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VIE ET AVENTURES
MARTIN CHUZZLEWIT
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Ce roman a été traduit en français par M. Alfred
Des Essarts.
Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, Paris.
VIE ET AVENTURES
DE
MARTIN CHUZZLEWIT
PAR CH. DICKENS
ROMAN ANGLAIS
TRADUIT AVEC L'AUTORISATION DR I.'aUTEUR
SOUS LA DIRECTION DB V, LORAEW
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C'-
BODLEVARn SAINT-GER\f AIN , N» 77
186B
^1 VIE ET AVENTURES
DE
MARTIN CHUZZLEWIT.
CHAPITRE PREMIER.
Qui servira d'introduction pour faire connaître la généalogie
de la famille Chuzzlewit.
Gomme il n'est personne , soit dame , soit gentleman , pour
peu qu'il ait quelque prétention à compter dans la société
des gens comme il faut, qui puisse se permettre de montrer
de la sympathie pour la famille Chuzzlewit, à moins de se
bien assurer d'abord de l'extrême ancienneté de sa race, on
apprendra avec une grande satisfaction que, sans le moin-
dre contredit , elle descendait en ligne directe d'Adam et Eve,
et que , vers ces derniers temps, elle avait ses intérêts étroi-
tement liés à l'agriculture. Si un esprit envieux ou malicieux
donnait à entendre qu'un Chuzzlewit, dans une des périodes
des annales de la famille, ait pu déployer un peu trop d'orgueil
de caste, cette faiblesse mériterait, à coup sûr, moins de
iilâme que d'indulgence , si l'on veut bien tenir compte de
l'immense supériorité de cette maison sur le reste de l'huma-
nité , eu égard à la haute antiquité de son origine.
C'est un fait remarquable que s'il y a eu , dans la plus an-
cienne famille de qui nous ayons souvenir , un meurtrier et
un vagabond, nous sommes sûrs d'en rencontrer bien d'au-
tres dans les chroniques de toutes les familles anciennes , qui
ne sont elles-mêmes que la répétition uniforme de ces mêmes
traits de caractère. Il y a plus : on peut poser en principe
général qae plus grand est le nombre des ancêtres , plus
Martin Chuzzlewit. — i 1
2 VIE ET AVENTURES
grande est la somme des meurtres et du vagabondage. En ef-
fet, aux temps reculés, ces deux sortes de distraction, qui
joignaient à un agréable délassement le moyen alléchant de
réparer les fortunes endommagées, étaient à la fois l'occupa-
tion noble et la récréation hygiénique des gens de qualité dans
ce monde.
En conséquence , on éprouvera une inexprimable consola-
tion , un véritable bonheur à apprendre que , dans les diverses
périodes de notre histoire nationale, les Chuzzlewit furent
étroitement liés à plusieurs scènes de carnage et d'émeute»
sanglantes. On se rappelle en outre à leur sujet que, cou-
verts de la tête aux pieds d'un acier à toute épreuve, ils con-
duisirent fréquemment à la mort, avec un courage invincible,
leurs soldats qu'ils poussaient devant eux à coups de fouet,
et qu'ensuite ils retournaient gracieusement au manoir re-
trouver leurs parents et leurs amis.
On ne saurait mettre en doute qu'un Chuzzlewit au moins
ne soit venu à la suite de Guillaume le Conquérant pour ga-
gner, comme disaient les Normands. Cependant il ne paraît
pas probable que cet illustre aïeul ait , postérieurement à cette
époque, gagné grand'chose auprès de ce monarque : car la fa-
mille ne semble pas avoir jamais été distinguée grandement
par la possession de domaines territoriaux. Et chacun sait
parfaitement, pour la distribution de cette sorte de propriété
entre ses favoris , jusqu'à quel point le conquérant normand
poussait la libéralité et la reconnaissance, vertus qu'il n'est
pas rare de rencontrer chez les grands hommes, lorsqu'il s'agit
de faire des largesses avec ce qui appartient à autrui.
Ici, peut-être, il convient que l'historien fasse un temps
d'arrêt pour se réjouir de l'énorme quantité de valeur , de sa-
gesse, d'éloquence , de vertu, de gentilhommerie, de noblesse
véritable, que l'invasion normande paraît avoir apportée en
Angleterre, et que la généalogie de chaque famille antique fait
ce qu'elle peut pour exagérer encore : et, comme il est hors
de doute qu'elle eût été tout aussi considérable, aussi féconde
en longues séries de chevaleresques descendants, quand bien
même Guillaume le Conquérant eût été Guillaume le Conquis,
cette légère différence aurait peut-être changé les noms et
les familles , ce qui importe peu , mais sans détruire la no-
blesse , ce qui est très-consolant.
Irrécusablement , il y eut un Chuzzlewit dans la conspira-
tion des poudres, si Fawkes lui-même, le traître par excel-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 3
lence, ne fut pas un rejeton de cette remarquable race : et rien
ne serait plus facile à admettre , en supposant , par exemple,
qu'un autre Chuzzlewit , appartenant à une génération précé-
dente, eût émigré en Espagne et, là , eût épousé une femme
indigène , de qui il eût eu un fils au teint olivâtre. Cette con-
jecture vraisemblable est fortifiée, sinon absolument confir-
mée, par un fait qui ne saurait manquer d'intéresser les
personnes curieuses de suivre à la trace et de reconnaître la
tradition des goûts héréditaires dans la vie des générations
subséquentes, qui reproduisent ainsi, à leur insu, la physiono-
mie de leurs ancêtres. Il est à remarquer que, dans ces derniers
temps , plusieurs Chuzzlewit , après avoir, sans succès, essayé
d'autres états, se sont, sans la moindre espérance raisonnable
de s'enrichir et sans aucun motif admissible, établis marchands
de charbon, et que, de mois en mois, ils sont restés à garder
obscurément une petite provision de cette denrée, sans être ja-
mais entrés en arrangement avec aucun acheteur. L'étrange
similitude qu'il y a entre cette façon d'agir et celle qu'adopta
leur grand aïeul sous les voûtes du Parlement à Westminster,
est trop frappante et trop significative pour avoir besoin da
commentaire.
Également, il ressort avec toute évidence des traditions ora-
les de la famille, qu'à une période de son histoire non distinc-
tement définie, il exista une dame dont les goûts étaient si des-
tructeurs et qui était si familière avec l'usage et la composition
des matières inflammables et combustibles, qu'on l'avait sur-
nommée la Fabricante à' allumettes. C'est sous ce sobriquet
populaire qu'elle a été connue jusqu'ici dans les légendes de
la famille. Assurément il n'est pas permis de douter que ce ne
soit la dame espagnole , mère de Chuzzlewit Fawkes.
Mais il existe une autre pièce de conviction qui montre quel
étroit rapport ont les Chuzzlewit avec cet événement mémo-
rable de l'histoire d'Angleterre; une pièce qui portera la cer-
titude dans tout esprit assez incrédule , si tant est qu'il y en
ait, pour ne pas se rendre à l'évidence de ces preuves.
Il y a quelques années, un très-respectable membre de la
famille Cimzzlewit, homme digne de foi à tous égards, homm.e
irréprochable , car jamais ses plus cruels ennemis eux-mêmes
ne songèrent à lui faire d'insulte plus sérieuse que de l'appe^
1er Chuzzlewit le Riche, possédait une lanterne sourde d'un
antiquité incontestable. Ce qui donnait surtout du prix à ce,
ustensile, c'est que, pour la forme et le modèle, il était abso-
4 VIE ET AVENTURES
îument semblable à ceux dont on se sert aujourd'hui. Or ce
gentleman, qui depuis est mort , s*est toujours montré prêt à
attester par serment, et cent fois il en a donné l'assurance so-
lennelle , qu'il avait fréquemment entendu sa grand'mère dire
en contemplant cette vénérable relique : « Oui, oui, cette lan-
terne fut portée par mon grand-fils le 5 novembre , en sa qua-
lité de Guy Fawkes *. » Ces paroles remarquables avaient pro-
duit, et c'était bien naturel, une forte impression sur son
esprit; aussi avait-il coutume de les répéter très-souvent. Leur
sens légitime et leur conclusion naturelle sont également
triomphants , irrésistibles. La vieille dame , qui au moral était
d'une nature énergique , éprouvait cependant une certaine fai-
blesse et quelque confusion dans les idées , ce qui était bien
connu ; ou tout au moins y avait-il de l'incohérence dans son
langage, conséquence naturelle du grand âge et de la loquacité.
Le léger, très-léger désordre que trahissent ces expressions,
est évident et des plus faciles à corriger : a Oui, oui, disait-
elle, et nous ferons observer qu'il n'y avait lieu d'introduire
aucune correction dans cette première proposition. Oui, oui,
cette lanterne fut portée par mon grand-père, — et non par son
petit-fils, ce qui serait postérieur, — fut portée le 5 novembre,
en sa qualité de Guy Fawkes. » Ici se présente à nous une re-
marque à la fois solide, claire, naturelle, et en étroit accord
avec le caractère de la femme qui tenait ce langage : c'est que
l'identité de Guy Fawkes et du grand-père de la bonne dame
est d'après cela si visible, qu'il serait à peine nécessaire d'in-
sister sur ce point, gi ces paroles en sa qualité df. Guy Fawkes
n'avaient été méchamment interprétées par de malins esprits
dans le sens de la mascarade annuelle ; preuve nouvelle de la
confusion que peut produire trop souvent non-seulement dans
la prose historique, mais encore dans la poésie d'imagination,
l'exercice d'un petit travail d'esprit de la part d'un commen-
tateur.
On a prétendu que dans les temps modernes il n'y a point
d'exemple qu'on ait trouvé un Ghuzzlewit en termes intimes
avec les grands seigneurs. Mais c'est encore ici que l'évidence
vient confondre et réduire au mutisme les malicieux détrac-
teurs qui forgent et colportent ces misérables inventions : car
\. Tous les ans, à celte époque, on promène dans les rues, en sou-
venir de la conspiration des poudres, un jeune garçon déguisé en Guy
FîwTj^s, avec une lanterne et des sllumettes.
DK MARTIN CHUZZLEWIT. b
diverses branches de la famille sont restées en possession 4e
lettres d'où il résulte évidemment, en termes circonstanciés,
qu'un Diggory Chuzzlewit avait l'habitude de dîner sans cesse
avec le duc Humphrey. Ainsi il figurait constamment, à titre
de convive, à la table de cet homme de qualité ; ainsi l'hospi-
talité de Sa Grâce, la société de Sa Grâce, lui étaient en quel-
que sorte obligatoires : il en était même ennuyé à la fin, il
n'y assistait que par contrainte, il y faisait résistance; il va
jusqu'à écrire à ses amis que, s'ils ne s'arrangent pas pour
l'enlever, il n'aura pas d'autre choix que de dîner encore avec
le duc Humphrey, et la manière tout à fait extraordinaire
dont il s'exprime annonce un homme rassasié de la haute
vie et de la compagnie de Sa Grâce.
On a prétendu également, et à peine est-il besoin de répéter
un bruit qui part de ces mêmes foyers d'abominable médi-
sance, qu'un certain Chuzzlewit mâle, dont la naissance, il
faut l'avouer, fut entourée de quelque obscurité, était de la
plus basse et de la plus vile extraction. Où en est la preuve?
Quand le fils de cet individu, à qui l'on supposait que son
père avait communiqué dans son temps le secret de sa nais-
sance, gisait sur son lit de mort, on lui posa la question sui-
vante, d'une manière distincte, solennelle et formelle :
« Toby Chuzzlewit, quel était votre grand-père ?:3
A quoi, avec son dernier souffle, il répondit d'une manière
non moins distincte, solennelle et formelle; et ses paroles fu-
rent couchées par écrit et signées de six témoins, dont cha-
cun apposa au long son nom et son adresse : « C'est , dit-il ,
lord No Zoo. »
On pourrait dire, on a dit même, tranchons le mot, car la
méchanceté humaine ne connaît pas de limites , qu'il n'existe
pas de lord de ce nom, et que parmi les titres éteints il serait
impossible d'en trouver aucun qui ressemblât à celui-là, même
par assonance. Mais voyez le bel argument! Nous ne voulons
pas nous prévaloir d'une opinion avancée par des personnes
bien intentionnées, mais abusées, à savoir que le grand-père de
M. Toby Chuzzlewit, rien qu'à en juger par son nom, devait
sûrement avoir été un mandarin. Proposition tout à fait inad-
missible : car il n'y a aucune apparence que sa grand'mère ait
jamais voyagé hors de son pays, ou qu'aucun mandarin y soit
venu à l'époque de la naissance du père de M. Toby, si ce
n'est les mandarins qu'on voit dans les magasins de thé ; et
l'on ne peut admettre un seul instant qu'ils soient intén(8ssés
6 VIE ET AVENTURES
le moins du monde dans la question. Mais faisons le sacrifice
de cette hypothèse, il n'en restera' pas moins évident que
M. Toby Ghuzzlewit avait mal entendu ce nom prononcé par
son père, ou qu'il l'avait oublié, ou, au pis aller, que la langue
avait tourné au moribond : ce qui n'empêche pas qu'à l'époque
récente dont nous parlons, les Ghuzzlewit étaient unis de la
main gauche, c'est-à-dire, en termes héraldiques, par une
barre, à quelque noble et illustre maison inconnue.
De documents et de preuves que la famille a conservés il
appert très-positivement qu'au temps comparativement récent
du Diggory Ghuzzlewit ci-dessus mentionné, un des membres
de ladite famille parvint à un état de grande fortune et de
haute considération. A travers les fragments de sa correspon-
dance échappée aux ravages des mites, qui, en raison de l'im-
mense absorption qu'elles font des actes et des papiers, peu-
vent être nommées à bon droit les greffiers généraux du
monde des insectes, nous trouvons que Diggory fait constam-
ment allusion à une tante sur laquelle il semblait fonder beau-
coup d'espérances et dont il cherchait à se concilier la faveur
par de fréquents cadeaux de vaisselle, bijoux, livres, montres
et autres objets de prix. Ainsi, une fois il écrit à son frère, au
sujet d'une cuiller à ragoût appartenant à ce frère, et qu'il
lui avait e«npruntée, à ce qu'il paraît ; dans tous les cas il
l'avait en sa possession : « Ne soyez pas contrarié de ce que
je ne l'ai plus. Je l'ai portée chez ma tante. » Dans une autre
circonstance, il s'exprime de la même manière, à propos d'une
timbale d'enfant qu'on lui avait confiée pour la faire raccom-
moder. Une autre fois encore il dit : « Je n'ai jamais pu m'em-
pêcher de porter à cette irrésistible tante ce que je possède. »
La phrase suivante démontrera qu'il avait l'habitude de faire
de longues et fréquentes visites à cette dame en son hôtel, si
même il n'y hal)itait pas aussi : « A l'exception des habits que
je porte sur moi , tout le reste de mes effets est à présent chez
ma tante. » Il faut croire que le patronage et la position de
cette honorable dame étaient considérables, car son neveu
écrit : « Ses intérêts sont trop élevés. G'est par trop forî.
C'est effrayant. » Et ainsi de suite. Cependant il ne paraît
pas (chose étrange) que la tante ait profité de son crédit pour
procurer à son neveu un poste lucratif à la cour ou ailleurs,
ni qu'elle lui ait valu d'autre distinction que celle qui res-
sortait naturellement de la société d'une lady de haut parage,
ni qu'elle lui ait rendu d'autres bons offices que les services
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 7
secrets pour lesquels il se montre, en plus d'une occasion,
plein de reconnaissance.
Il serait superflu de multiplier les exemples de la position
élevée, sublime, et de la vaste importance des Ghuzzlewit, à
diverses époques. Si l'on exigeait d'autres preuves pour arri-
ver à une probabilité suffisante, nous pourrions les entasser
les unes sur les autres jusqu'au point d'en former des Alpes
de témoignages , sous lesquelles le plus effronté scepticisme
serait écrasé et aplati. Mais à présent que voilà un bon petit
tumulus bien conditionné et un monument décent élevé sur la
sépulture de la famille, le présent chapitre laissera là ce su-
jet : bornons-nous à ajouter, en guise de pelletée dernière,
que bien des Ghuzzlewit, mâles et femelles, ont pu prouver,
sur la foi des lettres écrites par leurs propres mères, qu'ils
avaient eu des nez réguliers, des mentons irrécusables, des
formées qui eussent pu servir de modèle à la sculpture, des
membres parfaitement tournés et des fronts polis d'une trans-
parence telle qu'on y voyait les veines bkues courir dans plu-
sieurs directions, comme les tracés divers d'une sphère cé-
leste. Ce fait en lui-même, eût-il été isolé, suffirait pour servir
de certificat à leur noble origine : car il est bien connu, d'après
l'autorité des livres qui traitent de pareilles matières, que
chacun de ces phénomènes, mais surtout celui des nez régu-
liers, est le privilège invariable des personnes de la plus
haute condition et dédaigne de se montrer ailleurs.
L'historien ayant, à sa satisfaction complète, et par consé-
quent à la complète satisfaction de tous ses lecteurs , prouv<^
que les Chtizzlewit ont eu une origine, et que leur importance,
soit à une époque, soit à une autre, a été de nature à ne pas
manquer de rendre leur société agréable et convenable pour
tous les gens sensés, il peut maintenant poursuivre sa tâche
avec ardeur. Ayant montré qu'ils ont dû avoir, en raison de
leur antique race, une large et belle part dans l'établissement
et les développements de la famille humaine, son affaire sera
de faire voir un jour que tels des membres de cette lignée qui
paraîtront dans l'ouvrage ont encore dans le grand monde au-
tour de nous des pendants et des prototypes. Pour le moment
l'historien se borne à faire remarquer, en tète de son travail :
1° Qu'on peut affirmer positivement, sans cependant s'unir de
seiitiraent à la doctrine de Monboddo, d'après laquelle les
hommes auraient selon toute probabilité été d'abord des
sine-fs, que la nature humaine joue des tours étranges et
8 VIE ET AVENTURES
vraiment extraordinaires ; 2° Et, sans enipiéter cependant sur
la théorie de Blumenbach, d'après laquelle les descendants
d'Adam ont une notable quantité d'instincts qui appartiennent
plus au cochon qu'à aucune autre espèce d'animaux de la créa-
tion, qu'il y a certains hommes qui sont particulièrement re-
marquables pour le soin rare qu'ils savent prendre de leur
bien-être et de leurs intérêts.
CHAPITRE II.
OÙ l'on présente au lecteur certains personnages avec lesquels il
pourra, si cela lui plaît, faire plus ample connaissance.
C'était vers la fin de l'automne. Le soleil, à son déclin,
après avoir lutté contre le brouillard qui durant toute la
journée l'avait voilé, jetait de brillants rayons sur un petit
village du Wiltshire, situé à peu de distance de la belle et an-
cienne ville de Salisbury.
Gomme un éclair soudain de mémoire ou d'intelligence qui
s'éveille dans l'esprit d'un vieillard, le soleil répandait avant
de s'éteindre son éclat sur le paysage, où la jeunesse et la force
disparues semblèrent revivre de nouveau. L'herbe mouillée
étincelait dans la lumière : les étroites bandes de verdure dans les
haies, où quelques petites branches encore vives avaient résisté
bravement et se pressaient l'une contre l'autre pour mieux se
défendre jusqu'à la fin contre les rigueurs des vents piquants •
et de la gelée du matin, reprenaient vie et courage; le ruisseau,
qui toute la journée avait été triste et endormi, s'était remis
à rire gaiement; les oiseaux commençaient à gazouiller sur les
branches dénudées, comme si, l'espérance leur faisant illu-
sion, ils fêtaient déjà le départ de l'hiver, le retour du prin-
temps. La girouette placée sur la flèche aiguë de la vieille
église scintillait au haut de son poste comme pour s'associer
à la joie générale ; et des croisées voilées de lierre il s'échap-
pait de tels rayons reflétés par le ciel embrasé, qu'il semblait
que les paisibles maisons fussent le foyer concentré de la
pourpre et de la chaleur de vingt étés.
Les signes mêmes delà saison, qui n'annonçaient que trop bien
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 9
l'approche de l'hiver, donnaient du charme au paysage , dont
en ce moment ils rendaient les traits plus agréables sans y
jeter encore un air de mélancolie. Les feuilles tombées, qui
jonchaient le sol, répandaient une douce senteur, et, amortis-
sant le bruit sonore des pas lointains et des roues, créaient
un calme en parfaite harmonie avec le mouvement du labou-
reur éloigné qui semait çà et là le grain , et avec la marche
de la charrue qui retournait sans bruit la riche terre brune,
traçant un gracieux sillon dans les chaumes. Sur les branches
immobiles de quelques arbres, des baies d'automne pendaient
comme les grains d'un collier de corail dans ces vergers fabu-
leux où les fruits étaient des pierres précieuses ; d'autres ar-
bres, dépouillés de toute leur garniture, étaient restés comme
le centre d'un petit bouquet de belles feuilles rouges, en at-
tendant le sort commun ; d'autres encore avaient conservé
tout leur feuillage, mais crispé et fendillé comme s'il avait été
desséché par le feu, montrant autour de leurs troncs, em-
pilées en tas purpurins, les pommes qu'ils avaient portées
cette année même; pendant que d'autres, malgré leur retar-
dataire verdure , se montraient ternes et tristes dans leur
vigueur même , comme si la nature voulait enseigner par
eux que ce n'est pas à ses favoris les plus actifs et les plus
joyeux qu'elle accorde le plus long terme d'existence. Cepen-
dant, à travers leurs touffes plus sombres, les rayons du soleil
traçaient de larges sillons d'or; et la lumière rouge, tamisant
les branches au ton brun, s'en servait comme d'un contraste
pour y faire passer son éclat et compléter ainsi la magnificence
du jour mourant.
Un moment suffit pour faire évanouir toute cette splendeur.
Le soleil se coucha au sein des longues lignes grisâtres de col-
lines et de nuages entassés à l'horizon, qui formaient à l'ouest
une cité aérienne, murailles sur murailles, bâtiments sur bâ-
timents; la lumière s'effaça entièrement; l'église, tout à l'heure
brillante, devint froide et noire; le courant d'eau oublia de sou-
rire et de murmurer; les oiseaux devinrent silencieux; et la
tristesse de l'hiver reprit partout son règne.
Le vent du soir se leva à son tour; les petites branches cra-
quèrent en s' agitant dans leurs danses de squelette, au bruit
de sa musique lugubre. Les feuilles desséchées, cessant de
rester immobiles, coururent çà et là comme pour chercher un
abri contre cette froide bise ; le laboureur détela ses chevaux,
fit, la tête baissée, les poussa vivement devant lui pour les
10 VIE ET AVENTURES
ramener au logis; puis, de toutes les fenêtres des cottages, des
lumières commencèrent à darder leur regard clignotant sur
les champs obscurcis.
Alors la forge du village épanouit ses feux dans toute sa
gloire. Les vigo.ureux soufflets mugirent en envoyant leur ha I
ha ! au feu vif, qui mugit à son tour et fit voltiger gaiement
les brillantes étincelles, au sonore écho des marteaux sur l'en-
clume. Le fer embrasé se piqua d'émulation, et, non moins
étincelant, sema tout autour avec profusion ses rouges
rubis enflammés. Le robuste forgeron avec ses compagnons
multiplia si bien ses coups, qu'ils forçaient la nuit même
à s'égayer dans sa tristesse et jetaient une illumination sur
sa face sombre , tandis qu'elle se penchait vers la porte et les
fenêtres, regardant curieusement par-dessus les épaules d'une
douzaine de flâneurs. Quant à ces spectateurs paresseux, ils
restaient là, rivés à leur place comme par un sortilège: parfois
hasardant un coup d'œil sur l'ombre qui s'étendait derrière
eux, ils n'en reportaient qu'avec plus de plaisir sur le seuil de
la forge leurs yeux indolents, et ne faisaient que s'en appro-
cher davantage, sans plus songer à se disperser que s'ils
étaient là dans leur élément, nés comme les grillons pour se
grouper autour du foyer ardent.
Le diable soit du vent 1 II ne faisait que soupirer tout à l'heure ;
le voilà maintenant qui commence à rugir autour de la joyeuse
forge, à faire claquer le guichet, à gronder dans la cheminée,
de même que s'il avait des ordres à donner aux soufflets. C'é-
tait bien la peine de tempêter et de faire le fanfaron ! Qu'est-
ce qu'il y gagnait? Le forgeron obstiné n'en chantait que de
plus belle, de sa voix enrouée, sa joyeuse chanson, et le feu
n'en avait que plus d'activité et d'éclat , et la danse des étin-
celles n'en était que plus pétillante. A la fin, elles pétillèrent
si bien dans leurs tourbillons victorieux, que le vent n'y put
tenir et s'enfuit avec un hurlement; mais en passant, il
donna un si rude choc à la vieille enseigne placée devant la
porte de la taverne, que le Dragon bleu fut plus que jamais
terrassé et n'eut pas besoin d'attendre Noël pour tomber tout
à fait de son cadre détraqué.
Quelle mesquine tyrannie, quelle pauvre vengeance pour un
vent respectable, que d'aller exercer sa mauvaise humeur sur
de misérables créatures telles que des feuilles tombées; mais
comme il en poussait un^ énorme quantité, précisément en
venant de se donner une légère satisfaction aux dépens du
DE MARTIN CHUZZLEWIT, 11
Dragon humilié , il les dispersa, il les éparpilla de telle sorte
qu'elles furent entraînées pêle-mêle, ici, là , roulant les unes
sur les autres, tournoyant en mille cercles sur leurs bords
effilés, se livrant en l'air à des danses frénétiques, et,
dans l'excès de leur désespoir, exécutant toute sorte de
gambades extraordinaires. Et ce n'était pas assez pour la
fureur malicieuse de ce vent rancunier : non content de les
pousser au loin, il en prit à part quelques débris qu'il porta
dans les copeaux du charron, les fourrant sous ses planches et
ses poutres ; semant en l'air sa sciure de bois, retournant à
!a poursuite des feuilles fugitives, et, quand il en rencontrait
encore quelques-unes, ah ! quelle chasse il leur donnait et
comme il se mettait à leurs trousses!
Les feuilles effrayées n'en fuyaient que plus vite; et vrai-
ment c'était une course à donner le vertige : car les pauvrettes
s ; trouvaient transportées aux endroits les plus déserts, où il
n'y avait pas d'issue, et où leur persécuteur les reprenait pour
les faire tourbillonner à sa fantaisie; elles montaient jusque
sous les gouttières, elles se pressaient étroitement aux parois
des meules ainsi que des chauves-souris, elles se répandaient
par les fenêtres ouvertes des chambres, elles s'affaissaient en
tas sur les haies ; en un mot, c'était un sauve qui peut géné-
ral. Mais ce qu'elles firent de plus excentrique sans contredit,
ce fut de saisir le moment où la porte extérieure de M. Pecks-
niff venait de s'ouvrir tout à coup, pour s'élancer d'une ma-
nière désordonnée dans le corridor, où le vent qui les poursui-
vait les serra de près, et, ayant trouvé ouverte la porte de
derrière, souffla aussitôt la chandelle allumée que tenait miss
Pecksniff, et ferma avec une telle violence la première porte
contre M. Pecksniff qui entrait en ce moment, que celui-ci
tomba en un clin d'œil au bas des marches. Enfin, fatigué lui-
même de ses petites malices, l'impétueux coureur d'espace
s'éloigna, satisfait de sa besogne, mugissant à travers bruyère
et prairie, colline et plaine, jusqu'à ce qu'il gagna la mer, où
il alla rejoindre des compagnons de son espèce, en humeur de
souffler comme lui toute la nuit.
Cependant M. Pecksniff, ayant reçu, à l'angle aigu de la
dernière marche, cette sorte de coup sur la tête, qui, pour le
plaisir du patient, lui fait voir une fantastique illumination
générale , autrement dit trente-six chandelles , restait tran-
quillement étendu à contempler sa propre porte extérieure. Il
faut croire que cette porte en disait beaucoup plus par sa
12 VIE KT AVKNÏURKS
forme que les autres portes qui donnent sur la rue : car
M. Pecksniff persista à rester dans sa position contemplative
durant un espace de temps prolongé et vraiment inex-
plicable, sans se rendre compte s'il avait été heurté ou non;
et de même, quand miss Pecksniff demanda à travers le trou
de la serrure avec une voix aiguë qui eût fait honneur à un
vent de vingt ans :
« Qui est là? »
Le père ne répondit rien. De même encore, lorsque miss
Pecksniff rouvrit la porte, et, abritant la chandelle avec sa
main, jeta les yeux devant elle et regarda attentivement au-
tour de son père, au delà de son père et par-dessus son père,
partout enfin excepté là où il était, celui-ci ne fit aucune ob-
servation et n'indiqua d'aucune façon la moindre velléité, le
moindre désir d'être tiré de sa position.
« Je vous vois bien! cria miss Pecksniff au soi-disant gar-
nement qui se serait enfui après avoir frappé un coup de
marteau. Je vous attraperai, monsieur! »
Mais M. Pecksniff, qui se tenait, sans doute, pour suffi-
samment attrapé déjà, ne dit mot.
« Maintenant, vous tournez autour du coin de la porte, »
cria miss Pecksniff.
Elle disait cela au hasard ; mais elle avait rencontré juste :
car M. Pecksniff, étant précisément occupé à éteindre le plus
vite possible les trente-six chandelles dont nous avons parlé,
et à réduire à une douzaine, ou à peu près, les quatre ou
cinq cents boutons de cuivre qui, devant ses yeux, s'étaient
mis en danse d'une façon tout à fait nouvelle sur la porte de
la rue , M. Pecksniff, disons-nous, avait l'air de tourner au-
tour du coin de sa porte.
Miss Pecksniff ayant débité, sur un ton aigre, une menace
de prison et de constable, de billot et de potence, était au
moment de refermer la porte, lorsque M. Pecksniff, encore au
bas des marches, se souleva sur un coude et éternua.
« Quelle voix! s'écria miss Pecksniff. C'est mon père! »
A cette exclamation, une autre miss Pecksniff s'élança hors
du parloir ; et les deux miss Pecksniff, avec force expressions
incohérentes, remirent M. Pecksniff sur ses pieds.
« P'pa! s'écrièrent-elles de concert. P'pal parlez, p'pa!
N'ayez pas l'air si égaré, cher p'pa ! j>
Mais comme, surtout en pareil cas, un gentleman ne saurait
nullement se rendre compte de l'air qu'il a, M. Pecksniff con-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 13
tinuait de tenir sa bouche et ses yeux tout grands ouverts, et
de laisser pendre sa mâchoire inférieure, dans le genre des
casse-noisettes qu'on donne en jouet aux enfants; et comme
son chapeau était tombé, comme son visage était pâle, sa che-
velure hérissée, son habit souillé de boue, il offrait un spec-
tacle tellement déplorable que ni l'une ni l'autre des demoi-
selles PecksnifF ne put retenir un cri involontaire.
ff Ce n'est rien, dit M. Pecksniflf; je me sens mieux.
— Il revient à lui !.... s'écria la plus jeune miss Pecksnitf.
— Il -parle encore! » s'écria l'aînée.
Avec quelles exclamations de joie elles embrassèrent M. Pecks-
niff sur l'une et l'autre joue, et l'aidèrent à rentrer dans
l'intérieur de la maison! D'abord, la plus jeune sœur courut
dehors ramasser le chapeau de son père, les feuillets crottés
de ses papiers, son parapluie, ses gants et autres menus ob-
jets; ensuite, et après avoir fermé la porte, les deux jeunes
filles s'occupèrent du soin de panser les plaies de M. Pecksnifï,
au fond du parloir.
Ces plaies n'étaient pas d'une nature très-sérieuse. Il n'était
besoin que de frictionner ce que l'aînée des demoiselles Peck-
sniff appelait « les parties protubérantes » du corps de son
père, par exemple les genoux et les coudes, ainsi qu'un organe
nouveau, totalement inconnu aux phrénologistes, et qui s'était
développé derrière la tête. Ces meurtrissures ayant été com-
battues extérieurem.ent avec des bandes de papier goudronné
et salé, et à l'intérieur M. Pecksniff s'étant réconforté avec
une certaine quantité de forte eau-de-vie mélangée d'eau,
l'aînée des miss Pecksniff s'assit pour faire le thé, qui était
tout préparé. En même temps, la cadette alla chercher à la
cuisine un morceau enfumé de jambon et des œufs, et ayant
posé tout cela devant son père, elle prit place aux pieds de
M. Pecksniff, sur un tabouret bas, d'où elle tint son regard
de niveau avec la table à thé.
De cette humble position, il ne faut pas inférer que la plus
jeune des miss Pecksniff fût assez jeune pour être forcée,
comme on dit, de s'asseoir sur un tabouret, en raison de
l'exiguïté de ses jambes. Si miss Pecksniff se tenait assise sur
un tabouret, c'était par simplicité et par humilité de cœur,
deux qualités qui, chez elle, étaient tout à fait éminentes. Si
miss Pecksniff se tenait assise sur un tabouret, c'est qu'elle
était toute jeunesse, tout enjouement, toute vivacité, toute
pétulance, comme un petit chat. C'était la plus maligne et en
14 ' VIE ET AVENTURES
même temps la plus naïve créature que vous puissiez imagi-
ner, cette jeune miss Pecksniff, la cadette; c'était là son grand
charme. Elle était trop naturelle, trop franche, cette jeune miss
Pecksniff la cadette, pour porter un peigne dans ses che-
veux, ou pour les tourner, ou pour les friser, ou pour les
natter. Elle les portait à la Titus, coiffure libre et flottantu,
où il entrait tant de rangées de boucles que le sommet sem-
blait ne former qu'une boucle unique. Elle n'était pas autre-
ment jolie : mais pourtant, c'était une petite femme assez
drôlette; quelquefois, oui, quelquefois, elle portait même un
tablier; et elle était si bien comme cela! Oh! cette miss
Pecksniff, la cadette, c'était bien « une vraie gazelle, » comme
un jeune gentleman l'avait fait observer dans un madrigal,
au bas d'un journal de province, article « poésie ».
M. Pecksniff était un homme moral, un homme grave, un
homme aux sentiments et au langage nobles : il avait fa;t
baptiser sa fille cadette sous le nom de Mercy. Mercy ! oh! le
charmant nom pour une créature à l'âme pure comme la plus
jeune des miss Pecksniff! L'autre sœur s'appelait Gharity. C'é-
tait parfait. Mercy et Gharity ! Gharity, avec son excellent bon
sens, avec sa douceur tempérée d'une gravité sans amertume,
était si bien nommée, et savait si bien conduire et faire valoir
sa sœur ! Quel piquant contraste elles offraient à l'observaLeur !
On les voyait aimées et s'aimant entre elles, pleines de sym-
pathie mutuelle et de dévouement, s'appuyant l'une sur l'autre,
et cependant se servant de correctif, d'opposition et, en quelque
sorte, d'antidote. Observez chacune de ces demoiselles, admi-
rant sa sœur sans réserve, mais agissant de son côté tout au-
trement qu'elle, d'après des principes différents, et sans avoir,
en apparence, rien de commun avec elle; et-, si les bons ré-
sultats d'un semblable système ne vous plaisent pas, vous
êtes invité respectueusement à m'honorer de votre réclama-
tion. Le fait culminant de tout cet intéressant tableau, c'est
que les deux belles créatures n'en avaient nullement con-
science ; elles ne s'en doutaient seulement pas. Elles n'y pen-
saient et n'en rêvaient pas plus que Pecksniff lui-même. La
nature s'amusait à les opposer l'une à l'autre : mais elles ne
se mêlaient pas de cela, les deux miss Pecskniff.
Nous avons fait remarquer que M. Pecksniff était un homme
moral. Il l'était en effet. Peut-être n'exista-t-ii jamais un houhiie
plus moral que M. Pecksniff : il l'était surtout dans la con-
versation et dans le commerce épistolaire. Il avait été dit de
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 15
lui, par un de ses admirateurs habituels, qu'il avait dans le
cœur pour les bons sentiments la bourse de Fortunatus. A
cet égard, il ressemblait à la jeune fille du conte de fées,
excepté que, si ce n'étaient pas de vrais diamants qui tom-
baient de ses lèvres, du moins c'était du plus beau strass, et
qui brillait prodigieusement. Homme modèle, plus rempli de
préceptes vertueux qu'un cahier d'exemples d'écriture. Il y
avait des gens qui le comparaient à un bureau de poste, où
l'on vous enseigne toujours votre chemin pour aller à tel en-
droit sans jamais y être allé soi-mêm-e : mais ces gens-là étaient
ses ennemis, c'étaient les ombres ofTasquées par son éclat, voilà
tout. Son cou même avait quelque chose de moral. On en voyait
une bonne partie à découvert, par-dessus une très-mince cra-
vate blanche, qui descendait très-bas, et dont jamais personne
n'avait pu découvrir l'attache, car il la liait par derrière; c'est
là que son cou se déployait à l'aise, espèce de vallée qui s'é-
tendait entre les deux pointes saillantes de son col de che-
mise, unie et déboisée de tout vestige de barbe. Il samblait
que M. Pecksniff voulût dire par là : « Pas de déception à
craindre ici, mesdames et messieurs; ici règne la candeur;
un calme honnête fait mon essence. » Il en était de même de
ses cheveux d'un gris de fer; relevés avec la brosse au-des-
sus du front, ils se tenaient roides et droits, ou bien ils se
penchaient doucement dans un accord sympathique avec ses
épaisses paupières. Il en était de même de sa personne par-
faitement luisante , bien que dépourvue d'embonpoint. Il en
était de même de ses manières, qui étaient douces et onctueuses.
Ea un mot, jusqu'à son grand habit noir, jusqu'à son état
d'homme veuf, jusqu'à son binocle pendant, tout tendait au
même but, tout criait : <r Contemplez le moral M. Pecksniff! d
La plaque de cuivre placée sur la porte et qui , appartenant
à M. Pecksniff, n'eût pu mentir , offrait cette inscription-.
Pecksniff , architecte ; auquel titre M. Pecksniff ajoutait sur
ses cartes d'affaires, celui d'ARPENTEUR. Ce qu'il y a de sûr.
c'est qu'il avait de quoi arpenter au moins du regard, à voir
l'immense perspective qui s'étendait devant les croisées de sa
maison. Quant à ses travaux d'architecte, on n'en connaissait
pas grand'chose , si ce n'est qu'il n'avait jamais dessiné ni
bâti quoi que ce fût : mais il était généralement entendu
que ses notions sur cette science étaient terriblement pro-
fondes.
Les occupations de M. Pecksniff roulaient principalement.
16 VIE ET AVENTURES
sinon même en entier, sur les soins qu'il donnait à des élèves;
or, les revenus qu'il ramassait dans cette spécialité par la-
quelle il variait et tempérait de plus graves travaux , ne sau-
raient guère passer à la rigueur pour être besogne d'architecte.
Son génie brillait à prendre dans ses filets les parents et les
tuteurs, et à empocher le prix des pensions. La pension d'un
jeune gentleman une fois payée, et le jeune gentleman entré
dans la maison de M. Pecksniff, M. PecksnifT lui empruntait
sa boîte d'instruments de mathématiques, pour peu qu'elle
fût montée en argent ou qu'elle eût quelque prix ; de ce mo-
ment, il l'engageait à se considérer comme étant de la famille ;
il lui faisait de grands compliments sur ses parents ou ses
tuteurs, quand l'occasion s'en présentait; puis il le lâchait
dans une chambre spacieuse au deuxième étage sur la façade.
Là, en compagnie de tables à dessiner, de parallélographes,
de compas aux branches roides et inflexibles, et de deux, peut-
être trois autres gentlemen, l'élève s'exerçait durant trois ou
cinq ans, selon les conventions, à prendre les hauteurs de la
cathédrale de Salisbury à tous les points de vue possibles, et
à construire en l'air une énorme quantité de châteaux, de salles
de parlement et autres monuments publics. Dans le monde
entier peut-être n'existait-il pas un aussi grand nombre de
magnifiques édifices en ce genre qu'il ne s'en faisait sous la
direction de M. Pecksniff; et, si les comités du Parlement
avaient accordé l'autorisation de bâtir la vingtième partie seu-
lement des églises que l'on érigeait dans cette chambre de la
façade, avec l'une ou l'autre des demoiselles Pecksniff pro-
sternée à l'autel pour épouser l'architecte surnuméraire, il n'y
eût pas eu besoin d'églises nouvelles, au moins pendant cinq
siècles.
« Les biens mêmes de ce bas monde dont nous venons d'u-
ser, dit M. Pecksniff, promenant sur la table un regard circu-
laire quand il eut terminé son repas; oui, même la crème, le
sucre, le thé, les rôties, le jambon....
— Et les œufs, ajouta Gbarity à voix basse.
— Et les œufs, répéta M. Pecksniff, ont leur côté moral.
Voyez comme ils viennent et comme ils s'en vont. Tout plai-
sir est passager. Nous ne saurions même manger longtemps.
Si nous nous laissons trop aller à d'innocents liquides , nous
gagnons une hydropisie; si c'est à des boissons capiteuses,
nous tombons dans l'ivresse. Quel sujet de réflexion atten-
drissant!
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 17
— Ne dites point que nous tombons dans l'ivresse , p'pa,
s'écria l'aînée des miss Pecksnifï.
— Quand je dis nous^ ma chère, répliqua le père, j'entends
par là l'humanité en général , la race humaine, considérée en
corps, et non pas individuellement. Il n'y a rien de personnel
dans ma morale, mon amour. Même une chose telle que celle-
ci, dit encore M. Pecksniff en passant l'index de sa main gau-
che sur le papier brun appliqué au sommet de sa tête, un petit
accident, une calvitie, quoi que ce soit enfin, nous rappelle
que nous ne sommes que.... »
Il allait dire : ce des vers; « mais se souvenant que l'on ne
voit guère de vers sur les chevelures, il substitua à cette
expression celle de : « Chair et sang. •»
(T Ce qui, s'écria M. Pecisniff, après une pause, durant la-
quelle il sembla avoir cherché , mais sans succès , une autre
morale , ce qui est également très-attendrissant. Ma chère
Mercy, ranimez le feu et écartez les cendres. »
La jeune fille obéit. Cette besogne faite, elle reprit son ta-
bouret, posa un bras sur les genoux de son père, et appuya
contre son bras sa joue florissante de fraîcheur. Miss Charity
rapprocha sa chaise du feu, comme pour se préparer à enta-
mer une conversation, puis elle leva les yeux sur son père.
a: Oui, dit M. Pecksniff après une nouvelle et courte pause,
durant laquelle il avait pris un sourije silencieux en balançant
sa tête devant le fefu, j'ai eu la chance d'atteindre mon but.
Nous allons avoir bientôt un pensionnaire de plus à la maison.
— Un jeune homme, papa? demanda Charity.
— 0-o-oui, un jeune homme, dit M. Pecksniff. Il désire pro-
fiter de l'inestimable occasion qui s'offre à lui d'unir les avan-
tages de la meilleure éducation pratique architecturale au
confortable d'une vie de famille et à la société constante de
personnes qui, tout humble qu'est leur sphère, toute bornée
qu'est leur capacité, ne sont ni négligentes ni oublieuses de
leur responsabilité morale.
~ Oh! p'pa! s'écria Mercy, levant son doigt avec malice,
voir à V annonce ci-dessous. »
— Espiègle, espiègle fauvette! » dit M. Pecksniff.
Nous devons faire observer, à propos du nom de «fauvette»,
donné par M. Pecksniff à sa fille cadette, que celle-ci ne pos-
sédait aucune qualité vocale, mais que M. Pecksniff avait l'ha-
bitude d'employer fréquemment tel mot qui se présentait à sa
pensée, dès qu'il lui semblfi^^g;^^ ner harmonieusement et ar-
Martin Chlzzlenvit. — i 2
18 VIE ET AVENTURES
rondir une périQde, sans se mettre beaucoup en peine du sens
de ce mot. Et c'est ce qu'il pratiquait avec tant d'assurance et
d'une façon si imposante, que parfois son éloquence déconcer-
tait les gens les plus sensés, qui en restaient tout ébahis.
Ses ennemis affirmaient, soit dit en passant, qu'un grand
fond d'assurance dans les mots et les formes servait de passe-
partout au caractère de M. Pecksniff.
« Est-il beau, p'pa? demanda la plus jeune fille.
— Êtes-vous sotte, Merryl * dit l'aînée.
Merry était le diminutif familier de Mercy.
« Quel est le prix de la pension, p'pa? ajouta Gharity. Dites-
le-nous.
— Oh! que c'est joli. Cherry! s'écria miss Mercy, qui leva
les mains et fit entendre un rire étouffé, le plus charmant du
monde ; que vous avez l'esprit mercenaire pour une jeune
fille 1 Mauvaise que vous êtes, vous ne pensez qu'au solide. »
C'était en vérité chose tout à fait ravissante et digne des
temps de l'âge pastoral, de voir comment les deux miss Pecks-
niff échangèrent des tapes d'amitié après ces paroles, puis se
mirent à s'embrasser, chacune à sa manière, selon la différence
de leur humeur.
a II est bien, dit M. Pecksniff, à voix basse mais intelligible ;
il est assez bien. Je ne compte pas recevoir immédiatement le
prix de sa pension. »
A cette nouvelle, et malgré la dissemblance de leur carac-
tère, Gharity et Mercy ouvrirent à la fois de grands yeux et
parurent un moment déconcertées, comme si leur pensée una-
nime se fût concentrée sur cette éventualité inquiétante.
« Mais qu'est-ce que cela fait? dit M. Pecksniff, souriant de
nouveau à son feu. Il y a du désintéressement en ce monde,
je l'espère? Nous ne sommes pas tous rangés en deux camps
opposés : ro/"fensive et la déiensive. Il y a de braves gens mar-
chant entre ces deux extrêmes, tendant la main sur leur pas-
sage à ceux qui ont besoin de leur assistance, sans prendre
parti ni pour ni contre, hum I »
Dans ces aphorismes philanthropiques il y avait quelque
chose qui rassura les deux sœurs. Elles échangèrent un regard
et reprirent leur entrain.
« Oh! ne soyons pas toujours à calculer, à projeter, à com-
biner pour l'avenir, dit M. Pecksniff, souriant de plus en plus,
et regardant le foyer de l'air d'un homme qui ne parle pas
aussi sérieusement qu'il le paraît; je suis las de préoccupa-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 19
tions de ce genre. Si nos sentiments sont bons, si notre cœur
est épanoui, laissons-nous aller franchement à cet élan, dùt-il
entraîner pour nous de la perte au lieu de profit. Qu'en dites-
vous, Charity?»
Regardant alors ses filles pour la première fois depuis qu'il
avait entamé ces réflexions, et s'apercevant qu'elles souriaient
toutes deux, M. Pecksniff leur lança rapidement un coup d'œii
si joyeux, tout en conservant un certain mélange de componc-
tion et de finesse , que la plus jeune sœur se sentit entraînée
aussitôt à s'asseoir sur ses genoux., à lui enlacer le cou de
ses bras, et à l'embrasser vingt fois au moins. Tandis qu elle
s'abandonnait à cette expansion de tendresse , elle se livrait
aussi aux éclats du rire le plus immodéré; la prudente Cherry
elle-même s'associa bientôt à ce débordement d'hilarité.
(T Allons! allons! dit M. Pecksniff, qui fit quitter à sa fille
cadette la position qu'elle avait prise , et passa ses doigts dans
ses cheveux en reprenant sa physionomie sereine. Qu'est-ce
que cette folie-là? Donnons-nous de garde de rire sans raison,
de peur d'avoir à pleurer ensuite. Quoi de neuf à la maison
depuis hier? John Westlock est parti, j'espère?
— Vraiment non, dit Charity.
— Non? répéta le père. Et pourquoi? Le terme de sa pension
expirait hier au soir. Sa malle était faite, je le sais ; car je
l'ai vue le matin debout contre le mur.
— Il a passé la nuit dernière au Dragon, répondit la jeune
fille, et il a eu M. Finch à dîner. Ils sont restés toute la soirée
ensemble, et M. Pinch n'est rentré ici que très-tard.
— Et ce matin , p'pa , dit Mercy avec sa vivacité habituelle,
quand je l'ai aperçu sur l'escalier , il avait l'air, ô grand Dieu !
il avait l'air d'un monstre!... avec sa figure de toutes les cou-
leurs , ses yeux aussi hébétés que si on venait de les faire
bouillir , sa tête qui le faisait souffrir horriblement , j'en suis
sûre , rien que de l'avoir vue, et ses habits qui sentaient, oh !
c'est impossible de dire comme c'était fort.... »
Ici la jeune fille frissonna.
o: Qui sentaient la fumée de tabac et le punch. »
M. Pecksniff dit avec sa cordialité accoutumée, bien que de
l'air d'un homme qui sent l'injure sans se plaindre :
« Je pense que M. Pinch aurait dû éviter de choisir pour sa
société un homme qui , après de longues relations , a essayé ,
vous le savez, de blesser mes sentiments. Je n'affirmerais pas
que cela soit délicat de la part de M. Pinch. Je n'affirmerais
20 VIE ET AVENTURES
pas que cela soit aimable de la part de M. Pinch. J'irai plus
loin , et je dirai ceci : je n'affirmerais pas que ce soit , de la
part de M. Pinch , observer les lois de la plus vulgaire recon-
naissance.
à — Mais aussi, que" peut-on attendre de M. Pinch?... s'écria
Charity, en prononçant ce nom avec autant de force et d'em-
phase méprisante que si elle avait eu l'inexprimable plaisir
d'appliquer ce même nom*, dans une charade en action, sur
le mollet du gentleman en question.
— Oui, oui, répliqua le père qui leva la main avec douceur;
c'est très-juste : que po'uvons-nous attendre de M. Pinch?
Mais M. Pinch est une créature humaine, ma chère ; M. Pinch
est une unité dans le vaste total de l'humanité , mon amour ;
nous avons le droit, c'est même notre devoir d'espérer qu'il
s'opérera en M. Pinch un développement quelconque de ces
qualités essentielles dont la possession, quand nous la ressen-
tons en nous-mêmes, nous inspire, malgré notre humilité, un
respect personnel. Non, continua M. PecksnifF, nonl... Dieu
me garde de dire qu'on ne peut rien attendre de M. Pinch ,
pas plus que de toute autre créature en ce monde, fût-ce l'être
le plus dégradé, et M. Pinch n'en est pas là, il s'en faut; ce-
pendant M. Pinch a trompé mon attente ; il m'a blessé ; je
puis à cet égard n'être pas tout à fait satisfait de lui , mais je
n'ai rien à dire contre la nature humaine. Oh ! non, non !
— Silence 1 » dit miss Charity, levant son doigt.
On venait de frapper un léger coup à la porte de la rue.
« C'est cette créature ! continua-t-elle. Vous verrez qu'il
est revenu avec John Westlock pour prendre sa malle et l'aider
à la porter jusqu'à la diligence. Vous verrez si ce n'est pas là
son intention 1 »
Tandis qu'elle parlait , la malle s'acheminait pour sortir ;
mais, après un court échange de questions et de réponses, elle
fut posée de nouveau à terre, et l'on heurta à la porte du
parloir.
« Entrez 1 cria M. PecksnifF avec une gravité qui n'avait rien
de trop sévère; elle n'était que vertueuse. Entrez. »
Un homme gauche, disgracieux, à la vue très-courte, et la
tête chauve avant l'âge, profita de la permission. Voyant que
M. Pecksniff était assis au feu du foyer en lui tournant le dos,
il resta immobile, dans l'attitude de l'irrésolution, sans cesser
i . Pinch signifie eu anglais pinçon.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 21
de tenir la porte. Il était assurément fort loin d'être beau. Sa
redingote, couleur de tabac, était d'une forme étrange, pour ne
rien dire de plus; fatiguée par les longs services qu'elle avait
rendus, elle pendait, fripée et tortillée, avec de bizarres con-
tours. Cependant, malgré son costume, malgré son air de
gaucherie, malgré l'inclination prononcée de ses épaules, et la
risible habitude qu'il avait d'allonger la tète en avant; per-
sonne n'eût été disposé, si M. Pecksniff ne l'avait dit, à le con-
sidérer comme un mauvais garçon. Il pouvait avoir environ
trente ans, mais son âge aurait pu varier aussi bien entre
seize et soixante : car c'était un de ces êtres hors de la règle
commune, qui jamais n'ont à perdre leur premier air de jeu-
nesse, vu que, dès leur bas âge, ils semblent déjà très-vieux
et font l'économie de la jeunesse.
La main posée sur le bouton de la porte, il dirigea son re-
gard de M. Pecksnifîf sur Mercy, de Mercy sur Gharity, et le
ramena de Gharity à M. Pecksniff. Ce manège se renouvela
plusieurs fois; mais, comme les jeunes filles, placées devant
le feu, lui tournaient le dos, à l'exemple de leur père, et sans
que personne pa^rût s'occuper di; nouveau venu, il fut bien
obligé de dire enfin :
« Oh! je vous demande pardon, monsieur Pecksniff; je vous
demande pardon de mon importunité; mais....
-Il n'y a point d'importuuité , monsieur Pinch, dit le
gentleman d'un accent plein de douceur, mais sans détourner
les yeux. Asseyez-vous, je vous prie, monsieur Pinch. Ayez
la bonté de fermer la pc-^te, s'il vous plaît, monsieur Pinch.
— Certainement, monsieur, dit Pinch, sans en rien faire
cependant, mais ouvrant au contraire la porte un peu plus
qu'auparavant, et avertis^nt avec vivacité quelqu'un qui était
resté dehors : M. Westlock , monsieur, apprenant que vous
étiez de retour chez vous....
Monsieur Pinch, monsieur Pinch I dit Pecksniff, tournant
de côté sa chaise et le regardant avec la plus profonde mélan-
colie, je ne m'attendais pas à cela de votre part, Je n'avais
pas mérité cela de votre part.
— Non; mais sur ma parole, monsieur.... dit Pinch avec
chaleur.
— Moins vous en direz, monsieur Pinch, mieux cela vau-
dra, interrompit l'autre. Je n'articule pas de plainte; vous
'n'avez pas besoin de vous excuser.
— Non; m.ais ayez la bonté, monsieur, de m'entendra, s'il
22 VIE ET AVENTURES
vous plaît, s'écria Pinch d'un ton très-animé. M. Westlock,
monsieur, s'en allant pour toujours, souhaite de ne laisser
que des amis derrière lui. L'autre jour, M. Westlock et vous,
monsieur, vous avez eu une petite altercation; vous aviez eu
précédemment plusieurs petites altercations.
— De petites altercations 1 s'écria Gharity.
— De petites altercations ! répéta Mercy.
— Mes amours 1 mes chéries ! » dit M. Pecksniff eu élevant
sa main avec son calme habituel.
Après une pause solennelle, il s'inclina vers M. Pinch,
comme pour lui dire : « Continuez. » Mais M. Pinch était si
embarrassé pour s'exprimer, et regardait d'un air si piteux les
deux miss Pecksniff, que la conversation en fût probablement
restée là, si un jeune homme de bonne mine, très-récemment
arrivé à l'âge viril , ne s'était avancé sur le seuil de la porte,
et n'avait repris en main le fil du discours.
« Eh bien! monsieur Pecksniff, dit il avec un sourire,
voyons, pas de rancune, je vous prie. Je regrette que nous
ayons jamais été en désaccord, et je suis extrêmement fâché
de vous avoir contrarié. Ne nous quittons pas en mauvaises
dispositions.
— Je n'ai, dit doucement M. Pecksniff, de dispositions mau-
vaises contre âme qui vive.
— Je vous avais bien dit qu'il n'en avait pas, dit Pinch à
demi-voix. Je savais bien, moi, qu'il n'en avait pas!... Je le
lui ai toujours entendu dire.
— Alors, monsieur, voulez-vous me donner une poignée de
main ? s'écria Westlock, faisant un pas ou deux, et appelant
par un regard toute l'attention de M. Pinch.
— Hum!... dit M. Pecksniff, de son ton le plus en-
chanteur.
— Serrons-nous la main, monsieur.
— Non, John, répondit M. Pecksniff avec un calme presque
céleste; non, nous ne nous serrerons pas la main, John. Je
vous ai pardonné. Je vous avais pardonné déjà, même avant
que vous eussiez cessé de m'adresser des reproches et de me
lancer des brocards. Je vous embrasse en esprit, John : cela
vaut mieux que de se donner des poignées de main.
— Pinch , dit le jeune homme , se tournant vers son ami
avec un profond dégoût pour celui qui avait été son maître,
qu'est-ce que je vous avais dit? » •
Le pauvre Pinch regarda timidement et à la dérobée
DE MARTIN CHUZZLEV\-1T. 23
M. Pecksniff, dont les yeux étaient fixés sur lui, comme ils
n'avaient cessé de l'être depuis le commencement de la scène;
puis il regarda de nouveau le plafond et ne répondit rien.
a Quant à votre pardon, monsieur Pecksniff, dit le jeune
homme, je ne l'accepte pas sous ce nom-ià. Je ne veux pas de
pardon.
— Vous n'en voulez pas, John? riposta 1.1. PecksnifT avec un
sourire. Il le faut bien, cependant. Vous n'y pouvez rien. La
clémence est une haute qualité, une vertu supérieure, et qui
plane bien au-dessus de votre contrôle ou de votre puissance,
John. Je veux vous pardonner. Il vous est impossible de m'a-
mener à me souvenir du tort que vous avez jamais pu me
faire, John.
— Du tort! s'écria l'autre, avec l'ardeur et l'impétuosité de
son âge. Voilà qui est singulier ! ... Du tort ! Je lui ai fait du tort 1
Il ne se rappelle pas même les cinq cents livres sterling qu'il m'a
soutirées sous de faux prétextes, ni les soixante-dix livres par
an pour mon éducation et mon logement, qui eussent été bien
payés l'un et l'autre au prix de dix-sept livres!... Ne voilà-t-U
pas un martyr!
— L'argent, John, dit M. PecksnifT, est la racine de tous les
maux. Je gémis de voir qu'il a porté déjà de mauvais fruits
en vous. Mais je veux tout oublier ; j'oublierai de même la
conduite de cette personne égarée.... »
Et ici , bien qu'il s'exprimât du ton d'un homme qui est en
paix avec le monde eatier, il prit un ton d'emphase qui signi-
fiait parfaitement :
< Je vais avoir l'œil sur ce drôle. »
— .... Cette personne égarée qui vous a conduit ici ce soir,
cherchant à troubler (mais inutilement, je suis heureux de le
déclarer) le repos d'esprit et la paix de celui qui , pour le ser-
vir, aurait verse jusqu'à la dernière goutte de son sang. »
En même temps, la voix de M. Pecksniff tremblait, et l'on
entendait ses filles sangloter. En outre, des sons vagues flot-
taient dans l'air, comme si deux esprits invisibles s'étaient
écriés, l'un : « Imbécile ! » l'autre : oc Animal! »
« Le pardon, dit M. Pecksniff, le pardon complet et sans
réserve, n'est pas incompatible avec un cœur blessé; seule-
ment, si le cœur est blessé, le pardon devient une vertu plus
grande encore. Meurtri et affecté jusqu'au plu^ profond de
mon être par l'ingratitude de cette personne, je suis fier e^
heureux de déclarer que je lui pardonne. Non! s'écria M. Pecks-
2k VIE ET AVENTURES
niff, qui éleva la voix en s'apercevant que Pincîi allait pren-
dre la parole, Je prie cette personne de n'émettre aucune
observation; elle m'obligera infiniment si elle ne prononce
pas un seul mot, pas un seul en ce moment. Je ne me sens
pas en état de supporter en ce moment une nouvelle épreuve.
D'ici à très-peu de temps, j'en ai la confiance, j'aurai recou-
vré la force de m'entretenir avec cette personne, comme s'il
n'avait jamais été question de rien. Mais pas maintenant, pas
maintenant ! dit M. PecksnifT se tournant de nouveau vers le
feu, et indiquant de la main la direction de la porte.
Bah ! s'écria John Westlock avec tout le dégoût et le
mépris que peut exprimer ce monosyllabe. Bonsoir, mesde-
moiselles. Venez, Pinch ; cela ne vaut pas la peine d'y penser.
J'avais raison et vous aviez tort. Ce n'est rien : une autre fois,
que cela vous apprenne, d
En parlant ainsi, il frappa l'épaule de son compagnon acca-
blé, fit demi-tour et entra dans le couloir, où le pauvre
M. Pinch le suivit, après être resté quelques secondes dans le
parloir avec l'expression de la plus profonde tristesse et de
l'abattement le plus absolu. Là, ils prirent à eux deux la malle
et sortirent pour aller au-devant de la diligence.
Ce rapide véhicule passait, chaque nuit, au coin d'une ruelle,
à peu de distance : ce fut de ce côté qu'ils se dirigèrent. Du-
rant cinq à six minutes ils marchèrent en silence, jusqu'à ce
qu'enfin le jeune Westlock fit entendre un bruyant éclat de rire
qu'il renouvela par intervalles. Mais son ami n'y répondait pas.
« Voulez-vous que je vous dise, Pinch? s'écria tout à coup
Westlock après un autre silence prolongé; vous n'avez pas
assez de malice. Non, non, vous n'en avez pas assez.
— Dame! dit Pinch en soupirant, je ne sais pas, moi;
mais je .prends cela pour un compliment. Si je n'en ai pas asse/..
je suppose que c'est tant mieux.
— Tant mieux 1 répéta son ami avec aigreur ; tant pis , vou-
lez-vous dire.
— Et cependant, ajouta Pinch, suivant le cours de ses pro-
pres pensées, sans prendre garde à la dernière observation de
son ami, il faut bien supposer que j'en ai pas mal; autrement,
comment se ferait-il que Pecksniff fût si mécontent de moi? Je
suis fâché de lui avoir fait tant de chagrin.... Ne riez pas , je
vous prie; je voudrais pour une mine d'or qu'il n'en fût rien;
et le ciel sait pourtant que je ne ferais pas fi d'une mine d'or,
John, Comm.e il était affligé!
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 25
— Lmî, affligé?
— Quoi! n'avez-vous pas observé qu'il j avait presque des
lapmes dans ses yeux?... Sur mon âme, John, n'est-ce rien
que de voir un homme ému à ce point et de savoir qu'on est la
cause de sa peine? Avez-vous entendu, quand il a dit qu'il eût
donné son sang pour moi?
— Est-ce que vous avez besoin qu'on donne son sang pour
vous? répliqua son ami avec une extrême irritation. Yous
donne-t-il quelque autre chose dont vous ayez réellement be-
soin? Yous donne-t-il de l'occupation, de l'instruction, de
l'argent de poche? Yous donne-t-il des gigots de mouton avec
une proportion convenable de pommes de terre et autres co-
mestibles légumineux?
— J'ai peur, dit Pinch en soupirant de nouveau, d'être un
grand mangeur. Je ne puis me dissimuler à moi-même que je
suis un grand mangeur. Yous le savez bien, John?
— Vous, un grand mangeur!... répliqua son ami avec non
moins d'indignation qu'auparavant. Gomment le savez-vous
vous-même ?î
Il faut croire que cette question embarrassait le pauvre
Pinch, car il ne répéta plus qu'à demi-voix seulement qu'il
avait grand'peur que ce ne fût la vérité.
a: D'ailleurs, ajouta-t-il, que je sois ou non un grand man-
geur, cela n'empêche pas, après tout, qu'il ne m'accuse d'in-
gratitude. John, je ne crois pas qu'il y ait au monde un péché
qui me soit plus odieux qu.e l'ingratitude; et lorsqu'il me
l'impute, lorsqu'il m'en juge coupable, il me rend plus malheu-
reux que je ne puis dire.
— Il sait bien ce qu'il fait, allez! riposta Westlock d'un ton
de mépris. Mais , attendez, Pinch , avant que je vous en dise
davantage; voyons, expliquez-moi donc, je vous prie, tous les
motifs de la reconnaissance que vous avez pour lui.... Commen-
çons par changer de main, car la malle est lourde. C'est bien.
Maintenant, allez, je vous écoute.
— En premier lieu, dit Pinch, il m'a accepté pour élève à
un prix inférieur à celui qu'il avait demandé.
— A merveille, répondit John, parfaitement insensible à cet
exemple de générosité. En second lieu, qu'y a-t-il?
— En second lieu! s'écria Pinch avec une sorte de déses-
poir. Eh bien , il y a tout en second lieu. Ma pauvre grand'-
mère est morte heureuse de penser qu'elle m'avait mis entre
les mains d'un si excellent homme. J'ai grandi dans sa mai-
26 VIE ET AVENTURES
son, j'ai gagné sa confiance, je suis son aide; il m'a accordé
un salaire. Quand ses affaires prospéreront, j'ai la perspective
de voir prospérer les miennes. Tout cela, et bien d'autres
choses encore, voilà le second point. J'aurais dû, comme pré-
face au premier point, John, vous dire encore ce que personne,
du reste , ne peut connaître mieux que moi : à savoir que
j'étais né pour des occupations plus humbles, plus modestes,
que je ne suis pas propre à cette sorte de travail, que je n'y
montre pas d'aptitude, et que je ne sais faire rien qui vaille. »
Il débita tout cela avec tant de chaleur et d'un ton si con-
vaincu, que son ami changea involontairement de manières
avec lui. Us avaient atteint, à l'extrémité de la ruelle, le po-
teau indiquant la station. John s'assit sur sa malle, invita son
ami à y prendre place à côté de lui , et lui posant la main sur
l'épaule :
« Tom Pinch, dit-il, vous êtes une des meilleures créa-
tures qu'il y ait en ce monde.
— Pas du tout, répondit Tom. Si seulement vous connais-
siez Pecksniff aussi bien que je le connais, c'est de lui, par
exemple, que vous pourriez dire cela, et vous ne vous trom-
periez pas.
— Je dirai de lui tout ce qu'il vous plaira ; pas un mot de
plus contre lui.
— C'est pour m' obliger, je le crains, plutôt que par égard
pour lui , dit Pinch en secouant tristement la tête.
— Ce sera pour qui il vous plaira, Tom, pourvu que vous
soyez satisfait. Oh I c'est un fameux homme I Ce n'est pas lui
qui aurait jamais raflé, pour les mettre dans sa poche, toutes
les épargnes si péniblement amassées par votre pauvre grand'-
mère , qui était femme de charge dans une maison , n'est-il
pas vrai , Tom ?
— Oui, dit M. Pinch en frottant un de ses gros genoux et
en secouant la tête ; femme de charge chez un gentleman.
— Non, ce n'est pas lui qui aurait jamais raflé, pour les
mettre dans sa poche, toutes ses économies si péniblement
acquises, en l'éblouissant par la perspective de votre bon-
heur, de votre fortune, quand il savait, mieux que personne,
que rien de cela ne pouvait se réaliser; ce n'est pas lui
qui aurait Jamais spéculé, à son profit, sur l'orgueil qu'elle
ressentait pour vous, elle qui vous avait élevé, ni sur son
désir que vous finissiez par faire un gentleman. Non, ja-
mais, Tom!
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 27
— Non, dit Tom, regardant son ami en face, comme s'il ne
se rendait pas bien compte de sa pensée , certainement non.
— C'est ce que je dis; certainement non, n'ayez pas peur. S'il
a accepté moins qu'il n'avait demandé, ce n'est pas non plus
parce que ce moins-là c'était tout ce qu'elle possédait et plus
qu'il ne s'attendait à obtenir; ohl non, TomI II ne vous a
pas pris pour aide, parce que vous lui êtes utile; parce que
votre incroyable confiance dans ses belles paroles lui rend
d inestimables services dans toutes ses misérables contesta-
tions ; parce, qu'il reçoit le reflet de votre loyauté; parce que
les promenades qu'on vous voit faire aux environs, les jours
où vous êtes libre, le nez dans de vieux bouquins en langues
étrangères, font du bruit au dehors, qu'on en a parlé même à
Salisbury, et que Pecksniff, comme votre maître, en a retiré
la réputation d'homme de savoir et de haute importance. Il
n'en retire pas beaucoup d'honneur, grâce à vous, Tom ; non,
pas du tout.
— Eh bien! non, certainement, dit Pinch, regardant son
ami avec plus de trouble que jamais. Qui? moi? lui faire hon-
neur ! faire honneur à M. PecksniiT! Allons donc I
— Aussi ne vous ai-je pas dit que ce serait trop ridicule
pour qu'on puisse supposer pareille chose?
— Mais il faudrait être fou, dit Tom.
— Fou!.... répéta le jeune Westlock. Certainement, il fau-
drait être fou pour supposer qu'il aime à entendre dire le di-
manche que l'artiste de bonne volonté qui tient l'orgue à
l'église, et qui, les soirs d'été, s'exerce à la brune avec tant
d'habileté, est le jeune élève de M. Pecksniff, n'est-ce pas,
Tom? Il faudrait être fou pour supposer qu'un homme tel que
lui soit bien aise de faire parler de lui partout avec ces travaux
qu'il vous doit, ce « rien qui vaille, » comme vous dites, et
qu'il passe par-dessus le marché pour vous avoir appris lui-
même, n'est-ce pas, Tom? Il faudrait être fou pour supposer que
vous lui servez partout d'enseigne, à bien meilleur marché et
beaucoup mieux que ne le ferait un tableau sur sa porte, un
prospectus collé sur la muraille ? Il vaudrait autant supposer
qu'en toute occasion il ne vous ouvre pas tout son cœur, toute
son âme; qu'il ne vous accorde pas un traitement d'une
libéralité extravagante; ou, ce qui serait plus affreux, plus
monstrueux, si c'était possible, autant supposer (et ici, à
chaque mot, John touchait doucement la poitrine de Pinch)
que Pecksniff a spéculé sur votre caractère, sur votre dé-
28 VIE ET AVENTURES
fiance de vous-même, sur votre confiance dans tout le monde,
mais, par- dessus tout, en celui qui la mérite le moins. Ce se-
rait de la folie, n'est-ce pas, Tom? »
M. Pinch avait écouté tout ce discours avec des regards
pleins d'une stupéfaction en partie produite par le sujet des
paroles de son ami, et en partie aussi par la volubilité et la
véhémence de son camarade. Westlock ayant fini, Tom res-
pira fortement ; et, attachant un regard scrutateur sur le vi-
sage de son interlocuteur, comme s'il ne pouvait se rendre
bien compte de l'expression qu'il y lisait, et comme s'il voulait
y trouver pour se guider un fil propice dans le labyrinthe de
son esprit, il allait répondre, quand vint à retentir bruyam-
ment à leurs *©reilles le son du cornet, entonné par le con-
ducteur de la diligence. Il fallut rompre brusquement la con-
férence. Le plus jeune des deux compagnons n'en parut pas
fâché; il s'élança vivement et pressa la main de Pinch.
« Vos deux mains, Tom, dit-il. Je vous écrirai de Londres;
vous pouvez y compter.
— Oui, dit Pinch. Oui; n'y manquez pas, s'il vous plaît.
Adieu , adieu! C'est à peine si je puis croire à votre départ. H
me semble encore que vous n'êtes arrivé que d'hier. Adieu ,
mon cher vieux camarade ! d
John Westlock lui rendit ces paroles d'adieu avec une
égale cordialité, et il grimpa sur l'impériale où il s'installa.
La diligence repartit au galop sur la route obscure ; ses lan-
ternes jetaient une vive clarté, et le cornet du conducteur
éveillait au loin tous les échos.
« Va, suis ton chemin, dit Pinch, s'adressant à la dili-
gence. Je ne puis m'imaginer que tu ne sois pas un être vi-
vant , quelque monstre énorme qui , à certains intervalles ,
vient visiter ce pays pour y prendre mes amis et les emporter
à travers le monde. Je te trouve ce soir encore plus fière, plus
orgueilleuse que jamais , et tu as bien lieu de t'enorgueillir de
ton butin ; car John Westlock est un brave garçon, un garçon
sincère, et il n'a qu'un tort, à ma connaissance, sans le sa-
voir, sans le vouloir peut-être : c'est d'être cruellement in-
juste pour Pecksniff. »
c^
DE MARTIN CHUZZLK WiT. Js
CHAPITRE m.
Eans lequel on présente quelques autres personnages,
et qui fait suite au chapitre précédent.
Déjà nous avons parlé d'un certain dragon qui se balançait
avec un cri plaintif au-dessus de la porte de l'auberge du village.
C'était un vieux dragon tout terni; plus d'une rafale d'hiver,
avec son cortège de pluie, de grésil, de neige et de grêle, avait
dénaturé sa couleur, qui jadis avait été un bleu éclatant, et
l'avait fait passer à une sorte de gris de plomb. Mais il était
resté suspendu à sa place; il avait une pose monstrueusement
stupide, dressé qu'il était sur ses pattes de derrière. Chaque
mois écoulé lui enlevait quelque chose de sa couleur et de sa
forme, si bien qu'en le regardant par le devant de l'ensei-
gne, on ne pouvait s'empêcher de croire qu'il avait fondu tout
doucement au travers du cadre, pour reparaître sans doute de
l'autre côté.
C'était, du reste, un dragon courtois et affable, ou tout au
moins il l'avait été dans un temps meilleur : car, au sein de
son affaissement et de sa décadence , il avait pris l'habitude
de porter à son nez une de ses pattes de devant , comme s'il
voulait dire : « N'ayez pas peur , je ne suis pas si méchant
que j'en ai l'air, * tandis qu'il présentait l'autre en signe de
politesse hospitalière. En vérité, il faut reconnaître, à l'hon-
neur de la race des dragons modernes, qu'ils ont fait de grands
progrès pour la civilisation et les bonnes manières. Ils ne de-
mandent plus chaque matin une jeune fille pour leur déjeuner,
avec la même régularité qu'en met un paisible consommateur
à attendre son petit pain chaud ; ceux de nos jours , au con-
traire, aiment à se trouver dans la société des hommes, ma-
riés ou célibataires , qui ont du temps à perdre au cabaret ;
c'est même à présent un de leurs traits caractéristiques, qu'ils
se tiennent loin de la compagnie du beau sexe et lui interdi-
sent leur approche, principalement le samedi soir, au lieu de
le rechercher avec un appétit vorace, malgré leurs inclina-
tions bien connues et les goûts qu'ils manifestaient au temps
jadis.
30 VIE ET AVENTURES
L'excursion que nous faisons ici dans le domaine de l'his-
toire naturelle, à propos du tribut qu'on devait payer à ces
animaux, n'est pas une digression aussi singulière qu'elle le
paraît au premier coup d'œil i car nous avons à nous occuper
spécialement du dragon qui avait sa demeure dans le voisi-
nage de M. Pecksniff , et, puisque cet animal aux formes cour-
toises est maintenant sur le tapis, nous n'avons pas de raison
pour le laisser de côté.
Depuis bien des années il se balançait, criait et battait de
l'aile devant les deux fenêtres de la meilleure chambre à cou-
cher qu'il y eût dans la maison de réfection à laquelle il avait
donné son nom; mais tandis qu'il se balançait, criait et bat-
tait de l'aile, jamais dans les sombres confins qu'il habitait il
n'y avait eu autant de mouvement qu'on put en remarquer
le soir même qui suivit celui où arrivèrent les événements
exposés dans le précédent chapitre. C'était un bruit de pas
pressés montant et descendant l'escalier , une quantité de lu-
mières qu'on voyait briller ; des paroles s'échangeaient à voix
basse; le bois, fraîchement allumé, fumait et suintait dans
l'humide cheminée; on avait retiré le linge des armoires; les
bassinoires répandaient leur odeur brûlante; enfin, c'était un
tel va-et-vient , une telle agitation intérieure , que jamais dra-
gon , griffon , licorne ou tout autre animal de cette espèce
n'assista à rien de semblable, depuis que ces bêtes fantasti-
ques sont mêlées aux affaires de ménage.
Un vieux gentleman et une jeune femme , voyageant sans
suite dans une ancienne berline toute délabrée que traînaient
des chevaux de poste , venant on ne sait d'où , allant on ne
sait où , s'étaient détournés de la grand'route et arrêtés ino-
pinément au Dragon bleu. Un mal subit avait saisi le vieux
gentleman dans sa voiture. Forcé pour cette cause de descen-
dre à l'auberge, le malade y souffrait d'horribles crampes et
de spasmes nerveux ; et cependant , au milieu même de ses
crises, il défendait expressément qu'on appelât un médecin ;
la jeune femme lui administrait quelques remèdes pris dans
une petite boîte à médicaments : il protestait qu'il n'en voulait
pas d'autres ; en un mot, il épouvantait l'hôtesse, lui faisait
perdre la tête , et repoussait obstinément tous les moyens de
soulagement qu'elle pouvait lui offrir.
Des cinq cents remèdes que la bonne femme imagina et pro-
posa en moins d'une demi-heure , il n'en admit qu'un seul :
ce fut de se mettre au lit. C'était pour faire ce lit et tout dis-
DE MARTIN CÎÎUZZLEWIT. 31
poser en faveur du voyageur, qu'on faisait tout ce remue-
ménage dans la chambre située derrière le dragon.
Le gentleman était réellement très-malade ; il souffrait d'une
manière cruelle, d'autant plus peut-être que c'était un robuste
et solide vieillard , doué d'une volonté de fer et d'une voix
d'airain. Mais ni les craintes qu'il émettait tout haut , de
temps en temps, pour sa vie, ni les tortures qu'il ressen-
tait, ne diminuaient le moins du monde sa fermeté. Il défen-
dait qu'on lui amenât qui que ce fût. Plus son état empirait ,
plus le vieillard paraissait roide et inflexible dans sa détermi-
nation. Il jurait que, si on voulait le faire soigner par quel-
qu'un, homme, femme ou enfant, il quitterait aussitôt la
maison, dût-il partir à pied et mourir sur le seuil de la
porte.
Il n'y avait dans le village aucun praticien en médecine ,
mais seulement un pauvre apothicaire qui joignait à sa spé-
cialité l'épicerie et autres comestibles de toute sorte. Au début
et dans le premier brouhaha de l'événement, l'hôtesse avait
pris sous sa propre responsabilité d'envoyer chercher ledit
apothicaire : naturellement, selon l'ordinaire , comme on avait
besoin de lui , il était absent. Il était allé à quelques milles
de distance, et on ne l'attendait que très-tard dans la soirée,
si bien que l'hôtesse, hors d'elle-même, expédia en toute hâte
le même messager chez M. Pecksuiff , le savant homme à qui
ses connaissances permettaient, selon elle, de prendre sans
crainte une part active à sa responsabilité; et qui de plus, en
sa qualité d'homme moral, pourrait donner à une âme agitée
un mot de consolation. Sous ce rapport, son hôte avait gran-
dement besoin de secours efficaces; on n'en pouvait douter, à
l'entendre jeter fréquemment des paroles incohérentes, un peu
trop mondaines pourtant pour annoncer une bonne prépara-
tion spirituelle.
Le messager chargé de cette mission secrète revint sans
rapporter de meilleures nouvelles que la première fois :
M. Pecksnifif n'était pas au logis. Cependant on se passa de
M. Pecksniff pour mettre au lit le patient, dont peu à peu, et
dans un espace de deux heures, l'état s'améliora sensiblement :
les intervalles des crises furent d'abord beaucoup plus longs,
puis, petit à petit, il cessa entièrement de souffrir, bien que
de temps en temps il parût plongé dans un épuisement pres-
que aussi alarmant que les précédentes attaques.
Dans un de ces moments de rémission, il tourna de tous
32 VIE ET AVENTURES
côtés son regard avec beaucoup de précaution, et, se soulevant
avec peine sur ses deux oreillers, essaya, le visage empreint
d'une étrange expression de mystère et de défiance, de faire
usage du papier, de l'encre et des plumes qu'il avait fait pla-
cer auprès de lui sur une table. Pendant ce temps, la jeune
dame et l'hôtesse du Dragon bleu étaient assises l'une près de
l'autre devant le feu, dans la chambre du malade.
L'hôtesse du Dragon bleu avait tout à fait le physique de
l'emploi : large, égrillarde, bien portante et de bonne mine;
son visage, d'un rouge vif sur un fond blanc clair, offrait par
son aspect jovial un témoignage du vif intérêt que la dame
portait aux excellentes provisions contenues dans la cave et
dans le cellier, comme aussi de l'influence, puissamment utile
pour la santé, qu'exerçaient ces excellentes provisions. Elle
était veuve ; mais le temps de son deuil était passé, et la veuve
avait repris sa fleur de beauté, qui depuis n'avait pas cessé de
s'épanouir en pleine floraison. Pour rendre la floraison plus
complète, roses sur ses amples jupons, roses sur son corsage,
roses sur son bonnet, roses, sur ses joues, oui vraiment, et, les
plus douces de toutes à cueillir, roses sur ses lèvres. Elle avait,
en outre, de brillants yeux noirs et des cheveux couleur de
jais; elle était avenante, ornée de jolies fossettes, dodue, ferme
comme une groseille; et, bien qu'elle ne fût plus tout à fait ce
que le monde appelle une jeune femme, vous eussiez pu prê-
ter serment sur la vérité, devant tout maire ou tout autre ma-
gistrat dans la chrétienté entière, qu'il y avait en ce monde
beaucoup de jeunes filles, Dieu les bénisse toutes en général et
chacune en particulier! que vous n'eussiez ni aimées ni
admirées à moitié autant que la pimpante hôtesse du Dragon
bleu.
Assise devant le feu , cette belle matrone promenait , de
temps en temps, son regard autour de la chambre avec l'or-
gueil satisfait d'une propriétaire. C'était une vaste pièce, comme
on peut en voir à la campagne, ayant un plafond surbaissé et
un plancher enfoncé au-dessous du niveau de la porte ; à l'in-
térieur, il y avait pour descendre deux marches placées d'une
manière si délicieusement inattendue, que les étrangers, en
dépit des plus grandes précautions, ne manquaient guère de
tomber le nez en avant comme dans un bain où l'on pique
une tête. Ce n'était pas là une de vos chambres à coucher fri-
voles et luxueuses jusqu'à l'absurde, où l'on ne peut fermer
l'œil dans une convenance et une harmonie d'idées propres au
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 33
sommeil; mais c'était un bon endroit rempli d'un calme plat,
d'un calme lourd, un lieu soporifère, où chaque meuble vous
rappelait que vous étiez venu pour dormir et que vous n'étiez
là que pour ça. Là, pas de glace vigilante qui réfléchît le feu,
ainsi que dans vos chambres modernes qui, au milieu même
des nuits les plus sombres, gardent un constant reflet de l'élé-
gance française. Çà et là le vieil acajou espagnol y clignait de
l'œil, comme un chien ou un chat qui fait son somme au coin
du feu. La grandeur, la forme, la lourde immobilité da bois
de lit et de l'armoire, et même, à un moindre degré, celle des
chaises et des tables, tout invitait au sommeil ; leur consti-
tution même, lourde et apoplectique, vous disposait à ronfler.
Là, point de ces portraits qui vous regardent avec l'air de
vous reprocher votre paresse au lit; sur les rideaux, pas de
ces oiseaux à l'œil arrondi, ouvert, éveillé et insupportable-
ment scrutateur. Les épais rideaux, les persiennesbien closes,
les couvertures amoncelées, tout était disposé pour entre-
tenir le sommeil ; loin de là tous les éléments conducteurs
de la lumière et du réveil. Regardez le vieux renard empaillé,
posé sur le haut de l'armoire; eh bien! lui-même, vous n'en
auriez pas tiré une étincelle électrique de vigilance ; il avait
fait le sacrifice de ses yeux d'émail, et vous auriez dit quil
dormait tout debout.
La maîtresse du Dragon bleu promena à plusieurs reprises
un coup d'œil rapide sur ce mobilier somnolent. Elle l'en dé-
tourna bientôt, ainsi que du lit qui était à l'autre bout de la
chambre, avec son étrange locataire, pour le fixer sur la jeune
femme placée tout à côté d'elle, et qui, les yeux baissés vers le
foyer, restait assise et plongée dans une méditation silencieuse
Cette personne était très-jeune, dix-sept ans environ ; elle
avait des manières timides et réservées, et cependant elle pa-
raissait se dominer, et savait mieux maîtriser ses émotions que
les femmes ne le savent ordinairement, à une époque plus
avancée de la vie. Elle en avait fait preuve tout récemment
dans les soins qu'elle avait donnés au gentleman malade. Sa
taille était petite , sa figure délicate pour son âge ; mais tous
les charmes brillants de la jeunesse virginale couronnaient son
beau front. Il y avait sur ses traits une pâleur causée sans
doute en partie par les agitations récentes. Ses cheveux, d'un
noir foncé , dans le désordre de ses préoccupations , avaient
quitté leurs liens et pendaient sur son cou ; c'est une licence
qu'un observateur galant eût enviée plutôt que blâmée
Martin Chuzzlewit. — i ^
34 VIE ET AVENTURES
Son costume était dans sa simplicité celui d'une personne
distinguée • dans son maintien, tranquillement assise comme
elle l'était, il y avait quelque chose d'indéfinissable, qui sem-
blait en harmonie avec ce costume absolument sans prétention.
Elle avait commencé par tenir ses yeux fixés d'un air d'anxiété
sur le lit; mais voyant que le malade restait tranquille, tout
occupé du soin d'écrire, elle avait doucement tourné sa chaise
vers le foyer, probablement parce qu'elle se doutait instincti-
vement qu'il désirait n'être pas observé , et puis aussi afin de
pouvoir , sans qu'il la vît , donner un libre cours aux senti-
ments naturels qu'elle avait dû jusque-là comprimer.
Tout cela et bien autre chose n'avait pas échappé à la rose
maîtresse du Dragon bleu. Il n'y a qu'une femme pour deviner
une autre femme. Enfin elle dit à voix trop basse pour pouvoir
être entendue du malade dans son lit :
« Miss, aviez-vous vu déjà le gentleman dans cet état? Est-
il sujet à ces attaques?
— Il m'est arrivé de le voir très-malade, mais jamais autant
que ce soir.
— Quel bonheur, miss, que vous ayez eu avec vous les pres-
criptions et les remèdes nécessaires !
— Ils sont toujours prêts pour de semblables circonstances.
Nous ne voyageons jamais sans les emporter.
— Oh 1 pensa l'hôtesse, il paraît que nous avons l'habitude
de voyager, et de voyager ensemble. »
Elle avait tellement conscience de porter cette pensée écrite
sur son visage, qu'ayant rencontré presque aussitôt les yeux
de la jeune dame, elle se sentit toute confuse, en hôtesse dis-
crète et bien apprise qu'elle était.
« Si le gentleman, votre grand-papa, reprit-elle après une
courte pause, est toujours si résolu à n'accepter aucun se-
cours, cela doit vous effrayer beaucoup, miss ?
— En effet, j'ai été très-alarmée ce soir. Ce.... ce n'est point
mon grand-père.
— Votre père, voulais-je dire, reprit l'hôtesse, sentant
qu'elle avait commis une erreur maladroite.
— Ce n'est point mon père, dit la jeune femme ; ni, ajoutâ-
t-elle , souriant légèrement , car elle avait pressenti tout de
suite ce que l'hôtesse allait ajouter, ni mon oncle. Nous ne
sommes pas parents.
— Mon Dieu I répliqua l'hôtesse, de plus en plus embarras-
sée; comment ai-je pu me tromper à ce point, sachant bien,
DE MARTIN CHUZZLEV/IT. ' 35
de même que le bon sens suffit pour le dire, qu'un gentle-
man, lorsqu'il est malade, paraît beaucoup plus vieux qu'il ne
l'est réellement? Comment ai-je pu vous appeler miss, ma-
dame ? »
Mais, en achevant ces paroles, elle jeta machinalement un
regard sur le troisième doigt de la main gauche de la jeune
femme, et tressaillit : ce doigt ne portait pas d'anneau.
« Quand je vous disais que nous n'étions pas parents, fit
observer la jeune femme avec douceur, mais non sans quelque
confusion, cela signifiait que nous ne le sommes d'aucune ma-
nière, pas plus par le mariage qu'autrement Est-ce que
vous m'avez appelée, Martin?
— Vous appeler?!) s'écria le vieillard, levant vivement les
yeux et s'empressant de cacher sous la couverture le papier
sur lequel il avait écrit : « Non. >
Elle avait fait un pas ou deux vers le lit, mais elle s'arrêta
immédiatement sans aller plus loin.
« Non, répéta le malade avec une énergie pétulante. Pour-
quoi me demandez-vous cela? Si je vous avais appelée, auriez-
vous besoin de me faire cette question?
— Monsieur, se hasarda à dire l'hôtesse, c'était le grince-
ment de l'enseigne qui est dehors. »
Supposition qui, soit dit en passant, et comme l'hôtesse le
sentit elle-même au moment où ele venait de la faire, n'était
pas du tout flatteuse pour la voix du vieux gentleman.
« Peu m'importe ce que c'était, madame, répliqua-t-il ; ce
n'était pas moi. Eh bien! pourquoi restez-vous ainsi debout,
Mary, à me regarder commue si j'avais la peste? Mais ils ont
tous peur de moi, ajouta-t-il, s'appuyant languissamment en
arrière sur son oreiller ; tous, jusqu'à elle! Toujours la même
malédiction sur moi. D'ailleurs, je n'ai rien autre chose à es-
pérer.
— Oh! Dieu! non. Oh! non, j'ensuis sûre, dit la brave hô-
tesse, se levant et allant vers lui. Allons, calmez-vous, mon-
sieur. Ce ne sont que des idées de malade.
— Qu'est-ce que cela, des idées de malade? répéta-t-il.
Qu'est-ce que vous savez de mes idées? Qui vous a parlé, à
vous, de mes idées? Toujours la même chanson! Des idées!
— Voyez plutôt si ce n'en est pas encore une qui vous
prend, dit la maîtresse du Dragon bleu, sans que sa bonne hu-
meur eût souffert le moins du monde. Eh! mon Dieu 1 il n'y
a pas d,°. m?l à dire ça. mortsieur : cela se dit tous les jours.
36 VIE ET AVENTURES
Les gens en bonne santé n'ont-ils pas aussi leurs idées ? et de
bien étranges parfois ! »
Tout innocentes que pouvaient' sembler ces paroles, elles
agirent sur l'esprit méfiant du voyageur, comme l'huile qui
tombe sur le feu. Il leva sa tête hors du lit, et, fixant sur l'hô-
tesse deux yeux noirs dont l'éclat était augmenté par la pâ-
leur de ses joues creuses, qui, de leur côté, paraissaient d'au-
tant plus pâles par le voisinage de longues mèches éparses de
cheveux gris et d'une toque très-serrée en velours noir , le
vieillard scruta la physionomie de cette femme.
« Ah! vous vous y prenez trop tôt, dit-il, mais d'une voix
si basse, qu'il semblait se parler à lui-même plutôt qu'à l'hô-
tesse. Vous ne perdez pas de temps. Vous remplissez bien vo-
tre commission, et vous gagnez bien votre argent, Voyons,
qui est-ce qui vous paye. pour ça? 5
L'hôtesse regarda d'un air très-étonné celle qu'il avait ap-
pelée Mary, et, ne lisant point là réponse qu'elle cherchait sur
son visage plein de douceur, elle se retourna vers le malade.
D'abord, elle avait reculé involontairement, en supposant
qu'il avait perdu la tête; niais cette supposition tombait na-
turellement devant la fermeté de maintien du vieillard, de-
vant la détermination qu'annonçaient ses traits énergiques et
surtout sa bouche contractée.
« Voyons, dit-il , apprenez-moi qui est-ce qui vous paye
pour ça. D'ailleurs, comme je suis ici , il ne m'est pas bien
difficile de le deviner, vous pouvez le croire.
— Martin, dit vivement la jeune femme en posant sa main
sur le bras du vieillard, songez qu'il n'y a qu'un moment que
nous sommes dans cette maison , et que votre nom y est
même inconnu.
— A moins, dit-il, qae vous.... y>
Il était, selon toute apparence, tenté d'exprimer le soupçon
qu'elle avait pu trahir sa confiance en faveur de l'hôtesse;
mais, soit qu'il se rappelât ses soins affectueux, soit qu'il fût
ému en quelque sorte par la vue de son visage, il se contint,
et, changeant la position fatigante qu'il avait dans son lit, il
garda le silence.
« Làl dit Mme Lupin, nom sous lequel le Dragon bleu avait
privilège de loger « à pied et à cheval. » Maintenant cela va
mieux, monsieur. Vous aviez oublié un moment, monsieur,
que vous n'avez ici que des amis.
— Oh! s'écria le vieillard avec un gémissement d'impa-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 37
lience, en frappant d'une main fiévreuse sur la couverture
que me parlez- vous d'amis? Yous ou d'autres, qui peut m'ap-
prendre à connaître quels sont mes amis et quels sont mes
ennemis?
— Au moins, insista gracieusement Mme Lupin, cette jeune
dame est votre am.ie, je suppose?
— Parce qu'elle n'a pas encore eu envie de changer, s'écria
le vieillard du ton d'un homme chez qui l'espoir et la con-
fiance étaient entièrement épuisés. Je suppose qu'elle est mon
amie, mais le ciel le sait. Ne m'empêchez plus de dormir, si
je puis. Laissez la chandelle à la même place, d
Les deux femmes s'étant éloignées du lit, le vieillard éten-
dit le papier sur lequel il avait écrit si longtemps, et, le pré-
sentant au flambeau, il le réduisit en cendres. Gtla fait, il
éteignit la lumière, et, se retournant avec un profond soupir,
il tira la couverture sur sa tête et se tint tranquille.
La destruction de ce papier étant une chose étrangement en
désaccord avec la peine que le vieillard avait paru prendre à
l'écrire, et, de plus, mettant le Dragon en grand péril d'être
incendié, ne laissa pas que de produire une véritable conster-
nation dans l'esprit de Mme Lupin. Mais la jeune femme, sans
témoigner de surprise, de curiosité ni d'alarme, lui dit à voix
basse, tout en la remerciant pour sa sollicitude à lui tenir
compagnie, qu'elle se proposait de rester encore dans la
chambre, et la pria de ne point partager sa veille, habituée
qu'elle était à se trouver seule, ajoutant qu'elle passerait le
temps à lire.
Mme Lupin avait reçu en partage un large contingent de
ce gros capital de curiosité dont a hérité son sexe, et, dans
une autre occasion, il n'eût pas été aussi facile de lui faire ac-
cepter cet avertissement. Mais, tout entière à la surprise, à
la stupéfaction que lui avaient causée ces mystères, elle se
retira aussitôt, et se rendant tout droit à son petit parloir
d'en bas, elle s'assit dans son fauteuil avec un calme simulé.
En ce moment critique, un pas se fit entendre à l'entrée.
M. Pecksniff, regardant doucereusement par-dessus la demi-
porte de la salle, et sondant la perspective du gentil intérieur,
murmura :
« Bonsoir, mistress Lupin.
— Ah ! mon Dieu! monsieur, s'écria-t-elle en s'avançant
pour le recevoir, je suis bien contente que vous soyez venu.
— Et moi je ne suis pas moins content d'être venu, dit
38 VIE ET AVENTURES
M. Pecksniff, si je puis être de quelque utilité. De quoi s'agit-
il, mistress Lupin?
— C'est un gentleman qui est tombé malade en route, et
qui est là-haut tout souffrant, répondit l'hôtesse en pleurant
à chaudes larmes.
— Un gentleman qui est tombé malade en route et qui est
là-haut tout souffrant? répéta M. Pecksniff. Bien ! bieni »
Dans ce%te remarque, il n'y avait rien qu'on pût trouver
précisément original; on ne pouvait dire qu'il y eût là aucun
sage précepte, inconnu jusqu'alors au genre humain, ni que
ces deux mots eussent ouvert une source cachée de consola-
tion ; mais M. Pecksniff avait tant de douceur dans les ma-
nières , il secouait la tête avec tant d'affabilité, et en toute
chose il montrait une si parfaite estime de ses propres vertus,
que tout le monde eût été rassuré, comme Mme Lupin, rien
que par le son de voix et la présence d'un tel homme ; et se
fût-il borné à dire : « Un verbe doit s'accorder avec son no-
minatif en nombre et en personne, mon bon ami, » ou : « Huit
fois hait font soixante-quatre, ma chère âme, » on n'aurait
pu manquer de lui savoir un gré infini de tant d'humanité et
de bon sens.
a Et, dit M. Pecksniff, retirant ses gants et réchauffant ses
mains devant le feu, avec autant de bienveillance délicate que
s'il se fût agi des mains d'un autre et non des siennes, et
comment va-t-il maintenant?
— Il va mieux , il est tout à fait tranquille , répondit
Mme Lupin.
■ — Il va mieux, et il est tout à fait tranquille , dit M. Pecks-
niff. Très-bien ! très.... bien I »
Ici encore, quoique le renseignement vînt de Mme Lupin,
et nullement de M. Pecksniff, M. Pecksniff se l'appropria et
s'en servit pour la consoler. Cette phrase n'avait pas grande
importance quand Mme Lupin la prononça, mais dans la
bouche de M. Pecksniff elle valait tout un livre. « J'observe,
semblait-il dire, et par ma bouche la morale universelle re-
marque qu'il va mieux et qu'il est tout à fait tranquille. »
« Il doit y avoir cependant de pénibles préoccupations dans
son esprit, dit l'hôtesse en secouant la tête; car il tient, mon-
sieur, le langage le plus étrange que vous ayez jamais en-
tendu. Il est loin d'avoir les idées nettes , et il aurait bien
besoin des avis utiles de quelque personne assez charitable
pour lui rendre ce bon office.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 39
— Alors, dit M. Pecksniff, c'est justement le client qu'il me
faut. V
Mais, bien qu'il fît entendre parfaitement cette pensée, il ne
prononça pas une seule parole. Il se contenta de secouer la
tête, et de l'air le plus modeste encore.
a: Je crains, monsieur, continua l'hôtesse, regardant autour
d'elle afin de s'assurer qu'il n'y avait là personne pour écou-
ter, puis tenant ses regards fixés sur le parquet; je crains
fort, monsieur, que sa conscience ne soit troublée, parce qu'il
n'est point allié par parenté.... ni même.... marié à une très-
jeune dame....
— Mistress Lupin ! dit M. Pecksniff, levant sa main de façon
à se donner l'air sévère, comme si, avec la douceur qui lui
était naturelle, son expression pouvait jamais ressembler
à de la sévérité. Une personne!... une jeune personne?
— Une très-jeune personne, dit Mme Lupin en s'inclinant
et rougissant. Je vous demande pardon, monsieur, mais j'ai
été tellement tourmentée ce soir, que je ne sais plus ce que je
dis. Elle est là-haut avec lui.
— Elle est là-haut avec lui.... rumina M. Pecksniff, se
chauffant le dos, de la même manière qu'il s'était chauffé les
mains, toujours avec une douceur obligeante, comme si c'eût
été le dos d'une veuve ou d'un orphelin ou d'un ennemi, ou tout
autre dos que des gens moins humains que cet excellent homme
auraient laissé geler sans son aide. Oh ! bon Dieu 1 bon Dieu !
— En même temps je dois dire, ajouta chaleureusement
l'hôtesse, et je le dis du fond du cœur, que sou air et ses ma-
nières doivent désarmer tout soupçon.
— Yotre soupçon, mistress Lupin, dit gravement M. Pecks-
niff, est très-naturel. »
A propos de cecte remarque, nous noterons ici, à leur con-
fusion, que les ennemis de ce digne homme ne rougissaient
pas d'affirmer qu'il trouvait toujours très-naturel ce qui était
très-mal, et qu'il trahissait par là involontairement sa propre
nature.
« Votre soupçon, mistress Lupin, répéta-t-il, est très-na-
turel et, je n'en doute pas, très-fondé. Je vais me rendre chez
ces voyageurs. »
En parlant ainsi, il ôta son grand pardessus, et, ayant
passé les doigts dans ses cheveux, il plongea dignement une
main dans l'intérieur de son gilet et fit doucement signe à
l'hôtesse de le conduire.
40 VIE ET AVENTURES
a Frapperai-je ? demanda Mme Lupin, lorsqu'ils eurent at-
teint la porte de la chambre.
— Non, dit-il; entrez, s'il vous plaît. »
Ils entrèrent sur la pointe du pied ; ou plutôt ce fut l'hô-
tesse qui prit cette précaution, car, pour M. Pecksniff, il mar-
chait toujours d'un pas léger.
Le vieux gentleman dormait encore, et sa jeune compagne
était assise auprès du feu et lisait.
« Je crains, dit M. Pecksniff, s'arrêtant au seuil de la porte
et donnant à sa tête un balancement mélancolique, je crains
que tout cela ne soit un peu louche. Je crains, mistress Lupin,
vous comprenez ? que tout cela ne soit louche. »
Tout en achevant ces mots à voix basse, il avait devancé
l'hôtesse; en même temps, la jeune dame se leva au bruit des
pas. M. Pecksniff jeta un regard sur le volume qu'elle tenait,
et dit tout bas à Mme Lupin, avec un abattement plus grand
encore, s'il était possible :
« Oui, madame, c'est un bon livre. J'en tremblais d'avance.
Je crains fort que tout ceci ne recèle une trame profonde !
— Quel est ce monsieur ?... demanda la personne qui était
l'objet de ces vertueux soupçons.
— Hum 1... ne vous inquiétez pas, madame, dit M. Pecksniff,
au moment où l'hôtesse allait répondre. Cette jeune.... »
Involontairement, il hésita quand le mot « personne » vint
sur ses lèvres, et y substituant un autre mot :
<L Cette jeune étrangère, mistress Lupin, m'excusera de lui
répondre laconiquement que j'habite ce village; que j'y jouis
de quelque influence, si peu méritée qu'elle puisse être, et
que vous m'avez appelé. Je suis venu ici comme je vais par-
tout où me pousse ma sympathie pour les malades et les af-
fligés. »
Ayant prononcé ces paroles à effet, M. Pecksniff passa près
du lit. Là, après avoir touché deux ou trois fois le couvre-
pied d'une façon solennelle, comme pour s'assurer ainsi po-
sitivement de l'état du malade, il s'assit dans un grand fau-
teuil, et attendit le réveil du gentleman dans l'attitude de la
méditation et da recueillement. La jeune dame ne poussa pas
plus loin les objections qu'elle eût pu faire à Mme Lupin; pas
un mot de plus ne fut dit à M. Pecksniff, qui ne dit rien non
plus à personne.
Une bonne demi-heure s'écoula avant que le vieillard bou-
geât. Enfin il se retourna dans son lit; et, bien qu'il ne fût
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 41
pas positivement réveillé, il laissa voir cependant d'une ma-
nière certaine que chez lui le sommeil touchait à sa fin. Peu
à peu, il dégagea sa tête des couvertures, et s'inclina davan-
tage du côté où M. Pecksniff était assis. Au bout de quel-
ques instants, il ouvrit les yeux et resta d'abord, comme il
arrive aux gens qui viennent de s'éveiller, à regarder non-
chalamment son visiteur, sans paraître avoir une idée dis-
tincte de sa présence.
Dans tous ces mouvements, il n'y avait rien de remar-
quable assurément; cependant M. Peckshiff en ressentit un
effet qu'eussent à peine surpassé les plus merveilleux phéno-
mènes de la nature. Par degrés ses mains s'attachèrent d'une
manière plus étroite aux bras du fauteuil; la surprise dilata
ses yeux , sa bouche s'ouvrit, ses cheveux se dressèrent plus
roides que jamais au-dessus de son front, jusqu'à ce qu'enfin,
quand le vieillard se mit sur son séant et contempla Pecks-
niff avec une surprise à peine moins grande que Pecksniff
n'en avait montré lui-même, celui-ci sentit se dissiper tous
ses doutes et s'écria à haute voix :
« Vous êtes Martin Ghuzzlewit! ï
La profondeur de son étonnement était telle, que le vieil-
lard, tout disposé qu'il avait paru être à le croire supposé, ne
put en récuser la sincérité.
<c Je suis Martin Ghuzzlewit, dit-il amèrement, et Martin
Ghuzzlewit voudrait que vous eussiez été pendu avant de ve-
nir ici le déranger dans son sommeil. »
Il ajouta, en s'étendant de nouveau, et tournant de côté son
visage :
4 Eh bien, je rêvais de ce coquin, sans me douter qu'il fût
si près de moi!
— Mon bon cousin !... dit M. Pecksniff.
— Voilà! c'est le début! s'écria le vieillard, secouant à
droite et à gauche, sur l'oreiller, sa tête grise, et agitant ses
mains. Dès les premiers mots, il fait sonner la parenté ! Je
savais bien qu'il n'y manquerait pas : les voilà bien tous!
Parents proches ou éloignés, sang ou eau, c'est tout un. Ouf!
quelle perspective de tromperie, de mensonge, de faux té-
moignages, s'ouvre devant moi, au cliquetis du mot de pa-
renté!
— Je vous en prie, ne vous emportez pas ainsi, monsieur
Ghuzzlewit, dit Pecksniff, d'un ton des plus compatissants,
des plus doucereux; car il avait eu le temps de revenir de sa
42 VIE ET AVENTURES
surprise et de rentrer en pleine possession de sa vertueuse
personnalité. Vous regretterez de vous être emporté ainsi, j'en
suis sûr.
— Vous en êtes sûr, vous!... dit Martin avec mépris.
— Oui, reprit M. Pecksniff^ ohl oui, monsieur Ghuzzlewit.
Et ne vous imaginez pas que j'aie dessein de vous faire la
cour, de vous cajoler; rien n'est plus éloigné de mon inten-
tion. Vous vous tromperiez étrangement aussi en vous figu-
rant que je veuille répéter ce mot malencontreux qui vous a
si fort offensé déjà. Pourquoi le ferais-je? Qu'est-ce que j'at-
tends de vous ? en quoi ai-je besoin de vous ? Il n'y a rien, que
je sache, monsieur Ghuzzlewit, dans tout ce que vous possédez,
qui soit fort à convoiter pour le bonheur que vous en retirez.
— C'est assez vrai, murmura le vieillard.
— En dehors de cette considération , dit M. Pecksniff étu-
diant l'effet qu'il produisait, dès à présent il doit vous être
démontré, j'en suis sûr, que si j'avais voulu capter vos bonnes
grâces, j'aurais eu soin, avant tout, de ne point m'adressera
vous en qualité de parent : car je connais votre humeur et sais
parfaitement que je ne pourrais faire valoir auprès de vous
une lettre de recommandation moins favorable. )i
Martin ne fit point de réponse verbale ; mais, par le mouve-
ment de ses jambes sous les couvertures, il indiqua, aussi
clairement que s'il l'avait dit en termes choisis, que M. Pecks-
niff avait raison et qu'il ne pouvait pas mieux dire.
« Non, dit M. Pecksniff plongeant sa main dans son gilet,
comme s'il était prêt, au premier appel, à en tirer son cœur
pour le mettre à découvert sous les yeuy de Martin Ghuzzle-
wit, non, si je suis venu ici, c'a été pour offrir mes services à
un étranger. Ce n'est pas à vous personnellement que je les
offre, parce que je sais bien que, si je le faisais, vous vous mé-
fieriez de moi. Mais quand vous êtes couché dans ce lit, mon-
sieur, je vous considère comme un étranger, et je ressens pour
vous le même intérêt que m'accorderait, j'espère, tout étran-
ger, si je me trouvais dans la position où vous êtes. Hors
cela, je suis tout aussi indifférent pour vous, monsieur Ghuzzle-
wit, que vous l'êtes pour moi. »
Cela dit, M. Pecksniff se rejeta en arrière dans le fauteuil.
Il rayonnait d'un tel éclat d'honnêteté, que Mme Lupin s'éton-
nait de ne pas voir briller autour de sa tête une auréole en
verre de couleur, comme les saints en portent dans les vitraux
des églises.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 43
Il y eut un long silence. Le vieillard, de plus en plus agité,
changea plusieurs fois de position. Mistress Lupin et la jeune
dame regardaient sans mot dire la courte-pointe. M. Pecksnilï
jouait d'un air indifférent avec son lorgnon, et tenait^'ses pau-
pières baissées, comme pour méditer plus à son aise.
« Hein? dit-il enfin, ouvrant subitement ses yeux qu'il fixa
sur le lit. Je vous demande pardon. Je croyais que vous par-
liez. Mistress Lupin, ajouta-il en se levant lentement, j'ignore
de quelle utilité je puis être ici. Le gentleman va mieux, et
personne mieux que vous ne saurait lui donner des soins....
Quoi? 2»
Ce dernier point d'interrogation se rapportait à un nouveau
changement de position opéré par le vieillard, qui montra son
visage à M. Pecksniff pour la première fois depuis qu'il lui
avait tourné le dos.
« Si vous désirez me parler avant que je m'en aille , mon-
sieur, ajouta ce gentleman après une autre pause, vous pouvez
disposer de moi ; mais je dois stipuler, comme sauvegarde de
ma dignité, que vous aurez affaire à un étranger, rien qu'à
un étranger. »
Or, si M. Pecksniff avait deviné, par l'expression du main-
tien de Martin Chuzzlewit , que celui-ci désirait lui parler, il
ne pouvait l'avoir découvert que d'après le principe qui pré-
vaut dans les mélodrames, et en vertu duquel le vieux fer-
mier et son fils , le Jeannot de la troupe, savent ce que pense
la jeune fille muette quand elle se réfugie dans leur jardin et
raconte ses aventures dans une pantomime incompréhensible.
Mais, sans s'arrêter à lui adresser aucune question à cet égard,
Martin Chuzzlewit invita par signes sa jeune compagne à se
retirer, ce qu'elle fit immédiatement, ainsi que l'hôtesse, lais-
sant seuls ensemble Chuzzlewit et M. Pecksniff.
Durant quelque temps ils se regardèrent l'un l'autre silen-
cieusement; ou plutôt le vieillard regardait M. Pecksniff, et
M. Pecksniff, fermant les yeux sur tous les objets extérieurs,
semblait faire en dedans de lui-même une analyse de son
propre cœur. A l'expression de sa physionomie, il était facile
de juger que le résultat le payait amplement de sa peine et lui
offrait une délicieuse, une charmante perspective.
« Vous désirez que je vous parle comme à un homme qui
me serait totalement étranger, n'est-il pas vrai? » dit le vieil-
lard.
M. Pecksniff répondit , en haussant les épaules et en rou-
44 ' VIE ET AVENTURES
lant visiblement ses yeux dans leurs orbites avant de les
ouvrir, qu'il était réduit encore à la nécessité de maintenir ce
désir déjà exprimé.
«Votre vœu sera satisfait, dît Martin. Monsieur, je suis
riche, moins riche peut-être que certaines gens ne le suppo-
sent, mais aisé cependant. Je ne suis pas avare , monsieur,
bien que cette accusation ait été, à ma connaissance, dirigée
contre moi et généralement admise. Je ne trouve aucun plai-
sir à thésauriser. La possession de l'argent me laisse indiffé-
rent. Le démon que nous appelons de ce nom ne saurait me
donner que le malheur. Mais si je ne suis pas un empileur
d'écus, dit le vieillard, je ne suis pas non plus un prodigue.
Il y en a qui trouvent leur plaisir à accumuler de l'argent,
d'autres aiment à le dissiper. Pour moi, je ne trouve pas plus
de plaisir à l'un qu'à l'autre. Le chagrin , l'amertume , voilà
les seuls biens qu'il m'ait jamais procurés. Je le hais. C'est
un fantôme qui court devant moi à travers le monde , pour
me défigurer toutes les jouissances de la société. »
Une pensée s'éleva dans l'esprit de M. Pecksniff et se mani-
festa apparemment sur ses traits; autrement, Martin Chuzzle-
wit n'eût pas repris avec autant de vivacité et de force qu'il
le fit:
« Vous alliez me conseiller, dans l'intérêt de mon repos , de
me délivrer de cette source de misère et de m'en décharger
sur quelqu'un qui fût plus en état d'en supporter le poids.
Vous-même peut-être vous consentiriez à me débarrasser de
ce fardeau sous lequel je souffre et je gémis. Mais, obligeant
étranger , ajouta le vieillard, dont le visage se rembrunit en
même temps, bon étranger chrétien, voilà justement le princi-
pal sujet de mon malheur. J'ai vu dans d'autres mains l'argent
produire du bien; dans d'autres mains, je l'ai vu remporter
des triomphes, je l'ai entendu se glorifier avec raison d'être le
passe-partout des portes de bronze qui ferment l'accès des
chemins de la gloire humaine, de la fortune et des plaisirs.
A quel homme ou à quelle femme, à quelle créature digne,
honnête, incorruptible, confierai-je donc un semblable talis-
man, soit à présent, soit quand je mourrai ? Connaissez-vous
quelqu'un qui soit dans ce cas-là? Vos vertus sont naturelle-
ment inestimables; mais pourriez-vous me citer aucune autre
créature vivante qui supportât l'épreuve de mon contact?
— De votre contact, monsieur? répéta M. Pecksniff.
— Oui, reprit le vieillard, l'épreuve de mon contact, de mon
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 45
contact. Vous avez entendu parler de cet homme, dont le mal-
heur, juste récompense de ses désirs insensés, consistait à
métamorphoser en or tout ce qu'il touchait. La malédiction de
mon existence et la réalisation des absurdes vœux que j'ai
faits, c'est qu'en portant partout avec moi un talisman doré,
je suis condamné à faire l'épreuve du funeste métal sur tous
les autres hommes et à reconnaître qu'il n'y a là que le plus
vil alliage. »
M. PecksnifT secoua la tête et dit :
« Vous croyez ça?
— Oh! oui, s'écria le vieillard, je le crois ! et quand vous
me dites que « je crois ça, » je reconnais bien là le son faux et
plombé de votre métal. Je vous dis, monsieur, ajouta-t-il avec
une amertume croissante, que je me suis trouvé mêlé, depuis
que je suis riche, à des gens de tout rang et de toute nature,
parents, amis, étrangers, auxquels j'avais confiance quand
j'étais pauvre, et une juste confiance, car alors ils ne me trom-
paient jamais ou ne se faisaient pas de tort mutuel, à mon
occasion. Mais une fois opulent et isolé dans la vie, je n'ai
jamais trouvé une seule nature, non, pas une seule, où je ne
fasse forcé de découvrir bientôt la corruption sourde qui y
couvait, en attendant que je la fisse éclore. Fourberie, tra-
hison, pensées d'envie, de haine contre des rivaux, réels ou
supposés, qui pouvaient briguer ma faveur; abjection, faus-
seté, vilenie et servilité, ou bien.... »
Et ici, le vieillard regarda fixement dans les yeux de son
cousin.
c( Ou bien affectation de vertueuse indépendance , la pire de
toutes les hypocrisies : telles sont les belles choses que ma
richesse a mises en lumière. Frère contre frère, enfants contre
père, amis prêts à marcher sur le ventre de leurs amis, telle
est la société qui m'a escorté tout le long de mon chemin. On
raconte des histoires, vraies ou fausses, d'hommes riches qui
ont revêtu les haillons de la pauvreté, pour aller dénicher
la vertu et la récompenser. Ces hommes-là n'étaient, au bout
du compte, que des imbéciles et des idiots; ce n'est pas comme
cela qu'il fallait faire leurs expériences : ils auraient dû au
contraire conserver leur rôle de riches pour aller à la re-
cherche de la vertu; il fallait se présenter ouvertement comme
des gens bons à piller, à tromper, à aduler, des dupes toutes
prêtes pour le premier fripon qui viendrait danser sur leur
tombe après avoir dévalisé leurs dépouilles : alors leur re-
46 VIE ET AVENTURES
cherche aurait abouti, comme la mienne, à devenir ce que je
suis devenu maintenant. >
M. Pecksniff, ne sachant trop que dire, dans le temps d'ar-
rêt qui suivit ces réflexions, fit tout ce qu'il put pour se
donner l'air solennel d'un homme qui va rendre un oracle,
pour peu qu'on veuille l'entendre ,• mais il était parfaitement
certain d'être interrompu par le vieillard avant même d'avoir
prononcé une seule parole. Il ne se trompait point; en effet,
Martin Chuzzlewit, ayant repris haleine, continua ainsi :
(c Écoutez-moi jusqu'au bout. Jugez du profit que vous re-
tireriez d'une seconde visite, et après cela laissez-moi tran-
quille. J'ai toujours corrompu tellement et transformé le ca-
ractère de tous ceux qui m'ont entouré, en enfantant parmi
eux des machinations et des espérances sordides; j'ai fait
naître tant de luttes et de discordes domestiques, rien qu'en
me trouvant au milieu des membres de ma propre famille; j'ai
été tellement comme une torche enflammée dans des maisons
paisibles dont j'embrasais l'atmosphère de gaz délétères et de
vapeurs empoisonnées, et qui, sans moi, euss.ent conservé leur
calme et leur innocence, que j'ai dû, je l'avoue, fuir tous
ceux qui m'ont connu, et, cherchant un refuge dans des lieux
secrets, vivre enfin de la vie d'un homme qui se sait traqué
partout. Cette jeune fille que vous avez aperçue tout à l'heure
auprès de moi.... Eh quoi! votre œil brille quand je parle
d'elle ! Vous la haïssez déjà, n'est-il pas vrai ?
— Ohl monsieur, sur ma parole 1... murmura M. Pecksniff,
en pressant une main contre sa poitrine et mouillant de larmes
sa paupière.
— J'avais oublié.... s'écria le vieillard, dardant sur lui un
regard perçant, que l'autre parut sentir, quoiqu'il n'eût pas
levé les yeux pour le mesurer. Je vous demande pardon. J'a-
vais oublié que vous n'êtes qu'un étranger. En ce moment,
vous me rappeliez un certain Pecksniff, un cousin à moi.
Gomme je vous le disais, la jeune fille que vous avez vue tout
à l'heure est une orpheline, que, d'après un plan bien arrêté,
j'ai nourrie et élevée, ou, si vous préférez ce mot, adoptée.
Depuis un an et plus, elle m'a tenu constamment compagnie,
ou, pour mieux dire, elle est ma compagnie unique. J'ai fait,
elle le sait, le serment solennel de ne pas lui laisser en mou-
rant une pièce de six pence; mais, ma vie durant, je lui ai con-
stitué une pension annuelle, dont le chiffre n'a rien d'exagéré,
sans être non plus trop mesquin. Il a été convenu entre nous
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 47
que jamais nous ne nous servirions, l'un à l'égard de l'autre, de
termes d'épanchement et de tendresse, mais que nous nous appel-
lerions toujours, elle par mon nom de baptême, moi par le sien.
Elle m'est attachée, pendant que j'existe, par les liens de l'in-
térêt ; et peut-être, en perdant tout à ma mort sans avoir été
trompée dans son attente, me regrettera-t-elle : d'ailleurs, je
ne m'en inquiète que médiocrement. C'est la seule amie que
j'aie ou veuille avoir. Jugez d'après ces prémisses de ce que
vous rapportera l'heure que vous avez dépensée ici, et quittez-
moi pour ne plus revenir. »
En achevant ces paroles, le vieillard se laissa retomber len-
tement sur son oreiller. M. Pecksniff se leva lentement aussi,
et, avec un « hem ! » préliminaire , commença comme suit :
cr Monsieur Ghuzzlewit....
— Eh bien ! allez-vous-en, dit l'autre. En voilà assez. Je
suis las de vous.
— J'en suis fâché, monsieur, répliqua M. Pecksniff, parce que
j'ai un devoir à remplir, un devoir devant lequel je ne recule-
rai pas, comptez-y bien. Non, monsieur, je ne reculerai pas. »
Ici nous avons un fait déplorable à enregistrer : c'est que le
vieillard, tandis que M. Pecksniff se tenait debout près du lit
dans toute la dignité de la Vertu, et lui adressait ainsi la pa-
role, jeta un regard courroucé sur le chandelier, comme s'il
éprouvait une violente tentation de le lancer à la tête de son
cousin. Mais il se contint, et montrant du doigt la porte, il
l'informa par ce geste du chemin qu'il avait à prendre.
« Je vous remercie, dit M. Pecksniif. Je le sais et je vais
partir. Mais avant que je m'en aille, je vous prie en grâce de
me laisser parler. Bien plus, monsieur Chuzzlewit, je do-is et
veux, oui, je le répète, je dois et veux être entendu. Rien de
ce que vous m'avez dit ce soir ne m'a surpris, monsieur. C'est
naturel, très-naturel, et j'en connaissais déjà la meilleure
partie. Je ne dirai pas, ajouta M. Pecksniff en tirant son mou-
choir de poche et clignant malgré lui des deux yeux à la fois,
je ne dirai pas que vous vous méprenez à mon égard. Pour
rien au monde je ne voudrais vous tenir ce langage, tant que
serez livré à cet accès de colère. Je voudrais en vérité avoir
un caractère différent et pouvoir réprimer le moindre aveu
d'une faiblesse que je ne saurais vous cacher : car, je le sens,
j'en suis humilié moi-même ; ayez sei>lement la bonté de l'ex-
cuser. Nous dirons, s'il vous plaît, ajouta M. Pecksniff avec
une grande effusion, qu'elle provient d'un rhume de cerveau.
48 VIE ET AVENTURES
ou de tabac, ou de sels odorants ou d'oignons, de tout enfin,
excepté de sa cause réelle. »
Ici, il s'arrêta un moment et se couvrit le visage avec son
mouchoir de poche. Puis, souriant doucement et tenant d'une
main la couverture, il reprit :
« Cependant , monsieur Chuzzlewit, si je consens à sacrifier
ma personnalité, je dois à moi-même, à ma réputation... oui ,
monsieur, j'ai une réputation à laquelle je suis très-attaché et
qui sera le meilleur héritage de mes deux filles.... de vous dire,
au nom d'autrui, que votre conduite est outrageante, contraire
à la nature , injustifiable , monstrueuse. Et je vous dis, mon-
sieur , poursuivit M. Pecksniff se dressant sur la pointe des
pieds , entre les rideaux , comme s'il s'élevait littéralement au-
dessus de toutes les considérations de ce monde et n'était pas
fâché de tenir ferme ce point d'appui pour prendre son élan
vers le ciel comme une fusée volante; je vous dis, sans rien
craindre ni sans rien attendre de vous , que vous n'avez pour
tout cela aucune raison d'oublier votre petit-fils, le jeune
Pvlartin, qui a vis-à-vis de vous les droits les plus légitimes.
C'est impossible, monsieur, répéta M. Pecksniff en agitant la
tête; vous croyez que c'est possible, mais non, c'est impos-
sible. Vous devez songer à pourvoir ce jeune homme : il le
faut, vous le pourvoirez. Je pense, dit encore M. Pecksniff
regardant la plume et l'écritoire, que déjà vous l'avez fait en
secret. Soyez béni pour cette bonne pensée ! Soyez béni pour
avoir fait votre devoir, monsieur! Soyez béni pour la haine
que vous me portez ! Et bonne nuit ! »
En achevant ces paroles , M. Pecksniff agita sa main droite
avec beaucoup de solennité , et, l'ayant plongée de nouveau
dans l'interstice de son gilet, il s'éloigna. Son maintien révé-
lait de l'émotion, mais son pas était ferme. Inaccessible comme
il l'était aux faiblesses humaines , il marchait soutenu par sa
conscience.
Durant quelque temps, Martin garda sur ses traits une
expression de silencieux étonnement, non sans un mélange de
rage ; à la fin , il murmura ces mots à voix basse :
« Qu'est-ce que cela signifie? Ce jeune homme au cœur per-
fide aurait-il choisi pour son instrument le drôle qui vient de
) sortir? Pourquoi pas? Il a conspiré contre moi comme tous les
autres; tout cela se vaut. Encore un complot! encore un com-
plot!... Oh! égoïsme, égoïsme, égoïsme ! A chaque pas, rien
que de l'égoïsme i s
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 49
Il se mit à jouer , en achevant de parler , avec les cendres
da papier brûlé dans le fond du chandelier. Il le fit d'abord
d'une manière distraite, puis ces cendres devinrent le sujet de
sa méditation :
« Encore un testament fait et détruit! se dit-il. Rien de fixe,
rien d'arrêté. Et si j'étais mort cette nuit! Je vois trop de qael
déplorable usage cet argent pouvait être enfin , cria-t-il en se
tordant dans son lit ; après m'avoir rempli toute ma vie de
sollicitude et de misère , il soufflera une perpétuelle discorda
et de mauvaises passions dès que je serai mort. Toujours mêma
chose! Que de procès sortent chaque jour de la tombe des ri-
ches pour semer le parjure, la haine et le m.ensonge parmi les
proches parents, là où il ne devrait y avoir qu'amour! Que
Dieu nous assiste! nous avons là une grande responsabilité!
Oh! égoïsme, égoïsme, égoïsme! Chacun pour soi et personne
pour moi ! »
Égoïsme universel! N'y en avait-il pas un peu aussi dans ces
réflexions et dans l'histoire de Martin Ghuzzlewit, d'après ce
qu'il en disait lui-même?
CHAPITRE IV.
OÙ l'on verra que, si l'union fait la force, et s'il est doux de con-
templer les affections de famille, les Ghuzzlewit étaient la famille
la plus forte et la plus douce à voir qu'il y eût au monde.
Le digne M. Pecksniff, ayant pris congé de son cousin dans
les termes solennels que nous avons reproduits au chapitre
précédent, se retira chez lui, où il resta trois jours entiers ; il
ne se permettait même pas de franchir dans sa promenade les
limites de son jardin , de peur d'être appelé en toute hâte au
chevet du lit de son parent repentant et contrit , à qui , dans
sa large bienveillance , il avait résolu d'avance d'accorder son
pardon sans condition et son aff'ection sans bornes. Mais telles
étaient l'obstination et l'aigreur de ce farouche vieillard, qu'au-
cun témoignage de regret ne vint de sa part. Le quatrièma
jour trouva M. Pecksniff plus loin en apparence de son bu':
charitable que le premier jour.
Martin Chhzzlewjt, ~ i 4
50 VIE ET AVENTURES
Daûs tout cet espace de temps, il ne cessa de hanter le
Dragon à toute heure de jour et de nuit, et, rendant le bien
pour le mal , il témoigna la plus profonde sollicitude pour la
guérison du farouche convalescent. Mme Lupin était tout at-
tendrie de voir cette inquiétude désintéressée , car il l'avait
priée souvent et tout particulièrement de bien prendre note
qu'il en ferait autant pour le premier malheureux venu s'il
était dans la même position, et la veuve en versait des larmes
d'admiration et d'extase.
Cependant le vieux Martin Chuzzlewit restait enfermé dans
sa chambre, où il ne voyait que sa jeune compagne, sauf l'hô-
tesse du Dragon blea , qui , à certains moments , était admise
en sa présence. Seulement, sitôt qu'elle entrait dans la cham-
bre, Martin feignait d'être endormi. Ce n'était que lorsqu'il se
trouvait seul avec la jeune femme qu'il ouvrait la bouche; au
reste , il n'aurait pas même répondu un mot à la plus simple
question, bien que M. Pecksniff pût comprendre, en écoutant
de son mieux à la porte, que, lorsque les deux étrangers étaient
ensemble , le vieillard était assez causeur.
Le quatrième soir, il advint que M. Pecksniff s'étant pré-
senté, comme à son ordinaire, à l'entrée du Dragon bleu, et
n'ayant pas trouvé Mme Lupin à son comptoir , monta tout
droit l'escalier ; dans l'ardeur de son zèle affectueux, il se pro-
posait d'appliquer encore une fois son oreille au trou de la ser-
rure et de se calmer l'esprit en s'assurant que le rude malade
allait mieux. 11 advint aussi que M. Pecksniff, s'avançant tout
doucement le long du corridor où d'ordinaire une petite lueur
en spirale passait à travers le trou de la serrure , fut étonné
de ne point apercevoir cette lueur accoutumée ; il advint que
M. Pecksniff, quand il eut trouvé à tâtons son chemin jusqu'à
la chambre , s'étant baissé vivement pour reconnaître par lui-
même si le vieillard n'avait point, dans un accès de jalousie,
fait boucher à l'intérieur ledit trou de serrure , heurta si vio-
lemment sa tête contre une autre tête, qu'il ne put s'empêcher
de jeter d'une voix intelligible ce monosyllabe : « Oh 1 * que
la douleur lui arracha et lui dévissa en quelque sorte du go-
sier. 11 advint alors finalement que M. Pecksniff se sentit aus-
sitôt pris au collet par quelque chose qui unissait les parfums
combinés de plusieurs parapluies mouillés, d'un quartaut de
bière, d'un baril d'eau-de-vie et d'une pleine tabagie. Il fut
entraîné en dégringolant forcément l'escalier jusqu'au comptoir
d'où il était venu , et là il se trouva en face et sous le poignet
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 51
d'un gentleman des plus étranges, qui, tout en se frottant ru-
dement la tête avec celle de ses mains qui restait libre , le
regardait d'une manière sinistre.
Ce gentleman était dans un costume d'élégant râpé, bien
que l'on ne pût exactement dire de ses vêtements qu'ils fus-
sent à toute extrémité : car ses doigts dépassaient de beaucoup
le bout de ses gants , et la plante de ses pieds était à une dis-
tance incommode de ses tiges de bottes. Son pantalon, d'un
gros bleu, d'une nuance jadis éclatante, mais tempérée par
l'effet de l'âge et du temps , était tellement serré et tendu par
une lutte violente entre les bretelles et les sous-pieds , qu'à
tout moment il avait l'air de vouloir se séparer en deux aux
genoux pour trancher le différend. Sa redingote était de couleur
bleue et de forme militaire , à grand renfort de brandebourgs
jusqu'au menton. Sa cravate était pour la couleur et la forme,
dans le genre de ces peignoirs dont les coiffeurs ont l'usage
d'envelopper leurs clients , pendant qu'ils se livrent aux mys-
tères de leur profession. Son chapeau était, arrivé à une telle
vétusté qu'il eût été difficile de déterminer si , dans l'origine,
il avait été blanc ou noir. Cependant ce gentleman portait une
moustache, une moustache hérissée; non pas une de ces mous-
taches douces et pacifiques, mais une moustache crâne et pro-
voquante, tortillée d'une manière satanique , et avec cela une
énorme quantité de cheveux ébouriffés. 11 était très-sale et
très-suffisant , très-impudent et très-abject , très-rodomont et
très-lâche; en un mot, il avait l'air d'un homme qui avait pu
être quelque chose de mieux, mais surtout il avait l'air d'un
homme qui méritait d'être quelque chose de pis.
« Vous écoutiez donc aux portes, là-haut, vagabond que
vous êtes!... » dit ce gentleman.
M. Pecksniff le repoussa, comme saint Georges dut repous-
ser le dragon, quand cet animal était sur le point de rendre
l'âme.
<c Où est mistress Lupin? dit-il. Je suis vraiment étonné!
La bonne femme ne sait donc pas qu'il y a ici une personne
qui....
— Minute! dit le gentleman. Attendez un peu. Que si,
elle le sait. Eh bien! quoi?
— Comment, quoi, monsieur? s'écria M. Pecksniff. Gomment,
quoi? Apprenez, monsieur, que je suis l'ami et le parent de
ce gentleman malade ; que je suis son protecteur, son gar-
dien, son..,.
mVERSm OF ILLINOIS
52 ' VIE ET AVENTURES
— Vous n'êtes toujours pas le mari de sa nièce, interrompit
l'étranger. Je puis vous en répondre ; car il était là avant
vous.
— Qu'est-ce que cela signifie? dit M. Pecksniff avec un
mélange de surprise et d'indignation. Qu'est-ce que vous me
contez là, monsieur ?
— Attendez un peu, cria l'autre. Peut-être êtes-vous un
cousin; le cousin qui habite ce pays?
— Je suis le cousin qui habite ce pays, répliqua l'homme de
bien.
— Vous vous nommez Pecksniff? dit le gentleman.
— Oui.
— Je suis fier de faire connaissance avec vous, et je vous
demande pardon, dit le gentleman en touchant le bord de son
chapeau, et en plongeant ensuite sa main par derrière dans
les profondeurs de sa cravate pour y trouver un col de che-
mise, qu'il ne put, malgré tous ses efforts, ramener à la sur-
face. Vous voyez en moi, monsieur, une personne qui porte
également intérêt au gentleman d'en haut. Attendez un peu. »
En même temps il toucha l'extrémité de son nez proémi-
nent, comme pour aviser M. Pecksniff qu'il avait un secret à
lui communiquer tout de suite; puis, ôtant son chapeau, il se
mit à chercher dans la coiffe, parmi une quantité de papiers
chiffonnés et de bouts de cigares , et il en retira l'enveloppe
d'une vieille lettre, toute souillée de crasse et parfumée
d'odeur de tabac.
c Lisez-moi cela, s'écria-t-il en présentant l'envelopppe à
M. Pecksniff.
— Ceci est adressé à Ghevy Slyme , esquire, dit ce gentle-
man.
— Vous connaissez, je pense, Ghevy Slyme, esquire?» répli-
qua l'étranger.
M. Pecksniff haussa les épaules comme s'il eût voulu dire :
(( Certainement je le connais , malheureusement.
— Très-bien, reprit le gentleman. Eh bienl voilà tout; c'est
là l'affaire qui m'amène ici. »
Et en même temps, ayant fait un nouvel effort pour trouver
son col de chemise, il ne tira qu'un cordon.
« Mon ami, il m'est très-pénible, dit M. Pecksniff, secouant
la tête et souriant avec componction, il m'est très-pénible
d'être forcé de vous déclarer que vous n'êtes nullement la
personne que vous prétendez être. Je connais M. Slyme, mon
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 53
cher. Ça ne prendra pas : la probité est la meilleure politique;
vous auriez mieux fait de me dire tout de suite le fin mot,
cela vaudrait mieux.
— Arrêtez ! cria le gentleman, portant en avant son bras
droit, si étroitement serré dans sa manche usée jusqu'à la
corde, qu'il ressemblait à un saucisson ficelé. Attendez un
peu! »
Il s'arrêta pour s'établir juste devant le feu, auquel il pré-
senta le dos. Alors, rassemblant les pans de sa redingote sous
son bras gauche et caressant sa moustache avec le pouce et
l'index de sa main droite, il reprit ainsi :
« Je conçois votre erreur et je ne m'en offense pas. Pour-
quoi? parce qu'elle me flatte. Vous supposez que je voudrais
me faire passer pour Ghevy Slyme. Monsieur, s'il existe sur la
terre un homme avec qui un gentleman fût fier et honoré
d'être confondu, cet homme est mon ami Slyme : car c'est,
sans exception aucune, le cœur le plus élevé, l'esprit le plus
indépendant, le plus original, le plus fin, le plus classique, le
plus cultivé, le plus complètement shakspearien, sinon le plus
miltonique ; et en même temps le gaillard le moins apprécié
que je sache, au point que c'en est dégoûtant!... Non, mon-
sieur, je n'ai pas l'orgueil d'essayer de passer pour Slyme. De
tout autre homme, dans l'espabe du monde, je crois être et je me
Sens l'égal. Mais Slyme est, je l'avoue franchement, à cent
piques au-dessus de moi. Vous voyez que vous vous trompez.
— Je croyais.... dit M. Pecksnilï, montrant l'enveloppe de
lettre.
— Sans doute, sans doute, répliqua le gentleman. Mais,
monsieur Pecksniff, toute l'affaire se résume dans un exemple
des excentricités du génie. Chaque homme d'un véritable
génie a ses excentricités, monsieur; ce qui caractérise mon
ami Slyme , c'est qu'il se tient toujours au coin de la rue en
vedette. En ce moment, il est à son poste. Or, ajouta le gen-
tleman en frottant son index contre son nez, et écartant plus
encore ses jambes pour regarder plus fixement en face
M. Pecksniff, c'est un trait extrêmement curieux et intéres-
sant du caractère de Slyme, et, partout où l'on écrira la vie de
Slyme, ce trait-là ne devra pas être négligé par son bio-
graphe ; sinon, le public ne sera point satisfait. Suivez le fil
de mes paroles, le public ne sera point satisfait. »
M. Pecksniff toussa.
a Le biographe de Slyme, monsieur, quel qu'il soit, reprit
54 VIE ET AVENTURES
le gentleman, devra s'adresser à moi ; ou bien, si je suis parti
pour.... Gomment appelez-vous ce pays-là, d'où personne ne
revient? il devra se mettre en rapport avec mes exécuteurs
testamentaires pour obtenir la permission de fouiller mes pa-
piers. J'ai pris simplement, à ma manière, quelques notes sur
diverses actions de cet homme, mon frère adoptif, monsieur;
elles vous stupéfieraient. Tenez, pas plus tard que le quinze
du mois dernier, à propos d'un billet qu'il ne pouvait payer
et que l'autre partie ne voulait point renouveler, il a trouvé
un mot qui aurait fait honneur à Napoléon Bonaparte s'adres-
sant à l'armée française....
— Et dites-moi, je vous prie, demanda M. Pecksniff, évi-
dem.ment mal à l'aise, quelle affaire peut attirer ici M. Slyme,
si j'ose me permettre de m'en informer, quoique je sois forcé,
par respect pour mon caractère, de décliner toute participa-
tion à ses actes.
— En premier lieu, répondit le gentleman, permettez-moi
de déclarer que je repousse cette question, contre laquelle je
proteste de toutes mes forces et de toute mon indignation, au
nom de mon ami Slyme. *En second lieu, vous voudrez bien
me permettre de me présenter moi-même. Monsieur, je m'ap-
pelle Tigg. Le nom de Montagne Tigg vous sera familier
, peut-être, car il se lie aux plus remarquables événements de
la guerre de la Péninsule. »
M. Pecksniff secoua doucement la tête, comme un homme
qui n'en avait jamais entendu parler.
(( N'importe, dit le gentleman. Cet homme était mon père,
et j'ai l'honneur de porter son nom. Par conséquent, je suis
fier comme Artaban. Permettez que je m'absente un mo-
ment : je désire que mon ami Slyme assiste au reste de notre
conférence. »
Tout en énonçant ce vœu, il se précipita hors de la porte
d'entrée du Dragon bleu. Bientôt après, il reparut escorté d'un
compagnon plus petit que lui. Ce dernier était couvert d'un
vieux manteau de camelot bleu doublé d'écarlate fanée. Ses
traits anguleux étaient tout gelés par la longue faction qu'il
venait de faire au froid dans la rue ; ses favoris roux aux poils
épars, et ses cheveux hérissés par les frimas , n'en parais-
saient que plus incultes , ce qui ne lui donnait pas le moins
du monde l'air snakspearien ou miltonique. Il n'était que sale
et dégoûtant.
« Eh bien ! dit M. Tigg, frappant d'une main sur l'épaule
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 55
de son précieux ami et appelant l'attention de M, Pecksniff sur
lui-même aussi bien que sur le cher compag-non, vous êtes
parents tous deux ; et les parents ne se sont jamais entendus
et ne s'entendront jamais : ce qui est une sage disposition et
une chose indispensable dans les lois de la nature ; sinon il n'y
aurait que des castes de famille, et dans le monde on s'ennuie-
rait à mourir les uns des autres. Si vous étiez en bons ter-
mes , je vous considérerais comme un couple furieusement
dénaturé; mais, dans l'attitude où vous voilà tous deux, vous-
me semblez une paire de gaillards diablement profonds et
avec lesquels on peut largement raisonner. y>
Ici M. Ghevy Sl^-me, dont les facultés morales ne parais-
saient pas de l'ordre le plus élevé, poussa furtivement du
coude son ami et lui glissa quelques mots à l'oreille.
a Chiv , dit tout haut M. Tigg, du ton d'un homme qui sait
bien ce qu'il a à faire , laissez-moi dire : j'agirai sous ma pro-
pre responsabilité , ou pas du tout. Je considère comme une
chose certaine que M. Pecksniff ne verra qu'une bagatelle
dans le misérable prêt d'un écu à un homme de votre mé-
rite.... »
Et jugeant en ce moment, à l'inspection de la physionomie
de M. Pecksniff, que celui-ci n'était nullement convaincu,
M. Tigg posa de nouveau son doigt sur l'extrémité de son nez
pour l'édification particulière de ce gentleman , l'invitant ainsi
à bien remarquer que la demande d'un léger emprunt était un
autre diagnostic des excentricités du génie qui distinguait son
ami Slyme: que, pour lui , Tigg, il fermait l'œil sur ce sujet,
en raison du puissant intérêt métaphysique offert à son obser-
vation philosophique par ces petites faiblesses ; et que, quant
à son intervention personnelle dans l'exposé de cette modeste
demande , il ne consultait que le désir de son ami , et nulle-
ment son propre avantage ni ses besoins particuliers.
(T 0 Chiv, Chiv! ajouta M. Tigg, attachant sur son frère
adoptif un regard de contemplation profonde à la fin de cette
pantomime , vous êtes , sur ma vie , un étrange exemple des
petites misères qui assiègent un grand esprit. Quand il n'y
aurait pas au monde de télescope, il me suffirait de vous avoir
observé , Chiv, pour être sûr qu'il y a des taches dans le so-
leil! Que je meure s'il y a rien de plus bizarre que cette exis-
tence singulière que nous sommes forcés de poursuivre sans
savoir pourquoi ni comment , monsieur Pecksniff! Mais c'est
égal, nous moraliserions là-dessus jusqu'à demain, que cela
56 VIE ET AVENTURES
n'empêcherait pas le monde d'aller son train, Gomme dit Ham-
let, Hercule peut, avec sa massue , frapper partout autour de
lui; mais il n'empêchera pas les chats de faire un insuppor-
table vacarme sur les toits des maisons , ni les chiens d'être
abattus dans le temps des chaleurs, s'ils courent les rues sans
muselière. La vie est une énigme, une infernale énigme, diffi-
cile à deviner, monsieur PecksnifT. Mon opinion est qu'il n'y
crien à répondre à cela, pas plus qu'à ce fameux logogriphe :
«Pourquoi un homme en prison ressemble-t-iJ à un homme
« qui n'y est pas?» Sur mon âme et mon corps ! c'est la chose
la plus bizarre; mais nous n'avons pas à nous eu occuper ici
Ha ! ha ! D
Après cette consolante déduction tirée des sombres prémisses
qu'il avait posées d'abord , M. Tigg fit sur lui-même un grand
effort, et reprit ainsi le fil de son discours :
c( Maintenant, je vous dirai ce qu'il en est. Je suis par na-
ture un homme furieusement pacifique, et je ne puis rester
P tranquille à vous voir vous couper mutuellement la gorge avec
le tranchant de vos épées quand cela ne vous sert à rien
Monsieur Pecksniff, vous êtes le cousin du testateur logé en
haut, et nous sommes son neveu. Je dis nous pour .désigner
Chiv. Peut-être, à la rigueur, êtes-vous plus que nous son pro-
che parent. Très-bien. S'il en est ainsi, soit. Mais vous ne
pouvez pas plus que nous rien tirer de cette parenté. Je vous
donne ma plus grande parole d'honneur, monsieur, que de-
puis ce matin neuf heures, sauf de courts intervalles de repos,
J3 suis resté à regarder à travers le trou de la serrure , atten-
dant une réponse à une demande des plus modérées que l'es-
prit d'un homme puisse concevoir, une demande tout à fait
de bonne compagnie, à l'effet d'obtenir un petit secours éven-
tuel, quinze guinées seulement, sous ma caution. Cependant,
monsieur, il reste tranquillement renfermé avec une personne
étrangère en qui il met toute sa confiance. Je le dis donc fer-
mement en face de la situation , cela ne devrait pas être ,
cela ne rime à rien, cela ne saurait subsister, on ne doit pas
permettre que cela subsiste.
— Tout homme, dit M. Pecksniff, a un droit, un droit ir-
récusable (contre lequel, pour ma part, je ne voudrais pas
protester ici, oh! non, pour aucune considération terrestre),
le droit de régler sa conduite personnelle sur ses sympathies
et ses antipathies, toujours à la condition, bien entendu,
Qu'elles ne soient ni immorales ni irréligieuses. Je sens dans
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 57
mon propre cœur que M. Chuzzlewit ne me traite pas, par
exemple, moi (je dis moi) , avec cette somme d'amour chrétien
qui devrait exister entre nous; j'ai pu être affligé et blessé de
cette circonstance; cependant, je ne me laisserai pas aller à
en conclure que M. Chuzzlewit soit absolument injustifiable
dans ses rigueurs. Le ciel m'en garde! Comment d'ailleurs,
monsieur Tigg, continua Pecksniff d'un ton plus grave et
plus énàu qu'il ne l'avait fait encore, comment pourrait-on
défendre à M. Chuzzlewit d'avoir ces sympathies particuliè-
res et vraiment extraordinaires dont vous parlez , dont je
dois admettre l'existence, et que je ne puis que déplorer,
dans son intérêt ? Considérez , mon bon monsieur , et ici
M. Pecksniff le regarda fixement , combien vous parlez légè-
rement.
— Quant à cela, répondit Tigg, c'est certainement une
question difficile à résoudre.
— Sans nul doute, une question difficile à résoudre, s répéta
M. Pecksniff.
Et, tout en parlant, il se mit un peu à l'écart et parut plus
pénétré encore de l'abîme moral qu'il avait placé entre lui et
son interlocuteur. Il reprit :
« Sans nul doute, c'est une question très-difficile. Et je suis
loin d'être bien sûr que qui que ce soit ait autorité pour la
discuter. Bonsoir.
— Vous ne savez pas que les Spottletoe sont ici, je suppose?
dit M. Tigg.
— Qu'entendez-vous par là, monsieur? Quels Spottletoe?
demanda Pecksniff, s'arrêtant brusquement sur le seuil de la
porte.
— M. et mistress Spottletoe, dit Ghevy Slyme , esquire,
parlant tout haut pour la première fois et d'un ton qui n'était
pas tendre, en se balançant sur ses jambes. Spottletoe a épousé
la fille du frère de mon père , n'est-il pas vrai? Et mistress
Spottletoe est la propre nièce de Chuzzlewit, n'est-il pas vrai?
Et sa nièce bien-aimée au temps jadis , qui plus est. Ahl vous
demandez quels Spottletoe ?
— Eh bien! ma parole d'honneur! s'écria M. Pecksniff, les
yeux levés au ciel, c'est odieux. La rapacité de ces gens-là est
tout à fait effrayante !
— Et il ne s'agit pas seulement des deux Spottletoe, Tigg,
dit Slyme regardant ce gentleman. Anthony Chuzzlewit et son
fils ont eu vent de la nouvelle et sont ici depuis cette après-
58 VIE ET AVENTURES
midi. Il n'y a pas cinq minutes que je les ai vus, comme je
montais la garde au coin de la rue.
— Oh! Mammon! Mammonl s'écria M. Pecksniff se frap-
pant le front.
— Ainsi, dit Slyme sans s'occuper de l'interruption, voilà
déjà son frère et un autre neveu qui vous tombent ici.
— Voilà l'affaire , monsieur, dit M. Tigg; c'est le point et la
combinaison auxquels j'arrivais graduellement quand mon
ami Slyme a su exposer le fait en six mots. Monsieur Pecksnifï,
maintenant que votre cousin, l'oncle de Ghiv, est ici, il s'agit
de prendre quelques mesures pour l'empêcher de disp'^.raître
de nouveau , et , s'il est possible , de neutraliser l'influence
exercée sur lui en ce moment par cette artificieuse favorite.
C'est ainsi que pensent, monsieur, toutes les personnes qui
ont un intérêt dans l'affaire. La famille entière fond sur ce
pays. Le temps est venu où les jalousies et les calculs indivi-
duels doivent être oubliés dans une trêve, et où l'on doit
s'unir contre l'ennemi commun. Quand l'ennemi commun sera
abattu, vous recommencerez tous à agir isolément pour vous-
mêmes; toute dame , tout gentleman qui a son jeu engagé
dans la partie , marchera de son côté et, selon son plus ou
moins d'habileté, poussera sa balle jusqu'aux barres du tes-
tateur ; personne n'y perdra rien. Songez à cela. Ne vous
compromettez pas. Vous nous trouverez à toute hewe à l'au-
berge de la Demi-Lune et des Sept Étoiles qui est , comme vous
savez, dans ce village. Nous serons prêts à entendre toute
proposition raisonnable. Hem! Ghiv, mon cher compagnon ,
partons et allons voir le temps qu'il fait. »
M. Slyme ne perdit pas un moment pour disparaître , et
probablement pour tourner le coin de la rue. M. Tigg, ayant
écarté ses jambes autant que pouvait convenablement le faire
un homme doué du plus grand aplomb possible, secoua la
tête vers M. Pecksniff et lui sourit.
« Nous ne devons pas être sévères , dit-il , pour les petites
excentricités de notre ami Slyme. Vous l'avez vu me parler à
l'oreille? »
M. Pecksniff l'avait vu lui parler à l'oreille.
« Vous avez entendu ma réponse, j'imagine ? »
M. Pecksniff avait entendu la réponse.
«Cinq schellings, hein! dit M. Tigg d'un air pensif. Ah!
quel garçon extraordinaire! Trop modeste, cependant! »
M. Pecksniff ne répondit rien.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 59
« Cinq schellings! poursuivit M. Tigg paraissant absorbé.
Et , ce qu'il y a de mieux , pour les rendre ponctuellement la
semaine prochaine. Vous avez entendu cela?*
M. Pecksniff n'avait pas entendu cela.
' a Non ! vous me surprenez ! s'écria Tigg. C'est là le meilleur
ce l'affaire, monsieur. Jamais de ma vie je n'ai vu cet homme
manquera une promesse. Avez-vous besoin de changer?
— Non , dit M. Pecksniff, nullement. Je vous remercie.
— Précisément, répliqua M. Tigg; si vous en aviez eu be-
soin, j'y serais allé pour vous. 21
Il se mit alors à siffler; mais une douzaine de secondes
s'étaient écoulées à peine quand il s'arrêta court' et, regar-
dant vivement M. Pecksniff' :
c( Est-ce que vous ne prêteriez pas volontiers cinq schellings
à Slyme?
— Volontiers, non, répondit M. Pecksniff.
— Ma foi! s'écria Tigg secouant gravement la tête comme
si quelque objection se présentait à son esprit en ce moment
pour la première fois, il est possible que vous ayez raison.
Auriez-vous la même répugnance à me prêter cinq schellings,
à moi ?
— Oui.... je ne le pourrais pas , dit M. Pecksniff.
— Pas même une demi-couronne, peut-être, dit M. Tigg en
insistant.
— Pas même une demi-couronne.
— Eh bien, alors, dit M. Tigg, nous descendrons au chiffre
ridiculement minime de trente-six sols. Haï ha!
— Gela même, dit M. Peckaniff, offrirait également matière
à objection. »
En recevant cette assurance , M. Tigg lui pressa gaiement
les deux mains, protestant avec chaleur que M. Pecksniff était
un des hommes les plus fermes et les plus remarquables qu'il
eût jamais rencontrés, et qu'il désirait avoir l'honneur de faire
plus ample connaissance avec lui. Il ajouta qu'il y avait chez
son ami Slyme plusieurs petits traits caractéristiques qu'il ne
pouvait nullement approuver, en sa qualité d'homme à cheval
sur l'honneur; mais qu'il était tout disposé à lui pardonner
ces légères imperfections, et bien pis encore, en considéra-
tion du grand plaisir dont il avait joui ce jour-là dans la so-
ciété de M. Pecksniff, cette société exquise qui lui avait pro-
curé une satisfaction bien autrement complète et durable que
n'eût pu le faire l'heureuse issue d'une négociation pour quel-
60 VIE ET AVENTURES
que petit emprunt au nom de son ami. C'est en émettant ces
réflexions qu'il demandait la permission de se retirer pour
souhaiter à M. Pecksnifif une excellente nuit. Et il partit de
cette façon, sans être confus le moins du monde de son peu
de succès.
Les méditations de M. Pecksniflf, ce soir-là, à l'auberge du
Dragon^ et, la nuit, dans sa propre maison, furent d'une
nature très-sérieuse, très-grave, d'autant plus que la nou-
velle qu'il avait reçue de MM. Tigg et Slyme, touchant l'arri-
vée d'autres membres de la famille, s'était pleinement confir-
mée par un fait plus particulier. En effet, les Spottletoe étaient
allés tout droit au Dragon, où, en ce moment, ils étaient
établis pour y monter la garde, et où leur arrivée avait pro-
duit une telle sensation, que Mme Lupin, flairant leurs pro-
jets avant même qu'ils eussent passé une demi-heure sous
son toit, courut elle-même le plus secrètement possible en in-
former M. Pecksniff. Ce fut dans son ardeur à remplir cette
mission charitable, qu'elle manqua d'apercevoir ce gentleman
qui entrait par la principale porte du Dragon, juste au mo-
ment où elle sortait par une porte de derrière. Cependant,
M. Anthony Chuzzlewit et son fils Jonas s'étaient économi-
quement installés à la Demi-Lune et les Sept Étoiles , humble
cabaret de l'endroit ; et le coche suivant amena au centre de
l'action tant d'autres aimables membres de la famille (qui,
durant tout le chemin, n'avaient cessé de se quereller à l'in-
térieur et sur l'impériale de la voiture, à en faire perdre la
tête au cocher), qu'en moins de vingt-quatre heures le ché-
tif mobilier de la taverne se trouva bien renchéri, et que les
appartements meublés de la localité, se composant de quatre
lits et un sofa, éprouvèrent une hausse de cent pour cent sur
la place.
En un mot, les choses en vinrent à ce point, que la famille
presque tout entière vint bloquer le Dragon bleu, et l'investit
positivement. Martin Chuzzlewit était en état de siège. Mais
il résistait bravement , refusant de recevoir toutes lettres,
messages et paquets, ou de traiter avec qui que ce fût, et ne
laissant échapper aucune espérance ou promesse de capitula-
tion. Pendant ce temps, les forces de la famille se rencon-
traient sans cesse dans les diverses parties du voisinage ; et
comme, de mémoire d'homme, jamais on n'avait vu deux
branches de l'arbre des Chuzzlewit d'accord ensemble, il y eut
des escarmouches, des railleries échanerées, des têtes cassées,
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 61
dans le sens métaphorique de Texpression; il y eut des
gros mots lancés et renvoyés, des épithètes injurieuses prodi-
guées; il y eut des nez relevés, il y eut des sourcils froncés;
il y eut un enterrement complet et général de tous sentiments
généreux et une résurrection violente des anciens griefs ;
jamais on n'avait rien ouï de tel dans ce paisible village, de-
puis les temps les plus reculés de son avènement à la civili-
sation.
Enfin, parvenues à l'extrême limite du découragement et
du désespoir, quelques-unes des parties belligérantes com-
mencèrent à se parler dans les termes mesurés d'une exaspé-
ration mutuelle ; bientôt ils s'adressèrent tous d'eux-mêmes,
avec des formes assez convenables, à M. Pecksnifif, en vertu
de son caractère éleyé et de sa position influente. Ainsi, peu
à peu ils firent cause commune contre l'obstination de Mar-
tin Ghuzzlewit, jusqu'à ce qu'il fût convenu (si un mot sem-
blable peut être employé à l'endroit des Ghuzzlewit) qu'il
y aurait, à un jour déterminé, heure de midi, un concile gé-
néral, un conclave dans la maison de M. Pecksniff. Tous ceux
des membres de la famille qui s'étaient mis en règle à cet
égard furent invités et dûment convoqués à la conférence.
Si jamais M. Pecksniff prit un air apostolique, ce fut sur-
tout en ce jour mémorable. Si jamais son ineffable sourire
proclama ces mots : a Je suis un messager de paix, » ce fut
surtout ce jour-là. Si jamais homme réunit en lui toutes les
charmantes qualités de l'agneau avec une petite pointe de
colombe, sans la moindre nuance de crocodile, ou sans le plus
minime soupçon du plus petit assaisonnement de serpent, cet
homme, ce fut M. Pecksniff. Et les deux miss Pecksniff, donc!
Oh! quelle sereine expression sur le visage de Gharity! Elle
semblait dire : « Je sais que ma famille m'a outragée au delà
de toute réparation possible; mais je lui pardonne, car mon
devoir le veut ainsi !» Oh ! quelle ravissante simplicité chez
Mercy I Elle était si charmante, si innocente, si enfantine, que, si
elle fût sortie seule et que la saison eût été plus avancée, les
rouges-gorges l'eussent malgré elle couverte de feuilles, croyant
voir en elle une des douces fées des bois, de ces dryades
mythologiques sorties des chênes pour aller cueillir des
framboises dans la jeune fraîcheur de son cœur I Quelles pa-
roles pourraient peindre les Pecksniff à cette heure décisive?
Aucune, oh ! non, il faut y renoncer. Car les paroles ne sont
pas toutes égalemient parfaites ; il peut y en avoir dans le
62 VIE ET AVENTURES
nombre qui ne vaillent pas grand'cliose , tandis que les
Pecksniff étaient tous aussi bons les uns que les autres.
Mais quand la société arriva, oh! ce fut là le moment.
Quand M. Pecksniff, se levant de sa chaise, au haut bout de
la table, avec ses filles à sa droite et à sa gauche , reçut ses
invités dans son plus beau salon et leur offrit des sièges, que
d'effusion il y avait dans ses regards ! et comme sa face était
trempée d'une gracieuse transpiration ! On eût pu dire qu'il
était dans une sorte de bain de douceur. Et la compagnie,
donc 1 les jaloux, les cœurs de pierre , les méfiants, tous clos
en eux-mêmes, qui n'avaient foi en personne, qui ne croyaient
à rien, et ne voulaient pas plas se laisser saisir par les
Pecksniff que s'ils avaient été autant de hérissons ou de porcs-
épics !
D'abord, ce fut M. Spottletoe, qui était tellement chauve et avait
de si épais favoris, qu'il semblait avoir arrêté la chute de ses che-
veux par l'application soudaine de quelque philtre puissant,
au moment où ils allaient tomber de sa tête, et les avoir fixés
irrévocablement en route sur sa figure. Puis, ce fut mistress
Spottletoe, qui, trop grêle pour son âge et d'une constitution
poétique, avait coutume d'informer ses plus intimes amis que
lesdits favoris étaient « l'étoile polaire de son existence, » et
qui, en raison de son affection pour son oncle Ghuzzlewit et
du coup qu'elle avait reçu d'être suspectée d'avoir sur lui des
vues testamentaires, ne pouvait faire autre chose que de pleu-
rer, si ce n'est de gémir. Puis ce furent Anthony Ghuzzle-
wit et son fils Jonas : le visage du vieillard avait été si af-
filé par l'habitude de la circonspection et toute une vie de
ruse, qu'il semblait lui ouvrir un passage à travers la cham-
bre pleine de monde, comme un fer tranchant dans la profon-
deur des chairs; tandis que son fils avait si bien mis à profit
les leçons et l'exemple du père, qu'il paraissait plus âgé
qu'Anthony d'un an ou deux, quand on les voyait côte à côte
clignant leurs yeux rouges et se parlant tout bas à l'oreille.
Puis ce fut la veuve d'un frère de M, Martin Ghuzzlewit.
Gomme elle était extraordinairement désagréable, qu'elle avait
la physionomie dure , le visage osseux et une voix mascu-
line , elle pouvait être rangée , en raison de ces qualités ,
parmi ce qu'on appelle vulgairement les femmes fortes. Si elle
l'avait pu, elle eût établi ses droits à ce titre, et se fût mon-
trée, au figuré, un vrai Samson de force morale : car elle voulait
faire enfermer son beau-frère dans une maison de santé, jusqu'à
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 63
ce que, par des démonstrations d'amour pour elle, il eût prouvé
qu'il jouissait pleinement de sa raison. Derrière elle étaient
assises ses trois filles , trois vieilles filles, au maintien cava-
iJer, tellement à l'étroit dans leurs corsets que, par suite de
cette mortification volontaire, leur intelligence était réduite à
des proportions plus étroites encore que leur ceinture, et que
le bout de leur nez même portait dans sa rougeur tuméfiée la
preuve qu'elles étouffaient sous la pression de leur lacet. Puis
ce fut un gentleman, petit- neveu de M. Martin Chuzzlewit,
très-brun et très-chevelu, et qui semblait être venu au
monde pour épargner aux glaces la peine de réfléchir autre
chose qu'une ébauche, une esquisse de tête inachevée. Puis ce
fut une cousine isolée qui n'offrait rien de remarquable, si ce
n'est qu'elle était très-sourde, vivait seule et avait toujours
une rage de dents. Puis ce fut Georges Chuzzlewit, un cousin,
gai célibataire, qui se disait jeune, et qui en effet l'avait été
autrefois ; mais, pour le moment il avait des dispositions à
prendre du ventre, résultat d'une nourriture exagérée : ses
yeux, victimes de son embonpoint, avaient l'air de suffoquer
dans leurs orbites; et il était si naturellement couvert de pus-
tules, que les brillantes mouchetures de sa cravate, le riche
dessin de son gilet, et jusqu'à ses scintillantes breloques,
avaient l'air de lui avoir poussé sur la peau par analogie. En-
fin, et pour clore la liste, étaient présents M. Chevy Slyme et
son ami Tigg. Et ici, il y a un fait digne d'être mentionné :
c'est que, si chacun des membres de l'assemblée détestait l'au-
tre, principalement parce qu"il ou qu'elle appartenait à la fa-
mille, chacun et tous s'unissaient dans une haine générale
contre M. Tigg, parce qu'il n'en faisait point partie.
Tel était l'agréable petit cercle de famille réuni en ce mo-
ment dans le plus beau salon de M. Pecksniff, tous gentiment
disposés à tomber sur M. Pecksniff ou sur toute autre personne
qui se hasarderait à émettre quoi que ce fût sur n'importe
quoi.
■« Voilà, dit M. Pecksniff, se levant les mains jointes et pro-
menant son regard sur les parents, voilà quelque chose qui
me fait du bien et qui fait aussi du bien à mes filles. Nous
vous remercions de vous être réunis ici. Nous vous en sommes
reconnaissants de tout rotre cœur. C'est une heureuse marque
de distinction que vous nous avez accordée et, croyez-moi....
(Il serait impossible de décrire son sourire).... Croyez-moi,
nous ne l'oublierons pas de sitôt.
64 VIE ET AVENTURES
— Je suis bien fâché de vous interrompre, Pecksnilî, dit
M. Spottletoe, avec ses favoris hérissés majestueusement,
mais vous vous donnez trop d'avantage , monsieur, si vous
vous imaginez qu'on ait eu l'intention de vous conférer en cela
une distinction, monsieur ! d
Un murmure général répondit en écho à cette question et y
applaudit.
« Si vous êtes pour continuer comme vous avez commencé,
monsieur, ajouta vivement M. Spottletoe en frappant d'un
coup violent la table avec les articulations de ses doigts, le
plus tôt que vous cesserez et que cette assemblée se séparera
sera le mieux. Je n'ignore point, monsieur, votre absurde dé-
sir d'être considéré comme le chef de la famille; mais mof, je
puis vous dire, monsieur.... »
Ah ! oui vraiment ! Lui ! pouvoir dire quelque chose !
C'était peut-être lui qui allait être le chef de la famille ! Il ne
manquerait plus que ça. Depuis la femme forte jusqu'au der-
nier parent, tout le monde tomba en cet instant sur M. Spottle-
toe , qui, après avoir vainement tenté d'obtenir le silence et de
se faire écouter, fut obligé de se rasseoir en croisant ses bras
et agitant sa tête avec fureur, et donnant à entendre à mistress
Spottletoe en un langage muet que, si ce scélérat de Pecksniff
continuait, il allait le tailler en pièces et l'anéantir.
« Je ne suis pas fâché, dit M. Pecksnifï, reprenant le fil de
son discours, je ne suis réellement pas fâché du petit incident
qui s'est produit. Il est bon de penser que nous nous sommes
réunis pour nous parler sans déguisement. Il est bon qu'on
sache que nous n'usons pas de ménagement les uns en face
des autres, mais que nous nous montrons franchement avec
notre caractère. »
Ici, la fille aînée de la femme forte se souleva un peu sur
son siège, et tremblant de la tête aux pieds, moins par timidité,
à ce qu'il semblait, que par colère, exprima l'espérance en
général que certaines gens devraient bien se montrer fran-
chement avec leur caractère, ne fût-ce que pour se parer de
l'attrait de la nouveauté ; que lorsqu'ils (ces gens-là) par-
laient de leurs parents, ils devraient bien s'assurer d'abord
en présence de quelles personnes ils le faisaient : autrement
leurs paroles pourraient produire sur les oreilles de ces pa-
rents un effet auquel ils ne s'attendaient pas ; et que, quant
aux nez rouges, elle n'aurait jamais cru qu'on en fît un crime
à personne, d'autant plus que l'on ne se fait pas son nez, et
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 65
que, si on l'a rouge, c'est qu'on l'a reçu tel sans avoir éié préa-
labkment consulté; que d'ailleurs elle ne savait pas s'il y avait
des nez plus rouges les uns que les autres , et qu'elle en con-
naissait qui n'avaient rien à envier, à personne. Cette remar-
que fut accueillie avec un rire perçant par les deux sœurs de
l'orateur. Alors Gharity Pecksniff demanda très-poliment si
quelqu'une de ces graves observations était à son adresse; et
ne recevant pas de réponse plus explicite que celle du vieil
adage : œ Qui se sent morveux se mouche, » elle entama une
réplique passablement acrimonieuse et personnelle ; encoura-
gée et soutenue fortement par sa sœur Mercy, qui se mit à rire
de tout son cœur, beaucoup plus naturellement que qui que ce
fût. Et comme il est absolument impossible qu'un désaccord
se manifeste entre des femmes sans que les autres femmes
qui assistent à la scène y prennent une part active, Mme Sam-
son, ses filles, mistress Spottletoe, et jusqu'à la cousine sourde
qui ignorait complètement le sujet de la dispute (mais qu'est-
ce que cela fait? était-ce une raison pour ne pas en prendre
sa part?), toutes se jetèrent aussitôt dans la mêlée.
Comme les deux miss PecksnifT étaient bien en état de tenir
tête aux trois miss Ghuzzlewit, et que ces cinq demoiselles en-
semble avaient, en style figuré du jour, une bonne provision
de vapeur à dépenser, l'altercation n'eut pu manquer de durer
longtemps, sans la haute valeur et les prouesses de la femme
forte, qui, en vertu de sa réputation pour la puissance de ses
sarcasmes, travailla et pelota si bien mistress Spottletoe à
coups de langue, que la pauvre dame, au bout de deux minutes
au plus d'engagement, n'eut plus d'autre refuge que ses lar-
mes. Elle les versa si abondamment, et M. Spottletoe en
éprouva tant d'agitation et de chagrin, que ce gentleman,
après avoir porté aux yeux de M. Pecksniff son poing fermé,
comme si c'était une curiosité naturelle, dont l'examen sérieux
ne pouvait que lui rapporter honneur et profit, et après avoir
offert, sans que personne en sût le motif particulier, de don-
ner à M. Georges Chuzzlewit des coups de pied dans le derrière
pour la bagatelle de six pence , prit sa femme sous le bras et
sortit indigné. Cette diversion, en appelant sur un autre sujet
l'attention des parties belligérantes, mit un terme au combat,
qui se ranima bien encore deux ou trois fois par sauts et par
bonds, mais finit par s'éteindre.
Ce fut alors que M. Pecksniff se leva de nouveau de sa
chaise. Alors aussi les deux miss Pecksniff se composèrent un
Martin Chuzzlewit. — i 5
66 VIE ET AVENTURES
maintien de dignité méprisante , comme pouf ne pas paraître
s'apercevoir qu'il y eût non-seulement là dans la, chambre,
mais même sous la calotte des cieux, quelque chose comme les
trois miss Ghuzzlewit, tandis que les trois miss Chuzzlewit
semblèrent également avoir oublié l'existence des deux miss
Çecksniff.
« Il est triste de penser, dit M. Pecksniff , se souvenant du
poing de M. Spottletoe, mais seulement pour lui pardonner
cette démonstration , que notre ami se soit retiré si précipi-
tamment, bien que nous ayons lieu de nous féliciter mutuelle-
nlent de cette détermination , puisqu'elle nous est un témoi-
gnage que M. Spottletoe ne se méfie nullement de ce que nous
pourrons dire ou faire en son absence. C'est très-consolant,
n'est-ce pas ?
— Pecksniff, dit Anthony , qui depuis le commencement
avait suivi avec une attention particulière tout ce qui s'était
passé, ne faites pas l'hypocrite.
— Le quoi, mon bon monsieur? demanda M. Pecksniff.
— L'hypocrite.
— Charity, ma chère, dit M. Pecksniff, ce soir, quand je
prendrai mon bougeoir, rappelez-moi de prier plus particuliè-
rement que jamais pour M. Anthony Ghuzzlewit, qui m'a fait
une injure. »
Ces paroles, il les prononça d'une voix douce et en se tour-
nant de côté, comme s'il voulait seulement les glisser à l'oreille
de sa fille. Puis, avec une placidité de conscience qui lui don-
nait un maintien parfaitem.ent dégagé :
« Toutes nos pensées, reprit-il, étant concentrées sur notre
cher mais injuste parent, et celui-ci étant pour ainsi dire hors
de notre portée, nous sommes réunis aujourd'hui comme à un
rendez-vous, mortuaire, si ce n'est, et Dieu soit loué de cette
exception, qu'il n'y a point de cadavre dans la maison. »
La femme forte ne voulut pas convenir que ce fût une heu-
reuse exception. Au contraire.
« Bien, chère madame ! dit M. Pecksniff. Quoi qu'il en soit,
nous sommes ici, et, puisque nous y sommes, nous avons à
examiner s'il est possible par quelque moyen justifiable....
— Gomment! vous savez aussi bien que moi, dit la fertiltiè
forte, que tout moyen est justifiable en pareil cas.
— Parfait, ma chère madame, parfait. S'il est possible par
quelque moj en.... nous dirons, par quelque moyen.... d'ouvrir
les yeux de notre honorable parent sur la compagne d€rit il
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 67
est pour le moment infatué ; s'il est possible de lui faire con-
naître par quelque moyen le caractère réel et les projets de
cette jeune créature, dont l'étrange, la très-étrange position,
par rapport à lui.... (Ici M. PecksnifT baissa la gamme de sa
voixjusqu'àun chuchottementmystérieux)..., jette en vérité une
ombre de flétrissure et de déshonneur sur cette famille; et
qui, nous le savons.... (Ici il éleva de nouveau la voix).... autre-
ment, pourquoi l'accompagnerait-elle? fonde les plus vils cal-
culs sur sa faiblesse et sur sa fortune. »
Dans l'ardeur de leur conviction à cet égard , les bons pa-
rents, qui n'étaient d'accord sur aucun autre point, se trouvè-
rent unanimes là-dessus comme un seul homme. Bonté du
ciel ! Certainement elle fondait de vils calculs sur sa fortune,
Et quels étaient ses plans?.... La femme forte était pour le
poison, ses trois filles se prononcèrent pour Bridewell *, au
pain et à l'eau pour régime; la cousine aux maux de dents
invoqua Botany-Bay, et les deux miss Pecksniff suggérèrent
le fouet. Seul, M. Tigg, qui, malgré le délabrement de ses ha-
bits, était considéré en quelque sorte comme un homme agréa-
ble aux dames, en raison de sa moustache et de ses brande-
bourgs, émit un doute sur l'opportunité et la convenance de
ces mesures ; mais il se borna à lorgner les trois miss Ghuzzle-
wit sans mêler la moindre ironie à son admiration, comme
s'il voulait leur faire l'observation suivante : « Vous ne la mé-
nagez pas, mes douces créatures, sur mon âmel Allons, un
peu plus de ménagement ! »
c Maintenant, dit M. PecksnifT croisant ses deux index à
deux fins, par esprit de conciliation et par forme d'argumen-
tation, d'un côté je n'irai pas si loin que de prétendre qu'elle
mérite tous les châtiments qui ont été si puissamment et si
plaisamment invoqués contre elle.... (Il parlait ainsi en son
style fleuri). De l'autre, je ne voudrais aucunement compro-
mettre ma réputation de simple bon sens en affirmant qu'elle
ne les mérite pas. Ce que je tiens à faire observer, c'est qu'il
faudrait trouver quelque moyen pratique pour déterminer
notre respecté.... Ne dirai-je pas notre vénéré?...
— Non ! s'écria à voix haute la femme forte.
— Alors je n'en ferai rien, dit M. PecksnifT. Vous êtes par-
faitement libre, chère madame; je vous approuve, je vous re-
mercie pour votre objection distinctive. Je reprends : Notre
^ . Maison de correction.
68 . VIE ET AVENTURES
respecté parent , pour le disposer à écouter les impulsions de
la nature et non les....
— Allez donc, p'pa ! s'écria Mercy.
— Eh bien! la vérité est, ma chère, dit M. Pecksniiï sou-
riant à sa progéniture réunie, que j'ai perdu le mot. Le nom
de ces animaux fabuleux, païens, j'ai regret de le dire, qui
avaient l'habitude de chanter dans l'eau, ce nom m'a échappé. »
M. George Ghuzzlewit souffla : « Cygnes. »
« Non, dit M. Pecksuiff. Non pas cygnes. Mais cela res-
semble beaucoup à des cygnes. Je vous remercie. »
Le neveu à .la figure ébauchée, parlant pour la première et
pour la dernière fois, proposa : « Huîtres. »
« Non , dit M. Pecksuiff avec son urbanité toute particulière,
ce ne sont pas non plus des huîtres. Mais cela ne diffère pas
tout à fait des huîtres. Excellente idée ; je vous remercie infi-
niment, mon cher monsieur. Attendez!... des sirènes. Ahl
mon Dieu ! des sirènes, voilà le mot. Je pense, dis-je, qu'il
faudrait trouver un moyen pour disposer notre respecté parent
à écouter les impulsions de la nature, et non des fascinations
artificieuses comme celles des sirènes. A présent, nous ne de-
vons pas perdre de vue que notre estimable ami a un petit-fîls,
auquel jusqu'à ces derniers temps il portait beaucoup d'atta-
chement, et que j'eusse voulu voir ici aujourd'hui, car j'ai
pour lui une estime réelle et profonde. Un beau jeune homme,
un très-beau jeune homme! Je vous soumettrai, si nous ne
réussissons pas à dissiper la méfiance qui éloigne de nous
M. Ghuzzlewit, et à justifier de notre désintéressement par....
— Si M. Georges Ghuzzlewit a quelque chose à me dire, in-
terrompit brusquement la femme forte, je le prie de me le dire
franchement et sans détours, au lieu de me regarder moi et
mes filles, comme s'il voulait nous avaler.
— Quant à vous regarder, repartit aigrement M. Georges,
j'ai entendu dire, mistress Ned, qu'un chien regarde bien un
évêque ; en conséquence, moi qui suis par ma naissance un
des membres de cette famille, je crois avoir jusqu'à un certain
point le droit de regarder une personne qui n'y est entrée que
par son mariage. Quant à vous avaler, je demanderai la per-
mission de vous dire, quelque humeur que vous aient donnée
vos jalousies et vos mécomptes, que je ne suis pas un canni-
bale, madame.
— Je n'en sais trop rien ! s'écria la femme forte.
— En tout cas, dit M. Georges Ghuzzlewit, très-piqué de,
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 69
cette réponse, si j'étais un cannibale, j'aurais lieu de penser,
ce me semble, qu'une dame qui a enterré trois maris sans
avoir beaucoup pâti de leur perte doit être d'un acabit terri-
blement coriace. »
La femme forte se leva en sursaut.
(c Et j'ajouterai, dit M. Georges secouant violemment la tête
de deux en deux syllabes, pour ne nommer personne et par
conséquent sans offenser personne, si ce n'est ceux que leur
conscience avertit de quelque allusion, que, selon moi, il se-
rait infiniment plus décent et plus convenable que ceux qui sâ
sont accrochés, cramponnés à cette famille, en profitant de
l'aveuglement d'un de ses membres avant le mariage , et qui
ensuite l'ont tellement harassé de leurs croassements qu'il
s'est trouvé bien heureux de mourir pour échapper à leur hu-
meur acariâtre, que ceux-là ne vinssent pas remplir le rôle de
vautours vis-à-vis des autres membres de la famille encore exis-
tants. Je pense qu'il serait aussi bien, sinon mieux, que ces
gens-là se tinssent chez eux, se contentant de ce qu'ils ont
gagné déjà, heureusement pour eux, au lieu de venir fondre
ici, pour fourrer leurs doigts dans un pâté de famille qu'ils
savent si bien flairer, grâce à la longueur de leur nez, je suis
fâché de le leur dire.
— J'aurais dû m'attendre à ceci! s'écria la femme forte,
promenant autour d'elle un dédaigneux sourire, tandis que,
suivie de ses trois filles, elle gagnait la porte. En vérité, je
m'attendais à ceci dès le début. Peut-on, d'ailleurs, espérer de
gagner autre chose que la peste dans une atmosphère pareille?
— Madame, veuillez, je vous prie, dit Charity, se jetant
dans le débat, m'épargner vos œillades d'officier à demi-solde,
car je ne saurais les supporter. »
Ceci était une sanglante allusion à une pension dont la
femme forte avait joui durant son deuxième veuvage et avant
qu'elle convolât une troisième fois en puissance de mari. Il
faut avouer que c'était là un gros mot.
« Misérable coquine! dit mistress Ned; j'avais laissé des
souvenirs dans un pays reconnaissant, quand j'entrai dans
cette famille. Je vois maintenant, si je ne l'ai pas assez com-
pris alors, que tout ce que j'ai gagné, c'est d'avoir perdu mes
droits sur le royaume uni de la Grande-Bretagne et de l'Ir-
lande, le jour où je me suis ainsi dégradée. Allons, mes chères
filles, si vous êtes tout à fait prêtes et si vous avez suffisam-
ment profité en prenant à cœur le bel exemple de ces deux
70 VIE ET AVENTURES
jeunes personnes, je pense que nous ferons bien de partir.
Monsieur Pecksniff, nous vous sommes très-obligées en vérité.
Nous comptions bien nous amuser ici, mais vous avez dépassé
de beaucoup notre attente dans les divertissements que vous
nous aviez ménagés. Je vous remercie. Bonsoir. »
C'est avec ces paroles d'adieu que la femme forte paralysa
l'énergie pecksniffienne ; elle sortit en même temps de la
chambre, puis de la maison, accompagnée de ses filles, qui,
par un mutuel accord, dressèrent en l'air la pointe de leurs
trois nez et s'unirent dans un éclat de rire dédaigneux. Gomme
elles passaient dehors devant la fenêtre du parloir, on les vit
simuler entre elles un transport de gaieté indécent; puis,
après ce trait final, laissant les gens du dedans livrés à un
profond découragement, elles disparurent.
Avant que M. Pecksniff, ou quelqu'un des visiteurs qui
étaient restés, eût pu émettre une observation, une autre fi-
gure passa aussi devant la fenêtre, venant en grande hâte
dans une direction opposée. Immédiatement après, M. Spottle-
toe se précipita dans la chambre. A le juger d'après l'état ac-
tuel de son teint coloré, animé, échauffé, ce n'était plus le
même homme qui était sorti tout à l'heure : autant comparer
l'eau %l le feu. Il découlait de sa tête tant d'huile antique
sur ses favoris, qu'ils étaient enrichis et perlés de gouttes
onctueuses ; son visage paraissait violemment enflammé , ses
membres tremblaient, il ouvrait la bouche avec effort pour
respirer.
« Mon bon monsieur!... s'écria M. Pecksniff.
— Oh ! oui, répliqua l'autre. Oh ! oui, certainement ! Oh !
c'est sûr! Oh! naturellement! Vous l'entendez? Vous l'enten-
dez tous ?
— Qu'y a-t-il donc? demandèrent vivement plusieurs
voix.
— Oh 1 rien , s'écria Spottletoe encore essoufflé. Rien du
tout! Ça ne fait rien 1 Interrogez-le ; il vous dira!...
— Je ne comprends point notre ami, dit M. Pecksniff, le re-
gardant avec le plus profond étonnement. Je vous certifie
qu'il est tout à fait inintelligible pour moi.
— Inintelligible, monsieur! cria l'autre. Inintelligible!
Osez-vous dire, monsieur, que vous ignorez ce qui est arrivé?
que vous ne nous avez pas leurrés ici, tandis que vous ma-
chiniez un complot contre nous? Essayerez-vous de soutenir
que vous ne connaissiez pas les projets de départ de M. Ghuzzle-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 71
wit , monsieur , et que vous ne savez pas qu'il est parti ,
monsieur?
— Parti!... tel fut le cri général.
— Partie répéta M. Spottletoe. Parti, pendant que nous
étions tranquillement ici. Parti. Et personne ne sait où il va.
Ohl vous verrez que non! Vous verrez que personne ne savait
où il allait. Oh! mon Dieu non! Jusqu'au dernier moment,
l'hôtesse a cru qu'ils voiflaient tout simplement faire une pro-
menade, elle ne songeait pas à autre chose. Oh! mon Dieu
non! Elle ne s'entendait pas avec ce fourbe. Oh! mon Dieu
non! y>
Ajoutant à toutes ces exclamations une sorte de hurlement
ironique, puis jetant en silence un brusque regard sur l'as-
semblée, le gentleman, furieux, s'élança de nouveau au même
pas accéléré, et bientôt il fut hors de vue.
Vainement M. Pecksniff s'efforça-t-il d'assurer les parents
que cette nouvelle fugue , si habilement exécutée pour échap-
per à la famille, lui portait pour le moins un coup aussi rude
et lui causait une aussi grande surprise qu'à pas un d'eux : de
toutes les provocations, de toutes les menaces qui jamais fu-
rent amoncelées sur une tête, aucune, pour l'énergie et la
franche allure, ne dépassa celles dont chacun des parents qui
étaient restes le salua séparément en lui adressant son com-
pliment d'adieu.
La position morale prise par M. Tigg était quelque chose de
terrible ; et la cousine sourde qui , par une complication de
désagréments , avait vu tout ce qui s'était passé sans pouvoir
rien y comprendre que la catastrophe finale , se mit à frotter
ses souliers sur le grattoir , puis en distribua l'empreinte
tout le long des premières marches de léscalier, comme
pour témoigner qu'elle secouait la poussière de ses pieds
avant de quitter ce séjour de la dissimulation et la perfidie.
En résumé, M. Pecksniff n'avait qu'une consolation : c'était
de savoir que tous ces gens-là, parents et amis, le haïssaient
précédemment dans toute l'étendue du mot, et que, de sou
côté , il n'avait pas gaspillé parmi eux plus d'amour qu'avec
son am.ple capital en ce genre il ne pouvait convenablement
leur eu fournir pour se le partager. Ce coup d'œil jeté sur
ses affaires lui procura un grand soulagement; et le fait mé-
rite d'être noté, car il montre avec quelle facilité un hon-
nête homme peut se consoler d'un échec et d'un désappoin-
tement.
73 VIE ET AVENTURES
CHAPITRE V,
Qui contient le récit complet de rinstallation du nouvel élève de
M. Pecksniff dans le sein de la famille de M. Pecksniff ; avec toutes
les réjouissances qui eurent lieu à cette occasion, et la grande allé-
gresse de M. Pinch.
Le plus vertueux des architectes et des arpenteurs possédait
un cheval, auquel les ennemis déjà mentionnés plus d'une
fois dans ces pages prétendaient trouver une ressemblance
fantastique avec son maître, non pas précisément au physique,
car c'était un cheval étique , sauvage, avec un maigre picotin
pour régime : ce n'était pas comme M. Pecksniff; mais au
moral, parce que, disait-on , il promettait plus qu'il ne tenait.
Il était toujours, en quelque sorte, sur le point d'aller, et n'al-
lait jamais. Dans son pas de route le plus lambin, il n'en levait
pas moins de temps en temps si haut les jambes , et simulait
tant d'ardeur , qu'on n'aurait pu s'imaginer qu'il fît moins de
quatorze milles à l'heure ; et il était si enchanté lui-même de
sa célérité , et paraissait si peu craindre la concurrence des
plus habiles coureurs, qu'on avait toutes les peines du monde
à ne pas se laisser prendre à cette illusion. C'était une espèce
d'animal à mettre au cœur des étrangers un vif rayon d'espé-
rance , mais à remplir du plus triste découragement ceux qui
pouvaient le connaître. Sous quel rapport , avec ces traits de
caractère , pouvait-on raisonnablement le mettre en parallèle
avec son maître? C'est ce que peuvent expliquer seuls les en-
nemis de cet excellent homme. Mais enfin, il n'est, hélas! que
trop vrai de dire (quel déplorable exemple du peu de charité
de ce monde ! ) qu'ils avaient fait cette comparaison.
Par une belle matinée de gelée , toutes les pensées et toutes
les aspirations de M. Pinch se concentraient sur ce cheval et
sur le véhicule à capote auquel l'animal était habituellement
attelé (espèce de cabriolet à gros ventre) ; c'est en effet dans ce
galant équipage qu'il se rendait seul à Salisbury pour y cher-
cher le nouvel élève et le ramener triomphalement au logis.
« Sois béni dans ton cœur simple, ô Tom Pinch I Avec quelle
fierté tu as boutonné cette redingote étriquée que depuis tant
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 73
d'années on a si mal nommée une grande redingote; avec
quelle candeur tu as invité à voix haute et gaie Sam le valet
d'écurie à ne pas lâcher encore le cheval , comme si tu pen-
sais que ce quadrupède eût envie de partir, et que cela lui fût
si facile quand il en aurait envie! Qui réprimerait un sourire
d'affection pour toi, Tom Pinch, et non d'ironie, pour les frais
que tu viens de faire? car c'est bien assez d'être pauvre , Dieu
le sait, en pensant que le grand jour de fête qui s'ouvre devant
toi t'a inspiré tant d'ardeur et de feu que tu laisses , sans y
goûter le moins du monde , sur le rebord de la fenêtre de la
cuisine, ce grand cruchon blanc préparé de tes propres mains
la nuit dernière, afin que le déjeuner ne te mît pas en retard,
et que tu as posé sur le siège à côté de toi une croûte à cas-
ser en route quand l'excès de ta joie te laissera plus calme!
Va, mon brave garçon , pars heureux : fais d'une âme tendre
et reconnaissante un signe d'adieu à Pecksniff , là-bas en bon-
net de nuit , à la fenêtre de sa chambre ; va, nous t'accom-
pagnerons tous de nos vœux. Que le ciel te protège, Tom!
heureux s'il te renvoyait d'ici pour toujours dans quelque
lieu favorisé où tu pusses vivre en paix sans l'ombre de cha-
grin ! »
Quel meilleur tem.ps pour courir, chevaucher, se promener,
se mouvoir enfin de toute manière à l'air libre , qu'une pi-
quante matinée de petite gelée , quand l'espérance circule
joyeusement avec le sang vif et frais le long des veines, et
tressaille dans tout notre être, de la tête aux pieds? Ainsi
commençait gaiement, pour le bon Tom , une de ces matinées
d'hiver précoce, qui vous émoustiilent. Ne me parlez pas, au
prix de cela, de ces journées languissantes d'un été énervant
(voilà ce qu'on dit quand on ne le tient plus}, et fi de ce prin-
temps inconstant avec lequel on ne sait jamais sur quel pied
danser! Les clochettes des moutons tintaient dans l'air vivi-
fiant, comme si elles éprouvaient aussi sa bienfaisante in-
fluence; les arbres, en guise de feuilles ou de boutons,
secouaient sur le sol un givre congelé qui étincelait en tom-
bant, et semblait, aux yeux de Tom, une poussière de dia-
mants. A travers les cheminées des cottages, la fumée jaillis-
sait en haut, bien haut, comme si la terre se trouvait trop
belle maintenant pour se laisser souiller par une vajieur
épaisse et lourde. La croûte de glace sur le ruisseau frémissant
était transparente et si mince, que cette eau vive semblait
s'être arrêtée d'elle-même (du moins Tom le crut-il dans sa
74 VIE ET AVENTURES
joie), pour regarder à l'aise l'aimable et gracieuse matinée. Et,
de peur que le soleil ne vînt rompre trop tôt ce charme, entre
la terre et lui voltigeait un brouillard semblable à celui qui
voile la lune pendant les nuits d'été , un brouillard caressant
qui invitait le soleil à le dissiper doucement.
Tom Pinch avançait, pas bien vite, mais avec l'idée Imagi-
native d'une locomotion rapide, ce qui revient au même ; et,
à mesure qu'il avançait, toutes sortes d'objets s'offraient à lui
pour le tenir heureux et content. Alors, quand il arriva à une
certaine distance du tourniquet, il vit de loin la femme du
péager qui, en ce moment, visitait un fourgon, rentrer à la
hâte comme une folle dans sa petite maison, pour dire, car elle
l'avait reconnu, que c'était M. Pinch qui venait. Et elle ne se
trompait pas ; car, lorsqu'il fut à portée de la maison, les en-
fants du péager en sortirent vivement, criant en un petit
chorus : « Monsieur Pinch 1 » Jugez si Tom était content ! Le
péager également, bien que ce fût en général un vilain mon-
sieur qui n'était pas facile à manier, sortit lui-même pour
recevoir l'argent et souhaiter son rude bonjour au voyageur;
et, quand celui-ci aperçut près de la porte le déjeuner de famille
disposé sur une petite table ronde, devant le feu, la croûte
qu'il avait emportée lui sembla prendre une saveur aussi dé-
licieuse que si les fées lui avaient coupé une tranche de leur
fameuse galette.
Mais ce n'était rien encore. Il n'y avait pas que les gens
mariés et les enfants qui, sur son passage, vinssent souhaiter
le bonjour à Tom Pinch. Non, non. Des yeux brillants, de
blanches poitrines se montraient en toute hâte à plus d'une
fenêtre, au fur et à mesure qu'il passait, pour échanger avec
lui un salut: pas un de ces saints froids et chiches, mais
donnés et rendus au centuple, bonne mesure. Étaient-elles
gaies, ces fillettes! Gomme elles riaient de bon cœur! Quel-
ques-unes même des plus folâtres lui envoyaient de loin un
baiser lorsqu'il se retournait. On n'y regardait pas de si près
avec ce pauvre M. Pinch. Il était si innocent !
Cependant la matinée était devenue si belle, tout était si
gai, si éveillé à l'entour, que le soleil semblait dire, Tom
croyait l'entendre : « Je n'ai pas envie de rester toujours
comme ça; il faut que je me montre; » bientôt, en effet, il se
déploya dans sa rayonnante majesté. Le brouillard, trop timide
et trop délicat pour rester en si brillante compagnie, s'enfuit
effarouché; et, tandis qu'il disparaissait dans les airs, les col-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 75
Unes, les coteaux, les pâturages, serrés de paisibles moutons
et de bruyants corbeaux, se déployèrent aussi radieux que
s'ils s'étaient habillés tout battant neuf pour cette occasion.
Le ruisseau, par imitation, ne voulut pas rester plus long-
temps gelé, et se mit à courir vivement, à trois milles de là,
pour en porter la nouvelle au moulin à eau.
M. Pinch marchait cahin-caha, rempli d'agréables pensées
et sous l'influence de la plus belle humeur, quand il aperçut
sur la route, devant lui, un voyageur à pied, qui cheminait
dans la même direction d'un pas vif et léger, chantant d'une
voix haute et claire, et pas trop mal, vraiment. C'était un jeune
homme d'environ vingt-cinq à vingt-six ans. Il était vêtu d'une
façon si libre et si dégagée, que les longs bouts de sa rouge
cravate, négligemment nouée autour de son cou, flottaient
aussi souvent par derrière que par devant ; et le bouquet de
baies d'hiver qu'il portait à une des boutonnières de son habit
de velours se balançait si bien de droite à gauche, qud M. Pinch,
en le regardant à l'envers, le voyait aussi clairement que si
le pèlerin avait mis par mégarde son habit sens devant der-
rière. Le jeune homme continuait de chanter avec tant de force,
qu'il n'entendit le bruit des roues qu'au moment même où
elles furent presque sur son dos. Alors il tourna un visage
original et une joyeuse paire d'yeux qu'il fixa sur M. Pinch,
puis il s'arrêta aussitôt.
« Eh quoil Markl... dit Tom Pinch, faisant halte. Qui se
fût attendu à vous voir, ici ? En voilà une surprise ! »
Mark toucha le bord de son chapeau, et répondit, d'un ton
qui contrastait tout à coup avec la vivacité de son allure, qu'il
se rendait à Salisbury.
« Et puis, quel air égrillard! dit M. Pinch, le considérant
avec infiniment de plaisir. En vérité, je ne vous aarais pas
cru à moitié si faraud, Markl
— Je vous remercie, monsieur Pinch. Ça, c'est vrai que je
ne dois pas être mal. Ce n'est pas ma faute, vous savez. Quant
à être égrillard, c'est autre chose. »
Et ici il parut singulièrement s'assombrir.
« Comment? demanda M. Pinch.
— Dame ! ça dépend des circonstances. On ne peut pas man-
quer d'être de bonne humeur et dans de bonnes dispositions,
quand on est si bien vêtu. Il n'y a pas grand mérite à cela. Si
j'étais déguenillé sans cesser d'être aussi jovial, alors je com-
mencerais à trouver que ça n'est pas trop mal, monsieur Pinch.
76 VIE ET AVENTURES
— Ainsi vous chantiez tout à l'heure pour vous consoler
d'être bien vêtu, Mark? ditPinch.
— Vous parlez toujours comme un livre, monsieur, répondit
Mark avec un rire assez semblable à une grimace. Oui, vrai-
ment, c'était pour cela.
— Eh bien ! s'écria Pinch, vous êtes, Mark, le plus étrange
jeune homme que j'aie jamais connu. Il y a longtemps que jo
m'en doutais; mais à présent, j'en suis tout à fait sûr. Je
vais à Salisbury. Voulez-vous monter ? Je serai charmé de
votre compagnie, d
Le jeune homme fit ses remercîments et accepta l'offre. Il
monta aussitôt dans la voiture, où il s'assit sur le bord même
du siège, la moitié du corps en dehors pour exprimer qu'il
n'était là que par tolérance, et grâce à l'invitation polie de
M. Pinch.
Chemin faisant, ils reprirent ainsi la conversation :
« J'avais dans l'idée, dit Pinch, en vous voyant si pimpant,
que vous alliez vous marier. Mark.
— Eh bien, monsieur, j'y ai pensé aussi, répondit ce der-
nier. Il y aurait quelque mérite à être jovial avec une femme,
surtout si elle était maussade et si les enfants avaient la rou-
geole. Mais j'ai une peur terrible d'en faire l'expérience, et je
ne sais pas si ça m'irait.
— Vous n'aimez donc pas quelqu'un par hasard ? demanda
Pinch.
— Non, pas particulièrement, monsieur, à ce que je peux
croire.
— Mais, d'après votre manière de voir, Mark, dit M. Pinch,
il me semble que cela ne vous irait déjà pas si mal d'épouser
une femme que vous n'aimeriez pas et qui vous fût très-dés-
agréable.
— En effet, monsieur ; mais ce serait peut-être pousser le
principe un peu loin, n'est-il pas vrai ?
— C'est bien possible, » dit M. Pinch.
Et tous deux se mirent à rire de bon cœur.
« Dieu vous bénisse, monsieur ! reprit Mark. Vous ne me
connaissez qu'à moitié, tout de même. Je ne pense pas qu'il
existe au monde un individu qui pût aussi bien que moi, si
j'attrapais seulement une chance, prendre le dessus, dans des
circonstances qui rendraient d'autres hommes tout à fait mal-
heureux. Mais c'est cette chance-là que je ne peux pas attra-
per. Je défie qui que ce soit de deviner la moitié de Q,e qu'il y
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 77
a chez moi de ressources, à moins d-'un hasard inatteadu qui
les révèle. Mais malheureusement je n'en suis pas là. Je m'en
vais quitter le Dragon, monsieur.
— Vous allez quitter le Dragon! s'écria M. Pinch, qui le con-
sidéra d'un air de profonde surprise. En vérité, Mark, vous
me confondez I
— Oui, monsieur, répliqua Mark, embrassant du regard
une longue étendue de chemin, comme un homme plongé dans
une sérieuse méditation. Pourquoi resterais-je au Dragon?
Ce n'est pas du tout là la place qu'il me faut. Lorsque je quittai
Londres (je suis né natif de Kent, tel que vous me voyez), et
que je pris une position ici, je me dis que c'était bien le petit
coin le plus triste et le plus écarté de toute l'Angleterre, et
qu'il y aurait quelque mérite à rester jovial dans un semblable
lieu. Mais, mon Dieu ! il n'est pas triste du tout, le Dragon ! Les
quilles, la crosse, le palet, la boule, les chansons bachiques,
les chœurs, la compagnie autour de la cheminée les soirs
d'hiver, qui est-ce donc qui ne serait pas jovial au Dragon ?
Il n'y a pas de mérite à ça.
— Mais si le bruit général n'est pas menteur, Mark, et je le
crois d'après ce que j'ai vu, dit M. Pinch, vous êtes pour beau-
coup dans cette gaieté, et c'est vous quiètes le boute-en-
train.
— Il peut bien y avoir quelque chose comme ça, monsieur,
répondit Mark; mais ce n'est point une consolation.
— En vérité 1 murmura M. Pinch après un court silence, et
d'un ton plus bas que de coutume. Je puis à peine en croire
ce que vous me dites là. Mais que va devenir Mme Lupin ,
Mark? »
Mark regarda fixement encore devant lui et plus loin en-
core, comme pour répondre qu'il ne supposait point que ce fût
pour Mme Lupin un grand sujet de souci. Il y avait quantité
de jeunes gaillards qui seraient bien aises d'avoir la place. 11
en connaissait au moins une demi-douzaine.
« C'est possible, dit M. Pinch; mais je ne suis pas du tout
sûr que Mme Lupin soit bien aise de vous remplacer. Vrai,
j'avais toujours supposé que Mme Lupin et vous, Mark, vous
pourriez vous marier ensemble; et chacun, autant que je
puis croire, le supposait aussi.
— Jamais, répondit Mark avec un certain embarras, nous ne
nous sommes rien dit, elle à moi ni moi à elle, qui ressem-
blât à de la galanterie ; mais je ne sais pas ce que j'aurais pu
78 VIE ET AVENTURES
faire un de ces jours, m ce qu'elle aurait pu me répondre.
Eh bien, monsieur, ce^a ne m'eût pas convenu.
— Quoi? d'être le maître du Dragon, Mark? s'écria M. Pinch.
— Non, monsieur, certainement non, répondit l'autre, dé-
tournant son regard de l'horizon pour le reporter sur son
compagnon de route. Ce serait la ruine d'un homme tel que
moi. Si j'allais me poser, m'asseoir confortablement pour ma
vie entière , on ne pourrait plus me reconnaître. Le beau mé-
rite pour le maître du Dragon que d'être jovial ! Il ne pour-
rait s'empêcher de l'être, quand même il le voudrait.
— Mistress Lupin sait-elle que vous êtes parti avec l'inten-
tion de la quitter ? demanda M. Pinch.
— Je ne le lui ai pas encore déclaré , monsieur ; mais il le
faut. Ce matin, je vais chercher quelque chose de nouveau et
de convenable, ajouta le jeune homme en indiquant du geste
la ville.
— Quelle espèce de chose?
— Je songeais, répliqua Mark, à quelque chose comme
l'état de fossoyeur.
— Bonté du ciel, Mark! s'écria M. Pinch.
— C'est, dit Mark en secouant la tê*e d'un air capable, une
sorte d'emploi qui n'a rien de bien relevé; il y aurait un cer-
tain mérite à être jovial dans l'exercice de ces fonctions, à
moins que les fossoyeurs n'aient l'habitude d'avoir cette hu-
meur-là, ce qui serait pour moi un mécompte Vous ne sauriez
pas me dire ce qu'il en est, monsieur, en général ?
— Non, dit M. Pinch. Je l'ignore. Je n'en ai pas la moindre
idée.
— Dans le cas où cela ne tournerait pas comme on le vou-
drait, vous comprenez, dit Mark, réfléchissant de nouveau, il
y a d'autres besognes. On peut essayer, oui.... cela est assez
lugubre. 11 y aurait là quelque mérite. Entrer chez un fripier
dans un quartier pauvre , ça ne serait peut-être pas mauvais.
Un geôlier encore : ça voit de la misère en quantité. Le do-
mestique d'un médecin n'est pas trop mal non plus : on est
là en plein carnage. Et celui d'un huissier donc ! voilà un
poste assez gentil naturellement. Un collecteur de taxes peut
aussi, sous ce rapport, trouver ample matière à exercer sa
sensibilité. Il y a un tas de commerces où je pourrai bien
trouver mon affaire, à ce que je crois. »
M. Pinch avait entendu cette théorie avec une stupéfaction
«i profonde, qu'il ne pouvait plus qu'échanger de temps en
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 79
temps un mot ou deux sur des sujets indifférents, tout en je-
tant des regards obliques sur le visage animé de son étrange
ami, qui, du reste, ne paraissait pas seulement s'en douter, jus-
qu'au moment où ils atteignirent un certain coin de la route
qui touchait aux faubourgs de la ville. Là, Mark lui manifesta
le désir de descendre.
« Mais, Dieu me pardonne, dit M. Pinch, qui parmi ses ob-
servations avait découvert que le devant de la chemise de
son compagnon n'était pas moins exposé à l'air que si l'on
était au milieu de l'été, et servait de point de mire à chaque
coup de vent, pourquoi ne portez-vous pas un gilet?
— A quoi bon, monsieur, demanda Mark.
— A quoi bon? Mais pour vous tenir la poitrine chaude.
— Dieu vous bénisse, monsieur !... s'écria le jeune homme ;
vous ne me connaissez pas. Ma poitrine n'a pas besoin d'être
chauffée. Et puis d'ailleurs, voyez donc ! qu'est-ce que je ga-
gnerais à porter un gilet? Une inflammation des poumons
peut-être! Par exemple, c'est ça qui aurait du mérite, d'être
jovial avec une bonne inflammation de poitrine. >
Comme M. Pinch ne répondait pas autrement qu'en respi-
rant avec effort, en ouvrant de grands yeux et secouant forte-
ment la tête. Mark le remercia de sa complaisance, et, sans
lui donner la peine d'arrêter, il sauta légèrement à terre. Puis
il s'élança en avant, avec sa cravate rouge et son habit ou-
vert, jusqu'à une ruelle qui croisait la route. De temps en
temps il se retournait pour faire un signe à M. Pinch avec
un air de vrai sans-souci, de franc luron comme on n'en
voit pas. Son compagnon tout pensif poursuivit son voyage
jusqu'à Salisbury.
M. Pinch s'était laissé dire que Salisbury était une ville
déplorable, un lieu de dissipation et de débauche. Après
avoir fait dételer son cheval et averti le garçon d'écurie
qu'il reviendrait dans une heure ou deux pour voir manger
i'avoine à son bucéphale, il prit sa course errante le long des
rues, avec l'idée vague qu'il allait avoir du plaisir à voir tous
les mystères et les diableries dont elles devaient être pleines.
Pour un homme d'habitudes aussi paisibles que les siennes,
cette illusion trouvait un encouragement dans la circonstance
particulière que c'était jour de marché, et que les rues voi-
sines de la place où se tenait le marché étaient remplies dé
charrettes, de chevaux, d'ânes, de paniers, de chariots, de
plantes potagères et autres objets de consommation, tels que
80 VIE ET AVENTURES
tripes, pâtés, volailles et marchandises de regratterie, le tout
des formes et de l'usage les plus variés. Il y avait; là des fer-
miers, jeunes et vieux, avec leurs blouses , leurs paletots
bruns, leurs pardessus de gros velours, leurs cache-nez de
tricot rouge, leurs grandes guêtres de cuir, leurs chapeaux de
haute forme, leurs fouets de chasse et leurs gros gourdins.
Ils étaient réunis par groupes , s'entretenant à grand bruit
sur la porte des tavernes, payant ou recevant le prix de leur
bétail à l'aide de grands portefeuilles bien bourrés et si épais,
qu'ils ne pouvaient les tirer de leur poche sans faire un effort
apoplectique ni les remettre à leur place sans des spasmes
nouveaux. Il y avait là aussi des femmes de fermiers, avec
leurs chapeaux de castor et leurs robes rouges, montées sur
des chevaux au poil bourru, purs de toute passion terrestre,
allant à droite, à gauche, comme on les mène, bonnement,
paisiblement , sans demander pourquoi : bêtes patientes et
dociles, qu'on aurait pu laisser sans danger dans une bouti-
que de porcelaines, avec un service de table complet à cha-
cun de leurs sabots. Il y avait aussi bon nombre de chiens
qui paraissaient prendre un vif intérêt aux opérations du
marché et aux bénéfices de leurs maîtres ; en un mot, enfin,
une Babel de langues, tant d'hommes que d'animaux.
M. Pinch contemplait avec infiniment de plaisir tous les
objets exposés en vente. Il fut particulièrement frappé par la
vue de la coutellerie ambulante; il ne pouvait en détacher ses
regards. Ce fut au point qu'il fit emplette d'un couteau de po-
che muni- de sept lames, dont pas une seule ne coupait, à ce
qu'il reconnut plus tard. Quand il eut suffisamment parcouru
la place du Marché, et considéré les fermiers tranquillement
installés à dîner, il s'en retourna revoir sa bête. Le brave che-
val mangeait de tout son cœur. M. Pinch, tranquille sous ce
rapport, s'éloigna de nouveau pour faire le tour de la ville et
se régaler de la vue des devantures de magasins : il commença
par stationner longtemps devant la Banque, cherchant de l'œil
dans quelle direction pouvaient se trouver dans le sous-sol les
cavernes où l'on gardait l'argent; puis il se retourna pour re-
garder un ou deux jeunes gens qui passaient auprès de lui,
et qu'il reconnut pour être des clercs d'avoués de la ville ;
ils avaient à ses yeux une terrible importance, car c'étaient
des gaillards qui avaient plus d'un tour dans leur gibecière :
aussi tenaient-ils la tête fièrement haute.
Mais les boutiques!... D'abord, et avant tout, celles des
DE MARTIN CHUZZLEVriT. 81
joailliers, où s'étalaient tous les trésors de la terre, et où il y
avait une telle quantité de grosses montres d'argent suspen-
dues à chaque panneau, et si larges que, si elles nemarchaient
pas en montres de première qualité, ce n'était certainement
pas qu'elles pussent décemment se plaindre de manquer de
place pour le mouvement. Franchement, elles étaient assez
fortes et peut-être assez laides pour être excellentes, s'il est
vrai que les plus laides sont, comme on dit, les meilleures. Aux
yeux de M. Pinch, cependant, elles étaient plus petites que
celles de Genève, et il ne put voir une montre énorme à répé-
tition, qui avait par conséquent le rare privilège de sonner
chaque quart d'heure dans le gousset de son heureux proprié-
taire, sans regretter ardemment de n'être pas assez riche pour
en faire l'emplette.
Mais qu'est-ce que l'or, l'argent, les pierres précieuses et
l'horlogerie, auprès des boutiques de librairie, d'où s'échap-
pait une agréable odeur de papier fraîchement mis en presse,
qui ravivait dans l'esprit de notre voyageur le souvenir de la
grammaire toute neuve qu'il avait eue à l'école, il y avait
longtemps de cela, et où il avait tracé en superbe écriture,
sur la feuille volante, ces mots : Mailre Pinch. instituiion de
Grove-House ! Et cette senteur de cuir de Russie , et ces
rayons de volumes rangés avec soin à l'intérieur, quel bon-
heur, rien que d'y penser! A la montre s'étalaient, dans leur
primeur, les ouvrages nouveaux venus de Londres, tout ou-
verts, avec le titre et parfois même la première page du pre-
mier chapitre en évidence, afin de tenter l'amateur imprudent
qui, après avoir lu le commencement, et sans pouvoir tour-
ner la page, poussé par un désir aveugle, se précipiterait dans
le magasin pour y acheter le séducteur ! Le gracieux frontis-
pice et l'élégante vignette indiquaient, comme les poteaux de
poste placés à l'entrée des faubourgs des grandes villes, le ri-
che fonds d'incidents contenu daus tel ou tel ouvrage. Il y
avait encore une collection de livres offrant de graves portraits
et des noms consacrés par le temps. M. Pinch, qui en connais-
sait bien le contenu, eût donné des trésors pour les avoir en
bonne forme sur l'étroite planchette au-dessus de son lit, dans
la maison de M. Pecksniff. Ah! cette boutique était un vrai
crève-cœur !
En voici une autre, moins tentante peut-être, mai^ encore
bien attrayante. C'est là qu'on vendait des livres pour la jeu-
neiise; o^^ y voyait le pauvre P.obinson Grusoë, seul dans sa
AlAHliN (.fiUZZi.LWll'. — "^
82 VIE ET AVENTURES
force, avec son chien et sa hache, sa coiffure en peau de chèvre
et ses fusils de chasse, laissant tomber un regard calme sur
le Hobinson suisse et la foule des imitateurs dont il était en-
touré, et appelant M. Pinch en témoignage que, de toute cotte
aimable société, c'était lui qui avait su le mieux imprimer,
sur le rivage de la mémoire enfantine, une empreinte de pied
comme ceile de Vendredi, dont pas un grain de sable ne s'ef-
facerait sous les pas des générations naissantes. Il y avait aussi
les Cuntes persans avec des coffres qui volent, et des savants
qui, pour mieux se livrer à l'étude de livres enchantés, sont
enfermés de longues années dans des souterrains ; il y avait là
encore Abudah,le négociant, avec la terrible petite vieille sor-
tant d'une boîte dans sa chambre à coucher; là encore le grand
talisman, les Mille et une Nuits merveilleuses avec Cassim
Baba coupé en quatre, et suspendu tout sanglant dans la ca-
verne des quarante voleurs. Ces incomparables prodiges, frap-
pant d'un éblouissement subit l'esprit de M. Pinch, y frottè-
rent si bien le fameux talisman de la Lampe merveilleuse, qu'au
moment où notre curieux se retourna vers la rue animée, il
crut voir autour de lui tout un cercle de lutins , qui n'at-
tendaient qu'un signe de sa main pour exécuter ses ordres,
et raviva dans sa mémoire les lectures de son enfance,
temps heureux où il n'était pas encore entré dans l'ère de
Pecksniff.
Les boutiques d'apothicaire lui offraient moins d'intérêt,
avec leurs grands bocaux éblouissants qui étincelaient de
mille couleurs brillantes jusqu'au bout même de leurs bou-
chons, avec leur agréable compromis entre la médecine et la
parfumerie, sous forme de pastilles contre les maux de dents
et de miel virginal. Il ne fît pas non plus la moindre atlen^
tion, jamais du reste il n'y avait pris garde, aux boutiques de
tailleurs, où l'on voyait pendre les gilets à la dernière mode de
la capitale, gilets magiques, qui, par une transformation mer^
veilleuse, faisaient toujours dans l'étalage un effet prodi-
gieux, tandis qu'une fois achetés et sur le dos de la pratique,
ils ne ressemblaient plus à rien. Mais il s'arrêta pour lire l'af-
fiche du théâtre, et il entrevit le couloir d'entrée avec une
sorte de terreur qui ne fit que redoubler, quand un gentleman
blême, avec de longs cheveux noirs, en sortit précipitamment
pour intimer l'ordre à un garçon de courir chez lui et de lui
rapporter son sabre. M. Pinch, en entendant ces paroles sinis-
tres, resta cloué au soi, et il y fût demeuré jusqu'à la nuit,
DE MARTIN CilUZZLEWIT. 83
n'était que la cloche de la vieille cathédrale commença à son-
ner pour le service du soir. Sur quoi, il s'éloigna.
Or, l'auxiliaire de l'organiste était un ami de M. Pinch; heu-
reuse circonstance , car c'était aussi un homme très-paisihle ,
très-doux , qui à l'école avait été , comme Tom , une sorte de
garçoii un peu rococo, mais fort aimé , malgré cela , de leurs
bruyants camarades. Par une heureuse chance (Tom disait
toujours qu'il avait de la chance), il arriva que l'auxiliaire était
seul de service cette après-midi, et que Tom ne trouva que
lai dans la tribune poudreuse de Torgue. Ainsi , tandis qu'il
jouait, Tom lui servait au soufflet; et, le service terminé,
Tom lui-même prit l'orgue en main. L'ombre descendait, et la
lumière orangée qui, à travers les fenêtres antiques, se proje-
tait dans le chœur, était mêlée d'une teinte de rouge sombre.
Pendant que les sonores arpèges rébonuaient au sein de l'é-
glise , Tom croyait les entendre réveiller un écho dans la pro-
fondeur des plus anciennes tombes, comme dans le plus intime
mystère de son propre cœur. De grandes pensées , de grandes
espérances, se pressaient dans son esprit en même temps que
la brillante harmonie vibrait dans l'air : surtout il revoyait
toujours, plus graves peut-être et plus solennelles, mais avec
leur caractère reconnaissable, toutes les images qui lui avaient
passé sous les yeux depuis le matin jusqu'cfux frais souvenirs
de son enfance. Le sentiment qu'éveillaient les sons, en se
prolongeant , embrassait en quelque sorte toute sa vie et tout
son être; et, à mesure que les réalités de pierre, de bois et
de verre dont il était environne, devenaient de plus en plus
sombres, à cette heure crépusculaire, ses visions, au contraire,
devenaient de plus en plus brillantes : si bian qu'il eût oublie
le nouvel élève et le maître qui l'attendaient, et serait resté la
peut-être jusqu'à minuit, dans l'expansion et l'extase de son
cœur, si le vieux bedeau, plus terre à terre, ne fût venu lui
rappeler la nécessité où il était de mettre la cathédrale sous
clef. M. Pinch prit donc congé de son ami avec bien des re-
mercîments, s'orienta du mieux qu'il put à travers les rues
maintenant éclairées par le gaz, et courut en toute hâte cher-
cher son dîner.
C'était le moment où les fermiers regagnaient leur demeure
sur leur bidet. 11 n'y avait personne dans le parloir sablé de
la taverne ou M. Pmch avait laisse son cheval. 11 eut donc la
jouissance de voir sa petite table tirée tout près du feu , et de
trouver à s'exercer sur un bifteck cuit à point aveu des pomme*
Bk VIE ET AVENTURES
de terre qu'il savoura de tout son appétit. Devant lui aussi
était posé un cruclion de fameuse bière du Wiltshire ; l'effet
de ce gala fut si puissant , que M. Pinch était de temps en
temps obligé de poser son couteau et sa fourcbette pour se
frotter les mains et ruminer son bonheur. Sur ces entrefaites,
le fromage et le céleri firent leur entrée. M. Pinch avait tiré
un livre de sa poche et ne livrait plus que de légères escar-
mouches aux comestibles; tantôt grignotant un morceau,
tantôt humant un petit coup , tantôt lisant une demi-page,
tantôt s'arrêtant pour se demander quelle sorte de jeune
homme ce pouvait être que le nouvel élève. Il venait juste-
ment d'approfondir cette question, et il s'était enfoncé de nou-
veau dans sa lecture quand la porte s'ouvrit. Un autre con-
sommateur entra, traînant après lui un tel tourbillon d'air
glacé, qu'on put croire tout d'abord que son apparition venait
d'éteindre le feu dans l'âtre.
« Une rude gelée ce soir, monsieur 1 dit le nouveau venu ,
remerciant courtoisement M. Pinch, qui avait écarté sa petite
table afin de lui faire place. Ne vous dérangez pas , je vous
prie. ))
Bien qu'en parlant ainsi il eût témoigné les plus grands
égards pour le confort de^. Pinch, il n'en tira pas moins jus-
qu'au centre du foyer une des chaises de cuir à boutons dorés
pour s'asseoir juste en face du feu, les pieds posés en l'air de
chaque côté de la cheminée.
c Mes pieds sont tout engourdis. Ah ! quel froid péné-
trant !
— Vous êtes resté peut-être longtemps au grand air? dit
M. Pinch.
— Toute la journée , et sur une impériale encore !
— Voilà donc pourquoi il a gelé la salle en entrant , se dit
M. Pinch. Le pauvre garçon, comme il doit être glacé! »
Cependant l'étranger était devenu pensif. Il s'assit et resta cinq
ou six minutes à contempler le feu en silence. Enfin, il se leva
et se débarrassa de son châle et de son grand pardessus qui,
tout différent de celui de M. Pinch , était bien chaud et bien
épais; mais il ne devint pas d'un iota plus causeur hors de son
pardessus que dedans ; il se remit à la même place , dans la
même attitude , et , s'appuyant sur le dossier de sa chaise , il
commença à se ronger les ongles.
Il était jeune, vingt et un ans peut-être, et beau ; ses yeux
noirs étaient pleins d'éclat; sa physionomie et ses manières
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 85
offraient une vivacité dont le contraste fit faire à M. Pinch un
retour sur lui-même et le rendit plus timide que jamais.
Il y avait dans la salle un cadran que l'étranger interro-
geait fréquemment du regard. Tom le consultait souvent
aussi, soit par une sympathie nerveuse avec son taciturne
voisin , soit parce que le nouveau pensionnaire devait venir le
demander à six heures et demie , et que les aiguilles n'en
étaient pas loin. Chaque fois que l'étranger avait remarqué
qu'il portait comme lui les yeux sur ce cadran, Tom éprouvait
une sorte d'embarras, comme s'il était pris en flagrant délit,
et c'est sans doute en le voyant si mal à l'aise que le jeune
homme lui dit avec un sourire :
« Il paraît que nous avons tous deux un rendez-vous à heure
fixe. Le fait est que je dois rencontrer ici un gentleman.
— Moi de même, dit Pinch.
— A six heures et demie, dit l'étranger.
— A six heures et demie, » répéta aussitôt Pinch.
Sur quoi, l'autre le considéra d'un air de surprise.
« Le jeune gentleman que j'attends, dit timidement Tom,
devait à cette heure-là demander une personne du nom de
Pinch.
— Tiens! s'écria l'autre en bondissant. Et moi qui vous ai
caché le feu tout le temps! Je ne me doutais guère que vous
fussiez M. Pinch. Je suis le M. Martin que vous veniez chercher.
Excusez-moi, je vous prie. Gomment vous portez-vous? Oh!
approchez-vous donc du feu !
— Je vous remercie, dit Tom, je vous remercie. Je n'ai pas
froid du tout, ce n'est pas comme vous ; et nous avons devant
nous un voyage à faire qui ne laissera pas que d'être rude.
Eh bien, soit, puisque vous le désirez. Je suis enchanté,
ajouta Tom, avec cette franchise pleine d'embarras qui lui était
particulière, et par laquelle il semblait confesser ses propres
imperfections et en même temps invoquer aussi ingénument
l'indulgence de son interlocuteur que s'il l'eût exprimée dans
son langage simple et naïf, ou qu'il l'eût couchée par écrit. Je
suis enchanté vraiment de voir en vous la personne que j'at-
tendais. Il n'y a pas plus d'une minute que je me disais jus-
tement : Je voudrais bien que notre élève ressemblât à ce
monsieur.
— Et moi, je me réjouis de vous entendre, répliqua Martin
en lui donnant une poignée de main; car, vous me croirez si
vous voulez, mais je faisais à part moi la même réflexion »
86 VIE ET AVENTURES
Quel boriheur me disais-je, si M. Pinch pouvait ressembler à
cet étranger I
— Quoi ! vraiment ? dit Tom avec infiniment de plaisir.
Parlez-vous sérieusement?
— Oui, sur l'honneur, répondit sa nouvelle connaissance.
Vous et moi, nous nous conviendrons parfaitement, je crois ;
et ce n'est pas pour moi une mince satisfaction : car, s'il faut
vous avouer la vérité, je ne suis pas du tout de ceux quivont
avec tout l'3 monde , et c'est bien ce qui me donnait de
grandes inquiétudes. Mais à présent les voilà entièrement
dissipées. Voulez-vous me faire le plaisir de sonner? »
M. Pinch se leva avec le plus grand empressement pour
lui rendre ce petit, service ; le cordon de la sonnette pendait
au-dessas de la tête de Martin, qui se cliaufTait pendant ce
temps-là en lui disant d'un air souriant :
. a Si vous aimez le punch, vous me permettrez d'en com-
mander pour chacun de nous un verre aussi brûlant que pos-
sible, et qui nous servira d'entrée en matière pour resserrer
notre nouvelle intimité d'une manière convenable. Je ne vous
cacherai pas, monsieur Pinch, que jamais de ma vie je n'eus
plus besoin de quelque chose de chaud et de stomachique :
mais je ne voulais pas m'exposer à me voir surpris buvant du
punch par l'inconnu que je venais chercher ici, sans sa-
voir qui vous étiez; car, vous ne l'ignorez pas, les premières
impressions viennent vite et durent longtemps. »
M. Pinch donna son assentinient et le punch fat commandé.
Il fut bientôt servi tout chaud, tout bouillant et fort par-des-
sus le marché. Après avoir bu mutuellement à leur santé ce
breuvage fumant, ils n'en devinrent que plus communicatifs.
« Je suis un peu parent de Pecksniff, savez-vous? dit le
jeune homme.
— En vérité ! s'écria M. Pinch.
— Oui. Mon grand-père est son cousin; ainsi nous sommes
parents et amis, de manière ou d'autre. Comprenez-vous cela?
Moi, je m'y perds.
— Alors Martin est votre nom de baptême? dit M. Pinch
d'un air pensif. Oh !
— Oui, naturellemer.t. Je voudrais que ce fût mon nom pa-
tronymique, car le mien n'est pas beau, et il faut trop de
temps pour le signer. Je m'appelle Chuzzlewit.
— 0 ciel! s'écria M. Pinch, qui tressaillit involontairement.
— Vous n'êtes pas surpris, je suppose, de ce que j'ai deux
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 8?
noms? répliqua l'autre en portant son verre à ses lèvres. Ce
n'est pas rare.
— Oh 1 non, dit M. Pincb, non du tout. Oh! mon Dieu,
non!... de sorte que.... »
Etalors, se rappelant que M. Pecksniflf lui avait recommandé
particulièrement de ne rien dire au sujet du vieux gentleman
du même nom qui avait logé au Dragon, mais de garder pour
lui tout ce qu'il pouvait en savoir, il ne trouva pas de meil-
leur moyen pour cacher sa confusion que de porter aussi son
verre à ses lèvres. Tons deux ils s'entre-regardèrent quelques
secondes par-dessus le bord de leur vidrecome respectif, qu'ils
posèrent ensuite complètement vidé.
(T J'ai averti les gens de l'écurie de tout apprêter en dix mi-
nutes, dit M. Pinch, tournant de nouveau ses yeux vers le
cadran. Sortons-nous?
— Si vous voulez, répondit l'autre.
— Voulez-vous conduire ? dit M. Pinch, dont la face s'illu-
mina par l'idée de la magnificence de son offre. Vous con-
duirez, si vous le désirez.
— Mais, monsieur Pinch , dit Martin en riant, cela dépend de
l'espèce de cheval que vous avez. Car s'il est mauvais, j'aime-
rais mieux me tenir les mains chaudes en les plongeant con-
fortablement dans les poches de mon pardessus. »
Martin paraissait si bien considérer ses paroles comme une
bonne plaisanterie, que M. Pinch fut tout à fait convaincu, de
son côté, qu'il n'y en avait jamais eu de meilleure. En consé-
quence, il rit aussi de bon cœur, comm.e un homme qui y au-
rait vraiment pris plaisir, puis il acquitta sa note ; M. Ghuzzie-
wit paya le punch. Alors, s'enveloppant chacun dans leurs
effets respectifs, ils se rendirent à la porte principale, devant
laquelle l'équipage de M. Pecksniflf stationnait dans la rue.
<K Je ne conduirai pas, m.erci, monsieur Pinch, dit Martin,
s'installant à la place destinée au voyageur inoccupé. En at-
tendant, voici ma malle. Pouvez- vous la prendre?
— Oh ! certainement , dit Tom. Diok , mettez-la quelque
part p&r ici. »
La malle n'était pas précisément d'une dimension à pouvoir
se caser dans le premier coin venu : Dick, le valet d'écurie, la
rangea où il put avec l'aide de M. Chuzzlewit. Elle se trouva
tout entière du côté de M. Pinch, et M. Chuzzlewit craignait
fort qu'elle ne le gênât ; mais Tom répondit : «r Au con-
traire, î bien qu'il se vît réduit par ce voisinage à la position
es VIE ET AVENTURES
Ja plus difficile; car c'était tout au plus s'il pouvait aperce-
voir plus bas que ses genoux. Mais à quelque chose malheur
est bon ; et la sagesse de cet adage se vérifia en cette circon-
stance : en efi'et, le froid venait dans la voiture du côté de
M. Pinch, et, grâce au paravent compacte que formaient entre
la bise et le nouvel élève une malle et un homme, Martin se
trouva parfaitement abrité.
La soirée était transparente ; la lune illuminait le ciel. Toute
la campagne semblait argentée par les rayons de l'astre et
par la blanche gelée ; tout s'était revêtu d'un caractère de
beauté infinie. D'abord, la sérénité complète et le calme au
sein desquels ils voyageaient disposèrent les deux compa-
gnons au silence : mais au bout de quelque temps, le punch
qui fermentait dans leur tète et l'air vivifiant qui leur venait
du dehors les rendirent très-expansifs, et ils se mirc3ut à
parler sans interruption. Arrivés à mi-chemin, ils s'arrêtèrent
pour faire boire le cheval. Martin, qui dépensait généreuse-
ment son argent, commanda un autre verre de punch qu'ils
burent à eux deux, et dont refi"et ne fut pas de les rendre plus
taciturnes. Le sujet principal de leur conversation roula na-
turellement sur M. Pecksniff et sa famille : Tom Pinch fit,
les larmes aux yeux, un tel portrait de M. Pecksniff, un tel
tableau des obligations immenses qu'il lui avait, qu'il eût
inspiré à son égard la plus grande vénération à tout cœur
sensible ; et bien certainement M. Pecksniff n'y avait pas
compté d'avance : il n'en avait pas eu la moindre idée ; sans
cela, avec son excessive humilité, il n'eût pas envoyé Tom
Pinch chercher son nouvel élève.
Ce fut ainsi qu'ils allèrent toujours, toujours, et puis en-
core (style des contes de ma mère l'oie), jusqu'à ce qu'enfin
les lumières du village leur apparurent ainsi que l'ombre pro-
jetée sur l'herbe du cim.etière par la flèche de l'église, aiguille
inflexible de ce cadran funèbre, le plus exact, hélas ! qu'il y ait
au monde : car, de quelque côté que la lumière descende du
ciel, la fuite des jours, des semaines et des ans, est marquée
par une ombre nouvelle dans ce champ solennel.
« Une jolie église ! dit Martin, tout en faisant la remarque
que son compagnon ralentissait le pas déjà si lent de son che-
val, à mesure qu'ils approchaient.
— N'est-ce pas? s'écria Tom avec fierté; et qui possède le
plus harmonieux petit orgue que vous ayez jamais entendu.
C'est moi qui le touche.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 89
— Vraiment? dit Martin. Je suis sûr que le jeu n'en vaut
pas la chandelle. Qu'est-ce que cela vous rapporte?
— Rien, répondit Tom.
— Bon ! répliqua son ami; vous êtes un drôle de corps. i>
A cette remarque succéda un court silence.
« Quand je dis rien, ajouta gaiement M. Pinch, j'ai tort;
je m'explique mal : j'y gagne au contraire beaucoup de plaisir,
et le moyen de passer les plus heureuses heures de ma vie.
Cela m'a valu quelque chose de plus l'autre jour.... Mais cela
ne vous intéressera peut-être guère, j'en ai peur.
— Si, si, certainement. Eh bien, quoi?
— Cela m'a valu, dit Tom baissant la voix, de voir une des
plus belles , des plus délicieuses figures que vous puissiez
vous imaginer.
— Et pourtant je suis homme à en imaginer de belles, dit
son ami devenu pensif; du moins, cela doit être, à moins que
je n'aie perdu tout à fait la mémoire.
— Elle vint, dit Tom appuyant sa main sur le bras de l'au-
tre, elle vint pour la première fois un matin de très-bonne
heure ; à peine faisait-il clair. Quand par-dessus mon épaule
je l'aperçus qui se tenait sous le porche, je me sentis froid au
cœur, persuadé que je voyais un esprit. Naturellement il ne
me fallut qu'un instant de réflexion pour me remettre, et, par
bonheur, je me remis assez vite pour ne pas interrompre mon
jeu.
— Pourquoi par bonheur?
— Pourquoi? Parce qu'elle resta là à écouter. J'avais mes
lunettes, et je la voyais à travers les fentes des rideaux aussi
bien que je vous vois. Dieul qu'elle était belle! Un moment
après elle sortit, et moi je continuai de jouer tant qu'elle put
m'entendre.
— A quoi bon?
— Ne comprenez-vous pas ? répliqua Tom. C'était pour lui
laisser croire que je ne l'avais pas aperçue, et lui donner ainsi
la tentation de revenir.
— Et revint-elle ?
— Certainement oui , le lendemain matin et le surlende-
main soir aussi, mais quand il n'y avait personne, et toujours
elle était seule. Je me levais plus tôt et restais plus tard dans
l'église, afin qu'en arrivant elle trouvât la porte ouverte, et
qu'elle entendît l'orgue sans faute. Elle recommença cette vi-
site plusieurs jours de suite, et ne manqua jamais de rester à
90 VIE ET AVExNTURES
écouter. Mais elle est partie maintenant ; et, de toutes les cho-
ses improbables qu'il y a dans toute l'étendue de ce bas
monde, la plus improbable peut-être c'est que je revoie jamais
son visage.
— Et voilà tout ce que vous en savez?
— Rien de plus.
— Et jamais vous ne l'avez suivie, lorsqu'elle s'en allait?
— Pourquoi vouliez-vous que j'allasse lui donner ce déplai-
sir? dit Tom Pincli. Est-il probable qu'elle eût accepté ma
compagnie ? Elle venait entendre l'orgue et non me voir; et
voudriez-vous que je l'eusse chassée d'un lieu qu'elle semblait
aimer de plus en pins? Diea me pardonne! s'écria-t-il, pour
lui donner chaque jour ne fût-ce qu'une minute de plaisir, je
serais plutôt resté là à jouer, sans désemparer, jusqu'à ce que
je fusse devenu un vieillard ; me tenant pour satisfait si quel-
quefois en songeant à la musique elle songeait, par la même
occasion, à un pauvre garçon comme moi, et amplement ré-
compensé si dans l'avenir elle mêlait le souvenir de l'inconnu
au souvenir de quelque chose qu'elle aimât comme elle aimait
la musique ! »
La faiblesse de M. Pinch jeta le nouveau pensionnaire dans
un étonnement qu'il lui eût probablement avoué en lui don-
nant un bon avis, n'était qu'ils se trouvèrent arrivés juste-
ment à la porte de M. Pecksniff, la grande porte, car on l'avait
ouverte pour cette occasion signalée de fête et de réjouissance.
Le même domestique que, le matin, M. Pinch avait prié de
contenir le cheval et de ne point céder à son impatiente ar-
deur, attendait en vigie. Après avoir remis l'animal à ses
soins et supplié tout bas M. Chuzzlewit de ne jam.ais révéler
une syllabe de ce qu'il lui avait confié dans la plénitude de
son cœur, Tom fit entrer le pensionnaire pour la présentation,
qui devait avoir lieu immédiatement.
Évidemment M. Pecksniff ne les attendait que dans quelques
heures; car il était entouré de livres ouverts, qu'il consultait
volume par volume, avec un crayon de mine de plomb dans
la bouche, un compas à la main, interrogeant un grand nom-
bre d'épurés, de formes si extraordinaires qu'on eût dit des
dessins de feux d'artifice. Miss Gharity non plus ne les atten-
dait pas ; car elle était occupée, avec un large panier d'osier
devant elle, à faire pour les pauvres des bonnets de nuit fan-
tastiques. Miss Mercy non plus ne les attendait pas; car elle
était assise sur son tabouret et en train de façonner, la bonne
DE MARTIN CHUZZLEWTT. 91
et charmante créature ! le jupon d'une grande poupée qu'elle
habillait pour l'enfant d'un voisin, autre poupée adulte : et,
ce qui redoubla son embarras à l'arrivée inopinée d'un in-
connu, elle avait suspendu par le ruban à l'une de ses belles
boucles de cheveux le petit chapeau de la poupée, de peur qu il
ne s'égarât ou qu'on ne s'assît dessus. Il serait difficile, sinon
imposbible d'imaginer une famille aussi complètement prise à
l'improviste que ne le furent, en cette occasion, les Pecksniff.
« Bon Dieu! dit M. Pecksniff levant les yeux, et petit à petit
échangeant son air absorbé contre une expression de joie en
apercevant les survenants, vous voici arrivés déjà ! Martin
mon cher enfant, je suis ravi de vous recevoir dans ma pau-
vre maison ! »
Avec ce compliment cordial, M. Pecksniff lui prit amicale-
ment le bras et lui caressa plusieurs fois le dos de sa main
droite, comme pour lui faire comprendre que ses sentiments
ne trouvaient dans cet erabrassement qu'une expression im-
parfaite.
« Mais, dit-il se remettant, voici mes filles, Martin, mes
deux filles uniques que vous n'avez vues qu'en passant, si
même vous les avez vues jamais, ah! funestes divisions de
famille I depuis le temps où vous étiez tous encore enfants.
Eh bien ! mes chéries, pourquoi rougir d'être surprises dans
vos occupations de tous les jours? Nous nous étions disposés
à vous recevoir en visiteur, Martin, dans notre petit salon
de cérémonie, dit M. Pecksniff avec un sourire ; mais j'aime
mieux ça, j'aime mieux ça. »
0 étoile bénie de* l'Innocence, où que vous soyez, comme
vous dûtes briller dans votre domaine éthéré, quand les deux
miss Pecksniff avancèrent chacune leur main de lis et la pré-
sentèrent à Martin avec leurs joues tendues vers lui ! Gomme
vous dûtes scintiller avec une douce sympathie, quand Mercy,
se rappelant le chapeau qu'elle avait attaché dans ses cheveux,
cacha son charmant visage et détourna sa tète, tandis que sa
gracieuse sœur enlevait le chapeau et donnait à Mercy, avec un
doux reproche fraternel, une petite tape sur sa belle épaule !
« Et comment, dit M. Pecksniff, se retournant après avoir
contemplé cette petite scène domestique et pris amicalement
M. Pinch par le coude, comment notre ami s'est-il conduit
avec vous, Martin?
— Très-bien, monsieur. Nous sommes dans les meilleurs
termes, je vous assure.
92 VIE ET AVENTURES
— Ce vieux Tom Pinch 1 dit M. Pecksniff, le regardant avec
sa gravité affectueuse. Il me semble que c'est hier encore
que Thomas était un jeune garçon, tout frais émoulu de ses
études scolaires. Cependant il s'est écoulé pas mal d'années,
je pense, depuis que Thomas Pinch et moi nous avons fait
notre premier pas ensemble dans ce monde ! »
M. Pinch ne put articuler une seule parole : il était trop
ému ; mais il pressa la main de son maître et essaya de le re-
mercier.
« Et Thomas Pinch et moi, ajouta M. Pecksniff en élevant
la voix, nous continuerons de marcher ensemble dans notre
confiance et notre amitié mutuelle ! Et s'il arrive qu'un de nous
deux tombe en chemin dans un de ces passages difficiles qui
viennent couper à la traverse la route de l'existence, l'autre
le conduira à l'hôpital en compagnie de l'Espérance, avec la
Bonté assise à son chevet. »
Il dit encore, en élevant davantage la voix et secouantferme
le coude de M. Pinch reconnaissant :
a Bien! bieni bien! N'en parlons plus! Martin, mon cher
ami, puisque vous êtes ici chez vous, permettez-moi de vous
montrer les êtres. Venez ! »
Il prit une chandelle allumée, et il se disposa à quitter la
chambre, accompagné de son jeune parent. A la porte, il s'ar-
rêta.
« Voulez- vous nous accompagner, Tom Pinch?»
Oh! oui, Tom l'eût suivi avec empressement, fût-ce à la
mort, heureux de donner sa vie pour un tel homme!
o: Voici, dit M. Pecksniff, ouvrant la porte d'un parloir en
face, voici le petit salon de cérémonie dont je vous parlais.
Mes filles en sont fières, Martin!... Voici (ouvrant une autre
porte) la petite chambre dans laquelle mes ouvrages, mes mo-
destes esquisses, ont été élaborés. Mon portrait par Spiller,
mon buste par Spoker. Ce dernier est considéré comme d'une
grande ressemblance, surtout le bas du nez à gauche, ce me
semble. »
Martin fut d'avis que ce portrait offrait en effet beaucoup de
ressemblance, mais qu'il y manquait de l'expression intellec-
tuelle. M. Pecksniff fit observer que déjà, précédemment, l'on
y avait trouvé le même défaut, et qu'il était remarquable que
cette imperfection n'eût pas échappé à son jeune parent. Il était
charmé de lui voir un coup d'œil artistique.
« Voyez ces divers livres, dit M. Pecksniff en étendant sa
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 93
main vers la muraille ; ils sont relatifs à notre partie. Je les ai
grififonnés moi-même, mais ils sont encore inédits. Prenez
garde en montant l'escalier. Ceci, dit-il en ouvrant une autre
porte, est ma chambre. Je lis ici quand ma famille croit que
je m'y suis retiré pour prendre du repos. Quelquefois , par
amour pour l'étude, je compromets ma sauté plus que je ne
saurais, vis-à-vis de moi-même, m' excuser de le faire ; mais
l'art est long et le temps est court. Il y a ici, même ici, vous
le voyez, toute facilité pour ébaucher une instruction suffi-
sante. »
Ces derniers mots s'expliquaient par la présence, sur une
petite table ronde, d'une lampe, de quelques feuilles de pa-
pier, d'un morceau de gomme élastique et d'une boîte d'in-'
struments tout prêts, dans le cas où une idée architecturale
eût, au sein de la nuit, jailli du front de M. Pecksniff, afin
qu'il pût, à l'instant m-ême, sauter du lit pour la fixer à ja-
mais sur le papier.
M. Pecksniff ouvrit une autre porte au même étage et la
ferma aussitôt très-vivement, comme si c'était le cabinet noir
de la Barbe-Bleue. Mais auparavant, il regarda en souriant
autour de lui, et dit :
« Pourquoi pas? »
Martin ne put dire comme lui : « Pourquoi pas ? » car il
ignorait absolument de quoi il s'agissait. Aussi M. Pecksnifi'
fit-il lui-même la réponse en rouvrant la porte et disant :
(T La chambre de mes filles. Un simple premier étage pour
le commun des mortels, mais pour elles un vrai paradis. C'est
très-propre, très-aéré. Vous voyez des plantes, des jacinthes,
des livres, des oiseaux. »
Ces oiseaux, par parenthèse, se composaient en tout et pour
tout d'un vieux moineau sans queue, qui se balançait dans sa
cage, et qu'on avait apporté tout exprès ce soir-là de la cui-
sine pour figurer une volière.
« Ici, une foule de ces riens qui plaisent tant aux jeunes
filles. Pas autre chose. Ceux qui courent après les splendeurs
Iq la terre n'auraient que faire de venir les chercher ici. j»
Après cela, il les conduisit à l'étage supérieur.
f( Ceci, dit M. Pecksniff, ouvrant toute large la porte de la
mémorable pièce du second étage, ceci est une chambre où
j'ose croire qu'il s'est développé bien des talents. C'est une
chambre dans laquelle s'est présentée à mon esprit l'idée
d'un clocher que je compte donner un jour au monde. C'est
9k VIE ET AVENTURES
ici que nous travaillons, mon cher Martin. Il y a eu plus d'un
architecte élevé dans cette chambre, n'est-ce pas, monsieur
Pinch? Il y en a plus d'un qui en est sorti ! »
Tom fit un signe d'assentiment ; et, ce qui est plus fort, c'est
qu'il en était parfaitement convaincu.
« Vous voyez, dit M. Pecksniff, promenant rapidement la
chandelle au-dessus des divers tableaux de papier, vous voyez
.quelques spécimens des travaux que nous accomplissons ici.
La cathédrale de Salisbury, vue du nord, du sud, de Test, de
l'ouest, du sud-est, du nord-ouest; un pont, un hospice, une
prison, une église, une poudrière, une cave à vin, un porti-
que, une habitation d'été, une glacière; plans, coupes, élévations,
toutes sortes de choses. Et ceci, ajouta-t-il, ayant, pendant ce
temps-là, gagné une autre grande pièce au même étage, où il
y avait quatre lits, ceci est votre chambre, dont M. Pinch,
que voici, est le paisible copartageant. Vue au midi; char-
mante perspective ; la petite bibliothèque de M. Pinch, comme
vous voyez; tout ce qu'on peut désirer d'ittile et d'agréable. Si
un jour vous aviez besoin d'ajouter quelque chose à ce petit
confort, je vous prie de me le dire. Là-dessus, on ne refuse
rien ici, même à des étrangers ; à vous bien moins encore,
mon cher Martin. »
Il est certain, et nous le disons pour corroborer les paroles
de M. Pecksniff, que chaque élève avait la plus ample permis-
sion de demander toutes les fantaisies qui pouvaient lui pas-
ser par la tête. Quelques jeunes gentlemen avaient pu, pen-
dant cinq ans, demander de ces suppléments de confort, sans
jamais rencontrer d'opposition.
a Les domestiques couchent là-haut, dit M. Pecksniff; c'est
tout. »
Après quoi, et tout en écoutant, le loiig du chemin, les éloges
décernés par son jeune ami à l'ensemble de ses arrangements,
il ramena Martin et Tom au premier parloir.
Là, un grand changement s'était opéré : déjà des prépara-
tifs de fête sur la plus large échelle étaient achevés, et les
deux miss Pecksniff attendaient le retour des gentlemen de
l'air le plus hospitalier. Il y avait deux bouteilles de vin de
groseille, blanc et rouge ; un plat de sandvv'iches, très-longues
et très-minces; un autre de pommes; un autre de biscuits de
mer, sorte démets toujours moisi, mais agréable; une assiette
d'oranges coupées en petites tranches, un peu pierreuses, mais
saupoudrées de sucre; enfin, une galette de ménage, extrême-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 95
raent champêtre. La magnificence de ces préparatifs mit Tom
Pinch hors de lui-même : car, bien que les nouveaux élèves
fussent amenés tout doucement de la magnificence d'une bien-
venue à la pratique plus simple de la vie journalière, témoin
le vin, par exemple, qui éprouvait de telles phases de déca-
dence, qu'il n'était pas rare de voir un jeune élève aller quinze
jours de suite chercher ses rafraîchissements à la pompe ;
après tout, ceci était un festin, une sorte de dîner du lord-
maire dans la vie privée, quelque chose qui méritait qu'où y
pensât et qu'on en reparlât souvent.
M. Pecksnifl' invita la compagnie à faire amplement honneur
à cette collation, qui, outre sa valeur intrinsèque, avait encore
le mérite inappréciable de convenir parfaitement à un repas de
nuit, étant à la fois fraîche et légère :
ce Martin, dit-il, va s'asseoir entre vous deux, mes chères
enfants, et M. Pinch se placera auprès de moi. Buvons à
notre nouveau pensionnaire, et puissions-nous être heureux
ensemble! Martin, mon cher ami, à vous toute ma ten-
dresse! Monsieur Pinch, si vous ménagez la bouteille, nous
nous fâcherons. »
Et s'efiforçant, pour influencer le goût de ses convives, de ne '
pas laisser voir que le vin était sur en diable et le faisait cli-
gnoter malgré lui, M. Pecksniff fit honneur à son propre
toast.
« Ceci, dit-il par allusion à la réunion et non au vin, comme
on pourrait le croire, est un mélange heureux.... de circon-
stances qui peut consoler de bien des mécomptes et des vexa-
tions. Allons, ne nous refusons rien. »
Ici il prit un biscuit de mer en disant :
« C'est un pauvre cœur que celai qui jamais ne se réjouit,
et nos cœurs ne sont pas de ceux-là! Non, non, Dieu merci ! »
Grâce à ces encouragements donnés à la gaieté générale, il
fit passer le temps sans qu'on s'en aperçût, occupé de faire les
honneurs de sa table, tandis que M. Pinch, peut-être pour
s'as. urer que tout ce qu'il voyait et entendait était bien une
réalité de jour de fête et non le charme d'un rêve, mangeait
de tout, et en particulier faisait fête aux minces sandwiches
avec une surprenante activité. Il ne s'imposait pas d^. plus
étroites limites dans ses libations : bien au contraire, se rap-
pelant l'invitation de M. Pecksniff, il attaqua si vigoureuse-
ment la bouteille, que, chaque fois qu'il remplissait de TÎb\i-^_
veau son verre , miss Gharity, en dépit de ses gracieuses
96 VIE ET AVENTURES
résolutions, ne pouvait s'empêcher de fixer sur lui un œil pé-
trifié, comme si elle avait vu en face d'elle un fantôme.
M. Pecksniff, à chaque fois aussi, devenait également pensif,
pour ne pas dire consterné; il connaissait le cru d'où venait ce
liquide, et vraisemblablement il prévoyait d'avance la situa-
tion dans laquelle M. Pinch se trouverait le lendemain; ce
qui le faisait aviser mentalement aux meilleurs remèdes con-
tre la colique.
Martin et les jeunes filles étaient déjà comme de vieux amis,
et comparaient le souvenir de leurs jours d'enfance à leur
gaieté présente , à leur plaisir du moment. Miss Mercy riait
comme une folle de tout ce qu'on disait ; parfois même , après
avoir considéré la face heureuse de M. Pinch, elle était saisie
d'accès d'hilarité qui menaçaient de dégénérer en attaques de
nerfs. Mais sa sœur, plus sage, la gourmandait de ses em-
portements de joie, lui faisant observer à demi-voix , d'un ton
de reproche , qu'il n'y avait pas de quoi rire , et qu'elle était
insupportable avec cette pauvre créature ; ce qui ne l'empê-
chait pas généralement de finir par rire aussi ^ mais pas si fort,
en disant que , ma foi ! il n'y avait pas moyen de se retenir.
Enfin il était grand temps qu'on se souvînt de la première
clause d'une importante découverte due à un ancien philo-
sophe, et qui a pour but d'assurer le maintien de la santé, de la
fortune et de la sagesse, découverte dont l'infaillibilité a été,
depuis bien des générations, attestée par les richesses énormes
qu'ont amassées les ramoneurs de cheminées et autres philo-
sophes, personnes qui pratiquent le précepte de se lever matin
et de se coucher de bonne heure. En conséquence, les jeunes
filles se levèrent, et ayant pris congé de M. Chuzzlewit avec
infiniment de grâce , de leur père avec beaucoup de respect,
et de M. Pinch avec beaucoup de condescendance, se retirè-
rent dans leur nid. M. Pecksniff insista pour accompagner en
haut son jeune ami, aùn de s'assurer par lui-même que rien
ne lui manquait; il lui prit donc le bras et le conduisit pour
la seconde fois à sa chambre , suivi de M. Pinch, qui portait
la lumière.
«Monsieur Pinch, dit Pecksniff, s'asseyant les bras croisés
sur un des lits disponibles , je ne vois pas de mouchettes à ce
bougeoir. Voulez-vous me rendre le service d'aller en de-
mander une paire?»
M. Pinch, heureux de pouvoir être utile, y consentit aus-
sitôt.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 9^
« Vous excuserez Thomas Pinch : il est un peu emprunté,
Martin, dit M. Pecksnifif avec le sourire protecteur de la pitié,
dès que Tom fut sorti de la chambre ; mais il n'est pas mé-
chant.
— C'est un excellent garçon, monsieur.
— Oh! oui, dit M. Pecksniff, oui. Thomas Pinch n'est pas
méchant : il est plein de reconnaissance. Jamais je n'ai re-
gretté d'avoir traité Thomas Pinch comme je l'ai fait.
— Je le crois bien, monsieur; jamais vous n'aurez à le re-
gretter.
— Non , dit M. Pecksniff; non, je l'espère. Le pauvre gar-
çon ! il est toujours disposé à faire de son mieux; mais il n'est
pas doué. Vous voudrez bien vous servir de lui, s'il vous plaît,
Martin. Si Thomas a un défaut, c'est d'être parfois un peu en-
clin à oublier sa position, mais on y a bientôt mis ordre. La
bonne âme I Vous verrez qu'il est facile à vivre. Bonne nuit!
— Bonne nuit, monsieur. »
Cependant M. Pinch était revenu avec les mouchettes.
« Et bonne nuit aussi à vous , monsieur Pineh , dit Pecks-
niff. Un bon sommeil à tous deux. Dieu vous bénisse! Dieu
vous bénisse !b
Après avoir, avec une grande ferveur, appelé cette bénédic-
tion sur la tête de ses jeunes amis, il se retira dans sa propre
chambre , tandis que ceux-ci , fatigués comme ils l'étaient, ne
tardèrent pas à s'endormir. Si Martin rêva, les pages suivan-
tes de cette histoire pourront donner une idée de ses visions.
Celles de Thomas Pinch roulèrent toutes sur des jours de fête,
des orgues d'église et des Pecksniff séraphiques. Quant à
M. Pecksniff, il n'était pas pressé d'aller chercher des rêves
sur son oreiller, car il resta assis deux grandes heures devant
le foyer de sa chambre , contemplant les charbons et profon-
dément enseveli dans ses pensées.' Pourtant, lui aussi il finit
par s'endormir et rêver. Et c'est ainsi qu'aux heures paisibles
de la nuit une seule maison renferme autant d'idées incohé-
rentes et d'imaginations incongrues que le cerveau d'un
aliéné.
C§J)
Martin Chuzzlewit. — i
98 VIE ET AVENTURES
CHAPITRE VI.
Qui comprend, entre autres matières importantes, sous le double
rapport pecksniffien et architectural, une relation exacte des pro-
grès faits par M. Pinch dans la confiance et ramitié du nouvel
élève.
C'était le matin. La belle Aurore , sur qui -l'on a tant écrit ,
dit et chanté, vint de ses doigts de roses pincer et geler le nez
de mfss Pecksniff. C'était la folâtre habitude de la déesse dans
son commerce avec la belle Cherry, ou, pour employer un lan-
gage plus prosaïque , le bout de ce trait du visage de la douce
jeune fille était toujours très-rouge au moment du. déjeuner.
La plupart du temps , en effet , à cette heure du jour , ce nez
avait un air d'une engelure égratignée : on eût dit un nez râpé.
Un phénomène semblable se produisait parallèlement dans
l'humeur de Charity, qui tournait à l'aigre, comme si un gros
citron ( soit dit au figuré ) avait été pressé dans le nectar de
son esprit pour en aciduler la saveur.
Cette addition d'âcreté chez la jeune et belle créature produi-
sait, dans les circonstances ordinaires, quelques petites con-
séquences : par exemple, c'était le thé de M. Pinch qu'on lavait
à grande eau, ou bien il ne se trouvait plus assez de beurre
pour M. Pinch, qui se voyait réduit à la ration congrue, ou
bien d'autres bagatelles de ce genre. Mais, le matin qui suivit,
le banquet d'installation, elle permit à M. Pinch de s'exercer
tout à l'aise sur les provisions solides et les liquides en pleine
liberté et sans contrôle : aussi, tout étonné et tout confus,
tel enfin que le malheureux prisonnier qui est rendu à la li-
berté dans sa vieillesse , il ne savait quel usage faire de sou
élargissement, en proie à une sorte d'embarras timide, faute
d'une main amicale qui lui mesurât son pain ou lui retranchât
un morceau de sucre, ou enfin qui lui accordât quelque autre
petite attention délicate à laquelle il était habitué. Il y avait
aussi quelque chose d'effrayant dans l'aplomb du nouvel élève
qui « dérangeait » M. Pecksniff pour lui demander du pain, et
qui, avec tout le sang-froid du/nonde, ne se gênait pas pour
prélever une tranche sur le propre et privé lard de ce gentle-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 99
inaa. Martin avait même l'air de croire que c'était une chose
toute naturelle, et que M. Pinch ferait bien de suivre son
exemple , jusqu'au moment où , désespérant de le réformer ,
il alla jusqu'à dire que c'était un garçon dont on ne pourrait
jamais rien faire : parole terrible, qui fit baisser involon-
tairement les yeux à Tom, car il ressentit un saisissement
cruel, craignant d'avoir mérité ce reproche par quelque acte
monstrueux, peut-être même d'avoir traîtreusement abusé de
la confiance de M. Pecksniff. Et le fait est que le supplice de
voir qu'on lui adressât, en présence de la famille réunie, une
observation aussi indiscrète, lui tenait lieu de déjeuner : il
n'en fallait pas davantage pour lui couper l'appétit pendant
le reste du repas, bien que jamais il n'eut été plus affamé.
Les jeunes demoiselles, cependant, ainsi que M. PecksnifT,
avaient conservé la plus parfaite sérénité au milieu de ces pe-
tites agitations, tout en paraissant avoir entre eux une en-
tente mj^stérieuse. Quand le repas fut à peu près achevé ,
M. Pecksniff prit un air souriant pour expliquer ainsi la
cause de leur mutuelle satisfaction :
a II est rare, Martin, que mes filles et moi nous quittions
nos paisibles foyers pour nous lancer dans le cercle vertigi-
neux des plaisirs qui tournent au dehors. Mais aujourd'hui,
pourtant, nous en avons l'intention.
— En vérité, monsieur? s'écria le nouvel élève.
— Oui, dit M. Pecksniff, frappant sa main gauche avec une
lettre qu'il tenait dans sa main droite. Je suis invité à me
rendre à Londres pour affaire qui concerne notre profession,
mon cher Martin, strictement pour affaire de profession. Il y
a longtemps que j'ai promis à mes filles qu'elles m'accompa-
gneraient en pareille occasion. Nous partirons d'ici à la nuit,
en diligence, comme la colombe de l'arche, mon cher Martin,
et il se passera une semaine avant que nous déposions, au
retour, notre branche d'olivier sur le seuil; quand je dis notre
branche d'olivier, fit remarquer M. Pecksniff', j'entends notre
modeste bagage.
— J'espère, dit Martin, que ces demoiselles seront satis-
faites de leur petit voyage.
— Oh! bien sûr que nous le serons! s'écria Mercy, battant
des mains. Bon Dieu I Londres ! Londres 1 Cherry, ma chère
sœur, pensez donc !
— Enfant passionnée!... dit M. Ptcksnifï la contemplant
d'un air rêveur. Ec cependant il y a une douceur méianGoiiqua
100 VIE ET AVENTURES
dans l'ardeur de ces jeunes espérances ! Il est agréable de sa-
voir que jamais elles ne peuvent être complètement réalisées.
Je me souviens d'avoir moi-même songé une fois, aux jours
de mon enfance, que les oignons confits poussaient sur les
arbres, et que tout éléphant naissait avec une tour imprenable
sur son dos. Je n'ai pas trouvé que le fait fût exact, loin de
là ; et pourtant ces visions m'ont consolé dans des temps d'é-
preuve. Elles m'ont consolé, même quand j'ai eu la douleur
^,e découvrir que j'avais nourri dans mon sein une autruche,
et non un élève humain ; même en cette heure d'agonie, j'en
ai éprouvé du soulagement. »
Eu entendant cette sinistre allusion à John Westlock,
M. Pinch faillit, dans un mouvement brusque, renverser son
thé; le matin même, il avait reçu une lettre de John, et
M. Pecksniff le savait bien.
« Vous aurez soin, mon cher Martin, dit M. Pecksniff, re-
couvrant sa gaieté première, que la maison ne s'envole pas en
notre absence. Nous vous livrons tout; ici pas de mystère :
rien de fermé , rien de caché. Bien différent de ce jeune
homme du conte oriental, un calendrier borgne, si je ne me
trompe, monsieur Pinch...
— Un calender borgne, je pense, monsieur, répondit Tom
en hésitant.
— C'est à peu près la même chose, j'imagine, dit M. Pecks-
niff avec un sourire de pitié; du moins, c'était comme ça de
mon temps. Bien différent de ce jeune homme, mon cher Mar-
tin, aucune partie de cette maison ne vous est interdite; loin
de là, vous êtes invité à en prendre possession pleine et en-
tière. Amusez-vous, mon cher Martin, et tuez le veau gras, si
cela vous plaît ! »
Sans nul doute il n'y avait aucun empêchement à ce que
Martin tuât et consacrât à son usage personnel, d'après cette
permission, tout veau, gras ou maigre, qu'il pourrait trouver
dans la maison : mais, comme il n'y avait pas lieu de rencon-
trer aucun animal de ce genre en train de paître sur la pro-
priété de M. Pecksniff, cette invitation devait moins être con-
sidérée comme un témoignage d'hospitalité substantielle que
comme un compliment de pure politesse. Cette belle phrase
termina la conversation d'une manière fleurie ; après quoi,
M. Pecksniff se leva et conduisit son élève à la chambre du
second étage, la serre chaude du génie architectural.
« Voyons, dit-il en fouillant ses papiers, comment, en mon
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 101
absence, vous pourrez, mon cher i\îarlin, faire le meilleur em-
ploi possible de votre temps. Supposez que vous ayez à ma
donner votre idée sur un monument à ériger eii l'honneur du
lord-maire de Londres, ou sur un tombeau pour un shérif,
ou sur une étable à vaches, destinée à être bâtie dans le para
d'un noble personnage. Savez-vous, ajouta M. Pecksniff, en
croisant ses bras et regardant son jeune parent d'un air d'in-
térêt méditatif, que j'aimerais beaucoup à connaître vos idées
sur une étable à vaches? b
Mais Martin ne parut nullement goûter cette insinuation.
« Une pompe, dit M. Pecksniff, c'est un exercice d'un goût,
pur. J'ai reconnu par expérience qu'un lampadaire est de na-
ture à aiguiser l'esprit et à lai donner une direction clas-
sique. Un tourniquet monumental peut exercer une influence
remarquable sur l'imagination. Que vous semblerait-il de
commencer par un tourniquet monumental?
— Tout comme il plaira à M. Pecksnilï, répondit Martin,
d'un air mal convaincu de l'excellence du sujet.
— Attendez , dit le gentleman. Voyons ! comme vous êtes
ambitieux et que vous dessinez bien, vous.... ah! ah! ah|
vous vous essayerez la main sur ce projet de collège, en con-
formant votre plan, bien entendu, aux devis de la notice im-
primée. Ma parole! ajouta-t-il gaiement, je serai très-curieux
de voir comment vous vous tirerez du collège. Qui sait si un
jtune homme de votre goût ne pourrait pas trouver là-dessus
q'jelque chose d'impraticable, d'impossible peut-être en soi-
même, mais que je serais là pour réformer? Car en réalité,
mon cher Martin, c'est dans les dernières touches seulement
que se révèlent la grande expérience et l'étude approfondie
de ces matières. Ah! ah! ah! ajouta M. Pecksniff qui, dans
sa folle humeur, frappa son jeune ami sur le dos, ce sera pour
moi une véritable jouissance de voir comment vous vous
serez tiré du collège, s
Martin accepta courageusement cette tâche, et M. Pecksniff
s'occupa aussitôt du soin de le munir de tout ce qui lui était
nécessaire pour accomplir son œuvre : pendant ce temps, il in-
sistait sur l'effet magique des quelques touches dernières
exécutées par la main du maître ; ce qui, selon certaines gens,
toujours les ennemis jurés dont nous avons parlé , était assu-
rément très-surprenant et tout à fait miraculeux , car il y
avait des cas où il avait suffi au maître d'introduire une
fenêtre de derrière, ou une porte de cuisine, ou une demi-
102 VIE ET AVENTURES
douzaine de marches ou même un tuyau de conduite, pour
transformer en une œuvre capita]e le dessin d'un élève de
M. Pecksniff, et faire empocher au gentleman des honoraires
très-substantiels ; mais c'est là la magie du génie, qui métamor-
phose en or tout ce qu'il touche.
« Quand votre esprit aura besoin, dit M. PecksnifT, d'être
rafraîchi par un changement d'occupation, Thomas Pinch
vous enseignera l'art de cultiver le jardin qui se trouve der-
rière la maison, ou de mesurer le niveau de la route qui
s'étend entre cette maison et le poteau de station , ou toute
autre chose pratique et agréable. Il y a là-bas. à l'extrémité
de notre terrain, une charretée de briques éparses et un ou
deux tas de vieux pots à fleurs. Si vous réussissiez à les em-
piler, mon cher Martin, en leur donnant une forme qui, à
mon retour, me rappelât soit Saint-Pierre de Rome, soit la
mosquée de Sainte-Sophie à Cônstantinople, ce serait un hon-
neur pour vous, et pour moi une charmante surprise. Et main-
tenant, dit M. Pecksniff, par manière de conclusion, pour
laisser là, quant à présent, le chapitre de notre profession et
passer aux sujets privés, j'aimerais à causer avec vous dans
ma chambre, tandis que je vais boucler mon portemanteau. »
Martin l'accompagna; ils restèrent en conférence secrète
une heure ou deux, laissant Tom Pinch tout seul. Lorsque le
jeune homme reparut, il était taciturne et sombre, et durant
la journée entière il garda cette attitude : si bien que Tom,
après avoir essayé une ou deux fois d'engager avec lui la
conversation sur quelque point indifférent, se fît un scrupule
de déranger le cours de ses pensées et n'ajouta pas un mot.
Au reste, il n'eût pas eu le loisir d'en dire beaucoup plus,
quand bien même il eût trouvé son nouvel ami aussi causeur
qu'à l'ordinaire; car, d'abord et avant tout, M. Pecksniff l'ap-
pela pour qu'il posât sur le haut de sa valise, à l'instar des
statues antiques, jusqu'à ce qu'elle fût bien, fermée ; puis
miss Charity l'appela pour lui ficeler sa malle; puis miss
Mercy le fit venir pour qu'il_ lui raccommodât sa boîte à cha-
peau; ensuite il eut à écrire les cartes les plus circonstanciées
pour tout le bagage; puis il donna un coup de main pour des-
cendre les effets ; après cela, il eut à faire porter sous ses
yeux tout ce déménagement sur une couple de brouettes jus-
qu'au poteau de poste à l'extrémité de la ruelle, puis il lui
fallut rester auprès en sentinelle, et guetter l'arrivée de
la diligence. En résumé, sa besogne de la journée eût été pas-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 103
sablement fatigante pour un portefaix ; mais lui, avec sa bonne
volonté si parfaite, il n'y pensa seulement pas • au contraire,
assis sur le bagage en attendant que les Pecksniff descendis-
sent la ruelle, en compagnie du nouvel élève, il se sentait le
cœur tout allégé par l'espoir d'avoir pu faire plaisir à son
bienfaiteur.
a: J'avais peur, se dit Tom, tirant une lettre de sa poche et
s'essuyant le visage (car le mouvement qu'il s'était donné l'a-
vait mis en nage, bien que la journée fût froide), j'avais peur
de n'avoir pas le temps de l'écrire, et c'eût été bien dommage.
A une pareille distance, les frais de poste sont une considé-
ration sérieuse quand on n'est pas riche. Elle sera heureuse
de voir mon écriture , pauvre fille ! et d'apprendre que Pecks-
niff est aussi bon que jamais pour moi. J'aurais bien prié John
Westlock d'aller la voir, et de lui dire de vive voix tout ce
que j'avais à lui dire; mais je craignais qu'il ne parlât contre
les Pecksniff, ce qui lui aurait fait de la peine. D'ailleurs,
les personnes chez qui elle vit sont un peu chatouilleuses, efe
cela aurait pu lui faire du tort de recevoir la visite d'un jeune
homm.e comme John. Pauvre Ruth ! »
Tom Pinch parut éprouver quelque mélancolie pendant une
minute ou deux; mais il ne tarda pas à se remettre et pour-
suivit ainsi le cours de ses pensées :
or Je suis un drôle de corps, comme me disait toujours John
(c'était, du reste, un bon garçon , le cœur sur la main ; j'au-
rais voulu seulement qu'il eût de meilleurs sentiments à l'é-
gard de Pecksniff) ; ne voilà-t-il pas que je vais m'affliger de
cette séparation, au lieu de songer, au contraire, à la chance
extraordinaire que j'ai eue d'entrer dans cette maison ! Il faut
que je sois né coiffé, d'avoir rencontré Pecksniff. Et quelle
chance encore d'être tombé sur un camarade comme le nouvel
élève i Jamais je n'ai vu un garçon si affable, si généreux, si
indépendant. Eh bien! tout de suite, nous avons été comme
deux cœurs ! lui, un parent de Pecksriiff; lui, un jeune homme
rempli de moyens et d'ardeur, et qui percera dans le monde
comme un couteau dans du fromage!... Justement, le voici
qui vient pendant que je fais son éloge. Quel gaillard!... Il
vous arpente la ruelle comme si c'était à lui. ï
Le fait est que le nouvel élève , sans se laisser éblouir par
l'honneur d'avoir miss Mercy Pecksniff à son bras, ou par les
affectueux adieux de cette jeune personne, s'approchait, pen-
dant le soliloque de M. Pinch, suivi de miss Charity et de
\0k VIE ET AVENTURES
M. Pecksaiff. La diligence ayant paru au même instant, Tom
ne perdit pas une minute pour supplier M. Pecksniff de vou-
loir bien faire parvenir sa lettre.
— Oh l dit celui-ci, regardant la suscription, pour vo-
tre sœur, Thomas. Oui, oui, la lettre sera remise, mon-
sieur Pinch ; vous pouvez être tranquille , votre sœur l'aura
certainement, monsieur Pinch. »
Il fit cette promesse avec un tel air de condescendance, de
protection, que Tom crut avoir sollicite une haute faveur :
c'est une idée qui ne lui était pas venue d'abord, et il remer-
cia chaleureusement. Les deux miss Pecksniff, selon leur
usage, tombèrent dans un fou rire d'entendre parler de la
sœur de M. Pinch. Quelque horreur, sans doute ! Pensez !
une demoiselle Pinch !... bonté céleste!...
Tom , cependant , se réjouit infiniment de les voir si
gaies , car il prit leurs rires pour une marque de sympathie
bienveillante et cordiale. En conséquence, il se mit aussi à
rire et se frotta les mains, en leur souhaitant bon voyage et
heureux retour; il se sentait tout guilleret. Même quand la
diligence eut recommencé à rouler avec les branches d'olivier
dans le coffre et la famille de colombes à l'intérieur, Tom resta
à la même place, agitant la main et envoyant force saluts : la
courtoisie extraordinaire des jeunes miss l'avait tellement pé-
nétré de reconnaissance, qu'il ne songeait plus, en ce moment,
à Martin Chuzzlewit, qui se tenait appuyé d'un air pensif
contre le poteau de poste, et qui, après avoir mis en lieu sûr
son précieux dépôt, n'avait pas détaché ses yeux du sol.
Le silence profond qui suivit le mouvement bruyant et le
départ de la diligence, puis l'air vif d'une après-midi d'hiver,
arrachèrent les deux jeunes gens à leurs méditations respec-
tives. Ils se retournèrent comme d'un mutuel accord, et s'éloi-
gnèrent bras dessus bras dessous.
« Comme vous êtes mélancolique I dit Tom. Qu'avez-
vous?
~ Rien qui vaille la peine d'en parler, répondit Martin.
Peu de chose de plus qu'hier et beaucoup plus, j'espère, qua
demain. Je me sens découragé, Pinch.
— Eh bien! s'écria Tom, quant à moi, je me sens, au con-
traire , plein d'ardeur aujourd'hui; j'ai rarement été mieux
disposé à ne pas engendrer de mélancolie. Gomme c'est ai-
mable, de la part de votre prédécesseur, John, de m'avoir
écrit , n'est-il pas vrai ?
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 105
— Comment donc ! oui, dit négligemment Martin. J'au-
rais cru qu'il avait assez à faire de songer à son plaisir
sans s'occuper de vous, Pinch.
— C'est aussi ce que je croyais, répliqua Tom; mais non,
il a tenu sa parole, et il me dit : « Cher Pinch, je pense
« souvent à vous, » et toutes sortes d'autres choses amicales
de cette nature.
— Il faut que ce soit un diablement bon garçon, dit Martia
d'un ton assez bourru; car vous concevez bien qu'il ne dit pas
là ce qu'il pense.
— J'espère bien que si, répondit Tom, interrogeant du re-
gard le visage de son compagnon ; vous croyez donc que
c'est seulement pour me faire plaisir?
— Sans doute, répondit très-vivement Martin. Est-il vraisem-
blable qu'un jeune homme fraîchement échappé de ce chenil
de village, et tout entier au charme nouveau d'être à Londres
et de s'y appartenir, puisse avoir le temps ou le dé^ir de
s'occuper de ce qu'il a pu laisser ici? Voyons ! je vous le de-
mande, Pinch, est-ce naturel? ^
Après un moment de réflexion, M. Pinch répondit, en bais-
sant plus encore la voix, que certainement il n'était pas rai-
sonnable de le croire, et que, sans aucun doute, Martin s'y
connaissait mieux que lui.
« Je crois bien, dit Martin.
— C'est vrai, dit doucement M. Pinch; c'est ce que je disais. »
Cette réponse faite, ils retombèrent dans un silence morne,
qui se prolongea jusqu'à ce qu'ils eussent atteint la maison,
ii était nuit noire.
Or, miss Charity Pecksniff, ne pouvant emporter des provi-
s'ions de bouche en diligence, ni les conserver, en attendant le
retour de la famille, par des moyens artificiels, avait mis en
évidence, dans une couple d'assiettes, les débris du grand
festin de la veille. Grâce à cet arrangement libéral, Martin ui;
Tom eurent la bonne fortune de trouver dans le parloir, à
leur disposition, les vestiges confus de tout ce qui avait sur-
vécu aux plaisirs de la nuit précédente : à savoir quelques
quartiers filandreux d'oranges, quelques sandwiches momi-
fîtes, des morceaux rompus du gâteau de ménage, et plusieurs
biscuits de mer encore entiers. La liqueur de choix, destinée
à arroser ces friandises, ne manquait pas non plus ; le resta
des deux bouteilles de vin de groseille avait été réuni en une
seule , dont le bouchon était fait d'une papillote sacrifiée -,
106 VIE ET AVENTURES
de sorte qu'ils avaient sous la maiu de quoi passer joyeuse-
ment leur soirée.
Martin Ghuzzlewit ne regarda qu'avec un extrême dédain
tout cet étalage, et, faisant flamber le feu , au grand préjudice
du charbon de M. Pecksniff, il s'assit d'un air morose devant
le foyer, sur le siège le plus commode qu'il put trouver. Pour
se glisser le mieux possible dans le petit coin qui lui était
laissé, M. Pincti s'installa sur le tabouret de miss Mercy
PecksnifT; puis, posant son verre sur le tapis du foyer et son
assiette sur ses genoux , il commença à se régaler.
Si Diogène, revenant à la lumière, eût pu se rouler avec
son tonneau jusqu'au parloir de M. Pecksniff, et voir Tom Pinch
assis sur le tabouret de miss Mercy Pecksniff avec son as-
siette et son verre devant lui, le philosophe ne se lût pas
détourné de ce spectacle, quelque mauvaise qu'eût été son
humeur, et n'eût certes pas manqué de sourire. La complète
et parfaite satisfaction de Tom , la manière dont il appréciait
hautement les dures sandwiches qui craquaient dans sa bou-
che comme de la sciure de bois , le plaisir indicible avec le-
quel il savourait goutte à goutte le vin limoneux, faisant
ensuite claquer ses lèvres, comme si ce breuvage eût été si
précieux, si généreux, que c'eût été péché d'en perdre un
atome savoureux; l'expression de son visage ravi, lorsqu'il se
reposait de temps en temps, le verre en main, et se proposait
à lui-même des toasts silencieux; l'ombre d'inquiétude qui
obscurcissait son joyeux visage lorsque son regard, après
avoir parcouru la chambre et être revenu avec satisfaction
au petit coin libre qu'on lui avait laissé, rencontrait le front
assombri de son compagnon : non, il n'y a pas un cynique au
monde, quelle que fût sa haine hargneuse contre les hommes,
qui eût pu voir Thomas Pinch dans sa béatitude, sans rire à
gorge déployée.
Les uns lui eussent tapé sur le dos pour lui proposer de
boire avec lui encore un verre du vin de groseille , bien qu'il
fût acide comme le plus acide vinaigre, et ils eussent même
eu le courage d'en louer la saveur; les autres eussent pris sa
bonne, son honnête main, pour le remercier de la leçon que
leur donnait sa simple nature. Il y en a qui eussent ri avec
avec lui, mais il y en a d'autres qui eussent ri à ses dépens;
et c'est dans cette dernière catégorie de philosophes qu'il
nous faut ranger Martin Ghuzzlewit, qui ne put y tenir, et
partit d'un long et bruyant éclat de rire.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 107
« A ]a bonne heure! dit Tom avec un geste d'approbation.
A la bonne heure! un peu de gaieté! à merveille ! »
Cette adhésion provoqua chez Martin un nouvel accès d'hi-
iarité. Dès qu'il eut repris ha'eine et recouvré son sang-froid :
« Jamais, dit-il, je n'ai vu votre pareil, Pinch.
— En vérité? dit Tom. Sans doute vous me trouvez bi-
zarre, parce que je ne connais pas du tout le monde ; ce n'est
pas comme vous, qui l'avez beaucoup pratiqué, j'en suis sûr.
— Pas mal pour mon âge, répliqua Martin, qui rapprocha
plus encore sa chaise du foyer et posa ses pieds à cheval sur
le garde-feu. Tenez ! le diable m'emporte , il faut que je parle
ouvertement à quelqu'un. Je vais vous parler en toute fran-
chise, Pinch.
— Faites! dit Tom. De votre part, je considérerai cela
comme une grande preuve d'amitié.
— Je ne vous incommode pas? demanda Martin, tournant
un regard vers M. Pinch, -qui, eu ce moment, cherchait à
apercevoir le feu par-dessus la jambe de son compagnon.
— Nullement, s'écria Tom.
— Vous saurez donc , pour abréger ma longue histoire ,
dit Martin, commençant avec une sorte d'effort, comme si
cette révélation lui était pénible , que, depuis mon enfance,
j'ai été nourri dans l'espérance d'une belle position, et qu'on
m'a toujours bercé de l'idée que, dans l'avenir, je serais très-
riche. Je n'eusse pas manqué de le devenir, sans certaines pe-
tites causes que je vais vous soumettre et qui m'ont conduit à
être déshérité.
— Par votre père?... demanda M. Pinch, ouvrant de grands
yeux.
— Par mon grand-père. Depuis bien des années j'ai perdu
mes parents; à peine si je me souviens d'eux.
— Jamais je n'ai connu les miens , dit Tom , touchant la
main du jeune homme, et retirant aussitôt sa main par une
discrétion timide. 0 mon Dieu !
— Quant à cela, Pinch, poursuivit Martin, activant le feu
et parlant avec sa vivacité et sa brusquerie habituelle , vous
savez, c'est fort juste, fort convenable d'aimer ses parents
lorsqu'on les possède, et de conserver leur mémoire lorsqu'ils
n'existent plus, si on a les connus. Mais comme jamais je ne
les ai connus, pour ma part, vous comprenez que je n'ai pas
lieu de les regretter beaucoup. Et c'est ce que je fais, je ne
m'en cache pas. s
108 VIE ET AVENTURES
M. Pinch regardait d'un air pensif la grille du foyer. Mai.-i
son compagnon s'étant arrêté en ce moment, il tressaillit.
« Oh ! naturellement, dit-il ; :» et il se mit en devoir d'écou-
ter de nouveau.
« En un mot, reprit Martin, j'ai été nourri, élevé, depuis que
j'existe, par le grand-père dont je viens de vous parler. Cer-
tes, il a nombre de bonnes qualités , ceci ne fait pas l'objet
d'un doute , je ne vous le cacherai pas ; mais il a deux
grands défauts, et c'est là son mauvais côté. En premier lieu,
il a le plus terrible entêtement qu'on ait jamais observé chez
aucune créature humaine ; en second lieu , il est abominable-
ment égoïste.
— Vrai?... s'écria Tom.
— Sous ce double rapport, reprit l'autre, il n'a pas son pa-
reil. J'ai souvent entendu dire par des gens bien informés que
ces défauts avaient, depuis un temps immémorial, caractérisé
notre famille, et je crois fermement que cette allégation n'est
pas dépourvue de vraisemblance. Mais je ne puis rien en dire
par moi-même. Tout ce que je puis faire, c'est d'être très-re-
connaissant envers Dieu de ce que ces défauts de famille ne
sont pas venus jusqu'à moi, et de ce que j'ai pu , par de soi-
gneux elTorts, n'en point contracter le germe.
— C'est sûr, dit M. Pinch. C'est très-juste.
— Eh bien, monsieur, continua Martin, donnant au feu une
nouvelle activité, et rapprochant plus que jamais son siège du
foyer, son égoïsme le rend exigeant, et son entêtement le fait
persister dans ses exigences. En conséquence, il a toujours
réclamé, de ma part beaucoup de respect, de soumission,
d'abnégation, quand ses désirs étaient en jeu. J'ai supporté
bien des choses, parce que j'étais son obligé, si l'on peut
dire qu'on soit l'obligé de son grand-père, et parce qu'en
réalité j'avais de l'attachement pour lui ; mais nous avons eu
bien des querelles à cet égard, car souvent je ne pouvais
m'accommoder de ses manières ; ce n'était pas du tout pour
moi, vous comprenez, mais.... »
Ici il hésita et parut embarrassé.
M. Pinch était bien l'homme du monde le moins capable de
résoudre une difficulté de cette sorte. Aussi garda-t-il le silence.
'( Vous devez me comprendre! dit vivement Martin. Je n'ai
pas besoin de poursuivre l'expression propre qui me manque.
Maintenant, j'arrive au fond de l'histoire et à la circonstance
qui m'a fait venir ici. J'aime, Pinch. »
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 109
M. Pinch le contempla en face avec un redoublement d'in-
térôt.
<r J'aime, vous dis-je. J'aime une des plus belles jeunes
filles que le soleil ait jamais éclairées de ses rayons. Mais elle
est entièrement, absolument, dans la dépendance et à la merci
de mon grand-père; et, s'il savait qu'elle fût favorable à ma
passion , il l'éloignerait de lui et elle perdrait tout ce qu'elle
possède au monde. Il n'y a pas grand égoïsme dans cet
amour-là, je pense?
— De i'égoïsme!... s'écria Tom. Vous avez agi noblement.
L'aimer comme je suis certain que vous l^aimez, et cepen-
dant, par considération pour son état de dépendance, ne pas
même lui avoir déclaré. ...
— Qu'est-ce que vous chantez là?... dit brusquement Mar-
tin, Ne dites donc pas de ces bêtises-là, mon bon ami!
Qu'entendez-vous par ces mots : « Ne pas lui avoir dé-
« claré?... »
— Mille pardons, répondit Tom. Je croyais que telle était
votre pensée; autrement, je ne l'eusse pas dit.
— Si je ne lui avais point déclaré que je l'aimais, alors à
quoi bon l'aimer, sinon pour me plonger volontairement dans
un état de souffrance et de chagrins perpétuels?
— C'est vrai, répondit Tom. Eh bien! je parie que je sais
ce qu'elle vous aura dit quand vous lui avez déclaré votre
amour? »
En parlant ainsi , Tom considérait la belle figure de
Martin.
« Pas précisément, Pinch, répliqua le jeune homme avec un
léger froncement de sourcils; car elle a sur le devoir et la re-
connaissance certaines idées de jeune fille, et d'autres encore,
qu'il n'est pas facile d'approfondir. Mais, pour le principal,
vous avez bien deviné. Son cœur est à moi, je le sais.
— Juste ce que je pensais, dit Tom; c'est bien na-
turel. »
Et, dans l'excès de sa satisfaction, il sirota un bon petit
coup de son vin de groseille.
Martin poursuivit :
. a Bien que, dès le commencement, je qie sois conduit avec
la plus grande circonspection, je ne sus pas assez prendre de
ménagements vis-à-vis de mon grand-père, qui est plein de
jalousie et de méfiance, pour qu'il ne soupçonnât pas mon
amour. Il ne lui en adressa aucune observation, mais il m'en-
110 VIE ET AVENTURES
treprit vigoureusement à part, et m'aecusa de vouloir la dé-
tourner de la fidélité qu'elle lui devait. Observez bien ici son
égoïsme! une jeune créature qu'il avait recueillie et élevée uni-
quement pour s'en faire une compagne désintéressée et fidèle,
quand il m'aurait eu marié à son gré, Là-desSus, je pris feu
aussitôt, et lui déclarai qu'avec sa permission je comptais bien
me marier moi-même, et ne point me laisser adjuger par lui, ni
par aucun autre commissaire-priseur , à l'enchère du plus of-
frant. »
M. Pinch ouvrit des yeux plus grands que jamais, et plus
que jamais regarda fixement le feu.
« Vous comprenez, continua Martin, que ceci le piqua, et
qu'il commença à m'adresser tout autre chose que des com-
pliments. A cette conférence en succéda une autre; de fil en
aiguille, le résultat définitif de nos querelles fut que je devais
renoncer à elle, ou qu'il me renoncerait lui-même. Or, mettez-
vous dans l'esprit, Pinch, que non-seulement je l'aime pas-
sionnément, car, toute pauvre qu'elle est, sa beauté et son
mérite feraient honneur à quiconque voudrait l'épouset, quel-
que position qu'il pût avoir, mais encore que l'élément prii-
cipal de mon caractère est....
— L'entêtement, » souffla Tom, de la meilleure foi du monde.
Mais cette insinuation ne fut pas accueillie aussi bien qu'il
l'avait espéré; car le jeune homme répliqua immédiatement,
avec une certaine irritation :
« Quel drôle de corps vous êtes, Pinch !
— Je vous demande pardon, dit ce dernier; je croyais que
vous cherchiez le mot.
— Pas celui-là, toujours. Je vous ai dit que l'obstination
n'entrait point dans ma nature. J'allais vous dire, si vous
m'en aviez laissé le temps, que l'élément principal de mon
caractère est la fermeté la plus inébranlable.
— Oh! oui, oui, je vois! s'écria Tom, serrant les lèvres et
agitant la tête.
— En vertu de cette fermeté, je n'étais pas disposé à lui
céder, je n'aurais pas reculé d'une semelle.
— Non, non, dit Tom.
— Au contraire, plus il me pressait, plus j'étais résolu à
résister.
— Bien sûr! dit Tom.
— Fort bien, répliqua Martin, se renversant en arrière sur
fon siège en faisant avec ses mains un geste qui voulait dLa
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 111
que c'était une affaire finie , qu'il n'en . fallait plus parler.
Enfin, le fait est que me voilà ici! w
Durant quelques minutes, M. Pinch resta à contempler le
feu d'un regard embarrassé : il semblait chercher inutilement
le sens d'une énigme difficile qu'on lui aurait proposée. Enfin
il se décida :
« Naturellement, dit-il, vous connaissiez déjà Pecksniff?
— De nom seulement. Jamais je ne l'avais vu : car non-seu-
lement mon grand-père s'était éloigné de tous ses parents,
mais encore il m'en tenait éloigné moi-même. C'est dans une
ville du comté voisin que je me suis séparé de mon grand-
père. De cet endroit je suis venu à Salisbury, où j'ai vu l'avis
publié par Pecksniff : j'y ai répondu parce que j'ai toujours
eu du penchant pour les études de ce genre, et que j'avais
lieu de penser que cela me conviendrait. Mais, aussitôt que j'ai
su que cet avis provenait de Pecksniff, j'ai eu double motif
pour accourir ici, Pecksniff étant....
— Un si excellent homme !... interrompit M. Pinch en se
frottant les mains. Oh! oui! vous avez parfaitement raison.
— Ce n'était pas tant pour cela, s'il faut confesser la vérité,
que pour la haine invétérée que lui porte mon grand-père, et
parce que je désirais naturellement, après sa conduite arbi-
traire à mon égard, me mettre autant que possible en oppo-
sition avec toutes ses idées. Eh bien! comme je vous le disais,
me voilà ici ! Il s'écoulera probablement pas mal de temps
avant que je puisse mettre à exécution l'engagement que j'ai
pris envers la jeune fille dont je vous parlais. En effet nous
n'avons pas, elle et moi, une brillante perspective; et je ne
puis songer à me marier avant d'être réellement en mesure de
le faire. Jamais je ne voudrais, bien entendu, me plonger
dans la pauvreté, dans la détresse, pour filer le parfait amour
dans une chambre au troisième étage....
— Sans parler d'elle, aussi, fit observer Tom Pinch à demi-
voix.
— Parfaitement juste, répliqua Martin, qui se leva pour se
réchauffer le dos et s'appuya contre le bord de la cheminée.
Sans parler d'elle aussi. Après ça, elle n'a pas grand'peine
à se résigner aux nécessités de notre situation : d'abord ,
parce qu'elle m'aime beaucoup ; ensuite , parce que je lui
fais là un grand sacrifice , car j'aurais pu trouver beaucoup
mieux. »
Il s'écoula un long temps avant que Tom d't : « Certaine-
112 VIE ET AVENTURES
ment ; » si long, que Tom eût pu faire une sieste dans l'inter-
valle ; mais enfin il lâcha le mot.
« Mais ce n'est pas le tout. Voici, maintenant, une étrange
coïncidence qui se rattache à la fin du récit de cette histoire
d'amour. Vous vous rappelez ce que vous m'avez dit la nuit
dernière, en venant ici, au sujet de votre jolie visiteuse de
l'église?
— Oui, assurément, dit Tom, se levant en sursaut de son
tabouret et s'asseyant sur la chaise même que l'autre venait
de quitter, afin de voir Martin en face; certainement oui.
— C'était e//d.
— J'avais deviné ce que vous alliez dire, s'écria Tom, le re-
gard fixé sur lui et la voix émue; ce n'est pas possible !
— Je vous dis que c'était elle, répéta le jeune homme. D'a-
près ce que Pecksniff m'a raconté, je ne doute pas qu'elle ne
soit venue ici et repartie avec mon grand-père; ne buvez pas
trop de ce vin sur ; vous verrez que vous allez vous donner
une bonne colique, Pinch.
— J'ai peur qu'il ne soit pas très-sain, dit Tom, posant à
terre son verre vidé qu'il tenait à la main. Ainsi c'était
elle?....»
Martin fit un signe d'assentiment et dit avec un air d'im-
patience fébrile que, s'il fût arrivé quelques jours plus tôt, il
l'eût vue , et que maintenant elle devait être à des centaines
de milles, on ne sait où. Puis, après avoir fait plusieurs fois le
tour de la chambre, il se jeta dans un fauteuil et se mit à bou-
der comifte un enfant gâté.
Tom Pinch avait le cœur compatissant au plus haut degré.
Il ne pouvait supporter l'idée de voir du chagrin même à la
personne la plus indifférente , encore moins à quelqu'un qui
avait éveillé son affection et qui le traitait, à ce qu'il lui semblait
du moins, avec sympathie et bienveillance. Quelles qu'eussent
été ses pensées un peu auparavant, et, à en juger par l'expres-
sion de ses traits, elles avaient dû être d'une nature sérieuse,
il les écarta aussitôt pour donner à son jeune ami le meilleur
conseil, la consolation la plus efficace qu'il put trouver.
« Tout s'arrangera avec le temps, dit-il, j'en suis sûr ; les
malheurs que vous aurez éprouvés ne serviront qu'à vous at-
tacher plus étroitement l'un à l'autre, dans des jours meilleurs.
D'après tout ce que j'ai lu, les choses se passent toujours de la
sorte, et il y a en moi un sentiment qui me dit qu'il est na-
turel et même utile qu'il en soit ainsi. Quand les choses ne
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 113
vont pas comme nous voulons, ajouta Tora avec un sourire
qui, en dépit de son visage humble et vulgaire, é^ait plus
agréable à voir que le plus brillant regard de la plus fière
beauté; quand les choses ne vont pas comme nous voulons,
que faire? nous n'y pouvons rien : il ne nous reste d'autre
moyen que de prendre le tem.ps comme il vient, d'en tirer le
meilleur parti possible, à force de patience et de longanimité.
Je ne possède aucun pouvoir et je n'ai pas besoin de vous
l'apprendre, mais j'ai beaucoup de bonne volonté ; et, si jamais
je puis vous être de quelque utilité en quoi que ce soit, com-
bien je m'estimerais heureux !
— Merci I... dit Martin, lui pressant la main. Vous êtes un
digne garçon, sur ma parole, et vous parlez de cœur. »
Après une pause d'un moment, il rapprocha encore son siège
du feu et ajouta ;
(X Vous savez, naturellement je n'hésiterais pas à profiter de
vos offres de services si vous pouviez m'être utile; mais
hélas!... >
Ici il se releva les cheveux avec un air d'impatience, et re-
garda Tom comme s'il voulait lui reprocher de n'être pas au-
tre chose que ce qu'il était.
<r Pour le secours que vous pouvez me prêter, dit-il, autant
vaudrait, Pinch, m'adresser à la poêle à frire.
— Sauf cependant ma bonne volonté, dit doucement Tom.
— Oh ! certainement. Je pense naturellement comme vous.
Si la bonne volonté comptait en ce monde, je ne manquerais
pas de me servir de la vôtre. Pourtant en ce moii.eni même
vous pourriez faire quelque chose pour moi, si vous vouliez.
— Qu'est-ce ? demanda Tom.
— Me faire la lecture.
— J'en serai enchanté ! s'écria Tom, saisissant le chande-
lier avec enthousiasme. Excusez-moi si je vous laisse un in-
stant dans l'obscurité; je vais aller chercher tout de suite un
livre. Qu'est-ce que vous préférez?... Shakspeare?
— Oui, répondit son ami, bâillant et s'élirant de son mieux.
Oui, c'est cela. Je suis fatigué du mouvement de la journée et
de la nouveauté de tout ce qui m'enviçonne. En pareil cas , il
n'y a pas, je crois, de plus grande jouissance au monde que da
s'entendre faire la lecture jusqu'à ce que sommeil ^'ensuive.
Ça vous sera égal que je m'tndorme, n'est-ce pas^
— Ohl certainement, s'eciia Tom.
— Alors, commencez aussitôt qu'il vous plaira. Vous ne vous
ilARïi.x Chlzzlewii. — i 8
lU VIE ET AVENTURES
interromprez pas quand vous verrez que je m'assoupis, à moins
que vous ne vous sentiez las; car il est agréable aussi de |
s'éveiller peu à peu au même son de voix. En avez- vous ja- 1
mais essayé?
— Non, jamais.
— Eh bien! vous le pourrez, un de ces jours, quand nous se-
rons tous deux en bonnes dispositions. Ne vous inquiétez pas
de me laisser dans l'obscurité; dépêchez-vous. »
M. Pinch ne perdit pas de temps pour s'élancer dehors ; au
bout d'une minute , il revint avec un des précieux volumes
que supportait la tablette posée au-dessus de son lit. Pendant
ce temps, Martin s'était donné une position aussi confortable
que le permettaient les circonstances. Il avait construit devant
le feu un sofa temporaire avec trois chaises , et , de plus , le
tabouret de miss Mercy en guise d'oreiller ; et sur cet écha-
faudage il s'était étendu tout de son long.
« Ne lisez pas trop haut, s'il vous plaît, dit-il à Pinch.
— Non, non, dit Tom.
— Bien sûr, vous n'aurez pas froid?
— Pas du tout, s'écria Tom.
— Alors je suis tout à fait prêt. »
En conséquence , M. Pinch , après avoir tourné les fè-uilles
de son livre avec autant de soin que si ces feuilles eussent été
des créatures animées et chéries, choisit son passage favori et
commença la lecture. Il n'avait pas achevé une cinquantaine
de lignes, que déjà sou ami ronflait.
« Pauvre garçon!... dit Tom à voix basse, penchant sa tête
p<3ur le contempler à traver^^les barreaux des chaises. Il est
encore bien jeune pour ressentir tant de chagrin. Quelle con-
fiance, quelle générosité à lui de me livrer ainsi le secret de
son cœurl... C'était donc elle... c'était elle! »
Mais , se rappelant tout à coup leur convention , il reprit le
poëme à l'endroit où il l'avait laissé, et poursuivit la lecture,
oubliant toujours de moucher la chandelle, jusqu'à ce que la
mèche ne fût plus qu'un champignon. Par degrés il s'inté-
ressa lui-même à cette lecture au point d'oublier d'entretenir
le feu; négligence dont il ne fut averti que par Martin Ghuzzle-
wit, qui, au bout d'une heure ou deux , tressaillit et cria en
frissonnant :
« Gomment! il est presque éteint!... Je ne m'étonne pas si
je rêvais que j'étais gelé. Vite, vite, du charbon. Quel drôle de
corps vous êtes, Pinch!... »
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 115
CHAPITRE VII.
OÙ M. Chevy Slyme fait voir l'indépendance de son caractère, et où
le Dragon bleu perd un membre.
Dès le lendemain, dans la matinée, Martin se mit à son plan
de collège; il apporta à ce travail tant d'ardeur et de facilité
d'exécution, qu'il fournit à M. Pinch un motif de plus pour ren-
dre hommage aux qualités Laturelles du jeune gentleman , et
lui reconnaître une immense supériorité sur lui. Le nouvel élève
reçut très-gracieusement les compliments de Tom ; et comme,
de son côté, il avait conçu pour lui une estime réelle, il lui prédit
qu'ils resteraient les meilleurs amis du monde , et qu'aucun
d'eux, il en était certain (mais Tom en était plus convaincu
que personne) n'aurait jamais lieu de regretter le jour où ils
avaient fait connaissance. M. Pinch fut enchanté de l'entendre
parler ainsi , si enchanté en recevant ces chaleureuses assu-
rances d'amitié et de protection, qu'il ne trouvait pas d'ex-
pression pour traduire le plaisir qu'il en éprouvait. Et, à pro-
pos de cette amitié , nous ferons remarquer qu'elle semblait ,
par sa nature, promettre plus de durée que bien des associa-
tions fondées sur des serments solennels : car, aussi longtemps
que des deux parties l'une devait se plaire à exercer son pa-
tronage , et l'autre à le subir j^or c'était l'essence même du
caractère des deux nouveaux amis) , il n'était guère probable
de voir surgir entre eux, pour rompre leur alliance, ces deux
démons fraternels qu'on appelle TEnvie et l'Orgueil. Ainsi,
dans bien des cas , pour l'amitié , ou du moins pour ce qui en
a le nom, il faut retourner le vieil axiome et dire : « Qui ne se
ressemble pas s'assemble. »
Les deux jeunes gens étaient fort occupés dans l'après-midi
qui suivit le départ de la famille. Martin dressait son plan de
collège, et Tom balançait des comptes de revenus, en déduisant
sur les chilTres la commission de M. Pecksnifî, opération ab-
straite dans laquelle il était passablement dérangé par l'habi-
tude qu'avait son ami de siffler comme un merle tout en des-
sinant. Ils ne furent pas médiocrement surpris de voir se glisser
dans ce sanctuaire du génie, sans avertissement préalable
116 VIE ET AVENTURES
une tête humaine qui , malgré son poil hérissé, sa physionomie
peu rassurante, leur adressait , du seuil de la porte, un sou-
rire affable, avec une expression combinée de finesse, de sym-
pathie et de bienveillance.
« Je ne suis pas très-laborieux par moi-même, mes gentle-
men , dit la tête , mais je sais apprécier cette qualité chez les
autres. Je voudrais vieillir et grisonner, si ce n'était déjà
fait, en compagnie du génie, l'un des plus adorables privilèges
de l'espTit humain. Sur mon âme , je rends grâce à mon ami
Pecksniff de m'avoir procuré la contemplation du délicieux
tableau que vous présentez là. Vous me rappelez Whittington,
avant qu'il fût devenu trois fois lord-maire de Londres ! Je "vous
en donne ma parole d'honneur immaculé , vous me rappelez
tout à fait ce personnage historique : vous êtes une paire de
Whittington, mes gentlemen, sauf le chat, et je ne me plains
pas de cette exception; elle m'est, au contraire, fort agréable,
car je ne sympathise point avec la race féline. Je me nomme
Tigg. Gomment vous portez-vous? »
Martin chercha une explication dans le regard de M. Pinch ;
et Tom, qui jamais de sa vie n'avait vu M. Tigg, interrogea
des yeux ce gentleman lui-même.
« Ghevy Slyme ! dit M. Tigg , qui comprit son embarras,
et lui envoya de la main gauche un baiser en signe d'amitié.
Vous n'aurez plus d'incertitude à cet égard, quand je vous
aurai annoncé que je suis l'agent accrédité de Ghevy Slyme,
l'ambassadeur de la cour de Ghiv!... Hal ha 1 ha 1
— Hé 1 demanda Martin, que ce nom bien connu avait fait
tressaillir, que me veut-il, je vous prie?
— Si vous vous nommez Pinch....
— Nullement , interrompit Martin. Voici M. Pinch.
— Si c'est là M. Pinch, s'écria Tigg, baisant de nouveau
sa main et se mettant à suivre sa tête dans la chambre , il
me permettra de dire que j'estime et respecte fort son ca-
ractère, que m'a beaucoup vanté mon ami Pecksniff, et que
j'apprécie profendément son talent sur l'orgue , quoique ,
pardonnez-moi cette expression, je n'en pince pas moi-même.
Si c'est là M. Pinch, je prendrai la liberté d'émettre l'espé-
rance qu'il est en bonne santé et n'éprouve aucune incommo-
dité du vent d'est.
— Je vous remercie , dit Tom. Je me porte très-bien.
— Gela me charme, répliqua Tigg. Allons, ajouta-t-il, cou-
vrant ses lèvres avec la paume de sa main et les appli-
DE xMARTlN CHUZZLEWIT. 117
quant tout près de l'oreille de M. Pinch, je suis venu pour la
lettre.
— Pour la lettre? répéta tout haut M. Pinch; quelle lettre? )>
Ce fut avec la même précaution que Tigg lui glissa cette
réponse :
« La lettre que mon ami Pecksniff a écrite pour Ghevy
Slyme, esquire, et qu'il vous a laissée.
— Il ne m'a pas laissé de lettre, dit Tom.
— Motus! s'écria l'autre. C'est absolument la même chose,
bien que mon ami Pecksniff n'ait pas agi aussi délicatement
que je l'eusse désiré. Je viens pour l'argent.
— L'argent !... fit Tom épouvanté.
— Précisément, » dit M. Tigg.
Il toucha deux ou trois fois Tom à la poitrine, en lui adres-
sant plusieurs signes d'intelligence, comme s'il voulait dire :
« Nous nous entendons parfaitement l'un l'autre; il est inu-
tile de divulguer cette circonstance devant un tiers ; et je
considérerai comme une marque d'obligeance particulière la
complaisance qu'aura M. Pinch de me glisser sans bruit
cette somme dans la main. »
Cependant M. Pinch, stupéfait devant cette démarche inex-
plicable, pour lui du moins, déclara aussitôt et ouvertement
qu'il devait y avoir quelque méprise; qu'il n'avait reçu aucune
commission qui eût le moins du monde rapport à M. Tigg ou
à son ami.
M. Tigg, ayant entendu cette déclaration , pria gravement
M. Pinch d'avoir l'extrême brnté de la répéter; et, à mesure
que Tom la reproduisait en termes plus explicites encore, de
manière à ne pouvoir laisser subsister de doute, il secouait
solennellement la tête après chaque parole. La seconde décla-
ration étant bien et dûment achevée , M. Tigg s'assit sans fa-
çon sur une chaise, et adressa aux deux jeunes gens l'allocu-
tion suivante :
« Alors, mes gentlemen, je vous dirai ce qui en est. Il j[ a
en ce moment, dans ce pays même, un astre admirable de ta-
lent et de génie, qui, par suite de ce que je ne puis désigner
autrement que comme la coupable négligence de mon ami
Pecksniff, est plongé dans une situation si terrible que la
civilisation du xix* siècle permet à peine de le croire. Il y
a aujourd'hui, en ce moment, dans ce village, au Dragon bleu,
remarquez bien, une auberge, une méchante, une vile au-
berge , une auberge toute boueuse, empestée de fumée de
118 VIE ET AVENTURES
pipe; il y a un individu de qui l'on peut dire, dans la langue
des poètes :
Qu'il n'est que lui qui puisse approcher de lui-même.
Et cet individu est détenu, faute de pouvoir payer la carte. Ha!
nal hal pour acquitter la cartel Oui, je répète ces mots, pour
acquitter sa carte de dépense ! Maintenant, nous connaissons le
Livre des Martyrs, de Fox; nous avons entendu parler delà
Cour des requêtes et de la Chambre étoilée ; mais nul homme,
soit vivant, soit mort, ne me contredira, si j'afftrme qua mon
ami Ghevy Slyme, se. voyant retenu en nantissement pour sa
carte, souffre comme un damné ; il en est, tranchons le mot,
furieux comme un dindon. »
Martin et M. Pinch se regardèrent d'abord mutuellement,
puis reportèrent leurs yeux sur M. Tigg, qui, les bras croisés
sur sa poitrine, les contemplait d'un air de découragement
amer.
« Ne vous y méprenez pas, mes gentlemen, dit-il, en avan-
çant sa main droite. S'il se fût agi d'autre chose que d'une
note de dépense, j'en aurais fait mon deuil, et j'eusse pu con-
server encore pour l'humanité quelque sentiment d'estime.
Mais quand un homme tel que mon ami Slyme est retenu pri-
sonnier pour un écot, une chose misérable en elle-même,
une chose ignoble qu'on marque sur une ardoise ou qu'on
écrit à la craie derrière une porte, je sens que le ressort de la
grande machine doit se détraquer par quelque côté, que
l'harmonie de la société est ébranlée, et qu'il n'est plus per-
mis de se fier aux premiers principes de l'ordre. Bref, mes
gentlemen, ajouta M. Tigg en imprimant à ses mains comme
à sa tête un mouvement de moulinet, quand un hommie tel
que Slyme est retenu prisonnier pour une note de dépense, je
rejette les croyances superstitieuses des siècles, et je n'admets
plus rien. Je ne crois pas même que je ne croie pas, le diable
m'emporte !
— J'en suis assurément bien fâché, dit Tom après un mo-
ment de silence ; mais M. Pecksnifî ne m'a rien prescrit à cet
égard, et je ne puis agir sans son ordre. Ne vaudrait-il pas
mieux, monsieur, que vous allassiez à.... l'endroit d'où vous
venez, chercher vous-même de l'argent, afin de payer pour
votre ami ?
— Hé ! comment le pourrais-je, lorsque je suis également
prisonnier , s'écria M. Tigg , et lorsque, grâce à l'étniinante
DE MARTI]^ CHUZZLEWIT. 119
et, je puis ajouter, coupable négligence de mon ami Pecksniff,
je n'ai pas même de quoi payer la voiture? »
Tom songea à rappeler au gentleman, qui sans doute avait,
dans son agitation, oublié cette circonstance, qu'il y avait dans
lepaysunbureaudeposte,etque, s'il écrivait soit à un ami, soità
une personne quelconque de lui envoyer de l'argent, la somme
ne se perdrait probablement pas en route, et qu'enfin, à
tout risque, ce moyen extrême méritait qu'on l'essayât. Mais
sa bonne nature lui souffla quelques mauvaises raisons pour
s'abstenir d'émettre cet avis. Il se borna donc à demander :
« Vous dites, monsieur, que vous êtes également retenu
prisonnier ?
— Venez par ici, dit M. Tigg en se levant. Vous me
perniettrez , n'est-ce pas , d'ouvrir pour un moment cette
croisée?
— Oui, certainement.
— Très-bien, dit M. Tigg, qui fit j«tter le châssis. Voyez-
vous en bas un drôle en cravate rouge et sans gilet?
— Oui, je le vois, dit Tom. C'est Mark Tapley.
— Mark Tapley?... Eh bien! non^seuîement ce Mark Ta-
pley a eu l'extrême politesse de me suivre jusqu'ici , mais
encore il m'attend, afin de me ramener au logis. Et pour
cette marque d'attention, monsieur, ajouta M. Tigg en cares-
sant sa moustache, je vous jure qu'il vaudrait mieux pour
Mark Tapley que Mme Tapley, dans son enfance, l'eût étouffé,
à force de le gorg^ de sou lait maternel, plutôt que de pro-
longer jusqu'aujourd'hui sa maudite existence. »
M. Pinch , malgré l'épouvante que lui causa cette menace
terrible, trouva cependant assez de voix pour appeler Mark et
l'inviter à monter. Celui-ci s'empressa d'obéir à cet ordre :
Tom et M. Tigg n'étaient pas plutôt rentrés dans l'intérieur de
la chambre, après avoir fermé la fenêtre, que Mark parut de-
vant eux.
« Venez, Mark, dit M. Pinch. Pour Dieu! qu'y a-t-il donc
entre Mme Lupin et ce gentleman?
— Quel gentleman , monsieur? demanda Mark. Je ne voi?
pas de gentleman ici, sauf vous, monsieur, et le nouveau
gentleman que voici (c'était Martin, à qui il adressa un salut
assez rude), et ni vous ni monsieur n'avez, je pense, à vous
plaindre de Mme Lupin, monsieur Pinch?
— Il ne s'agit pas de ça. Mark!... s'écria Tom. Vous vuyez
monsieur,...
120 VIE ET AVENTURES
— Tigg, acheva l'ami de Chevy, attendez un peu. Je vais
l'assommer, ça ne sera pas long.
— Oh! lui? répliqua Mark avec un air de dédain prononcé.
Certainement, je le vois; je le verrais encore un peu mieux
s'il se rasait la barbe et se faisait couper les cheveux. »
M. Tigg secoua sa tête d'une manière féroce et se frappa la
poitrine.
< C'est pas la peine, dit Mark. Vous aurez beau taper de ce
côté, vous n'obtiendrez pas de réponse. Je connais la chose.
Il n'y a là que de la ouate, et encore elle est toute cras-
seuse.
— Allons, allons. Mark, dit M. Pinch, s'interposant pour
prévenir les hostilités, répondez à ma demande. J'espère que
vous n'êtes pas en colère?
— En colère, moi, monsieur ! s'écria Mark avec un rire gri-
maçant. Certes, non. Il y a bien quelque petit mérite, tout
petit qu'il soit, à reste^^jovial et de bonne humeur quand on
voit des gaillards comme celui-là venir rôder aux alentours
comme des lions rugissants, de ces lions qui n'ont du lion que
le rugissement et la crinière. Vous me demandez, monsieur,
ce qu'il y a entre lui et Mme Lupin ? Eh bien ! entre lui et
Mme Lupin il y a une note de dépense. Et je pense que
Mme Lupin les traite bien, lui et son ami, en ne leur doublant
point les prix pour le tort qu'ils causent au Dragon par leur
présence. Telle est mon opinion. Je ne voudrais pas avoir chez
moi un pareil garnement, quand même on me payerait par
semaine au taux des chambres pendant les courses. Rien que
de regarder dans la cave, il est dans le cas de faire surir la
bière dans les barils; certainement qu'il la ferait tourner; et,
pour peu qu'il ait de jugement, il ne peut pas dire le con-
traire.
— Vous ne répondez pas à ma question, Mark, fit observer
M. Pinch.
— Ma foi, monsieur, je ne sais pas trop si je puis vous ré-
pondre autre chose. Lui et son ami sont descendus et ont
séjourné à la Lune et les Étoiles jusqu'à concurrence d'un bon
:ietit mémoire: et alors, ils sont descendus et ont séjourné chez
1 ous pour en faire autant. Ces escrocs-là, ça n'est pas rare, mon-
sieur Pinch ; ce n'est pas là ce que je lui reproche, à ce vaurien,
mais c'est son insolence. Il n'y a rien d'assez bon pour lui; il croit
que toutes les femmes se meurent d'amour pour sa personne
et qu'elles sont bien récompensées s'il leur cligne de l'œil;
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 121
tous les hommes sont faits pour recevoir ses ordres. Comme
si C8 n'était pas assez assommant, il me dit ce matin avec son
petit ton engageant : « Nous partons ce soir, mon garçon. —
Vous partez, monsieur? que je lui dis. Peut-être désirez-vous
qu'on fasse votre note, monsieur? — Oh! non, mon garçon,
qu'il me dit; ne vous en occupez pas. Je donnerai àPecksniff
des ordres pour régler ça. » A quoi le Dragon répond : « Merci,
monsieur, c'est trop de bonté, c'est trop d'honneur que vous
nous faites; mais, comme nous n'avons pas de renseignements
avantageux sur vous, et que vous voyagez sans bagages, et
comme aussi M. Pecksniff n'est pas chez lui (vous ignoriez
peut-être cette circonstance), nous préférons quelque chose
de plus solide. » Et voilà où en est l'affaire. Et je demande,
ajouta M. Tapley en montrant, pour conclure, M. Tigg du bout
de son chapeau, je demande à tous messieurs et dames,
pourvus d'un tant soit peu de bon sens, de me dire s'ils
ont , oui ou non , jamais vu un garnement d'aussi mauvaise
mine! »
Martin voulut, à son tour, intervenir entre ce discours can-
dide et sans artifice, et les anathèmes flétrissants que M. Tigg
s'apprêtait à lancer en réponse.
«Veuillez m'apprendre, dit-il, à combien se monte la
dette.
— Gomme argent, monsieur, c'est peu de chose, répondit
Mark, trois guinées seulement ; mais il n'y a pas que ça; c'est
Tins....
— Oui, oui, interrompit Martin. Vous nous l'avez dit déjà.
Pinch, un mot.
— Qu'est-ce qae c'est? demanda Tom, se retirant avec lui
dans un coin de la chambre.
— Tout simplement ceci : j'ai honte de le dire., M Slyme est
un de mes parents, sur le compte duquel il ne m'est jamais
revenu rien de bon , je n'ai pas besoin qu'il reste dans mon
voisinage, et je crois que trois ou quatre guinées ne seraient
pas de trop pour s'en débarrasser. Vous n'avez pas assez d'ar-
{rent pour payer ce mémoire, je suppose? »
Tom secoua la tête de manière à ne pas laisser douter de
sa complète sincérité.
(( C'est malheureux, car je suis pauvre aussi; et, dans le cas
où vous eussiez eu cette somme, je vous l'eusse empruntée.
Mais si nous informions l'hôtesse que nous nous chargeons de
la payer, je présume que cela reviendrait au même.
122 VIE ET AVENTURES
— 0 mon Dieu, ouil dit Tom. Elle me connaît, Dieu
merci I
— En ce cas, allons tout de suite régler ça et nous délivrer
de leur compagnie; le plus tôt sera le mieux. Gomme jusqu'ici
c'est vous qui avez soutenu la conversation avec ce gentle-
man, peut-être voudrez-vous bien lui faire part de notre
projet. N'est-il pas vrai? »
M. Pinch y consentit. Il apprit tout à M. Tigg, qui, en re-
tour, lui pressa chaudement la main, en lui donnant l'assu-
rance que sa foi en toute chose lui était revenue pleine et en-
tière. Ce n'était pas tant, dit~il, pour le bienfait momentané
de ce secours qu'il appréciait sa conduite, que pour la mise en
évidence de ce principe élevé, à savoir que les natures gé-
néreuses comprennent les natures généreuses, et que la vraie
grandeur d'âme sympathise avec la vraie grandeur d'âme dans
tout l'univers. Cela lui prouvait, dit-il, que, comme lui, ils
admiraient le génie, même lorsqu'il s'y joignait un peu de cet
alliage parfois apparent dans le métal précieux de son ami
Slyme : au nom de cet ami, il les remerciait avec autant de
chaleur et d'empressement que si c'était sa propre affaire. In-
terrompu dans sa harangue par un mouvement général qui
l'entraînait vers l'escalier, il s'accrocha, en arrivant à la porte
de la rue, au pan de la redingote de M. Pinch, comme pour se
garantir contre toute autre interruption, et fit subir à ce gentle-
man une nouvelle tirade de haute éloquence, jusqu'au moment
où ils arrivèrent a.\x Dragon. Mark et Martin les avaient suivis
de près.
L'hôtesse aux joues de roses n'eut besoin que d'un mot de
M. Pinch pour accorder la clef des champs à ses deux loca-
taires, car elle n'avait qu'un désir, c'était de s'en débarrasser
atout prix. Et, de fait, leur courte détention avait été due sur-
tout à l'initiative de M. Tapley ; car il détestait, par tempéra-
ment, les faiseurs d'embarras qui avaient les coudes percés, et
avait en particulier conçu de l'aversion pour M. Tigg et son ami,
comme des échantillons de première qualité de ces chevaliers
d'industrie. L'affaire étant ainsi arrangée à l'amiable, M. Pinch
et Martin allaient se retirer aussitôt, sans les instances que
leur fit M. Tigg pour lui accorder l'honneur de les présenter
à son ami Slyme. Cédant en partie à son obsession, en partie
à leur propre curiosité, ils se laissèrent conduire auprès de ce
gentleman éminent.
Il était occupé à méditer sur les restes d'un carafon d'eau-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 123
de-vie de la veille et à faire, tout pensif, une série de ronds
sur la table avec le pied humide de son verre à boire. Comme
il avait maintenant l'oreille basse! mais cela n'empêchait pas
qu'il eût été dans son temps la fleur des pois. Il avait har-
diment étalé les prétentions d'un homme de goût exquis, un
hom.me d'avenir. Le fonds de commerce exigé pour établir un
amateur dans cette spécialité est peu coûteux et tient très-peu
de place : un tic nasal et une ondulation de la lèvre assez pro-
noncée pour composer un ricanement passable, répondent am-
plement à toutes les exigences de l'état. Mais, par malheur,
ce rejeton du tronc des Chuzzlev^it, paresseux et négligent de
sa nature, avait dissipé tout ce qu'il possédait, quand il prit le
parti de s'ériger ouvertement en professeur de goût pour ga-
gner sa vie. Reconnaissant trop tard que, pour réussir dans
cet emploi, il fallait quelque chose de plus que ses honorables
précédents, il était rapidement tombé aa niveau de sa position
actuelle , ne conservant rien du passé que son orgueil et sa
mauvaise humeur , et semblait n'avoir plus d'existence per-
sonnelle, ayant mis le tout en com.munauté avec son ami Tigg.
11 était donc, pour le moment, si abject et si pitoyable, et en
même temps si stupide, si insolent, si misérable et si vani-
teux, que l'ami parasite paraissait un homme en comparaison
du patron.
« Chiv, dit M. Tigg, le frappant sur l'épaule, comme mon
ami Pecksniflf ne se trouvait point chez lui, j'ai arrangé notre
petite affaire avec M. Pinch et son ami. Je vous présente M. Pinch
et son ami, M. Chevy Slyme. Chiv, M. Pinch et son ami I
— Avec cela que nous somxmes en position favorable pour
être présentés à des étrangers ! dit Chevy Slyme, tournant vers
Tom Pinch ses yeux injectés de sang. Je suis bien l'homme
le plus malheureux qu'il y ait dans le monde ! )!>
Tom le pria de ne faire aucune allusion à ce petit service; et
par discrétion, en le voyant si abattu, il allait se retirer, suivi
de Martin, après un moment d'embarras. Mais M. Tigg les con-
jura si instamment, soit en toussant, soit par gestes, de rester
dans l'ombre de la porte, qu'ils consentirent à s'y arrêter.
« Je jure, s'écria M. Slymxe, donnant da poing un coup mal
assuré sur la table, puis posant avec mollesse sa tête contre sa
main, tandis que quelques larmes d'ivrogne suintaient de ses
yeux ; je jure que je suis la créature la plus misérable, de mé-
moire d'homme. La socicté tout entière conspire contre me'.
Je suis l'hom-me le plus lettré qui existe. Je suis plein d'érudi
12i VIE ET AVENTURES
tion classique, je suis plein de génie; je suis plein de connais-
sances, je suis plein d'aperçus nouveaux sur tout sujet : et
pourtant, voyez ma situation I En ce moment, je suis l'obligé
de deux étrangers pour une note d'auberge ! »
M. Tigg remplit le verre de Slyme, le lui remit en main, et
fit signe aux deux visiteurs qu'ils ne tarderaient pas à voir son
ami sous un jour plus favorable.
« Je suis l'obligé de deux étrangers pour une note d'au-
berge!... répéta M. Slyme, après avoir saisi son verre d'un
air boudeur. Âb ! très-bien ! Et pendant ce temps , une foule
de charlatans arrivent à la célébrité ! des gens qui ne sont pas
plus à ma hauteur que.... Tigg, je vous prends à témoin qu'on
ne traite pas un chien comme je suis traité dans ce monde in-
grat et perfide. »
Et, poussant un gémissement assez semblable au hurlement
que fait entendre l'animal dont il venait de parler dans son
état d'humiliation le plus désespéré, M. Slyme porta de nou-
veau son verre à sa bouche. Il y puisa quelque énergie ; car ,
après avoir posé le verre, il se mit à rire dédaigneusement.
Là-dessus, M. Tigg adressa encore aux visiteurs les gestes
les plus expressifs, comme pour les prévenir que l'instant était
venu où Chiv allait leur apparaître dans toute sa grandeur.
« Ha! ha! ha! dit en riant M. Slyme. Moi, l'obligé de deux
étrangers pour une note d'auberge ! Et quand je pense , Tigg,
que j'ai un oncle opulent , qui pourrait acheter les oncles de
cinquante étrangers! L'ai-je, ou ne l'ai-je pas? Je suis de
bonne famille, ce me semble? En suis-je, ou n'en suis-je pas?
Je ne suis pas, je crois, un homme d'une capacité commune,
d'un mérite ordinaire. Le suis-je, ou ne le suis-je pas?
— Vous êtes, mon cher Ghiv, dit M. Tigg, l'aloès américain
de l'espèce humaine, l'aloès qui ne fleurit qu'une fois tous les
cent ans !
— Ha! ha! ha! ricana de nouveau M. Slyme. Moi, l'obligé
de deux étrangers pour une note d'auberge ! Moi , l'obligé de
deux apprentis architectes, de deux individus qui mesurent le
terrain avec des chaînes de fer et construisent des maisons
comme des maçons! Apprenez-moi les noms de ces deux ap-
prentis. Gomment ont-ils le front de ra'obliger ?... »
M. Tigg était presque confondu d'admiration devant ce noble
trait du caractère de son ami, comme il le témoigna à M. Pinch
dans un petit ballet-pantomime, expression spontanée de son
enthousiasme en délire.
DE MARTIN CHUZZLEYv' lï. 125
c Je leur apprendrai, s'écria Chevy Slyme, j'apprendrai à
tous les hommes que je n'ai pas une de ces natures basses,
rampantes , soumises , qu'ils rencontrent communément. J'ai
un esprit indépendant. J'ai un cœur qui bat dans ma poitrine.
J'ai une âme qui s'élève au-dessus des considérations de ce
monde.
— 0 Chiv 1 Chiv ! murmura M. Tigg , vous avez une noble
et indépendante nature, Chiv!
— Vous, monsieur, à la bonne heure ! vous pouvez aller si
bon vous semble, dit M. Slyme courroucé , emprunter de l'ar-
gent pour des dépenses de voyage : mais, quels que soient ceux
auxquels vous empruntez, apprenez-leur que je possède un
esprit altier , un esprit fier , qu'il y a dans ma nature délicate
des cordes sensibles qui ne supportent point de patronage.
Entendez-vous? Dites-leur que je les déteste, et que c'est
comme ça que je prétends garder ma dignité; dites-leur que
jamais homme ne s'est respecté plus que moi. »
Il eût pu ajouter qu'il détestait deux sortes d'hommes : tous
ceux qui l'obligeaient, et tous ceux qui étaient plus heureux
que lui, comme si, dans l'un et l'autre cas, leur position était
une insulte à un personnage d'un mérite aussi distingué eue
le sien. Mais il n'ajouta rien : car, immédiatement après c^s
belles paroles, M. Slyme, cet homme d'un esprit trop altier
pour travailler , pour demander , pour emprunter ou pour
voler, et cependant assez bas pour permettre qu'on travail-ât,
qu'on empruntât, qu'on demandât ou qu'on volât en sa faveur,
pourvu qu'on lui tirât les marrons du feu; trop insolent pour
flatter la main qui le nourrissait, mais assez lâche pour la
mordre et la déchirer dans l'ombre; immédiatement après ces
belles paroles, disons-nous, M. Slyme laissa tomber sa tête en
avant sur la table, et fut pris d'un sommeil subit.
« Y eut-il jamais, s'écria M. Tigg en allant rejoindre les
deux jeunes gens et fermant soigneusement la porte derrière
lui, un esprit aussi indépendant que celui de cet être extraor-
dinaire? Y eut-il jamais un Romain de la trempe de notre ami
Chiv ? Y eut-il jamais un homme qui possédât un tour de pensée
aussi classique et une simplicité de nature plus sénatoriale?
Y eut-il jamais chez aucun homme un tel flux d'éloquence?
Je vous le demande, mes gentlemen, n'eùt-il pas été digne de
s'asseoir sur le trépied, dans les siècles antiques, et n'eût-il
pas eu le plus ample don de prophétie, pourvu qu'on lui fournît
d'abord, aux frais du public, une ration de grog au gin? *
126 VIE ET AVENTURES
M. Pinch se disposait à combattre avec sa douceur accou-
tumée cette dernière proposition quand, s'apercevant que son
compagnon était déjà au bas de l'escalier, il se mit en devoir
de le suivre.
« Vous ne partez pas, monsieur Pinch ? dit Tigg.
— Pardon, dit Tom. Ne me reconduisez pas, merci.
— C'est que j'aurais aimé à vous glisser un tout petit mot
en particulier, monsieur Pinch, dit Tigg le poursuivant. Une
minute de votre compagnie sur le terrain du jeu de quilles me
ferait grand bien au cœur. Puis-je solliciter de vous cette
faveur?
— Oh! certainement, répondit Tom, si réellement vous le
désirez. »
Il se rendit avec M. Tigg dans l'endroit en question. Là, ce
gentleman tira de son chapeau quelque chose qui ressemblait
au débris fossile d'un mouchoir de poche antédiluvien, et s'en
servit pour s'essuyer les yeux.
(c Vous ne m'avez pas vu aujourd'hui, dit-il, sous un aspect
favorable.
— Qu'il ne soit plus question de cela , je vous en prie , dit
Tom.
— Non, non, s'écria Tigg; je persiste dans mon opinion. Si
vous aviez pu me voir,, monsieur Pinch, à la tête de mon ré-
giment de la côte d'Afrique, chargeant en bataillon carré avec
les femmes, les enfants et toute la batterie de cuisine du corps
au milieu, vous ne m'auriez pas reconnu. Vous m'eussiez
estimé, monsieur. »
Tom avait certaines idées à lui, au sujet delà gloire; et par
conséquent il ne fut pas tout à fait aussi enthousiasmé par
ce tableau que l'eût souhaité M. Tigg.
« Mais il ne s'agit pas de cela ! dit ce gentleman. L'écolier
qui, en écrivant à ses parents, leur décrit le lait baptisé d'eau
qu'on lui donne à déjeuner, ne manque pas de dire, pour ce
qui est de ça : «C'est là le côté faible.» Eh bien ! c'est vrai ; moi
aussi j'ai ma faiblesse, je le sais bien , et je vous en demande
pardon. Monsieur, vous avez vu mon ami Slyme ?
— Sans doute, dit M. Pinch.
— Monsieur, mon ami Slyme a dû vous faire impression ?
— Une impression assez peu agréable, je dois l'avouer, ré-
pondit Tom après un instant d'hésitation.
— Je suis peiné de ce que vous me dites là, s'écria M. Tigg,
le retenant par les deux revêts de sa redingote: mais je ne suis
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 127
pas surpris de voir que vous ayez cette opinion, car c'est aussi
mon sentiment. Mais, monsieur Pinch , bien que je ne sois
qu'un homme vulgaire et sans idées, je puis honorer la Pensée.
J'honore la Pensée en suivant partout mon ami. A vous, plus
qu'à tout autre homme, monsieur Pinch , j'ai le droit de faire
appel en faveur de la Pensée, quand elle n'a pas le mo3^en de
se produire avantageusement dans le monde. Ainsi, monsieur,
si ce n'est pas pour moi , qui n'ai rien à attendre de vous, du
moins pour mon malheureux, sensible et indépendant ami, qui
a des titres à votre compassion, permettez que je vous demande
de me prêter trois demi-couronnes. C'est trois demi-couronnes
que je vous demande à haute et intelligible voix et sans rougir
Je vous les demande presque comme un droit; et, si je ne crai-
gnais de vous blesser et de vous fâcher par cette considération
mesquine et sordide, je vous dirais que je vous les renverrai
par la poste, d'ici à huit jours, sans faute. »
M. Pinch tira de sa poche une bourse de cuir rouge fané,
garnie d'un fermoir d'acier, et qui, selon toute probabilité,
venait de feu sa grand'raère. Il s'y trouvait en tout une demi-
guinée. C'était l'unique fortune de Tom jusqu'au trimestre sui-
vant.
« Encore un mot! s'écria M. Tigg qui avait suivi son mou-
vement d'un regard attentif. J'allais justement vous dire que
pour les facilités de l'envoi par la poste, vous ne pouviez rien
faire de mieux que de nous donner de l'or. Je vous remercie.
L'adresse, je suppose, à M. Pinch chez M. Pecksniff. C'est bien
cela, n'est-ce pas ?
— Oui. dit Tom. Mais je préfère que vous ajoutiez Esquive
au nom de M. Pecksniff. Écrivez-moi donc ainsi : Chez M. Seth
Pecksniff, Esquire.
— Chez M. Seth Pecksniff, Esquire^ répéta M. Tigg, prenant
note exacte avec un méchant bout de crayon. Nous avons dit :
sous huit jours?
— Oui, ou bien de lundi en huit, si vous voulez, répondit
Tom.
— Non, non, je vous demande pardon. Ce n'est pas lundi.
Si nous stipulons pour huit jours, c'est samedi jour d'échéance.
Est-ce entendu pour huit jours?
— Puisque vous paraissez le désirer, dit Tom, soit. »
M. Tigg ajouta cette clause sur son mémorandum , relut
tout bas la note entière en fronçant gravement les sourcils;
et, pour que l'*rrangement fût encore plus régulier et plus
128 VIE ET AVENTURES
correct, il apposa ses Initiales sur le feuillet. Cette opération
accomplie, il affirma à M. Pinch que tout était parfaitement
en règle: puis il partit, après lui avoir donné une chaude
poignée de main.
Tom n'était pas bien sûr que Martin ne trouverait pas
moyen de le plaisanter sur les résultats de cette conférence ;
aussi n'était-il pas pressé en ce moment d'aller retrouver son
ami. Il fit donc quelques tours sur le terrain du jeu de quilles,
et ne rentra pas à l'auberge avant que MM. Tigg et Slyme
l'eussent quittée. Embusqués derrière une fenêtre, Martin et
Mark guettaient leur sortie. Mark indiqua du doigta M. Pinch
les deux voyageurs qui s'éloignaient, et lui adressa les obser-
vations suivantes :
c( Je me disais , monsieur, que, s'il y avait moyen de vivre
à ce métier, ce serait mon ballot de servir de pareils indi-
vidus ; ça serait encore plus triste que de creuser des fosses
et, par conséquent, ça vaudrait encore mieux.
— Mais ce qui vaudrait mieux encore. Mark, ce serait de
rester ici, dit Tom. Suivez donc mon conseil, vous êtes bien
ici : restez-y.
— Il est trop tard, monsieur, dit Tom, pour suivre votre
conseil. J'ai déclaré la chose hier à la bourgeoise. Je pars de-
main.
— Demain!... s'écria M. Pinch. Où allez- vous? . .
— J'irai à Londres, monsieur.
— Pour y faire quoi? demanda M. Pinch.
— Ah ! mais je ne sais pas encore, monsieur. Le jour où je
vous ai ouvert mon cœur, il ne s'est rien présenté à ma con-
venance. Toutes les occupations auxquelles j'avais songé
étaient trop amusantes : il n'y avait aucun mérite à les
prendre. Je suppose que je vais chercher à me placer dans
quelque maison bourgeoise. Peut-être aurais-je autant de
mal qu'il m'en faut dans une famille d'une dévotion sérieuse,
monsieur Pinch.
— Peut-être, Mark, votre humeur ne serait-elle pas beau-
coup du goût d'une famille d'un-e dévotion sérieuse.
— C'est possible, monsieur. Si je pouvais trouver une
famille vicieuse, cela vaudrait peut-être mieux, j'aurais lieu
de m'estimer moi-même. Mais la difficulté est de s'assurer
du terrain, parce qu'un jeune homme ne peut aisément faire
connaître par avis qu'il a besoin d'une place, et qu'à ses
yeux la question des gages n'est pas aussi importante qu'une
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 129
position désagréable. Croyez-vous que cela se puisse , mon-
sieur?
— Non certes, dit M. Pinch. Je ne vous donnerais pas ce
conseil.
— Une famille d'envieux à la figure livide , poursuivit
Mark; ou une famille de querelleurs, ou une famille de médi-
sants, ou même une bonne famille de chenapans , m'ouvrirait
un champ d'action où je pourrais faire quelque chose. Ah!
l'homme de tous qui m'aurait le mieux convenu, c'était le
vieux gentleman qui est arrivé ici malade : voilà un carac-
tère difficile!... Enfin je vais voir comment la chance tour-
nera, monsieur, et j'espère attraper ce qu'il y aura de pis.
— Alors vous êtes déterminé à partir? dit M. Pinch.
— Ma malle est déjà en route sur la diligence, monsieur;
pour moi, je ferai un bout de chemin à pied demain matin,
et je prendrai la diligence lorsqu'elle me rattrapera. Ainsi je
vous souhaite le bonjour, monsieur Pinch, et à vous aussi,
monsieur, et toutes sortes de chance et de bonheur !...»
Les deux jeunes gens lui rendirent en riant son salut et re-
gagnèrent leur logis bras dessus bras dessous. Chemin fai-
sant, M. Pinch communiqua à son nouvel ami de plus amples
détails , connus de nos lecteurs, sur la bizarre aversion de
Mark Tapley pour une vie paisible et tranquille.
Cependant Mark, se doutant que sa m.aîtresse était peinée
de son départ, et craignant de ne pouvoir répondre des suites
d'un tête-à-tête prolongé dans le comptoir, se tint obstinément
hors de la présence de Mme Lupin toute l'après-midi, ainsi que
toute la soirée. Dans cette tactique de général habile, il eut
pour auxiliaire l'affluence considérable de gens qui se pressè-
rent dans le salon de l'auberge : car la nouvelle de sa réso-
lution s'étant répandue au dehors, il y eut foule toute la soi-
rée; on lui porta force santés, et le cliquetis des verres et des
pots se prolongea sans interruption. Enfin, la nuit venue, on
ferma la maison; et Mark, ne trouvant plus de diversion,
prit la meilleure contenance possible et alla bravement au
comptoir.
« Si je la regarde, se dit Mark, je suis perdu. Je sens mon
cœur battre.
— Vous voici donc enfin ! dit Mme Lupin.
— • Oui, dit Mark, me voilà !
— Et vous êtes déterminé à nous quitter, Mark ? s'écria
Mme Lupin.
Martin Chuzzlewit, — i 9
130 VIE ET AVENTURES
— Mais oui, répondit Mark, fixant résolument ses yeux sur ^
le parquet.
— Je pensais, poursuivit l'hôtesse avec une hésitation toute
séduisante, que vous aimiez le Dragon ?
— Oui, je Taime, dit Mark.
— Alors, poursuivit l'hôtesse, et cette question était assez
naturelle, pourquoi le quittez-vous? »
Mais comme il ne fit aucune réponse à la question, même
en l'entendant répéter une seconde fois, Mme Lupin lui mit
son argent dans la main en lui demandant sans aigreur, bien
au contraire, ce qu'il allait prendre.
On dit communément qu'il y a des choses qui sont plus
fortes que vous. Cette question était du nombre apparemment,
surtout posée de cette manière, dans ce moment et par cette
personne, car ce fut pour Mark le coup de grâce. Il leva les
yeux malgré lui ; et une fois levés, il ne les baissa plus, en
voyant là, devant lui, en personne, dans le comptoir, l'amour
vivant, c'est-à-dire la plus charmante de toutes les hôtesses à la
taille bien prise, aux formes arrondies, aux joues fleuries, aux
yeux animés, au menton orné d'une fossette, qui jamais aient
brillé dans le monde, une vraie rose , un ananas en chair
et en os.
« Eh bien l dit Mark, déposant en un moment toute sa con-
trainte et passant son bras autour du corsage de l'hôtesse, ce
dont elle ne s'offensa pas, car elle savait que c'était un bon et
honnête jeune homme, je vais vous dire : si je prenais ce que
j'aime le mieux, je vous prendrais. Si je songeais seulement à
ce qui vaut le mieux pour moi, je vous prendrais. Si je pre-
nais ce que dix-neuf jeunes gens sur vingt seraient heureux
de prendre et prendraient à tout prix, je vous prendrais. Oui,
s'écria M. Tapley en secouant la tête avec expression et re-
gardant, par oubli sans doute , un peu trop attentivement les
lèvres séduisantes de l'hôtesse : et nul homme n'en serait sur-
nris. »
Mme Lupin lui dit qu'il l' étonnait. Comment pouvait-il dire
de pareilles choses? Elle n'aurait jamais cru ça de lui.
« Ni moi non plus : je n'aurais jamais cru ça de moi! dit
Mark, levant ses sourcils avec un regard de joyeuse surprise.
Je comptais toujours que nous nous séparerions sans nous
expliquer, et c'est ce que je voulais faire encore tout à l'heure,
quand je suis venu me mettre au comptoir. Mais vous avez
quelque chose à quoi un homme ne peut résister. Disons-nous
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 131
donc un mot ou deux; bien entendu d'avance, ajouta-t-il d'un
ton grave, pour écarter toute méprise possible, que je n'ai pas
envie de vous faire la cour. »
Il y eut sur le front uni de l'hôtesse une ombre d'un in-
stant, mais une ombre qui n'avait rien de bien sombre et qui
s'effaça aussitôt sous un franc éclat de rire.
« Oh ! très-bien 1 dit-elle ; s'il ne s'agit pas de me faire la
cour, vous feriez mieux d'ôter votre bras.
— Mon Dieu là quoi bon ?... s'écria Mark. C'est tout à fait
innocent.
— C'est innocent, cela va sans dire, répliqua l'hôtesse ; au-
trement, je ne le permettrais pas.
-- Très-bien, dit Mark. Alors je le laisse. »
C'était tellement logique, que l'hôtesse se mit à rire de nou-
veau, lui permit de laisser son bras comme il était, tout en
lui ordonnant de dire ce qu'il avait à dire et de se dépêcher,
« Mais c'est égal, vous êtes bien hardi, ajouta-t-elle.
— Hal hal s'écria Mark, je le trouve aussi vraiment; je ne
l'aurais jamais cru. Mais, je me sens capable de vous dire
tout ce soir !
— Eh bien I dites-moi ce que vous avez à me dire, et dé-
pêchons, car il faut que j'aille me coucher.
— Alors, ma chère bonne amie, dit Mark, car jamais il n'y
eut plus aimable femme que vous , puisque je suis si hardi,
selon vous, laissez-moi vous dire ce qui arriverait probable-
ment si nous allions tous les deux....
— Quelle folie 1 s'écria Mme Lupin. Ne parlons plus de ça.
— Non, non, ce n'est pas une folie, dit Mark ; je désire que
vous me prêtiez attention. Qu'arriverait-il probablement si
nous allions nous marier tous les deux ? Si aujourd'hui je n»
me trouve pas content et à mon aise dans cet agréable Dm^on
puis-je m'attendre à l'être davantage? Jugez de ce que je serais
alors. Vous ne croyez pas? Très-bien ! Mais vous-même, avec
votre bonne humeur, vous seriez toujours dans l'agitation et
le tracas, toujours le cœur oppressé, toujours pensant que vous
devenez trop vieille pour me plaire, toujours vous figurant
que je me regarde comme enchaîné à la porte du Dragon^ et
que j'aspire à rompre mon lien : je ne peux pas dire que oui,
mais je ne peux pas non plus dire que non. Je suis un peu
vagabond; j'aime le changement. Je pense toujours qu'avec
ma bonne santé et mon caractère, j'aurais bien plus de mé-
rite à être jovial et de bonne humeur, là où les choses vont
132 VIE ET AVENTURES
de manière à vous rendre triste. Ces", peut-être une erreur de
ma part, vous savez; mais un peu d'expérience me servira de
leçon et pourra me guérir. Le meilleur parti alors n'est-il pas
que je m'en aille, d'autant plus que vous m'avez permis de
déclarer tout ça à cœur ouvert , et que nous pouvons nous
quitter aussi bons amis que nous l'avons jamais été depuis le
premier jour où je suis entré à ce noble Dragon, qui aura
toute mon estime et tous mes vœux jusqu'à l'heure de ma
mort ? j>
L'hôtesse garda le silence durant quelque temps; mais,
bientôt après, elle mit ses deux mains dans celles de Mark,
qu'elle secoua avec force.
c Oui, vous êtes un brave homme, dit-elle, fixant ses yeux
sur le visage de Mark avec un sourire qui, pour elle , était sé-
rieux; et je crois n'avoir eu de toute ma vie un ami aussi vé-
ritable que vous l'avez été pour moi ce soir.
— Oh ! quant à cela, dit Mark, c'est ça une folie, vous sa-
vez. Mais, pour l'amour du ciel , ajouta-t-il, la contemplant
dans une sorte d'extase , si vous êtes disposée au mariage ,
quelle quantité d'épouseurs, et des bons, vous allez rendre
fous quand vous voudrez ! »
À ce compliment, elle se reprit à rire; une fois encore, elle
secoua les deux mains de Mark; puis, ayant invité le jeune
homme à se souvenir d'elle, si jamais il avait besoin d'une
amie, elle sortit gaiement de son petit comptoir, et monta
d'un pas léger l'escalier du Dragon.
€ Elle s'en va en fredonnant une chanson, se dit Mark,
prêtant l'oreille, parce qu'elle a peur que je ne pense qu'elle
est attristée et que son courage pourrait faiblir. Allons, il y a
quelque mérite à être jovial, au bout du compte!... >
Ce fut avec cette manière de consolation débitée d'un ton
fort triste qu'il gagna son lit, mais d'un pas qui n'avait rien
de bien jovial.
Le lendemain matin, il fut sur pied de bonne heure , au
lever même du soleil. Peine perdue : déjà toute la population
était debout pour voir partir Mark Tapley : les jeunes gens,
les chiens, les petits enfants, les vieillards, les gens aflFairés,
les flâneurs , tous étaient là, tous criaient à leur façon :
« Adieu , Mark ! » Tous étaient au regret de son départ. Il ss
doutait bien que son ancienne maîtresse devait être derrière
la fenêtre de sa chambre à le regarder s'éloigner.... mais il
n'eût point le courage de se retourner.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 133
« Adieu à chacun I adieu à tous ! cria Mark, agitant sou
chapeau sur le bout de son bâton de voyage, comme il arpen-
tait d'un pas rapide la petite rue du village. Joyeux ouvriers
charrons, hourra!... Voici le chien du boucher qui sort du
jardin.... A bas les pattes , vieux drôle! Voici M. Pinch qui
va toucher son orgue.... Adieu, monsieur! Tiens! voilà la
petite épagneule d'en face! Allons, tout beau ! mademoiselle....
Et les enfants, en voilà assez pour perpétuer la race humaine
jusqu'à la postérité la plus reculée. Adieu, enfants! adieu,
fillettes!... Ah! c'est maintenant qu'il y a du mérite à être
jovial. Du courage jusqu'au bout ! Des circonstances pareilles
abattraient un esprit ordinaire ; mais je suis jovial comme on
n'en voit pas; et, si je ne suis pas tout à fait aussi jovial qur
je voudrais l'être, il ne s'en faut pas de beaucoup. Adieu!
adieu ! a
CHAPITRE VIII.
Où nous accompagnons M. Pecksniff et ses charmantes filles dans leur
voyage à Londres, pour voir ce qui leur arrive en chemin.
Lorsque M. Pecksniff et ses deux filles eurent rejoint la di-
ligence à l'extrémité de la ruelle, ils en trouvèrent l'intérieur
vide , ce qui leur fut singulièrement agréable ; d'autant plus
que l'impériale était comble, et que les voyageurs qu'elle conte-
nait paraissaient transis de froid : car, ainsi que M. Pecksniir
le fit observer avec raison, quand lui et ses filles eurent enfoncé
profondément leurs pieds dans la paille , se furent enveloppés
chaudement jusqu'au menton et eurent relevé les glaces des
deux portières , c'est toujours une douce jouissance de sentir,
par le temps de bise, qu'il y a beaucoup d'autres personnes
qui n'ont pas aussi chaud que vous. « Et c'est, dit-il, une im-
pression toute naturelle, une disposition sage dans l'ordre de
la Providence; ce n'est pas aux diligences que s'en arrête
l'application, elle s'étend à toutes sortes d'autres branches
du corps social. En effet, poursuivit-il, si chaque homme avait
chaud et était bien nourri, nous perdrions le plaisir d'admi-
rer l'héroïsme avec lequel certaines classes supportent le
froid et la faim. Et si nous n'avions pas plus de bien-être les
134 VIE ET AVENTURES
ans que les autres, que deviendrait pour nous le sentiment
de la reconnaissance, l'un des plus sacrés qu'il y ait dans la
nature humaine?... »
Il prononça ces dernières paroles avec des larmes aux yeux,
en même temps qu'il montrait le poing à un mendiant qui es-
sayait de grimper derrière la voiture.
Ses filles avaient écouté avec une juste déférence les maximes
morales qui coulaient des lèvres de leur père, et elles témoi-
gnèrent par leurs sourires qu'elles y donnaient de cœur leur
plein consentement. Pour mieux nourrir et entretenir dans
son sein cette flamme épurée, M. PecksnifT compléta ses ob-
servations en demandant à sa fille aînée, dès le premier relais
du voyage, de lui passer la bouteille d'eau-de-vie. 11 fit cou-
ler dans sa gorge, par l'étroit goulot de ce cruchon de grès,
un copieux rafraîchissement.
« Que sommes-nous? dit M. Pecksniff; que sommes-nous,
sinon des diligences? Plusieurs d'entre nous sont des dili-
gences à marche lente....
— Ah ! grand Dieu , p'pa ! s'écria Charity.
— D'autres, continua le père avec un redoublement d'en-
thousiasme, sont des diligences à marche rapide. Nos pas-
sions sont les chevaux, et ce sont des bêtes bien impé-
tueuses !
— Vraiment, p'pal... s'écrièrent à la fois les deux sœurs.
Que c'est donc désagréable!...
— Oui, des bêtes bien impétueuses!... répéta M. Pecksniff
avec une telle ardeur, qu'il sembla en ce moment témoigner
d'une véritable impétuosité morale ; mais la Vertu est le
frein. Nous nous élançons des bras de notre mère, et nous
courons vers.... la poussière du tombeau. »
Après ces paroles, M. Pecksniff, fatigué, dut prendre un
rafraîchissement nouveau. Cette opération terminée, il boucha
soigneusement le cruchon, de l'air d'un homme qui vient de
mettre du même coup la conversation en bouteille pour une
autre occasion, et il se livra à un somme qui ne dura pas
moins de trois relais.
En général, les gens qui dorment en diligence se réveil-
lent de mauvaise humeur : on n'a pas de place pour allonger
ses jambes, on se plaint de ses cors. M. Pecksniff, qui n'était
point en dehors de la loi générale, se trouva, après sa sieste,
tellement victime de ces petites misères, qu'il ne put résister
à la tentation d'étendre ses pieds sur ses filles ; et déjà il ma-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 135
nœuvrait par de petites ruades, et imprimait dans l'ombre à
ses souliers certaines évolutions, quand la voiture s'arrêta.
Au bout d'un instant, la portière fut ouverte.
« Ah çà ! faites bien attention , dit au sein de l'obscurité
une voix aiguë. Mon fils et moi nous montons à l'intérieur,
parce que l'impériale est pleine , mais à la condition que nous
ne payerons qu'au prix des places d'extérieur. Il est bien en-
tendu, n'est-ce pas, que nous ne payerons pas davan-
tage ?
— C'est très-bien, monsieur, répondit le conducteur,
— Y a-t-il quelqu'un à l'intérieur ? demanda la voix.
— Trois voyageurs, répondit le conducteur.
— Alors je prie ces trois voyageurs d'être assez bons pour
attester au besoin cette convention. Mon fils, je crois que nous
pouvons monter sans crainte. »
Bien rassurées à cet égard, les deux personnes prirent place
dans le véhicule, qui, par acte solennel du Parlement, avait
privilège de contenir, au nombre de six, les gens qui se pré-
sentaient k la portière.
« Nous avons de la chance!.... murmura le vieillard,
quand la voiture se fut remise en mouvement, et c'est une
bonne leçon d'économie pratique. Hé! hé! hé! Nous n'eus-
sions pas pu monter sur cette impériale ; j'y serais mort de
mon rhumatisme ! »
Soit que l'excellent fils éprouvât une vive satisfaction d'a-
voir, jusqu'à un certain point, contribué à prolonger les jours
de son père, soit que lui-même il subît l'infliibnce du froid, il
est certain qu'il donna à l'auteur de ses jours un si rude choc
en guise de réponse, que ce bon vieux gentleman fut pris
d'une quinte de toux qui dura cinq minutes au moins sans
rémission. M. PecksnifT exalté finit par en perdre patience et
s'écrier tout à coup :
« On ne vient pas ici.... vraiment, on ne doit pas se per-
mettre de venir ici avec un rhume de cerveau I
— Mon rhume, dit le vieillard, après un court intervalle de
silence, est un rhume de poitrine, Pecksniff. »
La voix et le ton du vieillard en parlant ainsi, son flegme,
la présence de son fils, l'air qu'il avait de connaître Pecksniff,
tout se réunissait pour donner le fil certain de son identité.
Il était impossible de s'y tromper.
^ « Hem ! fit M. Pecksniff, qui ressaisit aussitôt sa douceur
habituelle. Je croyais m'adresser à un étranger, et il se trou-
136 VIE ET AVENTURES
vait que j'avais affaire à un parent!... Monsieur Anthony
Chuzzlewit et son fils Jonas (je vous présente mes chères
filles), nos compagnons de voyage, voudront bien excuser ce
que mon observation a pu avoir de brusque en apparence. Ce
n'est pas moi qui voudrais heurter les sentiments des per-
sonnes auxquelles je suis uni par des liens de famille. Je puis
être un hypocrite, ajouta M. Pecksniff avec intention, mais je
ne suis pas une brute.
— Pouh! pouh! dit le vieillard. Que signifie ce mot, Pecks-
niff? Hypocrite ! mais nous sommes tous des hypocrites.
L'autre jour, nous l'étions tous. Je vous assure que je croyais
que nous étions tous d'accord là-dessus ; sans cela je ne vous
eusse pas appelé ainsi. Nous ne nous fussions pas du tout
réunis, si nous n'avions pas été des- hypocrites. La seule dif-
férence qu'il y eût entre vous et les autres, c'était.... Puis-je
vous dire quelle différence il y avait entre vous, Pecksniff. et
les autres ?
— Oui, s'il vous plaît, mon bon monsieur, s'il vous plaît.
— Eh bien ! dit le vieillard, ce qu'il y a de terrible chez
vous, c'est que jamais vous n'avez d'associé ni de compère;
c'est que vous êtes homme à tromper tout le monde, ceux-là
même qui tiennent le même jeu que vous, et qui croient en
vous comme si, hé ! hé ! hé , comme si vous croyiez en vous-
même.. Je parierais gros, si je risquais des paris, ce que je
n'ai jamais fait ni ne ferai jamais, que vous savez par un cal-
cul secret conserver les apparences, même devant vos filles
que voici. Quant à moi, sitôt que j'ai quelque chose sur le
cœur, je m'en explique tout de suite avec Jonas, et nous dis-
cutons ouvertement. Vous n'êtes pas fâché, Pecksniff?
— Fâché, mon bon monsieur ! s'écria ce gentleman, comme
s'il eût été l'objet, au contraire, des compliments les plus flat-
teurs.
—-Est-ce que vous allez à Londres, monsieur Pecksniff?
demanda le fils.
— Oui, monsieur Jonas, nous allons à Londres. Nous au-
rons, tout le temps du voyage, le plaisir de faire route avec
vous, je pense ?
— Oh! ma foi! adressez cette question à mon père, je n'ai
"pas envie de me compromettre. »
Cette réponse divertit extrêmement M. Pecksniff. Après cet
accès d'hilarité, Jonas lui donna à entendre qu'en effet son
père et lui se rendaient à leur demeure dans la capitale ; que,
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 137
depuis le mémorable jour de la grande assemblée de famille,
ils avaient fait une tournée dans cette partie du comté pour
surveiller le placement de certains droits électoraux qu'ils
avaient à vendre, et avaient profité pour cela de leur der-
nier voyage : car leur habitude , dit M. Jonas, autant qu'il
se pouvait, était de faire d'une pierre deux coups, et de ne
pas jeter à l'eau leurs ablettes, si ce n'est pour amorcer des
baleines. Quand il eut communiqué à M. Pecksniff ces règles
précises de conduite, il ajouta « que, si cela lui était égal,
il le priait de vouloir bien converser avec son père, parce
qu'il aimait mieux, de son côté, s'entretenir avec les jeunes
demoiselles. « Et, pour mettre à exécution son intention ga-
lante, il laissa la place où il s'était mis d'abord à côté de ce
gentleman, pour s'établir dans le coin d'en face, auprès de la
jolie miss Merry.
Depuis le berceau, M. Jonas avait été élevé dans les plus
stricts principes de l'intérêt personnel. Le premier mot qu'il
apprit à épeler, ce fut : « Gain » et le second, lorsqu'il arriva
aux mots de deux syllabes, ce fut : « Argent. » Mais il y eut
deux circonstances que son père vigilant n'avait pas entrevues
peut-être au début, qui empêchèrent son éducation d'être
tout à fait irréprochable. La première, c'est qu'ayant long-
temps appris de son père l'art de tromper tout le monde,
il acquit peu à peu l'art de tromper son vénérable mentor
lui-même. L'autre, ce fut qu'ayant de bonne heure consi-
déré toute chose comme une question de propriété personnelle,
il en vint graduellement à ne plus voir dans son père qu'un
capital à lui appartenant, qui n'avait pas le droit de circuler
à droite, à gauche , et qui ferait bien mieux de se mettre en
sûreté dans cette espèce particulière de coffre-fort qu'on ap-
pelle une bière, pour y produire des intérêts au compte de ce
banquier qu'on appelle la Mort.
« Eh bien, cousine ! dit M. Jonas. Car nous sommes cou-
sins , vous savez, quoique nous ne nous voyions guère....
Vous allez donc à Londres? »
Miss Merry répondit affirmativement, tout en pinçant le
bras de sa sœur et se livrant à un rire étouffé.
« Vous allez y voir des lions en masse; c'est le pays, ma
cousine 1 dit M. Jonas, avançant légèrement son coude.
— Vraiment, monsieur! s'écria la jeune fille. Ils ne nous
mordront pas, monsieur, je suppose. »
Et, après cette réponse faite avec une grande modestie, elle
iâ8 VIE ET AVENTURES
fut tellement dominée par sa folle humeur, qu'elle dut cher-
cher à dissimuler un éclat de rire en cachant son visage
contre le châle de sa sœur.
a Merry 1 s'écria cette duègne prudente, en vérité vous me.
rendez honteuse. Gomment pouvez - vous vous comporter
ainsi? Quelle tenue ! »
Cette mercuriale n'eut d'autre effet que de provoquer chez
Merry un rire encore plus bruyant.
« J'avais déjà remarqué l'autre jour dans ses regards quel-
que chose de fantasque , dit M. Jonas s'adressant à miss Gha-
rity. Ge n'est pas comme vous, cousine, qui êtes un modèle
de gravité, une vraie précieuse, enfin I
— Oh I l'horreur! est-il rococo 1.... murmura Merry. Tenez,
ma parole, il faut, ma Gherry, que vous veniez vous asseoir
à ma place, auprès de lui. Je vais mourir de rire, bien sûr, s'il
me reparle encore, c'est positif ! »
Pour prévenir cette funeste conséquence , la maligne
chouette s'élança hors de sa place, et poussa sa sœur à l'en-
droit qu'elle venait de quitter.
« N'ayez pas peur de me serrer, dit M. Jonas. J'aime à être
serré par les jeunes filles. Rapprochez-vous encore, cousine.
— Non, je vous remercie, monsieur, dit Gharity.
— Bon, voilà l'autre qui rit de nouveau, dit M. Jonas; c'est
sans doute de mon père qu'elle rit, cela ne m'étonnerait pas.
S'il vient à mettre sur sa tête son vieux bonnet de flanelle, je
ne sais pas ce qu'elle est capable de faire 1 Est-ce que mon
père ronfle, Pecksniff ? ■
— Oui, monsieur Jonas.
— Voulez-vous avoir la bonté de lui marcher sur le pied ?
dit le jeune gentleman; le pied qui est de votre côté, c'est
celui qui a la goutte. »
M. Pecksniff hésitait à lui rendre ce service d'ami. M. Jonas
s'en acquitta lui-même tout en criant :
a Allons, mon père, éveillez-vous ; sinon, vous allez avoir
le cauchemar et jeter des cris de mélusine. Avez-vous quel-
quefois le cauchemar, cousine? demanda-t-il à sa voisine à
voix basse et avec une galanterie caractéristique.
— Quelquefois, répondit Gharity. Pas souvent.
— Et Vautre.... dit M. Jonas, après une pause, a-t-elle aussi
jamais eu le cauchemar ?
— Je l'ignore, répondit Gharity. Vous pouvez le lui deman-
der à elle-même.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 139
— Elle est si rieuse.... dit M. Jonas. Il n'y a pas moyen de
causer avec elle. Tenez 1 la voilà qui recommence I II n'y a que
vous de raisonnable, cousine.
— Taisez-vous donc 1 s'écria Charity.
— Oh ! certainement vous l'êtes 1 "Vous savez bien que vous
l'êtes.
— Merry est une petite étourdie. Mais cela se calmera avec
le temps.
— Il en faudra joliment du temps pour la calmer. Mais pre-
nez donc un peu plus de place.
— J'ai peur de vous gêner, » dit Charity.
Elle ne s'en mit pas moins à l'aise ; et, après une ou deux^
remarques sur l'extrême lenteur de la diligence et les nom-
breuses baltes qu'elle se permettait, tous tombèrent dans un
silence qui ne fut plus interrompu jusqu'au moment du
souper.
Bien que M. Jonas eût offert son bras à miss Charity pour
la conduire à l'hôtel où l'on descendit, et bien qu'il se fût as-
sis près d'elle à table, il était très-clair qu'il avait l'œil ouvert
sur Vautre : car il regardait très-souvent du côté de miss
Merry, et semblait établir sur les charmes extérieurs des deux
sœurs une comparaison qui n'était pas au désavantage de
l'embonpoint supérieur de la cadette. Cependant ce genre d'ob-
servation ne lui fit pas perdre un coup de dent, et il travaillait
activement le souper, disant tout bas à l'oreille de sa voisine
que, le repas étant à prix fixe, plus elle mangerait, plus grand
serait le profit. Son père ainsi que M. PecksnifT, sans doute
d'après ce même principe incontestable, démolissaient tout ce
qui se trouvait à leur portée, et finirent par se donner une
face rubiconde, un air de satisfaction ou de congestion plétho-
rique tout à fait agréable à voir.
Lorsqu'ils n'eurent plus rien à manger, M. Pecksniff et
M. Jonas demandèrent, pour dix sous chacun, du punch bien
chaud. Ce dernier gentleman estima qu'il valait mieux le com-
mander sous cette forme qu'en un seul bol d'un schelling,
parce qu'il y avait chance que l'aubergiste mît de cette ma-
nière plus d'eau-de-vie dans deux verres séparés. Après avoir
dégusté ce fluide vivifiant, M. Pecksniff, sous prétexte d'aller
voir si la diligence était prête à partir, se rendit secrètement
à l'office, où il fit remplir sa petite bouteille particulière, afin
de pouvoir, à loisir et sans être observé, se rafraîchir dans les
ténèbres de la diligence.
140 VIE ET AVENTURES
Ces arrangements terminés et la voiture étant prête, ils re-
prirent lears places et recommencèrent à rouler cahin-caha.
Mais, avant de se livrer à un nouveau somme, M. Pecksniff
prononça en ces termes une sorte de grâces après le repas :
«i: Le mécanisme de la digestion, ainsi que me Tont appris
des anatomistes de mes amis, est une des œuvres les plus ad-
mirables de la nature. Je ne sais pas si tout le monde est
comme moi ; mais c'est pour moi une grande satisfaction que
de savoir, quand je goûte mon modeste repas, que je mets en
mouvement la plus belle machine qui existe à ma connais-
sance. Dans ces moments-là, il me semble que je remplis un
devoir public. Quand je me suis remonté^ si je puis me servir
d'un semblable terme, ajouta M, Pecksniff d'un ton de com-
plaisance ineffable, et que je vois que ça va, il me semble que
la marche de mes rouages intérieurs me donne comme une
leçon de morale qui ferait de moi un bienfaiteur de l'huma-
nité. »
A cela il n'y avait rien à ajouter, et nul n'ajouta rien.
M. Pecksniff, heureux, comme on doit le penser, de son uti-
lité morale, se remit à faire un somme.
Le reste de la nuit se passa ainsi que d'ordinaire. M. Pe§ks»
niff et le vieil Anthony tombaient en se heurtant l'un contre
l'autre et s'éveillaient dans une terreur mutuelle ; ou bien ils
se cognaient la tête contre les angles vis-à-vis et se tatouaient
le visage, Dieu sait comme, tout en dormant. La diligence
s'arrêta et roula, roula et s'arrêta nombre de fois. Les voya-
geurs montaient et descendaient; des chevaux frais étaient
attelés, et d'autres leur succédaient, sans qu'il y eût presque
d'interruption entre les relais, surtout quand on avait fait un
somme dans l'intervalle, tandis que ces stations semblaient
interminables pour ceux qui étaient éveillés. Enfin ils com-
mencèrent à être cahotés à grand bruit sur un pavé horrible-
ment inégal. M. Pecksniff dit en regardant par ^ portière :
c Nous voilà à demain matin ; nous sommes arrivés. »
Presque aussitôt, la diligence s'arrêta devant le bureau,
dans la Cité. Déjà la rue où il se trouvait était pleine de ce mou-
vement qui justifiait pleinement ce que M. Pecksniff venait
de dire du matin, bien que d'après l'état du ciel on eût pu
croire qu'on était plutôt encore à minuit. Il régnait un épais
brouillard ; on aurait dit une ville dans les nuages, vers la-
quelle les voyageurs seraient arrivés la nuit en ballon ou sur
le manche à balai des sorcières ; le pavé était recou?vert d'une
DE MARTIN CHUZZLEWIT. lU
espèce de tourteau d'huile. « De la neige, » à ce qu'un des voya-
geurs de l'impériale (un fou sans doute) dit à un voisin (son
gardien probablement.)
Ayant pris à la hâte congé d'Anthony et de son fils, et lais-
sant au bureau son bagage et celui de ses filles pour l'envoyer
chercher plus tard, M. Pecksniff prit les deux jeunes demoi-
selles sous le bras, et traversa avec une sorte d'ardeur fréné-
tique la rue, puis d'autres rues, puis les squares les plus
étranges, puis les passages les plus bizarres et les voûtes les
plus noires ; tantôt il sautait par-dessus un ruisseau ; tantôt,
au péril de sa vie, il se jetait presque sous les roues d'une
voiture et sous les pieds des chevaux ; tantôt il pensait avoi v
perdu son chemin, tantôt il croyait l'avoir retrouvé ; tantôt
plein de confiance, tantôt découragé au plus haut degré, mais
toujours ahuri et en nage, jusqu'à ce qu'enfin il s'arrêta avec
ses filles dans une espèce de cour pavée, non loin du Monu-
ment, du moins au dire de M. Pecksniff : car ses filles ne pou-
vaient apercevoir le moins du monde le Monument ni rien
autre chose que les maisons les plus proches ; et par consé-
quent elles auraient pu aussi bien croire qu'elles venaient de
jouer à colin-maillard dans Salisbury.
M. Pecksniff s'orienta un moment ; puis il frappa à la porte
d'une maison très-noire, même au milieu delà collection choi-
sie de maisons noires qui l'avoisinaient. Sur la devanture on
voyait un petit tableau ovale, semblable à un plateau à thé et
portant cette inscription : Pension bourgeoise. M. Todgers.
Selon toute apparence, dans la maison Todgers il n'y avait
encore personne de levé ; car M. Pecksniff frappa deux fois, et
trois fois il secoua la sonnette sans produire d'autre impres-
sion que de faire aboyer un chien dans la rue. Enfin une chaîne
fut décrochée, plusieurs verrous furent tirés avec un bruit
grinçant, comme si le mauvais temps avait enroué les ferme-
tures de la porte; un jeune garçon, avec une grosse tête rousse
et un nez microscopique, parut sur le seuil. Il tenait sous son
bras gauche une botte à la Wellington toute crottée, et, dans
sa surprise, il se frotta silencieusement la place du nez en
question avec le dos d'une brosse à souliers.
« Encore au lit, mon petit homme? demanda M. Pecksniff
— Encore au lit I... répéta le petit garçon. Je le voudrais
bien, qu'ils y soient encore au lit. Ils font fameusement du
bruit pour être au lit; ils appellent tous à la fois pour avoir
leurs bottes. Je croyais que vous étiez le journal, et je m'éton-
142 VIE ET AVENTURES
nais de ce que vous ne vous jetiez pas à travers la grille,
comme d'ordinaire. Qu'est-ce que vous voulez? j
Pour son âge encore tendre, on pouvait dire que le jeune
garçon avait formulé cette question d'une façon assez rude
et même d'un air assez méfiant. Mais M. Pecksnilf, sans
s'inquiéter de ses manières, lui mit une carte dans la main en
lui disant de la monter et de lui indiquer en même temps une
chambre où il y eût du feu.
« Non, reprit M. Pecksniff, réflexion faite, si le feu est al-
lumé dans la salle à manger, je saurai bien moi-même trouver
le chemin. »
Et, sans plus tarder, il mena ses filles dans une pièce située
au rez-de-chaussée, où, sur une table trap grande pour la nappe
étriquée qui avait la prétention de la couvrir, le couvert était
déjà mis pour le déjeuner. On y voyait un large morceau de
bœuf bouilli , d'une couleur rosée ; un pain de deux livres , du
modèle que les ménagères appellent du pain mollasse et où
il y a beaucoup de mie , avec une prodigalité de tasses et de
soucoupes , et les accessoires d'usage.
A l'intérieur du garde-feu il y avait une demi-douzaine
de paires de souliers et de bottes , de grandeurs diverses , qui
venaient d'être nettoyées et dont les semelles étaient tournées
vers le foyer pour sécher ; de plus, une paire de petites guêtres
noires, sur l'une desquelles un farceur, qui était descendu fur-
tivement pendant le temps de la toilette et remonté de même ,
avait écrit à la craie : Propriété de Jinkins , tandis que l'autre
guêtre qui faisait pendant était ornée d'un portrait qui repré-
sentait apparemment le profil de Jinkins lui-même.
La maison où Mme Todgersteaait sa pension bourgeoise pour
les gentlemen du commerce était de celles qui sont noires en
tout temps : mais ce matin-là elle l'était plus qu'à l'ordinaire.
Dans le couloir il y avait une odeur incrustée , comme si l'es-
sence concentrée de tous les dîners qui jusqu'alors avaient été
apprêtés dans la cuisine, depuis que la maison était construite,
tournait en nuage condensé au haut de l'escalier de cette cui-
sine, sans qu'on pût, comme le Moine Noir de Don Juan, la
faire jamais disparaître. En particulier, on y distinguait un
goût de choux, comme si tous ceux qui avaient bouilli en
ce lieu avaient le privilège de rester toujours verts, em-
blème d'une vigueur éternelle. Le parloir était lambrissé, et les
étrangers, en y entrant , ne pouvaient se défendre d'une
appréhension magnétique et instinctive des rats et des souris.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. U3
L'escalier était très-sombre et très-large ; les balustrades en
étaient si épaisses et si lourdes, qu'elles eussent pu servir pour
soutenir un pont. Dans un coin ténébreux du premier palier il y
avait une horloge gigantesque, sans forme connue, couronnée de
trois boules de cuivre, on ne savait pourquoi ; presque personne
ne l'avait jamais aperçue, au moins personne ne la regardait ja-
mais ; elle ne semblait occupée de continuer son bruyant tic tac
que pour mettre en garde les écervelés qui fussent venus s'y
cogner accidentellement. De mémoire d'homme, cet escalier de
la maison Todgers n'avait jamais reçu ni papier ni peinture. Il
était noir, triste et humide. Tout en haut se trouvait un châs-
sis vitré , vieux , délabré , détraqué , hideux , raccommodé et
rapiécé , qui regardait d'un air sinistre ce qui allait et venait
au-dessous de lui, et couvrait Tescalier de la maison Todgers
comme une sorte de bocal à cornichons de nature humaine ,
pour conserver l'espèce toute particulière d'habitués qui grouil-
laient là dedans.
Il n'y avait pas dix minutes que M. PecksnifT et ses char-
mantes filles se chauffaient devant le feu , quand on entendit
sur l'escalier un bruit de pas. La divinité qui présidait à l'éta-
blissement entra en toute hâte.
Mme Todgers était une dame passablement osseuse et angu-
leuse, qui portait sur le devant de la tête une rangée de boucles
en forme de petits barils de bière , et tout à fait en haut une
espèce de réseau : était-ce un bonnet? pas précisément; c'était
plutôt une toile d'araignée. A son bras pendait un petit panier,
et dans ce panier se trouvait un trousseau de clefs qui se heur-
taient l'une contre l'autre avec les pas cadencés de la dame.
De l'autre main , elle portait une chandelle allumée dont elle
se servit pour regarder un instant M. Pecksniff, et qu'elle posa
ensuite sur la table , afin de le recevoir avec une plus grande
cordialité.
« Monsieur Pecksniff 1... s'écria-t-elle. Soyez le bienvenu à
Londres ! Qui se serait attendu à une visite semblable après
tant.... mon Dieu! mon Dieul... tant d'années? Gomment vous
portez-vous, monsieur Pecksniff?
— Toujours de même, comme vous voyez; et, comme tou-
jours, enchanté de vous voir. En vérité, vous êtes rajeunie!
— C'est vous qui l'êtes plutôt, dit Mme Todgers. Vous n'êtes
pas du tout changé.
— Qu'est-ce que vous dites là ? s'écria M. Pecksniff, étendant
la mfàn vers les jeunes filles. Est-ce que ceci ne me vieillit pas?
Ikk VIE ET AVENTURES
— Ce ne sont pas là vos filles !... s'écria à son tour la dame
levant ses mains dans sa surprise et les croisant après. Oh l
non , monsieur Pecksniff; c'est votre seconde femme avec sa
femme de chambre. »
M. Pecksniff sourit avec complaisance, secoua la tête et dit :
« Ce sont mes filles, mistress Todgers ; ce sont, purement et
simplement mes filles.
— Ah ! soupira la bonne dame, je dois vous croire : car, main-
tenant que je- les regarde, il me semble que je les eusse recon-
nues n'importe où. Mes chères demoiselles Pecksniff, vous ne
savez pas tout le plaisir que j'ai à revoir votre papa ! »
Elle les étreignit toutes deux ; et soit l'émotion , soit l'effet
de l'inclémence de la saison , Mme Todgers sentit le besoin de
tirer de son petit panier un mouchoir de poche qu'elle porta à
son visage.
« Maintenant, ma bonne dame, dit M. PecksnifT, je connais
les règles de votre établissement, et je sais que vous ne recevez
pour locataires que des gentlemen. Mais j'ai pensé , quand je
suis parti de chez moi, que peut-être vous voudriez bien don-
ner à mes filles l'hospitalité et faire une exception en leur
faveur.
— Peut-être, dit Mme Todgers toujours en extase, peut-être
bien....
— Franchement, j'étais sûr que vous y consentiriez, dit
M . Pecksniff. Je sais que vous avez une petite chambre où elles
pourraient être commodément , sans paraître à la table géné-
rale.
— Ces chères enfants!... dit Mme Todgers. Permettez que
je les embrasse encore. »
Mme Todgers ne paraissait occupée que du plaisir d'embras-
ser encore ces chères demoiselles , ce qu'elle fit avec de nou-
velles démonstrations de tendresse. Mais la vérité est que la
maison étant entièrement remplie , sauf un lit à Tusage de
M. Pecksniff, la brave dame avait besoin de se donner un peu
de temps pour réfléchir : c'était une question épineuse. Après
avoir embrassé les deux sœurs, elle s'arrêta un moment à les
contempler : dans l'un de ses yeux brillait l'affection, et
dans l'autre rayonnait le calcul. Enfin elle s'écria :
« Je crois pouvoir arranger l'affaire. Un lit canapé dans la
troisième petite chambre qui ouvre sur mon parloir particulier.
Ohl mes chères demoiselles 1... »
Là-dessus elle les embrassa de nouveau, en faisant observer
DE MARTIN GHUZZLEWIT. Uô
qu'elle serait bien embarrassée de décider laquelle des deux
ressemblait le plus à sa pauvre mère , et c'était assez naturel ,
puisqu'elle n'avait jamais vu cette dame, mais qu'il lui semblait
que c'était la cadette, et elle ajouta :
ff Ces messieurs vont desceadre dans l'instant. Fatiguées
comme elles le sont de leur voyage , ces demoiselles ne veu-
lent-elles pas se rendre dans leur chambre ? »
Cette chambre était située sur le même palier; c'était eu
réalité la salle du fond, sur le derrière ; et, comme l'avait dit
Mme Todgers, elle avait le grand avantage (à Londres!) de
n'avoir pas de vis-à-vis, ainsi que les deux demoiselles pour-
raient voir quand le brouillard serait dissipé. Ce n'était pas
une annonce pompeuse et vaine , car ladite chambre jouissait
seulement d'une perspective de deux pieds terminée par une
muraille brune surmontée d'un réservoir obscur. Le logement
destiné aux jeunes filles communiquait avec cette pièce par
une petite porte on ne peut plus commode , qui ne pouvait
s'ouvrir qu'en la poussant de toutes ses forces. Ce boudoir avait
aussi vue sur un autre angle de muraille avec une autre face
du même réservoir.
« Votre côté n'est pas humide, dit Mme Todgers. L'autre est
l'appartement de M. Jinkins. d
Dans le premier de ces sanctuaires le jeune concierge alluma*
du feu en toute hâte. Tout en faisant sa besogne, il profitait de
l'absence de sa maîtresse pour siffler, sans compter les figures
qu'il dessinait sur son pantalon de velours à côtes avec des
bouts de tison ; mais, surpris par Mme Todgers en flagrant de-
lit , il fut renvoyé avec un soufflet. Mme Todgers prépara de
ses mains le déjeuner des jeunes personnes, puis alla présider
le repas de ses pensionnaires , qui se livraient avec assez de
bruit à des plaisanteries dont M. Jinkins faisait les frais.
a Je ne vous demande pas encore, mes chéries, dit M. Pecks-
niff montrant son nez à la porte , si vous aimez le séjour de
Londres.
— Nous n'en avons pas vu grand'chose, p'pa ! s'écria Merry.
— Ou plutôt, j'espère, nous n'en avons rien vu du tout, » dit
Cherry.
Toutes deux avaient l'air consterné. ^
a C'est vrai, dit M. Pecksniff. Nous avons devant nous nos
plaisirs et nos affaires. Tout viendra en son temps. Il n'y a
que patience à prendre. »
Les affaires de M. Pecksniff à Londres se rattachai ent-elii-s
Martin CHTjzzLKWiT. — i lu
U6 VIE ET AVENTURES
aussi étroitement à sa profession qu'il l'avait donné à entendre
à son nouvel élève? C'est ce que nous verrons cr en son temps, »
pour adopter les propres expressions de ce digne monsieur.
CHAPITRE IX.
La ville et la maison Todgers.
Dans aucun autre faubourg , ville ou hameau du monde en-
tier, il n'y a jamais eu assurément un lieu aussi bizarre que la
maison Todgers. Et assurément aussi, Londres, à en juger
d'après la partie de cette ville qui se pressait autour de Ig
maison Todgers, qui la serrait, la heurtait, la foulait avec ses
coudes de briques et de mortier, lui enlevait l'air respirable et
formait un rideau entre elle et la lumière ; Londres était digno
de la maison Todgers, la vraie parente , la vraie mère de bien
des centaines, de bien des milliers de maisons de Tantique fa-
mille à laquelle appartenait la maison Todgers.
Vous n'eussiez pu trouver le chemin de la maison Todgers
comme celui de toute autre maison. Il vous fallait durant plus
d'une heure chercher votre itinéraire à travers des ruelles,
des rues écartées, des cours et des passages, avant d'arriver à
quelque chose qu'on pût raisonnablement appeler une rue.
L'étranger qui errait parmi ces labyrinthes inextricables se
laissait aller à une angoisse résignée ; et, reconnaissant qu'il
s'était égaré, il tournait çà et là sur lui-même, quitte à rétrogra-
der tranquillement lorsqu'il se trouvait arrêté par un mur sans
jssueoupar une grille de fer, se disant par résignation que le
moyen de sortir d'embarras s'offrirait de lui-même au moment
où il y penserait le moins, mais qu'il était superflu de vouloir
le devancer. Il y avait des exemples de gens qui, invités à
dîner à la maison Todgers, avaient fait des circuits durant un
temps considérable en apercevant toujours les mitres de ses
cheminées, sans pouvoir jamais y arriver, et qui avaient dû
finir par retourner chez eux avec regret peut-être, mais tran-
quillement et sans se plaindre. Jamais personne n'avait
trouvé la maison Todgers sur une simple indication verbale,
même à une minute de distance. De prudents émigrants d'É-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. U7
cosse ou du nord de l'Angleterre avaient bien pu y parvenir,
il est vrai, mais à la condition de mettre en réquisition quel-
que petit pauvre, né à Londres, et de s'en faire escorter en
qualité de cicérone , ou bien de s'accrocher avec ténacité au
facteur de la poste. Mais c'étaient là de rares exceptions et
qui ne servaient qu'à mieux démontrer la règle : à savoir que
la maison Todgers étfdt située dans un labyrinthe dont le
mystère n'était connu que d'un petit nombre d'initiés.
Plusieurs commissionnaires en fruits avaient leurs dépôts
près de la maison Todgers; et l'une des premières impres-
sions que recevaient les sens des étrangers était une odeur
d'oranges, d'oranges gâtées, piquées de taches bleues ou
vertes, moisissant en caisses ou se détériorant en cave. Tout
le long du jour, une file de porteurs venant des quais de
la rivière voisine , le dos chargé d'une jcaisse d'oranges
pleine à en craquer, cheminaient lentement à travers les rues
étroites ; tandis que sous une voûte, près d'une taverne, les
tas d'oranges dont on se régalait sur place étaient empilés du
matin au soir. Non loin de la maison Todgers, il y avait d'é-
tranges pompes n'appartenant à personne, cachées pour là
plupart au fond de passages obscurs et tenant compagnie à
des échelles à incendie. Il y avait aussi des églises par dou-
zaines, avec maint petit cimetière mélancolique tout couvert
de cette végétation désordonnée qui naît spontanément de
l'humidité des tombes et des ruines. Dans quelques-uns de
ces tristes lieux de repos, qui ressemblaient à peu près autant
aux verts cimetières de campagne que les pots de terre
placés sur les fenêtres qui les dominaient, et contenant du
réséda vulgaire ou de la giroflée commune, ressemblaient aux
jardins rustiques, il y avait des arbres, de grands arbres :
chaque année, au retour de la belle saison, ces arbres don-
naient des feuilles ; mais, à en juger par la longueur de leurs
rameaux, on pouvait s'imaginer qu'ils regrettaient la forêt,
leur patrie première, comme l'oiseau en cage regrette son
nid. La nuit, de vieux watchmen paralysés gardaient les
corps des décédés, et cela durant bien des années, jusqu'à ce
qu'enfin ils fussent pour leur propre compte descendus au
lieu du rendez- vous général et fraternel; et, sauf que ces in-
valides dormaient alors plus profondément sous terre qu'ils
ne l'avaient jamais fait quand ils étaient de ce monde , sauf
qu'ils étaient maintenant enfermés dans une autre sorte de
boîte que leur guérite, on pouvait dire que leur condition avait
U8 VIE ET AVENTURES
à peine subi un changement matériel lorsque leur tour était
veiiu d'être veillés par d'autres.
Parmi les rues étroites du voisinage, il y avait çà et là
quelque ancienne porte de chêne sculpté, d'où autrefois s'é-
taient échappés souvent les bruits joyeux du plaisir et des
fêtes. Aujourd'hui les maisons auxquelles elles appartenaient,
consacrées uniquement au commerce, étaient sombres et si-
nistres ; remplies de laine, de coton et autres marchandises
semblables , dont la pesanteur étouffe tout son et comprime
tout écho, elles offraient quelque chose de mort qui se joi-
gnait à leur silence et à leur solitude pour leur donner un
aspect lugubre. Il y avait encore dans ce quartier des cours
où n'avaient jamais passé que les gens attardés, et où de
vastes sacs et des mannes pleins de provisions , attachés en
haut et en bas, jetaient suspendus à des crampons élevés entre
le ciel et la terre. Près de la maison Todgers il se trouvait
plus de camions qu'il n'en eût fallu pour une ville entière ;
non pas des camions en activité de service, mais des trucks
vagabonds, flânant pour toujours dans d'étroites ruelles de-
vant les portes de leurs maîtres, et ne servant qu'à encombrer
la voie publique : aussi, lorsqu'un fiacre égaré ou une lourde
charrette passait par là, ces objets causaient-ils un tumulte
qui agitait tout le quartie-r et faisait vibrer les cloches elles-
mêmes dans la tour de l'église voisine. Dans les coins et re-
coins des impasses qui touchaient à la maison Todgers, des
débitants de vin et des marchands épiciers s'étaient constitué
à l'aise de petites villes ; et, à une grande profondeur sous
les fondations mêmes de ces bâtiments, le sol était miné,
fouillé et converti en écuries où, dans le silence du dimanche,
on pouvait entendre des chevaux de charrette, effrayés par
les rats, secouer violemment leur licou, comme on dit, dans les
contes de maisons hantées par des revenants, que les âmes
en peine secouent leurs chaînes.
Il faudrait un bon volume pour parler de la moitié des
étranges et misérables tavernes qui semblaient cacher leur
existence crapuleuse près de la maison Todgers ; tandis qu'un
second volume, non moins considérable , pourrait être con-
sacré à la description des chalands non moins nombreux qui
en fréquentaient les salles mal éclairées. C'étaient, en géné-
ral, les indigènes de la localité, qui y étaient nés, y avaient
été nourris depuis leur enfance, et qui depuis longtemps
étaient devenus essoufflés et asthmatiques, n'ayant plus d'ha-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. Ik9
leine que pour conter des histoires, la seule chose pour la-
quelle ils fussent merveilleusement doués d'une longue res-
piration. Ces gens-là étaient très-hostiles à la vapeur et à
toutes les inventions modernes ; ils considéraient les ballons
comme une œuvre de Satan, et déploraient la décadence de
l'époque. Celui des membres particuliers de chacune des petites
congrégations qui était chargé des clefs de l'église la plus
voisine ne manquait pas d'attribuer la misère des temps à
l'invasion des croyances dissidentes et au schisme religieux ;
mais la majeure partie de la population locale inclinait à
penser que la vertu était partie avec la poudre à cheveux, et
que la grandeur de la vieille Angleterre avait été enveloppée
dans la ruine des barbiers.
Quant à la maison Todgers, pour n'en parler qu'à raison de
sa position topographique et sans faire allusion à ses qualités
comme pension bourgeoise pour les gentîem.en du com.merce,
elle était digne de se trouver en semblable compagnie. Sur
un de ses côtés elle avait, au rez-de-chaussée, une fenêtre
d'escalier qui, d'après la tradition, n'avait pas été ouverte de-
puis cent ans au moins, et qui, donnant sur une ruelle pleine
de poussière, était tellement souillée et obstruée par la boue
d'un siècle, que, grâce à ce mastic crasseux, pas un des car-
reaux ne pouvait tomber, quoiqu'ils fussent tous fêlés, fen-
dillés et craquelés en vingt morceaux. Mais le grand mystère
de la maison Todgers était dans ses caves, auxquelles don-
naient seulement accès une petite porte de derrière et une grille
Touillée. De mémoire d'homme, ces caves avaient toujours été
sans communication avec la maison, et toujours elles avaient
appartenu à un autre propriétaire. Le bruit courait qu'elles
regorgeaient de richesses, quoique ce fût un sujet de pro-
fonde incertitude et de suprême indifférence pour la maison
Todgers et tous ses habitants de savoir si ces richesses con-
sistaient en argent, en or, en bronze, en pipes de vin ou en
barils de poudre à canon.
Il n'est pas non plus sans intérêt de mentionner le haut de
l'édifice. Sur le toit régnait une espèce de terrasse où étaient
des poteaux et des débris de cordes destinées à faire sécher le
linge ; on y voyait, en outre, deux ou trois boîtes à thé rem-
plies de terre, avec quelques plantes délaissées qui ressem-
blaient à des cannes. Quiconque grimpait à cet observatoire
ne manquait pas d'abord de se faire une bosse à la tête en se
cognant contre la petite porte qui y donnait accès, puis éprou-
150 VIE ET AVEJNTURES
vait une suffocation inévitable en plongeant malgré lui dans
ia cheminée de la cuisine qui se trouvait juste au-dessous;
mais après ces deux phases d'observation il y avait des
choses qui méritaient d'être examinées du haut de la maison
Todgers. D'abord et avant tout, si le jour était brillant, vous
pouviez observer sur le faîte des maisons qui s'étendaient au
loin une longue ligne noire : c'était l'ombre du Monument, En
tournant autour de la terrasse, la figure gigantesque qui le sur-
monte vous apparaissait avec ses cheveux dressés sur sa tête
dorée, comme si elle était effrayée de la physionomie et du mou-
vement de la Cité. Puis c'étaient des clochers, des tours, des
beffrois, d'étincelantes girouettes, des mâts de vaisseaux, une
véritable forêt; des pignons, des toits, des fenêtres de man-
sarde, tout cela dans un pêle-mêle inextricable ; enfin assez de
fumée et de bruit pour remplir un monde.
Après le premier coup d'œil, il y avait, au milieu de cet en-
tassement d'objets, certains petits traits qui se détachaient de
la masse sans cause voulue et s'emparaient, bon gré mal gré,
de l'attention des spectateurs. Ainsi les mitres des chemi-
nées placées au-dessus d'une masse de bâtiments sem-
blaient se iour/ier gravement, de temps en temps, les unes
vers les autres, pour se communiquer le résultat de leurs
observations distinctes sur tout ce qui se passait en bas.
D'autres, de forme bossue, semblaient se pencher malicieuse-
ment et se mettre de travers tout exprès pour intercepter la
perspective à la maison Todgers. L'homme qui, à une fenêtre
supérieure de la maison vis-à-vis, était occupé à tailler une
plume, prenait une haute importance dans la scène, et, quand
il se retirait, il y laissait un vide ridiculement disproportionné
avec l'étendue du panorama. Les tressants d'une pièce d'é-
toffe sur ia perche d'un teinturier offraient en ce momeîitbien
plus d'intérêt que tout le mouvement changeant de la foule.
Cependant, tandis que le spectateur s'étonnait de cet effet et
ne le subissait qu'à contre-cœur, le bruit d'en bas montait
avec la force d'un mugissement; la masse des objets semblait
s'épaissir et se multiplier au centuple :• aussi le curieux, après
avoir regardé tout autour de lui, dans une véritable épou-
vante, redescendait-il dans l'intérieur de la maison Todgers
beaucoup plus vite qu'il n'était monté ; dix fois pour une, il
disait ensuite à Mme Todgers que, sans cela, il fût certaine-
ment tombé dans la rue par le chemin le plus court, c'est-à-
dire la tête la première.
DE MARTIN CHUZZLEVvIT. 151
C'est ce que direntaussiles deux demoiselles Pecksniff, quand
elles quittèreDt a^ec Mme Todgers ce poste d'observation, lais-
sant le jeune concierge fermer la porte derrière elles et les
suivre sur l'escalier. Celui-ci, vu son goût pour le jeu, et le
plaisir particulier à son sexe et à son âge de s'esposer à "ie
briser en mille morceaux, était resté en arrière, occupé à se
promener sur le rebord de la terrasse.
Dès la seconde journée de leur résidence à Londres, les de-
moiselles Pecksniff et Mme Todgers s'étaient mises sur ua
pied de grande intimité ; tellement que cette dernière dame
leur avait déjà confié les détails de trois tendres déceptioiiS
éprouvées par elle au temps de sa jeunesse; en outre, elle
avait communiqué à ses jeunes amies un sommaire général
de la vie, de la conduite et du caractère de M. Todgers, qui, à
ce qu'il paraît, s'était brusquement soustrait à leurs projeis
d'avenir matrimonial en se dérobant traîtreusement à son
propre bonheur pour alier s'établir en garçon loin d'elle.
« Votre papa avait jadis pour moi des attentions mar-
quées , mes chères amies, dit Mme Todgers; mais c'eût été
trop de félicité pour moi d'être votre maman, et cette lélLcité
m'a été refusée. Vous auriez peut-être bien de la peiLe à re-
connaître pour qui ceci a été fait? :»
En parlant ainsi, elle appela leur attention sur une minia-
ture ovale , semblable à un petit vésicatoire, et qui était
accrochée au-dessus du porte-bouilloire. On y voyait sa Cgure
dans le nuage vaporeux d'un rêve.
« La ressemblance est frappante ! s'écrièrent les demoi-
selles Pecksniff.
— C'est ce qu'on trouvait autrefois, dit Mme Todgers, se
chaulTant au feu d'une façon tout à fait masculine ; mais je
n'aurais pas cru que vous m'eussiez reconnue, mes amours. »
Oh! certainement, elles l'eussent reconnue partout, à ce
qu'elles dirent. Si elles avaient aperçu ce portrait dans la rue,
ou à la montre d'une boutique, elles n'eussent pas manqué
de s'écrier : a Dieu du ciel! mistress Todgers !... »
« La direction d'un établissement tel que celui-ci , dit
Mme Todgers, fait bien des ravages dans les traits. Rien que
le jus de viande suiîit pour vous vieillir de vingt ans, je vous
l'assure.
— Grand Dieu!... s'écrièrent les deux demoiselles Pecks-
niff.
— L'anxiété que cause cet iugrcdient, mes chères amies,
152 VIE ET AVENTURES
tient continuellement l'esprit à la torture. Il n'existe pas dans
le cœur humain de passion aussi forte que celle des gentle-
men du commerce pour le jus de viande. Un gros morceau ,
c'est trop peu dire, un animal tout entier ne donnerait pas la
quantité de jus de viande qu'il leur faut chaque jour à dîner.
Personne ne pourrait s'imaginer, s'écria Mme Todgers en le-
vant les yeux et secouant la tête , tout ce que j'en ai souf-
fert.
— Juste comme M. Pinch, Merryl dit miss Charity. Nous
avons toujours remarque chez lui ce goût prononcé , vous
rappelez-vous?
— Oui, ma chère, dit Merry avec un rire étouffé; mais
vous savez aussi que jamais nous ne l'avons gâté sous ce rapport.
— Vous, mes amies, comme vous avez affaire aux élèves
de votre papa qui ne peuvent se servir eux-mêmes, vous êtes
parfaitement .à votre aise. Mais dans un établissement com-
rriercial où tel gentleman peut vous dire, le samedi soir :
a Mistress Todgers, à pareil jour de la semaine prochaine,
nous nous séparerons, à cause du fromage, » il n'est pas
aussi aisé de m.aintenir la bonne intelligence. Votre papa,
ajouta la brave dame, m'a fait l'amitié de m'inviter à parta-
ger aujourd'hui votre promenade : si je ne me trompe, c'est
pour aller voir Mlle Pinch , une parente , sans doute , du
gentleman dont vous parliez tout à l'heure, n'est-ce pas, mes-
demoiselles"?
. — Pour l'amour de Dieu, mistress Todgers, répliqua vive-
ment la gracieuse Merry, n'appelez pas ça un gentleman. Ma
bonne Cherry, Pinch un gentleman ! Oh ! la bonne charge !
— Mauvaise enfant! s'écria Mme Todgers en l'embrassant
avec de grandes démonstrations de tendresse. Vous êtes un
vrai lutin ! Ma chère miss Pecksniff, quel bonheur la gaieté
de votre sœur doit causer à votre papa et à vous-même I
— C'est que, voyez-vous, reprit Merry, Pinch est bien la
plus hideuse créature qu'il soit possible de voir, avec ses
yeux de grenouille ; c'est comme un ogre, ni plus ni moins;
l'être le plus laid, le plus gauche, le plus affreux, que vous
puissiez imaginer. Eh bienl c'est sa sœur chez laquelle nous
allons , et je vous laisse à penser ce qu'elle doit être. Je ne
pourrai pas m'empêcher de rire aux éclats, dit la charmante
jeune fille. Il me sera impossible de garder mon sérieux. La
seule idée de l'existence d'une Mlle Pinch suffit pour vous
faire mourir de rire ; mais la voir ? oh ! bon Dieu! »
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 15:i
Mme Todgers rit à gorge déployée de la gaieté de soii cher
amour, mais en déclarant que, pour son compte, elle avait réelle-
ment peur d'elle. Ma parole d'honneur! miss Merry était si
railleuse !
« Qui est-ce qui est railleuse ? demanda une voix par l'ouver-
ture de la porte entre-bâillée. J'espère Lien que, dans notre fa-
mille, il n'y a rien qui ressemble à de la raillerie ! »
Et en même temps M. Pecksniff se montra avec son sou-
rire, en disant :
« Puis-je entrer, mistress Todgers ? »
Mme Todgers jeta un cri perçant : car la petite porte de
communication entre la chambre et le parloir de la pension
bourgeoise étant tout ouverte, on apercevait en plein le lit-
canapé dans toutes ses imperfections monstrueuses. Mais elle
eut la présence d'esprit de fermer cette porte en un clin d'œil ;
et, cela fait, elle dit non sans quelque confusion :
« Oh! oui, monsieur Pecksniff, vous pouvez entrer, s'il
vous plaît.
— Comment ça va-t-il aujourd'hui? dit gaiement M. Pecks-
niff. Quels plans avons-nous formés ? Sommes-nous prêts à
partir pour aller voir la sœur de Tom Pinch ? Ha ! ha ! ha 1 ce
pauvre Thomas Pinch !
— Sommes-nous prêts, répliqua Mme Todgers, en secouant
la tête d'un air de mystère, à rendre une réponse favorable à
l'invitation collective des bons amis de M. Jinkins? Voilà le
premier point, monsieur Pecksniff.
— Pourquoi une invitation de M. Jinkins, ma chère dame?
demanda M. Pecksniff, enlaçant d'un bras la taille de Merry,
et de l'autre celle de Mme Todgers, qu'il parut prendre, par
distraction, pour Charity. Pourquoi au nom de M. Jinkins?
— Parce que c'est le plus ancien pensionnaire , et qu'en
réalité, c'est lui qui mène la maison , répondit Mme Todgers
avec enjouement. Voilà le pourquoi, monsieur.
— Jinkins est un homme supérieur, fit observer M. Pecks-
niff. J'ai conçu une grande estime pour Jinkins. Je regarde le
désir qu'exprime Jinkins de faire une politesse à mes filles
comme une preuve de plus des sentiments affables de Jinkins,
madame Todgers.
— Eh bien! après cela, il ne vous reste plus que peu de
chose à dire, monsieur Pecksniff. Ainsi, ne cachez rien à ces
chères demoiselles. »
En achevant ces paroles, elle se dégagea lestement de l'é-
15^ VIE ET AVENTURES
treinte de M. Pecksnifif pour embrasser elle-même miss Gha-
rity. On n'a jamais su bien exactement si elle avait en cela
obéi à l'irrésistible impulsion de Famitié qu'elle ressentait
pour cette jeune personne, ou si son mouvement avait eu
pour cause une ombre de mécontentement, tranchons le mot,
une expression dédaigneuse que Gharity avait laissé lire sur
ses traits. Quoi qu'il en soit, M. PecksnifT se mit en devoir
d'instruire ses filles du fait et des détails de l'invitation col-
lective dont nous venons de parler. En résumé, les gentlemen
du commerce qui formaient la moelle et la substance de ce
nom collectif, c'est-à-dire comprenant plusieurs personnes ou
plusieurs choses, qu'on appelait Todgers, désiraient avoir l'hon-
neur de voir ces demoiselles à la table générale aussi longtemps
qu'elles habiteraient la maison, et les suppliaient de vouloir
bien embellir de leur présence le dîner du lendemain, qui était
un dimanche. Il ajouta que Mme Todgers ayant consenti, pour
sa part , à cette invitation , il ne demandait pas mieux que de
l'accepter aussi. Il quitta donc ses filles pour aller écrire sa
gracieuse, réponse , tandis qu'elles s'armaient de leur plus
beau chapeau pour éclipser et écraser Mlle Pinch.
La sœur de Tom Pinch était institutrice dans une famille,
une famille de la haute volée, la famille du plus riche fon-
deur de bronze et de cuivre qu'il y eût peut-être dans le
monde entier. C'était à Gamberwell, dans une maison si
grande et si imposante, que son extérieur seul, comme les
dehors d'un château de géant, imprimait la terreur dans l'es-
prit du vulgaire et intimidait les plus hardis. Une large porte
fermait la propriété ; tout auprès se trouvait une grosse cloche,
dont la chaîne était déjà faite pour exciter l'admiration; puis
une loge spacieuse, qui, attenante au corps de logis principal,
masquait peut-être la vue du dehors, mais au dedans ne la
rendait que plus imposante. A cette entrée, un grand portier fai-
sait constante et bonne garde ; et, quand il avait accordé au visi-
teur le laisser-passer, il agitait une seconde grosse cloche : à cet
appel paraissait, au moment précis, sur le seuil de la porte
d'entrée, un grand valet de pied , qui avait sur son habit de
livrée tant de longues aiguillettes qu'il passait son temps à
s'accrocher, à s'enchevêtrer dans les chaises et les tables, et
menait une vie de tourment, qui ne pouvait se comparer qu'au
supplice d'une mouche à viande, prise au milieu d'un monde
de toiles d'araignée.
Ce fut vers cette maison que M. Pecksniff, accompagné de
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 155
ses filles et de Mme Todgers, se rendit d'un bon pas dans une
citadine à un cheval. Après l'accomplissement des formalités
préliminaires dont nous avons parlé, ils furent introduits
dans la maison, et, de pièce en pièce, arrivèrent enfin à une
petite chambre garnie de livres, où la sœur de M. Pinch était
occupée en ce moment à donner la leçon à l'aînée de ses
élèves, petite femme précoce de treize ans, qui était arrivée
déjà à un tel degré d'embonpoint et d'éducation qu'il n'y avait
plus rien d'enfantin chez elle , ce qui, pour ses parents et ses
amis, était un grand sujet de joie.
« Des visiteurs pour miss Pinch I s dit le valet de pied.
Ce devait être un garçon d'esprit, car il prononça ces mots
d'une façon fort habile, avec une nuance distincte entre le
froid respect qu'il eût mis à annoncer une visite pour la fa-
mille, et l'intérêt personnellement affectueux avec lequel il
cùc annoncé une visite pour le cuisinier.
« Des visiteurs pour miss Pinch I »
Miss Pinch se leva en toute hâte. Son agitation prouvait
clairement qu'elle n'était pas accoutumée à recevoir de nom-
breuses visites. En même temps, la jeune élève se redressa
d'une manière alarmante et se disposa à prendre bonne note
dans son esprit de tout ce qu'elle allait entendre et voir. Car
la maîtresse de la maison était curieuse de savoir à fond l'his-
toire naturelle et les habitudes de l'animal nommé institu-
trice, et elle encourageait ses filles à lui fournir à cet égard
des renseignements toutes les fois que l'occasion s'en pré-
sentait; et certainement on ne peut nier que ce ne fût pour
toutes les parties intéressées une chose louable, utile, et sur-
tout amusante.
Il est triste d'avoir à dire, mais il faut que justice se fasse,
que la sœur de M. Pinch n'était nullement laide. Au contraire,
.elle possédait une jolie figure, une figure douce et qui préve-
nait en sa faveur; de plus, une taille délicate, fine, un peu
courte, mais d'une perfection remarquable. Elle avait quelque
chose, beaucoup même, de son frère, pour la naïveté de ses
manières et son air de confiance timide; mais elle était si loin
d'être un monstre, ou une caricature, ou une horreur, ou
quoi que ce soit de semblable, comme les deux demoiselles
Pecksniff s'étaient plu à le prédire, que naturellement ces
deux jeunes personnes l'envisagèrent avec une profonde indi-
gnation en s'apercevant que ce n'était point du tout là ce
qu'elles étaient venues voir.
156 VIE ET AVENTURES
Miss Merry, grâce à son caractère plus enjoué, sut mieux
prendre son parti de ce désappointement et, en apparence du
moins, elle rejeta toute impression fâcheuse en riant du bout
des dents; mais sa sœur, sans se mettre en peine de cacher
son dédain, le traduisit ouvertement par ses regards. Quant
à Mme Todgers, qui donnait le bras à M. Pecksniff, elle avait
composé sur ses traits une sorte de grimace aimable, conve-
nable à toute disposition d'esprit, et ne trahissant aucune
ombre d'opinion.
« Ne vous troublez pas, miss Pinch, dit M. Pecksniff pre-
nant dans l'une de ses mains, avec une certaine condescen-
dance, celle de la jeune fille qu'il caressait de l'autre. Je viens
vous voir pour tenir une promesse que j'ai faite à votre frère
Thomas Pinch ; je m'appelle Pecksniff. »
L'homme vertueux avait prononcé ces paroles d'un ton so-
lennel, comme s'il eût dit : « Jeune fille, vous voyez en moi
le bienfaiteur de votre famille, le patron de votre maison, le
sauveur de votre frère, qui chaque jour est nourri de la manne
tombée de ma table. En conséquence, il y a dans les livres du
ciel un compte courant considérable en ma faveur; mais je
n'ai pas d'orgueil, car je puis m'en passer. »
La pauvre jeune fille croyait à cela comme aux vérités
de l'Évangile. Bien souvent, son frère, écrivant dans la plé-
nitude de son cœur simple et candide , lui avait dit tout cela
et mieux encore. Au moment où M. Pecksniff cessa de parler,
elle pencha la tête et versa une larme sur la main du visi-
teur.
«r Oh! très-bien, miss Pinch! pensa l'élève rusée; vous
pleurez devant les étrangers, comme si vous n'étiez pas con-
tente de votre situation!
— Thomas se porte bien, dit M. Pecksniff, et vous envoie
toutes ses amitiés avec cette lettre. Je n'oserais affirmer que
le pauvre garçon se distingue jamais dans notre profession;
mais il a le désir de bien faire, c'est tout ce qu'on peut lui
demander : c'est pourquoi nous devons patienter à son égard,
comme de juste.
-7" Je sais qu'il a bonne volonté, monsieur, dit la sœur de
Tom Pinch, et je sais aussi l'affection et les égards que vous
lui témoignez pour cette raison. Aussi, ni lui ni moi ne pou-
vons-nous vous être assez reconnaissants , comme nous nous
le répétons souvent dans nos lettres. »
Elle ajouta , en regardant gracieusement les deux sœurs !
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 157
« Je sais aussi tout ce que nous devons à ces jeunes demoi-
selles.
— Mes chères, dit M. Pecksniff, se tournant vers ses filles
avec un sourire, la sœur de Thomas dit quelque chose que
vous serez bien aises d'entendre, je pense.
— Nous ne saurions nous attribuer ce mérite, papa! s'écria
Cherry , en même temps que toutes deux informaient par un
salut protecteur la sœur de Tom Pinch qu'elles lui seraient
fort obligées si elle voulait bien respecter la distance de leurs
rangs respectifs. La sœur de M. Pinch ne doit de reconnais-
sance qu'à vous seul pour les égards témoignés à son frère, et
tout ce que nous pouvons en dire, c'est que nous sommes satis-
faites d'apprendre qu'il est aussi reconnaissant qu'il doit l'être.
— Oh! très-bien, miss Pinch, pensa de nouveau l'élève;
vous avez laissé échapper les mots de « frère reconnaissant. »
C'est apparemment qu'il vit des bontés d' autrui !
— C'est bien aimable à vous d'être venus ici, dit la sœur
de Pinch avec la simplicité et le sourire mêmes de Tom; bien
aimable, en vérité. Vous ne savez pas le plaisir que vous me
faites. Il y a si longtemps que j'avais le désir de vous voir et
de vous offrir de vive voix ks remercîments dont votre mo-
destie ne saurait vous défendre !
— C'est fort bien, c'est fort gracieux, fort convenable, mur-
mura M. PecksnifT.
— Ce qui me rend heureuse aussi, dit Ruth Pinch, qui, une
fois la première surprise passée, était devenue communica-
tive et gaie, et qui, dans la bonté de son cœur, aimait à voir
toute chose sous le jour le plus favorable, car c'était le vrai
pendant du caractère de Tom; oui, ce qui me rend bien heu-
reuse, c'est de penser que vous pourrez lui dire dans quelle
excellente position je suis ici, et combien il serait inutile qu'il
regrettât jamais de me savoir livrée à mes propres ressources.
Mon Dieu! aussi longtemps que je saurai qu'il est heureux
et qu'il saura que je suis heureuse, nous pourrons tous deux
supporter, sans murmure ni plainte, bien plus d'épreuves que
nous n'en avons eu à subir. J'en suis certaine. »
Et si jamais, par hasard, on a jiit la vérité sur cette terre de
mensonges, c'est bien la sœur de Tom qui croyait la dire.
« Ah! s'écria M. PecksnifT, c'est très-juste. )^
Il avait en même temps dirigé son regard vers l'élève.
« Comment vous portez-vous, ma charmante demoiselle V
demanda-t-il.
158 VIE ET AVENTURES
— Très-bien, je vous remercie , monsieur, répondit l'inno-
cent petit morceau de glace.
— Quel doux visage, mes chères ! dit M. Pecksniff, se tour-
nant vers ses filles. Quelles manières ravissantes ! »
Dès le commencement, les deux jeunes personnes étaient
tombées en extase à la vue de ce rejeton d'une famille riche,
qui pouvait être le moyen le plus facile et le plus prompt
d'arriver jusqu'à ses parents. Mme Todgers s'écria qu'elle n'a-
vait jamais contemplé de figure aussi angélique. « Mon Dieu !
dit la bonne femme, il ne lui manque qu'une paire d'ailes
pour être un petit carabin 1 » Elle voulait dire sans doute un
petit chérubin.
« Si vous voulez bien remettre ceci à vos illustres parents,
mon aimable petite amie, dit M. PecksnifT, tirant une de ses
cartes-prospectus, et leur apprendre que mes filles et moi....
— Et Mme Todgers, p'pa, dit Merry.
— Et Mme Todgers, de Londres, ajouta M, Pecksniff; que
mes filles et moi, et Mme Todgers. de Londres, nous n'avons
nullement l'intention de les importuner, notre but ayant été
tout simplement de voir quelques instants miss Pinch, dont
le frère est un jeune homme employé chez moi; mais que je
regretterais de quitter cette demeure sans payer mon humble
tribut, en ma qualité d'architecte, à la correction, à l'élégance,
au goût parfait de son propriétaire, et à l'exquise appréciation
qu'il me semble faire du bel art à la culture duquel j'ai voué
ma vie, et dont la gloire et le progrès m'ont coûté le sacrifice
d'une fortune, je vous serai infiniment obligé.
— Les compliments de madame pour miss Pinch, dit le va-
let de pied, qui reparut tout à coup en parlant juste sur le
même ton qu'auparavant. Madame désire savoir ce que made-
moiselle est en train d'apprendre en*ce moment.
— Oh! dit M. PecksnifT, voici le jeune homme. C'est lui qui
va se charger de ma carte. Avec mes compliments, s'il vous
plaît, jeune homme. Mes chères, nous interrompons le cours
des études. Retirons-nous. »
Mme Todgers causa un moment de confusion en fouillant à
la hâte dans son petit cabas jet présentant au ce jeune homme ;»
une de ses cartes qui, outre certaines informations détaillées
relatives aux conditions de la pension du Commerce, portait
au bas une note par laquelle M. T. prenait la liberté de re-
mercier les gentlemen qui l'avaient honoré de leur confiance
et les priait de vouloir bien, s'ils étaient satisfaits de la table,
DE MARTIN CHUZZLEWIT. îr.9
la recommander à leurs amis. Mais M. Pecksniff, avec une ad-
mirable présence d'esprit, escamota ce document et le mit
dans sa poche.
Puis il dit à miss Finch, avec un air de condescendance et
de familiarité plus marqué encore qu'auparavant, car il était
bon de faire bien sentir au valet de pied qu'il voyait en eux,
non pas les amis, mais bien les patrons de l'institutrice :
« Bonjour, bonjour. Qae Dieu vous garde! Vous pouvez
compter que je continuerai de protéger votre frère Thomas.
Soyez tranquille à cet égard, miss Pinch!
— Je vous remercie mille fois ! dit la sœur de Tom avec
toute la chaleur de son cœur.
~ De rien, répliqua-t-il en lui donnant de petites tapes sur
la main. Ne parlons pas de cela. Vous me fâcherez si vous in-
sistez. Ma douce enfant (ceci s'adressait à l'élève), adieu!...
La charmante créature.... dit M. Pecksniff, en dirigeant son
regard pensif vers le valet de pied, comme s'il était question
de lui ; c'est comme une vision brillante qui vient d'embellir
la route de mon existence. Je ne l'oublierai pas de longtemps.
Mes chères, êtes-vous prêtes? »
Elles n'étaient pas tout à fait prêtes, car elles étaient occu-
pées encore à faire des mamours à l'élève. Enfin, elles se dé-
cidèrent à partir, et, passant devant miss Pinch avec une ar-
rogante inclination de tête et un salut aussitôt achevé que
commencé, elles se précipitèrent en avant.
Ce fut, pour le valet de pied, une tâche assez difficile que de
conduire jusqu'au dehors les visiteurs. En eiTet, M. Pecksniff
éprouvait tant de jouissance à apprécier la splendeur de la
maison, qu'il ne pouvait s'empêcher de s'arrêter sans cesse,
surtout lorsqu'ils se trouvèrent près de la porte du parloir, et
d'exprimer son admiration à haute voix et en termes techni-
ques. Le fait est que, du cabinet d'étude au gros mur de fa-
çade de la maison, il débita tout un cours familier de science
architecturale appliquée aux maisons d'habitation, et il n'eu
était encore qu'aux prémisses de son éloquence, quand la
compagnie arriva au jardin.
c( Si vous regardez bien, dit M. Pecksniff descendant à re-
culons les marches du perron, en tournant la tête de côté et
fermant à demi les yeux pour mieux saisir les proportions
de l'extérieur, si vous regardez bien, mes chères, la corniche
qui supporte l'entablement, et si vous observez la légèreté de
sa construction, particulièrement du côté où elle contourne
160 VIE ET AVENTURES
l'angle sud du bâtiment, vous trouverez comme moi.... Com-
ment vous portez-vous, monsieur? Bien, j'espère! »
En effet, il s'interrompit pour saluer avec beaucoup de po-
litesse un gentleman entre deux âges, qui se trouvait à une
fenêtre d'un étage supérieur. S'il lui adressait quelques mots,
ce n'était pas qu'il pût espérer de se faire entendre, car la chose
était impossible, à la distance où était ce gentleman, mais
c'était un accompagnement naturel et convenable de son salut.
« Je ne doute point, mes chères., dit M. Pecksniff, faisant
semblant de montrer du doigt d'autres merveilles , que ce ne
soit là le propriétaire. Je serai charmé de le connaître. Gela
peut servir. Est-ce qu'il regarde de ce côté, Gharity?
— Il ouvre la fenêtre, p'pa!
— Ha 1 ha ! s'écria gaiement M. Pecksniff ; ça va bien ! Il a
reconnu que je suis du métier. Il m'a entendu tout à l'heure,
sans nul doute. Ne regardez pasl.... Quant aux piliers canne-
lés, mes chères....
— Holà! hé ! cria le gentleman.
— Monsieur, votre serviteur, dit M. Pecksniff, ôtant son
chapeau. Je suis heureux de faire votre connaissance.
— Ne marchez pas sur le gazon, s'il vous plaît! hurla le
gentleman.
— Je vous demande pardon , monsieur , dit M. Pecksniff,
qui croyait n'avoir pas bien entendu. Vous dites. .?
— Ne marchez pas sur le gazon ! répéta vivement le gentle-
man.
— Nous n'avons pas du tout l'intention d'être indiscrets,
monsieur, dit M. Pecksniff, essayant un sourire.
— Cela n'empêche pas que vous l'êtes, répliqua l'autre;
et de la pire espèce, des violateurs du droit de propriété.
Est-ce que vous ne voyez pas une allée sablée? Pour qui
croyez-vous qu'elle soit faite?... Qu'on ouvre la porte là-bas,
et qu'on me mette ces gens-là dehors I »
Après ces paroles, il referma la fenêtre et disparut.
M. Pecksniff remit son chapeau sur sa tête, et regagna sa
citadine avec un grand calme et dans un profond silence, re-
gardant les nuages d'un air de profond intérêt, tout en mar-
chant. Après avoir aidé ses filles et Mme Todgers à monter
dans la voiture, il resta quelques moments à considérer la
citadine, comme s'il ne savait pas au juste si c'était une voi-
ture ou un temple, car ses pensées étaient tout à Dieu ; et,
quand il fut enfin suffisamment édifié là-dessus, il prit sa
DE MARTIN GHUZZLEWIT. IGl
place, étendit ses mains sur ses genoux, et sourit à ses troi':
compagnes de route.
Cependant ses filles, moins résignées, s'abandonnèrent au
torrent de leur indignation. « Voilà ce que c'est, disaient-elles,
que de montrer de la bienveillance à des créatures telles que
les Pincb ! Voilà ce que c'est que de s'abaisser pour se mettre
à leur niveau I Voilà ce que c'est que de se donner l'humilia-
tion d'avoir l'air de connaître des jeunes personnes aussi
effrontées, hardies, rusées et désagréables que celle-là! »
Elles s'y étaient bien attendues. Le matin même, elles l'a-
vaient prédit à Mme Todgers, qui pouvait en rendre témoi-
gnage. Le propriétaire de la maison, en les prenant pour des
amis de Mlle Pinch, les avait traités en conséquence. Il ne
pouvait pas faire autrement : ce n'était que trop juste. A quoi
elles ajoutèrent (par une petite contradiction) qu'il fallait que
cet homme fût une brute et un ours mal léché; et alors elles
fondirent en un déluge de larmes qui roula dans ses flots
toutes les épithètes les plus violentes.
Peut-être miss Pinch était-elle bien plus innocente de
toute cette mésaventure que le petit chérubin qui, sitôt après
le départ des visiteurs, s'était hâté d'aller faire son rapport
au quartier général, en racontant tout au long comme quoi
ces étrangers avaient eu l'audace de la charger du message
qu'ils avaient confié ensuite au valet de pied : outrecuidance
qui, jointe aux remarques déplacées de M. Pecksniff sur la
maison, pouvait avoir contribué à l'expulsion un peu brusque
des visiteurs. La pauvre miss Pinch , cependant, eut à sup-
porter le feu des deux camps : car la mère du séraphin la
gronda si durement pour avoir des connaissances si vulgaires,
que la sœur de Tom ne put que se réfugier toute en pleurs
dans sa chambre, sans trouver dans sa cordialité naturelle et
sa soumission, ni dans le plaisir d'avoir vu M. Pecksniff et
reçu une lettre de son frère, un remède suffisant contre son
chagrin.
Quant à M. Pecksniff, il leur dit dans la citadine qu'une
bonne action porte en soi sa récompense , et il leur donna
même à entendre que , loin de s'en repentir, il regrettait
presque qu'on ne l'eût pas mis à la porte à coups de pied
dans le derrière : il n'en aurait que plus de mérite. Mais, il
avait beau dire, les jeunes demoiselles , loin d'admettre cette
consolation, ne cessèrent de jeter des cris furieux durant tout
le retour, et même elles laissèrent percer une ou deux fois le
IUar'iin Chuzzlf.wit. — i 11
162 VIE ET AVENTURES
vif désir d'attaquer la dévouée Mme Todgers : car elles étaient
secrètement portées à accuser de leur humiliation sa tournure
grotesque, et surtout sa carte ridicule et son cabas.
Ce soir-là, la maison Todgers était en grande rumeur. D'une
part, on y faisait un excédant d'apprêts domestiques pour le
lendemain ; de l'autre, tous les samedis soir, il y avait tou-
jours plus de mouvement, grâce aux allées et venues des
blanchisseuses qui, à diverses heures, apportaient en petit
paquet, avec la note attachée dessus par une épingle, le linge
des gentlemen. Les samedis, il y avait toujours, jusqu'à minuit
au moins, un grand bruit de socques sur l'escalier; on voyait
aussi de fréquentes apparitions de lumières mystérieuses dans
le vestibule ; la pompe était toujours en exercice, et on enten-
dait à chaque instant retentir sur le seau la poignée de fer.
De temps en temps, d'aigres altercations s'élevaient entre
Mme Todgers et des femmes que personne ne voyait jamais au
fond de leurs cuisines souterraines; il arrivait aussi des
bruits de menus objets de ménage en fer, et de quincaillerie
qu'on lançait à la tête du jeune concierge. Le samedi, ce jou-
venceau avait coutume de relever jusqu'aux épaules les man-
ches de sa chemise, et de courir toute la maison avec un ta-
blier de grosse serge verte; c'était aussi le samedi, plus que
les autres jours (justement parce qu'on avait ce jour-là plus à
faire), qu'il éprouvait une forte tentation d'aller faire des ex-
cursions aventureuses dans les ruelles du voisinage, pour y
jouer au saut-de-mouton et autres divertissements avec des
vagabonds, jusqu à ce qu'on vînt le rattraper pour le ramener
à la maison par les cheveux ou par le bout de l'oreille. En un
mot, le jeune concierge était un des épisodes remarquables
parmi les incidents particuliers du dernier jour de la semaine
dans la maison Todgers.
Telles étaient ses dispositions, surtout le samedi soir dont
nous venons de parler, et il se plaisait à honorer les demoi-
selles Pecksniif d'une fouie d'interpellations. Rarement pas-
sait-il devant la chambre particulière de Mme Todgers, où les
deux sœurs étaient seules, assises devant le feu, et travail-
laient à la lueur d'une chandelle unique et solitaire, sans
avancer sa tête et les saluer de compliments dans le genre
suivant : « C'est donc encore vousl Fi! que c'est laid! » et
autres aimables gaietés de ce genre.
« Dites donc, mesdemoiselles, leur dit-il à demi-voix dans
une de ses allées et venues, il y aura de la soupe demain.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 163
Elle est en train de la faire. Est-ce qu'e/Ze y met de l'eau?...
Oh ! non, c'est le chat 1 >
En allant répondre à un coup de marteau donné en bas, il
fourra de nouveau sa tête à l'entrée de la chambre.
« Dites donc, il y aura demain de la volaille. Et de la volaille
qui n'est pas décharnée. Oh I non, c'est le chat 1 »
Plus tard, il cria par le trou de la serrure :
€ Dites donc, il y aura demain du poisson. Il est tout frais,
il arrive.... il arrive le maquereau. N'en mangez pas, tou-
jours 1 »
Et il se sauva après avoir jeté cet avis lugubre.
Il ne tarda pas à revenir mettre la nappe pour le souper. Il
avait été convenu entre Mme Todgers et les deux demoiselles
que celles-ci se partageraient une côtelette de veau et la man-
geraient dans l'appartement particulier de cette dame. Le
jeune portier, voulant faire l'agréable et amuser les deux sœurs,
plongea dans sa bouche la chandelle allumée, pour leur faire
voir que sa figure avait l'air d'un transparent. Après avoir
accompli ce haut fait, il passa aux devoirs de son emploi,
donnant du lustre à chacun des couteaux qu'il posait sur la
table, en mouillant la lame avec son haleine, puis la frottant
avec le tablier vert. Enfin, tous les préparatifs terminés, il
adressa aux deux sœurs un rire grimaçant, et leur donna à
entendre que le repas qui allait être servi serait <r un peu
bien épicé. i>
«Sera-ce bientôt prêt, Bailey? demanda Merry.
— Oui, dit Bailey, il est cuit. Au moment où je suis venu
ici, elle piquait, avec sa fourchette, les meilleurs morceaux
pour y goûter. »
Mais à peine avait-il prononcé ces paroles, qu'il reçut sur
la tête un compliment manuel qui l'envoya tout chancelant
contre le mur. Mme Todgers, le plat à la main, lui apparut
pleine d'indignation .
<c Ohl petit drôle 1 dit-elle. Mauvais garnement, menteur
que vous êtesl
— Pas plus drôle que vous, répliqua Bailey, garant sa tête,
d'après un principe inventé par le boxeur Thomas Cribb. Ve-
nez-y donc ! Recommencez, vous verrez.
— C'est l'enfant le plus terrible, dit Mme Todgers, posant
le plat sur la table.' J'ai toujours à m'en plaindre. Les gentle-^
men le gâtent tellement et lui apprennent de si vilaines choses,
quej'ai bien peur qu'il ne se corrige jamais que surl'échafaudc
164 ' VIE ET AVENTURES
— Oui-da ! cria Bailey. Aussi , pourquoi me mettez-vous
toujours de l'eau dans ma bière , pour détruire ma constitu-
tion?
— Descendez, mauvais sujet! dit Mme Todgers, tenant la
porte ouverte. M'entendez-vous? Allez-vous-en! »
Après deux ou trois feintes adroites il partit, et on ne le re-
vit plus de toute la soirée, sauf une fois qu'il apporta des go-
belets avec de l'eau chaude, et qu'il effraya beaucoup les deux
demoiselles Pecksniff, en louchant horriblement derrière
Mme Todgers, qui ne se doutait de rien. Satisfait d'avoir
donné cette satisfaction à ses sentiments outragés, il se retira
dans son souterrain. Là, en compagnie d'un essaim de blattes
d'Afrique et d'une chandelle de suif, il employa ses facultés
intellectuelles à nettoyer des bottes et brosser des habits jus-
qu'à une heure avancée de la nuit.
Ce jeune domestique, qui s'appelait réellement, à ce qu'il
paraît, Benjamin, était plus connu sous une grande variété
de noms. Benjamin, par exemple, avait été converti en Oncle
Ben; puis, par corruption, était devenu Oncle ; d'où, par une
transition facile, il s'était métamorphosé en Barnwell, d'après
le souvenir d'un gentleman qui fut assassiné par son propre
neveu Georges, tandis qu'il méditait dans son jardin à Gamber-
well. Les pensionnaires de la maison Todgers avaient, en outre,
l'habitude plaisante de lui appliquer, selon les circonstances,
le nom d'un malfaiteur célèbre ou d'un ministre fameux ; et
parfois, quand les événements du jour manquaient d'intérêt,
on fouillait les pages de l'histoire pour y recueillir un sup-
plément de sobriquets. A l'époque de notre récit , le jeune
concierge était généralement appelé Bailey junior, par con-
traste sans doute avec Old-Bailey*, et peut-être aussi parce
que ce nom rappelait le souvenir d'une malheureuse dame
ainsi nommée qui, dans la fleur de sa vie , s'élait périe de ses
propres mains : il est vrai qu'elle a été immortalisée par une
ballade.
C'était habituellement à trois heures qu'on dînait le dimanche
à la pension Todgers : heure commode pour tout le monde ;
pour Mme Todgers, à cause du boulanger ; pour les gentlemen
aussi qu'appelaient au dehors leurs engagements de l'après-
midi. Mais, le dimanche où les deux miss Pecksniff devaient
faire pleinement connaissance avec la pension Todgers et sa
•I. Prison de Londres.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 165
société, le dîner fut remis à cinq heures, pour que les prépa-
ratifs fassent dignes du but qu'on se proposait.
Quand le moment fut proche, Bailey junior, ayant l'air très-
affairé,- parut dans un costume flottant, cinq fois trop large
pour lui; en particulier, il avait une chemise d'une si belle
ampleur qu'elle lui fit donner sur-le-champ, par un de ces
messieurs qui était étonnant pour son esprit d'à-propos, le so-
briquet de Col-Haut. A cinq heures moins le quart environ,
une députation, composée de M. Jinkins et d'un autre gentle-
man nonmié Gander , frappa à la porte de la chambre de
Mme Todgers et, ayant été présentée en règle aux deux de-
moiselles Pecksniff par leur père qui attendait ces messieurs,
sollicita l'honaieur de conduire au premier étage miss Gharity
et miss Mercy.
Le salon de la maison Todgers ne ressemblait en rien aux
salons ordinaires : on n'aurait jamais pu croire que c'en fût
un, à moins d'en être prévenu par une personne obligeante
qui fût dans le secret. Il était planchéié de haut en bas, avec
un plafond en papier coupé en deux par une poutre. Outre les
trois petites fenêtres, devant lesquelles étaient rangées autant
de chaises et qui commandaient le vestibule d'en face, il y
avait une autre fenêtre indépendante de tout ce qui l'entou-
rait, et qui avait vue sur la chambre à coucher de M. Jinkins.
En haut et tout le long d'un des côtés du mur était une im-
pQste de carreaux de vitre à deux rangs, destinée à éclairer
l'escalier. Il y avait les plus drôles de petits placards qu'on
pût voir, de toute forme, hexagones, octogones ou penta-
gones, découpés dans la boiserie, et ajustés à des dessous
d'escalier; la porte elle-même, peinte en noir, avait en haut
deux grands yeux de verre ornés chacun, au centre, d'une pu-
pille verte, indiscrète, qui espionnait ce qui se passait.
C'est là que tous les gentlemen étaient réunis. Il y eut un
cri général : « Écoutez 1 écoutez 1 » et : k Bravo, Jink ! » quand
M. Jinkins fit son entrée avec miss Charity à son bras. Ce
cri devint frénétique, quand on vit M. Gander qui venait à
la suite escortant Mercy. M. PecksnilT formait l'arrière-garde
avec Mme Todgers.
Alors eurent lieu les présentations. En voici l'ordre et la
marche : D'abord et d'un, un gentleman qui faisait du sport
sa spécialité, et proposait aux éditeurs de journaux du di-
manche certaines questions de jockey-club qui n'étaient pas
commodes, je vous en réponds; vous n'aviez qu'à demander
166 VIE ET AVENTURES
à ses amis. Un gentleman que sa vocation poussait vers le
théâtre, et qui eût obtenu un début autrefois, n'était la
méchanceté de la nature humaine qui avait mis des bâtons
dans les roues. Un gentleman orateur, qui était fort sur les
speach. Un gentleman qui se piquait de littérature ; il écrivait
entre autres choses des satires personnelles et connaissait le
côté faible de chaque caractère, excepté le sien. Un dilet-
lante...i Un fumeur.... Un gastronome.... Plusieurs joueurs
de whist.... Pas mal de joueurs de billard et d'amateurs de
paris, tous, à ce qu'il paraît, doués d'un certain goût pour le
commerce, car ils étaient de manière ou d'autre lancés dans
le mouvement commercial; ce qui ne les empêchait pas d'a-
voir, avec cela, des goûts prononcés pour le plaisir. M. Jin-
kins avait les allures d'un fashionable : il fréquentait régu-
lièrement les parcs le dimanche, et connaissait de vue un
grand nombre d'équipages. Il parlait aussi mystérieusement
de femmes magnifiques, et on le soupçonnait de s'être com-
promis avec une comtesse. M. Gander avait un tour d'esprit
ingénieux : c'est lui qui avait inventé la plaisanterie de « Col-
Haut, » plaisanterie qui avait obtenu le plus grand succès et
qui, passant de bouche en bouche sous le nom de : « la der-
nière de Gander, » circulait dans toute la chambre avec de
grands applaudissements. Nous devons ajouter que M. Jin-
kins était de beaucoup le plus âgé de la compagnie. Il avait
quarante ans et tenait les livres d'un marchand de poissons.
C'était aussi le plus ancien pensionnaire ; et, en vertu de son
double droit d'aînesse, c'était lui qui menait la maison, comme
l'avait dit Mme Todgers.
Le dîner se fit considérablement attendre. La pauvre
Mme Todgers, réprimandée en confidence par M. Jinkins, ne
faisait qu'aller et venir pour voir ce qui causait ce retard;
elle recommença plus de vingt fois le même manège, revenant
sans cesse sur ses pas sans savoir pourquoi , avant même
d'être sortie. Cependant la conversation générale n'en souf-
frait pas : car un gentleman, voyageur pour la parfumerie,
avait exhibé une intéressante babiole, espèce de savonnette
qu'il rapportait d'une récente tournée en Allemagne; et, de
son côté, le gentleman littéraire récitait, sur la demande gé-
nérale, quelques strophes satiriques qu'il venait de composer
contre le réservoir situé derrière la maison, qui s'était permis
de geler dans les derniers froids. Ces divertissements, avec la
conversation mêlée qui en était la suite naturelle, firent pas-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 167
ser très-gaiement le temps, jusqu'à ce qu'enfin Bailey junior
annonça le dîner en ces termes :
« Les vivres sont servis! d
A ce signal, tout le monde descendit aussitôt à la salle du
festin. Quelques-uns des plus facétieux, parmi ceux qui fer-
maient la marche, prirent sous le bras des gentlemen en guise
de dames, pour parodier la bonne fortune des deux cavaliers
des demoiselles Pecksniff.
M. Pecksniff dit les grâces, une courte et pieuse prière pour
invoquer la bénédiction céleste en faveur de l'appétit des con-
vives, et recommander aux soins de la Providence les infor-
tunée qui n'ont pas de quoi manger, l'affaire de la Providence
étant de s'occuper d'eux, à ce que disait la prière. Ensuite, ils
se mirent à dîner avec moins de cérém_onie que d'appétit. La
table ployait sous le poids, non-seulement des mets délicats
annoncés d'avance aux dem-oiselles Pecksniff par le jeune con-
cierge , mais encore du bœuf bouilli, du veau rôti, du lard,
des pâtés, et d'une quantité de ces légumes nutritifs que les
maîtres de pensions bourgeoises connaissent et estiment pour
leurs qualités utiles. En outre, il y avait de nombreuses bou-
teilles de bière forte, de vin, d'ale et d'autres sortes de boissons
excitantes, exotiques ou indigènes.
Tout cela était fort agréable aux deux demoiselles Pecks-
niff, qui, assises chacune au bout de la table, à la droite et à
la gauche de M. Jiukins, se voyaient l'objet de tous les hom-
mages, et qui, de minute en minute, étaient invitées par quel-
que nouvel admirateur à vouloir bien accepter une santé.
Jamais elles n'avaient été si gaies ni si animées dans la con-
versation. Mercy, pour sa part, brillait d'un incomparable
éclat, et elle disait tant de belles choses dans ses vives ré-
parties, qu'on s'accordait à la considérer comme un prodige.
En résumé, ainsi que le dit cette jeune personne , « elles
voyaient bien enfin, sa sœur et elle, qu'elles étaient à Lon-
dres. »
Leur ami Bailey s'associait pleinement aux sentiments des
deux demoiselles Pecksniff; et, fidèle à son rôle protecteur, il
donnait à leur appétit tous les encouragements possibles.
Quand il pouvait le faire sans attirer l'attention générale, il
avait soin de régaler ses jeunes amies de mouvements de
tête, de clignements d'yeux et aatres signes d'intimité, et de
temps en temps il se grattait le nez avec un tire -bouchon,
emblème des présentes bacchanales; et vraiment la verve spi-
168 VIE ET AVENTURES
rituelle des deux demoiselles Pecksniff et les inquiétudes que
causait à Mme Todgers l'appétit formidable des convives,
étaient peut-être moins remarquables encore que l'aplomb de
ce drôle de corps qui ne s'effrayait de rien et ne se laissait
jamais déconcerter. Si quelque pièce de vaisselle, assiette ou
autre, venait à lui glisser des mains (et ce n'était pas rare),
il la laissait aller avec une bonne grâce parfaite, sans jamais
ajouter aux pénibles émotions de la compagnie en émettant
le moindre regret. Il ne s'avisait pas non plus, en courant
précipitamment çà et là, de troubler le repos des convives,
comme c'est l'habitude des domestiques bien dressés : au con-
traire, sentant bien qu'il ne pouvait rendre que des services
insuffisants à tant de monde, il laissait les gentlemen prendre
eux-mêmes tout ce dont ils avaient besoin, et ne s'éloignait
guère de la chaise de M. Jinkins, derrière laquelle il s'était
planté, les mains dans las poches, les jambes écartées, riant
le premier de tout ce qui se disait, et jouissant pleinement de
la conversation.
Le dessert fut splendide, et pas de temps d'arrêt. Les as-
siettes à pouding se lavaient à mesure dans un petit baquet
derrière la porte, tandis qu'on mangeait le fromage ; et, si elles
étaient encore humides et chaudes par suite de cette opéra-
tion, elles n'en étaient pas moins prêtes à temps pour repa-
raître sur la table au moment opportun. Des litres d'amandes,
des douzaines d'oranges , des livres de raisins secs, des tas
de pruneaux, des assiettes à soupe toutes pleines de noix. Oh!
la maison Todgers, quand elle voulait ,faisait bien les choses,
n'ayez pas peur !
On servit aussi des vins : vins rouges, vins blancs ; puis un
grand bol de punch, préparé par les soins du gentleman gas-
tronome, qui conjura les demoiselles Pecksniff d'excuser les
modestes dimensions de ce vase, disant qu'il y avait en ré-
serve les matériaux nécessaires pour brûler une demi-dou-
zaine de bols de punch de la même grandeur. Bon Dieu!
comme elles se mirent à rire 1 et comme elles toussèrent en
goûtant le punch, parce qu'il était trop fort! Et comme dere-
chef elles rirent aux éclats quand quelqu'un insinua que,
sauf la couleur, on eût pu se tromper et prendre ce punch
pour du lait, vu son innocence 1 Quel cri énergique de « :NonI
non! ï) poussé par les gentlemen , quand les demoiselles
Pecksniff supplièrent M. Jinkins de faire mettre dans ce punch
un peu d'eau chaude! et, comme en rougissant, chacune
DE MARTl-N CHUZZLEWIT. 169
d'elles peu à peu parvint à boire tout son verre jusqu'à
la lie !
Mais voici le moment solennel.
« Le soleil, a dit M. Jinkins, va bientôt quitter le firma-
ment. D
Quel homme comme il faut que ce Jinkins !... Jamais em-
barrassé !
« Miss PecksniiT! dit doucement Mme Todgers; voulez-
vous....
— 0 ciel ! rien de plus, madame Todgers, rien de plus. »
Mme Todgers se lève; les deux demoiselles Pecksnitf se lè-
vent; tout !e monde se lève. Miss Mercy Pecksniff cherche à
ses pieds son écharpe. Où est-elle? mon Dieu, où peut-elle
être? La douce jeune fille, elle l'avait, son écharpe, non sur
ses belles épaules, mais autour de sa taille ondoyante. Une
douzaine de mains s'enîpressent de lui offrir leurs services.
Elle est toute confuse. Le plus jeune gentleman de la compa-
gnie, jaloux comme un tigre, a soif du sang de Jinkins. Mercy
bondit et rejoint sa sœur à la porte. Charity a enlacé de son
bras la taille de Mme Todgers. De l'autre bras, elle entoure la
corsage de sa sœur. 0 Diane, chaste Diane, quel tableau!....
On ne voit plus qu'une ombre.... un petit saut, et l'ombre a
passé la porte.
« Messieurs, buvons à la santé des dames ! )i>
L'enthousiasme est formidable. Le gentleman à l'esprit sa-
tirique se lève, et laisse tomber de ses lèvres un flux d'élo-
quence qui renverse tout sur son passage. Il rappelle qu'il y
a un toast à porter, un toast auquel on ne manquera pas de
répondre. Ici se trouve, devant ses yeux, un individu envers
lequel on a contracté une dette de reconnaissance. Oui, il le
répète, une dette de reconnaissance. Nos natures, âpres et
rudes, ont été adoucies et améliorées aujourd'hui par la so-
ciété de femmes aimables, ce II y a, dans la société ici présente,
un gentleman que deux femmes accomplies et délicieuses con-
templent avec vénération, comme la source de leur existence.
Oui, messieurs, déjà quand ces deux demoiselles balbutiaient
un langage à peine intelligible, elles appelaient cet individu :
a Père! d Ici, applaudissements unanimes. L'orateur ajoute :
c: C'est M. Pecksniff! Dieu le bénisse ! » Tous échangent des
poignées de main avec M. Pecksniff, tous font honneur au
toast. Le plus jeune gentleman de la compagnie boit en tres-
saillant, car il comprend quelle mystérieuse influence entoure
170 VIE ET AVENTURES
rhomme qui peut appeler du nom de fille cette créature à l'é-
charpe rose.
Qa'a dit M. Pecksnifif en réponse? ou plutôt, car c'est là la
question, que n'a-t-il pas dit? rien. On redemande du punch;
il est apporté, il est bu. L'enthousiasme va croissant. Chacun
se montre ouvertement avec son caractère. Le gentleman à la
vocation théâtrale déclame. Le gentleman dilettante régale la
compagnie d'une chanson. Gander laisse le Gander de toutes
les fêtes précédentes à cent lieues derrière lui. Il se lève pour
proposer un toast. « A la santé du Père de la maison Tod-
gers! » C'est leur ami commun Jink, autrement dit le vieux
Jink, si l'on veut bien permettre qu'il lui donne cette déno-
mination familière et tendre. Le plus jeune gentleman de la
compagnie pousse une dénégation féroce. Il ne le veut pas !
il ne le supportera pas ! cela ne doit pas être l Mais le secret de
sa rage profonde reste incompris. On suppose qu'il est un peu
en train, et personne ne prend garde à lui.
M. Jinkins remercie ses amis de tout son cœur. C'est, à
mille égards, le plus beau jour de son humble vie. En prome-
nant ses yeux autour de lui, il sent que les paroles lui man-
quent pour exprimer sa reconnaissance. Il ne dira qu'une
chose. Ce qu'il espère, c'est qu'il a été bien démontré que la
maison Todgers ne s'est pas démentie, et que dans l'occasion
elle savait se montrer avec autant d'avantage que ses rivales,
et peut-être plus. Il leur rappelle, au bruit d'un tonnerre
d'applaudissements, qu'ils ont pu entendre parler d'un éta-
blissement analogue dans Gannon-Street, et qu'on en fait l'é-
loge. Il désire écarter les comparaisons qui sentiraient l'en-
vie ; il serait le dernier à se les permettre : «Mais, ajoute-t-il,
quand cet établissement de Gannon-Street sera en mesure de
produire une combinaison de l'esprit et de la beauté, comme
celle qui aujourd'hui a honoré cette table, et de servir (tout
considéré), un dîner tel que celui que nous venons de prendre,
je serai heureux de lui dire deux mots : jusque-là, messieurs,
je ne bouge pas de la maison Todgers. »
Ici l'on redemande encore du punch; l'enthousiasme re-
double avec les discours. On porte la santé de chacune des
personnes de la compagnie, sauf celle du plus jeune gentle-
man. Il est assis à part, le coude appuyé sur le dossier d'une
chaise vide, regardant Jinkins d'un air dédaigneux. Gander,
dans un discours frénétique, propose la santé de Bailey ju-
nior : on entend des hoquets, un verre se brise. M. Jinkins
DE MARTIN CHUZZLEWIT. ni
émet l'avis qu'il est temps d'aller rejoindre les dames. Pour
couronner les toasts, il en propose un à Mme Todgers.
Mme Todgers mérite bien des honneurs particuliers (écoutez!
écoutez!) Oui, elle les mérite, on n'en saurait douter. Quels
que soient les sujets de plainte qu'on puisse avoir quelquefois
contre elle, il n'est, en ce moment, personne de la compa-
gnie qui ne voulût mourir pour la défendre.
Les voilà qui remontent. Ils n'étaient pas attendus si tôt,
car Mme Todgers dort sur sa chaise, miss Charity ajuste ses
cheveux, et Mercy, qui s'est fait un sofa d'un des sièges
d'entre-croisées, s'y est établie dans une gracieuse attitude de
repos. Elle se lève en toute hâte ; mais M. Jinkins la supplie,
au nom de tous, de ne point changer de position. Elle paraît
ainsi trop poétique et trop séduisante, remarque-t-il, pour se
déranger. Elle rit, cède, s'évente et laisse tomber son éven-
tail; tout le monde se précipite pour le ramasser. Reconnue,
d'un consentement unanime, la reine de beauté, elle devient
cruelle et fantasque; elle envoie des gentlemen porter à
d'autres gentlemen des messages qu'elle oublie avant que
les premiers soient revenus avec la réponse; elle imagine mille
tortures qui mettent leurs cœurs en morceaux. Bailey, sur ces
entrefaites, apporte le thé et le café. Un petit cercle d'admi-
rateurs entoure Gharity; mais seulement ceux qui ne peuvent
arriver jusqu'à sa sœur. Le plus jeune gentleman est pâle,
mais calme, et il reste assis à part, car il se plaît à nourrir sa
passion dans ses méditations secrètes, et son âme se tient à
l'écart des divertissements bruyants. Mercy, d'ailleurs, lui
tient compte de sa présence et de son adoration. Il le devine à
l'éclair qui jaillit parfois du coin de sa prunelle. Prends garde,
Jinkins, de pousser bientôt à un accès de frénésie un homme
désespéré!
M. Pecksniff était monté à la suite de ses jeunes amis et
s'était assis près de Mme Todgers. Il avait renversé une tasse
de café sur ses jambes, sans paraître se douter de cet acci-
dent ; et il ne s'aperçoit même pas qu'il a une" sandwiche sur
son genou.
« Et comment se sont-ils conduits là-haut, avec vous, mon-
sieur ? demanda la maîtresse de la pension
— D'une manière telle, ma chère dame, répondit M. Pecks-
*niff, que je ne pourrai jamais y penser sans émotion ou me le
rappeler sans verser une larme. 0 madame Todgers I...
— Juste ciel ! s'écria la dame. Comme vous paraissez abattu I
172 VIE ET AVENTURES
— Je suis homme, ma chère dame, dit M. Pecksniff ver-
sant des larmes et parlant avec une certaine difficulté; mais
je suis également père. Je suis veuf aussi. Mes sentiments,
madame Todgers, ne veulent pas se laisser étouffer, comme
les jeunes enfants dans la Tour*. Ils ont grandi avec le temps,
et plus je presse Toreiller sur eux, plus ils reparaissent par
les coins. »
Tout à coup il aperçut la tartine beurrée collée à son genou,
et la regarda fixement, secouant la tête pendant ce temps
d'un air imbécile et consterné, comme s'il voyait , dans ce
débris , l'image de son mauvais génie , et qu'il se crût obligé
de lui adresser des reproches de ses tentations intempes-
tives :
(c Elle était belle, madame Todgers, dit-il, tournant vers
l'hôtesse son œil terne sans autre préliminaire ; elle avait un
peu de fortune.
— Je le sais, s'écria Mme Todgers avec une grande sympa-
thie.
— Voici ses deux filles, » dit M. Pecksniff, montrant les
jeunes demoiselles avec un redoublement d'émotion.
Mme Todgers n'en doutait aucunement.
« Mercy et Gharity, Gharity et Mercyl Ce ne sont pas là des
noms profanes, j'espère?
— Monsieur Pecksniff!... s'écria Mme Todgers. Quel sou-
rire funèbre 1.... Seriez-vous malade, monsieur? »
Il appuya sa main sur le bras de Mme Todgers, et répondit
d'une manière solennelle avec une voix douce :
• « C'est chronique.
— Colique ? s'écria la dame, d'un ton d'effroi.
— Chro-nique , répéta-t-il avec quelque difficulté. Chro-
nique. Une maladie chronique. J'en suis victime depuis mon
enfance. Elle me conduira au tombeau.
— Dieu nous en garde! s'écria Mme Todgers.
— Oui, dit M. Pecksniff, ferme dans le désespoir. Après
tout, je n'en suis pas fâché.... Vous ressemblez à ma défunte,
madame Todgers.
— Ne me serrez donc pas tant, je vous prie, monsieur Pecks-
niff. Si quelqu'un des gentlemen nous observait!...
— C'est pour l'amour à' elle, dit M. Pecksniff. Permettez-le,
en l'honneur de sa mémoire. Au nom d'une voix qui sort de la
4 . Allubiou aux fils d'Edouard.
DE MARTIN GHUZZLEWlï. 173
tombe! vous lui ressemblez tuut a fait, madame Todgersl...
Ce que c'est que ce monde !
— Ah I cela vous plaît à dire.
— Je crains que ce ne soit un monde vain et léger, dit
M. Pecksniff, se laissant aller à l'attitude penchée de l'abatte-
ment. Voyez ces jeunes gens autour de nous. Quelle con-
science ont-ils de leurs devoirs? Pas l'ombre. Donnez-moi votre
autre main, madama Todgers. y>
La dame hésita et dit qu'elle ne le voulait pas.
« Eh quoi? une voix de la tombe serait-elle sans influence
sur vous? dit M. Pecksniff avec une tendresse sombre. Ceci
serait irréligieux, ma chère amie !
— Non, non, dit Mme Todgers, opposant de la résistance.
Réellement vous ne devez pas....
— Ce n'est pas moi, dit M. Pecksniff. Ne supposez pas que
ce soit moi. C'est la voix.... c'est sa voix. y>
Il fallait que feu mistress Pecksniff eût eu, de son temps,
une voix singulièrement forte et enrouée pour une femme,
une voix qui bégayait et même, à dire vrai, une voix qui sen-
tait un peu l'ivresse, si cette voix avait jamais ressemblé à
l'organe qui parlait en ce moment par la bouche de M. Pecks-
niff. Mais peut-être se faisait-il des illusions sur son propre
compte.
a Ce jour, madame Todgers, a été un jour de plaisir, mais
il a été aussi pour moi un jour de torture. Il m'a rappelé ma
solitude. Que suis-je dans le monde ?
— Un excellent gentleman , monsieur Pecksniff , dit
Mme Todgers.
— Vous croyez? Ce serait au moins une consolation.
— Il n'existe pas un homme meilleur que vous. J'en suis
certaine. »
M. Pecksniff sourit à travers ses larmes et agita légèrement
sa tête.
« Vous êtes bien bonne, dit-il, je vous remercie. Vous ne
sauriez croire la satisfaction que j'éprouve, madame Todgers,
à rendre les gens heureux. Le bonheur de mes élèves est mon
objet principal. J'en raffole. Eux aussi raffolent de moi quel-
quefois.
— Toujours, dit Mme Todgers.
— Quand ils disent qu'ils n'ont pas fait de progrès, madame,
ajouta M. Pecksniff en la regardant d'un air de profond mys-
tère, et lui faisant signe d'approcher de sa bouche, quand ils
17^1 VIE ET AVENTURES
disent qu'ils n'ont pas fait de progrès, madame, et que le prix
de la pension était trop élevé, ils mentent 1
— Il faut que ce soient de vils misérables I
— Madame, vous avez raison. J'estime en vous cette ma-
nière de voir. Un mot à l'oreille. Aux parents et aux tuteurs....
Ceci est entre nous, madame Todgers?
— Oui, entre nous.
— Aux parents et aux tuteurs s'offre en ce moment une fa-
vorable occasion qui unit les avantages de la meilleure édu-
cation pratique architecturale au confort de la famille, et la
société constante de personnes qui, dans leur humble sphère
et leurs modestes capacités, remarquez bien ceci ! n'oublient
pas leur responsabilité morale. »
Mme Todgers le regardait, assez embarrassée de savoir ce
que ces paroles signifiaient, si même elles signifiaient quel-
que chose. C'était, en effet, le lecteur peut se le rappeler, la
forme habituelle de la réclame de M. Pecksniff, quand il de-
mandait un élève ; mais, pour le moment, l'avis ne semblait
se rapporter à rien de particulier. Cependant, M. Pecksniff
leva son doigt, comme pour avertir la dame de ne point l'in-
terrompre.
« Connaissez-vous, madame Todgers, un père de famille ou
tuteur qui désire profiter d'une occasion si précieuse pour un
jeune gentleman ? On préférerait un orphelin. Connaissez-vous
un orphelin qui puisse donner trois ou quatre cents livres
sterling? »
Mme Todgers réfléchit et secoua la tête.
« Si vous entendez parler d'un orphelin qui puisse donner
trois ou quatre cents livres sterling, priez les amis de ce cher
orphelin de s'adresser par lettre, franc de port, à S. P. Poste
restante. Salisbury.... J'ignore qui c'est, au juste.... Ne vous
inquiétez pas, madame Todgers, ajouta M. Pecksniff, tombant
lourdement sur elle, c'est chronique 1 chronique!... Faites-moi
donner une petite goutte de n'importe quoi.
— Dieu nous garde, mesdemoiselles Pecksniff! s'écria tout
haut Mme Todgers, votre cherp'pa est très-mal! y>
M. Pecksniff se redressa par un effort extraordinaire, tandis
que chacun courait à lui avec précipitation, et, se remettant
sur ses pieds, il promena sur l'assemblée un regard empreint
d'une ineffable sérénité. Petit à petit, un sourire succéda à ce
regard; un sourire -doux, sans force et plein de mélancolie,
un sourire aimable même dans sa souffrance. « Ne vous affli-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 175
gez pas, mes amis, dit-il tendrement. Ne pleurez pas pour
moi. C'est chronique. »
Et en parlant ainsi, après avoir fait un vain effort pour lever
ses pieds, il tomba dans le foyer de la cheminée.
Le plus jeune gentleman de la compagnie l'eut relevé en un
instant. Oui, avant qu'un seul cheveu de la tête du vieillard
fût brûlé, il l'avait posé sur le tapis.... son père à elle !
Mercy était hors d'elle , et sa sœur également. Jinkins les
consola de son mieux. D'ailleurs, tout le monde les consolait.
Chacun avait quelque chose à leur dire, si ce n'est le plus
jeune gentleman de la compagnie, qui avec un noble dévoue-
ment, et sans que personne prît garde à lui, avait fait le plus
de besogne et garanti la tête de M. Pecksniff. Enfin, les assis-
tants se réunirent autour du cher malade, et convinrent de le
porter par l'escalier jusqu'à son lit. M. Jinkins gronda le plus
jeune gentleman de la compagnie d'avoir déchiré l'habit de
M. Pecksniff. Ha! hal... mais n'importe.
Ils portèrent en haut M. Pecksniff, tout en lançant à chaque
marche des brocards au plus jeune gentleman.
- La chambre à coucher était située au haut de la maison, et
pour l'atteindre il n'y avait pas mal de chemin à faire ; cepen-
dant, ils finirent par y arriver avec leur précieux fardeau. En
route, M. Pecksniff leur demandait fréquemm.ent à boire une
petite goutte de quelque chose. Cela ressemblait à une manie.
Le plus jeune gentleman de la compagnie proposa bien un
verre d'eau ; mais M. Pecksniff, pour prix de ce conseil, l'ac-
cabla des épithètes les plus méprisantes.
Jinkins et Gander se chargèrent du soin de coucher le ma-
lade, et l'arrangèrent du mieux qu'ils purent en le posant
sur son lit. Lorsqu'il parut disposé à s'endormir, ils le quit-
tèrent. Mais, avant qu'ils eussent atteint le bas de l'escalier,
le fantôme de M. Pecksniff, singulièrement accoutré, apparut
se démenant sur le palier d'en haut. Il désirait connaître leur
sentiment touchant la nature de la vie humaine.
« Mes amis, cria M. Pecksniff, plongeant son regard par-
dessus la rampe, fortifions notre esprit par la discussion, par
la contradiction mutuelle. Soyons msraux. Contemplons en
face l'existence. Où est Jinkins ?
— Ici, répondit ce gentleman. Retournez à votre lit.
— Au lit ! s'écria M. Pecksniff. Le lit I c'est la voix du fai-
néant; je rent'3nds dire en gémissant : «c Vous m'avez éveille
« troDtôt; je veux encore dormir. » S'il y a quelque jeune or-
176 VIE ET AVENTURES
phelin qui veuille me compléter cette citation de la jolie pièce
des œuvres du docteur Watts, l'occasion est propice. »
Personne ne s'offrit.
« C'est très-agréable , dit M. Pecksniff après une pau.se.
C'est astringent et rafraîchissant, en particulier pour les
jambes! Les jambes de l'homme, mes amis, sont une inven-
tion admirable. Comparez-les aux jambes de bois, et observez
la différence qu'il y a entre l'anatomie de la nature et l'ana-
tomie de l'art. Savez-vous, ajouta M. Pecksniff en se pen-
chant sur la rampe avec cet air familier qu'il prenait toujours
vis-à-vis de ses nouveaux élèves, savez-vous que je voudrais
bien connaître l'opinion de Mme Todgers sur une jambe de
bois, si cela lui était agréable ? »
Comme il paraissait impossible d'attendre de lui rien de
raisonnable après un pareil discours, M. Jinkins et M. Gan-
der remontèrent et le replacèrent de nouveau sur son- lit. Mais
il en était sorti avant que ces messieurs fussent arrivés au
second étage; ils revinrent l'accommoder, et à peine avaient-
Is descendu quelques marches, que notre homme était déjà
iehors. En un mot, autant de fois on le fit rentrer dans sa
chambre, autant de fois il s'en échappa, l'esprit bourré de
maximes morales, qu'il répétait continuellement par-dessus
la rampe, avec un plaisir extraordinaire et un désir irrésis-
tible d'éclairer ses semblables.
Vu les circonstances, et quand pour la trentième fois au
moins ils eurent remis M. Pecksniff au lit, M. Jinkins resta à
le surveiller, tandis que son compagnon descendait chercher
Bailey junior qu'il amena avec lui. Le jeune concierge, in-
struit du service qu'on attendait de lui, s'en montra enchanté,
et s'installa avec un tabouret, une chandelle et son souper,
pour veiller plus commodément près de la porte de la chambre
à coucher.
Ces arrangements terminés, on enferma M. Pecksniff, en
laissant la clef du côté extérieur de la serrure. Le jeune page
était chargé d'écouter avec attention, de guetter les symptômes
d'apoplexie qui pourraient survenir au patient; et, dans le cas
où il s'en présenterait, d'appeler immédiatement au secours.
A quoi M. Bailey répondit modestement qu'il œ se flattait de
savoir en général passablement l'heure qu'il était au cadran
de la pendule, et qu'il ne datait pas pour rien ses lettres du
Todgers -Ho use. i
^
DE MARTIN CHUZZLEWIT^ 177
CHAPITRE X.
Coiitenant d'étranges choses qui exerceront une grande influence, en
bien ou en mal, sur la plupart des événements de cette histoire.
Cependant M. Pecksniff était venu à Londres pour affaire.
Avait-il oublié ce but de son voyage ? Continuait-il de prendra
du plaisir avec la joyeuse engeance de la pension Todgers,
sans songer aux graves intérêts, quels qu'ils fussent, qui
exigeaient sa calme et sérieuse méditation? Non.
« Le temps et la marée n'attendent personne, d dit le pro-
verbe. Mais tous les hommes ont à attendre le temps et la
marée. Cette marée, qui avec son flux devait conduire Seth
Pecksniff à la fortune, était marquée d'avance sur le tableau
et au moment de monter. Pecksniff ne restait pas tranquille-
ment au haut de la plage sans ss soucier le moins du monde
des changements de courants ; mais il se tenait sur l'extrême
bord, le digne homme, voyant l'eau passer déjà par-dessus
ses souliers et tout prêt à se vautrer dans la vase, si c'était le
chemin qui devait le conduire au but de ses espérances.
La confiance qu'il inspirait à ses deux charmantes filles
était vraiment admirable. Elles croyaient si fermement au
caractère de leur père, qu'elles étaieMt certaines qu'en tout ce
qu'il faisait il avait devant lui un dessein bien conçu, bien
arrêté. Elles savaient aussi que ce noble objet était pour
Pecksniff son intérêt personnel, ce qui naturellement les in-
téressait par contre-coup.
Ce qui rendait cette confiance filiale plus touchante encore,
c'est que les demoiselles Pecksniff ne se doutaient pas, quant
à présent, des projets réels de leur père. Tout ce qu'elles sa-
vaient de lui, c'est que chaque matin, de bonne heure, après
le déjeuner, il se rendait au bureau de poste pour y cher-
cher des lettres. Ce soin rempli, sa tâche du jour était ache-
vée; et il rentrait dans le repos jusqu'à ce que le retour du
soleil amenât, le lendemain, une poste nouvelle.
Même manège pendant quatre ou cinq jours. Enfin, un
matin, M. Pecksniff revint à son domicile tout hors d'haleine
et avec une précipitation curieuse chez un homme d'ordinaira
Martin Chuzzlewit. — i 12
178 VIE ET AVENTURES
si calme. 11 s'enferma avec ses filles, et ils eurent une confé-
rence secrète qui dura bien deux heures. Tout ce qui se passa
dans cet entretien resta caché, et nous n'en connaissons que
les paroles suivantes , articulées par M. PecksnifT :
« Gomment un tel changement s'est-il opéré en lui (du moins
je l'espère), question tout à fait oiseuse et vaine. Mes chéries,
j'ai mes idées sur ce sujet, mais je ne les émettrai point. Il
suffit que nous soyons disposés à ne montrer ni ressentiment
ni colère, et que nous soyons prêts à pardonner. S'il désire
notre amitié, il l'aura. Nous connaissons notre devoir, je
pense! »
Le même jour, heure de midi, un vieux gentleman descendit
de cabriolet au bureau de poste, et, ayant donné son nom, de-
manda une lettre à lui adressée et qui devait rester au bu-
reau jusqu'à ce qu'elle fût réclamée. Cette lettre attendait de-
puis quelques jours. La suscription en était écrite de la main
de M. Pecksniff, et scellée du cachet de M. PecksnifT.
La lettre, très-courte, ne contenait guère qu'une adresse
avec « les sentiments très-respectueux et (malgré le passé),
sincèrement affectueux. » Le vieux gentleman prit l'adresse,
jetant au vent en petits morceaux le reste de la lettre et la
passa au cocher avec ordre de le conduire le plus près pos-
sible de Todgers-House. Le cocher le mena droit au Monu-
ment : là, le vieux gentleman descendit de nouveau, renvoya
sa voiture et se dirigea à pied vers la pension bourgeoise.
Bien que le visage, la tournure, le pas de ce vieillard, et
même la manière ferme dont il serrait, en s'appuyant dessus,
sa grosse canne, indiquassent une résolution qu'il n'eût pas
été facile de combattre, et une obstination (bonne ou mauvaise,
peu importe) qui, dans d'autres temps, eût bravé la torture et
puisé la vie dans les angoisses mêmes de la mort; cependant
il y avait en ce moment dans son esprit une certaine hésita-
tion qui lui fit éviter d'abord la maison qu'il cherchait et Je
conduisit machinalement vers un rayon de soleil qui éclairait
le petit cimetière voisin. Il semble qu'il dût y avoir dans le con
traste de cette poussière immobile amoncelée au milieu même
du plus actif remue-ménage quelque chose qui fût plutôt ca-
pable d'accroître son indécision : cependant il s'achemina de
06 côté, éveillant les échos sur son passage, jusqu'à ce que
l'horloge de l'église, sonnant pour la seconde fois les quarts
depuis qu'il était dans le cimetière , le tira de sa méditatiou.
Sortant donc de son incertitude en même temps que l'air eui-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 179
portait le son des cloches, il gagna, d'un pas rapide la maison
et frappa à la porte.
M. Pecksniff était assis dans le petit salon de Mme Todgers.
Son visiteur le trouva occupé à lire par pur hasard , et il lui
en fit ses excuses, un excellent ouvrage de théologie. Sar une
table étroite il y avait du gâteau et du vin, par un autre ha-
sard dont il s'excusa égaiemeat.
a J'avais oublié, dit- il, la visite que je devais recevoir, et
j'allais partager cette modeste collation avec mes filles quand
vous avez frappé à la porte.
— Vos filles vont bien ? » demanda Martin, posant de côté
son chapeau et sa canne.
M. Pecksniiï s'efforça de cacher son émotion comme père,
lorsqu'il répondit ;
« Oui, elles vont bien. Ce sont de bonnes petites filles,
d'excellentes petites filles. Je ne me permettrais pas, dit-il, de
proposer à M. Ghuzzlewit de prendre un fauteuil ni de lui re-
commander d'éviter le vent coulis de la porte. Je n'ai pas
envie de m'exposer aux plus injustes soupçons. En consé-
quence, je me bornerai à faire observer qu'il y a dans la
chambre un fauteuil, et que la porte est loin d'être parfaite-
iiient close. J'oserai seulement peut-être ajouter qu'il n'est
pas r^re de rencontrer ce dernier inconvénient dans les mai-
sons anciennes. y>
Le vieillard s'assit dans le fauteuil, et, après quelques in-
stants de silence ;
a En premier lieu, dit-il, j'ai à vous remercier d'être venu
à Londres avec tant d'empressement sur ma requête non mo-
tivée ; je n'ai pas besoin d'ajouter : et à mes frais.
— A vos frais, mon bon monsieur! s'écria M. PecksnilT, avec
un accent de grande surprise.
— Je n'ai pas l'habitude, dit Martin en agitant sa main avec
impatience, de faire faire des dépenses à.... Eh bien! à mes
parents, pour satisfaire mes caprices.
— Des caprices, mon bon monsieur ! s'écria M. Pecksniff.
— Ce n'est pas tout à fait le mot qui convient en cette occa-
sion, dit le vieillard. Non, vous avez raison. »
Intérieurement, M. Pecksniff se sentit soulagé en entendant
ces paroles, bien qu'il ne sût pas du tout pourquoi.
« Vous avez raison, répéta Martin. Ce n'est point un
caprice. C'est une chose fondée sur la raison , la vérité , la
réflexion. C'est, comme vous voyez, tout le contraire d'un
Î80 VIE ET AVENTURES
caprice. D'ailleurs , je ne suis pas capricieux. Je ne l'ai ja-
mais été.
— Assurément non , dit PecksnilT.
— Comment le savez- vous ? répliqua vivement l'autre.
C'est ma'ntenant que vous allez commencer à le savoir. Vous
êtes destiné à l'attester et à le prouver dans l'avenir. Vous et
les vôtres, il faut vous apprendre que je suis persévérant et
que je ne me laisse pas détourner de mon but. Entendez-
vous?
— Parfaitement.
— Je regrette beaucoup, reprit Martin le regardant en face
et lui parlant d'un ton lent et mesuré, je regrette beaucoup
que vous et moi nous ayons eu, dans notre dernière rencon-
tre, la conversation que nous avons eue. Je regrette beaucoup
de vous avoir laissé voir si ouvertement ce que je pensais de
vous. Les intentions que j'ai maintenant à votre égard sont
toutes différentes. Abandonné de tous ceux en qui j'avais mis
ma confiance, trompé et obsédé par tous ceux qui eussent dû
m'aider et me soutenir, je viens chercher un refuge auprès de
vous. J'ai la confiance que vous serez mon allié et que je vous
attacherai à moi par les liens de l'Intérêt et de l'Espérance (il
appuj-a fortement sur ces derniers mots, quoique M. Pecksnifl
le priât tout particulièrement de ne point les prononcer), et
que vous m'aiderez à faire payer à qui de droit les consé-
quences de la plus odieuse espèce de bassesse, de dissimula-
tion et d'artifice.
— Mon noble monsieur! s'écria M. Pecksniff, lui saisissant
la main qui était toute grande ouverte : et c'est vous qui
m'exprimez le regret d'avoir accueilli d'injustes idées sur
mon compte ! vous, avec ces respectables cheveux gris !...
— Les regrets , dit Martin, sont le propre des cheveux gris ;
et je me félicite d'avoir au moins en commun avec tous les
autres hommes ma part de cet héritage. Mais en voilà assez.
Je suis fâché d'avoir été si longtemps séparé de vous. Si je
vous avais traité plus tôt comme vous méritez de l'être, peut-
être eussé-je été plus heureux. »
M. Pecksniffleva les yeux au plafond et se frotta les mains
de joie.
« Vos filles.... dit Martin , après un court silence ; je ne les
connais pas. Vous ressemblent-elles ?
— Monsieur Chuzzlewit, répondit le veuf, TauLeur de leurs
joars (je ne veux pas parler de moi, mais bien de leur sainte
DE MARTIN CrIUZZLEV/iT. 181
mère) revit dans le nez de ma fille aînée et dans le menton
Je la cadette.
— Je ne demande pas si elles vous ressemblent au physi-
que. C'est au moral, au moral 1
— Il ne m'appartient pas de le dire, répliqua M. Pecksniff
avec un sourire gracieux. J'ai fait de mon mieux, monsieur.
— Je désirerais les voir, dit Martin; sont-elles près
d'ici? »
Si elles étaient près, je crois bien ! Depuis le commencement
de- la conversation jusqu'à ce moment où elles se retirèrent
avec précipitation, elles étaient à écouter à la porte. M. Pecks-
niff eut soin d'essuyer d'abord les larmes dont l'attendrisse-
ment avait mouillé ses yeux, pour donner ainsi à ses filles le
temps de remonter l'escalier; puis il ouvrit la porte et cria
doucement dans le corridor :
« Mes mignonnes, où êtes- vous ?
— Ici, mon cher p'pa !... répondit dans le lointain miss Gha-
rity.
— Descendez au parloir, s'il vous plaît, mon amour, dit
M. Pecksniff, et amenez votre sœur avec vous.
— Oui, mon cher p'pa, » cria Mercy.
Et aussitôt, en filles qui étaient tout obéissance, elles accou-
rurent en chantonnant.
Rien ne saurait surpasser l'étonnement qu'éprouvèrent les
deux demoiselles Pecksniff lorsqu'elles trouvèrent un étranger
tête à tête avec leur cher papa. Rien d'égal à leur muette stu-
péfaction quand M. Pecksniff dit : « Mes enfants, M. Ghuzzle-
wit 1 » Mais lorsqu'il leur dit que M. Chuzzlewit et lui étaient
bons amis, et que M. Chuzzlewit avait prononcé des paroles
si bienveillantes, si affectueuses qu'elles lui avaient pénétré le
cœur, les deux demoiselles Pecksniff s'écrièrent à l'unisson :
« Que le ciel soit béni ! » et elles sautèrent au cou du vieillard.
Et quand elles l'eurent embrassé avec une ardeur et une ten-
dresse qu'aucun mot de la langue ne saurait exprimer, elles se
groupèrent autour de son fauteuil, penchées vers lui comme
des innocentes qui se figuraient qu'il ne pouvait y avoir pour
elles ici-bas de plus grande joie que d'accomplir ses volontés
et de répandre sur le reste de sa vie cet amour dont elles eus-
sent désiré remplir toute leur existence depuis leur enfance,
si, le cruel ! il avait consenti seulement à accepter cette pré-
cieuse offrande de leur tendresse.
Plusieurs fois le vieillard porta attentivement son regard da
182 VIE ET AVENTURES
l'une à l'autre pour le ramener sur M. Pecksniff. Il parvint à
saisir le moment où l'œil de M. Pecksniff s'abaissait : car jus-
que-là il était resté pieusement levé, avec cette expression
que les poètes de l'antiquité ont prêtée à un oiseau de nos
basses-cours quand il rend le dernier soupir au sein de la
tourmente du fluide électrique.
<c Quels sont leurs noms ? » demanda-t-il.
M. Pecksniff les lui dit et s'empressa d'ajouter (ses calom-
niateurs n'eussent pas manqué de dire que c'était en vue des
idées testamentaires qui pouvaient traverser l'esprit du vieux
Martin) :
<i Peut-être, mes chéries, feriez-vous mieux d'écrire vous-
mêmes votre nom. Votre humble autographe n'a aucune
valeur intrinsèque , mais l'affection peut en faire un sou-
venir.
— L'affection, dit le vieillard, s'étendra sur les originaux
vivants. Ne vous donnez pas la peine, mesdemoiselles. Je ne
vous oublierai pas si facilement, Gharity et Mercy, pour avoir
besoin de ces signes mnémoniques. Mon cousin!...
— Monsieur!.... dit vivement M. Pecksniff.
— Est-ce que vous ne vous asseyez jamais?
— Si fait.... Oui.... Quelquefois, monsieur, dit M. Pecksniff,
qui tout le temps était resté debout.
— Voulez-vous alors vous asseoir ?
— Pouvez- vous me demander, répondit M. Pecksniff, se lais-
sant aussitôt tomber sur un siège, si je veux faire une chose
que vous désirez ?
— Vous parlez là avec bien de l'assurance, dit Martin, et je
ne doute pas que vous ne pensiez ce que vous dites : mais je
crains que vous ne sachiez pas ce que c'est que l'humeur d'un
vieillard. Vous ignorez tout ce qu'il faut de conditions pour
s'associer à ses sympathies et à ses antipathies, pour se plier
à ses préjugés, à ses ordres, quels qu'ils soient; pour suppor-
ter ses défiances et ses jalousies, et se montrer toujours zélé
à le servir. Quand je me rappelle combien j'ai d'imperfections
et que j'en mesure l'énormité par les pensées injustes que j'ai
depuis si longtemps nourries à votre égard, j'ose à peine ré-
clamer votre amitié.
— Mon digne monsieur, répliqua son parent, comment pou-
vez-vous me dire des choses si pénibles? Que vous ayez com-
mis une légère méprise, y avait-il rien de plus naturel, quand
à tous égards vous aviez tant de raisons légitimes, des raisons
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 183
bien tristes et trop réelles assurément , de trouver coupable
envers vous la conduite de tout le monde !
— En vérité, dit le vieillard, vous êtes très-indulgent pour
moi.
— C'est que nous disions toujours, mes filles et moi,
s'écria M. PecksnifT avec un redoublement de zèle obséquieux,
que, si nous nous affligions de l'affreux malbeur que nous
avions d'être confondus avec des êtres vils et mercenaires,
nous ne devions pas cependant nous en étonner. Mes ché-
ries , vous vous en souvenez ?
— Oh ! parfaitement. Vous nous l'avez répété assez sou-
vent.
— Nous ne nous plaignions pas, continua M. Pecksniff.
Dans l'occasion nous trouvions un sujet de consolation à re-
marquer que la Vérité finissait par prévaloir et la Vertu par
triompher, quoique ce soit assez rare. Mes amours, vous vous
en souvenez? s
Si elles s'en souvenaient ! Comment pouvait-il demander
cela? Cher p'pa, quelles questions étranges et inutiles!
< Et, reprit M. Pecksniff avec une déférence plus grande
encore, quand je vous ai vu dans le petit et modeste village
où nous nous sommes résignés à vivre, j'ai dit, mon cher mon-
sieur, que vous vous trompiez à mon égard; je n'ai rien dit
de plus, je crois?
— Non. Ce n'est pas tout, répondit Martin qui avait pen-
dant quelque temps appuyé la main sur son front, et qui
maintenant leva les yeux. Vous avez dit beaucoup plus ; et
c'est ce que vous avez dit, joint aux circonstancss qui sont
parvenues à ma connaissance, qui m'a ouvert les yeux. Vous
m'avez parlé avec désintéressement en faveur de.... Je n'ai
pas besoin de le nommer. Vous savez qui je veux désigner. »
M. Pecksniff laissa paraître sur son visage une certaine
émotion, tandis qu'il joignait ses mains moites de sueur et ré-
pondait d'un ton humble :
« C'était tout à fait désintéressé, monsieur, je vous le cer-
tifie.
— Je le sais, dit tranquillement le vieux Martin. J'en suis
sûr. C'est ce que je vous disais. C'est aussi par pur désinté-
ressement que vous m'avez délivré de cette bande de harpies,
dont vous avez été vous-même la victime. Bien d'autres
hommes leur eussent permis de déployer toute leur rapacité
et se fussent efforcés de grandir, par le contraste, dans mon
184 VIE ET AVENTURES
estime. Vous m'avez rendu le service de les chasser; je vous
ïTi dois bien des remercîments. Quoique j'eusse déjà quitté la
.'lace, vous voyez que je n'ignore rien de ce qui s'est passé
m mon absence.
— Vous me stupéfiez, monsieur I » s'écria M. PecksuifT
C'était assez vrai.
€ J'en sais bien d'autres. Vous avez dans votre maison un
nouveau commensal....
— Oui, monsieur, répondit l'architecte. Il y en a un.
— Il faut qu'il la quitte, dit Martin.
— Pour.... pour la vôtre? demanda M. Pecksniff avec une
douceur cadencée.
— Pour aller où il pourra, répondit le vieillard. Il vous a
trompé.
— J'espère que non, dit vivement M. Pecksniff. J'ose croire
que non. Je me suis senti une grande inclination pour ce jeune
homme. J'espère ne point avoir la preuve qu'il ait en rien dé-
mérité de ses titres à ma protection. La perfidie, la perfidie,
mon cher monsieur Ghuzzlewit, serait un coup décisif. Sur
une preuve de perfidie, je croirais de mon devoir de rompre
immédiatement avec lui. »
Le vieillard embrassa d'un regard les deux demoiselles, mais
particulièrement miss Mercy, qu'il contempla fixement avec un
intérêt qu'il n'avait pas encore témoigné. Il ramena enfin ses
yeux sur M. Pecksniff tout en disant d'un ton calme :
ce Vous savez, selon toute probabilité, qu'il a déjà fait choix
d'une femme.
— 0 ciell s'écria M. Pecksniff, relevant avec force ses
cheveux en brosse sur sa tête et jetant à ses filles un coup
d'œil sinistre, ceci devient effrayant !
— Vous savez l'affaire? demanda Martin.
— Assurément , mon cher monsieur , il n'aura point fait ce
choix sans le consentement et l'approbation de son grand-père !
s'écria M. Pecksniff. Ne me dites pas cela. Pour l'honneur de
l'humanité , donnez-moi l'assurance qu'il n'a pas oublié à ce
point ses devoirs.
— Eh bien I il s'en est passé. »
L'indignation éprouvée par M. Pecksniff, en entendant cette
révélation terrible, n'eut d'égale que l'ardente colère des deux
demoiselles. Eh quoi! avaient-elles par hasard logé et nourri
dans leur sein un serpent à sonnettes ; un crocodile qui avait
fait l'offre clandestine de sa main ; un fourbe qui avait trompé
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 185
la société; un banqueroutier frauduleux du célibat, q^ui spécu-
lait sans délicatesse sur l'article des filles à marier? Et penser
qu'il avait pu désobéir et en imposer à cet excellent, à ce vé-
nérable gentleman dont il portait le nom ; à cet affectueux et
tendre guide; a celui qui était plus qu'un père pour lui, plus
qu'une mère même : quelle horreur 1 quelle horreur! Ce serait
un traitement trop bénin que de le chasser avec ignominie.
N'y avait-il pas autre chose à faire pour le châtier ? N'avait-il pas
mérité d'encourir des peines légales ? Serait-il possible que les
lois du pays fussent assez relâchées pour n'avoir pas assigné
de supplice à un pareil crime? Le monstre! avec quelle bas-
sesse il les avait trompées !...
« Je m'applaudis de vous voir si chaudement dans mes in-
térêts, dit le vieillard, levant la main pour arrêter le torrent
de leur indignation. Je ne vous dissimulerai pas que j'éprouve
du plaisir à vous trouver si remplies de zèle. Mais considérons
ce sujet comme épuisé.
— Non, mon cher monsieur, s'écria M. Pecksniff, tout n'est
pas fini. Il faut que d'abord je purge ma maison de cette souil-
lure.
— Gela, dit le vieillard, viendra en son temps. Je regarde
la chose comme faite.
— Vous êtes trop bon, monsieur, répondit M. Pecksniff
agitant sa main. Vous me comblez. Vous pouvez considérer
la chose comme faite, je vous l'assure.
— Il y a, dit Martin, un autre point sur lequel j'espère que
vous voudrez bien m'assister. Vous vous rappelez Mary,
cousin?
— La jeune dame dont je vous disais , mes chéries , qu'elle
m'avait tant intéressé , fit observer M. Pecksniff. Excusez
cette interruption, monsieur.
— Je vous ai raconté son histoire....
— Que je vous ai redite, vous vous en souvenez , mes mi-
gnonnes! s'écria M. Pecksniff. Faibles jeunes filles, monsieur
Ghuzzlewit ! Elles en ont été tout émues.
— Eh bien! voyez, reprit Martin évidemment satisfait; je
craignais d'avoir à plaider sa cause auprès de vous et à vous
prier de l'accueillir favorablement pour l'amour de moi. Maio
vous n'avez pas de jalousie : c'est bien ! Il est vrai que vous
n'auriez aucun sujet d'en concevoir. Mary n'a rien à attendre
de moi , mes chers amis , et elle le sait parfaitement, j
Les deux demoiselles Pecksniff témoignèrent par quelques
186 VIE ET AVENTURES
paroles discrètes qu'elles approuvaient ce sage arrangement ,
et qu'elles sympathisaient de tout leur cœur avec celle qui en
avait été l'objet.
K Ah! dit le vieillard devenu pensif, si j'avais pu prévoir ce
qui devait se passer entre nous quatre ,... mais il est trop tard
pour y songer. Ainsi, mes jeunes demoiselles, le cas échéant,
vous la recevriez de bonne grâce et avec bienveillance? »
Et où était, je vous prie, l'orpheline que les deux demoiselles
Pecksniff n'eussent pasréchauûée dans leur sein fraternel? Mais
quand cette orpheline était recommandée à leurs soins par
une personne sur laquelle leur amour comprimé depuis tant
d'années venait enfin d'éclater librement, jugez des trésors
inépuisables de tendresse qu'elles se sentaient pressées de
répandre sur elle !
Il y eut dans la conversation un instant d'intervalle , durant
lequel M. Ghuzzlewit, distrait et préoccupé, tint les yeux fixés
sur le sol sans prononcer une parole ; et , comme il était évi-
dent qu'il ne désirait plus être interrompu dans sa méditation,
M. Pecksniff et ses filles gardèrent également un profond
silence.
Dans le cours de toute la conversation précédente, le vieux
gentleman avait montré une vivacité froide et calme, comme
s'il eût récité péniblement un rôle appris d'avance une centaine
de fois au moins. Alors même que ses paroles étaient le plus
animées et son langage le plus encourageant, il avait conservé
la même attitude sans la moindre modification. Mais un plus
vif éclat brilla dans ses yeux , et sa voix devint plus expres-
sive lorsqu'il reprit en sortant de sa pose recueillie :
«Vous savez ce qu'on dira de tout ceci? Vous y avez ré-
fléchi ?
— Ce qu'on dira, mon cher monsieur ? demanda M. Pecksniff.
— De cette entente nouvelle qui s'établit entre nous. »
M. Pecksniff prit un air de sagacité bienveillante , et en
même temps il parut se mettre au-dessus de toute interpréta-
tion humaine; car il hocha la tête et fit observer que sans nul
doute on pourrait dire bien des choses à ce sujet.
« Bien des choses , répéta le vieillard. Les uns diront que
je radote , vu mon âge avancé ; que c'est un ramollissement
du cerveau; que j'ai perdu toute mon énergie d'esprit et que
je suis tombé en enfance. Croyez-vous pouvoir supporter ça?»
M. Pecksniff répondit que ce serait dur à supporter , mais
qu'il espérait y réussir à force de se raisonner.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 187
« D'autres diront (je ne parle que des gens désappointés et
de mauvaise humeur) que vous avez eu recours au mensonge,
à des flatteries basses et serviles, rampé comme un ver dans la
fange pour vous insinuer dans ma faveur ; que vous avez fait
de telles concessions et des démarches si tortueuses , que vous
avez commis tant de bassesses et supporté des traitements si
humiliants, que rien ne pouvait vous payer, rien, pas même
le legs de la moitié du monde où nous vivons. Pourrez-vous
supporter cela?»
M. Pecksniff répondit que ces imputations, retombant jus-
qu'à un certain point sur le discernement de M. Ghuzzlewit,
lui seraient par cela même très-difficiles à supporter. Cepen-
dant il osait humblement espérer qu'il pourrait soutenir la
calomnie avec le secours d'une bonne conscience et l'amitié
du gentleman.
« Grâce à la foule des calomniateurs, dit le vieux Martin se
renversant sur le dossier de son fauteuil, voilà, je le prévois
bien, comme on va broder cette histoire. On dira que, pour
mieux témoigner mon dédain à la tourbe que je méprisais, j'ai
choisi dans le nombre le plus infâme, que je lui ai imposé
mes volontés, que je l'ai engraissé et enrichi aux dépens de
tous les autres ; qu'après avoir cherché l'espèce de châtiment
qui pût le mieux percer le cœur de ces vautours et leur faire
tourner la bile sur le cœur, j'ai imaginé ce moyen dans un
temps où le dernier anneau de la chaîne de reconnaissance et
de devoir qui m'attachait à ma famille venait d'être cruellement
rompu; cruellement, car j'aimais bien mon petit-fils; cruelle-
ment, car j'avais toujours compté sur son affection ; cruelle-
ment, car il la brisa quand je l'aimais le plus, mon Dieu !
et sans en éprouver d'angoisse il m'a quitté au moment où je
me cramponnais à son cœur! Maintenant, dit le vieillard,
étouffant cet éclat passionné presque aussitôt après s'y être
abandonné, vous croyez-vous encore capable de supporter cela?
car il faut vous attendre à toutes ces imputations, et ne comp-
tez pas sur moi pour vous aider à les combattre.
— Mon cher monsieur Ghuzzlewit, s'écria Pecksniff avec
extase, pour un homme tel que vous vous êtes montré aujour-
d'hui; pour un homme victime de tant d'injustice et cepen-
dant si sensible ; pour un homme si.... Je ne puis trouver le
mot précis; et cependant si remarquablement.... J'essaye en
vain de rendre ma pensée; pour l'homme enfin que je viens de
dépeindre, j'espère pouvoir dire sans trop de présomption
188 VIE ET AVENTURES
que moi, et j'ose ajouter mes filles aussi (mes chéries, vous
y consentez parfaitement, je pense?), nous nous sentons capa-
bles de tout supporter.
— C'en est assez, dit Martin. Vous ne pourrez m'imputer
aucune des conséquences de ce qui pourrait vous arriver.
Quand partirez-vous?
— Lorsqu'il vous plaira, mon cher monsieur. Ce soir même
si vous le désirez.
— Je ne^ désire rien de déraisonnable; et cela le serait.
Serez- vous prêts à partir pour la fin de la semaine? y>
C'était précisément, de toutes les époques, celle à laquelle
M. Pecksniff eût songé si on l'eût consulté sur le choix.
Quant à ses filles, les mots qui vinrent justement sur leurs
lèvres furent :
« 11 faut que nous soyons chez nous samedi, cher p'pa. Vous
savez.
— Il est possible, cousin, dit Martin tirant de son porte-
feuille un papier plié, que vos dépenses excèdent la valeur de
ce billet. S'il en est ainsi, vous me ferez connaître, à notre
première rencontre, le surplus de ma dette envers vous. Il est
inutile que je vous indique mon adresse : en réalité, je n'ai
point de domicile fixe. Dès que je serai établi , je vous en in-
struirai. Vous et vos filles, vous pouvez vous attendre à me
voir avant peu ; en même temps, je n'ai pas besoin de vous
dire que tout ceci doit rester secret entre nous. Ce que vous
avez à faire lorsque vous serez de retour chez vous est en-
tendu d'avance. Ne m'en dites jamais rien, n'y faites jamais
allusion. Je vous demande cela comme une faveur. Je n'ai pas
l'habitude de dépenser beaucoup de paroles, mon cousin : et
je crois que nous avons dit maintenant tout ce qu'il y avait à
dire.
— Un verre de vin, un morceau de ce gâteau de famille ?
s'écria M. Pecksniff, cherchant à le retenir. Mes chéries \... »
Les deux sœurs s'empressèrent de le seconder.
« Pauvres enfants !î.. dit M. Pecksniff. Veuillez excuser leur
trouble, mon cher monsieur. Elles sont tout âme. Ce n'est
pas là ce qu'il y a de mieux pour traverser le monde, mon-
sieur Chuzzlewit! Ma fille cadette est déjà presque aussi
avancée que son aînée, n'est-il pas vrai, monsieur?
— Laquelle est la plus jeune? demanda M. Chuzzlewit.
— Mercy; elle a cinq ans de moins que sa sœur. Quelque-
fois nous avons Tamour-propre de trouver que c'est une jolie
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 189
personne, monsieur. A parler en artiste, je crois pouvoir me
risquer à dire que ses contours sont gracieux et corrects. x>
M. Pecksniff ajouta, en essuyant ses mains avec son mouchoir
et consultant d'un regard scrutateur le visage de son cousin
à chaqae parole, pour en étudier l'efiFet : « Je suis naturelle-
ment fier, si je puis employer cette expression, d'avoir une
fille taillée sur les meilleurs modèles.
— Elle paraît avoir l'humeur vive, fit observer Martin.
— Juste ciel ! dit M. Pecksnifif, c'est tout à fait remarqua-
ble. Vous avez défini son caractère, mon cher monsieur, aussi
bien que si vous la connaissiez depuis son enfance. Si elle a
l'humeur vive ! Je vous assure, monsieur, que sa gaieté jette
un charme délicieux sur notre modeste demeure.
— Nul doute, répliqua le vieillard.
— D'autre part, reprit M. Pecksniff, Charity est remar-
quable peur l'énergie de son esprit et l'élévation de ses sen-
timents, si un père n'est pas suspect de partialité en s'expri-
mant ainsi sur le compte de ses filles. 11 règne entre elles
une affection extraordinaire, mon cher monsieur! Permettez-
moi de boire à votre santé. Que Dieu vous bénisse !
— Il y a un mois, dit Martin, j'étais bien loin de penser
que je romprais le pain et partagerais le vin avec vous. A
votre santé. »
Sans se laisser déconcerter par la brusquerie extraordinaire
avec laquelle ces dernières paroles avaient élé prononcées,
M. Pecksniff le remercia vivement.
« Maintenant je vous quitte, dit Martin, posant son verre
après l'avoir à peine effleuré de ses lèvres. Mes chers amis,
bonjour ! *
Mais cette manière de dire adieu de loin ne suffisait pas à
la tendresse des jeunes filles qui voulurent embrasser encore
M. Chuzzlewit de tout leur cœur et l'enlacer étroitement de
leurs bras. Leur nouvel ami se prêta à ces dernières caresses
de meilleure grâce qu'on n'eût pu s'y attendre de la part d'un
homme qui, peu d'instants auparavant, venait de répondre si
durement au toast de leur père. Après cet échange d'amitiés,
Martin prit à la hâte congé de M. Pecksniff et se retira, re-
conduit jusqu'à la porte par le père et les filles qui restèrent
sur le seuil, envoyant dcs baisers avec la main et le visage
rayonnant d'affection, jusqu'à ce que le vieillard eût disparu .
bien que ce dernier ne se fût pas retourné une seule fois après
être sorti de la maison.
190 VIE ET AVENTURES
Lorsque M. Pecksniff et ses filles furent rentrés et se retrou-
vèrent seuls ensemble dans le salon de Mme Todgers, les deux
jeunes demoiselles déployèrent un fond de gaieté inaccou-
tumé, se mirent à battre des mains, à rire, à considérer leur
cher papa d'un air narquois, avec des yeux espiègles. Cette
conduite était si déplacée, que M. Pecksnilf (à raison de sa
singulière gravité) ne put s'em.pécher de leur demander ce
que cela signifiait, et les blâma avec sa douceur habituelle de
s'abandonner à ces émotions frivoles.
« S'il était possible, dit-il, d'assigner une cause quelconque
à cette gaieté, fût-ce la plus légère, je n'y trouverais pas à
redire. Mais quand il n'y en a aucune.... Oh ! vraiment, vrai-
ment!... »
Cette mercuriale eut si peu d'effet sur Mercy, que la jeune
miss ne put s'empêcher d'appliquer son mouchoir sur ses lè-
vres de rose et de se renverser sur sa chaise avec toutes les
marques du plus vif enjouement : ce manque de déférence
blessa tellement M. Pecksniff, qu'il le lui reprocha en termes
pleins de fermeté, et lui donna le conseil paternel d'aller s'a-
mender dans la solitude et la méditation. Mais en ce moment
ils furent interrompus par le bruit d'une dispute ; et, comme
c'était dans la pièce voisine qu'avait lieu cette altercation, ils
n'en perdirent pas un mot.
« Je m'en moque pas mal, madame Todgers, disait le jeune
gentleman qui , le jour du grand banquet, avait été le plus
jeune gentleman delà compagnie, je m'en moque pas mal, et
il faisait claquer ses doigts; je ne crains point Jinkins , ma-
dame. Ne voLis mettez pas ça dans l'idée.
— Je suis parfaitement certaine que vous ne le craignez pas,
monsieur, repondit Mme Todgers. Vous avez l'esprit trop indé-
pendant, monsieur, pour vous soumettre à qui que ce soit.
C'est votre droit. 11 n'y a pas de raison pour que vous cédiez
le pas à aucun gentleman. Tout le monde doit en être con-
vaincu.
— Je ne me ferais pas plus de scrupule de percer une fenê-
tre à ce drôle, dit le plus jeune gentleman d'un ton désespéré,
que s'il était un boule dogue. »
Mme Todgers ne s'arrêta point à s'informer si, en prin-
cipe, il y avait quelque raison ou non de percer une icné e
même à un boule dogue, mais elle se contenta de tordre les
rnains et de pousser des gémissements.
« Qu'il prenne garde à lui! dit le plus jeune gentleman. Jd
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 191
l'en avertis. Il n'y a personne qui puisse arrêter le cours de
ma vengeance. Je connais un crâne.... » Il employa dans son
agitation cette épithète familière, mais il se reprit aussitôt
en ajoutant : « Un gentleman à son aise, qui s'exerce à tirer
avec une paire de pistolets à lui, et des fameux encore. Si on
me force une bonne fois à aller les lui emprunter et à envoyer
un ami à Jinkins, ça fera un sujet de tragédie pour les jour-
naux. Voilà! y>
Mme Todgers poussa de nouveaux gémissements.
« J'en ai trop supporté, dit le plus jeune gentleman. Main-
tenant mon esprit s'insurge contre ce traitement, et je ne
l'endurerai pas plus longtemps. J'ai quitté dans le temps la
maison, parce qu'il y avait en moi quelque chose qui se ré-
voltait contre la domination d'une sœur : croyez-vous que
ce soit pour me laisser maintenant fouler aux pieds par lui?\..
Non!
— Si M. Jinkins a de pareilles intentions, dit Mme Todgers,
il a tort; c'est inexcusable de sa part.
— S'il a cette intention!... s'écria le plus jeune gentleman.
Ne saisit-il pas chaque occasion pour m'interrompre et me
contredire? Manque-t-il jamais de venir me contrecarrer en
toutes choses ? Ne semble-t-il pas faire exprès de m'oublier
quand il verse la bière aux autres? Ne fait-ii pas de vaniteuses
remarques sur ses rasoirs et d'insultantes allusions aux gens
qui n'ont pas besoin de se raser pks d'une fois par semaine?
Mais qu'il prenne garde à lui : avant peu il se trouvera rasé,
et de très-près encore; c'est moi qui le lui dis! »
En achevant ce défi, le jeune gentleman ne commettait
qu'une petite erreur: c'est qu'il ne le dit jamais à M. Jinkins,
mais seulement à Mme Todgers.
c Au reste, ce ne sont pas là les sujets dont il convient
d'entretenir une femme. Tout ce que je voulais vous dire, ma-
dame Todgers, c'est que.... j'avais à vous annoncer mon dé-
part pour samedi prochain. La même maison ne saurait con-
tenir plus longtemps ensemble ce mécréant et moi. Si, durant
l'espace de temps qui nous reste, il n'y a. point d'effusion de
sang, vous devrez vous estimer joliment heureuse; car, à vous
dire vrai, je n'en crois rien.
— 0 mon Dieu! mon Dieu! s'écria Mme Todgers, que ne
donnerais-je pas pour prévenir cette extrémité! Vous perdre,
monsieur, c'est en quelque sorte perdre le bras droit de ma
maison. Vous si populaire parmi les gentlemen, vous si géué-
192 VIE ET AVENTURES
ralement considéré, vous si aimé ! J'ose espérer que vous vous
raviserez, si ce n'est pour d'autres, du moins pour moi.
— N'y a-t-il pas ici, dit d'un ton boudeur le jeune gentle-
man, Jinkins, votre favori? N'est-ce pas assez pour vous con-
soler, ainsi que les gentlemen, de la perte de vingt hommes
comme moi? D'ailleurs, je suis incompris dans ceite maison;
je l'ai toujours été.
— Ne vous éloignez pas d'ici avec cette idée, monsieur!
s'écria Mme Todgers, poussée par un élan de vertueuse indi-
gnation. Ne portez pas une accusation pareille contre cet éta-
blissement, je vous en prie. Il ne la mérite pas, monsieur.
Faites toates les remarques qu'il vous plaira contrôles gentle-
men ou contre moi ; mais ne dites pas que vous n'êtes point
compris dans cette maison.
— Si je l'étais, l'on ne me traiterait pas de la sorte.
— Vous êtes dans une grande erreur, monsieur, continua
Mme Todgers sur le même ton. Comme nous le disons souvent
avec plusieurs de ces messieurs, vous êtes aussi trop suscep-
tible. C'est comme ça; vous êtes trop susceptible; c'est votre
caractère. »
Le jeune gentleman toussa.
« Et quant à M. Jinkins, je dois, si nous sommes destinés à
nous séparer, vous prier de vouloir bien vous rappeler que je
ne le soutiens nullement. Loin de là, je souhaiterais fort que
M. Jinkins baissât un peu le ton dans la maison , au lieu
de me créer des difficultés avec des gentlemen dont le départ
me serait bien plus pénible que le sien. M. Jickins n'est pas
déjà un pensionnaire si fameux, pour que toutes les considéra-
tions de sentiments particuliers et d'égards s'effacent devant
lui. Bien au contraire, je vous l'assure, k
Le jeune gentleman fut tellement radouci par ces paroles de
Mme Todgers et par tout ce qu'elle put dire encore, que peu
à peu cette dame et lui se trouvèrent avoir changé de posi-
tion : c'est elle qui devint l'offensée et lui qui parut l'offen-
seur ; mais tout cela sur un ton de reproche amical et non de
plainte amère; sa conduite cruelle ne devant être attribuée
uniquement qu'à son caractère exalté. De sorte qu'à la fin de
la conversation, le jeune gentleman retira sa notification de
congé, et, après avoir donné à Mme Todgers l'assurance de
son inaltérable dévouement, s'en alla vaquer à ses affaires.
€ Bonté du ciel ! mesdemoiselles Pecksniff, cria la dame en
entrant dans la chambre du fond et s'asseyant lourdement, son
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 193
panier sur ses genoux et ses mains croisées sur son panier,
quelle patience il faut pour tenir une maison comme celle-ci!
Vous devez avoir entendu en grande partie ce qui s'est
passé tout à l'heure. Avez-vous jamais rien vu de pareil ?
— Jamais, répondirent les deux demoiselles Pecksniff.
— De tous les jeunes gens ridicules auxquels j'ai eu affaire,
celui-ci est bien le plus ridicule et le plus déraisonnable.
M. Jinkins le malmène sans doute quelquefois, mais pas à moi-
tié autant qu'il le mérite. Mettre un gentleman tel que
M. Jinkins sur le m.ême rang que lui^ ce serait un peu trop
fort ! Et cependant, Dieu m.e pardonne ! il est aussi jaloux de
M. Jinkins que s'il était son égal. »
Les deux jeunes demoiselles étaient enchantées du récit de
Mme Todgers, et prenaient goût à lui entendre raconter un
certain nombre d'anecdotes propres à leur faire connaître le
caractère du plus jeune gentleman, quand M. Pecksniff prit
un air sévère et sombre. Il la laissa finir, puis dit d'une voix
polennelle :
c Permettez-moi, madame Todgers, de vous demander pour
quelle somme ce jeune gentleman contribue aux frais de votre
maison.
— Mais, monsieur, tout compris, il paye environ dix-huit
schellings par semaine.
— Dix-huil schellings par semaine ! répéta M. Pecksniff.
— Oui, l'un dans l'autre, ou à peu près, » dit Mme Todgers.
M. Pecksniff se leva de sa chaise, croisa ses bras, contempla
l'hôtesse et hocha la tête.
<r Est-ce à dire, m'dame, est-ce possible, mistress Todgers,
que pour une aussi misérable considération que dix-huit
schellings par semaine, une femme de votre intelligence s'a-
vilisse jusqu'à jouer un double rôle, fût-ce un seul instant?
— Je suis bien forcée de garder tant que je peux l'équilibre,
monsieur, balbutia Mme Todgers. Je dois mainteair la paix
parmi mes pensionnaires et garder de mon mieux ma clien-
tèle, monsieur Pecksniff. Le profit est si peu de chose !
— Le profit!... s'écria le gentleman en pesant avec force
sur ce mot. Le profit, madame Todgers! Vous me stupéfiez! »
Il parlait d'un ton si sévère, que Mme Todgers en versa des
larmes.
« le profit ! répéta M. Pecksniff. Le profit de la dissimula-
tion ! Adorer le veau d'or de Baal pour dix-huit schellings par
-semaine !
.Martin Ghuzzlewxt.— i 13
194 VIE ET AVENTURES
— Mon bon monsieur Pecksniff, voyons, ne me traitez pas
si durement, s'écria Mme Todgers en tirant son mouchoir.
— Oveau! veau!... dit tristement M. Pecksniff. 0 Baall
Baal!... 0 mon amie, madame Todgers!... Trafiquer de ce pré-
cieux joyau, l'estime de sci-même, et faire des courbettes de-
vant une créature mortelle.... pour dix-huit schellings par
semaine ! »
Il était tellement accablé, anéanti par cette réflexion, qu'il
prit immédiatement son chapeau à la patère dans le couloir,
et sortit pour se remettre en faisant un petit tour. Quiconque
eût passé auprès de lui dans la rue n'eût point manqué de le
reconnaître à. première vue pour un honnête homme ; car il
avait encore peinte sur la figure la vertueuse satisfaction d'à-
cvoir adressé une homélie morale à Mme Todgers.
Dix-huit schellings par semaine! Elle était juste, bien juste,
ta censure, honnête Pecksniff! Encore s'il se fût agi d'un ru-
ban, d'une étoile, d'une jarretière, de manches de dentelle ',
du sourire d'un grand, d'un siège au parlement, d'un coup ap-
pliqué sur l'épaule avec le plat d'une épée de cour, d'une place,
d'un parti, d'un mensonge utile, ou de dix-huit mille livres
sterling ou même de dix-huit cents ; mais adorer le veau d'or
pour dix-huit schellings par semaine! 0 pitié! pitié!
CHAPITRE XI.
OÙ certain gentleman témoigne des attentions plus marquées à cer-
taine dame, et où les événements commencent à se dessiner.
Deux ou trois jours seulement séparaient la famille Pecks-
niff de son départ de la maison Todgers, et ce prochain dé-
part avait plongé tous les pensionnaires, sans en excepter
un, dans la plus profonde consternation, quand, à l'heure
agréable de midi , Bailey junior se présenta devant miss Gha-
rity, assise en ce moment avec sa sœur dans la salle du ban-
quet, et occupée à ourler six mouchoirs de poche neufs pour
M. Jinkins. Après avoir exprimé en termes affectueux l'espoir
i . Robe û'évêqne. (IVote du traducteur.)
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 195
d'être bien accueilli, il lui apprit, en son style grotesque,
qu'un visiteur désirait lui présenter ses humbles hommages et
qu'il attendait dans le parloir. Peut-être cette dernière partie
de l'avis qu'il donna témoignait-elle, mieux que ne l'eussent
pn-faire les plus lougs discours, de l'aplomb et de l'assurance
de Bailey : car eu réalité le fait est qu'il ne savait pas si c'était
précisément dans le parloir; il avait vu le visiteur sur le pail-
lasson de la j)orte et, se bornant à l'inviter à vouloir bien
monter, il l'avait laissé à la discrétion de sa propre sagacité.
Il n'était donc pas impossible que le visiteur fût en cet instant
à errer sur le toit de la maison ou à se perdre dans un dédale
de chambres à coucher sans pouvoir s'en tirer, Todgers-House
étant précisément une de ces maisons dans lesquelles un
voyageur sans pilote est à peu près sûr de se trouver bientôt
désorienté.
« Un gentleman pour moi!... s'écria Gharity, interrompant
sa besogne. Bon Dieu! Bailey ! Est-ce possible?
— Ah i dit Bailey, c'est-il possible? comme vous dites ça, je
voudrais bien être à sa place : mais v'ià c'qui s'ra pas pos-
sible jamais. »
Le sens de cette remarque était rendu un peu obscur par
une certaine redondance de négations superflues, comme le
lecteur peut l'avoir observé. Mais accompagnée d'une panto-
mime qui exprimait un couple fidèle marchant bras dessus
bras dessous vers une église de paroisse et échangeant des
regards de tendresse, elle signifiait clairement la convic-
tion chez le jeune portier que le visiteur venait pour cause
d'amour. Miss Gharity affecta de blâmer cette liberté grande,
sans pouvoir cependant réprimer un sourire. C'était un étrange
garçon assurément. 11 y avait toujours quelque fond de raison
et de vraisemblance mêlé à son absurde conduite. Il avait cela
de bon.
« Mais je ne connais aucun gentleman, Bailey, dit miss
Pecksniff ; je pense que vous vous serez trompé. »
La bizarrerie d'une telle supposition arracha un sourire à
M. Bailey, qui regarda les jeunes demoiselles avec une inalté-
rable affabilité.
ce Ma chère Merry, dit Gharity, qui cela peu^-<7 être? N'est-ce
pas singulier? J'ai bien envie de n'y pas aller. Vous concevez,
c'est si étrange!... »
La sœur cadette comprit parfaitement que cette question
venait uniquement de l'orgueil qu'éprouvait Gharity à rece-
196 VIE ET AVENTURES
voir uue visite, et que son aînée voulait ainsi témoigner de
sa supériorité et prendre sur elle une revanche de TefFet
qu'elle avait produit sur les gentlemen du commerce. Aussi
répondit-elle avec un ton poli et alfectueux que c'était sans
nul doute fort étrange, et que pour sa part il lui était absolu-
ment impossible de deviner quel était ce ridicule inconnu et
ce qu'il voulait.
« Absolument impossible à deviner!... dit Charity avec
une certaine aigreur, voyez un peu ! comme si vous aviez be-
soin de vous fâcher, ma chère.
— Bien obligée, répliqua Merry qui se mit à fredonner en
tirant son aiguille. Je proÊterai de votre bon conseil, mon
amour.
— Je crois en vérité que cette petite sotte a perdu la tête !
dit Cherry.
— Savez-vous , ma chère , dit Merry avec une candeur ra-
vissante, que je le crois aussi? vraiment j'en ai peur! Tant
d'encens, tant d'hommages et le reste, c'en est assez pour
faire tourner une tête plus forte que la mienne. Quelle conso-
lation pour vous, ma chère , d'être si tranquille à cet égard et
de n'être point tourmentée par ces vilains hommes ! vous êtes
bien heureuse, n'est-ce pas, Cherry? »
Cette question naïve eût pu amener de bruyants débats sans
la forte impression de plaisir que ressentit Bailey junior, dont
la satisfaction fut telle en voyant la tournure qu'avait prise la
conversation, que notre jeune concierge ne put s'empêcher
d'exécuter, à l'instant même, un pas de danse extrêmement
difficile de sa nature et qu'on ne peut réussir que dans un
moment de paroxysme : c'est le pas qu'on appelle vulgairement
le saut de grenouille. Cette manifestation si vive rappela im-
médiatement au souvenir des deux sœurs le grand et sage
précepte dans lequel elles avaient été élevées : « Quoi que
vous fassiez, conservez toujours les apparences. » Elles firent
donc trêve à leur mauvaise humeur et s'unirent pour signifier
à M. Bailey que, s'il osait encore se permettre devant elles une
pareille danse , elles dénonceraient aussitôt sa conduite à
Mme Todgers et laisseraient à cette dame le soin de lui infli-
ger une juste punition. Le jeune gentleman, après avoir expri-
mé l'amertume de son repentir en affectant d'essuyer avec son
tablier ses larmes brûlantes , puis en feignant de tordre ce
vêtement pour en faire tomber une grande quantité d'eau,
tint la, porte ouverte pour laisser passer miss Charity, qui
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 197
montait à l'étage supérieur pour recevoir son adorateur mys-
térieux.
Celui-ci , par un heureux concours de circonstances, ayait
trouvé le salon, où il était assis tout seul.
ce Ah! cousine! dit- il, me voici, vous voyez. Je parie que
vous me croyiez perdu. Eh bien! comment vous trouvez-vous
ici? »
Miss Gharity répondit qu'elle se trouvait très-bien, et elle
tendit la main à M. Jonas Chuzzlewit.
(c A merveille, dit M. Jonas. Et vous avez oublié les fati-
gues du voyage, n'est-ce pas? A propos.... comment va
Vautre?
— Ma sœur va très-bien, je pense. Je ne Tai entendue se
plaindre d'aucune indisposition. Peut-être, monsieur, désirez-
vous la voir et lui demander de ses nouvelles à elle-même?
— Non, non, ma cousine, dit M. Jonas, s'asssyant près
d'elle sur une des chaises de la croisée. Ne vous pressez pas.
C'est inutile, vous comprenez. Quelle cruelle personne vous
faites ! •
— Et comment pouvez-vous savoir, dit Cherry, si je suis
cruelle ou non?
— Ça, c'est vrai. Qu'est-ce que je disais donc? ah! je vous
demandais si vous ne m'aviez pas cru perdu. Vous ne m'avez
pas dit que oui.
— C'est que je n'y ai seulement pas pensé, répondit Cherry.
— Vraiment ! vous n'y avez pas pensé? dit Jonas, devenu
soucieux à cette étrange réplique. Et Vautre?
— Assurément je ne saurais vous dire ce que ma sœur a
pu penser ou ne pas penser sur ce sujet. Mais ce qu'il y a de
sur, c'est que jamais, de manière ou d'autre, elle ne m'en a
rien dit.
— Comment elle n'en a rien dit, pas même pour en rire?
demanda Jonas.
— Non, pas même pour en rire.
— Elle est pourtant terriblement rieuse 1 dit Jonas, baissant
la voix.
— Elle est très-vive, dit Cherry.
— La vivacité est une chose agréable quand elle ne donne
pas des goûts dispendieux. N'est-il pas vrai?
— Assurément, dit Cherry avec une gravité de manières
qui donna à cet assentiment un caractère très-désintéressé.
— Une vivacité comme la vôtre, par exemple, dit Jonas eu
198 VIE ET AVENTURES
poussant du coude miss Gharity. Je serais venu plus tôt
vous voir ; mais je ne savais où vous trouver. Comme vous
vous êtes sauvée, l'autre jourl...
— Ne fallait-il pas que je suivisse mon papa? répondit miss
Gharity.
— Encore s'il m'avait donné son adresse ! je vous aurais
trouvée plus tôt. Eh bien, même aujourd'hui, je ne vous
aurais pas trouvée, si je ne l'avais rencontré ce matin dans
la rue. Quel malin singe I Est-il assez doucereux et sournois !
un vrai chat, quoi ! n'est-ce pas ?
— Je vous invite à vouloir bien parler plus respectueuse-
ment de mon papa, monsieur Jonas, dit Gharity. Je ne saurais
vous permettre de tenir un pareil langage, même pour plai-
santer.
— Ma' foi , libre à vous de dire tout ce qu'il vous plaira de
mon père; je vous en donne pleine permission, dit Jonas. Ce-
lui-là, je crois que ce n'est pas du sang, mais un courant de
bile qui lui coule dans les veines. Quel âge pensez-vous qu'ait
mon père, dites, cousine?
— Il doit être âgé, pour sûr, répondit miss Gharity, mais
c'est un beau vieillard.
— Un beau vieillard!.,, i^ëpéta Jonas en frappant avec co-
lère sur le fond de son chapeau. Il serait pourtant bien temps
qu'il songeât à cesser de l'être. Imaginez-vous qu'il a quatre-
vingts ans !
— Luil vraiment?
— Et, ma foi ! s'écria Jonas , maintenant le voilà arrivé si
loin sans avoir rendu ses comptes, que je ne vois pas trop ce
qui pourra l'empêcher d'aller jusqu'à quatre-vingt-dix ans, et
même cent. Un homme qui aurait un peu de délicatesse ne
serait-il pas honteux d'être encore là à quatre-vingts ans? Je
setais curieux de savoir ce qu'il fait de sa religion quand il
transgresse ainsi la lettre de la Bible. Soixante-dix ans, c'est
déjà bien joli ; nul homme, pour peu qu'il ait de conscience et
comprenne ce qu'on a le droit d'attendre de lui, n'a besoin de
vivre plus longtemps. »
Peut-être verra-t-on avec étonnement que M. Jonas fît une
telle allusion à un semblable livre pour un pareil objet. Mais
qui donc pourrait révoquer en doute ce vieux dicton que,
quand le diable se déguise en bourgeois, il cite la Sainte-Écri-
ture pour l'appliquer à ses fins? Il n'y a qu'à se donner la
peine de regarder autour de soi, et l'on en trouverait plus
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 199
d'exemples dans l'espace d'un seul jour que le canon à vapeur
ne décharge de boulets en une minute.
« Mais , dit Jonas, en voilà assez sur mon père ; à quoi bon
se- faire du mauvais sang à parler de lui? Je viens vous de-
mander, ma cousine, si vous voulez faire une promenade avec
moi pour aller voir ensemble quelques-unes des curiosités de
Londres ; nous passerons ensuite chez nous pour y manger
un morceau. Très-probablement dans la soirée Pecksniff vien-
dra vous retrouver pour vous ramener à votre logis. Il me
l'a dit. Tenez, voici un billet de lui. Je le lui ai demandé ce
matin, lors de notre rencontre, quand il m'a eu annoncé qu'il
ne pourrait être de retour ici avant que j'y fusse venu. C'é-
tait une précaution nécessaire dans le cas où vous ne me
croiriez pas. Il n'y a rien de tel qu'un certificat, n'est-il pas
vrai?... Ha! ha! ha!... Dites donc, vous emmènerez Vautre,
hein? »
Miss Gharity interrogea du regard l'autographe paternel
qui portait simplement ceci : o: Allez, mes enfants, avec votre
cousin. Conservons l'union entre nous tant que cela se peut. »
Et, après quelque hésitation pour accorder un consentement
en forme, elle se retira afin de se préparer avec sa sœur à cette
excursion. Elle ne tarda pas à reparaître, accompagnée de
miss Mercy, qui n'était point du tout contente de quitter ses
brillantes conquêtes de la maison Todgers pour la société de
M. Jonas et de son respectable père.
« Ah ! ah ! s'écria Jonas. Tiens, tiens, c'est vous?
— Oui , vilain monsieur , dit Mercy, oui c'est moi ; et je
voudrais bien être partout ailleurs, je vous l'assure.
— Vous ne pensez pas ce que vous dites, s'écria Jonas, cela
n'est pas possible.
— Vilain homme, répliqua Mercy, vous êtes bien le maître
d'avoir là-dessus l'opinion qu'il vous plaira , comme moi de
garder la mienne ; et la mienne c'est que vous êtes déplaisant,
désagréable, odieux ! »
Ici elle rit aux éclats et parut à la joie de son cœur.
<c Oh! la maligne chouette! dit M. Jonas. C'est une taquine
décidée; n'est-il pas vrai, ma cousine? »
Miss Gharity réppndit qu'elle n'était pas à même de préciser
les habitudes et les goûts d'une taquine décidée ; et que, à sup-
poser qu'elle possédât sur ce sujet les notions nécessaires, il lui
conviendrait mal de reconnaître l'existence dans la famille
d'une personne qui pût recevoir une épithète aussi maison-
200 VIE ET AVENTURES
nante, encore moins quand il s'agissait d'une sœur bien-aimée ,
ce quel que soit en réalité son caractère, » ajouta Gharity avec
un regard courroucé.
c( Bien, ma chère, dit Merry ; la seule observation que j'aie
à faire, c'est que, si nous ne sortons pas tout de suite, je vais
certainement ôter mon chapeau pour rester au logis. »
Cette menace eut l'effet souhaité d'empêcher toute alterca-
tipn ultérieure ; car M. Jonas proposa immédiatement une
trêve, et la trêve étant votée à l'unanimité, ils quittèrent
aussitôt la maison. Sur le seuil, M. Jonas donna le bras à
chacune de ses cousines. Bailey junior, qui, d'une fenêtre de
mansarde, avait observé cet acte de galanterie, le salua d'une
violente quinte de toux bien accentuée, dont il paraît qu'il
n'était pas encore délivré lorsque les promeneurs tournèrent
le coin de la rue.
M. Jonas commença par demander à ses compagnes si elles
étaient bonnes marcheuses et, sur leur réponse affirmative, il
soumit leurs facultés pédestres à une assez forte épreuve ; car
il montra aux demoiselles Pecksniff nombre de curiosités,
ponts, églises, rues, façades de théâtres et autres merveilles
gratuites, leur faisant voir en une seule matinée ce qui pren-
drait à bien des gens une année entière. Ce qu'il y avait de
remarquable chez ce gentleman, c'était son insurmontable
aversion pour l'intérieur des édifices : il appréciait à sa juste
valeur le mérite des monuments qu'on ne pouvait visiter
sans rétribution, les trouvant tous détestables, et du plus mau-
vais goût. C'était même chez lui une opinion si fortement ar-
rêtée, que miss Gharity s'etant avisée de dire que sa sœur et
elle avaient été deux ou trois fois au spectacle avec M. Jin-
kins et d'autres personnes , il s'informa tout naturellement
« par quel moyen l'on s'était procuré des billets de faveur ; »
et qu'ayant appris que M. Jinkins et ses amis avaient payé, il
parut trouver cela très-amusant, faisant observer » qu'il fallait
que ce fussent des innocents et des niais ; » et dans le
cours de la promenade, il se livra par souvenir à des éclats
de rire intermittents, en songeant à l'incroyable stupidité de
ces gentlemen et, cela va sans dire, à la supériorité de son
propre sens.
Lorsqu'ils eurent marché durant plusieurs heures et qu'ils
furent complètement fatigués, M. Jonas apprit aux deux de-
moiselles qu'il allait leur donner le régal d'une des meilleures
plaisanteries qu'il connût. Cette plaisanterie était d'une na-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 201
ture pratique ; il s'agissait de prendre un fiacre à la course et
de le faire aller pour un schelling jusqu'à l'extrême limite
j)Ossible. Heureusement, c'était à l'endroit même où M. Jonas
demeurait; sans cela, les jeunes filles auraient payé un peu
cher la fine fleur de ce bon tour.
L'ancienne maison de commerce sous la raison sociale An-
thony Chuzzleivit et fils, marchands en gros d'articles de Man-
chester, etc., avait son siège dans une rue fort étroite située
derrière le Post-Office ; les maisons y restaient éternellement
sombres, même dans les plus brillantes journées d'été; des
hommes de peine arrosaient, dans la canicule, le devant de la
porte de leurs bourgeois, formant avec l'arrosoir des ara-
besques variées sur le pavé ; dans la belle saison , l'on voyait
constamment, sur le pas de~ la porte de ces magasins pleins
dépoussière, d'élégants gentleme^i, les mains dans les gous-
sets de leur pantalon bien tiré et contemplant leurs bottes
irréprochables : c'était, à ce qu'il semblait, le plus fort de leur
besogne, sauf que de temps à autre pourtant ils fichaient aussi
leur plume derrière l'oreille. La maison d'Anthony Chuzzlewit
et fils était bien le lieu le plus sombre , le plus triste, le plus
enfumé, le plus détraqué qu"il fut possible de voir : mais ce
n'en était pas moins là le centre des affaires et des plaisirs, de
la raison sociale Anthony Chuzzlewit et fils ; jam.ais ni le
vieillard ni le jeune homme n'avaient eu d'autre résidence, et
jamais leurs désirs ni leurs pensées n'en avaient franchi les
étroites limites.
Les affaires, comme on le conçoit aisément, étaient dans
cet établissement le point essentiel ; elles en avaient banni le
confort et exclu toute élégance intérieure. Ainsi, dans les
chambres à coucher, d'un aâpect misérable, on voyait pendus
le long des murs des paquets de lettres rongées des vers; des
rouleaux de toile, des débris de vieux ustensiles , des pièces
et des morceaux de marchandises avariées gisaient sur le sol;
tandis que d'étroites couchettes, des lavabos, des fragments
de tapis étaient relégués dans les coins comme des objets de
nécessité secondaire, désagréables, ne rapportant aucun pro-
fit, de vrais intrus dans Texistence. L'unique chambre qui
servait de salon était, d'après le même modèle, un chaos de
boîtes et de vieux papiers : on y voyait plus de tabourets de
comptoir que de fauteuils, sans compter un grand monstre de
pupitre qui se carrait au beau milieu du plancher, et un coffre-
fort en fer inscrusté dans le mur au-dessus de la cheminée.
202 VIE ET AVENTURES
La toute petite table isolée servant aux repas et aux plaisirs
de société était au pupitre et autres objets de commerce dans
la même proportion que l'étaient les grâces et les innocentes
récréations de la vie à la personne du vieillard et de son fils,
toujours à la poursuite de la fortune. Cette table avait été
tirée pour le dîner. Anthony lui-même était assis devant le
feu; il se leva pour recevoir son fils et ses belles cousines
quand elles entrèrent.
Un ancien proverbe dit que nous ne devons pas nous atten-
dre à trouver de vieilles têtes sur de jeunes épaules. A quoi
l'on peut ajouter que, si par hasard nous rencontrons cette
combinaison anormale, nous éprouvons une forte tentation de
trancher cette union monstrueuse, rien que par le besoin
que nous avons naturellement de voir chaque chose à sa
place. Il est assez probable que bien des hommes, sans être
violents le moins du monde, eussent senti naître en eux cette
pensée dès la première fois qu'ils auraient fait connaissance
avec M. Jonas. Mais une fois qu'ils l'auraient vu de plus près
dans sa propre maison , et qu'ils se seraient assis avec lui à sa
table, il est certain qu'il ne leur aurait plus été possible de
penser à autre chose.
<c Eh bien ! vieux revenant 1 dit M. Jonas, donnant à son
père ce surnom respectueux ; le dîner est-il prêt?
— Je crois qu'il l'est, répondit le vieillard.
— La belle réponse! reprit le fils. « Je crois qu'il l'est!... »
me voilà bien avancé.
— Ah!... je n'en suis pas sûr, dit Anthony.
— Vous n'en êtes pas sûr ? répliqua le fils en baissant un
peu la voix. Non. Vous n'êtes jamais sûr de rien, vous. Don-
nez-moi votre chandelier. J'en ai besoin pour éclairer les
jeunes demoiselles. »
Anthony lui tendit un vieux chandelier de cuisine tout
branlant. Muni de cet ustensile, M. Jonas conduisit les deux
sœurs vers la chambre à coucher voisine, où il les laissa se
débarrasser de leurs châles et de leurs chapeaux ; puis, reve-
nant dans le salon, il s'occupa du soin de déboucher une bou-
teille de vin, d'aiguiser le couteau à découper et de marmot-
ter des compliments à son père, jusqu'au moment où les
demoiselles Pecksnifi" et le dîner firent ensemble leur entrée.
Le repas se composait d'un gigot de mouton rôti avec des
légumes et des pommes de terre. Ces mets exquis ayant été
posés sur la table par une vieille femme qui avait ses souliers en
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 203
savates, les convives purent ensuite s'abandonner librement
aux plaisirs du festin.
« Vous voyez ici le château de Garçon-ville , ma cousine ,
dit M. Jonas à Gharity. Dites donc, l'autre en rira bien quand
elle sera de retour chez elle. Placez-vous ici : vous êtes à ma
droite, elle sera à ma gauche. Hé ! Vautre, voulez-vous venir?
— Quand je vous dis que vous êtes un vilain homme ! ré-
pondit Mercy. Je suis sûre que je n'aurai pas pour deux
liards d'appétit si je suis assise auprès de vous ; mais il le
faut bien.
— Hein! qu'elle est vive ! souffla M. Jonas à la sœur aînée,
en accompagnant ces paroles de son mouvement de coude
favori.
— Ohl vraiment, que voulez-vous que je réponde à ça? re-
partit aigrement miss Pecksniff. Je suis lasse de m'entendre
adresser de si ridicules questions.
— Qu'est-ce qu'il fait là, mon vieux bonhomme de père?
dit M. Jonas, en voyant Anthony rôder dans la chambre, au
lieu de se mettre à table. Qu'est-ce que vous cherchez?
— J'ai perdu mes lunettes, Jonas, dit le vieil Anthony.
— Et bien ! asseyez-vous sans vos lunettes. Ce n'est pas
comme une fourchette ou une cuiller ; vous n'en avez pas be-
soin pour manger. Ah! ça, où est donc ce vieux lourdaud de
Ghuffey? Ici, stupide! Oh! vous connaissez bien votre nom. »
11 paraît cependant qu'il ne le connaissait point; car il ne
vint que sur l'appel du père. A la voix d'Anthony, la porte
d'un cabinet vitré qui se détachait du reste de la pièce s'ou-
vrit lentement. Un petit vieillard aux yeux chassieux, à
l'air misérable, s'avança d'un pas traînant. Il était poudreux
et rococo, comme les meubles de la maison ; vêtu de noir sale,
avec des culottes garnies aux genoux de nœuds de rubans
rouilles, vrai rebut de cordons de souliers ; sur ses jambes en
fuseau flottaient des bas de laine de même nuance. On eût dit
qu'il avait été jeté de côté et oublié dans un coin, durant un
demi-siècle, et que quelqu'un venait de le retrouver à l'instant
dans un vieux garde-meuble.
Il s'avança donc, ou plutôt il rampa vers la table, jusqu'à
ce qu'enfin il se laissa tomber sur une chaise inoccupée ;
puis il se releva, sans doute pour saluer, aussitôt que ses
facultés engourdies l'eurent averti pourtant qu'il y avait là
des étrangers, et que ces étrangers étaient des dames. Mais il
se laissa retomber sur sa chaise sans avoir fait ce salut ; et
204 VIE ET AVENTURES
soufflant sur ses mains ridées afin de les réchauffer, il resta
ainsi, immobile, penchant vers son assiette son pauvre nez
violacé, sans regarder, avec des yeux qui ne voyaient rien et
un visage qui ne disait rien ; c'était le néant personnifié, et
voilà tout.
cf C'est notre commis le vieux Ghuffey, dit M. JonaSjCn sa
qualité d'amphitryon et de maître des cérémonies.
— Est-ce qu'il est sourd? demanda l'une des sœurs.
— Non, je ne crois pas qu'il le soit. Père, est-ce qu'il est
sourd?
— Je ne lui ai jamais entendu dire qu'il le fût, répondit An-
thony. .
— Est-il aveugle? demandèrent les jeunes filles.
— Non. Jamais je n'ai ouï dire qu'il fût aveugle, répondit
négligemment M. Jonas. Père, est-ce que vous le croyez
aveugle?
— Certainement non, il ne l'est pas, dit Anthony.
— Qu'est-il donc alors ? demandèrent de nouveau les de-
moiselles Pecksniff.
— Ce qu'il est? Je vais vous l'apprendre, dit M. Jonas en
a-parté aux jeunes filles. Primo, c'est un vieux bonhomme, et
JG ne l'en aime pas mieux pour cela, car je crois bien que c'est
de lui que mon père tient cette faculté détestable. Secundo,
ajouta- t-il en élevant la voix, c'est un vieux drôle qui ne
connaît rien au monde que celui-là. »
Et en même temps il désigna son vénéré père avec la pointe
du couteau à découper, pour mieux faire comprendre de qui
il entendait parler.
« C'est extraordinaire I s'écrièrent les deux sœurs.
— Eh bien! vous voyez, dit M. Jonas, il s'est troublé le
cerveau toute sa vie avec des chiffres , avec des livres de
compte. Il y a vingt ans ou à peu près, il attrapa une bonne
fièvre. Tout le temps qu'il eut le transport (et cela dura bien
trois semaiDes), il ne cessa jamais d'additionner, et il fit tant
de millions de chiffres, que je ne crois pas qu'il s'en soit ja-
mais parfaitement remis. Aujourd'hui que nous ne faisons
plus beaucoup d'affaires, ce n'est pas encore un trop mauvais
commis.
— C'est un excellent commis, dit Anthony.
— Soit. En tous cas il n'est pas cher, et il gagne bien son
pain : c'est ce qu'il nous faut. Je vous disais qu'il ne connais-
sait personne que mon père ; mais, par exemple, il le connaît
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 205
bien, lui, et le sert à merveille : il y a si longtemps qu'il est
'accoutumé à lui! Tenez, je l'ai vu jouer le whist avec mon
père comme partenaire, et un bon rob encore, sans savoir
plus que vous quels adversaires il avait à côté de lui.
— Est-ce qu'il n'a point d'appétit? demanda Merry.
— Oh ! si, dit Jonas, qui saisit vivement son couteau et sa
fourchette; il mange quand on l'y invite. Mais peu lui im-
porte d'attendre une minute ou une heure, pourvu que mon
père soit là. Aussi, lorsque je suis très-affamé, comme je le
suis aujourd'hui, je ne m'occupe de lui qu'après avoir donné
à mon estomac une première satisfaction, comme vous voyez.
Allons, Chuffey, allons, stupide, êtes-vous prêt?»
Chuffey demeura immobile.
(c Toujours le même, le vieux renard! dit Jonas, se ser-
vant froidement une nouvelle tranche. Parlez-lui donc, père.
— Êtes-vous prêt à dîner, Chuffey? demanda le vieillard.
— Oui, oui, dit Chuffey, qui au premier son de la voix
d'Authony parut s'illuminer du rayon de la sensation hu-
maine, si bien qu'il offrait un spectacle à la fois curieux et
émouvant. Oui, oui, tout à fait prêt, monsieur Chuzzlewit.
Tout à fait prêt, monsieur. Tout prêt, tout prêt, tout prêt. »
Il s'arrêta souriant et prêta l'oreille aux autres paroles qu'on
pourrait lui adresser; mais, comme on ne continuait point de
lui parler, le rayon abandonna peu à peu son visage et finit
par s'effacer entièrement.
« Au fond , il est très-désagréable , dit Jonas , s'adressant à
ses cousines, tandis qu'il tendait à son père la portion du
vieillard. Quand ce n'est pas du bouillon, il ne manque jamais
de s'étouffer. Regardez-le 1 Avez-vous vu quelque part un
cheval contempler son râtelier d'un coup d'œil plus stupide
que lui? Si ce n'avait pas été histoire de rire, je ne l'eusse
pas laissé venir ici aujourd'hui ; mais j'ai pensé qu'il vous
divertirait, s
Le pauvre vieillard qui servait de texte à ce discours cha-
ritable était, heureusement pour lui, aussi étranger à ce qui
venait de se dire qu'à tout qu'on put y ajouter en sa pré-
sence. Mais comme le mouton était dur, et que les gencive?
de Chuffey étaient molles, le vieillard ne tarda pas à réaliser
ce qu'on avait annoncé de ses dispositions à s'étouffer, et il
lui fallut tant d'efforts pour dîner, que M. Jonas s'amusa infi-
niment , assurant que jamais il n'avait vu Chuffey tenir
mieux sa place à table , et qu'il y en avait assez pour faire
206 VIE ET AVENTURES
éclater les côtes à force de rire. Il en vint même jusqu'à cer-
tifier aux deux sœurs que, sous ce rapport, il considérait
Chutfey comme supérieur encore au père. « Et ma foi! ajou-
ta-t-il d'une manière significative, ce n'est pas peu dire. »
Il était assez étrange qu'Anthony Ghuzzlewit, si vieux lui-
même, pût prendre quelque plaisir à voir son estimable fils
exercer ces railleries aux dépens de la pauvre ombre qui sié-
geait à leur table. Cependant il s'en amusait, moins ostensi-
blement, il faut lui rendre cette justice, par égard pour leur
ancien commis, mais il jouissait intérieurement de la fertilité
d'esprit de Jonas. Par la même raison, les dures épigrammes
que lui lançait son propre fils le remplissaient d'une joie se-
crète ; il s'en frottait les mains; il en riait à la dérobée,
comme s'il disait derrière sa manche : « C'est pourtant moi
qui l'ai instruit , c'est rnoi qui l'ai formé , c'est à moi qu'il
doit tout cela. Fin, rusé, avare, il ne gaspillera pas mon ar-
gent. C'est à cela que j'ai travaillé ; c'est là ce que j'ai tou-
jours espéré : tel a été le but principal, l'ambition de ma vie. »
Quel noble but , quelle noble fin à contempler , maintenant
que l'œuvre était parfaite ! Il est des hommes qui se forgent
des idoles à leur propre image et n'osent ensuite les adorer,
lorsqu'ils les voient achevées , honteux de la difformité de
leur œuvre, dans laquelle ils ne voient qu'une odieuse parodie
de leur propre ressemblance. Anthony, au moins, valait mieux
que ces hommes-là, au bout du compte.
Chuffey resta si longtemps à se consumer sur son assiette,
que Jonas, perdant patience, la lui retira lui-même, invitant
son père à signifier au vieillard qu'il ferait mieux « de s'en
tenir à son pain. » Anthony exécuta cette commission.
(T Oui, oui! s'écria Chuffey, dont le visage s'éclaira,
comme précédemment, quad la même voix lui eut adressé la
parole; très-bien, très-bien. C'est votre vrai fils, mon-
sieur Chuzzlewit! Que Dieu bénisse ce malin jeune homme!
Dieu le bénisse, Dieu le bénisse! d
M. Jonas trouva ce langage si particulièrement enfantin,
et peut-être avait-il raison, qu'il ne fit que s'en amuser de
plus belle, et dit à ses cousines qu'i! craignait qu'un beau
jour Chuffey ne le fît mourir de rire. Alors on enleva la
nappe, et l'on posa sur la table une bouteille de vin. M. Jonas
remplit les verres des deux demoiselles, qu'il invita à ne
point ménager le liquide, leur assurant qu'il y en avait
à la cavq. Mais il se hâta d'ajouter, après cette saillie, que
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 207
c'était une simple plaisanterie, et qu'il les priait de ne pas la
' prendre au sérieux.
« Je bois à Pecksniff, dit Anthony ; à votre père, mes
chères demoiselles. Pecksniff, un habile homme, un finaud ! Un
hypocrite cependant, hein! Un hypocrite, jeunes filles, hein!
Ha! ha ! ha ! Eh bien, oui. Entre amis, nous poussons le dire,
c'en est un. Je n'en pense pas plus mal de lui pour cela, si ce
n'est qu'il va un peu trop loin. On peut exagérer tout, mes
chères petites. On peut exagérer même l'hypocrisie. Demandez
à Jonas !
— Vous ne craignez toujours pas d'exagérer le soin que
vous prenez de votre petite personne, répliqua l'aimable en-
fant, la bouche pleine.
— Entendez-vous cela, mes petites amies? s'écria Anthony
charmé. Que d'esprit! que d'esprit! L'exception est bonne,
Jonas; c'est vrai, il est permis d'exagérer ça.
— Excepté, dit à demi-voix M. Jonas à sa cousine préférée ,
quand on en. abuse pour vivre trop longtemps. Ha ! ha! Dites-
donc ça à Vautre....
— Mon Dieu ! s'écria Cherry avec pétulance, vous pouvez
bien le lui dire vous-même, si cela vous fait plaisir.
— Elle a toujours l'air dé se moquer du monde, répliqua
M. Jonas.
— Mais aussi , pourquoi vous occupez-vous d'elle? dit
Charity. Je suis bien sûre qu'elle ne s'occupe guère de vous.
— Vrai? demanda Jonas.
— Ah ! par ma foi ! reprit-elle, est-ce que vous avez besoin
que je vous le répète ? :»
M. Jonas ne répliqua rien , mais il regarda fixement Merry
av3C une drôle d'expression, en disant qu'elle pouvait être
certaine qu'il n'en mourrait toujours pas de chagrin. Puis il
parut témoigner à Charity plus d'empressement que jamais,
en la priant, c'était son genre de politesse, de vouloir bien
se rapprocher de lui.
a Père, dit-il après quelques moments de silence, il y a
encore une chose qui ne saurait être exagérée.
— Laquelle? demanda le père, grimaçant d'avance un rire
d'approbation.
— C'est de gagner sur les marchés, dit Jonas. Voici la rè-
gle, en fait de gain : « Faites aux autres ce qu'ils voudraient
« vous faire. » Voilà le véritable précepte de l'évangile du
commerce. Le reste n'est qu'imposture. *
208 . VIE ET AVENTURES
Anthony était enchanté ; et non-seulement il applaudit de
toutes ses forces, mais encore, dans son ravissement, il prit
la peine de communiquer cette maxime à son ancien commis,
qui se frotta les mains, hocha sa tête tremblante, cligna ses
yeux humides et s'écria de sa voix sifflante : « Bien! bien!
C'est votre propre fils, monsieur Ghuzzlewit! » témoignant de
son plaisir par les marques que sa faiblesse lui permettait
d'en donner. Mais l'enthousiasme stupide du vieillard était
rach'eté par la sympathie que ce pauvre homme éprouvait
pour la seule créature à laquelle l'unissaient les liens d'une
longue association, et s'expliquait par son impuissance pré-
sente. Ah 1 si l'on avait bien voulu chercher, qui sait si l'on
n'eût pas pu trouver, à travers ce résidu, si triste qu'il fût,
quelque lie d'une meilleure nature ensevelie au fond de cette
vieille barrique usée, qui s'appelait Chuffey? . -
En attendant , comme personne ne songeait à faire cette
découverte, Chuffey se retira dans un coin noir, à l'un des
angles de la cheminée, où il passait toutes ses soirées. On
cessa de le voir et de l'entendre, si ce n'est quand on lui
donna une tasse de thé , dans laquelle il trempa machinale-
ment son pain. Il n'y avait nulle raison de supposer qu'en
aucune saison il songeât à dormir, pas plus qu'on ne pouvait
admettre qu'il entendît , qu'il vît , qu'il sentît , ou qu'il
pensât. Il restait congelé, pour ainsi dire, quoique moins
ferme qu'un glaçon. Anthony ne le dégelait pas en ce moment,
soit en le touchant, soit en lui adressant la parole.
A la prière de M. Jonas, miss Charity fit le thé : ce qui lui
donnait tellement l'air de la maîtresse de la maison , qu'elle
éprouvait la plus jolie confusion imaginable ; d'autant plus
que M. Jonas s'était assis près d'elle, et lui glissait à l'oreille
les formules les plus variées de l'admiration. Miss Mercy, de
son côté, voyant que tout le plaisir de la soirée était exclusi-
vement pour eux, déplorait en silence l'absence de ses gentle-
men du commerce ; elle soupirait après le moment du. retour,
et bâillait sur un journal de la veille. Quant à Anthony, il
s'était complètement endormi , de sorte que Jonas et Cherry
demeurèrent auissi longtemps tête à tête que cela leur con-
vint.
Après qu'on eut enlevé le plateau de thé , M. Jonas exhiba
un jeu de cartes sales et, pour amuser les sœurs, exécuta
divers petits tours d'adresse; le fin du jeu, c'est de faire pa-
rier quelqu'un contre vous que vous ne pourrez pas faire
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 20ô
"Votre tour, et alors, immédiatement, vous gagnez et voua
empochez l'argent. M. Jonas apprit à ses cousines que ces
exercices étaient en grande vogue dans les salons les plus
distingués, et que l'on gagnait quelquefois de grosses sommes
à ces jeux de hasard. Il est bon de faire observer que ce qu'il
disait, il le croyait fermement lui-même : car la fourberie a sa
simplicité non moins que l'innocence ; et, partout où la pre-
mière condition pour croire était fondée sur une foi ardente
à la bassesse et à l'infamie, M. Jonas était l'un des hommes
les plus crédules qu'il y eût au monde. Le lecteur peut aussi,
si cela lui fait plaisir, mettre en ligne de compte son igno-
rance, qui était extraordinaire.
Ce charmant jeune homme avait toutes les dispositions pos-
sibles pour devenir un coquin de premier ordre: il ne lui
manquait pour être un vagabond remarquable qu'un seul bon
trait dans le catalogue usuel des vices propres aux débauchés,
à savoir la prodigalité. Mais c'est là que l'arrêtaient à propos
ses habitudes sordides et étroites ; et, comme il arrive parfois
qu'un poison sert d'antidote à un autre, là où des remèdes inno-
cents seraient inefficaces, ainsi c'était une mauvaise passion
qui l'empêchait de boire à longs traits la pleine mesure du
vice, lorsque la vertu eût fait de vains efforts pour le re-
tenir.
Tandis qu'il déployait tous ses petits talents de prestidigi-
tation, la soirée s'avançait. Comme M. Pecksniff n'avait pas
l'air d'arriver, les jeunes filles exprimèrent le désir de s'en
retourner chez elles. Mais, dans sa galanterie, M. Jonas ne
voulut point y consentir avant qu'elles eussent pris leur part
d'un ambigu composé de pain, de fromage et de porter. Et
même alors il s'opposait encore à leur départ, priant souveîiî
miss Charity de s'approcher un peu plus de lui ou de rester
plus longtemps, et formulant plusieurs autres demandes de
même nature, dans l'ardeur de son esprit hospitalier. Voyant
qu'enfin tous ses efforts pour les retenir davantage étaieiit
inutiles, il prit son chapeau et endossa son pardessus , afin de
reconduire ses cousines à la maison Todgers; il eut soin de
leur dire que probablement elles aimeraient mieux aller à
pied qu'en voiture, et que, pour sa part, il était complètement
de leur avis.
« Bonne nuit, dit Anthony, bonne nuit ; rappelez-moi au
souvenir de.... Ha! ha! ha! ha! de Pecksniff. Mettez-vous en
garde contre votre cousin, ma chère amie. Méfiez-vous d«
Martin Chuzzlev-'it. — à 14
210 VIE ET AVENTURES
Jonas ; c'est un gaillard dangereux. En tout cas, ne vous dis-
putez pas pour l'avoir.
— Oh! la bonne farce!... s'écria Mercy. Se quereller pour
l'avoir ! Cherry, ma belle, vous pouvez bien le garder pour
vous seule. Je vous fais cadeau de ma part.
— Vraiment ? dit Jonas. Est-ce que les raisins seraient trop
verts, ma cousine? s
Miss Charity fut plus charmée de cette repartie qu'on n'eût
pu s'y attendre, vu son âge un peu mûr et son caractère naïf.
Mais, dans sa tendresse fraternelle, elle gronda M. Jonas
d'appuyer trop fort sur un roseau fragile , et lui défendit
d'être désormais aussi cruel pour la pauvre Mercy; sinon, elle
se verrait positivement obligée de le haïr. Mercy, qui se trou-
vait aussi en belle humeur , ne répliqua que par un éclat de
rire. En conséquence , elles regagnèrent leur demeure sans
avoir échangé en route aucune parole déplaisante. M. Jonas
était au milieu d'elles, ayant une cousine suspendue à chaque
bras. Parfois, il serrait si fort en dessous celui de Mercy, que
cela ne laissait pas que d'incommoder la jeune fille; mais,
f^om^me tout le temps il ne cessait de chuchoter avec miss Cha-
rity et de lui témoigner une attention particulière, ce geste
oppressif ne pouvait être considéré que comme une circon-
stance purement accidentelle.
Lorsqu'ils furent arrivés à Todgers-House, et que la porte
( ut été ouverte, Mercy les quitta vivement et grimpa leste-
ment l'escalier. Mais Charity et Jonas demeurèrent au bas
des marches, devisant ensemble plus de cinq minutes. Si
bien que, le lendemain matin, Mme Todgers disait à un
tiers :
a II est très-clair que ça marche bien par là, et j'en suis bien
aise, car il se fait grand temps que miss Pecl$jsniff songe à
s'établir. »
Et maintenant, le jour approchait où cette vision brillante,
qui avait si soudainement illuminé la maison Todgers et fait
lever le soleil dans les ombres du cœur de Jinkins, allait dis-
paraître, où OR allait l'empaqueter dans une diligence pour la
province comme un colis recouvert de toile cirée , ou comme
un panier à poisson, ou com.me une cloyère d'huîtres, ou
comme un monsieur corpulent, ou enfin comme toute autre
prosaïque réalité de la vie.
« Jamais, mes chères demoiselles Pecksniff, dit Mme Tod-
gers, lorsqu'elles se retirèrent pour s'aller coucher, la veille
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 211
de leur départ, jamais je n'ai vu établissement aussi consterné
que l'est le mien en ce moment Je ne crois pas que d'ici à
bien des semaines les gentlemen redeviennent ce qu'ils étaient
autrefois. Vous aurez de terribles comptes à rendre à cet égard
l'une et l'autre. »
Les demoiselles récusèrent toute participation volontaire à
ce désastreux état de choses, qu'elles regrettaient bien sincè-
rement.
« Votre vertueux papa aussi , dit Mme Todgers, en voilà
une perte! Mes chères demoiselles Pecksniflf, votre papa est
un parfait missionnaire de paix et d'amour. t>
Ne sachant pas trop bien à quelle sorte d'amour se rattachait
la mission de M. Pecksniff, Charity et Mercy accueillirent avec
froideur ce compliment.
Mme Todgers s'en aperçut et ajouta :
c Si j'osais violer un secret qui m'a été confié et vous dire
pourquoi j'ai à vous prier de laisser ouverte cette nuit la pe-
tite porte qui sépare votre chambre de la mienne, je pense
que cela vous serait agréable. Mais je ne le puis, car j'ai
promis à M. Jinkins d'être aussi muette que la tombe.
— Chère madame Todgers! de quoi s'agit-il?
— Eh bien, mes douces miss Pecksniff, mes chers amours,
si vous voulez bien m'accorder, par privilège, la liberté de
vous nommer ainsi à la veille de notre séparation, M. Jinkins
et les gentlemen ont arrangé entre eux un petit concert, et ils
ont l'intention de vous donner cette nuit, sur l'escalier, près
de la porte, une sérénade. J'eusse désiré, je l'avoue, poursuivit
Mme Todgers avec sa prévoyance habituelle, que ce concert se
fît une ou deux heures plus tôt : car, lorsque les gentlemen
veillent tard, ils boivent, et lorsqu'ils boivent ils risquent d'a-
voir la voix moins musicale que s'ils n'avaient pas bu. Mais
c'est ainsi que les choses sont arrangées, et je crois, mes
chères demoiselles Pecksniff, vous faire plaisir en vous faisant
confidence de cette marque d'attention de leur part. »
Cette nouvelle produisit un tel effet sur les deux jeunes
filles, que l'une et l'autre promirent bien de ne point songer
à se coucher avant la fin de la sérénade. Mais une demi-heure
d'attente, jointe au froid du soir, modifia leur résolution, et
non-seulement elles se mirent au lit, mais encore s'y endor-
mirent, et ne furent que très-médiocrement charmées d'être
réveillées, au bout de quelque temps, par certains accords
doux et faibles qui rompaient le silence des heures de îa nuit.
212 VIE ET AVENTURES
C'était touchant, très-touchant. Il aurait fallu être bien diffi-
cile pour ne pas trouver cela triste. C'était le gentleman dilet-
tante qui menait le deuil ; Jinkins s'était chargé de la basse, et
les autres s'étaient distribué les parties comme ils avaient pu.
Le plus jeune gentleman soufflait sa mélancolie dans une flûte :
il ne savait guère la faire résonner, mais ce n'en était pas plus
désagréable pour cela. Une supposition , les deux demoiselles
Pecksniff ainsi que Mme Todgers eussent péri de combustion
spontanée, et la sérénade eût été donnée en l'honneur de leurs
cendres, peut-être eût-il été impossible de surpasser l'inénar-
rable désespoir exprimé dans ce chœur :
Va , cours où la gloire t'appelle !
C'était un requiem, un chant funèbre, un gémissement, un
nurlement, une plainte, une lamentation de Jérémie, un ré-
sumé de tout ce qu'il y a de plus triste et de plus hideux
comme son. La flûte du plus jeune gentleman était fausse et
tremblotante. Les notes s'y produisaient par bouffées, comme
le vent. Durant un long temps il sembla avoir quitté la par-
tie, et, quand mistress Todgers et les jeunes demoiselles
étaient parfaitement persuadées quO;, vaincu par ses émotions,
il s'était retiré tout en pleurs, soudain, et sans qu'on s'y at-
tendît, il parut tout essoufflé à la note sensible, faisant des ef-
forts convulsifs pour reprendre haleine. Quel terrible exécu-
tant 1 On ne savait pas où on en était avec lui ; le fait est que,
quand on pensait qu'il ne faisait rien du tout, c'était alors même
qu'il se mettait à vous faire les choses les plus étonnantes.
La flûte exécuta donc plusieurs solos, peut-être deux ou trois
de trop, bien que, comme le disait mistress Todgers, il valût
mieux en avoir trop que pas assez. Mais même alors, même en
ce moment solennel, quand on devait présumer que les sons
brillants avaient pénétré jusqu'au fond du cœur de Jinkins,
si Jinkins possédait un fond du cœur, ce persécuteur farouche
ne put se résoudre à laisser tranquille le plus jeune gentleman.
Avant que le second morceau fût commencé, il le pria d'une
voix très- distincte et comme faveur personnelle (voyez-vous
le malhonnête I) de ne pas jouer. Oui, de ne pas jouer! A tra-
vers le trou de la serrure on entendit gémir le souffle du plus
jeune gentleman, pas sur la flûte! Croyez-vous pas qu'une
flûte eût été une digne interprète des passions qui débordaient
de son âme ? un trombone même eût été un instrument trop
innocent.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 213
La sérénade touchait à sa fin ; l'intérêt culminant allait
éclater. Le gentleman littéraire avait écrit, à l'occasion du
départ des demoiselles Pecksniff, une cantate qu'on avait
adaptée à un vieil air. Tous les exécutants réunirent leurs
voix, sauf le plus jeune gentleman, qui garda un silence fa-
rouche, et pour cause. La cantate (dans le goût classique) in-
voquait l'oracle d'Apollon et venait lui demander de lui faire
le plaisir de lui dire ce qu'allait devenir Todgers-House quand
Charity et Mercy seraient bannies de ses murs. L'oracle ne
rendait pas de décision qui vaille la peine d'être rapportée,
selon l'usage assez habituel des oracles , depuis les temps les
plus reculés jusqu'à nos jours. Ne pouvant obtenir d'éclair-
cissement sur ce point, le chant y renonçait et poursuivait sa
course en montrant que les demoiselles Pecksniff étaient
proches parentes de Rule Britannia, et que, si la Grande-Bre-
tagne n'était pas une île, il n'y aurait pas eu de demoiselles
Pecksniff. Et, pendant qu'on se trouvait en pleine marine, le
chant se terminait par cette strophe :
Vaisseau de Pecksniff père, ô toi que l'on renomme.
Salut!... Par les zéphyrs qu'il s'avance éventé,
Tandis que les Tritons suivent avec fierté
L'artiste , l'architecte et l'homme 1
Tout en présentant à l'imagination ce magnifique- tableau,
les gentlemen se retiraient doucement, doucement vers leurs
lits respectifs, toujours soufflant, de manière à donner un
effet de lointain très-pittoresque. Peu à peu les sons s'éteigni
rent, et, enfin la maison Todgers retomba dans le silence.
M. Bailey réservait pour ]e lendemain matin son offrande
musicale. Il passa la tête dans la chambre, où les deux demoi-
selles étaient agenouillées devant leurs malles et en train da
les remplir ; et pour les divertir il imita l'aboiement d'un
jeune chien dans quelque circonstance grave, quand par
exemple des personnes d'imagination peuvent supposer que
cet animal demande une plume et de l'encre pour épancher
ses sentiments.
« Eh bien, mesdemoiselles, dit le jeune garçon, vous re-
tournez donc chez vous? Tant pis !
— Oui, Bailey, répondit Mercy, nous partons.
— Est-ce que vous ne laisserez pas à quelqu'un des gen-
tlemen une boucle de vos cheveux ? demanda Bailey. G'est-iJ
bien à vous, ces cheveux-là? >
214 VIE ET AVENTURES
Elles se mifent à rire et répondirent que leurs cheveux
étaient bien en effet leur propriété naturelle.
« Oh! oui, pas mal , dit-il ; plus souvent qu'ils sont natu-
rels! Je sais toujours bien que ses cheveux à elle ne sont pas
ses cheveux. Tenez, une fois je les ai vus accrochés à ce clou
près de la fenêtre. Outre ça, plusieurs fois, au moment où on
dînait, je me suis mis derrière elle et je les lui ai tirés, sans
que jamais elle s'en doutât. Je vous dirai, mesdemoiselles,
que je vais quitter d'ici. Je ne veux pas rester plus longtemps
à m'entendre dire des sottises par elle! »
Miss Mercy lui demanda quels étaient ses projeta pour l'a-
venir. M. Bailey annonça qu'il songeait à entrer dans les bottes
à revers * ou dans l'armée.
« Dans l'armée !... s'écrièrent les deux demoiselles en
riant.
— Pourquoi pas? dit Bailey. N'y a-t-il pas des tambours à
la Tour de Londres? Je les connais, moi. Et que la patrie a
beaucoup de considération pour eux, encore I
— Mais vous vous ferez tuer, objecta Mercy.
— Eh bien 1 s'écria M. Bailey, que que ça fait? c'est déjà pas
si dégoûtant, mesdemoiselles, n'est-ce pas? J'aime mieux re-
cevoir un coup de caaori qu'un coup de rouleau à pâte'*, car
elle ne se gêne pas pour m'en flanquer des coups quand elle
est de mauvaise humeur de ce que les gentlemen ont trop
bon appétit. Gomme si, dit M. Bailey, s'exaspérant par le sou-
venir de ses griefs, comme si c'était ma faute à moi s'ils con-
somment les vivres.
— Assurément non ; qui pourrait songer à vous en rendre
responsable ? dit Metcy.
— Ah! vous croyez ça, répliqua-t-il. Vous dites que non ^
et moi je dis que si. Ah ! ah ! Personne ne peut m'en rendre
responsable ! je le sais bien peut-être. Mais je n'ai pas envie
qu'on se paye chaque jour sur mon dos du renchérissement
des denrées. Je n'ai pas envie qu'on me tue parce que tout
est cher au marché. Je né veux pas rester. V'ià donc pour-
quoi, ajouta M. Bailey, se calmant un peu et souriant, si vous
avez l'intention de me donner quelque chose, vous ferez
mieux de me le donner tout de suite,
4 . C'ést-à-dire a deVenir domestique dans une grande taaison avec des
bottes à revers.
2. De pâtissier.
DE. MARTIN CHUZZLEWIT. 215
tendez votre retour ici, je n'y serai plus, et que le garçon qui
me remplacera ne méritera pas qu'on lui donne un sou, je le
sais. »
Les deux demoiselles répondirent à cet appel prudent tant
pour leur compte qu'au nom de leur père; et vu l'amitié, elles
gratifièrent si libéralement M. Bailey, que celui-ci ne savait
comment leur marquer sa reconnaissance. Il fit pourtant do
son mieux tout le long de la journée, en donnant à chaquo
instant de petits coups sur sa poche et en se livrant à d'autres
exercices de pantomime comique. Il ne se borna point à ces
démonstrations : car, outre qu'il écrasa un carton qui conte-
nait un chapeau, il fit de fortes avaries au bagage de M. Peck ■
sniff en le traînant avec trop de zèle du haut en bas de la
maison. En un mot, il ne savait comment témoigner sa vive
gratitude des marques de bienveillance qu'il avait reçues de
ce gentleman et" de sa famille.
M. Pecksniff et M. Jinkins revinrent dîner bras dessus bras
dessous. Ce dernier s'était à dessein ménagé un demi-congé,
prenant ainsi un avantage immense sur le plus jeune gentle-
man et les autres dont, par malheur pour eux, le temps était
confisqué jusqu'au soir. M. Pecksniff paya le vin; le repas fut
très-gai, bien qu'on y gémît sur la nécessité de se séparer.
Tandis que les convives étaient le plus en train de goûter
ces douceurs de l'intimité, on annonça la visite du vieil An-
thony et de son fils, à la grande surprise de M. Pecksniff et au
grand déplaisir de Jinkins.
Anthony s'assit auprès de Pecksniff à un coin de la table,
laissant les assistants causer entre eux, et lui dit à voix
basse :
« Vous voyez, nous sommes venus vous faire nos adieux.
A quoi bon entretenir la division entre nous? Nous ne sommes,
chacun à part, qu'une lame inutile ; mais réunis, Pecksniff,
nous pourrions faire une bonne paire de ciseaux, hein....
— L'union, mon bon monsieur, répondit Pecksniff, est tou-
jours excellente.
— Je ne sais pas trop, dit le vieillard; car il y a des ger--
avec lesquels j'aimerais mieux être en désaccord qu'en bonne)
harmonie. Mais vous connaissez mon opinion sur vous. »
M. Pecksniff, qui avait toujours sur le cœur l'épithète d'A//-
pocrite, se contenta de hocher la tête, ce qui tenait le miliea
entre l'affirmation et la négation.
<r Vous avez mal pris la chose; je voulais seulement vou-^
216 VIE ET AVENTURES
faire un compliment , dit Antliony, un compliment , sur ma
parole. C'était un hommage involontaire payé à vos talents ,
même au moment de la réunion; et cependant ce n'était pas
un moment à faire des compliments. Au reste , il a été par-
faitement entendu, dans la diligence, que nous nous étions
compris l'un l'autre.
— Oh ! parfaitement!... » répondit M. Pecksniff, de façon à
laisser deviner qu'il était, au contraire, cruellement incompris,
mais qu'il ne se plaignait pas.
Anthony regarda son fils, qui s'était assis auprès de miss
Gharity; puis, tour à tour et plusieurs fois de suite, il pro-
mena son regard sur Pecksniflf et sur Jonas. Il arriva que les
yeux de M. Pecksniff prirent une direction semblable; mais,
voyant qu'on s'en apercevait, il baissa les yeux d'abord et
puis les ferma, comme pour n'y rien laisser lire au vieillard.
« Jonas est un malin, dit Anthony.
— Il en a l'air, répondit M. Pecksniff , de son ton le plus
candide.
— Et avisé, dit Anthony.
— Très-avisé, je n'en doute point, répliqua M. Pecksniff.
— Regardez!... lui dit à l'oreille Anthony. Je crois qu'il fait
la cour à votre fille.
— Allons donc, mon bon monsieur! dit M. Pecksniff sans
ouvrir les yeux; des jeunes gens, des jeunes gens, simple
amitié. Il n'y a pas de sentiment là dedans, monsieur.
— Oh! oui, ma foi, pas de sentiment, comme si nous ne le
savions pas par expérience ! Croyez-vous qu'il n'y ait pas là
quelque chose de plus que de la simple amitié?
— Il m'est impossible de vous le dire, répliqua M. Pecks-
niff, tout à fait impossible ! Vous me surprenez beaucoup.
— Oui, je sais bien, dit sèchement le vieillard. Cela peut
durer : je parle du sentiment, et non de votre surprise; mais
cela peut cesser aussi. En supposant la durée , peut-être y
trouverions-nous un intérêt égal , car vous et moi nous avons
fait notre pelote. »
M. Pecksniff, le sourire aux lèvres , allait parler quand le
s/ieillard l'arrêta.
« Je devine ce que vous allez dire. C'est tout à fait inutile.
Vous me direz à cela que vous n'avez jamais songé à chose
pareille; que, sur un point qui touche de si près au bonheur de
votre chère enfant, vous ne pouvez, en père dévoué, exprimer
une opinion, et ainsi de suite. Tout cela est bel et bon, et je
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 217
vous reconnais là. Mais il me semble à moi , mon cher
Pecksniff, ajouta Anthony en appuyant sa main sur la
manche de son interlocuteur, que, si vous et moi nous prolon-
geons cette plaisanterie qui consiste à ne rien voir, il y en a un
de nous deux qui pourra se trouver placé dans une position
embarrassante • or, comme je ne désire point que ce soit moi,
vous m'excuserez d'avoir tout d'abord pris la liberté de jeter
du jour sur la question et de la poser nettement, pour que
nous l'envisagions telle qu'elle est. Je vous remercie de l'at-
tention que vous m'avez prêtée. Nous voilà maintenant avertis,
ce qui vaut toujours mieux pour l'un comme pour l'autre, n
En achevant ces paroles , il se leva , et, faisant à M. Pecks-
niflf un signe d'intelligence, il s'éloigna pour aller rejoindre
les jeunes gens, laissant l'homme de bien quelque peu décon-
certé et embarrassé de cette franchise d'allure, et surtout pas-
sablement ennuyé de s'être vu surpassé dans le maniement
des armes qui lui étaient le plus familières.
Cependant la diligence de nuit était très-ponctuelle : l'heure
était donc venue de se rendre au bureau, qui était situé si
près de là, qu'on avait pu y envoyer d'avance les bagages pour
s'y rendre ensuite à pied. Après quelques moments consacrés
à la toilette des demoiselles Pecksniff et de Mme Todgers, on se
transporta à ce bureau. Déjà la diligence, tout attelée, était en
place pour partir; déjà la plupart des gentlemen du commerce
étaient réunis en ce lieu, y compris le plus jeune gentleman,
qui était dans un état d'agitation non équivoque et de profond
accablement d'esprit.
Rien d'égal au chagrin de Mme Todgers en se séparant des
jeunes demoiselles , si ce n'est la force de l'émotion avec la-
quelle elle dit adieu à M. Pecksniff. Jamais assurément mou-
choir de poche ne fut plus souvent remis dans un ridicule ni
plus souvent tiré que le mouchoir de Mme Todgers, tandis que
la bonne dame était debout près d'une portière, soutenue à
droite et à gauche par deux gentlemen du commerce. A la
lueur des lanternes, elle cherchait à attraper, autant que le lui
permettait M. Jinkins, accroché constamment au marchepied,
la vue de l'honnête homme. Car Jinkins ne bougea point de
cette place où il pouvait causer avec les demoiselles ; on aurait
dit qu'il avait juré de rester jusqu'au bout le cauchemar vivant
du plus jeune gentleman. Sur l'autre marchepied se tenait
M. Jonas, qui occupait cette position en vertu de ses droits de
cousin. Si bien que le plus jeune gentleman, qui s'était rendu
218 VIE ET AVENTURES
le premier sur le terrain, fut rejeté dans l'intérieur du bureau,
au milieu des affiches rouges et noires et des illustrations de
voitures à grande vitesse, bousculé par les portefaix et empê-
tré dans de gros paquets. Cette fausse position, jointe à sou
irritation nerveuse, mit le comble à ses infortunes ; mais une
derni-ère fatalité lui était réservée : car, lorsqu'au moment du
départ il jeta à la belle main de Mercy une fleur (une fleur
de serre chaude qui lui avait coûté un prix fou), cette fleur
alla tomber aux pieds dii cocher, qui remercia vivement le
plus jeune gentleman et la mit à sa boutonnière.
On partit. La maison Todgers allait rentrer dans son isole-
ment. Les deux jeunes filles, adossées chacune à un coin de la
voiture , s'abandonnaient à des pensées pleines de regrets.
Mais M. Pecksniff, repoussant loin de lui touie considération
futile de plaisirs mondains, concentrait uniquement ses médi-
tations sur le grand et vertueux but vers lequel il courait, à
savoir de chasser l'ingrat, l'imposteur, dont la présence trou-
blait encore son foyer domestique , sacrilège vivant sur les
autels de ses dieux lares.
GHAPITRi; XII.
On verra à la longue, sinon tout de suite, que ce chapitre intéresse
fortement M. Pinch et d'autres personnes. — M. Pecksniff rétablit
les droits de la vertu outragée. — Le jeune Martin Ghuzziewit prend
une résolution désespérée.
Sans s'occuper du mauvais temps qu'il faisait, M. Pinch et
Martin s'étaient établis à l'aise dans la maison de Pecksniff, et
chaque jour venait resserrer leur amitié mutuelle. Martin, qui
avait à la fois, et à un degré remaT*quable, la facilité de l'inven-
tion et celle de l'exécution, poussait vigoureusement son plan de
collège ; et Tom ne cessait de répéter que, s'il y avait quelque
certitude dans les choses de ce monde,, pour peu qu'on pût
compter sur l'impartialité des juges humains, un dessin si
neuf d'eifet et si rempli de mérite ne saurait manquer d'ob-
tenir le premier rang, lorsque le moment du concours serait
arrivé. Sans pousser aussi loin la confiance, Martin ne laissait
DE MARTIN CHU2ZLEWIT. 219
pas que de se repaître d'une espérance anticipée, ce qui ne
l'en rendait que plus ardent, plus persévérant dans sa tâche,
ce Si jamais je devenais un grand architecte, mon cher Tom,
dit un jour le nouvel élève, en se mettant à une petite dis-
tance de son dessin qu'il contemplait avec infiniment de com-
plaisance, savez-vous quelle est l'une des choses que je vou-
drais bâtir?
— Eh Lien! s'écria Tom, qu'est-rce?
— Ce serait votre fortune.
— Vraiment?... dit Tom Pinch, aussi charmé que si la
chose était déjà faite. Vous auriez cette obligeance ? C'est bien
aimable à vous de parler ainsi.
— Oui, Tom, répliqua iMartin, je la bâtirais sur des fonda-
tions tellement solides qu'elle durerait toute votre vie, et
toute la vie de vos enfants, et celle de leurs enfants après
eux. Je serais votre patron, Tom. Je vous prendrais sous ma
protection. Allez voir que quelqu'un s'avisât de faire mauvais
accueil à un homme qu'il me plairait de protéger, de patron-
ner, une fois que je serais arrivé au pinacle !...
— Sur ma parole, dit M. Pinch, je ne crois pas que jamais
rien m'ait fait autant de plaisir. Non, en vérité.
— Oh! je le dis comme je le pense, reprit Martin, d'un air
dégagé et libre vis-à-vis de son compagnon, pour ne pas dire
d'un air de commisération, comme s'il était déjà le premier
architecte en service ordinaire de toutes les tètes couronnées
de l'Europe. Je ferais ce que je vous promets; je m'occuperais
de vous.
— Je crains bien, dit Tom en hochant la tête, de n'être ja-
mais assez habile pour qu'on s'occupe de moi.
— Bah! bah! répliqua Martin. 11 n'est pas question de cela.
Si je me mets en tète de dire : « Pinch est un brave garçon;
« je porte intérêt à Pinch, » je voudrais bien savoir qui se per-
mettrait de me faire de l'opposition. D'ailleurs, à part même
cette considération, vous pourriez m'être utile de cent ma-
nières.
— Si je n'arrivais pas à vous être utile, d'une manière ou
d'une autre, ce ne serait toujours pas faute de l'avoir tenté. j>
Martin réfléchit un moment.
a Par exemple, vous seriez parfait pour voir si l'on exécute
exactement mes idées, pour surveiller les progrès des travaux
avant qu'ils fussent arrivés au point où j'aurais à m'en oc-
cuper personnellement; en un mot, pour faire bien marcher les
220 VIE ET AVENTURES
choses. Vous seriez magnifique pour montrer aux gens mon
atelier, pour les entretenir d'art et autres sujets semblables,
quand je serais occupé : car il serait diablement avantageux,
mon cher Tom (je parle sérieusement, je vous le jure) d'avoir
auprès de soi un homme de votre expérience, au lieu de quelque
mâchoire comme on en voit tant. Oh 1 j'aurais soin de vous,
et vous me seriez fort utile, soyez-en certain 1 »
Dire que Tom n'avait nullement la prétention de devenir
premier violon dans l'orchestre du monde, mais qu'il se serait
estimé heureux qu'on lui confiât la cent cinquantième partie
ou à peu près dans le grand concerto, c'est donner une idée
insuffisante de sa modestie. Aussi fut-il enchanté de ces châ-
teaux en Espagne 1
« Naturellement, mon cher Tom, dit Martin, je serais alors
marié avec elle. »
Quelle fut l'impression qui frappa soudain Tom Pinch, au
milieu même du paroxysme de la joie? d'où vint que le sang
monta à ses joues candides, et qu'un sentiment de remords
gagna son cœur loyal , comme s'il ne se croyait plus digne
de la bienveillance de son ami?...
« Oui, je serais alors piarié avec elle^ reprit Martin qui,
en souriant, leva ses yeux au ciel; et j'espère bien que nous
aurions des enfants autour de nous. Nos enfants vous aime-
raient, Tom. »
M. Pinch ne répondit rien. Les mots qu'il eût voulu pro-
noncer expirèrent sur ses lèvres, pour aller retrouver une vie
plus immatérielle dans des pensées d'abnégation personnelle.
(c Tous les enfants vous aiment, Tom, et naturellement les
miens vous aimeraient aussi. Peut-être bien donnerais-je votre
nom à l'un d'eux. Tom 1 ce n'est pas du tout un nom désa-
gréable.... Thomas Pinch Ghuzzlewit!... T. P. G. en initiales
sur ses blouses. Vous n'y verriez pas de mal, n'est-ce pas? a
Tom fit un petit cri de la gorge, et sourit.
a Elle aurait de l'amitié pour vous, Tom, j'en suis certain.
— Vrai?... s'écria Pinch d'une voix étouffée.
— Je puis vous dire exactement ce qu'elle penserait à votre
égard, ajouta Martin, appuyant son menton sur sa main, et
regardant la croisée, comme s'il lisait à travers les vitres les
paroles mêmes qu'il prononçait. Je la connais si bien! Sou-
vent, Tom, elle commmencerait par sourire quand vous vien-
driez à lui parler ou quand elle viendrait à vous regarder,
et je vous réponds qu'elle ne s'en gênerait pas, mais cela vous
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 221
serait bien égal. Le plus charmant sourire que vous ayez
jamais vul
— Bien, bien, dit Tom, cela me serait bien égal.
— Elle serait aussi attentive pour vous, Tom, que si vous
étiez vous-même un enfant. Et en effet, à certains égards,
vous en êtes un, avouez-le, Tom. »
M. Pinch témoigna par un geste de son assentiment com-
plet.
«Toujours elle serait gracieuse, toujours de bonne hu-
meur, satisfaite de vous voir ; et, lorsqu'elle saurait exacte-
ment quelle sorte d'homme vous êtes (ce qu'elle ne tarderait
pas à reconnaître), elle vous donnerait une foule de petites
commissions, sous prétexte de vous demander quelques petits
services, mais au fond, pour vous être agréable, parce qu'elle
n'ignorerait pas que vous brûlez du désir de les rendre : de
manière à vous laisser croire que vous lui faites plaisir, quand
ce serait elle qui vous ferait plaisir, au contraire. Elle s'ac-
commoderait d'une façon merveilleuse à votre nature; elle
vous comprendrait avec infiniment plus de tact et de péné-
tration que je ne saurais jamais le faire ; et souvent il lui ar-
riverait de dire que vous êtes un brave garçon, bien doux,
bien innocent, plein de bonne volonté. »
Quel silence gardait Tom Pinch!
« En souvenir de notre bon vieux temps , poursuivit Mar-
tin, et de ce qu'e//e vous a entendu toucher (pour rien) de
l'orgue dans la petite et humide église de ce village, nous au-
rons un orgue dans la maison. Je construirai une salle de
musique sur un plan de ma façon; à l'une des extrémités,
nous y placerons votre orgue dans un réduit spécial. C'est là,
Tom, que vous jouerez jusqu'à ce que vous en soyez fatigué;
et, comme vous aimez à jouer au milieu de l'obscurité, nous
nous arrangerons pour que cela soit obscur. Souvent, par un
soir d'été, elle et moi nous viendrons nous y asseoir pour
vous écouter, Tom , soyez-en bien sûr 1 »
Il fallut, de la part de Tom Pinch, un plus grand effort pour
quitter sa chaise et aller presser les deux mains de son ami,
en ne laissant paraître sur son visage que l'expression de la
sérénité et de la reconnaissance; il lui fallut, disons-nous, un
plus grand effort pour accomplir de bon cœur cet acte tout
simple, qu'il n'en faut aux héros pour faire mainte et mainte
prouesse à grand renfort des sonores fanfares de la trompette
équivoque de la Renommée. Nous disons équivoque : car, à
222 VIE ET AVENTURES
force de planer au-dessus des scènes de carnage, la fumée du
sang répandu et la vapeur de la mort ont rouillé les clefs de
ce brave instrument, dont les notes ne sont plus guère justes
ni harmonieuses.
a: Ce qui prouve la bonté de la nature humaine, dit Tom,
s' effaçant dans ce sujet avec un désintéressement tout à fait
caractéristique, c'est que chacun de ceux qui viennent ici ,
comme vous y êtes venu, me témoigne plus de considération
et d'amitié que je ne pourrais m'y attendre, fusse -je la créa-
ture la plus présomptueuse qu'il y eût au monde, on que je ne
pourrais l'exprimer, fussé-je le plus éloquent des hommes.
Réellement cela me confond. Mais croyez bien que je ne suis
pas un ingrat , que jamais je n'oublierai vos bontés , et que si
je puis, un jour, vous donner une preuve de la sincérité de
mes paroles, je vous la donnerai.
— Très-bien, dit Martin, s'adossant à sa chaise, les mains
dans les poches et bâillant effroyablement. C'est parler à mer-
veille, Tom; mais je suis chez Pecksniff, je m'en souviens, et
peut-être en ce moment me trouvé-je à un mille ou plus de la
grande route de la fortune.... Ainsi donc, ce matin, vous avez
reçu des nouvelles de.... Comment diable s'appelle-t-il, hein?
— Qui voulez-vous dire? demanda Tom, comme s'il protes-
tait doucement dans l'intérêt de la dignité d'une personne ab-
sente.
— Vous savez bien. Quel est donc son nom? Nord-Clef!
— Westlock, répondit Tom, d'un accent plus animé que
d'ordinaire.
— Ah 1 c'est cela, dit le jeune homme ; Westlock. Je savais
bien que c'était quelque chose qui tenait des points cardinaux
et d'une porte'. Eh bien, que vous chante Westlock?
— 11 est entré en jouissance de son héritage, répondit Tom,
hochant la tète et souriant.
— C'est un heureux chien, dit Martin. Je voudrais biea
être à sa place. Est-ce là tout le secret que vous aviez à me
communiquer ?
— Non ; ce n'est pas tout.
— Qu'y a-t-il encore ? demanda Martin,
— Oh ! ce n'est nullement un mystère, et ça ne vous fera
pas grand'chose. Mais moi, cela m'est bien agréable. John
avait coutume de dire, du temps qu'il demeurait ici : « Notez
<• JFest , ouest; lock^ serrure. {Note du traducteur.)
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 223
< mes paroles, Pinch. Quand les exécuteurs testamentaires de
* mon père auront craché au bassin,... » Il employait çà et là
a*étranges expressions, mais c'est sa manière.
— Cracher au bassin est une excellente expression, observa
Martin, quand ce n'est pas vous qui le faites. Eh bien?... que
vous êtes lent, Pinch 1
— Oui, je sais que je le suis, dit Tom ; mais vous me don-
nerez sur les nerfs si vous me pressez trop. Je crains déjà
que vous ne m'ayez fait perdre le fil de mes idées, car je ne
sais plus où j'en étais.
— Quand les exécuteurs testamentaires du père de West-
lock auront craché au bassin.... dit Martin d'un ton d'impa-
tience.
— C'est cela, oui, c'est cela. «Alors, me disait John, je vous
«donnerai un dîner, Pinch, et je viendrai pour cela tout ex-
c près à Salisbury. » Quand John m'écrivit dernièrement . le
matin même du départ de Peck.sniff, vous savez, il m'apprit
que ses affaires étaient sur le point d'être terminées, et me
demanda de lui fixer un jour de rendez-vous à Salisbury, vu
qu'il était au moment de recevoir son argent. Je lui écrivis en
lui marquant que ce serait pour le jour de cette semaine qu'il
lui plairait ; en outre, je lui appris qu'il y avait ici un nouvel
élève, un brave garçon, et que nous étions bons amis. Là-
dessus, John m'a écrit de nouveau la lettre que voici.... (Tom
exhiba cette lettre). Il me fixe le rendez-vous pour demain; il
vous envoie ses compliments ; il exprime le vœu que nous
ayons le plaisir de diner ensemble tous trois, non à l'auberge
où vous et moi nous nous sommes rencontrés la première fois,
mais au premier hôtel de la ville. Lisez vous-même.
— Fort bien, dit Martin, jetant un coup d'œil sur la lettre
avec sa froideur habituelle. Je lui suis très-obligé. J'accepte
l'invitation. »
Tom eût souhaité de le voir un peu plus surpris , un peu
plus charmé, un peu plus ému de ce grand événement. Mais
Martin était parfaitement calme et, reprenant son sifflement
favori, il revint à son plan de collège, comme si de rien n'é-
tait.
Le cheval de M. Pecksniff était considéré comme un animal
sacré, qui ne pouvait être conduit que par lui seul, lui, le
grand prêtre du temple, ou par quelque personne qu'il com-
mît nominativement, dans sa haute confiance, à remplir cette
mission. Aussi les deux jeunes gens se déterminèrent-ils à se
224 VIE ET AVENTURES
rendre à pied à Salisbury ; ce qui, au bout du compte, valait
mieux que de voyager dans le cabriolet, par ce temps froid et
rude.
Si cela valait mieux! je crois bien. Cette bonne course, fa-
vorable à la gaieté et à la santé, cette course de quatre milles
au moins à l'heure, était bien préférable à ce vieux et rustique
cabriolet sautant, cahotant, craquant, étourdissant. Il n'y
avait pas de comparaison possible, et ce serait faire injure au
voyage pédestre que de l'assimiler au voyage en cabriolet.
Trouvez-moi un exemple d'un cabriolet qui ait jamais fait
circuler le sang d'un homme, à moins que ce ne soit en met-
tant le malheureux en grand danger d'avoir le cou rompu, et
en lui occasionnant par là des bourdonnements et une cha-
leur insupportable dans les veines, dans les oreilles et le long
de l'épine dorsale, sensation plus saisissante qu'agréable ! Ja-
mais cabriolet a-t-il éveillé chez quelqu'un l'esprit et l'éner-
gie, à moins que le cheval ne prît le mors aux dents et ne se
mît à descendre follement une côte escarpée terminée par un
mur de roche ? circonstance désespérée qui forçait le gentle-
man enfermé dans la voiture à tenter quelque manière nou-
velle et inouïe de se laisser glisser par derrière. Si cela vaut
mieux qu'un cabriolet? je crois bien !
L'air est froid, mon brave Tom ; c'est vrai, impossible de le
nier ; mais eût-il été plus agréable dans le cabriolet? Le feu
du noir forgeron jette une vive clarté et lance en haut son jet
de flamme, comme pour tenter les passants ; mais eût-il offert
moins de séduction, vu à travers les humides carreaux d'un
cabriolet? Le vent souffle violemment, piquant le visage du
courageux voyageur qui lutte contre lui, l'aveuglant avec ses
propres cheveux s'il en a assez pour cela, ou, s'il n'en a pas,
avec la poussière glacée du chemin ; lui coupant la respira-
tion, comme si on le plongeait dans un bain russe ; écartant
brusquement les vêtements qui l'enveloppent et pénétrant jus-
qu'à la moelle de ses os : mais tous ces désagréments n'eus-
sent-ils pas été pires cent fois en cabriolet? Nargue des ca-
briolets !
Si cela vaut mieux qu'un cabriolet? par exemple I Où avez-
vous jamais vu des voyageurs, cahotés par les roues et secoués
par le sabot des chevaux, avoir comme nos deux camarades
les joues chaudes et vermeilles? Où avez-vous jamais entendu
des voyageurs faire résonner de plus bruyants éclats de rire,
quand ils sont forcés de pivoter sur eux-mêmes devant les
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 225
f afales^lus violentes qui viennent soudain les assaillir? lors-
qu" ensuite, se retournant après le passage des tourbillons, ils
s'élancent de nouveau avec une telle ardeur qu'il n'y a rien
de comparable, sauf la gaieté qui en est la conséquence? Si
cela vaut mieux qu'un cabriolet?... Tenez, voici justement un
homme qui suit en cabriolet la même route. Voyez-le prendre
son fouet de la main gauche, réchauffer les doigts engourdis
de sa main droite en les frottant sur sa jambe non moins
froide, et frapper contre le marchepied ses orteils glacés
comme le marbre. Ah! ah! ah! qui donc voudrait changer ce
flux rapide du sang dans les veines pour cette circulation sta-
gnante des esprits vitaux, quand il s'agirait d'aller vingt fois
plus vile?
Si cela vaut mieux qu'un cabriolet ? Mais quel intérêt vou-
lez-vous qu'un homme qui va en cabriolet prenne aux bornes
milliaires, je suppose? Un homme qui va en cabriolet ne sau-
rait ni regarder, ni penser, ni sentir comme ceux qui se ser-
vent gaiement de leurs jambes. Voyez le vent qui rase ces
collines glacées ; comme il marque son passage par des teintes
sombres fortement accusées sur l'herbe, et des ombres légères
sur les hauteurs 1 Contemplez de tous côtés cette plaine nue et
gelée , et puis vous me direz si , même par un jour d'hiver,
ces ombres ne sont pas belles ! Hélas! c'est justement la con-
dition de tout ce qu'il y a de beau dans la nature. Les plus
charmantes choses en ce monde, brave Tom, ne sont que des
ombres ; elles vont et viennent , elles changent et s'évanouis-
sent rapidement, aussi rapidement que celles qui passent en
ce moment devant tes yeux.
Un mille encore, et alors la neige commence à tomber. La
corneille qui effleure la terre pour se tenir sous le vent sem-
ble une tache d'encre sur le paysage blanchi. Mais, bien que
la neige les tourmente et gêne leur marche, alourdissant leurs
manteaux et se congelant dans les cils de leurs yeux, ils ne
voudraient pas la voir moins abondante ; non, ils n'en vou-
draient pas perdre un flocon, quand ils auraient à faire une
vingtaine de milles. Et, tenez! ne voilà-t-il pas que les tours
de la vieille cathédrale se dressent maintenant devant eux I
peu à peu ils pénètrent dans les rues étroites, que le blanc
tapis dont elles sont revêtues a rendues étrangement silen-
cieuses ; ils arrivent à l'hôtel où les appelle leur rendez-vous.
Là ils présentent au garçon grelottant des mines si écarlates,
si enflammées, si vigoureuses, que le garçou reste stupéfié de
Martin Chuzzlewit. — i. 15
226 VIE ET AVENTURES
les voir et, ne se sentant pas de force à leur tenir tête, tout
frais ou plutôt tout rassis qu'il est de l'ardent foyer du café,
pâlit à côté d'eux et ne sait plus que dire.
Un fameux hôtel ! La salle est un vrai bosquet de gibier et
de quartiers de mouton qui se dandinent d'un air si appétis-
sant! A l'un des angles, se trouve une glorieuse office avec des
portes vitrées derrière lesquelles s'étalent des volailles froides
et des aloyaux généreux, et des tartes aux conserves de gro-
seille framboisée qui se retranchent , comme il convient à de
si excellentes choses, sous l'abri d'un treillage de pâtisserie.
Au premier étage, au fond de la cour, dans une chambre où
les rideaux de croisée sont hermétiquement fermés, où un
grand feu remplit à demi la cheminée devant laquelle chauf-
fent des assiettes, où brillent bon nombre de bougies et où
la table à trois couverts est mise avec de l'argenterie et des
verres pour trente personnes, qui est-ce qu'on voit?... John
Westlock. Non plus Tanoien John de chez Pecksniff, mais un
véritable gentleman. Ce n'est plus du tout le même homme :
il a un bien plus grand air, ma foi î sa contenance est celle du
gentleman qui se sent son maître et qui a de l'argent à la
banque. Et cependant, à certaine égards, c'est encore le vieux
John d'autrefois : car, en voyant paraître Tom Pinch, il lui prend
les deux mains et les étreint avec sa cordialité habituelle.
« Et monsieur est sans doute M. Ghuzzlewit? dit John; en-
chanté de le voir ! »
John avait naturellement des manières dégagées. Aussi lui
et Martin se serrèrent-ils chaudement la main et furent- ils
tout de suite bons amis.
a Attendez un moment, Tom, s'écria l'ancien élève, en po-
sant ses mains sur l'une et l'autre épaule de M. Pinch qu'il
tint à distance de la longueur du bras ; laissez-moi vous re-
garder. Toujours le même ! Pas le moindre changement 1
— Mais il n'y a déjà pas si longtemps, il me semble, dit
Tom Pinch.
— Il me semble à moi qu'il y a un siècle, et cela devrait
vous sembler de même, coquin que vous êtes. »
En même temps il poussa Tom vers le meilleur fauteuil, et
l'y fit tomber si brusquement, selon la vieille habitude qu'il
en avait dans leur vieille chambre à coucher de la vieille mai-
son Pecksniff, que Tom Pinch se demanda d'abord s'il devait
rire ou pleurer. Le rire l'emporta, et tous trois alors se mirent
à rire de concert.
\ DE MARTIN GHUZZLEWIT. 227
c J'ai, dit John Westlock, comraandé pour le dîner tout ce
que nous avions l'habitude de souhaiter....
— Vrai! dit Tom Pinch, vous avez commandé....
— Tout. Tâchez, si cela vous est possible, de ne pas rire
devant les garçons. Je ne pouvais pas m'en empêcher, moi,
quand j'ai fait la carte. C'est comme un rêve. i>
En cela John se trompait: car personne assuréme/it ne rêva
jamais un potage tel que celui qui bientôt fut mis sur la table ;
ni de tels poissons, ni de tels entremets ; ni de telles entrées,
ni un tel dessert; ni une telle série d'oiseaux et de friandises;
rien en un mot qui approchât de la réalité de ce festin à dix
schellings six pence par tête, sans compter les vins. Quant
aux liquides, l'homme qui eût pu se procurer en rêve tant de
Champagne frappé, tant de claret, tant de porto ou tant de
xérès , eût mieux fait d'aller se mettre au lit pour en rêver
et d'y rester.
Mais le plus beau trait peut-être du banquet, c'est que per-
sonne ne s'étonnait autant que John lui-même à l'apparition
de chaque plat. Dans l'excès de sa joie, il laissait échapper
sans cesse de nouveaux éclats de rire ; et puis, vite, il s'effor-
çait de reprendre un sérieux extraordinaire, de peur que les
garçons ne vinssent à penser qu'il n'était pas habitué à pareil
régal. Il y avait des choses qu'on lui apportait à découper, qui
étaient si terriblement amusantes, qu'il n'y avait pas moyen
d'y tenir ; et quand Tom Pinch insista, malgré l'officieux avis
d'un garçon, non-seulement pour briser avec une cuiller à
ragoût la muraille d'un grand pâté, mais encore pour essayer
de ne pas en laisser une miette, John perdit toute contenance,
et allant s'asseoir, à l'autre bout de la table, derrière le vaste
surtout, il y poussa un hurlement joyeux qu'on put entendre
de la cuisine. Au reste, il n'hésitait pas le moins du monde à
rire aussi de lui-même, comme il le prouva quand ils furent
réunis tous les trois autour du feu et qu'on eut posé le dessert
sur la table. En ce moment, le premier garçon demanda avec
une respectueuse sollicitude si le porto, qui était un peu léger
de goût et de couleur , était à sa guise , ou bien s'il ne pré-
férait pas qu'on lui en servît un autre plus fort , plus capi-
teux. A quoi John répondit gravement qu'il était assez con-
tent de celui qu'on avait apporté et que ce vin lui semblait
être d'un bon cru : le garçon se confondit en remercîments et
se retira. Alors John dit à ses amis , en riant franchement ,
qu'il aimait à croire qu'il n'avait pas dit de bêtises, mais qu'il
228 VIE ET AVENTURES
n'en savait oxacteraent rien ; et de là un nouvel et vaste éclat
de rire.
La gaieté la plus vive ne cessa de les animer tout le temps;
mais ce ne fut pas le moins agréable moment de la fête que
celui où ils se tinrent assis devant le feu , à faire craquer des
noisettes, à boire du vin de dessert et à causer joyeusement.
11 advint que Tom Pinch se remémora qu'il avait à dire un
mot à son ami l'organiste ; il quitta donc pour quelques mi-
nutes sa place bien chaude, de peur d'arriver trop tard, et
laissa les deux autres jeunes gens ensemble.
Ceux-ci en son absence burent à sa santé, c'était bien natu-
rel ; John Westlock saisit cette occasion pour dire qu'il n'a-
vait jamais eu une seule difficulté avec Tom pendant le séjour
qu'ils avaient fait chez Pecksniff. Cette confidence l'amena à
insister sur le caractère de Tom, et à insinuer que M. Pecks-
niff le connaissait très-bien. 11 se borna à cette insinuation, et
encore y mit-il de la réserve , sachant combien Tom Pinch
souffrait du mépris qu'on pouvait témoigner pour ce gentle-
man, et pensant d'ailleurs qu'il valait mieux laisser le nouvel
élève faire lui-même ses découvertes.
c( Oui, dit Martin, il est impossible d'avoir pour Pinch plus
d'attachement que je n'en ai, ni de mieux rendre justice à ses
excellentes qualités. C'est le garçon le plus obligeant que j'aie
jamais connu.
— Il ne l'est que trop, fit observer John, qui avait la répli-
que vive. Chez lui, cela dégénère presque en défaut.
— C'est vrai, dit Martin, c'est parfaitement vrai. Il y a une
semaine environ, un drôle nommé Tigg lui a emprunté tout
l'argent qu'il possédait, avec promesse de le lui rendre sous
peu de jours. Ce n'était de fait qu'un demi-souverain ; mais
il est heureux que la somme n'ait pas été plus forte, car Tom
ne la reverra jamais.
- Pauvre garçon!.., dit John, qui avait écouté très-atten-
tivement ce peu de mots. Peut-être n'avez-vous pas eu occa-
sion de remarquer qu'en ce qui concerne ses intérêts privés
Tom est fier.
— En vérité? Non, je ne l'avais pas remarqué. Voulez-vous
dire qu'il ne voudrait pas emprunter? »
John Westlock hocha la tête.
a C'est fort étrange, dit Martin, posant son verre qu'il ve-
nait de vider. Tom Pinch est assurément un singulier com-
posé.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 229
— Quant à recevoir un don d'argent, reprit John Westlock,
je crois qu'il mourrait plutôt.
— Il est si simple! dit Martin.... Servez-vous.
— Vous cependant, poursuivit John, remplissant son propre
verre et regardant son interlocuteur avec une certaine curio-
sité, vous qui êtes plus âgé que la majeure partie des élèves
de M. Pecksniff, et qui avez évidemment beaucoup plus d'ex-
périence, vous devez bien connaître Tom, j'en suis sûr, et
voir à quel point il est facile de lui en imposer. '
— Certes oui, dit Martin, étendant ses jambes et élevant
son verre entre son œil et la lumière ; M. Pecksniff le sait bien
aussi , et ses filles également, d
John Westlock sourit, mais ne fit aucune réponse.
« A propos, dit Martin, j'y songe.... Quelle opinion avez-
vousde Pecksniff? Gomment a-t-il agi envers vous? Qu'est-ce
que vous pensez de lui actuellement? Puisque tout est fini
entre vous, vous pouvez en parler de sang-froid.
— Demandez à Pinch, répondit l'ancien élève. Il sait quels
étaient à cet égard mes sentiments habituels. Ces sentiments
n'ont point changé, je puis vous l'assurer.
— Non, non, dit Martin, je préfère les apprendre de vous
directement.
— Mais , dit John en souriant , Tom prétend qu'ils sont in-
justes.
— Oh! très-bien. Alors je sais d'avance quelle en a été pré-
cédemment la nature, et, par conséquent, vous n'avez pas à
craindre de me parler à cœur ouvert. Ne vous gênez pas avec
moi, je vous prie. Je n'aime pas Pecksniff, je vous le déclare
en toute franchise. Je me trouve chez lui parce que, d'après
des circonstances particulières, cela m'a convenu. Je crois
avoir quelques dispositions pour l'architecture; et les obliga-
tions , s'il y en a , seront très-vraisemblablement du côté de
Pecksniff plus que du mien. Tout au moins , la balance sera-
t-elle égale, s'il n'y a pas d'obligation de son côté. Ainsi, vous
pouvez me parler librement , comme si entre lui et moi il n'y
avait point de parenté.
— Si vous me pressez de vous faire connaître mon opi-
nion.... répliqua John Westlock.
— Oui, dit Martin, vous m'obligerez.
— Je vous dirai , poursuivit l'autre, que Pecksniff est bien
le plus fieffé coquin qu'il y ait sous la calotte des cieux.
— Oh ! fit Martin avec sa froideur habituelle, c'est un peu fort.
230 VIE ET AVENTURES
— Pas plus fort qu'il ne le mérite, dit John; et, s'il m'invi-
tait à exprimer devant lui mon opinion sur son compte, je le
ferais dans les mêmes termes, sans y rien modifier. La ma-
nière dont il traite Pinch suffirait pour justifier mes paroles :
mais, quand je reviens par la pensée sur les cinq années que
j'ai passées dans cette maison; quand je me représente l'hypo-
crisie , la fourberie , les bassesses , les feintes , les discours
mielleux de ce drôle , son habileté à couvrir sous de beaux
semblants les plus odieuses réalités ; quand je me rappelle
combien de fois j'ai assisté à ses mauvaises pratiques, et même
combien de fois j'y ai été en quelque sorte associé, par le fait
seul d'être présent et de l'avoir pour maître, je vous jure que
je suis tenté de me mépriser moi-même. »
Martin vida son verre, puis fixa son regard sur le feu.
« Je ne veux pas dire que j'aie des reproches à me faire ,
continua John Westlock, car il n'y avait pas de ma faute ; et
je conçois de même que , tout en l'appréciant ce qu'il vaut,
vous soyez forcé par les circonstances de rester chez lui. Je
Vous dis simplement la honte que j'en éprouve pour mon
compte; maintenant même que, selon votre expression, tout
est fini, et que j'ai la satisfaction de savoir qu'il m'a toujours
détesté , que nous nous sommes toujours querellés et que je
lui ai toujours dit ce que j'avais dans le cœur, eh bien ! main-
tenant encore, je regrette de n'avoir pas cédé à l'envie que j'ai
eue vingt fois de me sauver comme un enfant, et de m'enfuir
en Amérique.
— Pourquoi en Amérique? demanda Martin, les yeux atta-
chés sur son interlocuteur.
— Pour chercher, répliqua John Westlock en levant les
épaules, à gagner ma vie, que je ne pouvais gagner en Angle-
terre. C'était un parti désespéré, mais généreux. Tenez ! rem-
plissez votre verre et ne parlons plus de PecksnifF.
— Gomme vous voudrez , dit Martin. Quant à moi et à ma
parenté avec Pecksni£f, je me bornerai à vous répéter mes pa-
roles. Je me suis mis à mon aise avec lui, et je continuerai
plus que jamais : car le fait est, à vous dire vrai, qu'il a l'air de
compter sur moi pour suppléer à son ignorance, et qu'il ne se
résignerait pas volontiers à me perdre. Je m'en doutais bien
quand je suis entré chez lui. A votre santé!
— Merci, répondit le jeune Westlock. A la vôtre. Et puisse
le nouvel élève être aussi bien que vous pouvez le désirer !
— Quel nouvel élève "i
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 231
— L'heureux jeune homme, né sous une étoile favorable ,
dit John Westlock en riant , dont les parents ou tuteurs sont
destinés à être amorcés par l'avis. Eh quoi 1 ne savez-vous
pas que PecksnifT vient de faire paraître encore une annonce ?
— Non.
— Eh bien, oui. Je la lisais justement avant dîner dans le
journal d'hier. J'ai reconnu son style; je n'ai que trop de rai-
sons de ne pas m'y tromper. Attention ! voici Pinch. N'est-il
pas étrange que plus Pinch aime PecksniflF (en admettant qu'il
puisse l'aimer davantage), plus on se sent entraîné à aimer ce
brave garçon?... Pas un mot de plus là-dessus; sinon, nous
lui ôterions toute sa gaieté, j)
Westlock avait à peine fini, que Tom entra avec un sourire
qui illuminait son visage; et, se frottant les mains, plutôt de
plaisir que pour les réchauffer (car il avait marché très-vite),
il s'assit dans son bon coin, heureux comme.... comme Pinch
seul pouvait l'être. Il n'y a pas de comparaison pour exprimer
l'état de son esprit.
« Ainsi , dit-il après avoir contemplé quelque temps son
ami avec une jouissance silencieuse, ainsi, vous voilà réelle-
ment enfin un gentleman, John ! C'est parfait.
— J'essaye de le devenir, Tom, répliqua Westlock d'un ton
de bonne humeur. Qui sait? cela viendra peut-être avec le
temps.
— Je suppose qu'aujourd'hui vous ne porteriez pas vous-
même votre nlalle à la diligence, dit Tom Pinch en souriant ,
dussiez-vous la perdre faute de vouloir vous en charger?
— Je ne la porterais pas ? Qu'est-ce que vous en savez,
Pinch? Il faudrait qu'elle tut bien lourde, la malle que je ne
porterais pas pour me sauver de chez Pecksniif !
— Voilà ! s'écria Pinch , se tournant vers Martin, Je vous
l'avais bien dit. Le grand défaut de son caractère , c'est son
injustice à l'égard de Pecksniff. Vous ne sauriez vous imaginer
tout ce qu'il dit sur ce sujet. Ses préventions sont vraiment
extraordinaires.
— Ce qui est vraiment extraordinaire, dit John Westlock
riant de tout son cœur, tandis qu'il posait sa main sur l'épaule
de M. Pinch, c'est l'absence de toutes préventions pareilles de
la part de Tom. Si jamais homme a eu la connaissance pro-
fonde d'un autre homme, et l'a vu sous son véritable jour avec
ses propres couleurs, c'est bien Tom assurément, à l'endroit
de M. Pecksniff.
232 VIE ET AVENTURES
— Oui, je l'ai naturellement, s'écria Tom. C'est précisément
ce que je vous ai si souvent répété. Si vous le connaissiez
aussi bien que moi, John (je donnerais pour cela je ne sais
quoi), vous auriez pour lui de l'admiration, du respect, de la
vénération. Vous ne pourriez vous défendre de ce sentiment
Oh 1 comme vous avez affligé son cœur en partant !
— Si j'avais su où était situé son cœur, répliqua Westlock,
j'eusse agi de mon mieux, Tom, pour ne pas le blesser,
soyez-en certain. Mais comme je ne pouvais l'affliger dans ce
qu'il n'a pas, dans des sentiments dont il ne se doute même
pas, excepté chez les autres, pour les froisser jusqu'au vif, je
crains de ne pouvoir mériter les compliments que vous venez
de me faire. »
M. Pinch , ne se souciant pas de prolonger une discussion
qui était de nature à corrompre Martin, s'abstint de rien ré-
pondre à ce discours. Mais John Westlock, à qui il n'eût fallu
rien moins qu'un bâillon de fer pour le réduire au silence
quand les vertus de M. Pecksniff étaient mises sur le tapis ,
poursuivit en ces termes :
« Son cœur! oh! le tendre cœar, en vérité!... Son cœur!
oh! le respectable, le consciencieux, le timoré, le moral va-
gabond!... Son cœur! oh!... Eh bien, Tom, qu'avez-vous
donc ? »
M. Pinch, pendant ce temps, s'était levé et, adossé à la che-
minée, il boutonnait sa redingote avec une grande énergie.
« Je ne puis supporter cela, dit-il en secouant la tête. Non,
vraiment je ne le puis. Veuillez m'excuser , John. J'ai pour
vous beaucoup d'estime, beaucoup d'amitié ; je vous aime in-
finiment; aujourd'hui j'ai été charmé, ravi au delà de toute
expression de vous retrouver exactement le même qu'autrefois ;
mais je ne puis entendre cela.
— Gomment? Mais vous savez bien que j'ai toujours été
de même, Tom, et vous disiez vous-même , tout à l'heure, que
vous étiez heureux de voir que je n'avais pas changé.
— Non pas à cet égard, dit Tom Pinch. Excusez-moi, John.
Je ne puis vraiment entendre cela ; je ne l'entendrai pas da-
vantage. C'est une injustice criante ; vous devriez être plus
mesuré dans vos expressions. C'était déjà assez mal quand il
n'y avait que vous et moi; mais dans les circonstances ac-
tuelles, je ne puis supporter cela. Vraiment je ne le puis pas.
— Vous avez parfaitement raison ! s'écria l'autre , échan-
geant un regard d'intelligence avec Martin; et j'ai tort, mon
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 233
cher Tom. J'ignore comment diable nous sommes tombés sur
ce malheureux thème. Je vous demande pardon de tout mon
cœur.
— Vous avez une nature indépendante et énergique , dit
Pinch. Aussi votre manque de générosité dans cet unique sujet
ne m'en afflige que davantage. Vous n'avez pas à me de-
mander pardon, John. Vous ne m'avez donné à moi que des
témoignages d'amitié.
— Alors je demande pardon à Pecksniff, dit le jeune
Westlock, à qui vous voudrez et comme vous voudrez; je de-
mande pardon à FecksnifT. Êtes- vous satisfait?... Allons, bu-
vons à la santé de Pecksniff !
— Merci ! s'écria Tom, qui lui pressa les mains avec ardeur
et se versa une rasade. Merci ! Je boirai ce verre de tout mon
cœur, John. A la santé de M. Pecksniff et à sa prospérité ! »
John Westlock s'associa à ce toast, ou à peu près ; car il but
à la santé de M. Pecksniff, et à quelque autre chose.... mais
ce quelque chose-là, personne que lui ne put l'entendre. L'ac-
cord général étant alors rétabli complètement , les trois amis
se rangèrent en cercle autour du feu, et causèrent avec une
entente et une gaieté parfaites, jusqu'au moment d'aller se
coucher.
Il j eut une petite circonstance, si légère qu'elle fût, qui fit
merveilleusement ressortir la différence de caractère entre
John Westlock et Martin Chuzzlewit : c'est la manière dont
chacun de ces deux jeunes gens considéra Tom Pinch, après
la petite altercation que nous avons rapportée. Il y avait dans
leurs regards à tous deux un certain air badin; mais ici s'ar-
rêtait la ressemblance. L'ancien élève ne pouvait assez témoi-
gner à Tom les sentiments pleins de cordialité qu'il éprouvait
à son égard, et ses attentions amicales avaient pris quelque
chose de plus grave, de plus posé. Le nouvel élève, au con-
traire, ne pouvait s'empêcher de rire en songeant à l'excessive
absurdité de Tom; et à sa jovialité se mêlait une nuance de
dédain et de pitié indiquant que, suivant lui, M. Pinch pous-
sait trop loin la simplicité pour être admis, sur le pied d'une
égalité sérieuse, à l'amitié d'un homme raisonnable.
John Westlock qui , autant que possible , ne faisait rien a
demi, avait retenu des lits dans l'hôtel pour ses deux hôtes;
et, après une soirée tout à fait agréable, ils se retirèrent.
M. Pinch était assis sur le bord de son lit ; il avait ôté sa
cravate et ses souliers, et passait en revue les nombreuses et
23^;» VIE ET AVENTURES
excellentes qualités de son ancien ami, quand il fut tiré de sa
méditation par un coup appliqué à la porte de sa chambre, et
par la voix de John lui-même.
« Vous ne dormez pas encore, Tom?
— Mon Dieu 1 non. Je pensais à vous, répondit Tom en ou-
vrant la porte. Entrez.
— Je ne veux pas vous déranger, dit John. Mais j'avais ou-
blié, toute la soirée, une petite commission dont on m'a chargé
pour vous , et je craindrais de l'oublier de nouveau si je ne
m'en débarrassais tout de suite. Vous connaissez, je pense, un
M. Tigg?
— Tigg ! s'écria Tom. Tigg ! le gentleman qui m'a emprunté
de l'argent?
— Justement , dit John Westlock. 11 m'a prié de vous pré-
senter ses compliments et de vous remettre cet argent avec
tous ses remercîments. Le voici. Je suppose que la pièce est
bonne, mais l'homme est une pratique plus qu'équivoque. j>
M. Pinch reçut la petite pièce d'or avec un visage dont
l'éclat eût éclipsé celui du métal ; mais il n'avait jamais éprouvé,
dit-il, aucune crainte au sujet de cette dette. Il était heureux
de trouver M. Tigg aussi prompt à s'acquitter, aussi honora-
ble eu affaires.
« A vous dire vrai, Tom, répliqua son ami, il n'agit pas
toujours ainsi. Si vous voulez suivre mon conseil, vous l'évi-
terez autant que possible, dans le cas où vous viendriez à le
rencontrer de nouveau. Et d'aucune façon, Tom, mettez-vous
cela dans la tête, je vous prie, car c'est très-sérieusement que
je parle, d'aucune façon ne lui prêtez désormais de l'argent.
— Oui, oui, dit Tom ouvrant de grands yeux.
— Cet homme est bien loin d'être une connaissance hono-
rable pour vous, continua le jeune Westlock; et plus vous le
lui ferez sentir, mon cher Tom, mieux cela vaudra.
— Ah çà ! John, lui dit M. Pinch d'un air sérieux et en bran-
lant la tête avec une expression d'inquiétude, j'espère que
vous ne voyez pas mauvaise compagnie ?
— Non, non, répondit John qui se mit à rire. Ne vous in-
quiétez pas de cela.
— Si fait, je m'en inquiète, dit Tom Pinch ; je ne puis m'en
empêcher quand je vous entends parler de la sorte. Si M. Tigg
est l'homme que vous me dépeignez, vous n'avez que faire de
le connaître, John. Libre à vous de rire, mais je trouve que
ce n'est pas du tout risible.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 235
— Non, non, répliqua son ami, composant ses traits. Vous
avez parfaitement raison. Ce n'est pas du tout risible.
— Vous savez, reprit M. Pinch, votre bonne nature et vo-
tre cœur sympathique vous rendent imprévoyant; mais vous
ne sauriez être trop réfléchi sur un point comme celui-ci. Sur
ma 'parole, si je pensais que vous dussiez tomber en mauvaise
compagnie, j'en serais désolé, car je n'ignore pas combien
vous auriez ensuite de peine à vous en débarrasser. J'aime-
rais mieux, John, avoir perdu cet argent que de l'avoir re-
trouvé à de pareilles conditions.
— Je vous dis, mon cher bon vieux camarade, s'écria son
ami, le secouant des deux mains à droite et à gauche et sou-
riant d'un air vif et ouvert qui eût suffi pour porter la con-
viction dans un esprit bien plus soupçonneux que celui de
Tom, je vous dis qu'il n'y a aucun danger.
— Bien!... Je suis heureux d'entendre cette déclaration;
elle me comble de joie. Je suis sûr qu'il n'y a pas de danger,
dès que vous l'affirmez de cette manière. J'espère, John, que
vous ne prendrez pas en mal ce que je viens de vous dire.
— En mal!... dit l'autre lui pressant vivement la main;
comment me croyez-vous donc fait? M. Tigg et moi, nous ne
sommes pas sur un pied d'intimité qui puisse vous causer la
moindre inquiétude. Je vous en donne l'assurance solennelle.
Vous voilà tranquillisé à présent, n'est-ce pas?
— Tout à fait, dit Tom.
— Alors, encore une fois, bonne nuit.
— Bonne nuit ! s'écria Tom; et puissiez-vous faire autant
de songes heureux qu'en doit avoir le sommeil du meilleur
garçon qu'il y ait au monde !
— Après PecksnifT, dit l'ami en s'arrêtant un moment au
seuil de la porte, et jetant gaiement un regard en arrière.
— Après Pecksniff naturellement, » dit Tom Pinch avec beau-
coup de gravité.
Ils se séparèrent ainsi pour la nuit : John Westlock, le
cœur léger et l'esprit allègre ; le pauvre Tom Pinch très-sa-
tisfait, bien qu'en se tournant sur le côté dans son lit, il se
répétât encore : ce C'est égal, je donnerais je ne sais quoi pour
qu'il ne connût pas M. Tigg ! »
Le lendemain matin de très-bonne heure ils déjeunèrent en-
semble, car les deux autres jeunes gens désiraient ne pas tar-
der à se mettre en route ; et quant à John Westlock, il devait,
ce jour-là même, retourner à Londres par la diligence. Comme
236 ^VIE ET AVENTURES
il avait encore quelques heures devant lui, il les accompagna
l'espace de trois ou quatre milles, et ne se sépara d'eux enfin
qu'à la dernière extrémité. Les adieux furent pleins de cordia-
lité, non-seulement entre John et Tom Pinch, mais encore
de la part de Martin, qui avait trouvé dans l'ancien élève
autre chose que la poule mouillée qu'il s'attendait à rencon-
trer.
Le jeune Westlock s'arrêta sur une petite hauteur qu'il avait
gagnée à peu de distance, et là il resta à les suivre du regard.
Ils marchaient d'un pas rapide, et Tom paraissait parler avec
chaleur. Le vent ayant tourné, Martin avait ôté son pardes-
sus et l'avait mis sur son bras. John vit de loin Tom l'en dé-
barrasser, après une courte résistance, et le jeter par-dessus
le sien- qu'il avait mis bas également, se chargeant du double
fardeau. Cet incident, fort ordinaire assurément, produisit ce-
pendant une impression sérieuse sur l'esprit de l'ancien élève,
qui ne bougea point jusqu'à ce qu'il eût entièrement perdu de
vue les deux voyageurs. Alors il hocha la tête comme s'il
était troublé par quelque réflexion pénible ; puis, tout pensif ,
il regagna Salisbury.
Pendant ce temps, Martin et Tom poursuivaient leur che-
min, jusqu'au moment où ils arrivèrent sains et saufs à la
maison de Pecksniff. Là ils trouvèrent une courte lettre à l'a-
dresse de M. Pinch, par laquelle le bon gentleman annonçait
le retour de la famille par la diligence de nuit pour le lende-
main matin. Gomme la voiture devait arriver au coin de la
ruelle à peu près à six heures, M. Pecksniff enjoignait à
M. Pinch de s'arranger pour que le cabriolet attendît au po-
teau de la ruelle, avec un chariot destiné à transporter le ba-
gage. Afin de recevoir le maître avec de plus grands honneurs,
les deux jeunes gens convinrent de se lever de très-bonne
heure, et d'aller eux-mêmes au-devant de M. Pecksniff.
Le reste de la journée fut la plus maussade qu'ils eussent
encore passée ensemble. Martin était d'une humeur détestable,
car tout lui servait de point de comparaison entre sa position,
ses perspectives d'avenir, et le sort du jeune Westlock; or la
comparaison était toute à son désavantage. Tom était attristé
de le voir dans cet état, et cela lui gâtait le souvenir des
adieux du matin et du dîner de la veille. Aussi les heures se
traînèrent- elles péniblement, et les deux jeunes gens furent
heureux d'aller se coucher.
Ils ne furent pas tout à fait aussi heureux d'avoir à sortir à
DE ÎYlARTIN GHUZZLEWIT. 237
quatre heures et demie, tout frissonnants sous l'humidité pé-
nétrante d'une matinée d'hiver : cependant ils arrivèrent
ponctuellement au rendez-vous, et se trouvèrent au poteau,
juste une demi-heure avant le temps marqué. Ce n'était certes
pas une agréable matinée, car le ciel était sombre, chargé de
nuages, et il pleuvait à verse. Martin s'en vengeait en disant
qu'il y avait plaisir à voir trempée jusqu'au os une brute de
cheval (désignant par là le coursier arabe de M. Pecksuiff),
et en ajoutant que, pour sa part, il se réjouissait de ce qu'il
pleuvait si fort. D'où l'on peut conclure avec raison que l'hu-
meur de Martin ne s'était pas amendée : car, tandis qu'avec
M. Pinch il se tenait à l'abri derrière une haie, regardant la
pluie, le cabriolet, le chariot et le cocher dont les habits étaient
tout fumants, il ne cessa de grogner; et, n'était que pour se
disputer il faut être deux, il eût certainement été bien aise
d'avoir une querelle avec Tom.
Enfin un bruit sourd de roues se fit entendre au loin ; la
diligence apparut, pataugeant dans la boue et la fange : sur
l'impériale, il y avait un malheureux voyageur couché dans la
paille mouillée, sous un parapluie tout trempé; le cocher, le
conducteur, les chevaux, étaient daDs un état aussi pitoyable
les uns que les autres. M. Pecksniff baissa la glace et salua
Tom Pinch.
« Bon Dieu! monsieur Pinch! est-il possible que vous soyez
dehors par un aussi mauvais temps?...
— Oui, monsieur, s'écria Tom qui s'avança avec empresse-
ment. M. Chuzzlewit et ipoi, monsieur....
— Oh ! dit M. Pccksniff, qui ne regarda pas plus Martin que
le poteau près duquel il était, oh! vraiment! Rendez-moi le
service de veiller sur les malles, monsieur Pinch. »
M. Pecksniff descendit alors et aida ses filles à mettre pied
à terre; mais ni le père ni les jeunes demoiselles ne firent le
moins du monde attention à Martin, qui s'était approché pour
offrir ses services; il fut prévenu par M. Pecksniff, qui aussi-
tôt se plaça entre lui et la voiture en lui tournant le dos. Dans
cette position, et sans rompre le silence, M. Pecksniff fit mon-
ter ses filles dans le cabriolet; puis grimpant après elles, il
prit les guides et se dirigea vers sa maison.
Confondu d'étonnement, Martin était resté les yeux fixés sur
la diligence, et, quand elle eut disparu, il contempla M. Pinch
et le bagage jusqu'à ce que le chariot fût parti à son tour ;
alors il dit à Tom •
238 VIE ET AVENTURES
« Maintenant, voulez-vous avoir la bonté de m' apprendre ce
que cela signifie?
— Quoi? demanda Tom.
— La conduite de ce drôle. Je parle de M. Pecksnifif. Vous
avez vu ce qui s'est passé.
— Non , vraiment non , s'écria Tom, J'étais occupé des
malles.
— N'importe, dit Martin. Allons ! Dépêchons-nous de nous
en retourner. »
Et, sans ajouter un mot de plus, il se mit à marcher d'un
pas si rapide que Tom avait la plus grande peine à le suivre.
Martin ne songeait guère à regarder à ses pieds ; il chemi-
nait avec une complète indifférence à travers les tas de boue
et les flaques d'eau, les yeux tout droit devant lui; seulement
il faisait parfois entendre un rire étrange. Tom sentit que tout
ce qu'il pourrait dire ne servirait qu'à accroître la mauvaise
humeur de son compagnon; en conséquence, il se reposa sur
le bon accueil que Martin allait recevoir de M. Pecksniff lors-
qu'ils seraient arrivés à la maison, pour effacer la méprise
fâcheuse, selon lui, qui avait dû désobliger un favori tel qae
le nouvel élève. Mais il ne fut pas médiocrement stupéfait lui-
même, lorsqu'ils furent arrivés dans le parloir où M. Pecksniff
était assis seul devant le feu, à boire du thé chaud, de trou-
ver qu'au lieu de recevoir cordialement son parent et de le
tenir, lui Pinch, à l'écart, ce fut tout le contraire ; car
M. Pecksniff fut si prodigue d'attentions pour lui, qu'il en
resta littéralement confondu.
« Prenez donc du thé, monsieur Pinch, prenez du thé, dit
Pecksniff, ranimant le feu. Vous devez être mouillé, et je suis
sûr que vous avez froid. Je vous en prie, prenez du thé, et ve-
nez vous réchauffer près du feu. »
Tom s'aperçut que Martin regardait M. Pecksniff comme
s'il roulait dans sa pensée une velléité de le réchauffer encore
plus près du feu, autrement dit, de le jeter dans la cheminée.
Cependant il restait silencieux et, debout en face de ce gen-
tleman, de l'autre côté de la table, il ne le quittait pas de l'œil.
«c Prenez une chaise, monsieur Pinch, dit Pecksniff; prenez
une chaise, s'il vous plaît. Gomment les choses se sont-elles
passées en notre absence, monsieur Pinch ?
— Vous.... vous serez charmé du plan de collège, monsieur,
dit Tom ; il est presque achevé.
— Si vous le voulez bien , monsieur Pinch , dit Pecksniff
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 239
agitant la main et souriant, nous ne nous occuperons pas de
ce sujet pour le moment. Qu'avez-vous fait, vous, Thomas,
hein ? »
M. Pinch promena son regard du maître à l'élève et de l'élève
au maître, et il éprouva une telle perplexité, une anxiété telle,
que la présence d'esprit lui manqua complètement pour ré-
pondre à la question. Dans ce moment difficile, M. Pecksniff
(qui se rendait parfaitement compte de l'attitude de Martin,
bien que pas une seule fois il n'eût dirigé ses yeux vers lui)
remuait énergiquement le feu, et, quand il dut cesser cet exer-
cice, il se mit à boire du thé coup sur coup.
« Ah çà, moD sieur Pecksniff, dit enfin Martin d'un ton
très-calme, quand vous vous serez suffisamment rafraîchi et
reposé, je ne serai pas fâché de savoir ce que signifie la ma-
nière dont vous me traitez.
— Et, dit M. Pecksniff, tournant vers Tom Pinch un regard
plus doux et plus tranquille encore qu'auparavant, et qu'avez-
vous fait, vous, Thomas, hein ? »
Après avoir répété cette question, il se mit à contempler les
murs de la chambre, comme s'il était curieux de yoir si, par
aventure , on n'y aurait pas laissé autrefois quelques vieux
clous.
Tom était fort embarrassé de sa contenance entre les deux
parties, et déjà il avait adressé un signe à M. Pecksniff,
comme pour attirer son attention sur le gentleman qui venait
de ]ui parler, quand Martin lui épargna la peine d'insister.
« Monsieur Pecksniff, dit-il en frappant légèrement la table
à deux ou trois reprises, et se rapprochant d'un pas ou deux,
de manière à toucher presque de la main l'architecte . vous
avez entendu les paroles que je viens de vous adresser. Faites-
moi la grâce de me répondre, s'il vous plaît. Je vous demande
(et il éleva un peu la voix) ce que cela signifie.
— Je vais vous parler tout à l'heure, monsieur, dit M. Pecks-
niff d'un ton sévère, et en le regardant pour la première fois.
— Vous êtes trop bon, répliqua Martin. Ce n'est pas de me
parler tout à l'heure qu'il s'agit; je vous prie de le faire tout
de suite. »
M. Pecksniff eut l'air d'être profondément occupé à considé-
rer son agenda, mais le livre tremblait dans ses mains.
(c Tout de suite, reprit Martin frappant de nouveau sur la
table, tout de suite; ce n'est pas tout à l'heure, c'est tout de
suite !
240 VIE ET AVENTURES
— Est-ce une menace, monsieur? » s'écria M. Pecksniff.
Martin le regarda sans répondre ; mais un observateuc
attentif eût remarqué sur ses lèvres un tiraillement de fâ-
cheux augure, et peut-être aussi dans sa main droite un mou-
vement d'attraction involontaire vers la cravate de M. Pecks-
niff.
« Je regrette d'avoir à vous dire, monsieur, reprit l'archi-
tecte, que, si vous me menaciez, cela ne m'étonnerait pas du
tout avec votre caractère. Vous m'en avez imposé ; vous avez
trompé une nature que vous saviez confiante et crédule. Vous
avez, monsieur, ajouta M. Pecksniff en se levant, obtenu votre
entrée dans cette maison sur des déclarations mensongères et
sur de faux prétextes.
— Continuez, dit Martin avec un sourire de mépris. Je vous
comprends maintenant. Qu'y a-t-il encore?
— Il y a bien pis , monsieur , cria M. Pecksniff, tremblant
de la tête aux pieds et essayant de se frotter les mains comme
s'il était glacé ; il y a bien pis, puisque vous me forcez de pu-
blier votre déshonneur devant un tiers, ce qui me répugnait
et ce que je voulais éviter. Cette modeste maison, monsieur,
ne doit pas être souillée par la présence de celui qui a trahi, et
cruellement trahi, la confiance d'un honorable, chéri, vénéré et
vénérable gentleman , de celui qui m'a prudemment caché
cette trahison quand il a recherché m.a protection et ma fa-
veur, sachant bien que, tout humble que je suis, je suis un
honnête homme, n'aspirant qu'à remplir mon devoir dans ce
monde charnel, et opposant en face mon visage à tout vice et à
toute fourberie. Je pleure sur votre dépravation, monsieur ;
je m'afflige de votre corruption; je gémis de vous voir quit-
ter volontairement les sentiers fleuris de la pureté et de la
paix. »
Ici M. Pecksniff frappa sa poitrine, c'est-à-dire son jardin
moral ; puis il reprit en étendant le bras, pour lui montrer la
porte : « Mais je ne puis garder pour hôte un lépreux, un
serpent. Allez, allez, jeune homme ! De même que tous ceux
qui vous connaissent, je vous renie l »
Il nous est impossible de dire pourquoi , mais à ces mots
Martin fit un bond en avant. Il suffira qu'on sache que Tom
Pinch lui saisit les bras , et qu'au même moment M. Pecks-
niff recula si précipitamment , qu'il en perdit l'équilibre, dé-
gringola par-dessus une chaise, et tomba assis sur le sol où il
resta, la tête appuyée dans un coin, sans faire le moindre ef-
DE MARTIN GHUZZLEVVIT. 2-'ii
fort pour se relever, pensant peut-être qu'il était mieux en
sûreté là qu'ailleurs.
Œ Laissez-moi, Pinch I s'écria Martin le repoussant. Pour-
quoi me retenez-vous? Pensez- vous qu'en le frappant on le
rendrait plus abject qu'il ne Test? Pensez-vous qu'en lui cra-
chant à la figure je l'avilirais davantage? Tenez, regardez-le,
Pinch!.... »
M. Pinch obéit involontairement. M. Pecksniff, assis, comme
nous l'avons dit, sur le tapis, la tête adossée contre un coin du
lambris, et portant sur lui, par-dessus le marché, les traces
peu agréables d'un voyage fait par un si mauvais temps, n'é-
tait pas précisément un modèle de la beauté et de la dignité
humaine. Cependant c'était Pecksniff, après tout ; il était im-
possible de lui enlever ce titre unique, mais tout-puissant sur
le cœur de Tom, surtout lorsque, rendant à Tom, ému de pitié,
un regard plein de tendresse, il eut l'air de lui dire :
« Oui, monsieur Pinch, considérez-moi! me voici! Vous sa-
vez ce que le poëte dit de l'honnête homme : un honnête
homme, c'est une des plus rares merveilles qu'on puisse con-
templer gratis. Contemplez-moi !
— Je vous dis, reprit Martin, qu'étendu comme il l'est, vil,
misérable, un vrai torchon pour s'essuyer les mains, un pail-
lasson pour se décrotter les pieds, un chien couchant, ram-
pant , servile , c'est la dernière et la plus abjecte vermine du
monde. Et faites attention, Pinch, un jour viendra (il le
sait, voyez, c'est écrit sur sa figure , tandis que je parle), un
jour viendra où vous le pénétrerez et le connaîtrez comme je
le connais et comme il n'ignore pas que je le connais. Lui, me
renier, lui? Jetez les yeux sur cet homme qui renie quelqu'un,
Pinch, et profitez-en pour vous en souvenir!.... »
Tout ce temps-là il montrait Pecksniff du doigt avec un mé-
pris indicible ; puis , enfonçant son chapeau sur sa tête , il
s'élança hors du parloir et de la maison. Il courait si vite qu'il
éteiit déjà à quelque distance du village, quand il entendit
Tom Pmch qui, tout essoufflé, l'appelait de loin.
« Eh bien ! qu'est-ce? dit-il, lorsque Topi l'eut rejoint.
— Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Tom; est-ce que vous vous
en allez?
— Je m'en vais, oui, je m'en vais !
— Je n'aurais pas cru que vous partiriez ainsi, par ce mau-
vais temps, à pied, sans vos effets, sans argent!
- Oui, répondit Martin d'un^- voix som'nre, je par^.
Martin Ch^zzlewit. — i IfS
242 VIE ET AVENTURES
— Où allez-vous ? où allez -vous?
— Je l'ignore ; mais non, je le sais. Je vais en Amérique!
— Non , non , s'écria Tom avec une sorte d'angoisse. N'y
allez pas, je vous en supplie, n'y allez pas! ravisez-vous ! Ne
soyez pas si cruel pour vous-même; n'allez pas en Amérique!
— Ma résolution est arrêtée , dit Martin. Votre ami avait
raison; j'irai en Amérique. Dieu vous garde, Pinch!
— Prenez ceci, s'écria Tom, lui remettant un livre d'une
main toute tremblante d'émotion. Il faut que je m'en retourne
bien vite, et je n'ai pas le temps de vous dire tout ce que je
voudrais. Que le ciel soit avec vous ! Vous regarderez au feuil-
let où j'ai fait une corne. Adieu ! adieu 1 »
L'excellent garçon , les joues couvertes de larmes, pressa
avec angoisse la main de Martin, et les deux jeunes gens se
séparèrent en toute hâte , courant chacun dans une direction
opposée.
CHAPITRE XIII.
Où l'on verra ce qu'il advint de Martin et de sa résolution désespérée
quand il eut quitté la maison de Pecksniff"; quelles gens il rencontra ,
quelles épreuves il eut à supporter, et quelles nouvelles il apprit.
Portant, sans y penser, sous son bras le livre de Tom Pinch,
et n'ayant pas même boutonné son habit pour se mettre à cou-
vert de la pluie battante, Martin continua de courir résolu-
ment du même pas précipité, jusqu'à ce qu'il eût dépassé le
poteau de poste et se trouvât sur la grand'route de Londres.
Même alors il ne ralentit point sa marche , mais il commença
à réfléchir , à jeter les yeux autour de lui , et à dégager ses
sens de l'étreinte des passions violentes qui jusque-là l'avaient
dominé.
Il faut avouer qu'en ce moment ses facultés morales ou phy-
siques n'étaient pas très-agréablement occupées. Le jour des-
sinait à l'est sa lueur sur une bande d'aube pluvieuse, qu'in-
terceptaient par leur passage des nuages ternes d'où la pluie
tombait en un brouillard serré et humide. Cette pluie dégout-
tait à travers les brindilles et les ronces des haies; elle for-
mait de petits ravins sur la route où elle coulait par cent ca-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 243
naux, et où elle pratiquait d'innombrables rigoles qui ressem-
blaient à autant de réservoirs et de gouttières. Elle tombait
en clapotant sur l'herbe et métamorphosait chaque sillon des
champs labourés en une sorte de canal boueux. Nulle part on
n'apercevait une créature vivante : le tableau présent à ses
yeux ne pouvait pas être plus triste et plus désolé, quand
tout le règne animal se serait délayé dans l'eau pour se ré-
pandre sur la terre sous cette forme nouvelle de boue liquide.
Le spectacle que le voyageur solitaire contemplait au de-
dans de lui-même était absolument aussi gai que les scènes
extérieures dont il était témoin. Pas un ami, pas d'argent.
Indigné au plus haut point, profondément blessé dans sa
fierté et son amour-propre, roulant des plans d'indépendance
qu'il était parfaitement impuissant à réaliser, il était dans un
état de perplexité qui eût réjoui le cœur de son plus mortel
ennemi. Ajoutons à la liste de ses maux qu'il se sentait
mouillé jusqu'à la peau et pénétré de froid jusqu'à l'âme.
Dans cette situation déplorable, il se rappela le livre de
M. Pinch, plutôt parce que c'était un fardeau incommode que
par l'espérance de trouver quelque soulagement dans ce ca-
deau d'adieu. Il regarda au dos le titre à demi effacé, et,
trouvant que c'était un vieux volume du Bachelier de Sala-
manque, en langue française, il fulmina vingt imprécations
contre l'imbécillité de Tom Pinch. Dans sa mauvaise humeur
et son dépit, il était au moment de lancer au loin le livre,
quand il songea à la marque que Tom avait dû faire à une
page: et, ouvrant le volume à cet endroit aûn d'avoir un sujet
de plus de se plaindre de lui pour avoir supposé que quelque
vieille bribe de la sagesse du Bachelier pût l'égayer dans de
si tristes circonstances, il trouva....
Admirable ! admirable ! c'était peu de chose, mais c'était
tout ce que Tom possédait : le demi-souverain. Tom l'avait
enveloppé à la hâte dans un morceau de papier qu'il avait at-
taché avec une épingle à la page cornée. A l'intérieur, les
mots suivants avaient été griffonnés au crayon : «. Je n'ai pas
besoin de cet argent; si je le gardais, je ne saurais qu'en
faire. »
Tom ,. il y a de ces mensonges sur lesquels les hommes
montent au ciel, comme sur des ailes radieuses. Il y a de ces
vérités froides, amères, insolentes, dont se piquent vos sa-
vants du monde , et qui vous tiennent les hommes attachés à
la terre par de louraes chaînes. Qui donc, à l'heure de la
2kii VIE ET AVENTURES
mort, n'aimerait pas mieux pour s'éventer et se rafraîchir la
plus petite plume d'un mensonge tel que le tien, qu'une abon-
dante collection de ces piquants arrachés, depuis l'origine des
temps, à ce porc-épic hérissé qu'ils appellent la vérité? vérité
blessante et cruelle !
Martin sentait vivement ce qui l'intéressait ; c'est ce qui
fait qu'il sentit vivement le bon procédé de Tom. Au bout de
quelques minutes, son esprit était remonté, et il se rappela
qu'il n'était pas tout à fait dénué de ressources, puisqu'il avait
laissé chez Pecksniffune belle garde-robe et qu'il portait dans
sa poche une montre de chasse en or. Il trouva aussi un sin-
gulier plaisir à penser qu'il fallait qu'il fût un homme bien
séduisant pour exercer tant d'empire sur Tom, à se féliciter
de sa supériorité sur ce pauvre garçon, et de la certitude
qu'il avait de faire beaucoup mieux que lui son chemin dans
le monde. Animé par ces idées et fortifié dans son projet de
tenter la fortune en pays étranger, il résolut de se rendre à
Londres, du mieux qu'il pourrait, pour en faire son quartier
général d'observation, et cela sans perdre un moment.
Il était à dix milles du village illustré par la résidence de
M. PecksnifT, lorsqu'il s'arrêta pour déjeuner à une petite au-
berge située au bord de la route. Assis devant un feu vif, il
ôta son habit et le mit sécher à la chaleur de la flamme. Cette
auberge était bien différente de l'hôtel où il avait été régalé
deux jours auparavant : elle n'étalait pas d'autre luxe que le
pavé de brique dont la cuisine était garnie. Mais l'esprit se
plie si vite aux exigences du corps, que cette pauvre station
de charretiers était devenue aujourd'hui pour Martin un
hôtel de premier ordre, tandis que la veille il l'eût dédaignée.
Il lui sembla même que son omelette au lard et son pot de
bière, loin d'être la détestable chère qu'il avait supposée, jus-
tifiaient pleinement l'inscription peinte sur le volet de la fe-
nêtre et promettant « bonne nourriture pour les voyageurs. »
Il repoussa son assiette vide, et, muni d'un second pot de
bière placé sur l'âtre devant lui, il se mit tout pensif à con-
templer le feu jusqu'à s'en faire mal aux yeux. Puis il regarda
sur les murs les estampes tirées des sujets de l'Écriture sainte
et enluminées de couleurs éclatantes, qui étaient bordées de
petits cadres noirs comme les miroirs à barbe de cinq sols. Il
vit comme quoi les Mages (qui avaient entre eux un grand air
de famille) étaient en adoration devant une crèche rose;
comment l'Entant prodigue revenait au logis en haillons
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 245
rouges vers son père vêtu de violet, et se régalait par avance
d'un veau vert de mer. Puis, à travers la fenêtre, il suivit de
l'œil la pluie qui venait battre de biais l'enseigne accrochée
en face de la maison, et inondait la mangeoire préparée à la
porte pour les chevaux de passage ; ensuite il revint à la
contemplation du feu, où il poursuivit l'image d'un Londres
lointain, perdu dans les débris embrasés du fagot pétillant.
Déjà il avait répété plusieurs fois ce manège, et toujours
dans le même ordre, comme s'il y était obligé, quand un
bruit de roues attira son attention vers la fenêtre, avant que
ce fût son tour. 11 aperçut une soi te de chariot léger traîné
par quatre chevaux, et chargé, autant qu'il put le reconnaître
(car ce véhicule était couvert), de blé et de paille. Le conduc-
teur, qui était seul, s'arrêta à la porte pour faire boire son at-
telage; il entra ensuite, en frappant des pieds et secouant
son chapeau et ses vêtements mouillée, dans la salle où
Martin était assis.
C'était un gros garçon, jeune et haut en couleur, l'air
éveillé et de bonne humeur. En s'approchant du feu, il toucha
en manière de salut son front luisant avec l'index de son gant
de cuir roidi, et dit (observation d'ailleurs assez superflue)
que le temps était extraordinairem^nt humide.
« Très-humide, dit Martin.
— Je ne sais pas si jamais j'en ai vu de plus humide.
— Je n'en ai jamais vu non plus, 3> dit Martin,
Le conducteur regarda le pantalon de Martin, tout taché de
bcue, ses manches de chemise toutes mouillées, son habit qui
était à sécber au feu, et, après une pause il dit en réchauffant
ses mains ;
c Vous j avez été pincé, monsieur?
— Oui, répondit brièvement I.Iartin.
— Vous étiez à cheval sans doute ? demanda le conducteur.
— J'en aurais bien pris un, mais je n'en ai pas.
— C'est fâcheux.
— Oh ! dit Martin, s'il n'y avait que ça ! »
Or, si le conducteur avait dit ce C'est fâcheux, ï ce n'était pas
tant pour le plaindre de n'avoir pas de cheval que parce que
Martin avait prononcé ces mots : « Je n'en ai pas , s avec le
désespoir profond et le ton de mauvaise humeur que justifiait
trop sa position, ce qui naturellement donnait grandement à
penser à son interlocuteur. Martin plongea ses m.ains dans
ses poches et se mit à siffler, après cette réponse, commô
2m ■ VIE ET AVENTURES
pour faire entendre qu'il se souciait de la fortune comme de
rien du tout, qu'il n'avait pas envie de se faire passer pour un
de ses favoris, quand il ne l'était pas, et qu'il se moquait pas
mal d'elle, du conducteur et de n importe qui.
L'autre le regarda une minute ou deux à la dérobée , et,
cessant de se chauffer, se mit à siffler à son tour. Enfin il de-
manda en tournant son pouce vers la route :
« Là-haut ou là-bas ?
— Lequel des deux est là-haut? dit Martin.
— Londres naturellement, dit le conducteur.
— Là-haut alors, » dit Martin.
Il secoua la tête ensuite avec insouciance, comme s'il eût
ajouté : « Maintenant vous en savez autant que moi, » plongea
plus avant encore ses mains dans ses poches, changea d'air
et siffla plus fort que jamais.
« Moi, je vais là-haut, fit observer le conducteur; à Houn-
slow, dix milles de Londres en çà.
— Vrai? » s'écria Martin cessant tout à coup son exercice, et
fixant un regard sur son interlocuteur.
Le conducteur arrosa de son chapeau mouillé le feu qui en
siffla de colère, et répondit ;
« Oui, c'est sûr.
— Eh bien alors, je vous parlerai à cœur ouvert. D'après
ma mise, vous pourriez supposer que j'ai de l'argent en abon-
dance. Je n'en ai point. Tout ce que je puis offrir pour ma
place dans une voiture, c'est une couronne ', car je n'en ai que
deux. Si à ce prix vous pouvez me prendre, je vous donnerai
bien encore par-dessus le marché mon gilet ou ce foulard de
soie. Dans le cas contraire, marché rompu.
— Paroles courtes et bonnes, dit le conducteur.
— Est-ce qu'il vous faut davantage? dit Martin. Je n'ai pas
davantage, je ne puis donc pas donner plus; ainsi, nous en
resterons là. »
Sur quoi, il se remit à siffler.
« Est-ce que je vous ai dit que je voulais davantage ? de-
manda le conducteur avec une espèce d'indignation.
— Vous n'avez pas dit que mon offre fût suffisante, répli-
qua Martin.
— Comment eussé-je pu le dire? vous ne m'en laissiez pas
le temps. Quant au gilet, je ne voudrais, sur l'honneur, pour
^ . Six francs.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 2^7
aucune considération, prendre le gilet de mon prochain, moins
encore le gilet d'un gentleman. Mais le mouchoir de soie,
c'est autre chose; et, si vous êtes satisfait quand nous arri-
verons à Hounslow, je ne refuserai pas de l'accepter en ca-
deau.
— Alors marché conclu? dit Martin.
— Oui, marché conclu.
— Achevons donc cette bière, dit Martin lui passant le pot
et remettant gaiement son habit; nous partirons aussitôt qu'il
vous plaira. »
Deux minutes après, il avait payé sa note, qui se montait à
un schelling, et s'était étendu à la tête du chariot sur une
botte de paille bien sèche et bien épaisse, la bâche entr'ou-
verte par devant, pour causer librement avec son nouvel ami.
La voiture prit sa direction avec une vitesse trts-satisiai-
sante.
Le conducteur s'appelait William Simmons, ainsi qu'il ne
tarda pas à en instruire Martin ; mais il était plus connu sous
le nom de Bill. Son air florissant s'expliquait parfaitement par
l'emploi qu'il occupait dans une grande maison de message-
ries , où il portait les chargements qu'il allait prendre à une
ferme du Wiltshire appartenant à l'entreprise. Il raconta
qu'il était fréquemment en route pour ces commissions, comme
aussi pour aller inspecter les chevaux malades ou au vert,
et tout ce qu'il avait à dire sur le compte de ces animaux tint
une large place dans son récit. Il aspirait à la dignité de co-
cher en pied et attendait sa nomination à la première vacance.
Il était d'ailleurs musicien et avait dans sa poche un petit
bugle à piston sur lequel, dès que la conversation venait à
languir, il jouait le commencement d'une grande quantité
d'airs, mais rien que le commencement, car il ne manquait
pas de s'arrêter à la seconde partie.
« Ah ! dit Bill avec un soupir en passant sur ses lèvres le
dos de sa main et remettant l'instrument dans sa poche après
en avoir dévissé l'embouchure pour la sécher, c'est Lummy
Ned. conducteur du léger Salisbury, qui en avait du talent mu-
sical ! C'était ça un conducteur.... et qui jouait du bugle
comme un ange.
— Est-ce qu'il est mort? demanda Martin.
— Mort ! répliqua l'autre avec une majesté superbe. Non
pas. Vous n'attraperiez pas Ned à mourir si facilement. Non.
non, pas si bête.
2kS VIE ET AVENTURES
— Vous parliez de lui au passé, remarqua Martin, ce qui me
faisait supposer qu'il n'existait plus.
— Il n'est plus en Angleterre, dit Bill. Il est parti pour les
Ëtats-Unis.
— Pour les États-Unis? répéta Martin, chez qui l'intérêt
s'éveilla tout à coup. Et depuis quand?
— Il y a cinq ans ou à peu près. Il s'était établi pour son
compte dans un service de diligences, et, n'ayant pu faire ses
affaires, il fila un beau jour de Liverpool sans en avoir rien
dit à personne, et s'embarqua pour les États-Unis.
— Eh bien?
— Eh bien! comme il arrivait sans un sou vaillant, natu-
rellement, on fut aux États-Unis très-content de le voir.
— Qu'entendez-vous par là? demanda Martin avec une cer-
taine expression de dédain.
— Ce que j'entends ? J'entends ceci. Tous les hommes sont
égaux aux États-Unis, n'est-il pas vrai? On ne s'y inquiète
donc pas de savoir si un homme a mille guinées ou n'a rien,
surtout à New-York, où l'on m'a dit que Ned était allé.
— A New- York? dit Martin devenu tout pensif.
— Oui, dit Bill, à New- York. Je le sais, parce que , dans
une lettre qu'il écrivit chez nous , il disait que le vieux York
revenait d'autant plus à son souvenir, qu'il y avait une diffé-
rence complète entre cette ville et New- York *. Je ne sais pas
quelle sorte de commerce Ned se mit à faire par là; mais il
écrivait que lui et ses amis ne cessaient de chanter Ale^ Co-
himhia et de siffler le président : ainsi, je suppose qu'il était
quelque chose dans le gouvernement, ou d'un état indépen-
dant. Depuis, il a fait fortune.
— Vrai? s'écria Martin.
— Oui. Je le sais parce qu'il perdit tout, le lendemain, à la
faillite des vingt-six banques, car il envoya un paquet de bank-
notes à son père, quand il fut reconnu que les payements étaient
décidément arrêtés, et il y joignit une lettre respectueuse. Je
sais cela, parce qu'on les fit circuler chez nous pour nous in-
téresser à la misère du vieux gentleman, et lui procurer un
peu de tabac par charité dans son workhouse.
— Votre Ned était un cerveau fêlé de ne point garder son
argent tandis qu'il le tenait, dit Martin avec indignation.
1. Nouvel York. — 2. Aie Columbia, de l'Aie Colomhie, pour Hail Co-
lurahia, salut, Colombie : calembourg en anglais.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 249
— Vous avez raison, dit Bill, d'autant plus que cet argent
étant tout en papier, il lui eût été très-facile de le conserver
en en faisant un petit paquet, j
Martin ne répliqua rien, mais bientôt après il s'endormit.
Son somme dura une heure et plus. Lorsque le jeune homme
s'éveilla, voyant qu'il avait cessé de pleuvoir, il s'assit à côté
du roulier à qui il adressa diverses questions : combien de
temps cet heureux conducteur du léger Salisbury avait mis à
traverser l'Océan ; à quelle époque de l'année il s'était embar-
quai quel était le nom du vaisseau sur lequel il avait fait le
voyage; combien il avait payé pour la traversée; s'il aval
souffert beaucoup du mal de mer, et ainsi de suite. Mais, sur
tous ces points de détail, son ami ne possédait que peu ou
point de renseignements ; et tantôt i' répondait au hasard,
tantôt il disait n'en avoir jamais entendu parler, ou bien il l'a-
vait oublié. Martin eut beau revenir très-souvent à la charge,
il ne put obtenir de Bill aucun éclaircissement utile sur ces
particularités essentieHes.
Ils trottèrent toute la journée et s'arrêtèrent si souvent, soit
pour se rafraîchir, soit pour renouveler l'attelage, soit pour
changer de harnais, soit pour une chose, soit pour une autre,
pour le compte de l'établissement des messageries, qu'il était
minuit lorsqu'ils arrivèrent à Hounslow. A peu de distance.des
bâtiments d'écurie où remisait le chariot, Martin mit pied à
terre, paya de sa couronne le prix convenu, et força son hon-
nête ami d'accepter le mouchoir de soie, malgré les nombre'jses
protestations de ce dernier, qui ne voulait pas l'en priver,
protestations auxquelles ses regards de convoitise donnaient
un démenti. Ensuite ils se séparèrent; et, quand le chariot fut
rentré sous la remise et qu'on eut tout fermé , Martin resta
dans la rue sombre, comme un homme qui se trouve à la
porte , devant le vaste monde , où il faut qu'il entre , et dont
il a perdu la clef.
Mais dans cette heure d'abattement, et souvent même de-
puis, le souvenir de M. Pecksniff opéra sur son esprit comme
un cordial, en éveillant dans son esprit une indignation qui
servit à le fortifier dans sa ferme résolution. Sous l'influence
de ce breuvage magique, il s'élança sans hésiter dans la di-
rection de Londres, où il arriva vers le milieu de la nuit.
Mais, ne sachant où trouver une taverne ouverte, il fut obligé
de rôder jusqu'au matin le long des rues et des places des
marchés
250 VIE ET AVENTURES
Une heure environ avant le lever de l'aurore, il était dans
les plus liunibles régions du voisinage d'Adelphi. Il s'adressa
à un homme coiffé d'une casquette à poil, qui était en train de
retirer les ais d'une obscure hôtellerie : il lui apprit qu'il était
étranger, et lui demanda s'il pourrait obtenir un lit dans cette
maison. Heureusement qu'il y avait de la place. Quoique sa
chambre ne brillât point par le luxe, elle était cependant assez
propre, et, en s'y installant, Martin se sentit tout à fait heu-
reux d'y trouver la chaleur, le repos et l'oubli.
L'après-midi était avancée lorsqu'il s'éveilla , et le temps
qu'il passa à se laver, à s'habiller et à déjeuner, permit à
l'obscurité de revenir. C'était ce qu'il voulait : car il y avait
pour lui maintenant nécessité absolue de se séparer de sa
montre en faveur de quelque obligeant prêteur sur gages ; et
au besoin il eût, à cet effet, attendu jusqu'à la nuit noire, quand
c'eût été le jour le plus long de l'année, et fût-il encore à jeun.
11 laissa sur son chemin plus de boules d'or ' que n'en eu-
rent jamais entre les mains tous les jongleurs d'Europe, dans
le cours de leurs exercices réunis: mais il ne pouvait se ré-
soudre à donner la préférence à aucune des maisons où s'éta-
laient ces symboles. A la fin, il revint à une des premières
maisons qu'il avait vues , et , entrant par une porte latérale
dans une cour où les trois boules, avec l'inscription : « Prêts
d'argent, » étaient répétées sur un sinistre transparent, il pé-
nétra dans un de ces petits cabinets ou compartiments séparés,
établis à l'usage des pratiques timides qui en étaient à leur
coup d'essai. Il s'y élança, tira sa montre de sa poche, et 'la
posa sur le comptoir.
<r Sur ma vie et sur mon âme ! disait à voix basse un indi-
vidu dans le compartiment voisin au commis qui était en
arrangementaveclui, il faut que vous me donniez quelque chose
de plus; ajoutez quelque petite chose; soyez donc raisonnable.
Allons! vieux Shylock, faites-moi grâce d'une demi-once de
ma chair que je vous livre; je ne vous demande que de m'en
donner deux schellings six pence. »
Martin se retourna involontairement, car il avait reconnu
cette voix.
ft Toujours votre vieille blague! dit le commis roulant l'ar-
ticle, qui paraissait être une chemise, comme si c'était marché
fait, et affilant le bec de sa plume sur le comptoir.
4 . Eiiseigae des luaisons de prôt.
DE MARTIN GHUZZLEWlï. 251
— Cette blague-là ne s'emplira toujours pas de tabac, dit
M. Tigg, aussi longtemps que je viendrai ici. Ah! ahl celui-là
n'est pas mauvais! Voyons, deux schellings six pence, mon
cher ami, pour cette occasion, pour cette fois-ci seulement. C'est
si joli, une demi-couronne! Deux schellings six pence, n'est-ce
pas? Va pour deux schellings six pence 1 Une fois, deux fois,
trois fois, en voulez-vous pour deux schellings six pence?
— Oh! ce n'est pas la dernière fois que vous viendrez me la
mettre en gage avant qu'elle soit entièrement usée, dit le prê-
teur. Et encore elle a du service; elle en est toute jaune.
— Dites plutôt , mon ami , répliqua M. Tigg, que c'est son
maître qui a jauni au service, au service patriotique d'un pays
ingrat. C'est convenu, n'est-ce pas, vous la prenez pour deux
schellings six pence?
— Je la prends pour deux schellings, comme toujours. C'est
encore au même nom, je suppose?
— Oui, le même, dit M. Tigg. Mes titres de noblesse sont
toujours en litige et n'ont pas encore été reconnus par la
Chambre des lords.
— L'ancienne adresse?
— Pas du tout. J'ai quitté ma résidence de ville , 38, May-
fair, pour me- loger au n° 1542, Park-Lane.
— Allons donc, vous savez bien que je n'inscrirai jamais
cette fausse adresse, dit le commis avec une grimace.
— Vous pouvez inscrire ce qu'il vous plaira, mon ami, dit
M. Tigg, cela ne changera rien à l'affaire. Les appartements
du second sommelier et du cinquième valet de pied, à May-
fair, 38, étaient trop laids et trop vulgaires; j'ai été obligé,
par égard pour les bons sentiments qui honorent ces mes-
sieurs, de prendre à bail de sept, quatorze ou vingt et un ans,
révocable au choix du locataire, l'élégante et commode habi-
tation de famille de Park-Lane, n- 1542. Donnez-moi seule-
ment deux schellings, et allez-y voir! »
Le prêteur parut tellement charmé de cette saillie, que
M. Tigg lui-même ne put réprimer un certain petit air de
triomphe. Il lui vint, en outre , l'idée de voir comment son
voisin de compartiment accueillait la plaisanterie; et, pour
s'en assurer, il regarda par-dessus la cloison : il reconnut im-
médiatement Martin à la lueur du gaz.
« Que je meure, dit M. Tigg se dressant sur ses pieds, de
manière que sa tête était pour le moins autant dans le com-
partiment de Martin que la tête de Martin lui-même , que je
252 VIE ET AVENTURES
meure si ce n'est pas là une des rencontres les plus terrible-
ment stupéfiantes dont il soit parlé dans l'histoire ancienne et
modernel... Gomment vous portez-vous? Quoi de neuf dans
les districts agricoles? Gomment vont nos amis les P ff?...
Ah! ah! David, ayez des égards particuliers pour ce gentle-
man, je vous prie. Il est de mes amis.
— Tenez, dit Martin présentant la montre au prêteur, don-
nez-moi tout ce que vous pouvez me donner là-dessus. J'ai
cruellement besoin d'argent.
— Il a cruellement besoin d'argent! s'écria M. Tiggavec une
extrême sympathie. David, vous aurez la bonté de traiter de
votre mieux mon ami, qui a cruellement besoin d'argent. Vous
traiterez mon ami comme moi-même. Une montre de chasse
en or, David, une montre à roues, à recouvrement, montée sur
diamants avec quatre trous, une montre à échappement, à ba-
lancier horizontal, une montre que je garantis sur mon hon-
neur personnel pour marcher dans la perfection , comme j'ai
pu l'observer avec attention pendant bien des années et dans
des circonstances bien scabreuses. «
Ici il cligna de l'œil pour faire entendre à Martin que cette
recommandation allait produire un effet immense sur le prê-
teur.
« Eh bien , David , continua-t-il , que dites-vous à mon
ami ? Ayez soin de faire honneur à la recommandation d'une
pratique comme moi, David.
— Je puis vous prêter trois livres sterling là-dessus , si
cela vous convient, dit confidentiellement le commis à Martin.
Cette montre est très-ancienne. Je ne peux pas en donner
plus.
— C'est déjà bien gentil! s'écria M. Tigg. Deux livres
douze schellings six pence, pour la montre, et sept schelliDgs
six pence pour ma recommandation. Je suis content : c'est
peut-être une faiblesse, mais je suis content. Trois livres
sterling, c'est entendu. Nous les prenons. Mon ami se nommxC
Smivey, Ghicken Smivey, demeurant dans Holborn, n° 26 et
demi, chambre garnie, lettre B. »
Ici il cligna encore de l'œil pour apprendre à Martin que
toutes les formalités et cérémonies prescrites par la loi étaient
accomplies, et qu'il ne restait plus qu'à recevoir l'argent.
En eifet, c'était exact : car Martin, qui n'avait pas d'autre
ressource que de prendre ce qu'on lui offrait , exprima son
consentement par un signe de tête ; bientôt il sortit avec les
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 263
espèces dans sa poche. Il fat rejoint à l'entrée par M. Tigg
qui, en lui prenant le bras et raccompagnant jusqu'à la rue,
1-3 félicita sur l'heureuse issue de la négociation.
ï Quant à la part que j'ai eue à cette affaire, ajouta-t-il, ne
m'en parlez pas. Ne me faites point de remercîments, je ne
puis pas souffrir ça.
— Je n'ai nullement l'intention de vous en faire, soyez-en
certain, répliqua Martin dégageant son bras et s'arrêtant.
— Vous m'obligez infiniment, dit M. Tigg. Je vous remercie.
— Maintenant, monsieur, dit Martin mordant sa lèvre, la
ville est grande et nous j pouvons trouver aisément chacun
un chemin différent. Si vous voulez m'indiquer quelle direc-
tion vous prenez, j'en prendrai une autre. »
M. Tigg allait ouvrir la bouche, quand Martin l'interrompit
ainsi :
<r D'après ce que vous avez vu tout à l'heure, je n'ai pas be-
soin de vous dire que je n'ai rien à donner à votre ami,
M. Slyme. Et, de même, il est parfaitement inutile pour moi
de vous dire que je n'ambitionne nullement l'honneur de votre
compagnie.
— Arrêtez! s'écria M. Tigg tendant vers lui la main. Un
instant donc! Il y a un proverbe patriarcal, un proverbe à
tête carrée et à longue barbe, un vrai patriarche de proverbe ,
qui fait observer que le devoir d'un homme est d'être juste
avant d'être généreux. Soyez juste d'abord, vous pourrez être
généreux ensuite. Ne me confondez pas avec l'individu qui a
nom Slyme. Ne m'attribuez pas pour ami le nommé Slyme,
car il n'est rien moins que mon ami. J'ai été forcé, monsieur,
d'abandonner l'individu que vous appelez Slyme. Monsieur,
ajouta-t-il en se frappant la poitrine, je suis une tulipe bien
autrement distinguée dans son espèce et délicate dans sa cul-
ture, que le chou Slyme, monsieur.
— Peu m'importe , dit froidement Martin , si vous vous êtes
établi vagabond pour votre propre compte, ou si vous exercez
encore ce métier au profit de M. Slyme. Je désire n'avoir au-
cun rapport avec vous. Au nom du diable, monsieur, dit Mar-
tin qui, malgré son irritation, eut peine à réprimer un sourire
en voyant M. Tigg s'adosser aux volets d'une boutique pour
ajuster ses cheveux avec grand soin, quel chemin prenez-vous,
que je prenne l'autre ?
— Permettez-moi, monsieur, dit M. Tigg avec une dignité
subite, de vous rappeler que c'est vous.... non pas moi, mais
254 VIE ET AVENTURES
vous.... je souligne rmus.... qui avez réduit ce petit événement
aux froides et mesquines proportions d'une affaire, quand
j'étais disposé à traiter les choses avec vous comme entre
amis. Puisqu'il ne s'agit plus que d'une affaire, monsieur,
je vous demande la permission de vous dire que j'espère rece-
voir comme une charité une bagatelle , juste prix de com-
mission pour les humbles services que je viens de vous
rendre dans votre négociation pécuniaire. Après les termes
dans lesquels vous venez de me parler, monsieur, je ne me
regarderai pas comme offensé, s'il vous plaît, que vous m'of-
friez au moins un demi-souverain. »
Martin tira de sa poche cette pièce d'argent et la lui lança.
M. Tigg l'attrapa, la regarda pour s'assurer si elle était bonne,
la fit sauter en Tair d'un coup de pouce comme les pâtissiers
ambulants , et la plongea dans son gousset. Enfin il éleva son
chapeau à un pouce ou deux au-dessus de sa tête, en forme de
salut militaire, et, après avoir, d'un air de profonde gravité,
paru chercher quelle direction il devait prendre et quel était
le comte ou marquis à qui il donnerait la préférence d'une
première visite, il enfonça ses mains dans les- poches de ses
basques et tourna le coin de la rue. Martin prit la direction
opposée, enchanté de cette séparation.
C'était avec un sentiment d'humiliation profonde qu'il mau-
dissait la mauvaise chance qu'il avait eue de rencontrer cet
homme chez le prêteur sur gages. Sa seule consolation dans
ce pénible souvenir , c'était l'aveu volontaire fait par M. Tigg
de sa brouille avec Slyme. «Au moins, pensait Martin, ma po-
sition ne sera connue d'aucun membre de ma famille ; » car, à
cette idée, il se sentait plein de honte, et son orgueil était
profondément blessé. Pourtant, à priori, il y avait plutôt lieu
de supposer que M. Tigg avait fait une fable, que d'attacher la
moindre foi à ses paroles ; mais Martin y trouvait une appa-
rence raisonnable de vraisemblance en se rappelant sur quel
pied M. Tigg avait vécu dans l'intimité de ce gentleman, et se
disait qu'il y avait une forte probabilité que le premier s'était
établi à son compte pour s'affranchir de toute dépendance
envers M. Slyme. Quoi qu'il en fût , Martin en conçut l'espé-
rance : c'était déjà qu.elque chose.
Son premier soin , maintenant qu'il avait un peu d'argent
comptant pour subvenir aux besoins du moment , fut de res-
ter à l'hôtel dont nous avons parlé, et d'adresser à Tom Pinch
une lettre en langage officiel (il savait bien qu'elle passerait
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 255
sous les yeux de Pecksniff) pour le prier de lui adresser à
Londres, par la diligence, ses effets bureau restant, où il irait
les réclamer. Une fois ces mesures prises, il employa les
trois jours que la malle devait mettre à arriver, à prendre
des informations sur les vaisseaux en destination pour l'Amé-
rique, dans tous les offices des agents maritimes de la Cité ; à
rôder dans les docks et les débarcadères, avec un vague es-
poir de trouver quelque engagement pour le voyage en qualité
de commis, de subrécargue , ou de surveillant de n'importe
qui ou n'importe quoi, pour payer ainsi le passage. Mais
n'ayant pas tardé à reconnaître qu'il n'y avait pas apparence
que ces sortes d'emplois vinssent s'offrir d'eux-mêmes , et
craignant les conséquences d'un plus long retard , il rédigea
un petit avis concernant l'objet de sa demande et le publia
dans les principaux journaux. En attendant les vingt ou
trente réponses sur lesquelles il comptait vaguement, il ré-
duisit sa garde-robe aux plus étroites limites commandées par
les convenances, et finit par porter, en différentes visites , le
surplus de son trousseau à la maison de prêt, pour le con-
vertir en argent.
Chose étrange, tout à fait étrange, même à ses propres yeux:
il s'aperçut que par degrés rapides, bien qu'imperceptibles, il
avait perdu sa délicatesse, le respect de sa propre dignité , et
qu'il en était venu peu à peu à faire comme une chose toute
simple, et sans la moindre vergogne , une démarche qui, quel-
ques jours auparavant, lui avait tant coûté. La première fois
qu'il était entré chez le prêteur sur gages , il lui semblait en
route que tous les passants soupçonnaient où il allait; et au
retour, il s'imaginait que tout ce flux humain qu'il rencontrait
savait d'où il venait. A présent , il ne s'inquiétait seulement
pas de ce qu'on pouvait en penser! Dans ses premières excur-
sions à travers les rues affairées , il se donnait l'air d'un
homme qui a son but devant lui ; mais bientôt il adopta cette
attitude de flânerie, ce pas traînant de la paresse insouciante,
cette habitude de stationner au coin des rues , de ramasser
et de mâcher des brins de paille épars , d'arpenter de çà et de
là la même place et de regarder aux vitrines des mêmes bou-
tiques cinquante fois par jour avec la même indifférence. Au
commencement, lorsqu'il sortait de chez lui , il éprouvait le
matin, en mettant le pied hors de son misérable hôtel, la crainte
d'être aperçu des passants inconnus qu'il n'avait jamais vus, et
qu'il ne reverrait probablement jamais; mais à présent; dans
256 VIE ET AVENTURES
ses allées et venues, il ne rougissait pas de se tenir devant la
porte ou de rester à se chauffer au soleil à côté du poteau hé-
rissé du haut en bas de chevilles sur lesquelles se dandinaient
les cruchons vides, comme autant de rameaux de l'arbre porte-
étain. Et cependant il ne lui avait pas fallu plus de cinq se-
maines pour dégringoler de haut en bas tout le long de cette
immense échelle!
0 moralistes ! vous qui dissertez sur le bonheur et la dignité
innés dans toutes les sphères de la vie, pour éclairer chaque
grain de poussière sur la route du bon Dieu, sur cette route
si douce sous la roue de vos chars , si rude pour des pieds
nus, songez, en voyant la chute rapide de bien des hommes
qui ont joui de leur propre estime, combien il y en a de mil-
liers d'autres traînant leur vie pénible sous le poids de la fa-
tigue et du travail, qui n'ont jamais eu l'occasion de savoir
ce que c'est que ce respect salutaire de soi-même. Vous qui
vous reposez si tranquillement sur le barde sacré qui avait
été jeune avant d'accorder sa harpe sur ses vieux jours, et de
chanter dans tout son enthousiasme lyrique qu'il n'avait ja-
mais vu le juste méprisé ni les semailles perdues; prêcheurs
des plaisirs honnêtes que donne la dignité satisfaite , allez
donc visiter la mine , le moulin de la fabrique , la forge , ces
tristes profondeurs de la plus infime ignorance , ce dernier
abîme du délaissement de l'humanité, et dites-nous s'il est pos-
sible que la plante la plus vigoureuse s'épanouisse dans un air
tellement épais qu'il éteint le brillant flambeau de l'âme aus-
sitôt qu'il s'allume ! 0 pharisiens du xix' siècle de l'ère chré-
tienne , qui faites un appel si confiant à la nature humaine,
veillez d'abord à ce qu'elle soit humaine. Prenez garde que,
pendant votre léthargie, pendant le sommeil des générations,
elle n'ait échangé sa nature première contre celle de la brute.
Cinq semaines ! Sur vingt ou trente réponses que Martin
attendait , pas une n'était venue. Son argent diminuait à vue
d'œil, y compris les ressources supplémentaires qu'il s'était
procurées en mettant en gage ses vêtements de rechange ;
tristes ressources : car, si les habits coûtent cher à acheter, le
prêteur n'en donne pas grand'chose. Qu'allait-il faire mainte-
nant ? Parfois , dans un transport de désespoir, il s'élançait
dehors, presque au moment où il venait de rentrer chez lui,
pour retourner dans quelque endroit où il avait été déjà une
vingtaine de fois , et faire de nouvelles tentatives, mais tou-
jours aussi infructueuses. Il était beaucoup trop âgé pour sen-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 257
gager comme mousse , et beaucoup trop inexpérimenté pour
être admis en qualité de matelot. Son extérieur, ses manières,
militaient mal d'ailleurs en faveur de toute proposition de ce
genre; et cependant il y était réduit : car, en admettant qu'il
se résignât à débarquer en Amérique sans posséder un sou
vaillant, il n'avait plus même maintenant de quoi payer les
plus modestes frais de passage et de nourriture.
Par une de ces contradictions étranges qui se retrouvent chez
la plupart des hommes, durant tout ce temps-là il n'eut jamais
de doute sur la possibilité , sur la certitude même de faire sa
fortune dans le Nouveau-Monde, s'il pouvait seulement y arri-
ver. A mesure que les circonstances lui devenaient plus pres-
santes et que les moyens de passer en Amérique reculaient
devant lui, il se réjouissait davantage de la couviction que
l'Amérique était le seul endroit où il pût espérer de réussir,
et se cassait la tête à penser que les émigrants qui allaient
partir avant lui, lui couperaient l'herbe sous le pied et usur-
peraient les avantages qu'il convoitait si ardemment. Souvent
il songeait à John Westlock, et, regardant partout s'il l'aper-
cevrait, il lui arriva de se promener trois jours de suite dans
Londres tout exprès pour le rencontrer. Mais quoique toutes
ses démarches eussent été vaines , quoique, s'il l'avait vu, il
ne se fût pas fait scrupule de lui emprunter de l'argent, et
quoiqu'il fût certain que John lui en eût prêté, cependant il
ne put prendre sur lui d'écrire à Pinch pour lui demander l'a-
dresse de Westlock; car, bien qu'il aimât Tom à sa manière,
comme nous l'avons vu , il ne pouvait supporter l'idée , lui
qui se trouvait si supérieur à ce brave garçon, de faire de lui
le marchepied de sa fortune , et d'être pour lui autre chose
qu'un patron; sa fierté se révoltaittellement contre cette idée,
qu'elle le retenait même en ce moment.
Cependant il y eût cédé, nul doute même qu'il n'y eût ccCi
bientôt, sans une circonstance étrange et tout à fait inat-
tendue.
Les cinq semaines s'étaient écoulées en entier, et Martin
était dans une situation désespérée, lorsqu'on rentrant un soir,
et pendant qu'il allumait sa chandelle au bec de gaz du comp-
toir avant de gravir tristement l'escalier qui menait à sa cham-
bre, il entendit l'hôtelier l'appeler par son nom. Or, comme il
. n'avait pas confié son nom à cet homme, et qu'au contraire
même il le lui avait soigneusement caché , il ne fut pas mé-
diocrement surpris de cette circonstance ; il laissa paraître un
Martin Chuzzlewit. — I 17
258 VIE ET AVENTURES
tel trouble, que l'hôtelier lui dit pour le rassurer que ce
n'était qu'une lettre.
« Une lettre ! s'écria le jeune homme.
— Pour M. Martin Ghuzzlewit, dit l'hôtelier, lisant la sus-
cription de cette lettre qu'il avait à la main. Heure de midi.
Grand bureau. Port payé. »
Martin prit la lettre , remercia son hôte et monta l'esca-
lier. La missive n'était pas revêtue d'un cachet , mais fermée
soigneusement à la colle ; et quant à l'écriture , elle lui était
inconnue. Il l'ouvrit et trouva sous l'enveloppe , sans nom ,
sans adresse , sans explication aucune , un billet de la banque
d'Angleterre d'une valeur de vingt livres sterling.
Dire qu'il fut abasourdi d'étonnement et de plaisir; qu'il
contempla nombre de fois le billet de banque et l'enveloppe ;
qu'il descendit l'escalier quatre à quatre pour aller s'assurer
que le billet était bon ; dire qu'il remonta au galop afin de vé-
rifier pour la cinquième fois s'il n'avait pas laissé sans l'aper-
cevoir quelque bout de papier dans l'enveloppe ; dire qu'il s'é-
puisa et se perdit en conjectures sans pouvoir rien découvrir
autre chose, sinon qu'il avait en main un billet de banque et
qu'il se trouvait soudainement enrichi, ce serait bien inutile.
Le résultat final fut qu'il prit le parti de s'adjuger dans sa
chambre un repas confortable, mais frugal , et qu'il se mit
en devoir d'aller aux provisions, après avoir ordonné qu'on
lui allumât du feu.
Il acheta du bœuf froid, du jambon , du pain français et du
beurre, et revint avec ses poches bien bourrées. Ce qui était
moins agréable, c'est qu'en rentrant il faillit être suffoqué, tant
la chambre était pleine de fumée, ce qui pouvait être attribué
à deux causes : d'abord, au tuyau de cheminée, qui était natu-
rellement mauvais ; puis, à ce qu'en allumant le feu on avait
oublié quelques morceaux de mauvais sacs, qui autrefois
avaient été fourrés dans la cheminée pour empêcher la pluie
d'y tomber. Au reste, on avait déjà remédié à cette inadver-
tance en levant et soutenant le châssis de la fenêtre avec un
fagot de menu bois; si bien que, sauf le danger d'une ophthal-
mie ou d'une asphyxie de poumons, au demeurant, l'apparte-
ment était assez confortable.
Martin d'ailleurs n'était pas en humeur de se plaindre, les
choses eussent-elles été pires encore, surtout quand il vit sur
la table une pinte de porter, et qu'il eut donné ses instructions
à la servante pour apporter quelque chose de chaud dès qu'il
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 259
la sonnerait. Il se servit, en guise de nappe, d'une affiche de
théâtre qui enveloppait la viande froide , et étendit ce vaste
morceau de papier sur sa petite table ronde, en ayant soin de
mettre en-dessous la partie imprimée ; puis il disposa là-
dessus son couvert et son repas. Le pied du lit, qui touchait
presque au feu, devait lui servir de buffet. Lorsqu'il eut
achevé ces préparatifs, il tira un vieux fauteuil dans le coin
le plus chaud, et s'assit pour se bien régaler.
Il avait commencé à manger avec un grand appétit, en
promenant son regard autour de lui sur toute la chambre, et
jouissant d'avance du plaisir de la quitter pour toujours dès
le lendemain , quand son attention fut éveillée par un pas
furtif qui résonna sur l'escalier, puis par un coup appliqué à
la porte de sa chambre, coup léger sans doute, mais qui, en
ébranlant la cloison, n'en fit pas moins sauter par la fenêtre
le fagot destiné à tenir le châssis levé, et le lança dans la rue.
« C'est sans doute un renfort de charbon qu'on m'apporte, se
dit Martin, entrez !
— Il n'y a pas d'indiscrétion, monsieur? répondit une voix
mâle. Votre serviteur, monsieur. J'espère que vous allez bien,
monsieur.»
Martin contemplait cette figure qui s'inclinait profondément
au seuil de la porte, et dont il se rappelait parfaitement les
traits et l'expression sans pouvoir mettre le nom dessus.
« Tapley , monsieur, dit le visiteur : celui qui était autre-
fois au Drafjon, monsieur, et qui fut forcé de quitter cet éta-
blissement parce qu'il avait besoin de jovialité, monsieur.
— Vraiment ! s'écria Martin. Mais comment êtes-vous venu
ici?
— Tout droit par l'allée et l'escalier, monsieur, dit Mark.
™ J'entends bien ; mais comment m'avez-vous trouvé? de-
manda Martin.
— Voilà, monsieur. J'ai passé auprès de vous dans la rue
une ou deux fois, si je ne me trompe; et, tandis que je regar-
dais à la boutique tout près d'ici le bœuf et le jambon qui y
sont étalés de façon à exciter l'appétit et à rendre jovial un
homme affamé, je vous ai vu qui en achetiez. »
11 indiqua la table. Martin rougit et dit vivement :
f( Eh bien, après?
— Après , monsieur? dit Mark. J'ai eu le toupet de vous
suivre, et, comme je leur ai fait croire en bas que vous m'at-
tendiez, ils m'ont laissé monter.
260 VIE ET AVENTURES
-— Est-ce que vous êtes chargé de quelque commission, pour
leur avoir dit que vous étiez attendu ? demanda Martin.
— Non, monsieur, je n'en ai pas. C'était ce qu'on peut ap-
peler une pieuse fraude. »
Martin lui jeta un regard méfiant; mais dans la joj^euse
figure et dans les manières de ce garçon (qui avec toute sa
gaieté était loin d'être indiscret et familier) il y avait un je ne
sais quoi qui désarma le jeune gentleman. Celui-ci d'ailleurs
avait depuis plusieurs semaines mené une vie solitaire , et une
voix humaine résonnait agréablement à son oreille.
K Tapley, dit-il, je vais vous parler à cœur ouvert. Autant
que j'en puis juger, et d'après tout ce que j'ai entendu raconter
à Pinch sur votre compte, vous n'avez pas Fair d'être un gar-
çon qui soyez venu ici par une impertinente curiosité ou par
tout autre motif blessant. Asseyez-vous, je suis content de
vous voir.
— Merci, monsieur, dit Mark. J'aime autant rester debout.
— Si vous ne voulez pas vous asseoir, je ne dis plus un mot.
— Très-bien, monsieur. Votre ordre est une loi pour moi,
monsieur. Me voilà installé. »
Et en effet. Mark s'assit sur la couchette.
(c Servez-vous, dit Martin, lui tendant son couteau unique.
— Merci, monsieur, dit Mark. Après vous.
— Si vous ne vous servez pas tout de suite, je ne vous lais-
serai rien.
— Très-bien , monsieur , dit Mark. Puisque c'est votre
désir.... c'est fait.»
Tout en répondant ainsi , il se servit gravement, puis se
mit à manger. Martin, après s'être livré quelque temps en si-
lence au même exercice, dit tout à coup :
« Qu'est-ce que vous faites à Londres?
— Rien, monsieur, absolument rien.
— Comment ?
— Je cherche une place.
— Je le regrette pour vous, dit Martin.
— Je voudrais une place auprès d'un monsieur seul. S'il
était de la campagne , j'aimerais mieux cela. Un homme qui
serait à bout d'expédients ferait bien mon compte; je ne m'in-
quiète pas des gages. :»
Il prononça ces m-ots d'une manière si positive que Martin
qui mangeait s'arrêta et dit :
• « Si vous avez pensé à moi....
DE MARTIN CIIUZZLEWIL ibi
— Oui, monsieur, en effet, interrompit Mark.
— Vous pouvez juger, d'après le genre de vie que je mènd
ici, si j'ai le moyen d'entretenir un domestique. D'ailleurs, je
suis au moment de partir pour l'Amérique.
— Très-bien, monsieur, répliqua Mark, que cette confidence
laissa parfaitement calme ; d'après tout ce que j'ai entendu
raconter, j'ose croire que l'Amérique serait un excellent pays
pour m'exercer à la jovialité, a
Martin le regarda de nouveau d'un air mécontent ; mais ce
fut encore un mécontentement passager, qui disparut bientôt
en dépit de lui-même.
« Ma foi! monsieur, dit Mark, il n'y a pas besoin de tant
tourner autour du pot, de jouer à cache-cache, ni d'aller par
trente-six chemins, lorsque nous pouvons en trois mots arri-
ver aubut.Yoilà quinze jours que je ne vous perds pas de vue,
et je vois bien qu'il y a quelque chose qui cloche. La pre-
mière fois que je vous aperçus au Dragon, je prévis que la
chose arriverait tôt au tard. Maintenant, monsieur, je suis ici
sans position, je peux me passer de gages d'ici à un an; car
au Dragon (je ne voulais pourtant pas, mais je n'ai pas pu
m'en empêcher), j'ai fait quelques économies. J'ai un caprice
pour les aventures désagréables : j'ai un caprice aussi pour
vous; je ne soupire qu'après une chose, c'est de me jeter à tort
et à travers dans des aventures qui accableraient d'autres
hommes. Voulez-vous me prendre ou me laisser là? Vous
n'avez qu'à parler.
— Gomment pourrais-je vous prendre? s'écria Martin.
— Quand je dis « prendre, » ajouta Mark, j'entends par là,
voulez-vous me laisser aller en Amérique? Et quand je dis :
« Voulez-vous me laisser aller en Amérique, » j'enteads par là :
« Voulez-vous me laisser y aller avec vous ? » Car de façon ou
d'autre, j'irai toujours. A présent que vous avez prononcé la
mot d'Amérique, j'ai vu parfaitement du premier coup que c'est
le pays qu'il me faut pour devenir jovial. En conséquence, si je
ne paye point mon passage sur le vaisseau où vous vous em-
barquerez, je le payerai sur un autre. Et notez bien mes pa-
roles, si je pars seul, ce sera (pour mettre en pratique mon
principe) sur la carcasse de vaisseau la plus disloquée, la plus
détraquée, la plus crevassée, où il soit possible de monter
gratis ou pour de l'argent. Ainsi, monsieur, si je péris en
route, comme ce sera votre faute, attendez-vous à voir tou-
jours à votre porte le revenant d'un noyé soulever le marteau
262 VIE ET AVENTURES
pour y frapper son toc toc ; si ce n'est pas vrai, ne me croyez
jarriais!
— Mais ce serait une folie ! dit Martin.
— Très-bien, monsieur, répliqua Mark. Je suis enchanté de
vous entendre dire ça, parce que, si vous ne voulez pas me
laisser aller seul , vous aurez peut-être la conscience plus al-
légée en pensant que c'était une folie. Je ne veux point con-
tredire un gentleman; mais tout ce que je peux dire, c^est que,
si je n'émigre pas en Amérique dans la plus sale coque qui
viendra à sortir du port, je....
— Vous ne pensez pas ce que vous dites, j'en suis sûr.
— Pardon, s'écria Mark.
— Ah! bah ! je sais bien le contraire.
— Très-bien, monsieur, dit Mark avec le même air de par-
faite satisfaction : n'en parlons plus, monsieur ; qui vivra verra.
Mon Dieu! la seule crainte que j'ai, c'est qu'il n'y ait pas
grand mérite à accompagner un gentleman tel que vous, qui
êtes aussi certain de percer par là qu'un vilebrequin dans du
bois blanc. »
Il venait justement de toucher là Martin par son endroit
sensible, ce qui lui donna un grand avantage. Martin ne pou-
vait, d'ailleurs, s'empêcher de rendre justice à la bonne hu-
meur de ce gaillard de Mark, qui n'avait eu besoin que de pa-
raître dans celte petite chambre tout à l'heure si triste pour
en changer l'atmosphère.
« Mais, dit-il, certainement j'ai l'espoir de faire mes affaires
dans ce pays; autrement, je n'irais pas. Qui sait si je n'ai
pas ce qu'il faut pour y réussir?
— Certainement, vous l'avez, monsieur, répliqua Mark Ta-
pley. Qui est-ce qui ne sait pas ça?
— Vous comprenez , dit Martin , appuyant son menton sur
sa main et contemplant le feu ; l'architecture d'ornementation
appliquée aux usages domestiques ne peut manquer d'être
très-goûtée dans ce pays , car les habitants y changent sans
cesse de résidence pour aller s'établir plus loin : or, il est
clair qu'il leur faut des maisons pour y demeurer.
— Je dois dire, monsieur, fit observer Mark, que cet état de
choses ouvre pour l'architecture privée une des pins joyeuses
perspectives dont j'aie jamais entendu parler. »
Martin jeta sur lui un regard rapide ; il n'était pas bien
sûr que cette dernière remarque n'impliquât un doute relati-
vement à l'heureuse issue de ses plans. Mais M. Tapley man-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 263
geait son bœuf bouilli avec une bonne foi si complète, avec une
sincérité d'expression telle , que Martin ne sentit plus le
moindre soupçon. Il tira l'enveloppe anonyme dans laquelle
avait été placé le billet de banque, la remit à Mark et fixant
sur lui les yeux :
€ Parlez-moi sincèrement, dit-il. Connaissez-vous ceci? j»
Mark tourna et retourna l'enveloppe; il l'approcha de ses
yeux; il la tint à la distance de la longueur de son bras; il
étudia la suscription en dessus et en dessous ; enfin il témoi-
gna une surprise si franche de la question qui lui avait été
adressée, que Martin dit eu lui reprenant l'enveloppe des
mains :
« Non , j« vois que vous ne savez rien. En effet, comment
pourriez-vous le savoir? ce n'est pas qu^en vérité cela fût plus
étonnant que le fait lui-même. Tenez, Tapley, ajouta-t-il après
un moment de réflexion, je vais vous confier mon histoire,
telle qu'elle est, et vous verrez alors plus clairement à quelle
sorte de fortune vous allez vous enchaîner, si vous persistez à
me suivre.
— Je vous demande pardon, monsieur, dit Mark; mais,
avant que vous commenciez votre récit, voulez-vous me pro-
mettre de me prendre si je veux m'en aller avec vous? Vou-
lez-vous me renvoyer, moi. Mark Tapley, attaché autrefois au
Dragon bleu , moi qui puis être recommandé par M. Pinch,
moi l'homme qu'il faut justement à un gentleman de votre
force; ou bien, voulez-vous» en grimpant à l'échelle où vous
êtes sûr de monter jusqu'en haut, me permettre d'y monter
derrière vous à une distance respectueuse? Je sais, monsieur,
que la chose est sans importance pour vous, et voilà la diffi-
culté : mais elle a beaucoup d'importance pour moi ; et je vous
prie d'avoir la bonté de la prendre en considération. »
Si Mark, en parlant ainsi, avait voulu faire un second appel
au côté faible de Martin, en se fondant sur l'effet qu'avait
produit la première flatterie, il est certain que c'était l'acte d'un
fin et adroit observateur. Quoi qu'il en soit, avec intention ou
par hasard, le coup porta pleinement: car Martin, faiblissant de
plus en plus , dit avec une condescendance qui lui semblait à
lui-même délicieuse au delà de toute expression, après les hu-
miliations qu'il avait récemment subies :
« Nous verrons , Tapley. Demain, vous me direz dans
quelles dispositions vous serez encore.
— Alors, monsieur, dit Mark, se frottant les mains, l'af-
264 VIE ET AVENTURES
faire est faite. A présent, racontez, monsieur, si vous voulez.
Je suis tout oreilles. »
S'adûssant à son fauteuil, et les yeux fixés sur le feu, ce qui
ne l'empêchait pas de regarder de temps en temps Mark, qui,
dans ces mêmes moments, avait soin de hocher la tête pour
témoigner de son vif intérêt et de sa profonde attention,
Martin fit connaître les principaux points de son histoire,
ainsi qu'il les avait racontés à M. Pinch, quelques semaines
auparavant. Seulement, il jugea à propos de les adapter à l'in-
telligence de M. Tapley : à ce point de vue, il glissa sur son
aflaire d'amour, et se borna à la mentionner en quelques mots.
Ici, cependant, il avait compté sans son hôte : car cette partie
du récit intéressa au plus haut degré Mark Tapley, qui ne put
s'empêcher de lui adresser plusieurs questions à ce sujet. Ce
qui le justifiait jusqu'à un certain point de prendre cette li-
berté, c'est qu'il avait vu au Dragon bleu la jeune personne,
d'après ce que lui dit Martin lui-même.
(c Et je réponds qu'il n'existe pas une seule demoiselle dont
l'amour pût faire plus d'honneur à un gentleman, dit Mark
avec énergie.
— Oui! dit Martin, ramenant son regard vers le feu; et
encore, vous l'avez vue quand elle était malheureuse. Si vous
l'aviez connue au temps passé....
— Assurément, monsieur, elle était un peu abattue et plus
pâle que je ne l'aurais souhaité, mais elle n'en était pas plus
mal pour ça. Je l'ai trouvée mieux encore après son retour à
Londres. »
Martin détourna ses yeux du feu, se mit à regarder fixement
Tapley comme s'il pensait qu'il venait de lui prendre une
attaque de folie, et lui demanda ce qu'il voulait dire.
« Excusez-moi, monsieur, répondit Mark. Je n'ai pas voulu
dire qu'elle fût plus heureuse , mais que je l'avais trouvée
encore plus jolie.
— Enfin, est-ce que vous entendez dire parla qu'elle soit
venue à Londres ? s'écria Martin en se levant avec impétuo-
sité, et repoussant en arrière son fauteuil.
— Sans doute, répondit Mark, qui se leva tout stupéfait du
lit sur lequel il était resté assis.
— Voulez-vous me dire qu'elle est actuellement à Londres?
— Très-probablement elle y est, monsieur. J'ai voulu dire
qu'elle y était la semaine dernière.
— Et vous savez où elle demeure ?
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 265
— Oui! s'écria Mark. Eh bien, quoi? est-ce que vous ne le
savez pas ?
— Mon cher amil... s'écria à son tour Martin en le saisis-
sant par les deux bras ; je ne l'ai pas revue depuis que j'ai
quitté la maison de mon grand-père.
— Eh bien alors, dit vivement Mark, appliquant sur la
petite table avec son poing fermé un coup si vigoureux, que
les tranches de bœuf et le jambon dansaient dessus, tandis
que, par une contraction de plaisir, tous les traits du brave
garçon semblaient être remontés jusqu'à son front pour n'en
plus redescendre; s'il n'était pas écrit que le sort m'a fait
naître pour être votre domestique, il n'y a jamais eu de Dra-
gon bleu. Pendant que je rôdais çà et là autour d'un vieux ci-
metière de Londres, pour entretenir ma jovialité, n'ai-je pas
va votre grand-père qui s'y est traîné en tous sens, durant
près d'une mortelle heure? Ne l'ai-je pas guetté comme il
entrait dans la pension bourgeoise du Commerce tenue par
Todgers; ne l'ai-je pas aperçu qui en sortait; ne l'ai-je pas
suivi quand il est revenu à son hôtel ; n'y ai-je pas été ; ne
lui ai-je pas dit que, s'il voulait, je payerais pour le servir,
comme je l'avais déjà dit avant de quitter le Dragon? La
jeune personne n'était-elle pas assise auprès de lui, et ne se
mit-elle pas à rire d'une manière charmante à voir ? Votre
grand-père ne dit-il pas : « Revenez la semaine prochaine ; »
et n'y retournai-je pas la semaine d'après ? et ne dit-il pas
qu'il ne pouvait plus se décider à se fier à personne, et que,
par conséquent, il ne pouvait pas m'engager ? mais en même
temps, ne me donna-t-il pas un pourboire, et un fameux?...
Eh bien , s'écria M. Tapley avec un mélange comique de plaisir
et de chagrin, quel mérite y a-t-ilpour un homme à être jovial
dans de telles circonstances? Est-ce qu'on pourrait s'en empê-
cher quand les choses nous servent à gré ? j)
Pendant quelques instants, Martin demeura à le contempler,
comme s'il doutait réellement du témoignage de ses propres
sens et qu'il ne pût se persuader que celui qui était là, devant
lui, fût bien Mark en personne. Enfin il lui demanda si, dans
le cas où la jeune fille serait encore à Londres, il croyait pou-
voir s'arranger pour lui remettre secrètement une lettre.
« Si je le peux ! ... s'écria Mark. Je crois bien ! Allons,
asseyez-vous, monsieur. Écrivez, monsieur. y>
En parlant ainsi, Mark débarrassa la table par ce procédé
sommaire qui consiste à fourrer tout par terre devant k
266 VIE ET AVENTURES
foyer; il prit sur la tablette de la cheminée tout ce qui était
nécessaire pour écrire ; il établit en face le fauteuil de Martin,
et le contraignit à s'y asseoir; puis il plongea une plume
dans l'écritoire, et la lui mit dans la main.
« Allons, monsieur, à la besogne 1 cria-t-il. Ferme, mon-
sieur ! Écrivez-moi ça de bonne encre, monsieur! Si je crois
pouvoir remettre la lettre ! Je vous en réponds. Hardi, mon-
sieur ! 2»
Saùs se faire presser davantage, Martin se mit à l'œuvre
avec ardeur; tandis que maître Tapley, s'installant sans au-
tres formalités dans ses foliotions de domestique et de facto-
tum, ôtait son habit et se mettait à nettoyer le foyer et à tout
ranger dans la chambre, en se parlant à demi-voix durant
tout ce temps.
c Un logement parfait pour la jovialité ! se disait-il en se
frottant le nez avec le bouton de la pelle à feu, et promenant
son regard autour de la chambre délabrée ; à la bonne heure !
La pluie y tombe à travers le toit. Voilà ce que j'aime. Un lit
vermoulu, je parie, tout peuplé de vampires, sans doute. Al-
lons 1 mon esprit se retrempe. Voici un bonnet de nuit tout
en loques. Bon signe. Ça marchera bien ! ... Holà ! hé ! Jane,
ma chère, appela-t-il du haut de l'escalier, montez pour mon
maître ce grand verre de grog bouillant que vous étiez en train
d'apprêter quand je suis arrivé. » Puis, s'adressant à Martin :
« C'est bien, monsieur. Dites tout ce qui vous passera par la
tête. Soyez bien tendre, monsieur, s'il vous plaît. Ne craignez
pas d'y mettre trop de sentiment, monsieur 1 »
CHAPITRE XIV.
Dans lequel Martin fait ses adieux à la dame de âes pensées et honore
un humhle individu dont il veut faire la fortune, en la plaçant
sous sa protection.
La lettre , étant bien et dûment signée et cachetée , fut re-
mise à Mark Tapley pour être portée immédiatement , s'il était
possible. Mark s'acquitta si heureusement de son ambassade,
qu'il réussit à revenir le soir même, au moment où l'on allait
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 267
fermer la maison. Il rapportait la bonne nouvelle qu'il avait
fait parvenir à la demoiselle la lettre contenue dans un petit
écrit de sa façon, censé une nouvelle demande à l'effet d'être
admis au service de M. Ghuzzlewit. La demoiselle était des-
cendue elle-même et lui avait dit, à la hâte et d'un air troublé,
qu'elle comptait voir le gentleman le lendemain à huit heures,
dans le parc de Saint-James. Alors il fut convenu entre le
nouveau maître et le nouveau domestique que Mark se trouve-
rait de très-bonne heure près de l'hôtel, pour escorter la de-
moiselle jusqu'au lieu du rendez-vous. Tout cela bien entendu,
ils se séparèrent pour la nuit; Martin reprit sa plume, et,
avant de se mettre au lit, il écrivit une autre lettre dont nous
allons parler tout à l'heure.
Le jeune homme était debout à la pointe du jour. Dès le
matin il arriva au Parc, qui avait mis ce jour-là le moins
agréable des trois cent soixante-cinq costumes que l'année
compte dans sa garde-robe. Le temps était gris, humide,
sombre et triste; les nuages offraient une teinte aussi limo-
neuse que le sol ; et le brouillard, tel qu'un rideau sali, fer-
mait la courte perspective de chaque rue, de chaque avenue.
« Un beau temps en vérité ! se dit amèrement Martin ; un
beau temps pour errer çà et là, comme un voleur! Un beau
temps, en vérité, pour un rendez-vous amoureux, en plein air
et dans une promenade publique ! J'ai hâte de partir le plus
tôt possible pour un autre pays ; j'en ai bien assez de celui-
cil... »
Peut-être allait-il songer en même temps que, de toutes les
matinées de l'année, celle-ci n'était pas non plus celle qui
convenait le mieux à une jeune fille pour courir la prétan-
taine. Mais, en tout cas, il n'eut pas le temps de faire cette
réflexioQ, car il aperçut miss Mary à une petite distance, et il
s'empressa de courir à sa rencontre. L'écuyer de la demoi-
selle, M. Tapley, s'écarta en même temps discrètement, et se
mit à contempler le brouillard au-dessus de sa tête avec un
profond intérêt.
« Mon cher Martin ! dit Mary.
— Ma chère Mary ! » dit Martin.
Les amoureux sont de si singulières gens, que ce fut là
tout ce qu'ils purent se dire d'abord, bien que Martin eût pris
le bras et aussi la main de Mary, et qu'ils eussent arpenté
une demi-douzaine de fois une petite allée écartée.
« Mon amour, dit enfin Martin en la contemplant avec or-
'20S VIE ET AVENTURES
gueil et ravissement, si vous avez changé depuis notre sépa-
ration, ce n'a été que pour devenir plus belle que jamais 1 »
Si Mary eût été une de ces demoiselles accoutumées à la
menue monnaie des compliments usés du monde, elle n'eût
pas manqué de repousser cet éloge avec la modestie la plus
touchante ; elle eût dit à Martin : « Je sais, au contraire, que
je suis devenue une véritable horreur. » Ou bien, qu'elle avait
perdu toute sa beauté dans les pleurs et l'anxiété ; ou bien, qu'elle
marchait tout doucement vers une tombe prématurée ; ou bien,
que ses souffrances morales étaient indicibles; ou enfin, soit
par ses pleurs, soit par ses paroles lamentables , soit par un
mélange des uns et des autres, elle lui eût fait d'autres révé-
lations de ce genre et l'eût rendu aussi malheureux que pos-
sible. Mais elle avait été élevée à une école plus sévère que
celle où se forme le cœur de la plupart des jeunes filles ; son
caractère avait été fortifié par l'étreinte de la souffrance et de
la dure nécessité; elle était sortie des premières épreuves de
la vie, tendre, pleine d'abnégation, de chaleur, de dévoue-
ment. Dès sa jeunesse, elle avait acquis (était-ce heureux pour
elle ou pour lui? nous n'avons pas à nous en inquiéter) ces
nobles qualités des grandes âmes que l'on acquiert, mais
souvent à ses dépens, dans les peines et les luttes qui for-
ment les matrones. Ni ses joies, ni ses chagrins ne l'avaient
amollie ou abattue; cette affection qu'elle avait donnée de
bonne heure était franche, pleine et profonde; elle voyait en
Martin un homme qui, pour elle, avait perdu sa famille et sa
fortune : son unique désir était de lui témoigner son amour
par des paroles cordiales et encourageantes, par l'expression
d'une complète espérance et d'une confiance empreinte de gra-
titude ; de même qu'elle aurait cru manquer à sa tendresse,
si elle avait été capable de donner une pensée aux tentations
misérables que le monde pouvait lui offrir.
« Mais vous , Martin , avez-vous souffert quelque change-
ment? répondit-elle ; car cela m'intéresse bien plus. Vous pa-
raissez plus inquiet, plus rêveur qu'autrefois.
— Pour cela , mon amour , dit Martin , qui enlaça la taille
de la jeune fille ( en regardant d'abord autour de lui pour
voir s'il n'y avait pas de témoins, et après s'être bien assuré
que M. Tapley étudiait plus que jamais les effets de brouil-
lard), il serait bien étrange que je fusse autrement, car ma
vie, surtout dans les derniers temps, a été bien rude.
— Je ne me le dissimule pas, répondit-elle. Croyez-vous
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 269
que j'aie oublié un instant de penser à vous, à votre po-
sition ?
— Non, non, je l'espère, dit Martin. Non, j'en suis sûr;
j'ai quelque droit de le croire, Mary : car je me suis soumis à
une dure série de tourments et de privations ; et naturellement
cette compensation m'est bien due.
— Pauvre compensation ! dit-elle avec un faible sourire. Mais
celle-là du moins, ayez- la, elle vous est acquise à jamais.
Martin, vous avez payé bien cher un pauvre cœur; mais enfin
il est tout à vous, et bien fidèlement.
— Oh! j'en suis tout à fait certain, dit le jeune homme;
sinon, je ne me fusse pas plongé dans la situation où je
me trouve. Ne dites pas, Mary, que c'est un pauvre cœur; je
sais, au contraire, que c'est un riche cœur. A présent, ma ché-
rie, il faut que je vous confie un projet qui d'abord vous fera
tressaillir, mais que je n'entreprends que pour l'amour de
vous. »
Il ajouta lentement en attachant un regard fixe sur ses beaux
yeux noirs où se peignit une profonde surprise :
« Je pars pour l'étranger.
— Pour l'étranger, Martin ?
— Oh! seulement pour l'Amérique. Voyez.... vous faiblissez
déjà!
— S'il en est ainsi, ou plutôt s'il en était ainsi, dit-elle en
relevant la tête après un moment de silence , et le regardant
de nouveau, ce serait du chagrin que j'éprouve à l'idée de ce
que vous êtes prêt à tenter pour moi. Je n'essayerai pas de
vous en dissuader, Martin : mais c'est si loin, si loin! il y a
un immense océan à traverser ; si la maladie et la pauvreté
sont partout des calamités cruelles , dans un pays étranger
elles sont horribles à supporter. Avez-vous songé à tout cela?
— Si j'y ai songé! s'écria Martin, qui, dans l'expression de
son amour (car vraiment il en avait) , ne perdait pas un iota
de sa brusquerie habituelle. Qu'est-ce que vous voulez que je
fasse ? C'est bel et bon de me dire : « Y avez-vous songé? » ma
chère; mais vous pourriez me demander en même temps si j'ai
songé à mourir de faim dans mon pays; si j'ai songé à me
faire commissionnaire pour vivre ; si j'ai songé à garder des
chevaux dans les rues pour gagner chaque jour un morceau
de pain. Allons , allons, ajouta-t-il d'un ton plus doux, ne pen-
chez pas ainsi la tête, mon amour, car j'ai besoin des encou-
ragements que peut seule me donner la vue de votre charmant
270 VIE ET AVENTURES
visage. Voilà qui est bien : maintenant vous voilà redevenue
une brave fille.
— J'essaye de l'être, réppndit-elle, souriant à travers ses
larmes.
— C'est déjà quelque chose que d'essayer, et chez vous cela
suffit. Est-ce que je ne vous connais pas d'ancienne date ? s'é-
cria gaiement Martin. Bien, très-bien! A présent, je puis vous
confier mes plans aussi tranquillement que si vous étiez déjà
ma petite femme, Mary. »
Elle se pressa davantage encore contre son bras, et, levant
vers lui la tête, elle l'invita à parler.
ce Vous voyez, dit Martin, jouant avec la petite main de
Mary qui était appuyée sur son poignet, vous voyez que tous
mes efforts pour réussir dans mon pays ont été rendus inu-
tiles, infructueux. Je ne vous dirai pas par qui, Mary, car cela
nous affligerait tous deux. Mais ce n'en est pas moins un fait.
Lui avez-vous, dans ces derniers temps, entendu parler d'un
de nos parents nommé Pecksniff? Répondez simplement à cette
question.
— Je lui ai entendu dire, à ma grande surprise, que cet
homme valait mieux que sa réputation.
— J'en étais sûr!... interrompit Martin.
— Et que, probablement, nous irions faire plus ample con-
naissance avec lui, sinon même demeurer avec lui, et, je
crois , avec ses filles. Il a des filles , n'est-ce pas , mon bien-
aimé?
— Un couple, un couple délicieux, des diamants de la plus
belle eau !
— Ah! vous plaisantez I...
— C'est une plaisanterie très-sérieuse au fond, et qui me
donne un profond dégoût. Il faut que vous m'ayez mis de belle
humeur pour que je plaisante en parlant de M. Pecksniff, chez
qui j'ai vécu en qualité d'élève, et de qui je n'ai reçu que des
affronts et des injures. Dans tous les cas , quelque intimes
que puissent être vos relations avec sa famille , n'oubliez ja-
mais ceci, Mary; quelque démenti que semblent me donner
es apparences, ne perdez jamais ceci de vue : Pecksniff est
un gredin.
— Vraiment !
— Il l'est en pensée, en actions, de toute manière. Un gre-
din depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux.
Quant à s^^ filles, je me bornerai à vous dire, d'après mes
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 271
observations et ma conviction, que ce sont des jeunes per-
sonnes bien dressées par leur père et formées exactement sur
son modèle. Mais c'est une digression qui m'éloignerait de
mon sujet, si elle ne me servait de transition naturelle à ce
que je veux vous confier. »
Il s'arrêta pour fixer sur elle un regard, et ayant vu, en
jetant rapidement un coup d'œil autour de lui, que non-
seulement il n'y avait personne dans le Parc, mais que
plus que jamais Mark étudiait l'effet de brouillard, il ne se
borna point à regarder les joues de Mary, mais il l'embrassa
par-dessus le marché.
«: Je vous disais donc que je pars pour l'Amérique, avec de
grandes espérances d'y réussir et de revenir ici avant peu; ce
sera peut-être pour vous y emmener quelques années; mais,
dans tous les cas, ce sera pour vous demander en mariage.
Après tant d'épreuves, j'espère que vous ne regarderez plus
comme un devoir de rester près de l'homme qui ne me per-
mettra jamais, tant qu'il pourra, de vivre dans mon pays ;
c'est l'exacte vérité. Naturellement la durée de mon absence
est incertaine; mais elle ne se prolongera pas bien longtemps,
vous pouvez m'en croire.
— En attendant, cher Martin....
— Voilà où j'en voulais venir. En attendant, vous entendrez
souvent parler de moi. Ainsi.... a
Il s'interrompit pour prendre dans sa poche la lettre qu'il
avait écrite la nuit précédente, et il continua en ces termes :
« Il y a au service de ce drôle, dans la maison de ce drôle
(par le mot de drôle, j'entends nécessairement M. Pecksniff.)
il y a une personne qui s'appelle Pinch, n'oubliez pas ce nom,
un pauvre original, bizarre et simple, mais parfaitement hon-
nête et sincère, plein de zèle, et qui a pour moi une franche
amitié que je veux payer de retour un de ces jours, en l'éta-
blissant de manière ou d'autre.
— Toujours votre bonne nature d'autrefois, Martin!
— Oh ! dit Martin, cela ne vaut pas la peine d'en parler,
mon amour. Il m'est très-reconnaissant et brûle du désir de
me servir ; je suis donc plus que payé. Un soir, j'ai raconté à
ce Pinch mon histoire et tout ce qui me concerne. Il n'a pas
pris un médiocre intérêt à ce récit, je puis vous l'affirmer, car
il vous connaît. Oui, je conçois que vous en rougissiez de sur-
prise, et comme cela vous va bien î Je voudrais vous voir tou-
jours comme ça! mais^'ous l'avez entendu toucher de l'orgue
272 VIE ET AVÎilNTURES
dans l'église du village où nous étions; il vous a vue écou-
tant sa musique, et qui plus est, c'est vous qui l'inspiriez sans
le savoir.
— Quoi! c'était lui qui tenait l'orgue? s'écria Mary. Je le
remercie de tout mon cœur.
— C'était lui, dit Martin, et toujours gratis, bien entendu.
Jamais il n'y eut garçon si naïf, un vrai enfant, mais un en-
fant excellent.
— J'en suis certaine, dit Mary avec chaleur ; cela doit
être.
— Oh ! oui, sans nul doute, reprit Martin avec son air d'in-
souciance habituelle. Si bien donc que j'ai eu l'idée.... Mais,
attendez ; si je vous lisais la lettre que je lui ai écrite et que
j'ai l'intention de lui envoyer par la poste ce soir, ce serait plus
tôt fait, (c Mon cher Tom Pinch.... » C'est peut-être un peu
amical , dit Martin , se rappelant tout à coup qu'il l'avait pris
de plus haut avec Tom, lors de leur dernière rencontre; mais
je l'appelle mon cher Tom Pinch, parce qu'il aime cette for-
mule et qu'il en sera flatté.
— Très-bien, dit Mary, c'est très- aimable à vous.
— Justement, c'est cela ! s'écria Martin. 11 est bon de té-
moigner aux gens de l'affection quand on le peut ; et, comme
je viens de vous le dire, c'est réellement un excellent garçon.
« — Mon cher Tom Pinch, je vous adresse cette lettre sous le
couvert de mistress Lupin, au Dragon bleu. Je l'ai priée eu
deux mots de vous la remettre sans en parler à qui que ce
soit, et de faire de même pour toutes les lettres qu'elle pour-
rait, à l'avenir, recevoir de moi. Vous comprendrez tout de
suite le motif que j'ai d'agir ainsi. — » Je ne saispas trop, par
parenthèse, ce qu'il en sera, dit Martin s'interrompant ; car le
pauvre garçon n'a pas l'intelligence très- vive ; mais il finira
par comprendre. Mon simple motif, c'est que je ne me soucie
pas que mes lettres soient lues par d'autres, et notamment par
le gredin qu'il considère comme un ange.
— Encore M. Pecksniff? demanda Mary.
— Toujours, 3) dit Martin.
Il reprit sa lecture :
« Vous comprendrez aisément le motif que j'ai d'agir ainsi.
J'ai terminé mes préparatifs pour mon voyage en Amérique,
et vous serez étonné d'apprendre que j'aurai pour compagnon
de route Mark Tapley, de qui j'ai fait l'étrange rencontre à
Londres et qui insiste pour se mettre sous ma protection. »
DR MARTIN CHUZZLEWIT. '21.1
« Vous comprenez , mon amour, dit Martin , s'interrompant
de nouveau, que je veux parler de notre ami qui se tient là-
bas à distance, s
Mary fut charmée de ce qu'elle entendait et dirigea sur
Mark un regard d'intérêt que celui-ci saisit au passage en dé-
tournant les yeux de son brouillard, et qu'il reçut avec une
extrême satisfaction. Elle dit que Mark était une bonne âme,
un garçon jovial, et sur la fidélité duquel on pouvait compter,
bien sûr : compliments que M. Tapley résolut intérieurement
de justifier, pour faire honneur aux jolies lèvres qui le»
avaient prononcés, dùt-il faire le sacrifice de sa vie.
«Maintenant, mon cher Pinch, reprit Martin, continuant
la lecture de sa lettre, je vais vous donner une grande preuve
de confiance, sachant bien que je puis parfaitement me re-
poser sur votre honneur et votre discrétion, et n'ayant d'ail-
leurs personne autre à qui je puisse me fier. »
— Je ne mettrais pas cela, Martin.
— Vous ne le mettriez pas? Eh bien! je l'effacerai. C'est
pourtant la vérité.
— Il se peut , mais le compliment ne lui semblerait pas
gracieux.
— Oh! je ne m'inquiète pas de ce que pense Tom. Il n'y a
pas tant de cérémonies à faire avec lui. Cependant j'effacerai
cette queue de phrase, puisque vous le désirez, et je placerai
le point après ces mots : « Et votre discrétion. 2» Je continue :
« — Non-seulement je mettrai à votre adresse toutes mes lettres
à la demoiselle dont je vous ai parlé, vous commettant le
soin de les lui envoyer où elle vous dira , mais encore je la
confie elle-même d'une manière pressante à vos soins et à
votre sollicitude, dans le cas où vous viendriez à la rencontrer
en mon absence. J'ai lieu de penser que les occasions que
vous aurez de vous voir ne seront ni éloignées ni rares ; et
bien que, dans votre position, vous ne puissiez faire que très-
peu de chose pour adoucir ses ennuis, j'ai l'intime confiance
que vous ferez à cet égard tout ce qui dépendra de vous, et
que vous justifierez ainsi mon espérance.—» Vous voyez, ma
chère Mary, dit Martin, ce sera pour vous une grande conso-
lation d'avoir quelqu'un, si simple qu'il soit , avec qui vous
puissiez parler de moi ; et la première fois que vous causerez
avec Pinch, vous verrez tout de suite que vous pouvez lui
parler sans le moindre embarras. Vous ne vous sentirez paa
plus gênée qu'avec une vieille bonne femme.
Ms.KTIN CHLZZLEWIÏ. — ï 18
îlk VIE ET AVENTURES
— Quoi qu'il en soit, répondit-elle en souriant, c'est votre
ami, cela suffit.
— Oh ! oui , certainement , c'est mon ami , dit Martin. De
fait, je lui ai répété bien des fois que nous aurions toujours
des égards pour lui, et que nous le protégerions ; et il a cela
de bon qu'il est reconnaissant, très-reconnaissant. Vous serez
contente de lui à tous égards, mon amour. Vous verrez com-
bien il est grotesque et rococo , mais vous n'aurez pas besoin
de vous gêner pour vous moquer de lui; il ne s'en offusquera
pas. Au contraire, cela lui fera plaisir.
— Je ne pense pas en faire l'expérience, Martin.
— Non , si vous pouvez vous en empêcher ; mais je crois
bien que vous trouverez l'épreuve au-dessus de votre gravité.
En tout co.s, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Revenons à ma
lettre, qui se termine ainsi: <c — Sachant bien que je n'ai pas
besoin de m'étendre plus longuement vis-à-vis de vous sur la
nature de cette confidence, car vous êtes suffisam.ment édifié
sur ce sujet, je me bornerai à vous dire, en vous adressant
mon adieu et en appelant de m.es vœux notre prochaine réu-
wiion, qu'à partir dé ce moment je me charge, au milieu de
mes succès futurs, de votre fortune et de votre bonheur,
comme si c'était pour moi. Vous pouvez compter là-dessus.
Cro3'ez-moi toujours, mon cher Tom Pinch, votre ami dévoué,
Martin Chuzzlewît. P. S. Je joins à cette lettre le montant
de ce que vous avez eu la bonté de.... » Oh ! dit Martin,
s'arrêtant tout court et pliant la lettre, ce n'est rienl »
En ce moment critique. Mark Tapley intervint pour faire
remarquer que l'heure sonnait à l'horloge des Horse-G-uards.
« Je n'en aurais pas fait l'observation, monsieur, dit-il, si
la jeune dame ne m'avait pas recommandé particulièrement
d'avoir bien soin de l'en avertir.
— C'est vrai, dit Mary. Je vous remercie. Vous avez par-
faitement raison. Dans une minute, je serai prête à partir.
Nous ne pouvons plus qu'échanger quelques mots à peine,
cher Martin; et, bien que j'aie à vous dire encore tant de
choses, il faudra que je m'en abstienne, jusqu'à l'heureux
jour de notre prochaine réunion. Puisse le ciel nous envoyer
ce jour au plus tôt, et le plus heureux possible ! Mais je n'ai
pas de crainte là-dessus.
— De la crainte! s'écria Martin. Pourquoi en auriez-vous?
Qu'est-ce que c'est que quelques mois? qu'est-ce qu'une an-
née entière"^ Quand je reviendrai gaiement, après m'être
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 275
ouvert largement la route dans la vie, alors nous pourrons
jeter un regard en arrière sur cette séparation, et trouver
qu'elle fut triste. Mais maintenant I maintenant je vous jure
que je n'aurais pas voulu la voir s'accomplir sous de plus fa-
vorables auspices ; il m'en aurait trop coûté de partir, si ce
n'était pas pour obéir à la nécessité.
— Oui, oui. Je pense de même. Quand partez-vous?
— Ce soir. Nous nous dirigerons ce soir vers Liverpool.
Dans trois jours, m'a-t-on dit, un vaisseau doit quitter le
port. Avant un mois , peut-être serons-nous arrivés. Eh bien !
qu'est-ce qu'un mois? Que de mois se sont écoulés depuis no-
tre dernière séparation !
— C'est bien long, quand on y pense après, dit Mary, s'as-
sociant à sa bonne humeur , mais cela passe si vite I
— Ce n'est rien du tout, s'écria Martin. Gela va me chan-
ger de place ; je verrai du pays, d'autres gens, d'autres mœurs ;
j'aurai d'autres soucis, d'autres espérances. Le temps aura
des ailes. Je ne crains aucune épreuve, pourvu que j'aie de
l'activité. »
Il ne pensait seulement pas au chagrin qu'il laissait à la
jeune fille, quand il faisait si bon marché de leur séparation,
ainsi que de l'avenir monotone et de l'accablante anxiété
qu'elle aurait à subir jour par jour. Quoi ! il n'y avait
pas une note discordante dans ce chant de bravoure où
perçait visiblement le sentiment personnel, quelque élevé
qu'en fût le ton ! Mais Mary ne s'en apercevait pas. Le contraire
eût mieux valu, peut-être; mais enfin c'était comme cela.
Elle prêtait l'oreille aux accents de ce cœur impétueux, qui,
pour l'amour d'elle, avait rejeté comme une vile écume tous
les avantages de la fortune, sans tenir compte des dangers et
des privations, pourvu qu'elle fût calme et heureuse, et elle
n'entendait rien de plus. Le cœur où l'égoïsme n'a pas trouvé
de place pour y dresser son trône a peine à reconnaître la
présence de cette passion hideuse, quand il l'a sous ses yeux.
De même que, dans l'ancien temps, il fallait être soi-même
possédé du démon pour voir les mauvais esprits s'emparer de
l'âme des autres hommes ; de même, il y a dans le vice unti
fraternité qui fait que ceux qui en sont possédés se reconnais-
sent mutuellement dans les recoins où ils se cachent, tandis
que la vertu est incrédule et aveugle.
« Le quart est passé 1... cria M. Tapley, du ton de l'aver-
tissement.
276 VIE ET AVENTURES
— Je vais rentrer immédiatement, dit Mary. J'ai encore
quelque chose à ajouter, cher Martin. Depuis quelques mi-
nutes, vous vous êtes borné à me demander de répondre à
vos questions sur un seul sujet; mais il f^ut bien que vous
sachiez (autrement, j'en aurais du regret) que, depuis la sépa-
ration dont j'ai été malheureusement la cause, il n'a jamais
prononcé votre nom ; que jamais, même par la moindre allu-
sion, il ne l'a mêlé à l'ombre d'un reproche, et que sa ten-
dresse pour moi n'a pas diminué.
— Quant à ce dernier point, je lui en suis obligé, dit Mar-
tin ; pour le reste, je ne lui en sais aucun gré. Quoique, toute
réflexion faite, j'aie encore à le remercier de ne pas dire un mot
de moi, car je n'espère ni ne désire que, désormais, il pro-
nonce jamais mon nom ; il est possible, pourtant, qu'un jour
il l'écrive, et que cette fois il le mêle à ses reproches dans son
testament. A la bonne heure ! En attendant, quand je le sau-
rai, il sera dans la tombe; elle m'aura vengée de sa colère.
Dieu l'assiste I
— Martin !... si quelquefois, à vos heures de repos, l'hiver
devant le foyer, ou l'été en plein air, quand vous viendrez à en-
tendre une douce harmonie, ou à penser à la mort, à la patrie,
à votre enfance ; si, en ce moment , vous consentiez à songer
seulement une fois par mois, même une fois par an à lui, ou
à toute autre personne de qui vous ayez à vous plaindre, vous
lui pardonneriez au fond du cœur, j'en suis sûre !
— Si je croyais qu'il en fût ainsi, Mary, répondit-il, ja-
mais , en un pareil moment, je ne voudrais songer à lui,
pour m'épargner la honte d'une aussi lâche faiblesse. Je ne
Suis pas né pour servir de jouet et de pantin à un homme,
encore moins à lui, à qui j'ai sacrifié ma jeunesse tout en-
tière , pour complaire à ses désirs et à ses caprices , en retour
du peu de bien qu'il m'a fait. Entre nous deux , ce ne fut
qu'un troc tout pur, un marché, rien de plus; et le plateau de
la balance ne penche pas tellement en sa faveur, que j'aie
besoin d'y jeter comme poids complémentaire un méprisable
pardon. Il vous a défendu de jamais parler de moi, ajouta
vivement Martin, je le sais. Allons, n'est-ce pas vrai?
— Il y a longtemps de cela; c'était immédiatement après
votre séparation; vous n'aviez pas même encore quitté la
maison. Mais depuis, jamais.
— Il n'en a plus parlé , dit Martin , parce que l'occasion ne
s'en est pas offerte; mais, de toute manière c'est chose peu
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 277
importante. Désormais, que toute allusion à lui soit interdite
entre nous. C'est pourquoi , mon amour, poursuivit-il en la
pressant contre son sein, car le moment de se séparer était
venu, dans la première lettre que vous m'écrirez par la poste
à New-York, comme dans toutes les autres que vous m'enver-
rez par l'intermédiaire de Pinch, rappelez-vous que le vieil-
lard n'existe pas, qu'il est pour nous comme s'il était mort.
Maintenant, que Dieu vous garde ! Le lieu où nous sommes
est singulier pour une telle séparation ; mais notre prochaine
entrevue se fera dans un lieu meilleur, pour ne plus nous
séparer que dans la mort.
— Une dernière question, Martin, je vous prie. Vous êtes-
vous muni d'argent pour ce voyage?
— Si je m'en suis muni?» s'écria le jeune homme. Autant
par orgueil que dans le désir de la rassurer, il répondit :
« Si je me suis muni d'argent? Voilà une jolie question pour
la femme d'un émigrant! Gomment, mon amour, pourrait-on,
sans argent, voyager sur terre ou sur mer?
— Je veux dire, en avez-vous assez?
— Si j'en ai assez ! J'en ai plus, vingt fois plus qu'il ne
m'en faut. J'en ai plein ma poche. Mark et moi, pour nos be-
soins, nous sommes aussi riches que si nous avions dans notre
bagage la bourse de Fortunatus.
— La demie approche !... cria M. Tapley.
— Adieu, cent fois adieu!... » s'écria Mary, d'une voix trem-
blante.
Mais quelle triste consolation qu'un froid adieu ! Mark
Tapley le savait parfaitement. Peut-être le savait-il d'après
ses lectures, ou par expérience, ou par simple intuition. Il
nous est impossible de le dire; mais, de quelque façon qu'il le
sût, cet instinct lui suggéra le plus sage parti qu'aucun
homme ait jamais pris en semblable circonstance. 11 fut saisi
d'un violent accès d'éternuement qui l'obligea de tourner la
tête d'un autre côté. De cette manière, il laissa les amoureux
tout seuls, abrités et invisibles dans leur coin.
Il y eut une courte pause ; mais Mark eut une vague idée
que les choses se passaient d'une manière très-agréable pen-
dant ce temps. Mary parut ensuite devant lui avec son voiie
baissé, et l'invita à la suivre. Elle s'arrêta avant qu'ils eussent
quitté l'allée, se retourna et envoya de la main un adieu à
Martin. Il fit un pas vers eux en ce moment, comme s'il avait
encore quelques dernières paroles à ajouter; mais Mary s'é-
278 VIE ET AVENTURES
loigna rapidement, et M. Tapley la suivit à distance conve-
nable.
Lorsque Mark vint rejoindre Martin dans sa chambre, il
trouva ce gentleman assis tout pensif devant la grille pou-
dreuse, les deux pieds posés sur le garde-feu, les deux coudes
sur les genoux, et le mentou appuyé d'une façon assez peu gra-
cieuse sur la paume des mains.
« Eh bien! Mark?
— Eh bien! monsieur, dit Mark, reprenant haleine, j'ai
vu la jeune dame rentrer saine et sauve chez elle, et je m'en
suis revenu très-soulagé. Elle vous envoie une quantité de
choses aimables , monsieur, et ceci , ajouta-t-il en lui pré-
sentant une bague, comme un souvenir de séparation.
— Des diamants! dit Martin, baisant la bague (rendons-lui la
justice de reconnaître qu'il la baisa par amour pour Mary, sans
arrière-pensée d'intérêt) et la mettant à son petit doigt. De
beaux diamants!... Mon gfand-père est un drôle de corps, un
homme étrange, Mark. Je parie que c'est lai qui lui a donné
cette bague. »
Mark Tapley croyait plutôt au fond du cœur qu'elle l'avait
achetée, pour que l'imprévoyant jeune homme emportât un
objet de prix qui pût lui être utile en cas de détresse; il en
était aussi sûr qu'il savait qu'il faisait jour et non pas
nuit. Quoiqu'il n'eût pas plus de certitude que l'autre sur
l'histoire du brillant joyau qui scintillait au doigt de Martin,
il aurait bien parié , lui, que pour le payer Mary avait dû dé-
penser toutes ses économies; il en était aussi certain que s'il
l'avait vue compter l'argent pièce à pièce. Le bizarre aveugle-
ment de Martin dans cette petite affaire ne pouvait s'expliquer
que par le caractère du personnage, dont il soupçonna immédia-
tement l'égoïsme ; et, à partir de ce moment, le domestique ne se
fit plus aucune illusion sur le mobile dominant de son maître.
ce Elle est digne de tous les sacrifices que j'ai faits, dit Mar-
tin, se croisant les bras et contemplant les cendres du foyer,
comme s'il reprenait le fil de ses idées. Elle en est bien digne.
La richesse.... (ici il caressa son menton et se mit à rêver) la
richesse n'eût pas racheté pour moi la perte d'une si belle na-
ture. Sans compter qu'en gagnant son affection j'ai suivi la
pente de mes propres désirs et déjoué les plans intéressés de
gens qui n'avaient pas le droit de me les imposer. Oui, elle
est tout à fait digne, plus que digne, du sacrifice que j'ai fait,
Oui, oui, sans aucun doute. »
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 279
Ces réflexions arrivèrent ou n'arrivèrent pas à l'oreille de
Mark Tapley : car, sans lui être adressées le moins du monde,
elles ne furent pas prononcées si bas qu'il ne pût les entendre.
En tout cas, Mark était resté debout à contempler Martin, lais-
sant paraître sur ses traits une expression indicible et des plus
mystérieuses, jusqu'au moment où le jeune homme se leva et
regarda Mark. Alors celui-ci se retourna, comme s'il s'était tout
à coup avisé de certains préparatifs à faire pour le voyage, et,
sans laisser échapper aucun son articulé, il fit un sourire ef-
frayant et sembla, par une contraction de ses traits et un mou-
vement de ses lèvres, décharger son cœur de ce mot :
« Jovial !... JB
CHAPITRE XV.
Sur l'air de : Salut, Colombie!
La nuit est sombre et morne. Les bons bourgeois ont cbier-
ché le repos dans leurs lits, ou bien ils veillent autour du feu.
La misère, que la charité né réchauffe pas, grelotte à l'angle
des rues. Les tours des églises résonnent sous la vibration de
leurs cloches, et puis elles se taisent après avoir jeté cet ap-
pel mélancolique : « Une heure ! » La terre est couverte d'un
voile noir, comme si elle avait pris le deuil pour les funérailles
du jour qui vient de trépasser; les branches des arbres, éga-
lement noires, plumés géantes dés panachés du catafalque,
ondulent çà et là, Toat est muet; ihefte, tout reposé; sauf
les nuages rapides qui courent en cachant la lune, sauf lèvent
qui suit avec précaution leur coursé en rasant le «ol, s'arrête
pour écouter, repart eh grondant, s'arrête de hoaveaù et ré-
commence à suivre les nuages, comme un sàûVagé à la
piste.
Où les nuages et lé vent courent-ils si vite? Si, comme les
esprits des ténèbres, ils se rendent à quelque conférence terri-
ble avec d'autres esprits comme eux, dans quelle région mysté-
rieuse les éléments tiennerit-ilà conseil? où vont-ils arrêter ieui*
course désordonnée?
C'est ici! c'est hors de cette étroite prison qu'on appelle.
280 VIE ET AVENTURES
la terre, c'est sur l'immense étendue des eaux. C'est ici où
toute la nuit retentissent des hurlements, des cris de rage, des
clameurs lugubres, des rugissements. C'est ici où se portent
les voix bruyantes qui sortent des cavernes creusées sous la
côte de telle petite île endormie maintenant et si tranquille au
sein même des flots qui la battent avec fureur à plus de cent
lieues de distance. C'est ici où, à la rencontre de ces voix, ac-
courent des trombes de mille endroits inconnus du monde.
C'est ici où, dans l'excès de leur liberté sans limites , les
nuages et le vent s'étreignent et se combattent mutuellement
jusqu'à ce que la mer, se mettant à l'unisson, s'abandonne à
une furie plus ardente encore, et que toute la scène ne forme
plus qu'un ensemble d'immense folie.
Les longues et hautes vagues roulent, roulent, roulent sur
cette étendue sans bornes comme sans repos. Des montagnes
se dressent, des abîmes se creusent, puis disparaissent un
moment après. C'est une poursuite, un coihbat, un cliquetis
insensé de vague contre vague, une étreinte sauvage terminée
par un jet d'écume qui blanchit la nuit noire ; un continuel
changement de place, de forme, de couleur ; c'est une lutte
éternelle et sans trêve. Les vagues roulent, roulent, roulent, et
plus la nuit devient sombre, plus les vents mugissent, et plus
s'élèvent aussi avec force et violence les clameurs du million
des voix de la mer, pour pousser toutes ensemble ce cri qui
domine la tourmente : « Un vaisseau l 3> •
Il s'avance, le vaisseau, luttant bravement contrôles éléments
déchaînés; ses grands mâts tremblent, ses charpentes tres-
saillent. 11 s'avance, tantôt emporté sur le sommet des vagues
qui se plissent, tantôt se plongeant dans les profondeurs de
la mer comme pour s'y mettre un moment à l'abri de sa furie ;
et, dans l'air et sur les eaux, la voix de la tempête crie plus
fort que jamais : « Un vaisseau 1 >
Il s'avance, le vaisseau, continuant sa lutte ; en face de son
audace et au bruit de la clameur qui s'étend, les vagues cour-
roucées escaladent mutuellement leurs têtes chenues pour le
contempler ; elles accourent de toutes parts autour de lui, aussi
loin que les matelots peuvent voir du haut du pont à travers
l'obscurité; elles s'attachent aux flancs du navire, grimpent
les unes sur les autres, s'élançant, bondissant, pour satisfaire
leur curiosité terrible. Les lames se brisent par-dessus le
vaisseau;- elles montent, elles rugissent autour de lui; puis,
faisant place à d'autres, elles s'éloigiient en gémissant et sont
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 281
brisées à l'infini malgré leur colère inutile. Cependant le vais-
seau continue de s'avancer bravement. Et, bien que l'ardente
multitude des flots se soit pressée contre ses flancs, rapide et
serrée, durant toute la nuit; bien que l'aube naissante montre
l'infatigable courant qui se précipite contre lui dans cet infini
de flots en délire, le vaisseau s'avance toujours avec ses feux
pâles qui éclairent l'intérieur de sa coque, et ses passagers
endormis ; comme si un élément implacable n'était pas là à
guetter le moindre craquement de ses jointures, comme si
le tombeau flottant du marin, ballotté sans autre abri qu'une
planche, ne se creusait pas au-dessous dans d'insondables
profondeurs.
Parmi ces voyageurs endormis se trouvaient Martin et
Mark Tapley, qui, plongés dans un lourd assoupissement par
ce roulis dont ils n'avaient point l'habitude, étaient aussi in-
sensibles à l'air malsain qu'ils respiraient à l'intérieur du vais-
seau qu'au mugissement qui retentissait au dehors. Il était
grand jour quand le dernier s'éveilla, avec l'idée confuse qu'il
rêvait de s'être couché dans un lit à colonnes, qui s'était re-
tourné sens dessus dessous pendant la nuit. C'était plus vrai-
semblable que de faire un rôti avec des œufs ; car les premiers
objets que M. Tapley reconnut lorsqu'il ouvrit les yeux, ce
furent ses propres talons qui le regardaient, comme il en fit
la remarque, du haut de leur position perpendiculaire.
a Très-bien ! dit Mark , qui s'assit après avoir inutilement
tenté plusieurs efforts pour résister au roulis du vaisseau.
C'est la première fois que je serai resté toute une nuit sur la
tête.
— Dame! aussi pourquoi vous couchez-vous la tête sous le
vent? grommela un homme qui se trouvait dans une des
cases.
— Avec ma tête où? y>
L'homme répéta sa phrase.
ff C'est bon; je ne m'en aviserai pas une autre fois, dit Mark;
je consulterai auparavant la carte du pays pour mieux m'o-
rienter. En attendant, un bon conseil en vaut un autre, et je
crois que le mien vaut bien le vôtre. Ayez soin , vous et vos
amis, de ne jamais vous fourrer la tête dans un vaisseau. »
L'homme poussa un grognement qui témoignait à la fois de
son assentiment et de sa mauvaise humeur, se retourna dans
sa cabine et ramena sa couverture par-dessus sa tête.
«En effet, poursuivit M. Tapley, baissant le ton et se par-
282 VIE ET AVENTURES
lant en manière de monologue , il n'y a rien de plus absurde
que la mer. Eîle ne sait jamais ce qu'elle veut. Elle ne sait
que faire, en vérité ; elle est dans un état continuel d'agi-
tation déréglée , semblable à ces ours polaires qui, dans leurs
cages de bêtes fauves, sont là à remuer constamment leuriête
à droite et à gauche; elle ne peut jamais rester tranquille, ce
qui prouve bien sa stupidité extraordinaire.
— Est-ce vous, Mark? demanda une voix faible partant
d'une autre case.
— Du moins, monsieur, c'est tout ce qui reste de moi, après
quinze jours d'une pareille besogne, répondit M. Tapley. Gom-
ment voulez-vous? quand on mène la vie d'une mouche de-
puis que nous sommes à bord; car j'ai été perpétuellement
accroché d'un côté ou d'autre, la tête en bas ; quand on
prend aussi peu de nourriture, et pour la vomir le plus sou-
vent , comment voule:s-Vous qu'il vous reste grand'chose de
votre individu? Et vous, monsieur, comment vous trouvez-
vous ce matin?
— Très-mal , dit Martin avec un gémissement maussade.
Oufl c'est affreux!
— C'est parfait , murniura Mark appuyant une main sur sa
tête endolorie, et regardant tout autour de lui avec un rica-
nement assez triste. C'est excellent. Il y a du niérite à con-
server ici quelque courage. La vertu porte en elle-même sa
récompense. C'est comme la jovialité. »
Mark avait bien raison: car , sans contredit, tout homme
qui conservait sa sétënité d'esprit dans la chambre d'arrière
de ce noble et rapide paquebot nommé le Screw , ne le devait
qu'à ses propres ressources, et, pour sa bonne humeur comme
pour ses paquets, il fallait qu'il en prît soin lui-même, sans
compter sur l'assistance des propriétaires du navire. Une
chambre sombre , basse, suffocante, encombrée de lits que
remplissent des hommes, des femmes et des enfants, tous plus
ou moins malades et misérables, n'est en aucun temps un lieu
bien agréable de réunion ; mais quand il y avait une telle presse
dans la chambre d'arrière (comme il arrivait à chaque traversée
du Screw) , que les matelas et les lits étaient entassés sur le
plancher, sans aucune Considération de bien-être, de propreté
et de décence , il était bieû naturel qu'un pareil état de choses,
au lieu d'entretenir des sentiments sociables, encourageai
plutôt l'égoïsme et la mauvaise humeur. Mark voyait bien
cela de son siège , en regardant tant ce qui se passait autour
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 283
de lui , et il en éprouvait, à raison de son caractère , d'autant
plus de satisfaction.
Il se trouvait là des Anglais , des Irlandais, des Allemands ,
des Écossais , tous munis de leur petite provision de vivres
grossiers, tous vêtus d'habillements râpés; presque tous ayant
avec eux une quantité d'enfants. Des enfants, il y en avait de
tout âge, depuis le poupon à la mamelle jusqu'à la jeune fille
en haillons aussi grande que sa mère. Toutes les espèces de
souffrances domestiques qui résultent de la pauvreté, de la
maladie , de l'émigration forcée , du chagrin , du long voyage
par une saison mauvaise , étaient amoncelées dans cet étroit
espace; et cependant on eût trouvé, au sein de cette arche
insalubre, infiniment moins de plaintes et de récriminations ,
et infiniment plus d'assistance mutuelle et de sympathie géné-
rale que dans bien des salons les plus brillants.
Mark regardait donc attentivement autour de lui , et son
visage s'illuminait à chaque scène nouvelle. Ici une vieille
grand'mère était penchée sur un enfant malade , et le berçait
dans ses bras encore plus faibles que les jeunes membres de
l'enfant ; là, une pauvre mère avec un poupon sur les genoux
raccommodait les vêtements d'une autre petite créature et en
faisait taire une troisième qui de leur lit voulait descendre sur
le plancher, afin de grimper sur elle. Il y avait des vieillards
qui s'acquittaient gauchement de petits soins domestiques , et
qui eussent pu paraître ridicules sans leur bonne volonté et
leur zèle ; il y avait aussi de grands garçons basanés , vérita-
bles géants, qui accomplissaient de petits actes de tendresse
envers leurs parents, tout comme s'ils étaient simplement les
nains les plus affectueux. L'idiot même, qui dans son coin se
balançait toute la journée, se sentait entraîné à imiter ce qu'il
voyait pratiquer autour de lui , et faisait claquer sen doigts
pour amuser un enfant qui pleurait.
« Voyons , dit Mark adressant un signe à une femme qui ,
à peu de distance de lui , habillait ses trois enfants (et en
même temps il riait jusqu'aux oreilles) , passez-moi un de cts
marmots; vous savez, c'est mon emploi.
— Vous feriez mieux de vous occuper du déjeuner , Mark,
dit vivement Martin , au lieu de vous tracasser pour des
gens qui vous sont étrangers.
— Fort bien, dit Mark. C'est elle qui fera le déjeuner. Voilà
ce que c'est qu'une division bien entendue du travail, mon-
sieur. Je débarbouille les enfants et elle apprête notre thé. Je
2Sk VIE ET AVENTURES
ne saurais pas apprêter le thé , mais tout le monde s'entend à
débarbouiller un enfant. ^
La femme, qui était d'une constitution délicate et maladive,
montra de son mieux qu'elle savait comprendre et reconnaître
la bonté de Mark qui chaque nuit l'abritait avec sa grande
redingote , ne gardant pour son propre lit que les planches et
une couverture de voyage. Cependant, Martin, à qui il arrivait
rarement d'étendre sa pensée et son regard hors de lui-même,
s'irrita de ces paroles insensées, selon lui, et en témoigna son
mécontentement par un murmure d'impatience.
« C'est vrai , tout de même , dit Mark, brossant les cheveux
de l'enfant avec autant de calme et d'aplomb que s'il eût été
barbier de naissance et d'éducation.
— Qu'est-ce que vous dites là encore? demanda Martin.
— Ce que vous disiez vous-même , répliqua Mark , ou ce
que vous vouliez dire quand vous venez de donner cours à
votre sensibilité. Je suis tout à fait de votre avis, monsieur.
C'est bien rude pour elle.
— Quoi?
— De faire le voyage avec ce tas d'enfants , de faire un si
long chemin dans une pareille saison pour rejoindre son mari.
Si tu ne veux pas souffrir comme un enragé, en recevant du
savon vert dans l'œil, mon petit homme, dit M. Tapley au
deuxième gamin , qu'il était en train de laver au-dessus de
la cuvette, tu feras bien de fermer les yeux.
.— Où cette femme va-t-elle rejoindre son mari? demanda
Martin en bâillant.
— Ma foi, dit tout bas M. Tapley , j'ai bien peur qu'elle ne
le sache pas elle-même. J'espère qu'elle pourra le retrouver;
mais elle lui a envoyé sa dernière lettre par une occasion , et
ils ne paraissent pas s'être d'ailleurs très-clairement entendus.
Or, si elle ne le voit pas sur le rivage agiter son mouchoir,
comme cela se pratique sur les images des cahiers de chan-
sons, mon opinion est qu'elle en mourra de chagrin.
— Aussi, quelle folie à une femme, s'écria Martin , d'aller
monter à bord d'un vaisseau sur cette espérance , pour aller
chercher une aiguille dans une botte de foin ! »
11 se laissa retomber sur son lit. M. Tapley le considéra un
moment , puis il dit très-tranquillement :
« Que voulez-vous? Je ne sais pas! Voilà deux ans qu'il l'a
quittée ; elle est restée dans son pays, pauvre et solitaire, sou-
pirant toujours après le temps où elle le rejoindrait. Il est
DE MARTIN CHUZZLEWlï. 285
étrange qu'elle soit ici. C'est tout à fait extraordinaire. Peut-
être est-elle un peu folle.... Il n'y a pas d'autre moyen d'ex-
pliquer la chose.»
Martin était trop accablé par la fatigue du mal de mer pour
faire aucune réponse à ces paroles , ou même pour y prêter la
moindre attention. La femme qui avait fourni le sujet de la
discussion revint avec le thé bouillant ; ce qui empêcha M. Ta-
pley de reprendre son thème. Après le déjeuner, Mark fit le lit
de Martin, puis il monta sur le pont pour laver la vaisselle,
qui consistait en deux gobelets d'étain de la contenance d'une
demi-pinte, et un pot à barbe de même métal.
Il convient de dire que Mark Tapley souffrait du mal de
mer autant pour le moins que tout homme , femme ou enfant
à bord, et qu'il avait une disposition particulière pour aller se
heurter au moindre choc et perdre l'équilibre à toute embar-
dée. Mais, résolu, comme il le disait dans son langage habituel,
à marcher fort et ferme en face des accidents les plus désagréa-
Éles , il était la vie et l'âme de la chambre d'arrière , et il ne
lui en coûtait pas plus de s'arrêter au beau milieu d'une
joyeuse conversation, pour s'éloigner tout malade et revenir
ensuite la reprendre du ton le plus vif et le plus enjoué, que
si c'eût été la chose la plus naturelle du monde.
Ce n'est pas qu'à mesure que son mal diminuait son entrain
et sa bonne humeur augmentassent, car elles eussent eu peine
à s'accroître; mais les services qu'il rendait aux passagers
plus souffrants que lui prenaient chaque fois un nouveau dé-
veloppement, et il en rendait de nouveaux à tout moment. Si
un rayon de soleil tombait du ciel sombre, Mark descendait à
la hâte dans la chambre, d'où il remontait aussitôt avec une
femme dans les bras , ou une demi-douzaine d'enfants , ou un
homme, ou un lit, ou une casserole, ou un panier , quoi que
ce soit enfin d'animé ou d'inanimé, à qui il jugeait que l'air
ferait du bien. Si, dans la journée, une heure ou deux d'éclair-
cie inspiraient le désir à ceux qui ne venaient sur le pont que
peu ou point, de se traîner le long du bâtiment ou de s'étendre
sur les espars de rechange et d'essayer de manger , alors
M. Tapley se trouvait inévitablement au centre du groupe: aux
uns il présentait du bœuf salé et du biscuit, aux autres des verres
de grog qu'il apprêtait; ou bien, il coupait la viande des en-
fants avec son couteau de poche, à leur grande satisfaction;
ou bien, il lisait à voix haute un journal d'un âge vénérable ;
ou bien, il chantait à un cercle choisi quelque vieille chan-
286 VIE ET AVENTURES
son à tue-tête; ou bien, il écrivait des bouts de lettres aux
amis du pays pour les gens qui ne savaient pas écrire; ou
bien, il débitait des plaisanteries à l'équipage; ou bien, il trébu-
chait sous un paquet de mer, et sortait , à demi noyé, d'un
bain d'écume lancée par la vague ; on bien, il tendait la main
aux uns et aux autres; en un mot, il faisait toujours quelque
chose pour se rendre utile à tous. La nuit , quand le feu de
la cuisine brillait sur le pont, et envoyait des étincelles qui
volaient parmi les agrès et montaient vers le rideau des voiles,
comme pour menacer le vaisseau d'une destruction certaine
par l'incendie, dans le cas où le vent et la vague conjurés ne
suffiraient pas pour le perdre , M. Tapley se trouvait encore
à son poste. Il mettait bas son habit, relevait jusqu'au coude
les manches de sa chemise , et s'acquittait de mille soins cu-
linaires. Il fabriquait les mets les plus étranges. Chacun le re-
connaissait comme une autorité; il aidait tous les passagers
à faire des choses qu'il n'eussent jamais entreprises ni même
imaginées , s'ils avaient été abandonnés à eux-mêmes. En*
résumé , jamais il n'y eut homme plus populaire que ne l'était
Mark Tapley à bord de ce beau et fin voilier paquebot dii
nom de Screio ; et il finit par exciter une admiration si géné-
rale, qu'il commença alors à se demander, avec des doutes sé-
rieux, s'il y avait quelque mérite à être jovial dans des cir-
constances aussi favorables.
«Si cela devait toujours durer ainsi, disait M. Tapley, il
n'existerait pas grande différence, autant que je puis en juger,
entre le Screio et le Dragon. Je n'acquiers aucun mérite, et je
crains maintenant que le Destin n'ait résolu de me rendre la
vie trop facile.
— Eh bien , Mark , dit Martin, voyant de son lit M. Tapley
occupé à ruminer là-dessus, quand est-ce que nous arrive-
rons?
— La semaine prochaine, dit-on, monsieur, nous entrerons
probablement au port. Le vaisseau marche bien à présent ,
aussi bien que puisse marcher un vaisseau; et ce n'est pas un
grand éloge.
— Non, certes, répondit Martin de mauvaise humeur.
— Vous vous trouveriez bien mieux, monsieur, si vous mon-
tiez 3ur le pont, fit observer Mark.
— Oui , pour être aperçu par ces dames et ces gentlemen de
première chambre ! répliqua Martin en pesant avec dédain sur
les mots ; pour qu'ils me voient confondu avec cette horde
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 287
de mendiants qui sont empilés dans ce misérable troul Ah I
oui, vraimept, je me trouverais bien mieux 1
— Je remercie Dieu de ne pas savoir par ma propre expé-
rience quelle peut être la façon de penser d'un gentleman, dit
Mark; mais j'aurais cru qu'un gentleman se trouvait infini-
ment moins bien ici qu'au grand air, surtout quand les dames
et les gentlemen de la première chambre le connaissent tout
autant qu'il les connaît lui-même, et ne s'occupent pas plus de
lui qu'il ne s'occupe d'eux. Voilà, moi, ce que j'aurais cru.
— Eh bien ! moi, je vous dis que vous auriez eu tort de le
croire, que vous avez tort de le croire.
— Très-probablement , monsieur , dit Mark avec sou imper-
turbable sang-froid; cela m'arrive souvent.
— Quant à rester couché ici , dit Martin se soulevant sur
son coude et regardant avec colère son domestique, supposez-
vous qu'on soit sur des roses ?
— Toutes les maisons de fous du monde, dit M. Tapley, ne
pourraient produire un maniaque capable de faire une pareille
supposition.
— Pourquoi alors êtes-vous toujours à me tourmenter , à me
presser de monter sur le pont ? Je reste couché ici parce que
je ne me soucie pas d'être reconnu un jour , dans les temps
meilleurs auxquels j'aspire, par quelque richard orgueilleux,
pour l'homme qui a fait la traversée en même temps que lui
dans la chambre d'arrière. Je reste couché ici, parce que je
désire cacher ma position et ma personne, et ne point arriver
dans le Nouveau-Monde marqué et étiqueté dans la classe des
individus réduits au dernier degré de la misère. Si j'avais pu
prendre passage en première classe, j'eusse levé la tête comme
les autres; comme cela m'a été impossible, je me cache. En-
tendez-vous ?
— Je suis bien fâché, monsieur, dit Mark. Je ne savais pas
que vous aviez pris la chose tellement à cœur.
— Naturellement, vous ne le saviez pas, repartit son maître.
Gomment eussiez-vous pu le savoir, si je ne vous l'avais pas
dit? Ce n'est pas comme vous, Mark; vous pouvez vous mettre
à votre aise, aller et venir où vous voulez. Il est aussi naturel
pour vous, dans les circonstances où nous nous trouvons,
d'agir comme vous agissez, que pour moi d'agir comme j'agis.
Supposez-vous qu'il y ait sur ce vaisseau une seule créature
vivante qui ait, à moitié près, à souffrir autant que moi ? »
En faisant cette question, il s'était dressé sur son lit et il
288 VIE ET AVENTURES
regardait Mark avec une expression de gravité mêlée d'une
certaine surprise.
M^rk comprima fortement ses traits et, penchant la tête de
côté, pesa la question gravement, comme s'il la trouvait extrê-
mement difficile à résoudre. Il fut tiré d'embarras par Martin
lui-même, qui dit en s'étendant de nouveau sur le dos et re-
prenant le livre dont il avait interrompu la lecture :
« Mais À quoi bon vous soumettre ce cas, quand il ressort
de mes paroles précédentes que vous n'y pouvez absolument
rien comprendre ? Arrangez-moi un peu de grog, froid et très-
faible, vous me donnerez un biscuit, et vous direz à votre
amie, qui est pour nous une plus proche voisine que je ne le
désirerais, qu'elle ait la bonté de veiller à ce que ses enfants se
tiennent plus tranquilles que la nuit dernière ; je lui en serais
bien obligé. »
M. Tapley s'élança pour obéir à ces ordres, l'esprit tout
abattu : heureusement, l'activité qu'il mit à les eiécuter releva
son courage; car il fit plus d'une fois à demi-voix l'observa-
tion que , sous le rapport du mérite qu'on pouvait avoir à se
montrer jovial, le Screio avait sur le Dragon des avantages
incontestables et bien marqués. Il marmotta aussi que c'était
pour lui une grande consolation de penser qu'en débarquant
il emporterait avec lui les mêmes chances de difficultés, et qu'il
les aurait auprès de lui partout où il irait; mais il ne s'expli-
qua point sur le sens de ces idées consolantes.
Cependant, un mouvement général commença à se produire
sur le bâtiment : chacun émit sa prédiction sur le jour précis,
et même sur l'heure précise de l'arrivée du vaisseau à New-York.
On se pressait bien plus sur le pont , on regardait bien plus
qu'auparavant par-dessus le bord ; chaque matin , c'était une
rage épidémique de faire des paquets qu'il fallait défaire ensuite
chaque nuit. Ceux qui avaient des lettres à remettre , ou des
amis à voir, ou des plans déterminés d'avance, soit pour aller
quelque part, soit pour faire quelque chose, discutaient leurs
projets cent fois par jour; et comme cette catégorie de passa-
gers était très-bornée, et que le nombre de ceux qui n'avaient
pas de but du tout était considérable, il se trouvait beaucoup
plus d'auditeurs que d'orateurs. Ceux qui durant toute la tra*
versée avaient été malades allaient bien, et ceux qui avaient
été bien allaient mieux encore. Un gentleman américain , de
la première chambre, qui tout le temps était resté enveloppé
de fourrure et de toile cirée, se montra tout à coup, avec un
DE MARTIN CHUZZLEWIÏ. 289
grand chapeau noir, tout luisant; il veillait attentivement sur
une très-petite valise de couleur claire contenant ses habits,
son linge, ses brosses, ses ustensiles de barbe, ses livres, ses
bijoux et autre bagage. Il marchait aussi les mains enfoncées
dans ses poches et arpentait le pont avec les narines dilatées,
comme pour humer d'avance l'air de la liberté, qui donne la
mort aux tyrans et que les esclaves ne sont pas dignes de res-
pirer jamais. Un gentleman anglais, qu'on soupçonnait forte-
ment d'avoir quitté précipitamment une maison de banque en
emportant la caisse, y compris la clef, donnait cours à son élo-
quence au sujet des droits de l'homme, et il ne cessait plus de
fredonner l'hymne de la Marseillaise. En un mot, une profonde
émotion s'était communiquée à tout le vaisseau : car la terra
d'Amérique était près d'eux, si près que, par une nuit étoilée,
on prit un pilote à bord, et qu'au bout de quelques heures, vers
le matin, ils attendaient un steam-boat qui devait transporter
au port les passagers.
L'aurore venait de se lever. Le vaisseau rangea le quai une
heure et plus. Pendant ce temps, ses chauffeurs furent l'objet
d'un intérêt et d'une curiosité pour le moins aussi grands que
s'ils avaient été autant d'anges bons ou mauvais. Après quoi,
le Screw se débarrassa de toute sa cargaison vivante. Parmi
les passagers qui descendirent, se trouvaient Mark, qui conti-
nuait de protéger son amie avec ses trois enfants, et Martin,
qui avait revêtu son costume ordinaire, mais qui avait jeté
par-dessus un vieux manteau sali , jusqu'au moment où il
serait à jamais séparé du dernier de ses compagnons de voyage.
Le steamer, qui, avec sa machine sur le pont, chaque fois
qu'il allongeait ses grandes jambes minces, avait l'air d'un
insecte vu au microscope ou de quelque monstre antédiluvien,
entra à pleine vitesse dans une magnifique baie : aussitôt les
passagers purent apercevoir des hauteurs, puis des îles, puis
une ville qui s'étendait sans limites sur un terrain plat.
« C'est donc là, dit M. Tapley portant au loin son regard, la
terre de la liberté ! n'est-ce pas ?. . . Très-bien. J'en suis charmé.
Toute terre me paraîtra bonne après une telle quantité d'eau 1 »
^
Marwn Cbuzzlewit.— 1 î^
29.1 VIE ET AVENTURES
CHAPITRE XVI.
Martin quitte le noble et fin voilier américain le Screw , et débarque
dans le port de New- York, aux États-Unis. — Il fait quelques con-
naissances et dîne dans une pension bourgeoise. — Détails sur ces
événements.
Il y avait une légère émotion sur le bord même de cette
terre de la liberté : car, la veille, on avait procédé à l'élection
d'un alderman, et, comme une circonstance aussi émouvante
ne saurait manquer d'exciter les passions , il avait paru né-
cessaire aux amis du candidat désappointé d'assurer les grands
principes de la pureté des élections et de l'indépendance de
l'opinion en cassant quelques jambes et quelques bras et, de
plus, en poursuivant à travers les rues un malencontreux
gentleman avec l'intention de lui fendre le nez. Ces aimables
petites quintes de la fantaisie populaire n'étaient pas en elles-
mêmes chose assez neuve pour laisser grande trace au bout
des vingt-quatre heures; mais ce qui les ravivait et leur don-
nait une nouvelle notoriété, c'étaient les cris des vendeurs de
journaux , qui non-seulement proclamaient ces faits avec des
clameurs perçantes dans tous les quartiers hauts et bas de
la ville , dans les débarcadères et sur les vaisseaux, mais en-
core sur le pont et jusque dans les cabines du steam-boat
qui, avant même d'avoir touché le rivage, fut littéralement
pris à l'abordage et envahi par une légion de ces jeunes ci-
toyens.
<r Voilà, messieurs, criait l'un, le New-York-Seioer d'aujour-
d'hui'.-Voilà le New-York-Stabher d'aujourd'hui. Voilà le
Neiv-York-Famih/Spij ! Voilà le New-York-Private-Listener !
Voilà le New - York - Peeper ! Voilà le New- York- Plunderer!
Voilà le New-York-Keyhole-Reporter ! Voilà le New-York-Rowdy
Journal ï Voilà tous les journaux de New-York 1 Voilà les dé-
tails circonstanciés du mouvement patriotique d'hier, dans
lequel les whigs ont été si bien brossés; voilà l'affaire du vol
avec effraction commis dans l'Alabama; voilà l'intéressant
récit d'un duel qui a eu lieu dans l'Arkansas à coups de cou-
teau; avec toutes les nouvelles politiques, commerciales et
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 291
fashionables !... Voilai... voilà!... voilà les journaux! qui veut
des journaux?
— Voilà le Sewer! criait un autre. Voilà le Seicer! le Sewer
d'aujourd'hui !... tirage à douze mille numéros avec le meilleur
bulletin des marchés et toutes les nouvelles maritimes, quatre
pleines colonnes de correspondance de l'intérieur; avec un
récit complet et détaillé du bal donné la nuit dernière par
mistress White, où toutes les beautés et la fashion de
New-York étaient réunies, et, de plus, les détails particuliers
donnés spécialement par le Sewer sur la vie privée des dames
qui se trouvaient làl... Voilà le Seicer l voilà quelques exem-
plaires des douze mille numéros quotidiens du New-York
Seicer!... Voilà les révélations du Seicer sur la clique de Wall-
Street; voilà les révélations du Sewer sur la clique de Washing-
ton; voilà le récit publié exclusivement parle Seicer d'un acte
flagrant d'indécence commis par le secrétaire d'État quand
il n'était âgé que de huit ans ; récit qui a été obtenu, à grands
frais, de sa propre nourrice. Voilà le Sewer! Yoilkle New-York
Sewer, tiré à douze mille , avec une pleine colonne destinée à
démasquer certains New-Yorkers dont vous trouverez ici les
noms imprimés! Voilà l'article du Sewer sur le juge qui l'a
cité avant-hier pour fait de diffamation, et le tribut de recon-
naissance du Sewer envers les jurés indépendants qui l'ont
acquitté, ainsi que le compte établi par le Sewer de ce qui les
attendait, s'ils l'avaient condamné !... Voilà le Seicer! voilà le
Seicer! voilà le Sewer vigilant, toujours sur le qui-vive; le
premier journal des États-Unis; il en est à son numéro douze
mille, et l'on tire encore. Voilà le New-York Seicer!
— C'est par ces moyens éclairés , dit une voix presque à
l'oreille de Martin, que les passions bouillantes de mon pays
se donnent satisfaction. »
Martin se retourna involontairement et aperçut , tout près
de lui, un gentleman blême, ayant les joues creuses, les
cheveux noirs, de petits yeux clignotants, et laissant voir
dans cette partie de son visage une étrange expression qui
n'était ni plaisante ni sévère, mais qui, au premier aspect,
pouvait être prise indifféremment pour l'un ou l'autre. Il eût
été difficile, même en y regardant à deux fois, d'assigner à
cette expression une définition plus exacte que celle d'un mé-
lange de finesse vulgaire et de moquerie. Ce gentleman, pour
se donner un air d'importance, portait un chapeau à larges
bords, et tenait ses bras croisés pour mieux faire ressortir la.
::-2 VIE ET AVENTURES
gravité de son maintien. Il était vêtu d'un pardessus bleu un
peu mesquin, qui lui descendait presque jusqu'à la cheyiHe,
d'un pantalon court, à jambes flottantes, de même nuance,
enfin, d'un gilet fané, en peau de chamois, à travers lequel un
jabot de chemise sale faisait tout ce qu'il pouvait pour se
mettre en évidence, jaloux de faire reconnaître l'égalité de ses
droits civils avec les autres parties de son costume, et de main-
tenir pour son propre compte une déclaration d'indépendance.
Ses pieds, d'une grandeur démesurée , étaient nonchalamment
croisés, pendant qu'il était à moitié appuyé, à moitié assis sur
le rebord du steam-boat ; et sa grosse canne, garnie à une de
ses extrémités d'un grand bout de fer et à l'autre d'une forte
pomme de métal, pendait à son poignet par un cordon orné
d'un gland. Ainsi affable, ainsi plongé dans un air de gravité
profonde, il contracta tout ensemble le coin droit de sa bouche
et son œil droit en répétant :
c C'est par ce»; moyens éclairés que les passions bouillantes
de mon pays se donnent satisfaction. »
Gomme il regardait positivement Martin et qu'il n'y avait là
que lui, le jeune homme inclina la tête en disant :
« Vous youlez faire allusion à... ?
— Au palladium de la liberté rationnelle chez nous, mon-
sieur, et à la terreur de la tyrannie étrangère au dehors. :»
Ce disant , le gentleman montrait du bout de sa canne un
vendeur de journaux qui était borgne et extraordinairement
sale. Il continua ainsi ;
c( Je fais allusion, monsieur, à ce qui cause l'envie du monde
entier; je fais allusion au peuple qui marche à la tête de la
civilisation humaine. Permettez -moi de vous demander, mon-
sieur, dit-il encore en posant lourdement sur le pont le bout
de sa canne ferrée, de l'air d'un homme avec lequel il ne ferait
pas bon badiner, comment trouvez-vous mon pays ?
— Je ne suis pas encore bien préparé à répondre en ce mo-
ment à votre question, dit Martin, vu que je ne suis pas encore
débarqué.
— Vous avez raison, monsieur; je suis sûr que vous n'étiez
pas préparé à voir des signes de prospérité nationale comme
ceux qui sont là sous vos yeux? »
Il lui montra les vaisseaux amarrés dans les débarcadères ;
et alors il décrivit une espèce de moulinet avec son bâton ,
comme s'il voulait du même coup embrasser dans cetteob ner-
vation l'air et î'Océaii.
DE MART.IN GHUZZLEWIT. 295
« Ma foi ! dit Martin, je ne sais pas, j'ignorais. Oui. Je pense
que vous avez raison. »
Le gentleman lui lança un regard malin en lui disant qu'il
aimait sa politique.
oc 11 est naturel, ajouta-t-il, et en ma qualité de philosophe
il ne m'est pas moins agréable d'observer les préjugés de l'es-
prit humain. »
Puis se tournant tout à fait vers Martin et appuyant son
menton sur la pomme de sa canne, il lui dit encore :
« Vous avez, à ce que je vois, apporté ici votre tribut ordi-
naire de bassesse et de misère, d'ignorance et de crime, pour
les jeter dans le sein de la grande République. Très-bien ,,
monsieur; qu'on nous en apporte de pleines cargaisons de la
vieille patrie. Quand le vaisseau est au moment de couler bas,
on dit que les rats déménagent. A mon sens, il y a beaucoup
de vrai dans cette observation.
— Le vieux vaisseau restera à flot un an ou deux encore
pour le moins, s répondit Martin avec un sourire provoqué en
partie par les paroles, en partie par la prononciation même
du gentleman, car elle était assez étrange; par exemple, il
accentuait avec énergie tous les mots courts et monosyllabi-
ques, et laissait les autres devenir ce qu'ils pouvaient : comme
s'il pensait que les mots plus longs étaient bien assez grands
pour aller tout seuls, tandis que les petits avaient besoin qu'on
ne lec lâchât pas d'un moment.
« Le poëte , dit-il , monsieur , appelle l'Espérance la nour-
rice du jeune Désir. j>
Martin répondit qu'en effet il avait entendu dire que la vertu
cardinale en question servait parfois à ces fonctions domes-
tiques.
« Dans le cas présent, monsieur, dit le gentleman, vous ver-
rez qu'elle n'élèvera point son enfant.
— On verra avec le temps, » dit Martin.
Le gentleman hocha gravement la tête et demanda :
« Quel est votre nom, monsieur? »
Martin se nomma.
« Votre âge, monsieur?»
Martin dit son âge.
« Votre profession, monsieur? »
Martin le satisfit également sur ce sujet.
« Quels sont vos projets , monsieur ? demanda le gen-
Ueman,
294 VIE ET AVENTURES
— En vérité, dit en riant Martin, je serais bien embarrassé
de m'expliquer à cet égard, car je n'en sais rien moi-môme.
— Non? s'écria le gentleman.
— Non, » dit Martin.
Le gentleman mit sa canne sous son bras gauche et fit subir
à Martin un examen plus approfondi, plus complet qu'il n'a-
vait eu encore le loisir de le faire. Lorsqu'il eut achevé son
examen, il étendit sa main droite, saisit en la secouant la main
de Martin et dit :
« Je m'appelle le colonel Diver. Je suis l'éditeur du New^
York-Rowdy Journal. »
Martin reçut cette confidence avec le degré de respect que
semblait commander une communication aussi importante.
« Le New- York-Rowdy Journal , reprit le colonel , est , vous
ne pouvez l'ignorer, monsieur, l'organe de l'aristocratie dans
notre ville.
— Comment ! dit Martin, il y a une aristocratie dans votre
ville? De quoi se compose-t-elle donc?
— De l'intelligence, monsieur, répliqua le colonel, de l'in-
telligence et de la vertu; puis aussi de ce qui en est la consé-
quence nécessaire dans notre république, des dollars, mon-
sieur. 2)
Martin fut charmé d'apprendre cela, bien persuadé que, si
par l'intelligence et la vertu on était amené naturellement à
acquérir des capitaux, il ne tarderait pas à devenir un grand
capitaliste. Il allait exprimer le plaisir que lui causait cette
bonne nouvelle, quand il fut interrompu par le capitaine du
vaisseau. Celui-ci venait en ce moment serrer la main au
colonel, et, voyant sur le pont un étranger bien mis (car Mar-
tin s'était débarrassé de son vieux manteau), il lui pressa les
mains également. Ce fut un indicible soulagement pour Mar-
tin, qui, en dépit de la supériorité reconnue de l'Intelligence
et de la Vertu dans cet heureux pays, eût été profondément
mortifié de paraître aux yeux du colonel Diver sous les misé-
rables dehors d'un passager de la chambre d'arrière.
« Eh bien ! capitaine ? dit le colonel.
— Eh bien! colonel? s'écria le capitaine. Vous avez une
mine magnifique. J'avais peine à vous reconnaître; cependant
c'est bien vous.
— Une bonne traversée, capitaine? demanda le colonel, le
prenant à part.
— Excellente! Une fameuse traversée, si l'on considère le
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 295
temps, dit ou plutôt chanta le capitaine, qui était un indigène
pur sang de la Nouvelle-Angleterre.
— Vrai? dit le colonel.
— Excellente en vérité, monsieur, dit le capitaine. Je viens
d'envoyer un mousse à votre bureau avec la liste des passa-
gers, colonel.
— Vous n'avez peut-être pas à votre disposition un autre
mousse? dit le colonel d'un ton presque sévère.
— Oh! que si fait. Je peux vous en donner une douzaine,
si vous en avez besoin^ colonel.
— Il ne m'en faudrait qu'un, un peu fort, pour porter à
mon bureau une douzaine de bouteilles de vin de Champagne,
fit observer le colonel d'un air rêveur. Vous avez rudement
marché?
— Oui, je vous en réponds.
— C'est si près! vous savez, observa le colonel. Je suis bien
aise que vous ayez fait cette traversée-là rondement, capi-
taine!... Si vous n'avez pas de grandes bouteilles, n'importe.
Le mousse pourra aussi bien porter le tout en vingt-quatre
pintes; il en sera quitte pour faire deux fois la course. Ah!
ah ! voilà ce qui s'appelle une fameuse traversée , capi-
taine !
— Une traversée dont on parlera longtemps, répondit le pa-
tron.
— Je vous fais compliment de votre succès, capitaine....
Vous pourriez me prêter en même temps un tire-bouchon et
une demi-douzaine de verres, s'il vous plaît. 5
Puis se tournant vers Martin et exécutant à la surface du
pont des arabesques avec sa canne, le colonel ajouta :
« Les éléments ont beau se coaliser contre ce noble bâti-
ment national le Screw , il n'en opère pas moins avec assu-
rance sa traversée comme une flèche, s
Le capitaine, qui avait en ce moment même le Seiver en train
de faire un lunch copieux dans une cabine, tandis que dans
une autre, l'aimable Stabber buvait à tomber sous la table,
prit cordialement congé de son ami le colonel, et se hâta d'al-
ler préparer l'envoi du vin de Champagne , sachant bien
(comme il en eut la preuve plus tard) que, s'il manquait à se
concilier les bonnes grâces de l'éditeur du Roicdy Journal, ce
potentat n'attendrait pas jusqu'au lendemain pour le dénoncer
au blâme public, lui et son journal, en lettres capitales, et que
probablement même il comprendrait dans la même attaque la
296 VIE ET AVENTURES
mémoire de sa mère, dont la mort ne remontait guère à plus
d'une vingtaine d'années.
Le colonel était resté seul avec Martin. Voyant le jeune
homme prêt à descendre, il l'arrêta et lui offrit, en considéra-
tion de son titre d'Anglais, de lui faire voir la ville et de le
présenter, si tel était son désir, dans une bonne pension bour-
geoise. Mais avant tout, dit-il, j'espère que vous me ferez
l'honneur de m'accompagner au bureau du Rowdy Journal,
pour y partager une bouteille d'un vin de Champagne que je
tire directement de France.
Cette offre était si gracieuse, si hospitalière, que Martin
s'empressa d'y acquiescer, quoiqu'il fût encore bien matin.
Ayant donc donné ordre à Mark, qui était fort occupé de son
amie et des trois enfants de cette pauvre femme, d'aller at-
tendre ses instructions ultérieures au bureau du Rowdy Jour-
nal, dès qu'il en aurait fini avec cette famille et se serait débar-
rassé des bagages, Martin mit pied à terre et accompagna sur
le quai. son nouvel ami.
Ils passèrent non sans peine à travers la triste foule d'émi-
grants qui encombraient le débarcadère : ces malheureux, en-
tassés autour de leurs lits et de leurs bagages avec le sol nu
sous les pieds et le ciel nu sur la tête, ne connaissaient pas
plus le pays que s'ils étaient d'une autre planète. Martin et le
colonel suivirent d'abord quelque temps une rue animée, bor-
dée d'un côté par le quai et des bâtiments amarrés, de l'autre
par une longue file d'agences et de magasins en brique d'un
rouge éclatant, ornés de plus d'écriteaux noirs avec des lettres
blanches et de plus d'écriteaux blancs avec des lettres noires
que Martin n'en avait jamais vu réunis de sa vie sur un es-
pace cinquante fois plus considérable. Ils entrèrent ensuite
dans une rue étroite, puis dans d'autres rues également étroi-
tes, jusqu'à ce qu'enfin ils s'arrêtèrent devant une maison sur
laquelle on avait peint en grandes lettres : Rowdy Journal.
Le colonel, qui avait marché tout le long du chemin en te-
nant la main dans le pli de son habit sur sa poitrine, en ba-
lançant de temps en temps sa tête à droite et à gauche et en
enfonçant ^on chapeau sur ses deux oreilles , comme un
homme fatigué du sentiment de sa propre grandeur, mena
Martin par un escalier sombre et sale jusqu'à une chambre de
même nature, tout en désordre, toute jonchée de méchants
bouts de journaux et d'autres débris chiffonnés d'épreuves et
de manuscrits. Derrière une vieille table à écrire toute ver-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 297
moulue était assis un individu avec un trognon de plume entre
les dents et une paire de grands ciseaux à la main droite ; il
était en train de tailler et de rogner un régiment de RGvxhj
Journals. Sa tournure était si grotesque, que INIartin eut quel-
que peine à conserver son sérieux, bien qu'il sût que le colo-
nel Diver l'observait de près.
L'individu qui était donc à tailler et rogner avec ses ci-
seaux les Roicdij Journals était un tout petit gentleman qui
avait l'air extrêmement jeune, la figure couverte d'une pâleur
maladive, causée en partie peut-être par l'activité de sa pen-
sée, mais l'usage immodéré du tabac y était certainement
aussi pour quelque chose : car, en ce moment même, il chi-
quait avec énergie. Il portait son col de chemise rabattu sur
un ruban noir , et ses cheveux longs (méchante touffe de fi-
lasse) n'étaient pas seulement lissés avec une belle raie sur
le front; pour ne rien lui laisser perdre de sa physionomie
poétique , il se les était fait épiler par places , afin qu'on pût
faire honneur à son intelligence du développement de ses
bosses frontales, quand ce n'étaient que des boursouflures de
la peau dénudée : son nez appartenait à cet ordre d'architec-
ture que Tenvie humaine appelle « retroussé; y> le sien, en
effet, se dressait à son extrémité avec une sorte de défi dédai-
gneux. Sur la lèvre supérieure de ce jeune gentleman, il y
avait comme l'ombre d'un duvet roux; mais c'était si peu, si
peu de chose, que, même avec la meilleure volonté du monde,
on y eût vu plutôt une trace récente de pain d'épice qu'une
sérieuse promesse de moustache, espérance d'ailleurs que son
âge si tendre en apparence aurait pu faire paraître présomp-
tueuse. Il était actionné à sa besogne, et, chaque fois qu'il
ouvrait sa grande paire de ciseaux , il faisait avec ses mâ-
choires un mouvement analogue qui lui donnait un air for-
midable.
Martin ne fut pas longtemps sans se dire que ce devait être
le fils du colonel Diver, l'espérance de la famille, la future
colonne du Rowdy Journal, et déjà il ouvrait la bouche pour
dire que c'était sans doute le petit garçon du colonel, et qu'il
n'y avait rien de plus drôle que de le voir jouer au rédacteur
dans toute la sérieuse ingénuité de l'enfance, quand lo colonel
l'interrompit vivement pour lui dire :
<f Mon rédacteur de la guerre, monsieur!... M. Jefferson
Brick! »
Martin ne put s'empêcher de tressaillir à cette déclaration
298 VIE ET AVENTURES
inattendue , comme aussi en songeant à Terreur irréparable
qu'il avait été sur le point de commettre
M. Brick parut satisfait de l'impression qu'il avait produite
Bur l'étranger ; il lui serra les mains avec un air de protec-
tion destiné à le rassurer et à lui apprendre qu'il n'avait
rien à craindre, et que lui (Brick) n'avait nulle intention de
lui faire du mal.
«Vous avez entendu parler de Jefferson Brick, à. ce que je
vois, monsieur? demanda le colonel en souriant. L'Angleterre
a entendu parler de Jefferson Brick. L'Europe a entendu par-
ler de Jefferson Brick. Attendez , quand avez-vous quitté
l'Angleterre, monsieur?
— Il y a cinq semaines environ , dit Martin.
— Cinq semaines environ , » répéta le colonel en réfléchis-
sant.
Il s'assit sur la table et balança ses jambes.
« Maintenant , permettez-moi de vous demander, monsieur,
lequel, avant cette époque, des articles de M. Brick avait été
le plus désagréable au parlement britannique et à la cour de
Saint- James.
— Sur ma parole, murmura Martin, je....
— J'ai quelque raison, monsieur, interrompit le colonel, de
savoir que les cercles aristocratiques de votre pays tremblent
au nom de Jefferson Brick. J'aimerais, monsieur, à apprendre
de votre bouche lequel de ses arguments a atteint du coup le
plus mortel....
— Les cent têtes de l'Hydre de la Corruption qui rampent
aujourd'hui dans la poussière, sous la lance de la Raison, et
qui vomissent jusqu'à la voûte céleste, au-dessus de nos têtes,
leur jet de sang abhorré, dit M. Brick qui, pour citer son
dernier article, commença par mettre sur sa tête une petite
casquette de drap bleu garnie d'une visière de cuir verni.
— Les libations de la liberté, Brick.... commença le co-
lonel.
— Doivent quelquefois se faire avec un verre de sang, » cria
Brick.
Et en disant « sang, > il imprima un mouvement marqué
au ressort de ses grands ci«eaux, comme si les ciseaux
avaient répondu « sang » pour montrer qu'ils partageaient
complètement son opinion.
Après cela, le colonel et son rédacteur s'arrêtèrent, atten-
dant une réponse, et regardèrent Martin.
DE MARTIIS GHUZZLEWIT. 299
« Sur mon honneur, dit ce dernier qui, pendant ce temps,
avait repris tout son sang-froid habituel, je ne saurais vous
donner aucune information satisfaisante sur ce que vous me
demandez ; car la vérité est que je....
— Arrêtez ! cria le colonel, jetant un regard farouche à son
rédacteur de la guerre et secouant sa tète après chaque
phrase. La vérité est que vous n'avez jamais entendu parler
de Jefferson Brick, monsieur; que vous n'avez jamais lu Jef-
ferson Brick, monsieur; que vous n'avez jamais vu le Roivdy
Journal, monsieur ; que vous ne vous doutiez pas, monsieur,
de sa haute influence sur les cabinets de l'Europe. N'est-ce
pas?
— C'est précisément ce que j'allais vous dire, répondit
Martin .
— Contenez-vous, Jefferson, dit gravement le colonel. Ne
bougez pas!... Oh! les Européens!... Allons! là-dessus pre-
nons un verre de vin ! *
Ce disant, il descendit de la table et alla tirer d'un panier
derrière la porte une bouteille de vin de Champagne et trois
verres.
« Monsieur Jefferson Brick, dit le colonel, remplissant son
verre et celui de Martin, et poussant la bouteille vers l'autre
gentleman, veuillez nous faire un petit discours.
— Bien, monsieur, s'écria le rédacteur de la guerre; puis-
que vous me faites un appel, je vais vous faire raison. Je
porte un toast, monsieur, au Rowdy Journal et à ses frères;
a ce puits de la Vérité, dont les eaux peuvent être noires,
parce qu'elles sont composées d'encre d'imprimerie, mais
n'en sont pas moins assez limpides pour former à mon pays
un miroir où il peut voir distinctement le reflet de sa Destinée.
— Écoutez, écoutez! cria le colonel en extase. Vous voyez
qu'il ne manque pas, monsieur, d'images fleuries dans le lan-
gage de mon ami?
— Comment donc! mais il y en a beaucoup, dit Martin.
— Voilà, monsieur, le Rowdy d'aujourd'hui, le journal du
jour, dit le colonel, tendant à Martin un papier. Vous y trou-
verez Jefferson Brick à son poste accoutumé, à l'avant-garde
de la civilisation humaine et de la pureté des mœurs, j»
En même temps le colonel s'était assis de nouveau sur la
table. M. Brick prit également place de la même façon sur le
même meuble, et ils se mirent a boire un peu bien. Ils regar-
daient fréquemment Martin, tandis qu'il lisait le journal, puis
300 VIE ET AVENTURES
échangeaient entre eux un clin d'œil. Quand Martin eut
achevé sa lecture, pendant que les deux gentlemen achevaient
leur deuxième bouteille, le colonel lui demanda ce qu'il disait
de ça.
or Mais c'est horriblement personnel , » dit Martin.
Cette observation parut flatter sensiblement le colonel.
« Je l'espère parbleu bien ! dit-il.
— Ici, dit M. Jefferson Brick, nous jouissons d'une indé-
pendance complète. Nous faisons ce que nous voulons.
— Si j'en juge par cet échantillon, répliqua Martin, il doit
y avoir ici quelques milliers d'hommes qui font de l'indépen-
dance à rebours, et souffrent exactement le contraire de ce
qu'ils voudraient.
— Eh bien ! dit le colonel, ils cèdent à la volonté toute
puissante de l'Instituteur populaire ; il y en a bien quelques-
uns par-ci par-là qui regimbent; mais, en général, nous
avons barres sur la vie privée comme sur la vie publique
de nos concitoyens. C'est une quasi-institution de notre heu-
reuse patrie, comme par exemple....
— Oui, par exemple, l'esclavage des noirs, souffla M. Brick.
— Par... faitement juste, fit le colonel.
— Pardon ! dit Martin avec une certaine hésitation, puis-je
me hasarder à vous demander, d'après un fait que je re-
marque dans votre journal , s'il arrive souvent à l'Instituteur
populaire.... (Je me trouve un peu embarrassé pour exprimer
ma pensée sans vous offenser) , s'il lui arrive souvent de
commettre des faux? de forger, par exemple, des lettres,
poursuivit-il , car il vit que le colonel était aussi calme et
aussi à son aise que s'il s'agissait d'un compliment, et d'affir-
mer de la manière la plus solennelle qu'elles ont été écrites à
des dates récentes par des hommes existants?
— Très-bien ! dit-il ; cela arrive de temps en temps.
— Et le peuple qu'on instruit ainsi , que fait-il ? demanda
Martin.
— Il les achète, » répondit le colonel.
M. Jefferson cracha et rit, le premier copieusement, le se-
cond finement.
« Il les achète p^ar centaines de mille, reprit le colonel.
Nous somm-es une nation entreprenante, et nous savons ap-
précier ce caractère-là chez les autres.
— Ainsi, de faire un faux, vous appelez cela, en Amérique,
avoir l'esprit entreprenant? demanda Martin.
DE MARTIN CHUZZLEWÏT. 3ul
— Certainement, dit le colonel. Le genre américain com-
prend une foule d'excellentes choses auxquelles vous donnez
d'autres noms. Mais vous ne pouvez pas vous y faire en Eu-
rope, et nous, nous y sommes faits.
— Oui, pensa Martin, cela n'est que trop vrai, et vous n'êtes
guère gênés dans vos actions par vos scrupules.
— Dans tous les cas, dit le colonel, se baissant pour ranger
dans un coin la troisième bouteille vide à côté des deux pre-
mières, quel que soit le nom que nous donnions à la chose, je
suppose, si c'est un faux, que ce n'est pas l'Amérique qui en
a l'étrenne, monsieur.
— Je suppose que non, répliqua Martin,
— Ni pour tous les autres exercices qu'elle peut donner à
son esprit entreprenant, je présume....
— Je ne le crois pas non plus.
— Eh bien, dit le colonel, alors tout cela est venu de notre
ci-devant patrie, et c'est à notre ci-devant patrie et non à la
nouvelle que remonte le blâme, voilà tout ! A présent , si
M. Jefîerson Brick et vous, monsieur, vous voulez bien
filer ; je vais passer le dernier pour fermer la porte, à
C'était un signal de départ clair et net ; il n'y avait pas
moyen de s'y tromper. Martin se mit donc en devoir de des-
cendre l'escalier, à la suite du rédacteur de la guerre, qui
ouvrait majestueusement la marche. Le colonel les suivait.
Ils quittèrent le bureau du Rowdy Journal, et reprirent les
rues. Martin, en route, ne savait pas trop s'il ne devait pas
donner des coups de pied dans le derrière au colonel, pour
avoir eu l'audace de lui adresser la parole sans le connaître.
Il ne pouvait pas croire que son établissement et lui fussent
bien, en effet, au nombre des institutions estimées de cette
terre régénérée.
Ce qu'il y avait de certain , c'est que le colonel Diver, à
l'abri derrière sa position solide et son intelligence parfaite de
l'opinion publique , s'inquiétait fort peu de ce que Martin ou
tout autre pouvait penser de lui. Sa marchandise, hautement
épicée, était mise en vente et elle se vendait ; ses milliers de
lecteurs n'avaient pas plus le droit de rejeter sur lui le plaisir
qu'ils trouvaient à cette fange, qu'un glouton d'imputer à son
cuisinier la responsabilité des excès de sa brutalité. Rien n'eût
plus charmé le colonel que de s'entendre dire qu'un homme
comme lui ne pourrait pas impunément se pavaner comme il
faisait nar les rues de toute autre ville du monde : car la seule
302 VIE ET AVENTURES
conclusion qu'il en eût tirée, c'eût été la certitude logique que
son genre de commerce était parfaitement d'accord avec le goût
dominant, et qu'il représentait, avec une exactitude fidèle, le
type national américain.
Ils suivirent, l'espace d'un m.ille ou deux, une belle rue que
le colonel dit s'appeler Broadway, et qui, au dire de M. Jef-
ferson Brick, « enfonçait toutes les rues de l'univers. » Tour-
nant enfin par une des nombreuses rues qui partaient de cette
artère principale , ils s'arrêtèrent devant une maison d'un ex-
térieur plus que simple , où il y avait à chaque fenêtre une
persienne. Quelques marches conduisaient à une porte d'en-
trée peinte en vert ; de chaque côté, la grille était décorée d'un
ornement blanc qui ressemblait à un ananas pétrifié; au-
dessus du marteau se trouvait une petite plaque oblongue
de même métal, portant gravé le nom de Pawkins : Quatre
porcs rôdaient par là, regardant en bas du côté des cuisines
du sous-sol.
Le colonel heurta à la porte de l'air d'un habitué de la mai-
son. Une servante irlandaise passa sa tête à l'une des fenêtres
d'en haut pour voir qui frappait. Tandis qu'elle descendait
l'escalier, les pourceaux furent rejoints par deux ou trois de
leurs amis qui débouchaient de la rue voisine, et tous, de com-
pagnie, se vautrèrent sans façon dans le ruisseau.
« Le major est-il à la maison ? demanda le colonel en en-
trant.
— Est-ce le maître, monsieur ? répliqua la servante avec une
hésitation qui semblait indiquer qu'il y avait dans l'établisse-
ment une provision de majors.
— Le maître I.... répéta le colonel Diver, s'arrêtant brus-
quement et se tournant vers son rédacteur de la guerre.
— Oh ! voilà bien les dégradantes institutions de l'empire
britannique, colonel, dit Jeflferson Brick. Le maître I....
— Quel mal voyez-vous donc à cela ? demanda Martin.
— Plût à Dieu qu'on n'entendît jamais prononcer ce mot-là
dans notre paysl dit Jefferson Brick; voilà tout. Il n'y a
qu'une domestique dégradée, aussi étrangère que celle-ci aux
bienfaits de notre forme de gouvernement, pour oser l'em-
ployer. Il n'existe pas de maîtres chez nous.
— Tout le monde y est donc propriétaire ? » demanda
Martin.
M. JefTerson Brick, sans faire de réponse, suivit les pas du
propriétaire du Rowdy Journal. Martin en fit autant, se disant
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 303
que peut-être les fiers et indépendants citoyens qui, dans leur
élévation morale, reconnaissaient le colonel pour leur maître,
rendraient un plus digne hommage à la déesse de la Liberté
en passant leurs nuits couchés sur le poêle d'un serf russe.
Le colonel pénétra dans une salle située au rez-de-chaussée,
sur le derrière de la maison, salle bien éclairée et de vastes
dimensions, mais on ne peut pas plus dépourvue de tout con-
fort. Il ne s'y trouvait rien que les quatre murs froids et
blancs et le plafond, un misérable tapis, une grande table à
manger toute délabrée et atteignant de bout en bout les extré-
mités de la salle, et enfin une étonnante collection de chaises
à fond de canne. A l'extrémité de cette salle de festin était un
poêle muni de chaque côté d'un grand crachoir en cuivre ; ce
poêle se composait de trois tuyaux de tôle montés sur un
garde-feu et reliés ensemble à la manière des deux frères
siamois. Devant ce calorifère d'un nouveau genre se balançait
sur une chaise à bascule un gentleman de haute taille, ayant
son chapeau sur la tête; il s'amusait à cracher alternativement
dans le crachoir de droite et le crachoir de gauche, puis recom-
mençait à se bercer de la même façon. Un domestique nègre,
en veste d'un blanc douteux , était activement occupé à poser
sur la table deux longues files de couteaux et de fourchettes,
séparées de distance en distance par des cruchons pleins d'eau,
et, en faisant le tour de cette table appétissante, il rajustait
avec ses doigts sales la nappe plus sale encore qui était toute
de travers, telle qu'on l'avait laissée au déjeuner. Le poêle
rendait l'atmosphère de la chambre très-chaude et suffocante ;
mais si l'on y joint l'odeur nauséabonde de potage qu'exhalait
la cuisine et celle des débris de tabac qui se trouvaient dans
les crachoirs en question, il n'y avait pas moyen d'y tenir,
pour un étranger.
Le gentleman assis dans la chaise à bascule avait le dos
tourné, et était d'ailleurs si absorbé par son délassement in-
tellectuel , qu'il ne s'aperçut pas de l'entrée des nouveaux ve-
nus, jusqu'au moment où le colonel, s'étant approché du poêle,
lança, pour sa part personnelle, le denier de la veuve dans le
crachoir, précisément au moment où le major, car c'était le
major, se penchait pour en faire autant. Le major Pawkins
suspendit son offrande, releva la tête et dit, avec un air tout
particulier de calme et de fatigue, comme un homme qui a été
sur pied toute la nuit (le même air que Martin avait du reste
observé déjà chez le colonel et chez M. Jefferson Brick) :
304 VIE ET AVENTURES
« Eh bien ! colonel?
— Major, répondit celui-ci, voici un gentleman nouvelle-
ment débarqué d'Angleterre, qui est décidé à se loger chez
vous, si les conditions de prix lui conviennent. »
Le major serra la main de Martin sans faire mouvoir un
seul muscle de son visage.
c Je suis bien aise de vous voir, monsieur, dit-il ; vous vous
portez bien, j'espère?
— Jamais je ne me suis mieux porté, dit Martin.
• — Et jamais, répliqua le major, vous n'aurez eu pour cela
d'occasion plus favorable. Vous allez voir le soleil dans ce
pays-ci.
— Mais je crois me rappeler que je l'ai vu briller quelque-
fois dans mon pays, dit Martin avec un sourire.
— Je ne crois pas, » repartit le major.
Il prononça ces mots avec un accent d'indifférence stoïque,
mais cependant sur un ton de fermeté qui ne permettait au-
cune contradiction à cet égard. La question ainsi réglée , il
mit son chapeau un peu de côté, afin de se gratter plus com-
modément la tête, et salua M. Jeiferson Brick d'un signe non-
chalant.
Le major Pawkins (gentleman originaire de Pensylvanie), se
distinguait par un vaste crâne et un front jaune très-protubé-
rant; grâce à ces avantages, le major passait dans les ta-
vernes et autres lieux de même espèce pour un homme d'une
intelligence énorme. Ce n'était que plus tard qu'on s'aperce-
vait, à son regard hébété et à son allure pesante, que c'était
un de ces hommes qui, à parler au figuré, ont besoin de beau-
coup déplace pour se retourner; mais, dans son commerce des
produits de son intelligence, il avait l'habitude invariable de
mettre en étalage tout son fonds (et peut-être plus), ce qui ne
manquait jamais son effet sur la clique de ses admirateurs.
Probablement c'est comme cela aussi qu'il avait conquis l'es-
time de M. Jefferson Brick , qui saisit un moment favorable
pour murmurer à l'oreille de Martin :
a Un des hommes les plus remarquables de notre pays, moit-
sieur. »
Il ne faut pas supposer, toutefois, que le seul titre du major
à une large part de sympathie et de considération consistât à
mettre constamment en étalage sur- le marché ses hautes fa-
cultés à vendre ou à louer. C'était, de plus, un grand poli-
tique, et il avait réduit son symbole à un article de foi dans
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 305
toutes les affaires publiques où se trouvaient mêlés rhonneur
et l'intérêt de son pays; c'était celui-ci : ce Passez-moi l'é-
ponge là-dessus , et recommencez comme si de rien n'était. »
Cette maxime avait fait de lui un patriote. En allaires de com-
merce, c'était aussi un hardi spéculateur ; pour parler plus ex-
plicitement, il possédait un génie très-distingué pour l'escro-
querie, et il n'y avait pas de citoyen éminent dans l'Union qui
pût se vanter de lui en remontrer pour faire sauter une banque,
négocier un emprunt ou former une compagnie d'agiotage sur
les terrains, c'est-à-dire pour faire fondre la ruine, la peste
et la mort, sur des centaines de familles. Ces talents lui
avaient fait la réputation d'un négociant admirable. Il était
capable de flâner dans une salle de cabaret douze heures de
suite à discuter les intérêts de la nation , et tout ce temps-là
de dire un tas de sottises sans queue ni tête , de mâcher plus
de tabac, de fumer plus de cigares, de boire plus de rum-
toddy ' , plus de mint-julep '^ , plus de gin-slint '" et de cocktail *
qu'aucun autre gentleman de sa connaissance. Cette capacité
avait fait de lui un orateur et un favori du peuple. En un mot,
le major était ce qu'on appelle dans le pays un homme d'ave-
nir, un caractère populaire , et il était en passe d'être envoyé
parles radicaux à la chambre des représentants de New- York,
si ce n'est même à Washington. Mais, comme la prospérité par-
ticulière d'un citoyen ne marche pas toujours d'accord avec
son dévouement patriotique aux affaires publiques, et comme
les opérations frauduleuses ont aussi des hauts et des bas, le
major n'était pas toujours très-huppé. C'est ce qui faisait qu'en
ce moment Mme Pawkins tenait une pension bourgeoise, et
que le major Pawkins mangeait le fonds de son épouse, en
attendant mieux.
« Vous êtes venu visiter notre pays, monsieur, dit le major,
à une époque de grande crise commerciale.
— De crise alarmante , dit le colonel.
— A une époque de stagnation sans précédent , dit M. Jei-
ferson Brick.
— Cette nouvelle m' afflige, dit Martin; mais j'espère que cet
état de choses ne durera pas. »
Martin ne connaissait point l'Amérique; sinon, il eût su par-
\ . PMm-toddy, du rhum, de l'eau chaude et du sucre,
2, Sirop de menthe. — 3. Boisson faite arec du genièvre. — 4. Mélange
épice.
Martin CH^zz^.E■^^T. — i 50
306 VIE ET AVENTURES
faitement que , s'il fallait en croire l'un après l'autre tous ses
citoyens sur parole, les affaires y sont toujours en baisse, tou-
jours en stagnation, toujours à l'état de crise alarmante et ja-
mais autrement; tandis qu'en masse ils sont toujours prêts à
vous jurer sur l'Évangile, à toute heure de jour ou de nuit,
que l'Amérique est la plus florissante, la plus prospère de toutes
les contrées du globe habitable.
« J'espère que cet état de choses ne durera p^s , dit Mar-
tin.
— Oh! répondit le major, je pense bien que, d'une manière
ou d'une autre, il faudra que nous sortions de là et qu'enfin
nous marchions comme il faut.
— Nous sommes pleins d'élasticité, dit le Rowdt/ Journal.
— Nous sommes un jeune lion, dit M. Jefferson Brick.
— Nous avons en nous des principes vivifiants et énergi-
ques, fit observer le major. Ah çà, colonel, est-ce que nous
n'allons pas boire un peu d'absinthe avant le dîner? :i>
Le colonel ayant accueilli cette proposition avec un grand
empressement , le major Pawkins émit l'avis qu'on se rendît
au cabaret voisin, qui, dit-il, n'était qu'à deux pas, au pre-
mier bloc'. Alors il engagea Martin à s'entendre avec mistress
Pawkins pour les détails relatifs aux conditions de nourriture
et de logement, et lui apprit qu'il aurait le plaisir de voir cette
dame au dîner , qui ne tarderait pas à être prêt ; car on dînait
à deux heures , et il était deux heures moins un quart. Ceci
lui rappela que, si l'on voulait prendre l'absinthe, il n'y avait
pas de temps à perdre ; aussi décampa-t-il sans plus de céré-
monie : « Me suivra qui voudra ! »
Quand le major se leva de sa chaise à bascule devant le
poêle, et troubla ainsi l'air chaud et la bonne odeur de soupe
qui flottait sur le front de ses amis , le vieux tabac domina
tellement tous les autres parfums, qu'il ne fi^t plus permis de
douter que les vêtements de ce gentleman n'en fussent imbibés.
Martin , en s'acheminant derrière lui vers le cabaret , ne put
s'empêcher de penser que ce grand major si roide, avec sa
nonchalance et son port langoureux , avait l'air lui-même de
quelque vieux chicot de plante nicotine qu'il serait bon d'ar-
racher du jardin public, dans l'intérêt de ce lieu réservé, pour
le jeter sur le tas de fumier du coin.
<. Nom qu'on doTine à chaque carré ou pâté de maisons. La partie basse
de New-York est divisée en blocs.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 307
Ils rencontrèrent au cabaret bien d'autres mauvaises herbes
comme lui, dont la plupart, non moins altérées que crottées,
étaient joliment à sec dans un sens , quoique bien rafraîchies
dans un autre. De ce nombre était un gentleman qui, d'après
ce que Martin put en savoir, par la conversation qui s'engagea
pendant qu'on absorbait l'absinthe, allait partir dans l'après-
midi pour une tournée d'afTaires de six mois environ sur les
frontières de l'ouest, et qui, en fait de bagage et d'équipement
pour ce voyage , possédait uniquement un chapeau verni et
une petite valise de cuir jaune, absolument semblables au cha-
peau et à la valise du gentleman qui était venu d'Angleterre
par /e Screic.
Ils s'en revenaient tous tranquillement ; Martin donnait le
bras à M. Jefiferson Brick, et devant eux marchaient côte à côte
le major et le colonel , quand tout à coup , au moment où ils
n'étaient plus qu'à la distance d'une ou deux maisons de la
demeure du major, ils entendirent le bruit d'une cloche sonnée
vigoureusement. Aussitôt "que ce son eut frappé leurs oreilles,
le colonel et le major s'élancèrent comme des fous, gravirent
les degrés du perron et franchirent la porte qui était entre-
bâillée , tandis que M. Jefferson Brick, dégageant son bras de
celui de Martin, se précipitait dans la même direction et dis-
paraissait également.
« Bonté du ciel! pensa Martin; le feu est à la maison, c'est
un signal d'alarme !... »
Mais il n'y avait ni feu, ni flamme, ni odeur de brûlé. Gomme
Martin restait indécis à la même place, trois autres gentlemen,
dont les traits exprimaient aussi l'horreur et l'agitation, arri-
vèrent en tournant brusquement le coin de la rue, se heurtè-
rent sur les marches du perron , s'y disputèrent un instant le
passage, et se précipitèrent dans la maison en un étrange pêle-
mêle de bras et de jambes. Ne pouvant plus y tenir, Martin
les suivit. Bien qu il allât bon pas , il se vit poussé, jeté de
côté et dépassé par deux autres gentlemen qui, dans leurs
mouvemertts précipités , étaient évidemment exaspérés par la
folie.
« Où est-ce? cria Martin hors d'haleine à un nègre qu'il
rencontra dans le couloir.
— Dans la salle à manger, monsieur. Le colonel avoir gardé
à vous une chaise auprès de lui, monsieur.
— Une chaise !
— Pour le dîner, monsieur. *
308 VIE ET AVENTURES
Martin le regarda un moment et partit d'un fou rire , à quoi
le nègre, dans sa bonne humeur et son désir déplaire, répon-
dit si cordialement et de franc jeu, que ses dents blanches bril-
lèrent comme un jet lumineux.
(( Vous êtes le plus drôle de corps que j'aie jamais vu , dit
Martin en lui frappant sur le dos , et il n'y a pas d'absinthe
telle que vous pour me mettre en appétit. »
Après cette déclaration il entra dans la salle à manger, où
il se glissa vers la chaise que le colonel avait réservée pour
lui en la retournant et en appuyant le dossier sur la table.
Ce gentleman était d'ailleurs en ce moment tout absorbé par
le dîner.
La compagnie était nombreuse : dix-huit à vingt personnes
environ , dont cinq ou six dames , serrées les unes contre les
autres en une petite phalange. Tous les couteaux, toutes les
fourchettes fonctionnaient à Tenviavec une activité effrayante;
à peine prononçait-on quelques paroles ; chacun semblait
consommer de toutes ses forces pour son propre salut, comme
si l'on s'attendait à éprouver les horreurs d'une famine d'ici au
déjeuner du lendemain matin , et qu'il fût grand temps de
satisfaire, à son corps défendant, la première loi de la nature.
Le rôti de volaille, la principale pièce de résistance, car elle se
composait d'une dinde au haut bout , d'une paire de canards
au bas bout , et de deux poulets au milieu, disparut avec au-
tant de rapidité que si chacun de ces volatiles avait fait usage
de ses ailes pour s'envoler, par un effort désespéré, au fond
d'un gosier humain. Les huîtres bouillies et marinées sortaient
de leurs larges réservoirs pour passer par vingtaines dans la
bouche de l'assemblée. L'huile et le vinaigre, le sel, le poivre
et la moutarde, ne faisaient que paraître et disparaître. On vous
avalait des concombres tout entiers d'un seul coup, sans seu-
lement cligner de l'œil , comme si c'étaient des pâtes d'abri-
cot. Des quantités énormes de mets indigestes fondaient comme
la glace au soleil. C'était un spectacle solennel et terrible. On
voyait des individus atteints de dyspepsie s'empiffrer jusqu'à
la gorge ; les malheureux , ils croyaient se nourrir, mais ce
n'était pas eux qu'ils nourrissaient, c'étaieut des myriades de
cauchem.ars nocturnes qu'ils entretenaient à leur service , à
beaux deniers comptants. Il y avait de grands secs avec leurs
joues maigres et caves, qui n'étaient pas encore satisfaits
d'avoir exterminé tant de plats substantiels, et qui attachaient
sur la pâtisserie des regards avides. Ce que mistress Pawkins
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 309
devait éprouver chaque jour au dîner, il n'y a pas de langage
au monde pour le dire. Mistress Pawkins n'avait qu'une con-
solation : c'est que le dîner était bientôt expédié.
Le colonel, qui avait déjà fini son repas, tandis que Martin,
ayant fait passer son assiette pour obtenir un morceau de
dinde, en était encore à la première bouchée, demanda à son
nouvel ami ce qu'il pensait des convives qui appartenaient
aux diverses parties de l'Union, et s'il ne désirait pas connaître
quelques détails sur leur compte.
(T Apprenez-moi, je vous prie , dit Martin, quelle est cette
petite jeune fille en face de nous, qui a l'air maladif et ouvre
de grands yeux ronds. Je n'aperçois ici personne qui ait l'air
d'être sa mère ou de veiller sur elle.
— Parlez-vous de la dame en bleu? demanda le colonel d'un
ton d'importance. C'est mistress Jefferson Brick, monsieur.
— Non, non, dit Martin ; je parle de cette petite fille, une
espèce de petite poupée, là juste en face de nous.
— Fort bien, monsieur! s'écria le colonel. C'est fa, c'est
mistres Jefferson Brick. »
Martin attacha un regard fixe sur le colonel, qui n'avait pas
3u tout l'air de rire.
« Dieu me bénisse 1 dit Martin, en ce cas, je suppose que
Qous allons avoir un de ces jours quelque petit Brick.
— Il y a déjà deux petits Brick, monsieur, » répondit le
3olonel.
La mère avait elle-même tellement l'air d'une enfant, que
Martin ne put s'empêcher d'en faire l'observation.
« Oui , monsieur, répHqua le colonel; mais il y a des insti-
:.uiions qui développent la nature humaine , tandis qu'il y en
a d'autres qui la retardent. »
Il ajouta après un moment de silence :
« Jefferson Brick est un des hommes les plus remarquables
le notre pays, monsieur! i»
Tout ceci fut dit à voix basse , car le remarquable gentle-
man dont il s'agissait était assis de l'autre côté auprès de
Martin.
« Monsieur Brick , dit Martin se tournant vers lui , et lui
adressant une question plutôt pour lier la conversation que
pour l'intérêt que lui inspirait le sujet en lui-même, apprenez-
moi, je vous prie, quel est ce.... (il allait dire jeune, mais il
jugea prudent de retenir cette épithète) quel est ce petit gentle-
man là-bas qui a le nez rouge.
310 VIE ET AVENTURES
— C'est le professeur Mullit, monsieur, répondit JelTerson.
— Puis-je vous demander de quoi il est professeur ?
— D'éducation, monsieur.
— Une espèce de maître d'école , sans doute ? hasarda
Martin.
— C'est un homme de hantes facultés morales, monsieur,
répondit le rédacteur de la guerre, un homme qui n'est pas
doué de moyens ordinaires. Lors de la dernière élection pour
la présidence, il se crut obligé de répudier et de dénoncer son
père qui votait mal. Depuis, il a écrit quelques pamphlets vi-
goureux sous la signature de « Suturb, » ou ce Brutus » à l'en-
vers. C'est un des hommes les plus remarquables de notre
pays, monsieur.
— En tout cas, pensa Martin, il parait qu'il en pleut, des
hommes remarquables, dans le pays. »
En poursuivant le cours de ses questions, Martin trouva
qu'il n'y avait pas moins de quatre majors présents, deux co-
lonels, un général et un capitaine, si bien qu'il ne put s'em-
pêcher de penser que la milice américaine ne périrait pas
faute d'officiers, et de se demander si c'est que ces officiers se
commandaient les uns les autres, ou bien, sans cela, où diable
on pouvait déterrer des soldats pour tout le monde. 11 n'y
avait pas là un individu qui n'eût un titre : car ceux qui
n'avaient point conquis de grades militaires étaient au moins
des docteurs, des professeurs ou des révérends. Trois gentle-
men, secs et désagréables, étaient chargés de missions pour
des États voisins ; l'un pour aiïaires d'argent , l'autre pour la
politique, le troisième enfin pour propagande religieuse. Parmi
les dames, il y avait mistress Pawkins, personne sèche, os-
seuse et silencieuse; une vieille fille avec une figure à res-
sorts et des opinions bien tranchées sur les droits de la
femme, dont elle avait donné des leçons publiques ; quant aux
autres, elles étaient singulièrement dépourvues de tout trait
caractéristique , à tel point que chacune d'elles eût pu changer
de nature avec sa voisine sans que personne s'en aperçût.
C'étaient, soit dit en passant, les seuls membres de la com.pa-
gnie qui ne semblassent pas être du nombre des gens les plus
remarquables du pays.
Quelques-uns des gentlemen se levèrent un à un et s'éloi-
gnèrent tout en avalant leur dernière bouchée; généralement,
ils s'arrêtaient une minute auprès du poêle, pour se rafraîchir
la gorge aux crachoirs de métal. Cependant quelques person-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 311
nés d'humeur plus sédentaire restèrent à table un bon quart
d'heure encore, et ne se levèrent qu'au moment même où se
levèrent les dames. Tout le monde alors se disposa à partir,
« Où va-t-on ? demanda tout bas Martin à M. Jellerson
BricJj.
— Chacun dans sa chambre, monsieur.
— Il n'y a donc pas de dessert, ni de conversation? de-
manda Martin, qui n'eût pas été fâché de se donner un peu de
bon temps après les fatigues de son long voyage.
— Nous sommes un peuple d'affaires, et nous n'avons pas
de temps pour ça. »
Les dames défilèrent l'une après l'autre; M. Jefferson Brick
et les autres maris qui restaient, saluant légèrement leurs
femmes à mesure qu'elles passaient devant eux, et se bornant
à cette politesse sommaire. Martin pensa que ce n'était pas
bien galant; mais il garda pour lui son opinion quant à pré-
sent, impatient d'entendre pour son instruction la conversa-
tion de ces gentlemen affairés qui venaient de se grouper au-
tour du poêle, comme si la retraite de l'autre sexe avait dégagé
leur esprit d'un grand poids, et qui faisaient un usage indé-
fini des crachoirs et des cure-dents.
Cette conversation était, à dire vrai, dénuée d'intérêt; la
majeure partie en pouvait être résumée dans un seul mot :
(t Dollars. » Toutes les préoccupations, les espérances, les
joies, les affections, les vertus et les amitiés de ces gentlemen,
semblaient se fondre en « Dollars, d Quelques ingrédients
qu'ils jetassent dans l'étroite marmite de leur conversation,
cela ne servait qu'à épaissir la bouillie de dollars qui mijotait
dedans. On évaluait les hommes, on les pesait, jugeait, jau-
geait en dollars; la vie était mise à l'encan, aux enchères, ad-
jugée, tarifée à tant de dollars. Ce qu'il y avait de plus estimé,
après les dollars, c'était le moyen d'en gagner. Quant à ce
lest inutile et sans valeur qu'on appelle l'honneur et la déli-
catesse, plus on pouvait en jeter à la mer à bord de son vais-
seau Bon renom et Bonne foi., plus on y faisait de place pour
le chargement des dollars. Faire du commerce un vaste men-
songe et un vol immense ; de la bannière de la nation un
ignoble chiffon; la souiller étoile par étoile; en effacer une à
une les bandes nationales comme on arrache les galons de la
manche d'un soldat qu'on dégrade.... vivent les dollars! Il
s'agit bien de l'honneur d'un drapeau, quand il s'agit de dol-
lars l
312 VIE ET AVENTURES
Celui qui, au hasard de se rompre le cou, s'est lancé dans la
chasse au renard, précipite sa course ardente à bride abattue.
Il en était de même de ces gentlemen. A leurs yeux, celui-là
était le plus grand patriote qui braillait le plus haut et qui se
préoccupait le moins des convenances. Celui-là était leur
homme qui, emporté par la fureur brutale de son intérêt per-
sonnel, justifiait chez eux par son exemple la même ardeur
de basse cupidité. Ainsi, dans l'espace de cinq minutes, Martin
apprit, en recueillant les lambeaux épars de la conversation
engagée autour du poêle, que d'apporter dans l'Assemblée lé-
gislative des pistolets, des cannes à épée et autres bagatelles
inolTensives de ce genre; que de saisir ses adversaires à la
gorge, comme font les chiens ou les rats ; que de hurler, de
clabauder, de faire assaut de voies de fait, c'étaient là des pra-
tiques brillantes et magnifiques. Ce n'était pas un attentat à la
liberté ; ce n'était pas un coup à lui frapper le cœur, à tarir
chez elle les sources mêmes de la vie plus que n'eût pu le faire
le cimeterre d'un sultan : au contraire, c'était brûler sur ses
autels un encens rare et précieux, dont le parfum portait un
délicieux arôme aux narines patriotiques, et dont la fumée
montait en nuage jusqu'au septième ciel de la Gloire.
Une fois ou deux, quand il y eut un moment d'interruption,
Martin hasarda quelques questions toutes naturelles, en sa
qualité d'étranger, sur les poètes nationaux, le théâtre, la lit-
térature et les arts. Mais les renseignements que les gentle-
men étaient en mesure de lui fournir sur ces divers sujets ne
s'étendaient point au delà des inspirations de quelques intel-
ligences d'élite de la force du colonel Diver, de M. JefTerson
Brick et consorts; tous gens renommés, à ce qu'il paraît, pour
l'art avec lequel ils excellaient dans ce style particulier d'élo-
quence grandiose du <c braillard. »
(c Nous sommes un peuple d'affaires, monsieur, dit un des
capitaines, qui appartenait à l'Ouest; et nous n'avons pas le
temps de nous livrer à des lectures de pur agrément. Nous ne
détestons pas les choses agréables, si elles nous arrivent dans
nos journaux avec une énorme quantité d'autres matières;
mais nous ne sommes pas des ravaudeurs de livres comme
vous! »
Ici le général, qui paraissait prêt à tomber en pâmoison à la
seule pensée de lire quoi que ce soit qui ne fût ni commercial
ni politique, surtout en dehors des journaux, demanda si l'un
des gentlemen ne voulait pas boire quelque chose. La plupart
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 313
des assistants, trouvant l'idée très-judicieuse, très-opportune,
se glissèrent l'un après l'autre au cabaret du bloc voisin. De
là sans doute ils se rendirent à leurs magasins et comptoirs ;
puis sans doute aussi ils revinrent au cabaret pour s'entrete-
nir encore de dollars et élargir leur intelligence par l'examen
approfondi et la discussion des journaux brailiards; puis en-
fin chacun d'eux alla ronfler au sein de sa famille.
a II paraît, dit Martin, suivant le cours de ses propres ré-
flexions, que voilà la récréation principale qu'ils se donnent
en commun. »
Il se mit à songer dollars, démagogie et cabarets, se de-
mandant intérieurement si cette nation d'afifairés était réelle-
ment aussi occupée d'afl'aires qu'elle le prétendait , ou si tout
simplement elle n'était pas incapable de comprendre les
plaisirs de société et de famille.
La difficulté n'était pas facile à résoudre; elle se compli-
quait de tout ce que Martin avait vu et entendu jusque-là. Le
jeune homme s'assit à la table abandonnée, et, de plus en plus
découragé en mesurant toutes les incertitudes et les obstacles
de sa position précaire, il soupira profondément.
Parmi les convives de la table d'hôte s'était trouvé un
homme d'âge moyen, aux yeux noirs, au visage hâlé, qui,
par ses manières polies et l'expression honnête de sa physio-
nomie, avait fixé l'attention de Martin, sans que le jeune
homme pût obtenir aucun renseignement sur lui de ses voi-
sins , qui semblaient le considérer comme indigne qu'on s'oc-
cupât de lui. Cet homme n'avait point pris part à la conver-
sation autour du poêle ; il n'était pas sorti non plus avec les
autres pensionnaires. Or, en entendant Martin soupirer pour
la troisième ou quatrième fois, il lui jeta quelques mots au
hasard, comme s'il voulait, sans indiscrétion, l'amener à un
entretien amical. Son motif était si transparent, et cependant
exprimé avec tant de délicatesse, que Martin en éprouva et lui
en témoigna par sa réponse une vive reconnaissance.
(c Je ne vous demanderai pas, dit le gentleman avec un sou-
rire, tandis que Martin se levait pour se rapprocher de lui, com-
ment vous trouvez mon pays; car je puis préjuger vos senti-
ments à cet égard. Mais comme je suis Américain, et que, par
conséquent, c'est à moi à vous adresser le premier une ques-
tion, je vous demanderai comment vous trouvez ie colonel.
— Vous me montrez une telle franchise, répliqua Martin,
que je n'hésite nullement à vous déclarer que je ne le trouve
314 VIE ET AVENTURES
pas du tout à mon goût. Cependant je dois ajouter que je lui
siiis obligé pour la politesse qu'il a eue de m'amener ici, et de
faire pour ma pension des conditions très-raisonnables,
ajouta-t-il ; car il venait de se rappeler que le colonel, avant
de sortir, lui avait glissé quelques mots à ce sujet.
— L'obligation n'est pas grande, dit l'étranger tout net.
J'ai ouï dire que le colonel monte de temps en temps à bord
des paquebots afin d'y glaner les nouvelles les plus récentes
pour son journal, et que, par la même occasion, il conduit ici
des voyageurs en quête d'une pension, afin de profiter de la
remise attachée à cette sorte de courtage, que l'hôtesse lui
porte en déduction sur sa note hebdomadaire. Je ne vous au-
rais pas contrarié par hasard ? se hâta-t-il d'ajouter en voyant
Martin rougir.
— Gomment serait-ce possible , mon cher monsieur? » ré-
pondit Martin. Et ils échangèrent une poignée de main. cA
vous dire vrai, je suis....
— Eh bien? dit le gentleman, s'asseyant près de lui.
— A vous parler franchement, dit Martin, n'hésitant plus ,
je suis encore à comprendre comment ce colonel-là fait pour
échapper à une volée de coups de canne.
— Oh ! il en a bien reçu une ou deux, répliqua tranquille-
ment le gentleman. C'est un de ces hommes qui appartiennent
à la classe dans laquelle, dix ans déjà avant la fin du siècle
dernier, notre Franklin entrevoyait le péril et la perte du
pays. Peut-être ignorez-vous que Franklin a dit en termes
très-sévèrement explicites que les personnes diffamées par des
drôles tels que ce colonel, faute de pouvoir trouver une com-
pensation suffisante dans l'application des lois de ce pays
et dans le sentiment de justice et de décence de la nation,
étaient tout excusées de corriger ces garnements à coups de
trique.
— J'ignorais cela, dit Martin, mais je suis très-heureux de
l'apprendre, et je trouve que le précepte honore sa mémoire;
d'autant plus.... »
Il hésita encore.
« Achevez, dit l'autre en souriant, comme s'il savait d'avance
les paroles qui restaient dans la gorge de son interlocuteur.
— D'autant plus, poursuivit Martin, qu'il lui fallait, d'après
ce que j'entrevois déjà, un grand courage pour écrire, même
de son temps, avec tant de liberté sur une question qui ne fût
pas une question de parti, dans ce pays essentiellement libre
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 315
— Il y avait du courage assurément, répondit le nouvel
ami. Pensez-vous qu'il n'en faudrait pas autant aujourd'hui?
— Certainement si, dit Martin, et beaucoup.
— Vous avez raison : tellement raison, que nul écrivain sa-
tirique ne pourrait, j'en suis sur, respirer l'air de ce pays. Si
demain un Juvénal ou un S^vift surgissait au milieu de nous,
on le traquerait comme un renard. Si vous possédez quelque
connaissance de notre littérature et que vous puissiez me
citer le nom d'aucun homme, né et nourri en Amérique, qui
ait fait l'anatomie de nos folies, je ne dis pas au point de vue
de tel ou tel parti, mais comme peuple en général, et qui
ait pu se soustraire aux plus odieuses et aux plus brutales at-
taques, aux persécutions de la haine et de l'intolérance les plus
acharnées, ce nom-là sera nouveau pour m.oi. Je pourrais vous
citer, au contraire, tel écrivain qui , s'étant aventuré à tracer
la peinture la plus innocente et la plus humoristique de nos
vices et de nos imperfections, n'a pas trouvé d'autre ressource
pour échapper à la persécution que de faire annoncer dans
une seconde édition que le passage incriminé avait été ou sup-
primé, ou modifié, ou converti en louanges.
— Comment est-ce possible? demanda Martin avec effroi.
— Songez, lui dit son ami, à ce que vous avez vu et en-
tendu aujourd'hui, en commençant par le colonel,- et vous
verrez comment. Ah! si vous me demandiez comment ces
gens-là sont possibles, c'est une autre affaire. A Dieu ne plaise
qu'il faille les considérer comme des échantillons de l'intelli-
gence et de la vertu en Amérique ! mais ils y ont le dessus;
leur nombre est grand, et trop souvent ils se posent en re-
présentants de l'esprit de notre pays.... Voulez-vous faire un
petit tour ? »
Il y avait dans ses manières une simplicité cordiale et un
air de confiance séduisante qui ne semblait pas craindre qu'on
abusât de sa franchise ; franchise honnête et virile qui comp-
tait sur un retour d'honnête bonne foi de la part de l'étran-
ger. C'était la première fois que Martin voyait pareille chose
depuis son débarquement. Il s'empressa de prendre le bras du
gentleman américain, et ils sortirent ensemble.
C'est probablement à des hommes semblables au nouveau
compagnon de Martin, qu'en appela par les vers suivants un
voyageur illustre qui visita ces rivages il y a près d'une qua-
rantaine d'années, et qui, dans le pays même, fut frappé,
comme depuis l'ont été bien d'autres, du spectacle des vices
316 VIE ET AVENTURES
et des souillures de ce peuple à côté de ses grandes préten-
tions; lorsque, perdu dans l'éclat de ses rêves lointains, il s'é-
criait :
0\\ ! si tu n'avais pas ces hommes généreux ,
Tes jours dès à présent passeraient comme une ombre,
Colombie -, et tes champs , où les épis sans nombre
Des rayons du soleil n'attendent pas les feux,
Languiraient : car ton cœur atteint de pourriture
Est déjà vieux auprès de la jeune nature;
Et tes fruits, orgueilleux de devancer le temps,
Seraient tombés avant la fuite du printemps.
I
CHAPITRE XVII.
Martin élargit le cercle de ses connaissances; il augmente son fonds
d'expérience , et trouve une excellente occasion d'en comparer les
résultats personnels avec ceux de l'expérience acquise par Lummy
Ned de Salisbury , d'après le récit que lui en a fait son ami M. Wil-
liam Simmons.
Un trait qui est bien de nature à caractériser Martin, c'est
que. durant tout ce temps-là, il avait oublié Mark Tapley aussi
complètement que s'il n'eût jamais existé personne de ce nom;
ou si, pour un moment, la figure de ce gentleman s'était of-
ferte à sa pensée , il avait ajourné cette image comme une
chose qui ne pressait pas du tout, et à laquelle il serait toujours
temps de penser dans ses moments de loisir. Mais quand il se
vit de nouveau dans les rues, il vint à songer qu'il n'était p^s
tout à fait impossible que M. Tapley ne fût, à la longue, fatigué
d'attendre sur le pas de la porte du Rowdy Journal Office. En
conséquence, il expliqua à son nouvel ami que, si leur prome-
nade pouvait être dirigée de ce côté, il ne serait point fâché
de se débarrasser de cette petite affaire.
« Et à propos d'affaire, dit Martin, me serait- il permis de
vous demander à mon tour si ce sont vos occupations qui vous
retiennent dans cette ville , ou si , comme moi , vous n'y êtes
qu'à titre de visiteur?
— De visiteur, répondit son ami. J'ai été élevé dans l'Étrat
DE MARTIN CHUZZLEV/IT. 317
de Massachussets, et j'y ai toujours ma résidence. Je demeure
dans une paisible petite ville. Il est rare que je vienne dans
ces cités d'affaires, et je vous assure bien que, plus je les con-
nais, moins je me sens de dispositions aies visiter.
— Vous avez voyagé à l'étranger? demanda Martin.
— Oh I oui.
— Et, comme tous les gens qui voyagent, vous n'en êtes
revenu que plus étroitement attaché à votre foyer et à votre
pays natal? dit Martin. le considérant d'un œil curieux.
— A mon foyer.... oui, répondit l'ami. A mon pays natal,
en tant que foyer domestique, oui également.
— Mais vous m'avez l'air de faire quelques réserves? dit
Martin.
— Oui, dans le cas, par exemple, où vous me demanderiez
si je suis revenu ici avec plus de goût pour les imperfections
de mon pays, avec plus de sympathie pour ceux qui veulent se
faire passer pour ses amis (à raison de tant de dollars par
jour), avec une p^.us froide indifférence pour le progrès des
principes parmi nous, en matière d'affaires publiques ou de
conventions privées entre particuliers, principes dont la dé-
fense outrée ferait rougir jusqu'à vos légistes d'Old-Bailey. Si
vous me demandez cela, je vous répondrai tout bonnement :
NonI
— Oh!... fit Martin d'un ton si parfaitement semblable à
celui de son ami, que ce Oh! retentit comme l'écho du Non.
— Que si vous me demandez, poursuivit son compagnon, si
je suis revenu ici plus satisfait d'un état de choses qui divise
ouvertement la société en deux classes, dont l'une, le plus
grand nombre, revendique une fausse indépendance, tandis
qu'elle compte misérablement, pour le soutien de sa chétive
existence, sur le mépris des conventions humaines et des cou-
tumes sociales, si bien que plus un homme est grossier,
plus cette indépendance prétendue lui est chère, tandis que
l'autre classe, dégoûtée de ce vil drapeau qu'on dresse à tout
propos et qu'on emploie à tout usage, cherche son refuge
parmi les privilèges qu'il peut lui procurer pour enfouir sa vie
et laisser le bonheur public devenir ce qu'il pourra dans la
presse et la confusion d'un assaut général.... si vous me de-
mandez cela, je vous répondrai encore ; Non. j
Et Martin de s'écrier encore : ce Oh ! » de ce même ton si
bizarre qui témoignait de son désenchantement et de ses inquié-
tudes : car, i) faut dire la vérité, ce qui lui troublait l'esprit,
318 VIE ET AVENTURES
ce n'était pas la considération des affaires publiques, c'était
tout simplement de voir s'évanouir ses brillantes perspectives
d'architecture domestique.
« En un mot, reprit son interlocuteur, je ne pense pas, je
ne puis penser, et par conséquent je ne soutiendrai pas que
nous soyons un modèle vivant de sagesse, un exemple à offrir
au monde, ni que nous possédions dans sa perfection la raison
humaine; ce que vous pourrez entendre vous-même à toute
heure du jour vous en apprendra bien plus encore sur ce sujet.
Je me bornerai à dire que nous avons commencé notre vie
politique sous les auspices de deux avantages inestimables.
— Lesquels?
— Le premier, c'est que notre histoire commence assez tard
pour avoir échappé aux siècles d'excès sanglants et féroces que
les autres nations ont traversés , et qu'ainsi elle a reçu tout le
reflet de leur civilisation sans passer par leurs ténèbres. Le
second, c'est que nous possédons un vaste territoire qui, jus-
qu'à présent, n'est pas très-peuplé. Tout cela considéré, nous
ne sommes donc pas trop en arrière, à ce que je pense.
— Pour l'éducation? insinua Martin.
— Mais cela ne va pas mal, dit le gentleman en haussant
les épaules, bien qu'il n'y ait déjà pas trop de quoi se vanter:
car les pays anciens, les pays despotiques, ont fait autant, si-
non davantage, sans le crier sur les toits comme nous. Certai-
nement nous brillons à côté de l'Angleterre, mais c'est qu'aussi
elle est aux antipodes de la question. Vous me faisiez tout à
l'heure compliment de ma franchise, il faut que je le mérite
jusqu'au bout, ajouta-t-il en riant.
— Oh! je ne m'étonne pas du tout de la franchise ayec la-
quelle un Américain parle de mon pays, nous y sommes ac-
coutumés, répondit Martin. Ce qui me surprend, c'est la façon
dégagée dont vous parlez du vôtre.
— Il ne sera pas rare, je vous l'assure, que vous rencontriez
ici cette qualité, sauf chez les colonels Diver , les Jefferson
Brick, les majors Pawkins, quoique la plupart d'entre nous
ressemblent à ce valet de comédie de Goldsmith, qui ne veut
permettre à personne autre que lui de maltraiter son maître.
Mais, ajouta-t-il, parlons d'autre chose. Vous êtes venu ici dans
le but de tenter la fortune, n'est-il pas vrai? et je me reproche-
rais de vous décourager. J'ai d'ailleurs quelques années de
plus que vous, et peut-être pourrai-je vous renseigner sur
divers points usuels. »
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 319
Dans cette offre faite à cœur ouvert, sans afifectation, avec un
ton expansif, il n'y avait pas l'ombre de curiosité ou d'indis-
crétion. Comme il lui était impossible de ne point sentir sa
confiance éveillée par des avances aussi bienveillantes, aussi
amicales , Martin exposa sans réserve le dessein qui l'avait
amené dans ce pays; il fit même l'aveu difficile de sa pau-
vreté. Il n'alla pas jusqu'à la révéler tout entière, ayant plutôt
jeté cet aveu d'un ton qui pouvait laisser croire qu'il avait
assez d'argent pour vivre six mois au moins , tandis qu'il en
avait assez à peine pour quelques semaines; mais enfin il con-
fessa qu'il était pauvre, et dit qu'il accepterait avec reconnais-
sance les avis que son ami voudrait bien lui donner.
Tout le monde eût vu sans peine, et Martin surtout, chez qui
la pénétration avait été aiguisée par les nécessités de sa position,
ne pouvait manquer de voir que le visage de l'étranger s'était
singulièrement allongé quand il avait entendu dérouler le plan
d'architecture domestique. Bien que le gentleman fît un grand
effort sur lui-même pour être aussi encourageant que possible,
il ne put empêcher que sa tête ne s'agitât par un mouvement
involontaire, comme si elle disait pour son propre compte en
langage vulgaire : ce Ça ne vaut pas le diable! j» Mais le gentle-
man prit un ton enjoué en disant que si, dans New-York, il
n'existait rien de semblable à ce que Martin désirait, du moins
il ne perdrait pas un moment pour s'informer s'il n'y avait
pas un endroit plus propice pour donner suite à ce projet. Il
apprit alors à Martin qu'il s'appelait Bevan, qu'il était méde-
cin, mais qu'il ne pratiquait que peu ou point; enfin d'autres
détails qu'il lui donna, tant sur lui-même que sur sa famille,
remplirent le temps jusqu'au moment où ils arrivèrent au
Roicdij Journal Office.
Là, M. Tapley leur apparut bien à son aise sur le palier du
premier étage. Avant même que les deux gentlemen eussent
atteint la maison, le bruit que faisait un individu installé dans
cet endroit, et sifflant de toutes ses forces l'air Rule Britan-
m'a\ parvenait à leurs oreilles. En montant jusqu'au lieu d'où
partait cette musique, ils trouvèrent M. Tapley couché au mi-
lieu d'un rempart de bagages. Selon toute apparence, il exé-
cutait l'hymne national pour le régal d'un nègre à tête grise
qui était assis sur l'un des ouvrages avancés (un porteman-
teau) et contemplait Mark avec admiration, tandis que celui-
4. Chant national en Ansleterre,
320 VIE ET AVENTURES
ci, la tête appuyée sur sa main, recevait ses compliments d'un
air bienveillant, et n'en sifflait que de plus belle. Il venait
sans doute de faire là son dîner ; car il avait encore auprès de
lui son couteau, une bouteille d'osier et quelques débris de
victuailles dans un mouchoir. Il avait employé une partie de
ses loisirs à décorer la porte du Rowdij Journal, où ses initiales
brillaient en lettres de près de six pouces de long avec la date
du mois en plus petits caractères ; le tout entouré d'un feston
en guise d'ornement et exécuté d'une main ferme et hardie.
« J'avais peur que vous ne vous fussiez perdu , monsieur !
s'écria Mark, se levant et interrompant son air à l'endroit où
(quand on le siffle) les Anglais sont généralement censés dé-
clarer qne jamais, jamais, jamais.... J'espère qu'il ne vous est
arrivé rien de fâcheux, monsieur ?
— Non, Mark. Où est votre amie?
— La femme que vous disiez folle, monsieur ? dit Tapley.
Oh ! elle va bien, monsieur.
-- A-t-elle retrouvé son mari?
— Oui, monsieur. Du moins elle a retrouvé ses restes, dit
Mark se reprenant.
— Le mari n'est pas mort, j'espère ?
— Pas le moins du monde, monsieur ; mais il a eu plus de
fièvre et de tremblements que n'en peut supporter un être vi-
vant. Lorsqu'elle l'a vu là à l'attendre, j'ai cru qu'elle allait
en mourir de saisissement.
— Mais puisqu'il était là!
— Ce n'est pas lui, monsieur, qai était là. C'était son om-
bre, une ombre misérable qui s'était traînée jusque-là en ram-
pant, et qui ressemblait autant au mari quand elle le reconnut,
que votre ombre peut vous ressembler quand le soleil l'étiré
et l'amincit. Mais enfin c'étaient ses restes, pour sûr. Elle em-
brassa ces pauvres restes avec joie, ni plus ni moins que si
c'avait été son mari tout entier !
— Et a-t-il acheté de la terre? demanda M. Bevan.
— Oh 1 oui, dit Mark en secouant la tête, il a acheté de la
terre et il l'a payée, qui plus est. Tous les agréments naturels
s'y trouvaient réunis, à ce que lui avaient affirmé les agents ;
mais il n'y en avait qu'un en réalité, et il est surabondant :
c'est qu'il y a de l'eau à n'en plus finir.
— Je suppose, dit Martin d'un ton bourru, qu'il ne pouvait
pas se passer d'eau.
— Certainement non, monsieur. Et pour ce qui est de ça, il
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 321
n'en manque pas : il n'a pas besoin de tourner le robinet, ni
de payer de taxe , encore. Indépendamment de trois ou quatre
vieilles rivières vaseuses tout àl'entour, la feriue est toujours,
dans les temps de sécheresse, couverte de quatre à six pieds
d'eau. Quant à la profondeur, dans la saison ^es pluies, il n'a
jamais pu savoir au juste ce qu'il en est, faute d'avoir rien
trouvé d'assez long pour en sonder le fond.
— Est-ce bien possible ? demanda Martin à son compagnon.
— C'est très-vraisemblable, répondit ce dernier. Quelque lot
de terrain dans le Mississipi ou le Mi«ssouri, j'imagine.
— Cependant, poursuivit Mark, il est venu je ne sais d'où,
jusqu'à New- York, pour y recevoir sa femme et ses enfants,
et ils en sont repartis ensemble sur un paquebot cette sainte
après-midi, aussi heureux de se trouver réunis que s'ils al-
laient ensemble au ciel. Vraiment, je serais tenté de croire
qu'ils y vont tout droit, à en juger par la joie de ce pauvre
homme.
— Et puis-je vous demander, dit Martin, promenant son re-
gard satisfait de MarK: au nègre, quel est ce gentleman? Un
autre de vos amis ?
— Monsieur, répondit Mark, le tirant à part pour lui parler
confidentiellement à l'oreille, c'est un homme de couleur.
— Me croyez -vous aveugle, demanda Martin d'un ton
d'impatience, pour juger nécessaire de m'apprendre cette belle
nouvelle, quand ce visage est le plus noir que j'aie jamais vu?
— Non, non; quand je dis que c'est un homme de couleur^
j'entends par là que c'est un de ces hommes comme on en voit en
peinture sur les enseignes des boutiques. « Un homme est un
« frère, î vous savez, monsieur, ajouta Mark, adressant à son
maître un geste significatif pour lui rappeler la figure de
nègre qu'on voit si souvent représentée dans les recueils et
les petits imprimés à bon marché.
— Un esclave ! s'écria Martin en baissant la voix.
— Ah ! fit Mark sur le même ton. Rien de plus. Un esclave.
Oui, quand cet homme était jeune (ne le regardez pas pendant
que je vous parle de lui), on lui a cassé la jambe d'un coup de
feu, on lui a fait une balafre au bras, on l'a marqué tout vif
avec un fer rouge, comme un maquereau sur le gril. On l'a
battu à outrance; on lui a écor^hé le cou avec un collier de
. fer, et on lui a mis des anneaux de fer aux poignets et aux
chevilles. Il en a encore les marques. Tandis que j'étais en
train de dîner, il a ôté son habit, et j'en ai perdu l'appétit.
Martin Chuzzlev.it. — i V.
322 . VIE ET AVENTURES
— Comment! est-ce possible? demanda Martin à son ami
qui se tenait près d'eux.
— Je n'ai aucun motif d'en douter, répondit celui-ci, bais-
sant les yeux et hochant la tête. Gela se voit souvent.
— Dieu vous bénisse ! dit Mark; je sais ce qu'il en est pour
lui avoir entendu raconter toute son histoire. Son premier
maître mourut ; il en arriva autant au deuxième, à qui un
autre esclave fendit la tête d'un coup de hache pour aller se
noyer ensuite ; alors, il eut un maître meilleur ; d'année en
année, il trouva moyen d'économiser un peu d'argent et de
racheter sa liberté, qui ne lui coûta pas très-cher, vu que ses
forces étaient bien diminuées et qu'il était malade. Alors il
vint ici. Et maintenant il met sou sur sou, afin de pouvoir faire
avant de mourir une petite emplette ; ça ne vaut pas la peine
d'en parler : il ne s'agit que de sa fille, voilà tout ! cria M. Tapley
qui s'exaltait en parlant. Vive la liberté! hourra! salut, Co-
lombie !
— Silence 1 s'écria vivement Martin en apppuyant sa main
sur sa bouche, et pas de bêtises. Qu'est-ce qu'il fait là?
— Il attend pour prendre notre bagage sur un camion. Il
serait même déjà parti, par parenthèse ; mais je l'ai engagé,
moyennant un bon prix (de ma poche), à s'asseoir ici à côté
de moi pour me rendre jovial; et je le suis.... joliment ; et, si
mes moyens de fortune me permettaient de m'arranger avec
lui, pour l'avoir là dix fois par jour à le regarder bien à
mon aise, je crois que cela entretiendrait ma jovialité à tou-
jours. D
Ce que nous avons à ajouter pourra faire mettre fortement
en doute la véracité de Mark ; mais nous devons reconnaître
qu'en ce moment, l'expression de son visage et son maintien
démentaient tout à fait cette emphatique déclaration de son
état moral.
« Pardieul monsieur! ajouta-t-il , dans cette partie du globe,
ils sont tellement épris de la Liberté, qu'ils l'achètent, la
vendent et la portent au marché. Ils ont une telle passion
pour la Liberté, qu'ils ne peuvent s'empêcher de prendre des
libertés avec elle. Il n'y a pas d'autre raison à ça.
— Très-bien, dit Martin, désirant changer de sujet. Après
cette belle conclusion, Mark, peut-être voudrez-vous bien
vous occuper un peu de moi. Voici sur cette carte l'adresse
de l'endroit où il faut transporter le bagage : « Pension boup-
« geoisede mistress Pawkins.»
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 323
— Peusion bourgeoise de mistress Pawkins, répéta Mark.
En route, GicéroD.
— C'est ià son nom? demanda Martin.
— Oui, monsieur, c'est son nom, » répondit Mark.
Et le nègre, faisant une grimace affirmative sous un porte-
manteau de cuir noir, dix fois moins noir que lui, descendit
l'escalier en clopinant, avec une partie de leurs biens ter-
restres. Mark Tapley l'avait précédé déjà en portant aussi sa
charge.
Martin et son ami les suivirent jusqu'en bas, et ils allaient
continuer leur chemin quand ce dernier s'arrêta et demanda,
non sans quelque hésitation, si l'on pouvait se fier à ce jeune
homme.
<c A Mark? Oh! certainement! En quoique ce soit.
— Vous ne me comprenez pas. Je pense qu'il vaudrait
mieux qu'il vînt avec nous. C'est un honnête garçon, et il ne
parle que trop franchement !
— Le fait est, dit Martin en souriant, que, n'étant pas ac-
coutumé à une république libre, il a contracté cette habitude
ailleurs.
— Je pense qu'il vaudrait mieux qu'il vînt avec nous. Au-
trement, il pourrait s'attirer quelque fâcheuse affaire. Nous
ne sommes pas ici dans un État à esclaves; mais j'ai honte
d'avoir à vous avouer que, dans cette contrée, l'esprit de
tolérance est moins commun que la forme. Nous sommes
assez renommés pour user de grands ménagements les uns
envers les autres quand nous différons d'avis ; mais avec les
étrangers!... Non, réellement, je pense qu'il vaudrait mieux
qu'il vînt avec nous. »
Aussitôt Martin invita Mark à les accompagner. Ainsi donc,
Cicéron et le camion allèrent d'un côté, et les trois prome-
neurs de l'autre.
Ils parcoururent la ville durant deux ou trois heures, la con-
templant aux meilleurs points de vue, et s'arrêtant dans les
rues principales et devant les monuments publics que leur
montrait M. Bevan. La nuit venant à grands pas, Martin pro-
posa d'aller, pour se reposer, prendre le café chez mistress
Pawkins ; mais il fut détourné de ce dessein par sa nouvelle
connaissance, qui semblait s'être mis en tête de J'emmener, ne
fût-ce que pour une heure, chez un de ses amis qui demeurait
tout près de là. Bien que cette offre lui répugnât, fatigué comme
il l'était, Martin, pensant qu'il serait de mauvais goût et peu
324 VIE ET AVENTURES
convenable de refuser d'êire présenté quelque part, quand ce
gentleman, qui avait le cœur sur la main, voulait bien lui
servir d'introducteur ; Martin, disons-nous, pour la première
ibis de sa vie et à tout hasard, sacrifia de bonne grâce sa vo-
lonté et son plaisir aux désirs d'autrui. On voit que le voyage
lui avait déjà profité.
M. Bevan frappa à la porte d'une maison petite, mais très-
proprette , dont le parloir bien éclairé reflétait ses lumières
sur la rue, maintenant obscure. Cette porte fut aussitôt ou-
verte par un homme d'une physionomie si évidemment ir-
landaise, qu'il semblait plutôt de son devoir , en droit et en
fait, d'être couvert de haillons , que de se montrer tout pim-
pant avec un habillement complet.
Tout en recommandant ce phénomène à l'attention de Martin
(à qui, du reste, la chose avait sauté aux yeux), M. Bevan pé-
nétra dans la chambre d'où la clarté se répandait dans la rue.
Il orésenta aux personnes qui s'y trouvaient M. Ghuzzlewit,
comme un gentleman arrivant d'Angleterre, et avec qui il avait
eu récemment le plaisir de faire connaissance. Les maîtres de
la maison mirent à accueillir l'étranger tout l'empressement,
toute la politesse possibles ; en moins de cinq minutes, Martin
se trouva assis fort à l'aise, auprès du feu, et dans les meil-
leurs termes avec la famille entière.
Il y avait là deux jeunes personnes, l'une de dix-huit ans,
l'autre de vingt, toutes deux très-délicates, mais très-jolies ;
leur mère, qui sembla à Martin plus âgée et plus fanée qu'elle
n'eût dû le paraître pour son âge ; et leur grand'mère, une
petite vieille éveillée et alerte, qui paraissait avoir bravement
pris le dessus des fatigues de sa jeunesse, et s'être remise
tout à fait. En outre, il y avait le père des jeunes filles avec
leur frère : le premier s'occupait d'affaires de commerce, le
second faisait ses études au collège ; tous deux avaient dans
les manières une certaine cordialité qui rappelait celle de
M. Bevan lui-même ; ils ressemblaient même par les traits à
M. Bevan, ce qui n'était nullement étonnant, celui-ci étant
leur proche parent, ainsi que Martin ne tarda pas à l'ap-
prendre. Il ne put s'empêcher de commencer l'examen de
l'arbre généalogique de la famille par les deux jeunes per-
sonnes qui, naturellement, appelaient les premières son atten-
tion, non-seulement parce qu'elles étaient fort jolies, comme
nous l'avons dit plus haut, mais parce qu'elles portaient des
souliers merveilleusement petits et des bas de soie les plus
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 325
clairs possible, dont le mouvement de leurs chaises à bascule
faisait ressortir tous les avantages, de manière à justifier les
distractions du visiteur.
Il n'y a pas de doute que c'était furieusement agréable,
d'être assis dans cette gentille chambre bien meublée, chauffée
par un bon feu et pleine d'ornements gracieux, y compris
quatre petits souliers et un nombre égal de bas de soie et ,
pourquoi pas? les pieds et les jambes ci-inclus. Nul doute
non plus que Martin ne fût énormément disposé à con-
templer sous ce jour sa position, après ce qu'il venait de voir
sur le Screiv et à la pension bourgeoise de mistress Pawkins.
En conséquence, il fit de grands frais d'amabilité ; et il était à
l'apogée de la bonne humeur et en train de plaire extrême-
ment à toute la famille, quand le thé et le café arrivèrent, avec
des confitures et de bons petits gâteaux.
Encore une circonstance délicieuse qui se révéla avant
qu'on eût pris la première tasse de thé : c'est que toute la
famille avait été en Angleterre. N'était-ce pas ravissant? Mais
ia satisfaction de Martin diminua un peu quand il apprit que
ses hôtes connaissaient sur le bout de leurs doigts tous les
grands ducs, lords, vicomtes, marquises, duchesses, cheva-
liers et baronnets, et possédaient à fond, sur leur compte, les
plus petites particularités. Toutefois, lorsqu'on lui demandait
des nouvelles de tel ou tel personnage aristocratique, et qu'on
lui disait : (c Se porte-t-il bien? » Martin répondait : « Oui.
oh! oui. Jamais il ne s'est mieux porté. » Et quand on lui
demandait si la mère de Sa Seigneurie la duchesse n'était
pas trop changée, Martin répondait : « Oh mon Dieu! non;
vous la verriez demain, n'importe où, que vous la reconnaî-
triez tout de suite. » Ce n'était pas mal se tirer d'aiTaire. De
même, quand les jeunes filles l'interrogeaient touchant les
poissons dorés de la fontaine Grecque, qu'elles avaient ad-
mirés dans la serre de tel ou tel gentilhomme, et lui deman-
daient s'il y en avait toujours autant qu'autrefois, il répondait
gravement, après mûre réflexion, qu'il devait bien y en avoir
maintenant deux fois autant; et quant aux plantes exotiques :
a Oh! ce n'est rien que de le dire, il faudrait le voir pour le
croire! » Ce brillant concours de circonstances rappela au
souvenir de la famille la fête magnifique donnée en présence
de toute ia pairie britannique et de tout l'almanach de ia
Cour, et à laquelle la famille avait été spécialement invitée,
d'autant plus que cette fête se donnait un peu en son non-
326 VIE ET AVENTURES
neur. Ce que M. Norris père avait dit au marquis***, et ce que
mistress Norris mère avait dit à la marquise, et ce que le
marquis et la marquise avaient dit tous deux, quand ils
avaient affirmé sur leur parole, sur leur honneur, qu'ils sou-
haitaient que M. Norris père et mistress Norris mère, et les
deux demoiselles Norris et M. Norris junior le fils, voulussent
bien s'établir à demeure fixe en Angleterre, et les favoriser
d'une amitié éternelle ; tout cela prit beaucoup de temps à re-
mémorer.
Martin trouvait étrange et en quelque sorte inconséquent
que, durant le cours et même au plus fort de ces récits pom-
peux, M. Norris père et M. Norris junior fils, qui, disaient-ils,
étaient en correspondance suivie avec quatre membres de la
pairie anglaise , insistassent sur l'inestimable avantage de
n'avoir point de ces distinctions arbitraires dans leur pays
éclairé, où il n'existait pas d'autre noblesse que des hommes
anoblis par la nature, et où toute la société reposait sur le
large niveau de l'amour fraternel et de l'égalité naturelle.
En effet, M. Norris père avait entamé une polémique sur
ce thème ampoulé, et commençait à devenir passablement en-
nuyeux , quand M. Bevan détourna à propos le cours de ses
pensées en hasardant une question sur la personne qui occu-
pait la maison voisine. A quoi l'orateur interrompu répondit
« que cette personne avait des opinions religieuses qu'il ne
pouvait approuver, et qu'en conséquence il n'avait pas l'hon-
neur delà connaître. 5 Mistress Norris mère ajouta, de son côté,
une autre raison , la même au fond avec simple variante de
mots, à savoir qu'elle pensait que ces gens-là n'étaient pas
mal dans leur genre , mais qu'ils n'étaient pas comme il faut.
Un autre trait frappa fortement Martin. M. Bevan étant
venu à parler de Mark et du nègre, il parut évident que tous
les Norris étaient abolitionistes. Ce fut pour Martin un grand
soulagement que de les trouver dans ces dispositions , et il se
sentit si fortement encouragé par l'esprit de la société où il
était , qu'il exprima franchement sa sympathie en faveur des
malheureux noirs opprimés. Or, une des jeunes personnes (la
plus jolie et la plus délicate des deux) s'amusa beaucoup de la
chaleur avec laquelle il en parlait ; et, comme il la priait in-
stamment de s'expliquer , elle resta quelque temps sans pou-
voir répondre , à force de rire. Dès qu'elle eut repris l'usage
de la langue , elle dit que les nègres étaient une race si bouf-
fonne , si énormément grotesque de manières et d'extérieur.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 327
qu'il était absolument impossible , pour quiconque les con-
naisiiait bien, de faire une attention sérieuse à une portion
aussi absurde de la création. M. Norris père, mistress Norris
mère, et miss Norris sœur, et M. Norris junior frère, et jus-
qu'à mistress Norris senior la grand'mère, se joignirent tous à
cette opinion , et la posèrent en fait absolu ; comme s'il n'y
avait rien dans la souffrance et l'esclavage d'assez lugubre
pour jeter au moins quelque intérêt sérieux sur une créature
humaine , fût-elle aussi ridicule au physique que le plus gro-
tesque d'entre les singes, et au moral, que le plus doucereux
des Nemrods républicains, les chasseurs de chevelures l
« En résumé, dit M. Norris père, pour en finir à la satisfac-
tion générale, il existe entre les races une antipathie naturelle.
— Qui va, dit tout bas l'ami de Martin, jusqu'aux plus
cruelles tortures , jusqu'au trafic et au maquignonnage des
générations à naître. »
M. Norris fils ne dit rien ; mais il fit une grimace et s'essuya
les doigts, ainsi qu'Hamlet dut le faire après avoir rejeté au
loin le crâne d'Yorick , comme si en ce moment, où il venait
de toucher un nègre , il avait peur qu'il ne lui fût resté du
noir aux mains.
Pour ramener la conversation à son point de départ infini-
ment plus agréable, Martin laissa tomber ce sujet, car il s'é-
tait clairement aperçu que c'était un thème dangereux à ravi-
ver même dans les plus favorables circonstances , et se remit
à adresser la parole aax jeunes demoiselles, dont le riche cos-
tume était d'une fraîcheur éclatante , chaque partie en étant
aussi soignée que les souliers mignons et les fins bas de soie.
Cette parure lui donna lieu de penser que les deux sœurs
étaient fort au courant des modes françaises, ce dont il fut
bientôt convaincu : car, si leurs connaissances n'étaient pas
des plus nouvelles, du moins étaient-elles fort étendues; l'aî-
née, en particulier, qui avait un talent distingué pour les
arts, la métaphysique , les lois de la pression hydraulique et
les droits dé l'humanité , avait surtout une manière à elle de
confondre toutes ces matières et de passer alternativement
du chapitre des chapeaux à celui des chapiteaux, ou même de
mêler tout cela, avec un aplomb si étonnant, si étourdissant,
qu'au bout de cinq minutes les étrangers perdaient la tête
dans ce chaos.
Martin sentit que la sienne s'en allait, et, pour conjurer le
péril, il pria l'autre sœur de vouloir bien chanter, car il avait
328 VIE ET AVENTURES
aperçu un piano dans la chambre. La jeune fille accéda gra-
cieusement à cette prière ; et un concert à grands airs de bra^
voure commença, exécuté par les demoiselles Norris pour tout
orchestre. Elles chantèrent dans toutes les langues, excepté la
leur, allemand, français, italien, espagnol, portugais, suisse ;
mais de leur propre langue, il n'en fut pas question: la langue
maternelle, fi donc! car les langues sont comme bien des voya-
geurs, qu'on trouve vulgaires chez eux, et qui îont flores à l'é-
tranger.
Il est probable que de langue en langue les demoiselles
Norris fussent arrivées à l'hébreu, si elles n'eussent été in-
terrompues par le domestique irlandais qui, ouvrant vivement
la porte , cria à haute voix :
c Le général Fladdock I
— Ciel!.... s'écrièrent les deux sœurs s'arrêtant aussitôt;
le général de retour ! y>
Comme elles laissaient s'échapper cette exclamation, le gé-
néral, en grand uniforme de bal, parut et s'élança avec une
telle précipitation , qu'ayant accroché ses bottes au tapis et
ayant embarrassé son épée dans ses jambes , il tomba tout de
son long et offrit aux yeux de la société étonnée une drôle, de
petite tonsure toute chauve au sommet de sa tête. Mais ce n'é-
tait pas là le pis : car le général, étant très-gros et très -serré
dans son costume, ne put, une fois à terre, se relever, et fut
obligé de rester là à décrire avec ses bottes des évolutions et
des opérations dont on n'a jamais vu d'exemples dans les
fastes de l'art militaire.
Naturellement, chacun vola aussitôt à son secours, et bien-
tôt le général fut remis sur ses jambes ; mais son uniforme
était si terriblement juste et bien pris, que le général se laissa
relever droit comme un piquet et sans faire un pli, absolument
comme un clown qui fait le mort sur les tréteaux, sans pou-
voir s'aider en rien lui-même jusqu'à ce qu'il fût planté droit
sur les semelles de ses bottes ; alors il s'anima comme un res-
suscité, et. se faufilant de côté, afin de tenir le moins de place
possible et de moins risquer d'érailler la trame d'or de^ ses
épaulettes en les frôlant contre quelque chose, il s'avança, le
visage souriant, pour saluer la maîtresse de la maison.
Certes, il eût été impossible à la famille de montrer une joie
plus pure et plus vive qu'elle n'en témoigna à l'apparition
inattendue du général Fladdock. Le général fut accueilli aussi
chaudement que si New- York avait été en état de siège, et
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 329
qu'il n> eût pas eu d'autre général à embaucher ni pour or
ni pour argent. II fit par trois fois le tour des Norris en leur
pressant les mains, puis il les passa en revue à quelque dis-
tance, comme un brave commandant qu'il était, avec son
grand manteau drapé sur l'épaule droite et rejeté du côté
gauche pour faire valoir sa large poitrine.
a Je revois donc encore une fois , s'écria le général , les
esprits les plus distingués de mon pays !
— Mais oui, dit M. Norris père. Présent, général. »
Alors tous les Norris entourèrent le général, lui demandant
comment il s'était porté , où il avait été depuis sa dernière
lettre, comment il s'était trouvé de son voyage à l'étranger;
particulièrement et par-dessus tout, combien il avait connu
de ces grands ducs, lords, vicomtes, marquises, duchesses,
chevaliers et baronnets, que les peuples de ces contrées plon-
gées dans les ténèbres ont la faiblesse de tant aimer.
« Ne mx'en parlez pas, dit le général, levant la main. J'étais
parmi ces gens-là tout le temps, et j'ai rapporté dans ma malle
des journaux où mon nom se trouve imprimé (il baissa la
voix, de manière à faire plus d'effet sur son auditoire).... oui,
imprimé aux nouvelles de la fashion. 0 préjugés pitoyables
de cette incroyable Europe î
— Ah ! ); s'écria M. Norris père, qui secoua la tête d'un air
mélancolique et dirigea un regard sur Martin, comme s'il
voulait dire : «Je ne puis le nier, monsieur; je voudrais pou-
voir le faire pour vous être agréable.
— Quel étroit développement du sens moral dans ce pays !
reprit le général; quelle absence de toute dignité morale chez
l'homme !
— Ahl soupirèrent tous les Norris, dans un profond abat-
tement.
—- Vraiment, poursuivit le général, je n'eusse pu m'en
faire une idée exacte avant de l'avoir vu sur place, de mes
propres yeux. Norris, votre imagination n'est pas une imagi-
nation ordinaire, et cependant vous n'eussiez pu vous-même
vous en faire une idée si vous ne l'aviez vu sur place, de vos
propres yeux.
— Non certainem.ent, dit M. Norris.
— Les exclusions , l'orgueil , les formalités , l'étiquette,
s'écria le général, pesant avec emphase sur chacun de ces
mots ; les barrières artificielles élevées entre les hommes ; la
division de l'espèce humaine en cartes à figures et basses
330 VIE ET AVENTURES
eartes de touto sorte, trèfle, carreau, pique, tout excepté du
cœur!
— Ah ! s'écria la famille entière; ce n'est que trop vrai,
général !
— Attendez , dit vivement M. Norris père en le prenant
par le bras. Vous avez sûrement fait la traversée sur leScrew,
général?
— Oui, sur le Screw.
— Est-il possible I s'écrièrent les jeunes filles ; la drôle de
chose 1- »
Le général paraissait fort en peine de comprendre pourquoi
sa traversée sur le Screw produisait une telle sensation, et il
n'était pas près de résoudre la question, quand M. Norris le
présenta à Martin, en disant :
« Voici, je pense, un de vos compagnons de voyage.
— De mes compagnons?:., répéta le général. Du tout. »
Jamais il n'avait aperçu Martin ; mais Martin l'avait bien
vu, et il le reconnaissait, maintenant qu'ils étaient face à face,
pour le gentleman qui, vers la fin de la traversée, avait plongé
l'es mains dans ses poches et arpenté le pont avec les narines
dilatées. Tous les yeux étaient fixés sur Martin. Il n'y avait
pas moyen d'échapper à un aveu. La vérité dut se faire jour.
« Je suis venu sur le même bâtiment que le général, dit-il,
mais non dans la même chambre. Gomme il me fallait obser-
ver la loi de la plus stricte économie , j'ai pris passage sur
l'arrière. >
Si l'on avait attaché le général en travers à la bouche
d'un canon et commandé le feu en ce moment, il n'eût
pu témoigner une plus profonde consternation qu'il n'en fit
paraître après avoir entendu ces paroles. Lui Fladdock ,
Fladdock en grand uniforme de la milice, le général Fladdock,
Fladdock le bienvenu des nobles étrangers , être exposé à
connaître un individu qui était arrivé sur l'arrière d'un pa-
quebot, au prix de quatre livres dix schellings! à rencontrer
cet individu dans le sanctuaire même de la fashion de Nev?'-
York! à le voir s'ébattre dans le sein de l'aristocratie de New-
York ! Un peu plus, et il allait poser la main sur la garde de
son épée.
Un silence de mort régnait parmi les Norris. Si cette his-
toire venait à s'ébruitur, leur parent de province les aurait
déshonorés par son imprudence. Ils étaient considérés comme
les astres les plus brillants d'une sphère à part dans New- York.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 331
Au-dessus comme au-dessous d'eux, il y avait d'autres sphè-
res élégantes ; et, parmi ces sphères, aucune des étoiles qui
la composaient n'avait rien à démêler avec les étoiles des au-
tres sphères. Mais parmi toutes les sphères, quelles qu'elles
fussent, le bruit allait courir que les Norris, trompés par des
manières et des dehors de gentleman, avaient, au mépris de
leur haute position, a: reçu chez eux » un homme sans dollars,
un inconnu 1... 0 aigle gardien de la pure république, avaient-
ils donc vécu pour cette humiliation I
« Permettez-moi de prendre congé de vous , dit Martin
après un silence terrible. Je sens que je cause ici au moins
autant d'embarras que j'en éprouve moi-même. Mais avant de
sortir, je dois décharger de toute responsabilité ce gentleman
qui, en me présentant dans une si haute société, ignorait, je
vous l'assure, combien j'en étais indigne. *
En achevant ces mots, il salua les Norris et s'éloigna comme
une statue de neige, glacé au dehors, brûlant au dedans.
« Allons, allons ! dit M. Norris père, qui, tout pâle, promena
son regard sur les assistants lorsque Martin eut fermé la
porte, le jeune homme aura toujours pu observer ce soir un
raffinement de ton et de manières, une distinction simple et
aisée, une grandeur d'élégance sociale auxquels il est étranger
dans son pays. Espérons que cette rencontre éveillera en lui
le sens moral.»
Si le sens moral, cet article particulièrement transatlan-
tique (car, à en croire les hommes d'État, les orateurs et les
pamphlétaires indigènes, l'Amérique en a monopolisé l'hon-
neur) ; si cet article, particulièrement transatlantique, est censé
correspondre à un sentiment général de bienveillance pour
l'humanité tout entière, il est certain qu'il avait alors bien
besoin de s'éveiller chez Martin : en effet, tandis qu'il enjam-
bait les rues à grands pas ayant Mark à ses talons, son sens
immoral était activement en j^u et lui faisait prononcer entre
les dents des phrases féroces qu'heureusement pour notre voya-
geur personne n'entendit. Cependant il avait fini par retrouver
assez de sang-froid pour pouvoir commencer à rire de l'inci-
dent, quand derrière lui il entendit le bruit d'un autre pas ; il
se retourna et reconnut son ami Bevan, tout hors d'haleine.
Celui-ci prit le bras de Martin, qu'il pria de marcher plus
lentement. Pendant quelques minutes il garda le silence, puis
enfin :
« J'espère, dit-il, que vous n'avez pas besoin de l'explica-
332 VIE ET AVENTURES
tion que vous avez donnée tout à l'heure pour m'excuser à
vos propres yeux.
— Que voulez-vous dire? demanda Martin.
— J'espère que vous ne m'imputez pas le tort d'avoir prévu
et deviné la façon dont se terminerait notre visite. Mais je
vous ferais injure de le croire.
— Assurément, dit Martin. Au contraire, je ne vous en suis
que plus obligé de votre bienveillance quand je vois de quelle
étoffe sont faits vos bons citoyens du pays.
— J'estime, répondit son ami, qu'ils sont à peu près faits
de la même étoffe que les autres, s'ils voulaient seulement en
convenir au lieu de se targuer de vaines prétentions.
— Franchement c'est vrai, dit Martin.
— Je parie, reprit le gentleman , que, si vous aviez trouvé
une scène semblable à celle-là dans use comédie anglaise,
vous l'auriez jugée d'une invraisemblance choquante.
— Vous avez bien raison.
— Sans nul doute cette scène est plus ridicule chez nous
que partout ailleurs; mais cela tient aux mauvaises habitudes
qu'on a prises ici. En ce qui me concerne, je puis vous assurer
que je savais parfaitement tout d'abord que vous étiez venu
sur l'arrière ; car j'avais vu la liste des passagers de l'avant,
et je n'y avais pas lu votre nom.
— Je ne vous en suis que plus reconnaissant, dit Martin.
— Norris est un excellent homme à sa manière, fit observer
M. Bevan.
— Lui?... dit brusquement Martin.
— Oh ! oui, il y a en lui cent bonnes qualités. Vous ou tout
autre, vous n'auriez qu'à vous adresser à lui à titre d'inférieur
et le solliciter in forma pauperiSj il serait rempli d'égards et
de considération.
— Ce ne seraitpas la peine d'avoir fait, de mon pays ici, un
voyage de trois mille milles , pour trouver un caractère sem-
blable, dit Martin. Gela se trouve partout. »
Ni le jeune homme ni son ami n'ajoutèrent un seul mot du-
rant le reste du chemin; chacun d'eux paraissait suffisam-
ment occupé de suivre le cours de ses pensées.
Le thé ou le souper, quelque nom qu'on donne au repas du
soir, avait été servi lorsqu'ils atteignirent la maison du
major ; mais la nappe, embellie de quelques taches de plus,
était encore sur la table, à l'extrémité de laquelle mistress
Jefferson Brick et deux autres dames étaient en train de
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 333
prendre le thé ; un extra selon toute apparence, car ces dames
avaient encore leurs chapeaux et leurs châles, comme si elles
ne faisaient que d'arriver. A la lueur de trois chandelles
éblouissantes, d'inégale longueur et posées dans des flam-
beaux de forme diverse, la chambre ne se montrait pas plus
à son avantage qu'au grand jour.
Ces dames causaient toutes trois ensemble à haute voix
quand Martin et son ami entrèrent. Mais, à la vue de ces gen-
lemen, elles interrompirent immédiatement leur conversation
et devinrent extrêmement réservées, pour ne pas dire glaciales.
Elles se mirent à échanger à voix basse quelques remarques ;
et, vraiment, à la température de leur froideur excessive,
l'eau bouillante de la théière eût pu descendre de vingt
degrés.
« Avez-Yous été à l'assemblée, madame Brick ? demanda
Tami de Martin avec une sorte de clignement d'œil malicieux.
— Je viens du cours, monsieur.
— Pardon. J'avais oublié. Yous n'allez pas à l'assemblée, je
crois. »
Ici la dame qui se trouvait assise à la droite de mistress
Brick poussa un pieux soupir comme pour dire : « C'est moi
qui y vais ! î Et, en effet, elle y allait à peu près chaque soir
de la semaine.
oc Vous avez eu un bon sermon, madame ? » demanda M. Be-
van , s'adressant à cette dame.
Celle-ci leva les yeux d'une façon dévote et répondit :
(( Oui. » Elle avait entendu avec la plus grande satisfaction
un beau sermon, solide, bien épicé, dans lequel ses amis et
connaissances étaient joliment arrangés, et qui leur faisait
parfaitement leur affaire. De plus, son chapeau avait éclipsé
tous les chapeaux de la congrégation ; aussi était-elle satis-
faite à tous égards.
€ Quels cours suivez-vous en ce moment, madame ? dit
l'ami de Martin, se tournant de nouveau vers mistress Brick.
— La Philosophie de l'Ame, les mercredis.
— Et les lundis?
— La Philosophie du Crime.
— Et les vendredis?
— La Philosophie des Légumes.
— Vous avez oublié les jeudis, la Philosophie du Gouver-
nement, ma chère, fit observer la troisième dame.
-=" Nûu- dit mistress Brick, c'ast le mardi.
334 VIE ET AVENTURES
— C'est vrai 1 s'écria la dame. C'est la Philosophie de la
Matière qui se fait le jeudi, par conséquent.
^Vous le voyez, monsieur Chuzzlewit, nos dames sont
fort occupées, dit Bevan.
— Ce que vous dites est bien vrai, répondit Martin. Entre
ces graves occupations du dehors et leurs devoirs de famille
au logis, ieur temps doit être parfaitement rempli.... »
Martin s'arrêta court ; il avait vu en effet que les dames ne
le regardaient pas d'un œil très-favorable , bien qu'il fût à
cent lieues de deviner ce qu'il pouvait avoir fait pour mériter
l'expression de dédain qui se laissait lire sur leurs traits. Mais
lorsque, au bout de quelques moments à peine, elles montèrent
à leurs chambres, M. Bevan lui apprit que les soins domesti-
ques étaient fort au-dessous de la dignité de ces dames phi-
losophes, et qu'il y avait cent à parier contre un que, sur ces
trois dames, pas une ne saurait faire pour elle-même le plus
facile ouvrage de femme , ni façonner pour quelqu'un de ses
enfants le plus simple objet de toilette.
« Ne vaudrait-il pas mieux qu'elles eussent entre les mains
des instruments aussi inoffensifs que des aiguilles à tricoter,
par exemple, plutôt que ces armes à double tranchant de la
philosophie? Ceci est une autre question; mais ce dont je puis
répondre seulement, c'est qu'elles n'y gagnent pas une égra-
tignure. Les dévotions et les lectures publiques sont nos bals
et nos concerts. Nos dames vont à ces lieux de rendez-vous
pour se soustraire à la monotonie de leur existence, inspecter
leurs toilettes réciproques ; puis elles s'en retournent au logis
comme elles sont venues.
— Par ce mot « logis, y> entendez-vous une maison comme
celle-ci ?
— Très-souvent. Mais je m'aperçois que vous êtes mor-
tellement fatigué; il faut que je vous souhaite bonne nuit. De-
main matin, nous discuterons vos projets. Déjà vous ne savez
que trop qu'il est inutile de rester dans cette ville où il n'y a
aucune chance pour vous. Il vous faudra aller plus loin.
Pour trouver pis ? dit Martin, citant le vieil adage.
— J'espère bien que non. Mais en voilà assez pour aujour-
d'hui, 'est-ce pas?... Bonne nuit! »
Ils se pressèrent les mains avec effusion et se séparèrent.
Dès que Martin fut seul , il sentit tomber cette surexcitation
de la nouveauté et du changement, qui l'avait soutenu à tra-
vers les fatigues de la journée ; et il était si abattu, si épuisé,
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 335
qu'il n'avait même pas la force de monter l'escalier et de se
traîner jusqu'à sa chambre.
Dans un espace de douze à quinze heures, quelle métamor-
phose avaient subie ses espérances et ses beaux projets! Neuf
et étranger comme il l'était au sol qu'il foulait, à l'air qu'il
respirait, il ne pouvait plus, devant tous les incidents de cette
seule journée, se soustraire au triste pressentiment que son
plan était décidément à vau-l'eau. Souvent, à bord du vaisseau,
il l'avait trouvé téméraire et imprudent; mais une fois arrivé,
il l'avait envisagé avec plus d'espérance, tandis que mainte-
nant il n'y voyait plus que ténèbres sombres et effrayantes.
Quelques pensées quil appelât à son aide, elles s'offraient à
lui sous des formes pénibles et décourageantes et ne lui prê-
taient aucune consolation. Les diamants mêmes qui brillaient
à son doigt étaient comme des larmes étincelantes , et leur
éclat ne reflétait pas un seul rayon d'espérance.
11 était resté près du poêle, toujours plongé dans ses sombres
pensées, sans faire attention aux autres pensionnaires qui
arrivaient un à un de leurs magasins et de leurs comptoirs,
ou bien des tavernes du voisinage, et qui, après avoir donné
d'amples accolades à un grand cruchon blanc rempli d'eau qui
se trouvait posé au bord de la table, et s'être complu dans leur
dégoûtante station au-dessus des crachoirs de métal, allaient
pesamment gagner leurs lits. Enfin Mark Tapley entra et le
secoua par le bras, croyant qu'il s'était endormi.
Le jeune homme tressaillit.
« Mark!... s'écria-t-il.
— Tout va bien, monsieur, dit le joyeux domestique en
mouchant la chandelle avec ses doigts. Votre lit n'est pas des
plus grands, monsieur ; et il ne faudrait pas un homme bien
altéré, pour boire avant déjeuner toute l'eau qui doit vous
servir à faire votre toilette , et pour avaler la serviette par-
dessus le marché. Mais cette nuit , monsieur , vous dormirez
sans roulis.
— Il me semble que la maison danse sur la mer, dit Martin
qui chancela en se levant; je suis tout brisé.
— Eh bien 1 moi, je me sens jovial et gai comme un pinson,
dit Mark. Mais, mon Dieu! ce n'est pas sans raisons. Ah!
c'est ici que j'aurais dû naître 1 voilà mon opinion. Prenez-
garde à la marche, ajouta-t-il, car ils montaient l'escalier.
Vous souvenez- vous, monsieur, du gentleman qui était à bord
du Screw^ et qui avait cette toute petite malle ?
336 VIE ET AVENTURES
— La valise?... Oui.
— Eh bien, monsieur, on lui a rendu ce soir le linge blanc
qu'on a mis à la porte de sa chambre, ici près. Vous n'avez
qu'à voir, en passant, combien il y a peu de chemises, mais
combien il y a de devants , et vous ne serez plus étonné qu'il
eût si peu de bagage. »
Mais Martin éprouvait trop de fatigue et d'accablement pour
s'occuper de quoi que ce fût, encore moins d'une découverte
si pe-i intéressante. M. Tapley, sans se laisser rebuter par son
indifférence, le mena jusqu'au haut de la maison, et le fit en-
trer dans la chambre disposée pour le recevoir. Cette chambre,
fort petite , n'avait que la moitié d'une croisée , un bois de lit
semblable à un coffre sans couvercle , deux chaises, un carré
de tapis comme ceux qui servent pour essayer dessus les sou-
liers qu'on achète tout faits dans les magasins de confection
en Angleterre ; un petit miroir cloué au mur, et un lavabo avec
un pot dans une aiguière, qu'on eût pu prendre pour un pot
au lait dans un bol.
« Je suppose que dans ce pays-ci les gens se lavent à sec
avec une serviette, dit Mark ; il faut qu'ils soient tous atteints
d'hydrophobie, monsieur.
— Otez-moi mes bottes, je vous en prie, dit Martin, se lais-
sant tomber sur une des deux chaises. Je suis rompu, je suis
à moitié mort, tant je me sens tout courbatu.
— Vous ne direz pas cela demain matin, monsieur, répliqua
Mark ; vous ne le direz même plus ce soir, monsieur, quand
vous aurez tâté de ceci. »
Et là-dessus , il tira: un grand verre plein jusqu'aux bords
de morceaux de glace transparente , parmi lesquels se trou-
vaient une ou deux tranches minces de citron avec une ïiqueur
dorée, d'une apparence exquise, qui montaient à l'appel de la
cuiller des profondeurs du verre, à la vue charmée du spec-
tateur.
« Gomment appelez-vous ceci? » dit Martin.
Mais M. Tapley, sans rien répondre, se contenta de plonger
un chalumeau dans le mélange , ce qui imprima un agréable
mouvement aux morceaux de glace, et il indiqua, par un geste
significatif, que c'était là l'agent qui devait servir à l'amateur
pour pomper ce breuvage ravissant.
Martin prit le verre d'un air étonné, appliqua ses lèvres au
chalumeau , et leva ses yeux avec une expression d'extase. Il
ne s'arrêta pas avant d'avoir humé jusqu'à la dernière goutte.
DE MARTIN GHUZZLE V/IT. 337
« Monsieur!. . dit Mark, retirant le verre d'une manière
triomphante. Si jamais il vous arrivait d'être à moitié mort,
quand je ne serais pas là , tout ce que vous auriez à faire,
ce serait de prier le premier venu d'aller vous chercher un
savetier.
— D'aller me chercher un savetier !... répéta Martin.
— Cette admirable invention, monsieur, dit Mark, cares-
sant doucement le verre vidé, s'appelle un savetier. Un save-
tier au vin de Xérès, si vous lui donnez son nom tout au long ,
un savetier tout court, si vous abrégez le nom. Maintenant,
vous êtes en état de quitter vos bottes, et, à tout égard, vous
devez vous sentir un autre homme. y>
Après avoir débité cet exorde solennel, il apporta le tire-
bottes.
<r Songez-y bien. Mark, dit Martin, je ne retombe pas
dans ma faiblesse.... Mais, juste ciel! si nous allions nous
trouver relégués dans quelque partie sauvage de ce pays, sans
ressources, sans argent!
— Eh bien! monsieur, répondit l'imperturbable Tapley,
d'après ce que nous avons vu jusqu'ici, j'ignore si, tout con-
sidéré, nous ne serions pas beaucoup mieux dans les parties
sauvages que dans les contrées civilisées.
— 0 Tom Pinch, Tom Pinch ! dit Martin d'un ton pénétré,
que ne donnerais-je pas pour être encore auprès de vous,
pour entendre encore votre voix , fût-ce dans la pauvre
chambre à coucher de la maison de Pecksniff !
— 0 Dragon, Dragon, dit Mark faisant un écho chaleureux,
si entre vous et moi il n'y avait un peu d'eau, et si ce n'é-
tait pas une faiblesse de songer au retour, je crois que j'en
dirais autant. Mais je suis ici, ô Dragon, à New-York, en
Amérique, et vous, vous êtes dans le Wiltshire, en Europe ;
et il faut faire fortune, ô Dragon, et la faire pour une jeune
beauté; et si vous allez voir le Monument, ô Dragon, ne vous
arrêtez pas en bas des marches du perron, ou bien vous n'ar-
riverez jamais au sommet.
— Sagement dit, Mark! s'écria Martin. Nous devons regar-
der en avant.
— Dans tous les livres d'histoires que j'ai lus, monsieur,
les gens qui regardaient derrière eux étaient changés en
pierres; et j'ai toujours pensé que c'était leur faute et qu'ils
avaient bien mérité leur sort. Je vous souhaits une bonn*^
nuit, monsieur, et de doux rêves.
Martin Chuzzlewit.— i 22
338 VIE ET AVENTURES
— Alors ilfaut que ce soient des rêves de ma bonne Albion,
dit Martin en s' étendant dans son lit.
— Je dirai de même, murmura Mark Tapley, lorsqu'il fut
entré dans sa propre chambre , où Martin ne pouvait plus l'en-
tendre. Car si, avant de sortir d'embarras, nous ne trou-
vons pas à exercer encore un peu mieux notre patience pour
avoir quelque mérite de plus à être jovial, je veux me faire
citoyen des États-Unis ! »
Laissons-les mêler et confondre dans leurs rêves les om-
bres d'objets éloignés d'eux, à mesure qu'elles se dessinent
sur le mur, en formes fantastiques, à la clarté vaporeuse
d'une pensée sans règle. Cette histoire plus vaporeuse encore,
comme le rêve d'un rêve, va s'élancer rapidement, changer
de théâtre et traverser d'un bond l'Océan pour débarquer sur
les rivages de l'Angleterre.
CHAPITRE XVIII.
En relation d'affaires avec la maison Anthony Chuzzlewit et fils , d'où
l'un des associés se retire d'une manière tout à fait inattendue.
Le changement engendre le changement. Rien ne se pro-
page plus vite. Si un homme habituellement enfermé dans un
cercle étroit de travaux et de plaisirs, qu'il franchit rarement,
fait un pas au dehors, quelque courte que soit la distance qui
l'en sépare, son départ du lieu monotone où il a rempli un
rôle important a l'air d'être le signal d'un désordre immédiat,
comme si, dans la brèche qu'il a laissée, une sorte d'explosion
se produisait, qui pulvérise tout ce qui était solide ; et comme
s'il suffisait d'un peu moins de quelques semaines pour dés-
unir et détraquer tout ce que le cours des ans avait réuni et
cimenté étroitement. La mine que le temps a lentement creusée
sous les objets accoutumés éclate en un instant; et là où, une
minute auparavant, on voyait un rocher, il n'y a plus que
sable et poussière.
Bien des hommes ont, à une époque ou à une autre, éprouvé
jusqu'à un certain point cet effet. Nous ferons fidèlement con-
naître jusqu'où les lois naturelles -du changement avaient
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 339
exercé leur empire dans la petite sphère d'action que Martin
avait quittée.
a Que ce printemps est froid!... disait un soir, d'un ton gé-
missant, le vieil Anthony en se rapprochant du feu. Il est
certain qu'il faisait plus chaud que ça dans ma jeunesse.
— Avec tout cela, vous n'avez pas besoin d'aller roussir"
vos habits, fit observer l'aimable Jonas , qui leva ses yeux du
journal de la veille. Le drap n'est déjà pas si bon marché!
— Brave entant!... s'écria le père en soufflant sur ses
mains glacées et les frottant de son mieux l'une contre l'autre.
Quel garçon prudent! Jamais il ne s'est abandonné aux va-
nités du luxe de la toilette; non, non, jamais !
— Quant à ça, je ne sais pas trop ce que je ferais, dit le
fils en reprenant la lecture de son journal, si je pouvais le
faire pour rien.
— Ah ! oui, si!... dit le vieillard qui se dilata de joie. Mais
c'est égal, il fait bien froid.
— Laissez donc le feu tranquille ! cria M. Jonas, arrêtant la
main de son vénéré père au moment où celui-ci s'emparait du
tisonnier. Voulez-vous manquer dans votre vieillesse, que vous
dissipez en ce moment?
— Je n'en aurais pas le temps, Jonas, dit le vieillard.
— Temps de quoi?... hurla l'héritier.
— Le temps de manquer. Je voudrais bien que cela me fût
possible!
— Vous avez été toujours aussi égoïste qu'un vieil escar-
got, dit Jonas, trop bas il est vrai pour être entendu de son
père, et en attachant sur lui un regard sombre. Vous soutenez
bien votre caractère. Vous ne vous inquiétez pas de manquer,
n'est-ce pas ? Oh! c'est sûr, vous ne vous en inquiétez pas. Et
si votre chair, votre sang, venait à manquer par la même oc-
casion, cela vous serait bien égal, vieux caillou! »
Après avoir formulé cette respectueuse allocution, il saisit
sa tasse et se mit à boire ; car, en ce moment, le père, le fils
et Ghuffey, étaient en train de prendre le thé. Alors, regardant
de nouveau son père d'un œil fixe et s'arrêtant par intervalles
pour absorber une gorgée de thé, il poursuivit sur le même
ton que" précédemment :
« Manquer!... vous êtes un drôle de vieux, pour parler de
manquer par le temps qui court. N'allez-vous pas commencer
à parler de ça? Fort bien! le temps de manquer ? Non, non,
j'espère bien que vous ne l'aurez pas. C'est bien ce qui vous
ZkO VIE ET AVENTURES
gêne : vous ne demanderiez pas mieux que de vivre une
couple de centaines d'années si c'était possible, et encore ne
seriez-vous pas content. Je vous connais!... y>
Le vieillard soupira et se pencha de nouveau vers le feù.
M. Jonas le menaça du bout de sa cuiller à thé en métal an-
glais, et, prenant la question d'un point de vue plus élevé,
il se mit à la traiter avec des arguments de la plus haute
moralité.
« Si telle est votre disposition d'esprit, grommela-t-il tou-
jours à demi- voix, pourquoi n'aliénez -vous pas votre bien?
Achetez une rente viagère à bon marché, et mettez à prix cette
vie si intéressante pour vous et pour quiconque tenterait la
spéculation. Mais non, cela ne vous conviendrait pas. Ce se-
rait une conduite trop naturelle envers votre fils, et vous ai-
mez mieux tenir avec lui une conduite dénaturée en le dépos-
sédant de ses droits. En vérité, je serais honteux de mon
rôle si j'étais à votre place, et je m'empresserais d'aller me
fourrer la tête vous savez où. »
Il est à présumer que cette dernière expression se rappor-
tait au mot de tombe ou sépulcre, ou cimetière ou mausolée,
un mot enfin que la tendresse filiale de M. Jonas ne lui per-
mettait pas aisément de prononcer. Le jeune homme ne
poussa pas plus loin son thème ; car Chuflfey paraissant s'être
aperçu, du coin accoutumé où il se tenait près de la cheminée,
qu'Anthony prêtait l'oreille et que Jonas avait l'air de parler,
s'écria tout à coup, comme par inspiration :
« C'est votre propre fils, monsieur Ghuzzlewit. Votre propre
fils, monsieur I »
Le vieux Chuffey ne se doutait guère du sens profond qu'a-
vaient ces mots ; il ne se doutait pas de l'amère satire qu'il
venait de lancer et de l'impression qu'elle eût faite dans l'âme
du vieillard , s'il avait pu connaître les paroles qui erraient
sur les lèvres de son fils ou les pensées qu'il nourrissait dans
son esprit. Mais le son de la voix de Chuffey détourna le
cours des réflexions d'Anthony et le ramena à la question.
« Oui, oui, Chuffey, Jonas est un morceau du vieux bloc.
Le bloc est bien vieux maintenant, Chuffey, dit Anthony avec
un air d'étrange abattement.
— Oh oui ! joliment vieux, dit Jonas par confirmation.
— Mais non, mais non, dit Chuffey. Non, monsieur Chuzzle-
wit. Pas du tout vieux, monsieur.
— Oh! cet homme est pire que jamais! s'écria Jonas avec
DE MARTIN GHUZZLEWIT. Zki
un profond dégoût. Sur mon âme, père, il devient par trop
f-tupide.... îtletenez votre langue, s'il vous plaît!
— Il dit que vous avez tort ! cria Anthony à son vieux com-
mis.
— Tut ! tuti répondit Chuffey. Je sais ce qu'il en est. Je dis
que c'est lui qui a tort ; c'est lui qui a tort. C'est un enfant.
Voilà ce qu'il est. Vous aussi, monsieur Ghuzzlewit, vous êtes
comme un enfant. Ah! ah! ah ! Vous êtes presque un enfant,
en comparaison de bien d'autres que j'ai connus; vous êtes
un enfant auprès de moi; vous êtes un enfant pour nous tous.
Ne l'écoutez pas! »
En achevant ce discours extraordinaire (car pour GhufFey
c'était une tirade d'éloquence sans précédent connu) , le
pauvre vieux fantôme prit sous son bras paralysé la main de
son maître qu'il couvrit de la sienne, comme pour défendre
M. Ghuzzlewit.
« Ghuff, je deviens chaque jour de plus en plus sourd, dit
Anthony avec un ton aussi doux ou, pour parler plus exacte-
ment, avec aussi peu de rudesse qu'il lui était possible.
— Non, non, cria Ghuffey. Gela n'est pas. Et qu'est-ce que
ça ferait? Voilà bien vingt ans que je suis sourd, moi.
— Je deviens aussi de plus en plus aveugle, dit le vieillard
en secouant la tête.
— Bon signe! cria Ghuffey. Ah! ah ! le meilleur signe qu'il
y ait au monde ! Auparavant, vous y voyiez trop bien. »
Il tapota la main d'Anthony comme lorsqu'on veut apaiser
un enfant, et, tirant le bras du vieillard un peu plus vers lui,
il désigna de ses doigts tremblants la place où Jonas était
assis , comme s'il voulait l'inviter à s'en éloigner. Mais An-
thony demeurant immobile et silencieux , le vieux commis
cessa insensiblement de l'étreindre, et rentra dans son coin
accoutumé : il se bornait à avancer sa main de temps en
temps et à toucher doucement l'habit de son bien-aimé patron,
comme s'il voulait s'assurer que M. Ghuzzlewit était toujours
auprès de lui.
Dans la stupéfaction que lui avait causée toute cette scène,
Jonas n'avait pu rien faire que contempler les deux vieil-
lards, jusqu'au moment oii Ghuffey fut retombé dans son état
habituel et où Anthony se fut assoupi ; alors il se soulagea
de ses émotions en se rapprochant du premier de ces person-
nages et en faisant mine, comme on dit en langage vulgaire >
de « lui cogner la tête. »
3k2 VIE ET AVENTURES
ce Voilà deux ou trois semaines qu'ils jouent ce jeu, pensa
Jonas plongé dans une sombre rêverie. Je n'ai jamais vu mon
père s'occuper autant de cet homme qu'il l'a fait dans ces der-
niers temps. Eh quoi ? est-ce que par hasard vous feriez la
chasse aux héritages, monsieur Ghufï, hein? »
Mais Chuffey était aussi loin de se douter des pensées de
M. Jonas que de le voir s'approcher avec son poing fermé
qu'il lui tenait tout près de l'oreille. L'ayant menacé tout à
son aise, Jonas prit le flambeau sur la table, et, passant dans
le cabinet vitré, il tira de sa poche un trousseau de clefs. Au
moyen de l'une d'elles , il ouvrit un compartiment secret du
bureau, ayant soin de regarder à la dérobée, pendant ce temps,
pour s'assurer que les deux vieillards étaient bien encore de-
vant le feu.
« Tout est en bon ordre, dit Jonas, soutenant sur sa tête le
couvercle du bureau ouvert et déployant un papier. Voici le
testament, monsieur Ghuff. Trente livres sterling par an pour
votre entretien, mon vieux compagnon, et tout le reste pour
son fils unique Jonas. Vous n'avez pas besoin de vous donner
tant de peine à faire le bon apôtre. Vous n'y gagneriez rien.
Hé ! qu'est-ce c'est que ça?... »
C'était assurément quelque chose d'effrayant. De l'autre côté
du vitrage, un visage regardait avec curiosité dans l'intérieur
du cabinet; et ce regard était fixé non sur Jonas même, mais
sur le papier qu'il tenait à la main. Car les yeux attachés
attentivement sur l'écriture se levèrent vivement lorsque
Jonas eut jeté cette exclamation. Alors les yeux en question
rencontrèrent ceux de Jonas , et il se trouva qu'ils ressem-
blaient à ceux de M. Pecksniff.
Laissant tomber à grand bruit le couvercle du bureau, mais
sans oublier de le fermer à clef, Jonas, pâle et sans souffle,
contempla ce fantôme.
Le fantôme fit un mouvement, ouvrit la porte et pénétra
dans le cabinet.
« Qu'est-ce qu'il y a? cria Jonas qui recula. Qu'est-ce que
c'est? D'où venez- vous? Que voulez- vous?
— Ce qu'il y a?... dit la voix de M. Pecksniff, en même
temps que M. Pecksniff en chair et en os lui décochait un sou-
rire aimable. Ce qu'il y a, monsieur Jonas ?
— Qu'avez-vous besoin de venir regarder là , et de vous
mêler de ce qui ne vous concerne pas? dit aigrement Jonas.
Qu'est-ce qui vous prend de venir en ville de cette façon et de
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 343
tomber chez les gens à l'improviste? 11 est étrange qu'un
homme ne puisse pas lire le.... le journal dans son propre
bureau sans être espionné et effrayé par des individus qui
entrent sans prendre la peine de s'annoncer. Pourquoi n'avez-
vous pas frappé à la porte ?
— C'est ce que j'ai fait, monsieur Jonas, répondit Pecksniff,
mais on ne m'a pas entendu. J'étais curieux, ajouta-t-il avec
son air gracieux, tout en posant sa main sur l'épaule du jeune
homme, de savoir quelle partie du journal vous intéressait si
fort; mais la vitre était trop sombre et trop sale. »
Jonas jeta un regard rapide sur le vitrage. Bien. Il n'était
pas très-propre : Pecksniff avait dit la vérité.
« Etait-ce de la poésie? demanda M. Pecksniff, agitant
l'index de sa main droite d'un air d'agréable plaisanterie. Ou
bien était-ce de la politique ? ou bien était-ce le tarif des va-
leurs ? la chose la plus importante , monsieur Jouas ; la plus
importante !
— Vous brûlez, mon cher, répondit Jonas, qui s'était remis
et mouchait la chandelle ; mais , par le diable ! qu'est-ce que
vous revenez chercher à Londres ? Ma foi ! il y a lien aussi
de quoi effaroucher un homme , quand il se voit tout à coup
inspecté par un individu qu'il croyait être à soixante ou
soixante-dix milles.
— Sans doute, dit M. Pecksniff. Vous avez raison, mon cher
monsieur Jonas ; car le cœur humain étant constitué comme il
l'est....
— Oh ! laissons là le cœur humain , interrompit Jonas avec
impatience, et apprenez-moi ce qui vous amène.
— Une petite affaire qui m'est survenue à l'improviste.
— Oh I si ce n'est que ça, s'écria Jonas, bien! Mon père
est dans la chambre voisine. Holà! mon père , voici Pecks-
niff!... Je crois que chaque jour- sa caboche devient de plus
en plus trouble, murmura Jonas en faisant faire un demi-tour
à son vénéré père. N'entendez-vous pas que je vous dis que
Pecksniff est ici, idiot ?... »
L'effet combiné des secousses qu'il recevait et des tendres
remontrances de son fils ne tarda point à éveiller le vieillard,
qui fit à M. Pecksniff un accueil empressé ; ce qu'on pouvai;
attribuer en partie au plaisir qu'il avait à voir ce gentleman,
en partie à la satisfaction ineffable qu'il éprouvait en se sou-
venant de l'avoir appelé un hypocrite. Gomme M. Pecksniff,
arrivé depuis une heure seulement à Londres, n'avait pas en-
2kk VIE ET AVENTURES
core pris le thé , on lui servit les restes de la collation avec
une tranche de lard. Jonas, qui avait affaire dans la rue
voisine , sortit pour aller à son rendez-vous, en promettant
d'être de retour avant que M. Pecksniff eût achevé son repas.
c( Maintenant , mon bon monsieur , dit M. Pecksniff à An-
thony, maintenant que nous voilà seuls, apprenez-moi, je
vous prie, ce que vous me voulez. Je dis que nous sommes
seuls, parce que je pense que notre cher ami M. Ghuffey est,
métaphysiquement parlant, un.... dirai-je un mort* ? demanda
M. Pecks.iiiff avec son plus doux sourire et en penchant sa
tête de côté.
— Il ne nous voit ni ne nous entend.
— Eh bien alors, j'ose dire avec la plus profonde sympathie
pour sa disgrâce, et la plus haute admiration pour les qualités
excellentes qui font également honneur à sa tête et à son
cœur, qu'il est ce qu'au jeu on appelle un mort. Vous me fai-
siez donc observer, mon cher monsieur...?
— Te ne vous adressais aucune observation, que je sache ,
repartit le vieillard.
— Je vous dirai moi.... insinua doucement M. Pecksniff.
— Vous médirez, vous?... Quoi?
— Je vous dirai, continua M. Pecksniff, qui avant tout se
leva pour aller voir si la porte était bien fermée, puis, au re-
tqur, arrangea sa chaise de façon que ladite porte ne pût être
même entre-bâillée sans qu'il s'en aperçût aussitôt; je vous
dirai que jamais dans ma vie je n'ai éprouvé autant d'étonne-
ment qu'à la réception de votre lettre d'hier. Que vous me
fissiez l'honneur de désirer conférer avec moi sur un sujet
particulier, cela avait déjà lieu de me surprendre; mais que
vous ayez voulu exclure de cette conférence M. Jonas lui-
même, ceci est, pour un homme à qui vous avez fait une in-
jure verbale (purement et simplement une injure verbale, que
vous avez sans doute dessein de réparer), une preuve de con-
fiance qui m'a soulagé, qui m'a ému, qui m'a transporté. »
Il avait toujours la langue bien pendue ; mais il prononça
cette courte harangue d'une façon plus coulante que jamais :
il est vrai qu'il avait mis un certain soin à la préparer sur
l'impériale de la diligence.
Bien qu'il se fût arrêté pour attendre une réponse et qu'il
eût dit avec raison qu'il était venu sur l'invitation d'Anthony,
{. Terme ûq wliist.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 345
le vieillard restait en face de lui immobile, silencieux, le vi-
sage sans expression. Il ne semblait pas avoir le moindre dé-
sir, la moindre velléité de poursuivre la conversation, quoi-
que M. Pecksniff consultât la porte du regard, tirât sa montre
et lui donnât à entendre par bien d'autres signes qu'ils
avaient peu de temps à eux, et que Jonas, s'il tenait parole,
ne tarderait pas à revenir. Mais le plus étrange incident de
toute cette étrange entrevue, c'est que tout à coup, dans
l'éclair d'un moment, et si vivement qu'il était impossible de
s'en rendre compte ni d'observer aucune modification chez
Anthony, les traits du vieillard reprirent leur ancienne expres-
sion , et qu'il cria en frappant violemment de sa main sur la
table, comme si, depuis leur fâcheuse rencontre, il n'y eût pas
eu de lacune dans la conversation :
« Voulez-vous bien retenir votre langue, monsieur, et me
laisser parler? j>
M. Pecksniff s'inclina d'un air de déférence, et se dit à part
lui : « Je savais bien que sa main était changée et son écri-
ture vacillante. C'est ce que je disais hier. Hélas! Bon Dieu!
— Jonas en tient pour votre fille, Pecksniff, dit le vieillard
de son ton habituel.
— Nous avons causé de cela, monsieur, si vous vous le rap-
pelez, chez mistress Todgers, répondit le vertueux architecte.
— Vous n'avez pas besoin de parler si haut, répliqua An-
thony ; je ne suis pas si sourd. »
M. Pecksniff avait sans doute élevé la voix , non pas tact
parce qu'il croya.t Anthony atteint de surdité que parce qu'il
jugeait à peu près éteintes en lui les facultés de l'entende-
ment; mais ce mauvais accueil fait à une marque d'attention
obligeante le déconcerta fort : aussi, ne sachant plus trop sur
quel pied danser, fît-il une nouvelle inclination de tête en-
core plus humble que la première.
c Je vous ai dit, répéta le vieillard, que Jonas en tient pour
votre fille.
— Une charmante enfant, monsieur, murmura M. Pecks-
niff voyant que son interlocuteur attendait une réponse. Une
chère enfant, monsieur Ghuzzlewit, je le dis en toute assurance,
bien qu'il ne m'appartienne pas de le dire.
— Vous savez bien qu'il n'en est rien, s'écria le vieillard,
sortant à moitié de son fauteuil pour avancer d'une aune vers
le traître son visage flétri. Vous mentez! n'allez- vous pas en-
core faire l'hypocrite?
346 VIE ET AVENTURES
— Mon bon monsieur.... balbutia M. PecksnÀff.
— Ne m'appelez pas un bon monsieur, répliqua Anthony, et
n'ayez pas la prétention d'en être un vous-même. Si votre fille
était ce que vous voulez que je la croie , elle ne conviendrait
pas à Jonas. Étant ce qu'elle est, je pense qu'elle lui convien-
dra. Il eût pu se tromper dans le choix d'une femme, prendre
une coureuse de bals qui s'endettât et dissipât sa fortune. Or,
quand je serai mort... »
Gomme il prononçait ce dernier mot, sa physionomie s'al-
téra si horriblement , que M. Pecksniff ne put pas s'empêcher
de regarder d'un autre côté.
(( Si pareille chose devait arriver , j'en aurais plus de cha-
grin que si cela s'était passé de mon vivant; oui, ce serait
pour moi une insupportable torture que de savoir qu'on irait
jeter dans le ruisseau ce que je me suis tant tourmenté à
amasser, ce qui m'a donné tant de peine à acquérir. Non,
ajouta le vieillard d'une voix enrouée , qu'au moins cela soit
sauvé , que ce gain-là nous reste et survive à tant d'autres
pertes que j'ai faites.
— Mon cher monsieur Chuzzlewit, dit Pecksniff, ce sont là
des idées déraisonnables. C'est tout à fait hors de propos,
tout à fait invraisemblable, j'en suis sûr. La vérité, mon cher
monsieur, c'est que vous n'êtes pas bien !
— Je ne suis toujours pas mourant! cria Anthony avec une
sorte de grognement semblable au rire d'une bête féroce. Je
n'en suis pas là! j'ai encore quelques années à vivre. »
Et montrant son débile commis :
« P^egardez celui-ci. La Mort n'a pas le droit de le laisser
debout et de me faucher. »
M. Pecksniff était tellement effrayé à la vue du vieillard, et
si complètement bouleversé de le trouver dans un pareil état,
qu'il n'eut pas même assez de présence d'esprit pour tirer un
lambeau de moralité du grand magasin qu'il avait toujours
tout prêt dans sa poitrine. Aussi balbutia-t-il que, selon tou-
tes les lois de convenance et de décence, c'était à M. Ghuffey
à mourir le premier; et que , d'après tout ce qu'il avait en-
tendu dire de -M. Ghuffey, d'après les quelques renseigne-
ments qu'il possédait lui-même sur ce gentleman, il était per-
sonnellement convaincu que M. Ghuffey jugerait à propos de
mourir dans le plus bref délai possible.
«Venez ici! dit le vieillard, l'invitant à s'approcher da-
vantage. Jonas sera mon héritier, Jonas sera riche ; bonne au-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 3^7
baine pour vous. Vous le savez , Jonas en tient pour votre
fille.
— Je sais tout cela, pensa M. Pecksniff ; vous me l'avez dit
assez souvent.
— Il pourrait trouver plus d'argent qu'elle ne lui en appor-
tera, dit le vieillard; mais elle l'aidera à conserver celui qu'ils
auront. Elle n'est ni trop jeune ni trop étourdie, et elle sort
d'une maison qui ne lâche pas prise aisément. Mais pas de
finasseries; elle ne tient Jonas que par un fil, et, si vous le
serrez trop (je connais bien le caractère de Jonas), le fil rom-
pra. Attachez le fil tandis que Jonas y est disposé; attachez-
le, Pecksniff. Vous êtes trop profond. Si vous le menez comme
ça, vous verrez qu'il vous plantera là et vous laissera à cent
lieues de lui. Allons donc, homme onctueux, croyez-vous que
je n'aie pas des yeux pour voir comment vous l'avez amorcé
depuis le commencement ?
— A présent, pensa M. Pecksniff le regardant d'un air sou-
cieux, je me demande si c'est là tout ce qu'il avait à me dire! »
Le vieil Anthony se frotta les mains , murmura quelques
mots , se plaignit de nouveau d'avoir froid , rapprocha son
siège du feu; puis tournant le dos à M. Pecksniff, et le men-
ton incliné sur sa poitrine, il parut, au bout d'une minute,
avoir complètement oublié la présence de l'étranger.
Cette courte entrevue , étrange dans sa forme et peu satis-
faisante pour le fond, avait pourtant fourni à M. Pecksniff une
indication précieuse qui, à défaut de plus amples renseigne-
ments, valait toujours bien ses frais de voyage , aller et re-
tour. Car, jusqu'à présent (faute d'une occasion favorable), le
bon gentleman n'avait jamais pu pénétrer dans les profon-
deurs du caractère de M. Jonas, et toute recette pour attraper
un tel gendre était digne d'attention, surtout une recette écrite
sur un feuillet détaché du livre paternel. Curieux de profiter
jusqu'au bout d'une si favorable occasion, et craignant d'en
perdre la chance s'il permettait à Anthony de s'endormir
avant d'avoir achevé de dire tout ce qu'il avait à dire,
M. Pecksniff usa d'une foule de moyens ingénieux pour attirer
son attention , en se livrant aux préparatifs de son festin ,
œuvre à laquelle il s'appliquait maintenant avec ardeur :
ainsi il se mit à tousser, àéternuer, à entre-choquer les tasses,
à aiguiser les couteaux, à laisser tomber le pain, et amsi de
suite. Efforts superflus : M. Jonas rentra sans qu'Anthony eût
dit un mot de plus.
348 VIE ET AVENTURES
« Gomment I mon père encore endormi! s'écria-t-il en ac-
crochant son chapeau et jetant les yeux sur le vieillard. Ah!
et il ronfle. L'entendez- vous?
— Il ronfle ferme, dit M. PecksnifT.
— Il ronfle ferme! répéta Jonas. Oui, laissez -le faire quant
à ça : partout où il est, il ronfle pour six.
— Savez-vous, monsieur Jonas, dit Pecksniff, que je
trouve.... ce n'est pas pour vous effrayer.... mais je trouve
que votre père se casse ?
— Oh ! vous trouvez ? répliqua Jonas avec un mouvement
de tête tout à fait en harmonie avec l'observation qu'il allait
faire. Tudieu I vous ne savez guère combien il est solide. Il
n'est pas prêt à déménager de sitôt.
— J'ai été frappé du changement que j'ai remarqué sur ses
traits et dans ses manières.
— Vous vous trompez bien, allez! dit Jonas qui s'assit d'un
air sombre. Jamais il n'a été mieux que maintenant. Gomment
va-t-on chez vous ? Gomment va Gharity ?
— Florissante, monsie*ur Jonas, florissante.
— Et r autre ?... Gomment va-t-elle?
— Légère et badine créature!... dit M. Pecksniff s'aban-
donnant à une tendre rêverie. Elle va bien, elle va bien, ce Dili-
gente comme l'abeille, » elle voltige du parloir à la chambre à
coucher, monsieur Jonas; comme le papillon, elle butine de la
cave au grenier; comme l' oiseau-mouche, elle trempe son petit
bec dans notre vin de groseilles ! Ah 1 mon jeune ami , si elle
pouvait être un peu moins étourdie qu'elle ne l'est, et ne pos-
séder que les excellentes qualités de Cherry !
— Est-elle donc si étourdie? demanda Jonas.
— Bon! dit M. Pecksniff avec une grande expansion; il ne
m'appartient pas d'être trop sévère pour mon enfant; mais elle
paraît ainsi à côté de sa sœur Gherry. Voici un bruit étrange,
monsieur Jonas l
— Quelque chose de dérangé dans la pendule, je suppose,
dit Jonas, qui regarda ce meuble. Ainsi Vautre n'est point
votre favorite, n'est-ce pas? »
Le bon père se préparait à répondre , et déjà il avait appelé
sur son visage une expression de sensibilité profonde, quand
le bruit qu'il avait signalé déjà se reproduisit.
<c Sur ma parole , monsieur Jonas , voilà une pendule ex-
traordinaire, » dit Pecksniff.
Oui, la pendule eût été extraordinaire, en effet, si elle avait
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 349
produit le bruit qui les avait étonnés tous deux ; mais c'était
une autre horloge qui se détraquait, à force d'avoir marqué les
heures, et c'était elle dont on entendait le bruit. Un cri poussé
par Chuffey, un cri que les habitudes silencieuses du vieux
commis rendaient cent fois plus retentissant et plus formi-
dable, fît vibrer la maison depuis le toit jusqu'à la cave : Jonas
et Pecksniff, tournant les yeux, aperçurent Anthony Chuzzle-
wit gisant sur le sol, et Chuffey à genoux auprès de lui.
Anthony était tombé de son siège par un soubresaut; il était
étendu là, faisant des efforts violents pour respirer ; chacune
de ses veines était contractée , chacun de ses nerfs gonflé
comme pour venir porter témoignage de sa vieillesse et som-
mer la nature de ne point se mêler de sa guérison. C'était
chose effrayante de voir le principe de vie enfermé dans cette
enveloppe usée lutter comme un démon farouche impatient
de briser sa chaîne, et battre en brèche son ancienne prison.
Un jeune homme dans la plénitude de sa vigueur, luttant avec
cette énergie du désespoir, eût offert un spectacle terrible;
mais un vieux corps recoquillé, doué d'une force extraordi-
naire et, à chaque mouvement de ses membres et de ses join-
tures, donnant un démenti à son apparence caduque, c'était
un spectacle vraiment hideux.
Ils le relevèrent et allèrent chercher en toute hâte un chi-
rurgien qui saigna le malade et lui administra quelques re-
mèdes ; cependant les syncopes durèrent si longtemps , qu'il
était minuit passé quand on put le mettre au lit, calme enfin,
mais sans connaissance et épuisé.
« Ne partez pas, dit Jonas, approchant ses lèvres terreuses
de l'oreille de M. Pecksniff et lui parlant tout bas de l'autre
côté du lit. C'est fort heureux que vous ayez été là quand cette
crise Fa saisi. On aurait pu dire que c'était ma faute.
— Vous !... s'écria M. Pecksniff.
— Je ne sais pas ce qu'ils auraient pu dire, répliqua Jonas,
essuyant la sueur qui découlait de son visage pâle. On dit tant
de choses !... Comment le trouvez-vous? »
M. Pecksniff secoua la tête.
« J'avais l'habitude de plaisanter , vous savez , dit Jonas ;
mais jamais je.... je n'avais désiré sa mort. Croyez-vous qu'il
soit si mal ?
— Le docteur l'a dit; vous l'avez entendu, répondit M. Pecks-
niff.
— C'est vrai; mais peut-être disait-il cela pour grossir sa
350 VIE ET AVENTURES
note dans le cas où le malade viendrait à guérir. Il ne faut pas
que vous partiez, Pecksniff. Maintenant que les choses en sont
venues là, je ne voudrais pas pour mille livres sterling n'avoir
pas un témoin, d
Ghuffey ne disait rien, n'entendait rien. Il s'était installé sur
une chaise au bord du lit, et il restait ainsi sans faire un seul
mouvement, sauf quand parfois il penchait la tête vers l'oreiller
et paraissait écouter. Seulement , dans le cours de cette nuit
funèbre, M. Pecksniff, ayant un peu sommeillé, se réveilla sous
l'impression confuse d'avoir entendu Ghuffey prier et mêler
étrangement à ses prières entrecoupées des figures, non pas
de rhétorique, mais d'arithmétique.
Jonas resta également assis, dans la même chambre, toute
la nuit; non pas il est vrai à une place où son père pût l'aper-
cevoir s'il reprenait connaissance , mais caché derrière lui et
se bornant à consulter les yeux de M. Pecksniff pour savoir
comment allait le malade. Ce rustre grossier, qui si longtemps
avait gouverné la maison en maître.... maintenant aussi lâche
qu'un chien couchant , n'osait seulement pas bouger et crai-
gnait de voir son ombre même flotter sur la muraille !
Le jour était revenu avec tout son éclat et son mouvement.
Jonas et Pecksniff laissèrent le vieux commis veiller Anthony
et descendirent déjeuner. La foule allait et venait rapidement
dans la rue ; on ouvrait les portes et les fenêtres ; les voleurs
et les mendiants reprenaient leurs postes accoutumés ; les ou-
vriers s'empressaient de se rendre à leur tâche ; les marchands
rangeaient leur boutique ; les huissiers et les constables étaient
à l'affût ; toutes sortes de créatures humaines, chacune de son
côté, engageaient aussi vivement le combat de la vie que le
vieil Anthony disputait le moindre grain du sabher presque
vide, comme s'il s'agissait d'un empire.
« S'il arrive quelque chose, Pecksniff , dit Jonas, il faut me
promettre que vous resterez ici jusqu'à ce que tout soit ter-
miné. Je veux que vous voyiez que je ferai convenablement
les choses.
— Je sais que vous ferez tout ce qu'il faudra, monsieur Jonas,
dit Pecksniff.
— Oui, oui , mais je serais fâché qu'on en doutât. Je ne
veux pas que personne ait le droit d'articuler une syllabe
contre moi. Je sais bien ce qu'on va dire.... comme s'^7 n'était
pas vieux, ou que j'eusse des recettes pour lui conserver la
vie I »
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 351
M. Pecksniff promit de rester , si les circonstances le fai-
saient désirer à son estimable ami; et ils achevaient leur dé-
jeuner en silence, quand tout à coup une forme leur apparut,
si semblable à un fantôme que Jonas poussa un cri perçant et
que tous deux reculèrent d'horreur.
Le vieil Anthony, vêtu comme à l'ordinaire, était dans la
chambre, près de la table....
Il s'appuyait sur l'épaule de son mystérieux ami ; sa face
livide, ses mains racornies, ses yeux vitreux, tout, jusqu'aux
gouttes de sueur qui humectaient son front, tout portait un
mot écrit par un doigt éternel, le mot : Mort.
Il leur parla; c'était en apparence quelque chose comme sa
voix, mais une voix devenue creuse et mince ainsi que le visage
d'un mort. Dieu seul sait ce qu'il dit. Il semblait prononcer
des mots , mais c'étaient des mots tels que jamais oreille hu-
maine n'en entendit. Et ce qu'il y avait de plus terrible, c'est
qu'il restait là , debout , parlant dans une langue qui n'était
pas de ce monde.
« Il va mieux à présent, dit GhufTey, beaucoup mieux. Faites-le
asseoir dans son vieux fauteuil , et il va se remettre. Je lui
disais bien de ne pas s'inquiéter. Je le lui ai dit encore hier. »
On mit le malade dans son grand fauteuil, et on le poussa
jusqu'auprès de la fenêtre. Alors , tenant la porte ouverte, on
l'exposa au libre courant de l'air matinal. Mais ni l'air du
matin , ni tous les vents qui jamais soufflèrent entre le ciel et
la terre , n'eussent pu donner au malade un nouveau souffle
de vie.
Plongez-le jusqu'au menton dans un bain de pièces d'or , et
ses doigts appesantis n'en pourront pas seulement gripper
unel
GHAPITE,E XIX.
Le lecteur est mis en rapport avec certains industriels, et verse une
larme sur la piété filiale du bon M. Jdnas.
M. PecksnifT était dans un cabriolet de louage , car Jonas
Ghuzzlewit avait dit : « N'épargnez point la dépense. » Le
monde est méchant dans ses pensées et ses odieux soupçons,
352 VIE ET AVENTURES
et Jonas était bien décidé à ne pas donner prise aux mauvais
propos. Il ne voulait pas qu'on accusât le fils d'Anthony d'a-
voir lésiné sur les funérailles de son père. Aussi , jusqu'à ce
que les obsèques fassent accomplies , Jonas avait-il pris pour
devise : « Dépensez et n'épargnez rien ! »
M. Pecksniff s'était rendu chez l'entrepreneur de pompes
funèbres ; il se mit en devoir d'aller ensuite trouver un autre
fonctionnaire de deuil , un fonctionnaire femelle , une garde-
malade, une surveillante, une de ces femmes qui accomplissent
pour les parents du mort une tâche tout à fait intime. On la
lui avait recommandée ; son nom , tracé sur un bout de pa-
pier que M. Pecksniff avait à la main , était Gamp ; elle rési-
dait dans Kingsgate-Street, High Holborn. M. Pecksniff, em-
porté par son cabriolet de louage , roulait donc sur le pavé de
Holborn, en quête de Mme Gamp.
Cette dame logeait dans la maison d'un marchand d'oiseaux,
à deux portes de la célèbre taverne du Pâté de mouton , et
juste en face de l'original restaurant du Civet de chat, établis-
sement dont le renom était bien et dûment attesté par l'en-
seigne de la devanture. C'était une petite maison, ce qui n'en
valait que mieux : car Mme Gamp étant, au plus haut degré de
son art, une garde-malade ou, comme l'indiquait parfaitement
son tableau, une ce sage-femme, » et logeant au premier étage
sur le devant, on pouvait aisément l'avertir la nuit en jetant
dans sa croisée des cailloux, une canne ou des débris de pipe :
moyens beaucoup plus efficaces que le marteau de la porte
de la rue , lequel était fait de façon à éveiller aisém.ent la rue
entière et même à faire craindre au dehors que le feu ne fût
dans Holborn, sans cependant produire la moindre impression
dans l'intérieur du logis auquel s'adressait cet appel.
11 advint dans cette occasion que Mme Gamp avait été sur
pied toute la nuit précédente dans l'attente d'une cérémonie,
à laquelle l'usage des commères a donné le nom qui exprime
en quelques syllabes la malédiction prononcée contre Adam.
Il se trouva que Mme Gamp n'avait pas été régulièrement re-
tenue d'avance, mais bien appelée au moment de la crise, vu
la grande réputation dont elle jouissait , pour assister de ses
conseils une autre dame de sa profession, et enfin que, toutes
les choses étant parfaitement terminées, Mme Gamp était re-
venue chez elle, à la maison du marchand d'oiseaux, et s'était
mise au lit. Ainsi, lorsque M. Pecksniff arriva dans son ca-
briolet, les rideaux de Mme Gamp étaient soigneusement tirés,
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 353
et Mme Gamp n'avait pas tardé à s'endormir derrière ses ri-
deaux.
Il n'y avait pas grand mal à ça, si le marchand d'oiseaux se
fût trouvé chez lui , comme il aurait dû y être; mais il était
dehors, et sa boutique était close. Les volets cependant n'en
étaient pas fermés, et derrière chaque carreau on pouvait voir
un tout petit oiseau dans une toute petite cage, gazouillant et
exécutant sa voltige désespérée , et se cognant la tête au haut
des barreaux ; tandis qu'un malheureux chardonneret, qui ha-
bitait le sommet d'une villa peinte en rouge avec son nom
inscrit sur la porte, tirait de l'eau pour son usage particulier
et faisait un muet appel à quelque brave homme pour lui ver-
ser dans son eau ne fût-ce qu'un liard de poison. En atten-
dant, la porte était fermée. M. Pecksniff tourna et retourna le
loquet : il ût tinter sourdement à l'intérieur une sonnette fê-
lée ; mais personne ne se montra. Le marchand d'oiseaux
avait, outre son état , la spécialité de barbier à la mode et de
coiffeur fashionable ; peut-être l' avait-on envoyé quérir tout
exprès du quartier de la cour à l'autre bout de la ville , pour
accommoder un lord ou disposer la frisure d'une lady ; quoi
qu'il en soit, notre homme n'était point chez lui, et tout ce que
pouvaient voir de sa personne les gens qui avaient affaire à lui,
c'était son enseigne professionnelle ou, si vous l'aimez mieux,
l'emblème de sa vocation ; un joli tableau ma foi, dans son genre !
représentant un coiffeur élégant frisant une belle dame devant
un grand piano droit tout ouvert, et breveté s. g. d. g.
Eu égard à ces circonstances, M. Pecksniff, dans la naïveté
de son cœur , recourut au marteau de la porte. Mais à peine
eut-il frappé deux coups, que chaque fenêtre de la rue com-
mença à s'embellir de têtes de femmes ; et avant même qu'il eût
pu répéter son manège , des troupes entières de femmes ma-
riées (dont quelques-unes étaient en mesure de donner avant
peu de l'occupation à Mme Gamp) vinrent se grouper autour
du pas de la porte, criant toutes d'un commun accord et avec
une rare ardeur : ce Frappez à la fenêtre , monsieur, frappez
à la fenêtre. Bonté du ciel ! il est inutile de perdre ainsi votre
temps. Frappez à la fenêtre 1 »
Docile à ce conseil et, pour le mettre à exécution, empriin-
tant le fouet du cocher, M. Pecksniff opéra un remue-ménage
parmi les pots de fleurs rangés au premier étage et éveilla
Mme Gamp qu'on entendit crier, à la grande satisfaction de?i
commères: « J'arrive! »
Mabtin Chuzzlewft. — I 23
354 VIE ET AVENTURES
(c II est pâle comme un linge, dit une de ces dames, faisant al-
lusion à M. PecksnifT.
— Il ne fait que son devoir , pour peu qu'il ait des senti-
ments humains, » dit une autre.
Une troisième matrone, qui avait les bras croisés, dit qu'elle
eût désiré que ce monsieur eût choisi un autre moment pour
venir chercher Mme Gamp, mais que c'était toujours ce qui
lui arrivait à elle-même.
Ces remarques causèrent beaucoup d'embarras à M. Pecks-
niff; car il voyait bien qu'on supposait qu'il était venu cher-
cher Mme Gamp non pour une sortie de la vie, mais pour une
entrée en ce monde. Mme Gamp partageait cette erreur géné-
rale ; en efifet , ayant ouvert la croisée , elle cria derrière les
rideaux tout en s'habillant à la hâte :
ce Est-ce pour mistress Perkins ?
— Non , répondit sèchement M. PecksnifT, vous en êtes a
cent lieues.
— Alors c'est donc M. Whilks ! cria Mme Gamp. N'est-ce
pas , monsieur Whilks , c'est vous ? et cette pauvre mistress
Whiiks qui n'a rien de prêt, pas même une pelote a épingles!...
C'est vous, n'est-ce pas, monsieur Whilks?
— Ce n'est pas M. Whilks, dit Pecksniff. Je ne connais point
ce monsieur. Il n'y a rien de semblable. Un gentleman est
mort, et, comme on a besoin de quelqu'un dans la mai-
son, vous avez été recommandée par M. Mould, l'entrepre-
neur. 3)
Cependant Mme Gamp s'était mise en état de paraître.
Comme elle avait des physionomies de rechange pour toute
occasion, elle se montra à la fenêtre avec une expression de
deuil sur le visage, et dit qu'elle allait descendre immédiate-
ment. Mais les matrones furent très-mécontentes de ce que la
mission de M. Pecksniff n'avait pas plus d'importance; la
dame aux bras croisés lui donna son compte de la bonne fa-
çon , laissant entendre qu'elle voudrait bien savoir de quel
droit il se permettait de venir effrayer des femmes délicates
tf avec ses cadavres, » et exprimant l'opinion personnelle qu'il
était déjà bien assez laid pour servir d'épouvantail par lui-
même. Les autres dames ne restèrent pas en arrière pour ex-
primer des sentiments semblables, et les gamins, qui s'étaient
amassés par vingtaines, se mirent à huer et à bafouer M. Pecks-
niff comme une bande de petits sauvages. Aussi, lorsque
Mme Gamp parut , l' inoffensif gentleman fut-il heureux de la
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 355
pousser sans cérémonie dans ie cabriolet et de partir au grand
trot, sous le feu de l'exécration populaire.
Mme Gamp avait un gros paquet, une paire de socques et
une espèce de parapluie à calèche ; ce dernier article était de
couleur feuille morte , sauf une pièce circulaire d'un bleu vif,
qui avait été adroitement adaptée tout au bout. Encore ahu-
rie par la précipitation qu'elle avait mise à faire ses prépara-
tifs , la dame avait en ce moment de si fausses idées sur les
cabriolets, qu'elle paraissait les confondre avec la malle-poste
ou les diligences ; si bien que , durant le premier demi-mille ,
elle essayait constamment de faire passer de force son bagage
à travers le petit carreau de devant , et criait au cocher de le
mettre sous la bâche. Revenue enfin de son erreur , elle con-
csntra toutes ses inquiétudes sur ses socques, qu'elle lança
nombre de fois dans les quilles de M. Pecksniff , comme s'
elle jouait au jeu de siam. Ce fut seulement lorsqu'ils appro^
obèrent de la maison mortuaire que Mme Gamp retrouva assez
de force et de présence d'esprit pour dire :
«Ainsi donc ce gentleman est décédé, monsieur!... Ah!
c'est grand dommage !... »
Elle ne savait pas même le nom du mort.
or Mais, poursuivit-elle, voilà ce qui nous attend tous iné-
vitablement. C'est aussi certain que notre naissance; toute la
différence, c'est que nous ne pouvons pas en préciser aussi
exactement l'époque. Ah! le pauvre cher homme!... »
Cette Mme Gamp était une grosse vieille femme avec une
voix de rogomme et l'œil humide; elle possédait un talent re-
marquable pour tourner ses yeux et n'en montrer que le blanc.
Comme elle avait le cou très-court, elle ne savait comment
faire pour regarder, s'il est permis de parler ainsi, par-dessus
sa tête, les personnes à qui elle parlait. Elle portait une robe
noire toute crasseuse, et que l'usage du tabac rendait plus sale
encore; le châle et le chapeau étaient à l'avenant.^ Par prin-
cipe et depuis un temps immémorial , elle s'affublait , en sem-
blable occasion , de ces articles de toilette passablement ava-
riés. Ce costume avait le double avantage qu'il témoignait
d'une somme convenable de respect pour le mort et qu'il pou-
vait donner l'idée aux plus proches parents de faire cadeau a
la garde de quelque vêtement plus frais ; et cet appel était
si fréquemment entendu, qu'on pouvait voir à toute heure du
jour et tournure et comme le spectre de Mme Gamp (chapeauz
et le reste', suspendu à une douzaine au moins de boutiques de
356 VIE ET AVENTURES
revendeuses dans Holborn. Mme Gamp avait le visage (le nez
surtout) rouge et bouffi, et il eût été difficile de jouir de sa so-
ciété sans s'apercevoir d'un certain parfum de spiritueux. Comme
bien des personnes qui sont arrivées dans leur profession à
une grande supériorité , elle avait pris la sienne tout à fait à
cœur ; si bien que , mettant de côté ses préférences naturelles
comme femme, elle se rendait avec un zèle égal et un égal
plaisir à un accouchement ou un enterrement.
c Ah! mon Dieu 1 répétait Mme Gamp (car dans les cas de
deuil cette exclamation était toujours de mise); ahl mon
Dieu ! lorsque Gamp fut appelé à son éternelle demeure et que
je le vis couché dans une des salles de l'hôpital de Guy avec
une pièce de deux sous sur chaque œil et sa jambe de bois
sous son bras gauche , je crus que j'allais tomber en défail-
lance. Cependant j'ai pris le dessus. »
Si certains bruits qui circulaient dans les cercles de Kings-
gate-Street avaient quelque fondement , la dame avait en ef-
fet pris le dessus admirablement; elle avait même déployé
assez de force et d'héroïsme pour avoir disposé des restes de
M. Gamp au profit de la science. Mais , en bonne justice , il
convient d'ajouter que l'événement était arrivé il y avait une
vingtaine d'années, et que M. et Mme Gamp avaient été long-
temps séparés pour cause d'incompatibilité d'humeur déclarée
sur la question des liquides.
<c Vous vous êtes consolée depuis, je suppose? dit M. Pecks-
niflf. L'habitude est une seconde nature , madame Gamp.
— Vous avez raison, c'est une seconde nature, monsieur ,
répliqua la dame. Il arrive d'abord qu'on se trouve bien
éprouvé par de semblables événements : c'est toujours comme
ça. Si je ne me remontais les nerfs avec une petite goutte de
liqueur (car je ne puis en prendre qu'une goutte) , jamais je
ne viendrais à bout de mon ouvrage, o: Mistress Harris, disais-
je la dernière fois que je fus appelée (c'était pour une jeune
personne); mistress Harris, disais-je, laissez la bouteille sur la
cheminée et ne me pressez pas d'en prendre ; je n'ai besoin
que d'y toucher du bout des lèvres quand ça me sera néces-
saire , pour remplir mes engagements de mon mieux. — Mis-
tress Gamp , qu'elle me répondit, s'il y eut jamais une femme
sobre qu'on puisse avoir moyennant dix-huit pence par jour
pour les ouvriers et trois schelliogs six pence pour les bour-
geois (sans compter la nuit , dit Mme Gamp avec énergie, qui
se paye à part) , vous êtes bien cette femme sans prix. — Mis-
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 357
tress Harris, que je lui dis, ne pariez pas d'argeut pour ma
peine ; car, si je pouvais ensevelir tous mes chers semblables
sans demander un sou, je serais heureuse de le faire, tant je
leur porte d'affection. Mais , au bout du compte , tout ce que
je dis, mistress Harris, soit aux messieurs, soit aux dames...
(ici, elle fixa son œil sur M. Pecksniff) , c'est de ne pas me
demander si je veux oui ou non prendre quelque chose, mais
de laisser la bouteille sur la cheminée, pour que j'y puisse
toucher seulement du bout des lèvres quand ça m'est néces-
saire. »
Ils arrivèrent à la maison au moment où se terminait ce
touchant récit. Dans le couloir ils rencontrèrent M. Mould ,
l'entrepreneur des pompes funèbres ; c'était un vieux petit
gentleman , chauve et vêtu de noir ; il avait à la main un car-
net ; une massive chaîne de montre en or sortait de son gous-
set ; sur son visage , une bizarre affectation de tristesse livrait
combat au sourire de la satisfaction : en un mot, il avait l'air
d'un homme qui , tout en se léchant les lèvres après avoir
tâté de bon vin vieux, essayerait de vous faire croire qu'il
vient de prendre là une médecine.
« Eh bien , mistress Gamp , comment ça va-t-il , mistress
Gamp? dit ce gentleman d'une voix aussi posée que l'était son
pas.
— Très-bien, je vous remercie, monsieur, dit-elle, faisant
un beau salut.
— Vous serez parfaitement ici, mistress Gamp. Ce n'est pas
de la petite bière , mistress Gamp. Il faut que tout soit fait
avec soin et avec goût, mistress Gamp, dit l'entrepreneur, se-
couant la tête d'un air solennel,
— Soyez tranquille , monsieur , répondit-elle en saluant de
nouveau. Vous me connaissez de longue date, monsieur, je
m'en flatte.
— Je m'en flatte aussi , mistress Gamp , dit l'entrepreneur,
et je suis tranquille sur votre compte. »
Mistress Gamp salua pour la troisième fois.
M. Mould ajouta en s'adressant à Pecksniff :
« C'est une des affaires les plus émouvantes que j'aie vues
dans tout le cours de l'exercice de ma profession.
— Oh! oui, monsieur Mould! s'écria ce gentleman.
— Jamais, monsieur, je n'ai été témoin de tant d'affection ,
de tant de regret. Point de limites, c'est positif, il ne veut
point de limites.... (Et ici M. Mould ouvrit ses yeux tout
358 VIE ET AVENTURES
grands et se dressa sur la pointe des pieds) point de limites dans
la dépense. J'ai reçu des ordres, monsieur, pour convoquer
tous mes muets*, et les muets coûtent cher, monsieur Pecks-
niff, sans parler de ce qu'ils boivent. J'ai reçu l'ordre de
fournir des poignées plaquées en argent de la meilleure fabrique,
ornées de têtes d'anges du modèle le plus cher; de prodiguer les
plumes à profusion; en un mot, de faire quelque chose de vé-
ritablement magnifique.
— Mon ami, M. Jonas, est un excellent homme, dit
M. PecksnifT.
— J'ai eu occasion , monsieur, dit Mould , d'apprécier des
sentiments d'amour filial , de même que des cœurs dénaturés.
C'est notre lot à nous autres. Nous pénétrons dans la connais-
sance de ces secrets-là. Mais jamais je n'ai observé rien
d'aussi filial , rien d'aussi honorable pour l'humanité , rien
d'aussi bien fait pour nous réconcilier avec le monde dans le-
quel nous vivons. Gela ne sert, monsieur, qu'à mieux prouver
ce qui est si éloquemment démontré par le grand poëte dra-
matique, à jamais regrettable.... enterré à.... à Stratford....
savoir : qu'il y a du bon dans toute chose.
— J'aime beaucoup à vous entendre parler ainsi, monsieur
Mould , observa Pecisnifl".
— Vous êtes trop indulgent, monsieur. Et quel homme c'é-
tait que M. Ghuzzlewit, monsieur! ah! quel homme c'était!
Vous pouvez parler tant que vous voudrez de vos lords-maires,
de vos shérifs, de vos conseillers municipaux, de tous vos
gens de clinquant et d'oripeaux! ajouta Mould en agitant ses
bras comme un défi à la cantonade; mais montrez-moi dans
cette ville un homme qui soit digne de marcher-dans les chaus-
sures de ce bon M. Chuzzlevit qui vient de décéder. Non, non,
cria-t-il d'un ton d'amère raillerie, accrochez-les, ressemelez-
les, réservez-les pour son fils jusqu'à ce qu'il soit assez vieux
pour les porter; mais ne les gardez pas pour votre usage; elles
ne sont pas faites à votre pied. Nous l'avons connu, dit encore
Mould du même ton amer, tout en remettant son carnet dans
sa poche ; nous l'avons connu, et nous ne nous laisserons pas
attraper avec de la camelotte. Bonjour, monsieur, monsieur
PecksnifT. »
M. PecksnifT lui rendit son salut ; et Mould, satisfait de s'ê-
tre signalé , s'en allait avec un sourire vif sur les lèvres ,
i. Pleureurs et pleureuses de louage.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 359
quand heureusement il se rappela la circonstance. Rendant
aussitôt à sa physionomie une expression de tristesse, il sou-
pira, regarda la coiffe de son chapeau, comme pour y trouver
un sujet de consolation ; puis , n'ayant rien trouvé dans son
chapeau, le remit sur sa tête et s'éloigna lentement.
Alors Mme Gamp et M. Pecksniff montèrent l'escalier; et
la dame s'étant fait indiquer la chambre dans laquelle tout ce
qui restait d'Anthony Chuzzlewit gisait sous la couverture,
n'ayant auprès de lui pour le pleurer qu'un cœur dévoué,
et encore le cœur d'un pauvre idiot, laissa M. Pecksniff
entrer dans la sombre chambre située au-dessus et y re-
joindre M. Jonas, de qui i\ était séparé depuis près de deux
heures.
Ce modèle des fils en deuil de leurs pères , cet exemple de
générosité si cher aux entrepreneurs de funérailles, M. Pecks-
niff le trouva à son bureau devant des papiers où il traçait des
chiffres, la plume à la main. Le fauteuil du vieillard, son cha-
peau et sa canne , avaient été enlevés de leur place accoutu-
mée pour ne point raviver le chagrin de sa perte; les stores,
aussi jaunes que les brouillards de novembre, étaient soi-
gneusement tirés; Jonas lui-même était tellement abattu, qu'à
peine entendit-il Pecksniff lui parler et le vit-ii s'avancer dans
la chambre.
« Pecksniff , lui dit-il tout bas , vous voudrez bien régler
tout ça; entendez-vous, je veux que vous puissiez dire à qui-
conque vous en parlera qu'on a bien fait les choses. Y a-t-il
quelqu'un de vos amis qu'il vous plaise d'inviter aux obsèques?
— Non, monsieur Jonas, je ne pense pas.
— Parce que s'il y en a, vous savez, vous pouvez l'inviter.
-Tous n'avons pas de secret à garder,
— Non, répéta M. Pecksniff après un moment de réflexion.
Je ne vous en suis pas moins obligé, monsieur Jonas, de pous-
ser jusque-là votre généreuse hospitalité; mais, réellement, je
n'ai aucune invitation à faire.
— Très-bien, dit Jonas; alors vous, moi, Ghuffey et le doc-
teur, nous remplirons juste une voiture. Nous emmènerons le
docteur, parce qu'il sait quelle était la maladie et qu'il n'y
avait pas de remède possible.
— Où est notre cher ami M. Ghuffey? j demanda Pecksniff,
parcourant la chambre du regard et clignant des deux yeux à
la fois, car l'émotion le dominait.
Mais il fut interrompu par mistress Gamp qui, sans chapeau
360 VIE ET AVENTURES
ni châle, entra dans la chambre la tête haute, à pas inégaux,
et qui, avec une certaine aigreur, demanda à M. Peckaniff un
moment d'entretien particulier.
« Vous pouvez me parler librement ici , dit ce gentleman en
secouant la tête avec une expression de tristesse.
— Ce que j'ai à dire n'est pas trop à sa place devant des
personnes qui sont en train de pleurer des défunts; car c'est
tout bonnement par rapport à la bouteille, sauf votre respect.
J'ai dans mon jeune temps vu le monde, messieurs, et j'espère
connaître mes devoirs et savoir comment je dois m'en acquit-
ter; si je ne le savais pas, il serait fort étrange, il serait très-
coupable même, de la part d'un gentleman tel que M. Mould ,
qui a entrepris l'enterrement des premières familles de ce
pays , et donné toujours d'amples sujets de satisfaction , de
m' avoir recommandée comme il l'a fait. J'ai éprouvé de grands
chagrins par moi-même , ajouta mistress Gamp, appuyant de
plus en plus sur ses paroles, et je sais compatir à la peine de
ceux qui sont affligés ; mais je ne suis ni une Russe ni une
Prussienne, et par conséquent je ne puis souffrir que des es-
pions rôdent autour de moi. »
Avant qu'il fût possible de lui répondre , mistress Gamp ,
devenue cramoisie, poursuivit en ces termes :
« Ce n'est pas chose aisée , messieurs , que de vivre quand
on reste veuve ; surtout quand on est dominée par sa sensibi-
lité , au point que souvent on se trouve dans la nécessité de
travailler à des conditions où on ne peut que perdre sans
pouvoir joindre les deux bouts. Mais, de quelque manière
qu'on gagne son pain, on a à soi une règle et une manière de
voir , et on y tient. Je n'empêche pas, continua Mme Gamp,
se retranchant de nouveau derrière son premier raisonnement
comme dans une forteresse inattaquable, je n'empêche pas,
moi, qu'il y ait des Russes et des Prussiens , si ça leur fait
plaisir ; mais ceux qui ne .sont pas nés comme ça ne pensent
pas de même.
— Si je comprends bien cette brave femme, dit M. Pecks-
niff se tournant vers Jonas, c'est M. Ghuflfey qui l'importune.
Voulez-vous que je le fasse descendre?
— Faites, dit Jonas. Au moment où cette dame est arrivée,
j'allais vous avertir qu'il était en haut. J'irais bien le faire
descendre si.... si je ne préférais que vous y allassiez vous-
même, dans le cas où cela vous serait égal. :»
M. Pecksnifif partit aussitôt , suivi de Mme Gamp gui , Je
DE MARTIN CHUZZLEVvIT. -361
voyant prendre une bouteille et un verre sur le buffet et les
emporter à la main, s'adoucit considérablement.
« J'affirme, dit-elle, que, si ce n'était dans l'intérêt de son
propre repos , je ne m'occuperais pas plus de sa présence , le
pauvre cher homme , que s'il n'était qa'une mouche. Mais les
gens qui n'ont pas plus que lui Thabitude de ces sortes de
choses, y puisent ensuite tellement , que c'est vraiment leur
rendre un service que de ne pas les laisser se contenter là-
dessus. Et même , ajouta Mme Gamp, par allusion sans doute
à quelques fleurs de langage qu'elle avait déjà répandues sur
M. Chuffey, si quelqu'un leur dit des injures, c'est seule-
ment pour les ravigoter. i>
Quelles que fussent les épithètes qu'elle avait octroyées au
vieux commis, elles ne l'avaient nullement ravigoté. Il était
assis à côté du lit, dans le fauteuil qu'il avait occupé toute la
nuit précédente, avec ses mains croisées devant lui et la tête
penchée, et, quand M. PecksnilT et Mme Gamp entrèrent, il
n'eut pas l'air de les remarquer, jusqu'à ce que M. Pecksniff le
prit par le bras. Alors il se leva avec humilité.
« Soixante et dix , dit Ghutrey ; je pose zéro et retiens sept.
Il y a quelques hommes qui sont assez forts pour vivre jus-
qu'à quatre-vingts ans.... Quatre fois zéro font zéro, quatre
fois deux font huit : quatre-vingts. Oh! pourquoi , pourquoi,
pourquoi n'a-t-il pas vécu quatre fois zéro font zéro et quatre
fois deux font huit.... quatre-vingts....
, — Ah! quelle vallée de deuil! s'écria mistress Gamp en
s'emparant de la bouteille et du verre.
— Pourquoi est-il mort avant son pauvre vieux et caduc
serviteur? dit ChuiTey se tordant les mains et levant ses
yeux pleins de douleur. Lui parti, que me reste-t-il?
— M. Jonas , répondit PecksnifT; il vous reste Jonas, mon
bon ami.
— Je l'aimais , s'écria le vieillard en sanglotant. II était
bon pour moi. Nous avions appris ensemble le doit et avoir à
la pension. Une fois je me rappelle que j'ai été de six places
avant lui en arithmétique; oui , Dieu me pardonne! j'ai eu le
cœur d'être avant lui!
— Venez, monsieur Chuffey, dit Pecksniff, suivez-moi. Rap-
pelez à vous votre courage, monsieur Chuffey.
— Oui, je vous suis, répondit le vieux commis; oui. Je re-
prendrai du courage. Oh! Chuzzlewit et fils.... C'est votre pro-
pre fils, monsieur Chuzzlewit, votre propre fils, monsieur! y>
362 VIE ET AVENTURES
Ayant repris son expression habituelle, il se confia à la main
qui le guidait et se laissa emmener. Mme Gamp, la bouteille
sur un genou et le verre sur l'autre, s'assit sur un tabouret,
secouant la tête pendant longtemps, jusqu'à ce qu'enfin, pro-
fondément absorbée sans doute, elle se versa une goutte de
spiritueux et porta le verre à ses lèvres. A cette première goutte
en succéda une seconde, puis une troisième : alors (soit par
suite de ses tristes réflexions sur la vie et sur la mort, soit par
FefTet de sa sympathie pour la liqueur), Mme Gamp tourna les
yeux au point de les rendre invisibles. Mais c'est égal, elle con-
tinuait de secouer la tête.
Le pauvre Ghufîey fut reconduit à son coin accoutumé; il y
resta paisible et en silence, si ce n'est qu'à intervalles éloignés
il se levait et faisait quelques pas dans la chambre en se tor-
dant les mains, ou en poussant tout à coup un cri étrange.
Durant une semaine entière, tous trois restèrent assis au-
tour du foyer, sans mettre le pied dehors. M. Pecksniiï'
aurait bien voulu sortir le soir; mais Jonas avait tellement
peur de le voir s'éloigner, fût-ce une seule minute, que son
ami renonça à cette idée : ainsi, du matin au soir, ils séjour-
naient dans la sombre chambre, sans s'occuper ni se dis-
traire.
Le poids de ce qui était étendu roide et immobile dans cette
sombre chambre de l'étage supérieur pesait si fortement et si
cruellement sur Jonas, qu'il finit par fléchir sous ce fardeau.
Sept longs jours et sept longues nuits, il fut constamment ac-,
câblé par l'idée fixe et effrayante de la présence de ce cadavre
dans la maison. Si la porte remuait, il la regardait tout pâle
et les yeux effarés, comme s'il était persuadé que des doigts
de spectre pressaient le bouton. Si un souffle d'air faisait va-
ciller derrière lui la flamme du foyer, il hasardait un coup
d'œil par-dessus son épaule, comme s'il tremblait d'apercevoir
quelque fantôme se servant de son linceul pour éventer le
feu. Le moindre bruit le troublait; et une fois, la nuit, en en-
tendant un pas au-dessus de sa tête, il s'écria que c'était
le mort qui faisait le tour de sa bière, une, deux, une,
deux, etc.
Il avait pour tout lit un matelas étendu sur le parquet du
salon, sa chambre ayant été assignée à Mme Gamp, etM.Pecks-
niff n'était pas mieux couché. Le hurlement d'un chien devant
la maison le remplissait d'une terreur qu'il ne pouvait dégui-*
ser. Il évitait le reflet des réverbères qui brillaient dans la fe-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 363
nêtre de la maison d'en face, comme si c'eût été « le mauvais
œil » qui fût fixé sur lui. Souvent, au milieu de la nuit, il s'é-
veillait en sursaut de son sommeil troublé, et sans pouvoir se
rendormir il attendait impatiemment le jouri Tous les soins
d'intérieur, et jusqu'à la direction des repas, avaient été aban-
donnés à M. Pecksnifif. Cet excellent gentleman, persuadé qu'il
faut du confort pour soutenir le deuil, et qu'une bonne nour-
riture était indispensable à sa santé, fournissait abondamment
la table de provisions exquises, de nature à faire passer plus
agréablement cette époque de tristesse : c'étaient des ris de
veau, des rognons à l'étuvée, des huîtres, et autres ragoûts
délicats pour le souper de chaque soir ; tout cela, sans oublier
un appel répété aux verres de punch bien chaud, servis pour
le dessert, inspirait à M. PecksnilT des réflexions morales et des
consolations spirituelles qui eussent converti un païen, pour
peu qu'il eût eu quelque connaissance de la langue an-
glaise.
M. Pecksnifif n'était pas le seul, durant ces jours mélanco-
liques, à s'occuper des besoins physiques de l'humanité.
Mme Gamp se montrait aussi très-délicate dans le choix de sa
nourriture, et elle repoussait avec dédain le hachis de mouton.
Pour la boisson, elle avait aussi des habitudes très-régulières,
très-précises: il lui fallait, au lunch, une pinte de petit porter ;
une pinte au dîner; une demi-pinte seulement, pour se soutenir
et se donner du ton, entre le dîner et le thé; et au souper, une
pinte de l'excellente aie supérieure connue sous le nom de Real
old Brightnn Tipper ; tout cela indépendamment de la bouteille
posée sur la cheminée , et de temps en temps une invitation
occasionnelle à se rafraîchir avec quelques bonnes rasades de
vin que lui prodiguait volontiers la politesse de ces deux mes-
sieurs. De leur côté, les employés de M. Mould jugèrent né-
cessaire de noyer leur chagrin, comme on noie un petit chat
à l'aurore de son existence; aussi se grisaient-ils généralement
avant d'entreprendre aucune besogne, de peur que le chagrin
ne prît le dessus et ne les rendît incapables de rien faire. En
résumé, l'ensemble de cette semaine étrange oflfrit l'aspect
d'une jovialité lugubre et d'un enjouement sinistre à la ronde
Taus, à l'exception du pauvre ChufTey, qui se tenait à l'ombre
du tombeau d'Anthony Ghuzzlewit , tous festoyaient comme
autant de goules.
Enfin arriva le jour des funérailles, pieuse et fidèle cérémo-
nie. M. Mould, tenant à la hauteur de son œil un verre de gé-
364 YIE ET AVENTURES
néréux porto, et dans l'autre main sa montre d'or, était adossé
au bureau dans le petit cabinet vitré, et causait avec Mme Gamp.
A la porte de la maison étaient deux muets, se donnant l'air
aussi triste qu'on pouvait raisonnablement l'exiger de gens
qui faisaient une si bonne afifaire : toutes les ressources de l'é-
tablissement de M. Mould avaient été mises en réquisition
dans la maison comme au dehors ; les panaches flottaient, les
chevaux hennissaient, la soie et le velours ondulaient; en un
mot, comme M. Mould le disait avec emphase : « Tout ce
qu'il est possible de faire avec de l'argent , on l'a fait. »
« Et qui peut mieux faire les choses que l'argent, madame
Gamp? s'écria l'entrepreneur en vidant son verre et se léchant
les lèvres.
— Rien au monde, monsieur.
— Rien au monde, répéta M. Mould. Vous avez raison,
madame Gamp. Pourquoi, ajouta-t-il en* remplissant de nou-
veau son verre, dépense-t-on plus d'argent, madame Gamp,
pour un deuil que pour une naissance? Ceci est de votre res-
sort; vous devez vous y connaître. Gomment expliquez-vous
ce fait?
— Peut-être parce que les charges d'entrepreneur coûtent
plus cher que celles de garde, dit Mme Gamp avec un rire
étouffé et en caressant de la main la robe noire toute neuve
dont on venait de lui faire cadeau.
— Ah ! ah ! fit en riant M. Mould. Vous prenez le café à mes
dépens ce matin, mistress Gamp. >
Mais s'apercevant, dans un petit miroir à barbe accroché en
face de lui, qu'il avait l'air trop enjoué , il allongea aussitôt
son visage et lui donna une expression de tristesse.
<r Voilà bien longtemps, monsieur, dit Mme Gamp avec un
salut courtois, que je n'ai pris mon café à mes frais, grâce à
votre bonne recommandation, et j'espère bien qu'il en sera
souvent de même dans l'avenir.
— Je l'espère également, s'il plaît à la Providence, repartit
M. Mould. Mais, c'est égal, mistress Gamp, ce n'est pas ça;
voici le véritable motif : c'est qu'en dépensant largement vis-
à-vis d'un établissement bien posé et où tout est organisé sur
une grande échelle, on cicatrise les plaies des cœurs brisés et
l'on verse du baume sur la douleur. Les cœurs ont besoin d'ê-
tre consolés; la douleur veut du baume quand il y a un décès,
et non quand il survient une naissance. Regardez plutôt le
gentleman d'aujourd'hui; vous n'avez qu'à voir.
DE MARTIN GHUZZLEWIT, 365
~ Un gentleman très-généreux! s'écria Mme Gamp avec
enthousiasme.
— Non, non, dit l'entrepreneur, ce n'est pas du tout un
gentleman très-généreux. Vous vous trompez à son égard.
Mais c'est un gentleman affligé, un gentleman rempli de re-
grets; il sait ce que l'argent a le pouvoir de faire pour lui pro-
curer quelque consolation et pour témoigner de son amour et
de sa vénération envers le défunt. L'argent, ajouta M. Mould.
tournant lentement sa ciiaîne de montre autour de ses doigts
et lui faisant décrire ainsi un cercle à chaque article de dépense,
l'argent peut lui donner quatre chevaux pour chaque voiture ;
il peut lui donner des ornements de velours; il peut lui don-
ner des cochers en manteaux de deuil et en grandes bottes; il
peut lui donner des plumes d'autruche teintes en noir; il peut
lui donner nombre de suivants à pied, vêtus dans le meilleur
style des cérémonies funèbres et portant des bâtons garnis de
cuivre; il peut lui donner une tombe élégante; il peut lui
donner une place dans l'abbaye même de Westminster, s'il
veut faire cette grosse dépense. Et qu'on vienne nous dire
après cela que l'or est un vil métal, quand il peut nous procurer
de si belles choses, mistress Gamp!
— Mais quelle bénédiction du ciel, monsieur, dit Mme Gamp,
qu'il y ait des gens comme vous pour les vendre ou les louer!
— Vous avez raison, mistress Gamp, répondit l'entrepreneur,
nous remplissons nos fonctions avec honneur; nous faisons le
bien sans ostentation, et nous rougirions qu'il en fût ques-
tion sur nos petits mémoires. Que de consolations n'ai-je pas
répandues parmi mes semblables, grâce à mes quatre chevaux
à longues queues pour lesquels, tout harnachés et tout attelés,
je ne demande jamais plus de dix livres dix schellings!... »
Mme Gamp avait sur les lèvres une réponse convenable ,
quand elle fut interrompue par l'apparition d'un des hommes
au service de M. Mould. C'était le maître des cérémonies en
personne, un individu obèse : il portait un gilet descendant
trop bas sur ses jambes pour ne pas choquer toutes les idées
reçues en fait de grâce et d'élégance ; il était orné de ce trait
qu'on appelle au figuré un nez en pied de marmite, et avait
la face toute diaprée de boutons. C'était une plante délicate
dans son jeune temps; mais, à force de s'épanouir dans l'é-
paisse atmosphère des funérailles, la tendre fleur n'était plus
que graine et bourgeons.
<(. Eh bien, Tacker, dit M. Mould , tout est-il prêt en bas?
366 VIE ET AVENTURES
— C'est un beau spectacle , monsieur, répondit Tacker. Ja-
mais Je n'ai vu les chevaux plus fringants et plus frais ; ils
agitent leurs têtes comme s'ils savaient combien coûtent les
plumes qui les décorent. Un, deux, trois, quatre, ajouta
M. Tacker, en prenant sur son bras gauche un nombre égal de
manteaux de deuil.
— Tom est-il là avec le gâteau et le vin? demanda M. Mould.
— Il est prêt à venir au premier appel, monsieur, répondit
Tacker.
— Alors, dit M. Mould, remettant sa montre dans son
gousset et se regardant au petit miroir à barbe, afin de s'as-
surer que son visage avait bien l'expression voulue ; alors je
pense que nous pouvons procéder. Donnez-moi le paquet de
gants, Tacker. Ah! quel homme c'était! Ah! Tacker, Tacker,
quel homme c'était ! »
M. Tacker, qui, vu sa haute expérience en fait d'obsèques,
eût pu être un excellent acteur de pantomime, adressa un cli-
gnement d'œil à Mme Gamp sans rien perdre de la gravité
de son maintien, et suivit son maître dans la chambre voi-
sine.
Il était important pour M. Mould (et c'était même une des
exigences de sa profession) de ne point paraître connaître le
docteur, bien qu'en réalité ils fussent tout près voisins et que
souvent, comme dans le cas actuel, ils travaillassent de com-
pagnie. Ainsi il s'avança pour lui remettre ses gants de che-
vreau noirs, de l'air d'un homme qui ne l'aurait jamais vu de
sa vie ; tandis que , de son côté , le docteur se tenait à dis-
tance, aussi indifférent, en apparence, que s'il n'eût jamais en-
tendu parler d'entrepreneurs, ou comme s'il avait bien pu
passer devant leurs magasins sans s'être jamais trouvé en
rapport avec eux.
(( Gomment? des gants! dit le docteur. Après vous, M. Pecks-
niff.
— Je n'y consentirai pas, répliqua ce dernier.
— Vous êtes trop bon, dit le docteur en prenant une paire.
Je disais, monsieur, que je fus appelé vers une heure et demie,
pour donner mes soins au malade. Gomment ? du gâteau et
du vin!... Du porto ! Je vous remercie. »
M. Pecksniff prit sa part des rafraîchissements.
« Vers une heure et demie , monsieur, reprit le docteur, je
fus appelé pour donner mes soins au malade. Au premier
bruit de la sonnette de nuit, je me levai, j'ouvris la fenêtre et
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 367
je passai la tête. Comment! un manteau 1... Ne le froissez pas
trop. C'est cela. »
M. Pecksniff s'étant couvert également d'un vêtement sem-
blable, le docteur continua ainsi :
a Et je passai la tête. Comment? un chapeau!... Mon bon
ami, celui-ci n'est pas le mien. Monsieur Pecksniff, je vous
demande pardon, mais je crois pourtant que par mégarde nous
avons fait un échange. Merci. Eh bien, monsieur, je voas di-
sais donc...
— Tout est prêt, interrompit Mould à voix basse.
— Tout est prêt? dit le docteur. Très-bien. Monsieur Pecks-
niff, je vous raconterai le reste dans la voiture. C'est fort
curieux. Tout est prêt, n'est-ce pas? Il n'y a pas lieu de crain-
dre la pluie, j'espère?
— Il fait très-beau, monsieur, répliqua Mould.
— J'avais peur que le pavé ne fût mouillé, dit le docteur;
car hier mon baromètre a descendu. Nous avons du bonheur. *
Mais voyant , sur ces entrefaites , que M. Jonas et Chuffey
étaient à la porte, il appliqua sur son visage un mouchoir de
poche blanc, comme s'il avait été saisi tout à coup d'un vio-
lent accès de douleur, et descendit côte à côte avec M. Pecks-
niff.
M, Mould et ses gens n'avaient pas exagéré la splendeur
des préparatifs; car ils étaient réellement magnifiques. Les
quatre chevaux du corbillard surtout se cabraient et piaffaient
et déployaient toute leur gymnastique funèbre; on eût dit
qu'ils savaient que c'était un homme qui était mort et qu'ils
en fussent tout triomphants : « Ils nous domptent, ils nous at-
tellent, ils nous montent , ils nous maltraitent , ils nous ex-
cèdent, ils nous mutilent pour leur satisfaction; mais ils
meurent I hourra ! ils meurent ! d
C'est ainsi que le cortège funèbre d'Anthony Chuzzlewit
passait à travers les rues étroites et les obscures ruelles de la
ville. M. Jonas regardait à la dérobée, par la portière de la
voiture, pour juger de l'effet que le convoi produisait sur le
public; chemin faisant, M. Mould écoutait avec modestie les
exclamations des assistants; le docteur continuait à débiter
à demi-voix son histoire à M. Pecksnifi, sans paraître appro-
cher davantage de la conclusion ; et le pauvre vieux Chufiey
sanglotait dans son coin sans que personne prît garde à lui.
Mais il avait grandement scandalisé M. Mould, dès le début
delà cérémonie, en fourrant son mouchoir au fond de son
368 VIE ET AVENTURES
chapeau d'une façon incongrue et en s'essuyant les yeux du
revers de sa main. Ainsi que M. Mould l'avait déclaré déjà, sa
conduite était indécente, indigne de la circonstance, et l'on
n'eût pas dû admettre M. Ghuffey aux obsèques.
Cependant il y était, le pauvre homme ; et il vint jusqu'au
cimetière où il n'agit pas avec moins d'inconvenance, s'ap-
puyant sur Tacker qui lui dit tout net :
«Vous êtes bon tout au plus pour les enterrements à pied ! »
Mais Ghuffey (Dieu le protège ! ) n'entendait rien que les
échos lointains d'une voix à jamais silencieuse qui retentis-
sait encore au fond de son cœur.
« Je l'aimais ! s'écria le vieillard, se précipitant sur la tombe
quand tout fut achevé. Il était si bon pour moi I... 0 mon bien-
aimé maître et ami!
— Allons, venez, monsieur Ghuffey, dit le docteur ; cela ne
vaut rien ; le sol est argileux , monsieur Ghuffey. Il ne faut
pas faire ça.
— Si nous n'avions eu qu'une cérémonie vulgaire, et que
M. Ghuffey eût été un simple porteur, messieurs , dit Mould,
jetant vers Pecksniff et Jonas un regard suppliant pour les
invoquer et les prier de faire lever Ghuffey, il n'aurait pas pu
se conduire d'une manière plus indécente.
— Gonduisez-vous comme un homme , monsieur Ghuffey ,
dit Pecksniff.
— Gonduisez-vous comme un gentleman, monsieur Ghuf-
fey, dit Mould.
— Sur l'honneur, mon bon ami, murmura le docteur d'un
ton de majestueux reproche en s'approchant du vieillard, ceci
est pire que de la faiblesse. G'estmal! c'est égoïste, c'est
odieux, monsieur Ghuffey. Vous devriez prendre exemple sur les
autres, mon bon monsieur. Vous oubliez que vous n'étiez pas
uni par les liens du sang à notre ami défunt, et qu'il avait un
très-proche et très-cher parent, monsieur Ghuffey.
~ Oui, son propre fils !... s'écria le vieillard, qui joignit les
mains avec une ardeur étrange. Son propre fils! son fils uni-
que !
— Il n'a pas la tête bien saine, dit Jonas, qui devint pâle.
Ne prenez pas garde à ses paroles. Je ne m'étonnerais pas
qu'il ne dît quelque bêtise abominable. Mais ne prenez pas
garde à lui. Je ne m'en préoccupe guère. Mon père l'a laissé à
ma charge , et cela suffit. Il peut dire et faire à présent tout
ce qu'il voudra; j'aurai soin de lui. y>
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 369
A ce nouvel exemple delà magnanimité et de la bienveillanc-
de Jonas, un murmure d'approbation s'éleva du sein des per-
sonnes du deuil (y compris M. Mould et ses joyeux assistants).
Mais Chuffey ne mit pas davantage ces sentiments à l'épreuve.
Il ne dit pas un mot de plus; et, laissé un instant à lui-
même, il regagna la voiture et y remonta.
Nous avons dit que M. Jonas avait pâli lorsque la conduite
du vieux commis attira l'attention générale : son trouble ne
fut toutefois que momentané , et bientôt il eut cessé. Mais ce
ne fut pas là la seule métamorphose qu'on put observer en
lui ce jour-là. Il n'avait pas échappé au regard observateur
de M. Pecksniff qu'aussitôt qu'on eut quitté la maison pour la
cérémonie funèbre, Jonas commença à se remettre; qu'au fur
et à mesure que la cérémonie avançait, Jonas reprenait gra-
duellement, petit à petit, son maintien d'autrefois, son air ha-
bituel, son port accoutumé , ce cachet agréable qui marquait
sa parole et ses façons, enfin qu'à tous égards il redevenait
l'aimable personnage qu'il était jadis. Maintenant qu'ils étaient
assis dans la voiture pour revenir au logis, et surtout lors-
qu'en y arrivant ils trouvèrent que les fenêtres étaient ouver-
tes, que la lumière et l'air circulaient librement, et que toute
trace du dernier événement avait disparu, M. Pecksniff resta
tellement convaincu que Jonas était redevenu le Jonas de la
semaine précédente et n'était plus le Jonas de l'époque inter-
médiaire , qu'il se démit volontairement , et sans le moindre
effort pour la prolonger, de sa récente autorité, et rentra
dans sa position première d'hôte soumis et plein de déférence.
Mme Gamp s'en retourna chez le marchand d'oiseaux, et
dans la nuit même on vint heurter à sa porte et l'éveiller pour
une naissance de deux jumeaux ; M. Mould dîna gaiement au
sein de sa famille et alla passer non moins gaiement la soirée à
son club; l'attelage, après être resté longtemps à la porte d'un
bruyant cabaret/, regagna son écurie ; les panaches avaient été
mis dans les coffres, et douze croque-morts au nez cramoisi
étaient montés sur le haut de la voiture, accrochés chacun à ces
patères de couleur lugubre, où, durant la cérémonie, se balan-
cent les plumes flottantes; les divers ornements de deuil
avaient été soigneusement plies pour être mis à la disposition
de la première personne qui viendrait les louer; les fougueux
chevaux étaient parfaitement calmes et paisibles dans leurs
stalles; le docteur buvait jojeui ement à un dîner de noces,
où il oubliait le milieu de Vh^M^. i'e qui n'avait pas eu de fin : et
Martin Chizzlewit. — i 24
370 VIE ET AVENTURES
du spectacle pompeux de ces quelques dernières heures, il ne
restait plus d'autre vestige que les notes inscrites dans les
livres de l'entrepreneur.
Et dans le cimetière, n'en restait-il rien ? Non, rien même
en ce lieu. Les portes étaient fermées ; la nuit était sombre et
humide ; la pluie tombait en silence à travers les plantes rampan-
tes et les ronces. Là s'élevait un nouveau tumulus qui la veille
au soir n'y existait pas. Le temps , creusant la terre comme
une taupe , avait laissé la trace de son passage en rejetant de
côté une autre motte de terre.
Et c'était tout.
CHAPITRE XX.
Qui sera un chapitre d'amour.
« Pecksnifî, dit Jonas, prenant son chapeau à la patère,
pour voir si la bande de crêpe noir y était bien ajustée, et l'y
remettant avec complaisance après avoir fait cette inspection,
que comptez-vous donner en mariage à vos filles ?
— Mon cher monsieur Jonas, s'écria le tendre père avec un
sourire ingénu, quelle singulière question !
— Ne vous inquiétez pas si ma question est quelque chose
de singulier ou de pluriel, répliqua Jonas, dardant sur M. Pecks-
niff un regard farouche: répondez-y seulement, ou bien n'en
parlons plus. C'est l'un ou l'autre.
— Hum ! mon cher ami, dit M. PecksnilT, posant affectueu-
sement sa main sur le genou de son compagnon, la question
est enveloppée d'une foule de considérations. Ce que je leur
donnerais ?
— Oui, que leur donneriez-vous?
— Eh bien, cela dépendrait naturellement en grande partie
de la qualité des maris qu'elles choisiraient, mon cher jeune
ami. 3)
M. Jonas perdit contenance et se trouva hors d'état de con-
tinuer. La réponse était habile; elle semblait profonde, tant
il y a de sagesse dans la simplicité î
« Le mérite que je voudrais trouver dans un â:endre est
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 371
très-élevé, dit M. Pecksniff après quelques moments de silence.
Pardonnez-moi, mon cher monsieur Jonas, ajouta-t-il, très-
smu, de vous dire que vous m'avez gâté , que vous m'avez fait
concevoir un idéal, un type coloré des teintes du prisme, s'il
m'est permis de me servir de ces expressions.
— Qu'entendez-vous par ces mots ? grommela Jonas, dont
le regard était devenu de plus en plus farouche.
— Vous avez le droit de le demander, mon cher ami. Lo
cœur n'est pas toujours comme les ateliers de la monnaie
royale, avec machine privilégiée pour frapper son métal pré-
cieux au coin légal. Parfois il coule son or dans des moules
étranges, dont l'empreinte n'est pas d'une valeur courante. Ce
Q'en est pas moins de l'or de première qualité, de l'or sterling ;
il a toujours le mérite d'être de l'or pur et sans alliage.
— Vraiment? grommela encore Jonas avec un mouvement
de tête qui indiquait que la chose n'était pas claire dans son
esprit.
— Oui! s'écria M. Pecksniff, plein d'ardeur pour son sujet,
de l'or pur. Pour m'expliquer mieux avec vous, monsieur Jonas,
si je pouvais trouver deux gendres comme vous pourrez un jour
en être un pour un homme délicat et capable d'apprécier une
nature telle que la vôtre, je voudrais, m' oubliant moi-même,
donner à mes filles des dots qui atteignissent les plus extrêmes
limites de mes facultés. »
Cette déclaration était précise, et elle fut faite avec chaleur.
Mais qui pourrait s'étonner qu'un homme tel que M. Pecksniff
se montrât plein d'énergie et d'ardeur sur une semblable ques-
tion, après tout ce qu'il avait vu et entendu dire de M. Jonas:
lorsque l'éloge de ce jeune homme distillait sur les lèvres
mêmes des entrepreneurs de pompes funèbres le miel de l'élo-
quence I
M. Jonas demeura silencieux et contempla pensif le paysage :
car ils étaient assis tous deux en arrière, sur l'impériale de la
diligence qui traversait la campagne. M. Jonas accompagnait
M. Pecksniff jusqu'à son village, où il allait pour changer d'air
et de résidence après ses récentes épreuves.
« Eh bien, dit-il enfin avec une pétulance charmante, sup-
posez que vous trouviez un gendre tel que moi ; après ? »
M. Pecksniff le regarda d'abord avec une surprise inexpri-
mable; puis par degrés s'abandonnant à une vivacité mêlée
d'une certaine émotion, il dit :
« Alors je sais bien de qui il serait le mari.
372 VIE ET AVENTURE
— De qui ? demanda sèchement Jonas.
— De ma fille aînée, monsieur Jonas, répondit Pecksniff , les
larmes aux yeux ; de ma chère Cherry, mon bâton de vieillesse,
mon bien, mon trésor, monsieur Jonas. Rude combat pour un
père, mais c'est dans l'ordre des choses. Il faudra qu'un jour
je me sépare d'elle pour la remettre à un mari. Je sais cela,
mon cher ami. Je suis préparé à ce sacrifice.
— Ma foi ! dit Jonas, il y a longtemps, je pense, que vous
devez y être préparé.
— Beaucoup de prétendants ont voulu me l'enlever. Tous y
ont échoué. «: Jamais, me disait-elle, jamais, papa, je ne don-
nerai ma main si mon cœur n'est pris. » Dans ces derniers
temps elle paraissait moins gaie qu'autrefois.... J'ignore pour-
quoi. 2>
M. Jonas contempla de nouveau la campagne, puis le co-
cher, puis le bagage posé sur l'impériale, puis enfin M. Pecks-
niff; et rencontrant le regard de ce gentleman :
« Je suppose, dit-il^ que vous aurez à vous séparer aussi
de Vautre, un de ces jours ?
— Probablement, dit le père. Les années dompteront l'hu-
meur sauvage de mon oiseau folâtre, et alors l'oiseau sera mis
en cage. Mais Cherry, monsieur Jonas, Cherry....
— Oh ! ah ! interrompit Jonas. Cet oiseau-là, les années
l'ont suffisamment apprivoisé. Personne n'en doute. Mais vous
n'avez pas répondu à ma question. Naturellement, vous n'êtes
obligé à rien , si cela ne vous plaît point. Vous êtes là-dessus
le meilleur juge. »
Il y avait dans cette façon de parler une sorte d'avertisse-
ment bourru donnant à entendre à M. Pecksniff que son cher
ami n'était pas homme à se laisser amuser ou circonvenir, et
que Pecksniff n'aurait rien de mieux à faire que de répondre
positivement à sa question ou de l'avertir sans détour qu'il ne
voulait pas l'éclairer sur le sujet qui l'intéressait. Se rappe-
lant, en face de ce dilemme, la recommandation que le vieil
Anthony lui avait faite presque avec son dernier souffle, il se
décida à parler ouvertement ; il dit donc à M. Jonas (en ap-
puyant sur cette communication, comme sur une preuve de
son grand attachement et de sa confiance), que dans le cas
dont il avait parlé, à savoir, si un homme tel que lui venait
à lui demander la main de sa fille, il donnerait une dot de
quatre mille livres sterling.
« Il faudrait, pour cela, me saigner aux quatre veines, dit ce
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 373
bon père ; mais j'aurais rempli mon devoir, et ma conscience
tne récompenserait. Pour moi, la paix de la conscience est la
meilleure banque. J'ai placé là-dessus ma fortune, une ba-
gatelle, une simple bagatelle, monsieur Jouas ; mais je l'estime
autant que le plus riche trésor, je vous l'assure. »
Les ennemis de l'homme vertueux n'eussent pas manqué de
se diviser sur cette question. Les uns eussent affirmé sans
scrupule que, si la conscience de M. Pecksniflf était sa banque,
3t qu'il en inscrivît toutes les opérations sur son compte cou-
rant, les surcharges et les ratures devaient le rendre indé-
chiffrable ; les autres eussent nié le fait tout simplement , et
iéclaré que c'était une forme purement fictive, un feuillet par-
faitement blanc, ou que, s'il y avait quelques articles inscrits à
son compte, ce devait être avec une espèce particulière d'encre
sympathique, qui ne pouvait se lire qu'au bout d'un temps in-
iéfini , et que M. Pecksniff se gardait bien d'y regarder ja-
nais.
<r Oui, ce serait me saigner aux quatre veines, mon cher ami,
répéta le digne architecte; mais la Providence (peut-être m'est-
:1 permis de dire une providence toute particulière) a béni mes
ïfforts, et je puis garantir que je n'hésiterais pas à faire ce
sacrifice. »
Ici s'élève une question de philosophie : à savoir si M. Pecks-
liff avait ou non raison de dire qu'il eût reçu de la Provi-
ience un patronage, un encouragement particulier dans ses
îfforts. Toute sa vie, il n'avait été occupé qu'à parcourir les
'uelles et les tas d'ordures, un croc d'une main, un petit cro-
chet de l'autre, pour ramasser quelques bons petits chiffons
ju'il fourrait dans son sac. Or, comme un passereau ne peut
;omber sans une permission spéciale de la Providence, il s'en-
suit, et c'est sans doute là-dessus que M. Pecksniff fondait son
•aisonnement, que ce doit être aussi par une permission spé-
ciale de la Providence que vole la pierre de la fronde ou le
Dâton lancé contre le passereau. Le croc ou le crochet de
M. Pecksniff ayant toujours invariablement frappé le passe-
reau à la tête, et l'ayant toujours abattu, ce gentleman pou-
ç-ait se considérer comme autorisé par patente spéciale à
fourrer les passereaux dans sa gibecière, et comme légitime
possesseur de tous les oiseaux empochés par ce procédé.
Combien d'entreprises, nationales et individuelles (mais sur-
tout les premières), passent pour être dirigées spécialement
vers un but glorieux et utile, qui seraient loin de mériter une
374 VIE ET AVENTURES
opinion si favorable, si on voulait les approfondir, au lieu de
se borner à les juger d'après l'étiquette du sac! Les précédents
sembleraient donc démontrer que M. Pecksniff appuyait ses
paroles sur de bons arguments, et qu'il avait pu à juste titre
s'exprimer ainsi, non par présomption, par orgueil ou par ar-
rogance, mais dans un esprit de conviction solide et de sa-
gesse incomparable.
M. Jonas , ayant peu l'habitude de se casser la tête sur des
théories de cette nature , n'émit aucun avis au sujet de la
question. Il n'accueillit pas même la nouvelle que venait de lui
donner son compagnon de route, par un monosyllabe soit bon,
soit mauvais, soit indifférent. Il garda, durant un quart d'heure
au moins, un silence taciturne; et, tout ce temps, il parut
profondément occupé de soumettre un problème donné aux rè-
gles et aux calculs de l'arithmétique, ajoutant, retenant, mul-
tipliant , réduisant par division plus ou moins compliquée ,
procédant par la règle de trois simple et composée, échange
ou trafic , parties aliquotes , intérêt simple , intérêt composé ,
et autres opérations mathématiques. Selon toute probabilité ,
le résultat de ce travail intérieur fut satisfaisant : car, lorsqu'il
rompit le silence , ce fut de l'air d'un homme qui est arrivé à
quelque résultat spécifique et qui se sent affranchi d'un état
d'incertitude pénible.
« Allons , mon vieux Pecksniff (telle fut son interpellation
joviale lorsqu'au relais il frappa sur le dos du gentleman),
allons prendre quelque chose.
— De tout mon cœur!... dit M. Pecksniff.
— Si nous régalions aussi le conducteur?...
— Certainement, répondit avec contrainte M. Pecksniff,
si vous croyez que cela ne lui fasse pas de mal et ne le rende
pas mécontent de sa position. »
Jonas se contenta de rire , et, s'élançant du haut de l'impé-
riale avec une grande vivacité , il exécuta assez gauchement
sur la route une espèce de cabriole. Après cet exploit, il entra
dans l'auberge, où il commanda une telle profusion de liqueurs
que M. Pecksniff se demandait avec quelque inquiétude s'il
jouissait parfaitement de ses facultés intellectuelles , jusqu'au
moment où Jonas le rassura à cet égard en lui disant , lors-
qu'il fut temps pour la diligence de repartir :
« Durant une semaine et plus je vous ai traité , je vous ai
fait jouir de toutes les primeurs de la saison. Aujourd'hui ,
Pecksniff, c'est à vous à payer, i»
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 376
Ce n'était nullement une plaisanterie , comme M. PecksnifT
l'avait supposé d'abord ; car Jonas s'éloigna sans autre
cérémonie pour regagner la voiture, laissant sa victime acquit-
ter la note.
Mais M. PecksDiflf était un homme patient, et M. Jonas était
son ami. En outre , ses égards pour ce gentleman étaient fon-
dés , comme on sait , sur la plus pure estime et sur l'apprécia-
tion de l'excellence de son caractère. M. PecksnifT sortit donc
de l'auberge avec un visage rayonnant, et même il poussa la
gracieuseté jusqu'à répéter le régal à la taverne suivante, sur
une échelle plus réduite , il est vrai. Il y avait dans les senti-
ments de M. Jonas une certaine âpreté (assez rare chez lui)
que ces avances amicales ne parvinrent pas à adoucir; et pen-
dant le reste du voyage il montra tant d'entrain, nous devrions
dire tant de turbulence , que M. PecksnifT eut quelque peine
à ne pas se laisser distancer.
Ils n'étaient pas attendus, ô mon Dieu, non! A Londres,
M. PecksnifT avait proposé de faire à ses filles une surprise ;
il avait dit qu'il n'écrirait pas un seul mot pou,r les préparer
le moins du monde à son arrivée, afin de les prendre à l'im-
proviste et de voir ce qu'elles seraient en train de faire ,
tandis qu'elles croiraient leur cher papa à cent lieues. Par
suite de ce plan ingénieux, il n'y avait personne pour rece-
voir les voyageurs au poteau de relais; mais le fait était sans
importance , car ils étaient venus par la diligence de jour ,
et M. PecksnifT n'avait qu'un sac de tapisserie et M. Jonas
un portemanteau. Ils prirent le portemanteau à eux deux,
mirent le sac dessus et s'empressèrent d'enfiler la ruelle. Déjà
M. PecksnifT marchait sur la pointe du pied , comme si, sans
cette précaution, ses chères enfants, qu'un intervalle de deux
milles environ séparait encore de lai, eussent par un pressen-
timent filial deviné son approche.
C'était par une belle soirée de printemps; à la douce lueur
du crépuscule , toute la nature était d'un calme et d'une har-
monie admirables. La journée précédente avait été splendide
et chaude ; mais , à l'approche de la nuit, l'air était devenu
frais , et l'on voyait au loin la famées' élever gracieusement des
cheminées du hameau. Des jeunes feuilles et des boutons nou-
veaux s'exhalaient mille parfums exquis; toute la journée le
coucou avait chanté, et il venait seulement de se taire. Dans
l'atmosphère du soir on sentait la bonne odeur de la terre
fraîchement retournée, ce premier souffle d'espérance pour K-
376 VIE ET AVENTURES
premier laboureur quand son Éden se fut flétri. C'était un de
ces moments où bien des hommes aiment à former de sages
résolutions et regrettent les fautes de leur passé ; un de ces
moments où bien des hommes , à la vue des ombres qui les
gagnent, pensent à ce soir qui terminera tout et qui n'aura
point de lendemain.
« Il fait joliment noir, dit M. Jonas regardant autour de
lui. Il y a de quoi rendre fou de tristesse.
— Bientôt , dit M. Pecksniff , nous aurons de la lumière et
du feu.
— Nous en avons bien besoin par ce temps-ci, dit Jonas.
Pourquoi diable ne parlez-vous pas? A quoi donc pensez-
vous?
— Pour vous avouer la vérité , monsieur Jonas , dit très-
solennellement Pecksniff , mon esprit invoquait en ce moment
le souvenir de notre ancien ami , de votre cher père qui n'est
plus.»
M. Jonas laissa aussitôt tomber son fardeau et il s'écria ,
en menaçant du geste son interlocuteur :
« En voilà assez , Pecksniff ! i»
M. Pecksniff , ne sachant pas au juste si cela signifiait qu'il
en avait assez de tenir le portemanteau , se mit à con-
sidérer son ami avec une stupéfaction qui n'avait rien de
simulé.
« Assez I dis-je, s'écria rudement Jonas. Entendez-vous?...
Laissez cela, maintenant et à jamais. Vous ferez bien, je vous
en avertis !
— C'était par distraction, dit M. Pecksniff fort effrayé ; j'a-
voue que j'avais tort. J'eusse dû savoir que c'était pour vous
une corde trop sensible.
— Ne parlez pas de corde sensible, dit Jonas, s'essuyant le
front avec le parement de sa redingote. Je n'entends pas que
vous veniez chanter victoire, parce que moi je n'aime point la
compagnie des morts. »
M. Pecksniff avait déjà relevé ces mots : c Chanter vic-
toire!... Monsieur Jonas! » quand le jeune homme, avec une
expression de dureté marquée dans l'air et dans le ton , l'in-
terrompit tout net encore une fois.
a Songez-y bien ! dit-il. Je ne veux pas de ça. Je vous con-
seille de ne pas revenir sur ce sujet , ni avec moi ni avec qui
que ce soit. Retenez bien ça : un bon averti en vaut deux. Mais
en voilà assez là-dessus. En route ! »
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 377
En achevant ces paroles , il reprit sa part du fardeau et se
mit à marcher d'un pas si précipité que M. Pecksniff, emporté
à l'autre extrémité du portemanteau , se trouva tiré en avant
de la manière la plus désagréable et la plus disgracieuse , au
détriment de la première écorce de ses tibias , écorchés sans
pitié par le choc répété des courroies et des boucles de fer
contre lesquelles ils se cognaient à chaque pas. Cependant, au
bout de quelques minutes, M. Jonas ralentit sa course et per-
mit à son compagnon de marcher en ligne à côté de lui et de
tenir le portemanteau presque sur un pied d'égalité.
Il était clair que Jonas regrettait son récent accès de colère
et se méfiait de l'effet qu'il avait pu produire sur Pecksniff :
car , toutes les fois que ce dernier le regardait , il rencontrait
ses yeux fixés sur lui; source nouvelle d'embarras pour l'un
et pour l'autre. Toutefois , cet état de choses fut de courte du-
rée, car Jonas se mit presque aussitôt à siffler : la-dessus,
M. Pecksniff , prenant exemple sur son ami , commença à fre-
donner mélodieusement un air.
Au bout de quelque temps qu'avait duré ce manège , Jonas
demanda :
« C'est près d'ici, n'est-ce pas?
— Tout près, mon cher ami, dit Pecksniff.
— Que pensez-vous qu'elles peuvent faire en ce moment?
demanda Jonas.
— Impossible à savoir 1 s'écria Pecksniff. Ces petites étour-
dies 1 ces petites coureuses! peut-être ne sont-elles pas à la
maison. J'allais... héîhél hé!... j'allais vous proposer d'en-
trer par la porte de derrière et de tomber sur elles comme un
coup de tonnerre , monsieur Jonas. »
Quelle était celle de leurs qualités diverses sous laquelle
Jonas , M. Pecksniff, le sac de nuit et le portemanteau pou-
vaient être assimilés à un coup de tonnerre? ce serait difficile
à dire, mais n'importe. M. Jonas ayant donné son assentiment
à la proposition, ils se glissèrent furtivement vers une cour de
derrière et s'avancèrent à pas de loup jusqu'à la fenêtre de la
cuisine , par laquelle une double clarté de feu et de chandelle
se reflétait sur l'obscurité de la nuit.
En vérité, M. Pecksniff est béni dans ses enfants, au moins
en l'un d'eux. La prudente Cherry, le bâton de vieillesse,
l'honneur, le trésor de son père qui l'idolâtre, est assise de-
vant le feu de la cuisine, à une petite table blanche comme la
neige, etoccupée à faire des comptes. Voyez cette jeune fille à
378 VIE ET AVENTURES
la toilette simple et proprette. Voyez-la avec sa plume à la main ;
elle lève vers le plafond ses yeux où se lit le calcul ; près d'elle
est un trousseau de clefs dans un petit panier; elle est en train
d'inscrire les dépenses de la maison. Les fers à repasser , les
cloches de plats , la bassinoire , la marmite et le chaudron , la
servante * de cuivre et le poêle noirci à la mine de plomb , la
couvent du coin de l'œil avec amour et lui lancent un regard
approbateur. Les oignons mêmes qui se dandinent suspendus
à la poutre, avec leur couleur vermeille, ont l'air d'autant de
petits chérubins qui viennent admirer la précieuse ménagère.
M. Pecksniff, par sympathie, 'ne peut résister à l'influence de
ce légume. Il fond en larmes.
Mais cette émotion ne dure qu'un moment; il la dérobe
(très-soigneusement) à l'attention de son ami en employant
diligemment, à cet effet, son mouchoir de poche, car il ne
voudrait pas laisser voir sa faiblesse.
<t Douce chose, murmura-t-il , douce chose pour les senti-
ments d'un père ! Ma chère fille ! Faut-il lui dire que nous
sommes ici, monsieur Jonas?
— Parbleu ! je ne suppose pas que vous songiez à nous
faire passer la nuit dans l'écurie ou la remise.
— Ce n'est pas là en effet l'hospitalité que je voudrais vous
offrir, à vous surtout, mon ami, )) s'écria M. Pecksniff en lui
pressant la main.
Alors il aspira fortement son haleine , et , frappant à la fe-
nêtre, il hurla avec une tendresse, une douceur de stentor :
« Boh! ... »
Cherry laissa tomber sa plume et jeta un cri. Mais l'inno-
cence ne craint jamais rien : ou , du moins , cela devrait être.
En leur entendant ouvrir la porte, cette vaillante jeune fille
cria d'une voix assurée, et avec une présence d'esprit qui
même en ce moment critique ne l'avait pas abandonnée :
<c Qui est là?... Que voulez-vous?... Parlez! sinon j'appelle
mon p'pa. »
M. Pecksniff tendit ses bras. Cherry le reconnut aussitôt et
s'élança pour recevoir ses douces caresses.
«C'était bien imprudent de notre part, monsieur Jonas,
bien imprudent 1 dit Pecksniff en caressant les cheveux de sa
fille. Ma chérie , vous voyez que je ne suis pas seul 1 :»
Elle n'avait rien vu. Jusqu'à présent elle n'avait vu que son
4. Ustensile à inetlre devant le feu.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 379
père. Alors elle vit M. Jonas, et elle rougit, et elle pencha la
tête en lui adressant une parole de bienvenue.
Mais où donc était Merry ? M. Pecksniff ne fit point cette
question d'un ton de reproche , mais avec une teinte de dou-
ceur légèrement nuancée de chagrin. Elle était en haut , dans
le salon, occupée à lire sur le canapé. Ah ! les soins domesti-
ques étaient sans charme pour elle!
<r Appelez-la, dit M. Pecksniff avec une sorte de résignation
calme; appelez-la, mon amour. »
On l'appela. Elle vint, toute rouge, tout étourdie encore du
somme qu'elle venait de faire sur le canapé ; mais personne ne
l'en blâma, personne, bien au contraire.
« Bonté du ciel! s'écria la maligne enfant, se tournant vers
son cousin quand elle eut baisé son père sur les deux joues,
et que dans son espièglerie naturelle elle eut ajouté par-dessus
le marché une pichenette sur le bout du nez paternel. Gom-
ment, c'est vous, vilain monstre!... Eh bien, j'espère que
vous ne venez pas m'ennuyer pour longtemps !
— Eh quoi ! vous êtes donc toujours aussi vive ? dit Jonas.
Oh ! que vous êtes méchante !
— Eh bien , allez-vous-en ! répliqua Merry en le poussant.
Je ne sais pas ce que je suis capable de faire , s'il faut que
je vous voie longtemps. Allez-vous-en, pour l'amour de
Dieu ! »
M. Pecksniff intervint dans le débat en invitant M. Jonas à
monter ; celui-ci s'empressa de profiter de l'invitation , au lieu
d'écouter la jeune fille qui le conjurait de s'en aller. Mais, bien
qu'il donnât le bras à la belle Cherry, il ne pouvait s'empê-
cher de se retourner vers sa sœur et d'échanger avec elle
quelques traits piquants, de même nature, tandis que tous
quatre ils montaient au parloir. Par une circonstance heu-
reuse, les jeunes filles se trouvant ce soir-là en retard sur
leurheure habituelle , le thé put être servi aussitôt.
IVu Pinch n'était pas à la maison. Ainsi ils se trouvèrent
entre eux tout à l'aise et fort en train de discourir. Jonas,
assis entre les deux sœurs, déployait sa galanterie avec ces
manières engageantes qui lui étaient particulières. Quand le
thé eut été pris et le plateau enlevé :
(( Il m'est pénible, dit M. Pecksniff, d'avoir à quitter une
petite compagnie si agréable; mais j'ai à examiner des pa-
piers importants dans mon appartement, et je vous prie de
m'escuser si je vous laisse pour une demi-heure. >
380 VIE ET AVENTURES
Il se retira ainsi, en chantant négligemment un refrain
comme à son arrivée. Il n'y avait pas cinq minutes qu'il était
parti , quand Merry , qui s'était assise dans l'embrasure de la
croisée, à l'écart de Jonas et de sa sœur, partit d'un éclat de
rire à demi étouffé et bondit vers la porte.
ce Holà! cria Jonas. Ne partez pas.
— Tiens 1... répliqua Merry se tournant. Vous êtes donc
bien désireux que je reste, vilain monstre?...
— Oui, je le suis, dit Jonas. Sur l'honneur, je le suis. J'ai
besoin de vous parler. »
Mais, comme malgré cela elle avait persisté à quitter la
chambre, il courut dehors après elle et la ramena après une
courte lutte dans le couloir , qui scandalisa extrêmement miss
Cherry.
(c Sur ma parole, Merry, dit vivement la jeune demoiselle,
vousm'étonnez. Il y a des limites même à l'absurdité, ma chère.
— Je vous remercie , ma douce sœur , dit Merry en fronçant
ses lèvres rosées. Je vous suis très-obligée de ce bon avis....
Mais laissez-moi donc tranquille, monstre que vous êtes! »
Cette prière lui fut arrachée par une nouvelle tentative de
M. Jonas qui la fit tomber tout essoufflée sur le sofa, où il
se trouva entre elle et miss Cherry.
« Maintenant, dit Jonas, prenant la taille à chacune d'elles,
vous voyez que j'ai trouvé moyen d'occuper mes deux bras.
— Vous allez voir qu'il y en aura un des deux demain qui
sera marqué de noir et de bleu, si vous ne me laissez aller!
s'écria cette espiègle de Merry.
— Ah ! je ne me soucie guère de vos pinçons, dit Jonas en
riant ; essayez.
— Pincez-le pour moi, Cherry, je vous en prie, dit Merry.
Jamais je n'ai haï personne comme je hais cette créature, je
le déclare !
— Non, non, ne dites pas cela, et ne me pincez ni l'une ni
l'autre, parce que j'ai à vous parler sérieusement. Je vous
dirai donc... ma cousine Charity....
— Eh bien, quoi? répondit-elle aigrement.
— Laissez-moi vous parler raisonnablement, dit Jonas; j'ai
besoin d'écarter tout malentendu , vous comprenez? et de don-
ner à chaque chose son véritable sens. C'est désirable et con-
venable, n'est-il pas vrai? »
Aucune des deux sœurs ne prononça un mot. M. Jonas s'ar-
rêta pour humecter son gosier, qui était extrêmement sec.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 381
e Elle ne croira pas ce que je vais lui déclarer , n'est-ce pas,
ma cousine? dit Jonas, serrant timidement miss Charity.
— Franchement, monsieur Jonas, je l'ignore; il faut que
d'abord je sache de quoi il s'agit. Autrement, cela m'est im-
possible.
— Vous concevez, dit Jonas; comme son habitude est de
se moquer toujours du monde, je sais d'avance qu'elle va rire
ou en faire semblant. Mais vous pouvez lui dire que je parle
sérieusement, ma cousine; vous le pouvez, n'est-il pas vrai?
Vous lui déclarerez que vous étiez instruite de la chose. Vous
agirez d'une manière honorable, j'en suis sûr, » ajouta-t-il
d'un ton persuasif.
Pas de réponse. Le gosier de Jonas semblait devenir de
plus en plus brûlant et de plus en plus difficile à gou-
verner.
ff Vous savez , cousine Charity , poursuivit Jonas , qu'il n'y
a que vous qui puissiez lui dire toutes les peines que je me
suis données pour jouir de sa société quand vous étiez à la pen-
sion bourgeoise de la Cité; personne ne le sait mieux que
vous. Nul autre ne peut lui dire tous les efforts que j'ai faits pour
arriver à vous connaître davantage, afin de pouvoir la mieux
connaître elle-même sans avoir l'air de le désirer. Je vous
adressais toujours des questions à son sujet, je vous deman-
dais où elle était allée, et quand elle viendrait, et comment
elle se portait, et le reste ; n'est-il pas vrai, cousine ? Je sais
que vous le lui direz, si vous ne le lui avez dit déjà, et....
et.... J'ose croire que vous le lui avez dit, parce que je n'i-
gnore pas combien vous êtes honorable, j
Pas de réponse encore. Le bras droit de M. Jonas, sur lequel
était appuyée la sœur aînée , eût pu sentir une agitation dé-
sordonnée qui ne provenait pas de lui ; mais nul autre indice
ne pouvait lui révéler que ses paroles eussent produit le moin-
dre effet.
« Si même, continua Jonas, vous avez gardé cela pour
vous , que vous ne l'en ayez pas instruite , peu importe : car
maintenant vous en rendrez témoignage, n'est-ce pas? Depuis
le premier jour, nous avons été bons amis, et naturellement
nous resterons bons amis à l'avenir; ainsi, je ne crains pas
de m'expliquer un peu devant vous. Cousine Mercy, vous avez
entendu ce que j'ai dit. Votre sœur vous le confirmera mot
pour mot, comme elle le doit. Voulez- vous m'accepter oour
mari?... »
382 VIE ET AVENTURES
Gomme il venait de retirer son bras de la taille de Gharity
pour présenter sa requête avec plus d'efTet , cette demoiselle
s'élança et courut jusqu'à sa chambre en jetant sur son che-
min les cris passionnés et incohérents qu'une femme offensée
peut seule pousser dans sa colère.
« Laissez-moi m'en aller. Laissez-moi la suivre, dit Merry,
le repoussant et lui donnant , pour dire la vérité , plus d'un
soufflet retentissant en pleine joue.
— Pas avant que vous ayez dit oui. Vous ne m'avez pas ré-
pondu. Voulez-vous de moi pour votre mari ?
— Non, je ne veux pas. Je ne puis supporter votre vue. Je
vous l'ai dit cent fois. Vous êtes une horreur. D'ailleurs, j'ai
toujours cru que vous aimiez ma sœur mieux que moi. Nous le
croyions tous.
— Ce n'était pas ma faute, dit Jonas.
— Si , c'était votre faute. Vous le savez bien.
— Toute ruse est bonne en amour. Elle pouvait penser que
je la préférais; mais vous , vous saviez le contraire.
— Moi?
— Oui, vous. Jamais vous n'avez pu croire que je la pré-
férasse quand vous étiez là.
— On ne peut pas disputer des goûts, dit Mercy.... Mon
Dieu 1 ce n'est pas là ce que je voulais dire : je ne sais plus
ce que je dis. Laissez-moi la suivre.
— Dites-moi oui, et je vous laisse.
— Si vous pouvez jamais me décider à le dire, je vous
préviens que ce ne sera que pour vous détester et vous ta-
quiner toute ma vie.
— Eh bien, ça va, s'écria Jonas, acceptant le marché; voilà
qui est dit, ma cousine. On n'aura jamais vu couple mieux as-
sorti : les deux feront la paire. »
Cette déclaration galante fut suivie d'un bruit confus de
baisers et de soufflets ; et alors la belle Mercy, tout en désor-
dre, put s'enfuir et s'élancer sur les traces de sa sœur.
Soit que M. Pecksniff eût écouté (ce qui répugne à l'honnê-
teté de son caractère), soit que, par pure inspiration, il eût de-
viné de quoi il s'agissait (ce qui, de la part d'un homme si sa-
gace, est beaucoup plus probable), soit que, par un heureux
hasard, il se fût trouvé à la place voulue, juste au moment
précis (ce qui pouvait paraître très-vraisemblable, attendu la
surveillance toute particulière qu'il exerçait), il est certain
qu'aussitôt que les deux sœurs eurent regagné leur chambre
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 383
et y furent réunies, il parut sur le seuil de la porte. C'était un
merveilleux contraste : elles si animées, si bruyantes, si vé-
hémentes; lui si calme, si maître de lui-même, si froid, si reit^-
pli de mansuétude, que pas un cheveu de sa tête n'avait
bougé.
« Mes enfants! dit M. Pecksniff, étendant les mains en signe
d'étonnement, mais ayant eu soin d'abord de fermer la porte
et de s'y adosser; mes filles! mes enfants! Qu'avez-vous
donc?...
— Le misérable! l'apostat! le menteur! l'indigne! l'in-
fâme ! Il a devant moi, à mes yeux, demandé Mercy en ma-
riage!... »
Telle fut la réponse de la sœur aînée.
« Qui a demandé Mercy en mariage ? dit M. PecksniflT.
— Lui. Cet être. Ce Jonas qui est en bas.
— Jonas a demandé Mercy en mariage?... dit M. Pecksniff.
En vérité?
— C'est là tout ce que vous trouvez à dire ? s'écria Charity.
Est-ce que vous voulez me rendre folle, papa? C'est Mercy,
vous dis-je, et non pas moi, qu'il a demandée en mariage!...
— Oh ! fi!... quelle honte! dit gravement M. Pecksniff. Oh!
quelle honte! Le triomphe d'une sœur peut-il produire chez
vous cette terrible colère, mon enfant? Oh ! vraiment ceci est
bien triste ! J'en suis pénétré de chagrin ; je suis aussi surpris
que choqué de vous voir dans cet état. Mercy, ma chère, re-
mettez-vous! veillez sur elle. Ah! envie, envie, que tu es
donc une affreuse passion !... »
En prononçant cette apostrophe d'un ton triste et lamen-
table, M. Pecksniff sortit de la chambre (sans oublier de fermer
la porte derrière lui), et il descendit au parloir. Là il trouva
son futur gendre à qui il prit les deux mains.
a Jonas! s'écria-t-il, Jonas! le vœu le plas cher de mon
cœur est maintenant exaucé !
— Très-bien, dit Jonas, je me réjouis de vous entendre
parler ainsi. Ça ira. Mais, par exemple, Pecksniff, écoutez.
Comme ce n'est pas celle que vous aimez le mieux, vous ferez
bien de lâcher un autre millier de livres sterling, Pecksniff.
Voyons! il faut un compte rond. Cinq mille, c'est dit? C'est
bien le moins quand vous gardez votre trésor pour vous-
même, vous comprenez. Vous vous en tirez ainsi à bon mar-
ché, et vous n'aurez pas de sacrifice à faire. »
La grimace railleuse dont il accompagna ces paroles re-
o84 VIE ET AVENTURES
haussa à un si haut degré ses autres avantages, que M, Pecks-
niff perdit dans le premier moment sa présence d'esprit et
se mit à regarder le jeune homme avec une sorte d'étonne-
ment mêlé d'admiration. Mais il ne tarda point à reprendre
son calme habituel, et il songeait à détourner la conversation
quand on entendit du dehors un pas précipité : Tom Pinch,
tout hors de lui, s'élança dans la chambre.
A la vue d'un étranger qui paraissait avoir avec M. Pecks-
nifT un entretien particulier, Tom resta comme pétrifié, bien
qu'il parût avoir à faire à son patron une communication très-
importante, sans quoi il ne se serait pas permis d'entrer si
brusquement.
« Monsieur Pinch, dit PecksnifT, c'est tout au plus si votre
conduite est convenable. Vous m'excuserez si je vous dis
qu'elle me semble tout au plus ocnvenable , monsieur Pinch.
— Je vous demande pardon, monsieur, répondit Pinch, de
n'avoir pas frappé à la porte.
— C'est plutôt à ce gentleman que vous avez à demander
pardon, monsieur Pinch; je vous connais, moi, tandis qu'il ne
vous connaît pas. C'est mon élève, monsieur Jonas. j>
Le futur gendre adressa à Pinch un léger mouvement de
tête qui n'était qu'insignifiant, sans dédain ni mépris, M. Jo-
nas étant pour le moment en belle humeur.
«Puis-je vous dire un mot, monsieur, s'il vous plaît ? de-
manda Tom. C'est très-pressé.
— Il faut que ce soit bien pressé pour justifier votre étrange
conduite, monsieur Pinch, répliqua son maître. Excusez-moi
pour un moment, mon cher ami.... Maintenant, monsieur,
quelle est la cause de cette entrée si brusque?
— J'en suis au regret, monsieur, dit Tom, debout dans le
couloir, son chapeau à la main devant M. Pecksniff ; car je sais
que les apparences me donnaient tort.
— Tout à fait tort, monsieur Pinch.
— Oui, je le pense, monsieur; mais la vérité est que j'ai
été tellement surpris de les voir et que je savais si bien que
vous le seriez également, que j'ai couru en toute hâte à la
maison , et qu'en réalité je n'étais plus assez maître de moi
pour savoir au juste, ce que je devais faire. Il y a quelques
instants, monsieur, j'étais à l'église où je touchais l'orgue
pour mon plaisir, lorsque, m'étant avisé de regarder autour
de moi, j'aperçus un gentleman et une dame qui étaient dans
la nef et écoutaient. Ils semblaient être étrangers au pays au-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 385
tant que j'en pus juger dans l'obscurité, et je ne croyais pas
les connaître : je me levai donc et les invitai à entrer dans
la tribune de l'orgue et à s'y asseoir, c Non, » me dirent-ils ;
ils n'en voulaient rien faire, mais ils me remerciaient pour
la musique qu'ils venaient d'entendre. Et de fait, ajouta Tom
en rougissant, ils dirent : a: Musique délicieuse ! « ou du
moins elle le dit; et c'était pour moi plus de plaisir et d'hon-
ûeur que n'eût pu m'en faire tout autre compliment. Je.... je....
vous demande pardon, monsieur.... (Tom était tout tremblant
et il ôta son chapeau pour la seconde fois) mais je.... je suis
tout troublé, et je crains de m'être écarté de mon sujet.
— Si vous voulez bien y revenir, Thomas , dit M. Pecks-
niff, d'un air de glace, vous m'obligerez.
— Oui, monsieur, certainement. Ils avaient à la porte de
l'église une chaise de poste , et ils s'étaient arrêtés pour
écouter l'orgue, à ce qu'ils me racontèrent. Ils me dirent
alors, du moins elle me dit, je crois : « N'êtes-vous pas chez
M. Pecksniff, monsieur ? » Je répondis que j'avais cet hon-
neur, et je pris la liberté, monsieur, ajouta Tom en levant
ses regards vers le visage de son bienfaiteur, de dire, comme
je le dois et le ferai toujours, avec votre permission, que je vous
ai de grandes obligations, et n'en pourrai jamais témoigner
assez ma reconnaissance.
— Ceci était de trop , dit M. Pecksniff. Prenez votre temps,
monsieur Pinch.
— Merci, monsieur, s'écria Pinch. Là-dessus, ils me de-
mandèrent, oui, je me le rappelle, ils me demandèrent :
a. N'y a-t-il pas un chemin direct qui mène chez M. Pecks-
niff.... »
Ici M. Pecksniff parut prendre un vif intérêt au récit.
« Sans passer devant le Dragon? » Quand je leur eus
repondu qu'il yen avait un, et que je serais heureux de le leur
montrer, ils renvoyèrent leur voiture par la route etm'accom-
pagnèrent à travers la prairie. Je les ai laissés au tourniquet
pour courir en avant et vous avertir qu'ils venaient, et ils se-
ront ici, monsieur, avant une minute, ajouta Tom en repre-
nant haleine avec effort.
— Voyons, dit M. Pecksniff en appuyant sur les mots, quel-
.es peuvent être ces personnes?
— Dieu me pardonne, monsieur! s'écria Tom, j'aurais
dû commencer par là. Je les reconnus, elle surtout, dès \z
premier moment. C'est le gentleman qui, l'hiver dernier,
Martin Chuzzlewit. — i 2.^
386 VIE ET AVENTURES
était malade au Dragon^ et la jeune demoiselle qui l'accompa-
gnait. ))
Les dents de Tom claquèrent, et il chancela positivement
sous le coup de la stupéfaction, en remarquant l'effet extraor-
dinaire que ces simples paroles avaient produit sur M. Pecks-
niff. La crainte de perdre les bonnes grâces du vieux Chuzzle-
wit presque dès le lendemain de la réconciliation, par le seul
fait de la présence de Jonas dans la maison; l'impossibilité de
renvoyer Jonas, ou de l'enfermer, ou de le garrotter, pieds et
poings liés, et de le fourrer dans la cave au charbon, sans l'of-
fenser à tout jamais; l'horrible discorde qui régnait dans la
maison, sans qu'il y eût le moindre moyen d'y ramener une
harmonie convenable, avec l'emportement de Gharity; le dés-
ordre extrême où se trouvait Mercy, Jonas au parloir, et Mar-
tin Ghuzzlewit et sa jeune compagne sur le seuil même de la
porte; l'impossibilité absolue de dissimuler ou d'expliquer
d'une manière plausible cet état de confusion inextricable :
toute cette accumulation soudaine de perplexités, de complica-
tions et de brouillamini qui tombait sur la tête du digne
M. Pecksniff (quand, pour s'en tirer, il avait compté sur le
temps, sa bonne fortune, sa chance et sa propre adresse), tout
cela, disons-nous, remplit d'un tel trouble l'architecte pris au
piège, que, si Tom avait été par hasard une Gorgone fixant des
yeux étincelants sur Pecksniff, et que Pecksniff eût été une
Gorgone regardant Tom à son tour, ils ne se fussent pas fait
l'un à l'autre la moitié de la peur qu'ils éprouvaient.
« Mon Dieu ! mon Dieu! s'écria Tom. Qu'ai-je fait?... Et moi,
qui espérais que ce serait une agréable surprise pour vous,
monsieur 1 Et moi qui croyais que vous alliez être charmé d'ap-
prendre cette nouvelle ! »
Mais en ce moment un coup sonore retentit à la porte du
vestibule.
Çj|j
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 387
CHAPITRE XXI.
ouvelles expériences de l'Amérique. — Martin prend un associé et
fait une acquisition. — Renseignements sur Éden, d'après le plan;
item sur le lion britannique; item sur la nature de la sympatiiie
professée et exercée par l'association des Sympathisants réunis pour
les toasts à l'eau; autrement dite : watertoast association.
Le coup appliqué à la porte de M. Pecksniff n'offrait pas ,
malgré sa vigueur retentissante, la moindre ressemblance
ivec le bruit d'un train lancé à toute vapeur sur un chemin de
fer américain. Il est bon de commencer le présent chapitre par
cette déclaration sincère, de peur que le lecteur n'imagine que
les rum.eurs qui nous étourdissent en ce moment les oreilles
ont quelque rapport avec le marteau de la porte de M. Pecks-
niff ou bien avec la prodigieuse agitation causée par ce ta-
page et divisée par portions égales entre ce digne homme et
M. Finch.
La maison de M. Pecksniff est à plus de mille lieues d'ici :
et cette heureuse histoire se retrouve encore dans la noble
compagnie de la Liberté et de la sympathie morale; elle sa-
voure derechef l'air béni de l'Indépendance; derechef elle con-
tem-ple avec une pieuse terreur ce sens moral qui fait qu'on ne
rend à César rien de ce qui appartient à César. Derechef elle res-
pire à longs traits cette atmosphère sacrée que respira avant elle
l'homme illustre.... (0 noble patriote, père de nombreux dis-
ciples!...) l'homme qui rêvait de liberté dans les bras d'une
esclave, et qui en s'éveillant vendait sur le marché public les
enfants qu'il avait eus de sa maîtresse.
Comme les roues résonnent et crient 1 comme le chemin à
rail p]at s'ébranle , tandis que le train court à grande vitesse !
La locomotive mugit ; on dirait qu'elle est fouettée et tour-
mentée ainsi qu'un travailleur d'os et de chair, et qu'elle se
tord dans l'agonie. Mais ce n'est qu'un rêve : car dans cette
république l'acier et le fer sont infiniment plus considérés
que la chair et le sang. Si l'œuvre intelligente de l'homme vient
à être chargée au delà de sa puissance, elle possède en elle-
même les éléments de sa vengeance ; tandis que le misérable
388 VIE ET AVENTURES
mécanisme créé par la main divine , n'offrant pas le même
danger, peut être manié, opprimé, brisé au gré du conducteur.
Voyez cette machine 1 II en coûte à un homme condamné à
payer l'amende et à faire réparation à la loi outragée beau-
coup plus de dollars pour avoir, en état d'ivresse , détérioré
cette insensible masse de métal, que pour avoir causé la mort
de vingt créatures humaines 1 Aussi les étoiles du drapeau na-
tional projettent leur rayon sur des traces sanglantes , et la
Liberté , abaissant son bonnet sur ses yeux , adopte pour sa
sœur l'Oppression aux traits hideux.
Le conducteur de la machine du train dont le bruit vient de
nous éveiller dès notre entrée en matière , n'était pas certai-
nement préoccupé de pensées de cette nature; il est même
probable qu'il n'en avait d'aucune espèce pour lui troubler le
cerveau. Appuyé contre la galerie de la locomotive , les bras
et les jambes croisées , il fumait ; et sauf que , de temps en
temps, par un grognement aussi court que sa pipe, il approu-
vait quelque manœuvre adroite de son collègue le chauffeur,
qui charmait ses loisirs en jetant du haut du tender des ti-
sons enflammés aux nombreux bestiaux égarés sur la ligne ;
le conducteur gardait une telle immobilité, un air d'indiffé-
rence si complète que, si la locomotive avait été tout simple-
ment un petit cochon de lait , notre homme n'eût pas vu ses
mouvements avec plus d'insouciance. Nonobstant le calme et
la parfaite tranquillité d'esprit de ce fonctionnaire , le convoi
marchait bon train ; et, comme les rails n'étaient pas parfai-
tement posés , les cahots et les chocs qu'il produisait dans sa
course n'étaient ni rares ni légers.
Trois grands waggons se suivaient, liés les uns aux autres :
le waggon des dames, lewaggondes messieurs etlewaggondes
nègres. Ce dernier était peint en noir, comme pour faire mieux
comprendre quels hôtes il était destiné à recevoir. Martin et
Mark. Tapley s'étaient mis dans le premier, qui était le plus
commode; et, comme ce waggon était loin d'être rempli, d'au-
tres gentlemen , qui ne détestaient point la compagnie des
dames, s'y étaient également placés. Le maître et le domesti-
que étaient assis côte à côte et entretenaient une conversation
animée.
« Ainsi, Mark , dit Martin , le regardant d'un air d'anxiété .
ainsi vous êtes satisfait de voir New-York derrière nous ?
— Oui, monsieur, dit Mark; enchanté.
— Vous n'y étiez donc pas jovial ? demanda Martin,
DE MARTIN ^HUZZLEWIT. 389
— Au contraire, monsieur. La plus joyeuse semaine de toute
ma vie, je l'ai passée chez Pawkins.
— Que pensez-vous de nos projets? demanda Martin, d'un
ton qui dénotait qu'il y avait déjà quelque temps qu'il suspen-
dait cette question.
— Ils sont magnifiques , monsieur. Quel meilleur nom
pour aucun lieu du monde que celui de Vallée d'Éden? Quel
homme pourrait choisir pour se fixer un meilleur endroit
que la Vallée d'Éden?... On m'a dit, ajouta Mark après une
pose, qu'il n'y manque pas non plus de serpents : ainsi vous
voyez que notre Éden sera complet comme l'autre. »
Bien loin de rester sur cette agréable nouvelle avec la moin-
dre marque d'effroi , Tapley en l'évoquant laissa paraître sur
sa physionomie une expression de joie radieuse ; tellement
radieuse , qu'un étranger eût pu supposer qu'il avait toute sa
vie appelé de ses vœux la société des serpents, et qu'il jetait
un vivat d'allégresse en touchant à la réalisation de ses plus
ardents désirs.
ce Qui vous a dit cela ? demanda rudement Martin.
— Un officier de la milice, dit Mark.
— Que le diable vous emporte, imbécile que vous êtes ! s'é-
cria Martin, riant de bon cœur, en dépit de lui-même. Quel
officier de la milice ? il y en a tant : ça pousse ici comme le
chiendent dans les champs.
— Oui, c'est vrai; il y en a autant que d'épouvantails pour
les moineaux en Angleterre, monsieur; et, pour plus de res-
semblance, les épouvantails de là-bas sont aussi une espèce
de milice, car ils ont comme eux veste et gilet , avec un bâ-
ton fourré dedans. Ah 1 ah ! ah ! Ne faites pas attention , mon-
sieur; je ris comme ça de temps à autre. Pas moyen de m'em-
pêcher d'être jovial. Eh bien oui, c'est un des guerriers intimes
de la pension Pawkins qui m'a conté la chose. « Si mes infor-
mations sont précises, m'a-t-il dit, pas positivement en parlant
du nez, mais d'une voix bien enchifrenée tout de même, vous
vous rendez à la Vallée d'Éden ? — J'ai entendu parler de ça ,
lui ai-je répondu. — Oh! dit-il, s'il vous arrive d'y coucher,
n'oubliez pas, jusqu'à ce que la civilisation y ait fait des pro-
grès, de prendre une hache à côté de vous. — Est-ce qu'il y
a des puces ? lui ai-je demandé. — Mieux que ça, qu'il dit.-—
Des vampires? — ■ Mieux que ça. — Des moustiques peut-être?
— Mieux que tout ça. — Mieux que ça? que je dis. — Ily j.
des serpents, des serpents à sonnettes ; pourtant vous n'aviez
390 VIE ET AVENTURES
pas non plus tout à fait tort, jeune étranger : on y trouve aussi
au beau milieu des chemins des insectes ruminants qui vous
croquent très-bien l'homme; mais n'y faites pas attention,
c'est seulement pour vous tenir compagnie, c'est seulement des
serpents qui vous donneront du fil à retordre; chaque fois
qu'en vous éveillant vous en apercevrez un tout dressé sur
votre lit , en forme de tire-bouchon dont le manche est posé
sens dessus dessous sur son train de derrière , coupez-le en
deux, car c'est venimeux. »
— Pourquoi ne m'avez-vous pas averti de cela auparavant?
s'écria Martin , dont les traits prirent une expression qui re-
doubla l'air de gaieté de Mark.
— Je n'y avais ma foi pas songé , monsieur, répondit celui-
ci. Cela m'est entré par une oreille et sorti par l'autre. Mais
Dieu me pardonne , cet officier-là appartenait sans doute à une
autre compagnie d'exploitation, et il n'aura bâti cette histoire
que pour nous faire aller dans son Éden à lui, et non dans celui
de ses concurrents.
— C'est assez vraisemblable , observa Martin. Tout ce que
je puis dire, c'est que je le souhaite de tout mon cœur.
— Je n'en doute pas , monsieur, répliqua Mark, qui était
trop préoccupé lui-même de cette anecdote peu rassurante
pour avoir songé à l'efTet qu'elle allait produire sur son maî-
tre; car de toute façon il nous faudra y vivre, vous savez ,
monsieur.
— Vivre ! s'écria Martin. Oui , c'est aisé à dire ; mais s'il
nous arrive de ne point nous éveiller quand les serpents à son-
nettes s'amuseront à se dresser en tire-bouchon sur nos lits ,
il ne sera pas aussi aisé de vivre que vous le prétendez.
— La chose est parfaitement exacte , dit une voix si rap-
prochée qu'elle sembla chatouiller l'oreille de Martin. Cela est
affreusement vrai. »
Martin regarda autour de lui; il trouva qu'un gentleman,
assis par derrière , avait avancé sa tête entre lui et Mark en
appuyant son menton sur le rebord du dossier de leur petite
banquette , et s'amusait à écouter leur conversation. Il avait
cet air insouciant et nonchalant que déjà les deux voyageurs
avaient remarqué chez la plupart des gentlemen du pays ; ses
joues étaient tellement creuses , qu'il fallait qu'il fût toujours
à les sucer par dedans ; le soleil, en le brûlant, ne l'avait rendu
ni rouge ni brun, mais d'un jaune sale. Il avait des yeux noirs
et brillants qu'il tçnait à demi fermés , ne regardant absolu-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 391
ment que parles coins, et même alors d'une manière qui si-
gnifiait en quelque sorte : « Vous ne m'attraperez pas; vous
le voudriez bien , mais il n'y a pas moyen, d Ses bras repo-
saient négligemment sur ses genoux, tandis qu'il se penchait
en avant ; dans le creux de sa main gauche il tenait un mor-
ceau de tabac en carotte , comme les paysans anglais y tien-
nent une tranche de fromage; dans sa main droite était un
couteau. Il se jeta au milieu de la conversation avec aussi peu
de cérémonie que s'il eût été particulièrement invité , depuis
plusieurs jours, à écouter des deux parts les arguments pour
donner son avis ; et quant à la possibilité qu'on se souciât mé-
diocrement de l'honneur de sa connaissance ou de son inter-
vention dans des affaires privées, il ne s'en préoccupa pas plus
qu'un ours ou un buffle.
— Gela est affreusement vrai, répéta-t-il, en adressant par
condescendance un salut à Martin, comme à un barbare d'é-
tranger. La vermine y grouille, elle y est bien importune. »
Martin ne put s'empêcher de froncer le sourcil, disposé qu'il
était peut-être à faire entendre que le gentleman n'était guère
moins importun que la susdite vermine. Mais , se rappelant
que la sagesse commande d'être romain à Rome, il prit en un
moment l'air le plus gracieux possible, et l'honora d'un sourire.
Leur nouvel ami n'ajouta pas un mot pour l'instant ; car il
était fort occupé à couper une chique dans son morceau de
tabac, et pendant ce temps il sifflotait doucement. Quand il
l'eut façonnée à son gré, il prit l'ancienne qu'il posa sur le
bord du dossier, entre Mark et Martin, tandis qu'il introdui-
sait la nouvelle dans le creux de sa joue, où elle fit l'effet d'une
grosse noix ou plutôt d'une rainette moyenne. Satisfait de l'o-
pération, il piqua de la pointe de son canif la chique émérite,
et l'élevant pour la leur faire voir, il dit, du ton d'uu homme
qui s'y connaissait, qu'elle « était usée à profit. » Alors il la
jeta devant lui, mit son couteau dans une poche, son tabac dans
l'autre, appuya comme auparavant son menton sur le dossier
et, goûtant le dessin du gilet de Martin, avança la main pou
en tâter l'étoffe.
« Gomment appelez-vous ceci? demauda-t-il.
— Sur ma parole, dit Martin, je n'en sais pas le nom.
— Ça coûte un dollar au moins l'aune ?
— Réellement, je n'en sais rien.
— Dans mon pays, dit le gentleman, nous connaissons le
prix de nos pro — duitsl... »
392 VIE ET AVE-NTURES
Martin n'ayant pas jugé à propos de discuter sur cette
question, il y eut un temps d'arrêt.
« Eh bien, reprit le nouvel ami, après les avoir attentive-
ment regardés l'un et l'autre durant ce long silence, comment
va la vieille marâtre? »
M. Tapley, voyant dans cette question une nouvelle version
de cette impertinente formule anglaise : « Comment va votre
mère ? » l'eût relevée à l'instant même, si Martin ne l'eût pré-
venu aussitôt.
« Vous entendez par là la vieille patrie ? dit-il.
— Oui, répliqua l'Américain. Gomment va-t-elle ? Elle con-
tinue, je pense, d'avancer à reculons, comme d'ordinaire!
Très-bien! Comment va la reine Victoria?
— Sa santé est excellente, j'imagine, dit Martin.
— La reine Victoria ne sera pas à l'aise dans ses souliers
royaux, pas plus tard que demain.
— Je ne comprends pas, dit Martin. De quoi s'agit-il?
— Vous verrez si elle ne sera pas saisie d'un rude frisson,
quand elle apprendra ce qu'on fait de ce côté-ci !
— Je n'en crois rien, dit Martin, j'en ferais le serment. »
Le bizarre gentleman le considéra d'un air de pitié pour
son ignorance ou son aveuglement, et dit :
« Eh bien ! monsieur, je vous l'affirme : il n'y a pas dans
les États-Unis du bon Dieu une locom.otive avec son méca-
nisme brisé qui soit aussi lacérée, aussi hachée, aussi recro-
quevillée pour jamais dans sa ruine, que ne le sera cette jeune
créature, dans sa luxueuse habitation de la Tour de Londres,
quand elle lira le second supplément de la IVatertoast Gazette. y>
Plusieurs autres gentlemen avaient quitté leurs places et
s'étaient groupés autour des interlocuteurs durant l'entre-
tien qui précède. Ils goûtaient au plus haut point ces der-
nières paroles. L'un d'eux très-maigre, porteur d'une cravate
blanche lâche et flottante, d'un grand gilet blanc et d'une
longue redingote noire, crut devoir mettre dans la balance le
poids de l'autorité qu'il possédait parmi les assistants.
« Hem ! monsieur La Fayette Kettle, dit-il , en ôtant son
chapeau.
— Attention! attention ! d murmura le groupe.
M. Kettle s'inclina.
« Au nom de cette société, monsieur, et au nom de notre
patrie commune, comme sfl. nom de cette cause intéressante de
la sympathie sacrée à laquelle nous sommes dévoués, je vous
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 393
remercie. Je vous remercie, monsieur, au nom des Watertoast
Sympathizers ; je vous remercie, monsieur, au nom de Water-
toast Gazette; je vous remercie, monsieur, au nom de la ban-
nière étoilée des grands États-Unis ; je vous remercie pour
votre plaidoyer aussi éloquent que catégorique. Et si, mon-
sieur, ajouta l'orateur, touchant Martin du manche de son
parapluie afin d'appeler son attention , car Martin écoutait
Mark qui lui parlait à voix basse ; si en ce lieu, en ce moment
même, je me hasarde à exprimer une opinion qui touche indi-
rectement au sujet en question, je dirai, monsieur, que le
Lion britannique verra ses ongles arrachés par le noble bec
de l'Aigle américain, et qu'on lui apprendra à jouer sur la
harpe irlandaise et le violon écossais cet air qu'exhalent
toutes les conques vides éparses sur les rivages de la verte
Colombie! »
Ici le gentleman maigre se rassit au milieu d'une sensation
profonde ; et chacun prit un air très-grave.
î Général Ghoke, dit M. La Fayette Kettle, vous embrasez
mon cœur; monsieur, vous embrasez mon cœur. Mais le Lion
britannique n'est pas sans représentants ici , monsieur; et
j'aimerais assez à entendre sa réponse à vos observations.
— Sur ma parole, s'écria Martin en riant, puisque vous me
faites l'honneur de me considérer comme son représentant, je
dirai simplement ceci : c'est que jamais je n'ai appris que la
reine Victoria lût la gazette.... n'importe quoi, et que je ne
pense même pas que ce soit probable. »
Le général Ghoke sourit à l'assemblée et dit, en manière
de patiente et bienveillante explication :
a On lui envoie la gazette, monsieur, on la lui envoie par
la malle.
— Mais si on l'adresse à la Tour de Londres, répliqua Mar-
tin, je crains fort qu'elle ne parvienne pas à sa destination,
car la reme ne demeure pas là.
— Messieurs, dit à son tour M. Tapley, affectant la plus
grande politesse et regardant les gentlemen avec un sérieux
parfait, la reine d'Angleterre demeure d'ordinaire à l'Hôtel des
Monnaies pour surveiller les finances. Elle a aussi, en vertu de
son poste, un appartement chez le lord-maire, à Mansion-House;
mais elle ne Toccupe que très-rarement, parce que la chemi-
née du salon a l'inconvénient de fumer.
— Mark, dit Martin , je vous serai infiniment obligé si vous
avez la bonté de ne pas nous lancer à la tête vos absurdités.
394 VIE ET AVENTURES
quelque plaisantes qu'elles puissent vous sembler. Je vous
faisais simplement observer, messieurs, quoique ce soit, du
reste, chose peu importante, que la reine d'Angleterre n'ha-
bite point la Tour de Londres.
— Général 1... s'écria M. La Fayette Kettle; vous entendez?
— Général 1 répétèrent plusieurs autres. Général 1
— Ghutl silence, je vous prie 1 dit le général Ghoke en
agitant la main et parlant avec un calme, une affabilité, une
bienveillance des plus touchants. J'ai toujours remarqué,
comme une circonstance fort extraordinaire, que j'attribuerai
à la nature des , institutions britanniques et à la tendance
qu'elles ont à supprimer cet esprit de recherche et d'examen
si largement répandu jusque dans les forêts vierges de notre
vaste continent de l'Océan occidental; j'ai toujours remarqué,
dis-je, que les connaissances des Anglais eux-mêmes sur ces
sujets particuliers n'équivalent point à celles que possèdent
nos concitoyens intelligents et grands amateurs de voyages.
Voici qui est intéressant et qui confirme mon observation :
quand vous dites , monsieur, continua-t-il en s'adressant à
Martin, que votre reine n'habite pas la Tour de Londres, vous
tombez dans une erreur où tombent également ceux mêmes
d'entre vos concitoyens dont le mérite et l'honorabilité com-
mandent le plus le respect. Mais vous avez tort, monsieur.
Elle doit y habiter....
— Lorsqu'elle est à la cour de Saint-James, interrompit
Kettle.
— Lorsqu'elle est à la cour de Saint-James naturellement,
répliqua le général, toujours avec la même bienveillance; car,
si elle habitait le château de Windsor, elle ne pourrait être à
Londres en même temps. Votre Tour de Londres, monsieur,
continua le général, souriant avec la douce conscience de son
savoir, est naturellement votre résidence royale. Placée dans
le voisinage immédiat de vos parcs, de vos promenades, de
vos arcs de triomphe, de votre Opéra et de votre royal Almacks,
cette tour se présente naturellement comme le lieu le plus
propre à tenir une cour fastueuse et frivole. Et par conséquent
c'est là qu'on tient la cour.
— Avez-vous été en Angleterre ? demanda Martin.
— Par écrit, monsieur, dit le général, jamais autrement.
Nous sommes un peuple de lecteurs, monsieur. Vous trouve-
rez chez nous un degré d'instruction qui vous surprendra,
monsieur.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 395
— Je n'en doute pas le moins du monde, î répondit Martin.
Mais ici il fut interrompu par M. La Fayette Kettle, qui lui
murmura à l'oreille :
( Vous connaissez le général Choke ?
— Non, répondit Martin sur le même ton.
— Mais vous savez qu'on le considère ici comme un....
— Gomme un des hommes les plus remarquables de ce pays,
n'est-ce pas? dit Martin, à tout hasard.
— Le fait est certain , répliqua Kettle. Je vois bien que
vous avez entendu parler de lui !
— Je crois, dit Martin, s'adressant de nouveau au général,
que j'ai le plaisir d'être porteur d'une lettre d'introduction
auprès de vous, monsieur. Elle est de M. Bevan, du Massa-
chussets, » ajouta-t-il en lui présentant la lettre.
Le général prit la lettre et la lut avec attention; de temps
en temps il suspendait sa lecture pour regarder les deux
étrangers. Après avoir terminé, il s'approcha de Martin, s'as-
sit à côté de lui et lui serra les mains.
« Très-bien ! dit-il ; ainsi vous songez à vous établir à
Éden?
— Gela dépendra de votre opinion et des avis de l'agent,
répondit Martin. On m'a appris qu'il n'y a pour moi rien à
faire dans les anciennes villes.
— Je puis vous recommander à l'agent, monsieur, dit le
général. Je le connais. Moi-même, je suis membre de la Com-
pagnie de colonisation d'Éden. »
Gette nouvelle était grave pour Martin, car son ami avait
insisté sur ce que le général n'avait aucun rapport, du moins
à ce qu'il croyait, avec aucune compagnie terrienne, et pour-
rait par conséquent lui fournir des renseignements d'autant
plus désintéressés. Le général lui expliqua qu'il n'était entré
dans cette compagnie que quelques semaines auparavant, et
que depuis ce temps il n'y avait plus eu de rapports entre lui
et M. Bevan.
€ Nous n'avons que bien peu de chose à risquer, dit Martin
d'un ton d'appréhension, quelques livres sterling seulement,
c'est tout notre avoir. Or, pensez-vous que, pour un homme de
ma profession, ce soit une spéculation qui permette de conce-
voir des espérances de succès?
— Gomment donc ! dit gravement le général, si cette spé-
culation n'offrait ni espérances ni avenir, je n'y eusse pas en-
i^agé mes dollars, je vous prie de le croire.
396 VIE ET AVENTURES
— Je ne parle pas des vendeurs, dit Martin ; mais les ache-
teurs.... les acheteurs!...
— Les acheteurs, monsieur? répéta le général d'un ton
tout à fait expressif. Eh bien ! vous arrivez d'un vieux pays,
d'un pays, monsieur, qui a empilé des veaux d'or aussi haut
que Babel, et les a adorés durant des siècles. Nous sommes un
pays neuf, monsieur ; nous sommes des hommes à l'état pri-
mitif, monsieur; nous n'avons pas pour nous l'excuse de nous
être abandonnés à des pratiques de décadence pendant le long
cours des âges; nous n'avons pas de faux dieux; ici, monsieur,
l'homme existe et marche dans toute sa dignité. Si ce n'est
pas pour cela que nous avons combattu, nous aurions mieux
fait de nous tenir tranquilles. Me voici moi, monsieur, ajouta
le général, posant droit son parapluie pour en faire le symbole
de son individualité (et c'était un parapluie tout délabré,
triste caution pour garantir la loyauté de son propriétaire qui
le prenait à témoin), me voici moi, monsieur, avec la tête
grise et avec un sens moral. Conviendrait-il à mes principes
de mettre un capital dans cette spéculation, si je ne pensais
qu'elle est toute pleine de bonnes chances et d'espérances
pour les autres hommes, mes frères en Dieu? »
Martin essaya de paraître convaincu, mais cela lui semblait
difficile, car il songeait à New- York.
Œ Pourquoi sont faits les grands États-Unis, monsieur, con-
tinua le général, si ce n'est pour la régénération de l'homme?
Mais de votre part il est naturel de prendre de telles infor-
mations , car vous arrivez d'Angleterre et vous ne connaissez
pas mon pays.
— Alors vous pensez, dit Martin, que, sauf la peine qu'il faut
se donner et que nous sommes tout prêts à subir, on peut
raisonnablement espérer, et Dieu sait si nous sommes trop
ambitieux, un succès raisonnable dans ce pays?
— Si l'on peut espérer un succès raisonnable à Éden, mon-
sieur !... Mais voyez l'agent, voyez l'agent ; voyez les cartes et
les plans, monsieur, et après cela vous partirez ou vous res-
terez, selon les chances que vous présentera l'établissement.
Éden n'en est pas encore réduit à mendier des acquéreurs.
— C'est un endroit terriblement agréable, ce qui ne l'em-
pêche pas d'être en même temps effroyablement salubre ! n dit
M. Kettle, se mêlant à la conversation comme si c'était la
chose la plus naturelle du monde.
Martin ne voulut pas discuter la validité de semblables
DE MARTIN CHUZZLEYVlT. 397
moignages, par la seule raison qu'il éprouvait une secrète
méfiance de l'affaire ; il pensa que ce serait peu convenable et
peu digne d'un gentleman. Il remercia donc le général de la
promesse qu'il lui avait faite de le mettre directement en rap-
port avec l'agent, et il convint avec lui de voir ce fonction-
naire le lendemain matin. Il pria alors le général de lui ap-
prendre ce que c'était que les Watertoast Sympathizers^ dont il
avait parlé en s'adressant à M. La Fayette Kcttle, et quelles
étaient les infortunes auxquelles s'appliquait leur sympathie.
Là-dessus le général, prenant son air le plus sérieux, répondit
qu'il pourrait parfaitement s'éclairer sur ce point, dès le len-
demain même, en assistant à un grand meeting de cette so-
ciété, qui serait tenu dans la ville vers laquelle on se diri-
geait: « Meeting que mes concitoyens m'ont invité à présider, »
ajouta le général.
Ils n'atteignirent qu'à une heure avancée de la soirée le
terme de leur voyage. Tout près du chemin de fer s'élevait un
immense édifice peint en blanc, assez laid pour ressembler à
un hôpital; sur la façade se lisaient ces mots : Hôtel Na-
tional. Par devant, il y avait une galerie de bois ou vérandah.
Là, quand le train s'arrêtait, on était tout surpris et presque
effrayé d'apercevoir une grande quantité de semelles de bottes
ou de souliers perdus dans la famée de cigares ; du reste, pas
d'autre trace de créatures humaines. Cependant, à la longue,
apparaissaient quelques têtes et quelques épaules ; en rappro-
chant ces indices des bottes et des souliers, on arrivait à dé-
couvrir que certains locataires de l'hôtel, qui se plaisaient à
mettre leurs talons là où les gentlemen des autres pays met-
tent habituellement leur tête, étaient en train de jouir à leur
manière de la fraîcheur de la soirée.
Il y avait dans cet hôtel une grande salle à boire, ainsi
qu'une grande salle publique, dans laquelle on apprêtait la
table générale pour le souper. Ou voyait en ce lieu d'intermi-
nables escaliers blanchis à la chaux, de longues galeries en
haut, en bas, également blanchies à la chaux; des quantités
de petites chambres à coucher blanchies à la chaux ; et à
chaque étage une vérandah s'étendait sur les quatre faces de
la maison, qui formait un grand square de brique avec une
mauvaise petite cour au centre, où séchaient quelques ser-
viettes. Çà et là, des gentlem^en erraient en bâillant, avec
leurs mains dans leurs poches ; mais soit dans la maison, soit
dehors, partout où une demi-douzaine de personnes étaient
398 VIE ET AVENTURES
réunies, tout dans leur air, leur costume, leurs mœurs, leurs
manières, leurs habitudes, leur tournure d'esprit et leur conver-
sation, reproduisait exactement M. Jefferson Brick, le colonel
Diver, le major Pawkins, le général Choke et M. La Fayette
Kettle, toujours, sans cesse, et toujours. Ces gens-là faisaient
les mêmes choses, ils disaient les mêmes choses, ils jugeaient
toutes choses d'après le même programme, et ils y rappor-
taient toutes choses. En observant comment ils agissaient et
comment ils se comportaient les uns et les autres dans leur
mutuelle et charmante compagnie, Martin commença à com-
prendre parfaitement qu'ils en fussent venus à former ce peu-
ple si sociable, si gai, si aimable, si gracieux, que l'on connaît.
Au bruit d'un gong étourdissant, cette séduisante compa-
gnie arriva par troupes de toutes les parties de la maison à
la salle publique, tandis que des boutiques du voisinage ac-
couraient une multitude d'autres convives : car la moitié au
moins de la ville, gens mariés ou célibataires, résidait à V Hôtel
National. Le thé, le café, les viandes sèches, la langue, le
jambon, la saumure, le gâteau, les rôties, les confitures, le
pain et le beurre, tout fut dévoré avec la rapidité et l'avidité
habituelles ; puis, comme d'ordinaire, la compagnie s'écoula
par degrés, les uns allant à leur bureau, les autres à leur
comptoir, et d'autres enfin à la salle à boire. Pour les dames,
il y avait une table plus simple, où leurs maris et frères étaient
admis si cela leur convenait; mais du reste, à tous égards,
elles s'amusaient exactement comme chez Pawkins.
« Voyons, Mark, mon cher compagnon, dit Martin fermant
la porte de sa petite chambre, il nous faut tenir un conseil
solennel ; car notre sort sera décidé demain matin. Êtes-vous
bien résolu à mettre vos économies dans les risques de l'as-
sociation ?
— Monsieur, si je n'avais pas été déterminé à tenter l'aven-
ture, répondit Tapley, je ne serais pas venu ici.
— Combien y a-t-il là ? demanda Martin en prenant un petit
sac.
— Trente-sept livres dix schellings six pence. C'est du moins
ce qu'on m'a dit à la caisse d'épargne ; car jamais je ne les ai
comptés. Mais ils s'y connaissent mieux que moi, ajouta Mark
avec un mouvement de tête qui exprimait sa confiance sans
bornes dans la science et l'arithmétique de cette institution.
— L'argent que nous avons apporté sur nous, dit Martin,
est réduit à un peu moins de huit livres sterling. »
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 399
M. Tapley sourit et regarda à droite et à gauche, afin que
son maître ne supposât point qu'il attachât la moindre impor-
tance à ce fait.
(( Sur la bague.... sa bague, Mark.... dit Martin, contem-
plant tristement son doigt vide.
— Ah!... soupira Tapley; pardon, monsieur.
— Nous avons obtenu, en espèces anglaises, quatorze livres.
Ainsi, même avec cela, votre apport dans le fonds social serait
encore de beaucoup le plus considérable des deux. Maintenant,
Mark, dit le jeune homme avec son ton d'autrefois, et juste
comme s'il eût parlé à Tom Pinch, j'ai songé à un moyen d'en
tirer parti pour vous, et même, j'espère, d'élever matérielle-
ment votre condition.
— Oh! monsieur, pas un mot de cela, répliqua Mark. Je
n'ai pas besoin de m'élever. Je me trouve bien comme je suis.
— Écoutez-moi donc, dit Martin : la chose est très-impor-
tante pour vous, et me causera à moi une vive satisfaction.
Mark, je veux que vous soyez mon associé dans l'affaire, un
associé au pair. J'y mettrai, comme capital complémentaire,
les connaissances et l'habileté que je possède dans ma profes-
sion ; ei vous toucherez la moitié des profits annuels, aussi
longtemps que durera l'association. »
Pauvre Martin ! toujours il bâtissait des châteaux en l'air ;
toujours , dans son égoïsme présomptueux, il oubliait tout le
reste pour ne penser* qu'à ses riches espérances et à ses ar-
dents projets. En ce moment même, il jouissait avec orgueil
de la pensée qu'il patronait Mark et le récom.pensait magnifi-
quement!
« J'ignore, monsieur, ce que je dois répondre pour vous
remercier, dit Mark d'un ton beaucoup plus grave que son ton
habituel , mais d'après un motif tout différent que celui que
Martin assigna à ses paroles. Je vous servirai, monsieur, de
mon mieux et jusqu'à la fin. Voilà tout.
— Nous nous entendons parfaitement , mon cher cctoipa-
gnon, dit Martin , qui se leva d'un air de satisfaction person-
nelle et de condescendance; désormais nous ne sommes plus
maître et valet, mais amis et associés, à notre satisfaction réci-
proque. Si nous nous déterminons pour Éden , l'affaire com-
mencera aussitôt que nous y serons arrivés. La raison sociale,
ajouta Martin qui battait toujours le fer quand il était chaud,
la raison sociale sera Chuzzîeicit et Tapley.
— Dieu vous bénisse , monsieur ! s'écria Mark ; ne fourrez
iiOO VIE ET AVENTURES
pas mon nom là dedans. Je ne connais pas les affaires. Il vau-
dra mieux mettre : et Cie. J'ai quelquefois pensé, dit-il encore
en baissant la voix, que j'aimerais assez à connaître une Com-
pagnie.... Mais je ne m'attendais guère à en devenir une.
— Vous ferez comme il vous plaira, Mark.
— Merci , monsieur. Si un gentleman de la campagne,
tenant auberge ou autrement, venait à avoir besoin de se faire
faire un jeu de quilles, je pourrais me charger de cette partie
de notre négoce, monsieur.
— Beaucoup mieux qu'aucun architecte des Ëtats-Unis, dit
Martin. Allez demander une couple de savetiers au sherry :
nous boirons au succès de notre raison sociale. »
Ou bien il avait oublié déjà qu'ils n'étaient plus sur le
pied de maître et de valet (et souvent depuis il l'oublia), ou
bien il considérait cette espèce d'office comme étant du nombre
des fonctions générales de : « Et Cie. » Cependant Mark obéit
avec son empressement habituel ; et, avant qu'il se quittassent
pour aller se coucher , il fut convenu entre eux qu'il iraient
ensemble le lendemain matin chez l'agent, mais que Martin
déciderait lui-même la question d'Ëden. Mark n'eut à ses
propres yeux, au point de vue même de la jovialité, aucun
mérite à faire cette concession : car il savait parfaitement que,
de toute manière, la chose finirait par là.
Le lendemain, il se trouva que le général était à la table
commune. Après le déjeuner, il ouvrit l'avis de se rendre chez
Tagent sans perdre de temps. Les étrangers, qui ne deman-
daient pas mieux, s'empressèrent d'y consentir : ils partirent
donc immédiatement ensemble pour l'office de la colonie
d'Éden, lequel était tout au plus à portée de mousquet de
l'Hôtel National.
C'était une petite hutte, assez semblable à un bureau de
péage. Mais si une grande terre peut tenir quelquefois dans
un cornet à dés, pourquoi tout un territoire ne serait-il pas
vendu dans une baraque? Ce n'était, il est vrai, qu'un bu-
reau provisoire ; car les Édeniens étaient sur le point de faire
construire un bâtiment magnifique pour servir de centre
à leurs transactions, et déjà même ils en avaient désigné
l'emplacement : or, c'est beaucoup en Amérique. La porte des
bureaux était toute grande ouverte, et sur le seuil était l'agent.
C'était probablement un homme qui allait vite en besogne : car
il paraît qu'il n'avait plus rien à faire , occupé qu'il était à se
balancer en arrière et en avant sur une chaise à bascule, avec
DE MARTIN CHUZZLEWir. 401
l'une de ses jambes plantée sur l'encadrement de la porte et
l'autre repliée sous son corps, comme pour couver son pied.
Cet homme était très-maigre; il avait un immense chapeau
de paille et un habit de drap vert. Vu la chaleur du temps , il
était sans cravate, et avait laissé le devant de sa chemise tout
ouvert : de sorte que, chaque fois qu'il parlait, on voyait quel-
que chose remuer et sautiller dans sa gorge, comme les petits
marteaux d'un clavecin quand on frappe sur les touches. Peut-
être était-ce la Yérité qui faisait un petit effort pour monter à
ses lèvres, sans parvenir jamais jusque-là.
Deux yeux gris étaient profondément cachés en embuscade
dans la tête de l'agent, mais l'un d'eux était privé de lumière
et demeurait tranquille. De ce côté de son visage, il semblait
écouter ce que faisait l'autre. Chacun de ses profils offrait donc
une expression distincte ; et, quand la partie mouvante de la
figure était le plus animée, la partie immobile était dans son
état le plus glacial de haute surveillance. On n'avait qu'à passer
de l'autre côté pour retourner l'homme comme un gant et lire
au vif, dans la mobilité de ses traits, l'esprit de calcul et de
sérieuse attention qui faisait le fond de son caractère.
Chacun de ses longs cheveux noirs tombait aussi roide
qu'un fil d'archal; les mèches en désordre descendaient sur
ses arcades sourcilières, comme si le coq dont la patte était
encore profondément marquée au coin de ses yeux, avait
becqueté et lacéré sa chevelure dans une ardeur sauvage,
en croyant avoir affaire à quelque oiseau de proie de son
espèce.
Tel était l'homme qu'abordèrent les voyageurs et que le gé-
néral salua du nom de Scadder.
a Tiens! c'est vous, général, répondit-il; comment vous
portez-vous?
— Plein d'activité et d'ardeur, monsieur , pour le service de
mon pays et la cause de la Sympathie. Voici deux gentlemen
qui ont affaire à vous, monsieur Scadder. d
Celui-ci leur donna des poignées de mains : en Amérique,
rien ne se fait sans poignée de mains ; et il continua à se ba-
lancer sur sa chaise à bascule.
a Je pense savoir pour quelle affaire vous avez amené ici ces
étrangers, général.
— Fort bien, monsieur ; vous devez vous en douter.
— Général, vous avez la langue trop longue, dit Scadder.
Vraiment, vous ne savez pas vous taire , c'est un fait. Vous
ilARTi:; Ckuzzlzwit. — i 26
im VIE ET AVENTURES
parlez terriblement bien en public, mais vous ne devriez pas
aller si vite de l'avant en aflaires.
— Si je comprends votre pensée , dit le général après un
instant de réflexion, je veux être pendu!
— Vous savez bien, dit Scadder, que nous ne voulons point
vendre les lots au premier acquéreur venu, mais que nous
avons décidé de les réserver pour des aristocrates de nature I
— Eh bien ! monsieur, en voici, s'écria le général avec cha-
leur. En voici!
— En ce cas, c'est bien, répliqua l'agent d'un ton de repro-
che. Mais vous ne devriez pas pour cela prendre des airs avec
moi, général. 5
Le général souffla à l'oreille de Martin que Scadder était
l'homme le plus franc du monde dans son langage, et qu'il ne
voudrait pas pour dix mille dollars lui avoir fait volontaire-
ment injure.
« Je remplis mon devoir, et avec tout~ cela je me fais des
ennemis de ceux à qui je ne veux que rendre service, dit Scad-
der à voix basse en regardant la route et se remettant à se
balancer. Ils se fâchent contre moi parce que je ne veux pas
vendre trop bon marché leur Éden. Voilà bien la nature hu-
maine ! Très-bien !
— Monsieur Scadder , dit le général , prenant son attitude
d'orateur ; monsieur ! voici ma main, et voici mon cœur ! Je vous
estime, monsieur, et je vous demande pardon. Ces gentlemen
sont de mes amis; sinon, je ne les eusse pas amenés ici, mon-
sieur; sachant bien, monsieur, que les lots sont actuellement
à trop bon marché. Mais ce sont des amis à moi , monsieur ,
des amis intimes. »
Cette explication satisfit tellement M. Scadder, que notre
homme prit et secoua chaudement la main du général , après
s'être, pour cela, levé de sa chaise à bascule. Ensuite il invita
les amis intimes du général aie suivre dans son bureau. Quant
cxu général, il fit observer, avec sa bonne grâce habituelle,
qu'appartenant à la compagnie, il ne devait se mêler en rien
a une transaction de ce genre. Puis ce fut à son tour de s'em-
parer de la chaise à bascule et de regarder la perspective ,
comme un bon samaritain qui attend un voyageur pour lui
venir en aide.
ce Oh l... » s'écria Martin, dont l'œil se fixa sur un vaste plan
qui occupait tout un côté de l'office.
L'oince n'avait guère que cela , sauf quelques échantillons
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 403
géologiques et botaniques, un ou deux registres rouilles , un
pupitre grossier et un tab-ouret.
« Oh!... Qu'est-ce que c'est?
— Ceci vous représente Éden, dit Scadder, se curant les dents
avec une espèce de petite baïonnette qu'il avait fait sortir de
son couteau en touchant un ressort.
— Vraiment? je n'eusse pas cru que ce fCit là une ville.
— Vous ne l'eussiez pas cru?... c'en est pourtant bien une.
Et une ville florissante," qui plus est ! Une ville toute d'archi-
tecture 1 j
Il y avait des banques , des églises , une cathédrale , des
marchés, des comptoirs, des hôtels, des magasins, des de-
meures élégantes, des quais, une bourse, un théâtre, des mo-
numents publics de toute nature, sans oublier les bureaux de
la Guêpe d'Éden, journal quotidien ; le tout offert en perspective
aux yeux des deux voyageurs.
— Dieu me bénisse 1 c'est réellement une ville très-impor-
tante 1 s'écria Martin en se retournant.
— Certainement, très-importante , dit l'agent.
— Mais, dit Martin, regardant de nouveau les monuments
publics, je crains qu'il n'y ait plas rien à faire pour moi.
— Tout n'est pas encore bâti, répondit l'agent; non, non,
tout n'est pas entièrement achevé, s
Ce fut un grand soulagement pour Martin.
« Le marché est-il bâti? demanda-t-il.
— Ceci ? dit l'agent en piquant de son cure-dent la girouette
indiquée au haut du plan. Laissez-moi voir. Non , ceci n'est
point bâti.
— Une bonne besogne pour commencer! n'est-ce pas,
Mark? » murmura Martin en poussant du coude son associé.
Mark , qui avait gardé une contenance impassible et s'était
contenté de contempler tour à tour le plan et l'agent, répondit
simplement : « Une besogne rare 1 »
Un silence profond s'ensuivit. M. Scadder, laissant reposer
un peu son cure-dent, se mit à siffler quelques mesures du
Yankee- Doodle et à essuyer la poussière qui couvrait le toit du
théâtre.
« Je suppose, dit Martin, feignant de regarder de plus près
le plan, mais laissant deviner, par le tremblement de sa voix,
quelle importance il attachait intérieurement à la réponse, je
suppose qu'il y a déjà.... plusieurs architectes?
— Il n'y en a qu'un, dit Scadder.
kOk VIE ET AVENTURES
— Mark, murmura Martin en le tirant par la manche, en-
tendez-vous?... Mais, reprit-il tout haut, qui donc alors a fait
tous ces travaux que nous avons devant les yeux ?
— Gomme le sol est très-fertile, peut-être que les monuments
poussent spontanément, » dit Mark.
Il était, en disant ces mots, près du mauvais profil de
l'agent ; mais Scadder changea aussitôt de place pour pouvoir
l'observer de son œil actif et valide.
« Tâtez mes mains, jeune homme, dit-il.
— A quoi bon ? » demanda Mark, cherchant à se soustraire
à l'invitation.
Scadder étendit ses mains.
(T Sont-elles sales ou propres? » dit-il.
Au point de vue physique , elles étaient évidemment sales.
Mais il était clair que M. Scadder les présentait à l'examen
dans un sens figuré, et comme emblème de son caractère
moral ; Martin se hâta donc de les déclarer aussi pures que la
neige qui voltige encore dans les airs.
« Mark, dit-il avec une certaine impatience, je vous prie de
ne pas jeter à tort et à travers des remarques de cette nature,
qui, pour être innocentes dans l'intention, n'en sont pas moins
déplacées et ne sauraient être agréables aux étrangers. Je suis
vraiment très-contrarié.
— De quoi se mêle le (7o * ? pensa Mark ; le voilà déjà qui
met les pieds dans le plat! Quand il ne devrait être qu'un
asocié assoupi , un associé qui n'a qu'à s'endormir bien vite
et ronfler de tout son cœur.... Un Co n'a pas autre chose à
faire, à ce que je vois. »
M. Scadder ne disait rien , mais il s'était adossé au plan et
il piqua plus de vingt fois le pupitre avec son cure-dent, re-
gardant Mark en même temps comme s'il le poignardait en
effigie.
Martin se hasarda enfin à faire observer, d'un ton d'humble
prière :
« Vous ne m'avez pas dit qui a accompli tous ces tra-
vaux?
— Ne vous inquiétez pas de savoir qui l'a fait ou ne l'a pas
fait, dit l'agent d'un ton bourru. Peu importe comment la
chose est arrivée. Peut-être est-ce un homme qui s'est sauvé
avec un joli monceau de dollars ; peut-être n'avait-il pas un
4 . En angfais, Co, compagnie.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 405
50U dans sa poche. Peut-être était-ce un farceur; peut-être
un serpent à sonnettes.
— Voilà ce que vous nous valez, Markl... dit Martin.
— Peut-être, poursuivit l'agent, n'y a-t-il pas de .plantes
jui croissent à Ëden. Non ! peut-être ce pupitre et ce tabouret
ae sont-ils pas de bois d'Éden. Non ! peut-être n'y a-t-il pas
jne masse innombrable de colons qui y soient allés. Non!
peut-être n'existe-t-il pas d'endroit de ce nom dans le terri-
toire des États-Unis. Oh! non !
— J'espère que vous devez être satisfait du succès de votre
Dlaisanterie, Mark, s dit Martin.
Mais ici et fort à propos intervint le général, qui, de la porte
jù il était resté , appela Scadder pour l'inviter à fournir à ses
imis des détails sur ce petit lot de cinquante acres avec maison
j annexée, lequel, après avoir appartenu d'abord à la Compa-
gnie, était dernièrement retombé dans ses mains.
« Général , répondit l'agent , vous avez trop le cœur sur la
nain. C'est un lot dont le prix pourrait m.onter. »
Il consulta toutefois ses livres , en grondant il est vrai , et ,
tenant toujours tourné vers Mark son côté mobile, quelque
incommode que fût pour lui-même cette position, il donna à
iire aux deux étrangers une feuille qu'il déploya sous leurs
jreux. Martin la lut avidement, puis il demanda :
« Maintenant, où est cet endroit sur le plan?
— Sur le plan? répéta Scadder.
— Oui. ))
Scadder se retourna vers le tableau et réfléchit un moment,
3omme si, pour répondre au défi, il avait résolu de se montrer
Bxact à cela près de l'épaisseur de l'ombre d'un cheveu. Enfin,
après avoir lentement décrit en l'air des cercles avec son cure-
ient, comme un pigeon voyageur qu'on vient de lancer, il fit
tout à coup un bond vers le plan qu'il perça de part en part ,
au milieu même du quai.
«C'est ici!... dit-il, laissant vibrer son couteau planté
dans le mur. C'est bien ici ! d
Martin lança un regard rayonnant sur son Co., et son Co.
vit que le tour était fait.
Le marché ne fut cependant pas conclu aussi facilement
qu'on eût pu s'y attendre; car Scadder était taquin et d'un
caractère difficile , et il sema l'affaire d'obstacles inattendus :
tantôt invitant les étrangers à y bien songer et à prendre en-
core une semaine ou même une quinzaine, tantôt aussi leur
406 VIE ET AVENTURES
prédisant qu'ils ne seraient pas contents de l'affaire, et tantôt
leur offrant de revenir sur le contrat et de l'annuler, et mur-
murant de violentes imprécations contre la démence du général.
Mais le total de la somme incroyablement minime du prix
d'achat (cent cinquante dollars seulement, à peine quelque
chose de plus que trente guinées sur le capital apporté par le
Go. dans l'association d'architecture) fut payé finalement; et
Martin, dans son ivresse, à l'idée qu'il était désormais pro-
priétaire de terrains dans la florissante ville d'Éden , se sentit
grandir tellement, que sa tête était prête à percer le toit de la
baraque de l'agent.
« S'il arrivait, dit Scadder en remettant à Martin ses
titres contre l'échange de son argent , que l'affaire ne réussît
pas, n'en faites point retomber le blâme sur moi.
— Non, non, répondit gaiement le jeune homme, nous ne
vous en voudrons pas. Général, venez-vous?
— Je suis tout à' vous, monsieur, dit le général, lui don-
nant la main avec une cordialité grave, et je souhaite que
vous n'ayez qu'à vous féliciter de votre acquisition. Vous voilà
maintenant , monsieur, naturalisé citoyen de la plus puissante
et de la mieux civilisée des nations qui jamais aient orné le
monde; une nation, monsieur, où l'homme est uni à l'homme
par le vaste lien de l'affection réciproque et de la fidélité.
Puissiez- vous , monsieur, rester digne de votre patrie d'adop-
tion! »
Martin le remercia et prit congé de M. Scadder, qui s'était
immédiatement réinstallé sur sa chaise à bascule , dès que le
général l'eut quittée , et qui avait recommencé à se balancer
en avant et en arrière , tout comme si cet exercice hygiénique
n'avait jamais souffert d'interruption. Mark se retourna plu-
sieurs fois, tandis qu'il suivait avec ses compagnons le chemin
qui menait à l'Hôtel National; mais en ce moment M. Scadder
dirigeait de leur côté son profil inerte, où l'on ne pouvait dis-
tinguer qu'une parfaite insensibilité. Quelle étrange différence
avec l'autre côté 1 M. Scadder n'était pas homme à rire, et ja-
mais il ne riait aux éclats ; cependant chaque sillon de sa patte
d'oie et chacune des veines métalliques qui couraient sur cette
partie de sa tête se tordaient dans un rire moqueur! La figure
complexe de la Mort et de la Dame qu'on voit au haut de la
vieille ballade n'était pas plus positivement partagée en deux
et n'offrait pas deux parties plus monstrueusement disparates
que les deux profils de Zephaniah Scadder.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 407
Le général pressait le pas, car midi sonnait à l'horioge;
c'était l'heure précise où le grand meeting des WatertoastSyin-
pathîzers devait avoir lieu dans la salle publique de l'Hôtel
National. Désireux d'assister à la démonstration et de juger
par ses propres yeux de ce qui allait s'y passer, Martin ne
s'éloigna point du général, et, le serrant de plus près encore
lorsqu'ils entrèrent dans la salle, il arriva par ce moyen jus-
qu'à une petite plate-forme qui se trouvait à l'extrémité et qui
était composée de plusieurs tables : un fauteuil y avait été dis-
posé pour le général , et M. La Fayette Kettle, en sa qualité de
secrétaire, faisait un grand étalage de documents sur papier
ministre; c'étaient sans doute des spécimens d'éloquence brail-
larde.
« Eh bien, monsieur, dit-il en échangeant une poignée de
mains avec Martin , voici un spectacle devant lequel le Lion
britannique aura la queue basse entre les jambes et poussera
un rugissement lamentable ! »
Martin pensa à parL lui qu'il était bien possible que le Lion
britannique se trouvât fort dépaysé dans cette ménagerie,
mais il garda pour lui cette idée. Alors on vota la prise de pos-
session du fauteuil par le général, sur la motion d'un jeuue
homme pâle appartenant à lécole de Jefferson Brick, qui par-
tit de là pour prononcer un discours fortement épicé d'allu-
sions aux douceurs de la famille, au foyer domestique et aux
chaînes de la tyrannie qu'il fallait briser.
Oh ! comme l'orateur riva son clou au Lion britannique !
L'indignation du jeune et brillant Colombien ne connaissait
pas de bornes. S'il avait pu être seulement un de ses ancêtres,
dit-il, il vous aurait joliment poivré ce Lion-là; comme un
autre Brute Tamer, il vous l'aurait apprivoisé à coups de fouet,
et lui aurait donné une leçon qu'il n'eût pas été tenté d'oublier.
« Ça, un lion ! s'écria le jeune Colombien , où est-il? Qui est-
il? Qu'est-il? Qu'on me le montre. Qu'on me l'amène. Ici,
lion! disait-il dans l'attitude d'un athlète ; viens sur cet autel
sacré. Ici! s'écria le jeune Colombien, prenant dans son illu-
sion les tables à manger qui lui servaient de tribune pour
l'auteLsacré et le mausolée de ses ancêtres. Ici, sur les cendres
de nos pères cimentées par le sang qui fut versé comme de
l'eau dans nos plaines natales de Chickabiddy Lick!... Ame-
nez-nous ce Lion ! Seul à seul avec lui , je ne crains pas de le
défier. Je dis à ce Lion que, quand la main de la Liberté l'aura
saisi par la crinière, on verra bientôt son cadavre rouler de-
^08 VIE ET AVENTURES
vant nous , et pendant ce temps les Aigles de la Grande Répu-
blique poufferont de rire , ha ! ha ! ha I »
Quand il fut démontré que le Lion ne viendrait pas, et qu'il
se tenait prudemment à Técart, tandis que le jeune Colombien
restait debout , les bras croisés , seul dans sa gloire , et que,
par conséquent, les Aigles pouvaient sans inconvénient pous-
ser leur rire sauvage sur la crête des montagnes , il s'éleva
des applaudissements dont je suis étonné que la violence
n'ait pas suffi pour déranger les aiguilles de l'horloge des
Horse-Guards , et changer l'heure dans la capitale de l'Angle-
terre.
c Quel est cet orateur?... » demanda Martin à M. La Fayette
en langage télégraphique.
Le secrétaire écrivit très-gravement quelque chose sur une
feuille de papier qu'il roula et fit passer de main en main.
C'était une variante de l'ancienne redite : « Un des hommes les
plus remarquables peut-être de notre pays, n
Au jeune Colombien succéda un autre orateur non moins
éloquent, et qui fit vibrer aussi des ouragans d'applaudisse-
ments. Mais ces deux «r remarquables» jeunes gens, dans leur
exaltation (dont la poésie elle-même ne pourrait donner qu'une
faible idée) oublièrent de dire avec qui ou avec quoi sympa-
thisaient les Watertoasiers , en d'autres termes pour quoi et
comment ils étaient sympathiques. Martin demeura donc long-
temps dans des ténèbres aussi épaisses qu'auparavant , jus-
qu'à ce qu'enfin un rayon de lumière s'offrit à lui par l'organe
du secrétaire, qui, en lisant les procès-verbaux des séances
précédentes , lui rendit le sujet un peu plus clair. Il apprit
alors que la Watertoast Association sympathisait avec un poli-
tique irlandais qui , sur certains points , était en dissenti-
ment avec l'Angleterre , et qu'elle agissait de la sorte , sinon
parce qu'elle aimait beaucoup l'Irlande, du moins parce qu'elle
n'aimait pas du tout l'Angleterre : car elle éprouvait, à l'en-
droit des Irlandais émigrés , autant de jalousie que de mé-
fiance, et ne les supportait que pour leur activité qui les ren-
dait si utiles, le travail étant infiniment plus méprisé dans la
glorieuse république que dans aucun autre lieu du monde.
Cette découverte rendit Martin curieux de savoir quels nœuds
de sympathie la Watertoast Association avait formés ; il n'eut
pas longtemps à attendre : car le général se leva pour donner
lecture d'une lettre écrite de sa propre main à l'homme po-
litique d'Irlande.
DE MARTIN CHUZZLEVvIT. 400
« Mes amis et concitoyens , dit le général , voici le contenu
de cette lettre :
«Monsieur,
« Je m'adresse à vous , au nom de la Watertoast Association
des United Sympathizers. Cette association est fondée , mon-
sieur, dans la grande république de l'Amérique! Aujourd'hui
elle retient son souffle et gonfle les veines bleues de son front
prêtes à se rompre en contemplant, monsieur, avec une at-
tention fébrile et une ardeur sympathique, vos nobles efforts
en faveur de la cause de la Liberté. *
Au nom de la Liberté , et chaque fois que ce nom revenait,
tous les sympathiseurs hurlaient de toute la force de leurs pou-
mons avec neuf vivat répétés à neuf reprises et un dixième en
sus pour faire le compte rond.
a Au nom de la Liberté, monsieur , de la sainte Liberté , je
m'adresse à vous. Au nom de la Liberté, je vous envoie avec
cette lettre une contribution pour les fonds de votre Société.
Au nom de la Liberté, monsieur, je contemple avec indigna-
tion et dégoût cet animal détesté dont la moustache est souil-
lée de sang figé, cet animal dont la basse cruauté et l'ar-
dente convoitise ont toujours été un fléau, un supplice pour
le monde. Les visiteurs tout nus de l'île de Grusoë, monsieur;
les femmes éplorées de Pierre Wilkins; les enfants des brous-
sailles, barbouillés de mûres sauvages; que dis-je? jus-
qu'aux hommes de haute stature , originaires des districts
houilliers de la Cornouaille, tous portent les traces de la sau-
vage férocité de ce monstre. Où sont, monsieur, les Cor-
morans, les Blunderbores , les grands Feefofuras cités dans
l'histoire ? Tous , oui , tous ont été exterminés par sa main
destructive.
« Je fais allusion, monsieur, au Lion britannique.
« Dévoués d'esprit et de corps, de cœur et d'âme, à la Liberté,
monsieur, à la Liberté, consolation bénie du limaçon sur la
porte de la cave, de l'huître dans son lit d'écaillé, de la mite
paisible dans sa maison de fromage ; de votre patrie renfermée
dans sa ceinture de rochers comme au fond de sa coquille;
nous vous offrons notre sympathie en son nom sans tache. 0
monsieur! sur notre terre heureuse et chérie, ses feux sacrés
brûlent toujours brillants , clairs et sans fumée ; une fois
410 VIE ET AVENTURES
qu'ils auront été allumés dans le vôtre, le Lion sera rôti tout
entier.
« Je suis, monsieur, au nom de la Liberté, votre ami affec-
tueux et fidèlement sympathique,
« Gyrus Ghoke ,
a Général U. S. M.'»
Il advint que, juste au moment où le général commençait à
lire cette lettre, le train du chemin de fer arriva, apportant la
malle d'Angleterre. On remit au secrétaire un paquet qu'il ou-
vrit pendant la lecture de l'adresse, et tandis que retentis-
saient les vivat en l'honneur de la Liberté. Tout troublé à la,
vue du contenu de ce paquet, il saisit le moment où le général
s'asseyait pour s'élancer vers lui et lui mettre dans les mains
une lettre avec divers fragments extraits des journaux an-
glais, sur lesquels, dans un véritable état d'exaltation, il ap-
pela son attention immédiate.
Le général, fort échauffé par son œuvre, était précisément
en disposition convenable pour subir une influence électrique;
mais il n'eut pas plus tôt pris connaissance de ces documents,
qu'il eut la figure bouleversée par la colère, et que la bruyante
assemblée, stupéfaite à cette vue, devint en un moment silen-
cieuse,
« Mes amis, cria le général en se levant, mes amis et con-
citoyens, cet homme nous a trompés.
— Quel homme?... s'écria-t-on de toutes parts.
— Celui-ci!... dit le général tout essoufflé, en élevant la lettre
qu'il venait de lire à haute voix quelques minutes aupara-
vant. Je trouve dans ce document qu'il a été, qu'il est encore,
l'avocat de l'émancipation des noirs !... »
S'il y a quelque chose de certain sous le soleil, c'est que ces
fils de la Liberté, s'ils avaient tenu là entre eux l'Irlandais,
l'eussent, sans pitié, frappé à coups de pistolet, de poignard,
tué enfin lâchement et violemment. Le plus téméraire de leurs
propres concitoyens n'eût pas engagé ni voulu risquer un
brin de paille de fumier sur la vie d'un homme dans une pa-
reille position. Ils déchirèrent la lettre, en jetèrent les frag-
ments en l'air, piétinèrent dessus quand ils furent retombes,
hurlèrent, grognèrent, sifflèrent, jusqu'à ce qu'ils fussent ex-
ténués.
« Je propose, dit le général, lorsqu'il se fut remis lui-même,
\ . De la milice des États-Unis.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 411
que la Watertoast Association des United Sympathizers soit im-
médiatement dissoute.
— Oui, à bas l'association! Oui, au diable! Qu'on n'en
parle plus! brûlons ses archives! Démolissons la salle ! Dé-
truisons-en le souvenir!
— Mais, dit le général, songez, mes cbers concitoyens, aux
cotisations que nous possédons. Nous avons des fonds; que
ferons-nous de ces fonds? j>
On décida sur-le-champ qu'une pièce de vaisselle plate serait
offerte à certain juge constitutionnel qui, du haut de son siège,
avait laissé tomber ce noble principe : « que la canaille blan-
che pouvait toujours légalement tuer un nègre ; > et qu'une
autre pièce d'argenterie , de même valeur, serait présentée à
certain patriote qui avait déclaré, du haut de son banc de
la législature, « que lui et ses amis croyaient pouvoir pendre,
sans forme de procès , tout abolitioniste qui viendrait leur
faire visite. » Pour le surplus, il fut entendu qu'il serait con-
sacré à aider l'action de ces lois libérales et égalitaires,
selon lesquelles il est infiniment plus criminel et plus dange-
reux d'enseigner à un nègre la lecture et l'écriture, que de le
brûler tout vif en place publique. Tout étant réglé ainsi, le
meetmg se sépara dans le plus grand désordre.
Et voilà comment finit la Watertoast Sympathy.
Au moment où Martin remontait à sa chambre , son regard
fut attiré par la bannière républicaine qui avait été descendue
du haut du toit en l'honneur du meeting, et flottait à une fe-
nêtre devant laquelle il passait.
c Fi! dit-il. Vue à distance, tu fais un assez joli drapeau.
Mais il n'y a qu'à s'appr'ocher assez de toi pour regarder le
jour au travers et considérer ton tissu , et tu n'es plus qu'un
méchant lambeau de bouracan. »
r^
:jj2 VIE ET AVENTURES
CHAPITRE XXII.
OÙ l'on verra que Martin devint un lion pour son propre compte, et
par quelle raison il le devint.
Dès qu'on sut généralement à VHôtel National qu'un jeune
Anglais, M. Gbuzzlewit, avait acheté un lot de terrain dans la
vallée d'Éden, et qu'il projetait de se rendre à ce paradis ter-
restre par le prochain steam-boat, il devint un personnage
populaire, ce qu'on appelle un caractère. Pourquoi ou com-
ment cela se fit-il, Martin ne le savait pas plus que Mme Gamp,
de Kingsgate-Street, High Holborn; mais ce qu'il y a de sûr,
c'est qu'il était devenu , pour le moment, par acclamation po-
pulaire , le lion de la grande famille Watertoast , et que l'on
était affamé de sa société.
Le premier avis qu'il reçut du changement de sa position
fut par l'épître suivante , écrite sur une feuille de papier rayé
de bleu, en caractères fins et déliés, avec une ou deux grandes
lettres çà et là, pour rendre plus frappant l'effet général.
« Hôtel National , lundi matin.
(L Cher monsieur,
« Avant-hier, tandis que j'avais l'avantage d'être votre com-
pagnon de voyage sur le chemin de fer, vous avez fait, au sujet
de la Tour de Londres , quelques observations que , d'accord
avec la généralité de mes concitoyens , je désirerais voir re-
produites en une séance publique.
« En ma qualité de secrétaire de la Watertoast Association des
jeunes gens de cette ville, j'ai reçu mission de vous informer
que la Société sera heureuse et fière de vous entendre, demain
à sept heures du soir, dans sa salle, faire une leçon sur la Tour
de Londres; et comme on peut s'attendre à une abondante ré-
colte de dollars à un schellingle billet, vous m'obligerez infini-
ment en m'envoyant par le porteur votre réponse et votre
consentement.
c: Je suis , cher monsieur, votre tout dévoué ,
« La Fayette Kettle.
«r A Vhonorable M. Chuzzleivit.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 413
« P. S. La Société n'entend pas vous borner à la Tour de
Londres. Permettez-moi de vous insinuer que quelques re-
marques sur les Éléments de la géologie, ou, si cela vous con-
vient mieux , sur les écrits de votre brillant et spirituel com-
patriote , l'honorable M. Miller, seraient très-bien reçus, s
Epouvanté de cette invitation , Martin écrivit aussitôt pour
s'y soustraire par un refus poli ; mais à peine avait-il achevé
sa réponse qu'il reçut une lettre ainsi conçue :
(Particulière.) a 47 , Bunker-Hill-Street , lundi matin.
« Monsieur,
<r J'ai été élevé dans ces solitudes sans limites où notre
grand Mississipi, le Père des fleuves, roule ses flots tumul-
tueux.
« Je suis jeune et ardent : car il y a dé la poésie dans la
solitude , et tout alligator qui se chauffe au soleil dans la vase
contient en lui-même un poëme épique. J'aspire à la gloire.
C'est mon vœu le plus cher, c'est la soif qui me dévore.
«Connaissez-vous, monsieur, un membre de congrès en
Angleterre qui voulût bien consentir à payer mes frais du
voyage dans ce pays et de séjour durant six mois?
« Il y a en moi quelque chose qui me donne l'assurance
que ce patronage éclairé ne me serait pas accordé en pure
perte. Je suis certain de réussir un jour dans les lettres ou les
arts, dans le barreau, dans la chaire ou sur le théâtre ; dans
l'une ou dans l'autre de ces professions, sinon dans toutes.
« Si vos occupations nombreuses ne vous permettent pas
d'écrire vous-même en ma faveur , veuillez me donner une
liste de trois ou quatre personnes avec lesquelles je pourrai
le mieux m'entendre, et je m'adresserai directement à elles
par la voie de la poste. Puis-je vous prier aussi de vouloir
bien me communiquer quelques-unes des réflexions criti-
ques qui ont pu s'offrir à votre esprit sur Caïn , mystère, par
le très-honorable lord Byron?
(c Je suis , monsieur,
« Pardonnez-moi cette expression, avec tout l'essor de
mes ailes : Votre dévoué
« PUTNAM Smif. s
« P. S. — Veuillez adresser votre réponse à America junior,
chez MM. Hancock et Fioby, magasin de fruits secs, comme
ci-dessus, s
klk VIE ET AVENTURES
Ces deux lettres, ainsi que la double réponse de Martin,
selon une louable coutume , de nature à favoriser infiniment
le progrès de la politesse et des relations sociales , furent
publiées dans le numéro suivant de la Watertoast Gazette.
Martin achevait à peine sa correspondance quand le capi»
taine Kedgick, le maître de l'auberge, monta amicalement
chez lui pour voir comment il allait. Avant de prendre la pa-
role, le capitaine s'assit sur le lit; mais, le trouvant un peu dur,
il préféra remonter jusqu'à l'oreiller.
(c Eh bieni monsieur, dit Kedgick mettant son chapeau un
peu sur le côté , car la forme en était trop étroite, vous êtes
devenu un homme public , j'imagine.
— Oui, ce me semble, répondit Martin, excédé de fatigue.
—Nos concitoyens , monsieur , ont l'intention de vous pré-
senter leurs respects. Vous aurez à tenir une sorte de petit
lever, monsieur, pendant que vous êtes ici.
— C'est au-dessus de mes forces 1 s'écria Martin. Je n'y puis
consentir , mon cher ami !
— Je vous préviens qu'il le faut, dit Kedgick.
— Il le faut? Le mot n'est pas agréable , capitaine.
— Ma foi, je ne sais ni ne puis faire la langue, dit sèche-
ment le capitaine; sinon , je la rendrais plus agréable. Il faut
que vous receviez , voilà tout.
— Mais pourquoi recevrais-je des gens qui ne se soucient
pas plus de moi que je ne me soucie d'eux?
— Pourquoi? répondit le capitaine. Parce que j'ai dressé
un muniment dans ma salle à boire.
— Un quoi ? cria Martin.
— Un muniment , » répliqua le capitaine.
Martin regarda avec anxiété Mark, qui lui apprit que le wo-
nurnent dressé par le capitaine était un avis placardé portant
que M. Chuzzlewit recevrait ce jour-là les Watertoasters, à
partir de deux heures; et, en effet, cet avis était accroché
dans la salle , ainsi que Mark l'avait pu voir de ses propres
yeux.
« Vous ne voudriez point me rendre impopulaire, je pense?
di le capitaine en se rognant les ongles. Nos compatriotes ne
sont pas lents à prendre la mouche , je vous le garantis , et
notre Gazeffe pourrait bien vous écorcher comme un chat sau-
vage. »
Martin allait se mettre en colère, mais il se contint et
dit : >
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 415
« Alors qu'ils viennent, au nom du ciel!
— Oh! ils viendront, répondit le- capitaine. J'ai vu la grande
salle arrangée à cet effet.
— Mais, reprit Martin, au moment où le capitaine allait sor-
tir , voulez-vous du moins me dire ceci : Pourquoi désirent-
ils me voir? Qu'est-ce que j'ai fait? Et d'où vient que je leur
ai inspiré un si soudain intérêt? »
Le capitaine Kedgick mit un pouce et trois doigts de chaque
côté du bord de son chapeau, qu'il souleva légèrement et remit
ensuite avec soin sur sa tête ; passa une main tout le loug de
son visage , en commençant par le front et finissant par le
menton; regarda Martin, puis Mark, puis de nouveau Mar-
tin, cligna de l'œil et sortit.
« Sur ma vie 1 s'écria Martin laissant retomber lourdement
sa main sur la table, jamais je n'ai rencontré un individu
aussi parfaitement inexplicable. Mark , que dites-vous de
cela?
— Ma foi , monsieur, répondit son associé, mon opinion est
que nous avons eu affaire à l'homme le plus remarquable de
ce pays ; ce qui me fait espérer que nous en aurons fini bien-
tôt avec toute l'espèce, i
Tout en riant de cette plaisanterie , Martin ne put empêcher
que deux heures ne sonnassent. Au premier coup de l'horloge,
le capitaine Kedgick revint ponctuellement le prendre pour le
conduire à la salle de cérémonie ; et il ne l'y eut pas plus tôt
installé qu'il alla sur l'escalier crier d'en haut à ses concitoyens
agglomérés que M. Chuzzlewit « recevait. »
Ceux-ci se précipitèrent comme à un assaut. Ils eurent rem-
pli la salle en un instant , et , à travers la porte toute grande
ouverte , on apercevait sur les marches de l'escalier une ef-
frayante queue d'autres visiteurs attardés, qui attendaient le
moment d'entrer à leur tour. Ils entrèrent, un à un, par dou-
zaine, par vingtaine, et toujours, toujours il en entrait. Tous
successivement donnaient à Martin des poignées de mains.
Quelle variété incroyable de mains 1 D'épaisses, de minces,
de courtes, de longues, de grasses, de maigres, de rudes,
dépolies. Et quelle variété de température! de chaudes, de
froides, de sèches, d'humides, de flasques. Quelle variété de
pression! de roides, de molles, de saccadées et de traînantes.
En voici encore, encore, toujours, toujours.... et de temps en
temps on entendait, par-dessus le tumulte de l'assemblée, la
voix du capitaine crier : « 11 y en a encore en bas ! il y en a
4l6 VIE ET AVENTURES
encore en bas ! Maintenant, messieurs, vous qui avez été in-
troduits auprès de M. Chuzzlewit, voulez-vous sortir? Voulez-
vous sortir, s'il vous plaît, messieurs? Voulez-vous avoir
la bonté de sortir, messieurs , pour faire un peu de place aux
autres ? »
Sans prendre garde aux clameurs du capitaine , ils ne sor-
taient pas le moins du monde, mais restaient là debout, im-
mobiles, à contempler l'étranger. Deux rédacteurs de la
Water toast Gazette étaient venus tout exprès pour jeter les
bases d'un article consacré à Martin. Ils s'étaient arrangés
entre eux pour se partager le travail. L'un d'eux prit Martin
au-dessous du gilet , l'autre au-dessus. Chacun d'eux se tenait
en face de son sujet avec la tête un peu de côté , attentif
à tous ses mouvements. Si Martin mettait un pied devant
l'autre, le rédacteur de la partie inférieure se baissait sur
ses bottes; s'il frottait un bouton sur son nez, c'était le ré-
dacteur du visage qui enregistrait ça; s'il ouvrait la bouche
pour parler, le même gentleman mettait vite un genou en
terre afin d'examiner ses dents , ce qu'il faisait avec la per-
spicacité d'un dentiste. Des amateurs des sciences physiogno-
monique et physiologique tournaient autour de lui avec des
regards scrutateurs et des doigts qui leur démangeaient ; par-
fois un d'entre eux, plus hardi que les autres, lui touchait témé-
rairement le derrière de la tête , puis se perdait dans la foule.
Ils le considéraient dans toutes les positions : de face , de pro-
fil , de trois quarts et de dos. Ceux qui n'appartenaient ni aux
lettres , ni aux arts , ni aux sciences , échangeaient à haute
voix des observations sur sa mine. Des aperçus nouveaux se
faisaient jour par rapport à son nez ; des rumeurs contradictoires
se croisaient au sujet de sa chevelure. Et de nouveau l'on en-
tendait la voix du capitaine , tellement étouffée par le tumulte
qu'elle semblait sortir de dessous un lit de plumes, s'écrier :
a Messieurs, vous qui avez été introduits auprès de M. Chuzzle-
wit, voulez-vous bien sortir? »
Lors même qu'ils commencèrent à se retirer, les choses n'en
allèrent pas mieux : car alors un courant de gentlemen, avec
une dame à chaque bras (exactement comme le chœur exécu-
tant l'hymne national quand la reine vient au théâtre assister
à une représentation), entra en se glissant dans la salle : cha-
que groupe nouveau plus curieux que les autres et plus dé-
terminé à rester jusqu'à la dernière minute. Si les visiteurs
parlaient à Martin, ce qui arrivait rarement, ils lui adres-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 417
saient invariablement et sui; le même ton les mêmes questions;
sans plus de discrétion, de délicatesse ou de ménagement que
s'il eût été une figure de plâtre achetée , payée et apportée là
pour leur plaisir. Même quand . à la fin des fins , ils s'éloi-
gnaient, c'était aussi fâcheux, sinon pis encore; car alors
les enfants s'enhardissaient et s'approchaient, comme repré-
sentant une nouvelle catégorie et, faisaient tout ce que les
grandes personnes avaient fait. Des gens d'assez mauvaise
mine apparurent à leur tour; des espèces de spectres qui, une
fois entrés, ne paraissaient plus savoir comment sortir; si
bien qu'un silencieux gentleman, aux yeux vitreux comme
ceux d'un poisson, et qui n'avait à son gilet qu'un seul bouton
(lequel était en métal, très-large et prodigieusement brillant),
alla se mettre derrière la porte et y resta comme une horloge,
longtemps après que tout le monde fut parti.
Martin, excédé de fatigue, de chaleur et d'ennui, avait une
envie terrible de se laisser choir et de se reposer tout de son long
sur le parquet, si ses visiteurs avaient eu seulement la charité'
de le laisser tranquille. Mais comme les lettres et messages, me-
naçant de le dénoncer à la vindicte publique s'il n'en recevait
pas les auteurs, pleuvaient comme grêle; comme il arrivait;
encore plus de curieux tandis qu'il prenait son café ; et comme
Mark, malgré sa vigilance, était impuissant à les écarter delà
porte, Martin se détermina à aller se coucher, non qu'il fût
moralement sûr que le lit le protégerait contre ses admira-
teurs, mais du moins pour ne pas renoncer à une dernière
et chétive espérance.
Il venait de communiquer ce projet à Mark, et il était au
moment de s'échapper, quand on ouvrit la porte avec viva-
cité : un vieux gentleman entra. Il amena une dame qui assu-
rément ne pouvait point passer pour jeune, c'était un fait évi-
dent; et qui probablement ne pouvait pas davantage passer
pour jolie, mais ceci est une affaire de goût. Elle était très-
droite, très-grande, et ni sa physionomie ni sa taille n'of-
fraient la moindre flexibilité. Elle portait sur la tête un grand
chapeau de paille avec ornements de même étoffe, ce qui lui
donnait l'air d'avoir été couverte en chaume par un couvreur
maladroit; à la main, elle tenait un énorme éventail-
« Monsieur Ghuzzlewit, je pense? dit le gentleman.
— C'est mon nom.
— Monsieur, dit le gentleman, le t^mps me presse.
— Dieu soit louél pensa Martin.
Martin Chuzzlev/it. """ a -^^
iil8 VIE ET AVENTURES
— Je retourne chez moi par le train qui va partir immé-
diatement. Partir est un mot inusité dans votre pays, mon-
sieur.
— Pardon, dit Martin.
— Vous vous trompez, monsieur, répliqua le gentleman
d'un ton péremptoire : mais laissons ce sujet , pour ne point
réveiller vos préjugés; monsieur, voici mistress Hominy. »
Martin salua.
« Mistress Hominy, monsieur, est la femme du major Ho-
miny, un de nos esprits les plus distingués ; elle appartient à
Tune de nos familles les plus aristocratiques. Peut-être
connaissez- vous , monsieur , les ouvrages de mistress Ho-
miny ? y>
Martin ne put pas dire qu'il les connût.
« Vous trouverez en sa compagnie beaucoup d'instruction
et de plaisir, monsieur, dit le gentleman. Mistress Hominy va
se réunir jusqu'à la fin de la saison à sa fille qui est ma-
riée, aux Nouvelles-Thermopyles , à trois journées en deçà
d'Éden. Les attentions que vous pourrez témoigner en route
à mistress Hominy seront très-agréables au major et à nos
concitoyens. Mistress Hominy, je vous souhaite une bonne
nuit, madame, et un bon voyage. y>
Martin pouvait à peine ajouter foi à ce qu'il entendait;
mais le gentleman était déjà parti, et mistress Hominy était
tranquillement en train de boire son lait.
« Je suis excédée de fatigue, je dois l'avouer, déclara-
t-elle. Les cahots des waggons sont aussi rudes que si le rail
était rempli de nœuds et de scieurs de long.
— De nœuds et de scieurs de long, madame ? dit Martin.
— Eh bien, quoi ? Je vois bien que vous aurez de la peine à
me comprendre , monsieur, dit mistress Hominy. Voyons,
dites-le, si c'est comme ça. 3>
Ces mots, bien qu'en apparence formulés sur le ton d'une
prière impérieuse, n'exigeaient pourtant pas apparemment de
réponse : car mistress Hominy, dénouant les rubans de son
chapeau, ajouta sur-le-champ qu'elle allait déposer en lieu
sûr cet article de toilette et qu'elle reviendrait immédiate-
ment.
« Mark! dit Martin, touchez-moi^ s'il vous plaît. Suis-je
éveillé?
— C'est Hominy qui l'est, monsieur, répondit son associé;
parfaitement éveillée I C'est juste l'espèce de femme qu'on
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 419
peut être sûr de trouver les yeux tout grands ouverts et l'es-
prit toujours occupé du bonheur de son pays, à toute heure
de jour et de nuit. »
Ils ne purent en dire davantage : car mistress Hominy ren-
tra fièrement, marchant droite comme un piquet pour témoi-
gner de son rang supérieur; elle tenait des deux mains un
mouchoir de poche en coton rouge, peut-être un cadeau d'a-
dieu fait par le major, cet esprit éminent. Elle était allée dé-
poser son chapeau, et elle reparaissait avec un bonnet terri-
blement aristocratique et classique , attaché sous le menton ;
une coiffure enfin d'un genre si admirablement approprié à
sa physionomie, que, si feu M. Grimaldi se fût montré avec
les barbes de dentelle de mistress Siddons, il n'eût pas pro-
duit un effet plus irrésistible.
Martin lui présenta un fauteuil. Les premières paroles
qu'elle prononça l'arrêtèrent avant qu'il eût eu le temps de
revenir à son propre siège.
« Dites-moi, je vous prie, monsieur, d'où hélez-vous?
— J'ai peur d'avoir la tête un peu dure ce soir, par excès de
fatigue, répondit Martin ; mais, sur l'honneur, je ne vous com-
prends pas. »
Mistress Hominy secoua la tête avec un sourire mélan-
colique qui signifiait , à ne point s'y méprendre : « Ils cor-
rompent jusqu'au langage dans ce vieux pays ! s Et elle
ajouta alors , comme si elle descendait d'un ou deux degrés
pour se mettre à la portée de la capacité infime de son audi-
teur :
« Où prîtes-vous votre essor ?
— Oh! dit Martin, je suis né dans le comté de Kent.
— Et comment trouvez-vous notre pays, monsieur?
— Infiniment.... balbutia Martin, à moitié endormi. Au
moins..., il est.... très-bien, madame.
— La plupart des étrangers , et particulièrement les An-
glais, sont fort surpris de ce qu'ils voient aux États-Unis.
— Ils ont d'excellentes raisons pour l'être, madame, dit
Martin. Jamais de ma vie je n'ai eu de surprise égale.
— Ne trouvez-vous pas que nos institutions rendent notre
nation très-énergique ? fit remarquer mistress Ilominy.
— Oh l ça, il ne faudrait qu'un coup d'oeil au myope le plus
obstiné pour le voir à l'œil nu, » dit Martin.
Mistress Hominy était à la fois philosophe et auteur ; par
conséquent, elle n'était pas sur sa bouche; mais cette phrase
^20 VIE ET AVENTURES
grossière, cette phrase inconvenante, fut trop forte pour elle :
elle ne put la digérer.
« Quoi ! un gentleman assis en tête-à-tête et causant avec
une dame se permettre, bien que la porte fût ouverte, de
parler d'œil nu ! »
Un long intervalle s'écoula avant que mistress Hominy, et
pourtant c'était une femme d'un esprit mâle et vigoureux, pût
rassembler assez de courage pour reprendre la conversation.
Mais mistress Hominy était voyageuse; mistress Hominy
était écrivain de Revues, auteur d'analyses critiques; mis-
tress Hominy avait fait régulièrement paraître dans un journal
ses lettres de l'extérieur, commençant par ces mots : « Ma
toujours très-chère âme,» et signées :« La mère.des Gracques
modernes » (par allusion à miss Hominy maintenant mariée),
ses lettres où les termes d'indignation étaient imprimés en
grandes capitales et l'ironie en italique; mistress Hominy
avait jeté sur les nations étrangères le regard d'une répu-
blicaine parfaite, tout chaud sortant du four modèle où on les
fabrique ; et mistress Hominy pouvait en parler (ou écrire) à
volonté une grande heure de suite sans désemparer. Aussi
mistress Hominy tomba-t-elle lourdement sur Martin; et,
comme il ne tarda pas à s'endormir, elle put s'en donner à son
aise et écraser le coupable tant que cela lui fit plaisir.
Ce que disait mistress Hominy n'importe guère; c'était la ré-
pétition exacte de l'argot d'une classe de ses concitoyens, classe
très-nombreuse qui, dans chacune de ses paroles, se reconnaît
aussi étrangère aux principes élevés sur lesquels l'Amérique
a fondé son existence comme nation , que pourrait l'être un
Peau-Rouge dans ses chambres législatives. Cette classe n'est
pas capable de sentir, ou, si elle le sent, peu lui importe, qu'en
plaçant son pays sous le poids du mépris des honnêtes gens,
elle livre au hasard le sort des nations à venir et jusqu'au
progrès de la race humaine ; non, elle ne le sent pas plus que
les pourceaux qui se vautrent dans ses rues. Cette race s'ima-
gine qu'en criant aux autres peuples vieillis dans leur corrup-
tion : « Nous ne sommes pas pires que vous! » (pas pires!)
elle agit pour le plus grand bien, pour le plus grand avantage
de cette république, qui n'a inauguré que d'hier sa noble car-
rière, et qui, dès aujourd'hui, est tellement mutilée, estropiée,
couverte de plaies et d'ulcères dégoûtants pour l'œil et rebu-
tants pour tous les sens, que ses meilleurs amis se détournent
avec horreur de cette hideuse créature. Cette classe, dont les
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 421
pères ont déclaré et conquis leur indépendance, parce qu'ils
ne voulaient pas plier le genou devant les vices publics, de-
vant la corruption, ni renier la vérité, s'est ruée avec frénésie
vers le mal et a tourné le dos au bien , satisfaite de penser
que d'autres temples sont aussi de verre , et que les pierres
qu'on lance contre les siens peuvent ricocher ailleurs; se mon-
trant, par cela seul, aussi immensément au-dessous de l'im-
portance de sa mission, aussi indigne de la remplir, que si
l'on mettait en monceau, comme un témoignage contre elle'
toutes les saletés et les bassesses de ses petits gouvernements,
dont chacun est un royaume despotique dans son cercle
étroit de dépravation au petit pied.
Par degrés Martin, se réveillant à demi, se sentit sur l'es-
prit une oppression terrible : il rêvait confusément qu'il avait
assassiné son meilleur ami et ne pouvait se débarrasser du
cadavre. En rouvrant les yeux, il aperçut ce spectre en face
de lui. C'était l'horrible Hominy,, en train de débiter de pro-
fondes vérités avec un mélodieux enchifrènement , et de faire
un tel dévergondage de ses facultés intellectuelles, qu'en l'en-
tendant le plus cruel ennemi du major eût pardonné à ce
pauvre homme du plus profond de son cœur, le trouvant as-
sez puni. Martin allait se livrer à quelque acte de désespoir,
si le gong n'eût retenti pour le signal du souper : bienheureux
appel! Ayant placé mistress Hominy au haut bout de la table,
Martin se réfugia à l'extrémité, et n'eut pas plus tôt expédié
son repas qu'il se sauva, tandis que la dame était très-occupée
à l'endroit du bœuf fumé et de toute une saucière de cornichons
nageant en pleine saumure.
Il serait difficile de donner une idée exacte de la fraîcheur
déteint dont mistress Hominy jouissait le lendemain, ou de
l'ardeur avec laquelle, au déjeuner , elle se jeta tête baissée
dans la philosophie spéculative. Peut-être y avait-il sur sa phy-
sionomie un petit supplément d'aigreur ; mais c'était seule-
ment l'effet du vinaigre des cornichons de la veille. Tout
ce jour-là, elle s'accrocha à Martin. Elle se tint assise auprès
de lui tandis qu'il recevait ses amis (car il y avait une nou-
velle réception plus nombreuse encore que la première]; elle
proposait des théories et répondait à des objections imaginai-
res, si bien que Martin commença réellement à croire qu'il
rêvait; elle parlait pour deux; elle citait d'interminables pas-
sages de certains essais de gouvernement composés par elle-
même; elle employait sans cesse le mouchoir de poche du ma-
422 • VIE ET AVENTURES
jor, comme si son ton nasillard était une maladie temporaire
dont elle avait résolu de se débarrasser à tout prix: en un
mot , c'était une compagne si importune), que Martin posa
entre lui et sa conscience la question de savoir si, dans
une colonie nouvelle , il ne serait pas d'absolue nécessité
d'assommer une femme pareille pour le repos général de la
société.
Cependant Mark, de son côté, était aussi fort occupé. Depuis
le point du jour jusqu'à une heure avancée de la nuit, il avait
porté à bord du steam-boat les provisions, les outils et autres
objets nécessaires qu'on lui avait conseillé d'avoir la sage
précaution de prendre. L'acbat de ces diverses fournitures
ainsi que le payement de la note de dépenses à l'Hôtel Natio-
nal, mirent si bas leurs finances, que, si le capitaine du pa-
quebot eût retardé son départ, les deux voyageurs se fussent
trouvés dans une situation tout aussi pénible que les malheu-
reux émigrants, plus pauvres encore, qui, attirés à bord par
des programmes magnifiques, avaient vécu sur le premier
pont depuis une semaine entière et épuisé leur chétive provi-
sion de vivres avant que le voyage commençât. Ils étaient là,
pêle-mêle avec la machine et le feu. C'étaient des fermiers
qui jamais n'avaient touché à une hache; des constructeurs
qui n'eussent pas su faire une boîte : tous ils se trouvaient
jetés hors du lieu de leur naissance, sans une main tendue
vers eux pour les soutenir ; tous ils venaient de naître pour
ainsi dire à un monde inconnu : enfants par l'impuissance de
leurs ressources ; hommes faits par l'étendue de leurs besoins,
sans compter d'autres enfants plus jeunes qu'ils traînaient
derrière eux pour vivre ou mourir ensemble, comme il plai-
rait à Dieu!
Le matin revint, et on devait partir à midi. Midi arriva, et
on devait partir le soir. Mais rien ici-bas n'est éternel, pas
même les retards d'un skipper américain, et décidément, à la
nuit, tout fut prêt.
Abattu, fatigué au dernier degré, mais plus lion que jamais
aux yeux du public (car toute son après-midi avait été absor-
bée par des réponses à une quantité de lettres écrites la moi-
tié sans but, d'autres pour demander de l'argent, et réclamant
toutes une réponse immédiate), Martin se rendit sur le quai à
travers les flots de la foule, ayant au bras mistress Hominy.
Il monta à bord.
Cependant Mark avait résolu de résoudre, s'il le pouvait,
DE MARTIN GHUZZLEWIT. '^23
l'énigme de cette popularité léonine, et, au risque d'être laissé
à terre, il revint d'une traite à l'hôtel.
Le capitaine Kedgick était assis sous le vestibule avec un
verre de limonade posé sur ses genoux et un cigare à la bou-
che. Il reconnut Mark et dit :
<r Eh bien ! qui diable vous ramène ici ?
— Je vais vous l'avouer franchement, capitaine, dit Mark.
J'ai une question à vous faire.
— Tout homme a le droit de faire une question, répliqua
Kedgick, laissant entendre par son air que tout homme avait
aussi le droit de n'y pas répondre.
— Pourquoi s'est-on si fort occupé de M. Ghuzzlewit? de-
manda finement Mark. Voyons, dites-moi ça.
— Chez nous on aime les émotions , répondit Kedgick en
suçant son cigare.
— Mais quelles émotions pouvait-il vous donner? » de-
manda Mark.
Le capitaine le regarda comme un homme disposé à lui dé-
cocher une plaisanterie de premier ordre.
« Vous partez? dit -il.
— Oui, je pars! s'écria Mark. Les instants sont pré-
cieux.
— Notre population aime les émotions, lui dit à l'oreille le
capitaine. Votre associé n'est pas un émigrant comme les au-
tres, voyez- vous; c'est ce qui a donné de l'émotion à nos con-
citoyens. »
Là-dessus, il cligna de l'œil et répéta avec un éclat de rire
étouffé : «Voilà le secret de cette émotion. Scadder , pour-
suivit-il, est un garçon d'esprit, et.... et.... aucun de ceux
qui vont à Êden n'en revient vivant! >
Le quai était tout près, et, en ce moment, Mark put enten-
dre qu'on l'appelait par son nom; il put même distinguer la
voix de Martin qui l'invitait à se hâter, de peur qu'ils ne fus-
sent séparés. Il était trop tard pour remédier à la position et
faire autre chose que contre fortune bon cœur. Mark donna en
partant sa bénédiction au capitaine et s'élança comme un che-
val de course.
« Mark! Mark! cria Martin.
— Me voici, monsieur ! répondit sur le même ton Mark Ta-
pley en sautant, d'un seul bond, du quai sur le bâtiment. Jamais,
monsieur, je ne fus aussi jovial. Tout va bien ! Marchons! En
avant! »
424 VIE ET AVENTURES
Les étincelles qui jaillissaient du bois enflammé s'élancèrent
des deux cheminées, comme si le navire était un grand feu
d'artifice qu'on fît partir, et la machine se mit à rugir sur
l'eau ténébreuse.
CHAPiTilfi XXIII.
MartiPx et son associé prennent possession de leur domaine. Excellente
occasion pour donner de nouveaux détails sur Éden.
Il se trouva qu'il y avait à bord du steam-boat plusieurs
passagers de la même pâte que M. Bevan, ce gentleman avec
lequel Martin s'était lié à New-York ; Martin se sentit dans
leur société le cœur soulagé et heureux. Ils allégèrent pour lui
autant que possible le fardeau intellectuel de mistress Ho-
miny; et, dans toutes leurs paroles comme dans toutes leurs
actions, ils montrèrent tant de bon sens et des sentiments si
élevés, que Martin ne pouvait trop les aimer.
ce Si c'était une république de la pensée et du mérite, dit-il,
au lieu d'être celle de la JDlague et du tripot, les leviers ne
manqueraient pas pour la mettre en mouvement.
— Si l'on a de bons outils et qu'on n'en emploie que de mau-
vais, répondit M. Tapley, on ne fait toujours que de pauvres
charpentiers. N'est-cepas, monsieur?
— Vous avez raison, dit Martin. Ceux-là m'ont bien l'air de
trouver l'œuvre au-dessus de leurs moyens et de leur force, et
de la bâcler en conséquence.
— Le bon de l'affaire, dit Mark, c'est que, s'il leur arrive
d'accomplir une besogne passable, comme de meilleurs ou-
vriers, dans des conditions moins favorables , en font chaque
jour de leur vie et sans y prendre garde, ils se mettent aussi-
tôt à chanter victoire sur un ton éclatant. Rappelez-vous bien
ce que je vous dis, monsieur. Si jamais les banqueroutiers de
ce pays payent leurs dettes (à force de reconnaître qu'il y a, au
point de vue du commerce, un grand inconvénient à ne point
les acquitter), ils en prendront tellement occasion de triom-
pher et débiteront tant de harangues fanfaronnes, qu'un pour-
rait supposer que jamais avant eux, depuis le commencement
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 425
du monde, on n'avait rendu d'argent prêté. Voilà comme ils
jouent leur jeu. Dieu merci, je les connais. Rappelez-vous
bien ce que je vous dis là.
— Vous me paraissez devenir profondément sagace!» s'écria
..lartin en riant.
« C'est peut-être , pensa Mark , parce que je suis à un
jour de marche d'Éden, et que je vais dvoir un peu de plaisir
avant de m-ourir. Et puis, qui sait? Peut-être le peu de temps
que j'ai passé avec eux a-t-il déjà fait de moi un prophète. »
Il ne laissa rien paraître de ces réflexions ; mais la jovialité
excessive qu'elles lui inspiraient et l'air de gaieté qu'elles ré-
pandirent sur son visage rayonnant suffirent pour ranimer
Martin. Bien que parfo's il fît profession d'attacher peu d'im-
portance à l'inépuisable enjouement de son associé, et que par-
fois aussi, comme dans l'affaire de Zephaniah Scadder, il lui
reprochât de faire le mauvais plaisant, il n'en subit pas moins
l'heureuse influence de son humeur, qui finit par réveiller en
lui l'espérance et le courage. Qu'il fût ou non disposé à en pro-
f).ter, cela ne fait rien : l'exemple était contagieux et l'entraî-
nait malgré lui.
D'abord, ils durent se séparer une ou deux fois par jour de
quelques compagnons de voyage que d'autres venaient rem-
placer. Mais successivement les villes devinrent plus clair-se-
mées sur le passage du steam-boat; durant plusieurs heures,
on ne vit plus apparaître d'autres habitations que des huttes
de bûcherons, devant lesquelles le bâtiment s'arrêtait pour
prendre du combustible. Le ciel, des bois, de l'eau toute la
sainte journée, avec une chaleur qui rissolait tout ce qu'elle
pouvait atteindre.
Les voyageurs avançaient péniblement à travers de vastes
solitudes ; là, les arbres se pressaient drus et serrés sur les
rivages, ou bien flottaient au gré du courant, ou faisaient sor-
tir des profondeurs du fleuve leurs branches dénudées, ou
semblaient glisser de la berge, les uns croissant, les autres
dépérissant dans l'eau bourbeuse. En avant donc, par le jour
fatigant et la nuit mélancolique ; sous le soleil brûlant et au
sein des vapeurs du soir; en avant, puisque le retour sem-
blait impossible, puisque l'espérance de revoir la patrie n'était
plus qu'un misérable rêve!
II n'y avait plus que peu de monde à bord, et ces quelques
passagers étaient aussi hébétés, aussi lourds, aussi inertes
que la végétation qui offusquait leurs yeux. Pas une parole d-?
426 VIE ET AVENTURES
gaieté ou d'espérance; pas un mot d'agréable causerie pour
tromper la lenteur du temps ; pas un seul petit groupe pour
faire cause commune contre la triste impression d'un paysage
monotone ; et , si ce n'est qu'à certaines heures les passagers
prenaient ensemble leur nourriture , on eût pu croire que le
steam-boat était la vieille barque à Caron , qui menait des om-
bres mélancoliques devant les trois juges de l'enfer.
Enfin on arriva près des Nouvelles-Thermopyles , où, ce
soir même , mistress Hominy devait descendre. Un éclair de
satisfaction brilla dans les yeux de Martin quand la dame lui
annonça cette nouvelle. Mark n'avait pas besoin de consola-
tion, mais après tout il n'en fut pas fâché non plus.
11 était nuit noire lorsqu'ils vinrent se ranger contre le dé-
barcadère, une espèce de côte à pic au haut de laquelle
étaient un hôtel semblable à une grange , un ou deux maga-
sins construits en bois, et quelques hangars épars.
« Vous passerez la nuit ici , madame , et partirez demain ,
je suppose ? dit Martin.
— Partir ? Pour quel endroit ? s'écria la mère des Gracques
modernes.
— Pour les Nouvelles-Thermopyles.
— Bon Dieu! est-ce que nous n'y sommes pas? » dit mis-
tress Hominy.
Martin promena son regard tout autour sur le sombre pa-
norama ; mais il ne distinguait rien , et il dut l'avouer.
«Tenez, c'est là!... s'écria mistress Hominy en lui indi-
quant les huttes susdites.
— Comment ! ça !
— Oui, ça; et vous aurez beau faire, votre Êden n'est que
de la camelote en comparaison , » dit mistress Hominy ho-
chant la tête avec une grande expression.
La fille de mistress Hominy, qui était venue à bord avec son
mari, appuya ces paroles de toute son autorité; ce que fit
aussi le gentleman. Martin refusa poliment l'offre qu'ils lui
firent de le régaler chez eux durant la demi-heure de repos que
devait prendre le bâtiment ; et ayant accompagné jusqu'au bas
de l'échelle mistress Hominy et son mouchoir de poche rouge
(toujours en service actif), il revint tout pensif regarder les
émigrants qui débarquaient leur bagage.
Mark, debout auprès de lui, consultait de temps en temps
son visage, cherchant à découvrir l'effet que les dernières pa-
roles échangées avaient produit sur lui, et souhaitant volontiers
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 427
que les espérances de Martin fussent abattues avant de débar-
quer à Éden, afin que le coup qu'il redoutait fût amorti d'a-
vance. Mais, comme il remarquait que son associé jetait parfois
un coup d'œil rapide sur les chétives constructions qui gar-
nissaient la hauteur, il ne lui communiqua rien de ce qui se
passait dans son esprit, jusqu'au moment où ils furent de
nouveau en route.
<t Mark, dit Martin, n'y a-t-il réellement que nous à bord
qui nous rendions à Éden?
— Nul autre, monsieur. La plupart des passagers, vous le
savez bien, se sont arrêtés plus tôt; et le peu qui restent vont
plus loin. Eh bien, qu'est-ce que ça fait? Nous n'en aurons
que plus de place, monsieur.
— Ob! certainement, dit Martin, Mais je pensais.... >
Il s'arrêta.
«Vous pensiez, monsieur?...
— Combien il est étrange que ces Hominy se soient détermi-
nés à chercher fortune dans un misérable trou comme celui-ci
par exemple, quand ils avaient là, à deux pas, un endroit si
préférable et si différent, j
Martin parlait d'un ton si éloigné de son assurance ordi-
naire et semblait même si évidemment craindre la réponse de
Mark , que ce brave garçon se sentit le cœur plein de com-
passion.
« Vous comprenez, monsieur, dit Mark en lui insinuant
son observation le plus doucement possible, nous devons
nous mettre en garde contre une trop grande confiance.
D'ailleurs, nous n'avons pas sujet d'espérer trop vite : nous
étions bien résolus d'avance à tirer le meilleur parti possible
des plus mauvaises circonstances. N'est-il pas vrai, mon-
sieur ? »
Martin le regarda, mais sans articuler un mot.
« Quand bien même Éden ne serait pas du tout bâti....
— Au nom du ciel, s'écria Martin avec colère, ne parlez pas
d'Éden pour le comparer à cet endroit. Étes-vous fou?... Te-
nez, Dieu me pardonne, ne me poussez pas à bout! »
Après ces paroles, il tourna les talons et se promena en
long et en large sur le pont durant deux heures. Jusqu'au
lendemain il ne prononça pas un mot de plus, sauf : « Bon-
soir, » pas plus sur ce sujet que sur tout autre.
Gomme ils avançaient de plus en plus et touchaient pres-
que au terme de leur voyage, l'aspect de désolation du pays
428 VIE ET AVENTURES
augmenta à tel point, qu'avec un peu de bonne volonté les
voyageurs auraient pu se croire au cœur même des sombres
domaines du géant Désespoir. Un plat marécage, jonché d'ar-
bres abattus; un terrain fangeux sur lequel l'humus semblait
avoir fait naufrage et disparu pour faire place à une végéta-
tion sale et misérable, née de ses éléments décomposés; où les
arbres eux-mêmes avaient l'air d'une forêt de mauvaises her-
bes sorties du limon et brûlées par un soleil ardent ; où
des maladies funestes , cherchant quelque victime à infecter
de leur venin, se répandaient, la nuit, sous forme de brouil-
lards, et, rampant au-dessus de l'eau, faisaient jusqu'au jour
leur chasse de fantômes; où le soleil lui-même, le soleil béni,
brillant sur ces éléments putréfiés de corruption et de peste,
devenait un objet d'horreur : tel était le royaume de l'Espé-
rance vers lequel s'avançaient les voyageurs.
Enfin ils s'arrêtèrent. Ils étaient à Éden.
Les eaux du Déluge ne devaient l'avoir quitté que depuis
une semaine au plus, tant le hideux marécage qui portait ce
nom était obstrué de vase et de plantes marécageuses entre-
lacées.
Gomme l'eau manquait de profondeur sur le bord, ils des-
cendirent à terre en portant tout leur bagage. On n'apercevait
qu'un petit nombre de huttes en bois parmi les arbres som-
bres ; la meilleure était une sorte de hangar à vaches ou
étable grossière ; mais quant à des quais , au marché , aux
monuments publics....
c( Voici un habitant d'Éden, dit Mark. Il pourra nous don-
ner un coup de main pour porter notre bagage. Prenez cou-
rage, monsieur. Holà! hél »
L'homme s'avança vers eux très-lentement , à travers l'ob-
scurité qui devenait plus compacte ; il s'appuyait sur un bâton.
Lorsqu'il fut plus près , les deux voyageurs remarquèrent qu'il
était pâle et épuisé, et que ses yeux inquiets étaient profondé-
ment enfoncés dans leur orbite. Son vêtement bleu, grossiè-
rement fabriqué, pendait autour de lui en haillons; ses pieds
et sa tête étaient nus. Il s'assit sur un tronc d'arbre à mi-che-
min et les invita à venir à lui, ce qu'ils firent. Alors il appuya
sa main sur son côté, comme s'il souffrait, et, tout en repre-
nant haleine, il les considéra d'un air d'étonnement :
« Des étrangers !... s'écria-t-il , dès qu'il put parler.
— Tout juste, dit Mark. Gomment allez- vous, monsieur?
— J'ai eu une très-mauvaise fièvre , répondit-il faiblement.
DE MARTIN CHUZZLEWIT ii29
Voilà plusieurs semaines que je ne puis me tenir debout. Ce
sont là vos effets , à ce que je vois? ajouta-t-il en montrant le
bagage.
— Oui, monsieur, dit Mark. Ne pourriez-vous pas nous re-
commander à quelqu'un qui nous donnât un coup de main
pour nous aider à les porter à.... la ville ?
— Mon fils aîné vous rendrait bien ce service s'il était en
état de le faire, répondit l'homme ; mais c'est aujourd'hui son
joar de frisson, et il est couché, enveloppé dans les couver-
tures. Mon plus jeune est mort la semaine dernière.
— J'en suis sincèrement fâché, mon brave homme, dit Mark,
lui prenant la main. Ne vous occupez pas de nous. Venez avec
moi, je vous donnerai le bras pour vous en retourner. Nos
bagages sont là en sûreté , n'est-ce pas ? dit-il à Martin ; car
il n'y a pas ici grand monde qui puisse les emporter. C'est
toujours ça.
— Non, s'écria l'homme. Si vous voulez du monde, c'est là
qu'il faut le chercher.... y>
Et il frappa de son bâton sur le sol.
« Ou là-bas, dans le bois, au nord. Nous en avons enterré
un grand nombre. Le reste s'est sauvé. Ceux que nous avons
encore ici ne sortent pas la nuit.
— L'air de la nuit n'est pas tout à fait salubre, je suppose?
dit Mark.
— C'est un poison mortel ! * répondit le colon.
Mark ne témoigna pas plus d'inquiétude que si cette atmo-
sphère lui était présentée comme de l'ambroisie ; mais il offrit
son bras à l'homme et , tout en marchant , il lui exposa la
nature de leur achat et lui demanda où se trouvait la pro-
priété.
« Tout près de notre hutte , dit l'homme , si près que j'ai
employé votre habitation comme lieu de dépôt pour y mettre
un peu de blé; je vous prie de m' excuser pour ce soir; demain
je tâcherai de vous en débarrasser, d
Il lui donna alors à entendre , par manière de causerie locale,
qu'il avait enterré de ses propres mains le dernier propriétaire;
confidence que Mark reçut sans que sa tranquillité d'esprit en
fût le moins du monde altérée.
Bref, l'homme les mena à une misérable cabane, grossière-
ment construite de troncs d'arbres, dont la porte était tombée
ou avait été enlevée depuis longtemps, et qui, par conséquent,
était ouverte aux beautés naturelles de ce pays sauvage et aux
430 VIE ET AVENTIJRES
influences délétères de la nuit. Sauf la petite quantité de grain
dont il a été parlé , cette cabane était parfaitement dégarnie ;
mais les voyageurs avaient laissé sur le débarcadère une caisse,
et l'Édenien leur fournit une manière de torche en guise de
chandelle. Mark la planta en terre , et déclarant alors que la
résidence « paraissait très-confortable, » il emmena Martin
bien vite pour l'aider à apporter la caisse. Dans les allées et
venues du quai à la cabane, Mark parlait sans relâche , comme
pour faire pénétrer au cœur de son associé l'idée assez peu
vraisemblable qu'ils étaient arrivés sous les auspices les plus
favorables qu'il fût possible d'imaginer.
Hélas 1 il y a bien des hommes qui resteraient volontiers
dans une maison délabrée, soutenus par la colère, et pour satis-
faire des projets de vengeance, mais qui n'ont pas la force de
voir tomber sous leurs yeux le château de leurs rêves. Lors-
qu'ils furent revenus à la hutte de bois , Martin se laissa
tomber à terre et sanglota.
« Que Dieu ait pitié de nous, monsieur 1 s'écria Tapley avec
terreur; finissez donci finissez donc, monsieur 1 Tout excepté
cela! ce moyen-là n'est bon à rien. Il n'y a ni homme, ni
femme, ni enfant, que le découragement puisse aider à franchir
la plus simple barrière. Outre que ça ne peut vous servir à
rien, c'est encore bien pis pour moi : car rien que de vous en-
tendre, je sens bien que je n'ai plus qu'à me coucher par terre.
Je ne puis pas supporter cette vue. Tout excepté cela I »
Sans nul doute il parlait franchement ; on le voyait bien à
l'air d'alarme extraordinaire avec lequel il regardait Martin,
en se mettant à genoux pour lui dire cela, tout en ouvrant le
coffre.
« Je vous demande mille fois pardon, mon cher associé, dit
Martin. Je n'aurais pas pu m'en empêcher sous peine de mort.
— 11 me demande pardon! dit Mark avec son enjouement
habituel, tandis qu'il procédait à déballer le coiîre. L'associé en
chef qui demande pardon au Go I II faut donc qu'il y ait quel-
que chose de détraqué dans la raison de commerce. Je de-
mande qu'on fasse examiner les livres et dresser immédiate-
ment l'inventaire. En attendant, nous y voilà. Tout est bien
à sa place. Yoici le porc salé. Voici le biscuit. Voici le whis-
key.... et du bon, sentez plutôt. Voici le pot d'étain. Ce pot
d'étain est toute une petite fortune! Voici les couvertures.
Voici la hache. Qui oserait dire que nous n'avons pas un assor-
timent de premier ordre? Ne semble-t-il pas que je suis un
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 431
cadet parti pour l'Inde et que mon noble père était président
du Conseil des Directeurs? Maintenant, quand j'aurai été pui-
ser de l'eau à la rivière qui coule devant notre porte et que
j'aurai fait le grog , s'écria Mark, joignant aussitôt l'action à
la parole , nous allons avoir un souper composé des primeurs
de la saison. Nous voici au grand complet, monsieur. Pour ces
biens que nous allons recevoir de votre miséricorde, Seigneur, etc.
Ma parole d'honneur, monsieur, on dirait un souper de bohé-
miens devant leur bivouac, j*
Il était impossible de ne point reprendre courage en compa-
gnie d'un homme tel que celui-là. Martin s'assit par terre à
côté de la caisse, ouvrit son couteau, et se mit à manger et à
boire vigoureusement.
« A présent, vous voyez, dit Mark, lorsqu'ils eurent fait un
gai repas, avec votre couteau et le mien je cloue cette couver-
ture devant la porte, c'est-à-dire à l'endroit où, dans un état
de civilisation avancée, la porte devrait se trouver. Cela a ma
foi bon air. Maintenant , je vais fermer ce jour qui vient par
en dessous en y mettant la caisse. C'est encore très-bien. Puis
voici votre couverture, monsieur, et voilà la mienne. Qu'est-ce
qui nous empêcherait de passer une bonne nuit?... »
Malgré l'apparente gaieté de ses paroles, il fut longtemps lui-
même avant de pouvoir s'endormir. Il avait roulé sa couver-
ture autour de lui, placé sa hache à portée de sa main , et
s'était couché en travers du seuil de la maison ; son anxiété et
sa vigilance dévouée ne lui permettaient pas de fermer les
yeux. La nouveauté de leur terrible position, la crainte de voir
apparaître quelque animal féroce ou quelque ennemi à visage
humain, l'incertitude cruelle où ils étaient sur leurs ressour-
ces pour l'avenir, une juste appréhension de la mort, la dis-
tance immense où ils étaient de leur pays et les nombreux
obstacles qui les séparaient de l'Angleterre , que de causes
d'agitation dans le profond silence de la nuit ! Bien que Mar-
tin^ s'efforçât de lui donner le change , Mark s'aperçut qu'il
veillait aussi, en proie aux mêmes reflexions.
Il ne pouvait arriver rien de plus fâcheux : car, si Martin
commençait à s'appesantir sur leurs misères au lieu d'essayer
de leur tenir tête, il n'était guère permis de douter qu'une pa-
reille disposition d'esprit ne secondât puissamment l'influence
d'un climat pestilentiel.
Jamais Mark n'avait trouvé la lumière du jour à moitié aussi
agréable qu'au moment où, sortant d'un assoupissement labo-
432 VIE ET AVENTURES
rieux, il la vit briller à travers la couverture, dans l'encadre-
ment de la porte.
Il sortit doucement, laissant son compagnon encore endormi ;
et, après s'être rafraîchi en se lavant à la petite rivière qui
coulait à quelques pas, il se livra à un rapide examen de l'état
des lieux.
Il n'y avait pas en tout dans la colonie plus d'une vingtaine
de huttes ; la moitié paraissaient abandonnées ; toutes tom-
baient en ruines. La plus délabrée, la plus hideuse , la plus
misérable, était intitulée avec infiniment de justesse : Banque et
bureau du crédit national. On l'avait entourée de quelques ché-
tifs étançons, mais elle était trop profondément enfoncée dans
la boue pour qu'il fût possible de la relever.
On avait fait par-ci par-là un effort pour nettoyer le sol, et
marqué quelque chose comme un champ, où, parmi les troncs et
les cendres des arbres brûlés, poussait une maigre récolte de
maïs. Dans plusieurs endroits , une palissade tortueuse ou une
haie en zigzag avait été comm.encée ; mais nulle part on n'était
allé jusqu'au bout , et les piquets tombés et cachés à demi par
la fange gisaient à moitié pourris. Trois ou quatre chiens
efflanqués, et auxquels la faim n'avait laissé que la peau sur les
os ; quelques porcs à longues pattes errant dans les bois à la
recherche de leur nourriture ; quelques enfants à peu près nus
et regardant Mark du seuil de leurs huttes, tels furent les seuls
êtres vivants qu'il aperçut. Une vapeur fétide, chaude et des-
séchante comme le souffle d'un four, s'élevait de la terre
et restait suspendue sur tous les objets alentour. A peine
Mark avait-il laissé sur le terrain marécageux l'empreinte
de ses pas, qu'une vase noire et puante venait en efiacer la
trace.
La propriété des deux associés n'était encore qu'à l'état de
forêt. Les arbres avaient poussé si serrés, si rapprochés, qu'ils
se coudoyaient mutuellement, et que les plus faibles, contraints
de prendre des formes étranges et contournées , languissaient
tout atrophiés. Les mieux venus étaient rabougris, par suite
de la pression qu'ils éprouvaient et du manque d'espace néces-
saire ; au bas de leur tige croissaient abondamment de longues
herbes, et cette végétation humide et malsaine de mousses et de
lichens qui tapissent le dessous des bois; bien habile celui qui
eût pu distinguer parleurs espèces ces plantes entremêlées en
un inextricable monceau : c'était un fourré profond et téné-
breux, qui ne reposait pas plus sur la terre que sur l'eau, mais
DE MARTIN CHUZZLEV/IT. ^33
bien sur une matière putréfiée , une pulpe de rebut formée de
l'eau et de la terre décomposées.
Mark se rendit au lieu du rivage où la veille au soir ils
avaient laissé leur bagage ; là , il trouva une demi-douzaine
d'hommes , dont l'extérieur annonçait l'épuisement et la con-
somption, mais qui se montrèrent disposés à lui rendre-service :
ils l'aidèrent en effet à transporter ses effets jusqu'à sa hutte.
En parlant de la colonie ils hochaient la tête, et ne donnèrent
guère de consolation au nouveau venu. 11 ressortit de leurs
confidences que ceux qui avaient eu le moyen de partir avaient
quitté Ëden. Ceux qui y étaient restés avaient perdu succes-
sivement leurs femmes, leurs enfants, leurs amis ou leurs
frères, et avaient eux-m.êmes énormément souffert. La plupart
étaient malades en ce moment : aucun d'eux n'était ce qu'il
avait été autrefois. Ils offrirent cordialement à Mark leur assis-
tance et leurs conseils, et le laissant seul, ils retournèrent tris-
tement à leurs occupations diverses.
Cependant Martin s'était levé. Mais quel changement dans
le cours d'une seule nuit ! Il était extrêmement pâle et lan-
guissant ; il se plaignait de douleurs et de courbature dans
tous les membres, d'un affaiblissement de la vue et d'une ex-
tinction de voix. De son côté. Mark, dont l'ardeur augmentait
à mesure que l'horizon devenait plus sombre, alla détacher une
porte d'une des maisons abandonnées et la fixa à leur propre
habitation ; ensuite il courut chercher un banc grossier qu'il
avait remarqué et s'en revint triomphalement avec ce meuble :
l'ayant posé en dehors de la cabane, il plaça dessus le fameux
plat d'étain et autres ustensiles du même genre, pour lui donner
une tournure de table de cuisine ou de buffet. Enc];ianLé de cet
arrangement, il roula leur baril de farine jusque dans la cabane
et le posa debout dans un coin , en guise de table de décharge.
Il n'y en avait pas pour le dîner de meilleure que le coffre : il
le consacra solennellement pour l'avenir à cet utile service. Il
pendit à des chevilles et à des clous leurs couveriures, leur
linge et tout le reste. Enfin il sortit un grand écriteau que
Martin, dans son enthousiasme, avait apprêté de ses propres
mains, à l'Hôtel National, et qui portait cette inscription .
CHUZZLEWIT ET CD. ARCHITECTES ET ARPENTEURS.
Il le plaça le plus en évidence possible, avec autant de gra-
vité que si la florissante cité d'Éden eût existé réellement et
qu'ils s'attendissent à se voir écrasés de besogne.
28
Martin Chizzlewit. — l
434 VIE ET AVENTURES
« Voici les outils , dit Mark , tirant la boîte d'instruments
de son associé et plantant le compas dans une souche d'arbre
devant la porte : nous les laisserons ainsi en plein air, pour
montrer aue nous sommes arrivés bien approvisionnés. Et
maintenant, si quelque gentleman désire se faire bâtir une
maison, il fera bien de donner ses ordres avant que nous ayons
d'autres commandes. »
Vu l'intensité de la chaleur , Mark n'avait déjà pas trop mal
employé sa matinée ; mais sans se reposer un moment , quoi-
qu'il fût en nage , il rentra dans la maison, d'où il ressortit
presque aussitôt en tenant une hache avec laquelle il était tout
prêt à accomplir les choses les plus impossibles.
« Voilà, monsieur, dit-il, par là-bas un vieux vilain arbre;
il n'y a rien de mieux que de l'abattre. Nous pourrons con-
struire notre four cette après-midi. Je ne crois pas qu'il y ait au
monde un pays plus favorisé de terre glaise qu'Éden. C'est
toujours ça. »
Mais Martin ne répondait pas. Durant tout le temps, il était
resté assis, la tête entre ses mains, contemplant le courant qui
passait avec impétuosité, et songeant peut-être à la rapidité
avec laquelle il se dirigeait vers l'Océan, ce grand chemin de
la patrie, de la patrie qu'il ne reverrait plus !
Rien , pas même les coups vigoureux que Mark appliquait
à l'arbre, ne pouvait le tirer de sa triste méditation. Jugeant
que tous ses efforts pour le distraire restaient superflus, Mark
suspendit sa besogne et s'approcha de lui.
« Ne vous laissez pas aller, monsieur.
— Oh ! Mark, répondit son ami, qu'ai-je donc fait dans toute
ma vie pour avoir mérité un sort si cruel ?
— Quant à ça, monsieur, répliqua Mark, chacun de ceux qui
sont ici peut tenir le même langage ; et plusieurs peut-être
avec plus de raison que vous et moi. Courage, monsieur 1 faites
quelque chose. Ne pourriez- vous pas vous soulager un peu l'es-
prit, en écrivant vos observations particulières dans une lettre
à Scadder ?
— Non, dit Martin, hochant tristement la tête, je n'en suis
plus là.
— , Mais si vous n'en êtes déjà plus là, il faut donc que vous
soyez malade et alors vous avez besoin de soins ?
— Ne vous inquiétez pas de moi, dit Martin. Arrangez-vous
du mieux que vous pourrez. Bientôt vous n'aurez à vous oc-
cuper que de vous seul. Et alors puisse Dieu vous ramener dans
DE MARTIN CHUZZLEWIT. W5
votre patrie, et pardonnez-moi de vous avoir conduit ici I ici où
je suis destiné à mourir. Je l'ai senti, à l'instant même où j'ai
mis le pied sur ce rivage. Soit éveillé soit endormi. Mark, ce
rêve m'a poursuivi toute la nuit dernière.
— Je disais bien que vous deviez être malade, répliqua Mark
avec tendresse, et à présent j'en suis certain. Vous aurez
attrapé au bord de l'eau un accès de fièvre et le frisson ; mais ,
Dieu merci, ça ne sera rien. Une simple affaire d'acclimatation ;
de manière ou d'autre, il faut payer sou tribut au climat. C'est
la règle, vous savez. »
Martin se borna à soupirer et à secouer la tête.
« Attendez-moi une demi-minute, dit Mark avec feu; le
temps de courir chez un de nos voisins et de lui demander ce
qu'il y a de mieux à prendre, et même de lui en emprunter un
peu pour vous l'administrer; et demain, vous vous retrouverez
aussi solide que jamais. Je ne serai pas absent plus d'une mi-
nute. Ne vous laissez pas aller à la- tristesse, le temps que je
vais vous quitter, d
Jetant de côté sa hache , il prit aussitôt son élan ; mais il
s'arrêta à une courte distance, se retourna, puis repartit aus-
sitôt en toute hâte.
« Maintenant , monsieur Tapley, dit Mark, se donnant un
effroyable coup dans la poitrine comme pour se ranimer, prenez
garde à ce que je vous ai dit. Les choses paraissent aussi
fâcheuses qu'elles peuvent l'être, mon garçon. Jamais vous n'au-
rez une meilleure occasion pour montrer vos dispositions jovia-
les, mon cher ami, non jamais, aussi longtemps que vous vivrez.
En conséquence, Tapley, c'est à présent ou jamais qu'il faut se
montrer ferme ! y>
CHAPITRE XXIV.
OÙ l'on verra comment ont marché certaines afiTaires intimes d'amour ,
de haine , de jalousie et de vengeance.
« Holà, Pecksniff ! cria M. Jonas, qui était resté au parloir.
N'y a-t-il pas quelqu'un pour aller ouvrir votre magnifique
vieille porte ?
— Tout de suite, monsieur Jonas, tout de suite,
436 VIE ET AVENTURES
— Ma foi ! murmura Forphelin, ça ne sera pas trop tôt. Qui
que ce soit, voilà trois fois qu'on frappe, et chaque coup
suffirait pour réveiller les.... »
Il éprouvait une telle répugnance à l'idée d'évoquer les
n:orts, qu'il s'arrêta avant que ce mot fût arrivé sur ses lèvres,
et dit à la place :
« Les Sept Dormants.
•^ Tout de suite , monsieur Jonas , tout de suite , répéta
Pecksniff. Thomas Pinch.... »
Dans sa grande agiiation, il ne put trouver assez de présence
d'esprit soit pour appeler Tom « son cher ami » soit pour le
qualifier de « misérable. » Mais, à tout hasard , il com.mença
par lui montrer le poing, en lui disant :
ce Montez à la chambre de mes filles , pour leur apprendre
qui est ici. Silence! silence 1 vous dis-je; m'entendez-vous,
monsieur ?
— J'y vais tout de suite, monsieur! s'écria Tom, qui partit
stupéfait pour exécuter cet ordre.
— Vous,... ha ! ha ! ah! ... vous m'excuserez , monsieur Jonas,
dit PecksnifT, si je ferme cette porte un instant, n'est-ce pas? Il
s'agit sans doute d'une affaire qui concerne ma profession.
Je crois en être parfaitement certain. Je vous remercie. »
Alors M. PecksnifT, fredonnant doucement un refrain cham-
pêtre, mit sur sa tête son chapeau de jardin, saisit une bêche
et ouvrit la porte extérieure. Il se montra sur le 'seuil, très-
calme, comme s'il croyait avoir entendu, du fond de son verger,
un tout petit coup, sans en être bien sûr.
En voyant devant lui un gentleman et une dame , il recula
avec cet air de confusion que montre un homme de bien lors-
qu'il est franchement surpris. Un moment après , il reconnut
ses visiteurs et s'écria :
ce Monsieur Ghuzzlewit! Puis-je en croire mes yeux? Mon
cher monsieur ! mon bon monsieur ! C'est un jour de joie, un
heureux jour. Entrez, je vous prie, mon cher monsieur. Vous
me trouvez en costume de jardin. Vous m'excuserez, je pense.
Le jardinage est un goût qui ne date pas d'aujourd'hui, un
goût primitif, mon cher monsieur : car, si je ne me trompe,
Adam fut notre premier patron. Mon Eve, j'ai la douleur de le
dire, n'existe plus, monsieur; niais.... »
Ici, il montra sa bêche, secoua la tête, comme si sa gaieté
apparente lui coûtait quelque effort et ajouta :
« Mais j'exerce encore un peu la profession d'Adam. »
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 437
Pendant ce temps, il avait conduit ses visiteurs au plus beau
salon, où l'on voyait sou portrait peint par Spiller et son buste
exécuté par Spoker,
« Mes filles vont être enchantées, dit-il. Si je pouvais me
lasser d'un tel sujet , il y a longtemps , mon cher monsieur ,
que je serais las de les entendre constamment se promettre ce
bonheur , et faire sans cesse allusion à notre rencontre chez
mistress Todgers. Et leur jeune et belle amie qu'elles désirent
tant connaître et aimer (car la connaître c'est l'aimer), j'espère
que c'est elle que je vois en ce moment. J'espère qu'en lui di-
sant : « Soyez la bienvenue sous mon humble toit ! d je trouve
quelque écho dans ses sentiments. Si les traits sont l'image
du cœur, je n'ai que faire de craindre. Une physionomie et une
expression des plus avenantes, monsieur Ghuzzlewit, mon cher
monsieur.... tout à fait avenantes !
— Mary, dit le vieillard, M. Pecksnifif vous flatte. Mais la
flatterie ne peut qu'être bienvenue de sa part. Il n'en fait pas
commerce, elle vient du cœu/. Nous pensions que M....
— Finch, dit Mary.
— Que M. Pinch serait arrivé avant nous, Pecksnifl"?
— En effet, il était arrivé avant vous, mon cher monsieur
répliqua Pecksnifï, élevant la voix pour la gouverne de Tom
qui se trouvait sur l'escalier; et il allait, je pense, m'annoncer
que vous veniez ici, quand je l'ai prié d'aller frapper d'abord
à la chambre de mes filles pour s'informer de ma bien-aimée
Gharity, dont la santé n'est pas tout à fait ausbi bonne que
je le désirerais. Non, dit M. PecksnilT, répondant à l'expres-
sion de leur visage, elle ne va pas très-bien; je regrette d'avoir
à l'avouer. C'est une affection nerveuse , pas autre chose. Je
ne suis pas inquiet. Monsieur Pinch! Thomas!... cria Pecksnifl",
de son accent le plus affectueux. Venez ici, je vous prie. Vous
n'êtes pas de trop ici. Depuis longtemps Thomas est mon ami,
vous devez le savoir, monsieur Ghuzzlewit.
— Merci , monsieur, dit Tom. Vous me présentez avec tant
de bonté et vous parlez de moi en termes si bienveillants que
j'en suis fier.
— Mon vieux Thomas ! s'écria son patron, d'un ton de belle
humeur, que Dieu vous bénisse ! »
Tom annonça que les jeunes demoiselles Pecksnifl" allaient
paraître, et qu'elles apprêtaient de concert les meilleurs ra-
fraîchissements que la maison pût fournir. Tandis qu'il par-
' ■' le vieillard le considérait attentivement, mais pas avec
438 VIE ET AVENTURES
sa sévérité ordinaire : l'embarras mutuel éprouvé par Tom et
la jeune fille ne semblait pas, quelle qu'en fût la cause, avoir
échappé à sa pénétration.
<r Pecksniff, dit-il après un moment de silence, en se levant
et en attirant son hôte à l'écart vers la fenêtre, j'ai été très-
peiné à la nouvelle de la mort de mon frère. Depuis longues
années nous étions devenus étrangers l'un à l'autre. Ma seule
consolation , c'est de souhaiter que son bonheur et sa tran-
quillité n'aient point soufifert de la résolution qu'il avait prise
de ne'me communiquer ni ses espérances ni ses' projets. Paix
à sa mémoire! Nous avions été camarades d'enfance, et, pour
tous deux, il eût mieux valu mourir alors. »
Le trouvant en si bonnes dispositions , M. Pecksniff com-
mença à entrevoir un autre moyen de sortir d'embarras sans
jeter Jonas par-dessus bord.
(( Vous m'excuserez, mon cher monsieur, répliqua-t-il , de
douter qu'on puisse ne pas souffrir de renoncer à votre con-
fiance. Mais que M. Anthony , dans le soir de sa vie , trouvât
le bonheur dans l'affection de son excellent fils; un modèle,
mon cher monsieur, un modèle pour tous les fils, ainsi que
dans les soins d'un parent éloigné qui, dans l'humble sphère
des services qu'il pouvait lui rendre, ne mettait pas de bornes
à son dévouement, voilà ce que je puis vous affirmer.
— Eh 1 quoi ? dit le vieillard ; vous ne seriez pas son léga-
taire ?
— Vous ne connaissez pas bien encore mon caractère, à ce
que je vois, dit M. Pecksniff en lui pressant la main avec une
émotion mélancolique. Non, monsieur , je ne suis pas son lé^
gataire. Je suis fier de déclarer que je ne suis pas son léga-
taire. Et pourtant, monsieur, j'ai couru auprès de lui, sur sa
propre prière. Il me connaissait mieux, lui, monsieur. Il
m'écrivit: « Je suis malade, je m'en vais.... venez à moi! »
J'allai à lui. Je m'assis à son chevet, monsieur, et je le suivis
jusqu'à sa tombe. Oui, au risque de vous déplaire, j'ai fait
cela, monsieur. Quand bien même cet aveu devrait amener
notre séparation immédiate et briser entre nous les tendres
liens que nous avons formés récemment, j'ai fait cela. Mais je
ne suis point son légataire, dit M. Pecksniff, souriant avec
calme, et jamais je ne me suis attendu à l'être. Je n'y songeais
seulement pas 1
— Son fils, un modèle! s'écria le vieux Martin. Comment
pouvez-vous me dire cela? Mon frère a subi dans sa richesse
DS MARTIN GHUZZLEWIT. 439
a condamnation éternelle de la richesse ; il en a senti les fruits
amers.... Partout où il allait, il en emportait avec lui l'in-
fluence corruptrice; partout il la répandait autour de lui, jus-
que sur son foyer domestique. Cela fit de son propre fils un
avide héritier, calculant jour par jour, et heure par heure, la
distance qui rapprochait son père du tcrabeau , et maudissant
la lenteur de ses pas sur cette route funèbre.
— Non! s'écria hardiment M. Pecksniff; nullement, mon-
sieur!
— Ah! j'ai bien vu cette ombre dans sa maison, dit Martin
Ghuzzlewit, le dernier jour de notre entrevue, et je l'ai averti
qu'elle y était. Je ne m'y trompe pas , vous pensez , moi qui
depuis tant d'années suis poursuivi par cette ombre fatale.
— Je nie cela, répondit avec chaleur M. Pecksniff. Je le
nie positivement. Ce jeune orphelin est à l'heure présente
dans ma maison, monsieur; il est venu chercher dans un
changement d'air la tranquillité d'esprit qu'il a perdue. Gom-
ment aurais-je la lâcheté de ne point rendre justice à ce jeune
homme, lorsque les entrepreneurs des pompes funèbres et
les fabricants de cercueils eux-mêm.es ont été touchés de la
conduite qu'il a tenue; quand les croque-morts eux-mêmes
ont parlé à sa louange, et que le médecin ne savait plus com-
ment contenir son émotion ! 11 y a une personne nommée
Gamp , monsieur ; mistress Gamp. Interrogez-la. Elle a vu
M. Jonas dans ce temps d'épreuve. Interrogez-la , monsieur.
G'est une femme respectable , et point du tout sentimentale ;
vous verrez ce qu'elle vous dira. Une ligne adressée à mistress
Gamp , maison du marchand d'oiseaux , Kingsgate-Street ,
High Holborn, Londres, sera accueillie avec une sérieuse
attention, je n'en doute pas. Informez-vous, mon bon mon-
sieur. « Frappe , mais écoute ! » Ne vous emportez pas, mon-
sieur Ghuzzlewit, sans examiner les choses! Pardonnez-
moi, cher monsieur, ajouta M. Pecksniff lui prenant les deux
mains, pardonnez-moi si j'y mets tant de chaleur; mais je
suis trop honnête homme pour ne pas rendre témoignage à
la vérité. »
A l'appui du caractère que s'était donné M. Pecksniff, des
larmes d'honnête homme tombèrent de ses yeux.
Le vieillard attacha sur lui un regard étonné, en se répétant :
« Il est ici! dans cette maison! » Mais il domina sa surprise
et dit , après un moment de silence •
c Je veux le voir.
kkO VIE ET AVENTURES
— Avec des dispositions amicales, j'espère? dit M. PecksnifF.
Pardonnez-moi, monsieur, mais mon humble hospitalité doit
lui servir de sauvegarde.
— Je vous ai dit, répliqua le vieillard, que je veux le voir.
Si j'étais disposé à le traiter autrement qu'avec des disposi-
tions amicales , je vous eusse dit : « Tenez-nous séparés. »
— Certainement, mon cher monsieur, vous l'eussiez dit.
Vous êtes la franchise elle-même, je le sais. »
M. Pecksniff ajouta en quittant la chambre :
« Je vais l'instruire avec précaution de son bonheur, si vous
voulez me permettre de m'absenter une minute, d
Il mit, en effet, tant de précaution à le préparer à cette dé-
couverte, qu'un quart d'heure s'écoula avant qu'il revînt avec
M. Jonas. En attendant, les jeunes demoiselles avaient fait leur
apparition , et la table avait été dressée pour offrir une colla-
tion aux voyageurs.
Bien que M. Pecksniff, dans sa haute moralité, eût enseigné
à Jonas la conduite respectueuse qu'il avait à tenir vis-à-vis
de son oncle, et bien que Jonas, vu la finesse de sa nature, eût
parfaitement appris la leçon , la contenance de ce jeune
homme, lorsqu'il se présenta devant le frère de son père,
était loin d'avoir la dignité ni la douceur commandées par la
circonstance. Peut-être, en effet, jamais figure humaine n'of-
frit-elle , comme la sienne , un plus singulier mélange de
méfiance et de basse complaisance , de crainte et d'audace ,
d'humeur hargneuse et de courbettes rampantes, lorsqu' ayant
levé sur Martin ses yeux qu'il avait tenus baissés d'abord, il
les baissa de nouveau et , ne cessant de fermer et de rouvrir
ses mains avec un continuel mouvement de malaise , resta à
se balancer à droite et à gauche , en attendant que la parole
lui fût adressée.
<c Mon neveu , dit le vieillard, on m'apprend que vous avez
été un fils dévoué.
— Aussi dévoué que le sont généralement les fils, je suppose,
répliqua Jonas , recommençant à lever et baisser les yeux. Je
î^e me vante pas d'avoir été meilleur que les autres fils ; mais
je n'ai pas été pire , je l'espère.
— On m'a dit que vous aviez été un modèle pour tous les
fils , reprit le vieillard en dirigeant un regard vers M. Pecksniff.
— Ma foi ! dit Jonas levant les yeux un moment et secouant
la tête, j'ai été aussi bon fils que vous avez été bon frère. C'est
ie pot et la bouilloire, si vous le prenez par là.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. kkl
— Vous parlez avec amertume ; c'est la violence de vos re-
grets, dit Martin après un instant de silence. Donnez-moi la
main. »
Jonas lui tendit sa main, et parut dès lors parfaitement re-
mis : « Pecksniff, dit-il à demi-voix, tandis qu'ils plaçaient
leurs chaises contre la table , je lui ai rendu la monnaie de sa
pièce , hein? Il aurait mieux fait de commencer par regarder
dans sa maison avant de mettre le nez à la fenêtre , n'est-il
pas vrai? »
M. Pecksniff se borna à lui répondre par un coup de coude,
qu'on pouvait interpréter soit comme une vive remontrance ,
soit comme un cordial assentiment, mais qui, en tout cas,
était, pour le futur gendre une invitation formelle à se taire.
Il fit ensuite les honneurs de chez lui avec son aisance et sa
gracieuseté habituelles.
Mais l'innocent enjouement de M. PecksnifT ne pouvait
réussir à mettre en harmonie des parties aussi discordantes,
ou à réconcilier ensemble des esprits aussi divisés que ceux
auxquels il avait affaire. La jalousie indicible et la haine dévo-
rante nées dans l'âme de Charity après l'explication de la
soirée, n'étaient pas de nature à se laisser dompter si aisé-
ment ; plus d'une fois ces passions se manifestèrent avec une
telle violence, qu'elles semblaient rendre un éclat inévitable
et devoir détruire complètement l'œuvre de M. Pecksniff. La
belle Merry, dans toute la gloire de sa conquête récente, irri»
tait tellement la plaie envenimée de sa sœur par ses airs ca-
pricieux et par les mille petites querelles qu'elle faisait subir
à l'obéissance absolue de M. Jonas, qu'elle l'aiguillonnait au
point de la rendre quasi folle ; si bien que Gharity dut
quitter la table, dans un accès de rage presque aussi désor-
donné que celui auquel elle s'était livrée dans le premier tu-
multe de sa jalousie. La gêne imposée à la famille par la pré-
sence d'une inconnue, de Mary Graham (le vieux Martin
Ghuzzlewit l'avait introduite sous ce nom), n'était pas faite
pour améliorer cet état de choses, quelque douces que fussent
les manières de la jeune fille. La position de M. Pecksniff
devenait particulièrement critique : constamment occupé à
rétablir la paix entre ses filles, à conserver une raisonnable
apparence d'affection et d'union dans sa famille ; à contenir la
familiarité et la gaieté sans cesse croissantes de Jonas, qui se
laissait aller à divers actes d'insolence envers M. Pinch et à
une indéfinissable grossièreté à l'égard de Mary (tous deux des
442 VIE ET AVENTURES
inférieurs à ses yeux); sans compter qu'il avait constamment
à se concilier son riche et vieux parent, à l'adoucir, à lui don-
ner des explications sur une foule d'incidents, peu agréables en
apparence, bien faits pour jeter le trouble dans cette malheu-
reuse soirée ; tout cela sans trouver chez aucun des assistants
le moindre concours, la moindre assistance : c'était plus qu'il
n'en fallait pour corrompre la gaieté factice et le bonheur af-
fecté du plus honnête homme de la terre. Aussi, peut-être de
toute sa vie n'éprouva-t-il jamais autant de soulagement qu'au
moment où le vieux Martin, consultant sa montre, annonça
qu'il était temps de se retirer.
« Nous avons, dit-il, commencé par retenir des chambres au
Dragon. J'ai envie de faire un petit tour de promenade ce soir.
Voici les nuits qui deviennent sombres : M. Pinch voudfait-il
bien nous reconduire en nous éclairant jusque chez nous?
— Cher monsieur, s'écria Pecksniff, je serai charmé de vous
conduire moi-même. Merry, mon enfant, la lanterne.
— La lanterne, s'il vous plaît, ma chère, dit Martin ; mais
je serais très-fâché de faire sortir votre père ce soir; pour
trancher le mot, je n'y consentirai pas. »
M. Pecksniff avait déjà son chapeau à la main ; mais devant
une déclaration aussi nette il dut s'arrêter.
« Je prendrai M. Pinch, ou bien j'irai seul, dit Martin. Que
décidez-vous ?
— Ce sera Thomas qui vous conduira, monsieur, répondit
Pecksniff, puisque votre résolution à cet égard est si bien ar-
rêtée. Thomas, mon bon ami, faites bien attention, s'il vous
plaît. »
Cette recommandation n'était pas inutile à Tom : car le
pauvre garçon éprouvait un tel tremblement nerveux, qu'il
avait peine à tenir la lanterne. Son tremblement redoubla
quand, sur l'ordre du vieillard, Mary posa sa main sur son
bras.... le bras de Tom Pinch!
« Ainsi, monsieur Pinch, dit Martin chemin faisant, vous
êtes tout à fait bien dans cette maison, n'est-ce pas? »
Tom répondit, avec plus d'enthousiasme encore qu'à l'ordi-
naire, qu'il avait contracté envers M. Pecksniff une dette de
reconnaissance que le dévouement de toute une vie ne suffi-
rait pas à payer.
a: Depuis combien de temps connaissez-vous mon neveu?
demanda Martin.
— Votre neveu, monsieur? dit Tom en hésitant.
DE MARTIN GHUZZLEWIT. kk3
— M. Jonas Ghuzzlewit, dit Mary.
— Oh ! c'est vrai, s'écria Martin qui avait fait fausse roule,
car il avait cru qu'il s'agissait de Martin. Certainement. Ja-
mais avant ce soir je ne lui avais parlé, monsieur.
— Peut-être, fit observer le vieillard, suffira-t-il de la moitié
d'une vie pour payer l'amitié de celui-là. »
Tom sentit l'épigramme, et il ne put s'empêcher de com-
prendre qu'elle retombait par ricochet sur son patron. Il garda
donc le silence. De son côté, Mary s'aperçut que M. Pinch ne
brillait pas par la présence d'esprit, et qu'il serait dangereux
de le faire parler en semblable circonstance. Elle garda donc
aussi le silence. Le vieillard, dégoûté de ce que, dans son es-
prit soupçonneux, il considérait comme un honteux et ignoble
hommage à M. Pecksniff, comme une condescendance merce-
naire de M. Pinch, résolu à flatter la main qui lui donnait
son pain, le tint dès lors pour un imposteur, pour un vil et
misérable courtisan. Aussi gardait-il pareillement le silence;
et, bien qu'ils fussent tous trois mal à l'aise, il est juste de dire
que nul ne l'était plus que Martin: car il avait été bien disposé
d'abord pour Tom, et s'était intéressé à son apparente simplicité.
« Vous êtes comme les autres , pensa-t-il on scrutant la
physionomie de Tom, qui ne se doutait pas de cet examen.
Vous avez été au moment de m'en imposer, mais vous en
serez pour votre peine ; vous êtes un chien couchant qui vous
trahissez vous-même par votre excès de zèle, monsieur Pinch. »
Durant tout le reste du chemin, aucune autre parole ne fut
prononcée. Cette première entrevue, que Tom avait depuis
longtemps rêvée avec tant d'émotion, ne fut remarquable que
par un surcroît de trouble et d'embarras. Ils se séparèrent à
la porte du Dragon, Tom soupira, éteignit, sa lanterne, et s'en
revint à travers champs au milieu des ténèbres.
Comme il approchait de la porte de la haie, qui , placée
dans un lieu très-isolé, recevait plus d'ombre encore d'une
plantation de jeunes sapins, un homme se glissa devant lui et
le dépassa. En arrivant à l'échalier, cet homme s'arrêta et
s'assit dessus. Tom éprouva d'abord un saisissement et s'ar-
rêta aussi ; mais il se remit à marcher aussitôt et fut bientôt
près de lui.
C'était Jonas. Il balançait ses jambes en suçant la pomme
de sa canne, et regardait Tom avec un ricanement.
« Ah 1 par exemple ! s'écria Tom; qui aurait pensé que ce fût
vous ?... Vous nous avez donc suivis?
kkk VIE ET AVENTURES
-— Qu'est-ce que ça vous fait? dit Jouas. Allez au diable!
— Vous n'êtes pas très-poli.
— Assez poli pour vous, répliqua Jonas; qui êtes-vous?
— Un homme qui se croit autant de droit qu'un autre aux
égards ordinaires qu'on se doit dans le monde, répondit dou-
cement Tom.
— Vous êtes un menteur, dit Jonas. Vous n'avez droit à
aucun égard. Vous n'avez droit à rien. Parbleu ! vous êtes un
singulier personnage, pour parler de vos droits!... Ha! ha! ha!
des droits.... lui! des droits!
— Si vous continuez de la sorte, dit Tom en rougissant, je
vous serai obligé de me déclarer en quoi je vous ai offensé.
Mais j'espère que vous ne faites que plaisanter.
— Voilà bien comme vous êtes tous, mauvais chiens : quand
vous voyez qu'un homme parle sérieusement, vous faites sem-
blant de croire qu'il plaisante, afin de pouvoir vous tirer d'af-
faire. Mais ça ne prend pas avec moi. Connu, mon cher,
counu; et ne m'échauffez pas les oreilles, monsieur Pitch, ou
Vv'ltch, ou Stich, ou n'importe quoi.
— Je me nomme Pinch; ayez la bonté de me donner ce
nom.
— Comment? on ne peut pas se permettre de défigurer votre
nom! s'écria Jonas. Voyez-vous comme ces mendiants d'ap-
prentis relèvent la tête! Ma foi, nous les dressons un peu
mieus que ça dans la Cité !
— Je ne m'occupe pas de ce que vous faites dans la Cité.
Qu'aviez-vous à me dire ?
— Ceci, m.aître Pinch , répliqua Jonas, qui approcha telle-
ment son visage de celui de Tom, que Tom fut obligé de re-
culer d'un pas: c'est que je vous conseille de garder vos avis
pour vous et d'éviter les cancans, et de ne pas fourrer le nez
là où vous n'avez que faire. Il m'est revenu quelque chose de
vous, mon ami, et de vos façons doucereuses; je vous re-
commande de renoncer à ces manières-là jusqu'à ce que j'aie
épousé une des filles de Pecksniff, et de ne point capter non
plus la faveur de mes parents, mais de laisser la place nette.
Vous savez, quand les mauvais chiens ne veulent pas débar-
rasser la place, on les en chasse à coups de fouet. L'avis est
bon, comprenez-vous, hein?... Dieu me damne! qui êtes-vous,
s'écria Jonas avec un redoublement de mépris, pour faire
route avec eux, à moins que ce ne soit par derrière , comme
les autres domestiques à gages?
DE MARTIN CHUZZLEWIT. kkb
— Allons, s'écria Tom, je vois que yous ferez mieux de des-
cendre de cette barrière et de me laisser retourner au logis.
Permettez-moi de passer, s'il vous plaît.
— Ne vous imaginez pas ça ! dit Jonas, étendant ses jambes.
Vous ne passerez pas que cela ne me plaise. Et cela ne me
plaît pas en ce moment. Je vois bien que vous avez peur que
je ne vous fasse expier quelques-uns de vos bavardages de
tout à l'heure, lâche que vous êtes!
— Je n'ai pas peur de grand'chose, j'espère, dit Tom, et
certainement je n'ai pas peur que vous me fassiez rien. Je ne
suis pas un rapporteur et je méprise toute bassesse. Vous vous
êtes trompé sur mon compte. Ah! s'écria-t-il avec indignation,
est-ce bien là la conduite d'un homme dans votre position vis-
à-vis d'un homme dans la mienne? Laissez-moi passer, s'il
vous plaît. Moins j'en dirai, mieux cela vaudra.
— Moins vous en direz!... répliqua Jonas, balançant plus
que jamais ses jambes, sans prendre garde à cette requête ;
avec ça que vous ne dites pas grand'chose, n'est-ce pas? Je
voudrais bien savoir comment cela se passait entre vous et
certain vagabond appartenant à ma famille. Pas grand'chose,
hein ? qu'en dites-vous ?
— Je ne connais pas de vagabond dans votre famille, s'é-
cria Tom avec force.
— Vous en connaissez ! dit Jonas.
— Je n'en connais pas, dit Tom. Si vous voulez désigner
votre oncle, vous pourriez lui donner un autre surnom que
celui de vagabond. Toute comparaison entre vous et lui....
ajouta Tom en faisant claquer ses doigts, car la colère com-
mençait à le gagner; toute comparaison entre vous et lui est
terriblement à votre désavantage.
— En vérité!... ricana Jonas. Et que pensez-vous, maître
Pinch, de sa chère mendiante.... de son misérable rogaton ?
— Je ne veux pas dire un mot ds plus, ni rester un mo-
ment de plus ici.
— Gomme je vous l'ai déclaré déjà, dit froidement Jonas,
vous êtes un menteur. Vous resterez ici jusqu'à ce que je vous
permette de vous en aller. Voulez-vous bien vous tenir tran-
quille! i
Il brandit sa canne au-dessus de la tête de Tom ; mais le
coup fut évité, la canne se trouva lancée en l'air, et Jonas lui-
même roula dans le fossé. Dans la lutte de quelques moments
qui s'engagea pour la possession de la canne, Tora l'avait
446 VIE ET AVENTURES
cognée violemment contre le front de son adversaire ; le sang
jaillit abondamment d'une forte balafre à la tempe. Tom ne
s'en aperçut qu'en voyant Jonas porter son mouchoir à la
partie blessée et chanceler tout étourdi en se relevant.
« Seriez-vous blessé?... dit Tom. J'en suis bien fâché. Ap-
puyez-vous un peu sur moi. Vous pouvez le faire sans me
pardonner, si vous m'en voulez encore. Mais vraiment j'ignore
pourquoi, car jamais je ne vous avais offensé avant cette ren-
contre. »
Jonas ne répondit rien ; il n'eut même pas d'abord l'air de
le comprendre, ni de savoir qu'il fût blessé, bien que plu-
sieurs fois il retirât son mouchoir de sa plaie pour regarder
machinalement le sang qui le couvrait. Une fois cependant,
après l'avoir ainsi regardé, il porta les yeux sur Tom, et l'ex-
pression de ses traits prouva qu'il se rappelait bien la scène
qui s'était passée et qu'il saurait s'en souvenir.
Il n'y eut rien de plus entre eux jusqu'au moment où ils
rentrèrent. Jonas avait pris un peu l'avance, et Tom Pinch le
suivait tristement, en songeant au chagrin que causerait à son
excellent bienfaiteur la nouvelle de cette querelle. Le cœur de
Tom battit bien fort, quand Jonas frappa à la porte; plus fort,
quand miss Merry répondit du dedans et quand, à l'aspect de
son amoureux blessé, elle jeta un grand cri ; plus fort encore
lorsqu'il les suivit au salon de famille; plus fort encore quand
Jonas parla.
a Ne faites pas tant de bruit pour cela, dit-il. Ça n'en vaut
pas la peine. Je ne connaissais pas mon chemin; la nuit est
très-sombre ; et juste au moment où je rejoignais M. Pinch....
(Ici il tourna son visage, mais non ses yeux vers Tom), je
me suis heurté contre un arbre. Ce n'est qu'une écorchure.
— De l'eau froide, Merry, mon enfant! cria M. Pecksniff.
Du papier brouillard 1 des ciseaux! un morceau de vieux
linge I Gharity, ma chère, faites une compresse. Dieu du ciel,
monsieur Jonas!
— Que le diable vous confonde avec vos bêtises ! répliqua
le gracieux gendre futur. Aidez-nous si vous le pouvez; sinon»
débarrassez le plancher 1 »
Miss Gharity, bien qu'on invoquât son aide, restait assise
dans un coin, roide, le sourire sur les lèvres, et sans bouger.
Tandis que Mercy pansait elle-même la blessure, et que
M. Peoksiiiff pressait entre ses deux mains la tête du patient,
comme si sans cela elle menaçait de se rompre en deux ; tan-
DE MARTIN GHUZZLEWIT. kkl
dis que Tom Pinch, dans son trouble de coupable, secouait
une bouteille d'élixir hollandais , jusqu'au point de le réduire
à l'état de mousse anglaise, et que dans l'autre main il te-
nait un formidable couteau à découper, destiné en réalité à
aplatir la bosse, mais qui semblait plutôt destiné à faire sans
pitié une autre blessure dès que la première serait pansée ,
Charity ne prêtait pas le moindre secours et ne prononçait
pas la moindre parole. Mais quand M. Jonas, après avoir reçu
les soins nécessaires, se fut mis au lit, que chacun se fut
retiré, et que le calme fut rentré dans la maison, M. Pinch,
assis tristement sur sa couchette, s'abandonnait à ses pen-
sées, lorsqu'il entendit frapper un léger coup à sa porte. Il
alla ouvrir et, à sou grand étonnement, il aperçut miss Cha-
rity debout devant lui, un doigt sur la bouche.
« Monsieur Pinch, murmura-t-elle; cher monsieur Pinch!
dites-moi la vérité ! C'est vous qui lui avez fait cela ? Vous avez
eu querelle ensemble et vous l'avez frappé?. ..j'en suis sûre ! d
C'était la première fois qu'elle eût parlé amicalement à Tom,
dans tout le cours des longues années qu'ils avaient passées
ensemble. Il resta stupéfait d'étonnement.
a Est-ce vrai, oui ou non? demanda-t-elle ardemment.
— J'avais été cruellement provoqué, dit Tom.
— Alors c'est donc vrai?... s'écria Charity, les yeuz étin-
celants.
— 0... oui. Nous avons eu une querelle en chemin. Mais je
ne voulais pas le frapper si fort.
— Pas si fort! répéta-t-elle, fermant le poing et tapant
du pied, à la nouvelle surprise de Tom. Ne dites pas cela. C'a
été de votre part un acte de courage qui vous honore. Si vous
aviez encore une querelle, ne l'épargnez pas; mais terrassez-
le et foulez-le aux pieds. Pas un mot de tout ceci à personne,
cher monsieur Pinch. Je suis votre amie à partir de ce soir ;
désormais je veux être votre amie pour toujours. 7>
Elle tourna vers Tom son visage enflammé, pour confirmer
ses paroles par son expression amicale ; puis, prenant la main
droite de Tom, elle la pressa sur son cœur et la baisa. Il n'y
avait dans cette démonstration rien de personnel qui pût la
rendre embarrassante : car Tom lui-même, qui ne brillait pas
par le talent de l'observation, reconnut, d'après l'énergie
qu'elle avait mise dans cette caresse, qu'elle eût baisé toute
main, quelque barbouillée et souillée qu'elle fût, pourvu que
cette main eût brisé la tête de Jonas Chuzzlewit.
448 VIE ET AVENTURES
Tom rentra dans sa chambre et se mit au lit, sous le poids
des plus pénibles pensées. Il fallait qu'il fût survenu dans la
famille une bien terrible division pour que Gharity Pecksniff
se déclarât son amie sur de pareils motifs. Et puis, comment
se faisait-il que Jonas, après l'avoir traité avec une grossiè-
reté au delà de toute expression, eût été assez généreux pour
garder le secret de leur querelle , et que, par suite d'un con-
cours de circonstances, lui, Thomas Pinch, eût été amené à se
battre avec un homme, l'ami déclaré de Seth Pecksniff? C'é-
taient là des sujets de réflexions si graves et si tristes, que
Tom ne put de toute la nuit fermer les yeux. Mais c'était sur-
tout sa propre violence qui faisait horreur à l'esprit généreux
de Tom; en la rapprochant de plusieurs sujets de peine qu'il
avait causés autrefois à M. Pecksniff (et que, par parenthèse,
ce gentleman lui avait plus d'une fois reprochés), il commença
à croire qu'il était appelé par un mystérieux destin à être le
mauvais génie, le mauvais ange de son patron. Enfin pour-
tant il s'endormit et rêva (nouveau motif de chagrin au ré-
veil) qu'il avait trahi son serment et s'était enfui avec Mary
Graham.
Il faut reconnaître que, soit endormi soit éveillé, Tom se
trouvait dans une position tout à fait difficile à l'égard de
cette jeune fille. Plus il la voyait, plus il admirait sa beauté,
son intelligence, les aimables qualités qui lui gagnaient les
cœurs, même dans la famille si divisée des Pecksniff, et qui,
en peu de jours, avaient rétabli de toute façon un semblant
d'harmonie et de tendresse entre les deux sœurs courroucées.
Quand elle parlait, Tom retenait son souffle, tant il l'écoutait
religieusement; quand elle chantait, il restait comme en ex-
tase. Elle avait touché son orgue ; et depuis cette mémorable
époque le vieil instrument, compagnon de ses plus heureux
jours, qu'il n'eût pas cru capable de mériter un tel honneur,
inaugura pour lui une nouvelle et divine existence.
Dieu bénisse ta patience, Tom ! Qui donc, en te voyant, de-
puis trois semaines, scruter du regard, durant la mortelle moi-
tié d'une nuit d'été, l'intérieur sonore de cet insensible et
vieux clavecin qui se trouvait dans le parloir du fond, n'eût
pas pénétré le secret de ton cœur, ce secret à peine connu de
toi-m^ême? Qui donc, en voyant un rayonnement sur ta joue
lorsque, penché pour écouter, après les heures de travail, le
son d'une note incorrigible, tu trouvais qu'elle avait enfin
une voix et donnait un bémol à peu près juste, n'aurait pas
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 4^9
reconnu qu'elle n'était plus destinée à une touche ordinaire,
mais à la douce main d'un ange, qui faisait vibrer les cordes
les plus profondes de ton cœur ? Et si un regard amical (fût-
il aussi naïf que le tien, cher Tom), avait pu percer le cré-
puscule de cette soirée où, d'une voix bien appropriée à
l'heure, c'est-à-dire triste, douce, contenue et cependant pleine
d'accent d'espérance , elle chanta pour la première fois en
s'accompagnant de l'instrument modifié, toute surprise du
changement qu'il avait subi ; où, assis de côté à la fenêtre ou-
verte, le cœur palpitant, tu gardas un silence ému, le silence
discret du bonheur, ce regard n'eùt-il pas lu dans tes traits
l'aurore d'une histoire qui, pour ta félicité, cher Tom, n'eut
jamais dû avoir de commencement?
Ce qui rendait encore la position de Pinch plus dangereuse
ou du moins plus difficile, c'est que pas une parole n'avait
été échangée entre lui et Mary relativement au jeune Mar-
tin. Soucieux d'une promesse que lui rappelait sans cesse son
honneur, Tom fournissait à Mary toutes les occasions de lui
parier. Le matin de bonne heure, aussi bien que le soir, il
était dans l'église, il se trouvait dans les promenades favo-
rites de la jeune fille, au jardin, dans les prairies : autant
d'endroits où il eût pu s'exprimer franchement. Mais non, en
pareille occasion, ou bien elle l'évitait soigneusement, ou ja-
mais elle ne se montrait sans être accompagnée. Ce n'est
pas qu'il lui inspirât de l'antipathie ou de la méfiance ; en
effet, par mille petits moyens délicats, trop délicats pour
être remarqués par tout autre que Tom, elle le distinguait
parmi les assistants et se montrait pour lui pleine de bonté
et d'affection. Était-ce donc qu'elle avait rompu avec Martin,
ou bien ne lui avait-elle jamais rendu amour pour amour, si
ce n'est dans l'imagination fougueuse ei romanesque du
jeune homme? Tom sentit rougir sa joue à cette pensée, qu'il
se hâta de repousser.
Pendant ce temps , le vieux Martin allait et venait avec ses
façons étranges, ou bien il se tenait assis parmi ses parents,
en causant un peu avec l'un et avec l'autre. Bien qu'il n'aimât
point le monde, il n'était ni sauvage, ni brusque, ni morose :
rien ne lui plaisait tant que de faire sa lecture sans qu'on prît
garde à lui, tandis que les autres s'amusaient à leur aise en
sa présence. Il eût été impossible de dem.êler à qui il prenait
un intérêt particulier, ou même s'il portait de l'intérêt à quel-
qu'un. A moins qu'on ne lui adressât positivement la parole,
Martin chuzzlewit. — l 29
450 VIE K T. AVENTURES
il ne témoignait jamais qu'il eût des oreilles ou des yeux pour
rien de ce qui se passait autour de lui.
Un jour, la folle Merry, assise, les yeux baissés, sous un
arbre dans le cimetière, où elle s'était retirée après s'être fa-
tiguée à faire subir diverses épreuves au caractère de M. Jo-
nas, sentit qu'un ombre venait se placer entre elle et le soleil.
Elle leva les yeux , s'attendant bien à voir son fiancé : mais
quelle fat sa surprise , à l'aspect du vieux Martin ! Cette
surprise fut loin de diminuer quand le vieillard s'assit sur le
gazon, à côté de la jeune fille , et entama ainsi la conversa-
tion:
<r A quelle époque vous mariez-vous?
— 0 mon Dieu ! cher monsieur ChuzzlewitI Je n'en sais
rien du tout. Pas de longtemps, j'espère.
— Vous espérez?...» dit le vieillard.
Il parlait très-gravement; mais elle prit la chose en plaisan-
terie, et laissa échapper un rire étouffé.
(c Allons, dit-il avec une douceur inusitée, vous êtes jeune,
de bonne mine, et, je crois, d'un bon caractère. Vous êtes
frivole, et vous vous plaisez à l'être, sans nul doute ; mais
vous devez avoir du cœur.
— Je ne l'ai toujours pas donné tout entier, je vous assure,
dit Merry hochant sa tête avec malice et arrachant des brins
d'herbe.
— Vous en avez donc donné déjà quelque chose?»
Elle rejeta les brins d'herbe , tourna son regard de côté ,
mais ne répondit rien.
Martin répéta sa question.
« Mon Dieu 1 cher monsieur Chuzzlewit! Il faut m' excuser....
Vous êtes si bizarre !
— Si c'est être bizarre que de désirer savoir si vous aimez
le jeune homme qui , m'a-t-on dit , doit vous épouser , je suis
très-bizarre; car tel est assurément mon désir.
— C'est un monstre , vous savez , dit Merry en faisant la
moue.
— Alors vous ne l'aimez donc pas? répliqua le vieillard.
Est-ce là ce que vous voulez dire?
— Certainement , cher monsieur Chuzzlewit , je suis sûre
de lui avoir dit cent fois par jour que je le hais. Vous avez dû
vous-même m'entendre le lui dire.
— Souvent, dit Martin.
— Et c'est exact, c'est positif, s'écria Merry
DE MARTIN GHUZZLEWIT. kb\
— Et cependant vous êtes sa fiancée ! fit observer le vieillard.
— Oh 1 oui. Mais, cher monsieur Chuzzlewit, j'ai dit à ce mal-
heureux, toutes les fois qu'il m'a interrogée, que, si jamais je l'é-
pousais, ce serait pour le haïr et le tourmenter toute ma vie. »
Elle soupçonnait le vieillard de ne point porter une grande
sympathie à Jonas, et pensait que ces sentiments ne manque-
raient pas de lui être très-agréables. Il ne parut pas cepen-
dant considérer ainsi la chose : car, lorsqu'il reprit la parole,
ce fut sur un ton sévère.
« Regardez autour de vous, dit-il en montrant les tombeaux;
et souvenez-vous que, depuis Theure de votre mariage jusqu'au
jour où vous serez conduite en ce lieu, dans le même état que
ceux qui ne sont plus, et couchée dans le même lit, il, n'y aura
plus d'appel pour vous. Pensez, parlez, agissez désormais
comme une créature responsable. Est-ce qu'on force vos
inclinations? Êtes-vous contrainte à ce mariage? Y a-t-il
quelqu'un qui par des conseils insidieux vous engage à le
contracter? Je ne vous demande pas qui ce peut être; mais
le fait-on?
— Non, dit Merry en secouant les épaules. Personne que je
sache.
— Alors, vous ne le croyez pas; vous ne vous en apercevez
pas?
— Non , répliqua Merry. Personne ne m'a jamais rien dit à
ce sujet. Si l'on m'avait voulu forcer à l'épouser, je ne l'eusse
pas du tout épousé.
— On m'a dit qu'il avait passé d'abord pour courtiser votre
sœur.
— 0 mon Dieu ! mon cher monsieur Chuzzlewit, ce serait
très-injuste de le rendre responsable de la vanité d'autrui,
tout monstre qu'il est. Et la pauvre Gharity est bien la plus
vaine chérie.
— Alors elle s'était trompée?
— Je l'espère, s'écria Merry; mais, du reste, la chère en-
fant a été si effroyablement jalouse et si contrariée, que, sur
ma parole d'honneur , il est impossible de la satisfaire , et
qu'il serait même inutile de l'essayer.
— Ainsi, dit Martin d'un air pensif, vous n'avez été ni for-
cée, ni conseillée, ni dominée. Telle est la vérité, je le vois.
Il reste une chance cependant. Vous pouvez avoir pris cet en-
gagement par étourderie. Peut-être n'est-ce que l'acte incon-
sidéré d'une tête légère?
452 VIE ET AVENTURES
— Mon cher monsieur Chuzzlewit, dit Merry en souriant ,
pour la légèreté, ma tête ne pèse pas plus qu'une plume. C'est
un véritable ballon, je Tavoue : ce n'est pas comme la vôtre. »
Il attendit tranquillement qu'elle eût achevé de parler , et
ensuite il dit à son tour gravement et lentement, avec un ac-
cent plein de douceur , comme pour appeler sa confiance :
« Désireriez-vous, ou bien y aurait-il dans votre cœur quel-
que chose qui vous fît secrètement désirer de rompre cet en-
gagement? *
Merry bouda de nouveau, puis baissa les yeux, arracha des
brins d'herbe et haussa les épaules.
Non. Elle n^ croyait pas avoir jamais eu cette pensée. Elle
était même sûre de ne l'avoir jamais eue. Autrement , elle le
dirait bien. Non, elle n'avait songé à rien de semblable.
« Quoil dit Martin, n'avez-vous jamais prévu que votre
existence en ménage pourrait être misérable, pleine d'aigreur,
l'existence enfin la plus malheureuse? »
Merry baissa encore les yeux , et cette fois elle arracha
l'herbe jusqu'à la racine.
c Cher monsieur Chuzzlewit ! Quelles paroles étranges ! Na-
turellement, j'aurai des querelles avec lui; mais j'en aurais
avec quelque mari que ce fût. Dans tous les ménages on se
querelle, j'imagine; mais quant à la condition misérable et
pleine d'aigreur dont vous parlez, il faudrait pour cela que ce
fût lui qui fût le mieux partagé dans la communauté, et j'es-
père bien avoir la meilleure part. Je suis sûre de mon affaire,
s'écria Merry en secouant la tête et riant aux éclats ; car j'ai
fait de cet homme un esclave soumis.
— A la bonne heure! dit Martin en se levant, à la bonne
heure! Je voulais connaître votre pensée , et vous me l'avez
dévoilée. Je vous souhaite bien des prospérités. Des prospé-
rités!... ï répéta-t-il en la regardant fixement et montrant la
porte par laquelle Jonas entrait en ce moment.
Et alors , sans attendre son neveu , il passa par une autre
p orte et s'en alla.
« Quel terrible vieillard!... se dit la frivole Merry. Mais
voyez un peu ce monstre hideux qui rôde en plein jour dans le
cimetière pour épouvanter les gens!... N'approchez pas, grif-
fon, ou bien je vais me sauver. »
Le griffon, c'était M. Jonas. Il s'assit sur le gazon à côté
de Merry, malgré sa défense, et lui dit en faisant la mine;
c Qu'est-ce que mon oncle vous contait?
DE MARTIN GHUZZLEWIT. k^'ô
— Il me parlait de vous. Il dit que vous ne me convenez pas
du tout.
— J'en étais bien sûr. Nous savons ça. J'espère, avec tout
cela, qu'il se dispose à vous faire un cadeau de noce qui en
vaille la peine. Vous en a-t-il dit un mot?
— Pour ce qui est de ça, pas un mot, s'écria Merry d'un
ton décidé.
— Vieux chien d'avare! grommela Jonas.
— Griffon!... cria miss Mercy jouant la stupéfaction;
qu'est-ce que vous faites donc, griffon?...
— Je voulais seulement vous serrer la taille , dit Jonas un
peu décontenancé. Il n'y a pas grand mal à cela, je suppose?
— Pardon, il y a du mal à cela, et beaucoup, si la chose ne
m'est pas agréable. Éloignez-vous donc, s'il vous plaît I Vous
me faites chaud. »
M. Jonas retira son bras, et un instant il eut moins l'air d'un
amant que d'un assassin. Mais peu à peu il rasséréna son front
et rompit ainsi le silence :
« A propos, Mel !
— Voyons un peu ce bel à propos, nigaud, sauvage! cria la
belle fiancée.
— Quand se fera notre mariage? Je n'ai pas envie de languir
ici la moitié de ma vie , vous devez le comprendre. Pecksniff ,
d'ailleurs, dit que la mort récente du père ne saurait être un
grave empêchement ; car nous pouvons nous marier dans ce
pays aussi tranquillement qu'il nous plaira, et l'état d'isolement
où je me trouve sera, aux yeux des voisins, une bonne excuse
pour avoir pris femme sitôt, surtout une femme qu'il a connue.
Quant au vieux grigou ( c'est de mon oncle que je parle) , il ne
jettera sûrement pas de bâton dans les roues, quoi que nous
fassions ; car ce matin même il a dit à Pecksniff que, si ce ma-
riage vous convient, il ne s'y opposera nullement. Ainsi, Mel,
dit Jonas, risquant une autre étreinte, à quand la noce ?
— Quand cela me plaira, s'écria Merry.
— Sur mon âme, tâchez que cela vous plaise. Qu'est-ce que
vous dites de la semaine prochaine, hein ?
— La semaine prochaine ! . . . Si vous aviez dit le trimestre
prochain, j'eusse encore admiré votre impudence.
— Mais je n'ai pas dit du tout le trimestre prochain ; j'ai di'
la semaine prochaine.
— Alors,griffon, s'écria miss Merry en le repoussant et se le-
vant, je répondrai : Non ! pas la semaine prochaine. Cela ne s-
kbk VIE ET AVENTURES
fera que lorsque je le voudrai , et je ne veux pas en entendre
parler d'ici à plusieurs mois. Voilà ! »
M. Jonas l'implora de nouveau.
« Écoutez , dit Merry , ce sera au plus tôt pour le mois pro-
chain. Mais d'ici à demain je ne fixerai pas d'époque; et si vous
n'êtes pas content, il n'y aura rien de fait; et si vous êtes tou-
jours à me suivre partout sans me laisser tranquille, le mariage
ne se fera pas du tout. Voilà 1 Et si vous n'exécutez pas toutes
mes volontés, le mariage ne se fera jamais. Ainsi ne me suivez
pas. Voilà, griffon ! »
En achevant ces paroles, elle bondit parmi les arbres.
« Ma foi, madame, dit Jonas, la suivant des yeux et pulvéri-
sant entre ses dents un brin de paille , vous me payerez tout
ça après le mariage ! C'est fort bien maintenant : il faut que les
choses aillent leur train, et vous comptez là-dessus; mais lais-
sez faire, je vous payerai bientôt intérêt et principal. Mais voilà
un vilain endroit pour y rester tout seul à rien faire. Ces vieux
cimetières moisis , ça n'est pas bien agréable. »
Il se leva et prit lai-même par l'avenue, où il aperçut miss
Merry bien loin déjà devant lui.
« Ah 1 dit Jonas avec un sourire sombre et un mouvement
de tête qui n'était pas un compliment à l'adresse de la jeune
fille , jouissez de votre reste. Battez le fer pendant qu'il est
chaud. Faites à votre tète pendant que cela vous est permis
encore, madame !... »
CHAPITRE XXV.
Lequel touche en partie à des secrets de profession , et fournira au
lecteur quelques aperçus assez curieux sur l'intérieur d'une cham-
bre de malade.
M. Mould se trouvait au sein de ses lares domestiques. Il
goûtait les douceurs de son foyer et s'y abandonnait avec un
plaisir calme. Le jour étant étouffant, et la fenêtre ouverte,
M. Mould avait posé ses jambes sur le rebord de la croisée, et
il appuyait son dos contre la persienne. Un mouchoir était
étendu sur sa tête luisante pour garantir des mouches son
DE MARTIN CHUZZLEVv'IT. 455
irâne chauve. Une odeur de punch parfumait la chambre;
sur une petite table à portée de la main de M. Mould était
placé un grand verre tout plein de cet agréable breuvage, si
habilement apprêté qu'au moment même où l'œil interrogeait
la boisson froide et transparente, il trouvait un autre œil fixé
sur lui et scintillant comme une étoile sous le zeste enroulé
du citron.
L'établissement de M. Mould était situé au cœur de la Cité,
dans le quartier même de Gheapside. Son harem ou, en d'au-
tres termes, le salon de M. Mould et de sa famille était sur le
derrière, après le petit comptoir qui faisait suite à la bouti-
que : le tout contigu à un cimetière étroit et plein d'ombre.
C'est dans ce salon de famille que M. Mould é-ait assis, pro-
menant son regard d'homme paisible sur son punch et sur son
intérieur domestique. Si, par moments, il interrogeait un plus
large horizon pour ramener avec plus de délices son regard,
sur le zeste de citron, l'œil humide de M. Mould errait comme
un rayon de soleil le long d'un rideau rustique de haricots
d'Espagne, retenu par des ficelles devant la croisée, puis il
descendait sur les tombes d'un air de connaisseur.
Auprès de M. Mould était la compagne de sa vie avec ses
deux tilles. Chacune des demoiselles Mould était dodue comme
une petite caille, etmistress Mould était plus dodue que toutes
deux ensemble. Leurs belles formes étaient tellement ronde-
lettes et grassouillettes, qu'elles devaient avoir été jadis les
corps des figures d'anges qu'on voyait dans la boutique; et
sans doute il leur avait poussé depuis d'autres tètes en grandis-
sant, mais cette fois des têtes de simples mortelles. Jusqu'à
leurs joues de pêche qui étaient gonflées et dilatées comme si
elles étaient destinées à faire mugir les trompettes célestes,
pendant que les chérubins sans corps, représentés dans la
boutique, voués à souffler à perpétuité dans ces instruments,
n'ayant pas de poumons, ne jouaient, à ce qu'on peut présu-
mer, que par le tuyau de l'oreille.
M. Mould regardait avec tendresse mistress Mould, qui, as-
sise à côté de lui, partageait avec lui le punch comme le reste.
Chacune des filles-séraphins avait aussi sa part des regards
paternels et y répondait par un sourire. Les sentiments de
M. Mould étaient si inaltérables, et son fonds de commerce si
étendu, que, dans ce sanctuaire même de la famille, avait été
placé un grand bahut fort embarrassant, dont le ventre en bois
d'acajou était tout rempli de linceuls, de suaires et autres ar-
456. VIE ET AVENTURES
ticles funéraires. Cependant, quoique les deux demoiselles
Mould eussent pour ainsi dire été élevées sous ses yeux, l'état
de leur père n'avait pas jeté la plus légère ombre sur leur ti-
mide enfance ou leur adolescence florissante. Depuis le ber-
ceau, elles avaient Joué sans le moindre souci en face du
spectacle de la mort et des tombeaux. Le deuil qu'on porte
aux chapeaux se résumait pour elles en une certaine quantité
de mètres de soie ou de crêpe, le vêtement suprême en une
certaine mesure de toile. Les demoiselles Mould pouvaient
bien n'être pas fortes sur un costume de théâtre, le jupon
d'une dame de la cour ou même un acte du parlement ; mais
il n'y avait pas à leur en remontrer pour des poêles funèbres ,
et même elles en confectionnaient quelquefois.
Le tumulte étourdissant des grandes rues ne convenant pas
à l'établissement de M. Mould, il s'était fait un bon petit nid
dans un coin tranquille où le bruit de la ville n'arrivait plus
que comme un. bourdonnement assoupissant qui tantôt s'éle-
vait, tantôt retombait et tantôt enfin cessait entièrement,
comme un jour de chômage dans les travaux de Cheapside. La
lumière du jour étincelait à travers les haricots d'Espagne,
comme si le cimetière clignait de l'œil à M. Mould et lui di-
sait : « Nous nous entendons tous les deux ; » et du fond loin-
tain de la boutique montait l'agréable écho des marteaux
qui clouaient un cercueil : ra, ta, ta, ta, ta ! pour favoriser la
sieste et la digestion.
« Un vrai bourdonnement d'insectes, dit M. Mould, fer-
mant les yeux avec un sentiment complet de bien-être. Rien
ne représente mieux à l'esprit le bruit animé de la nature
dans les districts agricoles. C'est exactement comme le coup
de bec du pivert.
— Oui, le pivert frappant du bec Vorme creux, dit mistress
Mould, adaptant les termes de la ballade populaire à la déno-
mination du bois employé communément dans son commerce.
— Ah 1 ahl ahl dit en riant M. Mould. Pas mal, ma chère,
pas mal.' Répétez-nous cela, mistress Mould, vous nous ferez
plaisir. L'orme creux, hein?... Ahl ah ! ah 1 parfait!... J'ai lu
beaucoup moins bien que cela dans les journaux du diman-
che, mon amour. »
Mistress Mould, encouragée par son mari, dégusta une cer-
taine quantité de punch, et en ofifrit à ses filles, qui suivirent
respectueusement l'exemple de leur mère.
« Vorme creux, hé ? dit M. Mould, qui iniprima à ses jam-
DE MARTIN CHUZZLEWIT 457
bes un petit trémoussement de satisfaction. C'est le /J^^re qu'il
y a dans la chanson. L'orme, hé? Oui, c'est sûr. Ah! ah! ah!
sur mon âme, c'est une des plus jolies choses que j'aie en-
tendues. »
Il était si charmé de cette plaisanterie, qu'il ne pouvait
l'oublier et la répéta plus de vingt fois.
« L'orme, hé? Oui, c'est sûr. Naturellement, c'est l'orme.
Ah ! ah ! ah 1 Parole d'honneur, il serait bon d'envo}' er le mot
à quelqu'un qui pût en faire son profit. C'est une des choses
les plus spirituelles qu'on ait jamais dites. L'orme creux^ hé?
Naturellement oui. Très-creux même. Ah 1 ah ! ah ! d
Ici l'on frappa à la porte de la chambre.
« Je gagerais que c'est Tacker; je le reconnais au siffle-
ment de ses poumons, dit M. Mould. Qui croirait aujourd'hui,
en l'entendant souffler comme ça, que cet homme-là, dans son
temps, a eu une respiration aussi robuste que personne?
— Je vous demande pardon, madame, dit Tacker, entre-
bâillant la porte. Je pensais que notre bourgeois était céans.
— Il y est aussi ! cria Mould.
— Ohl je ne vous voyais pas, pour sûr, dit Tacker, avan-
çant un peu la tête. Vous ne seriez pas disposé, j'imagine, à
faire un cercueil à bras en bois blanc avec une plaque en tôle?
— Certes non, dit M. Mould; fi donc, c'est trop commun. Il
n'y a pas autre chose à répondre.
— Je leur disais bien que c'était trop peu de chose.
— Dites-leur d'aller ailleurs. Nous ne tenons pas de ça.
J'admire leur impudence. Qui donc ça?
— C'est, dit Tacker, le beau-frère du bedeau.
— Le beau-frère du bedeau!... Eh bien, je l'enterrerai si le
bedeau veut bien suivre avec son chapeau à cornes, mais pas
autrement. Cela aura un air officiel, et nous nous en tire-
rons comme ça; ce sera déjà bien assez mesquin. Son cha-
peau à cornes, entendez-vous?
— Oh ! c'est entendu, monsieur. A propos , mistress Gamp
est en bas; elle demande à vous parler.
— Dites à mistress Gamp de monter.... Bonjour, mistress
Gamp; quoi de neuf? »
Déjà la dame en question était à l'entrée de la chambre et
saluait Mme Mould. Au même instant l'air fut imprégné d'une
senteur particulière, comme si quelque fée en passant avait
eu le hoquet après avoir commencé par visiter la cave.
Mme Gamp ne répondit pas à M. Mould; mais elle salua de
458 VIE ET AVENTURES
nouveau mistress Mould, et leva à la fois ses mains et ses yeux,
comme pour adresser de pieuses actions de grâces au ciel en
la voyant si bien portante. Elle était vêtue proprement, bien
que sans faste, de la robe usée qu'elle avait le jour où elle fit
connaissance avec M. Pecksniff; seulement, il y avait peut-
être maintenant un enduit de tabac un peu plus épais.
« Il y a, dit Mme Gamp, des créatures heureuses pour qui le
temps ne marche pas; et vous en êtes une, mistress Mould;
le temps n'a rien à faire avec vous, quoiqu'il ne respecte rien,
et il n'a qu'à bien se tenir d'ici à nombre d'années, car vous
êtes et resterez jeune. C'est ce que je disais à mistress Harris,
il y a de ça quinze jours; je disais à mistress Harris, comme
elle venait de me dire : « Les années et les chagrins, mistress
Gamp, laissent leurs marques sur tous les visages. — Ne dites
pas cela, mistress Harris, si vous voulez que nous restions
amies, car cela n'est pas. Mistress Mould, disais-je, car je vous
avoue que j'ai pris la liberté de citer votre nom (ici elle fit la
révérence), est une de ces personnes qui donnent un fier dé-
menti à cette maxime; et jamais, mistressHarris,tant que j'au-
rai le souffle, non, jamais je n'en démordrai, ne le croyez pas.
— Je vous demande pardon, m'dame, dit mistress Harris, et je
sollicite humblement votre indulgence : car, s'il y a une femme
au monde qui se ferait hacher pour ses amis, je sais que cette
femme s'appelle Sairey Gamp. »
Arrivée à ce point de son discours, elle jugea convenable de
s'arrêter pour respirer.
Nous mettrons à profit cette circonstance pour constater
qu'un terrible mystère entourait cette dame du nom de Harris,
que personne dans le cercle des connaissances de mistress
Gamp n'avait jamais vue, et dont personne non plus ne savait
l'adresse, quoique mistress Gamp eût l'air, d'après ce qu'elle
disait, d'être avec elle en relations continuelles. Divers bruits
couraient à ce sujet; mais, l'opinion dominante, c'est que cette
mistress Harris était un fantôme sorti de l'imagination de
mistress Gamp (de n ême que MM. Doe et Roe sont les fictions
de la loi), et qu'elle avait été créée tout exprès par la i arde-
malade pour tenir avec elle sur toutes sortes de sujets des
conversations qui se terminaient invariablement par des com-
pliments sur l'excellence de son caractère.
flc Et quel rlaisir aussi, dit Mme Gamp, se tournant vers les
filles de M. Moul.: avec un sourire tendre et larmoyant, quel
plaisir de voir deux jeunes demoiselles que j'ai connues du
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 459
temps où elles n'avaient pas encore une dent au fond de leurs
jolies bouches, et que j'ai vues souvent, ah! les charmantes
créatures 1 jouer à l'enterrement dans la boutique et feuilleter
tout du long le livre de commandes dans sa boîte de fer !
Mais tout cela est passé et très-passé, n'est-ce pas, monsieur
Mould ? »
Et s'adressant à ce gentleman avec son enjouement res-
pectueux, elle répéta en secouant la tête avec frénésie :
« Tout cela est passé et très-passé, n'est-il pas vrai, mon-
sieur?
— Tout change, mistress Gamp, tout change, dit l'entre-
preneur.
— L'avenir nous réserve bien d'autres changements que
ceux qui ont eu lieu déjà , dit mistress Gamp en hochant la
tête d'une manière encore plus marquée. Des jeunes personnes
avec des visages comme les leurs , ça doit penser à quelque
chose de mieux que des enterrements , n'est-il pas vrai, mon-
sieur?
— Ma foi, je n'en sais rien, mistress Gamp, dit Mould avec
un gros rire. Ce n'est pas trop mal, n'est-ce pas, ma chère,
ce que mistress Gamp a trouvé là?
— Ohl que si, que vous le savez bien, monsieur, dit mis-
tress Gamp; et mistress Mould, votre belle compagne, le sait
bien aussi, monsieur; je le sais bien, moi, quoique le bonheur
d'être mère d'une fille m'ait été refusé. Si nous en avions eu
une, Gamp eût dans sa joie vendu jusqu'à ses chausses pour
boire à sa santé , comme il fit une fois avec notre garnement
de fils, et même qu'une autre fois il envoya le gamin vendre
sa jambe de bois à un marchand d'allumettes et lui rapporter
du rogomme en place, et le garçon s'acquitta de sa commission
avec une intelligence au-dessus de son âge , car il perdit l'ar-
gent à pile ou face, ou à acheter des pommes de terre frites ;
et après ça il revint effrontément à la maison conter la chose,
en offrant d'aller se noyer si ça pouvait faire plaisir à ses pa-
rents. Ohl que si, que vous le savez bien, monsieur, ajouta
mistress Gamp, en essayant son œil avec le bord de son châle
et reprenant le fil de son discours : comme s'il n'y avait dans
les journaux autre chose que des naissances et des enterre-
ments, monsieur Mould 1 »
M. Mould lança un clignement d'œil à mistress Mould,
qu'il avait, pendant ce temps, prise sur ses genoux, et ré-
pondit :
460 VIE ET AVENTURES
c Sans doute. Il y a bien autre chose, mistress Gamp. Ma
parole, mistress Gamp est loin d'être bête, ma chère 1
— Gomme s'il n'y avait pas aussi des mariages , monsieur!
dit Mme Gamp, tandis que les deux demoiselles rougis-
saient et riaient du bout des lèvres. Que Dieu bénisse leurs
excellents cœurs ! Elles le savent bien aussi I Vous l'avez bien
su vous, et mistress Mould l'a bien su elle, quand vous aviez
leur âge ! Mais, dans mon opinion, vous avez tous le même
âge maintenant : car l'idée seule que vous, monsieur et mis-
tress Mould, vous ayez jamais des petits-enfants....
— Oh! fi! fi donc! quelle folie, mistress Gamp ! répliqua
l'entrepreneur. Elle est diablement fûtée tout de même. C'est
excellent! dit -il à demi -voix. Ma chère.... dit-il de son ac-
cent ordinaire, mistress Gamp prendra bien, je pense, un
verre de rhum. Asseyez-vous, mistress Gamp, asseyez-vous, »
Mistress Gamp prit le siège le plus rapproché de la porte,
et, levant les yeux au plafond, elle feignit d'être complète-
ment étrangère au verre de rhum qu'on lui apprêtait ; aussi ,
quand l'une des deux sœurs le lui présenta, moDtra-t-elle la
plus grande surprise.
« Il ne m'arrive guère , dit-elle , mistress Mould , de prendre
de ceci, à moins que je ne sois indisposée et que ma demi-
pinte de porter ne me pèse sur l'estomac. Mistress Harris m'a
dit mainte et mainte fois : « Sairey Gamp, qu'elle me disait,
vraiment vous m'étonnez ! — Mistress Harris, que je lui di-
sais, pourquoi donc ça? Expliquez- vous, je vous prie. — A
dire vrai, m'dame, dit mistress Harris, et que cela reste entre
vous et moi, jamais je n'aurais pensé, avant de vous connaî-
tre, qu'une femme puisse garder les malades ou soigner au
mois de nouvelles accouchées, et cependant boire aussi peu
que vous le faites. — Mistress Harris, que je lui dis, nul de
nous ne sait de quoi il est capable avant d'avoir été mis à
l'épreuve ; et je ne le savais pas non plus lorsque Gamp et
moi nous nous sommes mis en ménage. Mais à présent, que
je dis, ma demi-pinte de porter me suffit amplement, pourvu,
mistress Harris, qu'elle me soit régulièrement fournie et
qu'elle soit tirée bien doucement. Que je soigne des malades
ou des femmes en couches, m'dame, j'espère remplir mon
devoir; mais je ne suis qu'une pauvre femme et je gagne pé-
niblement ma vie : c'est pourquoi, je l'avoue, je désire que
ma demi-pinte me soit régulièrement fournie, et qu'elle soit
tirée tout doucement à la cannelle. »
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 461
On ue voit guère quel rapport précis il pouvait y avoir entre
ces réflexions et le verre de rhum. Toujours est-il que mis-
tress Gamp, après avoir porté un toast : ce Aux meilleures
chances possibles pour tout le monde ! > avala son verre de
spiritueux en arrondissant le coude d'une manière tout à fait
scientifique, et sans ajouter aucun autre commentaire.
« Et qu'aviez-vous de nouveau à m'apprendre, mistress
Gamp? demanda derechef M. Mould, tandis que la dame
s'essuyait les lèvres avec son châle et grignotait un bout de
biscuit qu'elle avait, selon toute apparence, apporté dans sa
poche comme un antidote contre les gouttes contingentes
qu'elle était exposée à se voir offrir en route. Comment va
M. Ghufifey? ajouta l'entrepreneur.
— M. Chuffey est juste dans le même état, monsieur; ni
mieux ni pis. C'est bien aimable de la part du gentleman de vous
avoir écrit pour vous dire : « Que mistress Gamp prenne soin
de lui jusqu'à mon retour. » Mais d'ailleurs, il ne fait rien que
d'aimable. Il n'y a pas beaucoup de gens comme lui. S'il y en
avait beaucoup, nous n'aurions pas besoin d'églises.
— Voyons, que voulez-vous me communiquer, mistress
Gamp? demanda Mould, revenant à la question.
— Voici, monsieur, en vous remerciant d'abord de cette
question. Il y a au Bull , dans Holborn , un gent * qui y est
tombé malade et qui est alité. Ils ont une garde de jour qui
a été commandée par l'hospice de Barthélémy; je la connais
bien, monsieur Mould; elle s'appelle mistress Prig, c'est la
meilleure créature du monde; mais on a besoin d'une garde
de nuit, et il se trouve que mistress Prig est engagée ailleurs
pour la nuit. Par conséquent , elle leur a dit, ayant pour moi
une grande amitié de plus de vingt ans : c La personne la plus
sobre, une vraie bénédiction dans une chambre de malade,
c'est mistress Gamp. Envoyez un commissionnaire à Kingsgate-
Street, qu'elle dit, et engagez-la à quelque prix que ce soit;
car mistress Gamp vaut son pesant d'or. » Mon propriétaire
m'a rapporté le message et m'a dit : « Puisque vous n'avez
qu'une petite occupation , et que la place promet d'être bien
payée, pourquoi ne vous arrangeriez-vous pas pour faire les
deux?— Non, monsieur, que je lui dis, ça ne sera pas sans
la permission de M. Mould ; ne le croyez pas. J'irai trouvei*
M. Mould pour le consulter auparavant, s'il vous plaît. ^
1 . Abréviation de gentleman
462 VIE ET AVENTURES
Ici mistress Gamp regarda de côté l'entrepreneur, et prit un
temps de repos.
« Une garde de nuit, hé? dit Mould se frottant le menton.
— De huit heures du soir à huit heures du matin , mon-
sieur ; je ne veux pas vous tromper.
— Et puis vous partirez? demanda Mould.
— Tout à fait libre, monsieur, pour retourner soigner
M. Qhuffey. Gomme c'est un homme tranquille et qui se met
au lit de bonne heure, il sera couché presque tout ]e temps.
Je ne vous cache pas, ajouta mistress Gamp d'un ton douce-
reux, que je ne suis qu'une pauvre femme, et que l'argent est
quelque chose pour moi; mais ne vous inquiétez pas de ça,
monsieur Mould. Les gens riches peuvent bien se promener à
dos de chameaux, mais il ne leur est pas tout à fait aussi aisé
de regarder à travers le trou d'une aiguille. Voilà ma conso-
lation, et je crois bien ne pas me tromper.
— Eh bien , mistress Gamp , dit Mould , je ne vois pas d'ob-
jection particulière à ce que vous gagniez honnêtement quel-
ques sous dans cette affaire. Je fermerai les yeux, mistress
Gamp. Je n'en parlerai pas à M. Ghuzzlewit quand il reviendra,
à moins que ce ne soit nécessaire ou qu'il ne le demande de
but en blanc.
— J'avais le mot sur les lèvres, monsieur, répliqua mistress
Gamp. En supposant que le gent vienne à mourir, j'espère que
je pourrai prendre la liberté de dire à la famille que je connais
une personne dans les pompes funèbres , et que cela ne vous
fâchera pas , monsieur !
— Certainement, mistress Gamp, certainement, dit Mould
d'un ton très-affable. Vous pourrez faire remarquer en passant
que nous opérons agréablement dans une grande variété de
styles, et que nous avons généralement la réputation de com-
plaire autant que possible aux sentiments des survivants. Mais
ne forcez rien , ne forcez rien. Tout doucement, tout douce-
ment 1... Ma chère, donnez donc, s'il vous plaît, une ou deux
de nos cartes à mistress Gamp. *
Mistress Gamp prit les cartes , et, ne flairant plus de rhum
(car la bouteille avait été remise en place) , elle se leva pour
partir en disant :
« Je souhaite de tout mon cœur mille prospérités à cette
heureuse famille. Bonsoir, mistress Mould I... Si j'étais à la
place de M. Mould, je serais jaloux de vous, m'dame ; et si
j'étais à la vôtre, je serais jalouse de lui.
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 463
— Ta , ta ! bah , bah ! Allons , bon voyage , mistress Gamp !
cria l'entrepreneur qui était aux anges.
— Quant à ces jeunes personnes, dit mistress Gamp faisant
un beau salut , que Dieu les bénisse I Gomment ont-elles pu
faire pour devenir si grandes avec des parents si jeunes en-
core? Je voudrais bien qu'on pût m expliquer ça.
— Allons, vous dites des folies! Sauvez-vous, mistress
Gamp ! * cria Mould.
Mais, dans l'excès du plaisir qu'il éprouvait, il ne put s'em-
pêcher, ma foi, de pincer mistress Mould.
Lorsque mistress Gamp se fut enfin retirée et qu'elle eut
fermé la porte :
«Je vous assure, ma chère, fit observer M. Mould, que
c'est une femme très-babiie. C'est une femme chez qui l'intel-
ligence est immensément supérieure à la position qu'elle oc-
cupe dans ce monde. C'est une femme qui observe et réfléchit
d'une manière rare. C'est une femme, ajouta l'entrepreneur en
remettant sur sa tête son mouchoir de soie et s'apprétant à
faire sa sieste, qa'ou se sentirait presque disposé à enterrer
gratis, et proprement encore ! *
Mistress Mould et ses filles donnèrent à cette opinion un
plein assentiment.
Cependant celle qui en était l'objet avait gagné la rue, où
elle se trouva si incommodée de l'impression du grand air,
qu'elle fut obligée de s'arrêter quelques moments sous une
porte afin de se remettre. Même après cette précaution, elle
marchait d'une manière assez peu assurée pour émouvoir la
compassion de gamins sympathiques, qui, prenant le plus tou-
chant intérêt au désordre de ses sens, lui criaient dans leur lan-
gage simple de tenir bon, vu qu'elle n'était qu'un peu en train.
Quoi qu'il en soit, et quelque nom que le vocabulaire de la
science médicale puisse donner à son genre de maladie,
Mme Gamp reconnut parfaitement son chemin, et, en arrivant
à la maison d'Anthony Chuzzlewit et fils, elle se coucha pour
se remettre. Après être restée ainsi jusqu'à sept heures du
soir, elle persuada alors au pauvre Chuffey de se mettre lui-
même au lit, et elle sortit pour aller remplir son nouvel en-
gagement. Elle se rendit d'abord à son logis de Kingsgate-
Street , où elle se fit un paquet de bardes de rechange pour
passer confortablement le temps des veillées nocturnes ; puis
elle se transporta au Bull en Holborn, où elle arriva comme
les horloges sonnaient huit heures.
^64 VIE ET AVENTURES
En pénétrant dans la cour elle s'arrêta; car le maître, la
maîtresse de la maison et la principale domestique, étaient
réunis sur le seuil et causaient vivement avec un jeune gentle-
man qui avait l'air d'arriver ou de partir. Les premiers mots
qui frappèrent les oreilles de mistress Gamp se rapportaient
clairement au malade; et, comme il convient qu'une bonne
garde obtienne autant de renseignements que possible sur le
cas pour lequel son habileté est invoquée, mistress Gamp se
fit un devoir d'écouter.
<c Ainsi il ne va pas mieux? demanda le gentleman.
— Il va plus mal, dit le maître de la maison.
— Beaucoup plus mal, ajouta la dame.
— Oh ! infiniment plus mal, s'écria par derrière la domes-
tique en ouvrant de grands yeux et secouant la tête.
— Pauvre garçon ! dit le gentleman. Que je suis donc dé-
solé d'apprendre cela!... Ce qu'il y a de pis, c'est que je ne
me doute seulement pas des amis ou parents qu'il peut avoir;
je ne sais pas davantage où ils peuvent être ; tout ce que j'en
sais, c'est que ce n'est certainement pas à Londres, d
L'hôte regarda l'hôtesse; l'hôtesse regarda l'hôte; et la do-
mestique fit remarquer d'un ton ému que , de toutes les
adresses vagues qu'elle avait jamais lues ou entendu citer (et
dans un hôtel cela n'est pas rare) celle-ci était sans contredit
tout ce qu'il y avait de plus vague.
« Le fait est, continua le gentleman, comme je vous l'ai dit
hier quand vous avez envoyé chez moi, que je ne le connais
que très-peu. Nous avons été compagnons d'études; mais de-
puis ce temps je ne l'ai rencontré que deux fois. Dans ces
deux occasions, je me trouvais en vacances à Londres, où j'é-
tais venu du Wiltshire passer une semaine, et depuis ce temps-
là je l'avais reperdu de vue. La lettre portant mon nom et mon
adresse que vous avez trouvée sur sa table et qui vous a in-
spiré l'idée de recourir à moi , était tout simplement une ré-
ponse à une autre lettre qu'il me fit parvenir de cette maison,
le jour même où il tomba malade, et c'était sur sa demande
que je lui indiquais un rendez-vous. Voici sa lettre, si vous
désirez en prendre communication. »
L'hôte lut la lettre; l'hôtesse la lut aussi par-dessus son
épaule; la domestique, qui était derrière, en attrapa ce qu'elle
put et suppléa au reste par son imagination , se faisant du
tout ensemble un document authentique.
c Et vous dites qu'il n'a pas grand bagage ? dit le gentle-
DE MARTIN CHUZZLEWIT 465
man, lequel n'était autre que notre ancien ami John West-
lock.
— Rien qu'un portemanteau , dit l'hôte , et peu de cLose
dedans.
— Quelques livres sterling dans sa bourse cependant ?
— Oui. C'est dans ma caisse, sous cachet. J'ai pris d'^*,3 du
montant et je puis .vous en donner communication.
— Bien, dit John. Gomme le médecin pense que la fièvre
doit suivre son cours et qu'on ne peut pas faire autre chose
en ce moment que de donner régulièrement à boire au malade
et de le veiller attentivement, je ne sache pas qu'il y ait rien
à tenter de plus jusqu'à ce qu'il soit lui-môme en état de nous
fournir quelques renseignements. Avez-vous a-utre chose à
ajouter ?
— Non, répondit l'hôte , si ce n'est que....
— Si ce n'est que vous ignorez qui payera? Ja supposa que
c'est cela? dit John.
— Eh bien.... dit l'hôte avec une certaine hésitation, c'est
cela.
— C'est bien cela, dit l'hôtesse.
— Sans oublier le pourboire des domestiques, dit la bonne
d'un petit air caressant.
— C'est trop juste, je le reconnais, dit John Westlock. i.
tout événement, vous avez en votre possession sa bourse pour
vous garantir le présent; et quant au médecin et aux gardes,
je me charge volontiers de les payer.
— Ah !... s'écria mistress Gamp; voilà un vrai gentleman! »
Elle formula son admiration à si haute voix que tout le
monde retourna la tête. Mistress Gamp comprit la nécessité
de faire un pas en avant, saâ paquet à la main, et de se pré-
senter elle-même.
« La garde de nuit, dit-elle, qui vient de Kingsgate-Street,
et qui est bien connue de mistress Prig la garde de jour, la
meilleure des créatures de ce monde. Comment va ce soir la
pauvre cher gentleman ? S'il ne va pas mieux, ça ne fait rien,
li faut s'attendre à tout et prendre son parti. Ce n'est pas la
première fois depuis longues années, m'dame (ajouta-t-elle en
saluant l'hôtesse), que mistress Prig et moi avons gardé en-
semble, à tour de rôle, tantôt l'une, tantôt l'autre. Nous con-
naissons mutuellement notre manière de travailler, et souvent
nous soulageons le malade quand d'autres n'y voient que du
feu. Nos honoraires sont bien modestes, monsieur.... fici mis-
ilAkïi-s Chl/:zle\vit. — i . 30
466 VIE ET AVENTURES
Iress Gamp s'adressa à John), si l'on considère la nature de
nos pénibles devoirs ; et, encore si ça ne dépendait que de
nous, ça ne serait pas long à payer. »
Jugeant qu'elle n'avait pas mal débité son compliment d'in
stallation , mistress G-amp fit un salut à la ronde et témoigna
Je désir d'être conduite à l'endroit où l'appelaient les devoirs
de son emploi. La domestique la mena, par une quantité de
couloirs, jusqu'au haut de la maison; et lui indiquant enfin
une porte isolée à l'extrémité d'une galerie, elle lui apprit que
c'était la porte de la chambre où gisait le malade. Après quoi,
elle détala de toute la vitesse de ses jambes.
Mistress Gamp, accablée de chaleur pour avoir gravi tant de
marches sous le poids de son lourd paquet, traversa la galerie et
frappa à la porte. Mistress Prig lui ouvrit immédiatement. Elle
avait son châle et son chapeau et était toute prête à partir bien
vite. Cette dame était bâtie dans le genre de Mme Gamp , sauf
qu'elle était un peu moins grosse; mais sa voix était plus forte,
plus masculine. Elle avait aussi de la barbe.
« Je commençais à croire que vous ne viendriez pas , dit
mistress Prig d'un ton de mécontentement.
— Demain soir , dit mistress Gamp , ça ne sera pas comme
ça, mon honorable amie : c'est que j'ai été obligée d'aller cher-
cher mes elTets.»
Mistress Gamp avait commencé par faire des signes d'in-
telligence à sa collègue pour s'informer de l'état du malade,
et surtout pour savoir s'il ne pourrait pas les entendre, car il
n'y avait entre elles et lui qu'un simple paravent ; mais son
amie la rassura à cet égard :
« Oh! dit-elle à haute voix, il est tranquille, mais sa raison
est décampée. Vous pouvez bien dire tout ,ce que vous vou-
drez.
— Avez-vous, ma chère, quelque observation à me faire avant
de partir? demanda mistress Gamp en posant son paquet par
terre derrière la porte, et regardant son associée de l'air le plus
affectueux.
— Le saumon salé est tout à fait délicieux, répondit mistress
Prig , je vous le recommande particulièrement. Mais ne goûtez
pas à la viande froide, car elle sent l'écurie. Toutes les bois-
sons, par exemple, sont excellentes. »
Mistress Gamp exprima sa vive satisfaction.
« Les remèdes et les fioles sont dans les tiroirs , dit à la
hâte mistress Prig. Il a pris à sept heures sa dernière tasse
DE MARTIN GHUZZLEWIT. 467
de tisane. La berg-ère n'est pas bien douce. Vous ferez bien de
prendre à cet homme son oreiller, j
Mistress Gamp la remercia de ces bons avis, et, lui ayant
donné un bonsoir amical , tint la porte ouverte jusqu'à ce que
mistress Pri^ eût disparu à l'autre extrémité du corridor.
Après avoir rempli ce devoir d'hospitalité, elle referma la
porte, tourna la clef dans la serrure, ramassa son paquet, fit le
tour du paravent, et prit possession de la chambre du malade.
« C'est un peu sombre , reînarqua-t-elle , mais ce n'est pas
trop mal. Je ne suis pas fâchée de voir un parapet, en cas
d'incendie , avec des quantités de toits et de mitres de chemi-
née sur lesquels on pourrait se sauver au besoin. >
Ces observations feront comprendre que mistress Gamp
s'était mise à la fenêtre. Lorsqu'elle eut suffisamment étudié
la perspective, elle essaya le fauteuil, qu'elle déclara avec in-
dignation « plus dur qu'une pierre, a Puis elle poursuivit le
coars de ses recherches parmi les fioles, les verres , les pots
et les tasses à thé ; enfin , après avoir entièrement satisfait sa
curiosité sur tous ces objets d'examen, elle dénoua les cordons
de son chapeau et s'approcha nonchalamment du chevet du lit
pour donner un coup d'œil au malade.
C'était un jeune homme brun, d'assez bonne mine. Ses che-
veux noirs ressortaient mieux encore par la blancheur des
draps. Ses yeux étaient à demi ouverts, et, tandis que son
corps restait parfaitement tranquille , il ne cessait de tourner
sa tête de côté et d'autre sur l'oreiller. Il n'articulait pas une
parole: mais de temps en temps il poussait une exclamation
d'impatience ou de fatigue , parfois même de surprise , et tou-
jours , toujours sa tête se balançait à droite et à gauche sans
se reposer un moment. Oh ! les tristes, les tristes heures!
Mistress Gamp se donna la consolation de humer une prise
de tabac, et se mit à considérer le malade en penchant un peu
la tête vers lui, de l'air d'un connaisseur qui examine une
œuvre d'art d'un mérite douteux. Petit à petit le souvenir
épouvantable d'une des nécessités éventuelles de sa profession
se fit jour dans son esprit, et se courbant davantage, elle fixa
le long des hanches les bras errants du malade, pour voir quel
air il aurait s'il était étendu roide mort. Si hideuse que puisse
paraître cette fantaisie, la garde éprouvait une démangeaison
de lui arranger les membres dans cette attitude sépulcrale.
« Ahl dit-elle en s'éloignant du lit, ça ferait un beau ca«
davîr;!... s
468 VIE ET AVENTURES
Elle procéda ensuite au soin de dénouer son paquet, alluma
une chandelle à l'aide d'un briquet phosphorique qui se trou-
vait dans un tiroir, remplit d'eau une petite bouillotte, préli-
minaire des tasses de thé qu'elle serait obligée de boire pour
se rafraîchir pendant la nuit , apprêta ce qu'elle appelait « un
brin de feu » dans ce but philanthropique , et prépara un petit
plateau pour qu'il ne manquât rien au confort de sa collation.
Ces préparatifs la menèrent si loin, qu'au moment où ils se
terminèrent il était grandement temps de songer au souper.
Mistress Gamp sonna et demanda qu'on la servît.
« Je pense, jeune femme , dit-elle à la domestique, d'un ton
qui annonçait une grande faiblesse d'estomac, que je pourrais
prendre une petite tranche de saumon salé avec un joli petit
brin de fenouil , le tout saupoudré de poivre blanc. Je pren-
drai aussi du pain tendre , ma chère , avec un petit morceau
de beurre frais et une bouchée de fromage. Si par hasard il y
avait dans la maison quelque chose comme un concombre,
voudriez-vous avoir la bonté de m'en apporter? car j'en suis
amateur, et puis c'est très-sain dans une chambre de malade.
Si l'on a ici du Brighton Tipper, je prendrai dans la nuit de
cette ale-là, mon amour, car les médecins la considèrent
comme propre à tenir les sens éveillés. Mais dans tous les cas,
jeune femme, ne m'apportez pas pour plus d'un schelling de gin
avec l'eau bouillante pour les grogs quand je sonnerai pour la
seconde fois, car c'est toujours ma mesure, et jamais je n'en
bois une goutte de plus!... y>
Ayant donné ces modestes prescriptions, mistress Gamp
ajouta qu'elle resterait sur le seuil de la porte jusqu'à ce que
ses ordres fussent exécutés , afin que le malade ne fût pas dé-
rangé en entendant rouvrir cette porte une seconde fois ; en
conséquence , elle serait très-obligée à la jeune femme de se
dépêcher.
On apporta un plateau sur lequel se trouvait tout ce que la
garde avait demandé, tout, jusqu'au concombre. Mistress Gamp
se mit donc à boire et à manger de bon et joyeux appétit. La
passion avec laquelle elle se régalait de vinaigre et humait ce
liquide rafraîchissant sur la lame de son couteau ne peut pas
se rendre dans un récit.
« Ah ! soupira mistress Gamp , comme si elle méditait sur
son schelling de grog chaud , quel bonheur, dans cette vallée
de misère, de se donner un peu de contentement I Quelle béné-
diction du ciel de pouvoir bien soigner les pauvres malades
DE MARTIN CHUZZLEWIT. 469
dans leur lit , sans seulement songer à soi tant qu'on peut
rendre service à quelqu'un!... Je ne crois pas qu'il y ait eu
jamais un meilleur concombre. Je suis toujours bien sûre de
n'en avoir jamais mangé de meilleur! »
Elle continua ces excursions philosophiques jusqu'à ce que
son verre fût vide ; alors elle administra la tisane au malade
par un procédé très-simple, qui consistait à lui serrer la jugu-
laire pour lui faire ouvrir la bouche, et à lui verser aussitôt le
breuvage au fond du gosier.
« Et moi! qui avais complètement oublié l'oreiller! dit mis-
tress Gamp en le retirant de dessous la tête du patient. Là !
maintenant il est aussi bien qu'il peut être, vraiment. A mon
tour d'essayer de m'arranger aussi de mon mieux. 5
Dans ce but elle se livra à la construction d'un lit improvisé,
qu'elle composa de son fauteuil et d'un autre destiné à soute*
nir ses pieds. Ayant ainsi préparé son coucher aussi bien que
les circonstances pouvaient le permettre , elle tira de son pa-
quet un bonnet de nuit jaune, d'une grandeur prodigieuse et
dont la forme figurait un chou; elle fixa et attacha sur sa tête
avec le plus grand soin cet article de toilette, après s'être dé-
barrassée d'abord d'un tour presque chauve de vieilles boucles
qu'on n'avait guère le droit d'appeler fausses, tant elles étaient
innocentes de toute prétention à faire illusion à personne. Elle
prit également dans son paquet une camisole de nuit dont elle
se revêtit. Enfin elle en tira une redingote de watchman
qu'elle se lia par les deux manches autour du cou; si bien
qu'elle avait l'air d'un personnage en partie double, et qu'à la
voir de dos on aurait cru qu'elle se faisait embrasser par un
vieux soudard.
Ces arrangements terminés, elle alluma la veilleuse, s'in-
stalla sur sa couche et s'abandonna au sommeil. La chambre
devint sombre, lugubre, pleine d'ombres épaisses. Peu à peu
le bruit lointain des rues s'éteignit par degrés; la maison de-
vint paisible comme la tombe; la nuit muette et insensible pa-
rut s'être ensevelie dans la cité silencieuse.
Oh! les tristes, les tristes heures! Oh! comme l'esprit égaré
tâtonne dans l'ombre à travers le passé, sans pouvoir se dé-
tacher d'un présent misérable , traînant sa lourde chaîne de
soucis au sein de fêtes et d'orgies imaginaires , et dans des
scènes d'une magnificence pompeuse ! Comme il cherche le re-
pos d'un moment dans les lieux depuis longtemps oubliés, qui
furent le théâtre de son enfance, et qui lui apparaissent comme
klO VIE ET AVENTURES
un souvenir de la veille, sans trouver partout autre chose
qu'épouvante et qu'horreur! Oh! les tristes, les tristes heures!
Qu'était en comparaison la course égarée de Gaïu?
Et voici que de nouveau, et sans un instant de répit, le
malade se mit à tourner çà et là sa tête. Voici que , de temps
à autre , la fatigue, l'impatience, la souffrance et la surprise,
s'exhalèrent sur cette roue de torture , bien qu'elles ne se tra-
duisissent point par des paroles. Enfin, à l'heure solennelle de
minuit, il commença à parler ; parfois il attendait avec anxiété
une réponse, comme si des compagnons invisibles se tenaient
auprès de son lit , leur adressait une réplique et les ques-
tionnait de nouveau.
Mistress Gamp s'éveilla, elle se mit sur son séant dans son
lit ; sa silhouette dessinait sur le mur l'ombre d'un gigan-
tesque constable de nuit , luttant contre un malfaiteur qu'il
tenait au collet.
« Allons! voyons! avez-vous bientôt fini? cria-t-elle d'un
ton de réprimande. Ne faites donc pas tant de bruit ici. »
Aucun changement n'apparut sur les traits du malade ; son
mouvement de tête perpétuel ne s'arrêta pas , mais 11 recom-
mença à parler d'une manière désordonnée.
« Ah! dit mistress Gamp, qui s'élança de son fauteuil dans
un transport d'impatience, je dormais trop bien! Le diable soit
de la nuit! c'est étonnant comme elle est devenue froide.
— Ne buvez donc pas tant! cria le malade. Vous finirez par
nous ruiner tous. Ne voyez-vous pas que la source baisse?
Voyez la marque où l'eau venait mousser tout à l'heure.
— De l'eau qui mousse , en vérité! répéta mistress Gamp.
Attends! attends! moi, je vais me faire mousser ime bonne
tasse de thé. Voulez- vous bien ne pas faire tant de bruit! >
Le malade fit entendre un éclat de rire , qui en se pro-
longeant finit par un lugubre gémissement. Puis , par une
brusque évolution, il changea d'idée et se mit à compter
très-vite.
c Un, deux, trois, quatre, cinq, six.
— Un, deux, trois , la culotte en bas, dit mistress Gamp ,
qui était en ce moment agenouillée pour souffler le feu ; qua-
tre, cinq, six, levez la chemise.... Jeune homme, taisez-vous
donc!... Sept, huit, neuf, tapez comme un bœuf. Et elle four-
rait ses petits morceaux de bois dans le feu.... Si on avait
seulement là , sous la main , tout ce qu'il faut, cette bouilloire
li'éii chaufferait que mieux, j»
DE MARTIN CHUZZLEWIT.* 471
En attendant qu'elle pût faire mousser sa tasse de thé , elle
s'assit tellement près du cendrier, qui était très-haut, qu'elle
y appuya son nez; pendant quelque temps elle s'amusa, tout
assoupie , à frotter et à refrotter cet ornement intéressant de
son visage contre la pomme de cuivre qui surmontait le garde-
feu, sans changer de posture; ce qui ne l'empêchait pas de se
livrer à une série de commentaires sur les mouvements dé-
sordonnés du malade.
«: Cela fait , cria-t-il avec impatience , cinq cent vingt et
un hommes , tous habillés de même , tous faisant la même
grimace uniforme , qui viennent de passer sous la fenêtre et
devant la porte.' Regardez! Cinq cent vingt-deux, vingt-trois,
vingt-quatre. Les voyez-vous?
— Ah ! si je les vois! dit mistress Gamp , je crois Lien. Ils
ont tous leurs numéros sur le dos, comme les fiacres, n'est-
ce pas?
— Touchez-moi!... que je voie si je rêve. Touchez-moi!
— Vous prendrez votre prochaine tasse de tisane quand
j'aurai fait chauffer la bouilloire, dit tranquillement mistress
Gamp , et alors on ira vous toucher , à moins qu'on ne vous
touche auparavant de la bonne manière, si vous ne vous tenez
pas tranquille.
— Cinq cent vingt-huit, cinq cent vingt-neuf, cinq cent
trente. Regardez !
— Qu'est-ce qu'il y a? dit mistress Gamp.
— Ils arrivent quatre par quatre; chacun donne le bras à
son voisin , et lui appuie l'autre main sur l'épaule. Qu'est-ce
qu'il y a donc au bras de chaque homme et sur le drapeau?
— Des toiles d' araignée peut-être , dit mistress Gamp.
— Un crêpe ! un crêpe noir ! Bonté céleste ! Pourquoi donc
portent-ils un crêpe sur la manche ?
— Ça vaut mieux que de le porter dans la manche , tou-
jours, répliqua mistress Gamp. Voyons , avez-vous bientôt
fini votre tapage? t
Cependant le feu commençait à jeter une agréable chaleur ;
mistress Gamp devint silencieuse ; petit à petit elle frotta plus
lentement son nez contre le haut du garde-feu , et elle tomba
dans un assoupissement profond. Elle fut éveillée soudain en
entendant (à ce qu'elle crut) la chambre retentir de ce nom
connu :
« Chuzzlewit ! i
Le son était si distinct, si réel , et rempli d' un accent tellement
472 VIE ET AVENTURES
triste et suppliant, que mistress Gamp bondit de terreur et cou-
rut jusqu'à la porte. Elle s'attendait à trouver la galerie pleine
de gens venus pour lui annoncer que le feu était à la maison.
Mais non, la galerie était vide; pas une âme. Mistress Gamp
ouvrit la fenêtre et regarda dehors. Les toits étaient noirs ,
tristes, sombres, sinistres. En revenant à sa place, la bonne
dame jeta un coup d'œil sur le malade. Il était toujours dans
le même état; mais il gardait le silence. Mistres Gamp éprou-
vait maintenant une telle chaleur qu'elle fut obligée de quitter
sa redingote de watchman et se mit à s'éventer.
« Il me semblait que les bouteilles dansaient , dit-elle. Est-
ce que j'ai rêvé? Oui , j'aurai rêvé de Chuflfey, pour sûr. »
La supposition ne manquait point de vraisemblance. En tout
cas , une prise de tabac et le frémissement de l'eau bouillante
rendirent du ton aux nerfs de mistress Gamp, qui n'étaient
pas des nerfs très-délicats. Elle fit son thé, étala du beurre sur
quelques rôties, et s'assit près du plateau, le visage tourné
vers le feu.
Et voici que de nouveau, et d'un accent plus terrible encore
que celui qui avait vibré à son oreille assoupie , ces mots fu-
rent criés avec angoisse :
« Ghuzzlewitl Jonas! non!... »
Mistress Gamp laissa échapper la tasse qu'elle était en train
de porter à ses lèvres, et elle se retourna par un mouvement
brusque qui fit sauter le petit plateau.
Le cri était parti du lit.
Il faisait déjà clair la première fois que mistress Gamp avait
regardé par la fenêtre, et le soleil se levait dans tout son éclat.
Le ciel devint de plus en plus lumineux , la rue de plus en
plus bruyante ; la fumée des feux nouvellement allumés monta
de tous côtés dans l'air : le jour était revenu , et avec lui le
tracas des affaires.
Mistress Prig vint ponctuellement relever sa camarade,
après avoir passé une bonne nuit près du lit de l'autre ma-
lade. M. Westlock se présenta au même moment ; mais on ne
put le laisser entrer, la fièvre étant contagieuse. Le médecin
vint aussi. Il secoua la tête. C'était à peu près tout ce qu'il
pouvait faire, vu l'état de son client.
<c Eh bien! garde, comment a-t-il passé la nuit?
— Très-agitée, monsieur, dit mistress Gamp.
— A-t-il beaucoup parlé ?
— Pas mal, monsieur, dit-elle.
DE MARTIN GHUZZLEVriT. 473
— Sans suite, je suppose?
— Oh! mon Dieu, oui. Un pur verbiage.
— En ce cas, dit le docteur, il faut tâcher qu'il reste tran-
quille; tenez la chambre fraîche, donnez-lui régulièrement à
boire, et veillez attentivement sur lui. Voilà tout.
— Tant que ce sera mistress Prig et moi qui le veillerons,
monsieur, vous pouvez être tranquille à cet égard, dit mistress
Gamp.
— Ah 1 çà, je présume qu'il n'y a rien de nouveau, dit mis-
tress Prig, quand elles eurent salué le docteur qui s'éloignait.
— Absolument rien, ma chère, répondit mistress Gamp. Il
mêle seulement dans sa conversation un galimatias de noms ;
autrement, on n'a pas à s'occuper de lui.
— Oh! je ne m'en occuperai pas, répliqua mistress Prig ;
j'ai bien autre chose à faire.
— Je vous payerai ma dette ce soir , ma chère, vous savez
dit mistress Gamp, et j'aurai soin d'arriver avant l'heure.
Mais, Betsey Prig, ajouta-t-elle en parlant d'un ton affectueux
et posant la main sur le bras de son amie, pour l'amour de
Dieu, goûtez-moi les concombres ! a
FIN DU pr;îmier volume.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.
Chapitres. Pages.
I. Qui servira d'introduction pour fairg goginaître la généalo-
gie de la famille Ghuzzlewit .^ ^ ., .,y^ 7^', 1
II. Où l'on présente au lecteur certains personnages avec les-
quels il pourra, si cela lui plaît, faire plus ample con-
naissance 8
III. Dans lequel on présente quelques autres personnages, et
qui fait suite au chapitre précédent 29
IV. Où l'on verra que, si l'union fait la force, et s'il est doux
de contempler les affections de famille, les Ghuzzlewit
étaient la famille la plus forte et la plus douce à voir qu'il
y eiit au monde 49
V. Qui contient le récit complet de l'installation du nouvel
élève de M. Pecksniff dans le sein de la famille de M. Peck-
sniff; avec toutes les réjouissances qui eurent lieu à celte
occasion, et la grande allégresse de M. Pinch 72
VI. Qui comprend, entre autres matières importantes, sous le
double rapport pec/csm/^en et architectural, une relation
exacte des progrès faits par M. Pinch dans la confiance
et l'amitié du nouvel élève 98
VII. Où M. Chevy Slyme fait voir l'indépendance de son carac-
tère, et où le Dragon bleu perd un membre 115
VIII. Où nous accompagnons M. Pecksniff et ses charmantes filles
dans leur voyage à Londres, pour voir ce qui leur arrive
en chemin , 133
IX. La ville et la maison Todgers 146
X. Contenant d'étranges choses qui exerceront une grande in-
fluence, en bien ou en mal, sur la plupart des événe-
ments de celle histoire 177
TABLE DES MATIÈRES. 475
'.hapitres Pages.
XI. Où certain gentleman témoigne des attentions plus mar-
quées à certaine dame, et où les événements commen-
cent à se dessiner 194
XII. On verra à la longue, sinon tout de suite, que ce chapitre
intéresse fortement M. Pinch et d'autres personnes. —
M. Pecksniff rétablit les droits de la vertu outragée. — Le
jeune Martin Chuzzlewit prend une résolution désespérée. 218
XIII. Où l'on verra ce qu'il advint de Martin et de sa résolution
désespérée quand il eut quitté la maison de Pecksniff;
quelles gens il rencontra , quelles épreuves il eut à sup-
porter , et quelles nouvelles il apprit 242
XIV. Dans lequel Martin fait ses adieux à la dame de ses pensées,
et honore uq humble individu dont il veut faire la for-
tune , en la plaçant sous sa protection 266
XV. Sur l'air de :Sa/u«, Colombie! 279
XVI. Martin quitte le noble et fin voilier américain le Screw , et
débarque dans le port de New- York , aux États-Unis. —
Il fait quelques connaissances et dîne dans une pension
bourgeoise. — Détails sur ces événements 290
XVII. Martin élargit le cercle de ses connaissances; il augmente
son fonds d'expérience, et trouve une excellente occa-
sion d'en comparer les résultats personnels avec ceux
de l'expérience acquise par Lummy Ned de Salisbury,
d'après le récit que lui en a fait son ami M. William Sim-
mons 316
XVIII. En relation d'affaires avec la maison Antony Chuzzlewit et
fils , d'où l'un des associés se retire d'une manière tout à
fait inattendue 338
XIX. Le lecteur est mis en rapport avec certains industriels, et
verse une larme sur la piété filiale du bon M. Jonas 351
XX. Qui sera un chapitre d'amour 370
XXI. Nouvelles expériences de l'Amérique. — Martin prend un
associé et fait une acquisition. — Renseignements sur
Éden, d'après le plan; item sur le lion britannique; item
sur la nature de la sympathie professée et exercée par
l'association des Sympathisants réunis pour les toasts à
l'eau; autrement dite : watertoast ASSOciATiON 387
XXII. Où l'on verra que Martin devint un lion pour son propre
compte , et par quelle raison il le devint .... 412
^76 TABLE DES MATIÈRES.
Chapitres. Pages .
XXIII. Martia et son associé prennent possession de leur domaine.
Excellente occasion pour donner de nouveaux détails sur
Ëden 424
XXIV. Où l'on verra comment ont marché certaines affaires inti-
mes d'amour , de haine , de jalousie et de vengeance 435
XXV. Lequel touche en partie à des secrets de profession, et
fournira au lecteur quelques aperçus assez curieux sur
l'intérieur d'une chambre malade ' 454
FIN I>2 LA TABLE,
P^^iig - Inipiimorie gébcrale de Cb. Lahare, ru* de Fleurui^ 9.
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UNIVERSITY OF ILLIN0I9-URBANA
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