi- 
tion ,  qne  monsieur  votre  oncle  coii- 
nait  bien  ,  vous  être  plus  utile  qne  vous 
ne  l'imaginez  ,  si  ce  n'est  à  vous  ,  an 
moins  à  M.  de  Sennetcrre  ,  aucjuel  vous 
paraissez  prendre  cjuebju'intérét,  •>— 
Beaucoup,  madame,  c'est  Tami  de  mon 
oncle.  —  Quel  est  son  grade  dans  l'ar- 
mée. • —  Capitaine  de  drairons.  S'il 
était  major,  il  se  tiouverait  parfai- 
tement  heureux  ,  j)aree  (ju'il   j)ourraif 


(  io4  ) 

espérer  de  l'avancement  n'ayant  en- 
core que  trente  quatre  ans  *,  mais  com- 
ment s'en  flatter  ,  cela  est  si  difficile. 
• —  Cela  me  le  sera  moins  que  vous  ne 
l'imaginez  :  j'écrirai  à  quelqu'un  qui 
le  servira  chaudement.  Il  me  faudra 
pour  cela  voir  M.  le  comte  de  Senne- 
terre  et  qu'il  me  donne  l'état  de  ses 
services  :  il  faut  que  l'abbé  lui  écrive  de 
venir  ;  en  faisant  pour  lui  ce  qu'il  dé- 
sire ce  pourrait  être  un  moyen  pour 
vous  procurer  un  établissement  avan- 
tageux. • —  Jamais  ,  madame  ,  M,  de 
Senneterre  ne  peut  m'épouser  ,  je 
suis  pauvre,  être  cbanoinesse  le  reste 
de  mes  jours,  est  tout  ce  que  je  peux 
espérer.  • —  Et  cet  avenir  ne  vous  aiîlige 
pas.  —  La  bonté  que  vous  avez,  mada- 
me, de  vous  intéresser  à  moi,  ne  me 
permet  pas  de  dissimuler  avec  vous, 
je  sens  que  je  serai  malheureuse  5  que 
de  renoncer,  à  dix  huit  ans,  à  être 
épouse  et  mère  est  un  malheur  auquel 


(  io5  ) 
j'ai  Lien  do  la  |)clrie  à  me  résigner.  • — 
Ce  regret  que  toute  femme  éprouverait 
dans  votre  position  j  n'a  t-il  pas  pour 
vous  <juel(pie  chose  de  plus  pcniljlc 
encore,  et  un  sentiment  plus  tendre  , 
ne  vous  engagerait-il  pas  à  éviter  de 
faire  des  vœux  que  votre  cœur  rejette. 
• —  HlIjs  !  madame  ,  conmient  pour- 
rais-je  avouer  un  sentiment  que  je  ne 
puis  espérer  voir  sanctionner  par  la 
religion.  Peut-on  vouloir  le  malheur 
de  ce  que  l'on  aime,  en  lui  faisant  faire 
une  aussi  haute  folie.  Si  j'ai  le  malheur 
d'aimer  M  de  Senneterre,  je  dois  souf- 
frir seule  de  ce  sentiment  et  exiger  qu'il 
m'oublie.  • —  C'est  un  procédé  bien 
généreux  !  Mais  ,  comme  je  vous  l'ai 
dit,  si  j'obtenais  du  ministre  que  M.  de 
Senneterre  fût  major,  et  que  je  vous 
fisse  avoir  quarante  mille  francs  de 
dot  ,  comment  vous  n'en  voudriez 
j)as? — Ah  !  par  pitié  pour  moi ,  mada- 
me, ne  me  présentez  pas  comme  pos- 

9- 


(  io6) 
slblece  bonheur^  si  je  venais  à  le  croire, 
et  que  cette  espérance  fut  déçue  ,  je 
serais  trop  malheureuse." — Vous  l'ai- 
mez donc  bien  tendrement?  « —  Bien 
plus  que  ma  \ie  ,  mais  pourquoi  me 
forcez  vous,  madame,  à  avouer  ma  fai- 
blesse, à  quoi  me  servira  cet  amour  si 
tendre ,  si  sincère  ,  à  le  pleurer  tout  le 
temps  que  je  \ivrai;  je  vous  le  disais, 
il  m'eut  été  bien  plus  heureuse  de  ne 
l'avoir  jamais  vu,  et  elle  se  mit  à  pleurer. 
—  Je  me  rappelai  qu'au  même  âge 
qu'elle,  je  pleurais  aussi  le  joli  Flo- 
range  ,  et,  quand  je  pensais  a  ce  que 
m'avait  dit  l'abbé  ,  que  le  pauvre  infor- 
tuné avait  été  tué  à  la  Rochelle  ,  je  ne 
pouvais  retenir  quelques  larmes.  «  Ah! 
madame, vous  pleurez  ;  vos  larmes  s'u- 
nissent aux  miennes.  Quel  excès  de 
bonté!  - —  Mon  enfant  ,  votre  situation 
me  touche  :  elle  me  rappelle  que  j'ai  eu 
aussi  des  chagrins  à  votre  âge;  que  j'ai- 
mais un  être  charmant.  » — Et  vous  ne 


(  3^7  ) 
l'avez  pas  épouse!" — Il  m'a  quitte. — Ah! 
Scnricterrc  n'est  pas  capable  d'en  faire 
autant.' — Non  à  présent;  mais  (-pii  sait 
si,  dans  sa  jeunesse...» — La  rose,(ièrcdc 
riionimage  du  pa[)illon  s'informe  si  elle 
est  la  première,  à  qui  il  olfreses  vœux  ? 
Elle  se  contente  de  j)enser  qu'il  n'ea 
aimera  plus  d'autres.  • — Votre  apologue 
est  ingénicui  -,  vous  avez  raison  ,  vous 
êtes  bien  faite  pour  fixer  le  papillon. 

A  cet  instant  l'abbé  vint.  Le  cure 
passiiit  assez  souvent  les  soirées  au  clià- 
teau  ,  et  ,  comme  nous  étions  qtiatre, 
je  fis  apporter  une  table  d'ombre  , 
où  je  trouvais  toujours  le  moyen  que 
ce  pasteur,  qui  n'était  j)as  riche,  gagnât 
une  pistole  ,  et  il  disait  :  ce  11  me  sem- 
blait ,  pendant  la  partie  ,  <pK'  je  per- 
dais,  et,  à  la  lin  ,  je  gagne  toujours.  )) 

On  servit  le  souper,  nous  nous  re- 
tirâmes immédiatement  après  ,  et  ,  ou 
rejjassant  machinalement  ,  dans  mou 
os[»!il  j  de  quf'Ue   manière   mes  jour.^ 


(  io8  ) 
s'écoulaient  dans  cette  paisible  retraite^ 
je  me  demandais  si  je  ne  ferais  pas  aussi 
bien  de  vendre  ma  maison  de  Paris  et 
mes  diamans,  et  d'acheter  à  Yillarceau, 
celte  terre  où  je  pouvais  passer  le  reste 
de  mes  jours  sans  aliarmes  ;  que  j'y 
aurais  pour  amis  ceux  à  qui  je  ferai  du 
bien,  et  principalement  Blanche  et  son 
époux  y  si  tout  cela  ne  valait  pas  mieux 
que  de  lutter  contre  une  puissance  qui 
m'écraberait  peut-être.  Si  Cinq-<Marcs 
m'aimait  ,  il  vieuchait  ,  de  temps  en 
temps  5  partager  ma  retraite  ;  s'il  ne 
.m'aime  pas  ,  à  quoi  bon  plaider  pour 
être  sa  femme  ,  et  je  fus  occupée  de  ce 
projet  au  moins  cinq  à  six  jours,  tout 
en  suivant  celui  du  mariage  de  Blanche 
avec  M.  de  Senneterre. 

Le  lendemain  matin ,  après  déjeû- 
ner, comme  le  temps  était  fort  beau , 
malgré  la  saison  ,  j'engageai  l'a!)bé 
à  descendre  avec  moi  dans  le  parc. 
Quand  nous  fûmes  dans  une  route  qui 


f  1^9  ) 
était  loin  dcriiabitaion,je  lui  dis:  a  Puis- 
que des  circonstances  prcsqu'inconce- 
vables  nous  amènent  ,  après  ])Ius  de 
quinze  ans,  du  coclie  de  Besançon  dans 
ce  eliâteau ,  qui  serait  demain  le  mien  , 
si  je  le  desirais  ,  je  veux  ,  mon  cher 
abl)c,si{^naler notre  réunion,  en  faisant 
le  l)onheur  de  votre  cliarmante  nièce» 
Il  m'est  ofTert  par  madame  d  EfTiat  qua- 
rante mille  francs,  si  je  veux  déclarer 
que.je  renonce  à  faire  valider  mon  ma- 
riage.   Quand    j'avais    l'espoir  d'avoir 
un  enfant,  j'ai  repoussé  cette  offre  avec 
dédain.  Je  sais  ,  par  quelqu'un  de  mes 
amis,  qu'elle  est  encore  prèto  à  le  réa* 
liser.  Fatiguée  de  la  \ie,  peu  contente 
de  M.  deCinq-Marcs,qui,t<jt  ou  tard, 
m'abandonnera ,  je  suis  déeich'e  à  signer 
mon   déiislemenl  ,    à    condition    (|ue 
Cinq- Marcs  obtiendra  pour  M.  de  Sen- 
nelerrc  la   première  majorité  vacante 
dans  un  régiment  de  dragons  ,  à  vous 
une  abbaye  j  et  que   madame  d'Effiat 


(  110  ) 
donnera    quarante    mille    francs    en 
dot  à  mademoiselle  Blanche  de  Stain- 
Tille.  » 

L'abbé  ne  savait  s'il  rêvait»  «  Quoi  ! 
c'est  vous  5  adorable  Marianne,  à  qui 
ma  famille  devra  tout  son  bonheur? 
Quoi  !  c'est  vous ,  que  j'ai  pu  oublier 
depuis  tant  d'années  ;  que  je  revois 
brillante  encore  de  mille  charmes , 
quand  il  ne  m'est  plus  possible  de 
former  aucun  espoir?  C'est  vous  qui 
voulez  assurer  le  repos  et  le  bonheur 
de  mes  jours,  en  faisant  celui  de  Blan* 
che.  Mais  dois-je  consentir  à  ce  que 
vous  acceptiez  pour  nous  de  briser 
des  nœuds,  dont  vous  pouvez  espérer, 
à  la  majorité  de  M.  de  Cinq-Mars, 
une  si  brillante  existence.- — Je  l'ai  cru, 
comme  je  vous  le  disais,  tant  qvie  je 
me  suis  flattée  que  mon  enfant  vivrait; 
mais  je  l'ai  perdu ,  et  son  père  ,  main- 
tenant libre, pouvant  ais/ément  se  sous- 
traire à  la  surveillance  de  sa  mère ,  n'a 


(  111  ) 

pas  cherché  les  moyens  de  se  rappro- 
clicr  do  moi,  ne  m'écrit  pas  mémo 
pour  me  consoler  dans  mon  exil.  Mon 
illusion  est  délruite;  Cinq-Marcs  ne 
m'aime  plus.  »  L'abhé  chercha  à  me 
persuader  le  contraire;  mais  il  ne  put 
V  réussir  ,  et  je  repris  :  a  11  faut  que  je 
voie  M.  de  Scnneterre.  Ecrivez-lui  que 
vous  avez  à  lui  pailer  d'une  chose  qui 
l'intéresse,  et  qu'il  faut  absolument 
qu'il  vienne  ici  ,  que  je  vous  ai  prié 
de  l'y  engager.  Une  chose  essentielle, 
c'est  (ju'il  faut  que  ni  M.  de  Sennelerre 
ni  mademoiselle  de  Stainville  ne  sa- 
chent d'où  viendra  la  dot.  Je  serais 
assez  d'avis  que  ce  fut  vous  qui  soyez 
censé  la  domier.  Vous  direz  que  le  bé- 
néfice que  je  vous  aurai  fait  avoir, 
vous  suflîsaut  pour  \  ivre  aj^réablemcnt, 
vous  vous  défaites,  en  faveur  de  Blan- 
che, de  CCS  fonds,  à  condition  qu'elle 
viendra  avec  son  mari,  tenir  votre 
maison  à  Toul.- — Eu  vérité,  madame^ 


(113  ) 

vous  me  causez  un  étonnement  extrê- 
me. Quelle  délicatesse,  quel  désinté- 
ressement !  et  sans  vouloir  que  l'on 
sache  que  c'est  vous  qui  faites  de  si 
grands  sacrifices;  car  enfin,  ce  sera 
bien  vous  qui  doterez  ma  nièce.  •— 
Non,  car  jamais  je  n'aurais  voulu  rece- 
voir cette  somme,  si  elle  ne  devait  pas 
être  la  dot  de  l'aimable  Blanche;  qu'elle 
passe  dans  vos  mains  pour  marier 
votre  nièce  à  celui  qu'elle  aime,  cela  ne 
change  rien  à  ma  situation,  et  me  pro- 
cure seulement  l'extrême  plaisir  de  faire 
des  heureux  ;  mais  je  vous  le  répète ,  je 
ne  veux  pas  que  M.  et  Madame  de 
Senneterre  le  sachent. 

L'abbé  céda  à  ma  volonté  :  il  écri- 
vit dès  le  soir  à  l'amant  de  sa  nièce. 
Je  fis  monter  mon  postillon  a  cheval, 
et  il  porta  la  lettre.  Le  très-amoureux. 
Senneterre  se  hâta  de  se  rendre  aux 
ordres  de  l'oncle  de  sa  bien  aimée, 
et  nous  le  vîmes  revenir  avec  Jame.  IL 


(ii5) 

s'anéla  dans  le  vestibule,  et  fit  de- 
mander M.  de  Slainville  j  qui  vint  aus- 
sitôt ,  et  lui  dit  que  c'était  moi  qui 
voulais  le  voir.  » — Madame  la  comtesse 
de  Rieuviile,  et  (jue  me  veut-elle?- — 
Vous  rendre  le  plus  fortuné  des  hom- 
mes. — ■  J'ai  renoncé  au  bonliour  dès 
que  je  ne  puis  être  l'époux  de  Blanclie. 
• —  Qu'importe,  sachez  ce  que  cette 
aimable  fenmie  veut  faire  pour  vous. 
»—  Je  ne  veux  rien  savoir.  Elle  est 
belle,  riche;  elle  m'a  paru  très-aima- 
ble;  mais  je  ne  puis  aimer  (jue  Blanclie. 
■ — Eh  bien  î  monsieur ,  retournez  à  Re- 
miremont  sans  la  voir ,  sans  la  remer- 
cier de  ses  bontés,  sans  voir  Blanche, 
vous  en  êtes  le  maître. — ^Liis  com- 
ment voulez-vous  que  je  la  voie  :  si 
elle  a  daij^Mié  me  distinj^uer,  si  elle 
m'offrait  ce  (pii  ferait  le  bonheur  su- 
prême de  tout  autre,  que  lui  répondre? 
Vous  ne  savez  pas,  mon  cher  abbé,  la 
colère  qu'ins[)irc  aux  femmes  un  refus. 


(  ii4  ) 
' — Eh   bien!  moi,  je  vous  assure  que 
vous   ne  la  refuserez  pas. — Et  moi, 
je  vous  proteste  que  je  ne  consentirai 
point  à  manquer  à  la  fidélité  que  j'ai 
promise  à    ma  chère  Blanche.  Quand 
elle  commencera  son  stage,  je  parti- 
rai pour  Malte ,  et  le  jour  où  elle  pro- 
noncera ses  vœux,  comme  chanoinesse 
de  Piemiremont,  je    prononcerai   les 
miens,    comme     chevalier    de  Saint- 
Jean  de  Jérusalem.' — Rien  de  mieux 
que  cela  ;  mais  venez  toujours  présen- 
ter vos  respects  à  la  comtesse,  voir  ma 
nièce  et  dîner  avec  nous.  Madame  de 
Rieuville  a  un  bien  bon-cuisinier.* — Ehî 
que  m^importe?   Mais   enfin  vous  le 
voulez,  monsieur  l'abbé,  si  madame 
de  Rieuville  est  offensée  par  mes  refus, 
si   cela  vous  attire   des   désagrémens, 
vous  ne  vous  en  prendrez  pas  à  moi; 
je  vous  en  ai   bien  prévenu.  —  Oui, 
parfaitement,  je  prends  tout  sur  moi*, 
et  il  se  laissa  presque  entraîner  dans 


(  "5) 
la  galerie,   où  je  i'attendaii  avec  ma- 
demoiselle  de  Staiij\illc. 


CHAPITRi:  Wlll 


Nous  nous  levâmes  ,  Blauthc  et 
;  moi,  à  l'instant  où  ces  messieurs  en- 
trèrent. M.  de  Senneterre  me  salua 
d'une  manière  si  respectueuse  et  en 
même-temps  si  froide,  que  je  vis  qu'il 
me  croyait  des  prétentions  sur  lui  , 
et ,  sans  savoir  ce  ([ni  sVtait  passé  en- 
tre lui  et  Tabbé  ,  je  me  promis  de  le 
tourmenter  ,  quand  ce  ne  serait  que 
pour  le  punir  de  croire  (|ue  j'en  étais 
réduite  à  iiiire  des  avances  ,  ce  (|ui 
heureusement  ne  m'est  jamais  arrivé  , 
et  ce  qui,  à  cet  instant,  n'était  pas  mé^ 
me  à  suposcr  ,  car  je  puis  en  conve- 
nir^ j'étais  encore  fort  IjcUc.  Je  pris 


(  ii6  ) 
donc  avec  lui  un  air  caressant  et  je  lui 
fis  des  reproches  ,  disant  qu'il  avait 
fallu  que  je  le  fisse  inviter  par  un  de 
ses  amis ,  pour  qu'il  pensât  à  venir 
dans  ma  solitude.  Il  balbutia  quel- 
ques  lieux  communs  dont  je  ne  pus 
ni'eni pécher  de  rire  intérieurement  ; 
j'ajoutai  :  «  Il  me  semblait  que  lorsque 
l'on  a  passé  une  nuit  au  bal  avec  une 
femme  ,  que  Ton  a  presque  toujours 
dansé  avec  elle ,  cela  suffisait  pour 
lui  demander  la  permission  de  lui  faire 
sa  cour  ,  et  je  ne  me  crois  pas  assez 
disgraciée  de  la  nature  ,  pour  que  l'on 
se  dispensât  de  suivre  avec  moi  les 
lois  reçues  dans  la  société.  — •  Mon 
service,  madame, m'occupe  beaucoup. 
Lorsque  l'on  n'a  d'autre  moyen  de 
parvenir  que  par  son  zèle ,  on  ne  né- 
glige aucune  occasion  de  le  prouver 
et  des  absences.  .  . .  ■ —  Fréquentes,  je 
conviens  qu'elles  pourraient  être  re- 
marquées y  mais  venir  une  fois  ou  deux 


("7  ) 
toutes  les  semaines ,  consoler  une  pau- 
vre veuve  -,  c'est  une  œuvre  méritoire. 
' —  Vous  savez  le  contraire  ,  madame  , 
et  qui  ne  serait  flatte  d'être  admis 
dans  votre  société  :  il  serait  cependant 
possible  que  je  fusse  tics -peu  propre 

au   rôle  de  consolateur et  fort 

mallieureuit  moi-même  ....  — •  \  ous 
êtes  malheureux  mon  cher  comte , 
vous  m'intéressez  encore  plus.  11  faut 
m'ouvrir  votre  cœur.  Je  le  disais  à 
l'abbé,  je  vous  ai  trouvé  l'air  mélan- 
colique ,  rien  ne  me  charme  autant. 
Votre  belle  vous  est  infidèle  ,  il  faut 
vous  en  venger,  ah!  M.  de  Senneterre, 
la  vengeance  est  si  douce,  c'est  le  plai- 
sir des  Dieux.  —  Je  n'ai  nul  sujet  de 
me  plaindre  que  du  sort.  —  Un  père 
barbare  ,  un  tuteur  jaloux  ,  vous  sé- 
pare de  l'objet  de  vos  amours!  Eh  ! 
bien ,  mon  cher  ,  il  faut  penser  à  un 
établissement  solide ,  une  femme  qui 
assurera   votre  avancement  ,  et  vous 


(  118) 
apportera  une  dot,  qui  ,  jointe  à  vo- 
tre fortune  et  à  vos  appointemens  , 
vous  procurera  une  existence  char- 
mante.— .Je  ne  veux  point  me  marier. 
—  Voyez  la  calomnie  ,  on  m'avait  dit 
que  vous  recherchiez  une  personne 
aussi  vertueuse  que  belle  ,  mais  que 
vous  ne  pouviez  l'obtenir  :  alors  bais- 
sant les  yeux ,  et  minaudant  comme 
une  pensionnaire  de  couvent,  j'ajou- 
tai ,  j'avais  pensé, . . .  j'avais  cru  ,  .  . .  . 
qu'un  parti  très-sorlable  , .  .  .  une  per- 
sonne qui  vous  adore — >  Elle  a 

mille  fois  trop  de  bonté  :  j'ai  déjà  eu 
l'honneur  de  vous  dire  ,  madame  la 
comtesse,  que  je  ne  voulais  pas  me  ma- 
rier. —  Pas  même  avec  mademoiselle 
Blanche  de  Stainville.  —  Qui  vous 
dit  ?  - —  Vous  ;  j'ai  beau  vous  dire  , 
qu'il  ne  tient  qu'à  vous  d'être  le  plus 
heureux  des  hommes  ,  vous  réj)on- 
dez  toujours ,  je  ne  veux  pas  me  ma- 
rier. —  Ah!  de  grâce  ,  madame  ,  dai- 


(  i'9) 
«xacz  ni'explK[\icr  uue  cûigme  dont  je 
cherche  inutilement  le  mot.   J'îiime  à 
l'adoration,   j'en   conviens,    raimal)le 
Blanche  ;   son  oncle ,  sait  que  j'ai  tout 
fait   pour    l'obtenir  ,    mais   sou    père 
nous  trouve  trop  pauvres.  Décidé  à  ne 
vivre  que  pour  elle,  je  ferai  des  vœux 
à  Malte  ,    quand  clic  prononcera  les 
siens  au    chapitre.  —  Ainsi   toutes  les 
propositions  que  je  vous  ai  faites  ,  vous 
les  rejettez.  —  Absolument.  Si  ce  n'est 
pas  de  mon  mariage  avec  mademoi- 
selle de  Stainville  ,  dont  vous  parlez. 
— 'Ehî    bien,  quittons  une  plaisante- 
rie que   je    n'ai  faite    que   pour  vous 
tourmenter  un  peu,  et  si  vous  descen- 
dez au  fond  de  votre  cœur,  vous  ver- 
rez que  vous  le  méritiez.  Sachez  donc 
que  l'on  ne  pense  poiiit  à   vous  ,  que 
l'on  n'y  a  jamais  pensé  et  qnc  trop  de 
choses  importantes  occupent  dans  ce 
moment ,  pour   clierchcr  à   faire   des 
conquêtes.   C'est    donc  de    Blanche , 


(    120    ) 

«Telle  seule  que  j'ai  voulu  vous  parler. 
Je  me  fais  fort  de  vous  faire  majo  c 
d'avoir  une  bonne  abbaye  pour  l'ab- 
bé 5  qui  m'a  promis  qu'alors  il  dote- 
rail  sa  nièce.  C'est  peut-être  un  peu 
simoniaque,  mais  je  prends  sur  moi  le 
péché.  » 

M.  de  Senneterre,  put  à  peine  en 
croire  son  bonheur  ,  il  se  jeta  à  mes 
genoux.  —  C'est  à  ceux  de  Blanche  , 
que  vous  devez  être.  — •  De  toutes 
deux  ,  disait-il ,  mais  nous  le  fîmes  re- 
lever. La  joie  de  cet  aimable  couple 
rafraîchissait  mon  âme  fatij^uée  de- 
puis quelques  mois  de  tant  de  secous- 
ses. Après  leur  avoir  laissé  le  temps  j. 
d'exprimer  l'un  à  l'autre  leur  amour, 
et  à  l'oncle  et  à  moi  leur  reconnais- 
sance, je  leur  dis  qu'il  fallait  parler 
raison  ,  et  après  les  avoir  assuré  que 
j'étais  sûre  d'obtenir  ce  que  je  deman- 
derais ,  je  dis  à  M.  de  Senneterre  , 
qu'il  fallait  qu'il  me  confiât  ses  états 


C  l'^i  ) 

de  service  ,  pour  que  je  les  fisse  passer 
à  Sainl-Germain ,  où  la  cour  était 
alors.  Il  me  dit  qu'il  serait,  pour  cela  , 
forcé  de  retourner  à  Ilemiremont  ,  où 
ses  papiers  étaient  restés  ;  mais  que  je 
pouvais  être  sûve  qu'il  n'y  perdrait 
pas  un  moment. 

L'abhé  lui  dit  :  Eli!  Lion  ,  avais-je 
tort  ?  Il  convint  qu'il  avait  eu  la  ri- 
dicule prétention  de  croire  que  j'a- 
vais des  projets  personnels  •  et  il  se 
trompait  bien  ,  je  n'étais  pas  accoutu- 
mée à  aimer  à  crédit.  11  me  demanda 
mille  fois  pardon  ,  et  je  n'eus  pas  de 
peine  à  le  lui  accorder. 

Blanclie  me  [)renait  la  main  ,  me 
la  baisait  avec  tendresse  ,  l'abbé  me 
disait  les  choses  les  plus  llatteuses,  il 
n'y  avait  que  M.  Senneterre  qui  éprou- 
vait avec  moi  uno^orte  d'embarras  , 
causé  par  des  souvenirs  vaj^ues  ,  dont , 
[)Our  rien  au  monde  ,  il  n'eut  voulu 
(•arler.  J'attribuais  l'air  conlraiîjt  qu'il 
II.  6 


avait  à  l'orgueil ,  et  cela  ne  m'en 
donnait  pas  très-bonne  opinion  j  il 
est  humilié  ,  me  disais-je  ,  des  ser- 
vices que  je  lui  rends  5  il  n'en  ferait 
donc  pas  autant  à  ma  place  :  et  je 
l'en  estimais  moins. 

Après  le  dîner  ,  nous  fîmes  de  la 
musique ,  il  nous  quitta  le  plus  tard 
qu'il  put ,  et  promit  d'être  au  château 
le  lendemain  après  la  parade.  Mes  ob- 
servations sur  le  caractère  du  comte 
me  faisaient  craindre  que  Blanche  ne 
fut  pas  aussi  heureuse  que  je  le  dési- 
rais ;  et  j'étais  bien  loin  de  deviner  le 
sujet  du  trouble  que  je  remarquais 
dans  son  amant. 

Blanche  ,  qui  adorait  Sennelerre  , 
ne  voyait  rien  d'extraordinaire  en  lui , 
et  se  livrait  avec  toute  la  naïveté  de 
son  âge,  à  l'espoir  le  plus  flatteur.  J  a- 
vais  fait  retarder  le  dîner,  afin  que 
notre  amant  eût  le  temps  d'arriver ,  et , 
en  effet,  il  fit  une  telle  diligence ,  qu'il 


(1-23) 

fut  à  temps  de  se  mettre  à  table  avec 
nous.  Il  me  fit  voir  qu'il  avait  ses  bre- 
vets. — '  Nous  les  e>iamiuerous  après 
dîner,  et  il  n'en  fut  plus  question.  Il 
semblait  que  nous  prenions  à  tache , 
M.  de  Sennctcrre  et  moi ,  de  nous 
tourmenter  l'un  après  l'autre.  Si  je  l'a- 
vais inquiète  ,  quand  il  me  croyait 
amoureuse  de  lui,  je  ne  l'étais  pas 
moins  de  voir  ses  regards  sans  cesse 
attachés  sur  moi.,  surtout  lorsiju'ii 
croyait  que  je  ne  le  regardais  pas.  Ce 
qui  était  singulier,  c'est  qu'au  bal,  il 
avait  paru  s'occuper  peu  de  moi  et 
beaucoup  de  sa  danse  ,  que  la  mienne 
faisait  valoir,  et  c'est  pour  cela  seule- 
ment qu'il  me  priait  plus  souvent 
qu'une  autre,  n'osant  danser  que  rare- 
ment avec  Blanche. 

Dès  (jue  nous  fiiraes  sortis  de  table, 
où  j'avais  engagé  trois  ou  quatre  per- 
sonnes des  environs  et  le  cure.  Je  priai 
ce   dernier ,   de    descendre    avec    eux 

G. 


(  124  ) 
dans  la  salle  de  billard  ,  où  je  dis  que 
nous  irions  les  joindre  ,  et  nous  passâ- 
mes dans  la  tourelle  avec  l'abbé  ,  sa 
nièce  et  son  futur  époux.  Nous  nous 
y  enfermâmes.  Alors  M.  de  Senneterre 
me  fit  voir  son  brevet  de  sous-lieute- 
nant ,  et  quel  fut  mon  étonnement , 
de  trouver  le  nom  ...  de  Florange . . . 
Je  dissimulai  la  surprise  que  ce  nom 
me  fit  éprouver  et  je  sentis  qu'il  était 
important  que  Blanche  ne  sût  pas 
notre  avanture  du  coche.  Je  ne  m'en 
promis  pas  moins  de  me  faire  recon- 
naître à  celui  que  dans  mes  mémoires 
j'appelle  le  joli  sous -lieutenantw  Je 
continuai  à  examiner  les  papiers. 
Nous  fîmes  un  placet  au  roi ,  pour 
avoir  la  première  place  de  major  dans 
un  régiment  de  dragons  ,  vacante.  Ce 
n'était  que  pour  la  forme  :  ma  lettre 
à  Cinq-Marcs  valait  mieux  que  tous 
les  placets  du  monde  ,  et  j'assurai 
M.   de   Senneterre    qu'il    serait    bien 

# 


(  1^^'  ) 

servi.  Lal)l)o  était  seul  dans  ma  cou- 
(icleiicc.  Jo  dis  cpic  j'écrirais  le  lende- 
main à  M.  de  \  illarccan.  Nons  re- 
passâmes dans  la  salle  de  billard  ,  où 
je  gagnai  queltjue  parties  an  capitaine, 
qnejetronvais  exlrèmementcliangé.On 
ne  jnge  de  Teflet  inévitable  du  temps , 
(pi'en  regardant  ses  contemporains. 

Mes  voisins  nous  quittèrent,  et  nous 
finies  de  la  musique,  Blanche  clianta 
à  ravir  et  je  l'accompagnai  sur  le  cla- 
vecin. Ces  plaisirs  purs,   et  les   cliar- 
mcs  que  l'on    trouve  avec  ceux  dont 
on  fait  le  bonlieur  ,  rendirent  les  liea- 
res  de  cette  soirée  très-courtes.  11  était 
plus  d'une  heure  du  matin  ,  que  nous 
n'aN  ions  pas  encore  pensé  à  nous  re- 
tirer. Il  fallut  bien  cepoiidant  nous  sé- 
parer ;  jt;  ilis  à  l'abbé  ,  sans  que  Blan- 
che l'entendit ,  amenez  M.  de  Senne - 
terre  ,   demain  ,  au  pavillon  de  la  Vo- 
lière,  je  veux  vous  parler  sans  qu'elle 
soit  présente. 


(  126  ) 

Quoique  je  me  fusse  retirée  fort 
tard,  je  rae  levai  de  très-bonne  heure, 
je  fis  la  toilette  la  plus  simple  ,  point 
de  rouge  ,  une  robe  blanche  avec  une 
ceinture  de  rubans ,  mes  cheveux ,  rat- 
tachés sur  ma  tête  avec  la  fameuse 
couronne  de  bluets  ,  ou  plutôt  celle 
qui  rappelait  la  véritable  ,  et ,  sous 
ce  costume  champêtre,  je  pris  la  route 
qui  conduisait  au  rendez-vous  que  j'a- 
vais indiqué.  C'était  un  charmant  pa- 
villon ,  auquel  était  adossée  une  vo- 
lière ,  une  glace  servait  de  séparation 
entre  l'un  et  l'autre ,  de  sorte  que  l'on 
jouissait  des  jeux  de  ces  jolis  petits  ani- 
maux ,  et  on  entendait  leur  ramage. 
C'était  madame  de  Yillarceau,  qui  avait 
fait  faire  cet  abri  dans  son  parc ,  je 
m'y  plaisais  beaucoup.  Il  y  avait  en- 
viron une  heure  que  j'y  étais  ,  quand 
je  vis  l'abbé  qui  venait  avec  M.  de 
Senneterre. 

Si  j'avais  engagé  l'abbé  à  venir  seul , 


(  127  ) 
la  couronne;  de  blucts  eût  pu  annon- 
cer tics  (Icssc'iijs  dangereux  pour  le 
salut  de  son  âinc;  mais  j'avais  de- 
mandé un  tiers  :  à  (pioi  servait-elle  ? 
il  ne  fut  pas  ioni^-tcnipsà  le  savoir. 
A  peine  Senncterrc  fut-il  entré  et 
qu'il  m'eût  aperçue,  il  s'écria  :  c<  Est-ce 
un  songe,  une  illusion?  cette  cou- 
ronne de  bluets,  ces  traits  cliariuans, 
daignez  me  dire,  madame,  si  ce  que 
j'ai  soupçonné  depuis  que  vous  m'a- 
vez permis  de  vous  faire  ma  cour, 
est  vrai  ?  —  Avant  de  répondre  ,  je 
vous  demande  comment  M.  de  Sen- 
netcrre  s'appcllc-t-il  de  Florange  (jue 
M.  l'abhé  m'avait  dit  avoir  été  tué  à 
la  Rochelle?  —  Florange,  reprit  l'ab- 
bé, Florange!  quoi!  Senueterre,  vous 
vous  ap[)olez  Florange?  ■ —  C'est  ainsi 
que  l'on  n»'apj)clait,  quand  un  jeune 
séminariste  donna  à  la  plus  jolie  per- 
sonne que  j'aie  vu,  une  couronne  de 
bluets j  y  étes-vous  maintenant,  mon- 


(    128    ) 

sieur  le  grand-vicaire?  • —  Eh!  mon 
dieu  oui,  j'y  suis.  —  Voyez  comme 
cette  charmante  personne  est  encore 
belle  et  fraiche  avec  la  même  coiËPure. 
En  vous  voyant  ,  madame  ,  reprit 
Senneterre,  on  s'aperçoit  que  les  an- 
nées n'ont  fait  qu'ajouter  à  vos  char- 
mes, et  si  je  pouvais  êlre  infidèle  à 
Blanche,  vous  seule  en  seriez  cause. 
« — Rien  de  plus  galant  j  mais  je  n'en 
suis  pas  la  dupe  ,  comme  je  l'ai  été  de 
votre  belle  déclaration  et  de  celle  de 
votre  rival.  Je  me  suis  fait  seulement 
un  plaisir  de  vous  réunir  ici  tous  deux, 
sans  que  notre  jeune  amie  le  sût.  Avec 
une  âme  aussi  sensible  que  la  sienne, 
tout  fait  ombrage.  Mais ,  dites-moi 
donc,  monsieur  de  Florange,  com- 
ment vous  appelez-vous  Senneterre? 
• —  Parce  que  c'était  le  nom  de  mon 
frère  aîné  qui  est  mort ,  en  effet,  au 
siège  de  la  Rochelle  on  l'appelait  quel- 
quefois   Florange,   nom    d'une    terre 


(  129  ) 
qu'il  avait  vcnduo.  Lorsque  je  le  [ver- 
dis, je  prtsie  uoni  de  Senneterre.  Mais 
moi,  je  ne  conçois  pas  comment  nous 
ne  nous  sommes  pas  reconnus  Tabbc 
et  moi.- — Cela  prouve,  repritle  grand- 
vicaire  ,  que  nous  sommes  assez  chan- 
ges l'un  et  l'autre.  — La  guerre  et  Ic^ 
tiavaux  apostoliques  ^icillisscnt  tant. 
Pour  vous  .  madame  ,  je  n'avais  |)as  be- 
soin do  la  couronne  de  bluets  pour 
trouver  dans  votre  plivsionoinie  des 
souvenirs,  qui  se  présenUiieiit  sans 
cesse  à  ma  mémoire.  Si  je  n'en  fus 
pas-  frappé  quand  je  vous  ms  la  pre- 
mière fois  au  bal,  cela  tint  à  l'éclat 
de  votre  parure  ;  elle  était  si  éblouis- 
sante, qu'elle  dérobait  aux  regards  ces 
grâces  naïves  que  vous  avez  reçues  de 
la  nalm.e,  et  qui  vous  rendent  tou- 
jours plus  belle,  moins  vous  employez 
d'art  pour  plaire.  Ce  malin  vous  êtes 
adorable;  fabbé  n'ose  pas  en  conve- 
nir. La  gravité  de  Télat  l'en  empêche; 


(  lôo  ) 
mais  un  capitaine  de  dragons,  qnoîqne 
araonrcux  fou  d'une  antre,  ne  peut 
cependant  s'empêcher  de  dire  que  vous 
êtes  ravissante».  L'abbé  souriait.  Je  n'é- 
tais pas  fâchée  de  l'avoir  en  tiers  ;  et,  en 
vérité,  je  crois  que  si  nous  eussions 
été  seuls,  j'aurais  en  de  la  peine  à 
me  défendre  contre  son  futur  neveu. 
Il  se  passionnait  au  souvenir  de  l'a- 
venture du  coche.  Je  finis  par  en  rire, 
ainsi  que  l'abbé,  qui  le  remercia  du 
conseil  qu'il  lui  avait  donné  de  ne  pas 
quitter  son  état  qui  le  rendait  très- 
heureu-x. 

M.  de  Senneterre  me  parla  de  ma 
marraine,  mais  avec  une  extrême  dis- 
crétion ;  il  avait  un  si  grand  usage  du 
monde,  qu'aucune  de  ses  questions 
ns  put  m'embarrasser.  On  se  doute 
bien  que  ces  souvenirs  de  ma  jeu- 
nesse augmentèrent  l'intérêt  que  je 
prenais  à  la  fortune  de  cet  aimable  of- 
ficier j  et  je  ne  le  lui  cachai  pas ,  en  lui 


(iOl  ) 
recommandant  la  plus  grande  disci  c- 
lion  vis-à-\is  mademoiselle  de  Staiti- 
ville.  INoiis  restâmes  près  de  deux  heu- 
res dans  cette  retraite  ,  et  après  nons 
être  réitéré  les  assurances  du  plaisir 
que  nous  procurerait  cette  singulière  et 
heureuse  rencontre,  nous  revinnies 
an  château,  mais  par  des  routes  diffé- 
rentes ,  ])Our  ne  pas  paraître  avoir  passé 
du  temps  ensemble.  J'allai  dans  la 
chambre  de  Blanclie ,  qui  ne  faisait 
que  de  se  lever.  Je  In  plaisantai  bur  sa 
paresse  ,  et  Fcmmenai  déjeuner  avec 
ces  messieurs  qui  nous  attendaient  dans 
mon  appartement. 


CHAl^ITRE  XXV. 


J'étais  si  persuadée  (|uc  je  ne  pour- 
rais être  heureuse  en  m'ub^tifiant  à 
garder   un  époux    cpji   paraissait  élro 


(    132    ) 

devenu  si  in  différent  pour  moi,  que 
je  ne  faisais  qu'un  léger  sacrifice  à  la 
paix,  en  signant  mon  désistement.  Je 
le  traçai  dans  les  termes  qui  pouvaient 
m'ctre  favorables,  et  j'y  faisais  valoir 
qu'étant  dans  les  états  d'un  prince 
étranger,  je  n'avais  rien  à  craindre 
des  suites  d'une  procédure  dont  je 
n'aurais  pas  niénie  l'ennui-,  qu'ainsi, 
je  ne  consentais  à  la  rupture  de  mon 
mariage  ,  que  pour  l'intérêt  de  celui 
qui  était  encore  mon  époux  et  pour 
qui  j'avais  un  attachement  si  sincère 
que,  préférant  sa  tranquillité  à  mon 
l^onheur,  j'adressais  cette  renonciation 
à  Ninon ,  pour  qu'elle  la  remit  à  Vil- 
larceau ,  qui  la  donnerait  à  Cinq- 
Marcs,  ainsi  que  la  lettre  que  j'écri- 
vis à  mon  volage  époux  ,  et  dont  voici 
la  copie  : 

ce  Yous ,  qui  m'avez  contrainte  à 
être  votre  épouse  légitime  ,  lorsque 
je  n'avais  pour  vous  qu'un  sentiment 


(  1^^  ) 

de  prefcrcncc,  à  peine  senti;  vous  à 
qui  je  me  snis  allachéo  par  la  tlouccur 
et  le  charme  de  votre  société,  et  bien 
plus  encore  par  Ks  liens  (juc  la  na- 
ture avait  formes  entre  nous  et  quo 
je  vous  ai  vu  chérir  presque  autant 
que  moi.  Comment  pouvais-jc  alors 
imairincr  que,  vous  unissant  à  mes  en- 
nemis, vous  me  hiisseriez  déchirer  par 
eux  sans  pitié,  c'est  ce  que  vous  faites. 
II  ne  vous  a  pas  paru  suffisant  que 
j'aie  éprouvé  la  plus  vive  douleur  par 
la  perte  de  notre  fds.  Tous  m'y  avez 
abandonnée:  vous  l'nmiravez  encore 
par  l'idée  que  vous  ne  la  partagez  pas. 
Tout  doit  me  faire  Cioirc  que  vous 
ne  m'aimez  plus.  A  quoi  sers  irait  de 
braser  le  courroux  de  votre  mère, 
crhii  ,  j)his  danj^ereux  pour  \ous,  du 
car^ii-al?  Pourcjiioi  vnudrals-jo  vous 
expost  r  aux  dangers  continuels  ,  qui 
n'auraient  [)Oiir  vous  aucun  dédom- 
magement?  Vous  m'avez  trouvée  ri- 


(  i34  ) 
che,  indépendante,  ne  relevant  que 
de  Dieu  et  de  ma  volonté.  Vous  n'au* 
rez  point  de  reproches  à  vous  faire , 
car  je  resterai  dans  la  même  situation 
où  j^étais,  quand  vous  vous  êtes  ima- 
giné avoir  de  l'amour  pour  moi.  Ce- 
pendant j'ai  eu  un  violent  chagrin , 
des  douleurs  physiques.  Tout  cela 
demande  quelque  dédommagement. 
j'ai  dû  refuser  avec  hauteur,  celui 
que  votre  mère  m'offrait,  il  ne  s'agis- 
sait pas  de  moi  à  cet  instant,  mais 
de  l'état  de  l'enfant  que  je  portais 
dans  mon  sein.  Aujourd'hui  ,  qu'il 
n'est  plus  question  que  de  moi,  Je 
"VOUS  prie  de  dire  à  madame  d'Effiat 
que  j'accepte  les  quarante  mille  livres 
qu'elle  m'a  offerts,  sans  au  Ire  expli- 
cation 5  mais  à  vous  je  veux  bien  vous 
dire  que  je  n'en  veux  pas  pour  moi , 
mais  pour  un  être  charmant,  qui, 
sans  cette  so/nme  serait  condamné  au 
céhbatp)  et  là  je  lui  i^contaises  amoursr- 


(  i35  ) 
(le  Blanche  et  d'Alfred.  Je  lui  disais 
que  la  jeune  personne  était  nièce  d'un 
grand-vicaire  de  Toul,  mon  ancien 
ami,  sans  entrer  dans  aucun  détail, 
et  j'ajoutais  :  ccA'ous  voyez  que  j'ai  pris 
des  cnj^agemcns,  qu  il  faudra  bien,  mon 
cher  Cinq-Marcs,  que  vous  acquit- 
tiez. Que  de  maris  se  trouveraient 
lieureux  d'être  débarrassés  de  leur 
femme  à  ce  prix!  Je  compte  donc 
que  vous  ne  me  dédirez  pas-,  pensez 
que  je  suis  encore  votre  épouse,  en  lé- 
gitimes nœuds,  et  que  si  vous  ne  faites 
pas  mon  capitaine ,  major  d'un  régi« 
ment  de  dragons,  et  mon  grand-  vicaire, 
abbé  d'une  riche  abbaye,  si  votre  mère 
ne  compte  pas  quarante  mille  francs 
à  Villarccau,  j)Our  les  donner  à  l'oncle 
de  Blariche,  qui  sera  censé  les  donner 
à  sa  nièce,  vous  n'aurez  pas  ma  re- 
nonciation. Bien  plus,  je  prendrai  vo- 
tre nom,  je  ferai  habilLr  mcsgensà 
votre  livrée  ;  et  je  me  ferai   présenter 


(i36) 
à  madame  la  duchesse  de  Lorraine  , 
comme  madame  de  Cinq-Marcs.  A 
celte  cour ,  on  est  accoutumé  à  sou- 
tenir la  validité  des '^  mariages.  Vous 
connaissez  assez  mon  caractère,  pour 
savoir  que  je  ferai  ce  que  je  dis;  mais 
j'aime  mieux,  comme  je  vous  en  ai 
assuré,  votre  repos  que  mon  bonheur. 
11  faut  que  vous  achetiez  votre  tran- 
quillité en  faisant  la  félicité  de  rnes 
jeunes  amis.  Hélas!  pourquoi  celle  dont 
je  n'ai  fait  qu'apercevoir  l'ombre  ,  s'est- 
elle  évanouie  pour  jamais,  et  pourquoi 
les  préjugés  m'empêchent  -  ils  d'être 
aux  yeux  de  tous ,  votre  fidèle  et 
tendre  épouse  ? 

»  Marion  de  Cinq-Marcs. 

«P.6'.  Mon  courrier  restera  àParis  jus- 
qu'à la  conclusion  de  cette  malheu- 
reuse affaire,  voulant  une  réponse  dé- 
finitive.» 

J'attendis  avec  un   sentiment  que 


(  i57  ) 
je  ne  [)Cii\  cU'fiiilr  ,  le  retour  de  Lau- 
rent. Je  cral«^naisj  je  désirais  que  l'on 
acceptât  mes  propositions.  IN'étre  plus 
madame  de  Cinq-Marcs,  la  femme  du 
i^rand  ccuyer,  du  favori  ,  (juand  on 
Ta  été,  cpiand  on  en  a  eu  un  enfant, 
cela  fait  un  vide  dans  la  destinée*, 
mais  aussi,  être  ld)rc ,  indépendante, 
revenir  à  Paris,  où  j'ai  laisse  des  amis 
fort  tendres,  toutes  ces  choses  ont 
quelque  mérite.  D'ailleurs,  je  serais 
bien  plus  sûre  de  lixcr  le  sort  de 
Sennetcrre  sans  de  grands  sacrifices; 
car  j'étais  décidée,  si  madame  d'Ef- 
fiat  ne  donnait  pas  les  quarante  mille 
livres,  à  vendre  une  [)arlie  de  mes 
diamans  pour  iaire  celle  somme.  11 
faut  aussi  ({ue  je  convienne  (pie  Cinq- 
Marcs  était  jeune,  beau  presque  au- 
tant que  Duckin^liam.  Sa  personne  me 
j)laisait  :  et  c'cbl  peut-être  ce  qui  rend 
plus  difficile  à  rompre  les  unions  mê- 
me   de  sim[)Ie  amilié.   On  se  [)lait  à 


(  i58) 
porter  avec  complaisance  les  yeux  sur 
l'objet  aimé.  Il  joignait  à  ces  agré- 
mens  naturels  un  soin  de  sa  personne , 
une  recherche  de  propreté  qui  attache 
singulièrement.  Partout  oii  il  entrait, 
il  parfumait  l'air  d'odeurs  si  douces  et 
si  suaves,  qu'elles  portaient  le  trouble 
dans  les  sens  (i).  Il, n'était  pas  brillant, 
audacieux  comme  mon  pauvre  duc , 
mais  il  avait  bon  air-  son  esprit  était 
orné.  Enfin  ,  c'était  ,  je  me  plais  à 
le  répéter  ,  un  homme  très- aima- 
ble et  auquel  il  fallait  renoncer  pour 
toujours.  Hélas  î  quand  il  aurait  pu  , 
dans  l'ombre  du  mystère,  revenir 
quelquefois  à  moi,  ce  n'eût  été  qu'un 
surcroît  de  douleurs,  quand  le  cruel 
Richelieu  le  sacrifia  peu  d'années  après. 
Ainsi,    j'eus    tout    lieu    de  bénir    la 


(i)  Je  suis  sur  cela  de  l'avis  de  madame  de  Genlis  : 
c'est  une  des  plus  foues  se'ductions. 


(i39) 
Providence  de  ne  lui  en  avoir  pas  don- 
né la  pensée. 

Je  restai  près  d'un  mois  dans  la  plus 
cruelle  incertitude  ,  <|uand  eu(in  je  vis 
revenir  Laurent  :  mon  cceur  se  serra  , 
je  devins  tremblante  et  je  n'eus  pas 
la  force  d'aller  au-devnnt  de  lui  ;  il 
entra  dans  la  galerie  où  j'étais  ,  et  me 
remit  un  pacpiet  ,  dont  l'adresse  avait 
été  écrite  par  Yillarceau.  Je  lui  de- 
mandai s'il  avait  vu  M.  de  Cinq-Marcs. 
11  me  dit  que  non  ,  qu'il  était  parti 
avec  le  roi ,  pour  aller  dans  la  pro- 
\incc  de  Roussillon  ,  ce  qui  avait  re- 
tardé le  retour  de  Laurent.  Celui-ci 
m'assura,  (pi'il  sV'l;ut  hien  ennuyé  à 
Paris.  • —  Je  lui  demandai  ,  s'il  a\ait 
été  voir  Sastenacre  :  il  me  dit  que 
oui ,  qu'il  était  revenu  dans  sa  famille 
et  que  M.  de  Ciinj- Marcs  lui  avait 
fait  obtenir  une  bonne  [»lace  dans  les 
octrois.  ' —  Au  nidins  ,  dis  -  je  ,  il  a 
fait  là  une  bonne  action  3  et ,  ayant  en- 


(  i4o  ) 

gagé  Laurent  à  se  reposer  ,  je  rentrai 
dans  mon  appartement  pour  ouvrir 
mes  dépêches.  Je  vis,  au  premier  coup- 
d'œil  5  que  l'on  s'était  empressé  de  sa- 
tisfaire à  toutes  mes  demandes  beau- 
coup plus  que  je  ne  l'aurais  désiré.  Un 
brevet  de  major  pour  Senneterre  , 
dans  ie  régiment  de  la  Reine-Dragons; 
?a  nomination  de  M.  l'abbé  de  Stain- 
ville  ,  à  l'abbave  de  Long-Pont  ;  un 
mandat  de  quarante  mille  francs  au 
porteur ,  sur  un  des  premiers  baii- 
quiers  de  Paris  ,  et  signé  par  madame 
la  maréchale  d'Eltiat  '.  une  le.ttre  de 
Cinq-Marcs  ,  une  de  Ninon ,  une  de 
Yillarceau.  Je  tenais  tous  ces  papiers, 
sans  avoir  le  courage  de  voir  ce  que 
mon  inconstant  époux  m'annonçait. 
Cependant  je  m'y  décidai  et  je  lus  ce 
que  je  transcris  ici  : 

ccComment  répondre,  chère  Marion, 
à  votre  lettre,  sans  convenir  que  tous 
les  torts  sont  de  mon  côté.  Cependant 


(  l'ii  ) 
il    n'y  a   aucun    doute   que  si    nous 
eussions  été  en  Angleterre,  cette  pa- 
trie de  la  liberté  ,  et   surtout  de    la 
philosopliie ,     j'aurais    déclaré    notre 
mariage,  notre  enfant  eut  vécu  ,  nous 
en  eussions  eu  d'autres  ,  et  je  n'aurais 
rien  regretté  que  ma  mère  ,  elle  a  été 
plus  alerte  que  nous,  et ,  à  sa  place, 
nous  en  eussions  fait  autant.  Je  Taire- 
vue  ,   elle  m'a  dit  qu'elle  mourrait  de 
douleur ,   si  je    m'obstinais  à  vouloir 
donner   la   sanction   des  lois  à    notre 
mariage.  J'avais  éprouvé,  par  l'alToction 
(jue  je  ressentais  déjà  pour  l'enfant  de 
notre  amour  ,  combien  on  peut  aimer 
son  fils,  et,  par  conséquent,  souffrir  de 
le  voir  insensible  à  sa  tendresse.  Je  me 
défendis   faiblement.  On  prit  mon  si- 
lence pour  une  adhésion  ,  qu'on  n'eut 
jamais   obtenu  ,    si    notre  enfant  eut 
vécu.  On  agit  contre  vous  ,   ma  chère 
Marion  ,   en  mon    nom  ;  quand    j'en 
lus  instruit ,   je  n'eus  pas  eu  la  force 


(    l42    ) 

de  m'y  opposer.  Les  chagrins  que  vous 
avez  éprouvés  ,  ont  été  cause  de  la 
mort  d'une  innocente  créature  que 
j'aurais  tendrement  aimée  ,  que  j'ai 
sincèrement  regrettée.  Mais  qu'aurais- 
je  pu  vous  dire?  A  cet  instant,  ma 
lettre  n'était  point  telle  que  mon 
cœur  l'eût  dictée.  Je  me  sentais  cou- 
pable ,  et  je  le  fus  encore  plus.  A  pré- 
sent vous  me  demandez  des  dédom- 
magemens  de  tant  de  chagrins  ,  d'une 
manière  si  noble  ,  si  généreuse ,  que 
j'y  reconnais  le  cœur  de  celle  qui  fut 
ma  compagne.  Je  me  suis  empressé 
de  remplir  vos  intentions.  Puisse  mon 
obéissance  à  vos  ordres  vous  prouver  , 
ma  chère  Marion  ,  que  dans  tous  les 
temps  ,  vous  pouvez  disposer  de  moi , 
et  qu'il  n'est  rien  que  je  ne  fasse  pour 
vous  prouver  mon  éternel  attache- 
ment. » 

Cinq-Marcs  , 

Grand  Ecujer  de  France, 


(  i43) 

Je  fus  moins  mécontente  de  cette 
lettre,  que  Ton  aurait  pu  le  penser. 
J'y  trouvais  une  grande  franchise,  des 
témoignages  d'estime;  le  désir  de  con- 
server quelques  relations  avec  moi.  Je 
résolus  de  me  montrer  au-dessus  de 
mon  sort,  comme  je  l'avais  fait  jus- 
qu'à présent  dans  cette  aifairc  y  et,  pour 
au  moins  jouir  des  dédommagcmens 
que  la  faveur  du  grand  écuyer  m'of- 
frait ,  j'écrivis  sur-le-champ  à  l'abbé  , 
qui  m'avait  quitlée, ainsi  que  sa  nièce, 
il  y  avait  huit  jours,  de  venir  me  voir, 
sans  lui  parler  du  retour  de  mon 
courrier.  Il  vint  aussitôt  ,  et  je  lui 
remis  sa  nomination  ;  lo  brevet  de 
Senneterrc  et  le  mandat  de  la  maré- 
chale ;  celui-là  ne  devait  être  vu  que 
de    lui. 

Alors  il  voulut  parler  de  sa  recon- 
naissance je  ne  lui  en  laissai  pas  le 
temps.  INous  allons  partir  tout  de  suite, 
lui  dis-je  ,  pour  llemiremont.  Jo  veu\ 


(  i4i  ) 

aller  voir  votre  frère ,  lui  demander  sa 
fille  en  mariage,  pour  un  de  mes  amis. 
De  là  5  j'irai  voir  Fabbesse  ,  à  qui  je 
dois  une  visite ,  m'en  ayant  fait  une 
ces  jours-ci  :  vous  lui  apprendrez  nos 
projets.  Je  ramènerai  Blanche,  et,  le 
lendemain,  je  vous  enverrai  ma  voi- 
ture ,  pour  que  monsieur  votre  frère, 
son  fils  et  Senneterre  ,  viennent  dîner. 
On  fera  le  contrat  quel'abbesse  signe- 
ra ,  et  on  conviendra  si  la  noce  se  fera 
à  Yalsery  ou  à  P».emiremont. 

Aussitôt  le  dîner  ,  je  fis  mettre  les 
clievaux ,  je  montai  en  voiture ,  et 
nous  arrivâmes  à  Pierairemonl  comme 
les  chanoinesses  étaient  à  vêpres;  je 
descendis  malgré  cela  de  mon  carrosse: 
Fabbé  me  quitta  pour  aller  cliez  son 
frère  le  prévenir  que  je  ne  tarderais 
pas  à  venir  chez  lui  :  je  fis  demander 
Blanche  qui  fût  enchantée  de  me  voir, 
et  plus  encore  d'apprendre  que  tout 
ce  que  j'avais  demandé  était  obtenu. 


(  v*-^  ) 
»  Cela  est-il  possible  ?  • —  Rien  de  plus 
vrai;le  couriior  cst*tirrivc';  hier  au  soir)), 
clic  était  si  couteiite  si  «;aic  ,  si  heureuse 
<|ue  je  croyai:»  l'être,  ce  Scnneterre  sait- 
il  CCS  Ijouiics  nouvelles?  —  Pas  en- 
core, l'abbc  les  lui  apprendra.  Si  l'of- 
fice dure  encore  lon;^- temps,  je  vous 
laisse  pour  aller  chez  le  futur  beau- 
père.  Je  reviendrai  faire  ma  visite  à  ma- 
dame l'abbesse,  je  lui  apprendrai  votre 
mariage.  »  Comme  je  sortais  du  chapi- 
tre: je  trouvai  Scnneterre  que  Fabbc  avait 
rencontre.  11  mpiila  avec  moi  en  voi- 
ture ,  et  nous  nous  rcndimes  chez  M. 
de  Stainville  :  on  pense  rpic  je  fus  bien 
reçue  parce  digne  père  de  famille;  j'ë- 
taisseulemen t  cm] )arasséede  Tcxcès  de  sa 
leconnaissancc.  11  témoigna  inliniment 
d'amitié  et  d'eitimc  à  M.  de  Scnnctere, 
nous  revînmes  tous  trois  chez  l'abbesse 
où  l'abbé  nous  attendait.  Madame 
de***  cpù  était  instruite  du  su  jet  de  ma 
visite  par  le  grand  vicaire,  me  dit  (pic 

11.  7 


(  i46  ) 
niaîi^ré  qu'elle   fut   fâchée   de  perdre 
M.^^^  StainvilJe  ,  elle  était  fort  aise  de 
sa  fortune,  et  que  la  providence  m'cû! 
amenée  dané  les  Yosges  j    pour  faire 
tant  de  bien.  Je  demandai  ce  qu'elle 
ordonnerait   pour  le  lieu  où  se  ferait 
îe  mariage,   soit   à    Valsery,   soit  au 
chapitre.  - —  Je  désire  qu'il  soit  fait  ici. 
• —   IXôus  hous  conformerons  à  votre 
volonté,  niais  la  noce  se  fera  chez  moi, 
et  voudrez'vous   m'honorer  de  vôtre 
présence  ?  Madame  de  ***"  me  le  promit 
et  me  permit  d'emmener  Blanche.  INous 
nous  séparâmes  de  MM.  de  Stainville , 
en  leur  faisant  promettre  de  venir  le 
lendemain  avec  Senneterre  ,   qui  eût 
préféré  venir  avec  moi  dès  le  soir*j  mais 
je  ne  le  voulus  pas. 

Nous  passâmes  la  soirée  tête-à-téte 

avec  faimable  Blanche,  qui  ne  cessait 

de  bénir  l'instant  ou  j'étais  venue  dans 

sa  province.  Elle  ne  pouvait  suffire  à 

6on  bonheur.  Je  crus  nécessaire  de  ne 


C  1*7  ) 
point  prolonger  la  soirée.  J'avais  Lc- 
soin  moi-nrcmetrètrc  seule,  pour  con- 
sulter mon  pauvre  cccur,  pour  savoir 
si  la  félicité  dout  j'étais  cause,  pou- 
vait calmer  mes  douleui-s  ;  et  je  ne  trou- 
vai pas  encore  compensation  (i)  •  et  je 
Tne  (lis  :  que  faut-il  donc,  si  je  ne  trou- 
ve pas  dans  l'exercice  de  la  hi(în l'aisance 
un  dédommagement  à  mes  peines?  Une 
voix  intérieure  medil^attcndsdu  temps, 
de  l'inconstance  naturelle  à  IV^pèce 
humaine  ,  la  plus  réelle  dos  conso- 
lations ,  parce  qu'elle  triomphe  t(U  ou 
tard ,  même  de  la  vanité  d'être  incon- 
solable. 

Le  lendemain  matin  nos  anus  arri- 
ycrent,  et  il  fut  déeid<î  que  l'on  si- 
gnerait le  contrat  aussitôt  après  diner. 


i^l)  Elle  o'avail  j)a»  lu  le  livie  tic  .M.  A/*ïs  ;  car  elle 
«auraitlroiivc  unepaifaite  «ig.ililc  il«;  bien  et  de  mal  : 
inais  roinmrnt  raurail-clle  lu  ?  Sou   nuleur    u'e'lait 

7- 


(  i48  ) 
L'abbé  vint  me  trouver  clans  ma  cham- 
bre, au  moment  où  nous  allions  signer, 
et  me  dit  qu'il  avait  beaucoup  de  pei- 
ne à  se  décider  à  paraître  généreux  à 
mes  dépens.  «Yous  me  faites  faire ,  ma- 
dame, uneaction  peu  délicate.  Recevoir 
des  témoignages  de  reconnaissance  qui 
vous  sont  dûs  me  coûte  infiniment. — ■ 
Il  faut  ,  mon  cher  abbé  ,  en  prendre 
Yotre  parti  ,  ou  j'envoie  le  mandat 
à  rjrîôtel-Dieu  ,  car  je  n'en  toucherai 
pas  un  écu,  et  il  ne  sera  pas  donné 
en  mon  nom.  »  Il  fallait  qu'il  se  dé- 
cidât et  nous  repassâmes  dans  le  salon. 
Quand  le  notaire  que  j'avais  fait 
\enir,  fut  arrivé,  et  que  nous  fûmes 
tous  réunis  ,  l'abbé  tira  de  son  porte- 
feuille le  mandat  de  madame  d'Effiat , 
et  dit ,  d'assez  mauvaise  humeur,  que, 
cette  dame  faisant  ce  remboursement, 
le  montant  serait  affecté  pour  doter 
mademoiselle  de  Stainville.  Sa  nièce 
yoiilait  lui  marquer  sa  reconnaissance. 


(  1*9  ) 
'—Vous  ne  m'en  devez  aucune,  ih;. 
ciicre  Blanche  ,  tout  votre  bonheur  csh 
Touvragc  de  madame;  sans  elle  je  n'au- 
rais pu  vous  doter.  ■ —  Mon  frère  ,  il 
ne  faut  pas  diminuer  ainsi  la  générosité 
de  votre  action ,  et  prétendre  que  c'est 
une  cliose  extrêmement  simple  ,  non  , 
mon  frère,  je  le  répète  elle  est  très- 
magnifirpie,  et,  en  admettant  que  c'est 
à  madame  de  Rieuville  que  vous  devez 
l'ahhayc  de  Lon«;-Pdnt ,  il  n'^j  est  pas 
moins  vrai ,  que  vous  seriez  jjicn  le 
maître  de  garder  celte  somme,  fruit 
de  vos  économies  et  dont  personne  ne 
vous  eut  forcé  à  vous  défaire  ;  ainsi 
c'est  vous  ,  vous  seul  qui  dotez  Blan- 
clie.  ' —  Et  moi  je  vous  dis  que  non.  — 
Quel  homme,  en  est-il  un  plus  entêté  ?)> 
Et  il  me  fallut  interposer  mon  autori- 
té ,  pour  empêcher  que  la  querelle 
entre  les  deux  frères ,  n'allât  plus  loin 
et  surtout  que  l'abbé  ne  fît  rpielqu'in- 
discrétion. 


(  i5o) 
J'avais  fait  un  choix  dans  mes  dia- 
mans  et  mes  bijoux  ,  d'objets  fort 
agréables ,  de  la  valeur  de  dix  à  douze 
mille  livres.  Je  les  mis  dans  une  cor- 
beille de  salin  blanc  ;  je  l'avais  portée 
moi-même  dans  la  chambre  de  Senne- 
terre  5  et  pendant  que  l'on  dressait  le 
contrat,  je  l'appelai  et  le  menai  dans 
la  galerie  ,  et  lui  dis  :  a  Montez  dans 
votre  chambre  ,  vous  y  trouverez  une 
corbeille  qui  contient  quelques  l)ijoux 
de  mon  choix,  que  je  vous  cède,  pour 
en  faire  présent  à  votre  future,  je  les 
évalue  à  dix  mille  francs.  Yous  allez  me 
signer  une  obli«;ation  de  cette  somme  , 
payable  à  ma  volonté  ;  et  vous  devez 
croire  qu'elle  ne  sera  pas  celle  de  vous 
gêner,  et  que  vous  aurez  tout  le  temps 
qui  vous  conviendra  pour  payer  cette 
dette.  Ainsi  soyez  sans  inquiétude.  — 
Je  n'en  ai  qu\me ,  c'est  que  vous  ne  la 
demandiez  jamais.  Cependant,  j'accepte 
ce   nouveau  service  ,  qui  me  fait  un 


(  j5'  ) 
sensible  plaisir  ,  puisqu'il  nie  donne 
la  satisfaction  de  parer  imi  bien-ainice, 
cl  si  la  fortiuic  m'est  favorable  ^  je  me 
ferai  un  devoir....- — Jen  suis  sûre;  sur- 
tout ne  payez  jamais  qu'autant  que 
l'on  représentera  le  billet.  »  11  signa  et 
alla  de  suite  dans  sa  cliambre  ,  et  vit 
les  présens  que  je  faisais  par  lui  à  sa 
future.  Il  les  trouva  bien  au-delà  du 
prix  (]ue  je  lui  en  avais  demandé,  eu 
sa  simple  reconnaissance,  que  l'on  pen- 
se bien  que  je  jetai  au  fiu  aussitôt 
qu'il  m'eut  quittée. 

Je  re\ins  dans  le  salon,  Senneterre 
y  reparut  aussi.  On  si^ua  le  contrat, 
et ,  au  même  moment,  un  anciru  ser- 
viteur du  père  de  M.  de  Senneterre, 
et  que  son  (ils^ardaità  son  service,entra 
et  remit  à  madeuioiseile  de  Stainville, 
la  corbeille.  Elle  fut  cncliantce  de  ce 
qu'elle  contenait  :  mais  les  rubans  et 
les  modes  nouvelles  la  séduisirent  en- 
core plus  que  les  dianjans  et  les  bijoux  , 


(  i52  ) 
et  elle  ne  pouvait  concevoir  comment 
M.  de  Senneterre  avait'  pu  ,  en  si  peu 
de  temps  ,  réunir  tant  de  jolies  choses, 
ce  Cela  ne  m'étonne  pas  ,  dit  l'abbé  :  il 
est  protégé  par  une  fée ,  »  et  je  me 
rappelai  que  c'était  ainsi  que  les  bonnes 
gens  des  côtes  de  l'A  unis  m'appelaient. 
Je  lui  fis  mettre  les  pendans  d'oreille, 
qui  étaient  fort  beaux ,  et  ses  bracelets  , 
où  le  portrait  de  Senneterre  manquait. 
Il  promit  de  le  lui  donner. 

Après  la  signature  ,  j'emmenai  l'ac- 
cordée dans  ma  chambre  ,  et  je  fis 
développer  des  robes  en  pièces ,  que 
j'avais  fait  venir  de  Paris  ,  et  je  lui  dis  : 
(.<  Chacun  fait  son  présent.  Me  sera-t-il 
permis  de  vous  offrir  cpielques-unes 
de  ces  étoffes?  »  Elle  ne  le  voulait  pas  : 
je  l'exigeai  ;  elle  choisit  un  salin  des 
Indes,  blanc, broché  de  pareille  couleur 
pour  le  jour  du  mariage  ,  celle  du 
lendemain  en  velour  rose.Des dentelles 
d'argent ,  rattachées    avec   des  nœuds 


(  i55  ) 
de  perles  devaient  ajouter  à  la  bcauU' 
des  étoffes. 


CHAPITRE  XXYl. 


Sennctcrre  n'eut  pas  la  permission 
de  coucher  à  A  alserv  juscpi'au  maria - 
j^e  ;  mais  il  venait  tous  les  jours,  et  je 
jouissais  du  bonheur  des  jeunes  gens 
non  sans  regretter  de  n'avoir  pu  en 
conserver  im  semblable.  Je  cherchais 
en  moi-mcmc  des  ressources  contre 
l'état  d'abandon  où  j  étais  réduite, 
sans  (pic  je  pusse  me  flatter  d'en  trou- 
ver. Mon  éducation  avait  été  celle  d'u* 
ne  petite  bourgeoise  de  province  :  li- 
re, écrire  ,  (pielques  connaissances  fort 
peu  approfondies  de  la  religion.  On 
m  avait  appris  tous  les  ti  uvaux  de  mon 


(  i54  ) 

sexe.  Voila  en  quoi  consislaient  mes 
talens  ,  quand  j'arri\ai  à  Paris.  Du 
reste  ,  liauituée  à  une  externe  écono- 
mie 5  je  me  trouvai  tout-ii  -Co«p  dans 
une  maison  opulente,  où  on  me  donna 
des  maîtres  de  mnsjqtie ,  de  danse  ;  et 
des  hommes  de  beaucoup  d'esprit  se 
plurent  à  former  le  mien  et  à  séduire 
mon  cœur.  L'un  était  plus  facile  que 
l'autie.  Je  n'aC(]uis  que  des  connais- 
sances superficielles  ,  qui  suffisent  pour 
briller  dans  la  société;  mais  qui^ayant  été 
acquises  sans  peine,  ne  font  point 
de  t;acos  profondes  dans  le  cerveau: 
on  imite  tous  les  métaux;  mais  ce  n'est 
jamais  qu'une  surface  qui  brille  d'un 
faux  éclat.  Je  pouvais,  dans  la  conver- 
sation ,  prendre  part  à  des  disserta- 
tions savantes.  J'avais  là  mes  maîtres  , 
si  je  disais  une  absurdité,  j'en  riais 
la  pren)icre -,  mais,  me  livrer  à  un 
travail  sérieux,  à  des  lectures  profon- 
des, im[)ossible,  et  cependant  je  sen- 


(  i55  ) 
•tais    ([lie  c'clai,t  ce  (|ni  seul  calmerait 
ragltation    qui    me    dévorait,    l/ctiulo 
rend  ki  soliUido  délicieuse,  quaud  on 
peut  s'y  livrer.  Je  rét^olus  donc ,  quand 
le  l)roulialia  des   fêtes  dliymen   serait 
passé,  d\^ngat^er  Talibé,   (pii  était  fort 
instruit   de   in'apprentlre   le   lai  ni.  Un 
de  mes  voisins  élait  asti  ouonic,  avec  lui, 
je  parcourrais  le   ciel  et  j'oublierais  la 
terre  ,  et  ainsi,  je  me  flattais  do  Nainere 
l'ennui  qui  m'accablait  dans  celte  belle 
retraite,    où    je    comptais    me    fixer. 
L'abbé  m'y   en«^a<5cait,    Blanche  fuen 
pressait,   et  Sennetcrie  ii'clait  pas  ce  • 
lui  qui  le  désirait  lé  moins.  Je  ne  pro- 
mettais rien  ,  et  j'attendais  à   me  dé- 
cider que  je  fusse  plus  certaine  de  ce 
qui  convenait  à  ma  position,  pour  ne 
pas  prendre  légèrement    un   parti  que 
je    rej^relterais    peut-élre.    Je    bornai 
pour   l'instant  mes  occupations  à  faire 
faire  les  préparatifs  de  la  noce. 

Je  me   plaisais  soment   à  parer    la 


(  i56  ) 
charmante  accordée ,  qui  enfin  vit  ar- 
river le  jour  de  son  bonheur  et  cehii 
de  son  amant.  Nous  partîmes  sans  au- 
cune toilette  pour  Remiremont.  Do- 
rothée y  était  depuis  la  veille  avec 
une  autre  de  mes  femmes,  pour  pré- 
parer tout  ce  qu'il  fallait  pour  la  mariée 
et  pour  moi;  nous  trouvâmes  à  la 
porte  du  chapitre Senneterre;  il  nousy 
attendait .  Blanche  ne  put  le  voir  sans  une 
grande  émotion  :  les  coideurs  les  plus 
vives  couvrirent  ses  joues.  Pourquoi 
cette  rougeur?  elle  l'avait  vu  tous  les 
jours  et  elle  n'en  avait  point  été  troublée. 
Pourquoi  l'était-elle  dans  cet  instant? 
On  ne  peut  l'attribuer  qu'à  l'instinct 
de  la  pudeur  que  la  nature  inspire  aux 
femmes,  pour  ajouter  au  bonheur  de 
ceux  à  qui  elles  dorment  des  droits,dont 
elles  ignorent  l'étendue.  Senncterre 
voulut  monter  avec  nous.  «  Non,  non, 
dit-elle ,  ma  bonne  amie ,  c'est  ainsi 
qu'elle   m'appelait,    ne   le  laissez  pas 


venir ,  je  vous  en  prie.  Allez  ,  mon 
cher  Sonnet»  rrc,  nous  aUendro  dans 
l'apparlcnicnt  tic  i'ahbesse.  JNous  nous 
y  rendrons  fjuand  nos  toilettes  seront 
faites.  »  L'al>l)é\inl  iin^iji  nous  saluer; 
mais  il  avait  l'aii  i;ia\t;  et  ne  pLiisautait 
pas,  cornnie  il  a\ait  eouturne.  11  allait 
remplir  des  ronclions  sacrées,  il  avait 
besoin  de  recueillement.  Je  ru;  sonlus 
point  Feu  détoinner,  et  je  lui  dis: 
((  Seulement,  Tabbé,  que  le  sermon 
soit  court ,  c'est  le  seul  moyen  dVtre 
entendu.  ■ —  J'espère  l'être,  car  le 
cœur  se  fait  toujours  comprendre.  » 

Ma  parure  était  magnilicjue.  J'avais 
une  jupe  de  velours  ponceau  avec  une 
broderie  en  or  de  la  plus  «grande  ri- 
cbcssc,  le  corsa«;e  en  drap  d'or,  brodé 
en  argent  sur  toutes  les  coutures.  Je 
n'avais  mis  (ju'unt'  partu*  de  nies  dia- 
mans ,  j'a\ais  prêté  l'aulre  à  Blanche 
et  au  marie,  (pu  était  >étu  à  la  Hen- 
ri   IV.  Il    avait   sur   sou   chapeau  ma 


(i58) 

plume  de  héron,   un  bouton  de  dia- 
mans ,    et  son  manteau  était   rattaché 
|>ar   une    magnifique   agraffe   pareille. 
Les  boutons  de  son  pourpoint  étaieiit 
de  pierres  précieuses  ;    enfiu  ,  il  était 
mis  de  la  manière  la  plus  riche.  Tout 
le  chapitre  était  assemblé  dans  la  gale- 
rie de   madame  de  ***j   et  cinquante 
autres   femmes   des   environs  ,    toutes 
fort  bien   parées  :  mais   il  fut  aisé  de 
^oir  qu'au  moment  où  nous  entrâmes 
celles  se  regardèrent,  comme   pour  se 
dire  ,  qui  pourrait  hitter  contre  tant 
de  magnificence?  Je  le  vis,  et  me  sou- 
tenant.qui  j'étais  (  car  enfin ,  je  n'é4ais 
plus  que    Marion  de  Lorme),  il  me 
réjouissait  de  penser  a  quel  point  j'en 
iniposais  à    cette    illustre    assemblée  ^ 
composée  de  tous  les  quartiers  de  no- 
blesses imaginables. 

Madame  de****  était  dans  son  fan* 
-teuil,  à  l'extrémité  de  la  galerie  op- 
posée au  côté  par  lequel  nous  étions  en- 


(  i59  ) 
très.  -^  Les  ilanics  placées  sur  des 
banfjuctlcs ,  disposées  dans  loiite  la 
looj^ueui'  de  la  pièce.  Les  cliniioiuesses 
ilaieiit  en  ^rand  liaUÎL  de  cbœtw'.  Blan- 
che traveiba  ct.-Ue  Laie  redoi»'tai>le  , 
ncMi  saf*s  un  mortel  e«jl»arias  ,  et  Nint 
se  jeter  à  ^^erionx  sur  uu  c<:uJ^!fin  ,  aux 
pieds  de  I  abJjesso  ,  Jiii  deiJiaiid;»iit  do 
la  bénir  ;  f|u'avaiit  bien  \onhi  bii  ser- 
vir de  ni^i'e,  (jiiai;d  eilt-  a\ail  eu  lo 
malheur  de  perdie  la  si«^nne,  elle  la 
jiriiiit  de  \onloir  l>ieu  aui^si  lui  en  te- 
nir lieu  ,  dans  ce  jour  si  iuipoKajit 
pour  clle.Labbosse  l'end>rassii  tendre- 
ment ,  lui  souhaita  tout  le  bonheur 
qu'elle  méritait  ,  et  lui  allaeiia  la  cou- 
ronne >iir;^iijalc.  Alors  madame  de*** 
se  lc\a  ,  M.  de  Slain\ille  \int  pren- 
dre la  main  dt;  sa  iLllc  pour  la  conduire 
à  l'autel.  L'abbessc  me  fit  pi  iur  dap- 
prochcr  ,  et  nous  maichàmes  sin-  la 
même  li^ne  ,  imnRihaleuieujt  après 
lcsépou\.  M.  de  SennLlcrrc,  donnait 


(i6o) 

la  main  à  l'abbesse  ,  et  le  frère  de  la 
mariée  ,  vint  prendre  la  mienne.  Tout 
le  reste  nous  suivit  •  il  n'y  avait  dans 
tout  cela  que  Senneterre  qui  sût  que  je 
n'étais  que  Marianne  Grapin  :  encore 
cela  valait-il  mieux  mille  fois  ^  que 
Marion   de  Lorrae  ! 

L'abbé  attendait  les  futurs  époux 
à  l'autel.  11  fit  la  cérémonie  avec  beau- 
coup de  dignité  et  de  noblesse.  Son 
discours  était  bien  sans  cagotisme.  11 
y  avait  placé,  avec  beaucoup  d'adresse, 
l'éloge  de  l'abbesse,  celui  du  chapitre, 
et,  en  louant  la  providence,  qui  avait 
voulu  récompenser  les  vertus  de  sa 
ni«:  ce  ,  il  parla  d'une  femme  ,  sous  les 
traits  d'un  ange  ,  qui  avait  été  choisie 
dans  les  décrets  célestes ,  afin  de  rem- 
plir ses  vœux  pour  le  bonheur  de  ces 
époux.  Je  me  trouvais  tout  embar- 
rassée d'un  compliment  auquel  je  ne 
m'attendais  pas.  Je  me  sentis  rougir  , 
ce  qui  ne   m'était  pas    arrivé    depuis 


(  i6i) 
long-tcmj)S  5   et  je  me  promis  bien  de 
gronder  sérieusement  l'abbé,  de  m'a- 
voir  mêlée  à  son  inslriiclion  ,  qui,  du 
reste  ,  était  furt  boiirjc. 

En  sortant  de  l'église  ,  nous  montâ- 
mes en  voiture  ,  j'avais  fait  acheter  à 
INanci  une  très -belle  berline,  fond 
d'or,  doublée  en  velour  cramoisi ,  à 
franges  d'or.  Mes  chevaux  avaient  les 
crins  nattés  avec  des  tresses  d'or  et  de 
gros  glands  pareils.  Les  harnais  étaient 
de  velour  cramoisi,  tontes  les  boucles 
en  cuivre  doré  ,  c'était  là  Téijuipage 
de  la  mariée  dans  lecpiel  elle  monta , 
l'abbesse  ,  le  maii,  le  père  ,  l'abbé  et 
moi  ,  nous  \  nioulàmcs  aussi.  Mes 
gens  étaient  en  hal)it  écarlatlc  avec 
un  large  galon  d  argent  ,  enfui  ,  rien 
ne  pouvait   avoir  mcdlcur  air. 

Les  habilans  do  Valsery  vinrent  au- 
devant  de  noub  :  les  lillcs  en  blanc  , 
avec  des  bou((uels  ,  les  horumes  avec 
des  fusils,  dont  ils  (irenl  une  si  furieuse 


(    l63    ) 

décharge  ,  qu'elle  effraya  les  chevaux  - 
non -seulement  les  miens  ,  mais  ceux 
des  autres  voitures,  car  il  y  avait  qua- 
rante personnes  invitées  à  la  noce  ,  les 
chevaux  se  cibraient  ,  et  on  eut  tou- 
tes les  peines  du  monde  à  se  remet- 
tre en  ordre  ,  pour  entrer  dans  la 
cour  du  château.  Tout  était  prêt  pour 
recevoir  si  grande  et  si  nombreuse 
compagnie.  Avec  l'humeur  magnifi- 
que que  l'on  me  connait  ,  on  pense 
bien  que  rien  n'avait  été  épargné  pour 
rendre  la  fête  complète. 

Au  moment  on  on  allait  se  met-- 
tre  à  table ,  quel  fut  mon  étonne- 
ment  de  voir  entrer  Villarceau.  Je 
ne  craignais  point  d'indiscrétion  de  sa 
part.  11  vint  à  moi  très-respectueuse- 
ment j  et  me  dit  :  c(  Madame  la  com- 
tesse ,  permettez- vous  que  l'on  vienne 
prendre  part  au  plaisir  que  vous  goû- 
tez dans  ce  moment,  et,  qui  pourvoira 
cœur,  est  sans  prix  ?  —-Sûrement ,  je 


(165  ) 
le  permets  cl  vous  ne  ponvioz ,  mon- 
sieur 5  me  causer  une  salisraction  plus 
réelle.  »  En  cfTet  ,  elle  était  Irès-gra ri- 
de ,  car  je  ne  savais  trop  comment  je 
passerais  la  nnit  :  un  jour  de  noce, 
étic  seule  .... 

Je  présentai  le  marquis  à  l'ahbessc  , 
qui  aNait  connu  son  ]ière  ,  et  lui  fit  un 
accueil  flatteur.  L'aljbé  ,  qui  l'aimait 
beaucoup  ,  fut  enchanté  de  le  v()ir.  Je 
le  plaçai  à  côté  de  l'aLhesse  ,  et  je  me 
mis  de  l'antre.  Il  m'aida  à  faire  les  hon- 
neurs de  mon  sj)lendide  repas. 

On  trouva  en  sortant  de  table,  Iji 
galerie  et  le  sallon  illuminés.  Un  or- 
chestre pour  ceux  qui  votilaieiit  dui- 
ser  ,  des  tables  de  jeux  dans  le  salon 
pour  l'abbesse  et  les  douairières.  Je 
dansai  une  partie  de  la  nuit.  Enflu  ,  il 
fallut  céder  aux  empressemens  de  Seu- 
neterre ,  et  j'allai  coucIk  r  la  mariée 
avec  deux  auties  dames  des  parentes 
de  M.  de  Stainville.  Car  on  pense  bien 


(  i64  ) 

que  l'abbesse,  ni  sa  nièce  ,  ne  pouvaient 
se  trouver  à  cette  singulière  et  fort  i 
peu  décente  céréuionie.  Je  me  retirai 
dans  mon  appartement ,  je  me  dés- 
habillai enfin ,  car  ma  parure  me  fati- 
guait à  l'excès.  Je  renvoyai  Dorothée, 
qui  avait  besoin  de  se  reposer  :  je  lui 
dis  en  sortant,  de  ne  pas  feruier  la 
porte  de  ma  chambre,  qu'il  y  avait 
de  la  fuQiée.  Villarceau  ,  en  passant ,  la 
vit  ouverte  ...  «  Quoi  ,  c'est  vous  , 
marquis ,  qui  vous  permet  de  pénétrer 
jusqu'ici.  — •  Celle  qui  a  donné  l'ordre 
de  laisser  la  porte  ouverte.  < —  J'avais 
dit  que  la  fumée  ...  — •  Elle  est  passée 
et  je  la  ferme.  < —  Non  ,  en  vérité  ,  je 
ne  veux  pas. — Quoi,  ma  chère  Mar 
rion  5  vous  n'avez  donc  rien  à  me  dire, 
ne  suis-je  plus  votre  ami*  et  ai-je  cessé 
d'être  votre  amant? Si  vous  avez  cru 
devoir  aux  liens  qui  vous  unissaient  à 
Cinq-Marcs  ,  de  lui  être  fidèle  ,  ces 
liens  sont  rompus.  ïiCS  rapports  d'une 


(  i65) 
aoucc  svinpathlo  ,  qui  nous  frappè- 
rent dès  le  premier  jour  où  nous  nous 
revîmes  chez  INinon,  sont-ils  détruits?  i) 
Le  son  lie  sa  voix  avait  quelque 
diose  de  si  touchant  ;  ses  regards  ex- 
primaient tant  d'amour,  (ju'll  me  pa- 
raissait très-dangereux  de  le  garder 
près  de  moi.  Pensant  bien  qu'il  dé- 
truirait les  résolutions  que  j'avais  for- 
mées; d'un  autre  coté,  je  rélléchis- 
sais  que  j'étais  libre ,  qu'il  faisait  soixan- 
te lieues  pour  me  voir ,  pour  venir 
me  consoler  ,  car  il  savait  bien  que 
j'étais  vivement  afTligéc;  pouvais-je  re- 
pousser ses  soins  ?  Cependant ,  je  ne 
voulais  pas  changer  le  plan  (jue  j'avais 
fait.  Il  me  coûtait  tle  revenir  à  Paris  , 
Marion  de  Lorme  ,  a|)rès  avoir  joué 
la  femme  de  (jualité  ;  je  n'osais  en 
convenir  ,  surtout  avec  Viliarceau.  11 
était  seulen^jent  snpi  is  ,  allligé  de  me 
trouver  peu  sensible  à  tout  ce  qu'il 
me  disait,  pour  me  prouver  qu'il  n'y 


(  i66  ) 
avait  rien  de  changé  au  temps  ou  il 
était  le    pins   heureux   des   horunoes. 
Mais  je   résistais  et  l'assurais  que  je 
voulais  ^ivre  dans  cette  retraite,  que 
je  lui  achèterais  sa  terre,  ce  Je  ne  veux 
point  la   vendre    et  encore   ni  oins   à 
Vous.   La  solitude  ne  vous    convient 
pas  ,  si  vous  ne  voulez  pas  me  croire , 
croyez  en  voire  amie;  et  il  tira  de  son 
porte-feuille  une  lettre  de  INiuon.  ' — 
Ah  !  donnez  :  quoi  !  vous  pouvez,  de- 
puis votre  arrivée,  me  priver  du  plaisir 
que  j'ai  toujours  en   recevant  ses  let- 
tres ?  — ♦  J'avais  craint  de  vous  la  re- 
mettre au  milieu  de  gens  h  qui  il  est 
inutile  ,  mêm^   dangereux    de  parler 
d'elle  ,  et  depuis  que  j'ai  le  bonheur 
de  vour  voir  sans  témoins  ,  je  me  flat- 
tais que  ce  ne  serait  pas  pour  lire  une 
lettre   de    ÎNinon  ,    toute    charmante 
qu'elle  puisse  être.  — •  Vous  permet- 
trez pourtant  que  ce  soit  ainsi.  Seule- 
ment ,  comme  il  ne  peut  rien  y  avoir 


(  i<^7  ) 
dans  ce   (juc  m'écrit  notre  nniic  ,  que 
•vous  ne  deviez  pas  sivoir  ,  je  vais  vous 
lire  ce  (|u'ellc  nradresse.  » 

Pari.s  ,  le  lo  lévrier  i645. 

ce  Vous    ne    vous   plaindrez  point , 
mon  amie  ,  i]iic  j'aie    thcrclié  à  nous 
détourner  de    la    route,  où  dos    cir- 
constances fort    extraordinaires     vous 
avaient  placée  ,  et  qui   devaient   vous 
conduire,  suivant  les  prohabililts,  à  la 
plus  biillante  fortune    :    niais    à   pré- 
sent  (jue  le  rêve  est  fini ,  (pie  faites- 
vous  à  Valsery?  \ous  flûtes  des  heu- 
rcui  ,  comme   partout  où  vous  êtes, 
Mais    vous  ,    pouvoz-vous  jouir  d'une 
parfaite   félicité  ,   et  n  avez   vous  rien 
qui    vous   gène  et   vous  inquiète?  Le 
rôle  que  vous  avez  joué  dans  le  pays 
où  vous  êtes,  était  lonl    slriq)lo,  tant 
que  vous  avez  eu  Tcsperance  que  Cinq- 
Marcs  vous  soulicndrail ,   et  que  vous 
reparaîtriez  dans  le  monde    avec  son 


(  j68) 
nom.   Mais    à    présent    ce   n'est  plus 
qu'un   mensonge   inutile ,    dangereux 
même.  Vos   jeunes  gens  sont   mariés. 
Profitez  de  l'instant  où  rien  n'a  encore 
tralii  votre   secret  pour   quitter   tous 
ceux  qui  admirent,  chérissent   mada- 
me la  comtesse  de  Rieuville  ,   et  se- 
raient   peut-être     capables    des    plus 
mauvais    procédés   avec    la    belle    et 
charmante  Marion.  Dites  seulement  à 
l'abbé  que  ,  lorsque  ses  affaires  l'appel- 
leront à  Paris  ,  il  vienne  chez  Yillar- 
ceau  5  je  veux  faire  connaissance  avec 
lui.   Je  me   fais    une  fête  de   voir  ce 
£;rand  vicaire  ,  qui  était  un  si  joli  sé- 
minariste :  ne  le  faites  pas  venir  chez 
vous  ;  cela  l'empêcherait  d'aller  à  l'é- 
vêché  :  il    n'y   a  qu'au    bel    abbé   de 
Gondi ,    à   qui  tout  soit  permis  (i)  , 
et  il  n'en  ira  pas  moins  son  chemin  , 
mais  tous  n'ont  pas  son  génie. 

(i)  Le  cardinal  de  Retz. 


(  1%  ) 

ccyillarceau  part  avec  ordre  de  vous 
ramener.  Votre  alTairc  est  entièrement 
linic  :  elle  ne  l'aurait  pas  été  comme 
vous  l'avez  voulu  qu'elle  l'eut  été  do 
même  ;  il  vient  de  paraître  \me  nou- 
velle loi  ,  qui  déclare  nul  tout  ma* 
riage  clandestin.  C'est  donc  la  loi  «[ui 
a  rompu  vos  liens  :  prolitoz-en  ,  ma 
chère  Marlon ,  pour  revenir  embellir 
nos  jolis  soupers  ,  tout  lanj;uit  loin 
de  vous.  A  propos  ,  le  clio\alier  do, 
Grammont  est  à  Paris  ,  il  désire  vous 

voir  ,  il  est  charmant Mais  je  no 

veux  plus  rien  vous  dire.  A  ou  s  saurez 
le  reste  quand  vous  serez  à  Paris.  Je 
ne  vous  écrirai  plus;  venez  ,  ou  nous 
irons  ,  DesLarreaux  ,  Saint-Evrcmont 
et  la  Ferté  vous  chercher  :  vovoz  quel 
scaudale  parmi  vos  saintes  chanoines 
ses  et  votre  al)besse  ,  et  v(js  nouveaux 
mariés  :  ne  vous  y  exposez  pas  et  \enez. 

»  Tout  à  vous,  votre  sincère  amie.» 

Ninon  de  LENcro^. 
Il  8 


(  170  ) 
Eh  !  bien,  me  dit  Villarceau,  croyez- 
vous  que  votre  amie  ait  tort?  U  ne  faut 
qu'un  instant   pour  vous   attirer   des 
désagrémens  5   évitez -les   en  quittant 
ce  pays  à  l'instant.  Dites  que  je  vous 
ai  apporté  des  nouvelles  ,  qui  nécessi- 
tent votre  présence  à  Paris,  où  je  vous 
accompagnerai.  Arrivée  dans   la   ca- 
pitale ,  vous  retrouverez  votre  agréa- 
ble maison  qui  vaut  mille  fois  mieux 
que  ce  triste  château.  Vos  amis  s'em- 
presseront   à    célébrer  votre  retour  ,* 
libre,  belle  ,  aimable,  vous  serez  miMe 
fois  mieux  qu'ici.«  Je  ne  pouvais  nier 
qu'il  n'eut  raison  :  d'ailleurs  ^  je  sen- 
tais ranimer  dans  mon  cœur  les  pre- 
miers sentimens  qu'il  m'avait  inspirés  : 
il  me  pressait  avec  tant  d'amour,   de 
me  laisser  persuader,  que  je  promis  de 
paHir  avec  lui  ;    alors  ses    transports 
devinrent    si    vifs 

Mon  dieu!  dis-je  en  jetant  les  yeux 


C  171  ) 

sur  ma  pendule  ,  mou  cher  marquis 
il  est  six  heures  du  mallu  ,  re^ai^nc/. 
votre  appartement,  surtout  que  Ton 
ne  >'ous  voie  pas.  Pensez  que  je 
suis  toujours  ,  pour  tout  ce  ipii  est 
ici  ,  excepte  pour  i'abhé  ,  qui  même 
ne  me  connaît  (pie  coniine  la  jolie 
griseltc  du  coche  ,  une  veuve  pleine 
de  vertus  et  de  mérite.  —  Ne  crai- 
gnez rien  ,  je  n'ai  jamais  nui  à  la  ré  - 
putation  d'aucune  femme,  et  il  mit,  en 
effet  ,  tant  de  précaution  ,  que  per- 
sonne ne  s'apperçut ,  pas  même  Doro- 
thée, qu'il  eût  passé  la  nuit  dans  ma 
chambre.  Pour  moi,  dès  qu'il  fut  parti 
je  dormis  quelques  heures  ,  d'un  pro- 
fond sbnuneil.  Mes  femmes  entrèrent 
dans  ma  chambre  à  dix  heures  j  je  me 
levai  et  m'habillai  fort  promptement , 
car  on  devait  partir  a  midi  pour  Re- 
miremont. 


(  172  ) 


CHAPITRE  XXVII. 


Je  passai  avant  de  me  rendre  dans 
îa  galerie,  chez  la  nouvelle  mariée. 
Ses  yeux  avaient  moins  de  vivacité  , 
mais  sa  molle  langueur  ajoutait  à  ses 
grâces  naturelles.  Elle  n'avait  pas  en- 
core souiFert  que  Senneterre  assistât  a 
sa  toilette ,  habitude  que  toutes  les  fem- 
mes mariées  devraient  prendre.  La  fa- 
miliarité est  ce  qui  tue  les  plaisirs  de 
l'hymen.  Ce  n'était  pas  par  calcul  que 
Blanche  avait  éloigné  son  époux ,  à 
ce  moment ,  mais  par  l'embarras  ex- 
trême qu'elle  éprouvait  en  le  voyant. 
La  délicatesse  s'allarme  d'une  action 
louable  en  elle-même  ,  mais  qui  s'é- 
carte des  idées  reçues  ,  et  qu'elle  a  jus- 
qu'alors suivies  :  elle  en  redoute  le 
témoin  secret  et  elle  liC  sait  pas  quel 


(175) 
charme  la  vertu  ajoute  au  bonlicur  Ac 
celui  (jiu  a  .su  rtrc  heureux  sans  Tof- 
Teuscr  ;  avec  quelle  tendre  émotion  il 
voit  les  combats  do  la  pudeur  ,  i[u\\ 
est  sur  de  vaincre  encore. 

L'abhessc  a\ait  posé  survie  front 
de  Blanche  la  couronne  Niri^inale,  ce 
fut  moi  qui  plaçai  dans  ses  cheveux 
colle  de  l'aniour  heureux.  Ces  deux 
rôles  nous  convenaient.  Les  roses  dont 
cette  dernière  était  composée  ,  rele- 
vaient par  leur  \iréci:it  le  beau  teint 
de  Blanche  ,  que  la  fatigue  de  la  jour- 
née avait  rendu  moins  animé  que  de 
coutume.  Cependant  je  ne  voulus  pas 
lui  permettre  de  mettre  de  rouge  (i): 
ne  vous  hâtez  pas,  luidis-je,de  détruire 
ce  l)i'l  accord  do  teintes  qui  vous 
sied  si  bien.  Attendez  rpie  nous  en  avez 


il  j  AceUe  c|>riqur,rt  jiis<nrcn  lyHi),  toiitcftlct  iciims 
femmes  de  la  socictt*  mcu.iient  ilu  rongf.bicu  plut» 
cumiiic  ilibliucuou  (jiic  coiiiinc  ino^cu  tir  |)Iau<-. 


(  174) 
besoin ,  pour  réparer  les  outrages  du 
temps.  Elle  suivit  mon  conseil ,  et  elle 
en  fut  mille  fois  plus  charmante.  Son 
père  vint  l'avertir  que  madame  de  *^* 
l'attendait.  La  dignité  virginale  d'ab- 
besse  d'u^  chapitre  condamné  au  cé- 
libat, ne  lui  permettait  pas  d'entrer 
dans  la  chambre  nuptiale.  Aussi  n'y 
vint  elle  pas ,  ni  sa  nièce  qui  en  au- 
rait eu  peut-être  envie  :  mais  elle  ne 
faisait  rien  que  ce  que  voulait  sa  tante. 
Nous  descendîmes  j  la  galerie  était 
pleine;  tout  le  monde  voulait  voir  la 
nouvelle  mariée.Elle  se  sauva  com  me  elle 
])ut  des  complimens,  des  questions ,  et 
alla  se  jeter  dans  les  bras  de  l'abbesse, 
qui  l'y  reçut  avec  une  tendresse  pres- 
que maternelle.  Comme  on  allait  mon- 
ter en  voiture,  les  mères  de  familles 
apportèrent  aux  mariés  le  vin  chaud. 
J'avais  eu  soin  qu'il  fût  préparé  avec 
le  meilleur  de  ma  cave.  Us  mouillè- 
rent leurs  lèvres  dans  la  même  coupe 


(|lÛ  clait  cPor ,  et  plus  précieuse  en- 
core par  le  lra\ail  fjiie  par  le  métal. 
Le  maréclial  de  GutbriaDt  me  l'avait 
ilonnéo,  <]uan(l  il  crut  (pic  je  lui  étais 
attachée  pour  la  vie.  Klle  pouvait  être 
offerte  a  un  couple  vertueux  ,  nulle 
lèvre  impure  ne  i'a\ait  souillée  ,  n'ayant 
jamais  voulu  m'en  servir.  Madame 
de  Senneterrc  la  trouva  sur  la  chemi- 
née de  kl  chambre  qui  lui  avait  été 
préparée   chez  son   père. 

L'abbé  s'était  chargé  de  donner  aux 
habitans     de    Yalscry ,    des   marques 
de  bienveillance    de  sa   nièce    à   leur 
égard;    et   il  le  fit  en  gros  bénéficier. 
Je  n'entrerai  point  dans  Je  délail   des 
fêtes  qui  se  succédèrent  pendant  huit 
jours,  tant  au  cha|)itre,  (pie  chez  ma- 
dame de  Slainville  et  dans  les  châteaux 
voisins.  Lnlin,  excédée  de  fatigues,   je 
n  ose  dire  d'ennui,  je  revins  ,  avec  le 
niarqtiis  ,  au  ch.Utau  de  Yalscry,   où, 
malgré  tout  ce  que  mécrisait  iNinon , 


■  (  176  ) 
nous  passâmes  un  mois  presque  seuls. 
Mais,  ne  voulant  pas  cependant  la  met- 
tre trop  en  colère,  je  pris  le  chemin 
de  Paris  ,  en  même  temps  que  ma 
jeune  amie  sa  rendait  à  Toul ,  chez 
son  oncle.  Nos  adieux  furent  fort  ten- 
dres. Elle  me  fit  promettre  que  je  pas- 
serais au  moins  tous  les  ans  un  mois  en 
Lorraine,  comme  je  l'engageai  à  venir 
à  Paris,  Lien  persuadée  toutefois  que 
nous  ne  nous  reverrions  jamais.  Car  je 
n'aurais  voulu  pourrienau  mondenuire 
à  la  réputation  de  cet  ange.  Et  sans 
qu'elle  s'en  doutât  ,  l'abbé,  qui  fut  en- 
tièrement dans  ma  confidence, arran- 
gea toujours  les  choses,  pour  que  sa 
nièce  ,  ne  me  vît  pas  et  ne  fût  jamais 
instruite  qui  j'étais. 

J'ai  su  5  par  l'abbé  que  je  vis  plu- 
sieurs fois  5  que  madame  de  Senneterre 
était  toujours  aussi  vertueuse  qu'ai- 
mable; long-temps  après  on  me  dit 
que,   mère   de   plusieurs  enfans,  elle 


(  1-7  ) 
avait  joui  tout  le  Iciiips  de  sa  vie ,  (|ui 
fut  moins  longue  que  la  mienne,  de 
rattachement  de  son  ('poux  ,  et  de  sou 
oncle,  du  respect  ,  do  la  tendresse  de 
ses  fils,  et  de  ramitié  de  tout  ce  qui  la 
connaissait.  Mais  ,  comme  je  l'ai  dit,  jo 
ne  la  revis  jamais. 

Quant  au  içrand  vicaire,  je  rappor- 
terai plus  loin  les  relations  que  nous 
conservâmes,  et  qui  ne  furent  jamais 
que  celles  d'une  pure  et  sainte  amitié; 
et  il  me  conserva  toujours  une  sincère 
affection  et  une  grande  reconnaissance 
du  bien  que  j'avais  fait  à  sa  clièrc 
Blariclie  qui  m'écrivait  par  son  oncle, 
sous  le  nom  de  comtesse  de  Ricu- 
\ille  :  SC6  lettres  respiraient  le  bon- 
heur, et  elle  ne  cessait  de  dire  qu'elle 
me  le  devait.  Elle  aura  sûrement  pleu- 
ré ma  fausse  mort,  comme  tant  d'au- 
tres; mais  ne  hiUons  pas  les  faits  (pii 
se  nndti{)lièrent  et  furent  de  [)lus  en 
plus    bizarres. 

8,. 


(  178  ) 

J'avais  besoin  d'un  aussi  aimable 
compagnon  de  voyage  que  le  marquis ^ 
pour  faire  cebii  de  Valsery  a  Paris, 
d'une  manière  supportable.  Je  redou- 
tais l'instant  où  je  serais  dans  ma  mai- 
son,n'étant  plus  que  Marion  de  Lorme; 
où  je  reverraisles  hommes  de  ma  société 
qui  auraient  entendu  parler  de  monma- 
riagejCt  delà  triste  issue  qu'il  avait  eue. 

Une  entreprise  hardie  ,  quand  elle 
réussit  inspire  l'admiration  :  on  ne 
s'informe  pas  si  elle  était  raisonnable 
ou  non;  elle  n'a  point  manqué,  donc 
elle  était  bien  calculée ,  et  elle  fait 
beaucoup  d'honneur  à  celui  qui  l'a 
tentée  ;  au  contraire  ,  si  elle  man- 
que 5  on  le  couvre  de  ridicule  :  c'est  un 
fou  j  l'ambition  l'a  perdu  ,  et  on  ajoute 
à  sa  douleur,  par  les  sarcasmes  et  l'iro- 
nie dont  il  voit  l'expression  sur  tous 
les  visages.  Voilà  ce  que  je  redoutais, 
voilà  ce  que  je  voulais  éviter  en  de*- 
lueurant  à  Valsery  :  mais  il  fallait  re- 


(179) 
uonccr  à  la  société  de  mes  pins  clicrs 
amis;  et  ceux-là ,  jVn  étais  Ijieri  sûre, 
ne  chcrclieraieiil  point  à  ajouter  à  ma 
jieinc  ;  les  autres;  je  serais  toujours 
la  maîtresse,  s'ils  se  ronduisaicnt  mal 
avec  moi,  de  leur  faire  Tcrmer  ma  porte. 
A  ollà  ce  que  Yillarceau  ne  cessa  de  me 
réj)étcr  tout  le  temps  du  voyage,  que 
je  fis  cette  lois  à  petites  journées,  car 
je  n'étais  pas  pressée  d'arriver.  Nous 
nous  an  étions  dans  les  endroits  cpii 
nous  paraissaient  les  plus  agréables; 
Talouette  annonr;iit  le  retour  du  prin- 
temps; c'était  fpiittcr  la  campagne  au 
plus  beau  temps  de  l'année,  mais  un 
démon,  qui  voulait  ma  perle,  ne  me 
permettait  plus  de  reculer. 

Yillarceau,  «[ui  était  l'iiomme  du 
monde  le  plus  capable  d'attentions 
délicates  ,  pensa  (pren  arrivant  à  Paris, 
et  me  retrou\ant  tout  aussitôt  cluz 
moi,  je  me  livrerais  trop  prompte- 
mcnl    à    de    trit>tes    souvenirs  ,   avait 


(  1?0  ) 
écrit  à  Ninon  d'inviter  nos  amis  k 
souper  chez  lui,  et  l'avait  priée  d'y  réu- 
nir tout  ce  qui  pourrait  me  distraire  de 
mes  pensées  mélancoliques.  On  pou- 
vait s'en  rapporter  à  elle.  Il  ne  m'en 
avait  rien  dit;  seulement  avant  de  par- 
tir de  Claie,  où.  nous  avions  couché, 
il  me  dit  :  «  Je  pense  que  nos  amis 
seront  à  votre  arrivée,  pour  jouir  les 
premiers  du  bonheur  de  vous  voir.  Je 
vous  connais ,  ma  chère  Marion  ;  il 
vous  déplairait  de  paraître  en  habit 
de  voyage,  je  crois  que  nous  pourrions 
en  changer  ici.  Vous  avez  vos  femmes 
et  vos  valises,  rien  ne  vous  empêchera 
de  faire  une  toilette,  inutile  pour  vous 
embellir ,  mais  qui  mettra  votre  amour- 
])ropre  à  l'aise.  »  Je  le  crus  :  il  avait 
mis  Dorothée  dans  la  confidence  , 
et  ,  sans  présager  qu'une  charmante 
fête  m'attendait,  je  me  laissai  parer 
comme  elle  le  voulait ,  sans  y  faire  la 
moindre  attention. 


(  i8i  ) 

Ce  fut  assez  loui^,  et  il  était  au 
moins  ([iiatrc  heures  du  soir  (juaiid 
nous  partîmes;  ain^^i,  nous  ne  pou-i 
vions  arriver  de  jour  elicz  moi ,  et  c'é-» 
tait  là  ce  que  voulait  A  illarceau.  Je  ne 
m'aperçus  donc  point  que  Ton  ne  pre- 
nait pas  le  chemin  de  la  rue  des  Tour- 
nelles,  et  jr  ne  vis  que  Ton  ne  m'y 
avait  pas  conduite,  cpie  lorsijue  je  fus 
dans  la  cour  de  riiotcl  Villarccau,  qui 
était  tellement  éclairée,  (ju  il  était  im- 
possible que  je  ne  reconnusse  pas  que 
je  n'étais  pas  chez  moi. 

Des  fanfares  annoncèrent  mon  arri- 
vée. L'aimahle  iNinon  ,  mademoiselle 
Scudéri,  son  frère,  Desharrcaux  ,  (jue 
j'aurais  dû  nonmicr  le  |)remicr,  Cor- 
neille, Sarazin  ,  et  une  foule  dautres, 
se  pressaient  sur  le  perron,  s'élevaient 
sur  la  pointe  du  pied,  pour  me  voir. 
Tous  disaient  :  «  C  est  tlle!  tlle  nous 
est  rendue  »  Je  fus,  en  quehjue  sorte, 
portée  en  triomphe  tlaus  la  galerie,  où 


(  i83  ) 
on  me  plaça  sur  un  espèce  de  tione.  A 
peine  y  étais-je ,  que  l'on  exécuta  une 
cantate  de  Benserade,  qui  fut  chantée 
par  les  meilleurs  musiciens  du  Roi.  J'y 
étais  représentée  sous  une  si  aimable 
allégorie,  qu'en  vérité  mon  portrait 
était  trop  flatté  pour  que  je  pusse  m'y 
reconnaître.  Saint  -  Evremont  ne  me 
laissa  pas  ignorer  que  j'étais  l'Egérie 
que  l'on  chantait,  ce  Ce  n'est  pas  moi  , 
dis-jcj  mais  je  voudrais  bien  que  cela 
fût  5  pour  être  plus  digne  des  bontés 
de  nos  amis.  » 

A  ce  plaisir  succédèrent  des  scènes 
détachées  que  Voiture  et  Sarazin  avaient 
faites ,  et  qui  étaient  d'une  naïveté  char- 
mante. Elles  nous  conduisirent  jus- 
qu'à l'heure  du  souper  :  il  fut  délicieux^ 
et  il  y  eut  un  concert  où  un  jeune 
enfant,  que  l'on  ne  connaissait  encore 
que  sous  le  nom  de  Baptiste^el  qui  était 
page  de  la  musique  du  roi;  joua  ,  tout 
le  temps  qu'il  dura  j  un  délicieux  solo 


(i83  ) 
de  violon  qui  déjà  f:\isait  prévoir  ce 
qu'il  serait  un  jour  (i),  quand  il  ren- 
contrerait le  génie  (pii  semblait  at- 
tendre le  sien,  et  dont  l'heureuse  réu- 
nion produisit  ces  clicfs-d'œuvre  ly- 
riques et  eurent  place  parmi  les  mer- 
veilles du  grand  siî^cle  qui  s'est  écou- 
lé pendant  ma  longue  vie,  sans  qu'à- 
peine  j'en  aie  joui.  Mais ,  comment 
me  laissais- je  toujours  entraîner  au- 
delà  du  temps  dout  je  rapporte  les 
faits?  Pourquoi  quitlais-je  l'aimable  so- 
ciété que  Yillarceau  réunissait  cliez 
lui,  pour  m'égarcr  dans  le  souvenir 
des  peines  qui  m'accablèrent  plusieurs 
années  après?  J'étais  loin  alors  de  les 
imaginer,  pendant  cette  soirée  qui  se 
prolongea  une  partie  do  la  nuit ,  et 
dont  les  amusemens,  en  se  succédant, 


(i)  Jcan-Haptistc  Lully  ,  qui  ,  le  premier,  tira  U 
musique  fraLiaibc  de  la  bailtnric  où  elle  ctait  ilcpuii 
ton  oiiginr. 


(  i84  ) 
n&  laissèrent  aucune   place  à  l'ennui, 
ni  même  aux  réflexions. 

Ce  fut  là  que  je  vis  pour  la  première 
fois  ce  chevalier  de  Grammont,  dont 
les  avantures  bizarres  ,  ont  été  écrites 
avec  beaucoup  de  gaîté,  par  le  comte 
Hamilton,  que  je  vis  en  Angleterre, 
plusieurs  années  après.  Le  .chevalier 
me  parut  charmant  ,  et  je  ne  sais  si 
Yillarceau  ne  se  reprocha  pas  à  lui- 
même  de  l'avoir  engagé  à  venir  ,  car 
il  parut  ne  s'occuper  que  de  moi.  Ce- 
pendant les  égards ,  la  reconnaissance 
que  je  devais  à  Villarceau,  '  m'obligè- 
rent à  ne  pas  paraître  faire  attention 
aux  timides  vœux  d'un  homme  qui 
avait  quinze  ans  de  moins  que  moi ,  et 
sortait  à  peine  de  l'académie.  Mais  n'a- 
vais-je  pas  été  la  femme  de  Cinq-Marcs, 
qui  n'avait  que  deux  ans  plus  que  lui  ? 
Je  ne  me  livrai  pomt  à  cette  réflexion  , 
et  je  me  contraignis  si  bien,  que  Yil- 
iarceau  n'eut  que  très-peu  de  soupçons 


(  i85   ) 
de  l  impression  que  ce  jeune  fou  faisait 
sur  moi. 

Comme  on  a\ail  proposé  de  danser, 
j'eus  une  attenliou  continuelle  à  ne 
danser  presqu'avec  A  illarceau.  Mais  je 
n'en  étais  pas  moins  fort  aise  ,  de  voir 
(|ue  le  chevalier  de  Grammont  trou- 
vait que  je  dansais  à  ravir;  j'avais  une 
autre  raison  pour  ne  pas  ra'en^aj^er  lé- 
gèrement avec  le  chevalier,  il  était  à  la 
cour,  très-lié  avec  M.  de  Cinq-Marcs, 
avait  déjà  eu  deux  ou  trois  aventures 
remarquables,  et  dans  lesquelles  sa  dis- 
crétion n'avait  j)as  brille.  Je  ne  voulais 
pas  que  celui  qui  avait  été  mon  mari, 
put  m  accuser  d'avoii'  mancjué  la  pre- 
mière ànosserniens.  INous  n'étions  plus 
époux  j  mais  nous  [)Ouvions  être  encorc 
amans,  et  tant  que,  ni  Tun  ni  Tautrc, 
nous  n'aNions  point  fait  de  nouveau 
choix ,  on  pouN  ait  toujours  penscK  qu'en 
dépit  des  lois  cisilis,  nous  étions  unis 
par  celles  de  la  nalui  e.  Je  résolu:>  donc 


(  i86) 
d'attendre  pour  m'apercevoir  que  je 
plaisais  au  chevalier ,  qu'il  fût  certain 
ou  que  Cinq-Marcs  se  mariait ,  ou  qu'il 
avait  une  maîtresse  reconnue*  ce  qui 
ne  tarda  pas. 

Une  beauté  célèbre  parut  à  la  cour 
de  Louis  :  c'était  Marie  de  Gonzagues  , 
fille  du  duc  de  Mantoue.  Elle  était 
jeune  ,  sa  naissance  illustre.  Elle  n'était 
pas  5  à  la  vérité  ,  aussi^  belle  que  je 
J'étais  encore;  mais  elle  satisfaisait  l'am- 
bition du  grand  écuyer.  Un  favori  ne 
croit  rien  de  difficile  de  ce  qu'il  pro- 
jette 5  et  5  après  avoir  été  mon  époux , 
il  forma  le  dessein  d'être  celui  de  la 
fille  d'un  souverain.  Malheureusement 
pour  cette  princesse  ,  elle  ne  fut  pas 
plus  que  moi  insensible  aux  agrémens 
de  l'esprit  de  M.  de  Cinq -Marcs  et  aux 
grâces  de  sa  personne.  Dès  qu'il  s'aper- 
çut qu'il  était  aimé,  il  crut  que  le  moyen 
le  plus  certain  pour  épouser  la  prin- 
cesse de  Mantoue  était  de  la  séduire  ; 


(  i87  ) 
et  qui  en  avait  plus  de  moyens  que 
lui?  Mais,  comme  il  a\ait  réellement 
riutontion  de  l'épouser,  si  le  duc  de 
Mantoue  y  consentait  ,  il  mit  beau- 
coup de  prudence  dans  sa  conduite  , 
pas  assez  pourtant  pour  que  je  n'en 
fusse  pas  instruite  ;  alors  je  lui  écrivis 
en  ces  termes  : 

«  J'avais  conservé  jusqu'à  présent 
l'espoir  que  la  loi  (}ui  cassait  notre 
mariage  ne  s'étendrait  pas  aux  enga^e- 
mens  que  nos  cœurs  avaient  formés  j 
mais  l'illusion  est  détruite,  vous  aiment 
une  belle  étrangère,  des  projets  am- 
bitieux s'unissent  dans  \otre  cienr  avec 
la  passion  que  vous  mspire  ce  nouvel 
objet  de  vos  vœux.  Prenez  garde  ,  vous 
qui  m'êtes  si  cbei-,  d'être  entraîné  plus 
loin  que  vous  ne  voudrez  ;  car,  malgré 
qu'd  ne  reste  |)lus  rien  entre  nous,  je 
îie  vous  en  conserverai  pas  moins  ,  jus- 
qu'au dernier  moment  de  ma  vie,  le 
plus  tendie  et  le   plus  sincère  intérêt. 


(  188) 
Je  n'ai  pas  besoin  de  signer  cette  lettre; 
le  sujet    qu'elle   traite,  et  l'écriture, 
que  vous  connaissez,  vous  apprendront 
assez  de  qui  elle  est.  » 

Comme  je  venais  de  cacheter  cette 
lettre ,  on  m'en  remit  une  du  chevalier 
de  Grammont  :  elle  était  si  tendre  et 
surtout  d'un  style  si  agréable  ,  que  , 
profitant  de  la  liberté  que  l'infidélité 
de  Cinq- Marcs  me  laissait ,  je  lui  ré- 
pondis que  je  l'attendais  à  souper.  On 
ne  doute  point  avec  quel  empresse- 
ment il  se  rendit  à  mon  invitation  :  il 
se  crovait  plus  avancé  qu'il  n'était. 

Les  premières  personnes  qu'il  aper- 
çut furent  INinon  et  Yillarceau  ,  qui 
l'avait  amené  chez  moi.  Persuadé  que 
je  lui  serais  bientôt  infidèle  ,  il  avait 
renoué  avec  celle  que  l'on  ne  quittait 
jamais  sans  regret.  JNinon ,  plus  jeune 
que  moi, avait  encore  long-tem[)S  à  être 
charmante.  Tout  le  monde  sait  com- 
bien elle  conserva  l'empire  de  la  beauté. 


C  1%  ) 

Je  ne  pouvais  en  vouloir  à  \illarccaii 
de  chercher  à  reprendre  ses  cliaînes  , 
puisqu'il  était  assez  heureux  pour  re- 
trouver une  aussi  aimable  maitresse. 
Jamais  elle  n'était  si  aimable  que  lors- 
qu'elle était  en  très-petit  comité  ;  alors 
elle  déployait  toutes  les  grâces  de  son 
esprit ,  qui  égalaient  celles  de  sa  figure. 
Le  chevalier  cependant  ne  paraissait 
occupé  que  de  moi  :  il  avait  cru  être 
admis  en  tête  à  tête.  Quelqu'aimables 
que  fussent  Kinon  et  Yillarcoau  ,  ils 
le  gênaient  infiniment.  Au  moins  se 
flattait -il  qu'ils  ne  resteraient  pas 
toute  la  nuit ,  quand  ,  tout-à-coup  , 
au  milieu  du  souper,  je  m'écriai  :  ce  Et 
à  quoi  pensons-nous  donc  ?  11  v  a  bal 
masqué  chez  fiimbassadeur  d'Espagne- 
je  vais  lui  envoyer  demander  dos  bil- 
lets. iNinon  fut  de  cet  avis  ;  Yillarceau 
pensa  qu'a  la  faveur  du  masque  ,  il 
pourrait  renouer  avec  iNiuon^sans  rom- 
pre avec  moi.  Il  n'y  avait  que  le  ehe- 


(  190  ) 

valier  qui  ne  trouvât  pas  cette  partie 
si  agréable  que  nous  Pimaginions  , 
quoiqu'il  fût  destiné  à  avoir,  en  amour 
comme  en  guerre  ,  une  audace  héroï- 
que. Il  débutait  dans  le  monde  ^  il  ne 
connaissait  pas  encore  tous  les  ressorts 
de  la  galanterie ,  et  il  ne  s'imaginait 
pas  tout  ce  que  le  bal  pouvait  offrir 
de  ressources  à  un  amant.  Il  fallut  bien 
pourtant  qu'il  consentît  à  venir  chez 
l'ambassadeur  ,  ou  à  nous  y  laisser 
aller  sans  lui.  On  m'apporta  ,  dès  l'ins- 
tant même  ,  nos  billets  3  j'envoyai 
chercher  des  dominos  et  des  masques 
pour  ces  messieurs  et  moi,  et,  à  minuit, 
nous  montâmes  en  voiture ,  pour  nous 
rendre  à  l'hôtel  de  l'ambassadeur. 


(  »9i  ) 


%««  »*«*%v*%«*%***«*%*»*«**' 


CHAPn TxE  XXYllI. 


Rien  n'était  mieux    dccorc  que   la 
galerie  oh  l'on   dansait.  Ln  orchestre 
excellent,     une  illumination    qui    ne 
laissait  pas  regretter  le  jour,  des  buf- 
fets somptueux,  tel  était  ce  bal,  qui 
était  donné  pour  célébrer  la  naissance 
de  monseigneur  le  daupliin  ,   dont  la 
reine,    après   vingt    ans   de   mariage, 
était  accouchée.  C'était  un  grand  évé- 
nement à    la  cour;   et  pour  moi,   je 
n'y    voyais  que    l'occasion    de    fêtes 
Ijrillantes  où  je  comptais  paraître  avec 
éclat.  Le  bal  masqué  no    renqilissait 
pas  sur   cela  mes   vues.  De  toutes  les 
folies  humaines,  j'avoue  que  c'est,  à 
mon  gré,  la  plus  sotte  ,  de  se  couvrir 
le  visage    d'une  (igure  hideuse ,  d'en* 


(  19^  ) 
veîopper  sa  taille  dans  des  habilleniens 
(jtii    en    dérobent    toute     l'élégance, 
mettre  à    la  place   d'un  son   de  voix 
doux  et  sonore  un  insupportable  faus- 
set, en  vérité,  voilà  un  beau  plaisir! 
Piemplacer  la  politesse  par  une  liberté 
de  langage,  qui  blesse  autant  les  mœurs, 
qu'elle     manque     de    délicatesse  ,    et 
donne  lieu   par  les   vérités   que   l'on 
se  croit  permis  de  dire   à  tous   ceux 
que  l'on  rencontre  ,   à  des  scènes  qui 
ont   souvent    les    suites    les  plus   fu- 
nestes. C'est  là   ce  que  l'on  croit  un 
plaisir ,    pour    lequel    on    altère    sa 
santé  et  sa  beauté  ^  car   rien  ne   gâte 
autant  le  teint  que  le  masque  :  en   vé- 
rité ,    je    le    répète ,   c'est    une  triste 
folie.   Mais  ce    masque    se'rt    aussi  à 
tromper  les  jaloux  ,    à   conserver  les 
honneurs  de  la   vertu  ,  en  suivant  la 
route  du    vicej    voilà  pourquoi   tant 
d'honnêtes  femmes  défendent  ce  plai- 
sir, comme   leur  en    procurant  qu'el- 


( 


(  193) 

les  n'oseraient  avoncr  publiqncnienl. 
Telles  étaient  les  rcflexlons  que 
nous  faisions  ÎNinon  et  moi,  an  mi- 
lieu de  cette  foule  rjui  nous  lienrtait, 
nous  poussait  d'un  coté  à  Tautrc  do 
la  {paierie,  et  nous  assourdissait  par 
ses  plates  plaisanteries,  toutes  répé- 
tées sur  un  ton  aigu  et  toujours  uni- 
forme. Joi*^nez  à  cela  une  chaleur  et 
une  poussière  insupportable.  Si  on 
eut  suivi  mon  avis,  nous  serions  sor- 
ties de  la  salle  peu  de  momeîjs  a[)r<*s 
y  être  entrées;  mais  ^inon  avait  en- 
vie de  lutiner  d'Auljignac,  à  qui  elle 
en  voulait  pour  avoir  cherché  à  déni- 
grer Corneille.  Elle  s'attacha  à  ses  pas, 
et  lui  dit  les  choses  les  plus  fortes 
contre  le  cardinal,  non  comme  mi- 
nistre, elle  ne  s'y  serait  ()as  jouée, 
mais  comme  auteur  ,  reprochant  à 
d'Aubignac  de  faire  bassement  sa  cour 
à  M.  de  Richelieu  aux  dépens  du 
plus  beau  génie  que  Li  France  eût 
II. 


(  194) 
encore  produit.  Pour  aïoi  ,  qui  nie 
souvenais  de  l'avoir  vu  chez  madame 
de  Saint-Evremont  5  je  ne  voulus  pas 
me  mêler  à  cette  conversation  ;  elle 
intrigua  singulièrement  le  courtisan 
du  premier  ministre,  qui  ne  la  reconnut 
point  sous  le  masque. 

Le  comte  de  Grammont  se  flattait 
que  le  bal  lui  assurerait  un  bien  au- 
quel il  mettait  un  grand  prix  j  il  me 
tenait  le  bras  de  manière ,  à  ce  qu'il 
croyait,  que  je  ne  pourrais  lui  échap- 
per, me  parlait  sans  cesse  de  l'amour 
qui  le  brûlait- mî\is  cela  me  touchait 
peu.  J'avais  en  tête  de  trouver  ou 
mademoiselle  de  Gonzague,  ou  Cinq- 
Marcs.  J'étais  bien  sûre  qu'ils  étaient 
dans  la  galerie,  car  toute  la  cour  s'y 
trouvait.  J'aperçus  M.  de  la  Roche- 
foucault  ,  qui,  fatigué  de  la  chaleur  , 
avait  ôté  son  masque  ;  alors  je  dis  au 
comte  de  Grammont  :  ce  J'ai  un  mot  à 
dire  au  duc  ,  faites-moi  le  plaisir  de 


(  ^9^  ) 
ni'attendrc  sur  cette  ban(jueltc;  je  vons 
rejoins  à  l'iustaiit-,))  et,retirantvivement 
mon  bras  au  nionieFil  où  un  grouppc  se 
pressait  contre  nous,  il  ne  me  vit  j>lu^. 
J'allai  à  M.  de  la  Roclicfoucault 
(pii  avait  de  ramitlc  pour  moi.  C'é- 
tait alors  un  des  aimables  hommes 
de  la  cour,  il  n'avait  pas  encore  le 
ton  f^rave  et  sévère  de  l'ouvrage  (i) 
qu'il  lit  |>araître  plusieurs  années  après, 
et  que  je  lus  avec  étonnement  dans 
mon  exil.  Je  n'y  reconnaissais  pas  l'a- 
mant de  madame  de  la  Fayette.  Mais 
enfui ,  pour  suivre  l'iiisloire  du  bal ,  je 
lai  demandai  si  Cinq-Marcs  était  dans 
la  galerie,  et  quel  était  son  déguise- 
ment: ce  Le  voilà,  me  dit-il,  avec  le 
costtmio  tyrolien,  auprès  d'une  belle 
Italienne  que  vous  connaissez  sùic- 
ment  ;  c'est  la  princl^sse  de  Mant(Aie. 
11  ne  Ta  pas  quittée  depuis  qu'ils  sont 

.'î;  Les  jtiaxUnth  <li' M.  lir  la  HocUcloucaiilt. 


(  '96  ) 
entrés  au  bal,  lui  avec  Monsieur,  et 
elle  avec  la  Reine.  11  voulut  nie  faire 
quelques  agaceries;  mais  je  m'éloignai, 
et  5  me  portant  du  côté  où  était  mon 
volage  époux,  je  vins  m'asseoir  sur  la 
même  banquette  ou  il  était  avec  la 
princesse ,  et  je  me  plaçai  tout  près 
cf  elle ,  remarquant  soigneusement  com- 
me elle  était  mise,  et,  après  ne  m'ê- 
tre  que  trop  convaincue,  par  les  dis- 
cours que  j'entendais,  qu'elle  m'avait 
«entièrement  bannie  de  l'esprit  et  du 
cœur  de  Cinq-Marcs.  Je  fus  mettre 
dans  une  salle  voisine  un  costume  ita- 
lien ,  parfaitement  semblable  à  celui 
<îe  la  princesse.  Je  rentrai  dans  la  salle, 
où  le  chevalier  de  Grammont ,  Villar- 
ceau,  et  même  Ninon  ^  ne  savaient  ce 
que  j'étais  devenue.  Pour  moi,  je  pro- 
fitai d'un  moment  où  Cinq-Marcs  avait 
été  séparé  de  l'objet  de  son  amour, 
parce  que  Monsieur  l'avait  appelé;  et 
venant    à     lui   comme  si    i'eusse    été 


(  '97  ) 
jMiule  de  Goiiza^ue,  je  lui  dis,  si  has 
qu'il  pouvait  à   peine   ni'cnlcndrc,  et 
par cônsecpient  impossible  cpi'il  pût  re- 
connaître le  son  de  ma  voix  :  ce  Cher 
Cinq-Marcs,  j'ai  bien  réfléchi  à  ce  que 
vous   m'avez  dit,   celte   occasion  sera 
peut-être  la   seule  où  je  pourrai   vous 
prouver  combien  je  suis  sensible  à  vo- 
tre amour,  je  n'ai   pas  la  force  de  Ja 
laisser  échapper,  mais  seulement  qu'on 
l'ignore. 

Cinq-!Marcs  ,  au  comble  du  bon- 
heur,  s'empare  de  mon  bras,  me  con- 
duit à  une  voiture  qui  Tattcndait;  et 
à  peine  fûmes-nous  seuls,  que,  croyant 
être  avec  la  j)rincesse  de  Mautoue,  il 
ne  voulut  pas  lui  donner  le  temps  de 
réfléchir,  il  n'avait  plus  rien  à  obtenir 
quand  nous  arrivâmes  dans  sa  petite 
maison ,  (|ui  était  assez  près  de  chez 
Tambassadeur  ;  mais  quand  nous  fûmes 
dans  le  salon  et  que  j'otai  mon  masque, 
il  est   impossible   de  voir  une   (igiue 


C  198) 

plus  étonnée  que  la  sienne.  - — Quoi! 
madame,  c'est  vous?  • — •  Oui,  mon 
clier  Cinq-Marcs.  J'ai  voulu,  en  dépit 
de  madame  d'Effiat  et  de  son  cardinal, 
jouir  encore  une  fois  du  bonheur  d'ê- 
tre dans  vos  bras,  et  retarder,  au 
moins  d'une  nuit  le  triomphe  de  ma 
rivale.  • —  Comment  n'ai-je  pas  été 
averti  par  le  charme  que  vos  douces 
caTesses  me  causaient,  que  c'était  vous, 
ma  chère  Marion;  mais  de  si  agréables 
momens  ne  peuvent-ils  se  répéter?  Je 
restai  assez  pour  prouver  que  j'étais 
maîtresse  de  moi,  pas  tro[)  pour  me 
priver  de  recevoir  de  celui  qui  avait 
été  mon  époux ,  la  preuve  qu'il  ne  re- 
grettait pas  même  Marie  de  Gonzague 
en  étant  avec  moi. 

Jamais  il  n'avait  été  si  aimable.  Je 
profitai  de  ce  moment  de  liberté,  qni 
en  efFet ,  fut  le  dernier  que  j'eus  avec 
lui,  pour  l'engager  à  mettre  une  ex- 
trême circonspection  dans  sa  conduite 


(  ^99  ) 
puliliqiic.  c(  A  ous  m'avez  sactilu-c  k 
rainour  (juc  vous  avez  pour  votre 
mère-,  ne  pouvez-vous  donc  pas  sacrifier 
à  cet  amour,  cette  soif  d'ambition  qui 
vous  perdra.  Voyez  le  cardinal.  Il  est 
sur  le  bord  de  la  fosse j  attendez,  et 
lorsqu'il  ne  sera  plus,  vous  obtiendrez 
sans  peine  ce  que  vous  no  pouvez  es- 
pérer tant  qu  il  \i\ra,  et  avec  \\n  dan- 
ger imminetjl.  Il  m'assura  (pi'il  s'était 
dit  à  lui  -  mémo  ce  que  je  voubiis 
lui  persuader  ;  mais  qu'il  ne  pouvait 
plus  soutenir  l'arro«;ance  du  premier 
mirnstre.  • —  iN'a-t-il  f)as  eu  l'audace 
de  me  dire  que  c'était  à  lui  que  je 
devais  la  faveur  dont  je  jouissais  au- 
près du  roi ,  et  qu'il  saurait  bien  me 
la  faire  perdre  ,  si  je  j)rétendais  pouvoir 
me  passer  de  lur,  mais  je  puis  nous  as- 
surer, ma  chère,  (pi'il  ne  sera  pas  en- 
core long-temps  le  maîtic  de  ma  desti- 
née et  de  celle  de  toute  la  France.  — • 
Prenez  garde,  monsieur  de  Canq-Mai^cs^ 


qu'il  ne  vous  entraîne  clans  sa  cliute,  si 
vous  voulez  en  devancer  l'instant.  »  11 
me  parla  de  mademoiselle  de  Mantoue, 
m'assura  qu'il  ne  l'aimait  point,  qu'il 
n'aimait  que  moi,  et  qu'il  n'aimerait 
personne  autant  qu'il  m'avait  aimée  j 
mais  que  s'il  pouvait  l'obtenir  en 
mariage  ,  cette  alliance  fortifierait 
le  parti  opposé  au  cardinal.  Enfin, 
après  nous  être  donné  mutuellement 
des  témoignages  d'attachement  et  d'es- 
time, je  l'engageai  à  me  ramener  au 
bal,  parce  que  INinon  serait  inquiète. 
Il  m'assura  que  c'était  à  regret  qu'il  me 
voyait  décidée  à  abréger  des  momens 
qui  lui  étaient  si  agréables,  ce  J'aime  à  le 
croire  imais  il  faut  suivre  chacun  no- 
tre route;  peut-être  nous  rencontre- 
rons-nous encore  quelquefois.  Dans 
la  position  où  nous  sommes ,  il  est  im- 
possible que  ce  soit  chez  moi.  Si  le 
cardinal  le  savait  ou  madame  d'Effiat, 
elle  aurait  bientôt  obtenu  de  Son  Emi- 


(    201     ) 

nence  une  lettre  tle  cacliet  pour  m'en- 
fermer  dans  quel(jiie  coin  ont,  et  je 
n  en  ai  m  lie  envie.  « 

Rexenuc  au  bal,  je  repris  mon  do- 
mino noir  et  je  ehercliai  iNinon  ,  (jui 
de  son  coté  s'nKjniélait  do  ne  pas  me 
Irouvei'.  Je  n\ns  rien  de  plus  pressé 
que  de  lui  raconter  mon  aventure  : 
elle  en  rit  l)eauconp  et  n)C  dit  :  il  ne 
retrouvera  pas  ici  M."^  de  Gonzaj^ue, 
elle  est  partie  avec  la  reine,  d  y  a  long- 
temps; et  j'en  cpouvai  nn  secret  plaisir. 
Quant  au  chevalier  de  Grammont,  il 
était  furieux,  il  prétendait  que  je  l'a- 
vais joué.  11  avait  ^rand  tort,  le  lia- 
/ard  a>ait  tout  fait:  niais  à  la  \érité 
je  ne  tenais  pas  assez  à  lui,  [»our  ne 
pas  profiter  de  me  trouver  tête  à  tète 
a\ec  un  homme  cpii  me  |)laisait  q\ioi« 
(ju'il  (ùt  été  mon  uiaii.  M.  tle  Ciram- 
luont  bouda  <  t  .*>orht  du  bal  *,  Saint- 
Lv remont  le  remplaça  et  m'ollrit  sori 
Ijras.  iNous  r«  slAnics  encore  une  heure 


(    202    ) 

dans  la  salle,  et  Yillarceau  toujours 
Î3on  et  fidèle  ami  n'eut  point  d'hu- 
meur 5  il  imagina  facilement  avec  qui 
j'avais  passé  le  temps  de  mon  absence, 
et  il  s'en  formalisa  d'autant  moins  > 
qu'il  était  resté  avec  INinon  ^  et  pouvait- 
on  regretter  qui  que  ce  fût  quand 
on  avait  le  bonheur  de  l'occuper  un 
instant? 

Le  lendemain  le  chevalier  de  Grara- 
mont  vint  me  voir  et  voulut  se  plaiu - 
dre  ;  je  lui  demandai  de  quel  droit  ; 
que  je  ne  lui  en  connaissais  aucuns  et 
qu'il  ne  s'imaginait  pas  apparemment 
que  je  devais  renoncer  à  tous  mes  amis, 
pour  ne  m'occnper  que  de  lui,  que  j'a- 
vais rencontré  une  personne  à  qui  j'a- 
vais eu  à  parler  d'une  affaire  impor- 
tante, et  que  cette  conversation  avait 
été  pins  longue  que  je  ne  Tavais  pen- 
sé ,  qu'ensuite  je  l'avais  .cherché  et  ne 
l'avais  pas  trouvé  ,  qu'ainsi  c'était  lui 
qui  avait  tort  j    mais   comme   je   suis 


205    ) 

lus  bien  pardonner.  II 
;  l^ardon  par  un  baiser.  Quand 
t  .i  j  ilix-huit  ans ,  et  que  Ton  est  pas- 
sablement amoureux  cVst  bien  peu  de 
choses  :  en  obtint-il  davantage?  On 
me  permettra  de  ne  pas  tout  dire. 


Fin  du  second  volume. 


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