Skip to main content

Full text of "Vie et aventures de Martin Chuzzlewit : roman anglais"

See other formats


a  I  E.  R.AR.Y 

OF  THE 
U  NIVERSITY 
Of    1LLIN016 


N^AJSsi 


■»L>*i«* 


i;  '^r:r'-^7X„><k'- 


.i 


lotest  Date  stamped  below.  > 


Hî:iZî£!iîy_2LiHîfîoisLibrary 


may 


r-- 


1    I 


~^  ^K^- ^*       ,.  i  L161_0-1096 


^^  Jf  ,^<^ 


VIE  ET  AVENTURES 


MARTIN  CHUZZLEWIT 


.  *       '^NV, 


Ce  roman  a  été  traduit  en  français  par  M.  Alfred 
Des  Essarts. 


Imprimerie  générale  de  Ch.  Lahure,  rue  de  Fleurus,  Paris. 


VIE  ET  AVENTURES 

DE 

MARTIN  CHUZZLEWIT 

PAR  CH.   DICKENS 

ROMAN    ANGLAIS 

TRADUIT    AVEC     L'AUTORISATION    DR     I.'aUTEUR 
SOUS  LA  DIRECTION  DB  V,   LORAEW 

TOME  PREMIER 


PARIS 


LIBRAIRIE  DE  L.   HACHETTE  ET  C'- 

BODLEVARn  SAINT-GER\f  AIN ,    N»  77 

186B 


^1        VIE  ET  AVENTURES 


DE 


MARTIN  CHUZZLEWIT. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Qui  servira  d'introduction  pour  faire  connaître  la  généalogie 
de  la  famille  Chuzzlewit. 

Gomme  il  n'est  personne ,  soit  dame ,  soit  gentleman  ,  pour 
peu  qu'il  ait  quelque  prétention  à  compter  dans  la  société 
des  gens  comme  il  faut,  qui  puisse  se  permettre  de  montrer 
de  la  sympathie  pour  la  famille  Chuzzlewit,  à  moins  de  se 
bien  assurer  d'abord  de  l'extrême  ancienneté  de  sa  race,  on 
apprendra  avec  une  grande  satisfaction  que,  sans  le  moin- 
dre contredit ,  elle  descendait  en  ligne  directe  d'Adam  et  Eve, 
et  que ,  vers  ces  derniers  temps,  elle  avait  ses  intérêts  étroi- 
tement liés  à  l'agriculture.  Si  un  esprit  envieux  ou  malicieux 
donnait  à  entendre  qu'un  Chuzzlewit,  dans  une  des  périodes 
des  annales  de  la  famille,  ait  pu  déployer  un  peu  trop  d'orgueil 
de  caste,  cette  faiblesse  mériterait,  à  coup  sûr,  moins  de 
iilâme  que  d'indulgence ,  si  l'on  veut  bien  tenir  compte  de 
l'immense  supériorité  de  cette  maison  sur  le  reste  de  l'huma- 
nité ,  eu  égard  à  la  haute  antiquité  de  son  origine. 

C'est  un  fait  remarquable  que  s'il  y  a  eu ,  dans  la  plus  an- 
cienne famille  de  qui  nous  ayons  souvenir ,  un  meurtrier  et 
un  vagabond,  nous  sommes  sûrs  d'en  rencontrer  bien  d'au- 
tres dans  les  chroniques  de  toutes  les  familles  anciennes ,  qui 
ne  sont  elles-mêmes  que  la  répétition  uniforme  de  ces  mêmes 
traits  de  caractère.  Il  y  a  plus  :  on  peut  poser  en  principe 
général  qae  plus  grand  est  le  nombre  des  ancêtres  ,  plus 
Martin  Chuzzlewit.  —  i  1 


2  VIE   ET   AVENTURES 

grande  est  la  somme  des  meurtres  et  du  vagabondage.  En  ef- 
fet, aux  temps  reculés,  ces  deux  sortes  de  distraction,  qui 
joignaient  à  un  agréable  délassement  le  moyen  alléchant  de 
réparer  les  fortunes  endommagées,  étaient  à  la  fois  l'occupa- 
tion noble  et  la  récréation  hygiénique  des  gens  de  qualité  dans 
ce  monde. 

En  conséquence  ,  on  éprouvera  une  inexprimable  consola- 
tion ,  un  véritable  bonheur  à  apprendre  que ,  dans  les  diverses 
périodes  de  notre  histoire  nationale,  les  Chuzzlewit  furent 
étroitement  liés  à  plusieurs  scènes  de  carnage  et  d'émeute» 
sanglantes.  On  se  rappelle  en  outre  à  leur  sujet  que,  cou- 
verts de  la  tête  aux  pieds  d'un  acier  à  toute  épreuve,  ils  con- 
duisirent fréquemment  à  la  mort,  avec  un  courage  invincible, 
leurs  soldats  qu'ils  poussaient  devant  eux  à  coups  de  fouet, 
et  qu'ensuite  ils  retournaient  gracieusement  au  manoir  re- 
trouver leurs  parents  et  leurs  amis. 

On  ne  saurait  mettre  en  doute  qu'un  Chuzzlewit  au  moins 
ne  soit  venu  à  la  suite  de  Guillaume  le  Conquérant  pour  ga- 
gner, comme  disaient  les  Normands.  Cependant  il  ne  paraît 
pas  probable  que  cet  illustre  aïeul  ait  ,  postérieurement  à  cette 
époque,  gagné  grand'chose  auprès  de  ce  monarque  :  car  la  fa- 
mille ne  semble  pas  avoir  jamais  été  distinguée  grandement 
par  la  possession  de  domaines  territoriaux.  Et  chacun  sait 
parfaitement,  pour  la  distribution  de  cette  sorte  de  propriété 
entre  ses  favoris  ,  jusqu'à  quel  point  le  conquérant  normand 
poussait  la  libéralité  et  la  reconnaissance,  vertus  qu'il  n'est 
pas  rare  de  rencontrer  chez  les  grands  hommes,  lorsqu'il  s'agit 
de  faire  des  largesses  avec  ce  qui  appartient  à  autrui. 

Ici,  peut-être,  il  convient  que  l'historien  fasse  un  temps 
d'arrêt  pour  se  réjouir  de  l'énorme  quantité  de  valeur  ,  de  sa- 
gesse, d'éloquence  ,  de  vertu,  de  gentilhommerie,  de  noblesse 
véritable,  que  l'invasion  normande  paraît  avoir  apportée  en 
Angleterre,  et  que  la  généalogie  de  chaque  famille  antique  fait 
ce  qu'elle  peut  pour  exagérer  encore  :  et,  comme  il  est  hors 
de  doute  qu'elle  eût  été  tout  aussi  considérable,  aussi  féconde 
en  longues  séries  de  chevaleresques  descendants,  quand  bien 
même  Guillaume  le  Conquérant  eût  été  Guillaume  le  Conquis, 
cette  légère  différence  aurait  peut-être  changé  les  noms  et 
les  familles  ,  ce  qui  importe  peu ,  mais  sans  détruire  la  no- 
blesse ,  ce  qui  est  très-consolant. 

Irrécusablement ,  il  y  eut  un  Chuzzlewit  dans  la  conspira- 
tion des  poudres,  si  Fawkes  lui-même,  le  traître  par  excel- 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  3 

lence,  ne  fut  pas  un  rejeton  de  cette  remarquable  race  :  et  rien 
ne  serait  plus  facile  à  admettre  ,  en  supposant ,  par  exemple, 
qu'un  autre  Chuzzlewit ,  appartenant  à  une  génération  précé- 
dente, eût  émigré  en  Espagne  et,  là  ,  eût  épousé  une  femme 
indigène ,  de  qui  il  eût  eu  un  fils  au  teint  olivâtre.  Cette  con- 
jecture vraisemblable  est  fortifiée,  sinon  absolument  confir- 
mée, par  un  fait  qui  ne  saurait  manquer  d'intéresser  les 
personnes  curieuses  de  suivre  à  la  trace  et  de  reconnaître  la 
tradition  des  goûts  héréditaires  dans  la  vie  des  générations 
subséquentes,  qui  reproduisent  ainsi,  à  leur  insu,  la  physiono- 
mie de  leurs  ancêtres.  Il  est  à  remarquer  que,  dans  ces  derniers 
temps  ,  plusieurs  Chuzzlewit ,  après  avoir,  sans  succès,  essayé 
d'autres  états,  se  sont,  sans  la  moindre  espérance  raisonnable 
de  s'enrichir  et  sans  aucun  motif  admissible,  établis  marchands 
de  charbon,  et  que,  de  mois  en  mois,  ils  sont  restés  à  garder 
obscurément  une  petite  provision  de  cette  denrée,  sans  être  ja- 
mais entrés  en  arrangement  avec  aucun  acheteur.  L'étrange 
similitude  qu'il  y  a  entre  cette  façon  d'agir  et  celle  qu'adopta 
leur  grand  aïeul  sous  les  voûtes  du  Parlement  à  Westminster, 
est  trop  frappante  et  trop  significative  pour  avoir  besoin  da 
commentaire. 

Également,  il  ressort  avec  toute  évidence  des  traditions  ora- 
les de  la  famille,  qu'à  une  période  de  son  histoire  non  distinc- 
tement définie,  il  exista  une  dame  dont  les  goûts  étaient  si  des- 
tructeurs et  qui  était  si  familière  avec  l'usage  et  la  composition 
des  matières  inflammables  et  combustibles,  qu'on  l'avait  sur- 
nommée la  Fabricante  à' allumettes.  C'est  sous  ce  sobriquet 
populaire  qu'elle  a  été  connue  jusqu'ici  dans  les  légendes  de 
la  famille.  Assurément  il  n'est  pas  permis  de  douter  que  ce  ne 
soit  la  dame  espagnole ,  mère  de  Chuzzlewit  Fawkes. 

Mais  il  existe  une  autre  pièce  de  conviction  qui  montre  quel 
étroit  rapport  ont  les  Chuzzlewit  avec  cet  événement  mémo- 
rable de  l'histoire  d'Angleterre;  une  pièce  qui  portera  la  cer- 
titude dans  tout  esprit  assez  incrédule ,  si  tant  est  qu'il  y  en 
ait,  pour  ne  pas  se  rendre  à  l'évidence  de  ces  preuves. 

Il  y  a  quelques  années,  un  très-respectable  membre  de  la 
famille  Cimzzlewit,  homme  digne  de  foi  à  tous  égards,  homm.e 
irréprochable  ,  car  jamais  ses  plus  cruels  ennemis  eux-mêmes 
ne  songèrent  à  lui  faire  d'insulte  plus  sérieuse  que  de  l'appe^ 
1er  Chuzzlewit  le  Riche,  possédait  une  lanterne  sourde  d'un 
antiquité  incontestable.  Ce  qui  donnait  surtout  du  prix  à  ce, 
ustensile,  c'est  que,  pour  la  forme  et  le  modèle,  il  était  abso- 


4  VIE   ET    AVENTURES 

îument  semblable  à  ceux  dont  on  se  sert  aujourd'hui.  Or  ce 
gentleman,  qui  depuis  est  mort ,  s*est  toujours  montré  prêt  à 
attester  par  serment,  et  cent  fois  il  en  a  donné  l'assurance  so- 
lennelle ,  qu'il  avait  fréquemment  entendu  sa  grand'mère  dire 
en  contemplant  cette  vénérable  relique  :  «  Oui,  oui,  cette  lan- 
terne fut  portée  par  mon  grand-fils  le  5  novembre ,  en  sa  qua- 
lité de  Guy  Fawkes  *.  »  Ces  paroles  remarquables  avaient  pro- 
duit, et  c'était  bien  naturel,  une  forte  impression  sur  son 
esprit;  aussi  avait-il  coutume  de  les  répéter  très-souvent.  Leur 
sens  légitime  et  leur  conclusion  naturelle  sont  également 
triomphants  ,  irrésistibles.  La  vieille  dame  ,  qui  au  moral  était 
d'une  nature  énergique  ,  éprouvait  cependant  une  certaine  fai- 
blesse et  quelque  confusion  dans  les  idées ,  ce  qui  était  bien 
connu  ;  ou  tout  au  moins  y  avait-il  de  l'incohérence  dans  son 
langage,  conséquence  naturelle  du  grand  âge  et  de  la  loquacité. 
Le  léger,  très-léger  désordre  que  trahissent  ces  expressions, 
est  évident  et  des  plus  faciles  à  corriger  :  a  Oui,  oui,  disait- 
elle,  et  nous  ferons  observer  qu'il  n'y  avait  lieu  d'introduire 
aucune  correction  dans  cette  première  proposition.  Oui,  oui, 
cette  lanterne  fut  portée  par  mon  grand-père, — et  non  par  son 
petit-fils,  ce  qui  serait  postérieur, — fut  portée  le  5  novembre, 
en  sa  qualité  de  Guy  Fawkes.  »  Ici  se  présente  à  nous  une  re- 
marque à  la  fois  solide,  claire,  naturelle,  et  en  étroit  accord 
avec  le  caractère  de  la  femme  qui  tenait  ce  langage  :  c'est  que 
l'identité  de  Guy  Fawkes  et  du  grand-père  de  la  bonne  dame 
est  d'après  cela  si  visible,  qu'il  serait  à  peine  nécessaire  d'in- 
sister sur  ce  point,  gi  ces  paroles  en  sa  qualité  df.  Guy  Fawkes 
n'avaient  été  méchamment  interprétées  par  de  malins  esprits 
dans  le  sens  de  la  mascarade  annuelle  ;  preuve  nouvelle  de  la 
confusion  que  peut  produire  trop  souvent  non-seulement  dans 
la  prose  historique,  mais  encore  dans  la  poésie  d'imagination, 
l'exercice  d'un  petit  travail  d'esprit  de  la  part  d'un  commen- 
tateur. 

On  a  prétendu  que  dans  les  temps  modernes  il  n'y  a  point 
d'exemple  qu'on  ait  trouvé  un  Ghuzzlewit  en  termes  intimes 
avec  les  grands  seigneurs.  Mais  c'est  encore  ici  que  l'évidence 
vient  confondre  et  réduire  au  mutisme  les  malicieux  détrac- 
teurs qui  forgent  et  colportent  ces  misérables  inventions  :  car 

\.  Tous  les  ans,  à  celte  époque,  on  promène  dans  les  rues,  en  sou- 
venir de  la  conspiration  des  poudres,  un  jeune  garçon  déguisé  en  Guy 
FîwTj^s,  avec  une  lanterne  et  des  sllumettes. 


DK    MARTIN    CHUZZLEWIT.  b 

diverses  branches  de  la  famille  sont  restées  en  possession  4e 
lettres  d'où  il  résulte  évidemment,  en  termes  circonstanciés, 
qu'un  Diggory  Chuzzlewit  avait  l'habitude  de  dîner  sans  cesse 
avec  le  duc  Humphrey.  Ainsi  il  figurait  constamment,  à  titre 
de  convive,  à  la  table  de  cet  homme  de  qualité  ;  ainsi  l'hospi- 
talité de  Sa  Grâce,  la  société  de  Sa  Grâce,  lui  étaient  en  quel- 
que sorte  obligatoires  :  il  en  était  même  ennuyé  à  la  fin,  il 
n'y  assistait  que  par  contrainte,  il  y  faisait  résistance;  il  va 
jusqu'à  écrire  à  ses  amis  que,  s'ils  ne  s'arrangent  pas  pour 
l'enlever,  il  n'aura  pas  d'autre  choix  que  de  dîner  encore  avec 
le  duc  Humphrey,  et  la  manière  tout  à  fait  extraordinaire 
dont  il  s'exprime  annonce  un  homme  rassasié  de  la  haute 
vie  et  de  la  compagnie  de  Sa  Grâce. 

On  a  prétendu  également,  et  à  peine  est-il  besoin  de  répéter 
un  bruit  qui  part  de  ces  mêmes  foyers  d'abominable  médi- 
sance, qu'un  certain  Chuzzlewit  mâle,  dont  la  naissance,  il 
faut  l'avouer,  fut  entourée  de  quelque  obscurité,  était  de  la 
plus  basse  et  de  la  plus  vile  extraction.  Où  en  est  la  preuve? 
Quand  le  fils  de  cet  individu,  à  qui  l'on  supposait  que  son 
père  avait  communiqué  dans  son  temps  le  secret  de  sa  nais- 
sance, gisait  sur  son  lit  de  mort,  on  lui  posa  la  question  sui- 
vante, d'une  manière  distincte,  solennelle  et  formelle  : 

«  Toby  Chuzzlewit,  quel  était  votre  grand-père  ?:3 

A  quoi,  avec  son  dernier  souffle,  il  répondit  d'une  manière 
non  moins  distincte,  solennelle  et  formelle;  et  ses  paroles  fu- 
rent couchées  par  écrit  et  signées  de  six  témoins,  dont  cha- 
cun apposa  au  long  son  nom  et  son  adresse  :  «  C'est ,  dit-il , 
lord  No  Zoo.  » 

On  pourrait  dire,  on  a  dit  même,  tranchons  le  mot,  car  la 
méchanceté  humaine  ne  connaît  pas  de  limites ,  qu'il  n'existe 
pas  de  lord  de  ce  nom,  et  que  parmi  les  titres  éteints  il  serait 
impossible  d'en  trouver  aucun  qui  ressemblât  à  celui-là,  même 
par  assonance.  Mais  voyez  le  bel  argument!  Nous  ne  voulons 
pas  nous  prévaloir  d'une  opinion  avancée  par  des  personnes 
bien  intentionnées,  mais  abusées,  à  savoir  que  le  grand-père  de 
M.  Toby  Chuzzlewit,  rien  qu'à  en  juger  par  son  nom,  devait 
sûrement  avoir  été  un  mandarin.  Proposition  tout  à  fait  inad- 
missible :  car  il  n'y  a  aucune  apparence  que  sa  grand'mère  ait 
jamais  voyagé  hors  de  son  pays,  ou  qu'aucun  mandarin  y  soit 
venu  à  l'époque  de  la  naissance  du  père  de  M.  Toby,  si  ce 
n'est  les  mandarins  qu'on  voit  dans  les  magasins  de  thé  ;  et 
l'on  ne  peut  admettre  un  seul  instant  qu'ils  soient  intén(8ssés 


6  VIE   ET   AVENTURES 

le  moins  du  monde  dans  la  question.  Mais  faisons  le  sacrifice 
de  cette  hypothèse,  il  n'en  restera' pas  moins  évident  que 
M.  Toby  Ghuzzlewit  avait  mal  entendu  ce  nom  prononcé  par 
son  père,  ou  qu'il  l'avait  oublié,  ou,  au  pis  aller,  que  la  langue 
avait  tourné  au  moribond  :  ce  qui  n'empêche  pas  qu'à  l'époque 
récente  dont  nous  parlons,  les  Ghuzzlewit  étaient  unis  de  la 
main  gauche,  c'est-à-dire,  en  termes  héraldiques,  par  une 
barre,  à  quelque  noble  et  illustre  maison  inconnue. 

De  documents  et  de  preuves  que  la  famille  a  conservés  il 
appert  très-positivement  qu'au  temps  comparativement  récent 
du  Diggory  Ghuzzlewit  ci-dessus  mentionné,  un  des  membres 
de  ladite  famille  parvint  à  un  état  de  grande  fortune  et  de 
haute  considération.  A  travers  les  fragments  de  sa  correspon- 
dance échappée  aux  ravages  des  mites,  qui,  en  raison  de  l'im- 
mense absorption  qu'elles  font  des  actes  et  des  papiers,  peu- 
vent être  nommées  à  bon  droit  les  greffiers  généraux  du 
monde  des  insectes,  nous  trouvons  que  Diggory  fait  constam- 
ment allusion  à  une  tante  sur  laquelle  il  semblait  fonder  beau- 
coup d'espérances  et  dont  il  cherchait  à  se  concilier  la  faveur 
par  de  fréquents  cadeaux  de  vaisselle,  bijoux,  livres,  montres 
et  autres  objets  de  prix.  Ainsi,  une  fois  il  écrit  à  son  frère,  au 
sujet  d'une  cuiller  à  ragoût  appartenant  à  ce  frère,  et  qu'il 
lui  avait  e«npruntée,  à  ce  qu'il  paraît  ;  dans  tous  les  cas  il 
l'avait  en  sa  possession  :  «  Ne  soyez  pas  contrarié  de  ce  que 
je  ne  l'ai  plus.  Je  l'ai  portée  chez  ma  tante.  »  Dans  une  autre 
circonstance,  il  s'exprime  de  la  même  manière,  à  propos  d'une 
timbale  d'enfant  qu'on  lui  avait  confiée  pour  la  faire  raccom- 
moder. Une  autre  fois  encore  il  dit  :  «  Je  n'ai  jamais  pu  m'em- 
pêcher  de  porter  à  cette  irrésistible  tante  ce  que  je  possède.  » 
La  phrase  suivante  démontrera  qu'il  avait  l'habitude  de  faire 
de  longues  et  fréquentes  visites  à  cette  dame  en  son  hôtel,  si 
même  il  n'y  hal)itait  pas  aussi  :  «  A  l'exception  des  habits  que 
je  porte  sur  moi ,  tout  le  reste  de  mes  effets  est  à  présent  chez 
ma  tante.  »  Il  faut  croire  que  le  patronage  et  la  position  de 
cette  honorable  dame  étaient  considérables,  car  son  neveu 
écrit  :  «  Ses  intérêts  sont  trop  élevés.  G'est  par  trop  forî. 
C'est  effrayant.  »  Et  ainsi  de  suite.  Cependant  il  ne  paraît 
pas  (chose  étrange)  que  la  tante  ait  profité  de  son  crédit  pour 
procurer  à  son  neveu  un  poste  lucratif  à  la  cour  ou  ailleurs, 
ni  qu'elle  lui  ait  valu  d'autre  distinction  que  celle  qui  res- 
sortait naturellement  de  la  société  d'une  lady  de  haut  parage, 
ni  qu'elle  lui  ait  rendu  d'autres  bons  offices  que  les  services 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  7 

secrets  pour  lesquels  il  se  montre,  en  plus  d'une  occasion, 
plein  de  reconnaissance. 

Il  serait  superflu  de  multiplier  les  exemples  de  la  position 
élevée,  sublime,  et  de  la  vaste  importance  des  Ghuzzlewit,  à 
diverses  époques.  Si  l'on  exigeait  d'autres  preuves  pour  arri- 
ver à  une  probabilité  suffisante,  nous  pourrions  les  entasser 
les  unes  sur  les  autres  jusqu'au  point  d'en  former  des  Alpes 
de  témoignages ,  sous  lesquelles  le  plus  effronté  scepticisme 
serait  écrasé  et  aplati.  Mais  à  présent  que  voilà  un  bon  petit 
tumulus  bien  conditionné  et  un  monument  décent  élevé  sur  la 
sépulture  de  la  famille,  le  présent  chapitre  laissera  là  ce  su- 
jet :  bornons-nous  à  ajouter,  en  guise  de  pelletée  dernière, 
que  bien  des  Ghuzzlewit,  mâles  et  femelles,  ont  pu  prouver, 
sur  la  foi  des  lettres  écrites  par  leurs  propres  mères,  qu'ils 
avaient  eu  des  nez  réguliers,  des  mentons  irrécusables,  des 
formées  qui  eussent  pu  servir  de  modèle  à  la  sculpture,  des 
membres  parfaitement  tournés  et  des  fronts  polis  d'une  trans- 
parence telle  qu'on  y  voyait  les  veines  bkues  courir  dans  plu- 
sieurs directions,  comme  les  tracés  divers  d'une  sphère  cé- 
leste. Ce  fait  en  lui-même,  eût-il  été  isolé,  suffirait  pour  servir 
de  certificat  à  leur  noble  origine  :  car  il  est  bien  connu,  d'après 
l'autorité  des  livres  qui  traitent  de  pareilles  matières,  que 
chacun  de  ces  phénomènes,  mais  surtout  celui  des  nez  régu- 
liers, est  le  privilège  invariable  des  personnes  de  la  plus 
haute  condition  et  dédaigne  de  se  montrer  ailleurs. 

L'historien  ayant,  à  sa  satisfaction  complète,  et  par  consé- 
quent à  la  complète  satisfaction  de  tous  ses  lecteurs ,  prouv<^ 
que  les  Chtizzlewit  ont  eu  une  origine,  et  que  leur  importance, 
soit  à  une  époque,  soit  à  une  autre,  a  été  de  nature  à  ne  pas 
manquer  de  rendre  leur  société  agréable  et  convenable  pour 
tous  les  gens  sensés,  il  peut  maintenant  poursuivre  sa  tâche 
avec  ardeur.  Ayant  montré  qu'ils  ont  dû  avoir,  en  raison  de 
leur  antique  race,  une  large  et  belle  part  dans  l'établissement 
et  les  développements  de  la  famille  humaine,  son  affaire  sera 
de  faire  voir  un  jour  que  tels  des  membres  de  cette  lignée  qui 
paraîtront  dans  l'ouvrage  ont  encore  dans  le  grand  monde  au- 
tour de  nous  des  pendants  et  des  prototypes.  Pour  le  moment 
l'historien  se  borne  à  faire  remarquer,  en  tète  de  son  travail  : 
1°  Qu'on  peut  affirmer  positivement,  sans  cependant  s'unir  de 
seiitiraent  à  la  doctrine  de  Monboddo,  d'après  laquelle  les 
hommes  auraient  selon  toute  probabilité  été  d'abord  des 
sine-fs,   que  la  nature  humaine  joue  des  tours  étranges   et 


8  VIE  ET   AVENTURES 

vraiment  extraordinaires  ;  2°  Et,  sans  enipiéter  cependant  sur 
la  théorie  de  Blumenbach,  d'après  laquelle  les  descendants 
d'Adam  ont  une  notable  quantité  d'instincts  qui  appartiennent 
plus  au  cochon  qu'à  aucune  autre  espèce  d'animaux  de  la  créa- 
tion, qu'il  y  a  certains  hommes  qui  sont  particulièrement  re- 
marquables pour  le  soin  rare  qu'ils  savent  prendre  de  leur 
bien-être  et  de  leurs  intérêts. 


CHAPITRE  II. 

OÙ   l'on  présente  au  lecteur  certains  personnages  avec  lesquels  il 
pourra,  si  cela  lui  plaît,  faire  plus  ample  connaissance. 

C'était  vers  la  fin  de  l'automne.  Le  soleil,  à  son  déclin, 
après  avoir  lutté  contre  le  brouillard  qui  durant  toute  la 
journée  l'avait  voilé,  jetait  de  brillants  rayons  sur  un  petit 
village  du  Wiltshire,  situé  à  peu  de  distance  de  la  belle  et  an- 
cienne ville  de  Salisbury. 

Gomme  un  éclair  soudain  de  mémoire  ou  d'intelligence  qui 
s'éveille  dans  l'esprit  d'un  vieillard,  le  soleil  répandait  avant 
de  s'éteindre  son  éclat  sur  le  paysage,  où  la  jeunesse  et  la  force 
disparues  semblèrent  revivre  de  nouveau.  L'herbe  mouillée 
étincelait  dans  la  lumière  :  les  étroites  bandes  de  verdure  dans  les 
haies,  où  quelques  petites  branches  encore  vives  avaient  résisté 
bravement  et  se  pressaient  l'une  contre  l'autre  pour  mieux  se 
défendre  jusqu'à  la  fin  contre  les  rigueurs  des  vents  piquants  • 
et  de  la  gelée  du  matin,  reprenaient  vie  et  courage;  le  ruisseau, 
qui  toute  la  journée  avait  été  triste  et  endormi,  s'était  remis 
à  rire  gaiement;  les  oiseaux  commençaient  à  gazouiller  sur  les 
branches  dénudées,  comme  si,  l'espérance  leur  faisant  illu- 
sion, ils  fêtaient  déjà  le  départ  de  l'hiver,  le  retour  du  prin- 
temps. La  girouette  placée  sur  la  flèche  aiguë  de  la  vieille 
église  scintillait  au  haut  de  son  poste  comme  pour  s'associer 
à  la  joie  générale  ;  et  des  croisées  voilées  de  lierre  il  s'échap- 
pait de  tels  rayons  reflétés  par  le  ciel  embrasé,  qu'il  semblait 
que  les  paisibles  maisons  fussent  le  foyer  concentré  de  la 
pourpre  et  de  la  chaleur  de  vingt  étés. 

Les  signes  mêmes  delà  saison,  qui  n'annonçaient  que  trop  bien 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  9 

l'approche  de  l'hiver,  donnaient  du  charme  au  paysage  ,  dont 
en  ce  moment  ils  rendaient  les  traits  plus  agréables  sans  y 
jeter  encore  un  air  de  mélancolie.  Les  feuilles  tombées,  qui 
jonchaient  le  sol,  répandaient  une  douce  senteur,  et,  amortis- 
sant le  bruit  sonore  des  pas  lointains  et  des  roues,  créaient 
un  calme  en  parfaite  harmonie  avec  le  mouvement  du  labou- 
reur éloigné  qui  semait  çà  et  là  le  grain ,  et  avec  la  marche 
de  la  charrue  qui  retournait  sans  bruit  la  riche  terre  brune, 
traçant  un  gracieux  sillon  dans  les  chaumes.  Sur  les  branches 
immobiles  de  quelques  arbres,  des  baies  d'automne  pendaient 
comme  les  grains  d'un  collier  de  corail  dans  ces  vergers  fabu- 
leux où  les  fruits  étaient  des  pierres  précieuses  ;  d'autres  ar- 
bres, dépouillés  de  toute  leur  garniture,  étaient  restés  comme 
le  centre  d'un  petit  bouquet  de  belles  feuilles  rouges,  en  at- 
tendant le  sort  commun  ;  d'autres  encore  avaient  conservé 
tout  leur  feuillage,  mais  crispé  et  fendillé  comme  s'il  avait  été 
desséché  par  le  feu,  montrant  autour  de  leurs  troncs,  em- 
pilées en  tas  purpurins,  les  pommes  qu'ils  avaient  portées 
cette  année  même;  pendant  que  d'autres,  malgré  leur  retar- 
dataire verdure ,  se  montraient  ternes  et  tristes  dans  leur 
vigueur  même ,  comme  si  la  nature  voulait  enseigner  par 
eux  que  ce  n'est  pas  à  ses  favoris  les  plus  actifs  et  les  plus 
joyeux  qu'elle  accorde  le  plus  long  terme  d'existence.  Cepen- 
dant, à  travers  leurs  touffes  plus  sombres,  les  rayons  du  soleil 
traçaient  de  larges  sillons  d'or;  et  la  lumière  rouge,  tamisant 
les  branches  au  ton  brun,  s'en  servait  comme  d'un  contraste 
pour  y  faire  passer  son  éclat  et  compléter  ainsi  la  magnificence 
du  jour  mourant. 

Un  moment  suffit  pour  faire  évanouir  toute  cette  splendeur. 
Le  soleil  se  coucha  au  sein  des  longues  lignes  grisâtres  de  col- 
lines et  de  nuages  entassés  à  l'horizon,  qui  formaient  à  l'ouest 
une  cité  aérienne,  murailles  sur  murailles,  bâtiments  sur  bâ- 
timents; la  lumière  s'effaça  entièrement;  l'église,  tout  à  l'heure 
brillante,  devint  froide  et  noire;  le  courant  d'eau  oublia  de  sou- 
rire et  de  murmurer;  les  oiseaux  devinrent  silencieux;  et  la 
tristesse  de  l'hiver  reprit  partout  son  règne. 

Le  vent  du  soir  se  leva  à  son  tour;  les  petites  branches  cra- 
quèrent en  s' agitant  dans  leurs  danses  de  squelette,  au  bruit 
de  sa  musique  lugubre.  Les  feuilles  desséchées,  cessant  de 
rester  immobiles,  coururent  çà  et  là  comme  pour  chercher  un 
abri  contre  cette  froide  bise  ;  le  laboureur  détela  ses  chevaux, 
fit,  la  tête  baissée,  les  poussa  vivement  devant  lui  pour  les 


10  VIE   ET   AVENTURES 

ramener  au  logis;  puis,  de  toutes  les  fenêtres  des  cottages,  des 
lumières  commencèrent  à  darder  leur  regard  clignotant  sur 
les  champs  obscurcis. 

Alors  la  forge  du  village  épanouit  ses  feux  dans  toute  sa 
gloire.  Les  vigo.ureux  soufflets  mugirent  en  envoyant  leur  ha  I 
ha  !  au  feu  vif,  qui  mugit  à  son  tour  et  fit  voltiger  gaiement 
les  brillantes  étincelles,  au  sonore  écho  des  marteaux  sur  l'en- 
clume.  Le  fer  embrasé  se  piqua  d'émulation,  et,  non  moins 
étincelant,  sema  tout  autour  avec  profusion  ses  rouges 
rubis  enflammés.  Le  robuste  forgeron  avec  ses  compagnons 
multiplia  si  bien  ses  coups,  qu'ils  forçaient  la  nuit  même 
à  s'égayer  dans  sa  tristesse  et  jetaient  une  illumination  sur 
sa  face  sombre ,  tandis  qu'elle  se  penchait  vers  la  porte  et  les 
fenêtres,  regardant  curieusement  par-dessus  les  épaules  d'une 
douzaine  de  flâneurs.  Quant  à  ces  spectateurs  paresseux,  ils 
restaient  là,  rivés  à  leur  place  comme  par  un  sortilège:  parfois 
hasardant  un  coup  d'œil  sur  l'ombre  qui  s'étendait  derrière 
eux,  ils  n'en  reportaient  qu'avec  plus  de  plaisir  sur  le  seuil  de 
la  forge  leurs  yeux  indolents,  et  ne  faisaient  que  s'en  appro- 
cher davantage,  sans  plus  songer  à  se  disperser  que  s'ils 
étaient  là  dans  leur  élément,  nés  comme  les  grillons  pour  se 
grouper  autour  du  foyer  ardent. 

Le  diable  soit  du  vent  1  II  ne  faisait  que  soupirer  tout  à  l'heure  ; 
le  voilà  maintenant  qui  commence  à  rugir  autour  de  la  joyeuse 
forge,  à  faire  claquer  le  guichet,  à  gronder  dans  la  cheminée, 
de  même  que  s'il  avait  des  ordres  à  donner  aux  soufflets.  C'é- 
tait bien  la  peine  de  tempêter  et  de  faire  le  fanfaron  !  Qu'est- 
ce  qu'il  y  gagnait?  Le  forgeron  obstiné  n'en  chantait  que  de 
plus  belle,  de  sa  voix  enrouée,  sa  joyeuse  chanson,  et  le  feu 
n'en  avait  que  plus  d'activité  et  d'éclat ,  et  la  danse  des  étin- 
celles n'en  était  que  plus  pétillante.  A  la  fin,  elles  pétillèrent 
si  bien  dans  leurs  tourbillons  victorieux,  que  le  vent  n'y  put 
tenir  et  s'enfuit  avec  un  hurlement;  mais  en  passant,  il 
donna  un  si  rude  choc  à  la  vieille  enseigne  placée  devant  la 
porte  de  la  taverne,  que  le  Dragon  bleu  fut  plus  que  jamais 
terrassé  et  n'eut  pas  besoin  d'attendre  Noël  pour  tomber  tout 
à  fait  de  son  cadre  détraqué. 

Quelle  mesquine  tyrannie,  quelle  pauvre  vengeance  pour  un 
vent  respectable,  que  d'aller  exercer  sa  mauvaise  humeur  sur 
de  misérables  créatures  telles  que  des  feuilles  tombées;  mais 
comme  il  en  poussait  un^  énorme  quantité,  précisément  en 
venant  de  se  donner  une  légère  satisfaction  aux  dépens  du 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT,  11 

Dragon  humilié  ,  il  les  dispersa,  il  les  éparpilla  de  telle  sorte 
qu'elles  furent  entraînées  pêle-mêle,  ici,  là  ,  roulant  les  unes 
sur  les  autres,  tournoyant  en  mille  cercles  sur  leurs  bords 
effilés,  se  livrant  en  l'air  à  des  danses  frénétiques,  et, 
dans  l'excès  de  leur  désespoir,  exécutant  toute  sorte  de 
gambades  extraordinaires.  Et  ce  n'était  pas  assez  pour  la 
fureur  malicieuse  de  ce  vent  rancunier  :  non  content  de  les 
pousser  au  loin,  il  en  prit  à  part  quelques  débris  qu'il  porta 
dans  les  copeaux  du  charron,  les  fourrant  sous  ses  planches  et 
ses  poutres  ;  semant  en  l'air  sa  sciure  de  bois,  retournant  à 
!a  poursuite  des  feuilles  fugitives,  et,  quand  il  en  rencontrait 
encore  quelques-unes,  ah  !  quelle  chasse  il  leur  donnait  et 
comme  il  se  mettait  à  leurs  trousses! 

Les  feuilles  effrayées  n'en  fuyaient  que  plus  vite;  et  vrai- 
ment c'était  une  course  à  donner  le  vertige  :  car  les  pauvrettes 
s  ;  trouvaient  transportées  aux  endroits  les  plus  déserts,  où  il 
n'y  avait  pas  d'issue,  et  où  leur  persécuteur  les  reprenait  pour 
les  faire  tourbillonner  à  sa  fantaisie;  elles  montaient  jusque 
sous  les  gouttières,  elles  se  pressaient  étroitement  aux  parois 
des  meules  ainsi  que  des  chauves-souris,  elles  se  répandaient 
par  les  fenêtres  ouvertes  des  chambres,  elles  s'affaissaient  en 
tas  sur  les  haies  ;  en  un  mot,  c'était  un  sauve  qui  peut  géné- 
ral. Mais  ce  qu'elles  firent  de  plus  excentrique  sans  contredit, 
ce  fut  de  saisir  le  moment  où  la  porte  extérieure  de  M.  Pecks- 
niff  venait  de  s'ouvrir  tout  à  coup,  pour  s'élancer  d'une  ma- 
nière désordonnée  dans  le  corridor,  où  le  vent  qui  les  poursui- 
vait les  serra  de  près,  et,  ayant  trouvé  ouverte  la  porte  de 
derrière,  souffla  aussitôt  la  chandelle  allumée  que  tenait  miss 
Pecksniff,  et  ferma  avec  une  telle  violence  la  première  porte 
contre  M.  Pecksniff  qui  entrait  en  ce  moment,  que  celui-ci 
tomba  en  un  clin  d'œil  au  bas  des  marches.  Enfin,  fatigué  lui- 
même  de  ses  petites  malices,  l'impétueux  coureur  d'espace 
s'éloigna,  satisfait  de  sa  besogne,  mugissant  à  travers  bruyère 
et  prairie,  colline  et  plaine,  jusqu'à  ce  qu'il  gagna  la  mer,  où 
il  alla  rejoindre  des  compagnons  de  son  espèce,  en  humeur  de 
souffler  comme  lui  toute  la  nuit. 

Cependant  M.  Pecksniff,  ayant  reçu,  à  l'angle  aigu  de  la 
dernière  marche,  cette  sorte  de  coup  sur  la  tête,  qui,  pour  le 
plaisir  du  patient,  lui  fait  voir  une  fantastique  illumination 
générale ,  autrement  dit  trente-six  chandelles ,  restait  tran- 
quillement étendu  à  contempler  sa  propre  porte  extérieure.  Il 
faut  croire  que  cette  porte  en   disait  beaucoup  plus  par  sa 


12  VIE    KT    AVKNÏURKS 

forme  que  les  autres  portes  qui  donnent  sur  la  rue  :  car 
M.  Pecksniff  persista  à  rester  dans  sa  position  contemplative 
durant  un  espace  de  temps  prolongé  et  vraiment  inex- 
plicable, sans  se  rendre  compte  s'il  avait  été  heurté  ou  non; 
et  de  même,  quand  miss  Pecksniff  demanda  à  travers  le  trou 
de  la  serrure  avec  une  voix  aiguë  qui  eût  fait  honneur  à  un 
vent  de  vingt  ans  : 

«  Qui  est  là?  » 

Le  père  ne  répondit  rien.  De  même  encore,  lorsque  miss 
Pecksniff  rouvrit  la  porte,  et,  abritant  la  chandelle  avec  sa 
main,  jeta  les  yeux  devant  elle  et  regarda  attentivement  au- 
tour de  son  père,  au  delà  de  son  père  et  par-dessus  son  père, 
partout  enfin  excepté  là  où  il  était,  celui-ci  ne  fit  aucune  ob- 
servation et  n'indiqua  d'aucune  façon  la  moindre  velléité,  le 
moindre  désir  d'être  tiré  de  sa  position. 

«  Je  vous  vois  bien!  cria  miss  Pecksniff  au  soi-disant  gar- 
nement qui  se  serait  enfui  après  avoir  frappé  un  coup  de 
marteau.  Je  vous  attraperai,  monsieur!  » 

Mais  M.  Pecksniff,  qui  se  tenait,  sans  doute,  pour  suffi- 
samment attrapé  déjà,  ne  dit  mot. 

«  Maintenant,  vous  tournez  autour  du  coin  de  la  porte,  » 
cria  miss  Pecksniff. 

Elle  disait  cela  au  hasard  ;  mais  elle  avait  rencontré  juste  : 
car  M.  Pecksniff,  étant  précisément  occupé  à  éteindre  le  plus 
vite  possible  les  trente-six  chandelles  dont  nous  avons  parlé, 
et  à  réduire  à  une  douzaine,  ou  à  peu  près,  les  quatre  ou 
cinq  cents  boutons  de  cuivre  qui,  devant  ses  yeux,  s'étaient 
mis  en  danse  d'une  façon  tout  à  fait  nouvelle  sur  la  porte  de 
la  rue ,  M.  Pecksniff,  disons-nous,  avait  l'air  de  tourner  au- 
tour du  coin  de  sa  porte. 

Miss  Pecksniff  ayant  débité,  sur  un  ton  aigre,  une  menace 
de  prison  et  de  constable,  de  billot  et  de  potence,  était  au 
moment  de  refermer  la  porte,  lorsque  M.  Pecksniff,  encore  au 
bas  des  marches,  se  souleva  sur  un  coude  et  éternua. 

«  Quelle  voix!  s'écria  miss  Pecksniff.  C'est  mon  père!  » 

A  cette  exclamation,  une  autre  miss  Pecksniff  s'élança  hors 
du  parloir  ;  et  les  deux  miss  Pecksniff,  avec  force  expressions 
incohérentes,  remirent  M.  Pecksniff  sur  ses  pieds. 

«  P'pa!  s'écrièrent-elles  de  concert.  P'pal  parlez,  p'pa! 
N'ayez  pas  l'air  si  égaré,  cher  p'pa  !  j> 

Mais  comme,  surtout  en  pareil  cas,  un  gentleman  ne  saurait 
nullement  se  rendre  compte  de  l'air  qu'il  a,  M.  Pecksniff  con- 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  13 

tinuait  de  tenir  sa  bouche  et  ses  yeux  tout  grands  ouverts,  et 
de  laisser  pendre  sa  mâchoire  inférieure,  dans  le  genre  des 
casse-noisettes  qu'on  donne  en  jouet  aux  enfants;  et  comme 
son  chapeau  était  tombé,  comme  son  visage  était  pâle,  sa  che- 
velure hérissée,  son  habit  souillé  de  boue,  il  offrait  un  spec- 
tacle tellement  déplorable  que  ni  l'une  ni  l'autre  des  demoi- 
selles PecksnifF  ne  put  retenir  un  cri  involontaire. 
ff  Ce  n'est  rien,  dit  M.  Pecksniflf;  je  me  sens  mieux. 

—  Il  revient  à  lui  !....  s'écria  la  plus  jeune  miss  Pecksnitf. 

—  Il -parle  encore!  »  s'écria  l'aînée. 

Avec  quelles  exclamations  de  joie  elles  embrassèrent  M.  Pecks- 
niff  sur  l'une  et  l'autre  joue,  et  l'aidèrent  à  rentrer  dans 
l'intérieur  de  la  maison!  D'abord,  la  plus  jeune  sœur  courut 
dehors  ramasser  le  chapeau  de  son  père,  les  feuillets  crottés 
de  ses  papiers,  son  parapluie,  ses  gants  et  autres  menus  ob- 
jets; ensuite,  et  après  avoir  fermé  la  porte,  les  deux  jeunes 
filles  s'occupèrent  du  soin  de  panser  les  plaies  de  M.  Pecksnifï, 
au  fond  du  parloir. 

Ces  plaies  n'étaient  pas  d'une  nature  très-sérieuse.  Il  n'était 
besoin  que  de  frictionner  ce  que  l'aînée  des  demoiselles  Peck- 
sniff  appelait  «  les  parties  protubérantes  »  du  corps  de  son 
père,  par  exemple  les  genoux  et  les  coudes,  ainsi  qu'un  organe 
nouveau,  totalement  inconnu  aux  phrénologistes,  et  qui  s'était 
développé  derrière  la  tête.  Ces  meurtrissures  ayant  été  com- 
battues extérieurem.ent  avec  des  bandes  de  papier  goudronné 
et  salé,  et  à  l'intérieur  M.  Pecksniff  s'étant  réconforté  avec 
une  certaine  quantité  de  forte  eau-de-vie  mélangée  d'eau, 
l'aînée  des  miss  Pecksniff  s'assit  pour  faire  le  thé,  qui  était 
tout  préparé.  En  même  temps,  la  cadette  alla  chercher  à  la 
cuisine  un  morceau  enfumé  de  jambon  et  des  œufs,  et  ayant 
posé  tout  cela  devant  son  père,  elle  prit  place  aux  pieds  de 
M.  Pecksniff,  sur  un  tabouret  bas,  d'où  elle  tint  son  regard 
de  niveau  avec  la  table  à  thé. 

De  cette  humble  position,  il  ne  faut  pas  inférer  que  la  plus 
jeune  des  miss  Pecksniff  fût  assez  jeune  pour  être  forcée, 
comme  on  dit,  de  s'asseoir  sur  un  tabouret,  en  raison  de 
l'exiguïté  de  ses  jambes.  Si  miss  Pecksniff  se  tenait  assise  sur 
un  tabouret,  c'était  par  simplicité  et  par  humilité  de  cœur, 
deux  qualités  qui,  chez  elle,  étaient  tout  à  fait  éminentes.  Si 
miss  Pecksniff  se  tenait  assise  sur  un  tabouret,  c'est  qu'elle 
était  toute  jeunesse,  tout  enjouement,  toute  vivacité,  toute 
pétulance,  comme  un  petit  chat.  C'était  la  plus  maligne  et  en 


14  '      VIE  ET    AVENTURES 

même  temps  la  plus  naïve  créature  que  vous  puissiez  imagi- 
ner, cette  jeune  miss  Pecksniff,  la  cadette;  c'était  là  son  grand 
charme.  Elle  était  trop  naturelle,  trop  franche,  cette  jeune  miss 
Pecksniff  la  cadette,  pour  porter  un  peigne  dans  ses  che- 
veux, ou  pour  les  tourner,  ou  pour  les  friser,  ou  pour  les 
natter.  Elle  les  portait  à  la  Titus,  coiffure  libre  et  flottantu, 
où  il  entrait  tant  de  rangées  de  boucles  que  le  sommet  sem- 
blait ne  former  qu'une  boucle  unique.  Elle  n'était  pas  autre- 
ment jolie  :  mais  pourtant,  c'était  une  petite  femme  assez 
drôlette;  quelquefois,  oui,  quelquefois,  elle  portait  même  un 
tablier;  et  elle  était  si  bien  comme  cela!  Oh!  cette  miss 
Pecksniff,  la  cadette,  c'était  bien  «  une  vraie  gazelle,  »  comme 
un  jeune  gentleman  l'avait  fait  observer  dans  un  madrigal, 
au  bas  d'un  journal  de  province,  article  «  poésie  ». 

M.  Pecksniff  était  un  homme  moral,  un  homme  grave,  un 
homme  aux  sentiments  et  au  langage  nobles  :  il  avait  fa;t 
baptiser  sa  fille  cadette  sous  le  nom  de  Mercy.  Mercy  !  oh!  le 
charmant  nom  pour  une  créature  à  l'âme  pure  comme  la  plus 
jeune  des  miss  Pecksniff!  L'autre  sœur  s'appelait  Gharity.  C'é- 
tait parfait.  Mercy  et  Gharity  !  Gharity,  avec  son  excellent  bon 
sens,  avec  sa  douceur  tempérée  d'une  gravité  sans  amertume, 
était  si  bien  nommée,  et  savait  si  bien  conduire  et  faire  valoir 
sa  sœur  !  Quel  piquant  contraste  elles  offraient  à  l'observaLeur  ! 
On  les  voyait  aimées  et  s'aimant  entre  elles,  pleines  de  sym- 
pathie mutuelle  et  de  dévouement,  s'appuyant  l'une  sur  l'autre, 
et  cependant  se  servant  de  correctif,  d'opposition  et,  en  quelque 
sorte,  d'antidote.  Observez  chacune  de  ces  demoiselles,  admi- 
rant sa  sœur  sans  réserve,  mais  agissant  de  son  côté  tout  au- 
trement qu'elle,  d'après  des  principes  différents,  et  sans  avoir, 
en  apparence,  rien  de  commun  avec  elle;  et-,  si  les  bons  ré- 
sultats d'un  semblable  système  ne  vous  plaisent  pas,  vous 
êtes  invité  respectueusement  à  m'honorer  de  votre  réclama- 
tion. Le  fait  culminant  de  tout  cet  intéressant  tableau,  c'est 
que  les  deux  belles  créatures  n'en  avaient  nullement  con- 
science ;  elles  ne  s'en  doutaient  seulement  pas.  Elles  n'y  pen- 
saient et  n'en  rêvaient  pas  plus  que  Pecksniff  lui-même.  La 
nature  s'amusait  à  les  opposer  l'une  à  l'autre  :  mais  elles  ne 
se  mêlaient  pas  de  cela,  les  deux  miss  Pecskniff. 

Nous  avons  fait  remarquer  que  M.  Pecksniff  était  un  homme 
moral.  Il  l'était  en  effet.  Peut-être  n'exista-t-ii  jamais  un  houhiie 
plus  moral  que  M.  Pecksniff  :  il  l'était  surtout  dans  la  con- 
versation et  dans  le  commerce  épistolaire.  Il  avait  été  dit  de 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  15 

lui,  par  un  de  ses  admirateurs  habituels,  qu'il  avait  dans  le 
cœur  pour  les  bons  sentiments  la  bourse  de  Fortunatus.  A 
cet  égard,  il  ressemblait  à  la  jeune  fille  du  conte  de  fées, 
excepté  que,  si  ce  n'étaient  pas  de  vrais  diamants  qui  tom- 
baient de  ses  lèvres,  du  moins  c'était  du  plus  beau  strass,  et 
qui  brillait  prodigieusement.  Homme  modèle,  plus  rempli  de 
préceptes  vertueux  qu'un  cahier  d'exemples  d'écriture.  Il  y 
avait  des  gens  qui  le  comparaient  à  un  bureau  de  poste,  où 
l'on  vous  enseigne  toujours  votre  chemin  pour  aller  à  tel  en- 
droit sans  jamais  y  être  allé  soi-mêm-e  :  mais  ces  gens-là  étaient 
ses  ennemis,  c'étaient  les  ombres  ofTasquées  par  son  éclat,  voilà 
tout.  Son  cou  même  avait  quelque  chose  de  moral.  On  en  voyait 
une  bonne  partie  à  découvert,  par-dessus  une  très-mince  cra- 
vate blanche,  qui  descendait  très-bas,  et  dont  jamais  personne 
n'avait  pu  découvrir  l'attache,  car  il  la  liait  par  derrière;  c'est 
là  que  son  cou  se  déployait  à  l'aise,  espèce  de  vallée  qui  s'é- 
tendait entre  les  deux  pointes  saillantes  de  son  col  de  che- 
mise, unie  et  déboisée  de  tout  vestige  de  barbe.  Il  samblait 
que  M.  Pecksniff  voulût  dire  par  là  :  «  Pas  de  déception  à 
craindre  ici,  mesdames  et  messieurs;  ici  règne  la  candeur; 
un  calme  honnête  fait  mon  essence.  »  Il  en  était  de  même  de 
ses  cheveux  d'un  gris  de  fer;  relevés  avec  la  brosse  au-des- 
sus du  front,  ils  se  tenaient  roides  et  droits,  ou  bien  ils  se 
penchaient  doucement  dans  un  accord  sympathique  avec  ses 
épaisses  paupières.  Il  en  était  de  même  de  sa  personne  par- 
faitement luisante ,  bien  que  dépourvue  d'embonpoint.  Il  en 
était  de  même  de  ses  manières,  qui  étaient  douces  et  onctueuses. 
Ea  un  mot,  jusqu'à  son  grand  habit  noir,  jusqu'à  son  état 
d'homme  veuf,  jusqu'à  son  binocle  pendant,  tout  tendait  au 
même  but,  tout  criait  :  <r  Contemplez  le  moral  M.  Pecksniff!  d 

La  plaque  de  cuivre  placée  sur  la  porte  et  qui ,  appartenant 
à  M.  Pecksniff,  n'eût  pu  mentir ,  offrait  cette  inscription-. 
Pecksniff  ,  architecte  ;  auquel  titre  M.  Pecksniff  ajoutait  sur 
ses  cartes  d'affaires,  celui  d'ARPENTEUR.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr. 
c'est  qu'il  avait  de  quoi  arpenter  au  moins  du  regard,  à  voir 
l'immense  perspective  qui  s'étendait  devant  les  croisées  de  sa 
maison.  Quant  à  ses  travaux  d'architecte,  on  n'en  connaissait 
pas  grand'chose  ,  si  ce  n'est  qu'il  n'avait  jamais  dessiné  ni 
bâti  quoi  que  ce  fût  :  mais  il  était  généralement  entendu 
que  ses  notions  sur  cette  science  étaient  terriblement  pro- 
fondes. 

Les  occupations  de  M.  Pecksniff  roulaient  principalement. 


16  VIE    ET   AVENTURES 

sinon  même  en  entier,  sur  les  soins  qu'il  donnait  à  des  élèves; 
or,  les  revenus  qu'il  ramassait  dans  cette  spécialité  par  la- 
quelle il  variait  et  tempérait  de  plus  graves  travaux ,  ne  sau- 
raient guère  passer  à  la  rigueur  pour  être  besogne  d'architecte. 
Son  génie  brillait  à  prendre  dans  ses  filets  les  parents  et  les 
tuteurs,  et  à  empocher  le  prix  des  pensions.  La  pension  d'un 
jeune  gentleman  une  fois  payée,  et  le  jeune  gentleman  entré 
dans  la  maison  de  M.  Pecksniff,  M.  PecksnifT  lui  empruntait 
sa  boîte  d'instruments  de  mathématiques,  pour  peu  qu'elle 
fût  montée  en  argent  ou  qu'elle  eût  quelque  prix  ;  de  ce  mo- 
ment, il  l'engageait  à  se  considérer  comme  étant  de  la  famille  ; 
il  lui  faisait  de  grands  compliments  sur  ses  parents  ou  ses 
tuteurs,  quand  l'occasion  s'en  présentait;  puis  il  le  lâchait 
dans  une  chambre  spacieuse  au  deuxième  étage  sur  la  façade. 
Là,  en  compagnie  de  tables  à  dessiner,  de  parallélographes, 
de  compas  aux  branches  roides  et  inflexibles,  et  de  deux,  peut- 
être  trois  autres  gentlemen,  l'élève  s'exerçait  durant  trois  ou 
cinq  ans,  selon  les  conventions,  à  prendre  les  hauteurs  de  la 
cathédrale  de  Salisbury  à  tous  les  points  de  vue  possibles,  et 
à  construire  en  l'air  une  énorme  quantité  de  châteaux,  de  salles 
de  parlement  et  autres  monuments  publics.  Dans  le  monde 
entier  peut-être  n'existait-il  pas  un  aussi  grand  nombre  de 
magnifiques  édifices  en  ce  genre  qu'il  ne  s'en  faisait  sous  la 
direction  de  M.  Pecksniff;  et,  si  les  comités  du  Parlement 
avaient  accordé  l'autorisation  de  bâtir  la  vingtième  partie  seu- 
lement des  églises  que  l'on  érigeait  dans  cette  chambre  de  la 
façade,  avec  l'une  ou  l'autre  des  demoiselles  Pecksniff  pro- 
sternée à  l'autel  pour  épouser  l'architecte  surnuméraire,  il  n'y 
eût  pas  eu  besoin  d'églises  nouvelles,  au  moins  pendant  cinq 
siècles. 

«  Les  biens  mêmes  de  ce  bas  monde  dont  nous  venons  d'u- 
ser, dit  M.  Pecksniff,  promenant  sur  la  table  un  regard  circu- 
laire quand  il  eut  terminé  son  repas;  oui,  même  la  crème,  le 
sucre,  le  thé,  les  rôties,  le  jambon.... 

—  Et  les  œufs,  ajouta  Gbarity  à  voix  basse. 

—  Et  les  œufs,  répéta  M.  Pecksniff,  ont  leur  côté  moral. 
Voyez  comme  ils  viennent  et  comme  ils  s'en  vont.  Tout  plai- 
sir est  passager.  Nous  ne  saurions  même  manger  longtemps. 
Si  nous  nous  laissons  trop  aller  à  d'innocents  liquides ,  nous 
gagnons  une  hydropisie;  si  c'est  à  des  boissons  capiteuses, 
nous  tombons  dans  l'ivresse.  Quel  sujet  de  réflexion  atten- 
drissant! 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  17 

—  Ne  dites  point  que  nous  tombons  dans  l'ivresse ,  p'pa, 
s'écria  l'aînée  des  miss  Pecksnifï. 

—  Quand  je  dis  nous^  ma  chère,  répliqua  le  père,  j'entends 
par  là  l'humanité  en  général ,  la  race  humaine,  considérée  en 
corps,  et  non  pas  individuellement.  Il  n'y  a  rien  de  personnel 
dans  ma  morale,  mon  amour.  Même  une  chose  telle  que  celle- 
ci,  dit  encore  M.  Pecksniff  en  passant  l'index  de  sa  main  gau- 
che sur  le  papier  brun  appliqué  au  sommet  de  sa  tête,  un  petit 
accident,  une  calvitie,  quoi  que  ce  soit  enfin,  nous  rappelle 
que  nous  ne  sommes  que....  » 

Il  allait  dire  :  ce  des  vers;  «  mais  se  souvenant  que  l'on  ne 
voit  guère  de  vers  sur  les  chevelures,  il  substitua  à  cette 
expression  celle  de  :  «  Chair  et  sang.  •» 

(T  Ce  qui,  s'écria  M.  Pecisniff,  après  une  pause,  durant  la- 
quelle il  sembla  avoir  cherché ,  mais  sans  succès ,  une  autre 
morale ,  ce  qui  est  également  très-attendrissant.  Ma  chère 
Mercy,  ranimez  le  feu  et  écartez  les  cendres.  » 

La  jeune  fille  obéit.  Cette  besogne  faite,  elle  reprit  son  ta- 
bouret, posa  un  bras  sur  les  genoux  de  son  père,  et  appuya 
contre  son  bras  sa  joue  florissante  de  fraîcheur.  Miss  Charity 
rapprocha  sa  chaise  du  feu,  comme  pour  se  préparer  à  enta- 
mer une  conversation,  puis  elle  leva  les  yeux  sur  son  père. 

a:  Oui,  dit  M.  Pecksniff  après  une  nouvelle  et  courte  pause, 
durant  laquelle  il  avait  pris  un  sourije  silencieux  en  balançant 
sa  tête  devant  le  fefu,  j'ai  eu  la  chance  d'atteindre  mon  but. 
Nous  allons  avoir  bientôt  un  pensionnaire  de  plus  à  la  maison. 

—  Un  jeune  homme,  papa?  demanda  Charity. 

—  0-o-oui,  un  jeune  homme,  dit  M.  Pecksniff.  Il  désire  pro- 
fiter de  l'inestimable  occasion  qui  s'offre  à  lui  d'unir  les  avan- 
tages de  la  meilleure  éducation  pratique  architecturale  au 
confortable  d'une  vie  de  famille  et  à  la  société  constante  de 
personnes  qui,  tout  humble  qu'est  leur  sphère,  toute  bornée 
qu'est  leur  capacité,  ne  sont  ni  négligentes  ni  oublieuses  de 
leur  responsabilité  morale. 

~  Oh!  p'pa!  s'écria  Mercy,  levant  son  doigt  avec  malice, 
voir  à  V annonce  ci-dessous.  » 

—  Espiègle,  espiègle  fauvette!  »  dit  M.  Pecksniff. 

Nous  devons  faire  observer,  à  propos  du  nom  de  «fauvette», 
donné  par  M.  Pecksniff  à  sa  fille  cadette,  que  celle-ci  ne  pos- 
sédait aucune  qualité  vocale,  mais  que  M.  Pecksniff  avait  l'ha- 
bitude d'employer  fréquemment  tel  mot  qui  se  présentait  à  sa 
pensée,  dès  qu'il  lui  semblfi^^g;^^  ner  harmonieusement  et  ar- 
Martin  Chlzzlenvit.  —  i  2 


18  VIE   ET    AVENTURES 

rondir  une  périQde,  sans  se  mettre  beaucoup  en  peine  du  sens 
de  ce  mot.  Et  c'est  ce  qu'il  pratiquait  avec  tant  d'assurance  et 
d'une  façon  si  imposante,  que  parfois  son  éloquence  déconcer- 
tait les  gens  les  plus  sensés,  qui  en  restaient  tout  ébahis. 

Ses  ennemis  affirmaient,  soit  dit  en  passant,  qu'un  grand 
fond  d'assurance  dans  les  mots  et  les  formes  servait  de  passe- 
partout  au  caractère  de  M.  Pecksniff. 

«  Est-il  beau,  p'pa?  demanda  la  plus  jeune  fille. 

—  Êtes-vous  sotte,  Merryl  *  dit  l'aînée. 
Merry  était  le  diminutif  familier  de  Mercy. 

«  Quel  est  le  prix  de  la  pension,  p'pa?  ajouta  Gharity.  Dites- 
le-nous. 

—  Oh!  que  c'est  joli.  Cherry!  s'écria  miss  Mercy,  qui  leva 
les  mains  et  fit  entendre  un  rire  étouffé,  le  plus  charmant  du 
monde  ;  que  vous  avez  l'esprit  mercenaire  pour  une  jeune 
fille  1  Mauvaise  que  vous  êtes,  vous  ne  pensez  qu'au  solide.  » 

C'était  en  vérité  chose  tout  à  fait  ravissante  et  digne  des 
temps  de  l'âge  pastoral,  de  voir  comment  les  deux  miss  Pecks- 
niff échangèrent  des  tapes  d'amitié  après  ces  paroles,  puis  se 
mirent  à  s'embrasser,  chacune  à  sa  manière,  selon  la  différence 
de  leur  humeur. 

a  II  est  bien,  dit  M.  Pecksniff,  à  voix  basse  mais  intelligible  ; 
il  est  assez  bien.  Je  ne  compte  pas  recevoir  immédiatement  le 
prix  de  sa  pension.  » 

A  cette  nouvelle,  et  malgré  la  dissemblance  de  leur  carac- 
tère, Gharity  et  Mercy  ouvrirent  à  la  fois  de  grands  yeux  et 
parurent  un  moment  déconcertées,  comme  si  leur  pensée  una- 
nime se  fût  concentrée  sur  cette  éventualité  inquiétante. 

«  Mais  qu'est-ce  que  cela  fait?  dit  M.  Pecksniff,  souriant  de 
nouveau  à  son  feu.  Il  y  a  du  désintéressement  en  ce  monde, 
je  l'espère?  Nous  ne  sommes  pas  tous  rangés  en  deux  camps 
opposés  :  ro/"fensive  et  la  déiensive.  Il  y  a  de  braves  gens  mar- 
chant entre  ces  deux  extrêmes,  tendant  la  main  sur  leur  pas- 
sage à  ceux  qui  ont  besoin  de  leur  assistance,  sans  prendre 
parti  ni  pour  ni  contre,  hum  I  » 

Dans  ces  aphorismes  philanthropiques  il  y  avait  quelque 
chose  qui  rassura  les  deux  sœurs.  Elles  échangèrent  un  regard 
et  reprirent  leur  entrain. 

«  Oh!  ne  soyons  pas  toujours  à  calculer,  à  projeter,  à  com- 
biner pour  l'avenir,  dit  M.  Pecksniff,  souriant  de  plus  en  plus, 
et  regardant  le  foyer  de  l'air  d'un  homme  qui  ne  parle  pas 
aussi  sérieusement  qu'il  le  paraît;  je  suis  las  de  préoccupa- 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  19 

tions  de  ce  genre.  Si  nos  sentiments  sont  bons,  si  notre  cœur 
est  épanoui,  laissons-nous  aller  franchement  à  cet  élan,  dùt-il 
entraîner  pour  nous  de  la  perte  au  lieu  de  profit.  Qu'en  dites- 
vous,  Charity?» 

Regardant  alors  ses  filles  pour  la  première  fois  depuis  qu'il 
avait  entamé  ces  réflexions,  et  s'apercevant  qu'elles  souriaient 
toutes  deux,  M.  Pecksniff  leur  lança  rapidement  un  coup  d'œii 
si  joyeux,  tout  en  conservant  un  certain  mélange  de  componc- 
tion et  de  finesse ,  que  la  plus  jeune  sœur  se  sentit  entraînée 
aussitôt  à  s'asseoir  sur  ses  genoux.,  à  lui  enlacer  le  cou  de 
ses  bras,  et  à  l'embrasser  vingt  fois  au  moins.  Tandis  qu  elle 
s'abandonnait  à  cette  expansion  de  tendresse ,  elle  se  livrait 
aussi  aux  éclats  du  rire  le  plus  immodéré;  la  prudente  Cherry 
elle-même  s'associa  bientôt  à  ce  débordement  d'hilarité. 

(T  Allons!  allons!  dit  M.  Pecksniff,  qui  fit  quitter  à  sa  fille 
cadette  la  position  qu'elle  avait  prise ,  et  passa  ses  doigts  dans 
ses  cheveux  en  reprenant  sa  physionomie  sereine.  Qu'est-ce 
que  cette  folie-là?  Donnons-nous  de  garde  de  rire  sans  raison, 
de  peur  d'avoir  à  pleurer  ensuite.  Quoi  de  neuf  à  la  maison 
depuis  hier?  John  Westlock  est  parti,  j'espère? 

—  Vraiment  non,  dit  Charity. 

—  Non?  répéta  le  père.  Et  pourquoi?  Le  terme  de  sa  pension 
expirait  hier  au  soir.  Sa  malle  était  faite,  je  le  sais  ;  car  je 
l'ai  vue  le  matin  debout  contre  le  mur. 

—  Il  a  passé  la  nuit  dernière  au  Dragon,  répondit  la  jeune 
fille,  et  il  a  eu  M.  Finch  à  dîner.  Ils  sont  restés  toute  la  soirée 
ensemble,  et  M.  Pinch  n'est  rentré  ici  que  très-tard. 

—  Et  ce  matin ,  p'pa ,  dit  Mercy  avec  sa  vivacité  habituelle, 
quand  je  l'ai  aperçu  sur  l'escalier  ,  il  avait  l'air,  ô  grand  Dieu  ! 
il  avait  l'air  d'un  monstre!...  avec  sa  figure  de  toutes  les  cou- 
leurs ,  ses  yeux  aussi  hébétés  que  si  on  venait  de  les  faire 
bouillir  ,  sa  tête  qui  le  faisait  souffrir  horriblement ,  j'en  suis 
sûre ,  rien  que  de  l'avoir  vue,  et  ses  habits  qui  sentaient,  oh  ! 
c'est  impossible  de  dire  comme  c'était  fort....  » 

Ici  la  jeune  fille  frissonna. 

o:  Qui  sentaient  la  fumée  de  tabac  et  le  punch.  » 

M.  Pecksniff  dit  avec  sa  cordialité  accoutumée,  bien  que  de 
l'air  d'un  homme  qui  sent  l'injure  sans  se  plaindre  : 

«  Je  pense  que  M.  Pinch  aurait  dû  éviter  de  choisir  pour  sa 
société  un  homme  qui ,  après  de  longues  relations  ,  a  essayé , 
vous  le  savez,  de  blesser  mes  sentiments.  Je  n'affirmerais  pas 
que  cela  soit  délicat  de  la  part  de  M.  Pinch.  Je  n'affirmerais 


20  VIE  ET    AVENTURES 

pas  que  cela  soit  aimable  de  la  part  de  M.  Pinch.  J'irai  plus 
loin  ,  et  je  dirai  ceci  :  je  n'affirmerais  pas  que  ce  soit ,  de  la 
part  de  M.  Pinch ,  observer  les  lois  de  la  plus  vulgaire  recon- 
naissance. 

à  —  Mais  aussi,  que"  peut-on  attendre  de  M.  Pinch?...  s'écria 
Charity,  en  prononçant  ce  nom  avec  autant  de  force  et  d'em- 
phase méprisante  que  si  elle  avait  eu  l'inexprimable  plaisir 
d'appliquer  ce  même  nom*,  dans  une  charade  en  action,  sur 
le  mollet  du  gentleman  en  question. 

—  Oui,  oui,  répliqua  le  père  qui  leva  la  main  avec  douceur; 
c'est  très-juste  :  que  po'uvons-nous  attendre  de  M.  Pinch? 
Mais  M.  Pinch  est  une  créature  humaine,  ma  chère  ;  M.  Pinch 
est  une  unité  dans  le  vaste  total  de  l'humanité  ,  mon  amour  ; 
nous  avons  le  droit,  c'est  même  notre  devoir  d'espérer  qu'il 
s'opérera  en  M.  Pinch  un  développement  quelconque  de  ces 
qualités  essentielles  dont  la  possession,  quand  nous  la  ressen- 
tons en  nous-mêmes,  nous  inspire,  malgré  notre  humilité,  un 
respect  personnel.  Non,  continua  M.  PecksnifF,  nonl...  Dieu 
me  garde  de  dire  qu'on  ne  peut  rien  attendre  de  M.  Pinch  , 
pas  plus  que  de  toute  autre  créature  en  ce  monde,  fût-ce  l'être 
le  plus  dégradé,  et  M.  Pinch  n'en  est  pas  là,  il  s'en  faut;  ce- 
pendant M.  Pinch  a  trompé  mon  attente  ;  il  m'a  blessé  ;  je 
puis  à  cet  égard  n'être  pas  tout  à  fait  satisfait  de  lui ,  mais  je 
n'ai  rien  à  dire  contre  la  nature  humaine.  Oh  !  non,  non  ! 

—  Silence  1  »  dit  miss  Charity,  levant  son  doigt. 

On  venait  de  frapper  un  léger  coup  à  la  porte  de  la  rue. 

«  C'est  cette  créature  !  continua-t-elle.  Vous  verrez  qu'il 
est  revenu  avec  John  Westlock  pour  prendre  sa  malle  et  l'aider 
à  la  porter  jusqu'à  la  diligence.  Vous  verrez  si  ce  n'est  pas  là 
son  intention  1  » 

Tandis  qu'elle  parlait ,  la  malle  s'acheminait  pour  sortir  ; 
mais,  après  un  court  échange  de  questions  et  de  réponses,  elle 
fut  posée  de  nouveau  à  terre,  et  l'on  heurta  à  la  porte  du 
parloir. 

«  Entrez  1  cria  M.  PecksnifF  avec  une  gravité  qui  n'avait  rien 
de  trop  sévère;  elle  n'était  que  vertueuse.  Entrez.  » 

Un  homme  gauche,  disgracieux,  à  la  vue  très-courte,  et  la 
tête  chauve  avant  l'âge,  profita  de  la  permission.  Voyant  que 
M.  Pecksniff  était  assis  au  feu  du  foyer  en  lui  tournant  le  dos, 
il  resta  immobile,  dans  l'attitude  de  l'irrésolution,  sans  cesser 

i .  Pinch  signifie  eu  anglais  pinçon. 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  21 

de  tenir  la  porte.  Il  était  assurément  fort  loin  d'être  beau.  Sa 
redingote,  couleur  de  tabac,  était  d'une  forme  étrange,  pour  ne 
rien  dire  de  plus;  fatiguée  par  les  longs  services  qu'elle  avait 
rendus,  elle  pendait,  fripée  et  tortillée,  avec  de  bizarres  con- 
tours. Cependant,  malgré  son  costume,  malgré  son  air  de 
gaucherie,  malgré  l'inclination  prononcée  de  ses  épaules,  et  la 
risible  habitude  qu'il  avait  d'allonger  la  tète  en  avant;  per- 
sonne n'eût  été  disposé,  si  M.  Pecksniff  ne  l'avait  dit,  à  le  con- 
sidérer comme  un  mauvais  garçon.  Il  pouvait  avoir  environ 
trente  ans,  mais  son  âge  aurait  pu  varier  aussi  bien  entre 
seize  et  soixante  :  car  c'était  un  de  ces  êtres  hors  de  la  règle 
commune,  qui  jamais  n'ont  à  perdre  leur  premier  air  de  jeu- 
nesse, vu  que,  dès  leur  bas  âge,  ils  semblent  déjà  très-vieux 
et  font  l'économie  de  la  jeunesse. 

La  main  posée  sur  le  bouton  de  la  porte,  il  dirigea  son  re- 
gard de  M.  Pecksnifîf  sur  Mercy,  de  Mercy  sur  Gharity,  et  le 
ramena  de  Gharity  à  M.  Pecksniff.  Ce  manège  se  renouvela 
plusieurs  fois;  mais,  comme  les  jeunes  filles,  placées  devant 
le  feu,  lui  tournaient  le  dos,  à  l'exemple  de  leur  père,  et  sans 
que  personne  pa^rût  s'occuper  di;  nouveau  venu,  il  fut  bien 
obligé  de  dire  enfin  : 

«  Oh!  je  vous  demande  pardon,  monsieur  Pecksniff;  je  vous 
demande  pardon  de  mon  importunité;  mais.... 

-Il  n'y  a  point  d'importuuité ,  monsieur  Pinch,  dit  le 
gentleman  d'un  accent  plein  de  douceur,  mais  sans  détourner 
les  yeux.  Asseyez-vous,  je  vous  prie,  monsieur  Pinch.  Ayez 
la  bonté  de  fermer  la  pc-^te,  s'il  vous  plaît,  monsieur  Pinch. 

—  Certainement,  monsieur,  dit  Pinch,  sans  en  rien  faire 
cependant,  mais  ouvrant  au  contraire  la  porte  un  peu  plus 
qu'auparavant,  et  avertis^nt  avec  vivacité  quelqu'un  qui  était 
resté  dehors  :  M.  Westlock ,  monsieur,  apprenant  que  vous 
étiez  de  retour  chez  vous.... 

Monsieur  Pinch,  monsieur  Pinch  I  dit  Pecksniff,  tournant 

de  côté  sa  chaise  et  le  regardant  avec  la  plus  profonde  mélan- 
colie, je  ne  m'attendais  pas  à  cela  de  votre  part,  Je  n'avais 
pas  mérité  cela  de  votre  part. 

—  Non;  mais  sur  ma  parole,  monsieur....  dit  Pinch  avec 
chaleur. 

—  Moins  vous  en  direz,  monsieur  Pinch,  mieux  cela  vau- 
dra, interrompit  l'autre.  Je  n'articule  pas  de  plainte;  vous 
'n'avez  pas  besoin  de  vous  excuser. 

—  Non;  m.ais  ayez  la  bonté,  monsieur,  de  m'entendra,  s'il 


22  VIE  ET   AVENTURES 

vous  plaît,  s'écria  Pinch  d'un  ton  très-animé.  M.  Westlock, 
monsieur,  s'en  allant  pour  toujours,  souhaite  de  ne  laisser 
que  des  amis  derrière  lui.  L'autre  jour,  M.  Westlock  et  vous, 
monsieur,  vous  avez  eu  une  petite  altercation;  vous  aviez  eu 
précédemment  plusieurs  petites  altercations. 

—  De  petites  altercations  1  s'écria  Gharity. 

—  De  petites  altercations  !  répéta  Mercy. 

—  Mes  amours  1  mes  chéries  !  »  dit  M.  Pecksniff  eu  élevant 
sa  main  avec  son  calme  habituel. 

Après  une  pause  solennelle,  il  s'inclina  vers  M.  Pinch, 
comme  pour  lui  dire  :  «  Continuez.  »  Mais  M.  Pinch  était  si 
embarrassé  pour  s'exprimer,  et  regardait  d'un  air  si  piteux  les 
deux  miss  Pecksniff,  que  la  conversation  en  fût  probablement 
restée  là,  si  un  jeune  homme  de  bonne  mine,  très-récemment 
arrivé  à  l'âge  viril ,  ne  s'était  avancé  sur  le  seuil  de  la  porte, 
et  n'avait  repris  en  main  le  fil  du  discours. 

«  Eh  bien!  monsieur  Pecksniff,  dit  il  avec  un  sourire, 
voyons,  pas  de  rancune,  je  vous  prie.  Je  regrette  que  nous 
ayons  jamais  été  en  désaccord,  et  je  suis  extrêmement  fâché 
de  vous  avoir  contrarié.  Ne  nous  quittons  pas  en  mauvaises 
dispositions. 

—  Je  n'ai,  dit  doucement  M.  Pecksniff,  de  dispositions  mau- 
vaises contre  âme  qui  vive. 

—  Je  vous  avais  bien  dit  qu'il  n'en  avait  pas,  dit  Pinch  à 
demi-voix.  Je  savais  bien,  moi,  qu'il  n'en  avait  pas!...  Je  le 
lui  ai  toujours  entendu  dire. 

—  Alors,  monsieur,  voulez-vous  me  donner  une  poignée  de 
main  ?  s'écria  Westlock,  faisant  un  pas  ou  deux,  et  appelant 
par  un  regard  toute  l'attention  de  M.  Pinch. 

—  Hum!...  dit  M.  Pecksniff,  de  son  ton  le  plus  en- 
chanteur. 

—  Serrons-nous  la  main,  monsieur. 

—  Non,  John,  répondit  M.  Pecksniff  avec  un  calme  presque 
céleste;  non,  nous  ne  nous  serrerons  pas  la  main,  John.  Je 
vous  ai  pardonné.  Je  vous  avais  pardonné  déjà,  même  avant 
que  vous  eussiez  cessé  de  m'adresser  des  reproches  et  de  me 
lancer  des  brocards.  Je  vous  embrasse  en  esprit,  John  :  cela 
vaut  mieux  que  de  se  donner  des  poignées  de  main. 

—  Pinch ,  dit  le  jeune  homme ,  se  tournant  vers  son  ami 
avec  un  profond  dégoût  pour  celui  qui  avait  été  son  maître, 
qu'est-ce  que  je  vous  avais  dit?  »  • 

Le   pauvre  Pinch   regarda   timidement  et  à  la   dérobée 


DE    MARTIN    CHUZZLEV\-1T.  23 

M.  Pecksniff,  dont  les  yeux  étaient  fixés  sur  lui,  comme  ils 
n'avaient  cessé  de  l'être  depuis  le  commencement  de  la  scène; 
puis  il  regarda  de  nouveau  le  plafond  et  ne  répondit  rien. 

a  Quant  à  votre  pardon,  monsieur  Pecksniff,  dit  le  jeune 
homme,  je  ne  l'accepte  pas  sous  ce  nom-ià.  Je  ne  veux  pas  de 
pardon. 

—  Vous  n'en  voulez  pas,  John?  riposta  1.1.  PecksnifT  avec  un 
sourire.  Il  le  faut  bien,  cependant.  Vous  n'y  pouvez  rien.  La 
clémence  est  une  haute  qualité,  une  vertu  supérieure,  et  qui 
plane  bien  au-dessus  de  votre  contrôle  ou  de  votre  puissance, 
John.  Je  veux  vous  pardonner.  Il  vous  est  impossible  de  m'a- 
mener  à  me  souvenir  du  tort  que  vous  avez  jamais  pu  me 
faire,  John. 

—  Du  tort!  s'écria  l'autre,  avec  l'ardeur  et  l'impétuosité  de 
son  âge.  Voilà  qui  est  singulier  ! ...  Du  tort  !  Je  lui  ai  fait  du  tort  1 
Il  ne  se  rappelle  pas  même  les  cinq  cents  livres  sterling  qu'il  m'a 
soutirées  sous  de  faux  prétextes,  ni  les  soixante-dix  livres  par 
an  pour  mon  éducation  et  mon  logement,  qui  eussent  été  bien 
payés  l'un  et  l'autre  au  prix  de  dix-sept  livres!...  Ne  voilà-t-U 
pas  un  martyr! 

—  L'argent,  John,  dit  M.  PecksnifT,  est  la  racine  de  tous  les 
maux.  Je  gémis  de  voir  qu'il  a  porté  déjà  de  mauvais  fruits 
en  vous.  Mais  je  veux  tout  oublier  ;  j'oublierai  de  même  la 
conduite  de  cette  personne  égarée....  » 

Et  ici ,  bien  qu'il  s'exprimât  du  ton  d'un  homme  qui  est  en 
paix  avec  le  monde  eatier,  il  prit  un  ton  d'emphase  qui  signi- 
fiait parfaitement  : 

<  Je  vais  avoir  l'œil  sur  ce  drôle.  » 

—  ....  Cette  personne  égarée  qui  vous  a  conduit  ici  ce  soir, 
cherchant  à  troubler  (mais  inutilement,  je  suis  heureux  de  le 
déclarer)  le  repos  d'esprit  et  la  paix  de  celui  qui ,  pour  le  ser- 
vir, aurait  verse  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  son  sang.  » 

En  même  temps,  la  voix  de  M.  Pecksniff  tremblait,  et  l'on 
entendait  ses  filles  sangloter.  En  outre,  des  sons  vagues  flot- 
taient dans  l'air,  comme  si  deux  esprits  invisibles  s'étaient 
écriés,  l'un  :  «  Imbécile  !  »  l'autre  :  oc  Animal!  » 

«  Le  pardon,  dit  M.  Pecksniff,  le  pardon  complet  et  sans 
réserve,  n'est  pas  incompatible  avec  un  cœur  blessé;  seule- 
ment, si  le  cœur  est  blessé,  le  pardon  devient  une  vertu  plus 
grande  encore.  Meurtri  et  affecté  jusqu'au  plu^  profond  de 
mon  être  par  l'ingratitude  de  cette  personne,  je  suis  fier  e^ 
heureux  de  déclarer  que  je  lui  pardonne.  Non!  s'écria  M.  Pecks- 


2k  VIE  ET   AVENTURES 

niff,  qui  éleva  la  voix  en  s'apercevant  que  Pincîi  allait  pren- 
dre la  parole,  Je  prie  cette  personne  de  n'émettre  aucune 
observation;  elle  m'obligera  infiniment  si  elle  ne  prononce 
pas  un  seul  mot,  pas  un  seul  en  ce  moment.  Je  ne  me  sens 
pas  en  état  de  supporter  en  ce  moment  une  nouvelle  épreuve. 
D'ici  à  très-peu  de  temps,  j'en  ai  la  confiance,  j'aurai  recou- 
vré la  force  de  m'entretenir  avec  cette  personne,  comme  s'il 
n'avait  jamais  été  question  de  rien.  Mais  pas  maintenant,  pas 
maintenant  !  dit  M.  PecksnifT  se  tournant  de  nouveau  vers  le 
feu,  et  indiquant  de  la  main  la  direction  de  la  porte. 

Bah  !  s'écria  John  Westlock  avec  tout  le  dégoût  et  le 

mépris  que  peut  exprimer  ce  monosyllabe.  Bonsoir,  mesde- 
moiselles. Venez,  Pinch  ;  cela  ne  vaut  pas  la  peine  d'y  penser. 
J'avais  raison  et  vous  aviez  tort.  Ce  n'est  rien  :  une  autre  fois, 
que  cela  vous  apprenne,  d 

En  parlant  ainsi,  il  frappa  l'épaule  de  son  compagnon  acca- 
blé, fit  demi-tour  et  entra  dans  le  couloir,  où  le  pauvre 
M.  Pinch  le  suivit,  après  être  resté  quelques  secondes  dans  le 
parloir  avec  l'expression  de  la  plus  profonde  tristesse  et  de 
l'abattement  le  plus  absolu.  Là,  ils  prirent  à  eux  deux  la  malle 
et  sortirent  pour  aller  au-devant  de  la  diligence. 

Ce  rapide  véhicule  passait,  chaque  nuit,  au  coin  d'une  ruelle, 
à  peu  de  distance  :  ce  fut  de  ce  côté  qu'ils  se  dirigèrent.  Du- 
rant cinq  à  six  minutes  ils  marchèrent  en  silence,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  le  jeune  Westlock  fit  entendre  un  bruyant  éclat  de  rire 
qu'il  renouvela  par  intervalles.  Mais  son  ami  n'y  répondait  pas. 

«  Voulez-vous  que  je  vous  dise,  Pinch?  s'écria  tout  à  coup 
Westlock  après  un  autre  silence  prolongé;  vous  n'avez  pas 
assez  de  malice.  Non,  non,  vous  n'en  avez  pas  assez. 

—  Dame!  dit  Pinch  en  soupirant,  je  ne  sais  pas,  moi; 
mais  je  .prends  cela  pour  un  compliment.  Si  je  n'en  ai  pas  asse/.. 
je  suppose  que  c'est  tant  mieux. 

—  Tant  mieux  1  répéta  son  ami  avec  aigreur  ;  tant  pis ,  vou- 
lez-vous dire. 

—  Et  cependant,  ajouta  Pinch,  suivant  le  cours  de  ses  pro- 
pres pensées,  sans  prendre  garde  à  la  dernière  observation  de 
son  ami,  il  faut  bien  supposer  que  j'en  ai  pas  mal;  autrement, 
comment  se  ferait-il  que  Pecksniff  fût  si  mécontent  de  moi?  Je 
suis  fâché  de  lui  avoir  fait  tant  de  chagrin....  Ne  riez  pas ,  je 
vous  prie;  je  voudrais  pour  une  mine  d'or  qu'il  n'en  fût  rien; 
et  le  ciel  sait  pourtant  que  je  ne  ferais  pas  fi  d'une  mine  d'or, 
John,  Comm.e  il  était  affligé! 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  25 

—  Lmî,  affligé? 

—  Quoi!  n'avez-vous  pas  observé  qu'il  j  avait  presque  des 
lapmes  dans  ses  yeux?...  Sur  mon  âme,  John,  n'est-ce  rien 
que  de  voir  un  homme  ému  à  ce  point  et  de  savoir  qu'on  est  la 
cause  de  sa  peine?  Avez-vous  entendu,  quand  il  a  dit  qu'il  eût 
donné  son  sang  pour  moi? 

—  Est-ce  que  vous  avez  besoin  qu'on  donne  son  sang  pour 
vous?  répliqua  son  ami  avec  une  extrême  irritation.  Yous 
donne-t-il  quelque  autre  chose  dont  vous  ayez  réellement  be- 
soin? Yous  donne-t-il  de  l'occupation,  de  l'instruction,  de 
l'argent  de  poche?  Yous  donne-t-il  des  gigots  de  mouton  avec 
une  proportion  convenable  de  pommes  de  terre  et  autres  co- 
mestibles  légumineux? 

—  J'ai  peur,  dit  Pinch  en  soupirant  de  nouveau,  d'être  un 
grand  mangeur.  Je  ne  puis  me  dissimuler  à  moi-même  que  je 
suis  un  grand  mangeur.  Yous  le  savez  bien,  John? 

—  Vous,  un  grand  mangeur!...  répliqua  son  ami  avec  non 
moins  d'indignation  qu'auparavant.  Gomment  le  savez-vous 
vous-même  ?î 

Il  faut  croire  que  cette  question  embarrassait  le  pauvre 
Pinch,  car  il  ne  répéta  plus  qu'à  demi-voix  seulement  qu'il 
avait  grand'peur  que  ce  ne  fût  la  vérité. 

a:  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  que  je  sois  ou  non  un  grand  man- 
geur, cela  n'empêche  pas,  après  tout,  qu'il  ne  m'accuse  d'in- 
gratitude. John,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  au  monde  un  péché 
qui  me  soit  plus  odieux  qu.e  l'ingratitude;  et  lorsqu'il  me 
l'impute,  lorsqu'il  m'en  juge  coupable,  il  me  rend  plus  malheu- 
reux que  je  ne  puis  dire. 

—  Il  sait  bien  ce  qu'il  fait,  allez!  riposta  Westlock  d'un  ton 
de  mépris.  Mais ,  attendez,  Pinch ,  avant  que  je  vous  en  dise 
davantage;  voyons,  expliquez-moi  donc,  je  vous  prie,  tous  les 
motifs  de  la  reconnaissance  que  vous  avez  pour  lui....  Commen- 
çons par  changer  de  main,  car  la  malle  est  lourde.  C'est  bien. 
Maintenant,  allez,  je  vous  écoute. 

—  En  premier  lieu,  dit  Pinch,  il  m'a  accepté  pour  élève  à 
un  prix  inférieur  à  celui  qu'il  avait  demandé. 

—  A  merveille,  répondit  John,  parfaitement  insensible  à  cet 
exemple  de  générosité.  En  second  lieu,  qu'y  a-t-il? 

—  En  second  lieu!  s'écria  Pinch  avec  une  sorte  de  déses- 
poir. Eh  bien ,  il  y  a  tout  en  second  lieu.  Ma  pauvre  grand'- 
mère  est  morte  heureuse  de  penser  qu'elle  m'avait  mis  entre 
les  mains  d'un  si  excellent  homme.  J'ai  grandi  dans  sa  mai- 


26  VIE   ET   AVENTURES 

son,  j'ai  gagné  sa  confiance,  je  suis  son  aide;  il  m'a  accordé 
un  salaire.  Quand  ses  affaires  prospéreront,  j'ai  la  perspective 
de  voir  prospérer  les  miennes.  Tout  cela,  et  bien  d'autres 
choses  encore,  voilà  le  second  point.  J'aurais  dû,  comme  pré- 
face au  premier  point,  John,  vous  dire  encore  ce  que  personne, 
du  reste ,  ne  peut  connaître  mieux  que  moi  :  à  savoir  que 
j'étais  né  pour  des  occupations  plus  humbles,  plus  modestes, 
que  je  ne  suis  pas  propre  à  cette  sorte  de  travail,  que  je  n'y 
montre  pas  d'aptitude,  et  que  je  ne  sais  faire  rien  qui  vaille.  » 

Il  débita  tout  cela  avec  tant  de  chaleur  et  d'un  ton  si  con- 
vaincu, que  son  ami  changea  involontairement  de  manières 
avec  lui.  Us  avaient  atteint,  à  l'extrémité  de  la  ruelle,  le  po- 
teau indiquant  la  station.  John  s'assit  sur  sa  malle,  invita  son 
ami  à  y  prendre  place  à  côté  de  lui ,  et  lui  posant  la  main  sur 
l'épaule  : 

«  Tom  Pinch,  dit-il,  vous  êtes  une  des  meilleures  créa- 
tures qu'il  y  ait  en  ce  monde. 

—  Pas  du  tout,  répondit  Tom.  Si  seulement  vous  connais- 
siez Pecksniff  aussi  bien  que  je  le  connais,  c'est  de  lui,  par 
exemple,  que  vous  pourriez  dire  cela,  et  vous  ne  vous  trom- 
periez pas. 

—  Je  dirai  de  lui  tout  ce  qu'il  vous  plaira  ;  pas  un  mot  de 
plus  contre  lui. 

—  C'est  pour  m' obliger,  je  le  crains,  plutôt  que  par  égard 
pour  lui ,  dit  Pinch  en  secouant  tristement  la  tête. 

—  Ce  sera  pour  qui  il  vous  plaira,  Tom,  pourvu  que  vous 
soyez  satisfait.  Oh  I  c'est  un  fameux  homme  I  Ce  n'est  pas  lui 
qui  aurait  jamais  raflé,  pour  les  mettre  dans  sa  poche,  toutes 
les  épargnes  si  péniblement  amassées  par  votre  pauvre  grand'- 
mère ,  qui  était  femme  de  charge  dans  une  maison ,  n'est-il 
pas  vrai ,  Tom  ? 

—  Oui,  dit  M.  Pinch  en  frottant  un  de  ses  gros  genoux  et 
en  secouant  la  tête  ;  femme  de  charge  chez  un  gentleman. 

—  Non,  ce  n'est  pas  lui  qui  aurait  jamais  raflé,  pour  les 
mettre  dans  sa  poche,  toutes  ses  économies  si  péniblement 
acquises,  en  l'éblouissant  par  la  perspective  de  votre  bon- 
heur, de  votre  fortune,  quand  il  savait,  mieux  que  personne, 
que  rien  de  cela  ne  pouvait  se  réaliser;  ce  n'est  pas  lui 
qui  aurait  Jamais  spéculé,  à  son  profit,  sur  l'orgueil  qu'elle 
ressentait  pour  vous,  elle  qui  vous  avait  élevé,  ni  sur  son 
désir  que  vous  finissiez  par  faire  un  gentleman.  Non,  ja- 
mais, Tom! 


DE    MARTIN   GHUZZLEWIT.  27 

—  Non,  dit  Tom,  regardant  son  ami  en  face,  comme  s'il  ne 
se  rendait  pas  bien  compte  de  sa  pensée  ,  certainement  non. 

—  C'est  ce  que  je  dis;  certainement  non,  n'ayez  pas  peur.  S'il 
a  accepté  moins  qu'il  n'avait  demandé,  ce  n'est  pas  non  plus 
parce  que  ce  moins-là  c'était  tout  ce  qu'elle  possédait  et  plus 
qu'il  ne  s'attendait  à  obtenir;  ohl  non,  TomI  II  ne  vous  a 
pas  pris  pour  aide,  parce  que  vous  lui  êtes  utile;  parce  que 
votre  incroyable  confiance  dans  ses  belles  paroles  lui  rend 
d  inestimables  services  dans  toutes  ses  misérables  contesta- 
tions ;  parce, qu'il  reçoit  le  reflet  de  votre  loyauté;  parce  que 
les  promenades  qu'on  vous  voit  faire  aux  environs,  les  jours 
où  vous  êtes  libre,  le  nez  dans  de  vieux  bouquins  en  langues 
étrangères,  font  du  bruit  au  dehors,  qu'on  en  a  parlé  même  à 
Salisbury,  et  que  Pecksniff,  comme  votre  maître,  en  a  retiré 
la  réputation  d'homme  de  savoir  et  de  haute  importance.  Il 
n'en  retire  pas  beaucoup  d'honneur,  grâce  à  vous,  Tom  ;  non, 
pas  du  tout. 

—  Eh  bien!  non,  certainement,  dit  Pinch,  regardant  son 
ami  avec  plus  de  trouble  que  jamais.  Qui?  moi?  lui  faire  hon- 
neur !  faire  honneur  à  M.  PecksniiT!  Allons  donc  I 

—  Aussi  ne  vous  ai-je  pas  dit  que  ce  serait  trop  ridicule 
pour  qu'on  puisse  supposer  pareille  chose? 

—  Mais  il  faudrait  être  fou,  dit  Tom. 

—  Fou!....  répéta  le  jeune  Westlock.  Certainement,  il  fau- 
drait être  fou  pour  supposer  qu'il  aime  à  entendre  dire  le  di- 
manche que  l'artiste  de  bonne  volonté  qui  tient  l'orgue  à 
l'église,  et  qui,  les  soirs  d'été,  s'exerce  à  la  brune  avec  tant 
d'habileté,  est  le  jeune  élève  de  M.  Pecksniff,  n'est-ce  pas, 
Tom?  Il  faudrait  être  fou  pour  supposer  qu'un  homme  tel  que 
lui  soit  bien  aise  de  faire  parler  de  lui  partout  avec  ces  travaux 
qu'il  vous  doit,  ce  «  rien  qui  vaille,  »  comme  vous  dites,  et 
qu'il  passe  par-dessus  le  marché  pour  vous  avoir  appris  lui- 
même,  n'est-ce  pas,  Tom?  Il  faudrait  être  fou  pour  supposer  que 
vous  lui  servez  partout  d'enseigne,  à  bien  meilleur  marché  et 
beaucoup  mieux  que  ne  le  ferait  un  tableau  sur  sa  porte,  un 
prospectus  collé  sur  la  muraille  ?  Il  vaudrait  autant  supposer 
qu'en  toute  occasion  il  ne  vous  ouvre  pas  tout  son  cœur,  toute 
son  âme;  qu'il  ne  vous  accorde  pas  un  traitement  d'une 
libéralité  extravagante;  ou,  ce  qui  serait  plus  affreux,  plus 
monstrueux,  si  c'était  possible,  autant  supposer  (et  ici,  à 
chaque  mot,  John  touchait  doucement  la  poitrine  de  Pinch) 
que  Pecksniff  a  spéculé  sur  votre  caractère,  sur  votre  dé- 


28  VIE    ET   AVENTURES 

fiance  de  vous-même,  sur  votre  confiance  dans  tout  le  monde, 
mais,  par- dessus  tout,  en  celui  qui  la  mérite  le  moins.  Ce  se- 
rait de  la  folie,  n'est-ce  pas,  Tom?  » 

M.  Pinch  avait  écouté  tout  ce  discours  avec  des  regards 
pleins  d'une  stupéfaction  en  partie  produite  par  le  sujet  des 
paroles  de  son  ami,  et  en  partie  aussi  par  la  volubilité  et  la 
véhémence  de  son  camarade.  Westlock  ayant  fini,  Tom  res- 
pira fortement  ;  et,  attachant  un  regard  scrutateur  sur  le  vi- 
sage de  son  interlocuteur,  comme  s'il  ne  pouvait  se  rendre 
bien  compte  de  l'expression  qu'il  y  lisait,  et  comme  s'il  voulait 
y  trouver  pour  se  guider  un  fil  propice  dans  le  labyrinthe  de 
son  esprit,  il  allait  répondre,  quand  vint  à  retentir  bruyam- 
ment à  leurs  *©reilles  le  son  du  cornet,  entonné  par  le  con- 
ducteur de  la  diligence.  Il  fallut  rompre  brusquement  la  con- 
férence. Le  plus  jeune  des  deux  compagnons  n'en  parut  pas 
fâché;  il  s'élança  vivement  et  pressa  la  main  de  Pinch. 

«  Vos  deux  mains,  Tom,  dit-il.  Je  vous  écrirai  de  Londres; 
vous  pouvez  y  compter. 

—  Oui,  dit  Pinch.  Oui;  n'y  manquez  pas,  s'il  vous  plaît. 
Adieu ,  adieu!  C'est  à  peine  si  je  puis  croire  à  votre  départ.  H 
me  semble  encore  que  vous  n'êtes  arrivé  que  d'hier.  Adieu , 
mon  cher  vieux  camarade  !  d 

John  Westlock  lui  rendit  ces  paroles  d'adieu  avec  une 
égale  cordialité,  et  il  grimpa  sur  l'impériale  où  il  s'installa. 
La  diligence  repartit  au  galop  sur  la  route  obscure  ;  ses  lan- 
ternes jetaient  une  vive  clarté,  et  le  cornet  du  conducteur 
éveillait  au  loin  tous  les  échos. 

«  Va,  suis  ton  chemin,  dit  Pinch,  s'adressant  à  la  dili- 
gence. Je  ne  puis  m'imaginer  que  tu  ne  sois  pas  un  être  vi- 
vant ,  quelque  monstre  énorme  qui ,  à  certains  intervalles , 
vient  visiter  ce  pays  pour  y  prendre  mes  amis  et  les  emporter 
à  travers  le  monde.  Je  te  trouve  ce  soir  encore  plus  fière,  plus 
orgueilleuse  que  jamais ,  et  tu  as  bien  lieu  de  t'enorgueillir  de 
ton  butin  ;  car  John  Westlock  est  un  brave  garçon,  un  garçon 
sincère,  et  il  n'a  qu'un  tort,  à  ma  connaissance,  sans  le  sa- 
voir, sans  le  vouloir  peut-être  :  c'est  d'être  cruellement  in- 
juste pour  Pecksniff.  » 


c^ 


DE    MARTIN    CHUZZLK WiT.  Js 


CHAPITRE  m. 

Eans  lequel  on  présente  quelques  autres  personnages, 
et  qui  fait  suite  au  chapitre  précédent. 

Déjà  nous  avons  parlé  d'un  certain  dragon  qui  se  balançait 
avec  un  cri  plaintif  au-dessus  de  la  porte  de  l'auberge  du  village. 
C'était  un  vieux  dragon  tout  terni;  plus  d'une  rafale  d'hiver, 
avec  son  cortège  de  pluie,  de  grésil,  de  neige  et  de  grêle,  avait 
dénaturé  sa  couleur,  qui  jadis  avait  été  un  bleu  éclatant,  et 
l'avait  fait  passer  à  une  sorte  de  gris  de  plomb.  Mais  il  était 
resté  suspendu  à  sa  place;  il  avait  une  pose  monstrueusement 
stupide,  dressé  qu'il  était  sur  ses  pattes  de  derrière.  Chaque 
mois  écoulé  lui  enlevait  quelque  chose  de  sa  couleur  et  de  sa 
forme,  si  bien  qu'en  le  regardant  par  le  devant  de  l'ensei- 
gne, on  ne  pouvait  s'empêcher  de  croire  qu'il  avait  fondu  tout 
doucement  au  travers  du  cadre,  pour  reparaître  sans  doute  de 
l'autre  côté. 

C'était,  du  reste,  un  dragon  courtois  et  affable,  ou  tout  au 
moins  il  l'avait  été  dans  un  temps  meilleur  :  car,  au  sein  de 
son  affaissement  et  de  sa  décadence ,  il  avait  pris  l'habitude 
de  porter  à  son  nez  une  de  ses  pattes  de  devant ,  comme  s'il 
voulait  dire  :  «  N'ayez  pas  peur ,  je  ne  suis  pas  si  méchant 
que  j'en  ai  l'air,  *  tandis  qu'il  présentait  l'autre  en  signe  de 
politesse  hospitalière.  En  vérité,  il  faut  reconnaître,  à  l'hon- 
neur de  la  race  des  dragons  modernes,  qu'ils  ont  fait  de  grands 
progrès  pour  la  civilisation  et  les  bonnes  manières.  Ils  ne  de- 
mandent plus  chaque  matin  une  jeune  fille  pour  leur  déjeuner, 
avec  la  même  régularité  qu'en  met  un  paisible  consommateur 
à  attendre  son  petit  pain  chaud  ;  ceux  de  nos  jours  ,  au  con- 
traire, aiment  à  se  trouver  dans  la  société  des  hommes,  ma- 
riés ou  célibataires ,  qui  ont  du  temps  à  perdre  au  cabaret  ; 
c'est  même  à  présent  un  de  leurs  traits  caractéristiques,  qu'ils 
se  tiennent  loin  de  la  compagnie  du  beau  sexe  et  lui  interdi- 
sent leur  approche,  principalement  le  samedi  soir,  au  lieu  de 
le  rechercher  avec  un  appétit  vorace,  malgré  leurs  inclina- 
tions bien  connues  et  les  goûts  qu'ils  manifestaient  au  temps 
jadis. 


30  VIE   ET   AVENTURES 

L'excursion  que  nous  faisons  ici  dans  le  domaine  de  l'his- 
toire naturelle,  à  propos  du  tribut  qu'on  devait  payer  à  ces 
animaux,  n'est  pas  une  digression  aussi  singulière  qu'elle  le 
paraît  au  premier  coup  d'œil  i  car  nous  avons  à  nous  occuper 
spécialement  du  dragon  qui  avait  sa  demeure  dans  le  voisi- 
nage de  M.  Pecksniff ,  et,  puisque  cet  animal  aux  formes  cour- 
toises est  maintenant  sur  le  tapis,  nous  n'avons  pas  de  raison 
pour  le  laisser  de  côté. 

Depuis  bien  des  années  il  se  balançait,  criait  et  battait  de 
l'aile  devant  les  deux  fenêtres  de  la  meilleure  chambre  à  cou- 
cher qu'il  y  eût  dans  la  maison  de  réfection  à  laquelle  il  avait 
donné  son  nom;  mais  tandis  qu'il  se  balançait,  criait  et  bat- 
tait de  l'aile,  jamais  dans  les  sombres  confins  qu'il  habitait  il 
n'y  avait  eu  autant  de  mouvement  qu'on  put  en  remarquer 
le  soir  même  qui  suivit  celui  où  arrivèrent  les  événements 
exposés  dans  le  précédent  chapitre.  C'était  un  bruit  de  pas 
pressés  montant  et  descendant  l'escalier ,  une  quantité  de  lu- 
mières qu'on  voyait  briller  ;  des  paroles  s'échangeaient  à  voix 
basse;  le  bois,  fraîchement  allumé,  fumait  et  suintait  dans 
l'humide  cheminée;  on  avait  retiré  le  linge  des  armoires;  les 
bassinoires  répandaient  leur  odeur  brûlante;  enfin,  c'était  un 
tel  va-et-vient ,  une  telle  agitation  intérieure ,  que  jamais  dra- 
gon ,  griffon ,  licorne  ou  tout  autre  animal  de  cette  espèce 
n'assista  à  rien  de  semblable,  depuis  que  ces  bêtes  fantasti- 
ques sont  mêlées  aux  affaires  de  ménage. 

Un  vieux  gentleman  et  une  jeune  femme  ,  voyageant  sans 
suite  dans  une  ancienne  berline  toute  délabrée  que  traînaient 
des  chevaux  de  poste  ,  venant  on  ne  sait  d'où ,  allant  on  ne 
sait  où ,  s'étaient  détournés  de  la  grand'route  et  arrêtés  ino- 
pinément au  Dragon  bleu.  Un  mal  subit  avait  saisi  le  vieux 
gentleman  dans  sa  voiture.  Forcé  pour  cette  cause  de  descen- 
dre à  l'auberge,  le  malade  y  souffrait  d'horribles  crampes  et 
de  spasmes  nerveux  ;  et  cependant ,  au  milieu  même  de  ses 
crises,  il  défendait  expressément  qu'on  appelât  un  médecin  ; 
la  jeune  femme  lui  administrait  quelques  remèdes  pris  dans 
une  petite  boîte  à  médicaments  :  il  protestait  qu'il  n'en  voulait 
pas  d'autres  ;  en  un  mot,  il  épouvantait  l'hôtesse,  lui  faisait 
perdre  la  tête  ,  et  repoussait  obstinément  tous  les  moyens  de 
soulagement  qu'elle  pouvait  lui  offrir. 

Des  cinq  cents  remèdes  que  la  bonne  femme  imagina  et  pro- 
posa en  moins  d'une  demi-heure ,  il  n'en  admit  qu'un  seul  : 
ce  fut  de  se  mettre  au  lit.  C'était  pour  faire  ce  lit  et  tout  dis- 


DE   MARTIN   CÎÎUZZLEWIT.  31 

poser  en  faveur  du  voyageur,  qu'on  faisait  tout  ce  remue- 
ménage  dans  la  chambre  située  derrière  le  dragon. 

Le  gentleman  était  réellement  très-malade  ;  il  souffrait  d'une 
manière  cruelle,  d'autant  plus  peut-être  que  c'était  un  robuste 
et  solide  vieillard ,  doué  d'une  volonté  de  fer  et  d'une  voix 
d'airain.  Mais  ni  les  craintes  qu'il  émettait  tout  haut ,  de 
temps  en  temps,  pour  sa  vie,  ni  les  tortures  qu'il  ressen- 
tait, ne  diminuaient  le  moins  du  monde  sa  fermeté.  Il  défen- 
dait qu'on  lui  amenât  qui  que  ce  fût.  Plus  son  état  empirait , 
plus  le  vieillard  paraissait  roide  et  inflexible  dans  sa  détermi- 
nation. Il  jurait  que,  si  on  voulait  le  faire  soigner  par  quel- 
qu'un, homme,  femme  ou  enfant,  il  quitterait  aussitôt  la 
maison,  dût-il  partir  à  pied  et  mourir  sur  le  seuil  de  la 
porte. 

Il  n'y  avait  dans  le  village  aucun  praticien  en  médecine , 
mais  seulement  un  pauvre  apothicaire  qui  joignait  à  sa  spé- 
cialité l'épicerie  et  autres  comestibles  de  toute  sorte.  Au  début 
et  dans  le  premier  brouhaha  de  l'événement,  l'hôtesse  avait 
pris  sous  sa  propre  responsabilité  d'envoyer  chercher  ledit 
apothicaire  :  naturellement,  selon  l'ordinaire ,  comme  on  avait 
besoin  de  lui ,  il  était  absent.  Il  était  allé  à  quelques  milles 
de  distance,  et  on  ne  l'attendait  que  très-tard  dans  la  soirée, 
si  bien  que  l'hôtesse,  hors  d'elle-même,  expédia  en  toute  hâte 
le  même  messager  chez  M.  Pecksuiff ,  le  savant  homme  à  qui 
ses  connaissances  permettaient,  selon  elle,  de  prendre  sans 
crainte  une  part  active  à  sa  responsabilité;  et  qui  de  plus,  en 
sa  qualité  d'homme  moral,  pourrait  donner  à  une  âme  agitée 
un  mot  de  consolation.  Sous  ce  rapport,  son  hôte  avait  gran- 
dement besoin  de  secours  efficaces;  on  n'en  pouvait  douter,  à 
l'entendre  jeter  fréquemment  des  paroles  incohérentes,  un  peu 
trop  mondaines  pourtant  pour  annoncer  une  bonne  prépara- 
tion spirituelle. 

Le  messager  chargé  de  cette  mission  secrète  revint  sans 
rapporter  de  meilleures  nouvelles  que  la  première  fois  : 
M.  Pecksnifif  n'était  pas  au  logis.  Cependant  on  se  passa  de 
M.  Pecksniff  pour  mettre  au  lit  le  patient,  dont  peu  à  peu,  et 
dans  un  espace  de  deux  heures,  l'état  s'améliora  sensiblement  : 
les  intervalles  des  crises  furent  d'abord  beaucoup  plus  longs, 
puis,  petit  à  petit,  il  cessa  entièrement  de  souffrir,  bien  que 
de  temps  en  temps  il  parût  plongé  dans  un  épuisement  pres- 
que aussi  alarmant  que  les  précédentes  attaques. 

Dans  un  de  ces  moments  de  rémission,  il  tourna  de  tous 


32  VIE    ET    AVENTURES 

côtés  son  regard  avec  beaucoup  de  précaution,  et,  se  soulevant 
avec  peine  sur  ses  deux  oreillers,  essaya,  le  visage  empreint 
d'une  étrange  expression  de  mystère  et  de  défiance,  de  faire 
usage  du  papier,  de  l'encre  et  des  plumes  qu'il  avait  fait  pla- 
cer auprès  de  lui  sur  une  table.  Pendant  ce  temps,  la  jeune 
dame  et  l'hôtesse  du  Dragon  bleu  étaient  assises  l'une  près  de 
l'autre  devant  le  feu,  dans  la  chambre  du  malade. 

L'hôtesse  du  Dragon  bleu  avait  tout  à  fait  le  physique  de 
l'emploi  :  large,  égrillarde,  bien  portante  et  de  bonne  mine; 
son  visage,  d'un  rouge  vif  sur  un  fond  blanc  clair,  offrait  par 
son  aspect  jovial  un  témoignage  du  vif  intérêt  que  la  dame 
portait  aux  excellentes  provisions  contenues  dans  la  cave  et 
dans  le  cellier,  comme  aussi  de  l'influence,  puissamment  utile 
pour  la  santé,  qu'exerçaient  ces  excellentes  provisions.  Elle 
était  veuve  ;  mais  le  temps  de  son  deuil  était  passé,  et  la  veuve 
avait  repris  sa  fleur  de  beauté,  qui  depuis  n'avait  pas  cessé  de 
s'épanouir  en  pleine  floraison.  Pour  rendre  la  floraison  plus 
complète,  roses  sur  ses  amples  jupons,  roses  sur  son  corsage, 
roses  sur  son  bonnet,  roses,  sur  ses  joues,  oui  vraiment,  et,  les 
plus  douces  de  toutes  à  cueillir,  roses  sur  ses  lèvres.  Elle  avait, 
en  outre,  de  brillants  yeux  noirs  et  des  cheveux  couleur  de 
jais;  elle  était  avenante,  ornée  de  jolies  fossettes,  dodue,  ferme 
comme  une  groseille;  et,  bien  qu'elle  ne  fût  plus  tout  à  fait  ce 
que  le  monde  appelle  une  jeune  femme,  vous  eussiez  pu  prê- 
ter serment  sur  la  vérité,  devant  tout  maire  ou  tout  autre  ma- 
gistrat dans  la  chrétienté  entière,  qu'il  y  avait  en  ce  monde 
beaucoup  de  jeunes  filles,  Dieu  les  bénisse  toutes  en  général  et 
chacune  en  particulier!  que  vous  n'eussiez  ni  aimées  ni 
admirées  à  moitié  autant  que  la  pimpante  hôtesse  du  Dragon 
bleu. 

Assise  devant  le  feu ,  cette  belle  matrone  promenait ,  de 
temps  en  temps,  son  regard  autour  de  la  chambre  avec  l'or- 
gueil satisfait  d'une  propriétaire.  C'était  une  vaste  pièce,  comme 
on  peut  en  voir  à  la  campagne,  ayant  un  plafond  surbaissé  et 
un  plancher  enfoncé  au-dessous  du  niveau  de  la  porte  ;  à  l'in- 
térieur, il  y  avait  pour  descendre  deux  marches  placées  d'une 
manière  si  délicieusement  inattendue,  que  les  étrangers,  en 
dépit  des  plus  grandes  précautions,  ne  manquaient  guère  de 
tomber  le  nez  en  avant  comme  dans  un  bain  où  l'on  pique 
une  tête.  Ce  n'était  pas  là  une  de  vos  chambres  à  coucher  fri- 
voles et  luxueuses  jusqu'à  l'absurde,  où  l'on  ne  peut  fermer 
l'œil  dans  une  convenance  et  une  harmonie  d'idées  propres  au 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  33 

sommeil;  mais  c'était  un  bon  endroit  rempli  d'un  calme  plat, 
d'un  calme  lourd,  un  lieu  soporifère,  où  chaque  meuble  vous 
rappelait  que  vous  étiez  venu  pour  dormir  et  que  vous  n'étiez 
là  que  pour  ça.  Là,  pas  de  glace  vigilante  qui  réfléchît  le  feu, 
ainsi  que  dans  vos  chambres  modernes  qui,  au  milieu  même 
des  nuits  les  plus  sombres,  gardent  un  constant  reflet  de  l'élé- 
gance française.  Çà  et  là  le  vieil  acajou  espagnol  y  clignait  de 
l'œil,  comme  un  chien  ou  un  chat  qui  fait  son  somme  au  coin 
du  feu.  La  grandeur,  la  forme,  la  lourde  immobilité  da  bois 
de  lit  et  de  l'armoire,  et  même,  à  un  moindre  degré,  celle  des 
chaises  et  des  tables,  tout  invitait  au  sommeil  ;  leur  consti- 
tution même,  lourde  et  apoplectique,  vous  disposait  à  ronfler. 
Là,  point  de  ces  portraits  qui  vous  regardent  avec  l'air  de 
vous  reprocher  votre  paresse  au  lit;  sur  les  rideaux,  pas  de 
ces  oiseaux  à  l'œil  arrondi,  ouvert,  éveillé  et  insupportable- 
ment  scrutateur.  Les  épais  rideaux,  les  persiennesbien  closes, 
les  couvertures  amoncelées,  tout  était  disposé  pour  entre- 
tenir le  sommeil  ;  loin  de  là  tous  les  éléments  conducteurs 
de  la  lumière  et  du  réveil.  Regardez  le  vieux  renard  empaillé, 
posé  sur  le  haut  de  l'armoire;  eh  bien!  lui-même,  vous  n'en 
auriez  pas  tiré  une  étincelle  électrique  de  vigilance  ;  il  avait 
fait  le  sacrifice  de  ses  yeux  d'émail,  et  vous  auriez  dit  quil 
dormait  tout  debout. 

La  maîtresse  du  Dragon  bleu  promena  à  plusieurs  reprises 
un  coup  d'œil  rapide  sur  ce  mobilier  somnolent.  Elle  l'en  dé- 
tourna bientôt,  ainsi  que  du  lit  qui  était  à  l'autre  bout  de  la 
chambre,  avec  son  étrange  locataire,  pour  le  fixer  sur  la  jeune 
femme  placée  tout  à  côté  d'elle,  et  qui,  les  yeux  baissés  vers  le 
foyer,  restait  assise  et  plongée  dans  une  méditation  silencieuse 

Cette  personne  était  très-jeune,  dix-sept  ans  environ  ;  elle 
avait  des  manières  timides  et  réservées,  et  cependant  elle  pa- 
raissait se  dominer,  et  savait  mieux  maîtriser  ses  émotions  que 
les  femmes  ne  le  savent  ordinairement,  à  une  époque  plus 
avancée  de  la  vie.  Elle  en  avait  fait  preuve  tout  récemment 
dans  les  soins  qu'elle  avait  donnés  au  gentleman  malade.  Sa 
taille  était  petite ,  sa  figure  délicate  pour  son  âge  ;  mais  tous 
les  charmes  brillants  de  la  jeunesse  virginale  couronnaient  son 
beau  front.  Il  y  avait  sur  ses  traits  une  pâleur  causée  sans 
doute  en  partie  par  les  agitations  récentes.  Ses  cheveux,  d'un 
noir  foncé ,  dans  le  désordre  de  ses  préoccupations ,  avaient 
quitté  leurs  liens  et  pendaient  sur  son  cou  ;  c'est  une  licence 
qu'un  observateur  galant  eût  enviée  plutôt  que  blâmée 
Martin  Chuzzlewit.  —  i  ^ 


34  VIE  ET    AVENTURES 

Son  costume  était  dans  sa  simplicité  celui  d'une  personne 
distinguée  •  dans  son  maintien,  tranquillement  assise  comme 
elle  l'était,  il  y  avait  quelque  chose  d'indéfinissable,  qui  sem- 
blait en  harmonie  avec  ce  costume  absolument  sans  prétention. 
Elle  avait  commencé  par  tenir  ses  yeux  fixés  d'un  air  d'anxiété 
sur  le  lit;  mais  voyant  que  le  malade  restait  tranquille,  tout 
occupé  du  soin  d'écrire,  elle  avait  doucement  tourné  sa  chaise 
vers  le  foyer,  probablement  parce  qu'elle  se  doutait  instincti- 
vement qu'il  désirait  n'être  pas  observé  ,  et  puis  aussi  afin  de 
pouvoir ,  sans  qu'il  la  vît ,  donner  un  libre  cours  aux  senti- 
ments naturels  qu'elle  avait  dû  jusque-là  comprimer. 

Tout  cela  et  bien  autre  chose  n'avait  pas  échappé  à  la  rose 
maîtresse  du  Dragon  bleu.  Il  n'y  a  qu'une  femme  pour  deviner 
une  autre  femme.  Enfin  elle  dit  à  voix  trop  basse  pour  pouvoir 
être  entendue  du  malade  dans  son  lit  : 

«  Miss,  aviez-vous  vu  déjà  le  gentleman  dans  cet  état?  Est- 
il  sujet  à  ces  attaques? 

—  Il  m'est  arrivé  de  le  voir  très-malade,  mais  jamais  autant 
que  ce  soir. 

—  Quel  bonheur,  miss,  que  vous  ayez  eu  avec  vous  les  pres- 
criptions et  les  remèdes  nécessaires  ! 

—  Ils  sont  toujours  prêts  pour  de  semblables  circonstances. 
Nous  ne  voyageons  jamais  sans  les  emporter. 

—  Oh  1  pensa  l'hôtesse,  il  paraît  que  nous  avons  l'habitude 
de  voyager,  et  de  voyager  ensemble.  » 

Elle  avait  tellement  conscience  de  porter  cette  pensée  écrite 
sur  son  visage,  qu'ayant  rencontré  presque  aussitôt  les  yeux 
de  la  jeune  dame,  elle  se  sentit  toute  confuse,  en  hôtesse  dis- 
crète et  bien  apprise  qu'elle  était. 

«  Si  le  gentleman,  votre  grand-papa,  reprit-elle  après  une 
courte  pause,  est  toujours  si  résolu  à  n'accepter  aucun  se- 
cours, cela  doit  vous  effrayer  beaucoup,  miss  ? 

—  En  effet,  j'ai  été  très-alarmée  ce  soir.  Ce....  ce  n'est  point 
mon  grand-père. 

—  Votre  père,  voulais-je  dire,  reprit  l'hôtesse,  sentant 
qu'elle  avait  commis  une  erreur  maladroite. 

—  Ce  n'est  point  mon  père,  dit  la  jeune  femme  ;  ni,  ajoutâ- 
t-elle ,  souriant  légèrement ,  car  elle  avait  pressenti  tout  de 
suite  ce  que  l'hôtesse  allait  ajouter,  ni  mon  oncle.  Nous  ne 
sommes  pas  parents. 

—  Mon  Dieu  I  répliqua  l'hôtesse,  de  plus  en  plus  embarras- 
sée;  comment  ai-je  pu  me  tromper  à  ce  point,  sachant  bien, 


DE   MARTIN   CHUZZLEV/IT.  '  35 

de  même  que  le  bon  sens  suffit  pour  le  dire,  qu'un  gentle- 
man, lorsqu'il  est  malade,  paraît  beaucoup  plus  vieux  qu'il  ne 
l'est  réellement?  Comment  ai-je  pu  vous  appeler  miss,  ma- 
dame ?  » 

Mais,  en  achevant  ces  paroles,  elle  jeta  machinalement  un 
regard  sur  le  troisième  doigt  de  la  main  gauche  de  la  jeune 
femme,  et  tressaillit  :  ce  doigt  ne  portait  pas  d'anneau. 

«  Quand  je  vous  disais  que  nous  n'étions  pas  parents,  fit 
observer  la  jeune  femme  avec  douceur,  mais  non  sans  quelque 
confusion,  cela  signifiait  que  nous  ne  le  sommes  d'aucune  ma- 
nière, pas  plus  par  le  mariage  qu'autrement Est-ce  que 

vous  m'avez  appelée,  Martin? 

—  Vous  appeler?!)  s'écria  le  vieillard,  levant  vivement  les 
yeux  et  s'empressant  de  cacher  sous  la  couverture  le  papier 
sur  lequel  il  avait  écrit  :  «  Non.  > 

Elle  avait  fait  un  pas  ou  deux  vers  le  lit,  mais  elle  s'arrêta 
immédiatement  sans  aller  plus  loin. 

«  Non,  répéta  le  malade  avec  une  énergie  pétulante.  Pour- 
quoi me  demandez-vous  cela?  Si  je  vous  avais  appelée,  auriez- 
vous  besoin  de  me  faire  cette  question? 

—  Monsieur,  se  hasarda  à  dire  l'hôtesse,  c'était  le  grince- 
ment de  l'enseigne  qui  est  dehors.  » 

Supposition  qui,  soit  dit  en  passant,  et  comme  l'hôtesse  le 
sentit  elle-même  au  moment  où  ele  venait  de  la  faire,  n'était 
pas  du  tout  flatteuse  pour  la  voix  du  vieux  gentleman. 

«  Peu  m'importe  ce  que  c'était,  madame,  répliqua-t-il  ;  ce 
n'était  pas  moi.  Eh  bien!  pourquoi  restez-vous  ainsi  debout, 
Mary,  à  me  regarder  commue  si  j'avais  la  peste?  Mais  ils  ont 
tous  peur  de  moi,  ajouta-t-il,  s'appuyant  languissamment  en 
arrière  sur  son  oreiller  ;  tous,  jusqu'à  elle!  Toujours  la  même 
malédiction  sur  moi.  D'ailleurs,  je  n'ai  rien  autre  chose  à  es- 
pérer. 

—  Oh!  Dieu!  non.  Oh!  non,  j'ensuis  sûre,  dit  la  brave  hô- 
tesse, se  levant  et  allant  vers  lui.  Allons,  calmez-vous,  mon- 
sieur. Ce  ne  sont  que  des  idées  de  malade. 

—  Qu'est-ce  que  cela,  des  idées  de  malade?  répéta-t-il. 
Qu'est-ce  que  vous  savez  de  mes  idées?  Qui  vous  a  parlé,  à 
vous,  de  mes  idées?  Toujours  la  même  chanson!  Des  idées! 

—  Voyez  plutôt  si  ce  n'en  est  pas  encore  une  qui  vous 
prend,  dit  la  maîtresse  du  Dragon  bleu,  sans  que  sa  bonne  hu- 
meur eût  souffert  le  moins  du  monde.  Eh!  mon  Dieu  1  il  n'y 
a  pas  d,°.  m?l  à  dire  ça.  mortsieur  :  cela  se  dit  tous  les  jours. 


36  VIE   ET    AVENTURES 

Les  gens  en  bonne  santé  n'ont-ils  pas  aussi  leurs  idées  ?  et  de 
bien  étranges  parfois  !  » 

Tout  innocentes  que  pouvaient' sembler  ces  paroles,  elles 
agirent  sur  l'esprit  méfiant  du  voyageur,  comme  l'huile  qui 
tombe  sur  le  feu.  Il  leva  sa  tête  hors  du  lit,  et,  fixant  sur  l'hô- 
tesse deux  yeux  noirs  dont  l'éclat  était  augmenté  par  la  pâ- 
leur de  ses  joues  creuses,  qui,  de  leur  côté,  paraissaient  d'au- 
tant plus  pâles  par  le  voisinage  de  longues  mèches  éparses  de 
cheveux  gris  et  d'une  toque  très-serrée  en  velours  noir ,  le 
vieillard  scruta  la  physionomie  de  cette  femme. 

«  Ah!  vous  vous  y  prenez  trop  tôt,  dit-il,  mais  d'une  voix 
si  basse,  qu'il  semblait  se  parler  à  lui-même  plutôt  qu'à  l'hô- 
tesse. Vous  ne  perdez  pas  de  temps.  Vous  remplissez  bien  vo- 
tre commission,  et  vous  gagnez  bien  votre  argent,  Voyons, 
qui  est-ce  qui  vous  paye. pour  ça?  5 

L'hôtesse  regarda  d'un  air  très-étonné  celle  qu'il  avait  ap- 
pelée Mary,  et,  ne  lisant  point  là  réponse  qu'elle  cherchait  sur 
son  visage  plein  de  douceur,  elle  se  retourna  vers  le  malade. 
D'abord,  elle  avait  reculé  involontairement,  en  supposant 
qu'il  avait  perdu  la  tête;  niais  cette  supposition  tombait  na- 
turellement devant  la  fermeté  de  maintien  du  vieillard,  de- 
vant la  détermination  qu'annonçaient  ses  traits  énergiques  et 
surtout  sa  bouche  contractée. 

«  Voyons,  dit-il ,  apprenez-moi  qui  est-ce  qui  vous  paye 
pour  ça.  D'ailleurs,  comme  je  suis  ici ,  il  ne  m'est  pas  bien 
difficile  de  le  deviner,  vous  pouvez  le  croire. 

—  Martin,  dit  vivement  la  jeune  femme  en  posant  sa  main 
sur  le  bras  du  vieillard,  songez  qu'il  n'y  a  qu'un  moment  que 
nous  sommes  dans  cette  maison ,  et  que  votre  nom  y  est 
même  inconnu. 

—  A  moins,  dit-il,  qae  vous....  y> 

Il  était,  selon  toute  apparence,  tenté  d'exprimer  le  soupçon 
qu'elle  avait  pu  trahir  sa  confiance  en  faveur  de  l'hôtesse; 
mais,  soit  qu'il  se  rappelât  ses  soins  affectueux,  soit  qu'il  fût 
ému  en  quelque  sorte  par  la  vue  de  son  visage,  il  se  contint, 
et,  changeant  la  position  fatigante  qu'il  avait  dans  son  lit,  il 
garda  le  silence. 

«  Làl  dit  Mme  Lupin,  nom  sous  lequel  le  Dragon  bleu  avait 
privilège  de  loger  «  à  pied  et  à  cheval.  »  Maintenant  cela  va 
mieux,  monsieur.  Vous  aviez  oublié  un  moment,  monsieur, 
que  vous  n'avez  ici  que  des  amis. 

—  Oh!  s'écria  le  vieillard  avec  un  gémissement  d'impa- 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  37 

lience,  en  frappant  d'une  main  fiévreuse  sur  la  couverture 
que  me  parlez- vous  d'amis?  Yous  ou  d'autres,  qui  peut  m'ap- 
prendre  à  connaître  quels  sont  mes  amis  et  quels  sont  mes 
ennemis? 

— Au  moins,  insista  gracieusement  Mme  Lupin,  cette  jeune 
dame  est  votre  am.ie,  je  suppose? 

—  Parce  qu'elle  n'a  pas  encore  eu  envie  de  changer,  s'écria 
le  vieillard  du  ton  d'un  homme  chez  qui  l'espoir  et  la  con- 
fiance étaient  entièrement  épuisés.  Je  suppose  qu'elle  est  mon 
amie,  mais  le  ciel  le  sait.  Ne  m'empêchez  plus  de  dormir,  si 
je  puis.  Laissez  la  chandelle  à  la  même  place,  d 

Les  deux  femmes  s'étant  éloignées  du  lit,  le  vieillard  éten- 
dit le  papier  sur  lequel  il  avait  écrit  si  longtemps,  et,  le  pré- 
sentant au  flambeau,  il  le  réduisit  en  cendres.  Gtla  fait,  il 
éteignit  la  lumière,  et,  se  retournant  avec  un  profond  soupir, 
il  tira  la  couverture  sur  sa  tête  et  se  tint  tranquille. 

La  destruction  de  ce  papier  étant  une  chose  étrangement  en 
désaccord  avec  la  peine  que  le  vieillard  avait  paru  prendre  à 
l'écrire,  et,  de  plus,  mettant  le  Dragon  en  grand  péril  d'être 
incendié,  ne  laissa  pas  que  de  produire  une  véritable  conster- 
nation dans  l'esprit  de  Mme  Lupin.  Mais  la  jeune  femme,  sans 
témoigner  de  surprise,  de  curiosité  ni  d'alarme,  lui  dit  à  voix 
basse,  tout  en  la  remerciant  pour  sa  sollicitude  à  lui  tenir 
compagnie,  qu'elle  se  proposait  de  rester  encore  dans  la 
chambre,  et  la  pria  de  ne  point  partager  sa  veille,  habituée 
qu'elle  était  à  se  trouver  seule,  ajoutant  qu'elle  passerait  le 
temps  à  lire. 

Mme  Lupin  avait  reçu  en  partage  un  large  contingent  de 
ce  gros  capital  de  curiosité  dont  a  hérité  son  sexe,  et,  dans 
une  autre  occasion,  il  n'eût  pas  été  aussi  facile  de  lui  faire  ac- 
cepter cet  avertissement.  Mais,  tout  entière  à  la  surprise,  à 
la  stupéfaction  que  lui  avaient  causée  ces  mystères,  elle  se 
retira  aussitôt,  et  se  rendant  tout  droit  à  son  petit  parloir 
d'en  bas,  elle  s'assit  dans  son  fauteuil  avec  un  calme  simulé. 
En  ce  moment  critique,  un  pas  se  fit  entendre  à  l'entrée. 
M.  Pecksniff,  regardant  doucereusement  par-dessus  la  demi- 
porte  de  la  salle,  et  sondant  la  perspective  du  gentil  intérieur, 
murmura  : 

«  Bonsoir,  mistress  Lupin. 

—  Ah  !  mon  Dieu!  monsieur,  s'écria-t-elle  en  s'avançant 
pour  le  recevoir,  je  suis  bien  contente  que  vous  soyez  venu. 

—  Et  moi  je  ne  suis  pas  moins  content  d'être  venu,  dit 


38  VIE  ET   AVENTURES 

M.  Pecksniff,  si  je  puis  être  de  quelque  utilité.  De  quoi  s'agit- 
il,  mistress  Lupin? 

—  C'est  un  gentleman  qui  est  tombé  malade  en  route,  et 
qui  est  là-haut  tout  souffrant,  répondit  l'hôtesse  en  pleurant 
à  chaudes  larmes. 

—  Un  gentleman  qui  est  tombé  malade  en  route  et  qui  est 
là-haut  tout  souffrant?  répéta  M.  Pecksniff.  Bien  !  bieni  » 

Dans  ce%te  remarque,  il  n'y  avait  rien  qu'on  pût  trouver 
précisément  original;  on  ne  pouvait  dire  qu'il  y  eût  là  aucun 
sage  précepte,  inconnu  jusqu'alors  au  genre  humain,  ni  que 
ces  deux  mots  eussent  ouvert  une  source  cachée  de  consola- 
tion ;  mais  M.  Pecksniff  avait  tant  de  douceur  dans  les  ma- 
nières ,  il  secouait  la  tête  avec  tant  d'affabilité,  et  en  toute 
chose  il  montrait  une  si  parfaite  estime  de  ses  propres  vertus, 
que  tout  le  monde  eût  été  rassuré,  comme  Mme  Lupin,  rien 
que  par  le  son  de  voix  et  la  présence  d'un  tel  homme  ;  et  se 
fût-il  borné  à  dire  :  «  Un  verbe  doit  s'accorder  avec  son  no- 
minatif en  nombre  et  en  personne,  mon  bon  ami,  »  ou  :  «  Huit 
fois  hait  font  soixante-quatre,  ma  chère  âme,  »  on  n'aurait 
pu  manquer  de  lui  savoir  un  gré  infini  de  tant  d'humanité  et 
de  bon  sens. 

a  Et,  dit  M.  Pecksniff,  retirant  ses  gants  et  réchauffant  ses 
mains  devant  le  feu,  avec  autant  de  bienveillance  délicate  que 
s'il  se  fût  agi  des  mains  d'un  autre  et  non  des  siennes,  et 
comment  va-t-il  maintenant? 

—  Il  va  mieux ,  il  est  tout  à  fait  tranquille ,  répondit 
Mme  Lupin. 

■  —  Il  va  mieux,  et  il  est  tout  à  fait  tranquille ,  dit  M.  Pecks- 
niff. Très-bien  !  très....  bien  I  » 

Ici  encore,  quoique  le  renseignement  vînt  de  Mme  Lupin, 
et  nullement  de  M.  Pecksniff,  M.  Pecksniff  se  l'appropria  et 
s'en  servit  pour  la  consoler.  Cette  phrase  n'avait  pas  grande 
importance  quand  Mme  Lupin  la  prononça,  mais  dans  la 
bouche  de  M.  Pecksniff  elle  valait  tout  un  livre.  «  J'observe, 
semblait-il  dire,  et  par  ma  bouche  la  morale  universelle  re- 
marque qu'il  va  mieux  et  qu'il  est  tout  à  fait  tranquille.  » 

«  Il  doit  y  avoir  cependant  de  pénibles  préoccupations  dans 
son  esprit,  dit  l'hôtesse  en  secouant  la  tête;  car  il  tient,  mon- 
sieur, le  langage  le  plus  étrange  que  vous  ayez  jamais  en- 
tendu. Il  est  loin  d'avoir  les  idées  nettes ,  et  il  aurait  bien 
besoin  des  avis  utiles  de  quelque  personne  assez  charitable 
pour  lui  rendre  ce  bon  office. 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  39 

—  Alors,  dit  M.  Pecksniff,  c'est  justement  le  client  qu'il  me 
faut.  V 

Mais,  bien  qu'il  fît  entendre  parfaitement  cette  pensée,  il  ne 

prononça  pas  une  seule  parole.  Il  se  contenta  de  secouer  la 
tête,  et  de  l'air  le  plus  modeste  encore. 

a:  Je  crains,  monsieur,  continua  l'hôtesse,  regardant  autour 
d'elle  afin  de  s'assurer  qu'il  n'y  avait  là  personne  pour  écou- 
ter, puis  tenant  ses  regards  fixés  sur  le  parquet;  je  crains 
fort,  monsieur,  que  sa  conscience  ne  soit  troublée,  parce  qu'il 
n'est  point  allié  par  parenté....  ni  même....  marié  à  une  très- 
jeune  dame.... 

—  Mistress  Lupin  !  dit  M.  Pecksniff,  levant  sa  main  de  façon 
à  se  donner  l'air  sévère,  comme  si,  avec  la  douceur  qui  lui 
était  naturelle,  son  expression  pouvait  jamais  ressembler 
à  de  la  sévérité.  Une  personne!...  une  jeune  personne? 

—  Une  très-jeune  personne,  dit  Mme  Lupin  en  s'inclinant 
et  rougissant.  Je  vous  demande  pardon,  monsieur,  mais  j'ai 
été  tellement  tourmentée  ce  soir,  que  je  ne  sais  plus  ce  que  je 
dis.  Elle  est  là-haut  avec  lui. 

—  Elle  est  là-haut  avec  lui....  rumina  M.  Pecksniff,  se 
chauffant  le  dos,  de  la  même  manière  qu'il  s'était  chauffé  les 
mains,  toujours  avec  une  douceur  obligeante,  comme  si  c'eût 
été  le  dos  d'une  veuve  ou  d'un  orphelin  ou  d'un  ennemi,  ou  tout 
autre  dos  que  des  gens  moins  humains  que  cet  excellent  homme 
auraient  laissé  geler  sans  son  aide.  Oh  !  bon  Dieu  1  bon  Dieu  ! 

—  En  même  temps  je  dois  dire,  ajouta  chaleureusement 
l'hôtesse,  et  je  le  dis  du  fond  du  cœur,  que  sou  air  et  ses  ma- 
nières doivent  désarmer  tout  soupçon. 

—  Yotre  soupçon,  mistress  Lupin,  dit  gravement  M.  Pecks- 
niff, est  très-naturel.  » 

A  propos  de  cecte  remarque,  nous  noterons  ici,  à  leur  con- 
fusion, que  les  ennemis  de  ce  digne  homme  ne  rougissaient 
pas  d'affirmer  qu'il  trouvait  toujours  très-naturel  ce  qui  était 
très-mal,  et  qu'il  trahissait  par  là  involontairement  sa  propre 
nature. 

«  Votre  soupçon,  mistress  Lupin,  répéta-t-il,  est  très-na- 
turel et,  je  n'en  doute  pas,  très-fondé.  Je  vais  me  rendre  chez 
ces  voyageurs.  » 

En  parlant  ainsi,  il  ôta  son  grand  pardessus,  et,  ayant 
passé  les  doigts  dans  ses  cheveux,  il  plongea  dignement  une 
main  dans  l'intérieur  de  son  gilet  et  fit  doucement  signe  à 
l'hôtesse  de  le  conduire. 


40  VIE  ET   AVENTURES 

a  Frapperai-je  ?  demanda  Mme  Lupin,  lorsqu'ils  eurent  at- 
teint la  porte  de  la  chambre. 

—  Non,  dit-il;  entrez,  s'il  vous  plaît.  » 

Ils  entrèrent  sur  la  pointe  du  pied  ;  ou  plutôt  ce  fut  l'hô- 
tesse qui  prit  cette  précaution,  car,  pour  M.  Pecksniff,  il  mar- 
chait toujours  d'un  pas  léger. 

Le  vieux  gentleman  dormait  encore,  et  sa  jeune  compagne 
était  assise  auprès  du  feu  et  lisait. 

«  Je  crains,  dit  M.  Pecksniff,  s'arrêtant  au  seuil  de  la  porte 
et  donnant  à  sa  tête  un  balancement  mélancolique,  je  crains 
que  tout  cela  ne  soit  un  peu  louche.  Je  crains,  mistress  Lupin, 
vous  comprenez  ?  que  tout  cela  ne  soit  louche.  » 

Tout  en  achevant  ces  mots  à  voix  basse,  il  avait  devancé 
l'hôtesse;  en  même  temps,  la  jeune  dame  se  leva  au  bruit  des 
pas.  M.  Pecksniff  jeta  un  regard  sur  le  volume  qu'elle  tenait, 
et  dit  tout  bas  à  Mme  Lupin,  avec  un  abattement  plus  grand 
encore,  s'il  était  possible  : 

«  Oui,  madame,  c'est  un  bon  livre.  J'en  tremblais  d'avance. 
Je  crains  fort  que  tout  ceci  ne  recèle  une  trame  profonde  ! 

—  Quel  est  ce  monsieur  ?...  demanda  la  personne  qui  était 
l'objet  de  ces  vertueux  soupçons. 

— Hum  1...  ne  vous  inquiétez  pas,  madame,  dit  M.  Pecksniff, 
au  moment  où  l'hôtesse  allait  répondre.  Cette  jeune....  » 

Involontairement,  il  hésita  quand  le  mot  «  personne  »  vint 
sur  ses  lèvres,  et  y  substituant  un  autre  mot  : 

<L  Cette  jeune  étrangère,  mistress  Lupin,  m'excusera  de  lui 
répondre  laconiquement  que  j'habite  ce  village;  que  j'y  jouis 
de  quelque  influence,  si  peu  méritée  qu'elle  puisse  être,  et 
que  vous  m'avez  appelé.  Je  suis  venu  ici  comme  je  vais  par- 
tout où  me  pousse  ma  sympathie  pour  les  malades  et  les  af- 
fligés. » 

Ayant  prononcé  ces  paroles  à  effet,  M.  Pecksniff  passa  près 
du  lit.  Là,  après  avoir  touché  deux  ou  trois  fois  le  couvre- 
pied  d'une  façon  solennelle,  comme  pour  s'assurer  ainsi  po- 
sitivement de  l'état  du  malade,  il  s'assit  dans  un  grand  fau- 
teuil, et  attendit  le  réveil  du  gentleman  dans  l'attitude  de  la 
méditation  et  da  recueillement.  La  jeune  dame  ne  poussa  pas 
plus  loin  les  objections  qu'elle  eût  pu  faire  à  Mme  Lupin;  pas 
un  mot  de  plus  ne  fut  dit  à  M.  Pecksniff,  qui  ne  dit  rien  non 
plus  à  personne. 

Une  bonne  demi-heure  s'écoula  avant  que  le  vieillard  bou- 
geât. Enfin  il  se  retourna  dans  son  lit;  et,  bien  qu'il  ne  fût 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIT.  41 

pas  positivement  réveillé,  il  laissa  voir  cependant  d'une  ma- 
nière certaine  que  chez  lui  le  sommeil  touchait  à  sa  fin.  Peu 
à  peu,  il  dégagea  sa  tête  des  couvertures,  et  s'inclina  davan- 
tage du  côté  où  M.  Pecksniff  était  assis.  Au  bout  de  quel- 
ques instants,  il  ouvrit  les  yeux  et  resta  d'abord,  comme  il 
arrive  aux  gens  qui  viennent  de  s'éveiller,  à  regarder  non- 
chalamment son  visiteur,  sans  paraître  avoir  une  idée  dis- 
tincte de  sa  présence. 

Dans  tous  ces  mouvements,  il  n'y  avait  rien  de  remar- 
quable assurément;  cependant  M.  Peckshiff  en  ressentit  un 
effet  qu'eussent  à  peine  surpassé  les  plus  merveilleux  phéno- 
mènes de  la  nature.  Par  degrés  ses  mains  s'attachèrent  d'une 
manière  plus  étroite  aux  bras  du  fauteuil;  la  surprise  dilata 
ses  yeux ,  sa  bouche  s'ouvrit,  ses  cheveux  se  dressèrent  plus 
roides  que  jamais  au-dessus  de  son  front,  jusqu'à  ce  qu'enfin, 
quand  le  vieillard  se  mit  sur  son  séant  et  contempla  Pecks- 
niff avec  une  surprise  à  peine  moins  grande  que  Pecksniff 
n'en  avait  montré  lui-même,  celui-ci  sentit  se  dissiper  tous 
ses  doutes  et  s'écria  à  haute  voix  : 

«  Vous  êtes  Martin  Ghuzzlewit!  ï 

La  profondeur  de  son  étonnement  était  telle,  que  le  vieil- 
lard, tout  disposé  qu'il  avait  paru  être  à  le  croire  supposé,  ne 
put  en  récuser  la  sincérité. 

<c  Je  suis  Martin  Ghuzzlewit,  dit-il  amèrement,  et  Martin 
Ghuzzlewit  voudrait  que  vous  eussiez  été  pendu  avant  de  ve- 
nir ici  le  déranger  dans  son  sommeil.  » 

Il  ajouta,  en  s'étendant  de  nouveau,  et  tournant  de  côté  son 
visage  : 

4  Eh  bien,  je  rêvais  de  ce  coquin,  sans  me  douter  qu'il  fût 
si  près  de  moi! 

—  Mon  bon  cousin  !...  dit  M.  Pecksniff. 

—  Voilà!  c'est  le  début!  s'écria  le  vieillard,  secouant  à 
droite  et  à  gauche,  sur  l'oreiller,  sa  tête  grise,  et  agitant  ses 
mains.  Dès  les  premiers  mots,  il  fait  sonner  la  parenté  !  Je 
savais  bien  qu'il  n'y  manquerait  pas  :  les  voilà  bien  tous! 
Parents  proches  ou  éloignés,  sang  ou  eau,  c'est  tout  un.  Ouf! 
quelle  perspective  de  tromperie,  de  mensonge,  de  faux  té- 
moignages, s'ouvre  devant  moi,  au  cliquetis  du  mot  de  pa- 
renté! 

—  Je  vous  en  prie,  ne  vous  emportez  pas  ainsi,  monsieur 
Ghuzzlewit,  dit  Pecksniff,  d'un  ton  des  plus  compatissants, 
des  plus  doucereux;  car  il  avait  eu  le  temps  de  revenir  de  sa 


42  VIE   ET   AVENTURES 

surprise  et  de  rentrer  en  pleine  possession  de  sa  vertueuse 
personnalité.  Vous  regretterez  de  vous  être  emporté  ainsi,  j'en 
suis  sûr. 

—  Vous  en  êtes  sûr,  vous!...  dit  Martin  avec  mépris. 

—  Oui,  reprit  M.  Pecksniff^  ohl  oui,  monsieur  Ghuzzlewit. 
Et  ne  vous  imaginez  pas  que  j'aie  dessein  de  vous  faire  la 
cour,  de  vous  cajoler;  rien  n'est  plus  éloigné  de  mon  inten- 
tion. Vous  vous  tromperiez  étrangement  aussi  en  vous  figu- 
rant que  je  veuille  répéter  ce  mot  malencontreux  qui  vous  a 
si  fort  offensé  déjà.  Pourquoi  le  ferais-je?  Qu'est-ce  que  j'at- 
tends de  vous  ?  en  quoi  ai-je  besoin  de  vous  ?  Il  n'y  a  rien,  que 
je  sache,  monsieur  Ghuzzlewit,  dans  tout  ce  que  vous  possédez, 
qui  soit  fort  à  convoiter  pour  le  bonheur  que  vous  en  retirez. 

—  C'est  assez  vrai,  murmura  le  vieillard. 

—  En  dehors  de  cette  considération ,  dit  M.  Pecksniff  étu- 
diant l'effet  qu'il  produisait,  dès  à  présent  il  doit  vous  être 
démontré,  j'en  suis  sûr,  que  si  j'avais  voulu  capter  vos  bonnes 
grâces,  j'aurais  eu  soin,  avant  tout,  de  ne  point  m'adressera 
vous  en  qualité  de  parent  :  car  je  connais  votre  humeur  et  sais 
parfaitement  que  je  ne  pourrais  faire  valoir  auprès  de  vous 
une  lettre  de  recommandation  moins  favorable.  )i 

Martin  ne  fit  point  de  réponse  verbale  ;  mais,  par  le  mouve- 
ment de  ses  jambes  sous  les  couvertures,  il  indiqua,  aussi 
clairement  que  s'il  l'avait  dit  en  termes  choisis,  que  M.  Pecks- 
niff avait  raison  et  qu'il  ne  pouvait  pas  mieux  dire. 

«  Non,  dit  M.  Pecksniff  plongeant  sa  main  dans  son  gilet, 
comme  s'il  était  prêt,  au  premier  appel,  à  en  tirer  son  cœur 
pour  le  mettre  à  découvert  sous  les  yeuy  de  Martin  Ghuzzle- 
wit, non,  si  je  suis  venu  ici,  c'a  été  pour  offrir  mes  services  à 
un  étranger.  Ce  n'est  pas  à  vous  personnellement  que  je  les 
offre,  parce  que  je  sais  bien  que,  si  je  le  faisais,  vous  vous  mé- 
fieriez de  moi.  Mais  quand  vous  êtes  couché  dans  ce  lit,  mon- 
sieur, je  vous  considère  comme  un  étranger,  et  je  ressens  pour 
vous  le  même  intérêt  que  m'accorderait,  j'espère,  tout  étran- 
ger, si  je  me  trouvais  dans  la  position  où  vous  êtes.  Hors 
cela,  je  suis  tout  aussi  indifférent  pour  vous,  monsieur  Ghuzzle- 
wit, que  vous  l'êtes  pour  moi.  » 

Cela  dit,  M.  Pecksniff  se  rejeta  en  arrière  dans  le  fauteuil. 
Il  rayonnait  d'un  tel  éclat  d'honnêteté,  que  Mme  Lupin  s'éton- 
nait de  ne  pas  voir  briller  autour  de  sa  tête  une  auréole  en 
verre  de  couleur,  comme  les  saints  en  portent  dans  les  vitraux 
des  églises. 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  43 

Il  y  eut  un  long  silence.  Le  vieillard,  de  plus  en  plus  agité, 
changea  plusieurs  fois  de  position.  Mistress  Lupin  et  la  jeune 
dame  regardaient  sans  mot  dire  la  courte-pointe.  M.  Pecksnilï 
jouait  d'un  air  indifférent  avec  son  lorgnon,  et  tenait^'ses  pau- 
pières baissées,  comme  pour  méditer  plus  à  son  aise. 

«  Hein?  dit-il  enfin,  ouvrant  subitement  ses  yeux  qu'il  fixa 
sur  le  lit.  Je  vous  demande  pardon.  Je  croyais  que  vous  par- 
liez. Mistress  Lupin,  ajouta-il  en  se  levant  lentement,  j'ignore 
de  quelle  utilité  je  puis  être  ici.  Le  gentleman  va  mieux,  et 
personne  mieux  que  vous  ne  saurait  lui  donner  des  soins.... 
Quoi?  2» 

Ce  dernier  point  d'interrogation  se  rapportait  à  un  nouveau 
changement  de  position  opéré  par  le  vieillard,  qui  montra  son 
visage  à  M.  Pecksniff  pour  la  première  fois  depuis  qu'il  lui 
avait  tourné  le  dos. 

«  Si  vous  désirez  me  parler  avant  que  je  m'en  aille ,  mon- 
sieur, ajouta  ce  gentleman  après  une  autre  pause,  vous  pouvez 
disposer  de  moi  ;  mais  je  dois  stipuler,  comme  sauvegarde  de 
ma  dignité,  que  vous  aurez  affaire  à  un  étranger,  rien  qu'à 
un  étranger.  » 

Or,  si  M.  Pecksniff  avait  deviné,  par  l'expression  du  main- 
tien de  Martin  Chuzzlewit ,  que  celui-ci  désirait  lui  parler,  il 
ne  pouvait  l'avoir  découvert  que  d'après  le  principe  qui  pré- 
vaut dans  les  mélodrames,  et  en  vertu  duquel  le  vieux  fer- 
mier et  son  fils ,  le  Jeannot  de  la  troupe,  savent  ce  que  pense 
la  jeune  fille  muette  quand  elle  se  réfugie  dans  leur  jardin  et 
raconte  ses  aventures  dans  une  pantomime  incompréhensible. 
Mais,  sans  s'arrêter  à  lui  adresser  aucune  question  à  cet  égard, 
Martin  Chuzzlewit  invita  par  signes  sa  jeune  compagne  à  se 
retirer,  ce  qu'elle  fit  immédiatement,  ainsi  que  l'hôtesse,  lais- 
sant seuls  ensemble  Chuzzlewit  et  M.  Pecksniff. 

Durant  quelque  temps  ils  se  regardèrent  l'un  l'autre  silen- 
cieusement; ou  plutôt  le  vieillard  regardait  M.  Pecksniff,  et 
M.  Pecksniff,  fermant  les  yeux  sur  tous  les  objets  extérieurs, 
semblait  faire  en  dedans  de  lui-même  une  analyse  de  son 
propre  cœur.  A  l'expression  de  sa  physionomie,  il  était  facile 
de  juger  que  le  résultat  le  payait  amplement  de  sa  peine  et  lui 
offrait  une  délicieuse,  une  charmante  perspective. 

«  Vous  désirez  que  je  vous  parle  comme  à  un  homme  qui 
me  serait  totalement  étranger,  n'est-il  pas  vrai?  »  dit  le  vieil- 
lard. 

M.  Pecksniff  répondit ,  en  haussant  les  épaules  et  en  rou- 


44         '  VIE   ET   AVENTURES 

lant  visiblement  ses  yeux  dans  leurs  orbites  avant  de  les 
ouvrir,  qu'il  était  réduit  encore  à  la  nécessité  de  maintenir  ce 
désir  déjà  exprimé. 

«Votre  vœu  sera  satisfait,  dît  Martin.  Monsieur,  je  suis 
riche,  moins  riche  peut-être  que  certaines  gens  ne  le  suppo- 
sent, mais  aisé  cependant.  Je  ne  suis  pas  avare ,  monsieur, 
bien  que  cette  accusation  ait  été,  à  ma  connaissance,  dirigée 
contre  moi  et  généralement  admise.  Je  ne  trouve  aucun  plai- 
sir à  thésauriser.  La  possession  de  l'argent  me  laisse  indiffé- 
rent. Le  démon  que  nous  appelons  de  ce  nom  ne  saurait  me 
donner  que  le  malheur.  Mais  si  je  ne  suis  pas  un  empileur 
d'écus,  dit  le  vieillard,  je  ne  suis  pas  non  plus  un  prodigue. 
Il  y  en  a  qui  trouvent  leur  plaisir  à  accumuler  de  l'argent, 
d'autres  aiment  à  le  dissiper.  Pour  moi,  je  ne  trouve  pas  plus 
de  plaisir  à  l'un  qu'à  l'autre.  Le  chagrin ,  l'amertume ,  voilà 
les  seuls  biens  qu'il  m'ait  jamais  procurés.  Je  le  hais.  C'est 
un  fantôme  qui  court  devant  moi  à  travers  le  monde ,  pour 
me  défigurer  toutes  les  jouissances  de  la  société.  » 

Une  pensée  s'éleva  dans  l'esprit  de  M.  Pecksniff  et  se  mani- 
festa apparemment  sur  ses  traits;  autrement,  Martin  Chuzzle- 
wit  n'eût  pas  repris  avec  autant  de  vivacité  et  de  force  qu'il 
le  fit: 

«  Vous  alliez  me  conseiller,  dans  l'intérêt  de  mon  repos ,  de 
me  délivrer  de  cette  source  de  misère  et  de  m'en  décharger 
sur  quelqu'un  qui  fût  plus  en  état  d'en  supporter  le  poids. 
Vous-même  peut-être  vous  consentiriez  à  me  débarrasser  de 
ce  fardeau  sous  lequel  je  souffre  et  je  gémis.  Mais,  obligeant 
étranger  ,  ajouta  le  vieillard,  dont  le  visage  se  rembrunit  en 
même  temps,  bon  étranger  chrétien,  voilà  justement  le  princi- 
pal sujet  de  mon  malheur.  J'ai  vu  dans  d'autres  mains  l'argent 
produire  du  bien;  dans  d'autres  mains,  je  l'ai  vu  remporter 
des  triomphes,  je  l'ai  entendu  se  glorifier  avec  raison  d'être  le 
passe-partout  des  portes  de  bronze  qui  ferment  l'accès  des 
chemins  de  la  gloire  humaine,  de  la  fortune  et  des  plaisirs. 
A  quel  homme  ou  à  quelle  femme,  à  quelle  créature  digne, 
honnête,  incorruptible,  confierai-je  donc  un  semblable  talis- 
man, soit  à  présent,  soit  quand  je  mourrai  ?  Connaissez-vous 
quelqu'un  qui  soit  dans  ce  cas-là?  Vos  vertus  sont  naturelle- 
ment inestimables;  mais  pourriez-vous  me  citer  aucune  autre 
créature  vivante  qui  supportât  l'épreuve  de  mon  contact? 

—  De  votre  contact,  monsieur?  répéta  M.  Pecksniff. 

—  Oui,  reprit  le  vieillard,  l'épreuve  de  mon  contact,  de  mon 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  45 

contact.  Vous  avez  entendu  parler  de  cet  homme,  dont  le  mal- 
heur, juste  récompense  de  ses  désirs  insensés,  consistait  à 
métamorphoser  en  or  tout  ce  qu'il  touchait.  La  malédiction  de 
mon  existence  et  la  réalisation  des  absurdes  vœux  que  j'ai 
faits,  c'est  qu'en  portant  partout  avec  moi  un  talisman  doré, 
je  suis  condamné  à  faire  l'épreuve  du  funeste  métal  sur  tous 
les  autres  hommes  et  à  reconnaître  qu'il  n'y  a  là  que  le  plus 
vil  alliage.  » 

M.  PecksnifT  secoua  la  tête  et  dit  : 

«  Vous  croyez  ça? 

—  Oh!  oui,  s'écria  le  vieillard,  je  le  crois  !  et  quand  vous 
me  dites  que  «  je  crois  ça,  »  je  reconnais  bien  là  le  son  faux  et 
plombé  de  votre  métal.  Je  vous  dis,  monsieur,  ajouta-t-il  avec 
une  amertume  croissante,  que  je  me  suis  trouvé  mêlé,  depuis 
que  je  suis  riche,  à  des  gens  de  tout  rang  et  de  toute  nature, 
parents,  amis,  étrangers,  auxquels  j'avais  confiance  quand 
j'étais  pauvre,  et  une  juste  confiance,  car  alors  ils  ne  me  trom- 
paient jamais  ou  ne  se  faisaient  pas  de  tort  mutuel,  à  mon 
occasion.  Mais  une  fois  opulent  et  isolé  dans  la  vie,  je  n'ai 
jamais  trouvé  une  seule  nature,  non,  pas  une  seule,  où  je  ne 
fasse  forcé  de  découvrir  bientôt  la  corruption  sourde  qui  y 
couvait,  en  attendant  que  je  la  fisse  éclore.  Fourberie,  tra- 
hison, pensées  d'envie,  de  haine  contre  des  rivaux,  réels  ou 
supposés,  qui  pouvaient  briguer  ma  faveur;  abjection,  faus- 
seté, vilenie  et  servilité,  ou  bien....  » 

Et  ici,  le  vieillard  regarda  fixement  dans  les  yeux  de  son 
cousin. 

c(  Ou  bien  affectation  de  vertueuse  indépendance ,  la  pire  de 
toutes  les  hypocrisies  :  telles  sont  les  belles  choses  que  ma 
richesse  a  mises  en  lumière.  Frère  contre  frère,  enfants  contre 
père,  amis  prêts  à  marcher  sur  le  ventre  de  leurs  amis,  telle 
est  la  société  qui  m'a  escorté  tout  le  long  de  mon  chemin.  On 
raconte  des  histoires,  vraies  ou  fausses,  d'hommes  riches  qui 
ont  revêtu  les  haillons  de  la  pauvreté,  pour  aller  dénicher 
la  vertu  et  la  récompenser.  Ces  hommes-là  n'étaient,  au  bout 
du  compte,  que  des  imbéciles  et  des  idiots;  ce  n'est  pas  comme 
cela  qu'il  fallait  faire  leurs  expériences  :  ils  auraient  dû  au 
contraire  conserver  leur  rôle  de  riches  pour  aller  à  la  re- 
cherche de  la  vertu;  il  fallait  se  présenter  ouvertement  comme 
des  gens  bons  à  piller,  à  tromper,  à  aduler,  des  dupes  toutes 
prêtes  pour  le  premier  fripon  qui  viendrait  danser  sur  leur 
tombe  après  avoir  dévalisé  leurs  dépouilles  :  alors  leur  re- 


46  VIE   ET   AVENTURES 

cherche  aurait  abouti,  comme  la  mienne,  à  devenir  ce  que  je 
suis  devenu  maintenant.  > 

M.  Pecksniff,  ne  sachant  trop  que  dire,  dans  le  temps  d'ar- 
rêt qui  suivit  ces  réflexions,  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  se 
donner  l'air  solennel  d'un  homme  qui  va  rendre  un  oracle, 
pour  peu  qu'on  veuille  l'entendre  ,•  mais  il  était  parfaitement 
certain  d'être  interrompu  par  le  vieillard  avant  même  d'avoir 
prononcé  une  seule  parole.  Il  ne  se  trompait  point;  en  effet, 
Martin  Chuzzlewit,  ayant  repris  haleine,  continua  ainsi  : 

(c  Écoutez-moi  jusqu'au  bout.  Jugez  du  profit  que  vous  re- 
tireriez d'une  seconde  visite,  et  après  cela  laissez-moi  tran- 
quille. J'ai  toujours  corrompu  tellement  et  transformé  le  ca- 
ractère de  tous  ceux  qui  m'ont  entouré,  en  enfantant  parmi 
eux  des  machinations  et  des  espérances  sordides;  j'ai  fait 
naître  tant  de  luttes  et  de  discordes  domestiques,  rien  qu'en 
me  trouvant  au  milieu  des  membres  de  ma  propre  famille;  j'ai 
été  tellement  comme  une  torche  enflammée  dans  des  maisons 
paisibles  dont  j'embrasais  l'atmosphère  de  gaz  délétères  et  de 
vapeurs  empoisonnées,  et  qui,  sans  moi,  euss.ent  conservé  leur 
calme  et  leur  innocence,  que  j'ai  dû,  je  l'avoue,  fuir  tous 
ceux  qui  m'ont  connu,  et,  cherchant  un  refuge  dans  des  lieux 
secrets,  vivre  enfin  de  la  vie  d'un  homme  qui  se  sait  traqué 
partout.  Cette  jeune  fille  que  vous  avez  aperçue  tout  à  l'heure 
auprès  de  moi....  Eh  quoi!  votre  œil  brille  quand  je  parle 
d'elle  !  Vous  la  haïssez  déjà,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  Ohl  monsieur,  sur  ma  parole  1...  murmura  M.  Pecksniff, 
en  pressant  une  main  contre  sa  poitrine  et  mouillant  de  larmes 
sa  paupière. 

—  J'avais  oublié....  s'écria  le  vieillard,  dardant  sur  lui  un 
regard  perçant,  que  l'autre  parut  sentir,  quoiqu'il  n'eût  pas 
levé  les  yeux  pour  le  mesurer.  Je  vous  demande  pardon.  J'a- 
vais oublié  que  vous  n'êtes  qu'un  étranger.  En  ce  moment, 
vous  me  rappeliez  un  certain  Pecksniff,  un  cousin  à  moi. 
Gomme  je  vous  le  disais,  la  jeune  fille  que  vous  avez  vue  tout 
à  l'heure  est  une  orpheline,  que,  d'après  un  plan  bien  arrêté, 
j'ai  nourrie  et  élevée,  ou,  si  vous  préférez  ce  mot,  adoptée. 
Depuis  un  an  et  plus,  elle  m'a  tenu  constamment  compagnie, 
ou,  pour  mieux  dire,  elle  est  ma  compagnie  unique.  J'ai  fait, 
elle  le  sait,  le  serment  solennel  de  ne  pas  lui  laisser  en  mou- 
rant une  pièce  de  six  pence;  mais,  ma  vie  durant,  je  lui  ai  con- 
stitué une  pension  annuelle,  dont  le  chiffre  n'a  rien  d'exagéré, 
sans  être  non  plus  trop  mesquin.  Il  a  été  convenu  entre  nous 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  47 

que  jamais  nous  ne  nous  servirions,  l'un  à  l'égard  de  l'autre,  de 
termes  d'épanchement  et  de  tendresse,  mais  que  nous  nous  appel- 
lerions toujours,  elle  par  mon  nom  de  baptême,  moi  par  le  sien. 
Elle  m'est  attachée,  pendant  que  j'existe,  par  les  liens  de  l'in- 
térêt ;  et  peut-être,  en  perdant  tout  à  ma  mort  sans  avoir  été 
trompée  dans  son  attente,  me  regrettera-t-elle  :  d'ailleurs,  je 
ne  m'en  inquiète  que  médiocrement.  C'est  la  seule  amie  que 
j'aie  ou  veuille  avoir.  Jugez  d'après  ces  prémisses  de  ce  que 
vous  rapportera  l'heure  que  vous  avez  dépensée  ici,  et  quittez- 
moi  pour  ne  plus  revenir.  » 

En  achevant  ces  paroles,  le  vieillard  se  laissa  retomber  len- 
tement sur  son  oreiller.  M.  Pecksniff  se  leva  lentement  aussi, 
et,  avec  un  «  hem  !  »  préliminaire  ,  commença  comme  suit  : 

cr  Monsieur  Ghuzzlewit.... 

—  Eh  bien  !  allez-vous-en,  dit  l'autre.  En  voilà  assez.  Je 
suis  las  de  vous. 

— J'en  suis  fâché,  monsieur,  répliqua  M.  Pecksniff,  parce  que 
j'ai  un  devoir  à  remplir,  un  devoir  devant  lequel  je  ne  recule- 
rai pas,  comptez-y  bien.  Non,  monsieur,  je  ne  reculerai  pas.  » 

Ici  nous  avons  un  fait  déplorable  à  enregistrer  :  c'est  que  le 
vieillard,  tandis  que  M.  Pecksniff  se  tenait  debout  près  du  lit 
dans  toute  la  dignité  de  la  Vertu,  et  lui  adressait  ainsi  la  pa- 
role, jeta  un  regard  courroucé  sur  le  chandelier,  comme  s'il 
éprouvait  une  violente  tentation  de  le  lancer  à  la  tête  de  son 
cousin.  Mais  il  se  contint,  et  montrant  du  doigt  la  porte,  il 
l'informa  par  ce  geste  du  chemin  qu'il  avait  à  prendre. 

«  Je  vous  remercie,  dit  M.  Pecksniif.  Je  le  sais  et  je  vais 
partir.  Mais  avant  que  je  m'en  aille,  je  vous  prie  en  grâce  de 
me  laisser  parler.  Bien  plus,  monsieur  Chuzzlewit,  je  do-is  et 
veux,  oui,  je  le  répète,  je  dois  et  veux  être  entendu.  Rien  de 
ce  que  vous  m'avez  dit  ce  soir  ne  m'a  surpris,  monsieur.  C'est 
naturel,  très-naturel,  et  j'en  connaissais  déjà  la  meilleure 
partie.  Je  ne  dirai  pas,  ajouta  M.  Pecksniff  en  tirant  son  mou- 
choir de  poche  et  clignant  malgré  lui  des  deux  yeux  à  la  fois, 
je  ne  dirai  pas  que  vous  vous  méprenez  à  mon  égard.  Pour 
rien  au  monde  je  ne  voudrais  vous  tenir  ce  langage,  tant  que 
serez  livré  à  cet  accès  de  colère.  Je  voudrais  en  vérité  avoir 
un  caractère  différent  et  pouvoir  réprimer  le  moindre  aveu 
d'une  faiblesse  que  je  ne  saurais  vous  cacher  :  car,  je  le  sens, 
j'en  suis  humilié  moi-même  ;  ayez  sei>lement  la  bonté  de  l'ex- 
cuser. Nous  dirons,  s'il  vous  plaît,  ajouta  M.  Pecksniff  avec 
une  grande  effusion,  qu'elle  provient  d'un  rhume  de  cerveau. 


48  VIE   ET   AVENTURES 

ou  de  tabac,  ou  de  sels  odorants  ou  d'oignons,  de  tout  enfin, 
excepté  de  sa  cause  réelle.  » 

Ici,  il  s'arrêta  un  moment  et  se  couvrit  le  visage  avec  son 
mouchoir  de  poche.  Puis,  souriant  doucement  et  tenant  d'une 
main  la  couverture,  il  reprit  : 

«  Cependant ,  monsieur  Chuzzlewit,  si  je  consens  à  sacrifier 
ma  personnalité,  je  dois  à  moi-même,  à  ma  réputation...  oui , 
monsieur,  j'ai  une  réputation  à  laquelle  je  suis  très-attaché  et 
qui  sera  le  meilleur  héritage  de  mes  deux  filles....  de  vous  dire, 
au  nom  d'autrui,  que  votre  conduite  est  outrageante,  contraire 
à  la  nature  ,  injustifiable  ,  monstrueuse.  Et  je  vous  dis,  mon- 
sieur ,  poursuivit  M.  Pecksniff  se  dressant  sur  la  pointe  des 
pieds  ,  entre  les  rideaux  ,  comme  s'il  s'élevait  littéralement  au- 
dessus  de  toutes  les  considérations  de  ce  monde  et  n'était  pas 
fâché  de  tenir  ferme  ce  point  d'appui  pour  prendre  son  élan 
vers  le  ciel  comme  une  fusée  volante;  je  vous  dis,  sans  rien 
craindre  ni  sans  rien  attendre  de  vous ,  que  vous  n'avez  pour 
tout  cela  aucune  raison  d'oublier  votre  petit-fils,  le  jeune 
Pvlartin,  qui  a  vis-à-vis  de  vous  les  droits  les  plus  légitimes. 
C'est  impossible,  monsieur,  répéta  M.  Pecksniff  en  agitant  la 
tête;  vous  croyez  que  c'est  possible,  mais  non,  c'est  impos- 
sible. Vous  devez  songer  à  pourvoir  ce  jeune  homme  :  il  le 
faut,  vous  le  pourvoirez.  Je  pense,  dit  encore  M.  Pecksniff 
regardant  la  plume  et  l'écritoire,  que  déjà  vous  l'avez  fait  en 
secret.  Soyez  béni  pour  cette  bonne  pensée  !  Soyez  béni  pour 
avoir  fait  votre  devoir,  monsieur!  Soyez  béni  pour  la  haine 
que  vous  me  portez  !  Et  bonne  nuit  !  » 

En  achevant  ces  paroles ,  M.  Pecksniff  agita  sa  main  droite 
avec  beaucoup  de  solennité  ,  et,  l'ayant  plongée  de  nouveau 
dans  l'interstice  de  son  gilet,  il  s'éloigna.  Son  maintien  révé- 
lait de  l'émotion,  mais  son  pas  était  ferme.  Inaccessible  comme 
il  l'était  aux  faiblesses  humaines  ,  il  marchait  soutenu  par  sa 
conscience. 

Durant  quelque  temps,  Martin  garda  sur  ses  traits  une 
expression  de  silencieux  étonnement,  non  sans  un  mélange  de 
rage  ;  à  la  fin ,  il  murmura  ces  mots  à  voix  basse  : 

«  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  Ce  jeune  homme  au  cœur  per- 
fide aurait-il  choisi  pour  son  instrument  le  drôle  qui  vient  de 
)  sortir? Pourquoi  pas?  Il  a  conspiré  contre  moi  comme  tous  les 
autres;  tout  cela  se  vaut.  Encore  un  complot!  encore  un  com- 
plot!... Oh!  égoïsme,  égoïsme,  égoïsme  !  A  chaque  pas,  rien 
que  de  l'égoïsme  i  s 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  49 

Il  se  mit  à  jouer ,  en  achevant  de  parler ,  avec  les  cendres 
da  papier  brûlé  dans  le  fond  du  chandelier.  Il  le  fit  d'abord 
d'une  manière  distraite,  puis  ces  cendres  devinrent  le  sujet  de 
sa  méditation  : 

«  Encore  un  testament  fait  et  détruit!  se  dit-il.  Rien  de  fixe, 
rien  d'arrêté.  Et  si  j'étais  mort  cette  nuit!  Je  vois  trop  de  qael 
déplorable  usage  cet  argent  pouvait  être  enfin  ,  cria-t-il  en  se 
tordant  dans  son  lit  ;  après  m'avoir  rempli  toute  ma  vie  de 
sollicitude  et  de  misère  ,  il  soufflera  une  perpétuelle  discorda 
et  de  mauvaises  passions  dès  que  je  serai  mort.  Toujours  mêma 
chose!  Que  de  procès  sortent  chaque  jour  de  la  tombe  des  ri- 
ches pour  semer  le  parjure,  la  haine  et  le  m.ensonge  parmi  les 
proches  parents,  là  où  il  ne  devrait  y  avoir  qu'amour!  Que 
Dieu  nous  assiste!  nous  avons  là  une  grande  responsabilité! 
Oh!  égoïsme,  égoïsme,  égoïsme!  Chacun  pour  soi  et  personne 
pour  moi  !  » 

Égoïsme  universel!  N'y  en  avait-il  pas  un  peu  aussi  dans  ces 
réflexions  et  dans  l'histoire  de  Martin  Ghuzzlewit,  d'après  ce 
qu'il  en  disait  lui-même? 


CHAPITRE  IV. 

OÙ  l'on  verra  que,  si  l'union  fait  la  force,  et  s'il  est  doux  de  con- 
templer les  affections  de  famille,  les  Ghuzzlewit  étaient  la  famille 
la  plus  forte  et  la  plus  douce  à  voir  qu'il  y  eût  au  monde. 

Le  digne  M.  Pecksniff,  ayant  pris  congé  de  son  cousin  dans 
les  termes  solennels  que  nous  avons  reproduits  au  chapitre 
précédent,  se  retira  chez  lui,  où  il  resta  trois  jours  entiers  ;  il 
ne  se  permettait  même  pas  de  franchir  dans  sa  promenade  les 
limites  de  son  jardin ,  de  peur  d'être  appelé  en  toute  hâte  au 
chevet  du  lit  de  son  parent  repentant  et  contrit ,  à  qui ,  dans 
sa  large  bienveillance ,  il  avait  résolu  d'avance  d'accorder  son 
pardon  sans  condition  et  son  aff'ection  sans  bornes.  Mais  telles 
étaient  l'obstination  et  l'aigreur  de  ce  farouche  vieillard,  qu'au- 
cun témoignage  de  regret  ne  vint  de  sa  part.  Le  quatrièma 
jour  trouva  M.  Pecksniff  plus  loin  en  apparence  de  son  bu': 
charitable  que  le  premier  jour. 

Martin  Chhzzlewjt,  ~  i  4 


50  VIE    ET   AVENTURES 

Daûs  tout  cet  espace  de  temps,  il  ne  cessa  de  hanter  le 
Dragon  à  toute  heure  de  jour  et  de  nuit,  et,  rendant  le  bien 
pour  le  mal ,  il  témoigna  la  plus  profonde  sollicitude  pour  la 
guérison  du  farouche  convalescent.  Mme  Lupin  était  tout  at- 
tendrie de  voir  cette  inquiétude  désintéressée ,  car  il  l'avait 
priée  souvent  et  tout  particulièrement  de  bien  prendre  note 
qu'il  en  ferait  autant  pour  le  premier  malheureux  venu  s'il 
était  dans  la  même  position,  et  la  veuve  en  versait  des  larmes 
d'admiration  et  d'extase. 

Cependant  le  vieux  Martin  Chuzzlewit  restait  enfermé  dans 
sa  chambre,  où  il  ne  voyait  que  sa  jeune  compagne,  sauf  l'hô- 
tesse du  Dragon  blea  ,  qui ,  à  certains  moments ,  était  admise 
en  sa  présence.  Seulement,  sitôt  qu'elle  entrait  dans  la  cham- 
bre, Martin  feignait  d'être  endormi.  Ce  n'était  que  lorsqu'il  se 
trouvait  seul  avec  la  jeune  femme  qu'il  ouvrait  la  bouche;  au 
reste ,  il  n'aurait  pas  même  répondu  un  mot  à  la  plus  simple 
question,  bien  que  M.  Pecksniff  pût  comprendre,  en  écoutant 
de  son  mieux  à  la  porte,  que,  lorsque  les  deux  étrangers  étaient 
ensemble ,  le  vieillard  était  assez  causeur. 

Le  quatrième  soir,  il  advint  que  M.  Pecksniff  s'étant  pré- 
senté, comme  à  son  ordinaire,  à  l'entrée  du  Dragon  bleu,  et 
n'ayant  pas  trouvé  Mme  Lupin  à  son  comptoir ,  monta  tout 
droit  l'escalier  ;  dans  l'ardeur  de  son  zèle  affectueux,  il  se  pro- 
posait d'appliquer  encore  une  fois  son  oreille  au  trou  de  la  ser- 
rure et  de  se  calmer  l'esprit  en  s'assurant  que  le  rude  malade 
allait  mieux.  11  advint  aussi  que  M.  Pecksniff,  s'avançant  tout 
doucement  le  long  du  corridor  où  d'ordinaire  une  petite  lueur 
en  spirale  passait  à  travers  le  trou  de  la  serrure ,  fut  étonné 
de  ne  point  apercevoir  cette  lueur  accoutumée  ;  il  advint  que 
M.  Pecksniff,  quand  il  eut  trouvé  à  tâtons  son  chemin  jusqu'à 
la  chambre  ,  s'étant  baissé  vivement  pour  reconnaître  par  lui- 
même  si  le  vieillard  n'avait  point,  dans  un  accès  de  jalousie, 
fait  boucher  à  l'intérieur  ledit  trou  de  serrure ,  heurta  si  vio- 
lemment sa  tête  contre  une  autre  tête,  qu'il  ne  put  s'empêcher 
de  jeter  d'une  voix  intelligible  ce  monosyllabe  :  «  Oh  1  *  que 
la  douleur  lui  arracha  et  lui  dévissa  en  quelque  sorte  du  go- 
sier. 11  advint  alors  finalement  que  M.  Pecksniff  se  sentit  aus- 
sitôt pris  au  collet  par  quelque  chose  qui  unissait  les  parfums 
combinés  de  plusieurs  parapluies  mouillés,  d'un  quartaut  de 
bière,  d'un  baril  d'eau-de-vie  et  d'une  pleine  tabagie.  Il  fut 
entraîné  en  dégringolant  forcément  l'escalier  jusqu'au  comptoir 
d'où  il  était  venu ,  et  là  il  se  trouva  en  face  et  sous  le  poignet 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  51 

d'un  gentleman  des  plus  étranges,  qui,  tout  en  se  frottant  ru- 
dement la  tête  avec  celle  de  ses  mains  qui  restait  libre ,  le 
regardait  d'une  manière  sinistre. 

Ce  gentleman  était  dans  un  costume  d'élégant  râpé,  bien 
que  l'on  ne  pût  exactement  dire  de  ses  vêtements  qu'ils  fus- 
sent à  toute  extrémité  :  car  ses  doigts  dépassaient  de  beaucoup 
le  bout  de  ses  gants ,  et  la  plante  de  ses  pieds  était  à  une  dis- 
tance incommode  de  ses  tiges  de  bottes.  Son  pantalon,  d'un 
gros  bleu,  d'une  nuance  jadis  éclatante,  mais  tempérée  par 
l'effet  de  l'âge  et  du  temps ,  était  tellement  serré  et  tendu  par 
une  lutte  violente  entre  les  bretelles  et  les  sous-pieds ,  qu'à 
tout  moment  il  avait  l'air  de  vouloir  se  séparer  en  deux  aux 
genoux  pour  trancher  le  différend.  Sa  redingote  était  de  couleur 
bleue  et  de  forme  militaire ,  à  grand  renfort  de  brandebourgs 
jusqu'au  menton.  Sa  cravate  était  pour  la  couleur  et  la  forme, 
dans  le  genre  de  ces  peignoirs  dont  les  coiffeurs  ont  l'usage 
d'envelopper  leurs  clients ,  pendant  qu'ils  se  livrent  aux  mys- 
tères de  leur  profession.  Son  chapeau  était,  arrivé  à  une  telle 
vétusté  qu'il  eût  été  difficile  de  déterminer  si ,  dans  l'origine, 
il  avait  été  blanc  ou  noir.  Cependant  ce  gentleman  portait  une 
moustache,  une  moustache  hérissée;  non  pas  une  de  ces  mous- 
taches douces  et  pacifiques,  mais  une  moustache  crâne  et  pro- 
voquante, tortillée  d'une  manière  satanique ,  et  avec  cela  une 
énorme  quantité  de  cheveux  ébouriffés.  11  était  très-sale  et 
très-suffisant ,  très-impudent  et  très-abject ,  très-rodomont  et 
très-lâche;  en  un  mot,  il  avait  l'air  d'un  homme  qui  avait  pu 
être  quelque  chose  de  mieux,  mais  surtout  il  avait  l'air  d'un 
homme  qui  méritait  d'être  quelque  chose  de  pis. 

«  Vous  écoutiez  donc  aux  portes,  là-haut,  vagabond  que 
vous  êtes!...  »  dit  ce  gentleman. 

M.  Pecksniff  le  repoussa,  comme  saint  Georges  dut  repous- 
ser le  dragon,  quand  cet  animal  était  sur  le  point  de  rendre 
l'âme. 

<c  Où  est  mistress  Lupin?  dit-il.  Je  suis  vraiment  étonné! 
La  bonne  femme  ne  sait  donc  pas  qu'il  y  a  ici  une  personne 
qui.... 

—  Minute!  dit  le  gentleman.  Attendez  un  peu.  Que  si, 
elle  le  sait.  Eh  bien!  quoi? 

—  Comment,  quoi,  monsieur?  s'écria  M.  Pecksniff.  Gomment, 
quoi?  Apprenez,  monsieur,  que  je  suis  l'ami  et  le  parent  de 
ce  gentleman  malade  ;  que  je  suis  son  protecteur,  son  gar- 
dien, son..,. 

mVERSm  OF  ILLINOIS 


52    '  VIE  ET   AVENTURES 

—  Vous  n'êtes  toujours  pas  le  mari  de  sa  nièce,  interrompit 
l'étranger.  Je  puis  vous  en  répondre  ;  car  il  était  là  avant 
vous. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  dit  M.  Pecksniff  avec  un 
mélange  de  surprise  et  d'indignation.  Qu'est-ce  que  vous  me 
contez  là,  monsieur  ? 

—  Attendez  un  peu,  cria  l'autre.  Peut-être  êtes-vous  un 
cousin;  le  cousin  qui  habite  ce  pays? 

—  Je  suis  le  cousin  qui  habite  ce  pays,  répliqua  l'homme  de 
bien. 

—  Vous  vous  nommez  Pecksniff?  dit  le  gentleman. 

—  Oui. 

—  Je  suis  fier  de  faire  connaissance  avec  vous,  et  je  vous 
demande  pardon,  dit  le  gentleman  en  touchant  le  bord  de  son 
chapeau,  et  en  plongeant  ensuite  sa  main  par  derrière  dans 
les  profondeurs  de  sa  cravate  pour  y  trouver  un  col  de  che- 
mise, qu'il  ne  put,  malgré  tous  ses  efforts,  ramener  à  la  sur- 
face. Vous  voyez  en  moi,  monsieur,  une  personne  qui  porte 
également  intérêt  au  gentleman  d'en  haut.  Attendez  un  peu.  » 

En  même  temps  il  toucha  l'extrémité  de  son  nez  proémi- 
nent, comme  pour  aviser  M.  Pecksniff  qu'il  avait  un  secret  à 
lui  communiquer  tout  de  suite;  puis,  ôtant  son  chapeau,  il  se 
mit  à  chercher  dans  la  coiffe,  parmi  une  quantité  de  papiers 
chiffonnés  et  de  bouts  de  cigares ,  et  il  en  retira  l'enveloppe 
d'une  vieille  lettre,  toute  souillée  de  crasse  et  parfumée 
d'odeur  de  tabac. 

c  Lisez-moi  cela,  s'écria-t-il  en  présentant  l'envelopppe  à 
M.  Pecksniff. 

—  Ceci  est  adressé  à  Ghevy  Slyme ,  esquire,  dit  ce  gentle- 
man. 

—  Vous  connaissez,  je  pense,  Ghevy  Slyme,  esquire?»  répli- 
qua l'étranger. 

M.  Pecksniff  haussa  les  épaules  comme  s'il  eût  voulu  dire  : 
((  Certainement  je  le  connais ,  malheureusement. 

—  Très-bien,  reprit  le  gentleman.  Eh  bienl  voilà  tout;  c'est 
là  l'affaire  qui  m'amène  ici.  » 

Et  en  même  temps,  ayant  fait  un  nouvel  effort  pour  trouver 
son  col  de  chemise,  il  ne  tira  qu'un  cordon. 

«  Mon  ami,  il  m'est  très-pénible,  dit  M.  Pecksniff,  secouant 
la  tête  et  souriant  avec  componction,  il  m'est  très-pénible 
d'être  forcé  de  vous  déclarer  que  vous  n'êtes  nullement  la 
personne  que  vous  prétendez  être.  Je  connais  M.  Slyme,  mon 


DE  MARTIN    GHUZZLEWIT.  53 

cher.  Ça  ne  prendra  pas  :  la  probité  est  la  meilleure  politique; 
vous  auriez  mieux  fait  de  me  dire  tout  de  suite  le  fin  mot, 
cela  vaudrait  mieux. 

—  Arrêtez  !  cria  le  gentleman,  portant  en  avant  son  bras 
droit,  si  étroitement  serré  dans  sa  manche  usée  jusqu'à  la 
corde,  qu'il  ressemblait  à  un  saucisson  ficelé.  Attendez  un 
peu!  » 

Il  s'arrêta  pour  s'établir  juste  devant  le  feu,  auquel  il  pré- 
senta le  dos.  Alors,  rassemblant  les  pans  de  sa  redingote  sous 
son  bras  gauche  et  caressant  sa  moustache  avec  le  pouce  et 
l'index  de  sa  main  droite,  il  reprit  ainsi  : 

«  Je  conçois  votre  erreur  et  je  ne  m'en  offense  pas.  Pour- 
quoi? parce  qu'elle  me  flatte.  Vous  supposez  que  je  voudrais 
me  faire  passer  pour  Ghevy  Slyme.  Monsieur,  s'il  existe  sur  la 
terre  un  homme  avec  qui  un  gentleman  fût  fier  et  honoré 
d'être  confondu,  cet  homme  est  mon  ami  Slyme  :  car  c'est, 
sans  exception  aucune,  le  cœur  le  plus  élevé,  l'esprit  le  plus 
indépendant,  le  plus  original,  le  plus  fin,  le  plus  classique,  le 
plus  cultivé,  le  plus  complètement  shakspearien,  sinon  le  plus 
miltonique  ;  et  en  même  temps  le  gaillard  le  moins  apprécié 
que  je  sache,  au  point  que  c'en  est  dégoûtant!...  Non,  mon- 
sieur, je  n'ai  pas  l'orgueil  d'essayer  de  passer  pour  Slyme.  De 
tout  autre  homme,  dans  l'espabe  du  monde,  je  crois  être  et  je  me 
Sens  l'égal.  Mais  Slyme  est,  je  l'avoue  franchement,  à  cent 
piques  au-dessus  de  moi.  Vous  voyez  que  vous  vous  trompez. 

—  Je  croyais....  dit  M.  Pecksnilï,  montrant  l'enveloppe  de 
lettre. 

—  Sans  doute,  sans  doute,  répliqua  le  gentleman.  Mais, 
monsieur  Pecksniff,  toute  l'affaire  se  résume  dans  un  exemple 
des  excentricités  du  génie.  Chaque  homme  d'un  véritable 
génie  a  ses  excentricités,  monsieur;  ce  qui  caractérise  mon 
ami  Slyme  ,  c'est  qu'il  se  tient  toujours  au  coin  de  la  rue  en 
vedette.  En  ce  moment,  il  est  à  son  poste.  Or,  ajouta  le  gen- 
tleman en  frottant  son  index  contre  son  nez,  et  écartant  plus 
encore  ses  jambes  pour  regarder  plus  fixement  en  face 
M.  Pecksniff,  c'est  un  trait  extrêmement  curieux  et  intéres- 
sant du  caractère  de  Slyme,  et,  partout  où  l'on  écrira  la  vie  de 
Slyme,  ce  trait-là  ne  devra  pas  être  négligé  par  son  bio- 
graphe ;  sinon,  le  public  ne  sera  point  satisfait.  Suivez  le  fil 
de  mes  paroles,  le  public  ne  sera  point  satisfait.  » 

M.  Pecksniff  toussa. 

a  Le  biographe  de  Slyme,  monsieur,  quel  qu'il  soit,  reprit 


54  VIE   ET    AVENTURES 

le  gentleman,  devra  s'adresser  à  moi  ;  ou  bien,  si  je  suis  parti 
pour....  Gomment  appelez-vous  ce  pays-là,  d'où  personne  ne 
revient?  il  devra  se  mettre  en  rapport  avec  mes  exécuteurs 
testamentaires  pour  obtenir  la  permission  de  fouiller  mes  pa- 
piers. J'ai  pris  simplement,  à  ma  manière,  quelques  notes  sur 
diverses  actions  de  cet  homme,  mon  frère  adoptif,  monsieur; 
elles  vous  stupéfieraient.  Tenez,  pas  plus  tard  que  le  quinze 
du  mois  dernier,  à  propos  d'un  billet  qu'il  ne  pouvait  payer 
et  que  l'autre  partie  ne  voulait  point  renouveler,  il  a  trouvé 
un  mot  qui  aurait  fait  honneur  à  Napoléon  Bonaparte  s'adres- 
sant  à  l'armée  française.... 

—  Et  dites-moi,  je  vous  prie,  demanda  M.  Pecksniff,  évi- 
dem.ment  mal  à  l'aise,  quelle  affaire  peut  attirer  ici  M.  Slyme, 
si  j'ose  me  permettre  de  m'en  informer,  quoique  je  sois  forcé, 
par  respect  pour  mon  caractère,  de  décliner  toute  participa- 
tion à  ses  actes. 

—  En  premier  lieu,  répondit  le  gentleman,  permettez-moi 
de  déclarer  que  je  repousse  cette  question,  contre  laquelle  je 
proteste  de  toutes  mes  forces  et  de  toute  mon  indignation,  au 
nom  de  mon  ami  Slyme.  *En  second  lieu,  vous  voudrez  bien 
me  permettre  de  me  présenter  moi-même.  Monsieur,  je  m'ap- 
pelle Tigg.  Le  nom  de  Montagne  Tigg  vous  sera  familier 
, peut-être,  car  il  se  lie  aux  plus  remarquables  événements  de 
la  guerre  de  la  Péninsule.  » 

M.  Pecksniff  secoua  doucement  la  tête,  comme  un  homme 
qui  n'en  avait  jamais  entendu  parler. 

((  N'importe,  dit  le  gentleman.  Cet  homme  était  mon  père, 
et  j'ai  l'honneur  de  porter  son  nom.  Par  conséquent,  je  suis 
fier  comme  Artaban.  Permettez  que  je  m'absente  un  mo- 
ment :  je  désire  que  mon  ami  Slyme  assiste  au  reste  de  notre 
conférence.  » 

Tout  en  énonçant  ce  vœu,  il  se  précipita  hors  de  la  porte 
d'entrée  du  Dragon  bleu.  Bientôt  après,  il  reparut  escorté  d'un 
compagnon  plus  petit  que  lui.  Ce  dernier  était  couvert  d'un 
vieux  manteau  de  camelot  bleu  doublé  d'écarlate  fanée.  Ses 
traits  anguleux  étaient  tout  gelés  par  la  longue  faction  qu'il 
venait  de  faire  au  froid  dans  la  rue  ;  ses  favoris  roux  aux  poils 
épars,  et  ses  cheveux  hérissés  par  les  frimas ,  n'en  parais- 
saient que  plus  incultes ,  ce  qui  ne  lui  donnait  pas  le  moins 
du  monde  l'air  snakspearien  ou  miltonique.  Il  n'était  que  sale 
et  dégoûtant. 

«  Eh  bien  !  dit  M.  Tigg,  frappant  d'une  main  sur  l'épaule 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  55 

de  son  précieux  ami  et  appelant  l'attention  de  M,  Pecksniff  sur 
lui-même  aussi  bien  que  sur  le  cher  compag-non,  vous  êtes 
parents  tous  deux  ;  et  les  parents  ne  se  sont  jamais  entendus 
et  ne  s'entendront  jamais  :  ce  qui  est  une  sage  disposition  et 
une  chose  indispensable  dans  les  lois  de  la  nature  ;  sinon  il  n'y 
aurait  que  des  castes  de  famille,  et  dans  le  monde  on  s'ennuie- 
rait à  mourir  les  uns  des  autres.  Si  vous  étiez  en  bons  ter- 
mes ,  je  vous  considérerais  comme  un  couple  furieusement 
dénaturé;  mais,  dans  l'attitude  où  vous  voilà  tous  deux,  vous- 
me  semblez  une  paire  de  gaillards  diablement  profonds  et 
avec  lesquels  on  peut  largement  raisonner.  y> 

Ici  M.  Ghevy  Sl^-me,  dont  les  facultés  morales  ne  parais- 
saient pas  de  l'ordre  le  plus  élevé,  poussa  furtivement  du 
coude  son  ami  et  lui  glissa  quelques  mots  à  l'oreille. 

a  Chiv ,  dit  tout  haut  M.  Tigg,  du  ton  d'un  homme  qui  sait 
bien  ce  qu'il  a  à  faire  ,  laissez-moi  dire  :  j'agirai  sous  ma  pro- 
pre responsabilité  ,  ou  pas  du  tout.  Je  considère  comme  une 
chose  certaine  que  M.  Pecksniff  ne  verra  qu'une  bagatelle 
dans  le  misérable  prêt  d'un  écu  à  un  homme  de  votre  mé- 
rite.... » 

Et  jugeant  en  ce  moment,  à  l'inspection  de  la  physionomie 
de  M.  Pecksniff,  que  celui-ci  n'était  nullement  convaincu, 
M.  Tigg  posa  de  nouveau  son  doigt  sur  l'extrémité  de  son  nez 
pour  l'édification  particulière  de  ce  gentleman  ,  l'invitant  ainsi 
à  bien  remarquer  que  la  demande  d'un  léger  emprunt  était  un 
autre  diagnostic  des  excentricités  du  génie  qui  distinguait  son 
ami  Slyme:  que,  pour  lui ,  Tigg,  il  fermait  l'œil  sur  ce  sujet, 
en  raison  du  puissant  intérêt  métaphysique  offert  à  son  obser- 
vation philosophique  par  ces  petites  faiblesses  ;  et  que,  quant 
à  son  intervention  personnelle  dans  l'exposé  de  cette  modeste 
demande  ,  il  ne  consultait  que  le  désir  de  son  ami ,  et  nulle- 
ment son  propre  avantage  ni  ses  besoins  particuliers. 

(T  0  Chiv,  Chiv!  ajouta  M.  Tigg,  attachant  sur  son  frère 
adoptif  un  regard  de  contemplation  profonde  à  la  fin  de  cette 
pantomime ,  vous  êtes ,  sur  ma  vie ,  un  étrange  exemple  des 
petites  misères  qui  assiègent  un  grand  esprit.  Quand  il  n'y 
aurait  pas  au  monde  de  télescope,  il  me  suffirait  de  vous  avoir 
observé ,  Chiv,  pour  être  sûr  qu'il  y  a  des  taches  dans  le  so- 
leil! Que  je  meure  s'il  y  a  rien  de  plus  bizarre  que  cette  exis- 
tence singulière  que  nous  sommes  forcés  de  poursuivre  sans 
savoir  pourquoi  ni  comment ,  monsieur  Pecksniff!  Mais  c'est 
égal,  nous  moraliserions  là-dessus  jusqu'à  demain,  que  cela 


56  VIE   ET    AVENTURES 

n'empêcherait  pas  le  monde  d'aller  son  train,  Gomme  dit  Ham- 
let,  Hercule  peut,  avec  sa  massue  ,  frapper  partout  autour  de 
lui;  mais  il  n'empêchera  pas  les  chats  de  faire  un  insuppor- 
table vacarme  sur  les  toits  des  maisons ,  ni  les  chiens  d'être 
abattus  dans  le  temps  des  chaleurs,  s'ils  courent  les  rues  sans 
muselière.  La  vie  est  une  énigme,  une  infernale  énigme,  diffi- 
cile à  deviner,  monsieur  PecksnifT.  Mon  opinion  est  qu'il  n'y 
crien  à  répondre  à  cela,  pas  plus  qu'à  ce  fameux  logogriphe  : 
«Pourquoi  un  homme  en  prison  ressemble-t-iJ  à  un  homme 
«  qui  n'y  est  pas?»  Sur  mon  âme  et  mon  corps  !  c'est  la  chose 
la  plus  bizarre;  mais  nous  n'avons  pas  à  nous  eu  occuper  ici 
Ha  !  ha  !  D 

Après  cette  consolante  déduction  tirée  des  sombres  prémisses 
qu'il  avait  posées  d'abord  ,  M.  Tigg  fit  sur  lui-même  un  grand 
effort,  et  reprit  ainsi  le  fil  de  son  discours  : 

c(  Maintenant,  je  vous  dirai  ce  qu'il  en  est.  Je  suis  par  na- 
ture un  homme  furieusement  pacifique,  et  je  ne  puis  rester 
P  tranquille  à  vous  voir  vous  couper  mutuellement  la  gorge  avec 
le  tranchant  de  vos  épées  quand  cela  ne  vous  sert  à  rien 
Monsieur  Pecksniff,  vous  êtes  le  cousin  du  testateur  logé  en 
haut,  et  nous  sommes  son  neveu.  Je  dis  nous  pour  .désigner 
Chiv.  Peut-être,  à  la  rigueur,  êtes-vous  plus  que  nous  son  pro- 
che parent.  Très-bien.  S'il  en  est  ainsi,  soit.  Mais  vous  ne 
pouvez  pas  plus  que  nous  rien  tirer  de  cette  parenté.  Je  vous 
donne  ma  plus  grande  parole  d'honneur,  monsieur,  que  de- 
puis ce  matin  neuf  heures,  sauf  de  courts  intervalles  de  repos, 
J3  suis  resté  à  regarder  à  travers  le  trou  de  la  serrure ,  atten- 
dant une  réponse  à  une  demande  des  plus  modérées  que  l'es- 
prit d'un  homme  puisse  concevoir,  une  demande  tout  à  fait 
de  bonne  compagnie,  à  l'effet  d'obtenir  un  petit  secours  éven- 
tuel, quinze  guinées  seulement,  sous  ma  caution.  Cependant, 
monsieur,  il  reste  tranquillement  renfermé  avec  une  personne 
étrangère  en  qui  il  met  toute  sa  confiance.  Je  le  dis  donc  fer- 
mement en  face  de  la  situation ,  cela  ne  devrait  pas  être , 
cela  ne  rime  à  rien,  cela  ne  saurait  subsister,  on  ne  doit  pas 
permettre  que  cela  subsiste. 

—  Tout  homme,  dit  M.  Pecksniff,  a  un  droit,  un  droit  ir- 
récusable (contre  lequel,  pour  ma  part,  je  ne  voudrais  pas 
protester  ici,  oh!  non,  pour  aucune  considération  terrestre), 
le  droit  de  régler  sa  conduite  personnelle  sur  ses  sympathies 
et  ses  antipathies,  toujours  à  la  condition,  bien  entendu, 
Qu'elles  ne  soient  ni  immorales  ni  irréligieuses.  Je  sens  dans 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  57 

mon  propre  cœur  que  M.  Chuzzlewit  ne  me  traite  pas,  par 
exemple,  moi  (je  dis  moi) ,  avec  cette  somme  d'amour  chrétien 
qui  devrait  exister  entre  nous;  j'ai  pu  être  affligé  et  blessé  de 
cette  circonstance;  cependant,  je  ne  me  laisserai  pas  aller  à 
en  conclure  que  M.  Chuzzlewit  soit  absolument  injustifiable 
dans  ses  rigueurs.  Le  ciel  m'en  garde!  Comment  d'ailleurs, 
monsieur  Tigg,  continua  Pecksniff  d'un  ton  plus  grave  et 
plus  énàu  qu'il  ne  l'avait  fait  encore,  comment  pourrait-on 
défendre  à  M.  Chuzzlewit  d'avoir  ces  sympathies  particuliè- 
res et  vraiment  extraordinaires  dont  vous  parlez ,  dont  je 
dois  admettre  l'existence,  et  que  je  ne  puis  que  déplorer, 
dans  son  intérêt  ?  Considérez ,  mon  bon  monsieur ,  et  ici 
M.  Pecksniff  le  regarda  fixement ,  combien  vous  parlez  légè- 
rement. 

—  Quant  à  cela,  répondit  Tigg,  c'est  certainement  une 
question  difficile  à  résoudre. 

—  Sans  nul  doute,  une  question  difficile  à  résoudre,  s  répéta 
M.  Pecksniff. 

Et,  tout  en  parlant,  il  se  mit  un  peu  à  l'écart  et  parut  plus 
pénétré  encore  de  l'abîme  moral  qu'il  avait  placé  entre  lui  et 
son  interlocuteur.  Il  reprit  : 

«  Sans  nul  doute,  c'est  une  question  très-difficile.  Et  je  suis 
loin  d'être  bien  sûr  que  qui  que  ce  soit  ait  autorité  pour  la 
discuter.  Bonsoir. 

—  Vous  ne  savez  pas  que  les  Spottletoe  sont  ici,  je  suppose? 
dit  M.  Tigg. 

—  Qu'entendez-vous  par  là,  monsieur?  Quels  Spottletoe? 
demanda  Pecksniff,  s'arrêtant  brusquement  sur  le  seuil  de  la 
porte. 

—  M.  et  mistress  Spottletoe,  dit  Ghevy  Slyme ,  esquire, 
parlant  tout  haut  pour  la  première  fois  et  d'un  ton  qui  n'était 
pas  tendre,  en  se  balançant  sur  ses  jambes.  Spottletoe  a  épousé 
la  fille  du  frère  de  mon  père ,  n'est-il  pas  vrai?  Et  mistress 
Spottletoe  est  la  propre  nièce  de  Chuzzlewit,  n'est-il  pas  vrai? 
Et  sa  nièce  bien-aimée  au  temps  jadis ,  qui  plus  est.  Ahl  vous 
demandez  quels  Spottletoe  ? 

—  Eh  bien!  ma  parole  d'honneur!  s'écria  M.  Pecksniff,  les 
yeux  levés  au  ciel,  c'est  odieux.  La  rapacité  de  ces  gens-là  est 
tout  à  fait  effrayante  ! 

—  Et  il  ne  s'agit  pas  seulement  des  deux  Spottletoe,  Tigg, 
dit  Slyme  regardant  ce  gentleman.  Anthony  Chuzzlewit  et  son 
fils  ont  eu  vent  de  la  nouvelle  et  sont  ici  depuis  cette  après- 


58  VIE  ET  AVENTURES 

midi.  Il  n'y  a  pas  cinq  minutes  que  je  les  ai  vus,  comme  je 
montais  la  garde  au  coin  de  la  rue. 

—  Oh!  Mammon!  Mammonl  s'écria  M.  Pecksniff  se  frap- 
pant le  front. 

—  Ainsi,  dit  Slyme  sans  s'occuper  de  l'interruption,  voilà 
déjà  son  frère  et  un  autre  neveu  qui  vous  tombent  ici. 

—  Voilà  l'affaire ,  monsieur,  dit  M.  Tigg;  c'est  le  point  et  la 
combinaison  auxquels  j'arrivais  graduellement  quand  mon 
ami  Slyme  a  su  exposer  le  fait  en  six  mots.  Monsieur  Pecksnifï, 
maintenant  que  votre  cousin,  l'oncle  de  Ghiv,  est  ici,  il  s'agit 
de  prendre  quelques  mesures  pour  l'empêcher  de  disp'^.raître 
de  nouveau ,  et ,  s'il  est  possible ,  de  neutraliser  l'influence 
exercée  sur  lui  en  ce  moment  par  cette  artificieuse  favorite. 
C'est  ainsi  que  pensent,  monsieur,  toutes  les  personnes  qui 
ont  un  intérêt  dans  l'affaire.  La  famille  entière  fond  sur  ce 
pays.  Le  temps  est  venu  où  les  jalousies  et  les  calculs  indivi- 
duels doivent  être  oubliés  dans  une  trêve,  et  où  l'on  doit 
s'unir  contre  l'ennemi  commun.  Quand  l'ennemi  commun  sera 
abattu,  vous  recommencerez  tous  à  agir  isolément  pour  vous- 
mêmes;  toute  dame ,  tout  gentleman  qui  a  son  jeu  engagé 
dans  la  partie  ,  marchera  de  son  côté  et,  selon  son  plus  ou 
moins  d'habileté,  poussera  sa  balle  jusqu'aux  barres  du  tes- 
tateur ;  personne  n'y  perdra  rien.  Songez  à  cela.  Ne  vous 
compromettez  pas.  Vous  nous  trouverez  à  toute  hewe  à  l'au- 
berge de  la  Demi-Lune  et  des  Sept  Étoiles  qui  est ,  comme  vous 
savez,  dans  ce  village.  Nous  serons  prêts  à  entendre  toute 
proposition  raisonnable.  Hem!  Ghiv,  mon  cher  compagnon , 
partons  et  allons  voir  le  temps  qu'il  fait.  » 

M.  Slyme  ne  perdit  pas  un  moment  pour  disparaître ,  et 
probablement  pour  tourner  le  coin  de  la  rue.  M.  Tigg,  ayant 
écarté  ses  jambes  autant  que  pouvait  convenablement  le  faire 
un  homme  doué  du  plus  grand  aplomb  possible,  secoua  la 
tête  vers  M.  Pecksniff  et  lui  sourit. 

«  Nous  ne  devons  pas  être  sévères ,  dit-il ,  pour  les  petites 
excentricités  de  notre  ami  Slyme.  Vous  l'avez  vu  me  parler  à 
l'oreille?  » 

M.  Pecksniff  l'avait  vu  lui  parler  à  l'oreille. 

«  Vous  avez  entendu  ma  réponse,  j'imagine  ?  » 

M.  Pecksniff  avait  entendu  la  réponse. 

«Cinq  schellings,  hein!  dit  M.  Tigg  d'un  air  pensif.  Ah! 
quel  garçon  extraordinaire!  Trop  modeste,  cependant!  » 

M.  Pecksniff  ne  répondit  rien. 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIT.  59 

«  Cinq  schellings!  poursuivit  M.  Tigg  paraissant  absorbé. 
Et ,  ce  qu'il  y  a  de  mieux ,  pour  les  rendre  ponctuellement  la 
semaine  prochaine.  Vous  avez  entendu  cela?* 

M.  Pecksniff  n'avait  pas  entendu  cela. 
'    a  Non  !  vous  me  surprenez  !  s'écria  Tigg.  C'est  là  le  meilleur 
ce  l'affaire,  monsieur.  Jamais  de  ma  vie  je  n'ai  vu  cet  homme 
manquera  une  promesse.  Avez-vous  besoin  de  changer? 

—  Non  ,  dit  M.  Pecksniff,  nullement.  Je  vous  remercie. 

—  Précisément,  répliqua  M.  Tigg;  si  vous  en  aviez  eu  be- 
soin, j'y  serais  allé  pour  vous.  21 

Il  se  mit  alors  à  siffler;  mais  une  douzaine  de  secondes 
s'étaient  écoulées  à  peine  quand  il  s'arrêta  court'  et,  regar- 
dant vivement  M.  Pecksniff'  : 

c(  Est-ce  que  vous  ne  prêteriez  pas  volontiers  cinq  schellings 
à  Slyme? 

—  Volontiers,  non,  répondit  M.  Pecksniff. 

—  Ma  foi!  s'écria  Tigg  secouant  gravement  la  tête  comme 
si  quelque  objection  se  présentait  à  son  esprit  en  ce  moment 
pour  la  première  fois,  il  est  possible  que  vous  ayez  raison. 
Auriez-vous  la  même  répugnance  à  me  prêter  cinq  schellings, 
à  moi  ? 

—  Oui....  je  ne  le  pourrais  pas  ,  dit  M.  Pecksniff. 

—  Pas  même  une  demi-couronne,  peut-être,  dit  M.  Tigg  en 
insistant. 

—  Pas  même  une  demi-couronne. 

—  Eh  bien,  alors,  dit  M.  Tigg,  nous  descendrons  au  chiffre 
ridiculement  minime  de  trente-six  sols.  Haï  ha! 

—  Gela  même,  dit  M.  Peckaniff,  offrirait  également  matière 
à  objection.  » 

En  recevant  cette  assurance ,  M.  Tigg  lui  pressa  gaiement 
les  deux  mains,  protestant  avec  chaleur  que  M.  Pecksniff  était 
un  des  hommes  les  plus  fermes  et  les  plus  remarquables  qu'il 
eût  jamais  rencontrés,  et  qu'il  désirait  avoir  l'honneur  de  faire 
plus  ample  connaissance  avec  lui.  Il  ajouta  qu'il  y  avait  chez 
son  ami  Slyme  plusieurs  petits  traits  caractéristiques  qu'il  ne 
pouvait  nullement  approuver,  en  sa  qualité  d'homme  à  cheval 
sur  l'honneur;  mais  qu'il  était  tout  disposé  à  lui  pardonner 
ces  légères  imperfections,  et  bien  pis  encore,  en  considéra- 
tion du  grand  plaisir  dont  il  avait  joui  ce  jour-là  dans  la  so- 
ciété de  M.  Pecksniff,  cette  société  exquise  qui  lui  avait  pro- 
curé une  satisfaction  bien  autrement  complète  et  durable  que 
n'eût  pu  le  faire  l'heureuse  issue  d'une  négociation  pour  quel- 


60  VIE    ET    AVENTURES 

que  petit  emprunt  au  nom  de  son  ami.  C'est  en  émettant  ces 
réflexions  qu'il  demandait  la  permission  de  se  retirer  pour 
souhaiter  à  M.  Pecksnifif  une  excellente  nuit.  Et  il  partit  de 
cette  façon,  sans  être  confus  le  moins  du  monde  de  son  peu 
de  succès. 

Les  méditations  de  M.  Pecksniflf,  ce  soir-là,  à  l'auberge  du 
Dragon^  et,  la  nuit,  dans  sa  propre  maison,  furent  d'une 
nature  très-sérieuse,  très-grave,  d'autant  plus  que  la  nou- 
velle qu'il  avait  reçue  de  MM.  Tigg  et  Slyme,  touchant  l'arri- 
vée d'autres  membres  de  la  famille,  s'était  pleinement  confir- 
mée par  un  fait  plus  particulier.  En  effet,  les  Spottletoe  étaient 
allés  tout  droit  au  Dragon,  où,  en  ce  moment,  ils  étaient 
établis  pour  y  monter  la  garde,  et  où  leur  arrivée  avait  pro- 
duit une  telle  sensation,  que  Mme  Lupin,  flairant  leurs  pro- 
jets avant  même  qu'ils  eussent  passé  une  demi-heure  sous 
son  toit,  courut  elle-même  le  plus  secrètement  possible  en  in- 
former M.  Pecksniff.  Ce  fut  dans  son  ardeur  à  remplir  cette 
mission  charitable,  qu'elle  manqua  d'apercevoir  ce  gentleman 
qui  entrait  par  la  principale  porte  du  Dragon,  juste  au  mo- 
ment où  elle  sortait  par  une  porte  de  derrière.  Cependant, 
M.  Anthony  Chuzzlewit  et  son  fils  Jonas  s'étaient  économi- 
quement installés  à  la  Demi-Lune  et  les  Sept  Étoiles ,  humble 
cabaret  de  l'endroit  ;  et  le  coche  suivant  amena  au  centre  de 
l'action  tant  d'autres  aimables  membres  de  la  famille  (qui, 
durant  tout  le  chemin,  n'avaient  cessé  de  se  quereller  à  l'in- 
térieur et  sur  l'impériale  de  la  voiture,  à  en  faire  perdre  la 
tête  au  cocher),  qu'en  moins  de  vingt-quatre  heures  le  ché- 
tif  mobilier  de  la  taverne  se  trouva  bien  renchéri,  et  que  les 
appartements  meublés  de  la  localité,  se  composant  de  quatre 
lits  et  un  sofa,  éprouvèrent  une  hausse  de  cent  pour  cent  sur 
la  place. 

En  un  mot,  les  choses  en  vinrent  à  ce  point,  que  la  famille 
presque  tout  entière  vint  bloquer  le  Dragon  bleu,  et  l'investit 
positivement.  Martin  Chuzzlewit  était  en  état  de  siège.  Mais 
il  résistait  bravement ,  refusant  de  recevoir  toutes  lettres, 
messages  et  paquets,  ou  de  traiter  avec  qui  que  ce  fût,  et  ne 
laissant  échapper  aucune  espérance  ou  promesse  de  capitula- 
tion. Pendant  ce  temps,  les  forces  de  la  famille  se  rencon- 
traient sans  cesse  dans  les  diverses  parties  du  voisinage  ;  et 
comme,  de  mémoire  d'homme,  jamais  on  n'avait  vu  deux 
branches  de  l'arbre  des  Chuzzlewit  d'accord  ensemble,  il  y  eut 
des  escarmouches,  des  railleries  échanerées,  des  têtes  cassées, 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  61 

dans  le  sens  métaphorique  de  Texpression;  il  y  eut  des 
gros  mots  lancés  et  renvoyés,  des  épithètes  injurieuses  prodi- 
guées; il  y  eut  des  nez  relevés,  il  y  eut  des  sourcils  froncés; 
il  y  eut  un  enterrement  complet  et  général  de  tous  sentiments 
généreux  et  une  résurrection  violente  des  anciens  griefs  ; 
jamais  on  n'avait  rien  ouï  de  tel  dans  ce  paisible  village,  de- 
puis les  temps  les  plus  reculés  de  son  avènement  à  la  civili- 
sation. 

Enfin,  parvenues  à  l'extrême  limite  du  découragement  et 
du  désespoir,  quelques-unes  des  parties  belligérantes  com- 
mencèrent à  se  parler  dans  les  termes  mesurés  d'une  exaspé- 
ration mutuelle  ;  bientôt  ils  s'adressèrent  tous  d'eux-mêmes, 
avec  des  formes  assez  convenables,  à  M.  Pecksnifif,  en  vertu 
de  son  caractère  éleyé  et  de  sa  position  influente.  Ainsi,  peu 
à  peu  ils  firent  cause  commune  contre  l'obstination  de  Mar- 
tin Ghuzzlewit,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  convenu  (si  un  mot  sem- 
blable peut  être  employé  à  l'endroit  des  Ghuzzlewit)  qu'il 
y  aurait,  à  un  jour  déterminé,  heure  de  midi,  un  concile  gé- 
néral, un  conclave  dans  la  maison  de  M.  Pecksniff.  Tous  ceux 
des  membres  de  la  famille  qui  s'étaient  mis  en  règle  à  cet 
égard  furent  invités  et  dûment  convoqués  à  la  conférence. 

Si  jamais  M.  Pecksniff  prit  un  air  apostolique,  ce  fut  sur- 
tout en  ce  jour  mémorable.  Si  jamais  son  ineffable  sourire 
proclama  ces  mots  :  a  Je  suis  un  messager  de  paix,  »  ce  fut 
surtout  ce  jour-là.  Si  jamais  homme  réunit  en  lui  toutes  les 
charmantes  qualités  de  l'agneau  avec  une  petite  pointe  de 
colombe,  sans  la  moindre  nuance  de  crocodile,  ou  sans  le  plus 
minime  soupçon  du  plus  petit  assaisonnement  de  serpent,  cet 
homme,  ce  fut  M.  Pecksniff.  Et  les  deux  miss  Pecksniff,  donc! 
Oh!  quelle  sereine  expression  sur  le  visage  de  Gharity!  Elle 
semblait  dire  :  «  Je  sais  que  ma  famille  m'a  outragée  au  delà 
de  toute  réparation  possible;  mais  je  lui  pardonne,  car  mon 
devoir  le  veut  ainsi  !»  Oh  !  quelle  ravissante  simplicité  chez 
Mercy  I  Elle  était  si  charmante,  si  innocente,  si  enfantine,  que,  si 
elle  fût  sortie  seule  et  que  la  saison  eût  été  plus  avancée,  les 
rouges-gorges  l'eussent  malgré  elle  couverte  de  feuilles,  croyant 
voir  en  elle  une  des  douces  fées  des  bois,  de  ces  dryades 
mythologiques  sorties  des  chênes  pour  aller  cueillir  des 
framboises  dans  la  jeune  fraîcheur  de  son  cœur  I  Quelles  pa- 
roles pourraient  peindre  les  Pecksniff  à  cette  heure  décisive? 
Aucune,  oh  !  non,  il  faut  y  renoncer.  Car  les  paroles  ne  sont 
pas  toutes  égalemient  parfaites  ;    il  peut  y  en   avoir  dans   le 


62  VIE  ET   AVENTURES 

nombre   qui   ne  vaillent  pas    grand'cliose ,   tandis    que   les 
Pecksniff  étaient  tous  aussi  bons  les  uns  que  les  autres. 

Mais  quand  la  société  arriva,  oh!  ce  fut  là  le  moment. 
Quand  M.  Pecksniff,  se  levant  de  sa  chaise,  au  haut  bout  de 
la  table,  avec  ses  filles  à  sa  droite  et  à  sa  gauche ,  reçut  ses 
invités  dans  son  plus  beau  salon  et  leur  offrit  des  sièges,  que 
d'effusion  il  y  avait  dans  ses  regards  !  et  comme  sa  face  était 
trempée  d'une  gracieuse  transpiration  !  On  eût  pu  dire  qu'il 
était  dans  une  sorte  de  bain  de  douceur.  Et  la  compagnie, 
donc  1  les  jaloux,  les  cœurs  de  pierre ,  les  méfiants,  tous  clos 
en  eux-mêmes,  qui  n'avaient  foi  en  personne,  qui  ne  croyaient 
à  rien,  et  ne  voulaient  pas  plas  se  laisser  saisir  par  les 
Pecksniff  que  s'ils  avaient  été  autant  de  hérissons  ou  de  porcs- 
épics ! 

D'abord,  ce  fut  M.  Spottletoe,  qui  était  tellement  chauve  et  avait 
de  si  épais  favoris,  qu'il  semblait  avoir  arrêté  la  chute  de  ses  che- 
veux par  l'application  soudaine  de  quelque  philtre  puissant, 
au  moment  où  ils  allaient  tomber  de  sa  tête,  et  les  avoir  fixés 
irrévocablement  en  route  sur  sa  figure.  Puis,  ce  fut  mistress 
Spottletoe,  qui,  trop  grêle  pour  son  âge  et  d'une  constitution 
poétique,  avait  coutume  d'informer  ses  plus  intimes  amis  que 
lesdits  favoris  étaient  «  l'étoile  polaire  de  son  existence,  »  et 
qui,  en  raison  de  son  affection  pour  son  oncle  Ghuzzlewit  et 
du  coup  qu'elle  avait  reçu  d'être  suspectée  d'avoir  sur  lui  des 
vues  testamentaires,  ne  pouvait  faire  autre  chose  que  de  pleu- 
rer, si  ce  n'est  de  gémir.  Puis  ce  furent  Anthony  Ghuzzle- 
wit et  son  fils  Jonas  :  le  visage  du  vieillard  avait  été  si  af- 
filé par  l'habitude  de  la  circonspection  et  toute  une  vie  de 
ruse,  qu'il  semblait  lui  ouvrir  un  passage  à  travers  la  cham- 
bre pleine  de  monde,  comme  un  fer  tranchant  dans  la  profon- 
deur des  chairs;  tandis  que  son  fils  avait  si  bien  mis  à  profit 
les  leçons  et  l'exemple  du  père,  qu'il  paraissait  plus  âgé 
qu'Anthony  d'un  an  ou  deux,  quand  on  les  voyait  côte  à  côte 
clignant  leurs  yeux  rouges  et  se  parlant  tout  bas  à  l'oreille. 
Puis  ce  fut  la  veuve  d'un  frère  de  M,  Martin  Ghuzzlewit. 
Gomme  elle  était  extraordinairement  désagréable,  qu'elle  avait 
la  physionomie  dure ,  le  visage  osseux  et  une  voix  mascu- 
line ,  elle  pouvait  être  rangée ,  en  raison  de  ces  qualités , 
parmi  ce  qu'on  appelle  vulgairement  les  femmes  fortes.  Si  elle 
l'avait  pu,  elle  eût  établi  ses  droits  à  ce  titre,  et  se  fût  mon- 
trée, au  figuré,  un  vrai  Samson  de  force  morale  :  car  elle  voulait 
faire  enfermer  son  beau-frère  dans  une  maison  de  santé,  jusqu'à 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  63 

ce  que,  par  des  démonstrations  d'amour  pour  elle,  il  eût  prouvé 
qu'il  jouissait  pleinement  de  sa  raison.  Derrière  elle  étaient 
assises  ses  trois  filles ,  trois  vieilles  filles,  au  maintien  cava- 
iJer,  tellement  à  l'étroit  dans  leurs  corsets  que,  par  suite  de 
cette  mortification  volontaire,  leur  intelligence  était  réduite  à 
des  proportions  plus  étroites  encore  que  leur  ceinture,  et  que 
le  bout  de  leur  nez  même  portait  dans  sa  rougeur  tuméfiée  la 
preuve  qu'elles  étouffaient  sous  la  pression  de  leur  lacet.  Puis 
ce  fut  un  gentleman,  petit- neveu  de  M.  Martin  Chuzzlewit, 
très-brun  et  très-chevelu,  et  qui  semblait  être  venu  au 
monde  pour  épargner  aux  glaces  la  peine  de  réfléchir  autre 
chose  qu'une  ébauche,  une  esquisse  de  tête  inachevée.  Puis  ce 
fut  une  cousine  isolée  qui  n'offrait  rien  de  remarquable,  si  ce 
n'est  qu'elle  était  très-sourde,  vivait  seule  et  avait  toujours 
une  rage  de  dents.  Puis  ce  fut  Georges  Chuzzlewit,  un  cousin, 
gai  célibataire,  qui  se  disait  jeune,  et  qui  en  effet  l'avait  été 
autrefois  ;  mais,  pour  le  moment  il  avait  des  dispositions  à 
prendre  du  ventre,  résultat  d'une  nourriture  exagérée  :  ses 
yeux,  victimes  de  son  embonpoint,  avaient  l'air  de  suffoquer 
dans  leurs  orbites;  et  il  était  si  naturellement  couvert  de  pus- 
tules, que  les  brillantes  mouchetures  de  sa  cravate,  le  riche 
dessin  de  son  gilet,  et  jusqu'à  ses  scintillantes  breloques, 
avaient  l'air  de  lui  avoir  poussé  sur  la  peau  par  analogie.  En- 
fin, et  pour  clore  la  liste,  étaient  présents  M.  Chevy  Slyme  et 
son  ami  Tigg.  Et  ici,  il  y  a  un  fait  digne  d'être  mentionné  : 
c'est  que,  si  chacun  des  membres  de  l'assemblée  détestait  l'au- 
tre, principalement  parce  qu"il  ou  qu'elle  appartenait  à  la  fa- 
mille, chacun  et  tous  s'unissaient  dans  une  haine  générale 
contre  M.  Tigg,  parce  qu'il  n'en  faisait  point  partie. 

Tel  était  l'agréable  petit  cercle  de  famille  réuni  en  ce  mo- 
ment dans  le  plus  beau  salon  de  M.  Pecksniff,  tous  gentiment 
disposés  à  tomber  sur  M.  Pecksniff  ou  sur  toute  autre  personne 
qui  se  hasarderait  à  émettre  quoi  que  ce  fût  sur  n'importe 
quoi. 

■«  Voilà,  dit  M.  Pecksniff,  se  levant  les  mains  jointes  et  pro- 
menant son  regard  sur  les  parents,  voilà  quelque  chose  qui 
me  fait  du  bien  et  qui  fait  aussi  du  bien  à  mes  filles.  Nous 
vous  remercions  de  vous  être  réunis  ici.  Nous  vous  en  sommes 
reconnaissants  de  tout  rotre  cœur.  C'est  une  heureuse  marque 
de  distinction  que  vous  nous  avez  accordée  et,  croyez-moi.... 
(Il  serait  impossible  de  décrire  son  sourire)....  Croyez-moi, 
nous  ne  l'oublierons  pas  de  sitôt. 


64  VIE    ET   AVENTURES 

—  Je  suis  bien  fâché  de  vous  interrompre,  Pecksnilî,  dit 
M.  Spottletoe,  avec  ses  favoris  hérissés  majestueusement, 
mais  vous  vous  donnez  trop  d'avantage ,  monsieur,  si  vous 
vous  imaginez  qu'on  ait  eu  l'intention  de  vous  conférer  en  cela 
une  distinction,  monsieur  !  d 

Un  murmure  général  répondit  en  écho  à  cette  question  et  y 
applaudit. 

«  Si  vous  êtes  pour  continuer  comme  vous  avez  commencé, 
monsieur,  ajouta  vivement  M.  Spottletoe  en  frappant  d'un 
coup  violent  la  table  avec  les  articulations  de  ses  doigts,  le 
plus  tôt  que  vous  cesserez  et  que  cette  assemblée  se  séparera 
sera  le  mieux.  Je  n'ignore  point,  monsieur,  votre  absurde  dé- 
sir d'être  considéré  comme  le  chef  de  la  famille;  mais  mof,  je 
puis  vous  dire,  monsieur....  » 

Ah  !  oui  vraiment  !  Lui  !  pouvoir  dire  quelque  chose  ! 
C'était  peut-être  lui  qui  allait  être  le  chef  de  la  famille  !  Il  ne 
manquerait  plus  que  ça.  Depuis  la  femme  forte  jusqu'au  der- 
nier parent,  tout  le  monde  tomba  en  cet  instant  sur  M.  Spottle- 
toe ,  qui,  après  avoir  vainement  tenté  d'obtenir  le  silence  et  de 
se  faire  écouter,  fut  obligé  de  se  rasseoir  en  croisant  ses  bras 
et  agitant  sa  tête  avec  fureur,  et  donnant  à  entendre  à  mistress 
Spottletoe  en  un  langage  muet  que,  si  ce  scélérat  de  Pecksniff 
continuait,  il  allait  le  tailler  en  pièces  et  l'anéantir. 

«  Je  ne  suis  pas  fâché,  dit  M.  Pecksnifï,  reprenant  le  fil  de 
son  discours,  je  ne  suis  réellement  pas  fâché  du  petit  incident 
qui  s'est  produit.  Il  est  bon  de  penser  que  nous  nous  sommes 
réunis  pour  nous  parler  sans  déguisement.  Il  est  bon  qu'on 
sache  que  nous  n'usons  pas  de  ménagement  les  uns  en  face 
des  autres,  mais  que  nous  nous  montrons  franchement  avec 
notre  caractère.  » 

Ici,  la  fille  aînée  de  la  femme  forte  se  souleva  un  peu  sur 
son  siège,  et  tremblant  de  la  tête  aux  pieds,  moins  par  timidité, 
à  ce  qu'il  semblait,  que  par  colère,  exprima  l'espérance  en 
général  que  certaines  gens  devraient  bien  se  montrer  fran- 
chement avec  leur  caractère,  ne  fût-ce  que  pour  se  parer  de 
l'attrait  de  la  nouveauté  ;  que  lorsqu'ils  (ces  gens-là)  par- 
laient de  leurs  parents,  ils  devraient  bien  s'assurer  d'abord 
en  présence  de  quelles  personnes  ils  le  faisaient  :  autrement 
leurs  paroles  pourraient  produire  sur  les  oreilles  de  ces  pa- 
rents un  effet  auquel  ils  ne  s'attendaient  pas  ;  et  que,  quant 
aux  nez  rouges,  elle  n'aurait  jamais  cru  qu'on  en  fît  un  crime 
à  personne,  d'autant  plus  que  l'on  ne  se  fait  pas  son  nez,  et 


DE    MARTIN   GHUZZLEWIT.  65 

que,  si  on  l'a  rouge,  c'est  qu'on  l'a  reçu  tel  sans  avoir  éié  préa- 
labkment  consulté;  que  d'ailleurs  elle  ne  savait  pas  s'il  y  avait 
des  nez  plus  rouges  les  uns  que  les  autres  ,  et  qu'elle  en  con- 
naissait qui  n'avaient  rien  à  envier,  à  personne.  Cette  remar- 
que fut  accueillie  avec  un  rire  perçant  par  les  deux  sœurs  de 
l'orateur.  Alors  Gharity  Pecksniff  demanda  très-poliment  si 
quelqu'une  de  ces  graves  observations  était  à  son  adresse;  et 
ne  recevant  pas  de  réponse  plus  explicite  que  celle  du  vieil 
adage  :  œ  Qui  se  sent  morveux  se  mouche,  »  elle  entama  une 
réplique  passablement  acrimonieuse  et  personnelle  ;  encoura- 
gée et  soutenue  fortement  par  sa  sœur  Mercy,  qui  se  mit  à  rire 
de  tout  son  cœur,  beaucoup  plus  naturellement  que  qui  que  ce 
fût.  Et  comme  il  est  absolument  impossible  qu'un  désaccord 
se  manifeste  entre  des  femmes  sans  que  les  autres  femmes 
qui  assistent  à  la  scène  y  prennent  une  part  active,  Mme  Sam- 
son,  ses  filles,  mistress  Spottletoe,  et  jusqu'à  la  cousine  sourde 
qui  ignorait  complètement  le  sujet  de  la  dispute  (mais  qu'est- 
ce  que  cela  fait?  était-ce  une  raison  pour  ne  pas  en  prendre 
sa  part?),  toutes  se  jetèrent  aussitôt  dans  la  mêlée. 

Comme  les  deux  miss  PecksnifT  étaient  bien  en  état  de  tenir 
tête  aux  trois  miss  Ghuzzlewit,  et  que  ces  cinq  demoiselles  en- 
semble avaient,  en  style  figuré  du  jour,  une  bonne  provision 
de  vapeur  à  dépenser,  l'altercation  n'eut  pu  manquer  de  durer 
longtemps,  sans  la  haute  valeur  et  les  prouesses  de  la  femme 
forte,  qui,  en  vertu  de  sa  réputation  pour  la  puissance  de  ses 
sarcasmes,  travailla  et  pelota  si  bien  mistress  Spottletoe  à 
coups  de  langue,  que  la  pauvre  dame,  au  bout  de  deux  minutes 
au  plus  d'engagement,  n'eut  plus  d'autre  refuge  que  ses  lar- 
mes. Elle  les  versa  si  abondamment,  et  M.  Spottletoe  en 
éprouva  tant  d'agitation  et  de  chagrin,  que  ce  gentleman, 
après  avoir  porté  aux  yeux  de  M.  Pecksniff  son  poing  fermé, 
comme  si  c'était  une  curiosité  naturelle,  dont  l'examen  sérieux 
ne  pouvait  que  lui  rapporter  honneur  et  profit,  et  après  avoir 
offert,  sans  que  personne  en  sût  le  motif  particulier,  de  don- 
ner à  M.  Georges  Chuzzlewit  des  coups  de  pied  dans  le  derrière 
pour  la  bagatelle  de  six  pence  ,  prit  sa  femme  sous  le  bras  et 
sortit  indigné.  Cette  diversion,  en  appelant  sur  un  autre  sujet 
l'attention  des  parties  belligérantes,  mit  un  terme  au  combat, 
qui  se  ranima  bien  encore  deux  ou  trois  fois  par  sauts  et  par 
bonds,  mais  finit  par  s'éteindre. 

Ce  fut  alors  que  M.  Pecksniff  se  leva  de  nouveau  de  sa 
chaise.  Alors  aussi  les  deux  miss  Pecksniff  se  composèrent  un 
Martin  Chuzzlewit.  —  i  5 


66  VIE   ET   AVENTURES 

maintien  de  dignité  méprisante ,  comme  pouf  ne  pas  paraître 
s'apercevoir  qu'il  y  eût  non-seulement  là  dans  la,  chambre, 
mais  même  sous  la  calotte  des  cieux,  quelque  chose  comme  les 
trois  miss  Ghuzzlewit,  tandis  que  les  trois  miss  Chuzzlewit 
semblèrent  également  avoir  oublié  l'existence  des  deux  miss 
Çecksniff. 

«  Il  est  triste  de  penser,  dit  M.  Pecksniff ,  se  souvenant  du 
poing  de  M.  Spottletoe,  mais  seulement  pour  lui  pardonner 
cette  démonstration ,  que  notre  ami  se  soit  retiré  si  précipi- 
tamment, bien  que  nous  ayons  lieu  de  nous  féliciter  mutuelle- 
nlent  de  cette  détermination ,  puisqu'elle  nous  est  un  témoi- 
gnage que  M.  Spottletoe  ne  se  méfie  nullement  de  ce  que  nous 
pourrons  dire  ou  faire  en  son  absence.  C'est  très-consolant, 
n'est-ce  pas  ? 

—  Pecksniff,  dit  Anthony ,  qui  depuis  le  commencement 
avait  suivi  avec  une  attention  particulière  tout  ce  qui  s'était 
passé,  ne  faites  pas  l'hypocrite. 

—  Le  quoi,  mon  bon  monsieur?  demanda  M.  Pecksniff. 

—  L'hypocrite. 

—  Charity,  ma  chère,  dit  M.  Pecksniff,  ce  soir,  quand  je 
prendrai  mon  bougeoir,  rappelez-moi  de  prier  plus  particuliè- 
rement que  jamais  pour  M.  Anthony  Ghuzzlewit,  qui  m'a  fait 
une  injure.  » 

Ces  paroles,  il  les  prononça  d'une  voix  douce  et  en  se  tour- 
nant de  côté,  comme  s'il  voulait  seulement  les  glisser  à  l'oreille 
de  sa  fille.  Puis,  avec  une  placidité  de  conscience  qui  lui  don- 
nait un  maintien  parfaitem.ent  dégagé  : 

«  Toutes  nos  pensées,  reprit-il,  étant  concentrées  sur  notre 
cher  mais  injuste  parent,  et  celui-ci  étant  pour  ainsi  dire  hors 
de  notre  portée,  nous  sommes  réunis  aujourd'hui  comme  à  un 
rendez-vous,  mortuaire,  si  ce  n'est,  et  Dieu  soit  loué  de  cette 
exception,  qu'il  n'y  a  point  de  cadavre  dans  la  maison.  » 

La  femme  forte  ne  voulut  pas  convenir  que  ce  fût  une  heu- 
reuse exception.  Au  contraire. 

«  Bien,  chère  madame  !  dit  M.  Pecksniff.  Quoi  qu'il  en  soit, 
nous  sommes  ici,  et,  puisque  nous  y  sommes,  nous  avons  à 
examiner  s'il  est  possible  par  quelque  moyen  justifiable.... 

—  Gomment!  vous  savez  aussi  bien  que  moi,  dit  la  fertiltiè 
forte,  que  tout  moyen  est  justifiable  en  pareil  cas. 

—  Parfait,  ma  chère  madame,  parfait.  S'il  est  possible  par 
quelque moj en....  nous  dirons,  par  quelque  moyen....  d'ouvrir 
les  yeux  de  notre  honorable  parent  sur  la  compagne  d€rit  il 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  67 

est  pour  le  moment  infatué  ;  s'il  est  possible  de  lui  faire  con- 
naître par  quelque  moyen  le  caractère  réel  et  les  projets  de 
cette  jeune  créature,  dont  l'étrange,  la  très-étrange  position, 
par  rapport  à  lui....  (Ici  M.  PecksnifT  baissa  la  gamme  de  sa 
voixjusqu'àun  chuchottementmystérieux)...,  jette  en  vérité  une 
ombre  de  flétrissure  et  de  déshonneur  sur  cette  famille;  et 
qui,  nous  le  savons....  (Ici  il  éleva  de  nouveau  la  voix)....  autre- 
ment, pourquoi  l'accompagnerait-elle?  fonde  les  plus  vils  cal- 
culs sur  sa  faiblesse  et  sur  sa  fortune.  » 

Dans  l'ardeur  de  leur  conviction  à  cet  égard ,  les  bons  pa- 
rents, qui  n'étaient  d'accord  sur  aucun  autre  point,  se  trouvè- 
rent unanimes  là-dessus  comme  un  seul  homme.  Bonté  du 
ciel  !  Certainement  elle  fondait  de  vils  calculs  sur  sa  fortune, 
Et  quels  étaient  ses  plans?....  La  femme  forte  était  pour  le 
poison,  ses  trois  filles  se  prononcèrent  pour  Bridewell  *,  au 
pain  et  à  l'eau  pour  régime;  la  cousine  aux  maux  de  dents 
invoqua  Botany-Bay,  et  les  deux  miss  Pecksniff  suggérèrent 
le  fouet.  Seul,  M.  Tigg,  qui,  malgré  le  délabrement  de  ses  ha- 
bits, était  considéré  en  quelque  sorte  comme  un  homme  agréa- 
ble aux  dames,  en  raison  de  sa  moustache  et  de  ses  brande- 
bourgs, émit  un  doute  sur  l'opportunité  et  la  convenance  de 
ces  mesures  ;  mais  il  se  borna  à  lorgner  les  trois  miss  Ghuzzle- 
wit  sans  mêler  la  moindre  ironie  à  son  admiration,  comme 
s'il  voulait  leur  faire  l'observation  suivante  :  «  Vous  ne  la  mé- 
nagez pas,  mes  douces  créatures,  sur  mon  âmel  Allons,  un 
peu  plus  de  ménagement  !  » 

c  Maintenant,  dit  M.  PecksnifT  croisant  ses  deux  index  à 
deux  fins,  par  esprit  de  conciliation  et  par  forme  d'argumen- 
tation, d'un  côté  je  n'irai  pas  si  loin  que  de  prétendre  qu'elle 
mérite  tous  les  châtiments  qui  ont  été  si  puissamment  et  si 
plaisamment  invoqués  contre  elle....  (Il  parlait  ainsi  en  son 
style  fleuri).  De  l'autre,  je  ne  voudrais  aucunement  compro- 
mettre ma  réputation  de  simple  bon  sens  en  affirmant  qu'elle 
ne  les  mérite  pas.  Ce  que  je  tiens  à  faire  observer,  c'est  qu'il 
faudrait  trouver  quelque  moyen  pratique  pour  déterminer 
notre  respecté....  Ne  dirai-je  pas  notre  vénéré?... 

—  Non  !  s'écria  à  voix  haute  la  femme  forte. 

—  Alors  je  n'en  ferai  rien,  dit  M.  PecksnifT.  Vous  êtes  par- 
faitement libre,  chère  madame;  je  vous  approuve,  je  vous  re- 
mercie pour  votre  objection  distinctive.  Je  reprends  :  Notre 

^ .  Maison  de  correction. 


68  .    VIE   ET   AVENTURES 

respecté  parent ,  pour  le  disposer  à  écouter  les  impulsions  de 
la  nature  et  non  les.... 

—  Allez  donc,  p'pa  !  s'écria  Mercy. 

—  Eh  bien!  la  vérité  est,  ma  chère,  dit  M.  Pecksniiï  sou- 
riant à  sa  progéniture  réunie,  que  j'ai  perdu  le  mot.  Le  nom 
de  ces  animaux  fabuleux,  païens,  j'ai  regret  de  le  dire,  qui 
avaient  l'habitude  de  chanter  dans  l'eau,  ce  nom  m'a  échappé.  » 

M.  George  Ghuzzlewit  souffla  :  «  Cygnes.  » 

«  Non,  dit  M.  Pecksuiff.  Non  pas  cygnes.  Mais  cela  res- 
semble beaucoup  à  des  cygnes.  Je  vous  remercie.  » 

Le  neveu  à  .la  figure  ébauchée,  parlant  pour  la  première  et 
pour  la  dernière  fois,  proposa  :  «  Huîtres.  » 

«  Non ,  dit  M.  Pecksuiff  avec  son  urbanité  toute  particulière, 
ce  ne  sont  pas  non  plus  des  huîtres.  Mais  cela  ne  diffère  pas 
tout  à  fait  des  huîtres.  Excellente  idée  ;  je  vous  remercie  infi- 
niment, mon  cher  monsieur.  Attendez!...  des  sirènes.  Ahl 
mon  Dieu  !  des  sirènes,  voilà  le  mot.  Je  pense,  dis-je,  qu'il 
faudrait  trouver  un  moyen  pour  disposer  notre  respecté  parent 
à  écouter  les  impulsions  de  la  nature,  et  non  des  fascinations 
artificieuses  comme  celles  des  sirènes.  A  présent,  nous  ne  de- 
vons pas  perdre  de  vue  que  notre  estimable  ami  a  un  petit-fîls, 
auquel  jusqu'à  ces  derniers  temps  il  portait  beaucoup  d'atta- 
chement, et  que  j'eusse  voulu  voir  ici  aujourd'hui,  car  j'ai 
pour  lui  une  estime  réelle  et  profonde.  Un  beau  jeune  homme, 
un  très-beau  jeune  homme!  Je  vous  soumettrai,  si  nous  ne 
réussissons  pas  à  dissiper  la  méfiance  qui  éloigne  de  nous 
M.  Ghuzzlewit,  et  à  justifier  de  notre  désintéressement  par.... 

—  Si  M.  Georges  Ghuzzlewit  a  quelque  chose  à  me  dire,  in- 
terrompit brusquement  la  femme  forte,  je  le  prie  de  me  le  dire 
franchement  et  sans  détours,  au  lieu  de  me  regarder  moi  et 
mes  filles,  comme  s'il  voulait  nous  avaler. 

—  Quant  à  vous  regarder,  repartit  aigrement  M.  Georges, 
j'ai  entendu  dire,  mistress  Ned,  qu'un  chien  regarde  bien  un 
évêque  ;  en  conséquence,  moi  qui  suis  par  ma  naissance  un 
des  membres  de  cette  famille,  je  crois  avoir  jusqu'à  un  certain 
point  le  droit  de  regarder  une  personne  qui  n'y  est  entrée  que 
par  son  mariage.  Quant  à  vous  avaler,  je  demanderai  la  per- 
mission de  vous  dire,  quelque  humeur  que  vous  aient  donnée 
vos  jalousies  et  vos  mécomptes,  que  je  ne  suis  pas  un  canni- 
bale, madame. 

—  Je  n'en  sais  trop  rien  !  s'écria  la  femme  forte. 

—  En  tout  cas,  dit  M.  Georges  Ghuzzlewit,  très-piqué  de, 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  69 

cette  réponse,  si  j'étais  un  cannibale,  j'aurais  lieu  de  penser, 
ce  me  semble,  qu'une  dame  qui  a  enterré  trois  maris  sans 
avoir  beaucoup  pâti  de  leur  perte  doit  être  d'un  acabit  terri- 
blement coriace.  » 

La  femme  forte  se  leva  en  sursaut. 

(c  Et  j'ajouterai,  dit  M.  Georges  secouant  violemment  la  tête 
de  deux  en  deux  syllabes,  pour  ne  nommer  personne  et  par 
conséquent  sans  offenser  personne,  si  ce  n'est  ceux  que  leur 
conscience  avertit  de  quelque  allusion,  que,  selon  moi,  il  se- 
rait infiniment  plus  décent  et  plus  convenable  que  ceux  qui  sâ 
sont  accrochés,  cramponnés  à  cette  famille,  en  profitant  de 
l'aveuglement  d'un  de  ses  membres  avant  le  mariage ,  et  qui 
ensuite  l'ont  tellement  harassé  de  leurs  croassements  qu'il 
s'est  trouvé  bien  heureux  de  mourir  pour  échapper  à  leur  hu- 
meur acariâtre,  que  ceux-là  ne  vinssent  pas  remplir  le  rôle  de 
vautours  vis-à-vis  des  autres  membres  de  la  famille  encore  exis- 
tants. Je  pense  qu'il  serait  aussi  bien,  sinon  mieux,  que  ces 
gens-là  se  tinssent  chez  eux,  se  contentant  de  ce  qu'ils  ont 
gagné  déjà,  heureusement  pour  eux,  au  lieu  de  venir  fondre 
ici,  pour  fourrer  leurs  doigts  dans  un  pâté  de  famille  qu'ils 
savent  si  bien  flairer,  grâce  à  la  longueur  de  leur  nez,  je  suis 
fâché  de  le  leur  dire. 

—  J'aurais  dû  m'attendre  à  ceci!  s'écria  la  femme  forte, 
promenant  autour  d'elle  un  dédaigneux  sourire,  tandis  que, 
suivie  de  ses  trois  filles,  elle  gagnait  la  porte.  En  vérité,  je 
m'attendais  à  ceci  dès  le  début.  Peut-on,  d'ailleurs,  espérer  de 
gagner  autre  chose  que  la  peste  dans  une  atmosphère  pareille? 

—  Madame,  veuillez,  je  vous  prie,  dit  Charity,  se  jetant 
dans  le  débat,  m'épargner  vos  œillades  d'officier  à  demi-solde, 
car  je  ne  saurais  les  supporter.  » 

Ceci  était  une  sanglante  allusion  à  une  pension  dont  la 
femme  forte  avait  joui  durant  son  deuxième  veuvage  et  avant 
qu'elle  convolât  une  troisième  fois  en  puissance  de  mari.  Il 
faut  avouer  que  c'était  là  un  gros  mot. 

«  Misérable  coquine!  dit  mistress  Ned;  j'avais  laissé  des 
souvenirs  dans  un  pays  reconnaissant,  quand  j'entrai  dans 
cette  famille.  Je  vois  maintenant,  si  je  ne  l'ai  pas  assez  com- 
pris alors,  que  tout  ce  que  j'ai  gagné,  c'est  d'avoir  perdu  mes 
droits  sur  le  royaume  uni  de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Ir- 
lande, le  jour  où  je  me  suis  ainsi  dégradée.  Allons,  mes  chères 
filles,  si  vous  êtes  tout  à  fait  prêtes  et  si  vous  avez  suffisam- 
ment profité  en  prenant  à  cœur  le  bel  exemple  de  ces  deux 


70  VIE   ET   AVENTURES 

jeunes  personnes,  je  pense  que  nous  ferons  bien  de  partir. 
Monsieur  Pecksniff,  nous  vous  sommes  très-obligées  en  vérité. 
Nous  comptions  bien  nous  amuser  ici,  mais  vous  avez  dépassé 
de  beaucoup  notre  attente  dans  les  divertissements  que  vous 
nous  aviez  ménagés.  Je  vous  remercie.  Bonsoir.  » 

C'est  avec  ces  paroles  d'adieu  que  la  femme  forte  paralysa 
l'énergie  pecksniffienne  ;  elle  sortit  en  même  temps  de  la 
chambre,  puis  de  la  maison,  accompagnée  de  ses  filles,  qui, 
par  un  mutuel  accord,  dressèrent  en  l'air  la  pointe  de  leurs 
trois  nez  et  s'unirent  dans  un  éclat  de  rire  dédaigneux.  Gomme 
elles  passaient  dehors  devant  la  fenêtre  du  parloir,  on  les  vit 
simuler  entre  elles  un  transport  de  gaieté  indécent;  puis, 
après  ce  trait  final,  laissant  les  gens  du  dedans  livrés  à  un 
profond  découragement,  elles  disparurent. 

Avant  que  M.  Pecksniff,  ou  quelqu'un  des  visiteurs  qui 
étaient  restés,  eût  pu  émettre  une  observation,  une  autre  fi- 
gure passa  aussi  devant  la  fenêtre,  venant  en  grande  hâte 
dans  une  direction  opposée.  Immédiatement  après,  M.  Spottle- 
toe  se  précipita  dans  la  chambre.  A  le  juger  d'après  l'état  ac- 
tuel de  son  teint  coloré,  animé,  échauffé,  ce  n'était  plus  le 
même  homme  qui  était  sorti  tout  à  l'heure  :  autant  comparer 
l'eau  %l  le  feu.  Il  découlait  de  sa  tête  tant  d'huile  antique 
sur  ses  favoris,  qu'ils  étaient  enrichis  et  perlés  de  gouttes 
onctueuses  ;  son  visage  paraissait  violemment  enflammé ,  ses 
membres  tremblaient,  il  ouvrait  la  bouche  avec  effort  pour 
respirer. 

«  Mon  bon  monsieur!...  s'écria  M.  Pecksniff. 

—  Oh  !  oui,  répliqua  l'autre.  Oh  !  oui,  certainement  !  Oh  ! 
c'est  sûr!  Oh!  naturellement!  Vous  l'entendez?  Vous  l'enten- 
dez tous  ? 

—  Qu'y  a-t-il  donc?  demandèrent  vivement  plusieurs 
voix. 

—  Oh  1  rien ,  s'écria  Spottletoe  encore  essoufflé.  Rien  du 
tout!  Ça  ne  fait  rien  1  Interrogez-le  ;  il  vous  dira!... 

—  Je  ne  comprends  point  notre  ami,  dit  M.  Pecksniff,  le  re- 
gardant avec  le  plus  profond  étonnement.  Je  vous  certifie 
qu'il  est  tout  à  fait  inintelligible  pour  moi. 

—  Inintelligible,  monsieur!  cria  l'autre.  Inintelligible! 
Osez-vous  dire,  monsieur,  que  vous  ignorez  ce  qui  est  arrivé? 
que  vous  ne  nous  avez  pas  leurrés  ici,  tandis  que  vous  ma- 
chiniez un  complot  contre  nous?  Essayerez-vous  de  soutenir 
que  vous  ne  connaissiez  pas  les  projets  de  départ  de  M.  Ghuzzle- 


DE  MARTIN    GHUZZLEWIT.  71 

wit ,  monsieur ,   et   que  vous   ne  savez  pas  qu'il  est  parti , 
monsieur? 

—  Parti!...  tel  fut  le  cri  général. 

—  Partie  répéta  M.  Spottletoe.  Parti,  pendant  que  nous 
étions  tranquillement  ici.  Parti.  Et  personne  ne  sait  où  il  va. 
Ohl  vous  verrez  que  non!  Vous  verrez  que  personne  ne  savait 
où  il  allait.  Oh!  mon  Dieu  non!  Jusqu'au  dernier  moment, 
l'hôtesse  a  cru  qu'ils  voiflaient  tout  simplement  faire  une  pro- 
menade, elle  ne  songeait  pas  à  autre  chose.  Oh!  mon  Dieu 
non!  Elle  ne  s'entendait  pas  avec  ce  fourbe.  Oh!  mon  Dieu 
non!  y> 

Ajoutant  à  toutes  ces  exclamations  une  sorte  de  hurlement 
ironique,  puis  jetant  en  silence  un  brusque  regard  sur  l'as- 
semblée, le  gentleman,  furieux,  s'élança  de  nouveau  au  même 
pas  accéléré,  et  bientôt  il  fut  hors  de  vue. 

Vainement  M.  Pecksniff  s'efforça-t-il  d'assurer  les  parents 
que  cette  nouvelle  fugue ,  si  habilement  exécutée  pour  échap- 
per à  la  famille,  lui  portait  pour  le  moins  un  coup  aussi  rude 
et  lui  causait  une  aussi  grande  surprise  qu'à  pas  un  d'eux  :  de 
toutes  les  provocations,  de  toutes  les  menaces  qui  jamais  fu- 
rent amoncelées  sur  une  tête,  aucune,  pour  l'énergie  et  la 
franche  allure,  ne  dépassa  celles  dont  chacun  des  parents  qui 
étaient  restes  le  salua  séparément  en  lui  adressant  son  com- 
pliment d'adieu. 

La  position  morale  prise  par  M.  Tigg  était  quelque  chose  de 
terrible  ;  et  la  cousine  sourde  qui ,  par  une  complication  de 
désagréments ,  avait  vu  tout  ce  qui  s'était  passé  sans  pouvoir 
rien  y  comprendre  que  la  catastrophe  finale ,  se  mit  à  frotter 
ses  souliers  sur  le  grattoir ,  puis  en  distribua  l'empreinte 
tout  le  long  des  premières  marches  de  léscalier,  comme 
pour  témoigner  qu'elle  secouait  la  poussière  de  ses  pieds 
avant  de  quitter  ce  séjour  de  la  dissimulation  et  la  perfidie. 

En  résumé,  M.  Pecksniff  n'avait  qu'une  consolation  :  c'était 
de  savoir  que  tous  ces  gens-là,  parents  et  amis,  le  haïssaient 
précédemment  dans  toute  l'étendue  du  mot,  et  que,  de  sou 
côté  ,  il  n'avait  pas  gaspillé  parmi  eux  plus  d'amour  qu'avec 
son  am.ple  capital  en  ce  genre  il  ne  pouvait  convenablement 
leur  eu  fournir  pour  se  le  partager.  Ce  coup  d'œil  jeté  sur 
ses  affaires  lui  procura  un  grand  soulagement;  et  le  fait  mé- 
rite d'être  noté,  car  il  montre  avec  quelle  facilité  un  hon- 
nête homme  peut  se  consoler  d'un  échec  et  d'un  désappoin- 
tement. 


73  VIE   ET   AVENTURES 


CHAPITRE  V, 

Qui  contient  le  récit  complet  de  rinstallation  du  nouvel  élève  de 
M.  Pecksniff  dans  le  sein  de  la  famille  de  M.  Pecksniff  ;  avec  toutes 
les  réjouissances  qui  eurent  lieu  à  cette  occasion,  et  la  grande  allé- 
gresse de  M.  Pinch. 

Le  plus  vertueux  des  architectes  et  des  arpenteurs  possédait 
un  cheval,  auquel  les  ennemis  déjà  mentionnés  plus  d'une 
fois  dans  ces  pages  prétendaient  trouver  une  ressemblance 
fantastique  avec  son  maître,  non  pas  précisément  au  physique, 
car  c'était  un  cheval  étique  ,  sauvage,  avec  un  maigre  picotin 
pour  régime  :  ce  n'était  pas  comme  M.  Pecksniff;  mais  au 
moral,  parce  que,  disait-on  ,  il  promettait  plus  qu'il  ne  tenait. 
Il  était  toujours,  en  quelque  sorte,  sur  le  point  d'aller,  et  n'al- 
lait jamais.  Dans  son  pas  de  route  le  plus  lambin,  il  n'en  levait 
pas  moins  de  temps  en  temps  si  haut  les  jambes  ,  et  simulait 
tant  d'ardeur ,  qu'on  n'aurait  pu  s'imaginer  qu'il  fît  moins  de 
quatorze  milles  à  l'heure  ;  et  il  était  si  enchanté  lui-même  de 
sa  célérité  ,  et  paraissait  si  peu  craindre  la  concurrence  des 
plus  habiles  coureurs,  qu'on  avait  toutes  les  peines  du  monde 
à  ne  pas  se  laisser  prendre  à  cette  illusion.  C'était  une  espèce 
d'animal  à  mettre  au  cœur  des  étrangers  un  vif  rayon  d'espé- 
rance ,  mais  à  remplir  du  plus  triste  découragement  ceux  qui 
pouvaient  le  connaître.  Sous  quel  rapport ,  avec  ces  traits  de 
caractère ,  pouvait-on  raisonnablement  le  mettre  en  parallèle 
avec  son  maître?  C'est  ce  que  peuvent  expliquer  seuls  les  en- 
nemis de  cet  excellent  homme.  Mais  enfin,  il  n'est,  hélas!  que 
trop  vrai  de  dire  (quel  déplorable  exemple  du  peu  de  charité 
de  ce  monde  !  )  qu'ils  avaient  fait  cette  comparaison. 

Par  une  belle  matinée  de  gelée ,  toutes  les  pensées  et  toutes 
les  aspirations  de  M.  Pinch  se  concentraient  sur  ce  cheval  et 
sur  le  véhicule  à  capote  auquel  l'animal  était  habituellement 
attelé  (espèce  de  cabriolet  à  gros  ventre)  ;  c'est  en  effet  dans  ce 
galant  équipage  qu'il  se  rendait  seul  à  Salisbury  pour  y  cher- 
cher le  nouvel  élève  et  le  ramener  triomphalement  au  logis. 

«  Sois  béni  dans  ton  cœur  simple,  ô  Tom  Pinch  I  Avec  quelle 
fierté  tu  as  boutonné  cette  redingote  étriquée  que  depuis  tant 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  73 

d'années  on  a  si  mal  nommée  une  grande  redingote;  avec 
quelle  candeur  tu  as  invité  à  voix  haute  et  gaie  Sam  le  valet 
d'écurie  à  ne  pas  lâcher  encore  le  cheval ,  comme  si  tu  pen- 
sais que  ce  quadrupède  eût  envie  de  partir,  et  que  cela  lui  fût 
si  facile  quand  il  en  aurait  envie!  Qui  réprimerait  un  sourire 
d'affection  pour  toi,  Tom  Pinch,  et  non  d'ironie,  pour  les  frais 
que  tu  viens  de  faire?  car  c'est  bien  assez  d'être  pauvre ,  Dieu 
le  sait,  en  pensant  que  le  grand  jour  de  fête  qui  s'ouvre  devant 
toi  t'a  inspiré  tant  d'ardeur  et  de  feu  que  tu  laisses ,  sans  y 
goûter  le  moins  du  monde ,  sur  le  rebord  de  la  fenêtre  de  la 
cuisine,  ce  grand  cruchon  blanc  préparé  de  tes  propres  mains 
la  nuit  dernière,  afin  que  le  déjeuner  ne  te  mît  pas  en  retard, 
et  que  tu  as  posé  sur  le  siège  à  côté  de  toi  une  croûte  à  cas- 
ser en  route  quand  l'excès  de  ta  joie  te  laissera  plus  calme! 
Va,  mon  brave  garçon ,  pars  heureux  :  fais  d'une  âme  tendre 
et  reconnaissante  un  signe  d'adieu  à  Pecksniff ,  là-bas  en  bon- 
net de  nuit ,  à  la  fenêtre  de  sa  chambre  ;  va,  nous  t'accom- 
pagnerons tous  de  nos  vœux.  Que  le  ciel  te  protège,  Tom! 
heureux  s'il  te  renvoyait  d'ici  pour  toujours  dans  quelque 
lieu  favorisé  où  tu  pusses  vivre  en  paix  sans  l'ombre  de  cha- 
grin !  » 

Quel  meilleur  tem.ps  pour  courir,  chevaucher,  se  promener, 
se  mouvoir  enfin  de  toute  manière  à  l'air  libre ,  qu'une  pi- 
quante matinée  de  petite  gelée ,  quand  l'espérance  circule 
joyeusement  avec  le  sang  vif  et  frais  le  long  des  veines,  et 
tressaille  dans  tout  notre  être,  de  la  tête  aux  pieds?  Ainsi 
commençait  gaiement,  pour  le  bon  Tom ,  une  de  ces  matinées 
d'hiver  précoce,  qui  vous  émoustiilent.  Ne  me  parlez  pas,  au 
prix  de  cela,  de  ces  journées  languissantes  d'un  été  énervant 
(voilà  ce  qu'on  dit  quand  on  ne  le  tient  plus},  et  fi  de  ce  prin- 
temps inconstant  avec  lequel  on  ne  sait  jamais  sur  quel  pied 
danser!  Les  clochettes  des  moutons  tintaient  dans  l'air  vivi- 
fiant, comme  si  elles  éprouvaient  aussi  sa  bienfaisante  in- 
fluence; les  arbres,  en  guise  de  feuilles  ou  de  boutons, 
secouaient  sur  le  sol  un  givre  congelé  qui  étincelait  en  tom- 
bant, et  semblait,  aux  yeux  de  Tom,  une  poussière  de  dia- 
mants. A  travers  les  cheminées  des  cottages,  la  fumée  jaillis- 
sait en  haut,  bien  haut,  comme  si  la  terre  se  trouvait  trop 
belle  maintenant  pour  se  laisser  souiller  par  une  vajieur 
épaisse  et  lourde.  La  croûte  de  glace  sur  le  ruisseau  frémissant 
était  transparente  et  si  mince,  que  cette  eau  vive  semblait 
s'être  arrêtée  d'elle-même  (du  moins  Tom  le  crut-il  dans  sa 


74  VIE   ET  AVENTURES 

joie),  pour  regarder  à  l'aise  l'aimable  et  gracieuse  matinée.  Et, 
de  peur  que  le  soleil  ne  vînt  rompre  trop  tôt  ce  charme,  entre 
la  terre  et  lui  voltigeait  un  brouillard  semblable  à  celui  qui 
voile  la  lune  pendant  les  nuits  d'été ,  un  brouillard  caressant 
qui  invitait  le  soleil  à  le  dissiper  doucement. 

Tom  Pinch  avançait,  pas  bien  vite,  mais  avec  l'idée  Imagi- 
native d'une  locomotion  rapide,  ce  qui  revient  au  même  ;  et, 
à  mesure  qu'il  avançait,  toutes  sortes  d'objets  s'offraient  à  lui 
pour  le  tenir  heureux  et  content.  Alors,  quand  il  arriva  à  une 
certaine  distance  du  tourniquet,  il  vit  de  loin  la  femme  du 
péager  qui,  en  ce  moment,  visitait  un  fourgon,  rentrer  à  la 
hâte  comme  une  folle  dans  sa  petite  maison,  pour  dire,  car  elle 
l'avait  reconnu,  que  c'était  M.  Pinch  qui  venait.  Et  elle  ne  se 
trompait  pas  ;  car,  lorsqu'il  fut  à  portée  de  la  maison,  les  en- 
fants du  péager  en  sortirent  vivement,  criant  en  un  petit 
chorus  :  «  Monsieur  Pinch  1  »  Jugez  si  Tom  était  content  !  Le 
péager  également,  bien  que  ce  fût  en  général  un  vilain  mon- 
sieur qui  n'était  pas  facile  à  manier,  sortit  lui-même  pour 
recevoir  l'argent  et  souhaiter  son  rude  bonjour  au  voyageur; 
et,  quand  celui-ci  aperçut  près  de  la  porte  le  déjeuner  de  famille 
disposé  sur  une  petite  table  ronde,  devant  le  feu,  la  croûte 
qu'il  avait  emportée  lui  sembla  prendre  une  saveur  aussi  dé- 
licieuse que  si  les  fées  lui  avaient  coupé  une  tranche  de  leur 
fameuse  galette. 

Mais  ce  n'était  rien  encore.  Il  n'y  avait  pas  que  les  gens 
mariés  et  les  enfants  qui,  sur  son  passage,  vinssent  souhaiter 
le  bonjour  à  Tom  Pinch.  Non,  non.  Des  yeux  brillants,  de 
blanches  poitrines  se  montraient  en  toute  hâte  à  plus  d'une 
fenêtre,  au  fur  et  à  mesure  qu'il  passait,  pour  échanger  avec 
lui  un  salut:  pas  un  de  ces  saints  froids  et  chiches,  mais 
donnés  et  rendus  au  centuple,  bonne  mesure.  Étaient-elles 
gaies,  ces  fillettes!  Gomme  elles  riaient  de  bon  cœur!  Quel- 
ques-unes même  des  plus  folâtres  lui  envoyaient  de  loin  un 
baiser  lorsqu'il  se  retournait.  On  n'y  regardait  pas  de  si  près 
avec  ce  pauvre  M.  Pinch.  Il  était  si  innocent  ! 

Cependant  la  matinée  était  devenue  si  belle,  tout  était  si 
gai,  si  éveillé  à  l'entour,  que  le  soleil  semblait  dire,  Tom 
croyait  l'entendre  :  «  Je  n'ai  pas  envie  de  rester  toujours 
comme  ça;  il  faut  que  je  me  montre;  »  bientôt,  en  effet,  il  se 
déploya  dans  sa  rayonnante  majesté.  Le  brouillard,  trop  timide 
et  trop  délicat  pour  rester  en  si  brillante  compagnie,  s'enfuit 
effarouché;  et,  tandis  qu'il  disparaissait  dans  les  airs,  les  col- 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  75 

Unes,  les  coteaux,  les  pâturages,  serrés  de  paisibles  moutons 
et  de  bruyants  corbeaux,  se  déployèrent  aussi  radieux  que 
s'ils  s'étaient  habillés  tout  battant  neuf  pour  cette  occasion. 
Le  ruisseau,  par  imitation,  ne  voulut  pas  rester  plus  long- 
temps gelé,  et  se  mit  à  courir  vivement,  à  trois  milles  de  là, 
pour  en  porter  la  nouvelle  au  moulin  à  eau. 

M.  Pinch  marchait  cahin-caha,  rempli  d'agréables  pensées 
et  sous  l'influence  de  la  plus  belle  humeur,  quand  il  aperçut 
sur  la  route,  devant  lui,  un  voyageur  à  pied,  qui  cheminait 
dans  la  même  direction  d'un  pas  vif  et  léger,  chantant  d'une 
voix  haute  et  claire,  et  pas  trop  mal,  vraiment.  C'était  un  jeune 
homme  d'environ  vingt-cinq  à  vingt-six  ans.  Il  était  vêtu  d'une 
façon  si  libre  et  si  dégagée,  que  les  longs  bouts  de  sa  rouge 
cravate,  négligemment  nouée  autour  de  son  cou,  flottaient 
aussi  souvent  par  derrière  que  par  devant  ;  et  le  bouquet  de 
baies  d'hiver  qu'il  portait  à  une  des  boutonnières  de  son  habit 
de  velours  se  balançait  si  bien  de  droite  à  gauche,  qud  M.  Pinch, 
en  le  regardant  à  l'envers,  le  voyait  aussi  clairement  que  si 
le  pèlerin  avait  mis  par  mégarde  son  habit  sens  devant  der- 
rière. Le  jeune  homme  continuait  de  chanter  avec  tant  de  force, 
qu'il  n'entendit  le  bruit  des  roues  qu'au  moment  même  où 
elles  furent  presque  sur  son  dos.  Alors  il  tourna  un  visage 
original  et  une  joyeuse  paire  d'yeux  qu'il  fixa  sur  M.  Pinch, 
puis  il  s'arrêta  aussitôt. 

«  Eh  quoil  Markl...  dit  Tom  Pinch,  faisant  halte.  Qui  se 
fût  attendu  à  vous  voir,  ici  ?  En  voilà  une  surprise  !  » 

Mark  toucha  le  bord  de  son  chapeau,  et  répondit,  d'un  ton 
qui  contrastait  tout  à  coup  avec  la  vivacité  de  son  allure,  qu'il 
se  rendait  à  Salisbury. 

«  Et  puis,  quel  air  égrillard!  dit  M.  Pinch,  le  considérant 
avec  infiniment  de  plaisir.  En  vérité,  je  ne  vous  aarais  pas 
cru  à  moitié  si  faraud,  Markl 

—  Je  vous  remercie,  monsieur  Pinch.  Ça,  c'est  vrai  que  je 
ne  dois  pas  être  mal.  Ce  n'est  pas  ma  faute,  vous  savez.  Quant 
à  être  égrillard,  c'est  autre  chose.  » 

Et  ici  il  parut  singulièrement  s'assombrir. 
«  Comment?  demanda  M.  Pinch. 

—  Dame  !  ça  dépend  des  circonstances.  On  ne  peut  pas  man- 
quer d'être  de  bonne  humeur  et  dans  de  bonnes  dispositions, 
quand  on  est  si  bien  vêtu.  Il  n'y  a  pas  grand  mérite  à  cela.  Si 
j'étais  déguenillé  sans  cesser  d'être  aussi  jovial,  alors  je  com- 
mencerais à  trouver  que  ça  n'est  pas  trop  mal,  monsieur  Pinch. 


76  VIE   ET   AVENTURES 

—  Ainsi  vous  chantiez  tout  à  l'heure  pour  vous  consoler 
d'être  bien  vêtu,  Mark?  ditPinch. 

—  Vous  parlez  toujours  comme  un  livre,  monsieur,  répondit 
Mark  avec  un  rire  assez  semblable  à  une  grimace.  Oui,  vrai- 
ment, c'était  pour  cela. 

—  Eh  bien  !  s'écria  Pinch,  vous  êtes,  Mark,  le  plus  étrange 
jeune  homme  que  j'aie  jamais  connu.  Il  y  a  longtemps  que  jo 
m'en  doutais;  mais  à  présent,  j'en  suis  tout  à  fait  sûr.  Je 
vais  à  Salisbury.  Voulez-vous  monter  ?  Je  serai  charmé  de 
votre  compagnie,  d 

Le  jeune  homme  fit  ses  remercîments  et  accepta  l'offre.  Il 
monta  aussitôt  dans  la  voiture,  où  il  s'assit  sur  le  bord  même 
du  siège,  la  moitié  du  corps  en  dehors  pour  exprimer  qu'il 
n'était  là  que  par  tolérance,  et  grâce  à  l'invitation  polie  de 
M.  Pinch. 
Chemin  faisant,  ils  reprirent  ainsi  la  conversation  : 
«  J'avais  dans  l'idée,  dit  Pinch,  en  vous  voyant  si  pimpant, 
que  vous  alliez  vous  marier.  Mark. 

—  Eh  bien,  monsieur,  j'y  ai  pensé  aussi,  répondit  ce  der- 
nier. Il  y  aurait  quelque  mérite  à  être  jovial  avec  une  femme, 
surtout  si  elle  était  maussade  et  si  les  enfants  avaient  la  rou- 
geole. Mais  j'ai  une  peur  terrible  d'en  faire  l'expérience,  et  je 
ne  sais  pas  si  ça  m'irait. 

—  Vous  n'aimez  donc  pas  quelqu'un  par  hasard  ?  demanda 
Pinch. 

—  Non,  pas  particulièrement,  monsieur,  à  ce  que  je  peux 
croire. 

—  Mais,  d'après  votre  manière  de  voir,  Mark,  dit  M.  Pinch, 
il  me  semble  que  cela  ne  vous  irait  déjà  pas  si  mal  d'épouser 
une  femme  que  vous  n'aimeriez  pas  et  qui  vous  fût  très-dés- 
agréable. 

—  En  effet,  monsieur  ;  mais  ce  serait  peut-être  pousser  le 
principe  un  peu  loin,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  C'est  bien  possible,  »  dit  M.  Pinch. 

Et  tous  deux  se  mirent  à  rire  de  bon  cœur. 

«  Dieu  vous  bénisse,  monsieur  !  reprit  Mark.  Vous  ne  me 
connaissez  qu'à  moitié,  tout  de  même.  Je  ne  pense  pas  qu'il 
existe  au  monde  un  individu  qui  pût  aussi  bien  que  moi,  si 
j'attrapais  seulement  une  chance,  prendre  le  dessus,  dans  des 
circonstances  qui  rendraient  d'autres  hommes  tout  à  fait  mal- 
heureux. Mais  c'est  cette  chance-là  que  je  ne  peux  pas  attra- 
per. Je  défie  qui  que  ce  soit  de  deviner  la  moitié  de  Q,e  qu'il  y 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  77 

a  chez  moi  de  ressources,  à  moins  d-'un  hasard  inatteadu  qui 
les  révèle.  Mais  malheureusement  je  n'en  suis  pas  là.  Je  m'en 
vais  quitter  le  Dragon,  monsieur. 

—  Vous  allez  quitter  le  Dragon!  s'écria  M.  Pinch,  qui  le  con- 
sidéra d'un  air  de  profonde  surprise.  En  vérité,  Mark,  vous 
me  confondez  I 

—  Oui,  monsieur,  répliqua  Mark,  embrassant  du  regard 
une  longue  étendue  de  chemin,  comme  un  homme  plongé  dans 
une  sérieuse  méditation.  Pourquoi  resterais-je  au  Dragon? 
Ce  n'est  pas  du  tout  là  la  place  qu'il  me  faut.  Lorsque  je  quittai 
Londres  (je  suis  né  natif  de  Kent,  tel  que  vous  me  voyez),  et 
que  je  pris  une  position  ici,  je  me  dis  que  c'était  bien  le  petit 
coin  le  plus  triste  et  le  plus  écarté  de  toute  l'Angleterre,  et 
qu'il  y  aurait  quelque  mérite  à  rester  jovial  dans  un  semblable 
lieu.  Mais,  mon  Dieu  !  il  n'est  pas  triste  du  tout,  le  Dragon  !  Les 
quilles,  la  crosse,  le  palet,  la  boule,  les  chansons  bachiques, 
les  chœurs,  la  compagnie  autour  de  la  cheminée  les  soirs 
d'hiver,  qui  est-ce  donc  qui  ne  serait  pas  jovial  au  Dragon  ? 
Il  n'y  a  pas  de  mérite  à  ça. 

—  Mais  si  le  bruit  général  n'est  pas  menteur,  Mark,  et  je  le 
crois  d'après  ce  que  j'ai  vu,  dit  M.  Pinch,  vous  êtes  pour  beau- 
coup dans  cette  gaieté,  et  c'est  vous  quiètes  le  boute-en- 
train. 

—  Il  peut  bien  y  avoir  quelque  chose  comme  ça,  monsieur, 
répondit  Mark;  mais  ce  n'est  point  une  consolation. 

—  En  vérité  1  murmura  M.  Pinch  après  un  court  silence,  et 
d'un  ton  plus  bas  que  de  coutume.  Je  puis  à  peine  en  croire 
ce  que  vous  me  dites  là.  Mais  que  va  devenir  Mme  Lupin , 
Mark?  » 

Mark  regarda  fixement  encore  devant  lui  et  plus  loin  en- 
core, comme  pour  répondre  qu'il  ne  supposait  point  que  ce  fût 
pour  Mme  Lupin  un  grand  sujet  de  souci.  Il  y  avait  quantité 
de  jeunes  gaillards  qui  seraient  bien  aises  d'avoir  la  place.  11 
en  connaissait  au  moins  une  demi-douzaine. 

«  C'est  possible,  dit  M.  Pinch;  mais  je  ne  suis  pas  du  tout 
sûr  que  Mme  Lupin  soit  bien  aise  de  vous  remplacer.  Vrai, 
j'avais  toujours  supposé  que  Mme  Lupin  et  vous,  Mark,  vous 
pourriez  vous  marier  ensemble;  et  chacun,  autant  que  je 
puis  croire,  le  supposait  aussi. 

—  Jamais,  répondit  Mark  avec  un  certain  embarras,  nous  ne 
nous  sommes  rien  dit,  elle  à  moi  ni  moi  à  elle,  qui  ressem- 
blât à  de  la  galanterie  ;  mais  je  ne  sais  pas  ce  que  j'aurais  pu 


78  VIE   ET   AVENTURES 

faire  un  de  ces  jours,  m  ce  qu'elle  aurait  pu  me  répondre. 
Eh  bien,  monsieur,  ce^a  ne  m'eût  pas  convenu. 

—  Quoi?  d'être  le  maître  du  Dragon,  Mark?  s'écria  M.  Pinch. 

—  Non,  monsieur,  certainement  non,  répondit  l'autre,  dé- 
tournant son  regard  de  l'horizon  pour  le  reporter  sur  son 
compagnon  de  route.  Ce  serait  la  ruine  d'un  homme  tel  que 
moi.  Si  j'allais  me  poser,  m'asseoir  confortablement  pour  ma 
vie  entière ,  on  ne  pourrait  plus  me  reconnaître.  Le  beau  mé- 
rite pour  le  maître  du  Dragon  que  d'être  jovial  !  Il  ne  pour- 
rait s'empêcher  de  l'être,  quand  même  il  le  voudrait. 

—  Mistress  Lupin  sait-elle  que  vous  êtes  parti  avec  l'inten- 
tion de  la  quitter  ?  demanda  M.  Pinch. 

—  Je  ne  le  lui  ai  pas  encore  déclaré ,  monsieur  ;  mais  il  le 
faut.  Ce  matin,  je  vais  chercher  quelque  chose  de  nouveau  et 
de  convenable,  ajouta  le  jeune  homme  en  indiquant  du  geste 
la  ville. 

—  Quelle  espèce  de  chose? 

—  Je  songeais,  répliqua  Mark,  à  quelque  chose  comme 
l'état  de  fossoyeur. 

—  Bonté  du  ciel,  Mark!  s'écria  M.  Pinch. 

—  C'est,  dit  Mark  en  secouant  la  tê*e  d'un  air  capable,  une 
sorte  d'emploi  qui  n'a  rien  de  bien  relevé;  il  y  aurait  un  cer- 
tain mérite  à  être  jovial  dans  l'exercice  de  ces  fonctions,  à 
moins  que  les  fossoyeurs  n'aient  l'habitude  d'avoir  cette  hu- 
meur-là, ce  qui  serait  pour  moi  un  mécompte  Vous  ne  sauriez 
pas  me  dire  ce  qu'il  en  est,  monsieur,  en  général  ? 

—  Non,  dit  M.  Pinch.  Je  l'ignore.  Je  n'en  ai  pas  la  moindre 
idée. 

—  Dans  le  cas  où  cela  ne  tournerait  pas  comme  on  le  vou- 
drait, vous  comprenez,  dit  Mark,  réfléchissant  de  nouveau,  il 
y  a  d'autres  besognes.  On  peut  essayer,  oui....  cela  est  assez 
lugubre.  11  y  aurait  là  quelque  mérite.  Entrer  chez  un  fripier 
dans  un  quartier  pauvre ,  ça  ne  serait  peut-être  pas  mauvais. 
Un  geôlier  encore  :  ça  voit  de  la  misère  en  quantité.  Le  do- 
mestique d'un  médecin  n'est  pas  trop  mal  non  plus  :  on  est 
là  en  plein  carnage.  Et  celui  d'un  huissier  donc  !  voilà  un 
poste  assez  gentil  naturellement.  Un  collecteur  de  taxes  peut 
aussi,  sous  ce  rapport,  trouver  ample  matière  à  exercer  sa 
sensibilité.  Il  y  a  un  tas  de  commerces  où  je  pourrai  bien 
trouver  mon  affaire,  à  ce  que  je  crois.  » 

M.  Pinch  avait  entendu  cette  théorie  avec  une  stupéfaction 
«i  profonde,  qu'il  ne  pouvait  plus  qu'échanger  de  temps  en 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  79 

temps  un  mot  ou  deux  sur  des  sujets  indifférents,  tout  en  je- 
tant des  regards  obliques  sur  le  visage  animé  de  son  étrange 
ami,  qui,  du  reste,  ne  paraissait  pas  seulement  s'en  douter,  jus- 
qu'au moment  où  ils  atteignirent  un  certain  coin  de  la  route 
qui  touchait  aux  faubourgs  de  la  ville.  Là,  Mark  lui  manifesta 
le  désir  de  descendre. 

«  Mais,  Dieu  me  pardonne,  dit  M.  Pinch,  qui  parmi  ses  ob- 
servations avait  découvert  que  le  devant  de  la  chemise  de 
son  compagnon  n'était  pas  moins  exposé  à  l'air  que  si  l'on 
était  au  milieu  de  l'été,  et  servait  de  point  de  mire  à  chaque 
coup  de  vent,  pourquoi  ne  portez-vous  pas  un  gilet? 

—  A  quoi  bon,  monsieur,  demanda  Mark. 

—  A  quoi  bon?  Mais  pour  vous  tenir  la  poitrine  chaude. 

—  Dieu  vous  bénisse,  monsieur  !...  s'écria  le  jeune  homme  ; 
vous  ne  me  connaissez  pas.  Ma  poitrine  n'a  pas  besoin  d'être 
chauffée.  Et  puis  d'ailleurs,  voyez  donc  !  qu'est-ce  que  je  ga- 
gnerais à  porter  un  gilet?  Une  inflammation  des  poumons 
peut-être!  Par  exemple,  c'est  ça  qui  aurait  du  mérite,  d'être 
jovial  avec  une  bonne  inflammation  de  poitrine.  > 

Comme  M.  Pinch  ne  répondait  pas  autrement  qu'en  respi- 
rant avec  effort,  en  ouvrant  de  grands  yeux  et  secouant  forte- 
ment la  tête.  Mark  le  remercia  de  sa  complaisance,  et,  sans 
lui  donner  la  peine  d'arrêter,  il  sauta  légèrement  à  terre.  Puis 
il  s'élança  en  avant,  avec  sa  cravate  rouge  et  son  habit  ou- 
vert, jusqu'à  une  ruelle  qui  croisait  la  route.  De  temps  en 
temps  il  se  retournait  pour  faire  un  signe  à  M.  Pinch  avec 
un  air  de  vrai  sans-souci,  de  franc  luron  comme  on  n'en 
voit  pas.  Son  compagnon  tout  pensif  poursuivit  son  voyage 
jusqu'à  Salisbury. 

M.  Pinch  s'était  laissé  dire  que  Salisbury  était  une  ville 
déplorable,  un  lieu  de  dissipation  et  de  débauche.  Après 
avoir  fait  dételer  son  cheval  et  averti  le  garçon  d'écurie 
qu'il  reviendrait  dans  une  heure  ou  deux  pour  voir  manger 
i'avoine  à  son  bucéphale,  il  prit  sa  course  errante  le  long  des 
rues,  avec  l'idée  vague  qu'il  allait  avoir  du  plaisir  à  voir  tous 
les  mystères  et  les  diableries  dont  elles  devaient  être  pleines. 
Pour  un  homme  d'habitudes  aussi  paisibles  que  les  siennes, 
cette  illusion  trouvait  un  encouragement  dans  la  circonstance 
particulière  que  c'était  jour  de  marché,  et  que  les  rues  voi- 
sines de  la  place  où  se  tenait  le  marché  étaient  remplies  dé 
charrettes,  de  chevaux,  d'ânes,  de  paniers,  de  chariots,  de 
plantes  potagères  et  autres  objets  de  consommation,  tels  que 


80  VIE  ET   AVENTURES 

tripes,  pâtés,  volailles  et  marchandises  de  regratterie,  le  tout 
des  formes  et  de  l'usage  les  plus  variés.  Il  y  avait;  là  des  fer- 
miers, jeunes  et  vieux,  avec  leurs  blouses  ,  leurs  paletots 
bruns,  leurs  pardessus  de  gros  velours,  leurs  cache-nez  de 
tricot  rouge,  leurs  grandes  guêtres  de  cuir,  leurs  chapeaux  de 
haute  forme,  leurs  fouets  de  chasse  et  leurs  gros  gourdins. 
Ils  étaient  réunis  par  groupes ,  s'entretenant  à  grand  bruit 
sur  la  porte  des  tavernes,  payant  ou  recevant  le  prix  de  leur 
bétail  à  l'aide  de  grands  portefeuilles  bien  bourrés  et  si  épais, 
qu'ils  ne  pouvaient  les  tirer  de  leur  poche  sans  faire  un  effort 
apoplectique  ni  les  remettre  à  leur  place  sans  des  spasmes 
nouveaux.  Il  y  avait  là  aussi  des  femmes  de  fermiers,  avec 
leurs  chapeaux  de  castor  et  leurs  robes  rouges,  montées  sur 
des  chevaux  au  poil  bourru,  purs  de  toute  passion  terrestre, 
allant  à  droite,  à  gauche,  comme  on  les  mène,  bonnement, 
paisiblement ,  sans  demander  pourquoi  :  bêtes  patientes  et 
dociles,  qu'on  aurait  pu  laisser  sans  danger  dans  une  bouti- 
que de  porcelaines,  avec  un  service  de  table  complet  à  cha- 
cun de  leurs  sabots.  Il  y  avait  aussi  bon  nombre  de  chiens 
qui  paraissaient  prendre  un  vif  intérêt  aux  opérations  du 
marché  et  aux  bénéfices  de  leurs  maîtres  ;  en  un  mot,  enfin, 
une  Babel  de  langues,  tant  d'hommes  que  d'animaux. 

M.  Pinch  contemplait  avec  infiniment  de  plaisir  tous  les 
objets  exposés  en  vente.  Il  fut  particulièrement  frappé  par  la 
vue  de  la  coutellerie  ambulante;  il  ne  pouvait  en  détacher  ses 
regards.  Ce  fut  au  point  qu'il  fit  emplette  d'un  couteau  de  po- 
che muni-  de  sept  lames,  dont  pas  une  seule  ne  coupait,  à  ce 
qu'il  reconnut  plus  tard.  Quand  il  eut  suffisamment  parcouru 
la  place  du  Marché,  et  considéré  les  fermiers  tranquillement 
installés  à  dîner,  il  s'en  retourna  revoir  sa  bête.  Le  brave  che- 
val mangeait  de  tout  son  cœur.  M.  Pinch,  tranquille  sous  ce 
rapport,  s'éloigna  de  nouveau  pour  faire  le  tour  de  la  ville  et 
se  régaler  de  la  vue  des  devantures  de  magasins  :  il  commença 
par  stationner  longtemps  devant  la  Banque,  cherchant  de  l'œil 
dans  quelle  direction  pouvaient  se  trouver  dans  le  sous-sol  les 
cavernes  où  l'on  gardait  l'argent;  puis  il  se  retourna  pour  re- 
garder un  ou  deux  jeunes  gens  qui  passaient  auprès  de  lui, 
et  qu'il  reconnut  pour  être  des  clercs  d'avoués  de  la  ville  ; 
ils  avaient  à  ses  yeux  une  terrible  importance,  car  c'étaient 
des  gaillards  qui  avaient  plus  d'un  tour  dans  leur  gibecière  : 
aussi  tenaient-ils  la  tête  fièrement  haute. 

Mais  les  boutiques!...  D'abord,  et  avant  tout,  celles  des 


DE  MARTIN   CHUZZLEVriT.  81 

joailliers,  où  s'étalaient  tous  les  trésors  de  la  terre,  et  où  il  y 
avait  une  telle  quantité  de  grosses  montres  d'argent  suspen- 
dues à  chaque  panneau,  et  si  larges  que,  si  elles  nemarchaient 
pas  en  montres  de  première  qualité,  ce  n'était  certainement 
pas  qu'elles  pussent  décemment  se  plaindre  de  manquer  de 
place  pour  le  mouvement.  Franchement,  elles  étaient  assez 
fortes  et  peut-être  assez  laides  pour  être  excellentes,  s'il  est 
vrai  que  les  plus  laides  sont,  comme  on  dit,  les  meilleures.  Aux 
yeux  de  M.  Pinch,  cependant,  elles  étaient  plus  petites  que 
celles  de  Genève,  et  il  ne  put  voir  une  montre  énorme  à  répé- 
tition, qui  avait  par  conséquent  le  rare  privilège  de  sonner 
chaque  quart  d'heure  dans  le  gousset  de  son  heureux  proprié- 
taire, sans  regretter  ardemment  de  n'être  pas  assez  riche  pour 
en  faire  l'emplette. 

Mais  qu'est-ce  que  l'or,  l'argent,  les  pierres  précieuses  et 
l'horlogerie,  auprès  des  boutiques  de  librairie,  d'où  s'échap- 
pait une  agréable  odeur  de  papier  fraîchement  mis  en  presse, 
qui  ravivait  dans  l'esprit  de  notre  voyageur  le  souvenir  de  la 
grammaire  toute  neuve  qu'il  avait  eue  à  l'école,  il  y  avait 
longtemps  de  cela,  et  où  il  avait  tracé  en  superbe  écriture, 
sur  la  feuille  volante,  ces  mots  :  Mailre  Pinch.  instituiion  de 
Grove-House  !  Et  cette  senteur  de  cuir  de  Russie  ,  et  ces 
rayons  de  volumes  rangés  avec  soin  à  l'intérieur,  quel  bon- 
heur, rien  que  d'y  penser!  A  la  montre  s'étalaient,  dans  leur 
primeur,  les  ouvrages  nouveaux  venus  de  Londres,  tout  ou- 
verts, avec  le  titre  et  parfois  même  la  première  page  du  pre- 
mier chapitre  en  évidence,  afin  de  tenter  l'amateur  imprudent 
qui,  après  avoir  lu  le  commencement,  et  sans  pouvoir  tour- 
ner la  page,  poussé  par  un  désir  aveugle,  se  précipiterait  dans 
le  magasin  pour  y  acheter  le  séducteur  !  Le  gracieux  frontis- 
pice et  l'élégante  vignette  indiquaient,  comme  les  poteaux  de 
poste  placés  à  l'entrée  des  faubourgs  des  grandes  villes,  le  ri- 
che fonds  d'incidents  contenu  daus  tel  ou  tel  ouvrage.  Il  y 
avait  encore  une  collection  de  livres  offrant  de  graves  portraits 
et  des  noms  consacrés  par  le  temps.  M.  Pinch,  qui  en  connais- 
sait bien  le  contenu,  eût  donné  des  trésors  pour  les  avoir  en 
bonne  forme  sur  l'étroite  planchette  au-dessus  de  son  lit,  dans 
la  maison  de  M.  Pecksniff.  Ah!  cette  boutique  était  un  vrai 
crève-cœur  ! 

En  voici  une  autre,  moins  tentante  peut-être,  mai^  encore 
bien  attrayante.  C'est  là  qu'on  vendait  des  livres  pour  la  jeu- 
neiise;  o^^  y  voyait  le  pauvre  P.obinson  Grusoë,  seul  dans  sa 

AlAHliN    (.fiUZZi.LWll'.    —  "^ 


82  VIE   ET   AVENTURES 

force,  avec  son  chien  et  sa  hache,  sa  coiffure  en  peau  de  chèvre 
et  ses  fusils  de  chasse,  laissant  tomber  un  regard  calme  sur 
le  Hobinson  suisse  et  la  foule  des  imitateurs  dont  il  était  en- 
touré, et  appelant  M.  Pinch  en  témoignage  que,  de  toute  cotte 
aimable  société,  c'était  lui  qui  avait  su  le  mieux  imprimer, 
sur  le  rivage  de  la  mémoire  enfantine,  une  empreinte  de  pied 
comme  ceile  de  Vendredi,  dont  pas  un  grain  de  sable  ne  s'ef- 
facerait sous  les  pas  des  générations  naissantes.  Il  y  avait  aussi 
les  Cuntes  persans  avec  des  coffres  qui  volent,  et  des  savants 
qui,  pour  mieux  se  livrer  à  l'étude  de  livres  enchantés,  sont 
enfermés  de  longues  années  dans  des  souterrains  ;  il  y  avait  là 
encore  Abudah,le  négociant,  avec  la  terrible  petite  vieille  sor- 
tant d'une  boîte  dans  sa  chambre  à  coucher;  là  encore  le  grand 
talisman,  les  Mille  et  une  Nuits  merveilleuses  avec  Cassim 
Baba  coupé  en  quatre,  et  suspendu  tout  sanglant  dans  la  ca- 
verne des  quarante  voleurs.  Ces  incomparables  prodiges,  frap- 
pant d'un  éblouissement  subit  l'esprit  de  M.  Pinch,  y  frottè- 
rent si  bien  le  fameux  talisman  de  la  Lampe  merveilleuse,  qu'au 
moment  où  notre  curieux  se  retourna  vers  la  rue  animée,  il 
crut  voir  autour  de  lui  tout  un  cercle  de  lutins ,  qui  n'at- 
tendaient qu'un  signe  de  sa  main  pour  exécuter  ses  ordres, 
et  raviva  dans  sa  mémoire  les  lectures  de  son  enfance, 
temps  heureux  où  il  n'était  pas  encore  entré  dans  l'ère  de 
Pecksniff. 

Les  boutiques  d'apothicaire  lui  offraient  moins  d'intérêt, 
avec  leurs  grands  bocaux  éblouissants  qui  étincelaient  de 
mille  couleurs  brillantes  jusqu'au  bout  même  de  leurs  bou- 
chons, avec  leur  agréable  compromis  entre  la  médecine  et  la 
parfumerie,  sous  forme  de  pastilles  contre  les  maux  de  dents 
et  de  miel  virginal.  Il  ne  fît  pas  non  plus  la  moindre  atlen^ 
tion,  jamais  du  reste  il  n'y  avait  pris  garde,  aux  boutiques  de 
tailleurs,  où  l'on  voyait  pendre  les  gilets  à  la  dernière  mode  de 
la  capitale,  gilets  magiques,  qui,  par  une  transformation  mer^ 
veilleuse,  faisaient  toujours  dans  l'étalage  un  effet  prodi- 
gieux, tandis  qu'une  fois  achetés  et  sur  le  dos  de  la  pratique, 
ils  ne  ressemblaient  plus  à  rien.  Mais  il  s'arrêta  pour  lire  l'af- 
fiche du  théâtre,  et  il  entrevit  le  couloir  d'entrée  avec  une 
sorte  de  terreur  qui  ne  fit  que  redoubler,  quand  un  gentleman 
blême,  avec  de  longs  cheveux  noirs,  en  sortit  précipitamment 
pour  intimer  l'ordre  à  un  garçon  de  courir  chez  lui  et  de  lui 
rapporter  son  sabre.  M.  Pinch,  en  entendant  ces  paroles  sinis- 
tres, resta  cloué  au  soi,  et  il  y  fût  demeuré  jusqu'à  la  nuit, 


DE  MARTIN  CilUZZLEWIT.  83 

n'était  que  la  cloche  de  la  vieille  cathédrale  commença  à  son- 
ner pour  le  service  du  soir.  Sur  quoi,  il  s'éloigna. 

Or,  l'auxiliaire  de  l'organiste  était  un  ami  de  M.  Pinch;  heu- 
reuse circonstance ,  car  c'était  aussi  un  homme  très-paisihle , 
très-doux ,  qui  à  l'école  avait  été ,  comme  Tom ,  une  sorte  de 
garçoii  un  peu  rococo,  mais  fort  aimé ,  malgré  cela  ,  de  leurs 
bruyants  camarades.  Par  une  heureuse  chance  (Tom  disait 
toujours  qu'il  avait  de  la  chance),  il  arriva  que  l'auxiliaire  était 
seul  de  service  cette  après-midi,  et  que  Tom  ne  trouva  que 
lai  dans  la  tribune  poudreuse  de  Torgue.  Ainsi ,  tandis  qu'il 
jouait,  Tom  lui  servait  au  soufflet;  et,  le  service  terminé, 
Tom  lui-même  prit  l'orgue  en  main.  L'ombre  descendait,  et  la 
lumière  orangée  qui,  à  travers  les  fenêtres  antiques,  se  proje- 
tait dans  le  chœur,  était  mêlée  d'une  teinte  de  rouge  sombre. 
Pendant  que  les  sonores  arpèges  rébonuaient  au  sein  de  l'é- 
glise ,  Tom  croyait  les  entendre  réveiller  un  écho  dans  la  pro- 
fondeur des  plus  anciennes  tombes,  comme  dans  le  plus  intime 
mystère  de  son  propre  cœur.  De  grandes  pensées ,  de  grandes 
espérances,  se  pressaient  dans  son  esprit  en  même  temps  que 
la  brillante  harmonie  vibrait  dans  l'air  :  surtout  il  revoyait 
toujours,  plus  graves  peut-être  et  plus  solennelles,  mais  avec 
leur  caractère  reconnaissable,  toutes  les  images  qui  lui  avaient 
passé  sous  les  yeux  depuis  le  matin  jusqu'cfux  frais  souvenirs 
de  son  enfance.  Le  sentiment  qu'éveillaient  les  sons,  en  se 
prolongeant ,  embrassait  en  quelque  sorte  toute  sa  vie  et  tout 
son  être;  et,  à  mesure  que  les  réalités  de  pierre,  de  bois  et 
de  verre  dont  il  était  environne,  devenaient  de  plus  en  plus 
sombres,  à  cette  heure  crépusculaire,  ses  visions,  au  contraire, 
devenaient  de  plus  en  plus  brillantes  :  si  bian  qu'il  eût  oublie 
le  nouvel  élève  et  le  maître  qui  l'attendaient,  et  serait  resté  la 
peut-être  jusqu'à  minuit,  dans  l'expansion  et  l'extase  de  son 
cœur,  si  le  vieux  bedeau,  plus  terre  à  terre,  ne  fût  venu  lui 
rappeler  la  nécessité  où  il  était  de  mettre  la  cathédrale  sous 
clef.  M.  Pinch  prit  donc  congé  de  son  ami  avec  bien  des  re- 
mercîments,  s'orienta  du  mieux  qu'il  put  à  travers  les  rues 
maintenant  éclairées  par  le  gaz,  et  courut  en  toute  hâte  cher- 
cher son  dîner. 

C'était  le  moment  où  les  fermiers  regagnaient  leur  demeure 
sur  leur  bidet.  11  n'y  avait  personne  dans  le  parloir  sablé  de 
la  taverne  ou  M.  Pmch  avait  laisse  son  cheval.  11  eut  donc  la 
jouissance  de  voir  sa  petite  table  tirée  tout  près  du  feu  ,  et  de 
trouver  à  s'exercer  sur  un  bifteck  cuit  à  point  aveu  des  pomme* 


Bk  VIE  ET  AVENTURES 

de  terre  qu'il  savoura  de  tout  son  appétit.  Devant  lui  aussi 
était  posé  un  cruclion  de  fameuse  bière  du  Wiltshire  ;  l'effet 
de  ce  gala  fut  si  puissant ,  que  M.  Pinch  était  de  temps  en 
temps  obligé  de  poser  son  couteau  et  sa  fourcbette  pour  se 
frotter  les  mains  et  ruminer  son  bonheur.  Sur  ces  entrefaites, 
le  fromage  et  le  céleri  firent  leur  entrée.  M.  Pinch  avait  tiré 
un  livre  de  sa  poche  et  ne  livrait  plus  que  de  légères  escar- 
mouches aux  comestibles;  tantôt  grignotant  un  morceau, 
tantôt  humant  un  petit  coup  ,  tantôt  lisant  une  demi-page, 
tantôt  s'arrêtant  pour  se  demander  quelle  sorte  de  jeune 
homme  ce  pouvait  être  que  le  nouvel  élève.  Il  venait  juste- 
ment d'approfondir  cette  question,  et  il  s'était  enfoncé  de  nou- 
veau dans  sa  lecture  quand  la  porte  s'ouvrit.  Un  autre  con- 
sommateur entra,  traînant  après  lui  un  tel  tourbillon  d'air 
glacé,  qu'on  put  croire  tout  d'abord  que  son  apparition  venait 
d'éteindre  le  feu  dans  l'âtre. 

«  Une  rude  gelée  ce  soir,  monsieur  1  dit  le  nouveau  venu , 
remerciant  courtoisement  M.  Pinch,  qui  avait  écarté  sa  petite 
table  afin  de  lui  faire  place.  Ne  vous  dérangez  pas ,  je  vous 
prie.  )) 

Bien  qu'en  parlant  ainsi  il  eût  témoigné  les  plus  grands 
égards  pour  le  confort  de^.  Pinch,  il  n'en  tira  pas  moins  jus- 
qu'au centre  du  foyer  une  des  chaises  de  cuir  à  boutons  dorés 
pour  s'asseoir  juste  en  face  du  feu,  les  pieds  posés  en  l'air  de 
chaque  côté  de  la  cheminée. 

c  Mes  pieds  sont  tout  engourdis.  Ah  !  quel  froid  péné- 
trant ! 

—  Vous  êtes  resté  peut-être  longtemps  au  grand  air?  dit 
M.  Pinch. 

—  Toute  la  journée  ,  et  sur  une  impériale  encore  ! 

—  Voilà  donc  pourquoi  il  a  gelé  la  salle  en  entrant ,  se  dit 
M.  Pinch.  Le  pauvre  garçon,  comme  il  doit  être  glacé!  » 

Cependant  l'étranger  était  devenu  pensif.  Il  s'assit  et  resta  cinq 
ou  six  minutes  à  contempler  le  feu  en  silence.  Enfin,  il  se  leva 
et  se  débarrassa  de  son  châle  et  de  son  grand  pardessus  qui, 
tout  différent  de  celui  de  M.  Pinch  ,  était  bien  chaud  et  bien 
épais;  mais  il  ne  devint  pas  d'un  iota  plus  causeur  hors  de  son 
pardessus  que  dedans  ;  il  se  remit  à  la  même  place ,  dans  la 
même  attitude ,  et ,  s'appuyant  sur  le  dossier  de  sa  chaise ,  il 
commença  à  se  ronger  les  ongles. 

Il  était  jeune,  vingt  et  un  ans  peut-être,  et  beau  ;  ses  yeux 
noirs  étaient  pleins  d'éclat;  sa  physionomie  et  ses  manières 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  85 

offraient  une  vivacité  dont  le  contraste  fit  faire  à  M.  Pinch  un 
retour  sur  lui-même  et  le  rendit  plus  timide  que  jamais. 

Il  y  avait  dans  la  salle  un  cadran  que  l'étranger  interro- 
geait fréquemment  du  regard.  Tom  le  consultait  souvent 
aussi,  soit  par  une  sympathie  nerveuse  avec  son  taciturne 
voisin ,  soit  parce  que  le  nouveau  pensionnaire  devait  venir  le 
demander  à  six  heures  et  demie ,  et  que  les  aiguilles  n'en 
étaient  pas  loin.  Chaque  fois  que  l'étranger  avait  remarqué 
qu'il  portait  comme  lui  les  yeux  sur  ce  cadran,  Tom  éprouvait 
une  sorte  d'embarras,  comme  s'il  était  pris  en  flagrant  délit, 
et  c'est  sans  doute  en  le  voyant  si  mal  à  l'aise  que  le  jeune 
homme  lui  dit  avec  un  sourire  : 

«  Il  paraît  que  nous  avons  tous  deux  un  rendez-vous  à  heure 
fixe.  Le  fait  est  que  je  dois  rencontrer  ici  un  gentleman. 

—  Moi  de  même,  dit  Pinch. 

—  A  six  heures  et  demie,  dit  l'étranger. 

—  A  six  heures  et  demie,  »  répéta  aussitôt  Pinch. 
Sur  quoi,  l'autre  le  considéra  d'un  air  de  surprise. 

«  Le  jeune  gentleman  que  j'attends,  dit  timidement  Tom, 
devait  à  cette  heure-là  demander  une  personne  du  nom  de 
Pinch. 

—  Tiens!  s'écria  l'autre  en  bondissant.  Et  moi  qui  vous  ai 
caché  le  feu  tout  le  temps!  Je  ne  me  doutais  guère  que  vous 
fussiez  M.  Pinch.  Je  suis  le  M.  Martin  que  vous  veniez  chercher. 
Excusez-moi,  je  vous  prie.  Gomment  vous  portez-vous?  Oh! 
approchez-vous  donc  du  feu  ! 

—  Je  vous  remercie,  dit  Tom,  je  vous  remercie.  Je  n'ai  pas 
froid  du  tout,  ce  n'est  pas  comme  vous  ;  et  nous  avons  devant 
nous  un  voyage  à  faire  qui  ne  laissera  pas  que  d'être  rude. 
Eh  bien,  soit,  puisque  vous  le  désirez.  Je  suis  enchanté, 
ajouta  Tom,  avec  cette  franchise  pleine  d'embarras  qui  lui  était 
particulière,  et  par  laquelle  il  semblait  confesser  ses  propres 
imperfections  et  en  même  temps  invoquer  aussi  ingénument 
l'indulgence  de  son  interlocuteur  que  s'il  l'eût  exprimée  dans 
son  langage  simple  et  naïf,  ou  qu'il  l'eût  couchée  par  écrit.  Je 
suis  enchanté  vraiment  de  voir  en  vous  la  personne  que  j'at- 
tendais. Il  n'y  a  pas  plus  d'une  minute  que  je  me  disais  jus- 
tement :  Je  voudrais  bien  que  notre  élève  ressemblât  à  ce 
monsieur. 

—  Et  moi,  je  me  réjouis  de  vous  entendre,  répliqua  Martin 
en  lui  donnant  une  poignée  de  main;  car,  vous  me  croirez  si 
vous  voulez,  mais  je  faisais  à  part  moi  la  même  réflexion  » 


86  VIE  ET   AVENTURES 

Quel  boriheur  me  disais-je,  si  M.  Pinch  pouvait  ressembler  à 
cet  étranger  I 

—  Quoi  !  vraiment  ?  dit  Tom  avec  infiniment  de  plaisir. 
Parlez-vous  sérieusement? 

—  Oui,  sur  l'honneur,  répondit  sa  nouvelle  connaissance. 
Vous  et  moi,  nous  nous  conviendrons  parfaitement,  je  crois  ; 
et  ce  n'est  pas  pour  moi  une  mince  satisfaction  :  car,  s'il  faut 
vous  avouer  la  vérité,  je  ne  suis  pas  du  tout  de  ceux  quivont 
avec  tout  l'3  monde ,  et  c'est  bien  ce  qui  me  donnait  de 
grandes  inquiétudes.  Mais  à  présent  les  voilà  entièrement 
dissipées.  Voulez-vous  me  faire  le  plaisir  de  sonner?  » 

M.  Pinch  se  leva  avec  le  plus  grand  empressement  pour 
lui  rendre  ce  petit,  service  ;  le  cordon  de  la  sonnette  pendait 
au-dessas  de  la  tête  de  Martin,  qui  se  cliaufTait  pendant  ce 
temps-là  en  lui  disant  d'un  air  souriant  : 
.  a  Si  vous  aimez  le  punch,  vous  me  permettrez  d'en  com- 
mander pour  chacun  de  nous  un  verre  aussi  brûlant  que  pos- 
sible, et  qui  nous  servira  d'entrée  en  matière  pour  resserrer 
notre  nouvelle  intimité  d'une  manière  convenable.  Je  ne  vous 
cacherai  pas,  monsieur  Pinch,  que  jamais  de  ma  vie  je  n'eus 
plus  besoin  de  quelque  chose  de  chaud  et  de  stomachique  : 
mais  je  ne  voulais  pas  m'exposer  à  me  voir  surpris  buvant  du 
punch  par  l'inconnu  que  je  venais  chercher  ici,  sans  sa- 
voir qui  vous  étiez;  car,  vous  ne  l'ignorez  pas,  les  premières 
impressions  viennent  vite  et  durent  longtemps.  » 

M.  Pinch  donna  son  assentinient  et  le  punch  fat  commandé. 
Il  fut  bientôt  servi  tout  chaud,  tout  bouillant  et  fort  par-des- 
sus le  marché.  Après  avoir  bu  mutuellement  à  leur  santé  ce 
breuvage  fumant,  ils  n'en  devinrent  que  plus  communicatifs. 

«  Je  suis  un  peu  parent  de  Pecksniff,  savez-vous?  dit  le 
jeune  homme. 

—  En  vérité  !  s'écria  M.  Pinch. 

—  Oui.  Mon  grand-père  est  son  cousin;  ainsi  nous  sommes 
parents  et  amis,  de  manière  ou  d'autre.  Comprenez-vous  cela? 
Moi,  je  m'y  perds. 

—  Alors  Martin  est  votre  nom  de  baptême?  dit  M.  Pinch 
d'un  air  pensif.  Oh  ! 

—  Oui,  naturellemer.t.  Je  voudrais  que  ce  fût  mon  nom  pa- 
tronymique, car  le  mien  n'est  pas  beau,  et  il  faut  trop  de 
temps  pour  le  signer.  Je  m'appelle  Chuzzlewit. 

—  0  ciel!  s'écria  M.  Pinch,  qui  tressaillit  involontairement. 

—  Vous  n'êtes  pas  surpris,  je  suppose,  de  ce  que  j'ai  deux 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT.  8? 

noms?  répliqua  l'autre  en  portant  son  verre  à  ses  lèvres.  Ce 
n'est  pas  rare. 

—  Oh  1  non,  dit  M.  Pincb,  non  du  tout.  Oh!  mon  Dieu, 
non!...  de  sorte  que....  » 

Etalors,  se  rappelant  que  M.  Pecksniflf  lui  avait  recommandé 
particulièrement  de  ne  rien  dire  au  sujet  du  vieux  gentleman 
du  même  nom  qui  avait  logé  au  Dragon,  mais  de  garder  pour 
lui  tout  ce  qu'il  pouvait  en  savoir,  il  ne  trouva  pas  de  meil- 
leur moyen  pour  cacher  sa  confusion  que  de  porter  aussi  son 
verre  à  ses  lèvres.  Tons  deux  ils  s'entre-regardèrent  quelques 
secondes  par-dessus  le  bord  de  leur  vidrecome  respectif,  qu'ils 
posèrent  ensuite  complètement  vidé. 

(T  J'ai  averti  les  gens  de  l'écurie  de  tout  apprêter  en  dix  mi- 
nutes, dit  M.  Pinch,  tournant  de  nouveau  ses  yeux  vers  le 
cadran.  Sortons-nous? 

—  Si  vous  voulez,  répondit  l'autre. 

—  Voulez-vous  conduire  ?  dit  M.  Pinch,  dont  la  face  s'illu- 
mina par  l'idée  de  la  magnificence  de  son  offre.  Vous  con- 
duirez, si  vous  le  désirez. 

—  Mais,  monsieur  Pinch ,  dit  Martin  en  riant,  cela  dépend  de 
l'espèce  de  cheval  que  vous  avez.  Car  s'il  est  mauvais,  j'aime- 
rais mieux  me  tenir  les  mains  chaudes  en  les  plongeant  con- 
fortablement dans  les  poches  de  mon  pardessus.  » 

Martin  paraissait  si  bien  considérer  ses  paroles  comme  une 
bonne  plaisanterie,  que  M.  Pinch  fut  tout  à  fait  convaincu,  de 
son  côté,  qu'il  n'y  en  avait  jamais  eu  de  meilleure.  En  consé- 
quence, il  rit  aussi  de  bon  cœur,  comm.e  un  homme  qui  y  au- 
rait vraiment  pris  plaisir,  puis  il  acquitta  sa  note  ;  M.  Ghuzzie- 
wit  paya  le  punch.  Alors,  s'enveloppant  chacun  dans  leurs 
effets  respectifs,  ils  se  rendirent  à  la  porte  principale,  devant 
laquelle  l'équipage  de  M.  Pecksniflf  stationnait  dans  la  rue. 

<K  Je  ne  conduirai  pas,  m.erci,  monsieur  Pinch,  dit  Martin, 
s'installant  à  la  place  destinée  au  voyageur  inoccupé.  En  at- 
tendant, voici  ma  malle.  Pouvez- vous  la  prendre? 

—  Oh  !  certainement ,  dit  Tom.  Diok ,  mettez-la  quelque 
part  p&r  ici.  » 

La  malle  n'était  pas  précisément  d'une  dimension  à  pouvoir 
se  caser  dans  le  premier  coin  venu  :  Dick,  le  valet  d'écurie,  la 
rangea  où  il  put  avec  l'aide  de  M.  Chuzzlewit.  Elle  se  trouva 
tout  entière  du  côté  de  M.  Pinch,  et  M.  Chuzzlewit  craignait 
fort  qu'elle  ne  le  gênât  ;  mais  Tom  répondit  :  «r  Au  con- 
traire, î  bien  qu'il  se  vît  réduit  par  ce  voisinage  à  la  position 


es  VIE   ET    AVENTURES 

Ja  plus  difficile;  car  c'était  tout  au  plus  s'il  pouvait  aperce- 
voir plus  bas  que  ses  genoux.  Mais  à  quelque  chose  malheur 
est  bon  ;  et  la  sagesse  de  cet  adage  se  vérifia  en  cette  circon- 
stance :  en  efi'et,  le  froid  venait  dans  la  voiture  du  côté  de 
M.  Pinch,  et,  grâce  au  paravent  compacte  que  formaient  entre 
la  bise  et  le  nouvel  élève  une  malle  et  un  homme,  Martin  se 
trouva  parfaitement  abrité. 

La  soirée  était  transparente  ;  la  lune  illuminait  le  ciel.  Toute 
la  campagne  semblait  argentée  par  les  rayons  de  l'astre  et 
par  la  blanche  gelée  ;  tout  s'était  revêtu  d'un  caractère  de 
beauté  infinie.  D'abord,  la  sérénité  complète  et  le  calme  au 
sein  desquels  ils  voyageaient  disposèrent  les  deux  compa- 
gnons au  silence  :  mais  au  bout  de  quelque  temps,  le  punch 
qui  fermentait  dans  leur  tète  et  l'air  vivifiant  qui  leur  venait 
du  dehors  les  rendirent  très-expansifs,  et  ils  se  mirc3ut  à 
parler  sans  interruption.  Arrivés  à  mi-chemin,  ils  s'arrêtèrent 
pour  faire  boire  le  cheval.  Martin,  qui  dépensait  généreuse- 
ment son  argent,  commanda  un  autre  verre  de  punch  qu'ils 
burent  à  eux  deux,  et  dont  refi"et  ne  fut  pas  de  les  rendre  plus 
taciturnes.  Le  sujet  principal  de  leur  conversation  roula  na- 
turellement sur  M.  Pecksniff  et  sa  famille  :  Tom  Pinch  fit, 
les  larmes  aux  yeux,  un  tel  portrait  de  M.  Pecksniff,  un  tel 
tableau  des  obligations  immenses  qu'il  lui  avait,  qu'il  eût 
inspiré  à  son  égard  la  plus  grande  vénération  à  tout  cœur 
sensible  ;  et  bien  certainement  M.  Pecksniff  n'y  avait  pas 
compté  d'avance  :  il  n'en  avait  pas  eu  la  moindre  idée  ;  sans 
cela,  avec  son  excessive  humilité,  il  n'eût  pas  envoyé  Tom 
Pinch  chercher  son  nouvel  élève. 

Ce  fut  ainsi  qu'ils  allèrent  toujours,  toujours,  et  puis  en- 
core (style  des  contes  de  ma  mère  l'oie),  jusqu'à  ce  qu'enfin 
les  lumières  du  village  leur  apparurent  ainsi  que  l'ombre  pro- 
jetée sur  l'herbe  du  cim.etière  par  la  flèche  de  l'église,  aiguille 
inflexible  de  ce  cadran  funèbre,  le  plus  exact,  hélas  !  qu'il  y  ait 
au  monde  :  car,  de  quelque  côté  que  la  lumière  descende  du 
ciel,  la  fuite  des  jours,  des  semaines  et  des  ans,  est  marquée 
par  une  ombre  nouvelle  dans  ce  champ  solennel. 

«  Une  jolie  église  !  dit  Martin,  tout  en  faisant  la  remarque 
que  son  compagnon  ralentissait  le  pas  déjà  si  lent  de  son  che- 
val, à  mesure  qu'ils  approchaient. 

—  N'est-ce  pas?  s'écria  Tom  avec  fierté;  et  qui  possède  le 
plus  harmonieux  petit  orgue  que  vous  ayez  jamais  entendu. 
C'est  moi  qui  le  touche. 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  89 

—  Vraiment?  dit  Martin.  Je  suis  sûr  que  le  jeu  n'en  vaut 
pas  la  chandelle.  Qu'est-ce  que  cela  vous  rapporte? 

—  Rien,  répondit  Tom. 

—  Bon  !  répliqua  son  ami;  vous  êtes  un  drôle  de  corps.  i> 
A  cette  remarque  succéda  un  court  silence. 

«  Quand  je  dis  rien,  ajouta  gaiement  M.  Pinch,  j'ai  tort; 
je  m'explique  mal  :  j'y  gagne  au  contraire  beaucoup  de  plaisir, 
et  le  moyen  de  passer  les  plus  heureuses  heures  de  ma  vie. 
Cela  m'a  valu  quelque  chose  de  plus  l'autre  jour....  Mais  cela 
ne  vous  intéressera  peut-être  guère,  j'en  ai  peur. 

—  Si,  si,  certainement.  Eh  bien,  quoi? 

—  Cela  m'a  valu,  dit  Tom  baissant  la  voix,  de  voir  une  des 
plus  belles ,  des  plus  délicieuses  figures  que  vous  puissiez 
vous  imaginer. 

—  Et  pourtant  je  suis  homme  à  en  imaginer  de  belles,  dit 
son  ami  devenu  pensif;  du  moins,  cela  doit  être,  à  moins  que 
je  n'aie  perdu  tout  à  fait  la  mémoire. 

—  Elle  vint,  dit  Tom  appuyant  sa  main  sur  le  bras  de  l'au- 
tre, elle  vint  pour  la  première  fois  un  matin  de  très-bonne 
heure  ;  à  peine  faisait-il  clair.  Quand  par-dessus  mon  épaule 
je  l'aperçus  qui  se  tenait  sous  le  porche,  je  me  sentis  froid  au 
cœur,  persuadé  que  je  voyais  un  esprit.  Naturellement  il  ne 
me  fallut  qu'un  instant  de  réflexion  pour  me  remettre,  et,  par 
bonheur,  je  me  remis  assez  vite  pour  ne  pas  interrompre  mon 
jeu. 

—  Pourquoi  par  bonheur? 

—  Pourquoi?  Parce  qu'elle  resta  là  à  écouter.  J'avais  mes 
lunettes,  et  je  la  voyais  à  travers  les  fentes  des  rideaux  aussi 
bien  que  je  vous  vois.  Dieul  qu'elle  était  belle!  Un  moment 
après  elle  sortit,  et  moi  je  continuai  de  jouer  tant  qu'elle  put 
m'entendre. 

—  A  quoi  bon? 

—  Ne  comprenez-vous  pas  ?  répliqua  Tom.  C'était  pour  lui 
laisser  croire  que  je  ne  l'avais  pas  aperçue,  et  lui  donner  ainsi 
la  tentation  de  revenir. 

—  Et  revint-elle  ? 

—  Certainement  oui ,  le  lendemain  matin  et  le  surlende- 
main soir  aussi,  mais  quand  il  n'y  avait  personne,  et  toujours 
elle  était  seule.  Je  me  levais  plus  tôt  et  restais  plus  tard  dans 
l'église,  afin  qu'en  arrivant  elle  trouvât  la  porte  ouverte,  et 
qu'elle  entendît  l'orgue  sans  faute.  Elle  recommença  cette  vi- 
site plusieurs  jours  de  suite,  et  ne  manqua  jamais  de  rester  à 


90  VIE    ET   AVExNTURES 

écouter.  Mais  elle  est  partie  maintenant  ;  et,  de  toutes  les  cho- 
ses improbables  qu'il  y  a  dans  toute  l'étendue  de  ce  bas 
monde,  la  plus  improbable  peut-être  c'est  que  je  revoie  jamais 
son  visage. 

—  Et  voilà  tout  ce  que  vous  en  savez? 

—  Rien  de  plus. 

—  Et  jamais  vous  ne  l'avez  suivie,  lorsqu'elle  s'en  allait? 

—  Pourquoi  vouliez-vous  que  j'allasse  lui  donner  ce  déplai- 
sir? dit  Tom  Pincli.  Est-il  probable  qu'elle  eût  accepté  ma 
compagnie  ?  Elle  venait  entendre  l'orgue  et  non  me  voir;  et 
voudriez-vous  que  je  l'eusse  chassée  d'un  lieu  qu'elle  semblait 
aimer  de  plus  en  pins?  Diea  me  pardonne!  s'écria-t-il,  pour 
lui  donner  chaque  jour  ne  fût-ce  qu'une  minute  de  plaisir,  je 
serais  plutôt  resté  là  à  jouer,  sans  désemparer,  jusqu'à  ce  que 
je  fusse  devenu  un  vieillard  ;  me  tenant  pour  satisfait  si  quel- 
quefois en  songeant  à  la  musique  elle  songeait,  par  la  même 
occasion,  à  un  pauvre  garçon  comme  moi,  et  amplement  ré- 
compensé si  dans  l'avenir  elle  mêlait  le  souvenir  de  l'inconnu 
au  souvenir  de  quelque  chose  qu'elle  aimât  comme  elle  aimait 
la  musique  !  » 

La  faiblesse  de  M.  Pinch  jeta  le  nouveau  pensionnaire  dans 
un  étonnement  qu'il  lui  eût  probablement  avoué  en  lui  don- 
nant un  bon  avis,  n'était  qu'ils  se  trouvèrent  arrivés  juste- 
ment à  la  porte  de  M.  Pecksniff,  la  grande  porte,  car  on  l'avait 
ouverte  pour  cette  occasion  signalée  de  fête  et  de  réjouissance. 
Le  même  domestique  que,  le  matin,  M.  Pinch  avait  prié  de 
contenir  le  cheval  et  de  ne  point  céder  à  son  impatiente  ar- 
deur, attendait  en  vigie.  Après  avoir  remis  l'animal  à  ses 
soins  et  supplié  tout  bas  M.  Chuzzlewit  de  ne  jam.ais  révéler 
une  syllabe  de  ce  qu'il  lui  avait  confié  dans  la  plénitude  de 
son  cœur,  Tom  fit  entrer  le  pensionnaire  pour  la  présentation, 
qui  devait  avoir  lieu  immédiatement. 

Évidemment  M.  Pecksniff  ne  les  attendait  que  dans  quelques 
heures;  car  il  était  entouré  de  livres  ouverts,  qu'il  consultait 
volume  par  volume,  avec  un  crayon  de  mine  de  plomb  dans 
la  bouche,  un  compas  à  la  main,  interrogeant  un  grand  nom- 
bre d'épurés,  de  formes  si  extraordinaires  qu'on  eût  dit  des 
dessins  de  feux  d'artifice.  Miss  Gharity  non  plus  ne  les  atten- 
dait pas  ;  car  elle  était  occupée,  avec  un  large  panier  d'osier 
devant  elle,  à  faire  pour  les  pauvres  des  bonnets  de  nuit  fan- 
tastiques. Miss  Mercy  non  plus  ne  les  attendait  pas;  car  elle 
était  assise  sur  son  tabouret  et  en  train  de  façonner,  la  bonne 


DE  MARTIN  CHUZZLEWTT.  91 

et  charmante  créature  !  le  jupon  d'une  grande  poupée  qu'elle 
habillait  pour  l'enfant  d'un  voisin,  autre  poupée  adulte  :  et, 
ce  qui  redoubla  son  embarras  à  l'arrivée  inopinée  d'un  in- 
connu, elle  avait  suspendu  par  le  ruban  à  l'une  de  ses  belles 
boucles  de  cheveux  le  petit  chapeau  de  la  poupée,  de  peur  qu  il 
ne  s'égarât  ou  qu'on  ne  s'assît  dessus.  Il  serait  difficile,  sinon 
imposbible  d'imaginer  une  famille  aussi  complètement  prise  à 
l'improviste  que  ne  le  furent,  en  cette  occasion,  les  Pecksniff. 

«  Bon  Dieu!  dit  M.  Pecksniff  levant  les  yeux,  et  petit  à  petit 
échangeant  son  air  absorbé  contre  une  expression  de  joie  en 
apercevant  les  survenants,  vous  voici  arrivés  déjà  !  Martin 
mon  cher  enfant,  je  suis  ravi  de  vous  recevoir  dans  ma  pau- 
vre maison  !  » 

Avec  ce  compliment  cordial,  M.  Pecksniff  lui  prit  amicale- 
ment le  bras  et  lui  caressa  plusieurs  fois  le  dos  de  sa  main 
droite,  comme  pour  lui  faire  comprendre  que  ses  sentiments 
ne  trouvaient  dans  cet  erabrassement  qu'une  expression  im- 
parfaite. 

«  Mais,  dit-il  se  remettant,  voici  mes  filles,  Martin,  mes 
deux  filles  uniques  que  vous  n'avez  vues  qu'en  passant,  si 
même  vous  les  avez  vues  jamais,  ah!  funestes  divisions  de 
famille  I  depuis  le  temps  où  vous  étiez  tous  encore  enfants. 
Eh  bien  !  mes  chéries,  pourquoi  rougir  d'être  surprises  dans 
vos  occupations  de  tous  les  jours?  Nous  nous  étions  disposés 
à  vous  recevoir  en  visiteur,  Martin,  dans  notre  petit  salon 
de  cérémonie,  dit  M.  Pecksniff  avec  un  sourire  ;  mais  j'aime 
mieux  ça,  j'aime  mieux  ça.  » 

0  étoile  bénie  de* l'Innocence,  où  que  vous  soyez,  comme 
vous  dûtes  briller  dans  votre  domaine  éthéré,  quand  les  deux 
miss  Pecksniff  avancèrent  chacune  leur  main  de  lis  et  la  pré- 
sentèrent à  Martin  avec  leurs  joues  tendues  vers  lui  !  Gomme 
vous  dûtes  scintiller  avec  une  douce  sympathie,  quand  Mercy, 
se  rappelant  le  chapeau  qu'elle  avait  attaché  dans  ses  cheveux, 
cacha  son  charmant  visage  et  détourna  sa  tète,  tandis  que  sa 
gracieuse  sœur  enlevait  le  chapeau  et  donnait  à  Mercy,  avec  un 
doux  reproche  fraternel,  une  petite  tape  sur  sa  belle  épaule  ! 

«  Et  comment,  dit  M.  Pecksniff,  se  retournant  après  avoir 
contemplé  cette  petite  scène  domestique  et  pris  amicalement 
M.  Pinch  par  le  coude,  comment  notre  ami  s'est-il  conduit 
avec  vous,  Martin? 

—  Très-bien,  monsieur.  Nous  sommes  dans  les  meilleurs 
termes,  je  vous  assure. 


92  VIE   ET  AVENTURES 

—  Ce  vieux  Tom  Pinch  1  dit  M.  Pecksniff,  le  regardant  avec 
sa  gravité  affectueuse.  Il  me  semble  que  c'est  hier  encore 
que  Thomas  était  un  jeune  garçon,  tout  frais  émoulu  de  ses 
études  scolaires.  Cependant  il  s'est  écoulé  pas  mal  d'années, 
je  pense,  depuis  que  Thomas  Pinch  et  moi  nous  avons  fait 
notre  premier  pas  ensemble  dans  ce  monde  !  » 

M.  Pinch  ne  put  articuler  une  seule  parole  :  il  était  trop 
ému  ;  mais  il  pressa  la  main  de  son  maître  et  essaya  de  le  re- 
mercier. 

«  Et  Thomas  Pinch  et  moi,  ajouta  M.  Pecksniff  en  élevant 
la  voix,  nous  continuerons  de  marcher  ensemble  dans  notre 
confiance  et  notre  amitié  mutuelle  !  Et  s'il  arrive  qu'un  de  nous 
deux  tombe  en  chemin  dans  un  de  ces  passages  difficiles  qui 
viennent  couper  à  la  traverse  la  route  de  l'existence,  l'autre 
le  conduira  à  l'hôpital  en  compagnie  de  l'Espérance,  avec  la 
Bonté  assise  à  son  chevet.  » 

Il  dit  encore,  en  élevant  davantage  la  voix  et  secouantferme 
le  coude  de  M.  Pinch  reconnaissant  : 

a  Bien!  bieni  bien!  N'en  parlons  plus!  Martin,  mon  cher 
ami,  puisque  vous  êtes  ici  chez  vous,  permettez-moi  de  vous 
montrer  les  êtres.  Venez  !  » 

Il  prit  une  chandelle  allumée,  et  il  se  disposa  à  quitter  la 
chambre,  accompagné  de  son  jeune  parent.  A  la  porte,  il  s'ar- 
rêta. 

«  Voulez- vous  nous  accompagner,  Tom  Pinch?» 

Oh!  oui,  Tom  l'eût  suivi  avec  empressement,  fût-ce  à  la 
mort,  heureux  de  donner  sa  vie  pour  un  tel  homme! 

o:  Voici,  dit  M.  Pecksniff,  ouvrant  la  porte  d'un  parloir  en 
face,  voici  le  petit  salon  de  cérémonie  dont  je  vous  parlais. 
Mes  filles  en  sont  fières,  Martin!...  Voici  (ouvrant  une  autre 
porte)  la  petite  chambre  dans  laquelle  mes  ouvrages,  mes  mo- 
destes esquisses,  ont  été  élaborés.  Mon  portrait  par  Spiller, 
mon  buste  par  Spoker.  Ce  dernier  est  considéré  comme  d'une 
grande  ressemblance,  surtout  le  bas  du  nez  à  gauche,  ce  me 
semble.  » 

Martin  fut  d'avis  que  ce  portrait  offrait  en  effet  beaucoup  de 
ressemblance,  mais  qu'il  y  manquait  de  l'expression  intellec- 
tuelle. M.  Pecksniff  fit  observer  que  déjà,  précédemment,  l'on 
y  avait  trouvé  le  même  défaut,  et  qu'il  était  remarquable  que 
cette  imperfection  n'eût  pas  échappé  à  son  jeune  parent.  Il  était 
charmé  de  lui  voir  un  coup  d'œil  artistique. 

«  Voyez  ces  divers  livres,  dit  M.  Pecksniff  en  étendant  sa 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  93 

main  vers  la  muraille  ;  ils  sont  relatifs  à  notre  partie.  Je  les  ai 
grififonnés  moi-même,  mais  ils  sont  encore  inédits.  Prenez 
garde  en  montant  l'escalier.  Ceci,  dit-il  en  ouvrant  une  autre 
porte,  est  ma  chambre.  Je  lis  ici  quand  ma  famille  croit  que 
je  m'y  suis  retiré  pour  prendre  du  repos.  Quelquefois ,  par 
amour  pour  l'étude,  je  compromets  ma  sauté  plus  que  je  ne 
saurais,  vis-à-vis  de  moi-même,  m' excuser  de  le  faire  ;  mais 
l'art  est  long  et  le  temps  est  court.  Il  y  a  ici,  même  ici,  vous 
le  voyez,  toute  facilité  pour  ébaucher  une  instruction  suffi- 
sante. » 

Ces  derniers  mots  s'expliquaient  par  la  présence,  sur  une 
petite  table  ronde,  d'une  lampe,  de  quelques  feuilles  de  pa- 
pier, d'un  morceau  de  gomme  élastique  et  d'une  boîte  d'in-' 
struments  tout  prêts,  dans  le  cas  où  une  idée  architecturale 
eût,  au  sein  de  la  nuit,  jailli  du  front  de  M.  Pecksniff,  afin 
qu'il  pût,  à  l'instant  m-ême,  sauter  du  lit  pour  la  fixer  à  ja- 
mais sur  le  papier. 

M.  Pecksniff  ouvrit  une  autre  porte  au  même  étage  et  la 
ferma  aussitôt  très-vivement,  comme  si  c'était  le  cabinet  noir 
de  la  Barbe-Bleue.  Mais  auparavant,  il  regarda  en  souriant 
autour  de  lui,  et  dit  : 

«  Pourquoi  pas?  » 

Martin  ne  put  dire  comme  lui  :  «  Pourquoi  pas  ?  »  car  il 
ignorait  absolument  de  quoi  il  s'agissait.  Aussi  M.  Pecksnifi' 
fit-il  lui-même  la  réponse  en  rouvrant  la  porte  et  disant  : 

(T  La  chambre  de  mes  filles.  Un  simple  premier  étage  pour 
le  commun  des  mortels,  mais  pour  elles  un  vrai  paradis.  C'est 
très-propre,  très-aéré.  Vous  voyez  des  plantes,  des  jacinthes, 
des  livres,  des  oiseaux.  » 

Ces  oiseaux,  par  parenthèse,  se  composaient  en  tout  et  pour 
tout  d'un  vieux  moineau  sans  queue,  qui  se  balançait  dans  sa 
cage,  et  qu'on  avait  apporté  tout  exprès  ce  soir-là  de  la  cui- 
sine pour  figurer  une  volière. 

«  Ici,  une  foule  de  ces  riens  qui  plaisent  tant  aux  jeunes 
filles.  Pas  autre  chose.  Ceux  qui  courent  après  les  splendeurs 
Iq  la  terre  n'auraient  que  faire  de  venir  les  chercher  ici.  j» 

Après  cela,  il  les  conduisit  à  l'étage  supérieur. 

f(  Ceci,  dit  M.  Pecksniff,  ouvrant  toute  large  la  porte  de  la 
mémorable  pièce  du  second  étage,  ceci  est  une  chambre  où 
j'ose  croire  qu'il  s'est  développé  bien  des  talents.  C'est  une 
chambre  dans  laquelle  s'est  présentée  à  mon  esprit  l'idée 
d'un  clocher  que  je  compte  donner  un  jour  au  monde.  C'est 


9k  VIE   ET   AVENTURES 

ici  que  nous  travaillons,  mon  cher  Martin.  Il  y  a  eu  plus  d'un 
architecte  élevé  dans  cette  chambre,  n'est-ce  pas,  monsieur 
Pinch?  Il  y  en  a  plus  d'un  qui  en  est  sorti  !  » 

Tom  fit  un  signe  d'assentiment  ;  et,  ce  qui  est  plus  fort,  c'est 
qu'il  en  était  parfaitement  convaincu. 

«  Vous  voyez,  dit  M.  Pecksniff,  promenant  rapidement  la 
chandelle  au-dessus  des  divers  tableaux  de  papier,  vous  voyez 
.quelques  spécimens  des  travaux  que  nous  accomplissons  ici. 
La  cathédrale  de  Salisbury,  vue  du  nord,  du  sud,  de  Test,  de 
l'ouest,  du  sud-est,  du  nord-ouest;  un  pont,  un  hospice,  une 
prison,  une  église,  une  poudrière,  une  cave  à  vin,  un  porti- 
que, une  habitation  d'été,  une  glacière;  plans,  coupes,  élévations, 
toutes  sortes  de  choses.  Et  ceci,  ajouta-t-il,  ayant,  pendant  ce 
temps-là,  gagné  une  autre  grande  pièce  au  même  étage,  où  il 
y  avait  quatre  lits,  ceci  est  votre  chambre,  dont  M.  Pinch, 
que  voici,  est  le  paisible  copartageant.  Vue  au  midi;  char- 
mante perspective  ;  la  petite  bibliothèque  de  M.  Pinch,  comme 
vous  voyez;  tout  ce  qu'on  peut  désirer  d'ittile  et  d'agréable.  Si 
un  jour  vous  aviez  besoin  d'ajouter  quelque  chose  à  ce  petit 
confort,  je  vous  prie  de  me  le  dire.  Là-dessus,  on  ne  refuse 
rien  ici,  même  à  des  étrangers  ;  à  vous  bien  moins  encore, 
mon  cher  Martin.  » 

Il  est  certain,  et  nous  le  disons  pour  corroborer  les  paroles 
de  M.  Pecksniff,  que  chaque  élève  avait  la  plus  ample  permis- 
sion de  demander  toutes  les  fantaisies  qui  pouvaient  lui  pas- 
ser par  la  tête.  Quelques  jeunes  gentlemen  avaient  pu,  pen- 
dant cinq  ans,  demander  de  ces  suppléments  de  confort,  sans 
jamais  rencontrer  d'opposition. 

a  Les  domestiques  couchent  là-haut,  dit  M.  Pecksniff;  c'est 
tout.  » 

Après  quoi,  et  tout  en  écoutant,  le  loiig  du  chemin,  les  éloges 
décernés  par  son  jeune  ami  à  l'ensemble  de  ses  arrangements, 
il  ramena  Martin  et  Tom  au  premier  parloir. 

Là,  un  grand  changement  s'était  opéré  :  déjà  des  prépara- 
tifs de  fête  sur  la  plus  large  échelle  étaient  achevés,  et  les 
deux  miss  Pecksniff  attendaient  le  retour  des  gentlemen  de 
l'air  le  plus  hospitalier.  Il  y  avait  deux  bouteilles  de  vin  de 
groseille,  blanc  et  rouge  ;  un  plat  de  sandvv'iches,  très-longues 
et  très-minces;  un  autre  de  pommes;  un  autre  de  biscuits  de 
mer,  sorte  démets  toujours  moisi,  mais  agréable;  une  assiette 
d'oranges  coupées  en  petites  tranches,  un  peu  pierreuses,  mais 
saupoudrées  de  sucre;  enfin,  une  galette  de  ménage,  extrême- 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  95 

raent  champêtre.  La  magnificence  de  ces  préparatifs  mit  Tom 
Pinch  hors  de  lui-même  :  car,  bien  que  les  nouveaux  élèves 
fussent  amenés  tout  doucement  de  la  magnificence  d'une  bien- 
venue à  la  pratique  plus  simple  de  la  vie  journalière,  témoin 
le  vin,  par  exemple,  qui  éprouvait  de  telles  phases  de  déca- 
dence, qu'il  n'était  pas  rare  de  voir  un  jeune  élève  aller  quinze 
jours  de  suite  chercher  ses  rafraîchissements  à  la  pompe  ; 
après  tout,  ceci  était  un  festin,  une  sorte  de  dîner  du  lord- 
maire  dans  la  vie  privée,  quelque  chose  qui  méritait  qu'où  y 
pensât  et  qu'on  en  reparlât  souvent. 

M.  Pecksnifl' invita  la  compagnie  à  faire  amplement  honneur 
à  cette  collation,  qui,  outre  sa  valeur  intrinsèque,  avait  encore 
le  mérite  inappréciable  de  convenir  parfaitement  à  un  repas  de 
nuit,  étant  à  la  fois  fraîche  et  légère  : 

ce  Martin,  dit-il,  va  s'asseoir  entre  vous  deux,  mes  chères 
enfants,  et  M.  Pinch  se  placera  auprès  de  moi.  Buvons  à 
notre  nouveau  pensionnaire,  et  puissions-nous  être  heureux 
ensemble!  Martin,  mon  cher  ami,  à  vous  toute  ma  ten- 
dresse! Monsieur  Pinch,  si  vous  ménagez  la  bouteille,  nous 
nous  fâcherons.  » 

Et  s'efiforçant,  pour  influencer  le  goût  de  ses  convives,  de  ne  ' 
pas  laisser  voir  que  le  vin  était  sur  en  diable  et  le  faisait  cli- 
gnoter malgré  lui,  M.   Pecksniff  fit  honneur  à  son  propre 
toast. 

«  Ceci,  dit-il  par  allusion  à  la  réunion  et  non  au  vin,  comme 
on  pourrait  le  croire,  est  un  mélange  heureux....  de  circon- 
stances qui  peut  consoler  de  bien  des  mécomptes  et  des  vexa- 
tions. Allons,  ne  nous  refusons  rien.  » 

Ici  il  prit  un  biscuit  de  mer  en  disant  : 

«  C'est  un  pauvre  cœur  que  celai  qui  jamais  ne  se  réjouit, 
et  nos  cœurs  ne  sont  pas  de  ceux-là!  Non,  non,  Dieu  merci  !  » 

Grâce  à  ces  encouragements  donnés  à  la  gaieté  générale,  il 
fit  passer  le  temps  sans  qu'on  s'en  aperçût,  occupé  de  faire  les 
honneurs  de  sa  table,  tandis  que  M.  Pinch,  peut-être  pour 
s'as.  urer  que  tout  ce  qu'il  voyait  et  entendait  était  bien  une 
réalité  de  jour  de  fête  et  non  le  charme  d'un  rêve,  mangeait 
de  tout,  et  en  particulier  faisait  fête  aux  minces  sandwiches 
avec  une  surprenante  activité.  Il  ne  s'imposait  pas  d^.  plus 
étroites  limites  dans  ses  libations  :  bien  au  contraire,  se  rap- 
pelant l'invitation  de  M.  Pecksniff,  il  attaqua  si  vigoureuse- 
ment la  bouteille,  que,  chaque  fois  qu'il  remplissait  de  TÎb\i-^_ 
veau  son   verre ,  miss  Gharity,  en  dépit  de  ses  gracieuses 


96  VIE   ET   AVENTURES 

résolutions,  ne  pouvait  s'empêcher  de  fixer  sur  lui  un  œil  pé- 
trifié, comme  si  elle  avait  vu  en  face  d'elle  un  fantôme. 
M.  Pecksniff,  à  chaque  fois  aussi,  devenait  également  pensif, 
pour  ne  pas  dire  consterné;  il  connaissait  le  cru  d'où  venait  ce 
liquide,  et  vraisemblablement  il  prévoyait  d'avance  la  situa- 
tion dans  laquelle  M.  Pinch  se  trouverait  le  lendemain;  ce 
qui  le  faisait  aviser  mentalement  aux  meilleurs  remèdes  con- 
tre la  colique. 

Martin  et  les  jeunes  filles  étaient  déjà  comme  de  vieux  amis, 
et  comparaient  le  souvenir  de  leurs  jours  d'enfance  à  leur 
gaieté  présente ,  à  leur  plaisir  du  moment.  Miss  Mercy  riait 
comme  une  folle  de  tout  ce  qu'on  disait  ;  parfois  même ,  après 
avoir  considéré  la  face  heureuse  de  M.  Pinch,  elle  était  saisie 
d'accès  d'hilarité  qui  menaçaient  de  dégénérer  en  attaques  de 
nerfs.  Mais  sa  sœur,  plus  sage,  la  gourmandait  de  ses  em- 
portements de  joie,  lui  faisant  observer  à  demi-voix ,  d'un  ton 
de  reproche  ,  qu'il  n'y  avait  pas  de  quoi  rire ,  et  qu'elle  était 
insupportable  avec  cette  pauvre  créature  ;  ce  qui  ne  l'empê- 
chait pas  généralement  de  finir  par  rire  aussi  ^  mais  pas  si  fort, 
en  disant  que  ,  ma  foi  !  il  n'y  avait  pas  moyen  de  se  retenir. 

Enfin  il  était  grand  temps  qu'on  se  souvînt  de  la  première 
clause  d'une  importante  découverte  due  à  un  ancien  philo- 
sophe, et  qui  a  pour  but  d'assurer  le  maintien  de  la  santé,  de  la 
fortune  et  de  la  sagesse,  découverte  dont  l'infaillibilité  a  été, 
depuis  bien  des  générations,  attestée  par  les  richesses  énormes 
qu'ont  amassées  les  ramoneurs  de  cheminées  et  autres  philo- 
sophes, personnes  qui  pratiquent  le  précepte  de  se  lever  matin 
et  de  se  coucher  de  bonne  heure.  En  conséquence,  les  jeunes 
filles  se  levèrent,  et  ayant  pris  congé  de  M.  Chuzzlewit  avec 
infiniment  de  grâce  ,  de  leur  père  avec  beaucoup  de  respect, 
et  de  M.  Pinch  avec  beaucoup  de  condescendance,  se  retirè- 
rent dans  leur  nid.  M.  Pecksniff  insista  pour  accompagner  en 
haut  son  jeune  ami,  aùn  de  s'assurer  par  lui-même  que  rien 
ne  lui  manquait;  il  lui  prit  donc  le  bras  et  le  conduisit  pour 
la  seconde  fois  à  sa  chambre  ,  suivi  de  M.  Pinch,  qui  portait 
la  lumière. 

«Monsieur  Pinch,  dit  Pecksniff,  s'asseyant  les  bras  croisés 
sur  un  des  lits  disponibles ,  je  ne  vois  pas  de  mouchettes  à  ce 
bougeoir.  Voulez-vous  me  rendre  le  service  d'aller  en  de- 
mander une  paire?» 

M.  Pinch,  heureux  de  pouvoir  être  utile,  y  consentit  aus- 
sitôt. 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  9^ 

«  Vous  excuserez  Thomas  Pinch  :  il  est  un  peu  emprunté, 
Martin,  dit  M.  Pecksnifif  avec  le  sourire  protecteur  de  la  pitié, 
dès  que  Tom  fut  sorti  de  la  chambre  ;  mais  il  n'est  pas  mé- 
chant. 

—  C'est  un  excellent  garçon,  monsieur. 

—  Oh!  oui,  dit  M.  Pecksniff,  oui.  Thomas  Pinch  n'est  pas 
méchant  :  il  est  plein  de  reconnaissance.  Jamais  je  n'ai  re- 
gretté d'avoir  traité  Thomas  Pinch  comme  je  l'ai  fait. 

—  Je  le  crois  bien,  monsieur;  jamais  vous  n'aurez  à  le  re- 
gretter. 

—  Non  ,  dit  M.  Pecksniff;  non,  je  l'espère.  Le  pauvre  gar- 
çon !  il  est  toujours  disposé  à  faire  de  son  mieux;  mais  il  n'est 
pas  doué.  Vous  voudrez  bien  vous  servir  de  lui,  s'il  vous  plaît, 
Martin.  Si  Thomas  a  un  défaut,  c'est  d'être  parfois  un  peu  en- 
clin à  oublier  sa  position,  mais  on  y  a  bientôt  mis  ordre.  La 
bonne  âme  I  Vous  verrez  qu'il  est  facile  à  vivre.  Bonne  nuit! 

—  Bonne  nuit,  monsieur.  » 

Cependant  M.  Pinch  était  revenu  avec  les  mouchettes. 

«  Et  bonne  nuit  aussi  à  vous ,  monsieur  Pineh ,  dit  Pecks- 
niff. Un  bon  sommeil  à  tous  deux.  Dieu  vous  bénisse!  Dieu 
vous  bénisse  !b 

Après  avoir,  avec  une  grande  ferveur,  appelé  cette  bénédic- 
tion sur  la  tête  de  ses  jeunes  amis,  il  se  retira  dans  sa  propre 
chambre ,  tandis  que  ceux-ci ,  fatigués  comme  ils  l'étaient,  ne 
tardèrent  pas  à  s'endormir.  Si  Martin  rêva,  les  pages  suivan- 
tes de  cette  histoire  pourront  donner  une  idée  de  ses  visions. 
Celles  de  Thomas  Pinch  roulèrent  toutes  sur  des  jours  de  fête, 
des  orgues  d'église  et  des  Pecksniff  séraphiques.  Quant  à 
M.  Pecksniff,  il  n'était  pas  pressé  d'aller  chercher  des  rêves 
sur  son  oreiller,  car  il  resta  assis  deux  grandes  heures  devant 
le  foyer  de  sa  chambre ,  contemplant  les  charbons  et  profon- 
dément enseveli  dans  ses  pensées.' Pourtant,  lui  aussi  il  finit 
par  s'endormir  et  rêver.  Et  c'est  ainsi  qu'aux  heures  paisibles 
de  la  nuit  une  seule  maison  renferme  autant  d'idées  incohé- 
rentes et  d'imaginations  incongrues  que  le  cerveau  d'un 
aliéné. 


C§J) 


Martin  Chuzzlewit.  —  i 


98  VIE   ET    AVENTURES 


CHAPITRE  VI. 

Qui  comprend,  entre  autres  matières  importantes,  sous  le  double 
rapport  pecksniffien  et  architectural,  une  relation  exacte  des  pro- 
grès faits  par  M.  Pinch  dans  la  confiance  et  ramitié  du  nouvel 
élève. 


C'était  le  matin.  La  belle  Aurore  ,  sur  qui -l'on  a  tant  écrit , 
dit  et  chanté,  vint  de  ses  doigts  de  roses  pincer  et  geler  le  nez 
de  mfss  Pecksniff.  C'était  la  folâtre  habitude  de  la  déesse  dans 
son  commerce  avec  la  belle  Cherry,  ou,  pour  employer  un  lan- 
gage plus  prosaïque ,  le  bout  de  ce  trait  du  visage  de  la  douce 
jeune  fille  était  toujours  très-rouge  au  moment  du.  déjeuner. 
La  plupart  du  temps ,  en  effet ,  à  cette  heure  du  jour ,  ce  nez 
avait  un  air  d'une  engelure  égratignée  :  on  eût  dit  un  nez  râpé. 
Un  phénomène  semblable  se  produisait  parallèlement  dans 
l'humeur  de  Charity,  qui  tournait  à  l'aigre,  comme  si  un  gros 
citron  (  soit  dit  au  figuré  )  avait  été  pressé  dans  le  nectar  de 
son  esprit  pour  en  aciduler  la  saveur. 

Cette  addition  d'âcreté  chez  la  jeune  et  belle  créature  produi- 
sait, dans  les  circonstances  ordinaires,  quelques  petites  con- 
séquences :  par  exemple,  c'était  le  thé  de  M.  Pinch  qu'on  lavait 
à  grande  eau,  ou  bien  il  ne  se  trouvait  plus  assez  de  beurre 
pour  M.  Pinch,  qui  se  voyait  réduit  à  la  ration  congrue,  ou 
bien  d'autres  bagatelles  de  ce  genre.  Mais,  le  matin  qui  suivit, 
le  banquet  d'installation,  elle  permit  à  M.  Pinch  de  s'exercer 
tout  à  l'aise  sur  les  provisions  solides  et  les  liquides  en  pleine 
liberté  et  sans  contrôle  :  aussi,  tout  étonné  et  tout  confus, 
tel  enfin  que  le  malheureux  prisonnier  qui  est  rendu  à  la  li- 
berté dans  sa  vieillesse  ,  il  ne  savait  quel  usage  faire  de  sou 
élargissement,  en  proie  à  une  sorte  d'embarras  timide,  faute 
d'une  main  amicale  qui  lui  mesurât  son  pain  ou  lui  retranchât 
un  morceau  de  sucre,  ou  enfin  qui  lui  accordât  quelque  autre 
petite  attention  délicate  à  laquelle  il  était  habitué.  Il  y  avait 
aussi  quelque  chose  d'effrayant  dans  l'aplomb  du  nouvel  élève 
qui  «  dérangeait  »  M.  Pecksniff  pour  lui  demander  du  pain,  et 
qui,  avec  tout  le  sang-froid  du/nonde,  ne  se  gênait  pas  pour 
prélever  une  tranche  sur  le  propre  et  privé  lard  de  ce  gentle- 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIT.  99 

inaa.  Martin  avait  même  l'air  de  croire  que  c'était  une  chose 
toute  naturelle,  et  que  M.  Pinch  ferait  bien  de  suivre  son 
exemple  ,  jusqu'au  moment  où  ,  désespérant  de  le  réformer  , 
il  alla  jusqu'à  dire  que  c'était  un  garçon  dont  on  ne  pourrait 
jamais  rien  faire  :  parole  terrible,  qui  fit  baisser  involon- 
tairement les  yeux  à  Tom,  car  il  ressentit  un  saisissement 
cruel,  craignant  d'avoir  mérité  ce  reproche  par  quelque  acte 
monstrueux,  peut-être  même  d'avoir  traîtreusement  abusé  de 
la  confiance  de  M.  Pecksniff.  Et  le  fait  est  que  le  supplice  de 
voir  qu'on  lui  adressât,  en  présence  de  la  famille  réunie,  une 
observation  aussi  indiscrète,  lui  tenait  lieu  de  déjeuner  :  il 
n'en  fallait  pas  davantage  pour  lui  couper  l'appétit  pendant 
le  reste  du  repas,  bien  que  jamais  il  n'eut  été  plus  affamé. 

Les  jeunes  demoiselles,  cependant,  ainsi  que  M.  PecksnifT, 
avaient  conservé  la  plus  parfaite  sérénité  au  milieu  de  ces  pe- 
tites agitations,  tout  en  paraissant  avoir  entre  eux  une  en- 
tente mj^stérieuse.  Quand  le  repas  fut  à  peu  près  achevé , 
M.  Pecksniff  prit  un  air  souriant  pour  expliquer  ainsi  la 
cause  de  leur  mutuelle  satisfaction  : 

a  II  est  rare,  Martin,  que  mes  filles  et  moi  nous  quittions 
nos  paisibles  foyers  pour  nous  lancer  dans  le  cercle  vertigi- 
neux des  plaisirs  qui  tournent  au  dehors.  Mais  aujourd'hui, 
pourtant,  nous  en  avons  l'intention. 

—  En  vérité,  monsieur?  s'écria  le  nouvel  élève. 

—  Oui,  dit  M.  Pecksniff,  frappant  sa  main  gauche  avec  une 
lettre  qu'il  tenait  dans  sa  main  droite.  Je  suis  invité  à  me 
rendre  à  Londres  pour  affaire  qui  concerne  notre  profession, 
mon  cher  Martin,  strictement  pour  affaire  de  profession.  Il  y 
a  longtemps  que  j'ai  promis  à  mes  filles  qu'elles  m'accompa- 
gneraient en  pareille  occasion.  Nous  partirons  d'ici  à  la  nuit, 
en  diligence,  comme  la  colombe  de  l'arche,  mon  cher  Martin, 
et  il  se  passera  une  semaine  avant  que  nous  déposions,  au 
retour,  notre  branche  d'olivier  sur  le  seuil;  quand  je  dis  notre 
branche  d'olivier,  fit  remarquer  M.  Pecksniff',  j'entends  notre 
modeste  bagage. 

—  J'espère,  dit  Martin,  que  ces  demoiselles  seront  satis- 
faites de  leur  petit  voyage. 

—  Oh!  bien  sûr  que  nous  le  serons!  s'écria  Mercy,  battant 
des  mains.  Bon  Dieu  I  Londres  !  Londres  1  Cherry,  ma  chère 
sœur,  pensez  donc  ! 

—  Enfant  passionnée!...  dit  M.  Ptcksnifï  la  contemplant 
d'un  air  rêveur.  Ec  cependant  il  y  a  une  douceur  méianGoiiqua 


100  VIE    ET   AVENTURES 

dans  l'ardeur  de  ces  jeunes  espérances  !  Il  est  agréable  de  sa- 
voir que  jamais  elles  ne  peuvent  être  complètement  réalisées. 
Je  me  souviens  d'avoir  moi-même  songé  une  fois,  aux  jours 
de  mon  enfance,  que  les  oignons  confits  poussaient  sur  les 
arbres,  et  que  tout  éléphant  naissait  avec  une  tour  imprenable 
sur  son  dos.  Je  n'ai  pas  trouvé  que  le  fait  fût  exact,  loin  de 
là  ;  et  pourtant  ces  visions  m'ont  consolé  dans  des  temps  d'é- 
preuve. Elles  m'ont  consolé,  même  quand  j'ai  eu  la  douleur 
^,e  découvrir  que  j'avais  nourri  dans  mon  sein  une  autruche, 
et  non  un  élève  humain  ;  même  en  cette  heure  d'agonie,  j'en 
ai  éprouvé  du  soulagement.  » 

Eu  entendant  cette  sinistre  allusion  à  John  Westlock, 
M.  Pinch  faillit,  dans  un  mouvement  brusque,  renverser  son 
thé;  le  matin  même,  il  avait  reçu  une  lettre  de  John,  et 
M.  Pecksniff  le  savait  bien. 

«  Vous  aurez  soin,  mon  cher  Martin,  dit  M.  Pecksniff,  re- 
couvrant sa  gaieté  première,  que  la  maison  ne  s'envole  pas  en 
notre  absence.  Nous  vous  livrons  tout;  ici  pas  de  mystère  : 
rien  de  fermé ,  rien  de  caché.  Bien  différent  de  ce  jeune 
homme  du  conte  oriental,  un  calendrier  borgne,  si  je  ne  me 
trompe,  monsieur  Pinch... 

—  Un  calender  borgne,  je  pense,  monsieur,  répondit  Tom 
en  hésitant. 

—  C'est  à  peu  près  la  même  chose,  j'imagine,  dit  M.  Pecks- 
niff avec  un  sourire  de  pitié;  du  moins,  c'était  comme  ça  de 
mon  temps.  Bien  différent  de  ce  jeune  homme,  mon  cher  Mar- 
tin, aucune  partie  de  cette  maison  ne  vous  est  interdite;  loin 
de  là,  vous  êtes  invité  à  en  prendre  possession  pleine  et  en- 
tière. Amusez-vous,  mon  cher  Martin,  et  tuez  le  veau  gras,  si 
cela  vous  plaît  !  » 

Sans  nul  doute  il  n'y  avait  aucun  empêchement  à  ce  que 
Martin  tuât  et  consacrât  à  son  usage  personnel,  d'après  cette 
permission,  tout  veau,  gras  ou  maigre,  qu'il  pourrait  trouver 
dans  la  maison  :  mais,  comme  il  n'y  avait  pas  lieu  de  rencon- 
trer aucun  animal  de  ce  genre  en  train  de  paître  sur  la  pro- 
priété de  M.  Pecksniff,  cette  invitation  devait  moins  être  con- 
sidérée comme  un  témoignage  d'hospitalité  substantielle  que 
comme  un  compliment  de  pure  politesse.  Cette  belle  phrase 
termina  la  conversation  d'une  manière  fleurie  ;  après  quoi, 
M.  Pecksniff  se  leva  et  conduisit  son  élève  à  la  chambre  du 
second  étage,  la  serre  chaude  du  génie  architectural. 

«  Voyons,  dit-il  en  fouillant  ses  papiers,  comment,  en  mon 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT.  101 

absence,  vous  pourrez,  mon  cher  i\îarlin,  faire  le  meilleur  em- 
ploi possible  de  votre  temps.  Supposez  que  vous  ayez  à  ma 
donner  votre  idée  sur  un  monument  à  ériger  eii  l'honneur  du 
lord-maire  de  Londres,  ou  sur  un  tombeau  pour  un  shérif, 
ou  sur  une  étable  à  vaches,  destinée  à  être  bâtie  dans  le  para 
d'un  noble  personnage.  Savez-vous,  ajouta  M.  Pecksniff,  en 
croisant  ses  bras  et  regardant  son  jeune  parent  d'un  air  d'in- 
térêt méditatif,  que  j'aimerais  beaucoup  à  connaître  vos  idées 
sur  une  étable  à  vaches?  b 

Mais  Martin  ne  parut  nullement  goûter  cette  insinuation. 

«  Une  pompe,  dit  M.  Pecksniff,  c'est  un  exercice  d'un  goût, 
pur.  J'ai  reconnu  par  expérience  qu'un  lampadaire  est  de  na- 
ture à  aiguiser  l'esprit  et  à  lai  donner  une  direction  clas- 
sique. Un  tourniquet  monumental  peut  exercer  une  influence 
remarquable  sur  l'imagination.  Que  vous  semblerait-il  de 
commencer  par  un  tourniquet  monumental? 

—  Tout  comme  il  plaira  à  M.  Pecksnilï,  répondit  Martin, 
d'un  air  mal  convaincu  de  l'excellence  du  sujet. 

—  Attendez  ,  dit  le  gentleman.  Voyons  !  comme  vous  êtes 
ambitieux  et  que  vous  dessinez  bien,  vous....  ah!  ah!  ah| 
vous  vous  essayerez  la  main  sur  ce  projet  de  collège,  en  con- 
formant votre  plan,  bien  entendu,  aux  devis  de  la  notice  im- 
primée. Ma  parole!  ajouta-t-il  gaiement,  je  serai  très-curieux 
de  voir  comment  vous  vous  tirerez  du  collège.  Qui  sait  si  un 
jtune  homme  de  votre  goût  ne  pourrait  pas  trouver  là-dessus 
q'jelque  chose  d'impraticable,  d'impossible  peut-être  en  soi- 
même,  mais  que  je  serais  là  pour  réformer?  Car  en  réalité, 
mon  cher  Martin,  c'est  dans  les  dernières  touches  seulement 
que  se  révèlent  la  grande  expérience  et  l'étude  approfondie 
de  ces  matières.  Ah!  ah!  ah!  ajouta  M.  Pecksniff  qui,  dans 
sa  folle  humeur,  frappa  son  jeune  ami  sur  le  dos,  ce  sera  pour 
moi  une  véritable  jouissance  de  voir  comment  vous  vous 
serez  tiré  du  collège,  s 

Martin  accepta  courageusement  cette  tâche,  et  M.  Pecksniff 
s'occupa  aussitôt  du  soin  de  le  munir  de  tout  ce  qui  lui  était 
nécessaire  pour  accomplir  son  œuvre  :  pendant  ce  temps,  il  in- 
sistait sur  l'effet  magique  des  quelques  touches  dernières 
exécutées  par  la  main  du  maître  ;  ce  qui,  selon  certaines  gens, 
toujours  les  ennemis  jurés  dont  nous  avons  parlé ,  était  assu- 
rément très-surprenant  et  tout  à  fait  miraculeux  ,  car  il  y 
avait  des  cas  où  il  avait  suffi  au  maître  d'introduire  une 
fenêtre  de  derrière,  ou  une  porte  de  cuisine,  ou  une  demi- 


102  VIE   ET   AVENTURES 

douzaine  de  marches  ou  même  un  tuyau  de  conduite,  pour 
transformer  en  une  œuvre  capita]e  le  dessin  d'un  élève  de 
M.  Pecksniff,  et  faire  empocher  au  gentleman  des  honoraires 
très-substantiels  ;  mais  c'est  là  la  magie  du  génie,  qui  métamor- 
phose en  or  tout  ce  qu'il  touche. 

«  Quand  votre  esprit  aura  besoin,  dit  M.  PecksnifT,  d'être 
rafraîchi  par  un  changement  d'occupation,  Thomas  Pinch 
vous  enseignera  l'art  de  cultiver  le  jardin  qui  se  trouve  der- 
rière la  maison,  ou  de  mesurer  le  niveau  de  la  route  qui 
s'étend  entre  cette  maison  et  le  poteau  de  station ,  ou  toute 
autre  chose  pratique  et  agréable.  Il  y  a  là-bas.  à  l'extrémité 
de  notre  terrain,  une  charretée  de  briques  éparses  et  un  ou 
deux  tas  de  vieux  pots  à  fleurs.  Si  vous  réussissiez  à  les  em- 
piler, mon  cher  Martin,  en  leur  donnant  une  forme  qui,  à 
mon  retour,  me  rappelât  soit  Saint-Pierre  de  Rome,  soit  la 
mosquée  de  Sainte-Sophie  à  Cônstantinople,  ce  serait  un  hon- 
neur pour  vous,  et  pour  moi  une  charmante  surprise.  Et  main- 
tenant, dit  M.  Pecksniff,  par  manière  de  conclusion,  pour 
laisser  là,  quant  à  présent,  le  chapitre  de  notre  profession  et 
passer  aux  sujets  privés,  j'aimerais  à  causer  avec  vous  dans 
ma  chambre,  tandis  que  je  vais  boucler  mon  portemanteau.  » 

Martin  l'accompagna;  ils  restèrent  en  conférence  secrète 
une  heure  ou  deux,  laissant  Tom  Pinch  tout  seul.  Lorsque  le 
jeune  homme  reparut,  il  était  taciturne  et  sombre,  et  durant 
la  journée  entière  il  garda  cette  attitude  :  si  bien  que  Tom, 
après  avoir  essayé  une  ou  deux  fois  d'engager  avec  lui  la 
conversation  sur  quelque  point  indifférent,  se  fît  un  scrupule 
de  déranger  le  cours  de  ses  pensées  et  n'ajouta  pas  un  mot. 

Au  reste,  il  n'eût  pas  eu  le  loisir  d'en  dire  beaucoup  plus, 
quand  bien  même  il  eût  trouvé  son  nouvel  ami  aussi  causeur 
qu'à  l'ordinaire;  car,  d'abord  et  avant  tout,  M.  Pecksniff  l'ap- 
pela pour  qu'il  posât  sur  le  haut  de  sa  valise,  à  l'instar  des 
statues  antiques,  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  bien,  fermée  ;  puis 
miss  Charity  l'appela  pour  lui  ficeler  sa  malle;  puis  miss 
Mercy  le  fit  venir  pour  qu'il_  lui  raccommodât  sa  boîte  à  cha- 
peau; ensuite  il  eut  à  écrire  les  cartes  les  plus  circonstanciées 
pour  tout  le  bagage;  puis  il  donna  un  coup  de  main  pour  des- 
cendre les  effets  ;  après  cela,  il  eut  à  faire  porter  sous  ses 
yeux  tout  ce  déménagement  sur  une  couple  de  brouettes  jus- 
qu'au poteau  de  poste  à  l'extrémité  de  la  ruelle,  puis  il  lui 
fallut  rester  auprès  en  sentinelle,  et  guetter  l'arrivée  de 
la  diligence.  En  résumé,  sa  besogne  de  la  journée  eût  été  pas- 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT.  103 

sablement  fatigante  pour  un  portefaix  ;  mais  lui,  avec  sa  bonne 
volonté  si  parfaite,  il  n'y  pensa  seulement  pas  •  au  contraire, 
assis  sur  le  bagage  en  attendant  que  les  Pecksniff  descendis- 
sent la  ruelle,  en  compagnie  du  nouvel  élève,  il  se  sentait  le 
cœur  tout  allégé  par  l'espoir  d'avoir  pu  faire  plaisir  à  son 
bienfaiteur. 

a:  J'avais  peur,  se  dit  Tom,  tirant  une  lettre  de  sa  poche  et 
s'essuyant  le  visage  (car  le  mouvement  qu'il  s'était  donné  l'a- 
vait mis  en  nage,  bien  que  la  journée  fût  froide),  j'avais  peur 
de  n'avoir  pas  le  temps  de  l'écrire,  et  c'eût  été  bien  dommage. 
A  une  pareille  distance,  les  frais  de  poste  sont  une  considé- 
ration sérieuse  quand  on  n'est  pas  riche.  Elle  sera  heureuse 
de  voir  mon  écriture ,  pauvre  fille  !  et  d'apprendre  que  Pecks- 
niff est  aussi  bon  que  jamais  pour  moi.  J'aurais  bien  prié  John 
Westlock  d'aller  la  voir,  et  de  lui  dire  de  vive  voix  tout  ce 
que  j'avais  à  lui  dire;  mais  je  craignais  qu'il  ne  parlât  contre 
les  Pecksniff,  ce  qui  lui  aurait  fait  de  la  peine.  D'ailleurs, 
les  personnes  chez  qui  elle  vit  sont  un  peu  chatouilleuses,  efe 
cela  aurait  pu  lui  faire  du  tort  de  recevoir  la  visite  d'un  jeune 
homm.e  comme  John.  Pauvre  Ruth  !  » 

Tom  Pinch  parut  éprouver  quelque  mélancolie  pendant  une 
minute  ou  deux;  mais  il  ne  tarda  pas  à  se  remettre  et  pour- 
suivit ainsi  le  cours  de  ses  pensées  : 

or  Je  suis  un  drôle  de  corps,  comme  me  disait  toujours  John 
(c'était,  du  reste,  un  bon  garçon ,  le  cœur  sur  la  main  ;  j'au- 
rais voulu  seulement  qu'il  eût  de  meilleurs  sentiments  à  l'é- 
gard de  Pecksniff)  ;  ne  voilà-t-il  pas  que  je  vais  m'affliger  de 
cette  séparation,  au  lieu  de  songer,  au  contraire,  à  la  chance 
extraordinaire  que  j'ai  eue  d'entrer  dans  cette  maison  !  Il  faut 
que  je  sois  né  coiffé,  d'avoir  rencontré  Pecksniff.  Et  quelle 
chance  encore  d'être  tombé  sur  un  camarade  comme  le  nouvel 
élève  i  Jamais  je  n'ai  vu  un  garçon  si  affable,  si  généreux,  si 
indépendant.  Eh  bien!  tout  de  suite,  nous  avons  été  comme 
deux  cœurs  !  lui,  un  parent  de  Pecksriiff;  lui,  un  jeune  homme 
rempli  de  moyens  et  d'ardeur,  et  qui  percera  dans  le  monde 
comme  un  couteau  dans  du  fromage!...  Justement,  le  voici 
qui  vient  pendant  que  je  fais  son  éloge.  Quel  gaillard!...  Il 
vous  arpente  la  ruelle  comme  si  c'était  à  lui.  ï 

Le  fait  est  que  le  nouvel  élève ,  sans  se  laisser  éblouir  par 
l'honneur  d'avoir  miss  Mercy  Pecksniff  à  son  bras,  ou  par  les 
affectueux  adieux  de  cette  jeune  personne,  s'approchait,  pen- 
dant le  soliloque  de  M.  Pinch,  suivi  de  miss  Charity  et  de 


\0k  VIE  ET   AVENTURES 

M.  Pecksaiff.  La  diligence  ayant  paru  au  même  instant,  Tom 
ne  perdit  pas  une  minute  pour  supplier  M.  Pecksniff  de  vou- 
loir bien  faire  parvenir  sa  lettre. 

—  Oh  l  dit  celui-ci,  regardant  la  suscription,  pour  vo- 
tre sœur,  Thomas.  Oui,  oui,  la  lettre  sera  remise,  mon- 
sieur Pinch  ;  vous  pouvez  être  tranquille ,  votre  sœur  l'aura 
certainement,  monsieur  Pinch.  » 

Il  fit  cette  promesse  avec  un  tel  air  de  condescendance,  de 
protection,  que  Tom  crut  avoir  sollicite  une  haute  faveur  : 
c'est  une  idée  qui  ne  lui  était  pas  venue  d'abord,  et  il  remer- 
cia chaleureusement.  Les  deux  miss  Pecksniff,  selon  leur 
usage,  tombèrent  dans  un  fou  rire  d'entendre  parler  de  la 
sœur  de  M.  Pinch.  Quelque  horreur,  sans  doute  !  Pensez  ! 
une  demoiselle  Pinch  !...  bonté  céleste!... 

Tom ,  cependant ,  se  réjouit  infiniment  de  les  voir  si 
gaies  ,  car  il  prit  leurs  rires  pour  une  marque  de  sympathie 
bienveillante  et  cordiale.  En  conséquence,  il  se  mit  aussi  à 
rire  et  se  frotta  les  mains,  en  leur  souhaitant  bon  voyage  et 
heureux  retour;  il  se  sentait  tout  guilleret.  Même  quand  la 
diligence  eut  recommencé  à  rouler  avec  les  branches  d'olivier 
dans  le  coffre  et  la  famille  de  colombes  à  l'intérieur,  Tom  resta 
à  la  même  place,  agitant  la  main  et  envoyant  force  saluts  :  la 
courtoisie  extraordinaire  des  jeunes  miss  l'avait  tellement  pé- 
nétré de  reconnaissance,  qu'il  ne  songeait  plus,  en  ce  moment, 
à  Martin  Chuzzlewit,  qui  se  tenait  appuyé  d'un  air  pensif 
contre  le  poteau  de  poste,  et  qui,  après  avoir  mis  en  lieu  sûr 
son  précieux  dépôt,  n'avait  pas  détaché  ses  yeux  du  sol. 

Le  silence  profond  qui  suivit  le  mouvement  bruyant  et  le 
départ  de  la  diligence,  puis  l'air  vif  d'une  après-midi  d'hiver, 
arrachèrent  les  deux  jeunes  gens  à  leurs  méditations  respec- 
tives. Ils  se  retournèrent  comme  d'un  mutuel  accord,  et  s'éloi- 
gnèrent bras  dessus  bras  dessous. 

«  Comme  vous  êtes  mélancolique  I  dit  Tom.  Qu'avez- 
vous? 

~  Rien  qui  vaille  la  peine  d'en  parler,  répondit  Martin. 
Peu  de  chose  de  plus  qu'hier  et  beaucoup  plus,  j'espère,  qua 
demain.  Je  me  sens  découragé,  Pinch. 

—  Eh  bien!  s'écria  Tom,  quant  à  moi,  je  me  sens,  au  con- 
traire ,  plein  d'ardeur  aujourd'hui;  j'ai  rarement  été  mieux 
disposé  à  ne  pas  engendrer  de  mélancolie.  Gomme  c'est  ai- 
mable, de  la  part  de  votre  prédécesseur,  John,  de  m'avoir 
écrit ,  n'est-il  pas  vrai  ? 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT.  105 

—  Comment  donc  !  oui,  dit  négligemment  Martin.  J'au- 
rais cru  qu'il  avait  assez  à  faire  de  songer  à  son  plaisir 
sans  s'occuper  de  vous,  Pinch. 

—  C'est  aussi  ce  que  je  croyais,  répliqua  Tom;  mais  non, 
il  a  tenu  sa  parole,  et  il  me  dit  :  «  Cher  Pinch,  je  pense 
«  souvent  à  vous,  »  et  toutes  sortes  d'autres  choses  amicales 
de  cette  nature. 

—  Il  faut  que  ce  soit  un  diablement  bon  garçon,  dit  Martia 
d'un  ton  assez  bourru;  car  vous  concevez  bien  qu'il  ne  dit  pas 
là  ce  qu'il  pense. 

—  J'espère  bien  que  si,  répondit  Tom,  interrogeant  du  re- 
gard le  visage  de  son  compagnon  ;  vous  croyez  donc  que 
c'est  seulement  pour  me  faire  plaisir? 

—  Sans  doute,  répondit  très-vivement  Martin.  Est-il  vraisem- 
blable qu'un  jeune  homme  fraîchement  échappé  de  ce  chenil 
de  village,  et  tout  entier  au  charme  nouveau  d'être  à  Londres 
et  de  s'y  appartenir,  puisse  avoir  le  temps  ou  le  dé^ir  de 
s'occuper  de  ce  qu'il  a  pu  laisser  ici?  Voyons  !  je  vous  le  de- 
mande, Pinch,  est-ce  naturel?  ^ 

Après  un  moment  de  réflexion,  M.  Pinch  répondit,  en  bais- 
sant plus  encore  la  voix,  que  certainement  il  n'était  pas  rai- 
sonnable de  le  croire,  et  que,  sans  aucun  doute,  Martin  s'y 
connaissait  mieux  que  lui. 

«  Je  crois  bien,  dit  Martin. 

—  C'est  vrai,  dit  doucement  M.  Pinch;  c'est  ce  que  je  disais.  » 
Cette  réponse  faite,  ils  retombèrent  dans  un  silence  morne, 

qui  se  prolongea  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  atteint  la  maison, 
ii  était  nuit  noire. 

Or,  miss  Charity  Pecksniff,  ne  pouvant  emporter  des  provi- 
s'ions  de  bouche  en  diligence,  ni  les  conserver,  en  attendant  le 
retour  de  la  famille,  par  des  moyens  artificiels,  avait  mis  en 
évidence,  dans  une  couple  d'assiettes,  les  débris  du  grand 
festin  de  la  veille.  Grâce  à  cet  arrangement  libéral,  Martin  ui; 
Tom  eurent  la  bonne  fortune  de  trouver  dans  le  parloir,  à 
leur  disposition,  les  vestiges  confus  de  tout  ce  qui  avait  sur- 
vécu aux  plaisirs  de  la  nuit  précédente  :  à  savoir  quelques 
quartiers  filandreux  d'oranges,  quelques  sandwiches  momi- 
fîtes,  des  morceaux  rompus  du  gâteau  de  ménage,  et  plusieurs 
biscuits  de  mer  encore  entiers.  La  liqueur  de  choix,  destinée 
à  arroser  ces  friandises,  ne  manquait  pas  non  plus  ;  le  resta 
des  deux  bouteilles  de  vin  de  groseille  avait  été  réuni  en  une 
seule ,  dont  le  bouchon  était  fait  d'une  papillote  sacrifiée  -, 


106  VIE   ET   AVENTURES 

de  sorte  qu'ils  avaient  sous  la  maiu  de  quoi  passer  joyeuse- 
ment leur  soirée. 

Martin  Ghuzzlewit  ne  regarda  qu'avec  un  extrême  dédain 
tout  cet  étalage,  et,  faisant  flamber  le  feu ,  au  grand  préjudice 
du  charbon  de  M.  Pecksniff,  il  s'assit  d'un  air  morose  devant 
le  foyer,  sur  le  siège  le  plus  commode  qu'il  put  trouver.  Pour 
se  glisser  le  mieux  possible  dans  le  petit  coin  qui  lui  était 
laissé,  M.  Pincti  s'installa  sur  le  tabouret  de  miss  Mercy 
PecksnifT;  puis,  posant  son  verre  sur  le  tapis  du  foyer  et  son 
assiette  sur  ses  genoux ,  il  commença  à  se  régaler. 

Si  Diogène,  revenant  à  la  lumière,  eût  pu  se  rouler  avec 
son  tonneau  jusqu'au  parloir  de  M.  Pecksniff,  et  voir  Tom  Pinch 
assis  sur  le  tabouret  de  miss  Mercy  Pecksniff  avec  son  as- 
siette et  son  verre  devant  lui,  le  philosophe  ne  se  lût  pas 
détourné  de  ce  spectacle,  quelque  mauvaise  qu'eût  été  son 
humeur,  et  n'eût  certes  pas  manqué  de  sourire.  La  complète 
et  parfaite  satisfaction  de  Tom ,  la  manière  dont  il  appréciait 
hautement  les  dures  sandwiches  qui  craquaient  dans  sa  bou- 
che comme  de  la  sciure  de  bois ,  le  plaisir  indicible  avec  le- 
quel il  savourait  goutte  à  goutte  le  vin  limoneux,  faisant 
ensuite  claquer  ses  lèvres,  comme  si  ce  breuvage  eût  été  si 
précieux,  si  généreux,  que  c'eût  été  péché  d'en  perdre  un 
atome  savoureux;  l'expression  de  son  visage  ravi,  lorsqu'il  se 
reposait  de  temps  en  temps,  le  verre  en  main,  et  se  proposait 
à  lui-même  des  toasts  silencieux;  l'ombre  d'inquiétude  qui 
obscurcissait  son  joyeux  visage  lorsque  son  regard,  après 
avoir  parcouru  la  chambre  et  être  revenu  avec  satisfaction 
au  petit  coin  libre  qu'on  lui  avait  laissé,  rencontrait  le  front 
assombri  de  son  compagnon  :  non,  il  n'y  a  pas  un  cynique  au 
monde,  quelle  que  fût  sa  haine  hargneuse  contre  les  hommes, 
qui  eût  pu  voir  Thomas  Pinch  dans  sa  béatitude,  sans  rire  à 
gorge  déployée. 

Les  uns  lui  eussent  tapé  sur  le  dos  pour  lui  proposer  de 
boire  avec  lui  encore  un  verre  du  vin  de  groseille ,  bien  qu'il 
fût  acide  comme  le  plus  acide  vinaigre,  et  ils  eussent  même 
eu  le  courage  d'en  louer  la  saveur;  les  autres  eussent  pris  sa 
bonne,  son  honnête  main,  pour  le  remercier  de  la  leçon  que 
leur  donnait  sa  simple  nature.  Il  y  en  a  qui  eussent  ri  avec 
avec  lui,  mais  il  y  en  a  d'autres  qui  eussent  ri  à  ses  dépens; 
et  c'est  dans  cette  dernière  catégorie  de  philosophes  qu'il 
nous  faut  ranger  Martin  Ghuzzlewit,  qui  ne  put  y  tenir,  et 
partit  d'un  long  et  bruyant  éclat  de  rire. 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  107 

«  A  ]a  bonne  heure!  dit  Tom  avec  un  geste  d'approbation. 
A  la  bonne  heure!  un  peu  de  gaieté!  à  merveille  !  » 

Cette  adhésion  provoqua  chez  Martin  un  nouvel  accès  d'hi- 
iarité.  Dès  qu'il  eut  repris  ha'eine  et  recouvré  son  sang-froid  : 

«  Jamais,  dit-il,  je  n'ai  vu  votre  pareil,  Pinch. 

—  En  vérité?  dit  Tom.  Sans  doute  vous  me  trouvez  bi- 
zarre, parce  que  je  ne  connais  pas  du  tout  le  monde  ;  ce  n'est 
pas  comme  vous,  qui  l'avez  beaucoup  pratiqué,  j'en  suis  sûr. 

—  Pas  mal  pour  mon  âge,  répliqua  Martin,  qui  rapprocha 
plus  encore  sa  chaise  du  foyer  et  posa  ses  pieds  à  cheval  sur 
le  garde-feu.  Tenez  !  le  diable  m'emporte  ,  il  faut  que  je  parle 
ouvertement  à  quelqu'un.  Je  vais  vous  parler  en  toute  fran- 
chise, Pinch. 

—  Faites!  dit  Tom.  De  votre  part,  je  considérerai  cela 
comme  une  grande  preuve  d'amitié. 

—  Je  ne  vous  incommode  pas?  demanda  Martin,  tournant 
un  regard  vers  M.  Pinch,  -qui,  eu  ce  moment,  cherchait  à 
apercevoir  le  feu  par-dessus  la  jambe  de  son  compagnon. 

—  Nullement,  s'écria  Tom. 

—  Vous  saurez  donc ,  pour  abréger  ma  longue  histoire , 
dit  Martin,  commençant  avec  une  sorte  d'effort,  comme  si 
cette  révélation  lui  était  pénible ,  que,  depuis  mon  enfance, 
j'ai  été  nourri  dans  l'espérance  d'une  belle  position,  et  qu'on 
m'a  toujours  bercé  de  l'idée  que,  dans  l'avenir,  je  serais  très- 
riche.  Je  n'eusse  pas  manqué  de  le  devenir,  sans  certaines  pe- 
tites causes  que  je  vais  vous  soumettre  et  qui  m'ont  conduit  à 
être  déshérité. 

—  Par  votre  père?...  demanda  M.  Pinch,  ouvrant  de  grands 
yeux. 

—  Par  mon  grand-père.  Depuis  bien  des  années  j'ai  perdu 
mes  parents;  à  peine  si  je  me  souviens  d'eux. 

—  Jamais  je  n'ai  connu  les  miens  ,  dit  Tom ,  touchant  la 
main  du  jeune  homme,  et  retirant  aussitôt  sa  main  par  une 
discrétion  timide.  0  mon  Dieu  ! 

—  Quant  à  cela,  Pinch,  poursuivit  Martin,  activant  le  feu 
et  parlant  avec  sa  vivacité  et  sa  brusquerie  habituelle ,  vous 
savez,  c'est  fort  juste,  fort  convenable  d'aimer  ses  parents 
lorsqu'on  les  possède,  et  de  conserver  leur  mémoire  lorsqu'ils 
n'existent  plus,  si  on  a  les  connus.  Mais  comme  jamais  je  ne 
les  ai  connus,  pour  ma  part,  vous  comprenez  que  je  n'ai  pas 
lieu  de  les  regretter  beaucoup.  Et  c'est  ce  que  je  fais,  je  ne 
m'en  cache  pas.  s 


108  VIE   ET   AVENTURES 

M.  Pinch  regardait  d'un  air  pensif  la  grille  du  foyer.  Mai.-i 
son  compagnon  s'étant  arrêté  en  ce  moment,  il  tressaillit. 
«  Oh  !  naturellement,  dit-il  ;  :»  et  il  se  mit  en  devoir  d'écou- 
ter de  nouveau. 

«  En  un  mot,  reprit  Martin,  j'ai  été  nourri,  élevé,  depuis  que 
j'existe,  par  le  grand-père  dont  je  viens  de  vous  parler.  Cer- 
tes, il  a  nombre  de  bonnes  qualités ,  ceci  ne  fait  pas  l'objet 
d'un  doute  ,  je  ne  vous  le  cacherai  pas  ;  mais  il  a  deux 
grands  défauts,  et  c'est  là  son  mauvais  côté.  En  premier  lieu, 
il  a  le  plus  terrible  entêtement  qu'on  ait  jamais  observé  chez 
aucune  créature  humaine  ;  en  second  lieu  ,  il  est  abominable- 
ment égoïste. 

—  Vrai?...  s'écria  Tom. 

—  Sous  ce  double  rapport,  reprit  l'autre,  il  n'a  pas  son  pa- 
reil. J'ai  souvent  entendu  dire  par  des  gens  bien  informés  que 
ces  défauts  avaient,  depuis  un  temps  immémorial,  caractérisé 
notre  famille,  et  je  crois  fermement  que  cette  allégation  n'est 
pas  dépourvue  de  vraisemblance.  Mais  je  ne  puis  rien  en  dire 
par  moi-même.  Tout  ce  que  je  puis  faire,  c'est  d'être  très-re- 
connaissant envers  Dieu  de  ce  que  ces  défauts  de  famille  ne 
sont  pas  venus  jusqu'à  moi,  et  de  ce  que  j'ai  pu  ,  par  de  soi- 
gneux elTorts,  n'en  point  contracter  le  germe. 

—  C'est  sûr,  dit  M.  Pinch.  C'est  très-juste. 

—  Eh  bien,  monsieur,  continua  Martin,  donnant  au  feu  une 
nouvelle  activité,  et  rapprochant  plus  que  jamais  son  siège  du 
foyer,  son  égoïsme  le  rend  exigeant,  et  son  entêtement  le  fait 
persister  dans  ses  exigences.  En  conséquence,  il  a  toujours 
réclamé,  de  ma  part  beaucoup  de  respect,  de  soumission, 
d'abnégation,  quand  ses  désirs  étaient  en  jeu.  J'ai  supporté 
bien  des  choses,  parce  que  j'étais  son  obligé,  si  l'on  peut 
dire  qu'on  soit  l'obligé  de  son  grand-père,  et  parce  qu'en 
réalité  j'avais  de  l'attachement  pour  lui  ;  mais  nous  avons  eu 
bien  des  querelles  à  cet  égard,  car  souvent  je  ne  pouvais 
m'accommoder  de  ses  manières  ;  ce  n'était  pas  du  tout  pour 
moi,  vous  comprenez,  mais....  » 

Ici  il  hésita  et  parut  embarrassé. 

M.  Pinch  était  bien  l'homme  du  monde  le  moins  capable  de 
résoudre  une  difficulté  de  cette  sorte.  Aussi  garda-t-il  le  silence. 

'(  Vous  devez  me  comprendre!  dit  vivement  Martin.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  poursuivre  l'expression  propre  qui  me  manque. 
Maintenant,  j'arrive  au  fond  de  l'histoire  et  à  la  circonstance 
qui  m'a  fait  venir  ici.  J'aime,  Pinch.  » 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  109 

M.  Pinch  le  contempla  en  face  avec  un  redoublement  d'in- 
térôt. 

<r  J'aime,  vous  dis-je.  J'aime  une  des  plus  belles  jeunes 
filles  que  le  soleil  ait  jamais  éclairées  de  ses  rayons.  Mais  elle 
est  entièrement,  absolument,  dans  la  dépendance  et  à  la  merci 
de  mon  grand-père;  et,  s'il  savait  qu'elle  fût  favorable  à  ma 
passion ,  il  l'éloignerait  de  lui  et  elle  perdrait  tout  ce  qu'elle 
possède  au  monde.  Il  n'y  a  pas  grand  égoïsme  dans  cet 
amour-là,  je  pense? 

—  De  i'égoïsme!...  s'écria  Tom.  Vous  avez  agi  noblement. 
L'aimer  comme  je  suis  certain  que  vous  l^aimez,  et  cepen- 
dant, par  considération  pour  son  état  de  dépendance,  ne  pas 
même  lui  avoir  déclaré. ... 

—  Qu'est-ce  que  vous  chantez  là?...  dit  brusquement  Mar- 
tin, Ne  dites  donc  pas  de  ces  bêtises-là,  mon  bon  ami! 
Qu'entendez-vous  par  ces  mots  :  «  Ne  pas  lui  avoir  dé- 
«  claré?...  » 

—  Mille  pardons,  répondit  Tom.  Je  croyais  que  telle  était 
votre  pensée;  autrement,  je  ne  l'eusse  pas  dit. 

—  Si  je  ne  lui  avais  point  déclaré  que  je  l'aimais,  alors  à 
quoi  bon  l'aimer,  sinon  pour  me  plonger  volontairement  dans 
un  état  de  souffrance  et  de  chagrins  perpétuels? 

—  C'est  vrai,  répondit  Tom.  Eh  bien!  je  parie  que  je  sais 
ce  qu'elle  vous  aura  dit  quand  vous  lui  avez  déclaré  votre 
amour?  » 

En  parlant  ainsi ,  Tom  considérait  la  belle  figure  de 
Martin. 

«  Pas  précisément,  Pinch,  répliqua  le  jeune  homme  avec  un 
léger  froncement  de  sourcils;  car  elle  a  sur  le  devoir  et  la  re- 
connaissance certaines  idées  de  jeune  fille,  et  d'autres  encore, 
qu'il  n'est  pas  facile  d'approfondir.  Mais,  pour  le  principal, 
vous  avez  bien  deviné.  Son  cœur  est  à  moi,  je  le  sais. 

—  Juste  ce  que  je  pensais,  dit  Tom;  c'est  bien  na- 
turel. » 

Et,  dans  l'excès  de  sa  satisfaction,  il  sirota  un  bon  petit 
coup  de  son  vin  de  groseille. 

Martin  poursuivit  : 
.  a  Bien  que,  dès  le  commencement,  je  qie  sois  conduit  avec 
la  plus  grande  circonspection,  je  ne  sus  pas  assez  prendre  de 
ménagements  vis-à-vis  de  mon  grand-père,  qui  est  plein  de 
jalousie  et  de  méfiance,  pour  qu'il  ne  soupçonnât  pas  mon 
amour.  Il  ne  lui  en  adressa  aucune  observation,  mais  il  m'en- 


110  VIE   ET   AVENTURES 

treprit  vigoureusement  à  part,  et  m'aecusa  de  vouloir  la  dé- 
tourner de  la  fidélité  qu'elle  lui  devait.  Observez  bien  ici  son 
égoïsme!  une  jeune  créature  qu'il  avait  recueillie  et  élevée  uni- 
quement pour  s'en  faire  une  compagne  désintéressée  et  fidèle, 
quand  il  m'aurait  eu  marié  à  son  gré,  Là-desSus,  je  pris  feu 
aussitôt,  et  lui  déclarai  qu'avec  sa  permission  je  comptais  bien 
me  marier  moi-même,  et  ne  point  me  laisser  adjuger  par  lui,  ni 
par  aucun  autre  commissaire-priseur ,  à  l'enchère  du  plus  of- 
frant. » 

M.  Pinch  ouvrit  des  yeux  plus  grands  que  jamais,  et  plus 
que  jamais  regarda  fixement  le  feu. 

«  Vous  comprenez,  continua  Martin,  que  ceci  le  piqua,  et 
qu'il  commença  à  m'adresser  tout  autre  chose  que  des  com- 
pliments. A  cette  conférence  en  succéda  une  autre;  de  fil  en 
aiguille,  le  résultat  définitif  de  nos  querelles  fut  que  je  devais 
renoncer  à  elle,  ou  qu'il  me  renoncerait  lui-même.  Or,  mettez- 
vous  dans  l'esprit,  Pinch,  que  non-seulement  je  l'aime  pas- 
sionnément, car,  toute  pauvre  qu'elle  est,  sa  beauté  et  son 
mérite  feraient  honneur  à  quiconque  voudrait  l'épouset,  quel- 
que position  qu'il  pût  avoir,  mais  encore  que  l'élément  prii- 
cipal  de  mon  caractère  est.... 

—  L'entêtement,  »  souffla  Tom,  de  la  meilleure  foi  du  monde. 
Mais  cette  insinuation  ne  fut  pas  accueillie  aussi  bien  qu'il 

l'avait  espéré;  car  le  jeune  homme  répliqua  immédiatement, 
avec  une  certaine  irritation  : 
«  Quel  drôle  de  corps  vous  êtes,  Pinch  ! 

—  Je  vous  demande  pardon,  dit  ce  dernier;  je  croyais  que 
vous  cherchiez  le  mot. 

—  Pas  celui-là,  toujours.  Je  vous  ai  dit  que  l'obstination 
n'entrait  point  dans  ma  nature.  J'allais  vous  dire,  si  vous 
m'en  aviez  laissé  le  temps,  que  l'élément  principal  de  mon 
caractère  est  la  fermeté  la  plus  inébranlable. 

—  Oh!  oui,  oui,  je  vois!  s'écria  Tom,  serrant  les  lèvres  et 
agitant  la  tête. 

—  En  vertu  de  cette  fermeté,  je  n'étais  pas  disposé  à  lui 
céder,  je  n'aurais  pas  reculé  d'une  semelle. 

—  Non,  non,  dit  Tom. 

—  Au  contraire,  plus  il  me  pressait,  plus  j'étais  résolu  à 
résister. 

—  Bien  sûr!  dit  Tom. 

—  Fort  bien,  répliqua  Martin,  se  renversant  en  arrière  sur 
fon  siège  en  faisant  avec  ses  mains  un  geste  qui  voulait  dLa 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  111 

que  c'était  une  affaire  finie ,  qu'il  n'en .  fallait  plus  parler. 
Enfin,  le  fait  est  que  me  voilà  ici!  w 

Durant  quelques  minutes,  M.  Pinch  resta  à  contempler  le 
feu  d'un  regard  embarrassé  :  il  semblait  chercher  inutilement 
le  sens  d'une  énigme  difficile  qu'on  lui  aurait  proposée.  Enfin 
il  se  décida  : 

«  Naturellement,  dit-il,  vous  connaissiez  déjà  Pecksniff? 

—  De  nom  seulement.  Jamais  je  ne  l'avais  vu  :  car  non-seu- 
lement mon  grand-père  s'était  éloigné  de  tous  ses  parents, 
mais  encore  il  m'en  tenait  éloigné  moi-même.  C'est  dans  une 
ville  du  comté  voisin  que  je  me  suis  séparé  de  mon  grand- 
père.  De  cet  endroit  je  suis  venu  à  Salisbury,  où  j'ai  vu  l'avis 
publié  par  Pecksniff  :  j'y  ai  répondu  parce  que  j'ai  toujours 
eu  du  penchant  pour  les  études  de  ce  genre,  et  que  j'avais 
lieu  de  penser  que  cela  me  conviendrait.  Mais,  aussitôt  que  j'ai 
su  que  cet  avis  provenait  de  Pecksniff,  j'ai  eu  double  motif 
pour  accourir  ici,  Pecksniff  étant.... 

—  Un  si  excellent  homme  !...  interrompit  M.  Pinch  en  se 
frottant  les  mains.  Oh!  oui!  vous  avez  parfaitement  raison. 

—  Ce  n'était  pas  tant  pour  cela,  s'il  faut  confesser  la  vérité, 
que  pour  la  haine  invétérée  que  lui  porte  mon  grand-père,  et 
parce  que  je  désirais  naturellement,  après  sa  conduite  arbi- 
traire à  mon  égard,  me  mettre  autant  que  possible  en  oppo- 
sition avec  toutes  ses  idées.  Eh  bien!  comme  je  vous  le  disais, 
me  voilà  ici  !  Il  s'écoulera  probablement  pas  mal  de  temps 
avant  que  je  puisse  mettre  à  exécution  l'engagement  que  j'ai 
pris  envers  la  jeune  fille  dont  je  vous  parlais.  En  effet  nous 
n'avons  pas,  elle  et  moi,  une  brillante  perspective;  et  je  ne 
puis  songer  à  me  marier  avant  d'être  réellement  en  mesure  de 
le  faire.  Jamais  je  ne  voudrais,  bien  entendu,  me  plonger 
dans  la  pauvreté,  dans  la  détresse,  pour  filer  le  parfait  amour 
dans  une  chambre  au  troisième  étage.... 

—  Sans  parler  d'elle,  aussi,  fit  observer  Tom  Pinch  à  demi- 
voix. 

—  Parfaitement  juste,  répliqua  Martin,  qui  se  leva  pour  se 
réchauffer  le  dos  et  s'appuya  contre  le  bord  de  la  cheminée. 
Sans  parler  d'elle  aussi.  Après  ça,  elle  n'a  pas  grand'peine 
à  se  résigner  aux  nécessités  de  notre  situation  :  d'abord , 
parce  qu'elle  m'aime  beaucoup  ;  ensuite ,  parce  que  je  lui 
fais  là  un  grand  sacrifice  ,  car  j'aurais  pu  trouver  beaucoup 
mieux.  » 

Il  s'écoula  un  long  temps  avant  que  Tom  d't  :  «  Certaine- 


112  VIE  ET    AVENTURES 

ment  ;  »  si  long,  que  Tom  eût  pu  faire  une  sieste  dans  l'inter- 
valle ;  mais  enfin  il  lâcha  le  mot. 

«  Mais  ce  n'est  pas  le  tout.  Voici,  maintenant,  une  étrange 
coïncidence  qui  se  rattache  à  la  fin  du  récit  de  cette  histoire 
d'amour.  Vous  vous  rappelez  ce  que  vous  m'avez  dit  la  nuit 
dernière,  en  venant  ici,  au  sujet  de  votre  jolie  visiteuse  de 
l'église? 

—  Oui,  assurément,  dit  Tom,  se  levant  en  sursaut  de  son 
tabouret  et  s'asseyant  sur  la  chaise  même  que  l'autre  venait 
de  quitter,  afin  de  voir  Martin  en  face;  certainement  oui. 

—  C'était  e//d. 

—  J'avais  deviné  ce  que  vous  alliez  dire,  s'écria  Tom,  le  re- 
gard fixé  sur  lui  et  la  voix  émue;  ce  n'est  pas  possible  ! 

—  Je  vous  dis  que  c'était  elle,  répéta  le  jeune  homme.  D'a- 
près ce  que  Pecksniff  m'a  raconté,  je  ne  doute  pas  qu'elle  ne 
soit  venue  ici  et  repartie  avec  mon  grand-père;  ne  buvez  pas 
trop  de  ce  vin  sur  ;  vous  verrez  que  vous  allez  vous  donner 
une  bonne  colique,  Pinch. 

—  J'ai  peur  qu'il  ne  soit  pas  très-sain,  dit  Tom,  posant  à 
terre  son  verre  vidé  qu'il  tenait  à  la  main.  Ainsi  c'était 
elle?....» 

Martin  fit  un  signe  d'assentiment  et  dit  avec  un  air  d'im- 
patience fébrile  que,  s'il  fût  arrivé  quelques  jours  plus  tôt,  il 
l'eût  vue ,  et  que  maintenant  elle  devait  être  à  des  centaines 
de  milles,  on  ne  sait  où.  Puis,  après  avoir  fait  plusieurs  fois  le 
tour  de  la  chambre,  il  se  jeta  dans  un  fauteuil  et  se  mit  à  bou- 
der comifte  un  enfant  gâté. 

Tom  Pinch  avait  le  cœur  compatissant  au  plus  haut  degré. 
Il  ne  pouvait  supporter  l'idée  de  voir  du  chagrin  même  à  la 
personne  la  plus  indifférente ,  encore  moins  à  quelqu'un  qui 
avait  éveillé  son  affection  et  qui  le  traitait,  à  ce  qu'il  lui  semblait 
du  moins,  avec  sympathie  et  bienveillance.  Quelles  qu'eussent 
été  ses  pensées  un  peu  auparavant,  et,  à  en  juger  par  l'expres- 
sion de  ses  traits,  elles  avaient  dû  être  d'une  nature  sérieuse, 
il  les  écarta  aussitôt  pour  donner  à  son  jeune  ami  le  meilleur 
conseil,  la  consolation  la  plus  efficace  qu'il  put  trouver. 

«  Tout  s'arrangera  avec  le  temps,  dit-il,  j'en  suis  sûr  ;  les 
malheurs  que  vous  aurez  éprouvés  ne  serviront  qu'à  vous  at- 
tacher plus  étroitement  l'un  à  l'autre,  dans  des  jours  meilleurs. 
D'après  tout  ce  que  j'ai  lu,  les  choses  se  passent  toujours  de  la 
sorte,  et  il  y  a  en  moi  un  sentiment  qui  me  dit  qu'il  est  na- 
turel et  même  utile  qu'il  en  soit  ainsi.  Quand  les  choses  ne 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  113 

vont  pas  comme  nous  voulons,  ajouta  Tora  avec  un  sourire 
qui,  en  dépit  de  son  visage  humble  et  vulgaire,  é^ait  plus 
agréable  à  voir  que  le  plus  brillant  regard  de  la  plus  fière 
beauté;  quand  les  choses  ne  vont  pas  comme  nous  voulons, 
que  faire?  nous  n'y  pouvons  rien  :  il  ne  nous  reste  d'autre 
moyen  que  de  prendre  le  tem.ps  comme  il  vient,  d'en  tirer  le 
meilleur  parti  possible,  à  force  de  patience  et  de  longanimité. 
Je  ne  possède  aucun  pouvoir  et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
l'apprendre,  mais  j'ai  beaucoup  de  bonne  volonté  ;  et,  si  jamais 
je  puis  vous  être  de  quelque  utilité  en  quoi  que  ce  soit,  com- 
bien je  m'estimerais  heureux  ! 

—  Merci  I...  dit  Martin,  lui  pressant  la  main.  Vous  êtes  un 
digne  garçon,  sur  ma  parole,  et  vous  parlez  de  cœur.  » 

Après  une  pause  d'un  moment,  il  rapprocha  encore  son  siège 
du  feu  et  ajouta  ; 

(X  Vous  savez,  naturellement  je  n'hésiterais  pas  à  profiter  de 
vos  offres  de  services  si  vous  pouviez  m'être  utile;  mais 
hélas!...  > 

Ici  il  se  releva  les  cheveux  avec  un  air  d'impatience,  et  re- 
garda Tom  comme  s'il  voulait  lui  reprocher  de  n'être  pas  au- 
tre chose  que  ce  qu'il  était. 

<r  Pour  le  secours  que  vous  pouvez  me  prêter,  dit-il,  autant 
vaudrait,  Pinch,  m'adresser  à  la  poêle  à  frire. 

—  Sauf  cependant  ma  bonne  volonté,  dit  doucement  Tom. 

—  Oh  !  certainement.  Je  pense  naturellement  comme  vous. 
Si  la  bonne  volonté  comptait  en  ce  monde,  je  ne  manquerais 
pas  de  me  servir  de  la  vôtre.  Pourtant  en  ce  moii.eni  même 
vous  pourriez  faire  quelque  chose  pour  moi,  si  vous  vouliez. 

—  Qu'est-ce  ?  demanda  Tom. 

—  Me  faire  la  lecture. 

—  J'en  serai  enchanté  !  s'écria  Tom,  saisissant  le  chande- 
lier avec  enthousiasme.  Excusez-moi  si  je  vous  laisse  un  in- 
stant dans  l'obscurité;  je  vais  aller  chercher  tout  de  suite  un 
livre.  Qu'est-ce  que  vous  préférez?...  Shakspeare? 

—  Oui,  répondit  son  ami,  bâillant  et  s'élirant  de  son  mieux. 
Oui,  c'est  cela.  Je  suis  fatigué  du  mouvement  de  la  journée  et 
de  la  nouveauté  de  tout  ce  qui  m'enviçonne.  En  pareil  cas  ,  il 
n'y  a  pas,  je  crois,  de  plus  grande  jouissance  au  monde  que  da 
s'entendre  faire  la  lecture  jusqu'à  ce  que  sommeil  ^'ensuive. 
Ça  vous  sera  égal  que  je  m'tndorme,  n'est-ce  pas^ 

—  Ohl  certainement,  s'eciia  Tom. 

—  Alors,  commencez  aussitôt  qu'il  vous  plaira.  Vous  ne  vous 
ilARïi.x  Chlzzlewii.  —  i  8 


lU  VIE   ET    AVENTURES 

interromprez  pas  quand  vous  verrez  que  je  m'assoupis,  à  moins 
que  vous   ne  vous  sentiez  las;  car  il   est  agréable  aussi  de     | 
s'éveiller  peu  à  peu  au  même  son  de  voix.  En  avez- vous  ja-    1 
mais  essayé? 

—  Non,  jamais. 

—  Eh  bien!  vous  le  pourrez,  un  de  ces  jours,  quand  nous  se- 
rons tous  deux  en  bonnes  dispositions.  Ne  vous  inquiétez  pas 
de  me  laisser  dans  l'obscurité;  dépêchez-vous.  » 

M.  Pinch  ne  perdit  pas  de  temps  pour  s'élancer  dehors  ;  au 
bout  d'une  minute ,  il  revint  avec  un  des  précieux  volumes 
que  supportait  la  tablette  posée  au-dessus  de  son  lit.  Pendant 
ce  temps,  Martin  s'était  donné  une  position  aussi  confortable 
que  le  permettaient  les  circonstances.  Il  avait  construit  devant 
le  feu  un  sofa  temporaire  avec  trois  chaises  ,  et ,  de  plus ,  le 
tabouret  de  miss  Mercy  en  guise  d'oreiller  ;  et  sur  cet  écha- 
faudage il  s'était  étendu  tout  de  son  long. 

«  Ne  lisez  pas  trop  haut,  s'il  vous  plaît,  dit-il  à  Pinch. 

—  Non,  non,  dit  Tom. 

—  Bien  sûr,  vous  n'aurez  pas  froid? 

—  Pas  du  tout,  s'écria  Tom. 

—  Alors  je  suis  tout  à  fait  prêt.  » 

En  conséquence ,  M.  Pinch ,  après  avoir  tourné  les  fè-uilles 
de  son  livre  avec  autant  de  soin  que  si  ces  feuilles  eussent  été 
des  créatures  animées  et  chéries,  choisit  son  passage  favori  et 
commença  la  lecture.  Il  n'avait  pas  achevé  une  cinquantaine 
de  lignes,  que  déjà  sou  ami  ronflait. 

«  Pauvre  garçon!...  dit  Tom  à  voix  basse,  penchant  sa  tête 
p<3ur  le  contempler  à  traver^^les  barreaux  des  chaises.  Il  est 
encore  bien  jeune  pour  ressentir  tant  de  chagrin.  Quelle  con- 
fiance, quelle  générosité  à  lui  de  me  livrer  ainsi  le  secret  de 
son  cœurl...  C'était  donc  elle...  c'était  elle!  » 

Mais ,  se  rappelant  tout  à  coup  leur  convention  ,  il  reprit  le 
poëme  à  l'endroit  où  il  l'avait  laissé,  et  poursuivit  la  lecture, 
oubliant  toujours  de  moucher  la  chandelle,  jusqu'à  ce  que  la 
mèche  ne  fût  plus  qu'un  champignon.  Par  degrés  il  s'inté- 
ressa lui-même  à  cette  lecture  au  point  d'oublier  d'entretenir 
le  feu;  négligence  dont  il  ne  fut  averti  que  par  Martin  Ghuzzle- 
wit,  qui,  au  bout  d'une  heure  ou  deux  ,  tressaillit  et  cria  en 
frissonnant  : 

«  Gomment!  il  est  presque  éteint!...  Je  ne  m'étonne  pas  si 
je  rêvais  que  j'étais  gelé.  Vite,  vite,  du  charbon.  Quel  drôle  de 
corps  vous  êtes,  Pinch!...  » 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  115 


CHAPITRE  VII. 

OÙ  M.  Chevy  Slyme  fait  voir  l'indépendance  de  son  caractère,  et  où 
le  Dragon  bleu  perd  un  membre. 

Dès  le  lendemain,  dans  la  matinée,  Martin  se  mit  à  son  plan 
de  collège;  il  apporta  à  ce  travail  tant  d'ardeur  et  de  facilité 
d'exécution,  qu'il  fournit  à  M.  Pinch  un  motif  de  plus  pour  ren- 
dre hommage  aux  qualités  Laturelles  du  jeune  gentleman ,  et 
lui  reconnaître  une  immense  supériorité  sur  lui. Le  nouvel  élève 
reçut  très-gracieusement  les  compliments  de  Tom  ;  et  comme, 
de  son  côté,  il  avait  conçu  pour  lui  une  estime  réelle,  il  lui  prédit 
qu'ils  resteraient  les  meilleurs  amis  du  monde ,  et  qu'aucun 
d'eux,  il  en  était  certain  (mais  Tom  en  était  plus  convaincu 
que  personne)  n'aurait  jamais  lieu  de  regretter  le  jour  où  ils 
avaient  fait  connaissance.  M.  Pinch  fut  enchanté  de  l'entendre 
parler  ainsi ,  si  enchanté  en  recevant  ces  chaleureuses  assu- 
rances d'amitié  et  de  protection,  qu'il  ne  trouvait  pas  d'ex- 
pression pour  traduire  le  plaisir  qu'il  en  éprouvait.  Et,  à  pro- 
pos de  cette  amitié ,  nous  ferons  remarquer  qu'elle  semblait , 
par  sa  nature,  promettre  plus  de  durée  que  bien  des  associa- 
tions fondées  sur  des  serments  solennels  :  car,  aussi  longtemps 
que  des  deux  parties  l'une  devait  se  plaire  à  exercer  son  pa- 
tronage ,  et  l'autre  à  le  subir  j^or  c'était  l'essence  même  du 
caractère  des  deux  nouveaux  amis) ,  il  n'était  guère  probable 
de  voir  surgir  entre  eux,  pour  rompre  leur  alliance,  ces  deux 
démons  fraternels  qu'on  appelle  TEnvie  et  l'Orgueil.  Ainsi, 
dans  bien  des  cas  ,  pour  l'amitié ,  ou  du  moins  pour  ce  qui  en 
a  le  nom,  il  faut  retourner  le  vieil  axiome  et  dire  :  «  Qui  ne  se 
ressemble  pas  s'assemble.  » 

Les  deux  jeunes  gens  étaient  fort  occupés  dans  l'après-midi 
qui  suivit  le  départ  de  la  famille.  Martin  dressait  son  plan  de 
collège,  et  Tom  balançait  des  comptes  de  revenus,  en  déduisant 
sur  les  chilTres  la  commission  de  M.  Pecksnifî,  opération  ab- 
straite dans  laquelle  il  était  passablement  dérangé  par  l'habi- 
tude qu'avait  son  ami  de  siffler  comme  un  merle  tout  en  des- 
sinant. Ils  ne  furent  pas  médiocrement  surpris  de  voir  se  glisser 
dans  ce  sanctuaire  du  génie,  sans  avertissement  préalable 


116  VIE    ET    AVENTURES 

une  tête  humaine  qui ,  malgré  son  poil  hérissé,  sa  physionomie 
peu  rassurante,  leur  adressait ,  du  seuil  de  la  porte,  un  sou- 
rire affable,  avec  une  expression  combinée  de  finesse,  de  sym- 
pathie et  de  bienveillance. 

«  Je  ne  suis  pas  très-laborieux  par  moi-même,  mes  gentle- 
men ,  dit  la  tête  ,  mais  je  sais  apprécier  cette  qualité  chez  les 
autres.  Je  voudrais  vieillir  et  grisonner,  si  ce  n'était  déjà 
fait,  en  compagnie  du  génie,  l'un  des  plus  adorables  privilèges 
de  l'espTit  humain.  Sur  mon  âme ,  je  rends  grâce  à  mon  ami 
Pecksniff  de  m'avoir  procuré  la  contemplation  du  délicieux 
tableau  que  vous  présentez  là.  Vous  me  rappelez  Whittington, 
avant  qu'il  fût  devenu  trois  fois  lord-maire  de  Londres  !  Je  "vous 
en  donne  ma  parole  d'honneur  immaculé ,  vous  me  rappelez 
tout  à  fait  ce  personnage  historique  :  vous  êtes  une  paire  de 
Whittington,  mes  gentlemen,  sauf  le  chat,  et  je  ne  me  plains 
pas  de  cette  exception;  elle  m'est,  au  contraire,  fort  agréable, 
car  je  ne  sympathise  point  avec  la  race  féline.  Je  me  nomme 
Tigg.  Gomment  vous  portez-vous?  » 

Martin  chercha  une  explication  dans  le  regard  de  M.  Pinch  ; 
et  Tom,  qui  jamais  de  sa  vie  n'avait  vu  M.  Tigg,  interrogea 
des  yeux  ce  gentleman  lui-même. 

«  Ghevy  Slyme  !  dit  M.  Tigg ,  qui  comprit  son  embarras, 
et  lui  envoya  de  la  main  gauche  un  baiser  en  signe  d'amitié. 
Vous  n'aurez  plus  d'incertitude  à  cet  égard,  quand  je  vous 
aurai  annoncé  que  je  suis  l'agent  accrédité  de  Ghevy  Slyme, 
l'ambassadeur  de  la  cour  de  Ghiv!...  Hal  ha  1  ha  1 

—  Hé  1  demanda  Martin,  que  ce  nom  bien  connu  avait  fait 
tressaillir,  que  me  veut-il,  je  vous  prie? 

—  Si  vous  vous  nommez  Pinch.... 

—  Nullement ,  interrompit  Martin.  Voici  M.  Pinch. 

—  Si  c'est  là  M.  Pinch,  s'écria  Tigg,  baisant  de  nouveau 
sa  main  et  se  mettant  à  suivre  sa  tête  dans  la  chambre ,  il 
me  permettra  de  dire  que  j'estime  et  respecte  fort  son  ca- 
ractère, que  m'a  beaucoup  vanté  mon  ami  Pecksniff,  et  que 
j'apprécie  profendément  son  talent  sur  l'orgue ,  quoique  , 
pardonnez-moi  cette  expression,  je  n'en  pince  pas  moi-même. 
Si  c'est  là  M.  Pinch,  je  prendrai  la  liberté  d'émettre  l'espé- 
rance qu'il  est  en  bonne  santé  et  n'éprouve  aucune  incommo- 
dité du  vent  d'est. 

—  Je  vous  remercie ,  dit  Tom.  Je  me  porte  très-bien. 

—  Gela  me  charme,  répliqua  Tigg.  Allons,  ajouta-t-il,  cou- 
vrant ses  lèvres  avec  la  paume  de   sa  main  et  les  appli- 


DE  xMARTlN  CHUZZLEWIT.  117 

quant  tout  près  de  l'oreille  de  M.  Pinch,  je  suis  venu  pour  la 
lettre. 

—  Pour  la  lettre?  répéta  tout  haut  M.  Pinch;  quelle  lettre?  )> 
Ce  fut  avec  la  même  précaution  que  Tigg  lui  glissa  cette 

réponse  : 

«  La  lettre  que  mon  ami  Pecksniff  a  écrite  pour  Ghevy 
Slyme,  esquire,  et  qu'il  vous  a  laissée. 

—  Il  ne  m'a  pas  laissé  de  lettre,  dit  Tom. 

—  Motus!  s'écria  l'autre.  C'est  absolument  la  même  chose, 
bien  que  mon  ami  Pecksniff  n'ait  pas  agi  aussi  délicatement 
que  je  l'eusse  désiré.  Je  viens  pour  l'argent. 

—  L'argent  !...  fit  Tom  épouvanté. 

—  Précisément,  »  dit  M.  Tigg. 

Il  toucha  deux  ou  trois  fois  Tom  à  la  poitrine,  en  lui  adres- 
sant plusieurs  signes  d'intelligence,  comme  s'il  voulait  dire  : 
«  Nous  nous  entendons  parfaitement  l'un  l'autre;  il  est  inu- 
tile de  divulguer  cette  circonstance  devant  un  tiers  ;  et  je 
considérerai  comme  une  marque  d'obligeance  particulière  la 
complaisance  qu'aura  M.  Pinch  de  me  glisser  sans  bruit 
cette  somme  dans  la  main.  » 

Cependant  M.  Pinch,  stupéfait  devant  cette  démarche  inex- 
plicable, pour  lui  du  moins,  déclara  aussitôt  et  ouvertement 
qu'il  devait  y  avoir  quelque  méprise;  qu'il  n'avait  reçu  aucune 
commission  qui  eût  le  moins  du  monde  rapport  à  M.  Tigg  ou 
à  son  ami. 

M.  Tigg,  ayant  entendu  cette  déclaration ,  pria  gravement 
M.  Pinch  d'avoir  l'extrême  brnté  de  la  répéter;  et,  à  mesure 
que  Tom  la  reproduisait  en  termes  plus  explicites  encore,  de 
manière  à  ne  pouvoir  laisser  subsister  de  doute,  il  secouait 
solennellement  la  tête  après  chaque  parole.  La  seconde  décla- 
ration étant  bien  et  dûment  achevée ,  M.  Tigg  s'assit  sans  fa- 
çon sur  une  chaise,  et  adressa  aux  deux  jeunes  gens  l'allocu- 
tion suivante  : 

«  Alors,  mes  gentlemen,  je  vous  dirai  ce  qui  en  est.  Il  j[  a 
en  ce  moment,  dans  ce  pays  même,  un  astre  admirable  de  ta- 
lent et  de  génie,  qui,  par  suite  de  ce  que  je  ne  puis  désigner 
autrement  que  comme  la  coupable  négligence  de  mon  ami 
Pecksniff,  est  plongé  dans  une  situation  si  terrible  que  la 
civilisation  du  xix*  siècle  permet  à  peine  de  le  croire.  Il  y 
a  aujourd'hui,  en  ce  moment,  dans  ce  village,  au  Dragon  bleu, 
remarquez  bien,  une  auberge,  une  méchante,  une  vile  au- 
berge ,  une  auberge  toute  boueuse,  empestée  de  fumée  de 


118  VIE   ET   AVENTURES 

pipe;  il  y  a  un  individu  de  qui  l'on  peut  dire,  dans  la  langue 
des  poètes  : 

Qu'il  n'est  que  lui  qui  puisse  approcher  de  lui-même. 

Et  cet  individu  est  détenu,  faute  de  pouvoir  payer  la  carte.  Ha! 
nal  hal  pour  acquitter  la  cartel  Oui,  je  répète  ces  mots,  pour 
acquitter  sa  carte  de  dépense  !  Maintenant,  nous  connaissons  le 
Livre  des  Martyrs,  de  Fox;  nous  avons  entendu  parler  delà 
Cour  des  requêtes  et  de  la  Chambre  étoilée  ;  mais  nul  homme, 
soit  vivant,  soit  mort,  ne  me  contredira,  si  j'afftrme  qua  mon 
ami  Ghevy  Slyme,  se. voyant  retenu  en  nantissement  pour  sa 
carte,  souffre  comme  un  damné  ;  il  en  est,  tranchons  le  mot, 
furieux  comme  un  dindon.  » 

Martin  et  M.  Pinch  se  regardèrent  d'abord  mutuellement, 
puis  reportèrent  leurs  yeux  sur  M.  Tigg,  qui,  les  bras  croisés 
sur  sa  poitrine,  les  contemplait  d'un  air  de  découragement 
amer. 

«  Ne  vous  y  méprenez  pas,  mes  gentlemen,  dit-il,  en  avan- 
çant sa  main  droite.  S'il  se  fût  agi  d'autre  chose  que  d'une 
note  de  dépense,  j'en  aurais  fait  mon  deuil,  et  j'eusse  pu  con- 
server encore  pour  l'humanité  quelque  sentiment  d'estime. 
Mais  quand  un  homme  tel  que  mon  ami  Slyme  est  retenu  pri- 
sonnier pour  un  écot,  une  chose  misérable  en  elle-même, 
une  chose  ignoble  qu'on  marque  sur  une  ardoise  ou  qu'on 
écrit  à  la  craie  derrière  une  porte,  je  sens  que  le  ressort  de  la 
grande  machine  doit  se  détraquer  par  quelque  côté,  que 
l'harmonie  de  la  société  est  ébranlée,  et  qu'il  n'est  plus  per- 
mis de  se  fier  aux  premiers  principes  de  l'ordre.  Bref,  mes 
gentlemen,  ajouta  M.  Tigg  en  imprimant  à  ses  mains  comme 
à  sa  tête  un  mouvement  de  moulinet,  quand  un  hommie  tel 
que  Slyme  est  retenu  prisonnier  pour  une  note  de  dépense,  je 
rejette  les  croyances  superstitieuses  des  siècles,  et  je  n'admets 
plus  rien.  Je  ne  crois  pas  même  que  je  ne  croie  pas,  le  diable 
m'emporte  ! 

—  J'en  suis  assurément  bien  fâché,  dit  Tom  après  un  mo- 
ment de  silence  ;  mais  M.  Pecksnifî  ne  m'a  rien  prescrit  à  cet 
égard,  et  je  ne  puis  agir  sans  son  ordre.  Ne  vaudrait-il  pas 
mieux,  monsieur,  que  vous  allassiez  à....  l'endroit  d'où  vous 
venez,  chercher  vous-même  de  l'argent,  afin  de  payer  pour 
votre  ami  ? 

—  Hé  !  comment  le  pourrais-je,  lorsque  je  suis  également 
prisonnier ,  s'écria  M.  Tigg ,  et  lorsque,  grâce  à  l'étniinante 


DE  MARTI]^    CHUZZLEWIT.  119 

et,  je  puis  ajouter,  coupable  négligence  de  mon  ami  Pecksniff, 
je  n'ai  pas  même  de  quoi  payer  la  voiture?  » 

Tom  songea  à  rappeler  au  gentleman,  qui  sans  doute  avait, 
dans  son  agitation,  oublié  cette  circonstance,  qu'il  y  avait  dans 
lepaysunbureaudeposte,etque,  s'il  écrivait  soit  à  un  ami,  soità 
une  personne  quelconque  de  lui  envoyer  de  l'argent,  la  somme 
ne  se  perdrait  probablement  pas  en  route,  et  qu'enfin,  à 
tout  risque,  ce  moyen  extrême  méritait  qu'on  l'essayât.  Mais 
sa  bonne  nature  lui  souffla  quelques  mauvaises  raisons  pour 
s'abstenir  d'émettre  cet  avis.  Il  se  borna  donc  à  demander  : 

«  Vous  dites,  monsieur,  que  vous  êtes  également  retenu 
prisonnier  ? 

—  Venez  par  ici,  dit  M.  Tigg  en  se  levant.  Vous  me 
perniettrez ,  n'est-ce  pas ,  d'ouvrir  pour  un  moment  cette 
croisée? 

—  Oui,  certainement. 

—  Très-bien,  dit  M.  Tigg,  qui  fit  j«tter  le  châssis.  Voyez- 
vous  en  bas  un  drôle  en  cravate  rouge  et  sans  gilet? 

—  Oui,  je  le  vois,  dit  Tom.  C'est  Mark  Tapley. 

—  Mark  Tapley?...  Eh  bien!  non^seuîement  ce  Mark  Ta- 
pley a  eu  l'extrême  politesse  de  me  suivre  jusqu'ici ,  mais 
encore  il  m'attend,  afin  de  me  ramener  au  logis.  Et  pour 
cette  marque  d'attention,  monsieur,  ajouta  M.  Tigg  en  cares- 
sant sa  moustache,  je  vous  jure  qu'il  vaudrait  mieux  pour 
Mark  Tapley  que  Mme  Tapley,  dans  son  enfance,  l'eût  étouffé, 
à  force  de  le  gorg^  de  sou  lait  maternel,  plutôt  que  de  pro- 
longer jusqu'aujourd'hui  sa  maudite  existence.  » 

M.  Pinch ,  malgré  l'épouvante  que  lui  causa  cette  menace 
terrible,  trouva  cependant  assez  de  voix  pour  appeler  Mark  et 
l'inviter  à  monter.  Celui-ci  s'empressa  d'obéir  à  cet  ordre  : 
Tom  et  M.  Tigg  n'étaient  pas  plutôt  rentrés  dans  l'intérieur  de 
la  chambre,  après  avoir  fermé  la  fenêtre,  que  Mark  parut  de- 
vant eux. 

«  Venez,  Mark,  dit  M.  Pinch.  Pour  Dieu!  qu'y  a-t-il  donc 
entre  Mme  Lupin  et  ce  gentleman? 

—  Quel  gentleman  ,  monsieur?  demanda  Mark.  Je  ne  voi? 
pas  de  gentleman  ici,  sauf  vous,  monsieur,  et  le  nouveau 
gentleman  que  voici  (c'était  Martin,  à  qui  il  adressa  un  salut 
assez  rude),  et  ni  vous  ni  monsieur  n'avez,  je  pense,  à  vous 
plaindre  de  Mme  Lupin,  monsieur  Pinch? 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  ça.  Mark!...  s'écria  Tom.  Vous  vuyez 
monsieur,... 


120  VIE   ET   AVENTURES 

—  Tigg,  acheva  l'ami  de  Chevy,  attendez  un  peu.  Je  vais 
l'assommer,  ça  ne  sera  pas  long. 

—  Oh!  lui?  répliqua  Mark  avec  un  air  de  dédain  prononcé. 
Certainement,  je  le  vois;  je  le  verrais  encore  un  peu  mieux 
s'il  se  rasait  la  barbe  et  se  faisait  couper  les  cheveux.  » 

M.  Tigg  secoua  sa  tête  d'une  manière  féroce  et  se  frappa  la 
poitrine. 

<  C'est  pas  la  peine,  dit  Mark.  Vous  aurez  beau  taper  de  ce 
côté,  vous  n'obtiendrez  pas  de  réponse.  Je  connais  la  chose. 
Il  n'y  a  là  que  de  la  ouate,  et  encore  elle  est  toute  cras- 
seuse. 

—  Allons,  allons.  Mark,  dit  M.  Pinch,  s'interposant  pour 
prévenir  les  hostilités,  répondez  à  ma  demande.  J'espère  que 
vous  n'êtes  pas  en  colère? 

—  En  colère,  moi,  monsieur  !  s'écria  Mark  avec  un  rire  gri- 
maçant. Certes,  non.  Il  y  a  bien  quelque  petit  mérite,  tout 
petit  qu'il  soit,  à  reste^^jovial  et  de  bonne  humeur  quand  on 
voit  des  gaillards  comme  celui-là  venir  rôder  aux  alentours 
comme  des  lions  rugissants,  de  ces  lions  qui  n'ont  du  lion  que 
le  rugissement  et  la  crinière.  Vous  me  demandez,  monsieur, 
ce  qu'il  y  a  entre  lui  et  Mme  Lupin  ?  Eh  bien  !  entre  lui  et 
Mme  Lupin  il  y  a  une  note  de  dépense.  Et  je  pense  que 
Mme  Lupin  les  traite  bien,  lui  et  son  ami,  en  ne  leur  doublant 
point  les  prix  pour  le  tort  qu'ils  causent  au  Dragon  par  leur 
présence.  Telle  est  mon  opinion.  Je  ne  voudrais  pas  avoir  chez 
moi  un  pareil  garnement,  quand  même  on  me  payerait  par 
semaine  au  taux  des  chambres  pendant  les  courses.  Rien  que 
de  regarder  dans  la  cave,  il  est  dans  le  cas  de  faire  surir  la 
bière  dans  les  barils;  certainement  qu'il  la  ferait  tourner;  et, 
pour  peu  qu'il  ait  de  jugement,  il  ne  peut  pas  dire  le  con- 
traire. 

—  Vous  ne  répondez  pas  à  ma  question,  Mark,  fit  observer 
M.  Pinch. 

—  Ma  foi,  monsieur,  je  ne  sais  pas  trop  si  je  puis  vous  ré- 
pondre autre  chose.  Lui  et  son  ami  sont  descendus  et  ont 
séjourné  à  la  Lune  et  les  Étoiles  jusqu'à  concurrence  d'un  bon 
:ietit  mémoire:  et  alors,  ils  sont  descendus  et  ont  séjourné  chez 
1  ous  pour  en  faire  autant.  Ces  escrocs-là,  ça  n'est  pas  rare,  mon- 
sieur Pinch  ;  ce  n'est  pas  là  ce  que  je  lui  reproche,  à  ce  vaurien, 
mais  c'est  son  insolence.  Il  n'y  a  rien  d'assez  bon  pour  lui;  il  croit 
que  toutes  les  femmes  se  meurent  d'amour  pour  sa  personne 
et  qu'elles  sont  bien  récompensées  s'il  leur  cligne  de  l'œil; 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  121 

tous  les  hommes  sont  faits  pour  recevoir  ses  ordres.  Comme 
si  C8  n'était  pas  assez  assommant,  il  me  dit  ce  matin  avec  son 
petit  ton  engageant  :  «  Nous  partons  ce  soir,  mon  garçon.  — 
Vous  partez,  monsieur?  que  je  lui  dis.  Peut-être  désirez-vous 
qu'on  fasse  votre  note,  monsieur?  —  Oh!  non,  mon  garçon, 
qu'il  me  dit;  ne  vous  en  occupez  pas.  Je  donnerai  àPecksniff 
des  ordres  pour  régler  ça.  »  A  quoi  le  Dragon  répond  :  «  Merci, 
monsieur,  c'est  trop  de  bonté,  c'est  trop  d'honneur  que  vous 
nous  faites;  mais,  comme  nous  n'avons  pas  de  renseignements 
avantageux  sur  vous,  et  que  vous  voyagez  sans  bagages,  et 
comme  aussi  M.  Pecksniff  n'est  pas  chez  lui  (vous  ignoriez 
peut-être  cette  circonstance),  nous  préférons  quelque  chose 
de  plus  solide.  »  Et  voilà  où  en  est  l'affaire.  Et  je  demande, 
ajouta  M.  Tapley  en  montrant,  pour  conclure,  M.  Tigg  du  bout 
de  son  chapeau,  je  demande  à  tous  messieurs  et  dames, 
pourvus  d'un  tant  soit  peu  de  bon  sens,  de  me  dire  s'ils 
ont ,  oui  ou  non  ,  jamais  vu  un  garnement  d'aussi  mauvaise 
mine!  » 

Martin  voulut,  à  son  tour,  intervenir  entre  ce  discours  can- 
dide et  sans  artifice,  et  les  anathèmes  flétrissants  que  M.  Tigg 
s'apprêtait  à  lancer  en  réponse. 

«Veuillez  m'apprendre,  dit-il,  à  combien  se  monte  la 
dette. 

—  Gomme  argent,  monsieur,  c'est  peu  de  chose,  répondit 
Mark,  trois  guinées  seulement  ;  mais  il  n'y  a  pas  que  ça;  c'est 
Tins.... 

—  Oui,  oui,  interrompit  Martin.  Vous  nous  l'avez  dit  déjà. 
Pinch,  un  mot. 

—  Qu'est-ce  qae  c'est?  demanda  Tom,  se  retirant  avec  lui 
dans  un  coin  de  la  chambre. 

—  Tout  simplement  ceci  :  j'ai  honte  de  le  dire.,  M  Slyme  est 
un  de  mes  parents,  sur  le  compte  duquel  il  ne  m'est  jamais 
revenu  rien  de  bon ,  je  n'ai  pas  besoin  qu'il  reste  dans  mon 
voisinage,  et  je  crois  que  trois  ou  quatre  guinées  ne  seraient 
pas  de  trop  pour  s'en  débarrasser.  Vous  n'avez  pas  assez  d'ar- 
{rent  pour  payer  ce  mémoire,  je  suppose?  » 

Tom  secoua  la  tête  de  manière  à  ne  pas  laisser  douter  de 
sa  complète  sincérité. 

((  C'est  malheureux,  car  je  suis  pauvre  aussi;  et,  dans  le  cas 
où  vous  eussiez  eu  cette  somme,  je  vous  l'eusse  empruntée. 
Mais  si  nous  informions  l'hôtesse  que  nous  nous  chargeons  de 
la  payer,  je  présume  que  cela  reviendrait  au  même. 


122  VIE    ET   AVENTURES 

—  0  mon  Dieu,  ouil  dit  Tom.  Elle  me  connaît,  Dieu 
merci  I 

—  En  ce  cas,  allons  tout  de  suite  régler  ça  et  nous  délivrer 
de  leur  compagnie;  le  plus  tôt  sera  le  mieux.  Gomme  jusqu'ici 
c'est  vous  qui  avez  soutenu  la  conversation  avec  ce  gentle- 
man, peut-être  voudrez-vous  bien  lui  faire  part  de  notre 
projet.  N'est-il  pas  vrai?  » 

M.  Pinch  y  consentit.  Il  apprit  tout  à  M.  Tigg,  qui,  en  re- 
tour, lui  pressa  chaudement  la  main,  en  lui  donnant  l'assu- 
rance que  sa  foi  en  toute  chose  lui  était  revenue  pleine  et  en- 
tière. Ce  n'était  pas  tant,  dit~il,  pour  le  bienfait  momentané 
de  ce  secours  qu'il  appréciait  sa  conduite,  que  pour  la  mise  en 
évidence  de  ce  principe  élevé,  à  savoir  que  les  natures  gé- 
néreuses comprennent  les  natures  généreuses,  et  que  la  vraie 
grandeur  d'âme  sympathise  avec  la  vraie  grandeur  d'âme  dans 
tout  l'univers.  Cela  lui  prouvait,  dit-il,  que,  comme  lui,  ils 
admiraient  le  génie,  même  lorsqu'il  s'y  joignait  un  peu  de  cet 
alliage  parfois  apparent  dans  le  métal  précieux  de  son  ami 
Slyme  :  au  nom  de  cet  ami,  il  les  remerciait  avec  autant  de 
chaleur  et  d'empressement  que  si  c'était  sa  propre  affaire.  In- 
terrompu dans  sa  harangue  par  un  mouvement  général  qui 
l'entraînait  vers  l'escalier,  il  s'accrocha,  en  arrivant  à  la  porte 
de  la  rue,  au  pan  de  la  redingote  de  M.  Pinch,  comme  pour  se 
garantir  contre  toute  autre  interruption,  et  fit  subir  à  ce  gentle- 
man une  nouvelle  tirade  de  haute  éloquence,  jusqu'au  moment 
où  ils  arrivèrent  a.\x  Dragon.  Mark  et  Martin  les  avaient  suivis 
de  près. 

L'hôtesse  aux  joues  de  roses  n'eut  besoin  que  d'un  mot  de 
M.  Pinch  pour  accorder  la  clef  des  champs  à  ses  deux  loca- 
taires, car  elle  n'avait  qu'un  désir,  c'était  de  s'en  débarrasser 
atout  prix.  Et,  de  fait,  leur  courte  détention  avait  été  due  sur- 
tout à  l'initiative  de  M.  Tapley  ;  car  il  détestait,  par  tempéra- 
ment, les  faiseurs  d'embarras  qui  avaient  les  coudes  percés,  et 
avait  en  particulier  conçu  de  l'aversion  pour  M.  Tigg  et  son  ami, 
comme  des  échantillons  de  première  qualité  de  ces  chevaliers 
d'industrie.  L'affaire  étant  ainsi  arrangée  à  l'amiable,  M.  Pinch 
et  Martin  allaient  se  retirer  aussitôt,  sans  les  instances  que 
leur  fit  M.  Tigg  pour  lui  accorder  l'honneur  de  les  présenter 
à  son  ami  Slyme.  Cédant  en  partie  à  son  obsession,  en  partie 
à  leur  propre  curiosité,  ils  se  laissèrent  conduire  auprès  de  ce 
gentleman  éminent. 

Il  était  occupé  à  méditer  sur  les  restes  d'un  carafon  d'eau- 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  123 

de-vie  de  la  veille  et  à  faire,  tout  pensif,  une  série  de  ronds 
sur  la  table  avec  le  pied  humide  de  son  verre  à  boire.  Comme 
il  avait  maintenant  l'oreille  basse!  mais  cela  n'empêchait  pas 
qu'il  eût  été  dans  son  temps  la  fleur  des  pois.  Il  avait  har- 
diment étalé  les  prétentions  d'un  homme  de  goût  exquis,  un 
hom.me  d'avenir.  Le  fonds  de  commerce  exigé  pour  établir  un 
amateur  dans  cette  spécialité  est  peu  coûteux  et  tient  très-peu 
de  place  :  un  tic  nasal  et  une  ondulation  de  la  lèvre  assez  pro- 
noncée pour  composer  un  ricanement  passable,  répondent  am- 
plement à  toutes  les  exigences  de  l'état.  Mais,  par  malheur, 
ce  rejeton  du  tronc  des  Chuzzlev^it,  paresseux  et  négligent  de 
sa  nature,  avait  dissipé  tout  ce  qu'il  possédait,  quand  il  prit  le 
parti  de  s'ériger  ouvertement  en  professeur  de  goût  pour  ga- 
gner sa  vie.  Reconnaissant  trop  tard  que,  pour  réussir  dans 
cet  emploi,  il  fallait  quelque  chose  de  plus  que  ses  honorables 
précédents,  il  était  rapidement  tombé  aa  niveau  de  sa  position 
actuelle ,  ne  conservant  rien  du  passé  que  son  orgueil  et  sa 
mauvaise  humeur  ,  et  semblait  n'avoir  plus  d'existence  per- 
sonnelle, ayant  mis  le  tout  en  com.munauté  avec  son  ami  Tigg. 
11  était  donc,  pour  le  moment,  si  abject  et  si  pitoyable,  et  en 
même  temps  si  stupide,  si  insolent,  si  misérable  et  si  vani- 
teux, que  l'ami  parasite  paraissait  un  homme  en  comparaison 
du  patron. 

«  Chiv,  dit  M.  Tigg,  le  frappant  sur  l'épaule,  comme  mon 
ami  Pecksniflf  ne  se  trouvait  point  chez  lui,  j'ai  arrangé  notre 
petite  affaire  avec  M.  Pinch  et  son  ami.  Je  vous  présente  M.  Pinch 
et  son  ami,  M.  Chevy  Slyme.  Chiv,  M.  Pinch  et  son  ami  I 

—  Avec  cela  que  nous  somxmes  en  position  favorable  pour 
être  présentés  à  des  étrangers  !  dit  Chevy  Slyme,  tournant  vers 
Tom  Pinch  ses  yeux  injectés  de  sang.  Je  suis  bien  l'homme 
le  plus  malheureux  qu'il  y  ait  dans  le  monde  !  )!> 

Tom  le  pria  de  ne  faire  aucune  allusion  à  ce  petit  service;  et 
par  discrétion,  en  le  voyant  si  abattu,  il  allait  se  retirer,  suivi 
de  Martin,  après  un  moment  d'embarras.  Mais  M.  Tigg  les  con- 
jura si  instamment,  soit  en  toussant,  soit  par  gestes,  de  rester 
dans  l'ombre  de  la  porte,  qu'ils  consentirent  à  s'y  arrêter. 

«  Je  jure,  s'écria  M.  Slymxe,  donnant  da  poing  un  coup  mal 
assuré  sur  la  table,  puis  posant  avec  mollesse  sa  tête  contre  sa 
main,  tandis  que  quelques  larmes  d'ivrogne  suintaient  de  ses 
yeux  ;  je  jure  que  je  suis  la  créature  la  plus  misérable,  de  mé- 
moire d'homme.  La  socicté  tout  entière  conspire  contre  me'. 
Je  suis  l'hom-me  le  plus  lettré  qui  existe.  Je  suis  plein  d'érudi 


12i  VIE   ET   AVENTURES 

tion  classique,  je  suis  plein  de  génie;  je  suis  plein  de  connais- 
sances, je  suis  plein  d'aperçus  nouveaux  sur  tout  sujet  :  et 
pourtant,  voyez  ma  situation  I  En  ce  moment,  je  suis  l'obligé 
de  deux  étrangers  pour  une  note  d'auberge  !  » 

M.  Tigg  remplit  le  verre  de  Slyme,  le  lui  remit  en  main,  et 
fit  signe  aux  deux  visiteurs  qu'ils  ne  tarderaient  pas  à  voir  son 
ami  sous  un  jour  plus  favorable. 

«  Je  suis  l'obligé  de  deux  étrangers  pour  une  note  d'au- 
berge!... répéta  M.  Slyme,  après  avoir  saisi  son  verre  d'un 
air  boudeur.  Âb  !  très-bien  !  Et  pendant  ce  temps ,  une  foule 
de  charlatans  arrivent  à  la  célébrité  !  des  gens  qui  ne  sont  pas 
plus  à  ma  hauteur  que....  Tigg,  je  vous  prends  à  témoin  qu'on 
ne  traite  pas  un  chien  comme  je  suis  traité  dans  ce  monde  in- 
grat et  perfide.  » 

Et,  poussant  un  gémissement  assez  semblable  au  hurlement 
que  fait  entendre  l'animal  dont  il  venait  de  parler  dans  son 
état  d'humiliation  le  plus  désespéré,  M.  Slyme  porta  de  nou- 
veau son  verre  à  sa  bouche.  Il  y  puisa  quelque  énergie  ;  car , 
après  avoir  posé  le  verre,  il  se  mit  à  rire  dédaigneusement. 
Là-dessus,  M.  Tigg  adressa  encore  aux  visiteurs  les  gestes 
les  plus  expressifs,  comme  pour  les  prévenir  que  l'instant  était 
venu  où  Chiv  allait  leur  apparaître  dans  toute  sa  grandeur. 

«  Ha!  ha!  ha!  dit  en  riant  M.  Slyme.  Moi,  l'obligé  de  deux 
étrangers  pour  une  note  d'auberge  !  Et  quand  je  pense ,  Tigg, 
que  j'ai  un  oncle  opulent ,  qui  pourrait  acheter  les  oncles  de 
cinquante  étrangers!  L'ai-je,  ou  ne  l'ai-je  pas?  Je  suis  de 
bonne  famille,  ce  me  semble?  En  suis-je,  ou  n'en  suis-je  pas? 
Je  ne  suis  pas,  je  crois,  un  homme  d'une  capacité  commune, 
d'un  mérite  ordinaire.  Le  suis-je,  ou  ne  le  suis-je  pas? 

—  Vous  êtes,  mon  cher  Ghiv,  dit  M.  Tigg,  l'aloès  américain 
de  l'espèce  humaine,  l'aloès  qui  ne  fleurit  qu'une  fois  tous  les 
cent  ans  ! 

—  Ha!  ha!  ha!  ricana  de  nouveau  M.  Slyme.  Moi,  l'obligé 
de  deux  étrangers  pour  une  note  d'auberge  !  Moi ,  l'obligé  de 
deux  apprentis  architectes,  de  deux  individus  qui  mesurent  le 
terrain  avec  des  chaînes  de  fer  et  construisent  des  maisons 
comme  des  maçons!  Apprenez-moi  les  noms  de  ces  deux  ap- 
prentis. Gomment  ont-ils  le  front  de  ra'obliger  ?...  » 

M.  Tigg  était  presque  confondu  d'admiration  devant  ce  noble 
trait  du  caractère  de  son  ami,  comme  il  le  témoigna  à  M.  Pinch 
dans  un  petit  ballet-pantomime,  expression  spontanée  de  son 
enthousiasme  en  délire. 


DE    MARTIN    CHUZZLEYv' lï.  125 

c  Je  leur  apprendrai,  s'écria  Chevy  Slyme,  j'apprendrai  à 
tous  les  hommes  que  je  n'ai  pas  une  de  ces  natures  basses, 
rampantes  ,  soumises ,  qu'ils  rencontrent  communément.  J'ai 
un  esprit  indépendant.  J'ai  un  cœur  qui  bat  dans  ma  poitrine. 
J'ai  une  âme  qui  s'élève  au-dessus  des  considérations  de  ce 
monde. 

—  0  Chiv  1  Chiv  !  murmura  M.  Tigg ,  vous  avez  une  noble 
et  indépendante  nature,  Chiv! 

—  Vous,  monsieur,  à  la  bonne  heure  !  vous  pouvez  aller  si 
bon  vous  semble,  dit  M.  Slyme  courroucé ,  emprunter  de  l'ar- 
gent pour  des  dépenses  de  voyage  :  mais,  quels  que  soient  ceux 
auxquels  vous  empruntez,  apprenez-leur  que  je  possède  un 
esprit  altier ,  un  esprit  fier ,  qu'il  y  a  dans  ma  nature  délicate 
des  cordes  sensibles  qui  ne  supportent  point  de  patronage. 
Entendez-vous?  Dites-leur  que  je  les  déteste,  et  que  c'est 
comme  ça  que  je  prétends  garder  ma  dignité;  dites-leur  que 
jamais  homme  ne  s'est  respecté  plus  que  moi.  » 

Il  eût  pu  ajouter  qu'il  détestait  deux  sortes  d'hommes  :  tous 
ceux  qui  l'obligeaient,  et  tous  ceux  qui  étaient  plus  heureux 
que  lui,  comme  si,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  leur  position  était 
une  insulte  à  un  personnage  d'un  mérite  aussi  distingué  eue 
le  sien.  Mais  il  n'ajouta  rien  :  car,  immédiatement  après  c^s 
belles  paroles,  M.  Slyme,  cet  homme  d'un  esprit  trop  altier 
pour  travailler ,  pour  demander ,  pour  emprunter  ou  pour 
voler,  et  cependant  assez  bas  pour  permettre  qu'on  travail-ât, 
qu'on  empruntât,  qu'on  demandât  ou  qu'on  volât  en  sa  faveur, 
pourvu  qu'on  lui  tirât  les  marrons  du  feu;  trop  insolent  pour 
flatter  la  main  qui  le  nourrissait,  mais  assez  lâche  pour  la 
mordre  et  la  déchirer  dans  l'ombre;  immédiatement  après  ces 
belles  paroles,  disons-nous,  M.  Slyme  laissa  tomber  sa  tête  en 
avant  sur  la  table,  et  fut  pris  d'un  sommeil  subit. 

«  Y  eut-il  jamais,  s'écria  M.  Tigg  en  allant  rejoindre  les 
deux  jeunes  gens  et  fermant  soigneusement  la  porte  derrière 
lui,  un  esprit  aussi  indépendant  que  celui  de  cet  être  extraor- 
dinaire? Y  eut-il  jamais  un  Romain  de  la  trempe  de  notre  ami 
Chiv  ?  Y  eut-il  jamais  un  homme  qui  possédât  un  tour  de  pensée 
aussi  classique  et  une  simplicité  de  nature  plus  sénatoriale? 
Y  eut-il  jamais  chez  aucun  homme  un  tel  flux  d'éloquence? 
Je  vous  le  demande,  mes  gentlemen,  n'eùt-il  pas  été  digne  de 
s'asseoir  sur  le  trépied,  dans  les  siècles  antiques,  et  n'eût-il 
pas  eu  le  plus  ample  don  de  prophétie,  pourvu  qu'on  lui  fournît 
d'abord,  aux  frais  du  public,  une  ration  de  grog  au  gin?  * 


126  VIE  ET   AVENTURES 

M.  Pinch  se  disposait  à  combattre  avec  sa  douceur  accou- 
tumée cette  dernière  proposition  quand,  s'apercevant  que  son 
compagnon  était  déjà  au  bas  de  l'escalier,  il  se  mit  en  devoir 
de  le  suivre. 

«  Vous  ne  partez  pas,  monsieur  Pinch  ?  dit  Tigg. 

—  Pardon,  dit  Tom.  Ne  me  reconduisez  pas,  merci. 

—  C'est  que  j'aurais  aimé  à  vous  glisser  un  tout  petit  mot 
en  particulier,  monsieur  Pinch,  dit  Tigg  le  poursuivant.  Une 
minute  de  votre  compagnie  sur  le  terrain  du  jeu  de  quilles  me 
ferait  grand  bien  au  cœur.  Puis-je  solliciter  de  vous  cette 
faveur? 

—  Oh!  certainement,  répondit  Tom,  si  réellement  vous  le 
désirez.  » 

Il  se  rendit  avec  M.  Tigg  dans  l'endroit  en  question.  Là,  ce 
gentleman  tira  de  son  chapeau  quelque  chose  qui  ressemblait 
au  débris  fossile  d'un  mouchoir  de  poche  antédiluvien,  et  s'en 
servit  pour  s'essuyer  les  yeux. 

(c  Vous  ne  m'avez  pas  vu  aujourd'hui,  dit-il,  sous  un  aspect 
favorable. 

—  Qu'il  ne  soit  plus  question  de  cela ,  je  vous  en  prie ,  dit 
Tom. 

—  Non,  non,  s'écria  Tigg;  je  persiste  dans  mon  opinion.  Si 
vous  aviez  pu  me  voir,,  monsieur  Pinch,  à  la  tête  de  mon  ré- 
giment de  la  côte  d'Afrique,  chargeant  en  bataillon  carré  avec 
les  femmes,  les  enfants  et  toute  la  batterie  de  cuisine  du  corps 
au  milieu,  vous  ne  m'auriez  pas  reconnu.  Vous  m'eussiez 
estimé,  monsieur.  » 

Tom  avait  certaines  idées  à  lui,  au  sujet  delà  gloire;  et  par 
conséquent  il  ne  fut  pas  tout  à  fait  aussi  enthousiasmé  par 
ce  tableau  que  l'eût  souhaité  M.  Tigg. 

«  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela  !  dit  ce  gentleman.  L'écolier 
qui,  en  écrivant  à  ses  parents,  leur  décrit  le  lait  baptisé  d'eau 
qu'on  lui  donne  à  déjeuner,  ne  manque  pas  de  dire,  pour  ce 
qui  est  de  ça  :  «C'est  là  le  côté  faible.»  Eh  bien  !  c'est  vrai  ;  moi 
aussi  j'ai  ma  faiblesse,  je  le  sais  bien ,  et  je  vous  en  demande 
pardon.  Monsieur,  vous  avez  vu  mon  ami  Slyme  ? 

—  Sans  doute,  dit  M.  Pinch. 

—  Monsieur,  mon  ami  Slyme  a  dû  vous  faire  impression  ? 

—  Une  impression  assez  peu  agréable,  je  dois  l'avouer,  ré- 
pondit Tom  après  un  instant  d'hésitation. 

—  Je  suis  peiné  de  ce  que  vous  me  dites  là,  s'écria  M.  Tigg, 
le  retenant  par  les  deux  revêts  de  sa  redingote:  mais  je  ne  suis 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  127 

pas  surpris  de  voir  que  vous  ayez  cette  opinion,  car  c'est  aussi 
mon  sentiment.  Mais,  monsieur  Pinch  ,  bien  que  je  ne  sois 
qu'un  homme  vulgaire  et  sans  idées,  je  puis  honorer  la  Pensée. 
J'honore  la  Pensée  en  suivant  partout  mon  ami.  A  vous,  plus 
qu'à  tout  autre  homme,  monsieur  Pinch ,  j'ai  le  droit  de  faire 
appel  en  faveur  de  la  Pensée,  quand  elle  n'a  pas  le  mo3^en  de 
se  produire  avantageusement  dans  le  monde.  Ainsi,  monsieur, 
si  ce  n'est  pas  pour  moi ,  qui  n'ai  rien  à  attendre  de  vous,  du 
moins  pour  mon  malheureux,  sensible  et  indépendant  ami,  qui 
a  des  titres  à  votre  compassion,  permettez  que  je  vous  demande 
de  me  prêter  trois  demi-couronnes.  C'est  trois  demi-couronnes 
que  je  vous  demande  à  haute  et  intelligible  voix  et  sans  rougir 
Je  vous  les  demande  presque  comme  un  droit;  et,  si  je  ne  crai- 
gnais de  vous  blesser  et  de  vous  fâcher  par  cette  considération 
mesquine  et  sordide,  je  vous  dirais  que  je  vous  les  renverrai 
par  la  poste,  d'ici  à  huit  jours,  sans  faute.  » 

M.  Pinch  tira  de  sa  poche  une  bourse  de  cuir  rouge  fané, 
garnie  d'un  fermoir  d'acier,  et  qui,  selon  toute  probabilité, 
venait  de  feu  sa  grand'raère.  Il  s'y  trouvait  en  tout  une  demi- 
guinée.  C'était  l'unique  fortune  de  Tom  jusqu'au  trimestre  sui- 
vant. 

«  Encore  un  mot!  s'écria  M.  Tigg  qui  avait  suivi  son  mou- 
vement d'un  regard  attentif.  J'allais  justement  vous  dire  que 
pour  les  facilités  de  l'envoi  par  la  poste,  vous  ne  pouviez  rien 
faire  de  mieux  que  de  nous  donner  de  l'or.  Je  vous  remercie. 
L'adresse,  je  suppose,  à  M.  Pinch  chez  M.  Pecksniff.  C'est  bien 
cela,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui.  dit  Tom.  Mais  je  préfère  que  vous  ajoutiez  Esquive 
au  nom  de  M.  Pecksniff.  Écrivez-moi  donc  ainsi  :  Chez  M.  Seth 
Pecksniff,  Esquire. 

—  Chez  M.  Seth  Pecksniff,  Esquire^  répéta  M.  Tigg,  prenant 
note  exacte  avec  un  méchant  bout  de  crayon.  Nous  avons  dit  : 
sous  huit  jours? 

—  Oui,  ou  bien  de  lundi  en  huit,  si  vous  voulez,  répondit 
Tom. 

—  Non,  non,  je  vous  demande  pardon.  Ce  n'est  pas  lundi. 
Si  nous  stipulons  pour  huit  jours,  c'est  samedi  jour  d'échéance. 
Est-ce  entendu  pour  huit  jours? 

—  Puisque  vous  paraissez  le  désirer,  dit  Tom,  soit.  » 

M.  Tigg  ajouta  cette  clause  sur  son  mémorandum ,  relut 
tout  bas  la  note  entière  en  fronçant  gravement  les  sourcils; 
et,  pour  que  l'*rrangement  fût  encore  plus  régulier  et  plus 


128  VIE  ET    AVENTURES 

correct,  il  apposa  ses  Initiales  sur  le  feuillet.  Cette  opération 
accomplie,  il  affirma  à  M.  Pinch  que  tout  était  parfaitement 
en  règle:  puis  il  partit,  après  lui  avoir  donné  une  chaude 
poignée  de  main. 

Tom  n'était  pas  bien  sûr  que  Martin  ne  trouverait  pas 
moyen  de  le  plaisanter  sur  les  résultats  de  cette  conférence  ; 
aussi  n'était-il  pas  pressé  en  ce  moment  d'aller  retrouver  son 
ami.  Il  fit  donc  quelques  tours  sur  le  terrain  du  jeu  de  quilles, 
et  ne  rentra  pas  à  l'auberge  avant  que  MM.  Tigg  et  Slyme 
l'eussent  quittée.  Embusqués  derrière  une  fenêtre,  Martin  et 
Mark  guettaient  leur  sortie.  Mark  indiqua  du  doigta  M.  Pinch 
les  deux  voyageurs  qui  s'éloignaient,  et  lui  adressa  les  obser- 
vations suivantes  : 

c(  Je  me  disais ,  monsieur,  que,  s'il  y  avait  moyen  de  vivre 
à  ce  métier,  ce  serait  mon  ballot  de  servir  de  pareils  indi- 
vidus ;  ça  serait  encore  plus  triste  que  de  creuser  des  fosses 
et,  par  conséquent,  ça  vaudrait  encore  mieux. 

—  Mais  ce  qui  vaudrait  mieux  encore.  Mark,  ce  serait  de 
rester  ici,  dit  Tom.  Suivez  donc  mon  conseil,  vous  êtes  bien 
ici  :  restez-y. 

—  Il  est  trop  tard,  monsieur,  dit  Tom,  pour  suivre  votre 
conseil.  J'ai  déclaré  la  chose  hier  à  la  bourgeoise.  Je  pars  de- 
main. 

—  Demain!...  s'écria  M.  Pinch.  Où  allez- vous?  .  . 

—  J'irai  à  Londres,  monsieur. 

—  Pour  y  faire  quoi?  demanda  M.  Pinch. 

—  Ah  !  mais  je  ne  sais  pas  encore,  monsieur.  Le  jour  où  je 
vous  ai  ouvert  mon  cœur,  il  ne  s'est  rien  présenté  à  ma  con- 
venance. Toutes  les  occupations  auxquelles  j'avais  songé 
étaient  trop  amusantes  :  il  n'y  avait  aucun  mérite  à  les 
prendre.  Je  suppose  que  je  vais  chercher  à  me  placer  dans 
quelque  maison  bourgeoise.  Peut-être  aurais-je  autant  de 
mal  qu'il  m'en  faut  dans  une  famille  d'une  dévotion  sérieuse, 
monsieur  Pinch. 

—  Peut-être,  Mark,  votre  humeur  ne  serait-elle  pas  beau- 
coup du  goût  d'une  famille  d'un-e  dévotion  sérieuse. 

—  C'est  possible,  monsieur.  Si  je  pouvais  trouver  une 
famille  vicieuse,  cela  vaudrait  peut-être  mieux,  j'aurais  lieu 
de  m'estimer  moi-même.  Mais  la  difficulté  est  de  s'assurer 
du  terrain,  parce  qu'un  jeune  homme  ne  peut  aisément  faire 
connaître  par  avis  qu'il  a  besoin  d'une  place,  et  qu'à  ses 
yeux  la  question  des  gages  n'est  pas  aussi  importante  qu'une 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  129 

position  désagréable.   Croyez-vous  que  cela  se  puisse  ,  mon- 
sieur? 

—  Non  certes,  dit  M.  Pinch.  Je  ne  vous  donnerais  pas  ce 
conseil. 

—  Une  famille  d'envieux  à  la  figure  livide ,  poursuivit 
Mark;  ou  une  famille  de  querelleurs,  ou  une  famille  de  médi- 
sants, ou  même  une  bonne  famille  de  chenapans ,  m'ouvrirait 
un  champ  d'action  où  je  pourrais  faire  quelque  chose.  Ah! 
l'homme  de  tous  qui  m'aurait  le  mieux  convenu,  c'était  le 
vieux  gentleman  qui  est  arrivé  ici  malade  :  voilà  un  carac- 
tère difficile!...  Enfin  je  vais  voir  comment  la  chance  tour- 
nera, monsieur,  et  j'espère  attraper  ce  qu'il  y  aura  de  pis. 

—  Alors  vous  êtes  déterminé  à  partir?  dit  M.  Pinch. 

—  Ma  malle  est  déjà  en  route  sur  la  diligence,  monsieur; 
pour  moi,  je  ferai  un  bout  de  chemin  à  pied  demain  matin, 
et  je  prendrai  la  diligence  lorsqu'elle  me  rattrapera.  Ainsi  je 
vous  souhaite  le  bonjour,  monsieur  Pinch,  et  à  vous  aussi, 
monsieur,  et  toutes  sortes  de  chance  et  de  bonheur  !...» 

Les  deux  jeunes  gens  lui  rendirent  en  riant  son  salut  et  re- 
gagnèrent leur  logis  bras  dessus  bras  dessous.  Chemin  fai- 
sant, M.  Pinch  communiqua  à  son  nouvel  ami  de  plus  amples 
détails ,  connus  de  nos  lecteurs,  sur  la  bizarre  aversion  de 
Mark  Tapley  pour  une  vie  paisible  et  tranquille. 

Cependant  Mark,  se  doutant  que  sa  m.aîtresse  était  peinée 
de  son  départ,  et  craignant  de  ne  pouvoir  répondre  des  suites 
d'un  tête-à-tête  prolongé  dans  le  comptoir,  se  tint  obstinément 
hors  de  la  présence  de  Mme  Lupin  toute  l'après-midi,  ainsi  que 
toute  la  soirée.  Dans  cette  tactique  de  général  habile,  il  eut 
pour  auxiliaire  l'affluence  considérable  de  gens  qui  se  pressè- 
rent dans  le  salon  de  l'auberge  :  car  la  nouvelle  de  sa  réso- 
lution s'étant  répandue  au  dehors,  il  y  eut  foule  toute  la  soi- 
rée; on  lui  porta  force  santés,  et  le  cliquetis  des  verres  et  des 
pots  se  prolongea  sans  interruption.  Enfin,  la  nuit  venue,  on 
ferma  la  maison;  et  Mark,  ne  trouvant  plus  de  diversion, 
prit  la  meilleure  contenance  possible  et  alla  bravement  au 
comptoir. 

«  Si  je  la  regarde,  se  dit  Mark,  je  suis  perdu.  Je  sens  mon 
cœur  battre. 

—  Vous  voici  donc  enfin  !  dit  Mme  Lupin. 
— •  Oui,  dit  Mark,  me  voilà  ! 

—  Et  vous  êtes  déterminé  à  nous  quitter,  Mark  ?  s'écria 
Mme  Lupin. 

Martin  Chuzzlewit,  —  i  9 


130  VIE  ET   AVENTURES 

—  Mais  oui,  répondit  Mark,  fixant  résolument  ses  yeux  sur  ^ 
le  parquet. 

— Je  pensais,  poursuivit  l'hôtesse  avec  une  hésitation  toute 
séduisante,  que  vous  aimiez  le  Dragon  ? 

—  Oui,  je  Taime,  dit  Mark. 

—  Alors,  poursuivit  l'hôtesse,  et  cette  question  était  assez 
naturelle,  pourquoi  le  quittez-vous?  » 

Mais  comme  il  ne  fit  aucune  réponse  à  la  question,  même 
en  l'entendant  répéter  une  seconde  fois,  Mme  Lupin  lui  mit 
son  argent  dans  la  main  en  lui  demandant  sans  aigreur,  bien 
au  contraire,  ce  qu'il  allait  prendre. 

On  dit  communément  qu'il  y  a  des  choses  qui  sont  plus 
fortes  que  vous.  Cette  question  était  du  nombre  apparemment, 
surtout  posée  de  cette  manière,  dans  ce  moment  et  par  cette 
personne,  car  ce  fut  pour  Mark  le  coup  de  grâce.  Il  leva  les 
yeux  malgré  lui  ;  et  une  fois  levés,  il  ne  les  baissa  plus,  en 
voyant  là,  devant  lui,  en  personne,  dans  le  comptoir,  l'amour 
vivant,  c'est-à-dire  la  plus  charmante  de  toutes  les  hôtesses  à  la 
taille  bien  prise,  aux  formes  arrondies,  aux  joues  fleuries,  aux 
yeux  animés,  au  menton  orné  d'une  fossette,  qui  jamais  aient 
brillé  dans  le  monde,  une  vraie  rose ,  un  ananas  en  chair 
et  en  os. 

«  Eh  bien  l  dit  Mark,  déposant  en  un  moment  toute  sa  con- 
trainte et  passant  son  bras  autour  du  corsage  de  l'hôtesse,  ce 
dont  elle  ne  s'offensa  pas,  car  elle  savait  que  c'était  un  bon  et 
honnête  jeune  homme,  je  vais  vous  dire  :  si  je  prenais  ce  que 
j'aime  le  mieux,  je  vous  prendrais.  Si  je  songeais  seulement  à 
ce  qui  vaut  le  mieux  pour  moi,  je  vous  prendrais.  Si  je  pre- 
nais ce  que  dix-neuf  jeunes  gens  sur  vingt  seraient  heureux 
de  prendre  et  prendraient  à  tout  prix,  je  vous  prendrais.  Oui, 
s'écria  M.  Tapley  en  secouant  la  tête  avec  expression  et  re- 
gardant, par  oubli  sans  doute ,  un  peu  trop  attentivement  les 
lèvres  séduisantes  de  l'hôtesse  :  et  nul  homme  n'en  serait  sur- 
nris.  » 

Mme  Lupin  lui  dit  qu'il  l' étonnait.  Comment  pouvait-il  dire 
de  pareilles  choses?  Elle  n'aurait  jamais  cru  ça  de  lui. 

«  Ni  moi  non  plus  :  je  n'aurais  jamais  cru  ça  de  moi!  dit 
Mark,  levant  ses  sourcils  avec  un  regard  de  joyeuse  surprise. 
Je  comptais  toujours  que  nous  nous  séparerions  sans  nous 
expliquer,  et  c'est  ce  que  je  voulais  faire  encore  tout  à  l'heure, 
quand  je  suis  venu  me  mettre  au  comptoir.  Mais  vous  avez 
quelque  chose  à  quoi  un  homme  ne  peut  résister.  Disons-nous 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  131 

donc  un  mot  ou  deux;  bien  entendu  d'avance,  ajouta-t-il d'un 
ton  grave,  pour  écarter  toute  méprise  possible,  que  je  n'ai  pas 
envie  de  vous  faire  la  cour.  » 

Il  y  eut  sur  le  front  uni  de  l'hôtesse  une  ombre  d'un  in- 
stant, mais  une  ombre  qui  n'avait  rien  de  bien  sombre  et  qui 
s'effaça  aussitôt  sous  un  franc  éclat  de  rire. 

«  Oh  !  très-bien  1  dit-elle  ;  s'il  ne  s'agit  pas  de  me  faire  la 
cour,  vous  feriez  mieux  d'ôter  votre  bras. 

—  Mon  Dieu  là  quoi  bon  ?...  s'écria  Mark.  C'est  tout  à  fait 
innocent. 

—  C'est  innocent,  cela  va  sans  dire,  répliqua  l'hôtesse  ;  au- 
trement, je  ne  le  permettrais  pas. 

--  Très-bien,  dit  Mark.  Alors  je  le  laisse.  » 

C'était  tellement  logique,  que  l'hôtesse  se  mit  à  rire  de  nou- 
veau, lui  permit  de  laisser  son  bras  comme  il  était,  tout  en 
lui  ordonnant  de  dire  ce  qu'il  avait  à  dire  et  de  se  dépêcher, 

«  Mais  c'est  égal,  vous  êtes  bien  hardi,  ajouta-t-elle. 

—  Hal  hal  s'écria  Mark,  je  le  trouve  aussi  vraiment;  je  ne 
l'aurais  jamais  cru.  Mais,  je  me  sens  capable  de  vous  dire 
tout  ce  soir  ! 

—  Eh  bien  I  dites-moi  ce  que  vous  avez  à  me  dire,  et  dé- 
pêchons, car  il  faut  que  j'aille  me  coucher. 

—  Alors,  ma  chère  bonne  amie,  dit  Mark,  car  jamais  il  n'y 
eut  plus  aimable  femme  que  vous ,  puisque  je  suis  si  hardi, 
selon  vous,  laissez-moi  vous  dire  ce  qui  arriverait  probable- 
ment si  nous  allions  tous  les  deux.... 

—  Quelle  folie  1  s'écria  Mme  Lupin.  Ne  parlons  plus  de  ça. 

—  Non,  non,  ce  n'est  pas  une  folie,  dit  Mark  ;  je  désire  que 
vous  me  prêtiez  attention.  Qu'arriverait-il  probablement  si 
nous  allions  nous  marier  tous  les  deux  ?  Si  aujourd'hui  je  n» 
me  trouve  pas  content  et  à  mon  aise  dans  cet  agréable  Dm^on 
puis-je  m'attendre  à  l'être  davantage?  Jugez  de  ce  que  je  serais 
alors.  Vous  ne  croyez  pas?  Très-bien  !  Mais  vous-même,  avec 
votre  bonne  humeur,  vous  seriez  toujours  dans  l'agitation  et 
le  tracas,  toujours  le  cœur  oppressé,  toujours  pensant  que  vous 
devenez  trop  vieille  pour  me  plaire,  toujours  vous  figurant 
que  je  me  regarde  comme  enchaîné  à  la  porte  du  Dragon^  et 
que  j'aspire  à  rompre  mon  lien  :  je  ne  peux  pas  dire  que  oui, 
mais  je  ne  peux  pas  non  plus  dire  que  non.  Je  suis  un  peu 
vagabond;  j'aime  le  changement.  Je  pense  toujours  qu'avec 
ma  bonne  santé  et  mon  caractère,  j'aurais  bien  plus  de  mé- 
rite à  être  jovial  et  de  bonne  humeur,  là  où  les  choses  vont 


132  VIE    ET    AVENTURES 

de  manière  à  vous  rendre  triste.  Ces",  peut-être  une  erreur  de 
ma  part,  vous  savez;  mais  un  peu  d'expérience  me  servira  de 
leçon  et  pourra  me  guérir.  Le  meilleur  parti  alors  n'est-il  pas 
que  je  m'en  aille,  d'autant  plus  que  vous  m'avez  permis  de 
déclarer  tout  ça  à  cœur  ouvert ,  et  que  nous  pouvons  nous 
quitter  aussi  bons  amis  que  nous  l'avons  jamais  été  depuis  le 
premier  jour  où  je  suis  entré  à  ce  noble  Dragon,  qui  aura 
toute  mon  estime  et  tous  mes  vœux  jusqu'à  l'heure  de  ma 
mort  ?  j> 

L'hôtesse  garda  le  silence  durant  quelque  temps;  mais, 
bientôt  après,  elle  mit  ses  deux  mains  dans  celles  de  Mark, 
qu'elle  secoua  avec  force. 

c  Oui,  vous  êtes  un  brave  homme,  dit-elle,  fixant  ses  yeux 
sur  le  visage  de  Mark  avec  un  sourire  qui,  pour  elle  ,  était  sé- 
rieux; et  je  crois  n'avoir  eu  de  toute  ma  vie  un  ami  aussi  vé- 
ritable que  vous  l'avez  été  pour  moi  ce  soir. 

—  Oh  !  quant  à  cela,  dit  Mark,  c'est  ça  une  folie,  vous  sa- 
vez. Mais,  pour  l'amour  du  ciel ,  ajouta-t-il,  la  contemplant 
dans  une  sorte  d'extase ,  si  vous  êtes  disposée  au  mariage , 
quelle  quantité  d'épouseurs,  et  des  bons,  vous  allez  rendre 
fous  quand  vous  voudrez  !   » 

À  ce  compliment,  elle  se  reprit  à  rire;  une  fois  encore,  elle 
secoua  les  deux  mains  de  Mark;  puis,  ayant  invité  le  jeune 
homme  à  se  souvenir  d'elle,  si  jamais  il  avait  besoin  d'une 
amie,  elle  sortit  gaiement  de  son  petit  comptoir,  et  monta 
d'un  pas  léger  l'escalier  du  Dragon. 

€  Elle  s'en  va  en  fredonnant  une  chanson,  se  dit  Mark, 
prêtant  l'oreille,  parce  qu'elle  a  peur  que  je  ne  pense  qu'elle 
est  attristée  et  que  son  courage  pourrait  faiblir.  Allons,  il  y  a 
quelque  mérite  à  être  jovial,  au  bout  du  compte!...  > 

Ce  fut  avec  cette  manière  de  consolation  débitée  d'un  ton 
fort  triste  qu'il  gagna  son  lit,  mais  d'un  pas  qui  n'avait  rien 
de  bien  jovial. 

Le  lendemain  matin,  il  fut  sur  pied  de  bonne  heure ,  au 
lever  même  du  soleil.  Peine  perdue  :  déjà  toute  la  population 
était  debout  pour  voir  partir  Mark  Tapley  :  les  jeunes  gens, 
les  chiens,  les  petits  enfants,  les  vieillards,  les  gens  aflFairés, 
les  flâneurs  ,  tous  étaient  là,  tous  criaient  à  leur  façon  : 
«  Adieu  ,  Mark  !  »  Tous  étaient  au  regret  de  son  départ.  Il  ss 
doutait  bien  que  son  ancienne  maîtresse  devait  être  derrière 
la  fenêtre  de  sa  chambre  à  le  regarder  s'éloigner....  mais  il 
n'eût  point  le  courage  de  se  retourner. 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  133 

«  Adieu  à  chacun  I  adieu  à  tous  !  cria  Mark,  agitant  sou 
chapeau  sur  le  bout  de  son  bâton  de  voyage,  comme  il  arpen- 
tait d'un  pas  rapide  la  petite  rue  du  village.  Joyeux  ouvriers 
charrons,  hourra!...  Voici  le  chien  du  boucher  qui  sort  du 
jardin....  A  bas  les  pattes  ,  vieux  drôle!  Voici  M.  Pinch  qui 
va  toucher  son  orgue....  Adieu,  monsieur!  Tiens!  voilà  la 
petite  épagneule  d'en  face!  Allons,  tout  beau  !  mademoiselle.... 
Et  les  enfants,  en  voilà  assez  pour  perpétuer  la  race  humaine 
jusqu'à  la  postérité  la  plus  reculée.  Adieu,  enfants!  adieu, 
fillettes!...  Ah!  c'est  maintenant  qu'il  y  a  du  mérite  à  être 
jovial.  Du  courage  jusqu'au  bout  !  Des  circonstances  pareilles 
abattraient  un  esprit  ordinaire  ;  mais  je  suis  jovial  comme  on 
n'en  voit  pas;  et,  si  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  aussi  jovial  qur 
je  voudrais  l'être,  il  ne  s'en  faut  pas  de  beaucoup.  Adieu! 
adieu  !  a 


CHAPITRE  VIII. 

Où  nous  accompagnons  M.  Pecksniff  et  ses  charmantes  filles  dans  leur 
voyage  à  Londres,  pour  voir  ce  qui  leur  arrive  en  chemin. 

Lorsque  M.  Pecksniff  et  ses  deux  filles  eurent  rejoint  la  di- 
ligence à  l'extrémité  de  la  ruelle,  ils  en  trouvèrent  l'intérieur 
vide ,  ce  qui  leur  fut  singulièrement  agréable  ;  d'autant  plus 
que  l'impériale  était  comble,  et  que  les  voyageurs  qu'elle  conte- 
nait paraissaient  transis  de  froid  :  car,  ainsi  que  M.  Pecksniir 
le  fit  observer  avec  raison,  quand  lui  et  ses  filles  eurent  enfoncé 
profondément  leurs  pieds  dans  la  paille  ,  se  furent  enveloppés 
chaudement  jusqu'au  menton  et  eurent  relevé  les  glaces  des 
deux  portières  ,  c'est  toujours  une  douce  jouissance  de  sentir, 
par  le  temps  de  bise,  qu'il  y  a  beaucoup  d'autres  personnes 
qui  n'ont  pas  aussi  chaud  que  vous.  «  Et  c'est,  dit-il,  une  im- 
pression toute  naturelle,  une  disposition  sage  dans  l'ordre  de 
la  Providence;  ce  n'est  pas  aux  diligences  que  s'en  arrête 
l'application,  elle  s'étend  à  toutes  sortes  d'autres  branches 
du  corps  social.  En  effet,  poursuivit-il,  si  chaque  homme  avait 
chaud  et  était  bien  nourri,  nous  perdrions  le  plaisir  d'admi- 
rer l'héroïsme  avec  lequel  certaines  classes  supportent  le 
froid  et  la  faim.  Et  si  nous  n'avions  pas  plus  de  bien-être  les 


134  VIE   ET  AVENTURES 

ans  que  les  autres,  que  deviendrait  pour  nous  le  sentiment 
de  la  reconnaissance,  l'un  des  plus  sacrés  qu'il  y  ait  dans  la 
nature  humaine?...  » 

Il  prononça  ces  dernières  paroles  avec  des  larmes  aux  yeux, 
en  même  temps  qu'il  montrait  le  poing  à  un  mendiant  qui  es- 
sayait de  grimper  derrière  la  voiture. 

Ses  filles  avaient  écouté  avec  une  juste  déférence  les  maximes 
morales  qui  coulaient  des  lèvres  de  leur  père,  et  elles  témoi- 
gnèrent par  leurs  sourires  qu'elles  y  donnaient  de  cœur  leur 
plein  consentement.  Pour  mieux  nourrir  et  entretenir  dans 
son  sein  cette  flamme  épurée,  M.  PecksnifT  compléta  ses  ob- 
servations en  demandant  à  sa  fille  aînée,  dès  le  premier  relais 
du  voyage,  de  lui  passer  la  bouteille  d'eau-de-vie.  11  fit  cou- 
ler dans  sa  gorge,  par  l'étroit  goulot  de  ce  cruchon  de  grès, 
un  copieux  rafraîchissement. 

«  Que  sommes-nous?  dit  M.  Pecksniff;  que  sommes-nous, 
sinon  des  diligences?  Plusieurs  d'entre  nous  sont  des  dili- 
gences à  marche  lente.... 

—  Ah  !  grand  Dieu ,  p'pa  !  s'écria  Charity. 

—  D'autres,  continua  le  père  avec  un  redoublement  d'en- 
thousiasme, sont  des  diligences  à  marche  rapide.  Nos  pas- 
sions sont  les  chevaux,  et  ce  sont  des  bêtes  bien  impé- 
tueuses ! 

—  Vraiment,  p'pal...  s'écrièrent  à  la  fois  les  deux  sœurs. 
Que  c'est  donc  désagréable!... 

—  Oui,  des  bêtes  bien  impétueuses!...  répéta  M.  Pecksniff 
avec  une  telle  ardeur,  qu'il  sembla  en  ce  moment  témoigner 
d'une  véritable  impétuosité  morale  ;  mais  la  Vertu  est  le 
frein.  Nous  nous  élançons  des  bras  de  notre  mère,  et  nous 
courons  vers....  la  poussière  du  tombeau.  » 

Après  ces  paroles,  M.  Pecksniff,  fatigué,  dut  prendre  un 
rafraîchissement  nouveau.  Cette  opération  terminée,  il  boucha 
soigneusement  le  cruchon,  de  l'air  d'un  homme  qui  vient  de 
mettre  du  même  coup  la  conversation  en  bouteille  pour  une 
autre  occasion,  et  il  se  livra  à  un  somme  qui  ne  dura  pas 
moins  de  trois  relais. 

En  général,  les  gens  qui  dorment  en  diligence  se  réveil- 
lent de  mauvaise  humeur  :  on  n'a  pas  de  place  pour  allonger 
ses  jambes,  on  se  plaint  de  ses  cors.  M.  Pecksniff,  qui  n'était 
point  en  dehors  de  la  loi  générale,  se  trouva,  après  sa  sieste, 
tellement  victime  de  ces  petites  misères,  qu'il  ne  put  résister 
à  la  tentation  d'étendre  ses  pieds  sur  ses  filles  ;  et  déjà  il  ma- 


DE  MARTIN    CHUZZLEWIT.  135 

nœuvrait  par  de  petites  ruades,  et  imprimait  dans  l'ombre  à 
ses  souliers  certaines  évolutions,  quand  la  voiture  s'arrêta. 
Au  bout  d'un  instant,  la  portière  fut  ouverte. 

«  Ah  çà  !  faites  bien  attention ,  dit  au  sein  de  l'obscurité 
une  voix  aiguë.  Mon  fils  et  moi  nous  montons  à  l'intérieur, 
parce  que  l'impériale  est  pleine  ,  mais  à  la  condition  que  nous 
ne  payerons  qu'au  prix  des  places  d'extérieur.  Il  est  bien  en- 
tendu, n'est-ce  pas,  que  nous  ne  payerons  pas  davan- 
tage ? 

—  C'est  très-bien,  monsieur,  répondit  le  conducteur, 

—  Y  a-t-il  quelqu'un  à  l'intérieur  ?  demanda  la  voix. 

—  Trois  voyageurs,  répondit  le  conducteur. 

—  Alors  je  prie  ces  trois  voyageurs  d'être  assez  bons  pour 
attester  au  besoin  cette  convention.  Mon  fils,  je  crois  que  nous 
pouvons  monter  sans  crainte.  » 

Bien  rassurées  à  cet  égard,  les  deux  personnes  prirent  place 
dans  le  véhicule,  qui,  par  acte  solennel  du  Parlement,  avait 
privilège  de  contenir,  au  nombre  de  six,  les  gens  qui  se  pré- 
sentaient k  la  portière. 

«  Nous  avons  de  la  chance!....  murmura  le  vieillard, 
quand  la  voiture  se  fut  remise  en  mouvement,  et  c'est  une 
bonne  leçon  d'économie  pratique.  Hé!  hé!  hé!  Nous  n'eus- 
sions pas  pu  monter  sur  cette  impériale  ;  j'y  serais  mort  de 
mon  rhumatisme  !  » 

Soit  que  l'excellent  fils  éprouvât  une  vive  satisfaction  d'a- 
voir, jusqu'à  un  certain  point,  contribué  à  prolonger  les  jours 
de  son  père,  soit  que  lui-même  il  subît  l'infliibnce  du  froid,  il 
est  certain  qu'il  donna  à  l'auteur  de  ses  jours  un  si  rude  choc 
en  guise  de  réponse,  que  ce  bon  vieux  gentleman  fut  pris 
d'une  quinte  de  toux  qui  dura  cinq  minutes  au  moins  sans 
rémission.  M.  PecksnifT  exalté  finit  par  en  perdre  patience  et 
s'écrier  tout  à  coup  : 

«  On  ne  vient  pas  ici....  vraiment,  on  ne  doit  pas  se  per- 
mettre de  venir  ici  avec  un  rhume  de  cerveau  I 

—  Mon  rhume,  dit  le  vieillard,  après  un  court  intervalle  de 
silence,  est  un  rhume  de  poitrine,  Pecksniff.  » 

La  voix  et  le  ton  du  vieillard  en  parlant  ainsi,  son  flegme, 
la  présence  de  son  fils,  l'air  qu'il  avait  de  connaître  Pecksniff, 
tout  se  réunissait  pour  donner  le  fil  certain  de  son  identité. 
Il  était  impossible  de  s'y  tromper. 

^  «  Hem  !  fit  M.  Pecksniff,  qui  ressaisit  aussitôt  sa  douceur 
habituelle.  Je  croyais  m'adresser  à  un  étranger,  et  il  se  trou- 


136  VIE   ET  AVENTURES 

vait  que  j'avais  affaire  à  un  parent!...  Monsieur  Anthony 
Chuzzlewit  et  son  fils  Jonas  (je  vous  présente  mes  chères 
filles),  nos  compagnons  de  voyage,  voudront  bien  excuser  ce 
que  mon  observation  a  pu  avoir  de  brusque  en  apparence.  Ce 
n'est  pas  moi  qui  voudrais  heurter  les  sentiments  des  per- 
sonnes auxquelles  je  suis  uni  par  des  liens  de  famille.  Je  puis 
être  un  hypocrite,  ajouta  M.  Pecksniff  avec  intention,  mais  je 
ne  suis  pas  une  brute. 

—  Pouh!  pouh!  dit  le  vieillard.  Que  signifie  ce  mot,  Pecks- 
niff? Hypocrite  !  mais  nous  sommes  tous  des  hypocrites. 
L'autre  jour,  nous  l'étions  tous.  Je  vous  assure  que  je  croyais 
que  nous  étions  tous  d'accord  là-dessus  ;  sans  cela  je  ne  vous 
eusse  pas  appelé  ainsi.  Nous  ne  nous  fussions  pas  du  tout 
réunis,  si  nous  n'avions  pas  été  des- hypocrites.  La  seule  dif- 
férence qu'il  y  eût  entre  vous  et  les  autres,  c'était....  Puis-je 
vous  dire  quelle  différence  il  y  avait  entre  vous,  Pecksniff.  et 
les  autres  ? 

—  Oui,  s'il  vous  plaît,  mon  bon  monsieur,  s'il  vous  plaît. 

—  Eh  bien  !  dit  le  vieillard,  ce  qu'il  y  a  de  terrible  chez 
vous,  c'est  que  jamais  vous  n'avez  d'associé  ni  de  compère; 
c'est  que  vous  êtes  homme  à  tromper  tout  le  monde,  ceux-là 
même  qui  tiennent  le  même  jeu  que  vous,  et  qui  croient  en 
vous  comme  si,  hé  !  hé  !  hé ,  comme  si  vous  croyiez  en  vous- 
même..  Je  parierais  gros,  si  je  risquais  des  paris,  ce  que  je 
n'ai  jamais  fait  ni  ne  ferai  jamais,  que  vous  savez  par  un  cal- 
cul secret  conserver  les  apparences,  même  devant  vos  filles 
que  voici.  Quant  à  moi,  sitôt  que  j'ai  quelque  chose  sur  le 
cœur,  je  m'en  explique  tout  de  suite  avec  Jonas,  et  nous  dis- 
cutons ouvertement.  Vous  n'êtes  pas  fâché,  Pecksniff? 

—  Fâché,  mon  bon  monsieur  !  s'écria  ce  gentleman,  comme 
s'il  eût  été  l'objet,  au  contraire,  des  compliments  les  plus  flat- 
teurs. 

—-Est-ce  que  vous  allez  à  Londres,  monsieur  Pecksniff? 
demanda  le  fils. 

—  Oui,  monsieur  Jonas,  nous  allons  à  Londres.  Nous  au- 
rons, tout  le  temps  du  voyage,  le  plaisir  de  faire  route  avec 
vous,  je  pense  ? 

—  Oh!  ma  foi!  adressez  cette  question  à  mon  père,  je  n'ai 
"pas  envie  de  me  compromettre.  » 

Cette  réponse  divertit  extrêmement  M.  Pecksniff.  Après  cet 
accès  d'hilarité,  Jonas  lui  donna  à  entendre  qu'en  effet  son 
père  et  lui  se  rendaient  à  leur  demeure  dans  la  capitale  ;  que, 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  137 

depuis  le  mémorable  jour  de  la  grande  assemblée  de  famille, 
ils  avaient  fait  une  tournée  dans  cette  partie  du  comté  pour 
surveiller  le  placement  de  certains  droits  électoraux  qu'ils 
avaient  à  vendre,  et  avaient  profité  pour  cela  de  leur  der- 
nier voyage  :  car  leur  habitude ,  dit  M.  Jonas,  autant  qu'il 
se  pouvait,  était  de  faire  d'une  pierre  deux  coups,  et  de  ne 
pas  jeter  à  l'eau  leurs  ablettes,  si  ce  n'est  pour  amorcer  des 
baleines.  Quand  il  eut  communiqué  à  M.  Pecksniff  ces  règles 
précises  de  conduite,  il  ajouta  «  que,  si  cela  lui  était  égal, 
il  le  priait  de  vouloir  bien  converser  avec  son  père,  parce 
qu'il  aimait  mieux,  de  son  côté,  s'entretenir  avec  les  jeunes 
demoiselles.  «  Et,  pour  mettre  à  exécution  son  intention  ga- 
lante, il  laissa  la  place  où  il  s'était  mis  d'abord  à  côté  de  ce 
gentleman,  pour  s'établir  dans  le  coin  d'en  face,  auprès  de  la 
jolie  miss  Merry. 

Depuis  le  berceau,  M.  Jonas  avait  été  élevé  dans  les  plus 
stricts  principes  de  l'intérêt  personnel.  Le  premier  mot  qu'il 
apprit  à  épeler,  ce  fut  :  «  Gain  »  et  le  second,  lorsqu'il  arriva 
aux  mots  de  deux  syllabes,  ce  fut  :  «  Argent.  »  Mais  il  y  eut 
deux  circonstances  que  son  père  vigilant  n'avait  pas  entrevues 
peut-être  au  début,  qui  empêchèrent  son  éducation  d'être 
tout  à  fait  irréprochable.  La  première,  c'est  qu'ayant  long- 
temps appris  de  son  père  l'art  de  tromper  tout  le  monde, 
il  acquit  peu  à  peu  l'art  de  tromper  son  vénérable  mentor 
lui-même.  L'autre,  ce  fut  qu'ayant  de  bonne  heure  consi- 
déré toute  chose  comme  une  question  de  propriété  personnelle, 
il  en  vint  graduellement  à  ne  plus  voir  dans  son  père  qu'un 
capital  à  lui  appartenant,  qui  n'avait  pas  le  droit  de  circuler 
à  droite,  à  gauche ,  et  qui  ferait  bien  mieux  de  se  mettre  en 
sûreté  dans  cette  espèce  particulière  de  coffre-fort  qu'on  ap- 
pelle une  bière,  pour  y  produire  des  intérêts  au  compte  de  ce 
banquier  qu'on  appelle  la  Mort. 

«  Eh  bien,  cousine  !  dit  M.  Jonas.  Car  nous  sommes  cou- 
sins ,  vous  savez,  quoique  nous  ne  nous  voyions  guère.... 
Vous  allez  donc  à  Londres?  » 

Miss  Merry  répondit  affirmativement,  tout  en  pinçant  le 
bras  de  sa  sœur  et  se  livrant  à  un  rire  étouffé. 

«  Vous  allez  y  voir  des  lions  en  masse;  c'est  le  pays,  ma 
cousine  1  dit  M.  Jonas,  avançant  légèrement  son  coude. 

—  Vraiment,  monsieur!  s'écria  la  jeune  fille.  Ils  ne  nous 
mordront  pas,  monsieur,  je  suppose.  » 

Et,  après  cette  réponse  faite  avec  une  grande  modestie,  elle 


iâ8  VIE  ET   AVENTURES 

fut  tellement  dominée  par  sa  folle  humeur,  qu'elle  dut  cher- 
cher à  dissimuler  un  éclat  de  rire  en  cachant  son  visage 
contre  le  châle  de  sa  sœur. 

a  Merry  1  s'écria  cette  duègne  prudente,  en  vérité  vous  me. 
rendez  honteuse.  Gomment  pouvez  -  vous  vous  comporter 
ainsi?  Quelle  tenue  !  » 

Cette  mercuriale  n'eut  d'autre  effet  que  de  provoquer  chez 
Merry  un  rire  encore  plus  bruyant. 

«  J'avais  déjà  remarqué  l'autre  jour  dans  ses  regards  quel- 
que chose  de  fantasque  ,  dit  M.  Jonas  s'adressant  à  miss  Gha- 
rity.  Ge  n'est  pas  comme  vous,  cousine,  qui  êtes  un  modèle 
de  gravité,  une  vraie  précieuse,  enfin I 

—  Oh  I  l'horreur!  est-il  rococo  1....  murmura  Merry.  Tenez, 
ma  parole,  il  faut,  ma  Gherry,  que  vous  veniez  vous  asseoir 
à  ma  place,  auprès  de  lui.  Je  vais  mourir  de  rire,  bien  sûr,  s'il 
me  reparle  encore,  c'est  positif  !  » 

Pour  prévenir  cette  funeste  conséquence ,  la  maligne 
chouette  s'élança  hors  de  sa  place,  et  poussa  sa  sœur  à  l'en- 
droit qu'elle  venait  de  quitter. 

«  N'ayez  pas  peur  de  me  serrer,  dit  M.  Jonas.  J'aime  à  être 
serré  par  les  jeunes  filles.  Rapprochez-vous  encore,  cousine. 

—  Non,  je  vous  remercie,  monsieur,  dit  Gharity. 

—  Bon,  voilà  l'autre  qui  rit  de  nouveau,  dit  M.  Jonas;  c'est 
sans  doute  de  mon  père  qu'elle  rit,  cela  ne  m'étonnerait  pas. 
S'il  vient  à  mettre  sur  sa  tête  son  vieux  bonnet  de  flanelle,  je 
ne  sais  pas  ce  qu'elle  est  capable  de  faire  1  Est-ce  que  mon 
père  ronfle,  Pecksniff  ?  ■ 

—  Oui,  monsieur  Jonas. 

—  Voulez-vous  avoir  la  bonté  de  lui  marcher  sur  le  pied  ? 
dit  le  jeune  gentleman;  le  pied  qui  est  de  votre  côté,  c'est 
celui  qui  a  la  goutte.  » 

M.  Pecksniff  hésitait  à  lui  rendre  ce  service  d'ami.  M.  Jonas 
s'en  acquitta  lui-même  tout  en  criant  : 

a  Allons,  mon  père,  éveillez-vous  ;  sinon,  vous  allez  avoir 
le  cauchemar  et  jeter  des  cris  de  mélusine.  Avez-vous  quel- 
quefois le  cauchemar,  cousine?  demanda-t-il  à  sa  voisine  à 
voix  basse  et  avec  une  galanterie  caractéristique. 

—  Quelquefois,  répondit  Gharity.  Pas  souvent. 

—  Et  Vautre....  dit  M.  Jonas,  après  une  pause,  a-t-elle  aussi 
jamais  eu  le  cauchemar  ? 

—  Je  l'ignore,  répondit  Gharity.  Vous  pouvez  le  lui  deman- 
der à  elle-même. 


DE  MARTIN   CHUZZLEWIT.  139 

—  Elle  est  si  rieuse....  dit  M.  Jonas.  Il  n'y  a  pas  moyen  de 
causer  avec  elle.  Tenez  1  la  voilà  qui  recommence  I  II  n'y  a  que 

vous  de  raisonnable,  cousine. 

—  Taisez-vous  donc  1  s'écria  Charity. 

—  Oh  !  certainement  vous  l'êtes  1  "Vous  savez  bien  que  vous 
l'êtes. 

—  Merry  est  une  petite  étourdie.  Mais  cela  se  calmera  avec 
le  temps. 

—  Il  en  faudra  joliment  du  temps  pour  la  calmer.  Mais  pre- 
nez donc  un  peu  plus  de  place. 

—  J'ai  peur  de  vous  gêner,  »  dit  Charity. 

Elle  ne  s'en  mit  pas  moins  à  l'aise  ;  et,  après  une  ou  deux^ 
remarques  sur  l'extrême  lenteur  de  la  diligence  et  les  nom- 
breuses baltes  qu'elle  se  permettait,  tous  tombèrent  dans  un 
silence  qui    ne  fut   plus   interrompu  jusqu'au  moment   du 
souper. 

Bien  que  M.  Jonas  eût  offert  son  bras  à  miss  Charity  pour 
la  conduire  à  l'hôtel  où  l'on  descendit,  et  bien  qu'il  se  fût  as- 
sis près  d'elle  à  table,  il  était  très-clair  qu'il  avait  l'œil  ouvert 
sur  Vautre  :  car  il  regardait  très-souvent  du  côté  de  miss 
Merry,  et  semblait  établir  sur  les  charmes  extérieurs  des  deux 
sœurs  une  comparaison  qui  n'était  pas  au  désavantage  de 
l'embonpoint  supérieur  de  la  cadette.  Cependant  ce  genre  d'ob- 
servation ne  lui  fit  pas  perdre  un  coup  de  dent,  et  il  travaillait 
activement  le  souper,  disant  tout  bas  à  l'oreille  de  sa  voisine 
que,  le  repas  étant  à  prix  fixe,  plus  elle  mangerait,  plus  grand 
serait  le  profit.  Son  père  ainsi  que  M.  PecksnifT,  sans  doute 
d'après  ce  même  principe  incontestable,  démolissaient  tout  ce 
qui  se  trouvait  à  leur  portée,  et  finirent  par  se  donner  une 
face  rubiconde,  un  air  de  satisfaction  ou  de  congestion  plétho- 
rique tout  à  fait  agréable  à  voir. 

Lorsqu'ils  n'eurent  plus  rien  à  manger,  M.  Pecksniff  et 
M.  Jonas  demandèrent,  pour  dix  sous  chacun,  du  punch  bien 
chaud.  Ce  dernier  gentleman  estima  qu'il  valait  mieux  le  com- 
mander sous  cette  forme  qu'en  un  seul  bol  d'un  schelling, 
parce  qu'il  y  avait  chance  que  l'aubergiste  mît  de  cette  ma- 
nière plus  d'eau-de-vie  dans  deux  verres  séparés.  Après  avoir 
dégusté  ce  fluide  vivifiant,  M.  Pecksniff,  sous  prétexte  d'aller 
voir  si  la  diligence  était  prête  à  partir,  se  rendit  secrètement 
à  l'office,  où  il  fit  remplir  sa  petite  bouteille  particulière,  afin 
de  pouvoir,  à  loisir  et  sans  être  observé,  se  rafraîchir  dans  les 
ténèbres  de  la  diligence. 


140  VIE   ET   AVENTURES 

Ces  arrangements  terminés  et  la  voiture  étant  prête,  ils  re- 
prirent lears  places  et  recommencèrent  à  rouler  cahin-caha. 
Mais,  avant  de  se  livrer  à  un  nouveau  somme,  M.  Pecksniff 
prononça  en  ces  termes  une  sorte  de  grâces  après  le  repas  : 

«i:  Le  mécanisme  de  la  digestion,  ainsi  que  me  Tont  appris 
des  anatomistes  de  mes  amis,  est  une  des  œuvres  les  plus  ad- 
mirables de  la  nature.  Je  ne  sais  pas  si  tout  le  monde  est 
comme  moi  ;  mais  c'est  pour  moi  une  grande  satisfaction  que 
de  savoir,  quand  je  goûte  mon  modeste  repas,  que  je  mets  en 
mouvement  la  plus  belle  machine  qui  existe  à  ma  connais- 
sance. Dans  ces  moments-là,  il  me  semble  que  je  remplis  un 
devoir  public.  Quand  je  me  suis  remonté^  si  je  puis  me  servir 
d'un  semblable  terme,  ajouta  M,  Pecksniff  d'un  ton  de  com- 
plaisance ineffable,  et  que  je  vois  que  ça  va,  il  me  semble  que 
la  marche  de  mes  rouages  intérieurs  me  donne  comme  une 
leçon  de  morale  qui  ferait  de  moi  un  bienfaiteur  de  l'huma- 
nité. » 

A  cela  il  n'y  avait  rien  à  ajouter,  et  nul  n'ajouta  rien. 
M.  Pecksniff,  heureux,  comme  on  doit  le  penser,  de  son  uti- 
lité morale,  se  remit  à  faire  un  somme. 

Le  reste  de  la  nuit  se  passa  ainsi  que  d'ordinaire.  M.  Pe§ks» 
niff  et  le  vieil  Anthony  tombaient  en  se  heurtant  l'un  contre 
l'autre  et  s'éveillaient  dans  une  terreur  mutuelle  ;  ou  bien  ils 
se  cognaient  la  tête  contre  les  angles  vis-à-vis  et  se  tatouaient 
le  visage,  Dieu  sait  comme,  tout  en  dormant.  La  diligence 
s'arrêta  et  roula,  roula  et  s'arrêta  nombre  de  fois.  Les  voya- 
geurs montaient  et  descendaient;  des  chevaux  frais  étaient 
attelés,  et  d'autres  leur  succédaient,  sans  qu'il  y  eût  presque 
d'interruption  entre  les  relais,  surtout  quand  on  avait  fait  un 
somme  dans  l'intervalle,  tandis  que  ces  stations  semblaient 
interminables  pour  ceux  qui  étaient  éveillés.  Enfin  ils  com- 
mencèrent à  être  cahotés  à  grand  bruit  sur  un  pavé  horrible- 
ment inégal.  M.  Pecksniff  dit  en  regardant  par  ^  portière  : 
c  Nous  voilà  à  demain  matin  ;  nous  sommes  arrivés.  » 

Presque  aussitôt,  la  diligence  s'arrêta  devant  le  bureau, 
dans  la  Cité.  Déjà  la  rue  où  il  se  trouvait  était  pleine  de  ce  mou- 
vement qui  justifiait  pleinement  ce  que  M.  Pecksniff  venait 
de  dire  du  matin,  bien  que  d'après  l'état  du  ciel  on  eût  pu 
croire  qu'on  était  plutôt  encore  à  minuit.  Il  régnait  un  épais 
brouillard  ;  on  aurait  dit  une  ville  dans  les  nuages,  vers  la- 
quelle les  voyageurs  seraient  arrivés  la  nuit  en  ballon  ou  sur 
le  manche  à  balai  des  sorcières  ;  le  pavé  était  recou?vert  d'une 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIT.  lU 

espèce  de  tourteau  d'huile.  «  De  la  neige,  »  à  ce  qu'un  des  voya- 
geurs de  l'impériale  (un  fou  sans  doute)  dit  à  un  voisin  (son 
gardien  probablement.) 

Ayant  pris  à  la  hâte  congé  d'Anthony  et  de  son  fils,  et  lais- 
sant au  bureau  son  bagage  et  celui  de  ses  filles  pour  l'envoyer 
chercher  plus  tard,  M.  Pecksniff  prit  les  deux  jeunes  demoi- 
selles sous  le  bras,  et  traversa  avec  une  sorte  d'ardeur  fréné- 
tique la  rue,  puis  d'autres  rues,  puis  les  squares  les  plus 
étranges,  puis  les  passages  les  plus  bizarres  et  les  voûtes  les 
plus  noires  ;  tantôt  il  sautait  par-dessus  un  ruisseau  ;  tantôt, 
au  péril  de  sa  vie,  il  se  jetait  presque  sous  les  roues  d'une 
voiture  et  sous  les  pieds  des  chevaux  ;  tantôt  il  pensait  avoi  v 
perdu  son  chemin,  tantôt  il  croyait  l'avoir  retrouvé  ;  tantôt 
plein  de  confiance,  tantôt  découragé  au  plus  haut  degré,  mais 
toujours  ahuri  et  en  nage,  jusqu'à  ce  qu'enfin  il  s'arrêta  avec 
ses  filles  dans  une  espèce  de  cour  pavée,  non  loin  du  Monu- 
ment, du  moins  au  dire  de  M.  Pecksniff  :  car  ses  filles  ne  pou- 
vaient apercevoir  le  moins  du  monde  le  Monument  ni  rien 
autre  chose  que  les  maisons  les  plus  proches  ;  et  par  consé- 
quent elles  auraient  pu  aussi  bien  croire  qu'elles  venaient  de 
jouer  à  colin-maillard  dans  Salisbury. 

M.  Pecksniff  s'orienta  un  moment  ;  puis  il  frappa  à  la  porte 
d'une  maison  très-noire,  même  au  milieu  delà  collection  choi- 
sie de  maisons  noires  qui  l'avoisinaient.  Sur  la  devanture  on 
voyait  un  petit  tableau  ovale,  semblable  à  un  plateau  à  thé  et 
portant  cette  inscription  :  Pension  bourgeoise.  M.  Todgers. 

Selon  toute  apparence,  dans  la  maison  Todgers  il  n'y  avait 
encore  personne  de  levé  ;  car  M.  Pecksniff  frappa  deux  fois,  et 
trois  fois  il  secoua  la  sonnette  sans  produire  d'autre  impres- 
sion que  de  faire  aboyer  un  chien  dans  la  rue.  Enfin  une  chaîne 
fut  décrochée,  plusieurs  verrous  furent  tirés  avec  un  bruit 
grinçant,  comme  si  le  mauvais  temps  avait  enroué  les  ferme- 
tures de  la  porte;  un  jeune  garçon,  avec  une  grosse  tête  rousse 
et  un  nez  microscopique,  parut  sur  le  seuil.  Il  tenait  sous  son 
bras  gauche  une  botte  à  la  Wellington  toute  crottée,  et,  dans 
sa  surprise,  il  se  frotta  silencieusement  la  place  du  nez  en 
question  avec  le  dos  d'une  brosse  à  souliers. 

«  Encore  au  lit,  mon  petit  homme?  demanda  M.  Pecksniff 

—  Encore  au  lit  I...  répéta  le  petit  garçon.  Je  le  voudrais 
bien,  qu'ils  y  soient  encore  au  lit.  Ils  font  fameusement  du 
bruit  pour  être  au  lit;  ils  appellent  tous  à  la  fois  pour  avoir 
leurs  bottes.  Je  croyais  que  vous  étiez  le  journal,  et  je  m'éton- 


142  VIE  ET   AVENTURES 

nais  de  ce  que  vous  ne  vous  jetiez  pas  à  travers  la  grille, 
comme  d'ordinaire.  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  j 

Pour  son  âge  encore  tendre,  on  pouvait  dire  que  le  jeune 
garçon  avait  formulé  cette  question  d'une  façon  assez  rude 
et  même  d'un  air  assez  méfiant.  Mais  M.  Pecksnilf,  sans 
s'inquiéter  de  ses  manières,  lui  mit  une  carte  dans  la  main  en 
lui  disant  de  la  monter  et  de  lui  indiquer  en  même  temps  une 
chambre  où  il  y  eût  du  feu. 

«  Non,  reprit  M.  Pecksniff,  réflexion  faite,  si  le  feu  est  al- 
lumé dans  la  salle  à  manger,  je  saurai  bien  moi-même  trouver 
le  chemin.  » 

Et,  sans  plus  tarder,  il  mena  ses  filles  dans  une  pièce  située 
au  rez-de-chaussée,  où,  sur  une  table  trap  grande  pour  la  nappe 
étriquée  qui  avait  la  prétention  de  la  couvrir,  le  couvert  était 
déjà  mis  pour  le  déjeuner.  On  y  voyait  un  large  morceau  de 
bœuf  bouilli ,  d'une  couleur  rosée  ;  un  pain  de  deux  livres ,  du 
modèle  que  les  ménagères  appellent  du  pain  mollasse  et  où 
il  y  a  beaucoup  de  mie ,  avec  une  prodigalité  de  tasses  et  de 
soucoupes  ,  et  les  accessoires  d'usage. 

A  l'intérieur  du  garde-feu  il  y  avait  une  demi-douzaine 
de  paires  de  souliers  et  de  bottes ,  de  grandeurs  diverses ,  qui 
venaient  d'être  nettoyées  et  dont  les  semelles  étaient  tournées 
vers  le  foyer  pour  sécher  ;  de  plus,  une  paire  de  petites  guêtres 
noires,  sur  l'une  desquelles  un  farceur,  qui  était  descendu  fur- 
tivement pendant  le  temps  de  la  toilette  et  remonté  de  même  , 
avait  écrit  à  la  craie  :  Propriété  de  Jinkins ,  tandis  que  l'autre 
guêtre  qui  faisait  pendant  était  ornée  d'un  portrait  qui  repré- 
sentait apparemment  le  profil  de  Jinkins  lui-même. 

La  maison  où  Mme  Todgersteaait  sa  pension  bourgeoise  pour 
les  gentlemen  du  commerce  était  de  celles  qui  sont  noires  en 
tout  temps  :  mais  ce  matin-là  elle  l'était  plus  qu'à  l'ordinaire. 
Dans  le  couloir  il  y  avait  une  odeur  incrustée ,  comme  si  l'es- 
sence concentrée  de  tous  les  dîners  qui  jusqu'alors  avaient  été 
apprêtés  dans  la  cuisine,  depuis  que  la  maison  était  construite, 
tournait  en  nuage  condensé  au  haut  de  l'escalier  de  cette  cui- 
sine, sans  qu'on  pût,  comme  le  Moine  Noir  de  Don  Juan,  la 
faire  jamais  disparaître.  En  particulier,  on  y  distinguait  un 
goût  de  choux,  comme  si  tous  ceux  qui  avaient  bouilli  en 
ce  lieu  avaient  le  privilège  de  rester  toujours  verts,  em- 
blème d'une  vigueur  éternelle.  Le  parloir  était  lambrissé,  et  les 
étrangers,  en  y  entrant  ,  ne  pouvaient  se  défendre  d'une 
appréhension  magnétique  et  instinctive  des  rats  et  des  souris. 


DE  MARTIN    GHUZZLEWIT.  U3 

L'escalier  était  très-sombre  et  très-large  ;  les  balustrades  en 
étaient  si  épaisses  et  si  lourdes,  qu'elles  eussent  pu  servir  pour 
soutenir  un  pont.  Dans  un  coin  ténébreux  du  premier  palier  il  y 
avait  une  horloge  gigantesque,  sans  forme  connue,  couronnée  de 
trois  boules  de  cuivre,  on  ne  savait  pourquoi  ;  presque  personne 
ne  l'avait  jamais  aperçue,  au  moins  personne  ne  la  regardait  ja- 
mais ;  elle  ne  semblait  occupée  de  continuer  son  bruyant  tic  tac 
que  pour  mettre  en  garde  les  écervelés  qui  fussent  venus  s'y 
cogner  accidentellement.  De  mémoire  d'homme,  cet  escalier  de 
la  maison  Todgers  n'avait  jamais  reçu  ni  papier  ni  peinture.  Il 
était  noir,  triste  et  humide.  Tout  en  haut  se  trouvait  un  châs- 
sis vitré ,  vieux ,  délabré  ,  détraqué ,  hideux ,  raccommodé  et 
rapiécé ,  qui  regardait  d'un  air  sinistre  ce  qui  allait  et  venait 
au-dessous  de  lui,  et  couvrait  Tescalier  de  la  maison  Todgers 
comme  une  sorte  de  bocal  à  cornichons  de  nature  humaine  , 
pour  conserver  l'espèce  toute  particulière  d'habitués  qui  grouil- 
laient là  dedans. 

Il  n'y  avait  pas  dix  minutes  que  M.  PecksnifT  et  ses  char- 
mantes filles  se  chauffaient  devant  le  feu ,  quand  on  entendit 
sur  l'escalier  un  bruit  de  pas.  La  divinité  qui  présidait  à  l'éta- 
blissement entra  en  toute  hâte. 

Mme  Todgers  était  une  dame  passablement  osseuse  et  angu- 
leuse, qui  portait  sur  le  devant  de  la  tête  une  rangée  de  boucles 
en  forme  de  petits  barils  de  bière ,  et  tout  à  fait  en  haut  une 
espèce  de  réseau  :  était-ce  un  bonnet?  pas  précisément;  c'était 
plutôt  une  toile  d'araignée.  A  son  bras  pendait  un  petit  panier, 
et  dans  ce  panier  se  trouvait  un  trousseau  de  clefs  qui  se  heur- 
taient l'une  contre  l'autre  avec  les  pas  cadencés  de  la  dame. 
De  l'autre  main ,  elle  portait  une  chandelle  allumée  dont  elle 
se  servit  pour  regarder  un  instant  M.  Pecksniff,  et  qu'elle  posa 
ensuite  sur  la  table ,  afin  de  le  recevoir  avec  une  plus  grande 
cordialité. 

«  Monsieur  Pecksniff  1...  s'écria-t-elle.  Soyez  le  bienvenu  à 
Londres  !  Qui  se  serait  attendu  à  une  visite  semblable  après 
tant....  mon  Dieu!  mon  Dieul...  tant  d'années?  Gomment  vous 
portez-vous,  monsieur  Pecksniff? 

—  Toujours  de  même,  comme  vous  voyez;  et,  comme  tou- 
jours, enchanté  de  vous  voir.  En  vérité,  vous  êtes  rajeunie! 

—  C'est  vous  qui  l'êtes  plutôt,  dit  Mme  Todgers.  Vous  n'êtes 
pas  du  tout  changé. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites  là  ?  s'écria  M.  Pecksniff,  étendant 
la  mfàn  vers  les  jeunes  filles.  Est-ce  que  ceci  ne  me  vieillit  pas? 


Ikk  VIE   ET    AVENTURES 

—  Ce  ne  sont  pas  là  vos  filles  !...  s'écria  à  son  tour  la  dame 
levant  ses  mains  dans  sa  surprise  et  les  croisant  après.  Oh  l 
non  ,  monsieur  Pecksniff;  c'est  votre  seconde  femme  avec  sa 
femme  de  chambre.  » 

M.  Pecksniff  sourit  avec  complaisance,  secoua  la  tête  et  dit  : 
«  Ce  sont  mes  filles,  mistress  Todgers  ;  ce  sont,  purement  et 
simplement  mes  filles. 

—  Ah  !  soupira  la  bonne  dame,  je  dois  vous  croire  :  car,  main- 
tenant que  je-  les  regarde,  il  me  semble  que  je  les  eusse  recon- 
nues n'importe  où.  Mes  chères  demoiselles  Pecksniff,  vous  ne 
savez  pas  tout  le  plaisir  que  j'ai  à  revoir  votre  papa  !  » 

Elle  les  étreignit  toutes  deux  ;  et  soit  l'émotion  ,  soit  l'effet 
de  l'inclémence  de  la  saison ,  Mme  Todgers  sentit  le  besoin  de 
tirer  de  son  petit  panier  un  mouchoir  de  poche  qu'elle  porta  à 
son  visage. 

«  Maintenant,  ma  bonne  dame,  dit  M.  PecksnifT,  je  connais 
les  règles  de  votre  établissement,  et  je  sais  que  vous  ne  recevez 
pour  locataires  que  des  gentlemen.  Mais  j'ai  pensé ,  quand  je 
suis  parti  de  chez  moi,  que  peut-être  vous  voudriez  bien  don- 
ner à  mes  filles  l'hospitalité  et  faire  une  exception  en  leur 
faveur. 

—  Peut-être,  dit  Mme  Todgers  toujours  en  extase,  peut-être 
bien.... 

—  Franchement,  j'étais  sûr  que  vous  y  consentiriez,  dit 
M .  Pecksniff.  Je  sais  que  vous  avez  une  petite  chambre  où  elles 
pourraient  être  commodément ,  sans  paraître  à  la  table  géné- 
rale. 

—  Ces  chères  enfants!...  dit  Mme  Todgers.  Permettez  que 
je  les  embrasse  encore.  » 

Mme  Todgers  ne  paraissait  occupée  que  du  plaisir  d'embras- 
ser encore  ces  chères  demoiselles ,  ce  qu'elle  fit  avec  de  nou- 
velles démonstrations  de  tendresse.  Mais  la  vérité  est  que  la 
maison  étant  entièrement  remplie ,  sauf  un  lit  à  Tusage  de 
M.  Pecksniff,  la  brave  dame  avait  besoin  de  se  donner  un  peu 
de  temps  pour  réfléchir  :  c'était  une  question  épineuse.  Après 
avoir  embrassé  les  deux  sœurs,  elle  s'arrêta  un  moment  à  les 
contempler  :  dans  l'un  de  ses  yeux  brillait  l'affection,  et 
dans  l'autre  rayonnait  le  calcul.  Enfin  elle  s'écria  : 

«  Je  crois  pouvoir  arranger  l'affaire.  Un  lit  canapé  dans  la 
troisième  petite  chambre  qui  ouvre  sur  mon  parloir  particulier. 
Ohl  mes  chères  demoiselles  1...  » 

Là-dessus  elle  les  embrassa  de  nouveau,  en  faisant  observer 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  Uô 

qu'elle  serait  bien  embarrassée  de  décider  laquelle  des  deux 
ressemblait  le  plus  à  sa  pauvre  mère  ,  et  c'était  assez  naturel , 
puisqu'elle  n'avait  jamais  vu  cette  dame,  mais  qu'il  lui  semblait 
que  c'était  la  cadette,  et  elle  ajouta  : 

ff  Ces  messieurs  vont  desceadre  dans  l'instant.  Fatiguées 
comme  elles  le  sont  de  leur  voyage ,  ces  demoiselles  ne  veu- 
lent-elles pas  se  rendre  dans  leur  chambre  ?  » 

Cette  chambre  était  située  sur  le  même  palier;  c'était  eu 
réalité  la  salle  du  fond,  sur  le  derrière  ;  et,  comme  l'avait  dit 
Mme  Todgers,  elle  avait  le  grand  avantage  (à  Londres!)  de 
n'avoir  pas  de  vis-à-vis,  ainsi  que  les  deux  demoiselles  pour- 
raient voir  quand  le  brouillard  serait  dissipé.  Ce  n'était  pas 
une  annonce  pompeuse  et  vaine  ,  car  ladite  chambre  jouissait 
seulement  d'une  perspective  de  deux  pieds  terminée  par  une 
muraille  brune  surmontée  d'un  réservoir  obscur.  Le  logement 
destiné  aux  jeunes  filles  communiquait  avec  cette  pièce  par 
une  petite  porte  on  ne  peut  plus  commode ,  qui  ne  pouvait 
s'ouvrir  qu'en  la  poussant  de  toutes  ses  forces.  Ce  boudoir  avait 
aussi  vue  sur  un  autre  angle  de  muraille  avec  une  autre  face 
du  même  réservoir. 

«  Votre  côté  n'est  pas  humide,  dit  Mme  Todgers.  L'autre  est 
l'appartement  de  M.  Jinkins.  d 

Dans  le  premier  de  ces  sanctuaires  le  jeune  concierge  alluma* 
du  feu  en  toute  hâte.  Tout  en  faisant  sa  besogne,  il  profitait  de 
l'absence  de  sa  maîtresse  pour  siffler,  sans  compter  les  figures 
qu'il  dessinait  sur  son  pantalon  de  velours  à  côtes  avec  des 
bouts  de  tison  ;  mais,  surpris  par  Mme  Todgers  en  flagrant  de- 
lit  ,  il  fut  renvoyé  avec  un  soufflet.  Mme  Todgers  prépara  de 
ses  mains  le  déjeuner  des  jeunes  personnes,  puis  alla  présider 
le  repas  de  ses  pensionnaires ,  qui  se  livraient  avec  assez  de 
bruit  à  des  plaisanteries  dont  M.  Jinkins  faisait  les  frais. 

a  Je  ne  vous  demande  pas  encore,  mes  chéries,  dit  M.  Pecks- 
niff  montrant  son  nez  à  la  porte  ,  si  vous  aimez  le  séjour  de 
Londres. 

—  Nous  n'en  avons  pas  vu  grand'chose,  p'pa  !  s'écria  Merry. 

—  Ou  plutôt,  j'espère,  nous  n'en  avons  rien  vu  du  tout,  »  dit 
Cherry. 

Toutes  deux  avaient  l'air  consterné.  ^ 

a  C'est  vrai,  dit  M.  Pecksniff.  Nous  avons  devant  nous  nos 

plaisirs  et  nos  affaires.  Tout  viendra  en  son  temps.  Il  n'y  a 

que  patience  à  prendre.  » 
Les  affaires  de  M.  Pecksniff  à  Londres  se  rattachai ent-elii-s 
Martin  CHTjzzLKWiT.  — i  lu 


U6  VIE  ET  AVENTURES 

aussi  étroitement  à  sa  profession  qu'il  l'avait  donné  à  entendre 
à  son  nouvel  élève?  C'est  ce  que  nous  verrons  cr  en  son  temps,  » 
pour  adopter  les  propres  expressions  de  ce  digne  monsieur. 


CHAPITRE   IX. 

La  ville  et  la  maison  Todgers. 

Dans  aucun  autre  faubourg ,  ville  ou  hameau  du  monde  en- 
tier, il  n'y  a  jamais  eu  assurément  un  lieu  aussi  bizarre  que  la 
maison  Todgers.  Et  assurément  aussi,  Londres,  à  en  juger 
d'après  la  partie  de  cette  ville  qui  se  pressait  autour  de  Ig 
maison  Todgers,  qui  la  serrait,  la  heurtait,  la  foulait  avec  ses 
coudes  de  briques  et  de  mortier,  lui  enlevait  l'air  respirable  et 
formait  un  rideau  entre  elle  et  la  lumière  ;  Londres  était  digno 
de  la  maison  Todgers,  la  vraie  parente  ,  la  vraie  mère  de  bien 
des  centaines,  de  bien  des  milliers  de  maisons  de  Tantique  fa- 
mille à  laquelle  appartenait  la  maison  Todgers. 

Vous  n'eussiez  pu  trouver  le  chemin  de  la  maison  Todgers 
comme  celui  de  toute  autre  maison.  Il  vous  fallait  durant  plus 
d'une  heure  chercher  votre  itinéraire  à  travers  des  ruelles, 
des  rues  écartées,  des  cours  et  des  passages,  avant  d'arriver  à 
quelque  chose  qu'on  pût  raisonnablement  appeler  une  rue. 
L'étranger  qui  errait  parmi  ces  labyrinthes  inextricables  se 
laissait  aller  à  une  angoisse  résignée  ;  et,  reconnaissant  qu'il 
s'était  égaré,  il  tournait  çà  et  là  sur  lui-même,  quitte  à  rétrogra- 
der tranquillement  lorsqu'il  se  trouvait  arrêté  par  un  mur  sans 
jssueoupar  une  grille  de  fer,  se  disant  par  résignation  que  le 
moyen  de  sortir  d'embarras  s'offrirait  de  lui-même  au  moment 
où  il  y  penserait  le  moins,  mais  qu'il  était  superflu  de  vouloir 
le  devancer.  Il  y  avait  des  exemples  de  gens  qui,  invités  à 
dîner  à  la  maison  Todgers,  avaient  fait  des  circuits  durant  un 
temps  considérable  en  apercevant  toujours  les  mitres  de  ses 
cheminées,  sans  pouvoir  jamais  y  arriver,  et  qui  avaient  dû 
finir  par  retourner  chez  eux  avec  regret  peut-être,  mais  tran- 
quillement et  sans  se  plaindre.  Jamais  personne  n'avait 
trouvé  la  maison  Todgers  sur  une  simple  indication  verbale, 
même  à  une  minute  de  distance.  De  prudents  émigrants  d'É- 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  U7 

cosse  ou  du  nord  de  l'Angleterre  avaient  bien  pu  y  parvenir, 
il  est  vrai,  mais  à  la  condition  de  mettre  en  réquisition  quel- 
que petit  pauvre,  né  à  Londres,  et  de  s'en  faire  escorter  en 
qualité  de  cicérone  ,  ou  bien  de  s'accrocher  avec  ténacité  au 
facteur  de  la  poste.  Mais  c'étaient  là  de  rares  exceptions  et 
qui  ne  servaient  qu'à  mieux  démontrer  la  règle  :  à  savoir  que 
la  maison  Todgers  étfdt  située  dans  un  labyrinthe  dont  le 
mystère  n'était  connu  que  d'un  petit  nombre  d'initiés. 

Plusieurs  commissionnaires  en  fruits  avaient  leurs  dépôts 
près  de  la  maison  Todgers;  et  l'une  des  premières  impres- 
sions que  recevaient  les  sens  des  étrangers  était  une  odeur 
d'oranges,  d'oranges  gâtées,  piquées  de  taches  bleues  ou 
vertes,  moisissant  en  caisses  ou  se  détériorant  en  cave.  Tout 
le  long  du  jour,  une  file  de  porteurs  venant  des  quais  de 
la  rivière  voisine ,  le  dos  chargé  d'une  jcaisse  d'oranges 
pleine  à  en  craquer,  cheminaient  lentement  à  travers  les  rues 
étroites  ;  tandis  que  sous  une  voûte,  près  d'une  taverne,  les 
tas  d'oranges  dont  on  se  régalait  sur  place  étaient  empilés  du 
matin  au  soir.  Non  loin  de  la  maison  Todgers,  il  y  avait  d'é- 
tranges pompes  n'appartenant  à  personne,  cachées  pour  là 
plupart  au  fond  de  passages  obscurs  et  tenant  compagnie  à 
des  échelles  à  incendie.  Il  y  avait  aussi  des  églises  par  dou- 
zaines, avec  maint  petit  cimetière  mélancolique  tout  couvert 
de  cette  végétation  désordonnée  qui  naît  spontanément  de 
l'humidité  des  tombes  et  des  ruines.  Dans  quelques-uns  de 
ces  tristes  lieux  de  repos,  qui  ressemblaient  à  peu  près  autant 
aux  verts  cimetières  de  campagne  que  les  pots  de  terre 
placés  sur  les  fenêtres  qui  les  dominaient,  et  contenant  du 
réséda  vulgaire  ou  de  la  giroflée  commune,  ressemblaient  aux 
jardins  rustiques,  il  y  avait  des  arbres,  de  grands  arbres  : 
chaque  année,  au  retour  de  la  belle  saison,  ces  arbres  don- 
naient des  feuilles  ;  mais,  à  en  juger  par  la  longueur  de  leurs 
rameaux,  on  pouvait  s'imaginer  qu'ils  regrettaient  la  forêt, 
leur  patrie  première,  comme  l'oiseau  en  cage  regrette  son 
nid.  La  nuit,  de  vieux  watchmen  paralysés  gardaient  les 
corps  des  décédés,  et  cela  durant  bien  des  années,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  ils  fussent  pour  leur  propre  compte  descendus  au 
lieu  du  rendez- vous  général  et  fraternel;  et,  sauf  que  ces  in- 
valides dormaient  alors  plus  profondément  sous  terre  qu'ils 
ne  l'avaient  jamais  fait  quand  ils  étaient  de  ce  monde ,  sauf 
qu'ils  étaient  maintenant  enfermés  dans  une  autre  sorte  de 
boîte  que  leur  guérite,  on  pouvait  dire  que  leur  condition  avait 


U8  VIE   ET   AVENTURES 

à  peine  subi  un  changement  matériel  lorsque  leur  tour  était 
veiiu  d'être  veillés  par  d'autres. 

Parmi  les  rues  étroites  du  voisinage,  il  y  avait  çà  et  là 
quelque  ancienne  porte  de  chêne  sculpté,  d'où  autrefois  s'é- 
taient échappés  souvent  les  bruits  joyeux  du  plaisir  et  des 
fêtes.  Aujourd'hui  les  maisons  auxquelles  elles  appartenaient, 
consacrées  uniquement  au  commerce,  étaient  sombres  et  si- 
nistres ;  remplies  de  laine,  de  coton  et  autres  marchandises 
semblables  ,  dont  la  pesanteur  étouffe  tout  son  et  comprime 
tout  écho,  elles  offraient  quelque  chose  de  mort  qui  se  joi- 
gnait à  leur  silence  et  à  leur  solitude  pour  leur  donner  un 
aspect  lugubre.  Il  y  avait  encore  dans  ce  quartier  des  cours 
où  n'avaient  jamais  passé  que  les  gens  attardés,  et  où  de 
vastes  sacs  et  des  mannes  pleins  de  provisions ,  attachés  en 
haut  et  en  bas,  jetaient  suspendus  à  des  crampons  élevés  entre 
le  ciel  et  la  terre.  Près  de  la  maison  Todgers  il  se  trouvait 
plus  de  camions  qu'il  n'en  eût  fallu  pour  une  ville  entière  ; 
non  pas  des  camions  en  activité  de  service,  mais  des  trucks 
vagabonds,  flânant  pour  toujours  dans  d'étroites  ruelles  de- 
vant les  portes  de  leurs  maîtres,  et  ne  servant  qu'à  encombrer 
la  voie  publique  :  aussi,  lorsqu'un  fiacre  égaré  ou  une  lourde 
charrette  passait  par  là,  ces  objets  causaient-ils  un  tumulte 
qui  agitait  tout  le  quartie-r  et  faisait  vibrer  les  cloches  elles- 
mêmes  dans  la  tour  de  l'église  voisine.  Dans  les  coins  et  re- 
coins des  impasses  qui  touchaient  à  la  maison  Todgers,  des 
débitants  de  vin  et  des  marchands  épiciers  s'étaient  constitué 
à  l'aise  de  petites  villes  ;  et,  à  une  grande  profondeur  sous 
les  fondations  mêmes  de  ces  bâtiments,  le  sol  était  miné, 
fouillé  et  converti  en  écuries  où,  dans  le  silence  du  dimanche, 
on  pouvait  entendre  des  chevaux  de  charrette,  effrayés  par 
les  rats,  secouer  violemment  leur  licou,  comme  on  dit,  dans  les 
contes  de  maisons  hantées  par  des  revenants,  que  les  âmes 
en  peine  secouent  leurs  chaînes. 

Il  faudrait  un  bon  volume  pour  parler  de  la  moitié  des 
étranges  et  misérables  tavernes  qui  semblaient  cacher  leur 
existence  crapuleuse  près  de  la  maison  Todgers  ;  tandis  qu'un 
second  volume,  non  moins  considérable ,  pourrait  être  con- 
sacré à  la  description  des  chalands  non  moins  nombreux  qui 
en  fréquentaient  les  salles  mal  éclairées.  C'étaient,  en  géné- 
ral, les  indigènes  de  la  localité,  qui  y  étaient  nés,  y  avaient 
été  nourris  depuis  leur  enfance,  et  qui  depuis  longtemps 
étaient  devenus  essoufflés  et  asthmatiques,  n'ayant  plus  d'ha- 


DE    MARTIN    GHUZZLEWIT.  Ik9 

leine  que  pour  conter  des  histoires,  la  seule  chose  pour  la- 
quelle ils  fussent  merveilleusement  doués  d'une  longue  res- 
piration. Ces  gens-là  étaient  très-hostiles  à  la  vapeur  et  à 
toutes  les  inventions  modernes  ;  ils  considéraient  les  ballons 
comme  une  œuvre  de  Satan,  et  déploraient  la  décadence  de 
l'époque.  Celui  des  membres  particuliers  de  chacune  des  petites 
congrégations  qui  était  chargé  des  clefs  de  l'église  la  plus 
voisine  ne  manquait  pas  d'attribuer  la  misère  des  temps  à 
l'invasion  des  croyances  dissidentes  et  au  schisme  religieux  ; 
mais  la  majeure  partie  de  la  population  locale  inclinait  à 
penser  que  la  vertu  était  partie  avec  la  poudre  à  cheveux,  et 
que  la  grandeur  de  la  vieille  Angleterre  avait  été  enveloppée 
dans  la  ruine  des  barbiers. 

Quant  à  la  maison  Todgers,  pour  n'en  parler  qu'à  raison  de 
sa  position  topographique  et  sans  faire  allusion  à  ses  qualités 
comme  pension  bourgeoise  pour  les  gentîem.en  du  com.merce, 
elle  était  digne  de  se  trouver  en  semblable  compagnie.  Sur 
un  de  ses  côtés  elle  avait,  au  rez-de-chaussée,  une  fenêtre 
d'escalier  qui,  d'après  la  tradition,  n'avait  pas  été  ouverte  de- 
puis cent  ans  au  moins,  et  qui,  donnant  sur  une  ruelle  pleine 
de  poussière,  était  tellement  souillée  et  obstruée  par  la  boue 
d'un  siècle,  que,  grâce  à  ce  mastic  crasseux,  pas  un  des  car- 
reaux ne  pouvait  tomber,  quoiqu'ils  fussent  tous  fêlés,  fen- 
dillés et  craquelés  en  vingt  morceaux.  Mais  le  grand  mystère 
de  la  maison  Todgers  était  dans  ses  caves,  auxquelles  don- 
naient seulement  accès  une  petite  porte  de  derrière  et  une  grille 
Touillée.  De  mémoire  d'homme,  ces  caves  avaient  toujours  été 
sans  communication  avec  la  maison,  et  toujours  elles  avaient 
appartenu  à  un  autre  propriétaire.  Le  bruit  courait  qu'elles 
regorgeaient  de  richesses,  quoique  ce  fût  un  sujet  de  pro- 
fonde incertitude  et  de  suprême  indifférence  pour  la  maison 
Todgers  et  tous  ses  habitants  de  savoir  si  ces  richesses  con- 
sistaient en  argent,  en  or,  en  bronze,  en  pipes  de  vin  ou  en 
barils  de  poudre  à  canon. 

Il  n'est  pas  non  plus  sans  intérêt  de  mentionner  le  haut  de 
l'édifice.  Sur  le  toit  régnait  une  espèce  de  terrasse  où  étaient 
des  poteaux  et  des  débris  de  cordes  destinées  à  faire  sécher  le 
linge  ;  on  y  voyait,  en  outre,  deux  ou  trois  boîtes  à  thé  rem- 
plies de  terre,  avec  quelques  plantes  délaissées  qui  ressem- 
blaient à  des  cannes.  Quiconque  grimpait  à  cet  observatoire 
ne  manquait  pas  d'abord  de  se  faire  une  bosse  à  la  tête  en  se 
cognant  contre  la  petite  porte  qui  y  donnait  accès,  puis  éprou- 


150  VIE   ET   AVEJNTURES 

vait  une  suffocation  inévitable  en  plongeant  malgré  lui  dans 
ia  cheminée  de  la  cuisine  qui  se  trouvait  juste  au-dessous; 
mais  après  ces  deux  phases  d'observation  il  y  avait  des 
choses  qui  méritaient  d'être  examinées  du  haut  de  la  maison 
Todgers.  D'abord  et  avant  tout,  si  le  jour  était  brillant,  vous 
pouviez  observer  sur  le  faîte  des  maisons  qui  s'étendaient  au 
loin  une  longue  ligne  noire  :  c'était  l'ombre  du  Monument,  En 
tournant  autour  de  la  terrasse,  la  figure  gigantesque  qui  le  sur- 
monte vous  apparaissait  avec  ses  cheveux  dressés  sur  sa  tête 
dorée,  comme  si  elle  était  effrayée  de  la  physionomie  et  du  mou- 
vement de  la  Cité.  Puis  c'étaient  des  clochers,  des  tours,  des 
beffrois,  d'étincelantes  girouettes,  des  mâts  de  vaisseaux,  une 
véritable  forêt;  des  pignons,  des  toits,  des  fenêtres  de  man- 
sarde, tout  cela  dans  un  pêle-mêle  inextricable  ;  enfin  assez  de 
fumée  et  de  bruit  pour  remplir  un  monde. 

Après  le  premier  coup  d'œil,  il  y  avait,  au  milieu  de  cet  en- 
tassement d'objets,  certains  petits  traits  qui  se  détachaient  de 
la  masse  sans  cause  voulue  et  s'emparaient,  bon  gré  mal  gré, 
de  l'attention  des  spectateurs.  Ainsi  les  mitres  des  chemi- 
nées placées  au-dessus  d'une  masse  de  bâtiments  sem- 
blaient se  iour/ier  gravement,  de  temps  en  temps,  les  unes 
vers  les  autres,  pour  se  communiquer  le  résultat  de  leurs 
observations  distinctes  sur  tout  ce  qui  se  passait  en  bas. 
D'autres,  de  forme  bossue,  semblaient  se  pencher  malicieuse- 
ment et  se  mettre  de  travers  tout  exprès  pour  intercepter  la 
perspective  à  la  maison  Todgers.  L'homme  qui,  à  une  fenêtre 
supérieure  de  la  maison  vis-à-vis,  était  occupé  à  tailler  une 
plume,  prenait  une  haute  importance  dans  la  scène,  et,  quand 
il  se  retirait,  il  y  laissait  un  vide  ridiculement  disproportionné 
avec  l'étendue  du  panorama.  Les  tressants  d'une  pièce  d'é- 
toffe sur  ia  perche  d'un  teinturier  offraient  en  ce  momeîitbien 
plus  d'intérêt  que  tout  le  mouvement  changeant  de  la  foule. 
Cependant,  tandis  que  le  spectateur  s'étonnait  de  cet  effet  et 
ne  le  subissait  qu'à  contre-cœur,  le  bruit  d'en  bas  montait 
avec  la  force  d'un  mugissement;  la  masse  des  objets  semblait 
s'épaissir  et  se  multiplier  au  centuple  :•  aussi  le  curieux,  après 
avoir  regardé  tout  autour  de  lui,  dans  une  véritable  épou- 
vante, redescendait-il  dans  l'intérieur  de  la  maison  Todgers 
beaucoup  plus  vite  qu'il  n'était  monté  ;  dix  fois  pour  une,  il 
disait  ensuite  à  Mme  Todgers  que,  sans  cela,  il  fût  certaine- 
ment tombé  dans  la  rue  par  le  chemin  le  plus  court,  c'est-à- 
dire  la  tête  la  première. 


DE    MARTIN   CHUZZLEVvIT.  151 

C'est  ce  que  direntaussiles  deux  demoiselles Pecksniff,  quand 
elles  quittèreDt  a^ec  Mme  Todgers  ce  poste  d'observation,  lais- 
sant le  jeune  concierge  fermer  la  porte  derrière  elles  et  les 
suivre  sur  l'escalier.  Celui-ci,  vu  son  goût  pour  le  jeu,  et  le 
plaisir  particulier  à  son  sexe  et  à  son  âge  de  s'esposer  à  "ie 
briser  en  mille  morceaux,  était  resté  en  arrière,  occupé  à  se 
promener  sur  le  rebord  de  la  terrasse. 

Dès  la  seconde  journée  de  leur  résidence  à  Londres,  les  de- 
moiselles Pecksniff  et  Mme  Todgers  s'étaient  mises  sur  ua 
pied  de  grande  intimité  ;  tellement  que  cette  dernière  dame 
leur  avait  déjà  confié  les  détails  de  trois  tendres  déceptioiiS 
éprouvées  par  elle  au  temps  de  sa  jeunesse;  en  outre,  elle 
avait  communiqué  à  ses  jeunes  amies  un  sommaire  général 
de  la  vie,  de  la  conduite  et  du  caractère  de  M.  Todgers,  qui,  à 
ce  qu'il  paraît,  s'était  brusquement  soustrait  à  leurs  projeis 
d'avenir  matrimonial  en  se  dérobant  traîtreusement  à  son 
propre  bonheur  pour  alier  s'établir  en  garçon  loin  d'elle. 

«  Votre  papa  avait  jadis  pour  moi  des  attentions  mar- 
quées ,  mes  chères  amies,  dit  Mme  Todgers;  mais  c'eût  été 
trop  de  félicité  pour  moi  d'être  votre  maman,  et  cette  lélLcité 
m'a  été  refusée.  Vous  auriez  peut-être  bien  de  la  peiLe  à  re- 
connaître pour  qui  ceci  a  été  fait?  :» 

En  parlant  ainsi,  elle  appela  leur  attention  sur  une  minia- 
ture ovale  ,  semblable  à  un  petit  vésicatoire,  et  qui  était 
accrochée  au-dessus  du  porte-bouilloire.  On  y  voyait  sa  Cgure 
dans  le  nuage  vaporeux  d'un  rêve. 

«  La  ressemblance  est  frappante  !  s'écrièrent  les  demoi- 
selles Pecksniff. 

—  C'est  ce  qu'on  trouvait  autrefois,  dit  Mme  Todgers,  se 
chaulTant  au  feu  d'une  façon  tout  à  fait  masculine  ;  mais  je 
n'aurais  pas  cru  que  vous  m'eussiez  reconnue,  mes  amours.  » 

Oh!  certainement,  elles  l'eussent  reconnue  partout,  à  ce 
qu'elles  dirent.  Si  elles  avaient  aperçu  ce  portrait  dans  la  rue, 
ou  à  la  montre  d'une  boutique,  elles  n'eussent  pas  manqué 
de  s'écrier  :  a  Dieu  du  ciel!  mistress  Todgers  !...  » 

«  La  direction  d'un  établissement  tel  que  celui-ci ,  dit 
Mme  Todgers,  fait  bien  des  ravages  dans  les  traits.  Rien  que 
le  jus  de  viande  suiîit  pour  vous  vieillir  de  vingt  ans,  je  vous 
l'assure. 

—  Grand  Dieu!...  s'écrièrent  les  deux  demoiselles  Pecks- 
niff. 

—  L'anxiété  que  cause  cet  iugrcdient,  mes  chères  amies, 


152  VIE   ET    AVENTURES 

tient  continuellement  l'esprit  à  la  torture.  Il  n'existe  pas  dans 
le  cœur  humain  de  passion  aussi  forte  que  celle  des  gentle- 
men du  commerce  pour  le  jus  de  viande.  Un  gros  morceau , 
c'est  trop  peu  dire,  un  animal  tout  entier  ne  donnerait  pas  la 
quantité  de  jus  de  viande  qu'il  leur  faut  chaque  jour  à  dîner. 
Personne  ne  pourrait  s'imaginer,  s'écria  Mme  Todgers  en  le- 
vant les  yeux  et  secouant  la  tête ,  tout  ce  que  j'en  ai  souf- 
fert. 

—  Juste  comme  M.  Pinch,  Merryl  dit  miss  Charity.  Nous 
avons  toujours  remarque  chez  lui  ce  goût  prononcé ,  vous 
rappelez-vous? 

—  Oui,  ma  chère,  dit  Merry  avec  un  rire  étouffé;  mais 
vous  savez  aussi  que  jamais  nous  ne  l'avons  gâté  sous  ce  rapport. 

—  Vous,  mes  amies,  comme  vous  avez  affaire  aux  élèves 
de  votre  papa  qui  ne  peuvent  se  servir  eux-mêmes,  vous  êtes 
parfaitement  .à  votre  aise.  Mais  dans  un  établissement  com- 
rriercial  où  tel  gentleman  peut  vous  dire,  le  samedi  soir  : 
a  Mistress  Todgers,  à  pareil  jour  de  la  semaine  prochaine, 
nous  nous  séparerons,  à  cause  du  fromage,  »  il  n'est  pas 
aussi  aisé  de  m.aintenir  la  bonne  intelligence.  Votre  papa, 
ajouta  la  brave  dame,  m'a  fait  l'amitié  de  m'inviter  à  parta- 
ger aujourd'hui  votre  promenade  :  si  je  ne  me  trompe,  c'est 
pour  aller  voir  Mlle  Pinch  ,  une  parente ,  sans  doute ,  du 
gentleman  dont  vous  parliez  tout  à  l'heure,  n'est-ce  pas,  mes- 
demoiselles"? 

. —  Pour  l'amour  de  Dieu,  mistress  Todgers,  répliqua  vive- 
ment la  gracieuse  Merry,  n'appelez  pas  ça  un  gentleman.  Ma 
bonne  Cherry,  Pinch  un  gentleman  !  Oh  !  la  bonne  charge  ! 

—  Mauvaise  enfant!  s'écria  Mme  Todgers  en  l'embrassant 
avec  de  grandes  démonstrations  de  tendresse.  Vous  êtes  un 
vrai  lutin  !  Ma  chère  miss  Pecksniff,  quel  bonheur  la  gaieté 
de  votre  sœur  doit  causer  à  votre  papa  et  à  vous-même  I 

—  C'est  que,  voyez-vous,  reprit  Merry,  Pinch  est  bien  la 
plus  hideuse  créature  qu'il  soit  possible  de  voir,  avec  ses 
yeux  de  grenouille  ;  c'est  comme  un  ogre,  ni  plus  ni  moins; 
l'être  le  plus  laid,  le  plus  gauche,  le  plus  affreux,  que  vous 
puissiez  imaginer.  Eh  bienl  c'est  sa  sœur  chez  laquelle  nous 
allons ,  et  je  vous  laisse  à  penser  ce  qu'elle  doit  être.  Je  ne 
pourrai  pas  m'empêcher  de  rire  aux  éclats,  dit  la  charmante 
jeune  fille.  Il  me  sera  impossible  de  garder  mon  sérieux.  La 
seule  idée  de  l'existence  d'une  Mlle  Pinch  suffit  pour  vous 
faire  mourir  de  rire  ;  mais  la  voir  ?  oh  !  bon  Dieu!  » 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  15:i 

Mme  Todgers  rit  à  gorge  déployée  de  la  gaieté  de  soii  cher 
amour,  mais  en  déclarant  que,  pour  son  compte,  elle  avait  réelle- 
ment peur  d'elle.  Ma  parole  d'honneur!  miss  Merry  était  si 
railleuse  ! 

«  Qui  est-ce  qui  est  railleuse  ?  demanda  une  voix  par  l'ouver- 
ture de  la  porte  entre-bâillée.  J'espère  Lien  que,  dans  notre  fa- 
mille, il  n'y  a  rien  qui  ressemble  à  de  la  raillerie  !  » 

Et  en  même  temps  M.  Pecksniff  se  montra  avec  son  sou- 
rire, en  disant  : 

«  Puis-je  entrer,  mistress  Todgers  ?  » 

Mme  Todgers  jeta  un  cri  perçant  :  car  la  petite  porte  de 
communication  entre  la  chambre  et  le  parloir  de  la  pension 
bourgeoise  étant  tout  ouverte,  on  apercevait  en  plein  le  lit- 
canapé  dans  toutes  ses  imperfections  monstrueuses.  Mais  elle 
eut  la  présence  d'esprit  de  fermer  cette  porte  en  un  clin  d'œil  ; 
et,  cela  fait,  elle  dit  non  sans  quelque  confusion  : 

«  Oh!  oui,  monsieur  Pecksniff,  vous  pouvez  entrer,  s'il 
vous  plaît. 

—  Comment  ça  va-t-il  aujourd'hui?  dit  gaiement  M.  Pecks- 
niff. Quels  plans  avons-nous  formés  ?  Sommes-nous  prêts  à 
partir  pour  aller  voir  la  sœur  de  Tom  Pinch  ?  Ha  !  ha  !  ha  1  ce 
pauvre  Thomas  Pinch  ! 

—  Sommes-nous  prêts,  répliqua  Mme  Todgers,  en  secouant 
la  tête  d'un  air  de  mystère,  à  rendre  une  réponse  favorable  à 
l'invitation  collective  des  bons  amis  de  M.  Jinkins?  Voilà  le 
premier  point,  monsieur  Pecksniff. 

—  Pourquoi  une  invitation  de  M.  Jinkins,  ma  chère  dame? 
demanda  M.  Pecksniff,  enlaçant  d'un  bras  la  taille  de  Merry, 
et  de  l'autre  celle  de  Mme  Todgers,  qu'il  parut  prendre,  par 
distraction,  pour  Charity.  Pourquoi  au  nom  de  M.  Jinkins? 

—  Parce  que  c'est  le  plus  ancien  pensionnaire ,  et  qu'en 
réalité,  c'est  lui  qui  mène  la  maison ,  répondit  Mme  Todgers 
avec  enjouement.  Voilà  le  pourquoi,  monsieur. 

—  Jinkins  est  un  homme  supérieur,  fit  observer  M.  Pecks- 
niff. J'ai  conçu  une  grande  estime  pour  Jinkins.  Je  regarde  le 
désir  qu'exprime  Jinkins  de  faire  une  politesse  à  mes  filles 
comme  une  preuve  de  plus  des  sentiments  affables  de  Jinkins, 
madame  Todgers. 

—  Eh  bien!  après  cela,  il  ne  vous  reste  plus  que  peu  de 
chose  à  dire,  monsieur  Pecksniff.  Ainsi,  ne  cachez  rien  à  ces 
chères  demoiselles.  » 

En  achevant  ces  paroles,  elle  se  dégagea  lestement  de  l'é- 


15^  VIE  ET   AVENTURES 

treinte  de  M.  Pecksnifif  pour  embrasser  elle-même  miss  Gha- 
rity.  On  n'a  jamais  su  bien  exactement  si  elle  avait  en  cela 
obéi  à  l'irrésistible  impulsion  de  Famitié  qu'elle  ressentait 
pour  cette  jeune  personne,  ou  si  son  mouvement  avait  eu 
pour  cause  une  ombre  de  mécontentement,  tranchons  le  mot, 
une  expression  dédaigneuse  que  Gharity  avait  laissé  lire  sur 
ses  traits.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  PecksnifT  se  mit  en  devoir 
d'instruire  ses  filles  du  fait  et  des  détails  de  l'invitation  col- 
lective dont  nous  venons  de  parler.  En  résumé,  les  gentlemen 
du  commerce  qui  formaient  la  moelle  et  la  substance  de  ce 
nom  collectif,  c'est-à-dire  comprenant  plusieurs  personnes  ou 
plusieurs  choses,  qu'on  appelait  Todgers,  désiraient  avoir  l'hon- 
neur de  voir  ces  demoiselles  à  la  table  générale  aussi  longtemps 
qu'elles  habiteraient  la  maison,  et  les  suppliaient  de  vouloir 
bien  embellir  de  leur  présence  le  dîner  du  lendemain,  qui  était 
un  dimanche.  Il  ajouta  que  Mme  Todgers  ayant  consenti,  pour 
sa  part ,  à  cette  invitation  ,  il  ne  demandait  pas  mieux  que  de 
l'accepter  aussi.  Il  quitta  donc  ses  filles  pour  aller  écrire  sa 
gracieuse,  réponse  ,  tandis  qu'elles  s'armaient  de  leur  plus 
beau  chapeau  pour  éclipser  et  écraser  Mlle  Pinch. 

La  sœur  de  Tom  Pinch  était  institutrice  dans  une  famille, 
une  famille  de  la  haute  volée,  la  famille  du  plus  riche  fon- 
deur de  bronze  et  de  cuivre  qu'il  y  eût  peut-être  dans  le 
monde  entier.  C'était  à  Gamberwell,  dans  une  maison  si 
grande  et  si  imposante,  que  son  extérieur  seul,  comme  les 
dehors  d'un  château  de  géant,  imprimait  la  terreur  dans  l'es- 
prit du  vulgaire  et  intimidait  les  plus  hardis.  Une  large  porte 
fermait  la  propriété  ;  tout  auprès  se  trouvait  une  grosse  cloche, 
dont  la  chaîne  était  déjà  faite  pour  exciter  l'admiration;  puis 
une  loge  spacieuse,  qui,  attenante  au  corps  de  logis  principal, 
masquait  peut-être  la  vue  du  dehors,  mais  au  dedans  ne  la 
rendait  que  plus  imposante.  A  cette  entrée,  un  grand  portier  fai- 
sait constante  et  bonne  garde  ;  et,  quand  il  avait  accordé  au  visi- 
teur le  laisser-passer,  il  agitait  une  seconde  grosse  cloche  :  à  cet 
appel  paraissait,  au  moment  précis,  sur  le  seuil  de  la  porte 
d'entrée,  un  grand  valet  de  pied ,  qui  avait  sur  son  habit  de 
livrée  tant  de  longues  aiguillettes  qu'il  passait  son  temps  à 
s'accrocher,  à  s'enchevêtrer  dans  les  chaises  et  les  tables,  et 
menait  une  vie  de  tourment,  qui  ne  pouvait  se  comparer  qu'au 
supplice  d'une  mouche  à  viande,  prise  au  milieu  d'un  monde 
de  toiles  d'araignée. 

Ce  fut  vers  cette  maison  que  M.  Pecksniff,  accompagné  de 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  155 

ses  filles  et  de  Mme  Todgers,  se  rendit  d'un  bon  pas  dans  une 
citadine  à  un  cheval.  Après  l'accomplissement  des  formalités 
préliminaires  dont  nous  avons  parlé,  ils  furent  introduits 
dans  la  maison,  et,  de  pièce  en  pièce,  arrivèrent  enfin  à  une 
petite  chambre  garnie  de  livres,  où  la  sœur  de  M.  Pinch  était 
occupée  en  ce  moment  à  donner  la  leçon  à  l'aînée  de  ses 
élèves,  petite  femme  précoce  de  treize  ans,  qui  était  arrivée 
déjà  à  un  tel  degré  d'embonpoint  et  d'éducation  qu'il  n'y  avait 
plus  rien  d'enfantin  chez  elle ,  ce  qui,  pour  ses  parents  et  ses 
amis,  était  un  grand  sujet  de  joie. 

«  Des  visiteurs  pour  miss  Pinch I  s  dit  le  valet  de  pied. 

Ce  devait  être  un  garçon  d'esprit,  car  il  prononça  ces  mots 
d'une  façon  fort  habile,  avec  une  nuance  distincte  entre  le 
froid  respect  qu'il  eût  mis  à  annoncer  une  visite  pour  la  fa- 
mille, et  l'intérêt  personnellement  affectueux  avec  lequel  il 
cùc  annoncé  une  visite  pour  le  cuisinier. 

«  Des  visiteurs  pour  miss  Pinch  I  » 

Miss  Pinch  se  leva  en  toute  hâte.  Son  agitation  prouvait 
clairement  qu'elle  n'était  pas  accoutumée  à  recevoir  de  nom- 
breuses visites.  En  même  temps,  la  jeune  élève  se  redressa 
d'une  manière  alarmante  et  se  disposa  à  prendre  bonne  note 
dans  son  esprit  de  tout  ce  qu'elle  allait  entendre  et  voir.  Car 
la  maîtresse  de  la  maison  était  curieuse  de  savoir  à  fond  l'his- 
toire naturelle  et  les  habitudes  de  l'animal  nommé  institu- 
trice, et  elle  encourageait  ses  filles  à  lui  fournir  à  cet  égard 
des  renseignements  toutes  les  fois  que  l'occasion  s'en  pré- 
sentait; et  certainement  on  ne  peut  nier  que  ce  ne  fût  pour 
toutes  les  parties  intéressées  une  chose  louable,  utile,  et  sur- 
tout amusante. 

Il  est  triste  d'avoir  à  dire,  mais  il  faut  que  justice  se  fasse, 
que  la  sœur  de  M.  Pinch  n'était  nullement  laide.  Au  contraire, 
.elle  possédait  une  jolie  figure,  une  figure  douce  et  qui  préve- 
nait en  sa  faveur;  de  plus,  une  taille  délicate,  fine,  un  peu 
courte,  mais  d'une  perfection  remarquable.  Elle  avait  quelque 
chose,  beaucoup  même,  de  son  frère,  pour  la  naïveté  de  ses 
manières  et  son  air  de  confiance  timide;  mais  elle  était  si  loin 
d'être  un  monstre,  ou  une  caricature,  ou  une  horreur,  ou 
quoi  que  ce  soit  de  semblable,  comme  les  deux  demoiselles 
Pecksniff  s'étaient  plu  à  le  prédire,  que  naturellement  ces 
deux  jeunes  personnes  l'envisagèrent  avec  une  profonde  indi- 
gnation en  s'apercevant  que  ce  n'était  point  du  tout  là  ce 
qu'elles  étaient  venues  voir. 


156  VIE  ET  AVENTURES 

Miss  Merry,  grâce  à  son  caractère  plus  enjoué,  sut  mieux 
prendre  son  parti  de  ce  désappointement  et,  en  apparence  du 
moins,  elle  rejeta  toute  impression  fâcheuse  en  riant  du  bout 
des  dents;  mais  sa  sœur,  sans  se  mettre  en  peine  de  cacher 
son  dédain,  le  traduisit  ouvertement  par  ses  regards.  Quant 
à  Mme  Todgers,  qui  donnait  le  bras  à  M.  Pecksniff,  elle  avait 
composé  sur  ses  traits  une  sorte  de  grimace  aimable,  conve- 
nable à  toute  disposition  d'esprit,  et  ne  trahissant  aucune 
ombre  d'opinion. 

«  Ne  vous  troublez  pas,  miss  Pinch,  dit  M.  Pecksniff  pre- 
nant dans  l'une  de  ses  mains,  avec  une  certaine  condescen- 
dance, celle  de  la  jeune  fille  qu'il  caressait  de  l'autre.  Je  viens 
vous  voir  pour  tenir  une  promesse  que  j'ai  faite  à  votre  frère 
Thomas  Pinch  ;  je  m'appelle  Pecksniff.  » 

L'homme  vertueux  avait  prononcé  ces  paroles  d'un  ton  so- 
lennel, comme  s'il  eût  dit  :  «  Jeune  fille,  vous  voyez  en  moi 
le  bienfaiteur  de  votre  famille,  le  patron  de  votre  maison,  le 
sauveur  de  votre  frère,  qui  chaque  jour  est  nourri  de  la  manne 
tombée  de  ma  table.  En  conséquence,  il  y  a  dans  les  livres  du 
ciel  un  compte  courant  considérable  en  ma  faveur;  mais  je 
n'ai  pas  d'orgueil,  car  je  puis  m'en  passer.  » 

La  pauvre  jeune  fille  croyait  à  cela  comme  aux  vérités 
de  l'Évangile.  Bien  souvent,  son  frère,  écrivant  dans  la  plé- 
nitude de  son  cœur  simple  et  candide ,  lui  avait  dit  tout  cela 
et  mieux  encore.  Au  moment  où  M.  Pecksniff  cessa  de  parler, 
elle  pencha  la  tête  et  versa  une  larme  sur  la  main  du  visi- 
teur. 

«r  Oh!  très-bien,  miss  Pinch!  pensa  l'élève  rusée;  vous 
pleurez  devant  les  étrangers,  comme  si  vous  n'étiez  pas  con- 
tente de  votre  situation! 

—  Thomas  se  porte  bien,  dit  M.  Pecksniff,  et  vous  envoie 
toutes  ses  amitiés  avec  cette  lettre.  Je  n'oserais  affirmer  que 
le  pauvre  garçon  se  distingue  jamais  dans  notre  profession; 
mais  il  a  le  désir  de  bien  faire,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  lui 
demander  :  c'est  pourquoi  nous  devons  patienter  à  son  égard, 
comme  de  juste. 

-7"  Je  sais  qu'il  a  bonne  volonté,  monsieur,  dit  la  sœur  de 
Tom  Pinch,  et  je  sais  aussi  l'affection  et  les  égards  que  vous 
lui  témoignez  pour  cette  raison.  Aussi,  ni  lui  ni  moi  ne  pou- 
vons-nous vous  être  assez  reconnaissants ,  comme  nous  nous 
le  répétons  souvent  dans  nos  lettres.  » 

Elle  ajouta ,  en  regardant  gracieusement  les  deux  sœurs  ! 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  157 

«  Je  sais  aussi  tout  ce  que  nous  devons  à  ces  jeunes  demoi- 
selles. 

—  Mes  chères,  dit  M.  Pecksniff,  se  tournant  vers  ses  filles 
avec  un  sourire,  la  sœur  de  Thomas  dit  quelque  chose  que 
vous  serez  bien  aises  d'entendre,  je  pense. 

—  Nous  ne  saurions  nous  attribuer  ce  mérite,  papa!  s'écria 
Cherry  ,  en  même  temps  que  toutes  deux  informaient  par  un 
salut  protecteur  la  sœur  de  Tom  Pinch  qu'elles  lui  seraient 
fort  obligées  si  elle  voulait  bien  respecter  la  distance  de  leurs 
rangs  respectifs.  La  sœur  de  M.  Pinch  ne  doit  de  reconnais- 
sance qu'à  vous  seul  pour  les  égards  témoignés  à  son  frère,  et 
tout  ce  que  nous  pouvons  en  dire,  c'est  que  nous  sommes  satis- 
faites d'apprendre  qu'il  est  aussi  reconnaissant  qu'il  doit  l'être. 

—  Oh!  très-bien,  miss  Pinch,  pensa  de  nouveau  l'élève; 
vous  avez  laissé  échapper  les  mots  de  «  frère  reconnaissant.  » 
C'est  apparemment  qu'il  vit  des  bontés  d' autrui  ! 

—  C'est  bien  aimable  à  vous  d'être  venus  ici,  dit  la  sœur 
de  Pinch  avec  la  simplicité  et  le  sourire  mêmes  de  Tom;  bien 
aimable,  en  vérité.  Vous  ne  savez  pas  le  plaisir  que  vous  me 
faites.  Il  y  a  si  longtemps  que  j'avais  le  désir  de  vous  voir  et 
de  vous  offrir  de  vive  voix  ks  remercîments  dont  votre  mo- 
destie ne  saurait  vous  défendre  ! 

—  C'est  fort  bien,  c'est  fort  gracieux,  fort  convenable,  mur- 
mura M.  PecksnifT. 

—  Ce  qui  me  rend  heureuse  aussi,  dit  Ruth  Pinch,  qui,  une 
fois  la  première  surprise  passée,  était  devenue  communica- 
tive  et  gaie,  et  qui,  dans  la  bonté  de  son  cœur,  aimait  à  voir 
toute  chose  sous  le  jour  le  plus  favorable,  car  c'était  le  vrai 
pendant  du  caractère  de  Tom;  oui,  ce  qui  me  rend  bien  heu- 
reuse, c'est  de  penser  que  vous  pourrez  lui  dire  dans  quelle 
excellente  position  je  suis  ici,  et  combien  il  serait  inutile  qu'il 
regrettât  jamais  de  me  savoir  livrée  à  mes  propres  ressources. 
Mon  Dieu!  aussi  longtemps  que  je  saurai  qu'il  est  heureux 
et  qu'il  saura  que  je  suis  heureuse,  nous  pourrons  tous  deux 
supporter,  sans  murmure  ni  plainte,  bien  plus  d'épreuves  que 
nous  n'en  avons  eu  à  subir.  J'en  suis  certaine.  » 

Et  si  jamais,  par  hasard,  on  a  jiit  la  vérité  sur  cette  terre  de 
mensonges,  c'est  bien  la  sœur  de  Tom  qui  croyait  la  dire. 

«  Ah!  s'écria  M.  PecksnifT,  c'est  très-juste.  )^ 

Il  avait  en  même  temps  dirigé  son  regard  vers  l'élève. 

«  Comment  vous  portez-vous,  ma  charmante  demoiselle  V 
demanda-t-il. 


158  VIE  ET  AVENTURES 

—  Très-bien,  je  vous  remercie ,  monsieur,  répondit  l'inno- 
cent petit  morceau  de  glace. 

—  Quel  doux  visage,  mes  chères  !  dit  M.  Pecksniff,  se  tour- 
nant vers  ses  filles.  Quelles  manières  ravissantes  !  » 

Dès  le  commencement,  les  deux  jeunes  personnes  étaient 
tombées  en  extase  à  la  vue  de  ce  rejeton  d'une  famille  riche, 
qui  pouvait  être  le  moyen  le  plus  facile  et  le  plus  prompt 
d'arriver  jusqu'à  ses  parents.  Mme  Todgers  s'écria  qu'elle  n'a- 
vait jamais  contemplé  de  figure  aussi  angélique.  «  Mon  Dieu  ! 
dit  la  bonne  femme,  il  ne  lui  manque  qu'une  paire  d'ailes 
pour  être  un  petit  carabin  1  »  Elle  voulait  dire  sans  doute  un 
petit  chérubin. 

«  Si  vous  voulez  bien  remettre  ceci  à  vos  illustres  parents, 
mon  aimable  petite  amie,  dit  M.  PecksnifT,  tirant  une  de  ses 
cartes-prospectus,  et  leur  apprendre  que  mes  filles  et  moi.... 

—  Et  Mme  Todgers,  p'pa,  dit  Merry. 

—  Et  Mme  Todgers,  de  Londres,  ajouta  M,  Pecksniff;  que 
mes  filles  et  moi,  et  Mme  Todgers.  de  Londres,  nous  n'avons 
nullement  l'intention  de  les  importuner,  notre  but  ayant  été 
tout  simplement  de  voir  quelques  instants  miss  Pinch,  dont 
le  frère  est  un  jeune  homme  employé  chez  moi;  mais  que  je 
regretterais  de  quitter  cette  demeure  sans  payer  mon  humble 
tribut,  en  ma  qualité  d'architecte,  à  la  correction,  à  l'élégance, 
au  goût  parfait  de  son  propriétaire,  et  à  l'exquise  appréciation 
qu'il  me  semble  faire  du  bel  art  à  la  culture  duquel  j'ai  voué 
ma  vie,  et  dont  la  gloire  et  le  progrès  m'ont  coûté  le  sacrifice 
d'une  fortune,  je  vous  serai  infiniment  obligé. 

—  Les  compliments  de  madame  pour  miss  Pinch,  dit  le  va- 
let de  pied,  qui  reparut  tout  à  coup  en  parlant  juste  sur  le 
même  ton  qu'auparavant.  Madame  désire  savoir  ce  que  made- 
moiselle est  en  train  d'apprendre  en*ce  moment. 

—  Oh!  dit  M.  PecksnifT,  voici  le  jeune  homme.  C'est  lui  qui 
va  se  charger  de  ma  carte.  Avec  mes  compliments,  s'il  vous 
plaît,  jeune  homme.  Mes  chères,  nous  interrompons  le  cours 
des  études.  Retirons-nous.  » 

Mme  Todgers  causa  un  moment  de  confusion  en  fouillant  à 
la  hâte  dans  son  petit  cabas  jet  présentant  au  ce  jeune  homme  ;» 
une  de  ses  cartes  qui,  outre  certaines  informations  détaillées 
relatives  aux  conditions  de  la  pension  du  Commerce,  portait 
au  bas  une  note  par  laquelle  M.  T.  prenait  la  liberté  de  re- 
mercier les  gentlemen  qui  l'avaient  honoré  de  leur  confiance 
et  les  priait  de  vouloir  bien,  s'ils  étaient  satisfaits  de  la  table, 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  îr.9 

la  recommander  à  leurs  amis.  Mais  M.  Pecksniff,  avec  une  ad- 
mirable présence  d'esprit,  escamota  ce  document  et  le  mit 
dans  sa  poche. 

Puis  il  dit  à  miss  Finch,  avec  un  air  de  condescendance  et 
de  familiarité  plus  marqué  encore  qu'auparavant,  car  il  était 
bon  de  faire  bien  sentir  au  valet  de  pied  qu'il  voyait  en  eux, 
non  pas  les  amis,  mais  bien  les  patrons  de  l'institutrice  : 

«  Bonjour,  bonjour.  Qae  Dieu  vous  garde!  Vous  pouvez 
compter  que  je  continuerai  de  protéger  votre  frère  Thomas. 
Soyez  tranquille  à  cet  égard,  miss  Pinch! 

—  Je  vous  remercie  mille  fois  !  dit  la  sœur  de  Tom  avec 
toute  la  chaleur  de  son  cœur. 

~  De  rien,  répliqua-t-il  en  lui  donnant  de  petites  tapes  sur 
la  main.  Ne  parlons  pas  de  cela.  Vous  me  fâcherez  si  vous  in- 
sistez. Ma  douce  enfant  (ceci  s'adressait  à  l'élève),  adieu!... 
La  charmante  créature....  dit  M.  Pecksniff,  en  dirigeant  son 
regard  pensif  vers  le  valet  de  pied,  comme  s'il  était  question 
de  lui  ;  c'est  comme  une  vision  brillante  qui  vient  d'embellir 
la  route  de  mon  existence.  Je  ne  l'oublierai  pas  de  longtemps. 
Mes  chères,  êtes-vous  prêtes?  » 

Elles  n'étaient  pas  tout  à  fait  prêtes,  car  elles  étaient  occu- 
pées encore  à  faire  des  mamours  à  l'élève.  Enfin,  elles  se  dé- 
cidèrent à  partir,  et,  passant  devant  miss  Pinch  avec  une  ar- 
rogante inclination  de  tête  et  un  salut  aussitôt  achevé  que 
commencé,  elles  se  précipitèrent  en  avant. 

Ce  fut,  pour  le  valet  de  pied,  une  tâche  assez  difficile  que  de 
conduire  jusqu'au  dehors  les  visiteurs.  En  eiTet,  M.  Pecksniff 
éprouvait  tant  de  jouissance  à  apprécier  la  splendeur  de  la 
maison,  qu'il  ne  pouvait  s'empêcher  de  s'arrêter  sans  cesse, 
surtout  lorsqu'ils  se  trouvèrent  près  de  la  porte  du  parloir,  et 
d'exprimer  son  admiration  à  haute  voix  et  en  termes  techni- 
ques. Le  fait  est  que,  du  cabinet  d'étude  au  gros  mur  de  fa- 
çade de  la  maison,  il  débita  tout  un  cours  familier  de  science 
architecturale  appliquée  aux  maisons  d'habitation,  et  il  n'eu 
était  encore  qu'aux  prémisses  de  son  éloquence,  quand  la 
compagnie  arriva  au  jardin. 

c(  Si  vous  regardez  bien,  dit  M.  Pecksniff  descendant  à  re- 
culons les  marches  du  perron,  en  tournant  la  tête  de  côté  et 
fermant  à  demi  les  yeux  pour  mieux  saisir  les  proportions 
de  l'extérieur,  si  vous  regardez  bien,  mes  chères,  la  corniche 
qui  supporte  l'entablement,  et  si  vous  observez  la  légèreté  de 
sa  construction,  particulièrement  du  côté  où  elle  contourne 


160  VIE  ET  AVENTURES 

l'angle  sud  du  bâtiment,  vous  trouverez  comme  moi....  Com- 
ment vous  portez-vous,  monsieur?  Bien,  j'espère!  » 

En  effet,  il  s'interrompit  pour  saluer  avec  beaucoup  de  po- 
litesse un  gentleman  entre  deux  âges,  qui  se  trouvait  à  une 
fenêtre  d'un  étage  supérieur.  S'il  lui  adressait  quelques  mots, 
ce  n'était  pas  qu'il  pût  espérer  de  se  faire  entendre,  car  la  chose 
était  impossible,  à  la  distance  où  était  ce  gentleman,  mais 
c'était  un  accompagnement  naturel  et  convenable  de  son  salut. 

«  Je  ne  doute  point,  mes  chères.,  dit  M.  Pecksniff,  faisant 
semblant  de  montrer  du  doigt  d'autres  merveilles ,  que  ce  ne 
soit  là  le  propriétaire.  Je  serai  charmé  de  le  connaître.  Gela 
peut  servir.  Est-ce  qu'il  regarde  de  ce  côté,  Gharity? 

—  Il  ouvre  la  fenêtre,  p'pa! 

—  Ha  1  ha  !  s'écria  gaiement  M.  Pecksniff  ;  ça  va  bien  !  Il  a 
reconnu  que  je  suis  du  métier.  Il  m'a  entendu  tout  à  l'heure, 
sans  nul  doute.  Ne  regardez  pasl....  Quant  aux  piliers  canne- 
lés, mes  chères.... 

—  Holà!  hé  !  cria  le  gentleman. 

—  Monsieur,  votre  serviteur,  dit  M.  Pecksniff,  ôtant  son 
chapeau.  Je  suis  heureux  de  faire  votre  connaissance. 

—  Ne  marchez  pas  sur  le  gazon,  s'il  vous  plaît!  hurla  le 
gentleman. 

—  Je  vous  demande  pardon ,  monsieur ,  dit  M.  Pecksniff, 
qui  croyait  n'avoir  pas  bien  entendu.  Vous  dites.  .? 

—  Ne  marchez  pas  sur  le  gazon  !  répéta  vivement  le  gentle- 
man. 

—  Nous  n'avons  pas  du  tout  l'intention  d'être  indiscrets, 
monsieur,  dit  M.  Pecksniff,  essayant  un  sourire. 

—  Cela  n'empêche  pas  que  vous  l'êtes,  répliqua  l'autre; 
et  de  la  pire  espèce,  des  violateurs  du  droit  de  propriété. 
Est-ce  que  vous  ne  voyez  pas  une  allée  sablée?  Pour  qui 
croyez-vous  qu'elle  soit  faite?...  Qu'on  ouvre  la  porte  là-bas, 
et  qu'on  me  mette  ces  gens-là  dehors  I  » 

Après  ces  paroles,  il  referma  la  fenêtre  et  disparut. 

M.  Pecksniff  remit  son  chapeau  sur  sa  tête,  et  regagna  sa 
citadine  avec  un  grand  calme  et  dans  un  profond  silence,  re- 
gardant les  nuages  d'un  air  de  profond  intérêt,  tout  en  mar- 
chant. Après  avoir  aidé  ses  filles  et  Mme  Todgers  à  monter 
dans  la  voiture,  il  resta  quelques  moments  à  considérer  la 
citadine,  comme  s'il  ne  savait  pas  au  juste  si  c'était  une  voi- 
ture ou  un  temple,  car  ses  pensées  étaient  tout  à  Dieu  ;  et, 
quand  il  fut  enfin  suffisamment  édifié  là-dessus,  il  prit  sa 


DE    MARTIN   GHUZZLEWIT.  IGl 

place,  étendit  ses  mains  sur  ses  genoux,  et  sourit  à  ses  troi': 
compagnes  de  route. 

Cependant  ses  filles,  moins  résignées,  s'abandonnèrent  au 
torrent  de  leur  indignation.  «  Voilà  ce  que  c'est,  disaient-elles, 
que  de  montrer  de  la  bienveillance  à  des  créatures  telles  que 
les  Pincb  !  Voilà  ce  que  c'est  que  de  s'abaisser  pour  se  mettre 
à  leur  niveau  I  Voilà  ce  que  c'est  que  de  se  donner  l'humilia- 
tion d'avoir  l'air  de  connaître  des  jeunes  personnes  aussi 
effrontées,  hardies,  rusées  et  désagréables  que  celle-là!  » 
Elles  s'y  étaient  bien  attendues.  Le  matin  même,  elles  l'a- 
vaient prédit  à  Mme  Todgers,  qui  pouvait  en  rendre  témoi- 
gnage. Le  propriétaire  de  la  maison,  en  les  prenant  pour  des 
amis  de  Mlle  Pinch,  les  avait  traités  en  conséquence.  Il  ne 
pouvait  pas  faire  autrement  :  ce  n'était  que  trop  juste.  A  quoi 
elles  ajoutèrent  (par  une  petite  contradiction)  qu'il  fallait  que 
cet  homme  fût  une  brute  et  un  ours  mal  léché;  et  alors  elles 
fondirent  en  un  déluge  de  larmes  qui  roula  dans  ses  flots 
toutes  les  épithètes  les  plus  violentes. 

Peut-être  miss  Pinch  était-elle  bien  plus  innocente  de 
toute  cette  mésaventure  que  le  petit  chérubin  qui,  sitôt  après 
le  départ  des  visiteurs,  s'était  hâté  d'aller  faire  son  rapport 
au  quartier  général,  en  racontant  tout  au  long  comme  quoi 
ces  étrangers  avaient  eu  l'audace  de  la  charger  du  message 
qu'ils  avaient  confié  ensuite  au  valet  de  pied  :  outrecuidance 
qui,  jointe  aux  remarques  déplacées  de  M.  Pecksniff  sur  la 
maison,  pouvait  avoir  contribué  à  l'expulsion  un  peu  brusque 
des  visiteurs.  La  pauvre  miss  Pinch ,  cependant,  eut  à  sup- 
porter le  feu  des  deux  camps  :  car  la  mère  du  séraphin  la 
gronda  si  durement  pour  avoir  des  connaissances  si  vulgaires, 
que  la  sœur  de  Tom  ne  put  que  se  réfugier  toute  en  pleurs 
dans  sa  chambre,  sans  trouver  dans  sa  cordialité  naturelle  et 
sa  soumission,  ni  dans  le  plaisir  d'avoir  vu  M.  Pecksniff  et 
reçu  une  lettre  de  son  frère,  un  remède  suffisant  contre  son 
chagrin. 

Quant  à  M.  Pecksniff,  il  leur  dit  dans  la  citadine  qu'une 
bonne  action  porte  en  soi  sa  récompense ,  et  il  leur  donna 
même  à  entendre  que  ,  loin  de  s'en  repentir,  il  regrettait 
presque  qu'on  ne  l'eût  pas  mis  à  la  porte  à  coups  de  pied 
dans  le  derrière  :  il  n'en  aurait  que  plus  de  mérite.  Mais,  il 
avait  beau  dire,  les  jeunes  demoiselles ,  loin  d'admettre  cette 
consolation,  ne  cessèrent  de  jeter  des  cris  furieux  durant  tout 
le  retour,  et  même  elles  laissèrent  percer  une  ou  deux  fois  le 
IUar'iin  Chuzzlf.wit.  —  i  11 


162  VIE   ET   AVENTURES 

vif  désir  d'attaquer  la  dévouée  Mme  Todgers  :  car  elles  étaient 
secrètement  portées  à  accuser  de  leur  humiliation  sa  tournure 
grotesque,  et  surtout  sa  carte  ridicule  et  son  cabas. 

Ce  soir-là,  la  maison  Todgers  était  en  grande  rumeur.  D'une 
part,  on  y  faisait  un  excédant  d'apprêts  domestiques  pour  le 
lendemain  ;  de  l'autre,  tous  les  samedis  soir,  il  y  avait  tou- 
jours plus  de  mouvement,  grâce  aux  allées  et  venues  des 
blanchisseuses  qui,  à  diverses  heures,  apportaient  en  petit 
paquet,  avec  la  note  attachée  dessus  par  une  épingle,  le  linge 
des  gentlemen.  Les  samedis,  il  y  avait  toujours,  jusqu'à  minuit 
au  moins,  un  grand  bruit  de  socques  sur  l'escalier;  on  voyait 
aussi  de  fréquentes  apparitions  de  lumières  mystérieuses  dans 
le  vestibule  ;  la  pompe  était  toujours  en  exercice,  et  on  enten- 
dait à  chaque  instant  retentir  sur  le  seau  la  poignée  de  fer. 
De  temps  en  temps,  d'aigres  altercations  s'élevaient  entre 
Mme  Todgers  et  des  femmes  que  personne  ne  voyait  jamais  au 
fond  de  leurs  cuisines  souterraines;  il  arrivait  aussi  des 
bruits  de  menus  objets  de  ménage  en  fer,  et  de  quincaillerie 
qu'on  lançait  à  la  tête  du  jeune  concierge.  Le  samedi,  ce  jou- 
venceau avait  coutume  de  relever  jusqu'aux  épaules  les  man- 
ches de  sa  chemise,  et  de  courir  toute  la  maison  avec  un  ta- 
blier de  grosse  serge  verte;  c'était  aussi  le  samedi,  plus  que 
les  autres  jours  (justement  parce  qu'on  avait  ce  jour-là  plus  à 
faire),  qu'il  éprouvait  une  forte  tentation  d'aller  faire  des  ex- 
cursions aventureuses  dans  les  ruelles  du  voisinage,  pour  y 
jouer  au  saut-de-mouton  et  autres  divertissements  avec  des 
vagabonds,  jusqu  à  ce  qu'on  vînt  le  rattraper  pour  le  ramener 
à  la  maison  par  les  cheveux  ou  par  le  bout  de  l'oreille.  En  un 
mot,  le  jeune  concierge  était  un  des  épisodes  remarquables 
parmi  les  incidents  particuliers  du  dernier  jour  de  la  semaine 
dans  la  maison  Todgers. 

Telles  étaient  ses  dispositions,  surtout  le  samedi  soir  dont 
nous  venons  de  parler,  et  il  se  plaisait  à  honorer  les  demoi- 
selles Pecksniif  d'une  fouie  d'interpellations.  Rarement  pas- 
sait-il devant  la  chambre  particulière  de  Mme  Todgers,  où  les 
deux  sœurs  étaient  seules,  assises  devant  le  feu,  et  travail- 
laient à  la  lueur  d'une  chandelle  unique  et  solitaire,  sans 
avancer  sa  tête  et  les  saluer  de  compliments  dans  le  genre 
suivant  :  «  C'est  donc  encore  vousl  Fi!  que  c'est  laid!  »  et 
autres  aimables  gaietés  de  ce  genre. 

«  Dites  donc,  mesdemoiselles,  leur  dit-il  à  demi-voix  dans 
une  de  ses  allées  et  venues,  il  y  aura  de  la  soupe  demain. 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  163 

Elle  est  en  train  de  la  faire.  Est-ce  qu'e/Ze  y  met  de  l'eau?... 
Oh  !  non,  c'est  le  chat  1  > 

En  allant  répondre  à  un  coup  de  marteau  donné  en  bas,  il 
fourra  de  nouveau  sa  tête  à  l'entrée  de  la  chambre. 

«  Dites  donc,  il  y  aura  demain  de  la  volaille.  Et  de  la  volaille 
qui  n'est  pas  décharnée.  Oh  I  non,  c'est  le  chat  1  » 

Plus  tard,  il  cria  par  le  trou  de  la  serrure  : 

€  Dites  donc,  il  y  aura  demain  du  poisson.  Il  est  tout  frais, 
il  arrive....  il  arrive  le  maquereau.  N'en  mangez  pas,  tou- 
jours 1  » 

Et  il  se  sauva  après  avoir  jeté  cet  avis  lugubre. 

Il  ne  tarda  pas  à  revenir  mettre  la  nappe  pour  le  souper.  Il 
avait  été  convenu  entre  Mme  Todgers  et  les  deux  demoiselles 
que  celles-ci  se  partageraient  une  côtelette  de  veau  et  la  man- 
geraient dans  l'appartement  particulier  de  cette  dame.  Le 
jeune  portier,  voulant  faire  l'agréable  et  amuser  les  deux  sœurs, 
plongea  dans  sa  bouche  la  chandelle  allumée,  pour  leur  faire 
voir  que  sa  figure  avait  l'air  d'un  transparent.  Après  avoir 
accompli  ce  haut  fait,  il  passa  aux  devoirs  de  son  emploi, 
donnant  du  lustre  à  chacun  des  couteaux  qu'il  posait  sur  la 
table,  en  mouillant  la  lame  avec  son  haleine,  puis  la  frottant 
avec  le  tablier  vert.  Enfin,  tous  les  préparatifs  terminés,  il 
adressa  aux  deux  sœurs  un  rire  grimaçant,  et  leur  donna  à 
entendre  que  le  repas  qui  allait  être  servi  serait  <r  un  peu 
bien  épicé.  i> 

«Sera-ce  bientôt  prêt,  Bailey?  demanda  Merry. 

—  Oui,  dit  Bailey,  il  est  cuit.  Au  moment  où  je  suis  venu 
ici,  elle  piquait,  avec  sa  fourchette,  les  meilleurs  morceaux 
pour  y  goûter.  » 

Mais  à  peine  avait-il  prononcé  ces  paroles,  qu'il  reçut  sur 
la  tête  un  compliment  manuel  qui  l'envoya  tout  chancelant 
contre  le  mur.  Mme  Todgers,  le  plat  à  la  main,  lui  apparut 
pleine  d'indignation . 

<c  Ohl  petit  drôle  1  dit-elle.  Mauvais  garnement,  menteur 
que  vous  êtesl 

—  Pas  plus  drôle  que  vous,  répliqua  Bailey,  garant  sa  tête, 
d'après  un  principe  inventé  par  le  boxeur  Thomas  Cribb.  Ve- 
nez-y donc  !  Recommencez,  vous  verrez. 

—  C'est  l'enfant  le  plus  terrible,  dit  Mme  Todgers,  posant 
le  plat  sur  la  table.'  J'ai  toujours  à  m'en  plaindre.  Les  gentle-^ 
men  le  gâtent  tellement  et  lui  apprennent  de  si  vilaines  choses, 
quej'ai  bien  peur  qu'il  ne  se  corrige  jamais  que  surl'échafaudc 


164  '  VIE  ET   AVENTURES 

—  Oui-da  !  cria  Bailey.  Aussi ,  pourquoi  me  mettez-vous 
toujours  de  l'eau  dans  ma  bière ,  pour  détruire  ma  constitu- 
tion? 

—  Descendez,  mauvais  sujet!  dit  Mme  Todgers,  tenant  la 
porte  ouverte.  M'entendez-vous?  Allez-vous-en!  » 

Après  deux  ou  trois  feintes  adroites  il  partit,  et  on  ne  le  re- 
vit plus  de  toute  la  soirée,  sauf  une  fois  qu'il  apporta  des  go- 
belets avec  de  l'eau  chaude,  et  qu'il  effraya  beaucoup  les  deux 
demoiselles  Pecksniff,  en  louchant  horriblement  derrière 
Mme  Todgers,  qui  ne  se  doutait  de  rien.  Satisfait  d'avoir 
donné  cette  satisfaction  à  ses  sentiments  outragés,  il  se  retira 
dans  son  souterrain.  Là,  en  compagnie  d'un  essaim  de  blattes 
d'Afrique  et  d'une  chandelle  de  suif,  il  employa  ses  facultés 
intellectuelles  à  nettoyer  des  bottes  et  brosser  des  habits  jus- 
qu'à une  heure  avancée  de  la  nuit. 

Ce  jeune  domestique,  qui  s'appelait  réellement,  à  ce  qu'il 
paraît,  Benjamin,  était  plus  connu  sous  une  grande  variété 
de  noms.  Benjamin,  par  exemple,  avait  été  converti  en  Oncle 
Ben;  puis,  par  corruption,  était  devenu  Oncle  ;  d'où,  par  une 
transition  facile,  il  s'était  métamorphosé  en  Barnwell,  d'après 
le  souvenir  d'un  gentleman  qui  fut  assassiné  par  son  propre 
neveu  Georges,  tandis  qu'il  méditait  dans  son  jardin  à  Gamber- 
well.  Les  pensionnaires  de  la  maison  Todgers  avaient,  en  outre, 
l'habitude  plaisante  de  lui  appliquer,  selon  les  circonstances, 
le  nom  d'un  malfaiteur  célèbre  ou  d'un  ministre  fameux  ;  et 
parfois,  quand  les  événements  du  jour  manquaient  d'intérêt, 
on  fouillait  les  pages  de  l'histoire  pour  y  recueillir  un  sup- 
plément de  sobriquets.  A  l'époque  de  notre  récit ,  le  jeune 
concierge  était  généralement  appelé  Bailey  junior,  par  con- 
traste sans  doute  avec  Old-Bailey*,  et  peut-être  aussi  parce 
que  ce  nom  rappelait  le  souvenir  d'une  malheureuse  dame 
ainsi  nommée  qui,  dans  la  fleur  de  sa  vie ,  s'élait  périe  de  ses 
propres  mains  :  il  est  vrai  qu'elle  a  été  immortalisée  par  une 
ballade. 

C'était  habituellement  à  trois  heures  qu'on  dînait  le  dimanche 
à  la  pension  Todgers  :  heure  commode  pour  tout  le  monde  ; 
pour  Mme  Todgers,  à  cause  du  boulanger  ;  pour  les  gentlemen 
aussi  qu'appelaient  au  dehors  leurs  engagements  de  l'après- 
midi.  Mais,  le  dimanche  où  les  deux  miss  Pecksniff  devaient 
faire  pleinement  connaissance  avec  la  pension  Todgers  et  sa 

•I.  Prison  de  Londres. 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  165 

société,  le  dîner  fut  remis  à  cinq  heures,  pour  que  les  prépa- 
ratifs fassent  dignes  du  but  qu'on  se  proposait. 

Quand  le  moment  fut  proche,  Bailey  junior,  ayant  l'air  très- 
affairé,-  parut  dans  un  costume  flottant,  cinq  fois  trop  large 
pour  lui;  en  particulier,  il  avait  une  chemise  d'une  si  belle 
ampleur  qu'elle  lui  fit  donner  sur-le-champ,  par  un  de  ces 
messieurs  qui  était  étonnant  pour  son  esprit  d'à-propos,  le  so- 
briquet de  Col-Haut.  A  cinq  heures  moins  le  quart  environ, 
une  députation,  composée  de  M.  Jinkins  et  d'un  autre  gentle- 
man nonmié  Gander  ,  frappa  à  la  porte  de  la  chambre  de 
Mme  Todgers  et,  ayant  été  présentée  en  règle  aux  deux  de- 
moiselles Pecksniff  par  leur  père  qui  attendait  ces  messieurs, 
sollicita  l'honaieur  de  conduire  au  premier  étage  miss  Gharity 
et  miss  Mercy. 

Le  salon  de  la  maison  Todgers  ne  ressemblait  en  rien  aux 
salons  ordinaires  :  on  n'aurait  jamais  pu  croire  que  c'en  fût 
un,  à  moins  d'en  être  prévenu  par  une  personne  obligeante 
qui  fût  dans  le  secret.  Il  était  planchéié  de  haut  en  bas,  avec 
un  plafond  en  papier  coupé  en  deux  par  une  poutre.  Outre  les 
trois  petites  fenêtres,  devant  lesquelles  étaient  rangées  autant 
de  chaises  et  qui  commandaient  le  vestibule  d'en  face,  il  y 
avait  une  autre  fenêtre  indépendante  de  tout  ce  qui  l'entou- 
rait, et  qui  avait  vue  sur  la  chambre  à  coucher  de  M.  Jinkins. 
En  haut  et  tout  le  long  d'un  des  côtés  du  mur  était  une  im- 
pQste  de  carreaux  de  vitre  à  deux  rangs,  destinée  à  éclairer 
l'escalier.  Il  y  avait  les  plus  drôles  de  petits  placards  qu'on 
pût  voir,  de  toute  forme,  hexagones,  octogones  ou  penta- 
gones, découpés  dans  la  boiserie,  et  ajustés  à  des  dessous 
d'escalier;  la  porte  elle-même,  peinte  en  noir,  avait  en  haut 
deux  grands  yeux  de  verre  ornés  chacun,  au  centre,  d'une  pu- 
pille verte,  indiscrète,  qui  espionnait  ce  qui  se  passait. 

C'est  là  que  tous  les  gentlemen  étaient  réunis.  Il  y  eut  un 
cri  général  :  «  Écoutez  1  écoutez  1  »  et  :  k  Bravo,  Jink  !  »  quand 
M.  Jinkins  fit  son  entrée  avec  miss  Charity  à  son  bras.  Ce 
cri  devint  frénétique,  quand  on  vit  M.  Gander  qui  venait  à 
la  suite  escortant  Mercy.  M.  PecksnilT  formait  l'arrière-garde 
avec  Mme  Todgers. 

Alors  eurent  lieu  les  présentations.  En  voici  l'ordre  et  la 
marche  :  D'abord  et  d'un,  un  gentleman  qui  faisait  du  sport 
sa  spécialité,  et  proposait  aux  éditeurs  de  journaux  du  di- 
manche certaines  questions  de  jockey-club  qui  n'étaient  pas 
commodes,  je  vous  en  réponds;  vous  n'aviez  qu'à  demander 


166  VIE  ET   AVENTURES 

à  ses  amis.  Un  gentleman  que  sa  vocation  poussait  vers  le 
théâtre,  et  qui  eût  obtenu  un  début  autrefois,  n'était  la 
méchanceté  de  la  nature  humaine  qui  avait  mis  des  bâtons 
dans  les  roues.  Un  gentleman  orateur,  qui  était  fort  sur  les 
speach.  Un  gentleman  qui  se  piquait  de  littérature  ;  il  écrivait 
entre  autres  choses  des  satires  personnelles  et  connaissait  le 
côté  faible  de  chaque  caractère,  excepté  le  sien.  Un  dilet- 
lante...i  Un  fumeur....  Un  gastronome....  Plusieurs  joueurs 
de  whist....  Pas  mal  de  joueurs  de  billard  et  d'amateurs  de 
paris,  tous,  à  ce  qu'il  paraît,  doués  d'un  certain  goût  pour  le 
commerce,  car  ils  étaient  de  manière  ou  d'autre  lancés  dans 
le  mouvement  commercial;  ce  qui  ne  les  empêchait  pas  d'a- 
voir, avec  cela,  des  goûts  prononcés  pour  le  plaisir.  M.  Jin- 
kins  avait  les  allures  d'un  fashionable  :  il  fréquentait  régu- 
lièrement les  parcs  le  dimanche,  et  connaissait  de  vue  un 
grand  nombre  d'équipages.  Il  parlait  aussi  mystérieusement 
de  femmes  magnifiques,  et  on  le  soupçonnait  de  s'être  com- 
promis avec  une  comtesse.  M.  Gander  avait  un  tour  d'esprit 
ingénieux  :  c'est  lui  qui  avait  inventé  la  plaisanterie  de  «  Col- 
Haut,  »  plaisanterie  qui  avait  obtenu  le  plus  grand  succès  et 
qui,  passant  de  bouche  en  bouche  sous  le  nom  de  :  «  la  der- 
nière de  Gander,  »  circulait  dans  toute  la  chambre  avec  de 
grands  applaudissements.  Nous  devons  ajouter  que  M.  Jin- 
kins  était  de  beaucoup  le  plus  âgé  de  la  compagnie.  Il  avait 
quarante  ans  et  tenait  les  livres  d'un  marchand  de  poissons. 
C'était  aussi  le  plus  ancien  pensionnaire  ;  et,  en  vertu  de  son 
double  droit  d'aînesse,  c'était  lui  qui  menait  la  maison,  comme 
l'avait  dit  Mme  Todgers. 

Le  dîner  se  fit  considérablement  attendre.  La  pauvre 
Mme  Todgers,  réprimandée  en  confidence  par  M.  Jinkins,  ne 
faisait  qu'aller  et  venir  pour  voir  ce  qui  causait  ce  retard; 
elle  recommença  plus  de  vingt  fois  le  même  manège,  revenant 
sans  cesse  sur  ses  pas  sans  savoir  pourquoi ,  avant  même 
d'être  sortie.  Cependant  la  conversation  générale  n'en  souf- 
frait pas  :  car  un  gentleman,  voyageur  pour  la  parfumerie, 
avait  exhibé  une  intéressante  babiole,  espèce  de  savonnette 
qu'il  rapportait  d'une  récente  tournée  en  Allemagne;  et,  de 
son  côté,  le  gentleman  littéraire  récitait,  sur  la  demande  gé- 
nérale, quelques  strophes  satiriques  qu'il  venait  de  composer 
contre  le  réservoir  situé  derrière  la  maison,  qui  s'était  permis 
de  geler  dans  les  derniers  froids.  Ces  divertissements,  avec  la 
conversation  mêlée  qui  en  était  la  suite  naturelle,  firent  pas- 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  167 

ser  très-gaiement  le  temps,  jusqu'à  ce  qu'enfin  Bailey  junior 
annonça  le  dîner  en  ces  termes  : 

«  Les  vivres  sont  servis!  d 

A  ce  signal,  tout  le  monde  descendit  aussitôt  à  la  salle  du 
festin.  Quelques-uns  des  plus  facétieux,  parmi  ceux  qui  fer- 
maient la  marche,  prirent  sous  le  bras  des  gentlemen  en  guise 
de  dames,  pour  parodier  la  bonne  fortune  des  deux  cavaliers 
des  demoiselles  Pecksniff. 

M.  Pecksniff  dit  les  grâces,  une  courte  et  pieuse  prière  pour 
invoquer  la  bénédiction  céleste  en  faveur  de  l'appétit  des  con- 
vives, et  recommander  aux  soins  de  la  Providence  les  infor- 
tunée qui  n'ont  pas  de  quoi  manger,  l'affaire  de  la  Providence 
étant  de  s'occuper  d'eux,  à  ce  que  disait  la  prière.  Ensuite,  ils 
se  mirent  à  dîner  avec  moins  de  cérém_onie  que  d'appétit.  La 
table  ployait  sous  le  poids,  non-seulement  des  mets  délicats 
annoncés  d'avance  aux  dem-oiselles  Pecksniff  par  le  jeune  con- 
cierge ,  mais  encore  du  bœuf  bouilli,  du  veau  rôti,  du  lard, 
des  pâtés,  et  d'une  quantité  de  ces  légumes  nutritifs  que  les 
maîtres  de  pensions  bourgeoises  connaissent  et  estiment  pour 
leurs  qualités  utiles.  En  outre,  il  y  avait  de  nombreuses  bou- 
teilles de  bière  forte,  de  vin,  d'ale  et  d'autres  sortes  de  boissons 
excitantes,  exotiques  ou  indigènes. 

Tout  cela  était  fort  agréable  aux  deux  demoiselles  Pecks- 
niff, qui,  assises  chacune  au  bout  de  la  table,  à  la  droite  et  à 
la  gauche  de  M.  Jiukins,  se  voyaient  l'objet  de  tous  les  hom- 
mages, et  qui,  de  minute  en  minute,  étaient  invitées  par  quel- 
que nouvel  admirateur  à  vouloir  bien  accepter  une  santé. 
Jamais  elles  n'avaient  été  si  gaies  ni  si  animées  dans  la  con- 
versation. Mercy,  pour  sa  part,  brillait  d'un  incomparable 
éclat,  et  elle  disait  tant  de  belles  choses  dans  ses  vives  ré- 
parties, qu'on  s'accordait  à  la  considérer  comme  un  prodige. 
En  résumé,  ainsi  que  le  dit  cette  jeune  personne ,  «  elles 
voyaient  bien  enfin,  sa  sœur  et  elle,  qu'elles  étaient  à  Lon- 
dres. » 

Leur  ami  Bailey  s'associait  pleinement  aux  sentiments  des 
deux  demoiselles  Pecksniff;  et,  fidèle  à  son  rôle  protecteur,  il 
donnait  à  leur  appétit  tous  les  encouragements  possibles. 
Quand  il  pouvait  le  faire  sans  attirer  l'attention  générale,  il 
avait  soin  de  régaler  ses  jeunes  amies  de  mouvements  de 
tête,  de  clignements  d'yeux  et  aatres  signes  d'intimité,  et  de 
temps  en  temps  il  se  grattait  le  nez  avec  un  tire -bouchon, 
emblème  des  présentes  bacchanales;  et  vraiment  la  verve  spi- 


168  VIE   ET    AVENTURES 

rituelle  des  deux  demoiselles  Pecksniff  et  les  inquiétudes  que 
causait  à  Mme  Todgers  l'appétit  formidable  des  convives, 
étaient  peut-être  moins  remarquables  encore  que  l'aplomb  de 
ce  drôle  de  corps  qui  ne  s'effrayait  de  rien  et  ne  se  laissait 
jamais  déconcerter.  Si  quelque  pièce  de  vaisselle,  assiette  ou 
autre,  venait  à  lui  glisser  des  mains  (et  ce  n'était  pas  rare), 
il  la  laissait  aller  avec  une  bonne  grâce  parfaite,  sans  jamais 
ajouter  aux  pénibles  émotions  de  la  compagnie  en  émettant 
le  moindre  regret.  Il  ne  s'avisait  pas  non  plus,  en  courant 
précipitamment  çà  et  là,  de  troubler  le  repos  des  convives, 
comme  c'est  l'habitude  des  domestiques  bien  dressés  :  au  con- 
traire, sentant  bien  qu'il  ne  pouvait  rendre  que  des  services 
insuffisants  à  tant  de  monde,  il  laissait  les  gentlemen  prendre 
eux-mêmes  tout  ce  dont  ils  avaient  besoin,  et  ne  s'éloignait 
guère  de  la  chaise  de  M.  Jinkins,  derrière  laquelle  il  s'était 
planté,  les  mains  dans  las  poches,  les  jambes  écartées,  riant 
le  premier  de  tout  ce  qui  se  disait,  et  jouissant  pleinement  de 
la  conversation. 

Le  dessert  fut  splendide,  et  pas  de  temps  d'arrêt.  Les  as- 
siettes à  pouding  se  lavaient  à  mesure  dans  un  petit  baquet 
derrière  la  porte,  tandis  qu'on  mangeait  le  fromage  ;  et,  si  elles 
étaient  encore  humides  et  chaudes  par  suite  de  cette  opéra- 
tion, elles  n'en  étaient  pas  moins  prêtes  à  temps  pour  repa- 
raître sur  la  table  au  moment  opportun.  Des  litres  d'amandes, 
des  douzaines  d'oranges ,  des  livres  de  raisins  secs,  des  tas 
de  pruneaux,  des  assiettes  à  soupe  toutes  pleines  de  noix.  Oh! 
la  maison  Todgers,  quand  elle  voulait  ,faisait  bien  les  choses, 
n'ayez  pas  peur  ! 

On  servit  aussi  des  vins  :  vins  rouges,  vins  blancs  ;  puis  un 
grand  bol  de  punch,  préparé  par  les  soins  du  gentleman  gas- 
tronome, qui  conjura  les  demoiselles  Pecksniff  d'excuser  les 
modestes  dimensions  de  ce  vase,  disant  qu'il  y  avait  en  ré- 
serve les  matériaux  nécessaires  pour  brûler  une  demi-dou- 
zaine de  bols  de  punch  de  la  même  grandeur.  Bon  Dieu! 
comme  elles  se  mirent  à  rire  1  et  comme  elles  toussèrent  en 
goûtant  le  punch,  parce  qu'il  était  trop  fort!  Et  comme  dere- 
chef elles  rirent  aux  éclats  quand  quelqu'un  insinua  que, 
sauf  la  couleur,  on  eût  pu  se  tromper  et  prendre  ce  punch 
pour  du  lait,  vu  son  innocence  1  Quel  cri  énergique  de  «  :NonI 
non!  ï)  poussé  par  les  gentlemen ,  quand  les  demoiselles 
Pecksniff  supplièrent  M.  Jinkins  de  faire  mettre  dans  ce  punch 
un  peu  d'eau  chaude!   et,  comme  en  rougissant,   chacune 


DE    MARTl-N    CHUZZLEWIT.  169 

d'elles  peu  à  peu  parvint  à  boire  tout  son  verre  jusqu'à 
la  lie  ! 

Mais  voici  le  moment  solennel. 

«  Le  soleil,  a  dit  M.  Jinkins,  va  bientôt  quitter  le  firma- 
ment. D 

Quel  homme  comme  il  faut  que  ce  Jinkins  !...  Jamais  em- 
barrassé ! 

«  Miss  PecksniiT!  dit  doucement  Mme  Todgers;  voulez- 
vous.... 

—  0  ciel  !  rien  de  plus,  madame  Todgers,  rien  de  plus.  » 

Mme  Todgers  se  lève;  les  deux  demoiselles  Pecksnitf  se  lè- 
vent; tout  !e  monde  se  lève.  Miss  Mercy  Pecksniff  cherche  à 
ses  pieds  son  écharpe.  Où  est-elle?  mon  Dieu,  où  peut-elle 
être?  La  douce  jeune  fille,  elle  l'avait,  son  écharpe,  non  sur 
ses  belles  épaules,  mais  autour  de  sa  taille  ondoyante.  Une 
douzaine  de  mains  s'enîpressent  de  lui  offrir  leurs  services. 
Elle  est  toute  confuse.  Le  plus  jeune  gentleman  de  la  compa- 
gnie, jaloux  comme  un  tigre,  a  soif  du  sang  de  Jinkins.  Mercy 
bondit  et  rejoint  sa  sœur  à  la  porte.  Charity  a  enlacé  de  son 
bras  la  taille  de  Mme  Todgers.  De  l'autre  bras,  elle  entoure  la 
corsage  de  sa  sœur.  0  Diane,  chaste  Diane,  quel  tableau!.... 
On  ne  voit  plus  qu'une  ombre....  un  petit  saut,  et  l'ombre  a 
passé  la  porte. 

«  Messieurs,  buvons  à  la  santé  des  dames  !  )i> 

L'enthousiasme  est  formidable.  Le  gentleman  à  l'esprit  sa- 
tirique se  lève,  et  laisse  tomber  de  ses  lèvres  un  flux  d'élo- 
quence qui  renverse  tout  sur  son  passage.  Il  rappelle  qu'il  y 
a  un  toast  à  porter,  un  toast  auquel  on  ne  manquera  pas  de 
répondre.  Ici  se  trouve,  devant  ses  yeux,  un  individu  envers 
lequel  on  a  contracté  une  dette  de  reconnaissance.  Oui,  il  le 
répète,  une  dette  de  reconnaissance.  Nos  natures,  âpres  et 
rudes,  ont  été  adoucies  et  améliorées  aujourd'hui  par  la  so- 
ciété de  femmes  aimables,  ce  II  y  a,  dans  la  société  ici  présente, 
un  gentleman  que  deux  femmes  accomplies  et  délicieuses  con- 
templent avec  vénération,  comme  la  source  de  leur  existence. 
Oui,  messieurs,  déjà  quand  ces  deux  demoiselles  balbutiaient 
un  langage  à  peine  intelligible,  elles  appelaient  cet  individu  : 
a  Père!  d  Ici,  applaudissements  unanimes.  L'orateur  ajoute  : 
c:  C'est  M.  Pecksniff!  Dieu  le  bénisse  !  »  Tous  échangent  des 
poignées  de  main  avec  M.  Pecksniff,  tous  font  honneur  au 
toast.  Le  plus  jeune  gentleman  de  la  compagnie  boit  en  tres- 
saillant, car  il  comprend  quelle  mystérieuse  influence  entoure 


170  VIE   ET   AVENTURES 

rhomme  qui  peut  appeler  du  nom  de  fille  cette  créature  à  l'é- 

charpe  rose. 

Qa'a  dit  M.  Pecksnifif  en  réponse?  ou  plutôt,  car  c'est  là  la 
question,  que  n'a-t-il  pas  dit?  rien.  On  redemande  du  punch; 
il  est  apporté,  il  est  bu.  L'enthousiasme  va  croissant.  Chacun 
se  montre  ouvertement  avec  son  caractère.  Le  gentleman  à  la 
vocation  théâtrale  déclame.  Le  gentleman  dilettante  régale  la 
compagnie  d'une  chanson.  Gander  laisse  le  Gander  de  toutes 
les  fêtes  précédentes  à  cent  lieues  derrière  lui.  Il  se  lève  pour 
proposer  un  toast.  «  A  la  santé  du  Père  de  la  maison  Tod- 
gers!  »  C'est  leur  ami  commun  Jink,  autrement  dit  le  vieux 
Jink,  si  l'on  veut  bien  permettre  qu'il  lui  donne  cette  déno- 
mination familière  et  tendre.  Le  plus  jeune  gentleman  de  la 
compagnie  pousse  une  dénégation  féroce.  Il  ne  le  veut  pas  ! 
il  ne  le  supportera  pas  !  cela  ne  doit  pas  être  l  Mais  le  secret  de 
sa  rage  profonde  reste  incompris.  On  suppose  qu'il  est  un  peu 
en  train,  et  personne  ne  prend  garde  à  lui. 

M.  Jinkins  remercie  ses  amis  de  tout  son  cœur.  C'est,  à 
mille  égards,  le  plus  beau  jour  de  son  humble  vie.  En  prome- 
nant ses  yeux  autour  de  lui,  il  sent  que  les  paroles  lui  man- 
quent pour  exprimer  sa  reconnaissance.  Il  ne  dira  qu'une 
chose.  Ce  qu'il  espère,  c'est  qu'il  a  été  bien  démontré  que  la 
maison  Todgers  ne  s'est  pas  démentie,  et  que  dans  l'occasion 
elle  savait  se  montrer  avec  autant  d'avantage  que  ses  rivales, 
et  peut-être  plus.  Il  leur  rappelle,  au  bruit  d'un  tonnerre 
d'applaudissements,  qu'ils  ont  pu  entendre  parler  d'un  éta- 
blissement analogue  dans  Gannon-Street,  et  qu'on  en  fait  l'é- 
loge. Il  désire  écarter  les  comparaisons  qui  sentiraient  l'en- 
vie ;  il  serait  le  dernier  à  se  les  permettre  :  «Mais,  ajoute-t-il, 
quand  cet  établissement  de  Gannon-Street  sera  en  mesure  de 
produire  une  combinaison  de  l'esprit  et  de  la  beauté,  comme 
celle  qui  aujourd'hui  a  honoré  cette  table,  et  de  servir  (tout 
considéré),  un  dîner  tel  que  celui  que  nous  venons  de  prendre, 
je  serai  heureux  de  lui  dire  deux  mots  :  jusque-là,  messieurs, 
je  ne  bouge  pas  de  la  maison  Todgers.  » 

Ici  l'on  redemande  encore  du  punch;  l'enthousiasme  re- 
double avec  les  discours.  On  porte  la  santé  de  chacune  des 
personnes  de  la  compagnie,  sauf  celle  du  plus  jeune  gentle- 
man. Il  est  assis  à  part,  le  coude  appuyé  sur  le  dossier  d'une 
chaise  vide,  regardant  Jinkins  d'un  air  dédaigneux.  Gander, 
dans  un  discours  frénétique,  propose  la  santé  de  Bailey  ju- 
nior :  on  entend  des  hoquets,  un  verre  se  brise.  M.  Jinkins 


DE  MARTIN   CHUZZLEWIT.  ni 

émet  l'avis  qu'il  est  temps  d'aller  rejoindre  les  dames.  Pour 
couronner  les  toasts,  il  en  propose  un  à  Mme  Todgers. 
Mme  Todgers  mérite  bien  des  honneurs  particuliers  (écoutez! 
écoutez!)  Oui,  elle  les  mérite,  on  n'en  saurait  douter.  Quels 
que  soient  les  sujets  de  plainte  qu'on  puisse  avoir  quelquefois 
contre  elle,  il  n'est,  en  ce  moment,  personne  de  la  compa- 
gnie qui  ne  voulût  mourir  pour  la  défendre. 

Les  voilà  qui  remontent.  Ils  n'étaient  pas  attendus  si  tôt, 
car  Mme  Todgers  dort  sur  sa  chaise,  miss  Charity  ajuste  ses 
cheveux,  et  Mercy,  qui  s'est  fait  un  sofa  d'un  des  sièges 
d'entre-croisées,  s'y  est  établie  dans  une  gracieuse  attitude  de 
repos.  Elle  se  lève  en  toute  hâte  ;  mais  M.  Jinkins  la  supplie, 
au  nom  de  tous,  de  ne  point  changer  de  position.  Elle  paraît 
ainsi  trop  poétique  et  trop  séduisante,  remarque-t-il,  pour  se 
déranger.  Elle  rit,  cède,  s'évente  et  laisse  tomber  son  éven- 
tail; tout  le  monde  se  précipite  pour  le  ramasser.  Reconnue, 
d'un  consentement  unanime,  la  reine  de  beauté,  elle  devient 
cruelle  et  fantasque;  elle  envoie  des  gentlemen  porter  à 
d'autres  gentlemen  des  messages  qu'elle  oublie  avant  que 
les  premiers  soient  revenus  avec  la  réponse;  elle  imagine  mille 
tortures  qui  mettent  leurs  cœurs  en  morceaux.  Bailey,  sur  ces 
entrefaites,  apporte  le  thé  et  le  café.  Un  petit  cercle  d'admi- 
rateurs entoure  Gharity;  mais  seulement  ceux  qui  ne  peuvent 
arriver  jusqu'à  sa  sœur.  Le  plus  jeune  gentleman  est  pâle, 
mais  calme,  et  il  reste  assis  à  part,  car  il  se  plaît  à  nourrir  sa 
passion  dans  ses  méditations  secrètes,  et  son  âme  se  tient  à 
l'écart  des  divertissements  bruyants.  Mercy,  d'ailleurs,  lui 
tient  compte  de  sa  présence  et  de  son  adoration.  Il  le  devine  à 
l'éclair  qui  jaillit  parfois  du  coin  de  sa  prunelle.  Prends  garde, 
Jinkins,  de  pousser  bientôt  à  un  accès  de  frénésie  un  homme 
désespéré! 

M.  Pecksniff  était  monté  à  la  suite  de  ses  jeunes  amis  et 
s'était  assis  près  de  Mme  Todgers.  Il  avait  renversé  une  tasse 
de  café  sur  ses  jambes,  sans  paraître  se  douter  de  cet  acci- 
dent ;  et  il  ne  s'aperçoit  même  pas  qu'il  a  une"  sandwiche  sur 
son  genou. 

«  Et  comment  se  sont-ils  conduits  là-haut,  avec  vous,  mon- 
sieur ?  demanda  la  maîtresse  de  la  pension 

—  D'une  manière  telle,  ma  chère  dame,  répondit  M.  Pecks- 
*niff,  que  je  ne  pourrai  jamais  y  penser  sans  émotion  ou  me  le 
rappeler  sans  verser  une  larme.  0  madame  Todgers  I... 

— Juste  ciel  !  s'écria  la  dame.  Comme  vous  paraissez  abattu  I 


172  VIE   ET  AVENTURES 

—  Je  suis  homme,  ma  chère  dame,  dit  M.  Pecksniff  ver- 
sant des  larmes  et  parlant  avec  une  certaine  difficulté;  mais 
je  suis  également  père.  Je  suis  veuf  aussi.  Mes  sentiments, 
madame  Todgers,  ne  veulent  pas  se  laisser  étouffer,  comme 
les  jeunes  enfants  dans  la  Tour*.  Ils  ont  grandi  avec  le  temps, 
et  plus  je  presse  Toreiller  sur  eux,  plus  ils  reparaissent  par 
les  coins.  » 

Tout  à  coup  il  aperçut  la  tartine  beurrée  collée  à  son  genou, 
et  la  regarda  fixement,  secouant  la  tête  pendant  ce  temps 
d'un  air  imbécile  et  consterné,  comme  s'il  voyait ,  dans  ce 
débris ,  l'image  de  son  mauvais  génie ,  et  qu'il  se  crût  obligé 
de  lui  adresser  des  reproches  de  ses  tentations  intempes- 
tives : 

(c  Elle  était  belle,  madame  Todgers,  dit-il,  tournant  vers 
l'hôtesse  son  œil  terne  sans  autre  préliminaire  ;  elle  avait  un 
peu  de  fortune. 

—  Je  le  sais,  s'écria  Mme  Todgers  avec  une  grande  sympa- 
thie. 

—  Voici  ses  deux  filles,  »  dit  M.  Pecksniff,  montrant  les 
jeunes  demoiselles  avec  un  redoublement  d'émotion. 

Mme  Todgers  n'en  doutait  aucunement. 
«  Mercy  et  Gharity,  Gharity  et  Mercyl  Ce  ne  sont  pas  là  des 
noms  profanes,  j'espère? 

—  Monsieur  Pecksniff!...  s'écria  Mme  Todgers.  Quel  sou- 
rire funèbre  1....  Seriez-vous  malade,  monsieur?  » 

Il  appuya  sa  main  sur  le  bras  de  Mme  Todgers,  et  répondit 
d'une  manière  solennelle  avec  une  voix  douce  : 
•  «  C'est  chronique. 

—  Colique  ?  s'écria  la  dame,  d'un  ton  d'effroi. 

—  Chro-nique  ,  répéta-t-il  avec  quelque  difficulté.  Chro- 
nique. Une  maladie  chronique.  J'en  suis  victime  depuis  mon 
enfance.  Elle  me  conduira  au  tombeau. 

—  Dieu  nous  en  garde!  s'écria  Mme  Todgers. 

—  Oui,  dit  M.  Pecksniff,  ferme  dans  le  désespoir.  Après 
tout,  je  n'en  suis  pas  fâché....  Vous  ressemblez  à  ma  défunte, 
madame  Todgers. 

—  Ne  me  serrez  donc  pas  tant,  je  vous  prie,  monsieur  Pecks- 
niff. Si  quelqu'un  des  gentlemen  nous  observait!... 

—  C'est  pour  l'amour  à' elle,  dit  M.  Pecksniff.  Permettez-le, 
en  l'honneur  de  sa  mémoire.  Au  nom  d'une  voix  qui  sort  de  la 

4 .  Allubiou  aux  fils  d'Edouard. 


DE   MARTIN    GHUZZLEWlï.  173 

tombe!  vous  lui  ressemblez  tuut  a  fait,  madame  Todgersl... 
Ce  que  c'est  que  ce  monde  ! 

—  Ah  I  cela  vous  plaît  à  dire. 

—  Je  crains  que  ce  ne  soit  un  monde  vain  et  léger,  dit 
M.  Pecksniff,  se  laissant  aller  à  l'attitude  penchée  de  l'abatte- 
ment. Voyez  ces  jeunes  gens  autour  de  nous.  Quelle  con- 
science ont-ils  de  leurs  devoirs?  Pas  l'ombre.  Donnez-moi  votre 
autre  main,  madama  Todgers.  y> 

La  dame  hésita  et  dit  qu'elle  ne  le  voulait  pas. 

«  Eh  quoi?  une  voix  de  la  tombe  serait-elle  sans  influence 
sur  vous?  dit  M.  Pecksniff  avec  une  tendresse  sombre.  Ceci 
serait  irréligieux,  ma  chère  amie  ! 

—  Non,  non,  dit  Mme  Todgers,  opposant  de  la  résistance. 
Réellement  vous  ne  devez  pas.... 

—  Ce  n'est  pas  moi,  dit  M.  Pecksniff.  Ne  supposez  pas  que 
ce  soit  moi.  C'est  la  voix....  c'est  sa  voix.  y> 

Il  fallait  que  feu  mistress  Pecksniff  eût  eu,  de  son  temps, 
une  voix  singulièrement  forte  et  enrouée  pour  une  femme, 
une  voix  qui  bégayait  et  même,  à  dire  vrai,  une  voix  qui  sen- 
tait un  peu  l'ivresse,  si  cette  voix  avait  jamais  ressemblé  à 
l'organe  qui  parlait  en  ce  moment  par  la  bouche  de  M.  Pecks- 
niff. Mais  peut-être  se  faisait-il  des  illusions  sur  son  propre 
compte. 

a  Ce  jour,  madame  Todgers,  a  été  un  jour  de  plaisir,  mais 
il  a  été  aussi  pour  moi  un  jour  de  torture.  Il  m'a  rappelé  ma 
solitude.  Que  suis-je  dans  le  monde  ? 

—  Un  excellent  gentleman ,  monsieur  Pecksniff ,  dit 
Mme   Todgers. 

—  Vous  croyez?  Ce  serait  au  moins  une  consolation. 

—  Il  n'existe  pas  un  homme  meilleur  que  vous.  J'en  suis 
certaine.  » 

M.  Pecksniff  sourit  à  travers  ses  larmes  et  agita  légèrement 
sa  tête. 

«  Vous  êtes  bien  bonne,  dit-il,  je  vous  remercie.  Vous  ne 
sauriez  croire  la  satisfaction  que  j'éprouve,  madame  Todgers, 
à  rendre  les  gens  heureux.  Le  bonheur  de  mes  élèves  est  mon 
objet  principal.  J'en  raffole.  Eux  aussi  raffolent  de  moi  quel- 
quefois. 

—  Toujours,  dit  Mme  Todgers. 

—  Quand  ils  disent  qu'ils  n'ont  pas  fait  de  progrès,  madame, 
ajouta  M.  Pecksniff  en  la  regardant  d'un  air  de  profond  mys- 
tère, et  lui  faisant  signe  d'approcher  de  sa  bouche,  quand  ils 


17^1  VIE  ET   AVENTURES 

disent  qu'ils  n'ont  pas  fait  de  progrès,  madame,  et  que  le  prix 
de  la  pension  était  trop  élevé,  ils  mentent  1 

—  Il  faut  que  ce  soient  de  vils  misérables  I 

—  Madame,  vous  avez  raison.  J'estime  en  vous  cette  ma- 
nière de  voir.  Un  mot  à  l'oreille.  Aux  parents  et  aux  tuteurs.... 
Ceci  est  entre  nous,  madame  Todgers? 

—  Oui,  entre  nous. 

—  Aux  parents  et  aux  tuteurs  s'offre  en  ce  moment  une  fa- 
vorable occasion  qui  unit  les  avantages  de  la  meilleure  édu- 
cation pratique  architecturale  au  confort  de  la  famille,  et  la 
société  constante  de  personnes  qui,  dans  leur  humble  sphère 
et  leurs  modestes  capacités,  remarquez  bien  ceci  !  n'oublient 
pas  leur  responsabilité  morale.  » 

Mme  Todgers  le  regardait,  assez  embarrassée  de  savoir  ce 
que  ces  paroles  signifiaient,  si  même  elles  signifiaient  quel- 
que chose.  C'était,  en  effet,  le  lecteur  peut  se  le  rappeler,  la 
forme  habituelle  de  la  réclame  de  M.  Pecksniff,  quand  il  de- 
mandait un  élève  ;  mais,  pour  le  moment,  l'avis  ne  semblait 
se  rapporter  à  rien  de  particulier.  Cependant,  M.  Pecksniff 
leva  son  doigt,  comme  pour  avertir  la  dame  de  ne  point  l'in- 
terrompre. 

«  Connaissez-vous,  madame  Todgers,  un  père  de  famille  ou 
tuteur  qui  désire  profiter  d'une  occasion  si  précieuse  pour  un 
jeune  gentleman  ?  On  préférerait  un  orphelin.  Connaissez-vous 
un  orphelin  qui  puisse  donner  trois  ou  quatre  cents  livres 
sterling?  » 

Mme  Todgers  réfléchit  et  secoua  la  tête. 

«  Si  vous  entendez  parler  d'un  orphelin  qui  puisse  donner 
trois  ou  quatre  cents  livres  sterling,  priez  les  amis  de  ce  cher 
orphelin  de  s'adresser  par  lettre,  franc  de  port,  à  S.  P.  Poste 
restante.  Salisbury....  J'ignore  qui  c'est,  au  juste....  Ne  vous 
inquiétez  pas,  madame  Todgers,  ajouta  M.  Pecksniff,  tombant 
lourdement  sur  elle,  c'est  chronique  1  chronique!...  Faites-moi 
donner  une  petite  goutte  de  n'importe  quoi. 

—  Dieu  nous  garde,  mesdemoiselles  Pecksniff!  s'écria  tout 
haut  Mme  Todgers,  votre  cherp'pa  est  très-mal!  y> 

M.  Pecksniff  se  redressa  par  un  effort  extraordinaire,  tandis 
que  chacun  courait  à  lui  avec  précipitation,  et,  se  remettant 
sur  ses  pieds,  il  promena  sur  l'assemblée  un  regard  empreint 
d'une  ineffable  sérénité.  Petit  à  petit,  un  sourire  succéda  à  ce 
regard;  un  sourire -doux,  sans  force  et  plein  de  mélancolie, 
un  sourire  aimable  même  dans  sa  souffrance.  «  Ne  vous  affli- 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  175 

gez  pas,  mes  amis,  dit-il  tendrement.  Ne  pleurez  pas  pour 
moi.  C'est  chronique.  » 

Et  en  parlant  ainsi,  après  avoir  fait  un  vain  effort  pour  lever 
ses  pieds,  il  tomba  dans  le  foyer  de  la  cheminée. 

Le  plus  jeune  gentleman  de  la  compagnie  l'eut  relevé  en  un 
instant.  Oui,  avant  qu'un  seul  cheveu  de  la  tête  du  vieillard 
fût  brûlé,  il  l'avait  posé  sur  le  tapis....  son  père  à  elle  ! 

Mercy  était  hors  d'elle ,  et  sa  sœur  également.  Jinkins  les 
consola  de  son  mieux.  D'ailleurs,  tout  le  monde  les  consolait. 
Chacun  avait  quelque  chose  à  leur  dire,  si  ce  n'est  le  plus 
jeune  gentleman  de  la  compagnie,  qui  avec  un  noble  dévoue- 
ment, et  sans  que  personne  prît  garde  à  lui,  avait  fait  le  plus 
de  besogne  et  garanti  la  tête  de  M.  Pecksniff.  Enfin,  les  assis- 
tants se  réunirent  autour  du  cher  malade,  et  convinrent  de  le 
porter  par  l'escalier  jusqu'à  son  lit.  M.  Jinkins  gronda  le  plus 
jeune  gentleman  de  la  compagnie  d'avoir  déchiré  l'habit  de 
M.  Pecksniff.  Ha!  hal...  mais  n'importe. 

Ils  portèrent  en  haut  M.  Pecksniff,  tout  en  lançant  à  chaque 
marche  des  brocards  au  plus  jeune  gentleman. 
-  La  chambre  à  coucher  était  située  au  haut  de  la  maison,  et 
pour  l'atteindre  il  n'y  avait  pas  mal  de  chemin  à  faire  ;  cepen- 
dant, ils  finirent  par  y  arriver  avec  leur  précieux  fardeau.  En 
route,  M.  Pecksniff  leur  demandait  fréquemm.ent  à  boire  une 
petite  goutte  de  quelque  chose.  Cela  ressemblait  à  une  manie. 
Le  plus  jeune  gentleman  de  la  compagnie  proposa  bien  un 
verre  d'eau  ;  mais  M.  Pecksniff,  pour  prix  de  ce  conseil,  l'ac- 
cabla des  épithètes  les  plus  méprisantes. 

Jinkins  et  Gander  se  chargèrent  du  soin  de  coucher  le  ma- 
lade, et  l'arrangèrent  du  mieux  qu'ils  purent  en  le  posant 
sur  son  lit.  Lorsqu'il  parut  disposé  à  s'endormir,  ils  le  quit- 
tèrent. Mais,  avant  qu'ils  eussent  atteint  le  bas  de  l'escalier, 
le  fantôme  de  M.  Pecksniff,  singulièrement  accoutré,  apparut 
se  démenant  sur  le  palier  d'en  haut.  Il  désirait  connaître  leur 
sentiment  touchant  la  nature  de  la  vie  humaine. 

«  Mes  amis,  cria  M.  Pecksniff,  plongeant  son  regard  par- 
dessus la  rampe,  fortifions  notre  esprit  par  la  discussion,  par 
la  contradiction  mutuelle.  Soyons  msraux.  Contemplons  en 
face  l'existence.  Où  est  Jinkins  ? 

—  Ici,  répondit  ce  gentleman.  Retournez  à  votre  lit. 

—  Au  lit  !  s'écria  M.  Pecksniff.  Le  lit  I  c'est  la  voix  du  fai- 
néant; je  rent'3nds  dire  en  gémissant  :  «c  Vous  m'avez  éveille 
«  troDtôt;  je  veux  encore  dormir.  »  S'il  y  a  quelque  jeune  or- 


176  VIE    ET   AVENTURES 

phelin  qui  veuille  me  compléter  cette  citation  de  la  jolie  pièce 
des  œuvres  du  docteur  Watts,  l'occasion  est  propice.  » 

Personne  ne  s'offrit. 

«  C'est  très-agréable ,  dit  M.  Pecksniff  après  une  pau.se. 
C'est  astringent  et  rafraîchissant,  en  particulier  pour  les 
jambes!  Les  jambes  de  l'homme,  mes  amis,  sont  une  inven- 
tion admirable.  Comparez-les  aux  jambes  de  bois,  et  observez 
la  différence  qu'il  y  a  entre  l'anatomie  de  la  nature  et  l'ana- 
tomie  de  l'art.  Savez-vous,  ajouta  M.  Pecksniff  en  se  pen- 
chant sur  la  rampe  avec  cet  air  familier  qu'il  prenait  toujours 
vis-à-vis  de  ses  nouveaux  élèves,  savez-vous  que  je  voudrais 
bien  connaître  l'opinion  de  Mme  Todgers  sur  une  jambe  de 
bois,  si  cela  lui  était  agréable  ?  » 

Comme  il  paraissait  impossible  d'attendre  de  lui  rien  de 
raisonnable  après  un  pareil  discours,  M.  Jinkins  et  M.  Gan- 
der  remontèrent  et  le  replacèrent  de  nouveau  sur  son- lit.  Mais 
il  en  était  sorti  avant  que  ces  messieurs  fussent  arrivés  au 
second  étage;  ils  revinrent  l'accommoder,  et  à  peine  avaient- 
Is  descendu  quelques  marches,  que  notre  homme  était  déjà 
iehors.  En  un  mot,  autant  de  fois  on  le  fit  rentrer  dans  sa 
chambre,  autant  de  fois  il  s'en  échappa,  l'esprit  bourré  de 
maximes  morales,  qu'il  répétait  continuellement  par-dessus 
la  rampe,  avec  un  plaisir  extraordinaire  et  un  désir  irrésis- 
tible d'éclairer  ses  semblables. 

Vu  les  circonstances,  et  quand  pour  la  trentième  fois  au 
moins  ils  eurent  remis  M.  Pecksniff  au  lit,  M.  Jinkins  resta  à 
le  surveiller,  tandis  que  son  compagnon  descendait  chercher 
Bailey  junior  qu'il  amena  avec  lui.  Le  jeune  concierge,  in- 
struit du  service  qu'on  attendait  de  lui,  s'en  montra  enchanté, 
et  s'installa  avec  un  tabouret,  une  chandelle  et  son  souper, 
pour  veiller  plus  commodément  près  de  la  porte  de  la  chambre 
à  coucher. 

Ces  arrangements  terminés,  on  enferma  M.  Pecksniff,  en 
laissant  la  clef  du  côté  extérieur  de  la  serrure.  Le  jeune  page 
était  chargé  d'écouter  avec  attention,  de  guetter  les  symptômes 
d'apoplexie  qui  pourraient  survenir  au  patient;  et,  dans  le  cas 
où  il  s'en  présenterait,  d'appeler  immédiatement  au  secours. 
A  quoi  M.  Bailey  répondit  modestement  qu'il  œ  se  flattait  de 
savoir  en  général  passablement  l'heure  qu'il  était  au  cadran 
de  la  pendule,  et  qu'il  ne  datait  pas  pour  rien  ses  lettres  du 
Todgers -Ho  use.  i 


^ 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT^  177 


CHAPITRE  X. 

Coiitenant  d'étranges  choses  qui  exerceront  une  grande  influence,  en 
bien  ou  en  mal,  sur  la  plupart  des  événements  de  cette  histoire. 

Cependant  M.  Pecksniff  était  venu  à  Londres  pour  affaire. 
Avait-il  oublié  ce  but  de  son  voyage  ?  Continuait-il  de  prendra 
du  plaisir  avec  la  joyeuse  engeance  de  la  pension  Todgers, 
sans  songer  aux  graves  intérêts,  quels  qu'ils  fussent,  qui 
exigeaient  sa  calme  et  sérieuse  méditation?  Non. 

«  Le  temps  et  la  marée  n'attendent  personne,  d  dit  le  pro- 
verbe. Mais  tous  les  hommes  ont  à  attendre  le  temps  et  la 
marée.  Cette  marée,  qui  avec  son  flux  devait  conduire  Seth 
Pecksniff  à  la  fortune,  était  marquée  d'avance  sur  le  tableau 
et  au  moment  de  monter.  Pecksniff  ne  restait  pas  tranquille- 
ment au  haut  de  la  plage  sans  ss  soucier  le  moins  du  monde 
des  changements  de  courants  ;  mais  il  se  tenait  sur  l'extrême 
bord,  le  digne  homme,  voyant  l'eau  passer  déjà  par-dessus 
ses  souliers  et  tout  prêt  à  se  vautrer  dans  la  vase,  si  c'était  le 
chemin  qui  devait  le  conduire  au  but  de  ses  espérances. 

La  confiance  qu'il  inspirait  à  ses  deux  charmantes  filles 
était  vraiment  admirable.  Elles  croyaient  si  fermement  au 
caractère  de  leur  père,  qu'elles  étaieMt  certaines  qu'en  tout  ce 
qu'il  faisait  il  avait  devant  lui  un  dessein  bien  conçu,  bien 
arrêté.  Elles  savaient  aussi  que  ce  noble  objet  était  pour 
Pecksniff  son  intérêt  personnel,  ce  qui  naturellement  les  in- 
téressait par  contre-coup. 

Ce  qui  rendait  cette  confiance  filiale  plus  touchante  encore, 
c'est  que  les  demoiselles  Pecksniff  ne  se  doutaient  pas,  quant 
à  présent,  des  projets  réels  de  leur  père.  Tout  ce  qu'elles  sa- 
vaient de  lui,  c'est  que  chaque  matin,  de  bonne  heure,  après 
le  déjeuner,  il  se  rendait  au  bureau  de  poste  pour  y  cher- 
cher des  lettres.  Ce  soin  rempli,  sa  tâche  du  jour  était  ache- 
vée; et  il  rentrait  dans  le  repos  jusqu'à  ce  que  le  retour  du 
soleil  amenât,  le  lendemain,  une  poste  nouvelle. 

Même  manège  pendant  quatre  ou  cinq  jours.  Enfin,  un 
matin,  M.  Pecksniff  revint  à  son  domicile  tout  hors  d'haleine 
et  avec  une  précipitation  curieuse  chez  un  homme  d'ordinaira 
Martin  Chuzzlewit.  —  i  12 


178  VIE   ET  AVENTURES 

si  calme.  11  s'enferma  avec  ses  filles,  et  ils  eurent  une  confé- 
rence secrète  qui  dura  bien  deux  heures.  Tout  ce  qui  se  passa 
dans  cet  entretien  resta  caché,  et  nous  n'en  connaissons  que 
les  paroles  suivantes ,  articulées  par  M.  PecksnifT  : 

«  Gomment  un  tel  changement  s'est-il  opéré  en  lui  (du  moins 
je  l'espère),  question  tout  à  fait  oiseuse  et  vaine.  Mes  chéries, 
j'ai  mes  idées  sur  ce  sujet,  mais  je  ne  les  émettrai  point.  Il 
suffit  que  nous  soyons  disposés  à  ne  montrer  ni  ressentiment 
ni  colère,  et  que  nous  soyons  prêts  à  pardonner.  S'il  désire 
notre  amitié,  il  l'aura.  Nous  connaissons  notre  devoir,  je 
pense!  » 

Le  même  jour,  heure  de  midi,  un  vieux  gentleman  descendit 
de  cabriolet  au  bureau  de  poste,  et,  ayant  donné  son  nom,  de- 
manda une  lettre  à  lui  adressée  et  qui  devait  rester  au  bu- 
reau jusqu'à  ce  qu'elle  fût  réclamée.  Cette  lettre  attendait  de- 
puis quelques  jours.  La  suscription  en  était  écrite  de  la  main 
de  M.  Pecksniff,  et  scellée  du  cachet  de  M.  PecksnifT. 

La  lettre,  très-courte,  ne  contenait  guère  qu'une  adresse 
avec  «  les  sentiments  très-respectueux  et  (malgré  le  passé), 
sincèrement  affectueux.  »  Le  vieux  gentleman  prit  l'adresse, 
jetant  au  vent  en  petits  morceaux  le  reste  de  la  lettre  et  la 
passa  au  cocher  avec  ordre  de  le  conduire  le  plus  près  pos- 
sible de  Todgers-House.  Le  cocher  le  mena  droit  au  Monu- 
ment :  là,  le  vieux  gentleman  descendit  de  nouveau,  renvoya 
sa  voiture  et  se  dirigea  à  pied  vers  la  pension  bourgeoise. 

Bien  que  le  visage,  la  tournure,  le  pas  de  ce  vieillard,  et 
même  la  manière  ferme  dont  il  serrait,  en  s'appuyant  dessus, 
sa  grosse  canne,  indiquassent  une  résolution  qu'il  n'eût  pas 
été  facile  de  combattre,  et  une  obstination  (bonne  ou  mauvaise, 
peu  importe)  qui,  dans  d'autres  temps,  eût  bravé  la  torture  et 
puisé  la  vie  dans  les  angoisses  mêmes  de  la  mort;  cependant 
il  y  avait  en  ce  moment  dans  son  esprit  une  certaine  hésita- 
tion qui  lui  fit  éviter  d'abord  la  maison  qu'il  cherchait  et  Je 
conduisit  machinalement  vers  un  rayon  de  soleil  qui  éclairait 
le  petit  cimetière  voisin.  Il  semble  qu'il  dût  y  avoir  dans  le  con 
traste  de  cette  poussière  immobile  amoncelée  au  milieu  même 
du  plus  actif  remue-ménage  quelque  chose  qui  fût  plutôt  ca- 
pable d'accroître  son  indécision  :  cependant  il  s'achemina  de 
06  côté,  éveillant  les  échos  sur  son  passage,  jusqu'à  ce  que 
l'horloge  de  l'église,  sonnant  pour  la  seconde  fois  les  quarts 
depuis  qu'il  était  dans  le  cimetière ,  le  tira  de  sa  méditatiou. 
Sortant  donc  de  son  incertitude  en  même  temps  que  l'air  eui- 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  179 

portait  le  son  des  cloches,  il  gagna,  d'un  pas  rapide  la  maison 
et  frappa  à  la  porte. 

M.  Pecksniff  était  assis  dans  le  petit  salon  de  Mme  Todgers. 
Son  visiteur  le  trouva  occupé  à  lire  par  pur  hasard ,  et  il  lui 
en  fit  ses  excuses,  un  excellent  ouvrage  de  théologie.  Sar  une 
table  étroite  il  y  avait  du  gâteau  et  du  vin,  par  un  autre  ha- 
sard dont  il  s'excusa  égaiemeat. 

a  J'avais  oublié,  dit- il,  la  visite  que  je  devais  recevoir,  et 
j'allais  partager  cette  modeste  collation  avec  mes  filles  quand 
vous  avez  frappé  à  la  porte. 

—  Vos  filles  vont  bien  ?  »  demanda  Martin,  posant  de  côté 
son  chapeau  et  sa  canne. 

M.  Pecksniiï  s'efforça  de  cacher  son  émotion  comme  père, 
lorsqu'il  répondit  ; 

«  Oui,  elles  vont  bien.  Ce  sont  de  bonnes  petites  filles, 
d'excellentes  petites  filles.  Je  ne  me  permettrais  pas,  dit-il,  de 
proposer  à  M.  Ghuzzlewit  de  prendre  un  fauteuil  ni  de  lui  re- 
commander d'éviter  le  vent  coulis  de  la  porte.  Je  n'ai  pas 
envie  de  m'exposer  aux  plus  injustes  soupçons.  En  consé- 
quence, je  me  bornerai  à  faire  observer  qu'il  y  a  dans  la 
chambre  un  fauteuil,  et  que  la  porte  est  loin  d'être  parfaite- 
iiient  close.  J'oserai  seulement  peut-être  ajouter  qu'il  n'est 
pas  r^re  de  rencontrer  ce  dernier  inconvénient  dans  les  mai- 
sons anciennes.  y> 

Le  vieillard  s'assit  dans  le  fauteuil,  et,  après  quelques  in- 
stants de  silence  ; 

a  En  premier  lieu,  dit-il,  j'ai  à  vous  remercier  d'être  venu 
à  Londres  avec  tant  d'empressement  sur  ma  requête  non  mo- 
tivée ;  je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  :  et  à  mes  frais. 

—  A  vos  frais,  mon  bon  monsieur!  s'écria  M.  PecksnilT,  avec 
un  accent  de  grande  surprise. 

—  Je  n'ai  pas  l'habitude,  dit  Martin  en  agitant  sa  main  avec 
impatience,  de  faire  faire  des  dépenses  à....  Eh  bien!  à  mes 
parents,  pour  satisfaire  mes  caprices. 

—  Des  caprices,  mon  bon  monsieur  !  s'écria  M.  Pecksniff. 

—  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  le  mot  qui  convient  en  cette  occa- 
sion, dit  le  vieillard.  Non,  vous  avez  raison.  » 

Intérieurement,  M.  Pecksniff  se  sentit  soulagé  en  entendant 
ces  paroles,  bien  qu'il  ne  sût  pas  du  tout  pourquoi. 

«  Vous  avez  raison,  répéta  Martin.  Ce  n'est  point  un 
caprice.  C'est  une  chose  fondée  sur  la  raison ,  la  vérité ,  la 
réflexion.  C'est,  comme  vous  voyez,  tout  le  contraire  d'un 


Î80  VIE   ET   AVENTURES 

caprice.  D'ailleurs ,  je  ne  suis  pas  capricieux.  Je  ne  l'ai  ja- 
mais été. 

—  Assurément  non ,  dit  PecksnilT. 

—  Comment  le  savez- vous  ?  répliqua  vivement  l'autre. 
C'est  ma'ntenant  que  vous  allez  commencer  à  le  savoir.  Vous 
êtes  destiné  à  l'attester  et  à  le  prouver  dans  l'avenir.  Vous  et 
les  vôtres,  il  faut  vous  apprendre  que  je  suis  persévérant  et 
que  je  ne  me  laisse  pas  détourner  de  mon  but.  Entendez- 
vous? 

—  Parfaitement. 

—  Je  regrette  beaucoup,  reprit  Martin  le  regardant  en  face 
et  lui  parlant  d'un  ton  lent  et  mesuré,  je  regrette  beaucoup 
que  vous  et  moi  nous  ayons  eu,  dans  notre  dernière  rencon- 
tre, la  conversation  que  nous  avons  eue.  Je  regrette  beaucoup 
de  vous  avoir  laissé  voir  si  ouvertement  ce  que  je  pensais  de 
vous.  Les  intentions  que  j'ai  maintenant  à  votre  égard  sont 
toutes  différentes.  Abandonné  de  tous  ceux  en  qui  j'avais  mis 
ma  confiance,  trompé  et  obsédé  par  tous  ceux  qui  eussent  dû 
m'aider  et  me  soutenir,  je  viens  chercher  un  refuge  auprès  de 
vous.  J'ai  la  confiance  que  vous  serez  mon  allié  et  que  je  vous 
attacherai  à  moi  par  les  liens  de  l'Intérêt  et  de  l'Espérance  (il 
appuj-a  fortement  sur  ces  derniers  mots,  quoique  M.  Pecksnifl 
le  priât  tout  particulièrement  de  ne  point  les  prononcer),  et 
que  vous  m'aiderez  à  faire  payer  à  qui  de  droit  les  consé- 
quences de  la  plus  odieuse  espèce  de  bassesse,  de  dissimula- 
tion et  d'artifice. 

—  Mon  noble  monsieur!  s'écria  M.  Pecksniff,  lui  saisissant 
la  main  qui  était  toute  grande  ouverte  :  et  c'est  vous  qui 
m'exprimez  le  regret  d'avoir  accueilli  d'injustes  idées  sur 
mon  compte  !  vous,  avec  ces  respectables  cheveux  gris  !... 

—  Les  regrets ,  dit  Martin,  sont  le  propre  des  cheveux  gris  ; 
et  je  me  félicite  d'avoir  au  moins  en  commun  avec  tous  les 
autres  hommes  ma  part  de  cet  héritage.  Mais  en  voilà  assez. 
Je  suis  fâché  d'avoir  été  si  longtemps  séparé  de  vous.  Si  je 
vous  avais  traité  plus  tôt  comme  vous  méritez  de  l'être,  peut- 
être  eussé-je  été  plus  heureux.  » 

M.  Pecksniffleva  les  yeux  au  plafond  et  se  frotta  les  mains 
de  joie. 

«  Vos  filles....  dit  Martin  ,  après  un  court  silence  ;  je  ne  les 
connais  pas.  Vous  ressemblent-elles  ? 

—  Monsieur  Chuzzlewit,  répondit  le  veuf,  TauLeur  de  leurs 
joars  (je  ne  veux  pas  parler  de  moi,  mais  bien  de  leur  sainte 


DE    MARTIN    CrIUZZLEV/iT.  181 

mère)  revit  dans  le  nez  de  ma  fille  aînée  et  dans  le  menton 
Je  la  cadette. 

—  Je  ne  demande  pas  si  elles  vous  ressemblent  au  physi- 
que. C'est  au  moral,  au  moral  1 

—  Il  ne  m'appartient  pas  de  le  dire,  répliqua  M.  Pecksniff 
avec  un  sourire  gracieux.  J'ai  fait  de  mon  mieux,  monsieur. 

—  Je  désirerais  les  voir,  dit  Martin;  sont-elles  près 
d'ici?  » 

Si  elles  étaient  près,  je  crois  bien  !  Depuis  le  commencement 
de-  la  conversation  jusqu'à  ce  moment  où  elles  se  retirèrent 
avec  précipitation,  elles  étaient  à  écouter  à  la  porte.  M.  Pecks- 
niff eut  soin  d'essuyer  d'abord  les  larmes  dont  l'attendrisse- 
ment avait  mouillé  ses  yeux,  pour  donner  ainsi  à  ses  filles  le 
temps  de  remonter  l'escalier;  puis  il  ouvrit  la  porte  et  cria 
doucement  dans  le  corridor  : 

«  Mes  mignonnes,  où  êtes- vous  ? 

—  Ici,  mon  cher  p'pa  !...  répondit  dans  le  lointain  miss  Gha- 
rity. 

—  Descendez  au  parloir,  s'il  vous  plaît,  mon  amour,  dit 
M.  Pecksniff,  et  amenez  votre  sœur  avec  vous. 

—  Oui,  mon  cher  p'pa,  »  cria  Mercy. 

Et  aussitôt,  en  filles  qui  étaient  tout  obéissance,  elles  accou- 
rurent en  chantonnant. 

Rien  ne  saurait  surpasser  l'étonnement  qu'éprouvèrent  les 
deux  demoiselles  Pecksniff  lorsqu'elles  trouvèrent  un  étranger 
tête  à  tête  avec  leur  cher  papa.  Rien  d'égal  à  leur  muette  stu- 
péfaction quand  M.  Pecksniff  dit  :  «  Mes  enfants,  M.  Ghuzzle- 
wit  1  »  Mais  lorsqu'il  leur  dit  que  M.  Chuzzlewit  et  lui  étaient 
bons  amis,  et  que  M.  Chuzzlewit  avait  prononcé  des  paroles 
si  bienveillantes,  si  affectueuses  qu'elles  lui  avaient  pénétré  le 
cœur,  les  deux  demoiselles  Pecksniff  s'écrièrent  à  l'unisson  : 
«  Que  le  ciel  soit  béni  !  »  et  elles  sautèrent  au  cou  du  vieillard. 
Et  quand  elles  l'eurent  embrassé  avec  une  ardeur  et  une  ten- 
dresse qu'aucun  mot  de  la  langue  ne  saurait  exprimer,  elles  se 
groupèrent  autour  de  son  fauteuil,  penchées  vers  lui  comme 
des  innocentes  qui  se  figuraient  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  pour 
elles  ici-bas  de  plus  grande  joie  que  d'accomplir  ses  volontés 
et  de  répandre  sur  le  reste  de  sa  vie  cet  amour  dont  elles  eus- 
sent désiré  remplir  toute  leur  existence  depuis  leur  enfance, 
si,  le  cruel  !  il  avait  consenti  seulement  à  accepter  cette  pré- 
cieuse offrande  de  leur  tendresse. 

Plusieurs  fois  le  vieillard  porta  attentivement  son  regard  da 


182  VIE   ET   AVENTURES 

l'une  à  l'autre  pour  le  ramener  sur  M.  Pecksniff.  Il  parvint  à 
saisir  le  moment  où  l'œil  de  M.  Pecksniff  s'abaissait  :  car  jus- 
que-là il  était  resté  pieusement  levé,  avec  cette  expression 
que  les  poètes  de  l'antiquité  ont  prêtée  à  un  oiseau  de  nos 
basses-cours  quand  il  rend  le  dernier  soupir  au  sein  de  la 
tourmente  du  fluide  électrique. 

<c  Quels  sont  leurs  noms  ?  »  demanda-t-il. 

M.  Pecksniff  les  lui  dit  et  s'empressa  d'ajouter  (ses  calom- 
niateurs n'eussent  pas  manqué  de  dire  que  c'était  en  vue  des 
idées  testamentaires  qui  pouvaient  traverser  l'esprit  du  vieux 
Martin)  : 

<i  Peut-être,  mes  chéries,  feriez-vous  mieux  d'écrire  vous- 
mêmes  votre  nom.  Votre  humble  autographe  n'a  aucune 
valeur  intrinsèque ,  mais  l'affection  peut  en  faire  un  sou- 
venir. 

—  L'affection,  dit  le  vieillard,  s'étendra  sur  les  originaux 
vivants.  Ne  vous  donnez  pas  la  peine,  mesdemoiselles.  Je  ne 
vous  oublierai  pas  si  facilement,  Gharity  et  Mercy,  pour  avoir 
besoin  de  ces  signes  mnémoniques.  Mon  cousin!... 

—  Monsieur!....  dit  vivement  M.  Pecksniff. 

—  Est-ce  que  vous  ne  vous  asseyez  jamais? 

—  Si  fait....  Oui....  Quelquefois,  monsieur,  dit  M.  Pecksniff, 
qui  tout  le  temps  était  resté  debout. 

—  Voulez-vous  alors  vous  asseoir  ? 

—  Pouvez- vous  me  demander,  répondit  M.  Pecksniff,  se  lais- 
sant aussitôt  tomber  sur  un  siège,  si  je  veux  faire  une  chose 
que  vous  désirez  ? 

—  Vous  parlez  là  avec  bien  de  l'assurance,  dit  Martin,  et  je 
ne  doute  pas  que  vous  ne  pensiez  ce  que  vous  dites  :  mais  je 
crains  que  vous  ne  sachiez  pas  ce  que  c'est  que  l'humeur  d'un 
vieillard.  Vous  ignorez  tout  ce  qu'il  faut  de  conditions  pour 
s'associer  à  ses  sympathies  et  à  ses  antipathies,  pour  se  plier 
à  ses  préjugés,  à  ses  ordres,  quels  qu'ils  soient;  pour  suppor- 
ter ses  défiances  et  ses  jalousies,  et  se  montrer  toujours  zélé 
à  le  servir.  Quand  je  me  rappelle  combien  j'ai  d'imperfections 
et  que  j'en  mesure  l'énormité  par  les  pensées  injustes  que  j'ai 
depuis  si  longtemps  nourries  à  votre  égard,  j'ose  à  peine  ré- 
clamer votre  amitié. 

—  Mon  digne  monsieur,  répliqua  son  parent,  comment  pou- 
vez-vous  me  dire  des  choses  si  pénibles?  Que  vous  ayez  com- 
mis une  légère  méprise,  y  avait-il  rien  de  plus  naturel,  quand 
à  tous  égards  vous  aviez  tant  de  raisons  légitimes,  des  raisons 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  183 

bien  tristes  et  trop  réelles  assurément ,  de  trouver  coupable 
envers  vous  la  conduite  de  tout  le  monde  ! 

—  En  vérité,  dit  le  vieillard,  vous  êtes  très-indulgent  pour 
moi. 

—  C'est  que  nous  disions  toujours,  mes  filles  et  moi, 
s'écria  M.  PecksnifT  avec  un  redoublement  de  zèle  obséquieux, 
que,  si  nous  nous  affligions  de  l'affreux  malbeur  que  nous 
avions  d'être  confondus  avec  des  êtres  vils  et  mercenaires, 
nous  ne  devions  pas  cependant  nous  en  étonner.  Mes  ché- 
ries ,  vous  vous  en  souvenez  ? 

—  Oh  !  parfaitement.  Vous  nous  l'avez  répété  assez  sou- 
vent. 

—  Nous  ne  nous  plaignions  pas,  continua  M.  Pecksniff. 
Dans  l'occasion  nous  trouvions  un  sujet  de  consolation  à  re- 
marquer que  la  Vérité  finissait  par  prévaloir  et  la  Vertu  par 
triompher,  quoique  ce  soit  assez  rare.  Mes  amours,  vous  vous 
en  souvenez?  s 

Si  elles  s'en  souvenaient  !  Comment  pouvait-il  demander 
cela?  Cher  p'pa,  quelles  questions  étranges  et  inutiles! 

<  Et,  reprit  M.  Pecksniff  avec  une  déférence  plus  grande 
encore,  quand  je  vous  ai  vu  dans  le  petit  et  modeste  village 
où  nous  nous  sommes  résignés  à  vivre,  j'ai  dit,  mon  cher  mon- 
sieur, que  vous  vous  trompiez  à  mon  égard;  je  n'ai  rien  dit 
de  plus,  je  crois? 

—  Non.  Ce  n'est  pas  tout,  répondit  Martin  qui  avait  pen- 
dant quelque  temps  appuyé  la  main  sur  son  front,  et  qui 
maintenant  leva  les  yeux.  Vous  avez  dit  beaucoup  plus  ;  et 
c'est  ce  que  vous  avez  dit,  joint  aux  circonstancss  qui  sont 
parvenues  à  ma  connaissance,  qui  m'a  ouvert  les  yeux.  Vous 
m'avez  parlé  avec  désintéressement  en  faveur  de....  Je  n'ai 
pas  besoin  de  le  nommer.  Vous  savez  qui  je  veux  désigner.  » 

M.  Pecksniff  laissa  paraître  sur  son  visage  une  certaine 
émotion,  tandis  qu'il  joignait  ses  mains  moites  de  sueur  et  ré- 
pondait d'un  ton  humble  : 

«  C'était  tout  à  fait  désintéressé,  monsieur,  je  vous  le  cer- 
tifie. 

—  Je  le  sais,  dit  tranquillement  le  vieux  Martin.  J'en  suis 
sûr.  C'est  ce  que  je  vous  disais.  C'est  aussi  par  pur  désinté- 
ressement que  vous  m'avez  délivré  de  cette  bande  de  harpies, 
dont  vous  avez  été  vous-même  la  victime.  Bien  d'autres 
hommes  leur  eussent  permis  de  déployer  toute  leur  rapacité 
et  se  fussent  efforcés  de  grandir,  par  le  contraste,  dans  mon 


184  VIE   ET   AVENTURES 

estime.  Vous  m'avez  rendu  le  service  de  les  chasser;  je  vous 
ïTi  dois  bien  des  remercîments.  Quoique  j'eusse  déjà  quitté  la 

.'lace,  vous  voyez  que  je  n'ignore  rien  de  ce  qui  s'est  passé 

m  mon  absence. 

—  Vous  me  stupéfiez,  monsieur  I  »  s'écria  M.  PecksuifT 
C'était  assez  vrai. 

€  J'en  sais  bien  d'autres.  Vous  avez  dans  votre  maison  un 
nouveau  commensal.... 

—  Oui,  monsieur,  répondit  l'architecte.  Il  y  en  a  un. 

—  Il  faut  qu'il  la  quitte,  dit  Martin. 

—  Pour....  pour  la  vôtre?  demanda  M.  Pecksniff  avec  une 
douceur  cadencée. 

—  Pour  aller  où  il  pourra,  répondit  le  vieillard.  Il  vous  a 
trompé. 

—  J'espère  que  non,  dit  vivement  M.  Pecksniff.  J'ose  croire 
que  non.  Je  me  suis  senti  une  grande  inclination  pour  ce  jeune 
homme.  J'espère  ne  point  avoir  la  preuve  qu'il  ait  en  rien  dé- 
mérité de  ses  titres  à  ma  protection.  La  perfidie,  la  perfidie, 
mon  cher  monsieur  Ghuzzlewit,  serait  un  coup  décisif.  Sur 
une  preuve  de  perfidie,  je  croirais  de  mon  devoir  de  rompre 
immédiatement  avec  lui.  » 

Le  vieillard  embrassa  d'un  regard  les  deux  demoiselles,  mais 
particulièrement  miss  Mercy,  qu'il  contempla  fixement  avec  un 
intérêt  qu'il  n'avait  pas  encore  témoigné.  Il  ramena  enfin  ses 
yeux  sur  M.  Pecksniff  tout  en  disant  d'un  ton  calme  : 

ce  Vous  savez,  selon  toute  probabilité,  qu'il  a  déjà  fait  choix 
d'une  femme. 

—  0  ciell  s'écria  M.  Pecksniff,  relevant  avec  force  ses 
cheveux  en  brosse  sur  sa  tête  et  jetant  à  ses  filles  un  coup 
d'œil  sinistre,  ceci  devient  effrayant  ! 

—  Vous  savez  l'affaire?  demanda  Martin. 

—  Assurément ,  mon  cher  monsieur  ,  il  n'aura  point  fait  ce 
choix  sans  le  consentement  et  l'approbation  de  son  grand-père  ! 
s'écria  M.  Pecksniff.  Ne  me  dites  pas  cela.  Pour  l'honneur  de 
l'humanité ,  donnez-moi  l'assurance  qu'il  n'a  pas  oublié  à  ce 
point  ses  devoirs. 

—  Eh  bien  I  il  s'en  est  passé.  » 

L'indignation  éprouvée  par  M.  Pecksniff,  en  entendant  cette 
révélation  terrible,  n'eut  d'égale  que  l'ardente  colère  des  deux 
demoiselles.  Eh  quoi!  avaient-elles  par  hasard  logé  et  nourri 
dans  leur  sein  un  serpent  à  sonnettes  ;  un  crocodile  qui  avait 
fait  l'offre  clandestine  de  sa  main  ;  un  fourbe  qui  avait  trompé 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  185 

la  société;  un  banqueroutier  frauduleux  du  célibat,  q^ui  spécu- 
lait sans  délicatesse  sur  l'article  des  filles  à  marier?  Et  penser 
qu'il  avait  pu  désobéir  et  en  imposer  à  cet  excellent,  à  ce  vé- 
nérable gentleman  dont  il  portait  le  nom  ;  à  cet  affectueux  et 
tendre  guide;  a  celui  qui  était  plus  qu'un  père  pour  lui,  plus 
qu'une  mère  même  :  quelle  horreur  1  quelle  horreur!  Ce  serait 
un  traitement  trop  bénin  que  de  le  chasser  avec  ignominie. 
N'y  avait-il  pas  autre  chose  à  faire  pour  le  châtier  ?  N'avait-il  pas 
mérité  d'encourir  des  peines  légales  ?  Serait-il  possible  que  les 
lois  du  pays  fussent  assez  relâchées  pour  n'avoir  pas  assigné 
de  supplice  à  un  pareil  crime?  Le  monstre!  avec  quelle  bas- 
sesse il  les  avait  trompées  !... 

«  Je  m'applaudis  de  vous  voir  si  chaudement  dans  mes  in- 
térêts, dit  le  vieillard,  levant  la  main  pour  arrêter  le  torrent 
de  leur  indignation.  Je  ne  vous  dissimulerai  pas  que  j'éprouve 
du  plaisir  à  vous  trouver  si  remplies  de  zèle.  Mais  considérons 
ce  sujet  comme  épuisé. 

—  Non,  mon  cher  monsieur,  s'écria  M.  Pecksniff,  tout  n'est 
pas  fini.  Il  faut  que  d'abord  je  purge  ma  maison  de  cette  souil- 
lure. 

—  Gela,  dit  le  vieillard,  viendra  en  son  temps.  Je  regarde 
la  chose  comme  faite. 

—  Vous  êtes  trop  bon,  monsieur,  répondit  M.  Pecksniff 
agitant  sa  main.  Vous  me  comblez.  Vous  pouvez  considérer 
la  chose  comme  faite,  je  vous  l'assure. 

—  Il  y  a,  dit  Martin,  un  autre  point  sur  lequel  j'espère  que 
vous  voudrez  bien  m'assister.  Vous  vous  rappelez  Mary, 
cousin? 

—  La  jeune  dame  dont  je  vous  disais  ,  mes  chéries  ,  qu'elle 
m'avait  tant  intéressé  ,  fit  observer  M.  Pecksniff.  Excusez 
cette  interruption,  monsieur. 

—  Je  vous  ai  raconté  son  histoire.... 

—  Que  je  vous  ai  redite,  vous  vous  en  souvenez  ,  mes  mi- 
gnonnes! s'écria  M.  Pecksniff.  Faibles  jeunes  filles,  monsieur 
Ghuzzlewit  !  Elles  en  ont  été  tout  émues. 

—  Eh  bien!  voyez,  reprit  Martin  évidemment  satisfait;  je 
craignais  d'avoir  à  plaider  sa  cause  auprès  de  vous  et  à  vous 
prier  de  l'accueillir  favorablement  pour  l'amour  de  moi.  Maio 
vous  n'avez  pas  de  jalousie  :  c'est  bien  !  Il  est  vrai  que  vous 
n'auriez  aucun  sujet  d'en  concevoir.  Mary  n'a  rien  à  attendre 
de  moi ,  mes  chers  amis  ,  et  elle  le  sait  parfaitement,  j 

Les  deux  demoiselles  Pecksniff  témoignèrent  par  quelques 


186  VIE   ET   AVENTURES 

paroles  discrètes  qu'elles  approuvaient  ce  sage  arrangement , 
et  qu'elles  sympathisaient  de  tout  leur  cœur  avec  celle  qui  en 
avait  été  l'objet. 

K  Ah!  dit  le  vieillard  devenu  pensif,  si  j'avais  pu  prévoir  ce 
qui  devait  se  passer  entre  nous  quatre  ,...  mais  il  est  trop  tard 
pour  y  songer.  Ainsi,  mes  jeunes  demoiselles,  le  cas  échéant, 
vous  la  recevriez  de  bonne  grâce  et  avec  bienveillance?  » 

Et  où  était,  je  vous  prie,  l'orpheline  que  les  deux  demoiselles 
Pecksniff  n'eussent  pasréchauûée  dans  leur  sein  fraternel? Mais 
quand  cette  orpheline  était  recommandée  à  leurs  soins  par 
une  personne  sur  laquelle  leur  amour  comprimé  depuis  tant 
d'années  venait  enfin  d'éclater  librement,  jugez  des  trésors 
inépuisables  de  tendresse  qu'elles  se  sentaient  pressées  de 
répandre  sur  elle  ! 

Il  y  eut  dans  la  conversation  un  instant  d'intervalle  ,  durant 
lequel  M.  Ghuzzlewit,  distrait  et  préoccupé,  tint  les  yeux  fixés 
sur  le  sol  sans  prononcer  une  parole  ;  et ,  comme  il  était  évi- 
dent qu'il  ne  désirait  plus  être  interrompu  dans  sa  méditation, 
M.  Pecksniff  et  ses  filles  gardèrent  également  un  profond 
silence. 

Dans  le  cours  de  toute  la  conversation  précédente,  le  vieux 
gentleman  avait  montré  une  vivacité  froide  et  calme,  comme 
s'il  eût  récité  péniblement  un  rôle  appris  d'avance  une  centaine 
de  fois  au  moins.  Alors  même  que  ses  paroles  étaient  le  plus 
animées  et  son  langage  le  plus  encourageant,  il  avait  conservé 
la  même  attitude  sans  la  moindre  modification.  Mais  un  plus 
vif  éclat  brilla  dans  ses  yeux ,  et  sa  voix  devint  plus  expres- 
sive lorsqu'il  reprit  en  sortant  de  sa  pose  recueillie  : 

«Vous  savez  ce  qu'on  dira  de  tout  ceci?  Vous  y  avez  ré- 
fléchi ? 

— Ce  qu'on  dira,  mon  cher  monsieur  ?  demanda  M.  Pecksniff. 

—  De  cette  entente  nouvelle  qui  s'établit  entre  nous.  » 

M.  Pecksniff  prit  un  air  de  sagacité  bienveillante  ,  et  en 
même  temps  il  parut  se  mettre  au-dessus  de  toute  interpréta- 
tion humaine;  car  il  hocha  la  tête  et  fit  observer  que  sans  nul 
doute  on  pourrait  dire  bien  des  choses  à  ce  sujet. 

«  Bien  des  choses ,  répéta  le  vieillard.  Les  uns  diront  que 
je  radote ,  vu  mon  âge  avancé  ;  que  c'est  un  ramollissement 
du  cerveau;  que  j'ai  perdu  toute  mon  énergie  d'esprit  et  que 
je  suis  tombé  en  enfance.  Croyez-vous  pouvoir  supporter  ça?» 

M.  Pecksniff  répondit  que  ce  serait  dur  à  supporter ,  mais 
qu'il  espérait  y  réussir  à  force  de  se  raisonner. 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT.  187 

«  D'autres  diront  (je  ne  parle  que  des  gens  désappointés  et 

de  mauvaise  humeur)  que  vous  avez  eu  recours  au  mensonge, 
à  des  flatteries  basses  et  serviles,  rampé  comme  un  ver  dans  la 
fange  pour  vous  insinuer  dans  ma  faveur  ;  que  vous  avez  fait 
de  telles  concessions  et  des  démarches  si  tortueuses  ,  que  vous 
avez  commis  tant  de  bassesses  et  supporté  des  traitements  si 
humiliants,  que  rien  ne  pouvait  vous  payer,  rien,  pas  même 
le  legs  de  la  moitié  du  monde  où  nous  vivons.  Pourrez-vous 
supporter  cela?» 

M.  Pecksniff  répondit  que  ces  imputations,  retombant  jus- 
qu'à un  certain  point  sur  le  discernement  de  M.  Ghuzzlewit, 
lui  seraient  par  cela  même  très-difficiles  à  supporter.  Cepen- 
dant il  osait  humblement  espérer  qu'il  pourrait  soutenir  la 
calomnie  avec  le  secours  d'une  bonne  conscience  et  l'amitié 
du  gentleman. 

«  Grâce  à  la  foule  des  calomniateurs,  dit  le  vieux  Martin  se 
renversant  sur  le  dossier  de  son  fauteuil,  voilà,  je  le  prévois 
bien,  comme  on  va  broder  cette  histoire.  On  dira  que,  pour 
mieux  témoigner  mon  dédain  à  la  tourbe  que  je  méprisais,  j'ai 
choisi  dans  le  nombre  le  plus  infâme,  que  je  lui  ai  imposé 
mes  volontés,  que  je  l'ai  engraissé  et  enrichi  aux  dépens  de 
tous  les  autres  ;  qu'après  avoir  cherché  l'espèce  de  châtiment 
qui  pût  le  mieux  percer  le  cœur  de  ces  vautours  et  leur  faire 
tourner  la  bile  sur  le  cœur,  j'ai  imaginé  ce  moyen  dans  un 
temps  où  le  dernier  anneau  de  la  chaîne  de  reconnaissance  et 
de  devoir  qui  m'attachait  à  ma  famille  venait  d'être  cruellement 
rompu;  cruellement,  car  j'aimais  bien  mon  petit-fils;  cruelle- 
ment, car  j'avais  toujours  compté  sur  son  affection  ;  cruelle- 
ment, car  il  la  brisa  quand  je  l'aimais  le  plus,  mon  Dieu  ! 
et  sans  en  éprouver  d'angoisse  il  m'a  quitté  au  moment  où  je 
me  cramponnais  à  son  cœur!  Maintenant,  dit  le  vieillard, 
étouffant  cet  éclat  passionné  presque  aussitôt  après  s'y  être 
abandonné,  vous  croyez-vous  encore  capable  de  supporter  cela? 
car  il  faut  vous  attendre  à  toutes  ces  imputations,  et  ne  comp- 
tez pas  sur  moi  pour  vous  aider  à  les  combattre. 

—  Mon  cher  monsieur  Ghuzzlewit,  s'écria  Pecksniff  avec 
extase,  pour  un  homme  tel  que  vous  vous  êtes  montré  aujour- 
d'hui; pour  un  homme  victime  de  tant  d'injustice  et  cepen- 
dant si  sensible  ;  pour  un  homme  si....  Je  ne  puis  trouver  le 
mot  précis;  et  cependant  si  remarquablement....  J'essaye  en 
vain  de  rendre  ma  pensée;  pour  l'homme  enfin  que  je  viens  de 
dépeindre,  j'espère   pouvoir  dire   sans  trop  de   présomption 


188  VIE   ET   AVENTURES 

que  moi,  et  j'ose  ajouter  mes  filles  aussi  (mes  chéries,  vous 
y  consentez  parfaitement,  je  pense?),  nous  nous  sentons  capa- 
bles de  tout  supporter. 

—  C'en  est  assez,  dit  Martin.  Vous  ne  pourrez  m'imputer 
aucune  des  conséquences  de  ce  qui  pourrait  vous  arriver. 
Quand  partirez-vous? 

—  Lorsqu'il  vous  plaira,  mon  cher  monsieur.  Ce  soir  même 
si  vous  le  désirez. 

—  Je  ne^ désire  rien  de  déraisonnable;  et  cela  le  serait. 
Serez- vous  prêts  à  partir  pour  la  fin  de  la  semaine?  y> 

C'était  précisément,  de  toutes  les  époques,  celle  à  laquelle 
M.  Pecksniff  eût  songé  si  on  l'eût  consulté  sur  le  choix. 
Quant  à  ses  filles,  les  mots  qui  vinrent  justement  sur  leurs 
lèvres  furent  : 

«  11  faut  que  nous  soyons  chez  nous  samedi,  cher  p'pa.  Vous 
savez. 

—  Il  est  possible,  cousin,  dit  Martin  tirant  de  son  porte- 
feuille un  papier  plié,  que  vos  dépenses  excèdent  la  valeur  de 
ce  billet.  S'il  en  est  ainsi,  vous  me  ferez  connaître,  à  notre 
première  rencontre,  le  surplus  de  ma  dette  envers  vous.  Il  est 
inutile  que  je  vous  indique  mon  adresse  :  en  réalité,  je  n'ai 
point  de  domicile  fixe.  Dès  que  je  serai  établi ,  je  vous  en  in- 
struirai. Vous  et  vos  filles,  vous  pouvez  vous  attendre  à  me 
voir  avant  peu  ;  en  même  temps,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
dire  que  tout  ceci  doit  rester  secret  entre  nous.  Ce  que  vous 
avez  à  faire  lorsque  vous  serez  de  retour  chez  vous  est  en- 
tendu d'avance.  Ne  m'en  dites  jamais  rien,  n'y  faites  jamais 
allusion.  Je  vous  demande  cela  comme  une  faveur.  Je  n'ai  pas 
l'habitude  de  dépenser  beaucoup  de  paroles,  mon  cousin  :  et 
je  crois  que  nous  avons  dit  maintenant  tout  ce  qu'il  y  avait  à 
dire. 

—  Un  verre  de  vin,  un  morceau  de  ce  gâteau  de  famille  ? 
s'écria  M.  Pecksniff,  cherchant  à  le  retenir.  Mes  chéries  \...  » 

Les  deux  sœurs  s'empressèrent  de  le  seconder. 

«  Pauvres  enfants  !î..  dit  M.  Pecksniff.  Veuillez  excuser  leur 
trouble,  mon  cher  monsieur.  Elles  sont  tout  âme.  Ce  n'est 
pas  là  ce  qu'il  y  a  de  mieux  pour  traverser  le  monde,  mon- 
sieur Chuzzlewit!  Ma  fille  cadette  est  déjà  presque  aussi 
avancée  que  son  aînée,  n'est-il  pas  vrai,  monsieur? 

—  Laquelle  est  la  plus  jeune?  demanda  M.  Chuzzlewit. 

—  Mercy;  elle  a  cinq  ans  de  moins  que  sa  sœur.  Quelque- 
fois nous  avons  Tamour-propre  de  trouver  que  c'est  une  jolie 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  189 

personne,  monsieur.  A  parler  en  artiste,  je  crois  pouvoir  me 
risquer  à  dire  que  ses  contours  sont  gracieux  et  corrects.  x> 
M.  Pecksniff  ajouta,  en  essuyant  ses  mains  avec  son  mouchoir 
et  consultant  d'un  regard  scrutateur  le  visage  de  son  cousin 
à  chaqae  parole,  pour  en  étudier  l'efiFet  :  «  Je  suis  naturelle- 
ment fier,  si  je  puis  employer  cette  expression,  d'avoir  une 
fille  taillée  sur  les  meilleurs  modèles. 

—  Elle  paraît  avoir  l'humeur  vive,  fit  observer  Martin. 

—  Juste  ciel  !  dit  M.  Pecksnifif,  c'est  tout  à  fait  remarqua- 
ble. Vous  avez  défini  son  caractère,  mon  cher  monsieur,  aussi 
bien  que  si  vous  la  connaissiez  depuis  son  enfance.  Si  elle  a 
l'humeur  vive  !  Je  vous  assure,  monsieur,  que  sa  gaieté  jette 
un  charme  délicieux  sur  notre  modeste  demeure. 

—  Nul  doute,  répliqua  le  vieillard. 

—  D'autre  part,  reprit  M.  Pecksniff,  Charity  est  remar- 
quable peur  l'énergie  de  son  esprit  et  l'élévation  de  ses  sen- 
timents, si  un  père  n'est  pas  suspect  de  partialité  en  s'expri- 
mant  ainsi  sur  le  compte  de  ses  filles.  11  règne  entre  elles 
une  affection  extraordinaire,  mon  cher  monsieur!  Permettez- 
moi  de  boire  à  votre  santé.  Que  Dieu  vous  bénisse  ! 

—  Il  y  a  un  mois,  dit  Martin,  j'étais  bien  loin  de  penser 
que  je  romprais  le  pain  et  partagerais  le  vin  avec  vous.  A 
votre  santé.  » 

Sans  se  laisser  déconcerter  par  la  brusquerie  extraordinaire 
avec  laquelle  ces  dernières  paroles  avaient  élé  prononcées, 
M.  Pecksniff  le  remercia  vivement. 

«  Maintenant  je  vous  quitte,  dit  Martin,  posant  son  verre 
après  l'avoir  à  peine  effleuré  de  ses  lèvres.  Mes  chers  amis, 
bonjour  !  * 

Mais  cette  manière  de  dire  adieu  de  loin  ne  suffisait  pas  à 
la  tendresse  des  jeunes  filles  qui  voulurent  embrasser  encore 
M.  Chuzzlewit  de  tout  leur  cœur  et  l'enlacer  étroitement  de 
leurs  bras.  Leur  nouvel  ami  se  prêta  à  ces  dernières  caresses 
de  meilleure  grâce  qu'on  n'eût  pu  s'y  attendre  de  la  part  d'un 
homme  qui,  peu  d'instants  auparavant,  venait  de  répondre  si 
durement  au  toast  de  leur  père.  Après  cet  échange  d'amitiés, 
Martin  prit  à  la  hâte  congé  de  M.  Pecksniff  et  se  retira,  re- 
conduit jusqu'à  la  porte  par  le  père  et  les  filles  qui  restèrent 
sur  le  seuil,  envoyant  dcs  baisers  avec  la  main  et  le  visage 
rayonnant  d'affection,  jusqu'à  ce  que  le  vieillard  eût  disparu . 
bien  que  ce  dernier  ne  se  fût  pas  retourné  une  seule  fois  après 
être  sorti  de  la  maison. 


190  VIE   ET   AVENTURES 

Lorsque  M.  Pecksniff  et  ses  filles  furent  rentrés  et  se  retrou- 
vèrent seuls  ensemble  dans  le  salon  de  Mme  Todgers,  les  deux 
jeunes  demoiselles  déployèrent  un  fond  de  gaieté  inaccou- 
tumé, se  mirent  à  battre  des  mains,  à  rire,  à  considérer  leur 
cher  papa  d'un  air  narquois,  avec  des  yeux  espiègles.  Cette 
conduite  était  si  déplacée,  que  M.  Pecksnilf  (à  raison  de  sa 
singulière  gravité)  ne  put  s'em.pécher  de  leur  demander  ce 
que  cela  signifiait,  et  les  blâma  avec  sa  douceur  habituelle  de 
s'abandonner  à  ces  émotions  frivoles. 

«  S'il  était  possible,  dit-il,  d'assigner  une  cause  quelconque 
à  cette  gaieté,  fût-ce  la  plus  légère,  je  n'y  trouverais  pas  à 
redire.  Mais  quand  il  n'y  en  a  aucune....  Oh  !  vraiment,  vrai- 
ment!... » 

Cette  mercuriale  eut  si  peu  d'effet  sur  Mercy,  que  la  jeune 
miss  ne  put  s'empêcher  d'appliquer  son  mouchoir  sur  ses  lè- 
vres de  rose  et  de  se  renverser  sur  sa  chaise  avec  toutes  les 
marques  du  plus  vif  enjouement  :  ce  manque  de  déférence 
blessa  tellement  M.  Pecksniff,  qu'il  le  lui  reprocha  en  termes 
pleins  de  fermeté,  et  lui  donna  le  conseil  paternel  d'aller  s'a- 
mender dans  la  solitude  et  la  méditation.  Mais  en  ce  moment 
ils  furent  interrompus  par  le  bruit  d'une  dispute  ;  et,  comme 
c'était  dans  la  pièce  voisine  qu'avait  lieu  cette  altercation,  ils 
n'en  perdirent  pas  un  mot. 

«  Je  m'en  moque  pas  mal,  madame  Todgers,  disait  le  jeune 
gentleman  qui ,  le  jour  du  grand  banquet,  avait  été  le  plus 
jeune  gentleman  delà  compagnie,  je  m'en  moque  pas  mal,  et 
il  faisait  claquer  ses  doigts;  je  ne  crains  point  Jinkins ,  ma- 
dame. Ne  voLis  mettez  pas  ça  dans  l'idée. 

—  Je  suis  parfaitement  certaine  que  vous  ne  le  craignez  pas, 
monsieur,  repondit  Mme  Todgers.  Vous  avez  l'esprit  trop  indé- 
pendant, monsieur,  pour  vous  soumettre  à  qui  que  ce  soit. 
C'est  votre  droit.  11  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  vous  cédiez 
le  pas  à  aucun  gentleman.  Tout  le  monde  doit  en  être  con- 
vaincu. 

—  Je  ne  me  ferais  pas  plus  de  scrupule  de  percer  une  fenê- 
tre à  ce  drôle,  dit  le  plus  jeune  gentleman  d'un  ton  désespéré, 
que  s'il  était  un  boule  dogue.  » 

Mme  Todgers  ne  s'arrêta  point  à  s'informer  si,  en  prin- 
cipe, il  y  avait  quelque  raison  ou  non  de  percer  une  icné  e 
même  à  un  boule  dogue,  mais  elle  se  contenta  de  tordre  les 
rnains  et  de  pousser  des  gémissements. 

«  Qu'il  prenne  garde  à  lui!  dit  le  plus  jeune  gentleman.  Jd 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  191 

l'en  avertis.  Il  n'y  a  personne  qui  puisse  arrêter  le  cours  de 
ma  vengeance.  Je  connais  un  crâne....  »  Il  employa  dans  son 
agitation  cette  épithète  familière,  mais  il  se  reprit  aussitôt 
en  ajoutant  :  «  Un  gentleman  à  son  aise,  qui  s'exerce  à  tirer 
avec  une  paire  de  pistolets  à  lui,  et  des  fameux  encore.  Si  on 
me  force  une  bonne  fois  à  aller  les  lui  emprunter  et  à  envoyer 
un  ami  à  Jinkins,  ça  fera  un  sujet  de  tragédie  pour  les  jour- 
naux. Voilà!  y> 

Mme  Todgers  poussa  de  nouveaux  gémissements. 

«  J'en  ai  trop  supporté,  dit  le  plus  jeune  gentleman.  Main- 
tenant mon  esprit  s'insurge  contre  ce  traitement,  et  je  ne 
l'endurerai  pas  plus  longtemps.  J'ai  quitté  dans  le  temps  la 
maison,  parce  qu'il  y  avait  en  moi  quelque  chose  qui  se  ré- 
voltait contre  la  domination  d'une  sœur  :  croyez-vous  que 
ce  soit  pour  me  laisser  maintenant  fouler  aux  pieds  par  lui?\.. 
Non! 

—  Si  M.  Jinkins  a  de  pareilles  intentions,  dit  Mme  Todgers, 
il  a  tort;  c'est  inexcusable  de  sa  part. 

—  S'il  a  cette  intention!...  s'écria  le  plus  jeune  gentleman. 
Ne  saisit-il  pas  chaque  occasion  pour  m'interrompre  et  me 
contredire?  Manque-t-il  jamais  de  venir  me  contrecarrer  en 
toutes  choses  ?  Ne  semble-t-il  pas  faire  exprès  de  m'oublier 
quand  il  verse  la  bière  aux  autres?  Ne  fait-ii  pas  de  vaniteuses 
remarques  sur  ses  rasoirs  et  d'insultantes  allusions  aux  gens 
qui  n'ont  pas  besoin  de  se  raser  pks  d'une  fois  par  semaine? 
Mais  qu'il  prenne  garde  à  lui  :  avant  peu  il  se  trouvera  rasé, 
et  de  très-près  encore;  c'est  moi  qui  le  lui  dis!  » 

En  achevant  ce  défi,  le  jeune  gentleman  ne  commettait 
qu'une  petite  erreur:  c'est  qu'il  ne  le  dit  jamais  à  M.  Jinkins, 
mais  seulement  à  Mme  Todgers. 

c  Au  reste,  ce  ne  sont  pas  là  les  sujets  dont  il  convient 
d'entretenir  une  femme.  Tout  ce  que  je  voulais  vous  dire,  ma- 
dame Todgers,  c'est  que....  j'avais  à  vous  annoncer  mon  dé- 
part pour  samedi  prochain.  La  même  maison  ne  saurait  con- 
tenir plus  longtemps  ensemble  ce  mécréant  et  moi.  Si,  durant 
l'espace  de  temps  qui  nous  reste,  il  n'y  a.  point  d'effusion  de 
sang,  vous  devrez  vous  estimer  joliment  heureuse;  car,  à  vous 
dire  vrai,  je  n'en  crois  rien. 

—  0  mon  Dieu!  mon  Dieu!  s'écria  Mme  Todgers,  que  ne 
donnerais-je  pas  pour  prévenir  cette  extrémité!  Vous  perdre, 
monsieur,  c'est  en  quelque  sorte  perdre  le  bras  droit  de  ma 
maison.  Vous  si  populaire  parmi  les  gentlemen,  vous  si  géué- 


192  VIE   ET   AVENTURES 

ralement  considéré,  vous  si  aimé  !  J'ose  espérer  que  vous  vous 
raviserez,  si  ce  n'est  pour  d'autres,  du  moins  pour  moi. 

—  N'y  a-t-il  pas  ici,  dit  d'un  ton  boudeur  le  jeune  gentle- 
man, Jinkins,  votre  favori?  N'est-ce  pas  assez  pour  vous  con- 
soler, ainsi  que  les  gentlemen,  de  la  perte  de  vingt  hommes 
comme  moi?  D'ailleurs,  je  suis  incompris  dans  ceite  maison; 
je  l'ai  toujours  été. 

—  Ne  vous  éloignez  pas  d'ici  avec  cette  idée,  monsieur! 
s'écria  Mme  Todgers,  poussée  par  un  élan  de  vertueuse  indi- 
gnation. Ne  portez  pas  une  accusation  pareille  contre  cet  éta- 
blissement, je  vous  en  prie.  Il  ne  la  mérite  pas,  monsieur. 
Faites  toates  les  remarques  qu'il  vous  plaira  contrôles  gentle- 
men ou  contre  moi  ;  mais  ne  dites  pas  que  vous  n'êtes  point 
compris  dans  cette  maison. 

—  Si  je  l'étais,  l'on  ne  me  traiterait  pas  de  la  sorte. 

—  Vous  êtes  dans  une  grande  erreur,  monsieur,  continua 
Mme  Todgers  sur  le  même  ton.  Comme  nous  le  disons  souvent 
avec  plusieurs  de  ces  messieurs,  vous  êtes  aussi  trop  suscep- 
tible. C'est  comme  ça;  vous  êtes  trop  susceptible;  c'est  votre 
caractère.  » 

Le  jeune  gentleman  toussa. 

«  Et  quant  à  M.  Jinkins,  je  dois,  si  nous  sommes  destinés  à 
nous  séparer,  vous  prier  de  vouloir  bien  vous  rappeler  que  je 
ne  le  soutiens  nullement.  Loin  de  là,  je  souhaiterais  fort  que 
M.  Jinkins  baissât  un  peu  le  ton  dans  la  maison  ,  au  lieu 
de  me  créer  des  difficultés  avec  des  gentlemen  dont  le  départ 
me  serait  bien  plus  pénible  que  le  sien.  M.  Jickins  n'est  pas 
déjà  un  pensionnaire  si  fameux,  pour  que  toutes  les  considéra- 
tions de  sentiments  particuliers  et  d'égards  s'effacent  devant 
lui.  Bien  au  contraire,  je  vous  l'assure,  k 

Le  jeune  gentleman  fut  tellement  radouci  par  ces  paroles  de 
Mme  Todgers  et  par  tout  ce  qu'elle  put  dire  encore,  que  peu 
à  peu  cette  dame  et  lui  se  trouvèrent  avoir  changé  de  posi- 
tion :  c'est  elle  qui  devint  l'offensée  et  lui  qui  parut  l'offen- 
seur ;  mais  tout  cela  sur  un  ton  de  reproche  amical  et  non  de 
plainte  amère;  sa  conduite  cruelle  ne  devant  être  attribuée 
uniquement  qu'à  son  caractère  exalté.  De  sorte  qu'à  la  fin  de 
la  conversation,  le  jeune  gentleman  retira  sa  notification  de 
congé,  et,  après  avoir  donné  à  Mme  Todgers  l'assurance  de 
son  inaltérable  dévouement,  s'en  alla  vaquer  à  ses  affaires. 

€  Bonté  du  ciel  !  mesdemoiselles  Pecksniff,  cria  la  dame  en 
entrant  dans  la  chambre  du  fond  et  s'asseyant  lourdement,  son 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  193 

panier  sur  ses  genoux  et  ses  mains  croisées  sur  son  panier, 
quelle  patience  il  faut  pour  tenir  une  maison  comme  celle-ci! 
Vous  devez  avoir  entendu  en  grande  partie  ce  qui  s'est 
passé  tout  à  l'heure.  Avez-vous  jamais  rien  vu  de  pareil  ? 

—  Jamais,  répondirent  les  deux  demoiselles  Pecksniff. 

—  De  tous  les  jeunes  gens  ridicules  auxquels  j'ai  eu  affaire, 
celui-ci  est  bien  le  plus  ridicule  et  le  plus  déraisonnable. 
M.  Jinkins  le  malmène  sans  doute  quelquefois,  mais  pas  à  moi- 
tié autant  qu'il  le  mérite.  Mettre  un  gentleman  tel  que 
M.  Jinkins  sur  le  m.ême  rang  que  lui^  ce  serait  un  peu  trop 
fort  !  Et  cependant,  Dieu  m.e  pardonne  !  il  est  aussi  jaloux  de 
M.  Jinkins  que  s'il  était  son  égal.  » 

Les  deux  jeunes  demoiselles  étaient  enchantées  du  récit  de 
Mme  Todgers,  et  prenaient  goût  à  lui  entendre  raconter  un 
certain  nombre  d'anecdotes  propres  à  leur  faire  connaître  le 
caractère  du  plus  jeune  gentleman,  quand  M.  Pecksniff  prit 
un  air  sévère  et  sombre.  Il  la  laissa  finir,  puis  dit  d'une  voix 
polennelle  : 

c  Permettez-moi,  madame  Todgers,  de  vous  demander  pour 
quelle  somme  ce  jeune  gentleman  contribue  aux  frais  de  votre 
maison. 

—  Mais,  monsieur,  tout  compris,  il  paye  environ  dix-huit 
schellings  par  semaine. 

—  Dix-huil  schellings  par  semaine  !  répéta  M.  Pecksniff. 

—  Oui,  l'un  dans  l'autre,  ou  à  peu  près,  »  dit  Mme  Todgers. 
M.  Pecksniff  se  leva  de  sa  chaise,  croisa  ses  bras,  contempla 

l'hôtesse  et  hocha  la  tête. 

<r  Est-ce  à  dire,  m'dame,  est-ce  possible,  mistress  Todgers, 
que  pour  une  aussi  misérable  considération  que  dix-huit 
schellings  par  semaine,  une  femme  de  votre  intelligence  s'a- 
vilisse jusqu'à  jouer  un  double  rôle,  fût-ce  un  seul  instant? 

—  Je  suis  bien  forcée  de  garder  tant  que  je  peux  l'équilibre, 
monsieur,  balbutia  Mme  Todgers.  Je  dois  mainteair  la  paix 
parmi  mes  pensionnaires  et  garder  de  mon  mieux  ma  clien- 
tèle, monsieur  Pecksniff.  Le  profit  est  si  peu  de  chose  ! 

—  Le  profit!...  s'écria  le  gentleman  en  pesant  avec  force 
sur  ce  mot.  Le  profit,  madame  Todgers!  Vous  me  stupéfiez!  » 

Il  parlait  d'un  ton  si  sévère,  que  Mme  Todgers  en  versa  des 
larmes. 

«  le  profit  !  répéta  M.  Pecksniff.  Le  profit  de  la  dissimula- 
tion !  Adorer  le  veau  d'or  de  Baal  pour  dix-huit  schellings  par 
-semaine  ! 

.Martin  Ghuzzlewxt.—  i  13 


194  VIE   ET    AVENTURES 

—  Mon  bon  monsieur  Pecksniff,  voyons,  ne  me  traitez  pas 
si  durement,  s'écria  Mme  Todgers  en  tirant  son  mouchoir. 

—  Oveau!  veau!...  dit  tristement  M.  Pecksniff.  0  Baall 
Baal!...  0  mon  amie,  madame  Todgers!...  Trafiquer  de  ce  pré- 
cieux joyau,  l'estime  de  sci-même,  et  faire  des  courbettes  de- 
vant une  créature  mortelle....  pour  dix-huit  schellings  par 
semaine  !  » 

Il  était  tellement  accablé,  anéanti  par  cette  réflexion,  qu'il 
prit  immédiatement  son  chapeau  à  la  patère  dans  le  couloir, 
et  sortit  pour  se  remettre  en  faisant  un  petit  tour.  Quiconque 
eût  passé  auprès  de  lui  dans  la  rue  n'eût  point  manqué  de  le 
reconnaître  à. première  vue  pour  un  honnête  homme  ;  car  il 
avait  encore  peinte  sur  la  figure  la  vertueuse  satisfaction  d'à- 
cvoir  adressé  une  homélie  morale  à  Mme  Todgers. 

Dix-huit  schellings  par  semaine!  Elle  était  juste,  bien  juste, 
ta  censure,  honnête  Pecksniff!  Encore  s'il  se  fût  agi  d'un  ru- 
ban, d'une  étoile,  d'une  jarretière,  de  manches  de  dentelle  ', 
du  sourire  d'un  grand,  d'un  siège  au  parlement,  d'un  coup  ap- 
pliqué sur  l'épaule  avec  le  plat  d'une  épée  de  cour,  d'une  place, 
d'un  parti,  d'un  mensonge  utile,  ou  de  dix-huit  mille  livres 
sterling  ou  même  de  dix-huit  cents  ;  mais  adorer  le  veau  d'or 
pour  dix-huit  schellings  par  semaine!  0  pitié!  pitié! 


CHAPITRE  XI. 

OÙ  certain  gentleman  témoigne  des  attentions  plus  marquées  à  cer- 
taine dame,  et  où  les  événements  commencent  à  se  dessiner. 

Deux  ou  trois  jours  seulement  séparaient  la  famille  Pecks- 
niff de  son  départ  de  la  maison  Todgers,  et  ce  prochain  dé- 
part avait  plongé  tous  les  pensionnaires,  sans  en  excepter 
un,  dans  la  plus  profonde  consternation,  quand,  à  l'heure 
agréable  de  midi ,  Bailey  junior  se  présenta  devant  miss  Gha- 
rity,  assise  en  ce  moment  avec  sa  sœur  dans  la  salle  du  ban- 
quet, et  occupée  à  ourler  six  mouchoirs  de  poche  neufs  pour 
M.  Jinkins.  Après  avoir  exprimé  en  termes  affectueux  l'espoir 

i .  Robe  û'évêqne.  (IVote  du  traducteur.) 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  195 

d'être  bien  accueilli,  il  lui  apprit,  en  son  style  grotesque, 
qu'un  visiteur  désirait  lui  présenter  ses  humbles  hommages  et 
qu'il  attendait  dans  le  parloir.  Peut-être  cette  dernière  partie 
de  l'avis  qu'il  donna  témoignait-elle,  mieux  que  ne  l'eussent 
pn-faire  les  plus  lougs  discours,  de  l'aplomb  et  de  l'assurance 
de  Bailey  :  car  eu  réalité  le  fait  est  qu'il  ne  savait  pas  si  c'était 
précisément  dans  le  parloir;  il  avait  vu  le  visiteur  sur  le  pail- 
lasson de  la  j)orte  et,  se  bornant  à  l'inviter  à  vouloir  bien 
monter,  il  l'avait  laissé  à  la  discrétion  de  sa  propre  sagacité. 
Il  n'était  donc  pas  impossible  que  le  visiteur  fût  en  cet  instant 
à  errer  sur  le  toit  de  la  maison  ou  à  se  perdre  dans  un  dédale 
de  chambres  à  coucher  sans  pouvoir  s'en  tirer,  Todgers-House 
étant  précisément  une  de  ces  maisons  dans  lesquelles  un 
voyageur  sans  pilote  est  à  peu  près  sûr  de  se  trouver  bientôt 
désorienté. 

«  Un  gentleman  pour  moi!...  s'écria  Gharity,  interrompant 
sa  besogne.  Bon  Dieu!  Bailey  !  Est-ce  possible? 

—  Ah  i  dit  Bailey,  c'est-il  possible?  comme  vous  dites  ça,  je 
voudrais  bien  être  à  sa  place  :  mais  v'ià  c'qui  s'ra  pas  pos- 
sible jamais.  » 

Le  sens  de  cette  remarque  était  rendu  un  peu  obscur  par 
une  certaine  redondance  de  négations  superflues,  comme  le 
lecteur  peut  l'avoir  observé.  Mais  accompagnée  d'une  panto- 
mime qui  exprimait  un  couple  fidèle  marchant  bras  dessus 
bras  dessous  vers  une  église  de  paroisse  et  échangeant  des 
regards  de  tendresse,  elle  signifiait  clairement  la  convic- 
tion chez  le  jeune  portier  que  le  visiteur  venait  pour  cause 
d'amour.  Miss  Gharity  affecta  de  blâmer  cette  liberté  grande, 
sans  pouvoir  cependant  réprimer  un  sourire.  C'était  un  étrange 
garçon  assurément.  11  y  avait  toujours  quelque  fond  de  raison 
et  de  vraisemblance  mêlé  à  son  absurde  conduite.  Il  avait  cela 
de  bon. 

«  Mais  je  ne  connais  aucun  gentleman,  Bailey,  dit  miss 
Pecksniff  ;  je  pense  que  vous  vous  serez  trompé.  » 

La  bizarrerie  d'une  telle  supposition  arracha  un  sourire  à 
M.  Bailey,  qui  regarda  les  jeunes  demoiselles  avec  une  inalté- 
rable affabilité. 

ce  Ma  chère  Merry,  dit  Gharity,  qui  cela  peu^-<7  être?  N'est-ce 
pas  singulier?  J'ai  bien  envie  de  n'y  pas  aller.  Vous  concevez, 
c'est  si  étrange!...  » 

La  sœur  cadette  comprit  parfaitement  que  cette  question 
venait  uniquement  de  l'orgueil  qu'éprouvait  Gharity  à  rece- 


196  VIE   ET   AVENTURES 

voir  uue  visite,  et  que  son  aînée  voulait  ainsi  témoigner  de 
sa  supériorité  et  prendre  sur  elle  une  revanche  de  TefFet 
qu'elle  avait  produit  sur  les  gentlemen  du  commerce.  Aussi 
répondit-elle  avec  un  ton  poli  et  alfectueux  que  c'était  sans 
nul  doute  fort  étrange,  et  que  pour  sa  part  il  lui  était  absolu- 
ment impossible  de  deviner  quel  était  ce  ridicule  inconnu  et 
ce  qu'il  voulait. 

«  Absolument  impossible  à  deviner!...  dit  Charity  avec 
une  certaine  aigreur,  voyez  un  peu  !  comme  si  vous  aviez  be- 
soin de  vous  fâcher,  ma  chère. 

—  Bien  obligée,  répliqua  Merry  qui  se  mit  à  fredonner  en 
tirant  son  aiguille.  Je  proÊterai  de  votre  bon  conseil,  mon 
amour. 

—  Je  crois  en  vérité  que  cette  petite  sotte  a  perdu  la  tête  ! 
dit  Cherry. 

—  Savez-vous ,  ma  chère ,  dit  Merry  avec  une  candeur  ra- 
vissante, que  je  le  crois  aussi?  vraiment  j'en  ai  peur!  Tant 
d'encens,  tant  d'hommages  et  le  reste,  c'en  est  assez  pour 
faire  tourner  une  tête  plus  forte  que  la  mienne.  Quelle  conso- 
lation pour  vous,  ma  chère ,  d'être  si  tranquille  à  cet  égard  et 
de  n'être  point  tourmentée  par  ces  vilains  hommes  !  vous  êtes 
bien  heureuse,  n'est-ce  pas,  Cherry?  » 

Cette  question  naïve  eût  pu  amener  de  bruyants  débats  sans 
la  forte  impression  de  plaisir  que  ressentit  Bailey  junior,  dont 
la  satisfaction  fut  telle  en  voyant  la  tournure  qu'avait  prise  la 
conversation,  que  notre  jeune  concierge  ne  put  s'empêcher 
d'exécuter,  à  l'instant  même,  un  pas  de  danse  extrêmement 
difficile  de  sa  nature  et  qu'on  ne  peut  réussir  que  dans  un 
moment  de  paroxysme  :  c'est  le  pas  qu'on  appelle  vulgairement 
le  saut  de  grenouille.  Cette  manifestation  si  vive  rappela  im- 
médiatement au  souvenir  des  deux  sœurs  le  grand  et  sage 
précepte  dans  lequel  elles  avaient  été  élevées  :  «  Quoi  que 
vous  fassiez,  conservez  toujours  les  apparences.  »  Elles  firent 
donc  trêve  à  leur  mauvaise  humeur  et  s'unirent  pour  signifier 
à  M.  Bailey  que,  s'il  osait  encore  se  permettre  devant  elles  une 
pareille  danse ,  elles  dénonceraient  aussitôt  sa  conduite  à 
Mme  Todgers  et  laisseraient  à  cette  dame  le  soin  de  lui  infli- 
ger une  juste  punition.  Le  jeune  gentleman,  après  avoir  expri- 
mé l'amertume  de  son  repentir  en  affectant  d'essuyer  avec  son 
tablier  ses  larmes  brûlantes ,  puis  en  feignant  de  tordre  ce 
vêtement  pour  en  faire  tomber  une  grande  quantité  d'eau, 
tint  la,  porte  ouverte  pour  laisser  passer  miss  Charity,  qui 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  197 

montait  à  l'étage  supérieur  pour  recevoir  son  adorateur  mys- 
térieux. 

Celui-ci ,  par  un  heureux  concours  de  circonstances,  ayait 
trouvé  le  salon,  où  il  était  assis  tout  seul. 

ce  Ah!  cousine!  dit- il,  me  voici,  vous  voyez.  Je  parie  que 
vous  me  croyiez  perdu.  Eh  bien!  comment  vous  trouvez-vous 
ici?  » 

Miss  Gharity  répondit  qu'elle  se  trouvait  très-bien,  et  elle 
tendit  la  main  à  M.  Jonas  Chuzzlewit. 

(c  A  merveille,  dit  M.  Jonas.  Et  vous  avez  oublié  les  fati- 
gues du  voyage,  n'est-ce  pas?  A  propos....  comment  va 
Vautre? 

—  Ma  sœur  va  très-bien,  je  pense.  Je  ne  Tai  entendue  se 
plaindre  d'aucune  indisposition.  Peut-être,  monsieur,  désirez- 
vous  la  voir  et  lui  demander  de  ses  nouvelles  à  elle-même? 

—  Non,  non,  ma  cousine,  dit  M.  Jonas,  s'asssyant  près 
d'elle  sur  une  des  chaises  de  la  croisée.  Ne  vous  pressez  pas. 
C'est  inutile,  vous  comprenez.  Quelle  cruelle  personne  vous 
faites  !     • 

—  Et  comment  pouvez-vous  savoir,  dit  Cherry,  si  je  suis 
cruelle  ou  non? 

—  Ça,  c'est  vrai.  Qu'est-ce  que  je  disais  donc?  ah!  je  vous 
demandais  si  vous  ne  m'aviez  pas  cru  perdu.  Vous  ne  m'avez 
pas  dit  que  oui. 

—  C'est  que  je  n'y  ai  seulement  pas  pensé,  répondit  Cherry. 

—  Vraiment  !  vous  n'y  avez  pas  pensé?  dit  Jonas,  devenu 
soucieux  à  cette  étrange  réplique.  Et  Vautre? 

—  Assurément  je  ne  saurais  vous  dire  ce  que  ma  sœur  a 
pu  penser  ou  ne  pas  penser  sur  ce  sujet.  Mais  ce  qu'il  y  a  de 
sur,  c'est  que  jamais,  de  manière  ou  d'autre,  elle  ne  m'en  a 
rien  dit. 

—  Comment  elle  n'en  a  rien  dit,  pas  même  pour  en  rire? 
demanda  Jonas. 

—  Non,  pas  même  pour  en  rire. 

—  Elle  est  pourtant  terriblement  rieuse  1  dit  Jonas,  baissant 
la  voix. 

—  Elle  est  très-vive,  dit  Cherry. 

—  La  vivacité  est  une  chose  agréable  quand  elle  ne  donne 
pas  des  goûts  dispendieux.  N'est-il  pas  vrai? 

—  Assurément,  dit  Cherry  avec  une  gravité  de  manières 
qui  donna  à  cet  assentiment  un  caractère  très-désintéressé. 

—  Une  vivacité  comme  la  vôtre,  par  exemple,  dit  Jonas  eu 


198  VIE   ET    AVENTURES 

poussant  du  coude  miss  Gharity.  Je  serais  venu  plus  tôt 
vous  voir  ;  mais  je  ne  savais  où  vous  trouver.  Comme  vous 
vous  êtes  sauvée,  l'autre  jourl... 

—  Ne  fallait-il  pas  que  je  suivisse  mon  papa?  répondit  miss 
Gharity. 

—  Encore  s'il  m'avait  donné  son  adresse  !  je  vous  aurais 
trouvée  plus  tôt.  Eh  bien,  même  aujourd'hui,  je  ne  vous 
aurais  pas  trouvée,  si  je  ne  l'avais  rencontré  ce  matin  dans 
la  rue.  Quel  malin  singe  I  Est-il  assez  doucereux  et  sournois  ! 
un  vrai  chat,  quoi  !  n'est-ce  pas  ? 

—  Je  vous  invite  à  vouloir  bien  parler  plus  respectueuse- 
ment de  mon  papa,  monsieur  Jonas,  dit  Gharity.  Je  ne  saurais 
vous  permettre  de  tenir  un  pareil  langage,  même  pour  plai- 
santer. 

—  Ma'  foi ,  libre  à  vous  de  dire  tout  ce  qu'il  vous  plaira  de 
mon  père;  je  vous  en  donne  pleine  permission,  dit  Jonas.  Ce- 
lui-là, je  crois  que  ce  n'est  pas  du  sang,  mais  un  courant  de 
bile  qui  lui  coule  dans  les  veines.  Quel  âge  pensez-vous  qu'ait 
mon  père,  dites,  cousine? 

—  Il  doit  être  âgé,  pour  sûr,  répondit  miss  Gharity,  mais 
c'est  un  beau  vieillard. 

—  Un  beau  vieillard!.,,  i^ëpéta  Jonas  en  frappant  avec  co- 
lère sur  le  fond  de  son  chapeau.  Il  serait  pourtant  bien  temps 
qu'il  songeât  à  cesser  de  l'être.  Imaginez-vous  qu'il  a  quatre- 
vingts  ans  ! 

—  Luil  vraiment? 

—  Et,  ma  foi  !  s'écria  Jonas ,  maintenant  le  voilà  arrivé  si 
loin  sans  avoir  rendu  ses  comptes,  que  je  ne  vois  pas  trop  ce 
qui  pourra  l'empêcher  d'aller  jusqu'à  quatre-vingt-dix  ans,  et 
même  cent.  Un  homme  qui  aurait  un  peu  de  délicatesse  ne 
serait-il  pas  honteux  d'être  encore  là  à  quatre-vingts  ans?  Je 
setais  curieux  de  savoir  ce  qu'il  fait  de  sa  religion  quand  il 
transgresse  ainsi  la  lettre  de  la  Bible.  Soixante-dix  ans,  c'est 
déjà  bien  joli  ;  nul  homme,  pour  peu  qu'il  ait  de  conscience  et 
comprenne  ce  qu'on  a  le  droit  d'attendre  de  lui,  n'a  besoin  de 
vivre  plus  longtemps.  » 

Peut-être  verra-t-on  avec  étonnement  que  M.  Jonas  fît  une 
telle  allusion  à  un  semblable  livre  pour  un  pareil  objet.  Mais 
qui  donc  pourrait  révoquer  en  doute  ce  vieux  dicton  que, 
quand  le  diable  se  déguise  en  bourgeois,  il  cite  la  Sainte-Écri- 
ture pour  l'appliquer  à  ses  fins?  Il  n'y  a  qu'à  se  donner  la 
peine  de  regarder  autour  de  soi,  et  l'on  en  trouverait  plus 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  199 

d'exemples  dans  l'espace  d'un  seul  jour  que  le  canon  à  vapeur 
ne  décharge  de  boulets  en  une  minute. 

«  Mais ,  dit  Jonas,  en  voilà  assez  sur  mon  père  ;  à  quoi  bon 
se-  faire  du  mauvais  sang  à  parler  de  lui?  Je  viens  vous  de- 
mander, ma  cousine,  si  vous  voulez  faire  une  promenade  avec 
moi  pour  aller  voir  ensemble  quelques-unes  des  curiosités  de 
Londres  ;  nous  passerons  ensuite  chez  nous  pour  y  manger 
un  morceau.  Très-probablement  dans  la  soirée  Pecksniff  vien- 
dra vous  retrouver  pour  vous  ramener  à  votre  logis.  Il  me 
l'a  dit.  Tenez,  voici  un  billet  de  lui.  Je  le  lui  ai  demandé  ce 
matin,  lors  de  notre  rencontre,  quand  il  m'a  eu  annoncé  qu'il 
ne  pourrait  être  de  retour  ici  avant  que  j'y  fusse  venu.  C'é- 
tait une  précaution  nécessaire  dans  le  cas  où  vous  ne  me 
croiriez  pas.  Il  n'y  a  rien  de  tel  qu'un  certificat,  n'est-il  pas 
vrai?...  Ha!  ha!  ha!...  Dites  donc,  vous  emmènerez  Vautre, 
hein?  » 

Miss  Gharity  interrogea  du  regard  l'autographe  paternel 
qui  portait  simplement  ceci  :  o:  Allez,  mes  enfants,  avec  votre 
cousin.  Conservons  l'union  entre  nous  tant  que  cela  se  peut.  » 
Et,  après  quelque  hésitation  pour  accorder  un  consentement 
en  forme,  elle  se  retira  afin  de  se  préparer  avec  sa  sœur  à  cette 
excursion.  Elle  ne  tarda  pas  à  reparaître,  accompagnée  de 
miss  Mercy,  qui  n'était  point  du  tout  contente  de  quitter  ses 
brillantes  conquêtes  de  la  maison  Todgers  pour  la  société  de 
M.  Jonas  et  de  son  respectable  père. 

«  Ah  !  ah  !  s'écria  Jonas.  Tiens,  tiens,  c'est  vous? 

—  Oui ,  vilain  monsieur ,  dit  Mercy,  oui  c'est  moi  ;  et  je 
voudrais  bien  être  partout  ailleurs,  je  vous  l'assure. 

—  Vous  ne  pensez  pas  ce  que  vous  dites,  s'écria  Jonas,  cela 
n'est  pas  possible. 

—  Vilain  homme,  répliqua  Mercy,  vous  êtes  bien  le  maître 
d'avoir  là-dessus  l'opinion  qu'il  vous  plaira ,  comme  moi  de 
garder  la  mienne  ;  et  la  mienne  c'est  que  vous  êtes  déplaisant, 
désagréable,  odieux  !  » 

Ici  elle  rit  aux  éclats  et  parut  à  la  joie  de  son  cœur. 

<c  Oh!  la  maligne  chouette!  dit  M.  Jonas.  C'est  une  taquine 
décidée;  n'est-il  pas  vrai,  ma  cousine?  » 

Miss  Gharity  réppndit  qu'elle  n'était  pas  à  même  de  préciser 
les  habitudes  et  les  goûts  d'une  taquine  décidée  ;  et  que,  à  sup- 
poser qu'elle  possédât  sur  ce  sujet  les  notions  nécessaires,  il  lui 
conviendrait  mal  de  reconnaître  l'existence  dans  la  famille 
d'une  personne  qui  pût  recevoir  une  épithète  aussi  maison- 


200  VIE  ET  AVENTURES 

nante,  encore  moins  quand  il  s'agissait  d'une  sœur  bien-aimée , 
ce  quel  que  soit  en  réalité  son  caractère,  »  ajouta  Gharity  avec 
un  regard  courroucé. 

c(  Bien,  ma  chère,  dit  Merry  ;  la  seule  observation  que  j'aie 
à  faire,  c'est  que,  si  nous  ne  sortons  pas  tout  de  suite,  je  vais 
certainement  ôter  mon  chapeau  pour  rester  au  logis.  » 

Cette  menace  eut  l'effet  souhaité  d'empêcher  toute  alterca- 
tipn  ultérieure  ;  car  M.  Jonas  proposa  immédiatement  une 
trêve,  et  la  trêve  étant  votée  à  l'unanimité,  ils  quittèrent 
aussitôt  la  maison.  Sur  le  seuil,  M.  Jonas  donna  le  bras  à 
chacune  de  ses  cousines.  Bailey  junior,  qui,  d'une  fenêtre  de 
mansarde,  avait  observé  cet  acte  de  galanterie,  le  salua  d'une 
violente  quinte  de  toux  bien  accentuée,  dont  il  paraît  qu'il 
n'était  pas  encore  délivré  lorsque  les  promeneurs  tournèrent 
le  coin  de  la  rue. 

M.  Jonas  commença  par  demander  à  ses  compagnes  si  elles 
étaient  bonnes  marcheuses  et,  sur  leur  réponse  affirmative,  il 
soumit  leurs  facultés  pédestres  à  une  assez  forte  épreuve  ;  car 
il  montra  aux  demoiselles  Pecksniff  nombre  de  curiosités, 
ponts,  églises,  rues,  façades  de  théâtres  et  autres  merveilles 
gratuites,  leur  faisant  voir  en  une  seule  matinée  ce  qui  pren- 
drait à  bien  des  gens  une  année  entière.  Ce  qu'il  y  avait  de 
remarquable  chez  ce  gentleman,  c'était  son  insurmontable 
aversion  pour  l'intérieur  des  édifices  :  il  appréciait  à  sa  juste 
valeur  le  mérite  des  monuments  qu'on  ne  pouvait  visiter 
sans  rétribution,  les  trouvant  tous  détestables,  et  du  plus  mau- 
vais goût.  C'était  même  chez  lui  une  opinion  si  fortement  ar- 
rêtée, que  miss  Gharity  s'etant  avisée  de  dire  que  sa  sœur  et 
elle  avaient  été  deux  ou  trois  fois  au  spectacle  avec  M.  Jin- 
kins  et  d'autres  personnes ,  il  s'informa  tout  naturellement 
«  par  quel  moyen  l'on  s'était  procuré  des  billets  de  faveur  ;  » 
et  qu'ayant  appris  que  M.  Jinkins  et  ses  amis  avaient  payé,  il 
parut  trouver  cela  très-amusant,  faisant  observer  »  qu'il  fallait 
que  ce  fussent  des  innocents  et  des  niais  ;  »  et  dans  le 
cours  de  la  promenade,  il  se  livra  par  souvenir  à  des  éclats 
de  rire  intermittents,  en  songeant  à  l'incroyable  stupidité  de 
ces  gentlemen  et,  cela  va  sans  dire,  à  la  supériorité  de  son 
propre  sens. 

Lorsqu'ils  eurent  marché  durant  plusieurs  heures  et  qu'ils 
furent  complètement  fatigués,  M.  Jonas  apprit  aux  deux  de- 
moiselles qu'il  allait  leur  donner  le  régal  d'une  des  meilleures 
plaisanteries  qu'il  connût.  Cette  plaisanterie  était  d'une  na- 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  201 

ture  pratique  ;  il  s'agissait  de  prendre  un  fiacre  à  la  course  et 
de  le  faire  aller  pour  un  schelling  jusqu'à  l'extrême  limite 
j)Ossible.  Heureusement,  c'était  à  l'endroit  même  où  M.  Jonas 
demeurait;  sans  cela,  les  jeunes  filles  auraient  payé  un  peu 
cher  la  fine  fleur  de  ce  bon  tour. 

L'ancienne  maison  de  commerce  sous  la  raison  sociale  An- 
thony Chuzzleivit  et  fils,  marchands  en  gros  d'articles  de  Man- 
chester, etc.,  avait  son  siège  dans  une  rue  fort  étroite  située 
derrière  le  Post-Office  ;  les  maisons  y  restaient  éternellement 
sombres,  même  dans  les  plus  brillantes  journées  d'été;  des 
hommes  de  peine  arrosaient,  dans  la  canicule,  le  devant  de  la 
porte  de  leurs  bourgeois,  formant  avec  l'arrosoir  des  ara- 
besques variées  sur  le  pavé  ;  dans  la  belle  saison  ,  l'on  voyait 
constamment,  sur  le  pas  de~  la  porte  de  ces  magasins  pleins 
dépoussière,  d'élégants  gentleme^i,  les  mains  dans  les  gous- 
sets de  leur  pantalon  bien  tiré  et  contemplant  leurs  bottes 
irréprochables  :  c'était,  à  ce  qu'il  semblait,  le  plus  fort  de  leur 
besogne,  sauf  que  de  temps  à  autre  pourtant  ils  fichaient  aussi 
leur  plume  derrière  l'oreille.  La  maison  d'Anthony  Chuzzlewit 
et  fils  était  bien  le  lieu  le  plus  sombre  ,  le  plus  triste,  le  plus 
enfumé,  le  plus  détraqué  qu"il  fut  possible  de  voir  :  mais  ce 
n'en  était  pas  moins  là  le  centre  des  affaires  et  des  plaisirs,  de 
la  raison  sociale  Anthony  Chuzzlewit  et  fils  ;  jam.ais  ni  le 
vieillard  ni  le  jeune  homme  n'avaient  eu  d'autre  résidence,  et 
jamais  leurs  désirs  ni  leurs  pensées  n'en  avaient  franchi  les 
étroites  limites. 

Les  affaires,  comme  on  le  conçoit  aisément,  étaient  dans 
cet  établissement  le  point  essentiel  ;  elles  en  avaient  banni  le 
confort  et  exclu  toute  élégance  intérieure.  Ainsi,  dans  les 
chambres  à  coucher,  d'un  aâpect  misérable,  on  voyait  pendus 
le  long  des  murs  des  paquets  de  lettres  rongées  des  vers;  des 
rouleaux  de  toile,  des  débris  de  vieux  ustensiles ,  des  pièces 
et  des  morceaux  de  marchandises  avariées  gisaient  sur  le  sol; 
tandis  que  d'étroites  couchettes,  des  lavabos,  des  fragments 
de  tapis  étaient  relégués  dans  les  coins  comme  des  objets  de 
nécessité  secondaire,  désagréables,  ne  rapportant  aucun  pro- 
fit,  de  vrais  intrus  dans  Texistence.  L'unique  chambre  qui 
servait  de  salon  était,  d'après  le  même  modèle,  un  chaos  de 
boîtes  et  de  vieux  papiers  :  on  y  voyait  plus  de  tabourets  de 
comptoir  que  de  fauteuils,  sans  compter  un  grand  monstre  de 
pupitre  qui  se  carrait  au  beau  milieu  du  plancher,  et  un  coffre- 
fort  en  fer  inscrusté  dans  le  mur  au-dessus  de  la  cheminée. 


202  VIE  ET   AVENTURES 

La  toute  petite  table  isolée  servant  aux  repas  et  aux  plaisirs 
de  société  était  au  pupitre  et  autres  objets  de  commerce  dans 
la  même  proportion  que  l'étaient  les  grâces  et  les  innocentes 
récréations  de  la  vie  à  la  personne  du  vieillard  et  de  son  fils, 
toujours  à  la  poursuite  de  la  fortune.  Cette  table  avait  été 
tirée  pour  le  dîner.  Anthony  lui-même  était  assis  devant  le 
feu;  il  se  leva  pour  recevoir  son  fils  et  ses  belles  cousines 
quand  elles  entrèrent. 

Un  ancien  proverbe  dit  que  nous  ne  devons  pas  nous  atten- 
dre à  trouver  de  vieilles  têtes  sur  de  jeunes  épaules.  A  quoi 
l'on  peut  ajouter  que,  si  par  hasard  nous  rencontrons  cette 
combinaison  anormale,  nous  éprouvons  une  forte  tentation  de 
trancher  cette  union  monstrueuse,  rien  que  par  le  besoin 
que  nous  avons  naturellement  de  voir  chaque  chose  à  sa 
place.  Il  est  assez  probable  que  bien  des  hommes,  sans  être 
violents  le  moins  du  monde,  eussent  senti  naître  en  eux  cette 
pensée  dès  la  première  fois  qu'ils  auraient  fait  connaissance 
avec  M.  Jonas.  Mais  une  fois  qu'ils  l'auraient  vu  de  plus  près 
dans  sa  propre  maison ,  et  qu'ils  se  seraient  assis  avec  lui  à  sa 
table,  il  est  certain  qu'il  ne  leur  aurait  plus  été  possible  de 
penser  à  autre  chose. 

<c  Eh  bien  !  vieux  revenant  1  dit  M.  Jonas,  donnant  à  son 
père  ce  surnom  respectueux  ;  le  dîner  est-il  prêt? 

—  Je  crois  qu'il  l'est,  répondit  le  vieillard. 

—  La  belle  réponse!  reprit  le  fils.  «  Je  crois  qu'il  l'est!...  » 
me  voilà  bien  avancé. 

—  Ah!...  je  n'en  suis  pas  sûr,  dit  Anthony. 

—  Vous  n'en  êtes  pas  sûr  ?  répliqua  le  fils  en  baissant  un 
peu  la  voix.  Non.  Vous  n'êtes  jamais  sûr  de  rien,  vous.  Don- 
nez-moi votre  chandelier.  J'en  ai  besoin  pour  éclairer  les 
jeunes  demoiselles.  » 

Anthony  lui  tendit  un  vieux  chandelier  de  cuisine  tout 
branlant.  Muni  de  cet  ustensile,  M.  Jonas  conduisit  les  deux 
sœurs  vers  la  chambre  à  coucher  voisine,  où  il  les  laissa  se 
débarrasser  de  leurs  châles  et  de  leurs  chapeaux  ;  puis,  reve- 
nant dans  le  salon,  il  s'occupa  du  soin  de  déboucher  une  bou- 
teille de  vin,  d'aiguiser  le  couteau  à  découper  et  de  marmot- 
ter des  compliments  à  son  père,  jusqu'au  moment  où  les 
demoiselles  Pecksnifi"  et  le  dîner  firent  ensemble  leur  entrée. 

Le  repas  se  composait  d'un  gigot  de  mouton  rôti  avec  des 
légumes  et  des  pommes  de  terre.  Ces  mets  exquis  ayant  été 
posés  sur  la  table  par  une  vieille  femme  qui  avait  ses  souliers  en 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  203 

savates,  les  convives  purent  ensuite  s'abandonner  librement 
aux  plaisirs  du  festin. 

«  Vous  voyez  ici  le  château  de  Garçon-ville  ,  ma  cousine , 
dit  M.  Jonas  à  Gharity.  Dites  donc,  l'autre  en  rira  bien  quand 
elle  sera  de  retour  chez  elle.  Placez-vous  ici  :  vous  êtes  à  ma 
droite,  elle  sera  à  ma  gauche.  Hé  !  Vautre,  voulez-vous  venir? 

—  Quand  je  vous  dis  que  vous  êtes  un  vilain  homme  !  ré- 
pondit Mercy.  Je  suis  sûre  que  je  n'aurai  pas  pour  deux 
liards  d'appétit  si  je  suis  assise  auprès  de  vous  ;  mais  il  le 
faut  bien. 

—  Hein!  qu'elle  est  vive  !  souffla  M.  Jonas  à  la  sœur  aînée, 
en  accompagnant  ces  paroles  de  son  mouvement  de  coude 
favori. 

—  Ohl  vraiment,  que  voulez-vous  que  je  réponde  à  ça?  re- 
partit aigrement  miss  Pecksniff.  Je  suis  lasse  de  m'entendre 
adresser  de  si  ridicules  questions. 

—  Qu'est-ce  qu'il  fait  là,  mon  vieux  bonhomme  de  père? 
dit  M.  Jonas,  en  voyant  Anthony  rôder  dans  la  chambre,  au 
lieu  de  se  mettre  à  table.  Qu'est-ce  que  vous  cherchez? 

—  J'ai  perdu  mes  lunettes,  Jonas,  dit  le  vieil  Anthony. 

—  Et  bien  !  asseyez-vous  sans  vos  lunettes.  Ce  n'est  pas 
comme  une  fourchette  ou  une  cuiller  ;  vous  n'en  avez  pas  be- 
soin pour  manger.  Ah!  ça,  où  est  donc  ce  vieux  lourdaud  de 
Ghuffey?  Ici,  stupide!  Oh!  vous  connaissez  bien  votre  nom.  » 

11  paraît  cependant  qu'il  ne  le  connaissait  point;  car  il  ne 
vint  que  sur  l'appel  du  père.  A  la  voix  d'Anthony,  la  porte 
d'un  cabinet  vitré  qui  se  détachait  du  reste  de  la  pièce  s'ou- 
vrit lentement.  Un  petit  vieillard  aux  yeux  chassieux,  à 
l'air  misérable,  s'avança  d'un  pas  traînant.  Il  était  poudreux 
et  rococo,  comme  les  meubles  de  la  maison  ;  vêtu  de  noir  sale, 
avec  des  culottes  garnies  aux  genoux  de  nœuds  de  rubans 
rouilles,  vrai  rebut  de  cordons  de  souliers  ;  sur  ses  jambes  en 
fuseau  flottaient  des  bas  de  laine  de  même  nuance.  On  eût  dit 
qu'il  avait  été  jeté  de  côté  et  oublié  dans  un  coin,  durant  un 
demi-siècle,  et  que  quelqu'un  venait  de  le  retrouver  à  l'instant 
dans  un  vieux  garde-meuble. 

Il  s'avança  donc,  ou  plutôt  il  rampa  vers  la  table,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  il  se  laissa  tomber  sur  une  chaise  inoccupée  ; 
puis  il  se  releva,  sans  doute  pour  saluer,  aussitôt  que  ses 
facultés  engourdies  l'eurent  averti  pourtant  qu'il  y  avait  là 
des  étrangers,  et  que  ces  étrangers  étaient  des  dames.  Mais  il 
se  laissa  retomber  sur  sa  chaise  sans  avoir  fait  ce  salut  ;  et 


204  VIE   ET  AVENTURES 

soufflant  sur  ses  mains  ridées  afin  de  les  réchauffer,  il  resta 
ainsi,  immobile,  penchant  vers  son  assiette  son  pauvre  nez 
violacé,  sans  regarder,  avec  des  yeux  qui  ne  voyaient  rien  et 
un  visage  qui  ne  disait  rien  ;  c'était  le  néant  personnifié,  et 
voilà  tout. 

cf  C'est  notre  commis  le  vieux  Ghuffey,  dit  M.  JonaSjCn  sa 
qualité  d'amphitryon  et  de  maître  des  cérémonies. 

—  Est-ce  qu'il  est  sourd?  demanda  l'une  des  sœurs. 

—  Non,  je  ne  crois  pas  qu'il  le  soit.  Père,  est-ce  qu'il  est 
sourd? 

—  Je  ne  lui  ai  jamais  entendu  dire  qu'il  le  fût,  répondit  An- 
thony.   . 

—  Est-il  aveugle?  demandèrent  les  jeunes  filles. 

—  Non.  Jamais  je  n'ai  ouï  dire  qu'il  fût  aveugle,  répondit 
négligemment  M.  Jonas.  Père,  est-ce  que  vous  le  croyez 
aveugle? 

—  Certainement  non,  il  ne  l'est  pas,  dit  Anthony. 

—  Qu'est-il  donc  alors  ?  demandèrent  de  nouveau  les  de- 
moiselles Pecksniff. 

—  Ce  qu'il  est?  Je  vais  vous  l'apprendre,  dit  M.  Jonas  en 
a-parté  aux  jeunes  filles.  Primo,  c'est  un  vieux  bonhomme,  et 
JG  ne  l'en  aime  pas  mieux  pour  cela,  car  je  crois  bien  que  c'est 
de  lui  que  mon  père  tient  cette  faculté  détestable.  Secundo, 
ajouta- t-il  en  élevant  la  voix,  c'est  un  vieux  drôle  qui  ne 
connaît  rien  au  monde  que  celui-là.  » 

Et  en  même  temps  il  désigna  son  vénéré  père  avec  la  pointe 
du  couteau  à  découper,  pour  mieux  faire  comprendre  de  qui 
il  entendait  parler. 

«  C'est  extraordinaire  I  s'écrièrent  les  deux  sœurs. 

—  Eh  bien!  vous  voyez,  dit  M.  Jonas,  il  s'est  troublé  le 
cerveau  toute  sa  vie  avec  des  chiffres ,  avec  des  livres  de 
compte.  Il  y  a  vingt  ans  ou  à  peu  près,  il  attrapa  une  bonne 
fièvre.  Tout  le  temps  qu'il  eut  le  transport  (et  cela  dura  bien 
trois  semaiDes),  il  ne  cessa  jamais  d'additionner,  et  il  fit  tant 
de  millions  de  chiffres,  que  je  ne  crois  pas  qu'il  s'en  soit  ja- 
mais parfaitement  remis.  Aujourd'hui  que  nous  ne  faisons 
plus  beaucoup  d'affaires,  ce  n'est  pas  encore  un  trop  mauvais 
commis. 

—  C'est  un  excellent  commis,  dit  Anthony. 

—  Soit.  En  tous  cas  il  n'est  pas  cher,  et  il  gagne  bien  son 
pain  :  c'est  ce  qu'il  nous  faut.  Je  vous  disais  qu'il  ne  connais- 
sait personne  que  mon  père  ;  mais,  par  exemple,  il  le  connaît 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  205 

bien,  lui,  et  le  sert  à  merveille  :  il  y  a  si  longtemps  qu'il  est 
'accoutumé  à  lui!  Tenez,  je  l'ai  vu  jouer  le  whist  avec  mon 
père   comme  partenaire,  et  un  bon  rob  encore,  sans  savoir 
plus  que  vous  quels  adversaires  il  avait  à  côté  de  lui. 

—  Est-ce  qu'il  n'a  point  d'appétit?  demanda  Merry. 

—  Oh  !  si,  dit  Jonas,  qui  saisit  vivement  son  couteau  et  sa 
fourchette;  il  mange  quand  on  l'y  invite.  Mais  peu  lui  im- 
porte d'attendre  une  minute  ou  une  heure,  pourvu  que  mon 
père  soit  là.  Aussi,  lorsque  je  suis  très-affamé,  comme  je  le 
suis  aujourd'hui,  je  ne  m'occupe  de  lui  qu'après  avoir  donné 
à  mon  estomac  une  première  satisfaction,  comme  vous  voyez. 
Allons,  Chuffey,  allons,  stupide,  êtes-vous  prêt?» 

Chuffey  demeura  immobile. 

(c  Toujours  le  même,  le  vieux  renard!  dit  Jonas,  se  ser- 
vant froidement  une  nouvelle  tranche.  Parlez-lui  donc,  père. 

—  Êtes-vous  prêt  à  dîner,  Chuffey?  demanda  le  vieillard. 

—  Oui,  oui,  dit  Chuffey,  qui  au  premier  son  de  la  voix 
d'Authony  parut  s'illuminer  du  rayon  de  la  sensation  hu- 
maine, si  bien  qu'il  offrait  un  spectacle  à  la  fois  curieux  et 
émouvant.  Oui,  oui,  tout  à  fait  prêt,  monsieur  Chuzzlewit. 
Tout  à  fait  prêt,  monsieur.  Tout  prêt,  tout  prêt,  tout  prêt.  » 

Il  s'arrêta  souriant  et  prêta  l'oreille  aux  autres  paroles  qu'on 
pourrait  lui  adresser;  mais,  comme  on  ne  continuait  point  de 
lui  parler,  le  rayon  abandonna  peu  à  peu  son  visage  et  finit 
par  s'effacer  entièrement. 

«  Au  fond ,  il  est  très-désagréable  ,  dit  Jonas  ,  s'adressant  à 
ses  cousines,  tandis  qu'il  tendait  à  son  père  la  portion  du 
vieillard.  Quand  ce  n'est  pas  du  bouillon,  il  ne  manque  jamais 
de  s'étouffer.  Regardez-le  1  Avez-vous  vu  quelque  part  un 
cheval  contempler  son  râtelier  d'un  coup  d'œil  plus  stupide 
que  lui?  Si  ce  n'avait  pas  été  histoire  de  rire,  je  ne  l'eusse 
pas  laissé  venir  ici  aujourd'hui  ;  mais  j'ai  pensé  qu'il  vous 
divertirait,  s 

Le  pauvre  vieillard  qui  servait  de  texte  à  ce  discours  cha- 
ritable était,  heureusement  pour  lui,  aussi  étranger  à  ce  qui 
venait  de  se  dire  qu'à  tout  qu'on  put  y  ajouter  en  sa  pré- 
sence. Mais  comme  le  mouton  était  dur,  et  que  les  gencive? 
de  Chuffey  étaient  molles,  le  vieillard  ne  tarda  pas  à  réaliser 
ce  qu'on  avait  annoncé  de  ses  dispositions  à  s'étouffer,  et  il 
lui  fallut  tant  d'efforts  pour  dîner,  que  M.  Jonas  s'amusa  infi- 
niment ,  assurant  que  jamais  il  n'avait  vu  Chuffey  tenir 
mieux  sa  place  à  table ,  et  qu'il  y  en  avait  assez  pour  faire 


206  VIE   ET    AVENTURES 

éclater  les  côtes  à  force  de  rire.  Il  en  vint  même  jusqu'à  cer- 
tifier aux  deux  sœurs  que,  sous  ce  rapport,  il  considérait 
Chutfey  comme  supérieur  encore  au  père.  «  Et  ma  foi!  ajou- 
ta-t-il  d'une  manière  significative,  ce  n'est  pas  peu  dire.  » 

Il  était  assez  étrange  qu'Anthony  Ghuzzlewit,  si  vieux  lui- 
même,  pût  prendre  quelque  plaisir  à  voir  son  estimable  fils 
exercer  ces  railleries  aux  dépens  de  la  pauvre  ombre  qui  sié- 
geait à  leur  table.  Cependant  il  s'en  amusait,  moins  ostensi- 
blement, il  faut  lui  rendre  cette  justice,  par  égard  pour  leur 
ancien  commis,  mais  il  jouissait  intérieurement  de  la  fertilité 
d'esprit  de  Jonas.  Par  la  même  raison,  les  dures  épigrammes 
que  lui  lançait  son  propre  fils  le  remplissaient  d'une  joie  se- 
crète ;  il  s'en  frottait  les  mains;  il  en  riait  à  la  dérobée, 
comme  s'il  disait  derrière  sa  manche  :  «  C'est  pourtant  moi 
qui  l'ai  instruit ,  c'est  rnoi  qui  l'ai  formé ,  c'est  à  moi  qu'il 
doit  tout  cela.  Fin,  rusé,  avare,  il  ne  gaspillera  pas  mon  ar- 
gent. C'est  à  cela  que  j'ai  travaillé  ;  c'est  là  ce  que  j'ai  tou- 
jours espéré  :  tel  a  été  le  but  principal,  l'ambition  de  ma  vie.  » 

Quel  noble  but ,  quelle  noble  fin  à  contempler ,  maintenant 
que  l'œuvre  était  parfaite  !  Il  est  des  hommes  qui  se  forgent 
des  idoles  à  leur  propre  image  et  n'osent  ensuite  les  adorer, 
lorsqu'ils  les  voient  achevées ,  honteux  de  la  difformité  de 
leur  œuvre,  dans  laquelle  ils  ne  voient  qu'une  odieuse  parodie 
de  leur  propre  ressemblance.  Anthony,  au  moins,  valait  mieux 
que  ces  hommes-là,  au  bout  du  compte. 

Chuffey  resta  si  longtemps  à  se  consumer  sur  son  assiette, 
que  Jonas,  perdant  patience,  la  lui  retira  lui-même,  invitant 
son  père  à  signifier  au  vieillard  qu'il  ferait  mieux  «  de  s'en 
tenir  à  son  pain.  »  Anthony  exécuta  cette  commission. 

(T  Oui,  oui!  s'écria  Chuffey,  dont  le  visage  s'éclaira, 
comme  précédemment,  quad  la  même  voix  lui  eut  adressé  la 
parole;  très-bien,  très-bien.  C'est  votre  vrai  fils,  mon- 
sieur Chuzzlewit!  Que  Dieu  bénisse  ce  malin  jeune  homme! 
Dieu  le  bénisse,  Dieu  le  bénisse!  d 

M.  Jonas  trouva  ce  langage  si  particulièrement  enfantin, 
et  peut-être  avait-il  raison,  qu'il  ne  fit  que  s'en  amuser  de 
plus  belle,  et  dit  à  ses  cousines  qu'i!  craignait  qu'un  beau 
jour  Chuffey  ne  le  fît  mourir  de  rire.  Alors  on  enleva  la 
nappe,  et  l'on  posa  sur  la  table  une  bouteille  de  vin.  M.  Jonas 
remplit  les  verres  des  deux  demoiselles,  qu'il  invita  à  ne 
point  ménager  le  liquide,  leur  assurant  qu'il  y  en  avait 
à  la  cavq.  Mais   il  se  hâta  d'ajouter,  après  cette  saillie,  que 


DE  MARTIN   CHUZZLEWIT.  207 

c'était  une  simple  plaisanterie,  et  qu'il  les  priait  de  ne  pas  la 
'  prendre  au  sérieux. 

«  Je  bois  à  Pecksniff,  dit  Anthony  ;  à  votre  père,  mes 
chères  demoiselles.  Pecksniff,  un  habile  homme,  un  finaud  !  Un 
hypocrite  cependant,  hein!  Un  hypocrite,  jeunes  filles,  hein! 
Ha!  ha  !  ha  !  Eh  bien,  oui.  Entre  amis,  nous  poussons  le  dire, 
c'en  est  un.  Je  n'en  pense  pas  plus  mal  de  lui  pour  cela,  si  ce 
n'est  qu'il  va  un  peu  trop  loin.  On  peut  exagérer  tout,  mes 
chères  petites.  On  peut  exagérer  même  l'hypocrisie.  Demandez 
à  Jonas  ! 

—  Vous  ne  craignez  toujours  pas  d'exagérer  le  soin  que 
vous  prenez  de  votre  petite  personne,  répliqua  l'aimable  en- 
fant, la  bouche  pleine. 

—  Entendez-vous  cela,  mes  petites  amies?  s'écria  Anthony 
charmé.  Que  d'esprit!  que  d'esprit!  L'exception  est  bonne, 
Jonas;  c'est  vrai,  il  est  permis  d'exagérer  ça. 

—  Excepté,  dit  à  demi-voix  M.  Jonas  à  sa  cousine  préférée , 
quand  on  en. abuse  pour  vivre  trop  longtemps.  Ha  !  ha!  Dites- 
donc  ça  à  Vautre.... 

—  Mon  Dieu  !  s'écria  Cherry  avec  pétulance,  vous  pouvez 
bien  le  lui  dire  vous-même,  si  cela  vous  fait  plaisir. 

—  Elle  a  toujours  l'air  dé  se  moquer  du  monde,  répliqua 
M.  Jonas. 

—  Mais  aussi ,  pourquoi  vous  occupez-vous  d'elle?  dit 
Charity.  Je  suis  bien  sûre  qu'elle  ne  s'occupe  guère  de  vous. 

—  Vrai?  demanda  Jonas. 

—  Ah  !  par  ma  foi  !  reprit-elle,  est-ce  que  vous  avez  besoin 
que  je  vous  le  répète  ?  :» 

M.  Jonas  ne  répliqua  rien ,  mais  il  regarda  fixement  Merry 
av3C  une  drôle  d'expression,  en  disant  qu'elle  pouvait  être 
certaine  qu'il  n'en  mourrait  toujours  pas  de  chagrin.  Puis  il 
parut  témoigner  à  Charity  plus  d'empressement  que  jamais, 
en  la  priant,  c'était  son  genre  de  politesse,  de  vouloir  bien 
se  rapprocher  de  lui. 

a  Père,  dit-il  après  quelques  moments  de  silence,  il  y  a 
encore  une  chose  qui  ne  saurait  être  exagérée. 

—  Laquelle?  demanda  le  père,  grimaçant  d'avance  un  rire 
d'approbation. 

—  C'est  de  gagner  sur  les  marchés,  dit  Jonas.  Voici  la  rè- 
gle, en  fait  de  gain  :  «  Faites  aux  autres  ce  qu'ils  voudraient 
«  vous  faire.  »  Voilà  le  véritable  précepte  de  l'évangile  du 
commerce.  Le  reste  n'est  qu'imposture.  * 


208  .  VIE    ET   AVENTURES 

Anthony  était  enchanté  ;  et  non-seulement  il  applaudit  de 
toutes  ses  forces,  mais  encore,  dans  son  ravissement,  il  prit 
la  peine  de  communiquer  cette  maxime  à  son  ancien  commis, 
qui  se  frotta  les  mains,  hocha  sa  tête  tremblante,  cligna  ses 
yeux  humides  et  s'écria  de  sa  voix  sifflante  :  «  Bien!  bien! 
C'est  votre  propre  fils,  monsieur  Ghuzzlewit!  »  témoignant  de 
son  plaisir  par  les  marques  que  sa  faiblesse  lui  permettait 
d'en  donner.  Mais  l'enthousiasme  stupide  du  vieillard  était 
rach'eté  par  la  sympathie  que  ce  pauvre  homme  éprouvait 
pour  la  seule  créature  à  laquelle  l'unissaient  les  liens  d'une 
longue  association,  et  s'expliquait  par  son  impuissance  pré- 
sente. Ah  1  si  l'on  avait  bien  voulu  chercher,  qui  sait  si  l'on 
n'eût  pas  pu  trouver,  à  travers  ce  résidu,  si  triste  qu'il  fût, 
quelque  lie  d'une  meilleure  nature  ensevelie  au  fond  de  cette 
vieille  barrique  usée,  qui  s'appelait  Chuffey?  .  - 

En  attendant ,  comme  personne  ne  songeait  à  faire  cette 
découverte,  Chuffey  se  retira  dans  un  coin  noir,  à  l'un  des 
angles  de  la  cheminée,  où  il  passait  toutes  ses  soirées.  On 
cessa  de  le  voir  et  de  l'entendre,  si  ce  n'est  quand  on  lui 
donna  une  tasse  de  thé ,  dans  laquelle  il  trempa  machinale- 
ment son  pain.  Il  n'y  avait  nulle  raison  de  supposer  qu'en 
aucune  saison  il  songeât  à  dormir,  pas  plus  qu'on  ne  pouvait 
admettre  qu'il  entendît ,  qu'il  vît ,  qu'il  sentît ,  ou  qu'il 
pensât.  Il  restait  congelé,  pour  ainsi  dire,  quoique  moins 
ferme  qu'un  glaçon.  Anthony  ne  le  dégelait  pas  en  ce  moment, 
soit  en  le  touchant,  soit  en  lui  adressant  la  parole. 

A  la  prière  de  M.  Jonas,  miss  Charity  fit  le  thé  :  ce  qui  lui 
donnait  tellement  l'air  de  la  maîtresse  de  la  maison  ,  qu'elle 
éprouvait  la  plus  jolie  confusion  imaginable  ;  d'autant  plus 
que  M.  Jonas  s'était  assis  près  d'elle,  et  lui  glissait  à  l'oreille 
les  formules  les  plus  variées  de  l'admiration.  Miss  Mercy,  de 
son  côté,  voyant  que  tout  le  plaisir  de  la  soirée  était  exclusi- 
vement pour  eux,  déplorait  en  silence  l'absence  de  ses  gentle- 
men du  commerce  ;  elle  soupirait  après  le  moment  du.  retour, 
et  bâillait  sur  un  journal  de  la  veille.  Quant  à  Anthony,  il 
s'était  complètement  endormi ,  de  sorte  que  Jonas  et  Cherry 
demeurèrent  auissi  longtemps  tête  à  tête  que  cela  leur  con- 
vint. 

Après  qu'on  eut  enlevé  le  plateau  de  thé  ,  M.  Jonas  exhiba 
un  jeu  de  cartes  sales  et,  pour  amuser  les  sœurs,  exécuta 
divers  petits  tours  d'adresse;  le  fin  du  jeu,  c'est  de  faire  pa- 
rier quelqu'un  contre  vous  que  vous  ne  pourrez  pas  faire 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  20ô 

"Votre  tour,  et  alors,  immédiatement,  vous  gagnez  et  voua 
empochez  l'argent.  M.  Jonas  apprit  à  ses  cousines  que  ces 
exercices  étaient  en  grande  vogue  dans  les  salons  les  plus 
distingués,  et  que  l'on  gagnait  quelquefois  de  grosses  sommes 
à  ces  jeux  de  hasard.  Il  est  bon  de  faire  observer  que  ce  qu'il 
disait,  il  le  croyait  fermement  lui-même  :  car  la  fourberie  a  sa 
simplicité  non  moins  que  l'innocence  ;  et,  partout  où  la  pre- 
mière condition  pour  croire  était  fondée  sur  une  foi  ardente 
à  la  bassesse  et  à  l'infamie,  M.  Jonas  était  l'un  des  hommes 
les  plus  crédules  qu'il  y  eût  au  monde.  Le  lecteur  peut  aussi, 
si  cela  lui  fait  plaisir,  mettre  en  ligne  de  compte  son  igno- 
rance, qui  était  extraordinaire. 

Ce  charmant  jeune  homme  avait  toutes  les  dispositions  pos- 
sibles pour  devenir  un  coquin  de  premier  ordre:  il  ne  lui 
manquait  pour  être  un  vagabond  remarquable  qu'un  seul  bon 
trait  dans  le  catalogue  usuel  des  vices  propres  aux  débauchés, 
à  savoir  la  prodigalité.  Mais  c'est  là  que  l'arrêtaient  à  propos 
ses  habitudes  sordides  et  étroites  ;  et,  comme  il  arrive  parfois 
qu'un  poison  sert  d'antidote  à  un  autre,  là  où  des  remèdes  inno- 
cents seraient  inefficaces,  ainsi  c'était  une  mauvaise  passion 
qui  l'empêchait  de  boire  à  longs  traits  la  pleine  mesure  du 
vice,  lorsque  la  vertu  eût  fait  de  vains  efforts  pour  le  re- 
tenir. 

Tandis  qu'il  déployait  tous  ses  petits  talents  de  prestidigi- 
tation, la  soirée  s'avançait.  Comme  M.  Pecksniff  n'avait  pas 
l'air  d'arriver,  les  jeunes  filles  exprimèrent  le  désir  de  s'en 
retourner  chez  elles.  Mais,  dans  sa  galanterie,  M.  Jonas  ne 
voulut  point  y  consentir  avant  qu'elles  eussent  pris  leur  part 
d'un  ambigu  composé  de  pain,  de  fromage  et  de  porter.  Et 
même  alors  il  s'opposait  encore  à  leur  départ,  priant  souveîiî 
miss  Charity  de  s'approcher  un  peu  plus  de  lui  ou  de  rester 
plus  longtemps,  et  formulant  plusieurs  autres  demandes  de 
même  nature,  dans  l'ardeur  de  son  esprit  hospitalier.  Voyant 
qu'enfin  tous  ses  efforts  pour  les  retenir  davantage  étaieiit 
inutiles,  il  prit  son  chapeau  et  endossa  son  pardessus ,  afin  de 
reconduire  ses  cousines  à  la  maison  Todgers;  il  eut  soin  de 
leur  dire  que  probablement  elles  aimeraient  mieux  aller  à 
pied  qu'en  voiture,  et  que,  pour  sa  part,  il  était  complètement 
de  leur  avis. 

«  Bonne  nuit,  dit  Anthony,  bonne  nuit  ;  rappelez-moi  au 
souvenir  de....  Ha!  ha!  ha!  ha!  de  Pecksniff.  Mettez-vous  en 
garde  contre  votre  cousin,  ma  chère  amie.  Méfiez-vous  d« 
Martin  Chuzzlev-'it. — à  14 


210  VIE    ET   AVENTURES 

Jonas  ;  c'est  un  gaillard  dangereux.  En  tout  cas,  ne  vous  dis- 
putez pas  pour  l'avoir. 

—  Oh!  la  bonne  farce!...  s'écria  Mercy.  Se  quereller  pour 
l'avoir  !  Cherry,  ma  belle,  vous  pouvez  bien  le  garder  pour 
vous  seule.  Je  vous  fais  cadeau  de  ma  part. 

—  Vraiment  ?  dit  Jonas.  Est-ce  que  les  raisins  seraient  trop 
verts,  ma  cousine?  s 

Miss  Charity  fut  plus  charmée  de  cette  repartie  qu'on  n'eût 
pu  s'y  attendre,  vu  son  âge  un  peu  mûr  et  son  caractère  naïf. 
Mais,  dans  sa  tendresse  fraternelle,  elle  gronda  M.  Jonas 
d'appuyer  trop  fort  sur  un  roseau  fragile  ,  et  lui  défendit 
d'être  désormais  aussi  cruel  pour  la  pauvre  Mercy;  sinon,  elle 
se  verrait  positivement  obligée  de  le  haïr.  Mercy,  qui  se  trou- 
vait aussi  en  belle  humeur ,  ne  répliqua  que  par  un  éclat  de 
rire.  En  conséquence ,  elles  regagnèrent  leur  demeure  sans 
avoir  échangé  en  route  aucune  parole  déplaisante.  M.  Jonas 
était  au  milieu  d'elles,  ayant  une  cousine  suspendue  à  chaque 
bras.  Parfois,  il  serrait  si  fort  en  dessous  celui  de  Mercy,  que 
cela  ne  laissait  pas  que  d'incommoder  la  jeune  fille;  mais, 
f^om^me  tout  le  temps  il  ne  cessait  de  chuchoter  avec  miss  Cha- 
rity et  de  lui  témoigner  une  attention  particulière,  ce  geste 
oppressif  ne  pouvait  être  considéré  que  comme  une  circon- 
stance purement  accidentelle. 

Lorsqu'ils  furent  arrivés  à  Todgers-House,  et  que  la  porte 
(  ut  été  ouverte,  Mercy  les  quitta  vivement  et  grimpa  leste- 
ment l'escalier.  Mais  Charity  et  Jonas  demeurèrent  au  bas 
des  marches,  devisant  ensemble  plus  de  cinq  minutes.  Si 
bien  que,  le  lendemain  matin,  Mme  Todgers  disait  à  un 
tiers  : 

a  II  est  très-clair  que  ça  marche  bien  par  là,  et  j'en  suis  bien 
aise,  car  il  se  fait  grand  temps  que  miss  Pecl$jsniff  songe  à 
s'établir.  » 

Et  maintenant,  le  jour  approchait  où  cette  vision  brillante, 
qui  avait  si  soudainement  illuminé  la  maison  Todgers  et  fait 
lever  le  soleil  dans  les  ombres  du  cœur  de  Jinkins,  allait  dis- 
paraître, où  OR  allait  l'empaqueter  dans  une  diligence  pour  la 
province  comme  un  colis  recouvert  de  toile  cirée ,  ou  comme 
un  panier  à  poisson,  ou  com.me  une  cloyère  d'huîtres,  ou 
comme  un  monsieur  corpulent,  ou  enfin  comme  toute  autre 
prosaïque  réalité  de  la  vie. 

«  Jamais,  mes  chères  demoiselles  Pecksniff,  dit  Mme  Tod- 
gers, lorsqu'elles  se  retirèrent  pour  s'aller  coucher,  la  veille 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  211 

de  leur  départ,  jamais  je  n'ai  vu  établissement  aussi  consterné 
que  l'est  le  mien  en  ce  moment  Je  ne  crois  pas  que  d'ici  à 
bien  des  semaines  les  gentlemen  redeviennent  ce  qu'ils  étaient 
autrefois.  Vous  aurez  de  terribles  comptes  à  rendre  à  cet  égard 
l'une  et  l'autre.  » 

Les  demoiselles  récusèrent  toute  participation  volontaire  à 
ce  désastreux  état  de  choses,  qu'elles  regrettaient  bien  sincè- 
rement. 

«  Votre  vertueux  papa  aussi ,  dit  Mme  Todgers,  en  voilà 
une  perte!  Mes  chères  demoiselles  Pecksniflf,  votre  papa  est 
un  parfait  missionnaire  de  paix  et  d'amour.  t> 

Ne  sachant  pas  trop  bien  à  quelle  sorte  d'amour  se  rattachait 
la  mission  de  M.  Pecksniff,  Charity  et  Mercy  accueillirent  avec 
froideur  ce  compliment. 

Mme  Todgers  s'en  aperçut  et  ajouta  : 

c  Si  j'osais  violer  un  secret  qui  m'a  été  confié  et  vous  dire 
pourquoi  j'ai  à  vous  prier  de  laisser  ouverte  cette  nuit  la  pe- 
tite porte  qui  sépare  votre  chambre  de  la  mienne,  je  pense 
que  cela  vous  serait  agréable.  Mais  je  ne  le  puis,  car  j'ai 
promis  à  M.  Jinkins  d'être  aussi  muette  que  la  tombe. 

—  Chère  madame  Todgers!  de  quoi  s'agit-il? 

—  Eh  bien,  mes  douces  miss  Pecksniff,  mes  chers  amours, 
si  vous  voulez  bien  m'accorder,  par  privilège,  la  liberté  de 
vous  nommer  ainsi  à  la  veille  de  notre  séparation,  M.  Jinkins 
et  les  gentlemen  ont  arrangé  entre  eux  un  petit  concert,  et  ils 
ont  l'intention  de  vous  donner  cette  nuit,  sur  l'escalier,  près 
de  la  porte,  une  sérénade.  J'eusse  désiré,  je  l'avoue,  poursuivit 
Mme  Todgers  avec  sa  prévoyance  habituelle,  que  ce  concert  se 
fît  une  ou  deux  heures  plus  tôt  :  car,  lorsque  les  gentlemen 
veillent  tard,  ils  boivent,  et  lorsqu'ils  boivent  ils  risquent  d'a- 
voir la  voix  moins  musicale  que  s'ils  n'avaient  pas  bu.  Mais 
c'est  ainsi  que  les  choses  sont  arrangées,  et  je  crois,  mes 
chères  demoiselles  Pecksniff,  vous  faire  plaisir  en  vous  faisant 
confidence  de  cette  marque  d'attention  de  leur  part.  » 

Cette  nouvelle  produisit  un  tel  effet  sur  les  deux  jeunes 
filles,  que  l'une  et  l'autre  promirent  bien  de  ne  point  songer 
à  se  coucher  avant  la  fin  de  la  sérénade.  Mais  une  demi-heure 
d'attente,  jointe  au  froid  du  soir,  modifia  leur  résolution,  et 
non-seulement  elles  se  mirent  au  lit,  mais  encore  s'y  endor- 
mirent, et  ne  furent  que  très-médiocrement  charmées  d'être 
réveillées,  au  bout  de  quelque  temps,  par  certains  accords 
doux  et  faibles  qui  rompaient  le  silence  des  heures  de  îa  nuit. 


212  VIE  ET  AVENTURES 

C'était  touchant,  très-touchant.  Il  aurait  fallu  être  bien  diffi- 
cile pour  ne  pas  trouver  cela  triste.  C'était  le  gentleman  dilet- 
tante qui  menait  le  deuil  ;  Jinkins  s'était  chargé  de  la  basse,  et 
les  autres  s'étaient  distribué  les  parties  comme  ils  avaient  pu. 
Le  plus  jeune  gentleman  soufflait  sa  mélancolie  dans  une  flûte  : 
il  ne  savait  guère  la  faire  résonner,  mais  ce  n'en  était  pas  plus 
désagréable  pour  cela.  Une  supposition  ,  les  deux  demoiselles 
Pecksniff  ainsi  que  Mme  Todgers  eussent  péri  de  combustion 
spontanée,  et  la  sérénade  eût  été  donnée  en  l'honneur  de  leurs 
cendres,  peut-être  eût-il  été  impossible  de  surpasser  l'inénar- 
rable désespoir  exprimé  dans  ce  chœur  : 

Va ,  cours  où  la  gloire  t'appelle  ! 

C'était  un  requiem,  un  chant  funèbre,  un  gémissement,  un 
nurlement,  une  plainte,  une  lamentation  de  Jérémie,  un  ré- 
sumé de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste  et  de  plus  hideux 
comme  son.  La  flûte  du  plus  jeune  gentleman  était  fausse  et 
tremblotante.  Les  notes  s'y  produisaient  par  bouffées,  comme 
le  vent.  Durant  un  long  temps  il  sembla  avoir  quitté  la  par- 
tie, et,  quand  mistress  Todgers  et  les  jeunes  demoiselles 
étaient  parfaitement  persuadées  quO;,  vaincu  par  ses  émotions, 
il  s'était  retiré  tout  en  pleurs,  soudain,  et  sans  qu'on  s'y  at- 
tendît, il  parut  tout  essoufflé  à  la  note  sensible,  faisant  des  ef- 
forts convulsifs  pour  reprendre  haleine.  Quel  terrible  exécu- 
tant 1  On  ne  savait  pas  où  on  en  était  avec  lui  ;  le  fait  est  que, 
quand  on  pensait  qu'il  ne  faisait  rien  du  tout,  c'était  alors  même 
qu'il  se  mettait  à  vous  faire  les  choses  les  plus  étonnantes. 

La  flûte  exécuta  donc  plusieurs  solos,  peut-être  deux  ou  trois 
de  trop,  bien  que,  comme  le  disait  mistress  Todgers,  il  valût 
mieux  en  avoir  trop  que  pas  assez.  Mais  même  alors,  même  en 
ce  moment  solennel,  quand  on  devait  présumer  que  les  sons 
brillants  avaient  pénétré  jusqu'au  fond  du  cœur  de  Jinkins, 
si  Jinkins  possédait  un  fond  du  cœur,  ce  persécuteur  farouche 
ne  put  se  résoudre  à  laisser  tranquille  le  plus  jeune  gentleman. 
Avant  que  le  second  morceau  fût  commencé,  il  le  pria  d'une 
voix  très- distincte  et  comme  faveur  personnelle  (voyez-vous 
le  malhonnête  I)  de  ne  pas  jouer.  Oui,  de  ne  pas  jouer!  A  tra- 
vers le  trou  de  la  serrure  on  entendit  gémir  le  souffle  du  plus 
jeune  gentleman,  pas  sur  la  flûte!  Croyez-vous  pas  qu'une 
flûte  eût  été  une  digne  interprète  des  passions  qui  débordaient 
de  son  âme  ?  un  trombone  même  eût  été  un  instrument  trop 
innocent. 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  213 

La  sérénade  touchait  à  sa  fin  ;  l'intérêt  culminant  allait 

éclater.  Le  gentleman  littéraire  avait  écrit,  à  l'occasion  du 
départ  des  demoiselles  Pecksniff,  une  cantate  qu'on  avait 
adaptée  à  un  vieil  air.  Tous  les  exécutants  réunirent  leurs 
voix,  sauf  le  plus  jeune  gentleman,  qui  garda  un  silence  fa- 
rouche, et  pour  cause.  La  cantate  (dans  le  goût  classique)  in- 
voquait l'oracle  d'Apollon  et  venait  lui  demander  de  lui  faire 
le  plaisir  de  lui  dire  ce  qu'allait  devenir  Todgers-House  quand 
Charity  et  Mercy  seraient  bannies  de  ses  murs.  L'oracle  ne 
rendait  pas  de  décision  qui  vaille  la  peine  d'être  rapportée, 
selon  l'usage  assez  habituel  des  oracles ,  depuis  les  temps  les 
plus  reculés  jusqu'à  nos  jours.  Ne  pouvant  obtenir  d'éclair- 
cissement sur  ce  point,  le  chant  y  renonçait  et  poursuivait  sa 
course  en  montrant  que  les  demoiselles  Pecksniff  étaient 
proches  parentes  de  Rule  Britannia,  et  que,  si  la  Grande-Bre- 
tagne n'était  pas  une  île,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  demoiselles 
Pecksniff.  Et,  pendant  qu'on  se  trouvait  en  pleine  marine,  le 
chant  se  terminait  par  cette  strophe  : 

Vaisseau  de  Pecksniff  père,  ô  toi  que  l'on  renomme. 
Salut!...  Par  les  zéphyrs  qu'il  s'avance  éventé, 
Tandis  que  les  Tritons  suivent  avec  fierté 
L'artiste ,  l'architecte  et  l'homme  1 

Tout  en  présentant  à  l'imagination  ce  magnifique-  tableau, 

les  gentlemen  se  retiraient  doucement,  doucement  vers  leurs 
lits  respectifs,  toujours  soufflant,  de  manière  à  donner  un 
effet  de  lointain  très-pittoresque.  Peu  à  peu  les  sons  s'éteigni 
rent,  et,  enfin  la  maison  Todgers  retomba  dans  le  silence. 

M.  Bailey  réservait  pour  ]e  lendemain  matin  son  offrande 
musicale.  Il  passa  la  tête  dans  la  chambre,  où  les  deux  demoi- 
selles étaient  agenouillées  devant  leurs  malles  et  en  train  da 
les  remplir  ;  et  pour  les  divertir  il  imita  l'aboiement  d'un 
jeune  chien  dans  quelque  circonstance  grave,  quand  par 
exemple  des  personnes  d'imagination  peuvent  supposer  que 
cet  animal  demande  une  plume  et  de  l'encre  pour  épancher 
ses  sentiments. 

«  Eh  bien,  mesdemoiselles,  dit  le  jeune  garçon,  vous  re- 
tournez donc  chez  vous?  Tant  pis  ! 

—  Oui,  Bailey,  répondit  Mercy,  nous  partons. 

—  Est-ce  que  vous  ne  laisserez  pas  à  quelqu'un  des  gen- 
tlemen une  boucle  de  vos  cheveux  ?  demanda  Bailey.  G'est-iJ 
bien  à  vous,  ces  cheveux-là?  > 


214  VIE  ET   AVENTURES 

Elles  se  mifent  à  rire  et  répondirent  que  leurs  cheveux 
étaient  bien  en  effet  leur  propriété  naturelle. 

«  Oh!  oui,  pas  mal ,  dit-il  ;  plus  souvent  qu'ils  sont  natu- 
rels! Je  sais  toujours  bien  que  ses  cheveux  à  elle  ne  sont  pas 
ses  cheveux.  Tenez,  une  fois  je  les  ai  vus  accrochés  à  ce  clou 
près  de  la  fenêtre.  Outre  ça,  plusieurs  fois,  au  moment  où  on 
dînait,  je  me  suis  mis  derrière  elle  et  je  les  lui  ai  tirés,  sans 
que  jamais  elle  s'en  doutât.  Je  vous  dirai,  mesdemoiselles, 
que  je  vais  quitter  d'ici.  Je  ne  veux  pas  rester  plus  longtemps 
à  m'entendre  dire  des  sottises  par  elle!  » 

Miss  Mercy  lui  demanda  quels  étaient  ses  projeta  pour  l'a- 
venir. M.  Bailey  annonça  qu'il  songeait  à  entrer  dans  les  bottes 
à  revers  *  ou  dans  l'armée. 

«  Dans  l'armée  !...  s'écrièrent  les  deux  demoiselles  en 
riant. 

—  Pourquoi  pas?  dit  Bailey.  N'y  a-t-il  pas  des  tambours  à 
la  Tour  de  Londres?  Je  les  connais,  moi.  Et  que  la  patrie  a 
beaucoup  de  considération  pour  eux,  encore  I 

—  Mais  vous  vous  ferez  tuer,  objecta  Mercy. 

—  Eh  bien  1  s'écria  M.  Bailey,  que  que  ça  fait?  c'est  déjà  pas 
si  dégoûtant,  mesdemoiselles,  n'est-ce  pas?  J'aime  mieux  re- 
cevoir un  coup  de  caaori  qu'un  coup  de  rouleau  à  pâte'*,  car 
elle  ne  se  gêne  pas  pour  m'en  flanquer  des  coups  quand  elle 
est  de  mauvaise  humeur  de  ce  que  les  gentlemen  ont  trop 
bon  appétit.  Gomme  si,  dit  M.  Bailey,  s'exaspérant  par  le  sou- 
venir de  ses  griefs,  comme  si  c'était  ma  faute  à  moi  s'ils  con- 
somment les  vivres. 

—  Assurément  non  ;  qui  pourrait  songer  à  vous  en  rendre 
responsable  ?  dit  Metcy. 

—  Ah!  vous  croyez  ça,  répliqua-t-il.  Vous  dites  que  non ^ 
et  moi  je  dis  que  si.  Ah  !  ah  !  Personne  ne  peut  m'en  rendre 
responsable  !  je  le  sais  bien  peut-être.  Mais  je  n'ai  pas  envie 
qu'on  se  paye  chaque  jour  sur  mon  dos  du  renchérissement 
des  denrées.  Je  n'ai  pas  envie  qu'on  me  tue  parce  que  tout 
est  cher  au  marché.  Je  né  veux  pas  rester.  V'ià  donc  pour- 
quoi, ajouta  M.  Bailey,  se  calmant  un  peu  et  souriant,  si  vous 
avez  l'intention  de  me  donner  quelque  chose,  vous  ferez 
mieux  de  me  le  donner  tout  de  suite, 

4 .  C'ést-à-dire  a  deVenir  domestique  dans  une  grande  taaison  avec  des 
bottes  à  revers. 
2.  De  pâtissier. 


DE.  MARTIN   CHUZZLEWIT.  215 

tendez  votre  retour  ici,  je  n'y  serai  plus,  et  que  le  garçon  qui 
me  remplacera  ne  méritera  pas  qu'on  lui  donne  un  sou,  je  le 
sais.  » 

Les  deux  demoiselles  répondirent  à  cet  appel  prudent  tant 
pour  leur  compte  qu'au  nom  de  leur  père;  et  vu  l'amitié,  elles 
gratifièrent  si  libéralement  M.  Bailey,  que  celui-ci  ne  savait 
comment  leur  marquer  sa  reconnaissance.  Il  fit  pourtant  do 
son  mieux  tout  le  long  de  la  journée,  en  donnant  à  chaquo 
instant  de  petits  coups  sur  sa  poche  et  en  se  livrant  à  d'autres 
exercices  de  pantomime  comique.  Il  ne  se  borna  point  à  ces 
démonstrations  :  car,  outre  qu'il  écrasa  un  carton  qui  conte- 
nait un  chapeau,  il  fit  de  fortes  avaries  au  bagage  de  M.  Peck  ■ 
sniff  en  le  traînant  avec  trop  de  zèle  du  haut  en  bas  de  la 
maison.  En  un  mot,  il  ne  savait  comment  témoigner  sa  vive 
gratitude  des  marques  de  bienveillance  qu'il  avait  reçues  de 
ce  gentleman  et" de  sa  famille. 

M.  Pecksniff  et  M.  Jinkins  revinrent  dîner  bras  dessus  bras 
dessous.  Ce  dernier  s'était  à  dessein  ménagé  un  demi-congé, 
prenant  ainsi  un  avantage  immense  sur  le  plus  jeune  gentle- 
man et  les  autres  dont,  par  malheur  pour  eux,  le  temps  était 
confisqué  jusqu'au  soir.  M.  Pecksniff  paya  le  vin;  le  repas  fut 
très-gai,  bien  qu'on  y  gémît  sur  la  nécessité  de  se  séparer. 
Tandis  que  les  convives  étaient  le  plus  en  train  de  goûter 
ces  douceurs  de  l'intimité,  on  annonça  la  visite  du  vieil  An- 
thony et  de  son  fils,  à  la  grande  surprise  de  M.  Pecksniff  et  au 
grand  déplaisir  de  Jinkins. 

Anthony  s'assit  auprès  de  Pecksniff  à  un  coin  de  la  table, 
laissant  les  assistants  causer  entre  eux,  et  lui  dit  à  voix 
basse  : 

«  Vous  voyez,  nous  sommes  venus  vous  faire  nos  adieux. 
A  quoi  bon  entretenir  la  division  entre  nous?  Nous  ne  sommes, 
chacun  à  part,  qu'une  lame  inutile  ;  mais  réunis,  Pecksniff, 
nous  pourrions  faire  une  bonne  paire  de  ciseaux,  hein.... 

—  L'union,  mon  bon  monsieur,  répondit  Pecksniff,  est  tou- 
jours excellente. 

—  Je  ne  sais  pas  trop,  dit  le  vieillard;  car  il  y  a  des  ger-- 
avec  lesquels  j'aimerais  mieux  être  en  désaccord  qu'en  bonne) 
harmonie.  Mais  vous  connaissez  mon  opinion  sur  vous.  » 

M.  Pecksniff,  qui  avait  toujours  sur  le  cœur  l'épithète  d'A//- 
pocrite,  se  contenta  de  hocher  la  tête,  ce  qui  tenait  le  miliea 
entre  l'affirmation  et  la  négation. 

<r  Vous  avez  mal  pris  la  chose;  je  voulais  seulement  vou-^ 


216  VIE   ET  AVENTURES 

faire  un  compliment ,  dit  Antliony,  un  compliment ,  sur  ma 
parole.  C'était  un  hommage  involontaire  payé  à  vos  talents , 
même  au  moment  de  la  réunion;  et  cependant  ce  n'était  pas 
un  moment  à  faire  des  compliments.  Au  reste ,  il  a  été  par- 
faitement entendu,  dans  la  diligence,  que  nous  nous  étions 
compris  l'un  l'autre. 

—  Oh  !  parfaitement!...  »  répondit  M.  Pecksniff,  de  façon  à 
laisser  deviner  qu'il  était,  au  contraire,  cruellement  incompris, 
mais  qu'il  ne  se  plaignait  pas. 

Anthony  regarda  son  fils,  qui  s'était  assis  auprès  de  miss 
Gharity;  puis,  tour  à  tour  et  plusieurs  fois  de  suite,  il  pro- 
mena son  regard  sur  Pecksniflf  et  sur  Jonas.  Il  arriva  que  les 
yeux  de  M.  Pecksniff  prirent  une  direction  semblable;  mais, 
voyant  qu'on  s'en  apercevait,  il  baissa  les  yeux  d'abord  et 
puis  les  ferma,    comme  pour  n'y  rien  laisser  lire  au  vieillard. 

«  Jonas  est  un  malin,  dit  Anthony. 

—  Il  en  a  l'air,  répondit  M.  Pecksniff  ,  de  son  ton  le  plus 
candide. 

—  Et  avisé,  dit  Anthony. 

—  Très-avisé,  je  n'en  doute  point,  répliqua  M.  Pecksniff. 

—  Regardez!...  lui  dit  à  l'oreille  Anthony.  Je  crois  qu'il  fait 
la  cour  à  votre  fille. 

—  Allons  donc,  mon  bon  monsieur!  dit  M.  Pecksniff  sans 
ouvrir  les  yeux;  des  jeunes  gens,  des  jeunes  gens,  simple 
amitié.  Il  n'y  a  pas  de  sentiment  là  dedans,  monsieur. 

—  Oh!  oui,  ma  foi,  pas  de  sentiment,  comme  si  nous  ne  le 
savions  pas  par  expérience  !  Croyez-vous  qu'il  n'y  ait  pas  là 
quelque  chose  de  plus  que  de  la  simple  amitié? 

—  Il  m'est  impossible  de  vous  le  dire,  répliqua  M.  Pecks- 
niff, tout  à  fait  impossible  !  Vous  me  surprenez  beaucoup. 

—  Oui,  je  sais  bien,  dit  sèchement  le  vieillard.  Cela  peut 
durer  :  je  parle  du  sentiment,  et  non  de  votre  surprise;  mais 
cela  peut  cesser  aussi.  En  supposant  la  durée ,  peut-être  y 
trouverions-nous  un  intérêt  égal ,  car  vous  et  moi  nous  avons 
fait  notre  pelote.  » 

M.  Pecksniff,  le  sourire  aux  lèvres ,  allait  parler  quand  le 
s/ieillard  l'arrêta. 

«  Je  devine  ce  que  vous  allez  dire.  C'est  tout  à  fait  inutile. 
Vous  me  direz  à  cela  que  vous  n'avez  jamais  songé  à  chose 
pareille;  que,  sur  un  point  qui  touche  de  si  près  au  bonheur  de 
votre  chère  enfant,  vous  ne  pouvez,  en  père  dévoué,  exprimer 
une  opinion,  et  ainsi  de  suite.  Tout  cela  est  bel  et  bon,  et  je 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  217 

vous  reconnais  là.  Mais  il  me  semble  à  moi ,  mon  cher 
Pecksniff,  ajouta  Anthony  en  appuyant  sa  main  sur  la 
manche  de  son  interlocuteur,  que,  si  vous  et  moi  nous  prolon- 
geons cette  plaisanterie  qui  consiste  à  ne  rien  voir,  il  y  en  a  un 
de  nous  deux  qui  pourra  se  trouver  placé  dans  une  position 
embarrassante  •  or,  comme  je  ne  désire  point  que  ce  soit  moi, 
vous  m'excuserez  d'avoir  tout  d'abord  pris  la  liberté  de  jeter 
du  jour  sur  la  question  et  de  la  poser  nettement,  pour  que 
nous  l'envisagions  telle  qu'elle  est.  Je  vous  remercie  de  l'at- 
tention que  vous  m'avez  prêtée.  Nous  voilà  maintenant  avertis, 
ce  qui  vaut  toujours  mieux  pour  l'un  comme  pour  l'autre,  n 

En  achevant  ces  paroles  ,  il  se  leva ,  et,  faisant  à  M.  Pecks- 
niflf  un  signe  d'intelligence,  il  s'éloigna  pour  aller  rejoindre 
les  jeunes  gens,  laissant  l'homme  de  bien  quelque  peu  décon- 
certé et  embarrassé  de  cette  franchise  d'allure,  et  surtout  pas- 
sablement ennuyé  de  s'être  vu  surpassé  dans  le  maniement 
des  armes  qui  lui  étaient  le  plus  familières. 

Cependant  la  diligence  de  nuit  était  très-ponctuelle  :  l'heure 
était  donc  venue  de  se  rendre  au  bureau,  qui  était  situé  si 
près  de  là,  qu'on  avait  pu  y  envoyer  d'avance  les  bagages  pour 
s'y  rendre  ensuite  à  pied.  Après  quelques  moments  consacrés 
à  la  toilette  des  demoiselles  Pecksniff  et  de  Mme  Todgers,  on  se 
transporta  à  ce  bureau.  Déjà  la  diligence,  tout  attelée,  était  en 
place  pour  partir;  déjà  la  plupart  des  gentlemen  du  commerce 
étaient  réunis  en  ce  lieu,  y  compris  le  plus  jeune  gentleman, 
qui  était  dans  un  état  d'agitation  non  équivoque  et  de  profond 
accablement  d'esprit. 

Rien  d'égal  au  chagrin  de  Mme  Todgers  en  se  séparant  des 
jeunes  demoiselles  ,  si  ce  n'est  la  force  de  l'émotion  avec  la- 
quelle elle  dit  adieu  à  M.  Pecksniff.  Jamais  assurément  mou- 
choir de  poche  ne  fut  plus  souvent  remis  dans  un  ridicule  ni 
plus  souvent  tiré  que  le  mouchoir  de  Mme  Todgers,  tandis  que 
la  bonne  dame  était  debout  près  d'une  portière,  soutenue  à 
droite  et  à  gauche  par  deux  gentlemen  du  commerce.  A  la 
lueur  des  lanternes,  elle  cherchait  à  attraper,  autant  que  le  lui 
permettait  M.  Jinkins,  accroché  constamment  au  marchepied, 
la  vue  de  l'honnête  homme.  Car  Jinkins  ne  bougea  point  de 
cette  place  où  il  pouvait  causer  avec  les  demoiselles  ;  on  aurait 
dit  qu'il  avait  juré  de  rester  jusqu'au  bout  le  cauchemar  vivant 
du  plus  jeune  gentleman.  Sur  l'autre  marchepied  se  tenait 
M.  Jonas,  qui  occupait  cette  position  en  vertu  de  ses  droits  de 
cousin.  Si  bien  que  le  plus  jeune  gentleman,  qui  s'était  rendu 


218  VIE  ET   AVENTURES 

le  premier  sur  le  terrain,  fut  rejeté  dans  l'intérieur  du  bureau, 
au  milieu  des  affiches  rouges  et  noires  et  des  illustrations  de 
voitures  à  grande  vitesse,  bousculé  par  les  portefaix  et  empê- 
tré dans  de  gros  paquets.  Cette  fausse  position,  jointe  à  sou 
irritation  nerveuse,  mit  le  comble  à  ses  infortunes  ;  mais  une 
derni-ère  fatalité  lui  était  réservée  :  car,  lorsqu'au  moment  du 
départ  il  jeta  à  la  belle  main  de  Mercy  une  fleur  (une  fleur 
de  serre  chaude  qui  lui  avait  coûté  un  prix  fou),  cette  fleur 
alla  tomber  aux  pieds  dii  cocher,  qui  remercia  vivement  le 
plus  jeune  gentleman  et  la  mit  à  sa  boutonnière. 

On  partit.  La  maison  Todgers  allait  rentrer  dans  son  isole- 
ment. Les  deux  jeunes  filles,  adossées  chacune  à  un  coin  de  la 
voiture ,  s'abandonnaient  à  des  pensées  pleines  de  regrets. 
Mais  M.  Pecksniff,  repoussant  loin  de  lui  touie  considération 
futile  de  plaisirs  mondains,  concentrait  uniquement  ses  médi- 
tations sur  le  grand  et  vertueux  but  vers  lequel  il  courait,  à 
savoir  de  chasser  l'ingrat,  l'imposteur,  dont  la  présence  trou- 
blait encore  son  foyer  domestique ,  sacrilège  vivant  sur  les 
autels  de  ses  dieux  lares. 


GHAPITRi;  XII. 

On  verra  à  la  longue,  sinon  tout  de  suite,  que  ce  chapitre  intéresse 
fortement  M.  Pinch  et  d'autres  personnes.  —  M.  Pecksniff  rétablit 
les  droits  de  la  vertu  outragée. —  Le  jeune  Martin  Ghuzziewit  prend 
une  résolution  désespérée. 

Sans  s'occuper  du  mauvais  temps  qu'il  faisait,  M.  Pinch  et 
Martin  s'étaient  établis  à  l'aise  dans  la  maison  de  Pecksniff,  et 
chaque  jour  venait  resserrer  leur  amitié  mutuelle.  Martin,  qui 
avait  à  la  fois,  et  à  un  degré  remaT*quable,  la  facilité  de  l'inven- 
tion et  celle  de  l'exécution,  poussait  vigoureusement  son  plan  de 
collège  ;  et  Tom  ne  cessait  de  répéter  que,  s'il  y  avait  quelque 
certitude  dans  les  choses  de  ce  monde,,  pour  peu  qu'on  pût 
compter  sur  l'impartialité  des  juges  humains,  un  dessin  si 
neuf  d'eifet  et  si  rempli  de  mérite  ne  saurait  manquer  d'ob- 
tenir le  premier  rang,  lorsque  le  moment  du  concours  serait 
arrivé.  Sans  pousser  aussi  loin  la  confiance,  Martin  ne  laissait 


DE   MARTIN   CHU2ZLEWIT.  219 

pas  que  de  se  repaître  d'une  espérance  anticipée,  ce  qui  ne 
l'en  rendait  que  plus  ardent,  plus  persévérant  dans  sa  tâche, 
ce  Si  jamais  je  devenais  un  grand  architecte,  mon  cher  Tom, 
dit  un  jour  le  nouvel  élève,  en  se  mettant  à  une  petite  dis- 
tance de  son  dessin  qu'il  contemplait  avec  infiniment  de  com- 
plaisance, savez-vous  quelle  est  l'une  des  choses  que  je  vou- 
drais bâtir? 

—  Eh  Lien!  s'écria  Tom,  qu'est-rce? 

—  Ce  serait  votre  fortune. 

—  Vraiment?...  dit  Tom  Pinch,  aussi  charmé  que  si  la 
chose  était  déjà  faite.  Vous  auriez  cette  obligeance  ?  C'est  bien 
aimable  à  vous  de  parler  ainsi. 

—  Oui,  Tom,  répliqua  iMartin,  je  la  bâtirais  sur  des  fonda- 
tions tellement  solides  qu'elle  durerait  toute  votre  vie,  et 
toute  la  vie  de  vos  enfants,  et  celle  de  leurs  enfants  après 
eux.  Je  serais  votre  patron,  Tom.  Je  vous  prendrais  sous  ma 
protection.  Allez  voir  que  quelqu'un  s'avisât  de  faire  mauvais 
accueil  à  un  homme  qu'il  me  plairait  de  protéger,  de  patron- 
ner, une  fois  que  je  serais  arrivé  au  pinacle  !... 

—  Sur  ma  parole,  dit  M.  Pinch,  je  ne  crois  pas  que  jamais 
rien  m'ait  fait  autant  de  plaisir.  Non,  en  vérité. 

—  Oh!  je  le  dis  comme  je  le  pense,  reprit  Martin,  d'un  air 
dégagé  et  libre  vis-à-vis  de  son  compagnon,  pour  ne  pas  dire 
d'un  air  de  commisération,  comme  s'il  était  déjà  le  premier 
architecte  en  service  ordinaire  de  toutes  les  tètes  couronnées 
de  l'Europe.  Je  ferais  ce  que  je  vous  promets;  je  m'occuperais 
de  vous. 

—  Je  crains  bien,  dit  Tom  en  hochant  la  tête,  de  n'être  ja- 
mais assez  habile  pour  qu'on  s'occupe  de  moi. 

—  Bah!  bah!  répliqua  Martin.  11  n'est  pas  question  de  cela. 
Si  je  me  mets  en  tète  de  dire  :  «  Pinch  est  un  brave  garçon; 
«  je  porte  intérêt  à  Pinch,  »  je  voudrais  bien  savoir  qui  se  per- 
mettrait de  me  faire  de  l'opposition.  D'ailleurs,  à  part  même 
cette  considération,  vous  pourriez  m'être  utile  de  cent  ma- 
nières. 

—  Si  je  n'arrivais  pas  à  vous  être  utile,  d'une  manière  ou 
d'une  autre,  ce  ne  serait  toujours  pas  faute  de  l'avoir  tenté.  j> 

Martin  réfléchit  un  moment. 

a  Par  exemple,  vous  seriez  parfait  pour  voir  si  l'on  exécute 
exactement  mes  idées,  pour  surveiller  les  progrès  des  travaux 
avant  qu'ils  fussent  arrivés  au  point  où  j'aurais  à  m'en  oc- 
cuper personnellement;  en  un  mot,  pour  faire  bien  marcher  les 


220  VIE   ET  AVENTURES 

choses.  Vous  seriez  magnifique  pour  montrer  aux  gens  mon 
atelier,  pour  les  entretenir  d'art  et  autres  sujets  semblables, 
quand  je  serais  occupé  :  car  il  serait  diablement  avantageux, 
mon  cher  Tom  (je  parle  sérieusement,  je  vous  le  jure)  d'avoir 
auprès  de  soi  un  homme  de  votre  expérience,  au  lieu  de  quelque 
mâchoire  comme  on  en  voit  tant.  Oh  1  j'aurais  soin  de  vous, 
et  vous  me  seriez  fort  utile,  soyez-en  certain  1  » 

Dire  que  Tom  n'avait  nullement  la  prétention  de  devenir 
premier  violon  dans  l'orchestre  du  monde,  mais  qu'il  se  serait 
estimé  heureux  qu'on  lui  confiât  la  cent  cinquantième  partie 
ou  à  peu  près  dans  le  grand  concerto,  c'est  donner  une  idée 
insuffisante  de  sa  modestie.  Aussi  fut-il  enchanté  de  ces  châ- 
teaux en  Espagne  1 

«  Naturellement,  mon  cher  Tom,  dit  Martin,  je  serais  alors 
marié  avec  elle.  » 

Quelle  fut  l'impression  qui  frappa  soudain  Tom  Pinch,  au 
milieu  même  du  paroxysme  de  la  joie?  d'où  vint  que  le  sang 
monta  à  ses  joues  candides,  et  qu'un  sentiment  de  remords 
gagna  son  cœur  loyal ,  comme  s'il  ne  se  croyait  plus  digne 
de  la  bienveillance  de  son  ami?... 

«  Oui,  je  serais  alors  piarié  avec  elle^  reprit  Martin  qui, 
en  souriant,  leva  ses  yeux  au  ciel;  et  j'espère  bien  que  nous 
aurions  des  enfants  autour  de  nous.  Nos  enfants  vous  aime- 
raient, Tom.  » 

M.  Pinch  ne  répondit  rien.  Les  mots  qu'il  eût  voulu  pro- 
noncer expirèrent  sur  ses  lèvres,  pour  aller  retrouver  une  vie 
plus  immatérielle  dans  des  pensées  d'abnégation  personnelle. 

(c  Tous  les  enfants  vous  aiment,  Tom,  et  naturellement  les 
miens  vous  aimeraient  aussi.  Peut-être  bien  donnerais-je  votre 
nom  à  l'un  d'eux.  Tom  1  ce  n'est  pas  du  tout  un  nom  désa- 
gréable.... Thomas  Pinch  Ghuzzlewit!...  T.  P.  G.  en  initiales 
sur  ses  blouses.  Vous  n'y  verriez  pas  de  mal,  n'est-ce  pas?  a 

Tom  fit  un  petit  cri  de  la  gorge,  et  sourit. 

a  Elle  aurait  de  l'amitié  pour  vous,  Tom,  j'en  suis  certain. 

—  Vrai?...  s'écria  Pinch  d'une  voix  étouffée. 

—  Je  puis  vous  dire  exactement  ce  qu'elle  penserait  à  votre 
égard,  ajouta  Martin,  appuyant  son  menton  sur  sa  main,  et 
regardant  la  croisée,  comme  s'il  lisait  à  travers  les  vitres  les 
paroles  mêmes  qu'il  prononçait.  Je  la  connais  si  bien!  Sou- 
vent, Tom,  elle  commmencerait  par  sourire  quand  vous  vien- 
driez à  lui  parler  ou  quand  elle  viendrait  à  vous  regarder, 
et  je  vous  réponds  qu'elle  ne  s'en  gênerait  pas,  mais  cela  vous 


DE  MARTIN    GHUZZLEWIT.  221 

serait  bien  égal.  Le  plus  charmant  sourire  que  vous  ayez 
jamais  vul 

—  Bien,  bien,  dit  Tom,  cela  me  serait  bien  égal. 

—  Elle  serait  aussi  attentive  pour  vous,  Tom,  que  si  vous 
étiez  vous-même  un  enfant.  Et  en  effet,  à  certains  égards, 
vous  en  êtes  un,  avouez-le,  Tom.  » 

M.  Pinch  témoigna  par  un  geste  de  son  assentiment  com- 
plet. 

«Toujours  elle  serait  gracieuse,  toujours  de  bonne  hu- 
meur, satisfaite  de  vous  voir  ;  et,  lorsqu'elle  saurait  exacte- 
ment quelle  sorte  d'homme  vous  êtes  (ce  qu'elle  ne  tarderait 
pas  à  reconnaître),  elle  vous  donnerait  une  foule  de  petites 
commissions,  sous  prétexte  de  vous  demander  quelques  petits 
services,  mais  au  fond,  pour  vous  être  agréable,  parce  qu'elle 
n'ignorerait  pas  que  vous  brûlez  du  désir  de  les  rendre  :  de 
manière  à  vous  laisser  croire  que  vous  lui  faites  plaisir,  quand 
ce  serait  elle  qui  vous  ferait  plaisir,  au  contraire.  Elle  s'ac- 
commoderait d'une  façon  merveilleuse  à  votre  nature;  elle 
vous  comprendrait  avec  infiniment  plus  de  tact  et  de  péné- 
tration que  je  ne  saurais  jamais  le  faire  ;  et  souvent  il  lui  ar- 
riverait de  dire  que  vous  êtes  un  brave  garçon,  bien  doux, 
bien  innocent,  plein  de  bonne  volonté.  » 

Quel  silence  gardait  Tom  Pinch! 

«  En  souvenir  de  notre  bon  vieux  temps ,  poursuivit  Mar- 
tin, et  de  ce  qu'e//e  vous  a  entendu  toucher  (pour  rien)  de 
l'orgue  dans  la  petite  et  humide  église  de  ce  village,  nous  au- 
rons un  orgue  dans  la  maison.  Je  construirai  une  salle  de 
musique  sur  un  plan  de  ma  façon;  à  l'une  des  extrémités, 
nous  y  placerons  votre  orgue  dans  un  réduit  spécial.  C'est  là, 
Tom,  que  vous  jouerez  jusqu'à  ce  que  vous  en  soyez  fatigué; 
et,  comme  vous  aimez  à  jouer  au  milieu  de  l'obscurité,  nous 
nous  arrangerons  pour  que  cela  soit  obscur.  Souvent,  par  un 
soir  d'été,  elle  et  moi  nous  viendrons  nous  y  asseoir  pour 
vous  écouter,  Tom ,  soyez-en  bien  sûr  1  » 

Il  fallut,  de  la  part  de  Tom  Pinch,  un  plus  grand  effort  pour 
quitter  sa  chaise  et  aller  presser  les  deux  mains  de  son  ami, 
en  ne  laissant  paraître  sur  son  visage  que  l'expression  de  la 
sérénité  et  de  la  reconnaissance;  il  lui  fallut,  disons-nous,  un 
plus  grand  effort  pour  accomplir  de  bon  cœur  cet  acte  tout 
simple,  qu'il  n'en  faut  aux  héros  pour  faire  mainte  et  mainte 
prouesse  à  grand  renfort  des  sonores  fanfares  de  la  trompette 
équivoque  de  la  Renommée.  Nous  disons  équivoque  :  car,  à 


222  VIE   ET  AVENTURES 

force  de  planer  au-dessus  des  scènes  de  carnage,  la  fumée  du 
sang  répandu  et  la  vapeur  de  la  mort  ont  rouillé  les  clefs  de 
ce  brave  instrument,  dont  les  notes  ne  sont  plus  guère  justes 
ni  harmonieuses. 

a:  Ce  qui  prouve  la  bonté  de  la  nature  humaine,  dit  Tom, 
s' effaçant  dans  ce  sujet  avec  un  désintéressement  tout  à  fait 
caractéristique,  c'est  que  chacun  de  ceux  qui  viennent  ici , 
comme  vous  y  êtes  venu,  me  témoigne  plus  de  considération 
et  d'amitié  que  je  ne  pourrais  m'y  attendre,  fusse -je  la  créa- 
ture la  plus  présomptueuse  qu'il  y  eût  au  monde,  on  que  je  ne 
pourrais  l'exprimer,  fussé-je  le  plus  éloquent  des  hommes. 
Réellement  cela  me  confond.  Mais  croyez  bien  que  je  ne  suis 
pas  un  ingrat ,  que  jamais  je  n'oublierai  vos  bontés ,  et  que  si 
je  puis,  un  jour,  vous  donner  une  preuve  de  la  sincérité  de 
mes  paroles,  je  vous  la  donnerai. 

—  Très-bien,  dit  Martin,  s'adossant  à  sa  chaise,  les  mains 
dans  les  poches  et  bâillant  effroyablement.  C'est  parler  à  mer- 
veille, Tom;  mais  je  suis  chez  Pecksniff,  je  m'en  souviens,  et 
peut-être  en  ce  moment  me  trouvé-je  à  un  mille  ou  plus  de  la 
grande  route  de  la  fortune....  Ainsi  donc,  ce  matin,  vous  avez 
reçu  des  nouvelles  de....  Comment  diable  s'appelle-t-il,  hein? 

—  Qui  voulez-vous  dire?  demanda  Tom,  comme  s'il  protes- 
tait doucement  dans  l'intérêt  de  la  dignité  d'une  personne  ab- 
sente. 

—  Vous  savez  bien.  Quel  est  donc  son  nom?  Nord-Clef! 

—  Westlock,  répondit  Tom,  d'un  accent  plus  animé  que 
d'ordinaire. 

—  Ah  1  c'est  cela,  dit  le  jeune  homme  ;  Westlock.  Je  savais 
bien  que  c'était  quelque  chose  qui  tenait  des  points  cardinaux 
et  d'une  porte'.  Eh  bien,  que  vous  chante  Westlock? 

— 11  est  entré  en  jouissance  de  son  héritage,  répondit  Tom, 
hochant  la  tète  et  souriant. 

—  C'est  un  heureux  chien,  dit  Martin.  Je  voudrais  biea 
être  à  sa  place.  Est-ce  là  tout  le  secret  que  vous  aviez  à  me 
communiquer  ? 

—  Non  ;  ce  n'est  pas  tout. 

—  Qu'y  a-t-il  encore  ?  demanda  Martin, 

—  Oh  !  ce  n'est  nullement  un  mystère,  et  ça  ne  vous  fera 
pas  grand'chose.  Mais  moi,  cela  m'est  bien  agréable.  John 
avait  coutume  de  dire,  du  temps  qu'il  demeurait  ici  :  «  Notez 

<•  JFest ,  ouest;  lock^  serrure.  {Note  du  traducteur.) 


DE    MARTIN    GHUZZLEWIT.  223 

<  mes  paroles,  Pinch.  Quand  les  exécuteurs  testamentaires  de 
*  mon  père  auront  craché  au  bassin,...  »  Il  employait  çà  et  là 
a*étranges  expressions,  mais  c'est  sa  manière. 

—  Cracher  au  bassin  est  une  excellente  expression,  observa 
Martin,  quand  ce  n'est  pas  vous  qui  le  faites.  Eh  bien?...  que 
vous  êtes  lent,  Pinch  1 

—  Oui,  je  sais  que  je  le  suis,  dit  Tom  ;  mais  vous  me  don- 
nerez sur  les  nerfs  si  vous  me  pressez  trop.  Je  crains  déjà 
que  vous  ne  m'ayez  fait  perdre  le  fil  de  mes  idées,  car  je  ne 
sais  plus  où  j'en  étais. 

—  Quand  les  exécuteurs  testamentaires  du  père  de  West- 
lock  auront  craché  au  bassin....  dit  Martin  d'un  ton  d'impa- 
tience. 

—  C'est  cela,  oui,  c'est  cela.  «Alors,  me  disait  John,  je  vous 
«donnerai  un  dîner,  Pinch,  et  je  viendrai  pour  cela  tout  ex- 
c  près  à  Salisbury.  »  Quand  John  m'écrivit  dernièrement .  le 
matin  même  du  départ  de  Peck.sniff,  vous  savez,  il  m'apprit 
que  ses  affaires  étaient  sur  le  point  d'être  terminées,  et  me 
demanda  de  lui  fixer  un  jour  de  rendez-vous  à  Salisbury,  vu 
qu'il  était  au  moment  de  recevoir  son  argent.  Je  lui  écrivis  en 
lui  marquant  que  ce  serait  pour  le  jour  de  cette  semaine  qu'il 
lui  plairait  ;  en  outre,  je  lui  appris  qu'il  y  avait  ici  un  nouvel 
élève,  un  brave  garçon,  et  que  nous  étions  bons  amis.  Là- 
dessus,  John  m'a  écrit  de  nouveau  la  lettre  que  voici....  (Tom 
exhiba  cette  lettre).  Il  me  fixe  le  rendez-vous  pour  demain;  il 
vous  envoie  ses  compliments  ;  il  exprime  le  vœu  que  nous 
ayons  le  plaisir  de  diner  ensemble  tous  trois,  non  à  l'auberge 
où  vous  et  moi  nous  nous  sommes  rencontrés  la  première  fois, 
mais  au  premier  hôtel  de  la  ville.  Lisez  vous-même. 

—  Fort  bien,  dit  Martin,  jetant  un  coup  d'œil  sur  la  lettre 
avec  sa  froideur  habituelle.  Je  lui  suis  très-obligé.  J'accepte 
l'invitation.  » 

Tom  eût  souhaité  de  le  voir  un  peu  plus  surpris ,  un  peu 
plus  charmé,  un  peu  plus  ému  de  ce  grand  événement.  Mais 
Martin  était  parfaitement  calme  et,  reprenant  son  sifflement 
favori,  il  revint  à  son  plan  de  collège,  comme  si  de  rien  n'é- 
tait. 

Le  cheval  de  M.  Pecksniff  était  considéré  comme  un  animal 
sacré,  qui  ne  pouvait  être  conduit  que  par  lui  seul,  lui,  le 
grand  prêtre  du  temple,  ou  par  quelque  personne  qu'il  com- 
mît nominativement,  dans  sa  haute  confiance,  à  remplir  cette 
mission.  Aussi  les  deux  jeunes  gens  se  déterminèrent-ils  à  se 


224  VIE  ET   AVENTURES 

rendre  à  pied  à  Salisbury  ;  ce  qui,  au  bout  du  compte,  valait 
mieux  que  de  voyager  dans  le  cabriolet,  par  ce  temps  froid  et 
rude. 

Si  cela  valait  mieux!  je  crois  bien.  Cette  bonne  course,  fa- 
vorable à  la  gaieté  et  à  la  santé,  cette  course  de  quatre  milles 
au  moins  à  l'heure,  était  bien  préférable  à  ce  vieux  et  rustique 
cabriolet  sautant,  cahotant,  craquant,  étourdissant.  Il  n'y 
avait  pas  de  comparaison  possible,  et  ce  serait  faire  injure  au 
voyage  pédestre  que  de  l'assimiler  au  voyage  en  cabriolet. 
Trouvez-moi  un  exemple  d'un  cabriolet  qui  ait  jamais  fait 
circuler  le  sang  d'un  homme,  à  moins  que  ce  ne  soit  en  met- 
tant le  malheureux  en  grand  danger  d'avoir  le  cou  rompu,  et 
en  lui  occasionnant  par  là  des  bourdonnements  et  une  cha- 
leur insupportable  dans  les  veines,  dans  les  oreilles  et  le  long 
de  l'épine  dorsale,  sensation  plus  saisissante  qu'agréable  !  Ja- 
mais cabriolet  a-t-il  éveillé  chez  quelqu'un  l'esprit  et  l'éner- 
gie, à  moins  que  le  cheval  ne  prît  le  mors  aux  dents  et  ne  se 
mît  à  descendre  follement  une  côte  escarpée  terminée  par  un 
mur  de  roche  ?  circonstance  désespérée  qui  forçait  le  gentle- 
man enfermé  dans  la  voiture  à  tenter  quelque  manière  nou- 
velle et  inouïe  de  se  laisser  glisser  par  derrière.  Si  cela  vaut 
mieux  qu'un  cabriolet?  je  crois  bien  ! 

L'air  est  froid,  mon  brave  Tom  ;  c'est  vrai,  impossible  de  le 
nier  ;  mais  eût-il  été  plus  agréable  dans  le  cabriolet?  Le  feu 
du  noir  forgeron  jette  une  vive  clarté  et  lance  en  haut  son  jet 
de  flamme,  comme  pour  tenter  les  passants  ;  mais  eût-il  offert 
moins  de  séduction,  vu  à  travers  les  humides  carreaux  d'un 
cabriolet?  Le  vent  souffle  violemment,  piquant  le  visage  du 
courageux  voyageur  qui  lutte  contre  lui,  l'aveuglant  avec  ses 
propres  cheveux  s'il  en  a  assez  pour  cela,  ou,  s'il  n'en  a  pas, 
avec  la  poussière  glacée  du  chemin  ;  lui  coupant  la  respira- 
tion, comme  si  on  le  plongeait  dans  un  bain  russe  ;  écartant 
brusquement  les  vêtements  qui  l'enveloppent  et  pénétrant  jus- 
qu'à la  moelle  de  ses  os  :  mais  tous  ces  désagréments  n'eus- 
sent-ils pas  été  pires  cent  fois  en  cabriolet?  Nargue  des  ca- 
briolets ! 

Si  cela  vaut  mieux  qu'un  cabriolet?  par  exemple  I  Où  avez- 
vous  jamais  vu  des  voyageurs,  cahotés  par  les  roues  et  secoués 
par  le  sabot  des  chevaux,  avoir  comme  nos  deux  camarades 
les  joues  chaudes  et  vermeilles?  Où  avez-vous  jamais  entendu 
des  voyageurs  faire  résonner  de  plus  bruyants  éclats  de  rire, 
quand  ils  sont  forcés  de  pivoter  sur  eux-mêmes  devant  les 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  225 

f afales^lus  violentes  qui  viennent  soudain  les  assaillir?  lors- 
qu" ensuite,  se  retournant  après  le  passage  des  tourbillons,  ils 
s'élancent  de  nouveau  avec  une  telle  ardeur  qu'il  n'y  a  rien 
de  comparable,  sauf  la  gaieté  qui  en  est  la  conséquence?  Si 
cela  vaut  mieux  qu'un  cabriolet?...  Tenez,  voici  justement  un 
homme  qui  suit  en  cabriolet  la  même  route.  Voyez-le  prendre 
son  fouet  de  la  main  gauche,  réchauffer  les  doigts  engourdis 
de  sa  main  droite  en  les  frottant  sur  sa  jambe  non  moins 
froide,  et  frapper  contre  le  marchepied  ses  orteils  glacés 
comme  le  marbre.  Ah!  ah!  ah!  qui  donc  voudrait  changer  ce 
flux  rapide  du  sang  dans  les  veines  pour  cette  circulation  sta- 
gnante des  esprits  vitaux,  quand  il  s'agirait  d'aller  vingt  fois 
plus  vile? 

Si  cela  vaut  mieux  qu'un  cabriolet  ?  Mais  quel  intérêt  vou- 
lez-vous qu'un  homme  qui  va  en  cabriolet  prenne  aux  bornes 
milliaires,  je  suppose?  Un  homme  qui  va  en  cabriolet  ne  sau- 
rait ni  regarder,  ni  penser,  ni  sentir  comme  ceux  qui  se  ser- 
vent gaiement  de  leurs  jambes.  Voyez  le  vent  qui  rase  ces 
collines  glacées  ;  comme  il  marque  son  passage  par  des  teintes 
sombres  fortement  accusées  sur  l'herbe,  et  des  ombres  légères 
sur  les  hauteurs  1  Contemplez  de  tous  côtés  cette  plaine  nue  et 
gelée ,  et  puis  vous  me  direz  si ,  même  par  un  jour  d'hiver, 
ces  ombres  ne  sont  pas  belles  !  Hélas!  c'est  justement  la  con- 
dition de  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  la  nature.  Les  plus 
charmantes  choses  en  ce  monde,  brave  Tom,  ne  sont  que  des 
ombres  ;  elles  vont  et  viennent ,  elles  changent  et  s'évanouis- 
sent rapidement,  aussi  rapidement  que  celles  qui  passent  en 
ce  moment  devant  tes  yeux. 

Un  mille  encore,  et  alors  la  neige  commence  à  tomber.  La 
corneille  qui  effleure  la  terre  pour  se  tenir  sous  le  vent  sem- 
ble une  tache  d'encre  sur  le  paysage  blanchi.  Mais,  bien  que 
la  neige  les  tourmente  et  gêne  leur  marche,  alourdissant  leurs 
manteaux  et  se  congelant  dans  les  cils  de  leurs  yeux,  ils  ne 
voudraient  pas  la  voir  moins  abondante  ;  non,  ils  n'en  vou- 
draient pas  perdre  un  flocon,  quand  ils  auraient  à  faire  une 
vingtaine  de  milles.  Et,  tenez!  ne  voilà-t-il  pas  que  les  tours 
de  la  vieille  cathédrale  se  dressent  maintenant  devant  eux  I 
peu  à  peu  ils  pénètrent  dans  les  rues  étroites,  que  le  blanc 
tapis  dont  elles  sont  revêtues  a  rendues  étrangement  silen- 
cieuses ;  ils  arrivent  à  l'hôtel  où  les  appelle  leur  rendez-vous. 
Là  ils  présentent  au  garçon  grelottant  des  mines  si  écarlates, 
si  enflammées,  si  vigoureuses,  que  le  garçou  reste  stupéfié  de 

Martin  Chuzzlewit.  —  i.  15 


226  VIE  ET  AVENTURES 

les  voir  et,  ne  se  sentant  pas  de  force  à  leur  tenir  tête,  tout 
frais  ou  plutôt  tout  rassis  qu'il  est  de  l'ardent  foyer  du  café, 
pâlit  à  côté  d'eux  et  ne  sait  plus  que  dire. 

Un  fameux  hôtel  !  La  salle  est  un  vrai  bosquet  de  gibier  et 
de  quartiers  de  mouton  qui  se  dandinent  d'un  air  si  appétis- 
sant! A  l'un  des  angles,  se  trouve  une  glorieuse  office  avec  des 
portes  vitrées  derrière  lesquelles  s'étalent  des  volailles  froides 
et  des  aloyaux  généreux,  et  des  tartes  aux  conserves  de  gro- 
seille framboisée  qui  se  retranchent ,  comme  il  convient  à  de 
si  excellentes  choses,  sous  l'abri  d'un  treillage  de  pâtisserie. 
Au  premier  étage,  au  fond  de  la  cour,  dans  une  chambre  où 
les  rideaux  de  croisée  sont  hermétiquement  fermés,  où  un 
grand  feu  remplit  à  demi  la  cheminée  devant  laquelle  chauf- 
fent des  assiettes,  où  brillent  bon  nombre  de  bougies  et  où 
la  table  à  trois  couverts  est  mise  avec  de  l'argenterie  et  des 
verres  pour  trente  personnes,  qui  est-ce  qu'on  voit?...  John 
Westlock.  Non  plus  Tanoien  John  de  chez  Pecksniff,  mais  un 
véritable  gentleman.  Ce  n'est  plus  du  tout  le  même  homme  : 
il  a  un  bien  plus  grand  air,  ma  foi  î  sa  contenance  est  celle  du 
gentleman  qui  se  sent  son  maître  et  qui  a  de  l'argent  à  la 
banque.  Et  cependant,  à  certaine  égards,  c'est  encore  le  vieux 
John  d'autrefois  :  car,  en  voyant  paraître  Tom  Pinch,  il  lui  prend 
les  deux  mains  et  les  étreint  avec  sa  cordialité  habituelle. 

«  Et  monsieur  est  sans  doute  M.  Ghuzzlewit?  dit  John;  en- 
chanté de  le  voir  !  » 

John  avait  naturellement  des  manières  dégagées.  Aussi  lui 
et  Martin  se  serrèrent-ils  chaudement  la  main  et  furent- ils 
tout  de  suite  bons  amis. 

a  Attendez  un  moment,  Tom,  s'écria  l'ancien  élève,  en  po- 
sant ses  mains  sur  l'une  et  l'autre  épaule  de  M.  Pinch  qu'il 
tint  à  distance  de  la  longueur  du  bras  ;  laissez-moi  vous  re- 
garder. Toujours  le  même  !  Pas  le  moindre  changement  1 

—  Mais  il  n'y  a  déjà  pas  si  longtemps,  il  me  semble,  dit 
Tom  Pinch. 

—  Il  me  semble  à  moi  qu'il  y  a  un  siècle,  et  cela  devrait 
vous  sembler  de  même,  coquin  que  vous  êtes.  » 

En  même  temps  il  poussa  Tom  vers  le  meilleur  fauteuil,  et 
l'y  fit  tomber  si  brusquement,  selon  la  vieille  habitude  qu'il 
en  avait  dans  leur  vieille  chambre  à  coucher  de  la  vieille  mai- 
son Pecksniff,  que  Tom  Pinch  se  demanda  d'abord  s'il  devait 
rire  ou  pleurer.  Le  rire  l'emporta,  et  tous  trois  alors  se  mirent 
à  rire  de  concert. 


\  DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  227 

c  J'ai,  dit  John  Westlock,  comraandé  pour  le  dîner  tout  ce 
que  nous  avions  l'habitude  de  souhaiter.... 

—  Vrai!  dit  Tom  Pinch,  vous  avez  commandé.... 

—  Tout.  Tâchez,  si  cela  vous  est  possible,  de  ne  pas  rire 
devant  les  garçons.  Je  ne  pouvais  pas  m'en  empêcher,  moi, 
quand  j'ai  fait  la  carte.  C'est  comme  un  rêve.  i> 

En  cela  John  se  trompait:  car  personne  assuréme/it  ne  rêva 
jamais  un  potage  tel  que  celui  qui  bientôt  fut  mis  sur  la  table  ; 
ni  de  tels  poissons,  ni  de  tels  entremets  ;  ni  de  telles  entrées, 
ni  un  tel  dessert;  ni  une  telle  série  d'oiseaux  et  de  friandises; 
rien  en  un  mot  qui  approchât  de  la  réalité  de  ce  festin  à  dix 
schellings  six  pence  par  tête,  sans  compter  les  vins.  Quant 
aux  liquides,  l'homme  qui  eût  pu  se  procurer  en  rêve  tant  de 
Champagne  frappé,  tant  de  claret,  tant  de  porto  ou  tant  de 
xérès ,  eût  mieux  fait  d'aller  se  mettre  au  lit  pour  en  rêver 
et  d'y  rester. 

Mais  le  plus  beau  trait  peut-être  du  banquet,  c'est  que  per- 
sonne ne  s'étonnait  autant  que  John  lui-même  à  l'apparition 
de  chaque  plat.  Dans  l'excès  de  sa  joie,  il  laissait  échapper 
sans  cesse  de  nouveaux  éclats  de  rire  ;  et  puis,  vite,  il  s'effor- 
çait de  reprendre  un  sérieux  extraordinaire,  de  peur  que  les 
garçons  ne  vinssent  à  penser  qu'il  n'était  pas  habitué  à  pareil 
régal.  Il  y  avait  des  choses  qu'on  lui  apportait  à  découper,  qui 
étaient  si  terriblement  amusantes,  qu'il  n'y  avait  pas  moyen 
d'y  tenir  ;  et  quand  Tom  Pinch  insista,  malgré  l'officieux  avis 
d'un  garçon,  non-seulement  pour  briser  avec  une  cuiller  à 
ragoût  la  muraille  d'un  grand  pâté,  mais  encore  pour  essayer 
de  ne  pas  en  laisser  une  miette,  John  perdit  toute  contenance, 
et  allant  s'asseoir,  à  l'autre  bout  de  la  table,  derrière  le  vaste 
surtout,  il  y  poussa  un  hurlement  joyeux  qu'on  put  entendre 
de  la  cuisine.  Au  reste,  il  n'hésitait  pas  le  moins  du  monde  à 
rire  aussi  de  lui-même,  comme  il  le  prouva  quand  ils  furent 
réunis  tous  les  trois  autour  du  feu  et  qu'on  eut  posé  le  dessert 
sur  la  table.  En  ce  moment,  le  premier  garçon  demanda  avec 
une  respectueuse  sollicitude  si  le  porto,  qui  était  un  peu  léger 
de  goût  et  de  couleur ,  était  à  sa  guise ,  ou  bien  s'il  ne  pré- 
férait pas  qu'on  lui  en  servît  un  autre  plus  fort ,  plus  capi- 
teux. A  quoi  John  répondit  gravement  qu'il  était  assez  con- 
tent de  celui  qu'on  avait  apporté  et  que  ce  vin  lui  semblait 
être  d'un  bon  cru  :  le  garçon  se  confondit  en  remercîments  et 
se  retira.  Alors  John  dit  à  ses  amis ,  en  riant  franchement , 
qu'il  aimait  à  croire  qu'il  n'avait  pas  dit  de  bêtises,  mais  qu'il 


228  VIE   ET   AVENTURES 

n'en  savait  oxacteraent  rien  ;  et  de  là  un  nouvel  et  vaste  éclat 
de  rire. 

La  gaieté  la  plus  vive  ne  cessa  de  les  animer  tout  le  temps; 
mais  ce  ne  fut  pas  le  moins  agréable  moment  de  la  fête  que 
celui  où  ils  se  tinrent  assis  devant  le  feu ,  à  faire  craquer  des 
noisettes,  à  boire  du  vin  de  dessert  et  à  causer  joyeusement. 
11  advint  que  Tom  Pinch  se  remémora  qu'il  avait  à  dire  un 
mot  à  son  ami  l'organiste  ;  il  quitta  donc  pour  quelques  mi- 
nutes sa  place  bien  chaude,  de  peur  d'arriver  trop  tard,  et 
laissa  les  deux  autres  jeunes  gens  ensemble. 

Ceux-ci  en  son  absence  burent  à  sa  santé,  c'était  bien  natu- 
rel ;  John  Westlock  saisit  cette  occasion  pour  dire  qu'il  n'a- 
vait jamais  eu  une  seule  difficulté  avec  Tom  pendant  le  séjour 
qu'ils  avaient  fait  chez  Pecksniff.  Cette  confidence  l'amena  à 
insister  sur  le  caractère  de  Tom,  et  à  insinuer  que  M.  Pecks- 
niff le  connaissait  très-bien.  11  se  borna  à  cette  insinuation,  et 
encore  y  mit-il  de  la  réserve ,  sachant  combien  Tom  Pinch 
souffrait  du  mépris  qu'on  pouvait  témoigner  pour  ce  gentle- 
man, et  pensant  d'ailleurs  qu'il  valait  mieux  laisser  le  nouvel 
élève  faire  lui-même  ses  découvertes. 

c(  Oui,  dit  Martin,  il  est  impossible  d'avoir  pour  Pinch  plus 
d'attachement  que  je  n'en  ai,  ni  de  mieux  rendre  justice  à  ses 
excellentes  qualités.  C'est  le  garçon  le  plus  obligeant  que  j'aie 
jamais  connu. 

—  Il  ne  l'est  que  trop,  fit  observer  John,  qui  avait  la  répli- 
que vive.  Chez  lui,  cela  dégénère  presque  en  défaut. 

—  C'est  vrai,  dit  Martin,  c'est  parfaitement  vrai.  Il  y  a  une 
semaine  environ,  un  drôle  nommé  Tigg  lui  a  emprunté  tout 
l'argent  qu'il  possédait,  avec  promesse  de  le  lui  rendre  sous 
peu  de  jours.  Ce  n'était  de  fait  qu'un  demi-souverain  ;  mais 
il  est  heureux  que  la  somme  n'ait  pas  été  plus  forte,  car  Tom 
ne  la  reverra  jamais. 

-  Pauvre  garçon!..,  dit  John,  qui  avait  écouté  très-atten- 
tivement ce  peu  de  mots.  Peut-être  n'avez-vous  pas  eu  occa- 
sion de  remarquer  qu'en  ce  qui  concerne  ses  intérêts  privés 
Tom  est  fier. 

—  En  vérité?  Non,  je  ne  l'avais  pas  remarqué.  Voulez-vous 
dire  qu'il  ne  voudrait  pas  emprunter?  » 

John  Westlock  hocha  la  tête. 

a  C'est  fort  étrange,  dit  Martin,  posant  son  verre  qu'il  ve- 
nait de  vider.  Tom  Pinch  est  assurément  un  singulier  com- 
posé. 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  229 

—  Quant  à  recevoir  un  don  d'argent,  reprit  John  Westlock, 
je  crois  qu'il  mourrait  plutôt. 

—  Il  est  si  simple!  dit  Martin....  Servez-vous. 

—  Vous  cependant,  poursuivit  John,  remplissant  son  propre 
verre  et  regardant  son  interlocuteur  avec  une  certaine  curio- 
sité, vous  qui  êtes  plus  âgé  que  la  majeure  partie  des  élèves 
de  M.  Pecksniff,  et  qui  avez  évidemment  beaucoup  plus  d'ex- 
périence, vous  devez  bien  connaître  Tom,  j'en  suis  sûr,  et 
voir  à  quel  point  il  est  facile  de  lui  en  imposer.  ' 

—  Certes  oui,  dit  Martin,  étendant  ses  jambes  et  élevant 
son  verre  entre  son  œil  et  la  lumière  ;  M.  Pecksniff  le  sait  bien 
aussi ,  et  ses  filles  également,  d 

John  Westlock  sourit,  mais  ne  fit  aucune  réponse. 

«  A  propos,  dit  Martin,  j'y  songe....  Quelle  opinion  avez- 
vousde  Pecksniff?  Gomment  a-t-il  agi  envers  vous?  Qu'est-ce 
que  vous  pensez  de  lui  actuellement?  Puisque  tout  est  fini 
entre  vous,  vous  pouvez  en  parler  de  sang-froid. 

—  Demandez  à  Pinch,  répondit  l'ancien  élève.  Il  sait  quels 
étaient  à  cet  égard  mes  sentiments  habituels.  Ces  sentiments 
n'ont  point  changé,  je  puis  vous  l'assurer. 

—  Non,  non,  dit  Martin,  je  préfère  les  apprendre  de  vous 
directement. 

—  Mais ,  dit  John  en  souriant ,  Tom  prétend  qu'ils  sont  in- 
justes. 

—  Oh!  très-bien.  Alors  je  sais  d'avance  quelle  en  a  été  pré- 
cédemment la  nature,  et,  par  conséquent,  vous  n'avez  pas  à 
craindre  de  me  parler  à  cœur  ouvert.  Ne  vous  gênez  pas  avec 
moi,  je  vous  prie.  Je  n'aime  pas  Pecksniff,  je  vous  le  déclare 
en  toute  franchise.  Je  me  trouve  chez  lui  parce  que,  d'après 
des  circonstances  particulières,  cela  m'a  convenu.  Je  crois 
avoir  quelques  dispositions  pour  l'architecture;  et  les  obliga- 
tions ,  s'il  y  en  a ,  seront  très-vraisemblablement  du  côté  de 
Pecksniff  plus  que  du  mien.  Tout  au  moins ,  la  balance  sera- 
t-elle  égale,  s'il  n'y  a  pas  d'obligation  de  son  côté.  Ainsi,  vous 
pouvez  me  parler  librement ,  comme  si  entre  lui  et  moi  il  n'y 
avait  point  de  parenté. 

—  Si  vous  me  pressez  de  vous  faire  connaître  mon  opi- 
nion.... répliqua  John  Westlock. 

—  Oui,  dit  Martin,  vous  m'obligerez. 

—  Je  vous  dirai ,  poursuivit  l'autre,  que  Pecksniff  est  bien 
le  plus  fieffé  coquin  qu'il  y  ait  sous  la  calotte  des  cieux. 

—  Oh  !  fit  Martin  avec  sa  froideur  habituelle,  c'est  un  peu  fort. 


230  VIE  ET   AVENTURES 

—  Pas  plus  fort  qu'il  ne  le  mérite,  dit  John;  et,  s'il  m'invi- 
tait à  exprimer  devant  lui  mon  opinion  sur  son  compte,  je  le 
ferais  dans  les  mêmes  termes,  sans  y  rien  modifier.  La  ma- 
nière dont  il  traite  Pinch  suffirait  pour  justifier  mes  paroles  : 
mais,  quand  je  reviens  par  la  pensée  sur  les  cinq  années  que 
j'ai  passées  dans  cette  maison;  quand  je  me  représente  l'hypo- 
crisie ,  la  fourberie ,  les  bassesses  ,  les  feintes ,  les  discours 
mielleux  de  ce  drôle ,  son  habileté  à  couvrir  sous  de  beaux 
semblants  les  plus  odieuses  réalités  ;  quand  je  me  rappelle 
combien  de  fois  j'ai  assisté  à  ses  mauvaises  pratiques,  et  même 
combien  de  fois  j'y  ai  été  en  quelque  sorte  associé,  par  le  fait 
seul  d'être  présent  et  de  l'avoir  pour  maître,  je  vous  jure  que 
je  suis  tenté  de  me  mépriser  moi-même.  » 

Martin  vida  son  verre,  puis  fixa  son  regard  sur  le  feu. 

«  Je  ne  veux  pas  dire  que  j'aie  des  reproches  à  me  faire , 
continua  John  Westlock,  car  il  n'y  avait  pas  de  ma  faute  ;  et 
je  conçois  de  même  que  ,  tout  en  l'appréciant  ce  qu'il  vaut, 
vous  soyez  forcé  par  les  circonstances  de  rester  chez  lui.  Je 
Vous  dis  simplement  la  honte  que  j'en  éprouve  pour  mon 
compte;  maintenant  même  que,  selon  votre  expression,  tout 
est  fini,  et  que  j'ai  la  satisfaction  de  savoir  qu'il  m'a  toujours 
détesté ,  que  nous  nous  sommes  toujours  querellés  et  que  je 
lui  ai  toujours  dit  ce  que  j'avais  dans  le  cœur,  eh  bien  !  main- 
tenant encore,  je  regrette  de  n'avoir  pas  cédé  à  l'envie  que  j'ai 
eue  vingt  fois  de  me  sauver  comme  un  enfant,  et  de  m'enfuir 
en  Amérique. 

—  Pourquoi  en  Amérique?  demanda  Martin,  les  yeux  atta- 
chés sur  son  interlocuteur. 

—  Pour  chercher,  répliqua  John  Westlock  en  levant  les 
épaules,  à  gagner  ma  vie,  que  je  ne  pouvais  gagner  en  Angle- 
terre. C'était  un  parti  désespéré,  mais  généreux.  Tenez  !  rem- 
plissez votre  verre  et  ne  parlons  plus  de  PecksnifF. 

—  Gomme  vous  voudrez  ,  dit  Martin.  Quant  à  moi  et  à  ma 
parenté  avec  Pecksni£f,  je  me  bornerai  à  vous  répéter  mes  pa- 
roles. Je  me  suis  mis  à  mon  aise  avec  lui,  et  je  continuerai 
plus  que  jamais  :  car  le  fait  est,  à  vous  dire  vrai,  qu'il  a  l'air  de 
compter  sur  moi  pour  suppléer  à  son  ignorance,  et  qu'il  ne  se 
résignerait  pas  volontiers  à  me  perdre.  Je  m'en  doutais  bien 
quand  je  suis  entré  chez  lui.  A  votre  santé! 

—  Merci,  répondit  le  jeune  Westlock.  A  la  vôtre.  Et  puisse 
le  nouvel  élève  être  aussi  bien  que  vous  pouvez  le  désirer  ! 

—  Quel  nouvel  élève  "i 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  231 

—  L'heureux  jeune  homme,  né  sous  une  étoile  favorable , 
dit  John  Westlock  en  riant ,  dont  les  parents  ou  tuteurs  sont 
destinés  à  être  amorcés  par  l'avis.  Eh  quoi  1  ne  savez-vous 
pas  que  PecksnifT  vient  de  faire  paraître  encore  une  annonce  ? 

—  Non. 

—  Eh  bien,  oui.  Je  la  lisais  justement  avant  dîner  dans  le 
journal  d'hier.  J'ai  reconnu  son  style;  je  n'ai  que  trop  de  rai- 
sons de  ne  pas  m'y  tromper.  Attention  !  voici  Pinch.  N'est-il 
pas  étrange  que  plus  Pinch  aime  PecksniflF  (en  admettant  qu'il 
puisse  l'aimer  davantage),  plus  on  se  sent  entraîné  à  aimer  ce 
brave  garçon?...  Pas  un  mot  de  plus  là-dessus;  sinon,  nous 
lui  ôterions  toute  sa  gaieté,  j) 

Westlock  avait  à  peine  fini,  que  Tom  entra  avec  un  sourire 
qui  illuminait  son  visage;  et,  se  frottant  les  mains,  plutôt  de 
plaisir  que  pour  les  réchauffer  (car  il  avait  marché  très-vite), 
il  s'assit  dans  son  bon  coin,  heureux  comme....  comme  Pinch 
seul  pouvait  l'être.  Il  n'y  a  pas  de  comparaison  pour  exprimer 
l'état  de  son  esprit. 

«  Ainsi ,  dit-il  après  avoir  contemplé  quelque  temps  son 
ami  avec  une  jouissance  silencieuse,  ainsi,  vous  voilà  réelle- 
ment enfin  un  gentleman,  John  !  C'est  parfait. 

—  J'essaye  de  le  devenir,  Tom,  répliqua  Westlock  d'un  ton 
de  bonne  humeur.  Qui  sait?  cela  viendra  peut-être  avec  le 
temps. 

—  Je  suppose  qu'aujourd'hui  vous  ne  porteriez  pas  vous- 
même  votre  nlalle  à  la  diligence,  dit  Tom  Pinch  en  souriant , 
dussiez-vous  la  perdre  faute  de  vouloir  vous  en  charger? 

—  Je  ne  la  porterais  pas  ?  Qu'est-ce  que  vous  en  savez, 
Pinch?  Il  faudrait  qu'elle  tut  bien  lourde,  la  malle  que  je  ne 
porterais  pas  pour  me  sauver  de  chez  Pecksniif  ! 

—  Voilà  !  s'écria  Pinch  ,  se  tournant  vers  Martin,  Je  vous 
l'avais  bien  dit.  Le  grand  défaut  de  son  caractère ,  c'est  son 
injustice  à  l'égard  de  Pecksniff.  Vous  ne  sauriez  vous  imaginer 
tout  ce  qu'il  dit  sur  ce  sujet.  Ses  préventions  sont  vraiment 
extraordinaires. 

—  Ce  qui  est  vraiment  extraordinaire,  dit  John  Westlock 
riant  de  tout  son  cœur,  tandis  qu'il  posait  sa  main  sur  l'épaule 
de  M.  Pinch,  c'est  l'absence  de  toutes  préventions  pareilles  de 
la  part  de  Tom.  Si  jamais  homme  a  eu  la  connaissance  pro- 
fonde d'un  autre  homme,  et  l'a  vu  sous  son  véritable  jour  avec 
ses  propres  couleurs,  c'est  bien  Tom  assurément,  à  l'endroit 
de  M.  Pecksniff. 


232  VIE  ET  AVENTURES 

—  Oui,  je  l'ai  naturellement,  s'écria  Tom.  C'est  précisément 
ce  que  je  vous  ai  si  souvent  répété.  Si  vous  le  connaissiez 
aussi  bien  que  moi,  John  (je  donnerais  pour  cela  je  ne  sais 
quoi),  vous  auriez  pour  lui  de  l'admiration,  du  respect,  de  la 
vénération.  Vous  ne  pourriez  vous  défendre  de  ce  sentiment 
Oh  1  comme  vous  avez  affligé  son  cœur  en  partant  ! 

—  Si  j'avais  su  où  était  situé  son  cœur,  répliqua  Westlock, 
j'eusse  agi  de  mon  mieux,  Tom,  pour  ne  pas  le  blesser, 
soyez-en  certain.  Mais  comme  je  ne  pouvais  l'affliger  dans  ce 
qu'il  n'a  pas,  dans  des  sentiments  dont  il  ne  se  doute  même 
pas,  excepté  chez  les  autres,  pour  les  froisser  jusqu'au  vif,  je 
crains  de  ne  pouvoir  mériter  les  compliments  que  vous  venez 
de  me  faire.  » 

M.  Pinch ,  ne  se  souciant  pas  de  prolonger  une  discussion 
qui  était  de  nature  à  corrompre  Martin,  s'abstint  de  rien  ré- 
pondre à  ce  discours.  Mais  John  Westlock,  à  qui  il  n'eût  fallu 
rien  moins  qu'un  bâillon  de  fer  pour  le  réduire  au  silence 
quand  les  vertus  de  M.  Pecksniff  étaient  mises  sur  le  tapis , 
poursuivit  en  ces  termes  : 

«  Son  cœur!  oh!  le  tendre  cœar,  en  vérité!...  Son  cœur! 
oh!  le  respectable,  le  consciencieux,  le  timoré,  le  moral  va- 
gabond!... Son  cœur!  oh!...  Eh  bien,  Tom,  qu'avez-vous 
donc  ?  » 

M.  Pinch,  pendant  ce  temps,  s'était  levé  et,  adossé  à  la  che- 
minée, il  boutonnait  sa  redingote  avec  une  grande  énergie. 

«  Je  ne  puis  supporter  cela,  dit-il  en  secouant  la  tête.  Non, 
vraiment  je  ne  le  puis.  Veuillez  m'excuser ,  John.  J'ai  pour 
vous  beaucoup  d'estime,  beaucoup  d'amitié  ;  je  vous  aime  in- 
finiment; aujourd'hui  j'ai  été  charmé,  ravi  au  delà  de  toute 
expression  de  vous  retrouver  exactement  le  même  qu'autrefois  ; 
mais  je  ne  puis  entendre  cela. 

—  Gomment?  Mais  vous  savez  bien  que  j'ai  toujours  été 
de  même,  Tom,  et  vous  disiez  vous-même  ,  tout  à  l'heure,  que 
vous  étiez  heureux  de  voir  que  je  n'avais  pas  changé. 

—  Non  pas  à  cet  égard,  dit  Tom  Pinch.  Excusez-moi,  John. 
Je  ne  puis  vraiment  entendre  cela  ;  je  ne  l'entendrai  pas  da- 
vantage. C'est  une  injustice  criante  ;  vous  devriez  être  plus 
mesuré  dans  vos  expressions.  C'était  déjà  assez  mal  quand  il 
n'y  avait  que  vous  et  moi;  mais  dans  les  circonstances  ac- 
tuelles, je  ne  puis  supporter  cela.  Vraiment  je  ne  le  puis  pas. 

—  Vous  avez  parfaitement  raison  !  s'écria  l'autre ,  échan- 
geant un  regard  d'intelligence  avec  Martin;  et  j'ai  tort,  mon 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIT.  233 

cher  Tom.  J'ignore  comment  diable  nous  sommes  tombés  sur 
ce  malheureux  thème.  Je  vous  demande  pardon  de  tout  mon 
cœur. 

—  Vous  avez  une  nature  indépendante  et  énergique  ,  dit 
Pinch.  Aussi  votre  manque  de  générosité  dans  cet  unique  sujet 
ne  m'en  afflige  que  davantage.  Vous  n'avez  pas  à  me  de- 
mander pardon,  John.  Vous  ne  m'avez  donné  à  moi  que  des 
témoignages  d'amitié. 

—  Alors  je  demande  pardon  à  Pecksniff,  dit  le  jeune 
Westlock,  à  qui  vous  voudrez  et  comme  vous  voudrez;  je  de- 
mande pardon  à  FecksnifT.  Êtes- vous  satisfait?...  Allons,  bu- 
vons à  la  santé  de  Pecksniff  ! 

—  Merci  !  s'écria  Tom,  qui  lui  pressa  les  mains  avec  ardeur 
et  se  versa  une  rasade.  Merci  !  Je  boirai  ce  verre  de  tout  mon 
cœur,  John.  A  la  santé  de  M.  Pecksniff  et  à  sa  prospérité  !  » 

John  Westlock  s'associa  à  ce  toast,  ou  à  peu  près  ;  car  il  but 
à  la  santé  de  M.  Pecksniff,  et  à  quelque  autre  chose....  mais 
ce  quelque  chose-là,  personne  que  lui  ne  put  l'entendre.  L'ac- 
cord général  étant  alors  rétabli  complètement ,  les  trois  amis 
se  rangèrent  en  cercle  autour  du  feu,  et  causèrent  avec  une 
entente  et  une  gaieté  parfaites,  jusqu'au  moment  d'aller  se 
coucher. 

Il  j  eut  une  petite  circonstance,  si  légère  qu'elle  fût,  qui  fit 
merveilleusement  ressortir  la  différence  de  caractère  entre 
John  Westlock  et  Martin  Chuzzlewit  :  c'est  la  manière  dont 
chacun  de  ces  deux  jeunes  gens  considéra  Tom  Pinch,  après 
la  petite  altercation  que  nous  avons  rapportée.  Il  y  avait  dans 
leurs  regards  à  tous  deux  un  certain  air  badin;  mais  ici  s'ar- 
rêtait la  ressemblance.  L'ancien  élève  ne  pouvait  assez  témoi- 
gner à  Tom  les  sentiments  pleins  de  cordialité  qu'il  éprouvait 
à  son  égard,  et  ses  attentions  amicales  avaient  pris  quelque 
chose  de  plus  grave,  de  plus  posé.  Le  nouvel  élève,  au  con- 
traire, ne  pouvait  s'empêcher  de  rire  en  songeant  à  l'excessive 
absurdité  de  Tom;  et  à  sa  jovialité  se  mêlait  une  nuance  de 
dédain  et  de  pitié  indiquant  que,  suivant  lui,  M.  Pinch  pous- 
sait trop  loin  la  simplicité  pour  être  admis,  sur  le  pied  d'une 
égalité  sérieuse,  à  l'amitié  d'un  homme  raisonnable. 

John  Westlock  qui ,  autant  que  possible ,  ne  faisait  rien  a 
demi,  avait  retenu  des  lits  dans  l'hôtel  pour  ses  deux  hôtes; 
et,  après  une  soirée  tout  à  fait  agréable,  ils  se  retirèrent. 

M.  Pinch  était  assis  sur  le  bord  de  son  lit  ;  il  avait  ôté  sa 
cravate  et  ses  souliers,  et  passait  en  revue  les  nombreuses  et 


23^;»  VIE   ET  AVENTURES 

excellentes  qualités  de  son  ancien  ami,  quand  il  fut  tiré  de  sa 
méditation  par  un  coup  appliqué  à  la  porte  de  sa  chambre,  et 
par  la  voix  de  John  lui-même. 

«  Vous  ne  dormez  pas  encore,  Tom? 

—  Mon  Dieu  1  non.  Je  pensais  à  vous,  répondit  Tom  en  ou- 
vrant la  porte.  Entrez. 

—  Je  ne  veux  pas  vous  déranger,  dit  John.  Mais  j'avais  ou- 
blié, toute  la  soirée,  une  petite  commission  dont  on  m'a  chargé 
pour  vous ,  et  je  craindrais  de  l'oublier  de  nouveau  si  je  ne 
m'en  débarrassais  tout  de  suite.  Vous  connaissez,  je  pense,  un 
M.  Tigg? 

—  Tigg  !  s'écria  Tom.  Tigg  !  le  gentleman  qui  m'a  emprunté 
de  l'argent? 

—  Justement ,  dit  John  Westlock.  11  m'a  prié  de  vous  pré- 
senter ses  compliments  et  de  vous  remettre  cet  argent  avec 
tous  ses  remercîments.  Le  voici.  Je  suppose  que  la  pièce  est 
bonne,  mais  l'homme  est  une  pratique  plus  qu'équivoque.  j> 

M.  Pinch  reçut  la  petite  pièce  d'or  avec  un  visage  dont 
l'éclat  eût  éclipsé  celui  du  métal  ;  mais  il  n'avait  jamais  éprouvé, 
dit-il,  aucune  crainte  au  sujet  de  cette  dette.  Il  était  heureux 
de  trouver  M.  Tigg  aussi  prompt  à  s'acquitter,  aussi  honora- 
ble eu  affaires. 

«  A  vous  dire  vrai,  Tom,  répliqua  son  ami,  il  n'agit  pas 
toujours  ainsi.  Si  vous  voulez  suivre  mon  conseil,  vous  l'évi- 
terez autant  que  possible,  dans  le  cas  où  vous  viendriez  à  le 
rencontrer  de  nouveau.  Et  d'aucune  façon,  Tom,  mettez-vous 
cela  dans  la  tête,  je  vous  prie,  car  c'est  très-sérieusement  que 
je  parle,  d'aucune  façon  ne  lui  prêtez  désormais  de  l'argent. 

—  Oui,  oui,  dit  Tom  ouvrant  de  grands  yeux. 

—  Cet  homme  est  bien  loin  d'être  une  connaissance  hono- 
rable pour  vous,  continua  le  jeune  Westlock;  et  plus  vous  le 
lui  ferez  sentir,  mon  cher  Tom,  mieux  cela  vaudra. 

—  Ah  çà  !  John,  lui  dit  M.  Pinch  d'un  air  sérieux  et  en  bran- 
lant la  tête  avec  une  expression  d'inquiétude,  j'espère  que 
vous  ne  voyez  pas  mauvaise  compagnie  ? 

—  Non,  non,  répondit  John  qui  se  mit  à  rire.  Ne  vous  in- 
quiétez pas  de  cela. 

—  Si  fait,  je  m'en  inquiète,  dit  Tom  Pinch  ;  je  ne  puis  m'en 
empêcher  quand  je  vous  entends  parler  de  la  sorte.  Si  M.  Tigg 
est  l'homme  que  vous  me  dépeignez,  vous  n'avez  que  faire  de 
le  connaître,  John.  Libre  à  vous  de  rire,  mais  je  trouve  que 
ce  n'est  pas  du  tout  risible. 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  235 

—  Non,  non,  répliqua  son  ami,  composant  ses  traits.  Vous 
avez  parfaitement  raison.  Ce  n'est  pas  du  tout  risible. 

—  Vous  savez,  reprit  M.  Pinch,  votre  bonne  nature  et  vo- 
tre cœur  sympathique  vous  rendent  imprévoyant;  mais  vous 
ne  sauriez  être  trop  réfléchi  sur  un  point  comme  celui-ci.  Sur 
ma 'parole,  si  je  pensais  que  vous  dussiez  tomber  en  mauvaise 
compagnie,  j'en  serais  désolé,  car  je  n'ignore  pas  combien 
vous  auriez  ensuite  de  peine  à  vous  en  débarrasser.  J'aime- 
rais mieux,  John,  avoir  perdu  cet  argent  que  de  l'avoir  re- 
trouvé à  de  pareilles  conditions. 

—  Je  vous  dis,  mon  cher  bon  vieux  camarade,  s'écria  son 
ami,  le  secouant  des  deux  mains  à  droite  et  à  gauche  et  sou- 
riant d'un  air  vif  et  ouvert  qui  eût  suffi  pour  porter  la  con- 
viction dans  un  esprit  bien  plus  soupçonneux  que  celui  de 
Tom,  je  vous  dis  qu'il  n'y  a  aucun  danger. 

—  Bien!...  Je  suis  heureux  d'entendre  cette  déclaration; 
elle  me  comble  de  joie.  Je  suis  sûr  qu'il  n'y  a  pas  de  danger, 
dès  que  vous  l'affirmez  de  cette  manière.  J'espère,  John,  que 
vous  ne  prendrez  pas  en  mal  ce  que  je  viens  de  vous  dire. 

—  En  mal!...  dit  l'autre  lui  pressant  vivement  la  main; 
comment  me  croyez-vous  donc  fait?  M.  Tigg  et  moi,  nous  ne 
sommes  pas  sur  un  pied  d'intimité  qui  puisse  vous  causer  la 
moindre  inquiétude.  Je  vous  en  donne  l'assurance  solennelle. 
Vous  voilà  tranquillisé  à  présent,  n'est-ce  pas? 

—  Tout  à  fait,  dit  Tom. 

—  Alors,  encore  une  fois,  bonne  nuit. 

—  Bonne  nuit  !  s'écria  Tom;  et  puissiez-vous  faire  autant 
de  songes  heureux  qu'en  doit  avoir  le  sommeil  du  meilleur 
garçon  qu'il  y  ait  au  monde  ! 

—  Après  PecksnifT,  dit  l'ami  en  s'arrêtant  un  moment  au 
seuil  de  la  porte,  et  jetant  gaiement  un  regard  en  arrière. 

—  Après  Pecksniff  naturellement,  »  dit  Tom  Pinch  avec  beau- 
coup de  gravité. 

Ils  se  séparèrent  ainsi  pour  la  nuit  :  John  Westlock,  le 
cœur  léger  et  l'esprit  allègre  ;  le  pauvre  Tom  Pinch  très-sa- 
tisfait, bien  qu'en  se  tournant  sur  le  côté  dans  son  lit,  il  se 
répétât  encore  :  ce  C'est  égal,  je  donnerais  je  ne  sais  quoi  pour 
qu'il  ne  connût  pas  M.  Tigg  !  » 

Le  lendemain  matin  de  très-bonne  heure  ils  déjeunèrent  en- 
semble, car  les  deux  autres  jeunes  gens  désiraient  ne  pas  tar- 
der à  se  mettre  en  route  ;  et  quant  à  John  Westlock,  il  devait, 
ce  jour-là  même,  retourner  à  Londres  par  la  diligence.  Comme 


236  ^VIE  ET   AVENTURES 

il  avait  encore  quelques  heures  devant  lui,  il  les  accompagna 
l'espace  de  trois  ou  quatre  milles,  et  ne  se  sépara  d'eux  enfin 
qu'à  la  dernière  extrémité.  Les  adieux  furent  pleins  de  cordia- 
lité, non-seulement  entre  John  et  Tom  Pinch,  mais  encore 
de  la  part  de  Martin,  qui  avait  trouvé  dans  l'ancien  élève 
autre  chose  que  la  poule  mouillée  qu'il  s'attendait  à  rencon- 
trer. 

Le  jeune  Westlock  s'arrêta  sur  une  petite  hauteur  qu'il  avait 
gagnée  à  peu  de  distance,  et  là  il  resta  à  les  suivre  du  regard. 
Ils  marchaient  d'un  pas  rapide,  et  Tom  paraissait  parler  avec 
chaleur.  Le  vent  ayant  tourné,  Martin  avait  ôté  son  pardes- 
sus et  l'avait  mis  sur  son  bras.  John  vit  de  loin  Tom  l'en  dé- 
barrasser, après  une  courte  résistance,  et  le  jeter  par-dessus 
le  sien- qu'il  avait  mis  bas  également,  se  chargeant  du  double 
fardeau.  Cet  incident,  fort  ordinaire  assurément,  produisit  ce- 
pendant une  impression  sérieuse  sur  l'esprit  de  l'ancien  élève, 
qui  ne  bougea  point  jusqu'à  ce  qu'il  eût  entièrement  perdu  de 
vue  les  deux  voyageurs.  Alors  il  hocha  la  tête  comme  s'il 
était  troublé  par  quelque  réflexion  pénible  ;  puis,  tout  pensif , 
il  regagna  Salisbury. 

Pendant  ce  temps,  Martin  et  Tom  poursuivaient  leur  che- 
min, jusqu'au  moment  où  ils  arrivèrent  sains  et  saufs  à  la 
maison  de  Pecksniff.  Là  ils  trouvèrent  une  courte  lettre  à  l'a- 
dresse de  M.  Pinch,  par  laquelle  le  bon  gentleman  annonçait 
le  retour  de  la  famille  par  la  diligence  de  nuit  pour  le  lende- 
main matin.  Gomme  la  voiture  devait  arriver  au  coin  de  la 
ruelle  à  peu  près  à  six  heures,  M.  Pecksniff  enjoignait  à 
M.  Pinch  de  s'arranger  pour  que  le  cabriolet  attendît  au  po- 
teau de  la  ruelle,  avec  un  chariot  destiné  à  transporter  le  ba- 
gage. Afin  de  recevoir  le  maître  avec  de  plus  grands  honneurs, 
les  deux  jeunes  gens  convinrent  de  se  lever  de  très-bonne 
heure,  et  d'aller  eux-mêmes  au-devant  de  M.  Pecksniff. 

Le  reste  de  la  journée  fut  la  plus  maussade  qu'ils  eussent 
encore  passée  ensemble.  Martin  était  d'une  humeur  détestable, 
car  tout  lui  servait  de  point  de  comparaison  entre  sa  position, 
ses  perspectives  d'avenir,  et  le  sort  du  jeune  Westlock;  or  la 
comparaison  était  toute  à  son  désavantage.  Tom  était  attristé 
de  le  voir  dans  cet  état,  et  cela  lui  gâtait  le  souvenir  des 
adieux  du  matin  et  du  dîner  de  la  veille.  Aussi  les  heures  se 
traînèrent- elles  péniblement,  et  les  deux  jeunes  gens  furent 
heureux  d'aller  se  coucher. 

Ils  ne  furent  pas  tout  à  fait  aussi  heureux  d'avoir  à  sortir  à 


DE   ÎYlARTIN   GHUZZLEWIT.  237 

quatre  heures  et  demie,  tout  frissonnants  sous  l'humidité  pé- 
nétrante d'une  matinée  d'hiver  :  cependant  ils  arrivèrent 
ponctuellement  au  rendez-vous,  et  se  trouvèrent  au  poteau, 
juste  une  demi-heure  avant  le  temps  marqué.  Ce  n'était  certes 
pas  une  agréable  matinée,  car  le  ciel  était  sombre,  chargé  de 
nuages,  et  il  pleuvait  à  verse.  Martin  s'en  vengeait  en  disant 
qu'il  y  avait  plaisir  à  voir  trempée  jusqu'au  os  une  brute  de 
cheval  (désignant  par  là  le  coursier  arabe  de  M.  Pecksuiff), 
et  en  ajoutant  que,  pour  sa  part,  il  se  réjouissait  de  ce  qu'il 
pleuvait  si  fort.  D'où  l'on  peut  conclure  avec  raison  que  l'hu- 
meur de  Martin  ne  s'était  pas  amendée  :  car,  tandis  qu'avec 
M.  Pinch  il  se  tenait  à  l'abri  derrière  une  haie,  regardant  la 
pluie,  le  cabriolet,  le  chariot  et  le  cocher  dont  les  habits  étaient 
tout  fumants,  il  ne  cessa  de  grogner;  et,  n'était  que  pour  se 
disputer  il  faut  être  deux,  il  eût  certainement  été  bien  aise 
d'avoir  une  querelle  avec  Tom. 

Enfin  un  bruit  sourd  de  roues  se  fit  entendre  au  loin  ;  la 
diligence  apparut,  pataugeant  dans  la  boue  et  la  fange  :  sur 
l'impériale,  il  y  avait  un  malheureux  voyageur  couché  dans  la 
paille  mouillée,  sous  un  parapluie  tout  trempé;  le  cocher,  le 
conducteur,  les  chevaux,  étaient  daDs  un  état  aussi  pitoyable 
les  uns  que  les  autres.  M.  Pecksniff  baissa  la  glace  et  salua 
Tom  Pinch. 

«  Bon  Dieu!  monsieur  Pinch!  est-il  possible  que  vous  soyez 
dehors  par  un  aussi  mauvais  temps?... 

—  Oui,  monsieur,  s'écria  Tom  qui  s'avança  avec  empresse- 
ment. M.  Chuzzlewit  et  ipoi,  monsieur.... 

—  Oh  !  dit  M.  Pccksniff,  qui  ne  regarda  pas  plus  Martin  que 
le  poteau  près  duquel  il  était,  oh!  vraiment!  Rendez-moi  le 
service  de  veiller  sur  les  malles,  monsieur  Pinch.  » 

M.  Pecksniff  descendit  alors  et  aida  ses  filles  à  mettre  pied 
à  terre;  mais  ni  le  père  ni  les  jeunes  demoiselles  ne  firent  le 
moins  du  monde  attention  à  Martin,  qui  s'était  approché  pour 
offrir  ses  services;  il  fut  prévenu  par  M.  Pecksniff,  qui  aussi- 
tôt se  plaça  entre  lui  et  la  voiture  en  lui  tournant  le  dos.  Dans 
cette  position,  et  sans  rompre  le  silence,  M.  Pecksniff  fit  mon- 
ter ses  filles  dans  le  cabriolet;  puis  grimpant  après  elles,  il 
prit  les  guides  et  se  dirigea  vers  sa  maison. 

Confondu  d'étonnement,  Martin  était  resté  les  yeux  fixés  sur 
la  diligence,  et,  quand  elle  eut  disparu,  il  contempla  M.  Pinch 
et  le  bagage  jusqu'à  ce  que  le  chariot  fût  parti  à  son  tour  ; 
alors  il  dit  à  Tom  • 


238  VIE   ET  AVENTURES 

«  Maintenant,  voulez-vous  avoir  la  bonté  de  m' apprendre  ce 
que  cela  signifie? 

—  Quoi?  demanda  Tom. 

—  La  conduite  de  ce  drôle.  Je  parle  de  M.  Pecksnifif.  Vous 
avez  vu  ce  qui  s'est  passé. 

—  Non ,  vraiment  non ,  s'écria  Tom,  J'étais  occupé  des 
malles. 

—  N'importe,  dit  Martin.  Allons  !  Dépêchons-nous  de  nous 
en  retourner.  » 

Et,  sans  ajouter  un  mot  de  plus,  il  se  mit  à  marcher  d'un 
pas  si  rapide  que  Tom  avait  la  plus  grande  peine  à  le  suivre. 

Martin  ne  songeait  guère  à  regarder  à  ses  pieds  ;  il  chemi- 
nait avec  une  complète  indifférence  à  travers  les  tas  de  boue 
et  les  flaques  d'eau,  les  yeux  tout  droit  devant  lui;  seulement 
il  faisait  parfois  entendre  un  rire  étrange.  Tom  sentit  que  tout 
ce  qu'il  pourrait  dire  ne  servirait  qu'à  accroître  la  mauvaise 
humeur  de  son  compagnon;  en  conséquence,  il  se  reposa  sur 
le  bon  accueil  que  Martin  allait  recevoir  de  M.  Pecksniff  lors- 
qu'ils seraient  arrivés  à  la  maison,  pour  effacer  la  méprise 
fâcheuse,  selon  lui,  qui  avait  dû  désobliger  un  favori  tel  qae 
le  nouvel  élève.  Mais  il  ne  fut  pas  médiocrement  stupéfait  lui- 
même,  lorsqu'ils  furent  arrivés  dans  le  parloir  où  M.  Pecksniff 
était  assis  seul  devant  le  feu,  à  boire  du  thé  chaud,  de  trou- 
ver qu'au  lieu  de  recevoir  cordialement  son  parent  et  de  le 
tenir,  lui  Pinch,  à  l'écart,  ce  fut  tout  le  contraire  ;  car 
M.  Pecksniff  fut  si  prodigue  d'attentions  pour  lui,  qu'il  en 
resta  littéralement  confondu. 

«  Prenez  donc  du  thé,  monsieur  Pinch,  prenez  du  thé,  dit 
Pecksniff,  ranimant  le  feu.  Vous  devez  être  mouillé,  et  je  suis 
sûr  que  vous  avez  froid.  Je  vous  en  prie,  prenez  du  thé,  et  ve- 
nez vous  réchauffer  près  du  feu.  » 

Tom  s'aperçut  que  Martin  regardait  M.  Pecksniff  comme 
s'il  roulait  dans  sa  pensée  une  velléité  de  le  réchauffer  encore 
plus  près  du  feu,  autrement  dit,  de  le  jeter  dans  la  cheminée. 
Cependant  il  restait  silencieux  et,  debout  en  face  de  ce  gen- 
tleman, de  l'autre  côté  de  la  table,  il  ne  le  quittait  pas  de  l'œil. 

«c  Prenez  une  chaise,  monsieur  Pinch,  dit  Pecksniff;  prenez 
une  chaise,  s'il  vous  plaît.  Gomment  les  choses  se  sont-elles 
passées  en  notre  absence,  monsieur  Pinch  ? 

—  Vous....  vous  serez  charmé  du  plan  de  collège,  monsieur, 
dit  Tom  ;  il  est  presque  achevé. 

—  Si  vous  le  voulez  bien ,  monsieur  Pinch ,  dit  Pecksniff 


DE    MARTIN    GHUZZLEWIT.  239 

agitant  la  main  et  souriant,  nous  ne  nous  occuperons  pas  de 
ce  sujet  pour  le  moment.  Qu'avez-vous  fait,  vous,  Thomas, 
hein  ?  » 

M.  Pinch  promena  son  regard  du  maître  à  l'élève  et  de  l'élève 
au  maître,  et  il  éprouva  une  telle  perplexité,  une  anxiété  telle, 
que  la  présence  d'esprit  lui  manqua  complètement  pour  ré- 
pondre à  la  question.  Dans  ce  moment  difficile,  M.  Pecksniff 
(qui  se  rendait  parfaitement  compte  de  l'attitude  de  Martin, 
bien  que  pas  une  seule  fois  il  n'eût  dirigé  ses  yeux  vers  lui) 
remuait  énergiquement  le  feu,  et,  quand  il  dut  cesser  cet  exer- 
cice, il  se  mit  à  boire  du  thé  coup  sur  coup. 

«  Ah  çà,  moD sieur  Pecksniff,  dit  enfin  Martin  d'un  ton 
très-calme,  quand  vous  vous  serez  suffisamment  rafraîchi  et 
reposé,  je  ne  serai  pas  fâché  de  savoir  ce  que  signifie  la  ma- 
nière dont  vous  me  traitez. 

—  Et,  dit  M.  Pecksniff,  tournant  vers  Tom  Pinch  un  regard 
plus  doux  et  plus  tranquille  encore  qu'auparavant,  et  qu'avez- 
vous  fait,  vous,  Thomas,  hein  ?  » 

Après  avoir  répété  cette  question,  il  se  mit  à  contempler  les 
murs  de  la  chambre,  comme  s'il  était  curieux  de  yoir  si,  par 
aventure ,  on  n'y  aurait  pas  laissé  autrefois  quelques  vieux 
clous. 

Tom  était  fort  embarrassé  de  sa  contenance  entre  les  deux 
parties,  et  déjà  il  avait  adressé  un  signe  à  M.  Pecksniff, 
comme  pour  attirer  son  attention  sur  le  gentleman  qui  venait 
de  ]ui  parler,  quand  Martin  lui  épargna  la  peine  d'insister. 

«  Monsieur  Pecksniff,  dit-il  en  frappant  légèrement  la  table 
à  deux  ou  trois  reprises,  et  se  rapprochant  d'un  pas  ou  deux, 
de  manière  à  toucher  presque  de  la  main  l'architecte .  vous 
avez  entendu  les  paroles  que  je  viens  de  vous  adresser.  Faites- 
moi  la  grâce  de  me  répondre,  s'il  vous  plaît.  Je  vous  demande 
(et  il  éleva  un  peu  la  voix)  ce  que  cela  signifie. 

—  Je  vais  vous  parler  tout  à  l'heure,  monsieur,  dit  M.  Pecks- 
niff d'un  ton  sévère,  et  en  le  regardant  pour  la  première  fois. 

—  Vous  êtes  trop  bon,  répliqua  Martin.  Ce  n'est  pas  de  me 
parler  tout  à  l'heure  qu'il  s'agit;  je  vous  prie  de  le  faire  tout 
de  suite.  » 

M.  Pecksniff  eut  l'air  d'être  profondément  occupé  à  considé- 
rer son  agenda,  mais  le  livre  tremblait  dans  ses  mains. 

(c  Tout  de  suite,  reprit  Martin  frappant  de  nouveau  sur  la 
table,  tout  de  suite;  ce  n'est  pas  tout  à  l'heure,  c'est  tout  de 
suite  ! 


240  VIE    ET   AVENTURES 

—  Est-ce  une  menace,  monsieur?  »  s'écria  M.  Pecksniff. 
Martin  le   regarda  sans  répondre  ;  mais  un  observateuc 

attentif  eût  remarqué  sur  ses  lèvres  un  tiraillement  de  fâ- 
cheux augure,  et  peut-être  aussi  dans  sa  main  droite  un  mou- 
vement d'attraction  involontaire  vers  la  cravate  de  M.  Pecks- 
niff. 

«  Je  regrette  d'avoir  à  vous  dire,  monsieur,  reprit  l'archi- 
tecte, que,  si  vous  me  menaciez,  cela  ne  m'étonnerait  pas  du 
tout  avec  votre  caractère.  Vous  m'en  avez  imposé  ;  vous  avez 
trompé  une  nature  que  vous  saviez  confiante  et  crédule.  Vous 
avez,  monsieur,  ajouta  M.  Pecksniff  en  se  levant,  obtenu  votre 
entrée  dans  cette  maison  sur  des  déclarations  mensongères  et 
sur  de  faux  prétextes. 

—  Continuez,  dit  Martin  avec  un  sourire  de  mépris.  Je  vous 
comprends  maintenant.  Qu'y  a-t-il  encore? 

—  Il  y  a  bien  pis ,  monsieur ,  cria  M.  Pecksniff,  tremblant 
de  la  tête  aux  pieds  et  essayant  de  se  frotter  les  mains  comme 
s'il  était  glacé  ;  il  y  a  bien  pis,  puisque  vous  me  forcez  de  pu- 
blier votre  déshonneur  devant  un  tiers,  ce  qui  me  répugnait 
et  ce  que  je  voulais  éviter.  Cette  modeste  maison,  monsieur, 
ne  doit  pas  être  souillée  par  la  présence  de  celui  qui  a  trahi,  et 
cruellement  trahi,  la  confiance  d'un  honorable,  chéri,  vénéré  et 
vénérable  gentleman ,  de  celui  qui  m'a  prudemment  caché 
cette  trahison  quand  il  a  recherché  m.a  protection  et  ma  fa- 
veur, sachant  bien  que,  tout  humble  que  je  suis,  je  suis  un 
honnête  homme,  n'aspirant  qu'à  remplir  mon  devoir  dans  ce 
monde  charnel,  et  opposant  en  face  mon  visage  à  tout  vice  et  à 
toute  fourberie.  Je  pleure  sur  votre  dépravation,  monsieur  ; 
je  m'afflige  de  votre  corruption;  je  gémis  de  vous  voir  quit- 
ter volontairement  les  sentiers  fleuris  de  la  pureté  et  de  la 
paix.  » 

Ici  M.  Pecksniff  frappa  sa  poitrine,  c'est-à-dire  son  jardin 
moral  ;  puis  il  reprit  en  étendant  le  bras,  pour  lui  montrer  la 
porte  :  «  Mais  je  ne  puis  garder  pour  hôte  un  lépreux,  un 
serpent.  Allez,  allez,  jeune  homme  !  De  même  que  tous  ceux 
qui  vous  connaissent,  je  vous  renie  l  » 

Il  nous  est  impossible  de  dire  pourquoi ,  mais  à  ces  mots 
Martin  fit  un  bond  en  avant.  Il  suffira  qu'on  sache  que  Tom 
Pinch  lui  saisit  les  bras ,  et  qu'au  même  moment  M.  Pecks- 
niff recula  si  précipitamment ,  qu'il  en  perdit  l'équilibre,  dé- 
gringola par-dessus  une  chaise,  et  tomba  assis  sur  le  sol  où  il 
resta,  la  tête  appuyée  dans  un  coin,  sans  faire  le  moindre  ef- 


DE    MARTIN    GHUZZLEVVIT.  2-'ii 

fort  pour  se  relever,  pensant  peut-être  qu'il  était  mieux  en 
sûreté  là  qu'ailleurs. 

Œ  Laissez-moi,  Pinch  I  s'écria  Martin  le  repoussant.  Pour- 
quoi me  retenez-vous?  Pensez- vous  qu'en  le  frappant  on  le 
rendrait  plus  abject  qu'il  ne  Test?  Pensez-vous  qu'en  lui  cra- 
chant à  la  figure  je  l'avilirais  davantage?  Tenez,  regardez-le, 
Pinch!....  » 

M.  Pinch  obéit  involontairement.  M.  Pecksniff,  assis,  comme 
nous  l'avons  dit,  sur  le  tapis,  la  tête  adossée  contre  un  coin  du 
lambris,  et  portant  sur  lui,  par-dessus  le  marché,  les  traces 
peu  agréables  d'un  voyage  fait  par  un  si  mauvais  temps,  n'é- 
tait pas  précisément  un  modèle  de  la  beauté  et  de  la  dignité 
humaine.  Cependant  c'était  Pecksniff,  après  tout  ;  il  était  im- 
possible de  lui  enlever  ce  titre  unique,  mais  tout-puissant  sur 
le  cœur  de  Tom,  surtout  lorsque,  rendant  à  Tom,  ému  de  pitié, 
un  regard  plein  de  tendresse,  il  eut  l'air  de  lui  dire  : 

«  Oui,  monsieur  Pinch,  considérez-moi!  me  voici!  Vous  sa- 
vez ce  que  le  poëte  dit  de  l'honnête  homme  :  un  honnête 
homme,  c'est  une  des  plus  rares  merveilles  qu'on  puisse  con- 
templer gratis.  Contemplez-moi  ! 

—  Je  vous  dis,  reprit  Martin,  qu'étendu  comme  il  l'est,  vil, 
misérable,  un  vrai  torchon  pour  s'essuyer  les  mains,  un  pail- 
lasson pour  se  décrotter  les  pieds,  un  chien  couchant,  ram- 
pant ,  servile ,  c'est  la  dernière  et  la  plus  abjecte  vermine  du 
monde.  Et  faites  attention,  Pinch,  un  jour  viendra  (il  le 
sait,  voyez,  c'est  écrit  sur  sa  figure  ,  tandis  que  je  parle),  un 
jour  viendra  où  vous  le  pénétrerez  et  le  connaîtrez  comme  je 
le  connais  et  comme  il  n'ignore  pas  que  je  le  connais.  Lui,  me 
renier,  lui?  Jetez  les  yeux  sur  cet  homme  qui  renie  quelqu'un, 
Pinch,  et  profitez-en  pour  vous  en  souvenir!....  » 

Tout  ce  temps-là  il  montrait  Pecksniff  du  doigt  avec  un  mé- 
pris indicible  ;  puis ,  enfonçant  son  chapeau  sur  sa  tête ,  il 
s'élança  hors  du  parloir  et  de  la  maison.  Il  courait  si  vite  qu'il 
éteiit  déjà  à  quelque  distance  du  village,  quand  il  entendit 
Tom  Pmch  qui,  tout  essoufflé,  l'appelait  de  loin. 

«  Eh  bien  !  qu'est-ce?  dit-il,  lorsque  Topi  l'eut  rejoint. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  s'écria  Tom;  est-ce  que  vous  vous 
en  allez? 

—  Je  m'en  vais,  oui,  je  m'en  vais  ! 

—  Je  n'aurais  pas  cru  que  vous  partiriez  ainsi,  par  ce  mau- 
vais temps,  à  pied,  sans  vos  effets,  sans  argent! 

-  Oui,  répondit  Martin  d'un^-  voix  som'nre,  je  par^. 
Martin  Ch^zzlewit.  —  i  IfS 


242  VIE    ET    AVENTURES 

—  Où  allez-vous  ?  où  allez -vous? 

—  Je  l'ignore  ;  mais  non,  je  le  sais.  Je  vais  en  Amérique! 

—  Non  ,  non ,  s'écria  Tom  avec  une  sorte  d'angoisse.  N'y 
allez  pas,  je  vous  en  supplie,  n'y  allez  pas!  ravisez-vous  !  Ne 
soyez  pas  si  cruel  pour  vous-même;  n'allez  pas  en  Amérique! 

—  Ma  résolution  est  arrêtée ,  dit  Martin.  Votre  ami  avait 
raison;  j'irai  en  Amérique.  Dieu  vous  garde,  Pinch! 

—  Prenez  ceci,  s'écria  Tom,  lui  remettant  un  livre  d'une 
main  toute  tremblante  d'émotion.  Il  faut  que  je  m'en  retourne 
bien  vite,  et  je  n'ai  pas  le  temps  de  vous  dire  tout  ce  que  je 
voudrais.  Que  le  ciel  soit  avec  vous  !  Vous  regarderez  au  feuil- 
let où  j'ai  fait  une  corne.  Adieu  !  adieu  1  » 

L'excellent  garçon ,  les  joues  couvertes  de  larmes,  pressa 
avec  angoisse  la  main  de  Martin,  et  les  deux  jeunes  gens  se 
séparèrent  en  toute  hâte ,  courant  chacun  dans  une  direction 
opposée. 


CHAPITRE   XIII. 

Où  l'on  verra  ce  qu'il  advint  de  Martin  et  de  sa  résolution  désespérée 
quand  il  eut  quitté  la  maison  de  Pecksniff";  quelles  gens  il  rencontra , 
quelles  épreuves  il  eut  à  supporter,  et  quelles  nouvelles  il  apprit. 

Portant,  sans  y  penser,  sous  son  bras  le  livre  de  Tom  Pinch, 
et  n'ayant  pas  même  boutonné  son  habit  pour  se  mettre  à  cou- 
vert de  la  pluie  battante,  Martin  continua  de  courir  résolu- 
ment du  même  pas  précipité,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  dépassé  le 
poteau  de  poste  et  se  trouvât  sur  la  grand'route  de  Londres. 
Même  alors  il  ne  ralentit  point  sa  marche ,  mais  il  commença 
à  réfléchir ,  à  jeter  les  yeux  autour  de  lui ,  et  à  dégager  ses 
sens  de  l'étreinte  des  passions  violentes  qui  jusque-là  l'avaient 
dominé. 

Il  faut  avouer  qu'en  ce  moment  ses  facultés  morales  ou  phy- 
siques n'étaient  pas  très-agréablement  occupées.  Le  jour  des- 
sinait à  l'est  sa  lueur  sur  une  bande  d'aube  pluvieuse,  qu'in- 
terceptaient par  leur  passage  des  nuages  ternes  d'où  la  pluie 
tombait  en  un  brouillard  serré  et  humide.  Cette  pluie  dégout- 
tait à  travers  les  brindilles  et  les  ronces  des  haies;  elle  for- 
mait de  petits  ravins  sur  la  route  où  elle  coulait  par  cent  ca- 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIT.  243 

naux,  et  où  elle  pratiquait  d'innombrables  rigoles  qui  ressem- 
blaient à  autant  de  réservoirs  et  de  gouttières.  Elle  tombait 
en  clapotant  sur  l'herbe  et  métamorphosait  chaque  sillon  des 
champs  labourés  en  une  sorte  de  canal  boueux.  Nulle  part  on 
n'apercevait  une  créature  vivante  :  le  tableau  présent  à  ses 
yeux  ne  pouvait  pas  être  plus  triste  et  plus  désolé,  quand 
tout  le  règne  animal  se  serait  délayé  dans  l'eau  pour  se  ré- 
pandre sur  la  terre  sous  cette  forme  nouvelle  de  boue  liquide. 

Le  spectacle  que  le  voyageur  solitaire  contemplait  au  de- 
dans de  lui-même  était  absolument  aussi  gai  que  les  scènes 
extérieures  dont  il  était  témoin.  Pas  un  ami,  pas  d'argent. 
Indigné  au  plus  haut  point,  profondément  blessé  dans  sa 
fierté  et  son  amour-propre,  roulant  des  plans  d'indépendance 
qu'il  était  parfaitement  impuissant  à  réaliser,  il  était  dans  un 
état  de  perplexité  qui  eût  réjoui  le  cœur  de  son  plus  mortel 
ennemi.  Ajoutons  à  la  liste  de  ses  maux  qu'il  se  sentait 
mouillé  jusqu'à  la  peau  et  pénétré  de  froid  jusqu'à  l'âme. 

Dans  cette  situation  déplorable,  il  se  rappela  le  livre  de 
M.  Pinch,  plutôt  parce  que  c'était  un  fardeau  incommode  que 
par  l'espérance  de  trouver  quelque  soulagement  dans  ce  ca- 
deau d'adieu.  Il  regarda  au  dos  le  titre  à  demi  effacé,  et, 
trouvant  que  c'était  un  vieux  volume  du  Bachelier  de  Sala- 
manque,  en  langue  française,  il  fulmina  vingt  imprécations 
contre  l'imbécillité  de  Tom  Pinch.  Dans  sa  mauvaise  humeur 
et  son  dépit,  il  était  au  moment  de  lancer  au  loin  le  livre, 
quand  il  songea  à  la  marque  que  Tom  avait  dû  faire  à  une 
page:  et,  ouvrant  le  volume  à  cet  endroit  aûn  d'avoir  un  sujet 
de  plus  de  se  plaindre  de  lui  pour  avoir  supposé  que  quelque 
vieille  bribe  de  la  sagesse  du  Bachelier  pût  l'égayer  dans  de 
si  tristes  circonstances,  il  trouva.... 

Admirable  !  admirable  !  c'était  peu  de  chose,  mais  c'était 
tout  ce  que  Tom  possédait  :  le  demi-souverain.  Tom  l'avait 
enveloppé  à  la  hâte  dans  un  morceau  de  papier  qu'il  avait  at- 
taché avec  une  épingle  à  la  page  cornée.  A  l'intérieur,  les 
mots  suivants  avaient  été  griffonnés  au  crayon  :  «.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  cet  argent;  si  je  le  gardais,  je  ne  saurais  qu'en 
faire.  » 

Tom ,.  il  y  a  de  ces  mensonges  sur  lesquels  les  hommes 
montent  au  ciel,  comme  sur  des  ailes  radieuses.  Il  y  a  de  ces 
vérités  froides,  amères,  insolentes,  dont  se  piquent  vos  sa- 
vants du  monde  ,  et  qui  vous  tiennent  les  hommes  attachés  à 
la  terre  par  de  louraes  chaînes.  Qui  donc,   à  l'heure  de  la 


2kii  VIE   ET  AVENTURES 

mort,  n'aimerait  pas  mieux  pour  s'éventer  et  se  rafraîchir  la 
plus  petite  plume  d'un  mensonge  tel  que  le  tien,  qu'une  abon- 
dante collection  de  ces  piquants  arrachés,  depuis  l'origine  des 
temps,  à  ce  porc-épic  hérissé  qu'ils  appellent  la  vérité?  vérité 
blessante  et  cruelle  ! 

Martin  sentait  vivement  ce  qui  l'intéressait  ;  c'est  ce  qui 
fait  qu'il  sentit  vivement  le  bon  procédé  de  Tom.  Au  bout  de 
quelques  minutes,  son  esprit  était  remonté,  et  il  se  rappela 
qu'il  n'était  pas  tout  à  fait  dénué  de  ressources,  puisqu'il  avait 
laissé  chez  Pecksniffune  belle  garde-robe  et  qu'il  portait  dans 
sa  poche  une  montre  de  chasse  en  or.  Il  trouva  aussi  un  sin- 
gulier plaisir  à  penser  qu'il  fallait  qu'il  fût  un  homme  bien 
séduisant  pour  exercer  tant  d'empire  sur  Tom,  à  se  féliciter 
de  sa  supériorité  sur  ce  pauvre  garçon,  et  de  la  certitude 
qu'il  avait  de  faire  beaucoup  mieux  que  lui  son  chemin  dans 
le  monde.  Animé  par  ces  idées  et  fortifié  dans  son  projet  de 
tenter  la  fortune  en  pays  étranger,  il  résolut  de  se  rendre  à 
Londres,  du  mieux  qu'il  pourrait,  pour  en  faire  son  quartier 
général  d'observation,  et  cela  sans  perdre  un  moment. 

Il  était  à  dix  milles  du  village  illustré  par  la  résidence  de 
M.  PecksnifT,  lorsqu'il  s'arrêta  pour  déjeuner  à  une  petite  au- 
berge située  au  bord  de  la  route.  Assis  devant  un  feu  vif,  il 
ôta  son  habit  et  le  mit  sécher  à  la  chaleur  de  la  flamme.  Cette 
auberge  était  bien  différente  de  l'hôtel  où  il  avait  été  régalé 
deux  jours  auparavant  :  elle  n'étalait  pas  d'autre  luxe  que  le 
pavé  de  brique  dont  la  cuisine  était  garnie.  Mais  l'esprit  se 
plie  si  vite  aux  exigences  du  corps,  que  cette  pauvre  station 
de  charretiers  était  devenue  aujourd'hui  pour  Martin  un 
hôtel  de  premier  ordre,  tandis  que  la  veille  il  l'eût  dédaignée. 
Il  lui  sembla  même  que  son  omelette  au  lard  et  son  pot  de 
bière,  loin  d'être  la  détestable  chère  qu'il  avait  supposée,  jus- 
tifiaient pleinement  l'inscription  peinte  sur  le  volet  de  la  fe- 
nêtre et  promettant  «  bonne  nourriture  pour  les  voyageurs.  » 

Il  repoussa  son  assiette  vide,  et,  muni  d'un  second  pot  de 
bière  placé  sur  l'âtre  devant  lui,  il  se  mit  tout  pensif  à  con- 
templer le  feu  jusqu'à  s'en  faire  mal  aux  yeux.  Puis  il  regarda 
sur  les  murs  les  estampes  tirées  des  sujets  de  l'Écriture  sainte 
et  enluminées  de  couleurs  éclatantes,  qui  étaient  bordées  de 
petits  cadres  noirs  comme  les  miroirs  à  barbe  de  cinq  sols.  Il 
vit  comme  quoi  les  Mages  (qui  avaient  entre  eux  un  grand  air 
de  famille)  étaient  en  adoration  devant  une  crèche  rose; 
comment   l'Entant  prodigue   revenait  au  logis  en  haillons 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  245 

rouges  vers  son  père  vêtu  de  violet,  et  se  régalait  par  avance 
d'un  veau  vert  de  mer.  Puis,  à  travers  la  fenêtre,  il  suivit  de 
l'œil  la  pluie  qui  venait  battre  de  biais  l'enseigne  accrochée 
en  face  de  la  maison,  et  inondait  la  mangeoire  préparée  à  la 
porte  pour  les  chevaux  de  passage  ;  ensuite  il  revint  à  la 
contemplation  du  feu,  où  il  poursuivit  l'image  d'un  Londres 
lointain,  perdu  dans  les  débris  embrasés  du  fagot  pétillant. 

Déjà  il  avait  répété  plusieurs  fois  ce  manège,  et  toujours 
dans  le  même  ordre,  comme  s'il  y  était  obligé,  quand  un 
bruit  de  roues  attira  son  attention  vers  la  fenêtre,  avant  que 
ce  fût  son  tour.  11  aperçut  une  soi  te  de  chariot  léger  traîné 
par  quatre  chevaux,  et  chargé,  autant  qu'il  put  le  reconnaître 
(car  ce  véhicule  était  couvert),  de  blé  et  de  paille.  Le  conduc- 
teur, qui  était  seul,  s'arrêta  à  la  porte  pour  faire  boire  son  at- 
telage; il  entra  ensuite,  en  frappant  des  pieds  et  secouant 
son  chapeau  et  ses  vêtements  mouillée,  dans  la  salle  où 
Martin  était  assis. 

C'était  un  gros  garçon,  jeune  et  haut  en  couleur,  l'air 
éveillé  et  de  bonne  humeur.  En  s'approchant  du  feu,  il  toucha 
en  manière  de  salut  son  front  luisant  avec  l'index  de  son  gant 
de  cuir  roidi,  et  dit  (observation  d'ailleurs  assez  superflue) 
que  le  temps  était  extraordinairem^nt  humide. 

«  Très-humide,  dit  Martin. 

—  Je  ne  sais  pas  si  jamais  j'en  ai  vu  de  plus  humide. 

—  Je  n'en  ai  jamais  vu  non  plus,  3>  dit  Martin, 

Le  conducteur  regarda  le  pantalon  de  Martin,  tout  taché  de 
bcue,  ses  manches  de  chemise  toutes  mouillées,  son  habit  qui 
était  à  sécber  au  feu,  et,  après  une  pause  il  dit  en  réchauffant 
ses  mains  ; 

c  Vous  j  avez  été  pincé,  monsieur? 

—  Oui,  répondit  brièvement  I.Iartin. 

—  Vous  étiez  à  cheval  sans  doute  ?  demanda  le  conducteur. 

—  J'en  aurais  bien  pris  un,  mais  je  n'en  ai  pas. 

—  C'est  fâcheux. 

—  Oh  !  dit  Martin,  s'il  n'y  avait  que  ça  !  » 

Or,  si  le  conducteur  avait  dit  ce  C'est  fâcheux,  ï  ce  n'était  pas 
tant  pour  le  plaindre  de  n'avoir  pas  de  cheval  que  parce  que 
Martin  avait  prononcé  ces  mots  :  «  Je  n'en  ai  pas ,  s  avec  le 
désespoir  profond  et  le  ton  de  mauvaise  humeur  que  justifiait 
trop  sa  position,  ce  qui  naturellement  donnait  grandement  à 
penser  à  son  interlocuteur.  Martin  plongea  ses  m.ains  dans 
ses  poches  et  se  mit  à   siffler,  après  cette  réponse,  commô 


2m     ■  VIE   ET   AVENTURES 

pour  faire  entendre  qu'il  se  souciait  de  la  fortune  comme  de 
rien  du  tout,  qu'il  n'avait  pas  envie  de  se  faire  passer  pour  un 
de  ses  favoris,  quand  il  ne  l'était  pas,  et  qu'il  se  moquait  pas 
mal  d'elle,  du  conducteur  et  de  n  importe  qui. 

L'autre  le  regarda  une  minute  ou  deux  à  la  dérobée ,  et, 
cessant  de  se  chauffer,  se  mit  à  siffler  à  son  tour.  Enfin  il  de- 
manda en  tournant  son  pouce  vers  la  route  : 

«  Là-haut  ou  là-bas  ? 

—  Lequel  des  deux  est  là-haut?  dit  Martin. 

—  Londres  naturellement,  dit  le  conducteur. 

—  Là-haut  alors,  »  dit  Martin. 

Il  secoua  la  tête  ensuite  avec  insouciance,  comme  s'il  eût 
ajouté  :  «  Maintenant  vous  en  savez  autant  que  moi,  »  plongea 
plus  avant  encore  ses  mains  dans  ses  poches,  changea  d'air 
et  siffla  plus  fort  que  jamais. 

«  Moi,  je  vais  là-haut,  fit  observer  le  conducteur;  à  Houn- 
slow,  dix  milles  de  Londres  en  çà. 

— Vrai?  »  s'écria  Martin  cessant  tout  à  coup  son  exercice,  et 
fixant  un  regard  sur  son  interlocuteur. 

Le  conducteur  arrosa  de  son  chapeau  mouillé  le  feu  qui  en 
siffla  de  colère,  et  répondit  ; 

«  Oui,  c'est  sûr. 

—  Eh  bien  alors,  je  vous  parlerai  à  cœur  ouvert.  D'après 
ma  mise,  vous  pourriez  supposer  que  j'ai  de  l'argent  en  abon- 
dance. Je  n'en  ai  point.  Tout  ce  que  je  puis  offrir  pour  ma 
place  dans  une  voiture,  c'est  une  couronne  ',  car  je  n'en  ai  que 
deux.  Si  à  ce  prix  vous  pouvez  me  prendre,  je  vous  donnerai 
bien  encore  par-dessus  le  marché  mon  gilet  ou  ce  foulard  de 
soie.  Dans  le  cas  contraire,  marché  rompu. 

—  Paroles  courtes  et  bonnes,  dit  le  conducteur. 

—  Est-ce  qu'il  vous  faut  davantage?  dit  Martin.  Je  n'ai  pas 
davantage,  je  ne  puis  donc  pas  donner  plus;  ainsi,  nous  en 
resterons  là.  » 

Sur  quoi,  il  se  remit  à  siffler. 

«  Est-ce  que  je  vous  ai  dit  que  je  voulais  davantage  ?  de- 
manda le  conducteur  avec  une  espèce  d'indignation. 

—  Vous  n'avez  pas  dit  que  mon  offre  fût  suffisante,  répli- 
qua Martin. 

—  Comment  eussé-je  pu  le  dire?  vous  ne  m'en  laissiez  pas 
le  temps.  Quant  au  gilet,  je  ne  voudrais,  sur  l'honneur,  pour 

^ .  Six  francs. 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  2^7 

aucune  considération,  prendre  le  gilet  de  mon  prochain,  moins 
encore  le  gilet  d'un  gentleman.  Mais  le  mouchoir  de  soie, 
c'est  autre  chose;  et,  si  vous  êtes  satisfait  quand  nous  arri- 
verons à  Hounslow,  je  ne  refuserai  pas  de  l'accepter  en  ca- 
deau. 

—  Alors  marché  conclu?  dit  Martin. 

—  Oui,  marché  conclu. 

—  Achevons  donc  cette  bière,  dit  Martin  lui  passant  le  pot 
et  remettant  gaiement  son  habit;  nous  partirons  aussitôt  qu'il 
vous  plaira.  » 

Deux  minutes  après,  il  avait  payé  sa  note,  qui  se  montait  à 
un  schelling,  et  s'était  étendu  à  la  tête  du  chariot  sur  une 
botte  de  paille  bien  sèche  et  bien  épaisse,  la  bâche  entr'ou- 
verte  par  devant,  pour  causer  librement  avec  son  nouvel  ami. 
La  voiture  prit  sa  direction  avec  une  vitesse  trts-satisiai- 
sante. 

Le  conducteur  s'appelait  William  Simmons,  ainsi  qu'il  ne 
tarda  pas  à  en  instruire  Martin  ;  mais  il  était  plus  connu  sous 
le  nom  de  Bill.  Son  air  florissant  s'expliquait  parfaitement  par 
l'emploi  qu'il  occupait  dans  une  grande  maison  de  message- 
ries ,  où  il  portait  les  chargements  qu'il  allait  prendre  à  une 
ferme  du  Wiltshire  appartenant  à  l'entreprise.  Il  raconta 
qu'il  était  fréquemment  en  route  pour  ces  commissions,  comme 
aussi  pour  aller  inspecter  les  chevaux  malades  ou  au  vert, 
et  tout  ce  qu'il  avait  à  dire  sur  le  compte  de  ces  animaux  tint 
une  large  place  dans  son  récit.  Il  aspirait  à  la  dignité  de  co- 
cher en  pied  et  attendait  sa  nomination  à  la  première  vacance. 
Il  était  d'ailleurs  musicien  et  avait  dans  sa  poche  un  petit 
bugle  à  piston  sur  lequel,  dès  que  la  conversation  venait  à 
languir,  il  jouait  le  commencement  d'une  grande  quantité 
d'airs,  mais  rien  que  le  commencement,  car  il  ne  manquait 
pas  de  s'arrêter  à  la  seconde  partie. 

«  Ah  !  dit  Bill  avec  un  soupir  en  passant  sur  ses  lèvres  le 
dos  de  sa  main  et  remettant  l'instrument  dans  sa  poche  après 
en  avoir  dévissé  l'embouchure  pour  la  sécher,  c'est  Lummy 
Ned.  conducteur  du  léger  Salisbury,  qui  en  avait  du  talent  mu- 
sical !  C'était  ça  un  conducteur....  et  qui  jouait  du  bugle 
comme  un  ange. 

—  Est-ce  qu'il  est  mort?  demanda  Martin. 

—  Mort  !  répliqua  l'autre  avec  une  majesté  superbe.  Non 
pas.  Vous  n'attraperiez  pas  Ned  à  mourir  si  facilement.  Non. 
non,  pas  si  bête. 


2kS  VIE    ET   AVENTURES 

—  Vous  parliez  de  lui  au  passé,  remarqua  Martin,  ce  qui  me 
faisait  supposer  qu'il  n'existait  plus. 

—  Il  n'est  plus  en  Angleterre,  dit  Bill.  Il  est  parti  pour  les 
Ëtats-Unis. 

—  Pour  les  États-Unis?  répéta  Martin,  chez  qui  l'intérêt 
s'éveilla  tout  à  coup.  Et  depuis  quand? 

—  Il  y  a  cinq  ans  ou  à  peu  près.  Il  s'était  établi  pour  son 
compte  dans  un  service  de  diligences,  et,  n'ayant  pu  faire  ses 
affaires,  il  fila  un  beau  jour  de  Liverpool  sans  en  avoir  rien 
dit  à  personne,  et  s'embarqua  pour  les  États-Unis. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien!  comme  il  arrivait  sans  un  sou  vaillant,  natu- 
rellement, on  fut  aux  États-Unis  très-content  de  le  voir. 

—  Qu'entendez-vous  par  là?  demanda  Martin  avec  une  cer- 
taine expression  de  dédain. 

—  Ce  que  j'entends  ?  J'entends  ceci.  Tous  les  hommes  sont 
égaux  aux  États-Unis,  n'est-il  pas  vrai?  On  ne  s'y  inquiète 
donc  pas  de  savoir  si  un  homme  a  mille  guinées  ou  n'a  rien, 
surtout  à  New-York,  où  l'on  m'a  dit  que  Ned  était  allé. 

—  A  New- York?  dit  Martin  devenu  tout  pensif. 

—  Oui,  dit  Bill,  à  New- York.  Je  le  sais,  parce  que  ,  dans 
une  lettre  qu'il  écrivit  chez  nous ,  il  disait  que  le  vieux  York 
revenait  d'autant  plus  à  son  souvenir,  qu'il  y  avait  une  diffé- 
rence complète  entre  cette  ville  et  New- York  *.  Je  ne  sais  pas 
quelle  sorte  de  commerce  Ned  se  mit  à  faire  par  là;  mais  il 
écrivait  que  lui  et  ses  amis  ne  cessaient  de  chanter  Ale^  Co- 
himhia  et  de  siffler  le  président  :  ainsi,  je  suppose  qu'il  était 
quelque  chose  dans  le  gouvernement,  ou  d'un  état  indépen- 
dant. Depuis,  il  a  fait  fortune. 

—  Vrai?  s'écria  Martin. 

—  Oui.  Je  le  sais  parce  qu'il  perdit  tout,  le  lendemain,  à  la 
faillite  des  vingt-six  banques,  car  il  envoya  un  paquet  de  bank- 
notes  à  son  père,  quand  il  fut  reconnu  que  les  payements  étaient 
décidément  arrêtés,  et  il  y  joignit  une  lettre  respectueuse.  Je 
sais  cela,  parce  qu'on  les  fit  circuler  chez  nous  pour  nous  in- 
téresser à  la  misère  du  vieux  gentleman,  et  lui  procurer  un 
peu  de  tabac  par  charité  dans  son  workhouse. 

—  Votre  Ned  était  un  cerveau  fêlé  de  ne  point  garder  son 
argent  tandis  qu'il  le  tenait,  dit  Martin  avec  indignation. 

1.  Nouvel  York.  —  2.  Aie  Columbia,  de  l'Aie  Colomhie,  pour  Hail  Co- 
lurahia,  salut,  Colombie  :  calembourg  en  anglais. 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  249 

—  Vous  avez  raison,  dit  Bill,  d'autant  plus  que  cet  argent 
étant  tout  en  papier,  il  lui  eût  été  très-facile  de  le  conserver 
en  en  faisant  un  petit  paquet,  j 

Martin  ne  répliqua  rien,  mais  bientôt  après  il  s'endormit. 
Son  somme  dura  une  heure  et  plus.  Lorsque  le  jeune  homme 
s'éveilla,  voyant  qu'il  avait  cessé  de  pleuvoir,  il  s'assit  à  côté 
du  roulier  à  qui  il  adressa  diverses  questions  :  combien  de 
temps  cet  heureux  conducteur  du  léger  Salisbury  avait  mis  à 
traverser  l'Océan  ;  à  quelle  époque  de  l'année  il  s'était  embar- 
quai quel  était  le  nom  du  vaisseau  sur  lequel  il  avait  fait  le 
voyage;  combien  il  avait  payé  pour  la  traversée;  s'il  aval 
souffert  beaucoup  du  mal  de  mer,  et  ainsi  de  suite.  Mais,  sur 
tous  ces  points  de  détail,  son  ami  ne  possédait  que  peu  ou 
point  de  renseignements  ;  et  tantôt  i'  répondait  au  hasard, 
tantôt  il  disait  n'en  avoir  jamais  entendu  parler,  ou  bien  il  l'a- 
vait oublié.  Martin  eut  beau  revenir  très-souvent  à  la  charge, 
il  ne  put  obtenir  de  Bill  aucun  éclaircissement  utile  sur  ces 
particularités  essentieHes. 

Ils  trottèrent  toute  la  journée  et  s'arrêtèrent  si  souvent,  soit 
pour  se  rafraîchir,  soit  pour  renouveler  l'attelage,  soit  pour 
changer  de  harnais,  soit  pour  une  chose,  soit  pour  une  autre, 
pour  le  compte  de  l'établissement  des  messageries,  qu'il  était 
minuit  lorsqu'ils  arrivèrent  à  Hounslow.  A  peu  de  distance.des 
bâtiments  d'écurie  où  remisait  le  chariot,  Martin  mit  pied  à 
terre,  paya  de  sa  couronne  le  prix  convenu,  et  força  son  hon- 
nête ami  d'accepter  le  mouchoir  de  soie,  malgré  les  nombre'jses 
protestations  de  ce  dernier,  qui  ne  voulait  pas  l'en  priver, 
protestations  auxquelles  ses  regards  de  convoitise  donnaient 
un  démenti.  Ensuite  ils  se  séparèrent;  et,  quand  le  chariot  fut 
rentré  sous  la  remise  et  qu'on  eut  tout  fermé  ,  Martin  resta 
dans  la  rue  sombre,  comme  un  homme  qui  se  trouve  à  la 
porte ,  devant  le  vaste  monde  ,  où  il  faut  qu'il  entre ,  et  dont 
il  a  perdu  la  clef. 

Mais  dans  cette  heure  d'abattement,  et  souvent  même  de- 
puis, le  souvenir  de  M.  Pecksniff  opéra  sur  son  esprit  comme 
un  cordial,  en  éveillant  dans  son  esprit  une  indignation  qui 
servit  à  le  fortifier  dans  sa  ferme  résolution.  Sous  l'influence 
de  ce  breuvage  magique,  il  s'élança  sans  hésiter  dans  la  di- 
rection de  Londres,  où  il  arriva  vers  le  milieu  de  la  nuit. 
Mais,  ne  sachant  où  trouver  une  taverne  ouverte,  il  fut  obligé 
de  rôder  jusqu'au  matin  le  long  des  rues  et  des  places  des 
marchés 


250  VIE   ET    AVENTURES 

Une  heure  environ  avant  le  lever  de  l'aurore,  il  était  dans 
les  plus  liunibles  régions  du  voisinage  d'Adelphi.  Il  s'adressa 
à  un  homme  coiffé  d'une  casquette  à  poil,  qui  était  en  train  de 
retirer  les  ais  d'une  obscure  hôtellerie  :  il  lui  apprit  qu'il  était 
étranger,  et  lui  demanda  s'il  pourrait  obtenir  un  lit  dans  cette 
maison.  Heureusement  qu'il  y  avait  de  la  place.  Quoique  sa 
chambre  ne  brillât  point  par  le  luxe,  elle  était  cependant  assez 
propre,  et,  en  s'y  installant,  Martin  se  sentit  tout  à  fait  heu- 
reux d'y  trouver  la  chaleur,  le  repos  et  l'oubli. 

L'après-midi  était  avancée  lorsqu'il  s'éveilla ,  et  le  temps 
qu'il  passa  à  se  laver,  à  s'habiller  et  à  déjeuner,  permit  à 
l'obscurité  de  revenir.  C'était  ce  qu'il  voulait  :  car  il  y  avait 
pour  lui  maintenant  nécessité  absolue  de  se  séparer  de  sa 
montre  en  faveur  de  quelque  obligeant  prêteur  sur  gages  ;  et 
au  besoin  il  eût,  à  cet  effet,  attendu  jusqu'à  la  nuit  noire,  quand 
c'eût  été  le  jour  le  plus  long  de  l'année,  et  fût-il  encore  à  jeun. 

11  laissa  sur  son  chemin  plus  de  boules  d'or  '  que  n'en  eu- 
rent jamais  entre  les  mains  tous  les  jongleurs  d'Europe,  dans 
le  cours  de  leurs  exercices  réunis:  mais  il  ne  pouvait  se  ré- 
soudre à  donner  la  préférence  à  aucune  des  maisons  où  s'éta- 
laient ces  symboles.  A  la  fin,  il  revint  à  une  des  premières 
maisons  qu'il  avait  vues ,  et ,  entrant  par  une  porte  latérale 
dans  une  cour  où  les  trois  boules,  avec  l'inscription  :  «  Prêts 
d'argent,  »  étaient  répétées  sur  un  sinistre  transparent,  il  pé- 
nétra dans  un  de  ces  petits  cabinets  ou  compartiments  séparés, 
établis  à  l'usage  des  pratiques  timides  qui  en  étaient  à  leur 
coup  d'essai.  Il  s'y  élança,  tira  sa  montre  de  sa  poche,  et 'la 
posa  sur  le  comptoir. 

<r  Sur  ma  vie  et  sur  mon  âme  !  disait  à  voix  basse  un  indi- 
vidu dans  le  compartiment  voisin  au  commis  qui  était  en 
arrangementaveclui,  il  faut  que  vous  me  donniez  quelque  chose 
de  plus;  ajoutez  quelque  petite  chose;  soyez  donc  raisonnable. 
Allons!  vieux  Shylock,  faites-moi  grâce  d'une  demi-once  de 
ma  chair  que  je  vous  livre;  je  ne  vous  demande  que  de  m'en 
donner  deux  schellings  six  pence.  » 

Martin  se  retourna  involontairement,  car  il  avait  reconnu 
cette  voix. 

ft  Toujours  votre  vieille  blague!  dit  le  commis  roulant  l'ar- 
ticle, qui  paraissait  être  une  chemise,  comme  si  c'était  marché 
fait,  et  affilant  le  bec  de  sa  plume  sur  le  comptoir. 

4 .  Eiiseigae  des  luaisons  de  prôt. 


DE  MARTIN  GHUZZLEWlï.  251 

—  Cette  blague-là  ne  s'emplira  toujours  pas  de  tabac,  dit 
M.  Tigg,  aussi  longtemps  que  je  viendrai  ici.  Ah!  ahl  celui-là 
n'est  pas  mauvais!  Voyons,  deux  schellings  six  pence,  mon 
cher  ami,  pour  cette  occasion,  pour  cette  fois-ci  seulement.  C'est 
si  joli,  une  demi-couronne!  Deux  schellings  six  pence,  n'est-ce 
pas?  Va  pour  deux  schellings  six  pence  1  Une  fois,  deux  fois, 
trois  fois,  en  voulez-vous  pour  deux  schellings  six  pence? 

—  Oh!  ce  n'est  pas  la  dernière  fois  que  vous  viendrez  me  la 
mettre  en  gage  avant  qu'elle  soit  entièrement  usée,  dit  le  prê- 
teur. Et  encore  elle  a  du  service;  elle  en  est  toute  jaune. 

—  Dites  plutôt ,  mon  ami ,  répliqua  M.  Tigg,  que  c'est  son 
maître  qui  a  jauni  au  service,  au  service  patriotique  d'un  pays 
ingrat.  C'est  convenu,  n'est-ce  pas,  vous  la  prenez  pour  deux 
schellings  six  pence? 

—  Je  la  prends  pour  deux  schellings,  comme  toujours. C'est 
encore  au  même  nom,  je  suppose? 

—  Oui,  le  même,  dit  M.  Tigg.  Mes  titres  de  noblesse  sont 
toujours  en  litige  et  n'ont  pas  encore  été  reconnus  par  la 
Chambre  des  lords. 

—  L'ancienne  adresse? 

—  Pas  du  tout.  J'ai  quitté  ma  résidence  de  ville ,  38,  May- 
fair,  pour  me- loger  au  n°  1542,  Park-Lane. 

—  Allons  donc,  vous  savez  bien  que  je  n'inscrirai  jamais 
cette  fausse  adresse,  dit  le  commis  avec  une  grimace. 

—  Vous  pouvez  inscrire  ce  qu'il  vous  plaira,  mon  ami,  dit 
M.  Tigg,  cela  ne  changera  rien  à  l'affaire.  Les  appartements 
du  second  sommelier  et  du  cinquième  valet  de  pied,  à  May- 
fair,  38,  étaient  trop  laids  et  trop  vulgaires;  j'ai  été  obligé, 
par  égard  pour  les  bons  sentiments  qui  honorent  ces  mes- 
sieurs, de  prendre  à  bail  de  sept,  quatorze  ou  vingt  et  un  ans, 
révocable  au  choix  du  locataire,  l'élégante  et  commode  habi- 
tation de  famille  de  Park-Lane,  n-  1542.  Donnez-moi  seule- 
ment deux  schellings,  et  allez-y  voir!  » 

Le  prêteur  parut  tellement  charmé  de  cette  saillie,  que 
M.  Tigg  lui-même  ne  put  réprimer  un  certain  petit  air  de 
triomphe.  Il  lui  vint,  en  outre ,  l'idée  de  voir  comment  son 
voisin  de  compartiment  accueillait  la  plaisanterie;  et,  pour 
s'en  assurer,  il  regarda  par-dessus  la  cloison  :  il  reconnut  im- 
médiatement Martin  à  la  lueur  du  gaz. 

«  Que  je  meure,  dit  M.  Tigg  se  dressant  sur  ses  pieds,  de 
manière  que  sa  tête  était  pour  le  moins  autant  dans  le  com- 
partiment de  Martin  que  la  tête  de  Martin  lui-même ,  que  je 


252  VIE   ET   AVENTURES 

meure  si  ce  n'est  pas  là  une  des  rencontres  les  plus  terrible- 
ment stupéfiantes  dont  il  soit  parlé  dans  l'histoire  ancienne  et 
modernel...  Gomment  vous  portez-vous?  Quoi  de  neuf  dans 

les  districts  agricoles?  Gomment  vont  nos  amis  les  P ff?... 

Ah!  ah!  David,  ayez  des  égards  particuliers  pour  ce  gentle- 
man, je  vous  prie.  Il  est  de  mes  amis. 

—  Tenez,  dit  Martin  présentant  la  montre  au  prêteur,  don- 
nez-moi tout  ce  que  vous  pouvez  me  donner  là-dessus.  J'ai 
cruellement  besoin  d'argent. 

—  Il  a  cruellement  besoin  d'argent!  s'écria  M.  Tiggavec  une 
extrême  sympathie.  David,  vous  aurez  la  bonté  de  traiter  de 
votre  mieux  mon  ami,  qui  a  cruellement  besoin  d'argent.  Vous 
traiterez  mon  ami  comme  moi-même.  Une  montre  de  chasse 
en  or,  David,  une  montre  à  roues,  à  recouvrement,  montée  sur 
diamants  avec  quatre  trous,  une  montre  à  échappement,  à  ba- 
lancier horizontal,  une  montre  que  je  garantis  sur  mon  hon- 
neur personnel  pour  marcher  dans  la  perfection ,  comme  j'ai 
pu  l'observer  avec  attention  pendant  bien  des  années  et  dans 
des  circonstances  bien  scabreuses.  « 

Ici  il  cligna  de  l'œil  pour  faire  entendre  à  Martin  que  cette 
recommandation  allait  produire  un  effet  immense  sur  le  prê- 
teur. 

«  Eh  bien  ,  David ,  continua-t-il ,  que  dites-vous  à  mon 
ami  ?  Ayez  soin  de  faire  honneur  à  la  recommandation  d'une 
pratique  comme  moi,  David. 

—  Je  puis  vous  prêter  trois  livres  sterling  là-dessus ,  si 
cela  vous  convient,  dit  confidentiellement  le  commis  à  Martin. 
Cette  montre  est  très-ancienne.  Je  ne  peux  pas  en  donner 
plus. 

—  C'est  déjà  bien  gentil!  s'écria  M.  Tigg.  Deux  livres 
douze  schellings  six  pence,  pour  la  montre,  et  sept  schelliDgs 
six  pence  pour  ma  recommandation.  Je  suis  content  :  c'est 
peut-être  une  faiblesse,  mais  je  suis  content.  Trois  livres 
sterling,  c'est  entendu.  Nous  les  prenons.  Mon  ami  se  nommxC 
Smivey,  Ghicken  Smivey,  demeurant  dans  Holborn,  n°  26  et 
demi,  chambre  garnie,  lettre  B.  » 

Ici  il  cligna  encore  de  l'œil  pour  apprendre  à  Martin  que 
toutes  les  formalités  et  cérémonies  prescrites  par  la  loi  étaient 
accomplies,  et  qu'il  ne  restait  plus  qu'à  recevoir  l'argent. 

En  eifet,  c'était  exact  :  car  Martin,  qui  n'avait  pas  d'autre 
ressource  que  de  prendre  ce  qu'on  lui  offrait ,  exprima  son 
consentement  par  un  signe  de  tête  ;  bientôt  il  sortit  avec  les 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  263 

espèces  dans  sa  poche.  Il  fat  rejoint  à  l'entrée  par  M.  Tigg 
qui,  en  lui  prenant  le  bras  et  raccompagnant  jusqu'à  la  rue, 
1-3  félicita  sur  l'heureuse  issue  de  la  négociation. 

ï  Quant  à  la  part  que  j'ai  eue  à  cette  affaire,  ajouta-t-il,  ne 
m'en  parlez  pas.  Ne  me  faites  point  de  remercîments,  je  ne 
puis  pas  souffrir  ça. 

—  Je  n'ai  nullement  l'intention  de  vous  en  faire,  soyez-en 
certain,  répliqua  Martin  dégageant  son  bras  et  s'arrêtant. 

—  Vous  m'obligez  infiniment,  dit  M.  Tigg.  Je  vous  remercie. 

—  Maintenant,  monsieur,  dit  Martin  mordant  sa  lèvre,  la 
ville  est  grande  et  nous  j  pouvons  trouver  aisément  chacun 
un  chemin  différent.  Si  vous  voulez  m'indiquer  quelle  direc- 
tion vous  prenez,  j'en  prendrai  une  autre.  » 

M.  Tigg  allait  ouvrir  la  bouche,  quand  Martin  l'interrompit 
ainsi  : 

<r  D'après  ce  que  vous  avez  vu  tout  à  l'heure,  je  n'ai  pas  be- 
soin de  vous  dire  que  je  n'ai  rien  à  donner  à  votre  ami, 
M.  Slyme.  Et,  de  même,  il  est  parfaitement  inutile  pour  moi 
de  vous  dire  que  je  n'ambitionne  nullement  l'honneur  de  votre 
compagnie. 

—  Arrêtez!  s'écria  M.  Tigg  tendant  vers  lui  la  main.  Un 
instant  donc!  Il  y  a  un  proverbe  patriarcal,  un  proverbe  à 
tête  carrée  et  à  longue  barbe,  un  vrai  patriarche  de  proverbe , 
qui  fait  observer  que  le  devoir  d'un  homme  est  d'être  juste 
avant  d'être  généreux.  Soyez  juste  d'abord,  vous  pourrez  être 
généreux  ensuite.  Ne  me  confondez  pas  avec  l'individu  qui  a 
nom  Slyme.  Ne  m'attribuez  pas  pour  ami  le  nommé  Slyme, 
car  il  n'est  rien  moins  que  mon  ami.  J'ai  été  forcé,  monsieur, 
d'abandonner  l'individu  que  vous  appelez  Slyme.  Monsieur, 
ajouta-t-il  en  se  frappant  la  poitrine,  je  suis  une  tulipe  bien 
autrement  distinguée  dans  son  espèce  et  délicate  dans  sa  cul- 
ture, que  le  chou  Slyme,  monsieur. 

—  Peu  m'importe ,  dit  froidement  Martin ,  si  vous  vous  êtes 
établi  vagabond  pour  votre  propre  compte,  ou  si  vous  exercez 
encore  ce  métier  au  profit  de  M.  Slyme.  Je  désire  n'avoir  au- 
cun rapport  avec  vous.  Au  nom  du  diable,  monsieur,  dit  Mar- 
tin qui,  malgré  son  irritation,  eut  peine  à  réprimer  un  sourire 
en  voyant  M.  Tigg  s'adosser  aux  volets  d'une  boutique  pour 
ajuster  ses  cheveux  avec  grand  soin,  quel  chemin  prenez-vous, 
que  je  prenne  l'autre  ? 

—  Permettez-moi,  monsieur,  dit  M.  Tigg  avec  une  dignité 
subite,  de  vous  rappeler  que  c'est  vous....  non  pas  moi,  mais 


254  VIE  ET   AVENTURES 

vous....  je  souligne  rmus....  qui  avez  réduit  ce  petit  événement 
aux  froides  et  mesquines  proportions  d'une  affaire,  quand 
j'étais  disposé  à  traiter  les  choses  avec  vous  comme  entre 
amis.  Puisqu'il  ne  s'agit  plus  que  d'une  affaire,  monsieur, 
je  vous  demande  la  permission  de  vous  dire  que  j'espère  rece- 
voir comme  une  charité  une  bagatelle ,  juste  prix  de  com- 
mission pour  les  humbles  services  que  je  viens  de  vous 
rendre  dans  votre  négociation  pécuniaire.  Après  les  termes 
dans  lesquels  vous  venez  de  me  parler,  monsieur,  je  ne  me 
regarderai  pas  comme  offensé,  s'il  vous  plaît,  que  vous  m'of- 
friez au  moins  un  demi-souverain.  » 

Martin  tira  de  sa  poche  cette  pièce  d'argent  et  la  lui  lança. 
M.  Tigg  l'attrapa,  la  regarda  pour  s'assurer  si  elle  était  bonne, 
la  fit  sauter  en  Tair  d'un  coup  de  pouce  comme  les  pâtissiers 
ambulants ,  et  la  plongea  dans  son  gousset.  Enfin  il  éleva  son 
chapeau  à  un  pouce  ou  deux  au-dessus  de  sa  tête,  en  forme  de 
salut  militaire,  et,  après  avoir,  d'un  air  de  profonde  gravité, 
paru  chercher  quelle  direction  il  devait  prendre  et  quel  était 
le  comte  ou  marquis  à  qui  il  donnerait  la  préférence  d'une 
première  visite,  il  enfonça  ses  mains  dans  les- poches  de  ses 
basques  et  tourna  le  coin  de  la  rue.  Martin  prit  la  direction 
opposée,  enchanté  de  cette  séparation. 

C'était  avec  un  sentiment  d'humiliation  profonde  qu'il  mau- 
dissait la  mauvaise  chance  qu'il  avait  eue  de  rencontrer  cet 
homme  chez  le  prêteur  sur  gages.  Sa  seule  consolation  dans 
ce  pénible  souvenir ,  c'était  l'aveu  volontaire  fait  par  M.  Tigg 
de  sa  brouille  avec  Slyme.  «Au  moins,  pensait  Martin,  ma  po- 
sition ne  sera  connue  d'aucun  membre  de  ma  famille  ;  »  car,  à 
cette  idée,  il  se  sentait  plein  de  honte,  et  son  orgueil  était 
profondément  blessé.  Pourtant,  à  priori,  il  y  avait  plutôt  lieu 
de  supposer  que  M.  Tigg  avait  fait  une  fable,  que  d'attacher  la 
moindre  foi  à  ses  paroles  ;  mais  Martin  y  trouvait  une  appa- 
rence raisonnable  de  vraisemblance  en  se  rappelant  sur  quel 
pied  M.  Tigg  avait  vécu  dans  l'intimité  de  ce  gentleman,  et  se 
disait  qu'il  y  avait  une  forte  probabilité  que  le  premier  s'était 
établi  à  son  compte  pour  s'affranchir  de  toute  dépendance 
envers  M.  Slyme.  Quoi  qu'il  en  fût ,  Martin  en  conçut  l'espé- 
rance :  c'était  déjà  qu.elque  chose. 

Son  premier  soin ,  maintenant  qu'il  avait  un  peu  d'argent 
comptant  pour  subvenir  aux  besoins  du  moment ,  fut  de  res- 
ter à  l'hôtel  dont  nous  avons  parlé,  et  d'adresser  à  Tom  Pinch 
une  lettre  en  langage  officiel  (il  savait  bien  qu'elle  passerait 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  255 

sous  les  yeux  de  Pecksniff)  pour  le  prier  de  lui  adresser  à 
Londres,  par  la  diligence,  ses  effets  bureau  restant,  où  il  irait 
les  réclamer.  Une  fois  ces  mesures  prises,  il  employa  les 
trois  jours  que  la  malle  devait  mettre  à  arriver,  à  prendre 
des  informations  sur  les  vaisseaux  en  destination  pour  l'Amé- 
rique, dans  tous  les  offices  des  agents  maritimes  de  la  Cité  ;  à 
rôder  dans  les  docks  et  les  débarcadères,  avec  un  vague  es- 
poir de  trouver  quelque  engagement  pour  le  voyage  en  qualité 
de  commis,  de  subrécargue  ,  ou  de  surveillant  de  n'importe 
qui  ou  n'importe  quoi,  pour  payer  ainsi  le  passage.  Mais 
n'ayant  pas  tardé  à  reconnaître  qu'il  n'y  avait  pas  apparence 
que  ces  sortes  d'emplois  vinssent  s'offrir  d'eux-mêmes ,  et 
craignant  les  conséquences  d'un  plus  long  retard ,  il  rédigea 
un  petit  avis  concernant  l'objet  de  sa  demande  et  le  publia 
dans  les  principaux  journaux.  En  attendant  les  vingt  ou 
trente  réponses  sur  lesquelles  il  comptait  vaguement,  il  ré- 
duisit sa  garde-robe  aux  plus  étroites  limites  commandées  par 
les  convenances,  et  finit  par  porter,  en  différentes  visites ,  le 
surplus  de  son  trousseau  à  la  maison  de  prêt,  pour  le  con- 
vertir en  argent. 

Chose  étrange,  tout  à  fait  étrange,  même  à  ses  propres  yeux: 
il  s'aperçut  que  par  degrés  rapides,  bien  qu'imperceptibles,  il 
avait  perdu  sa  délicatesse,  le  respect  de  sa  propre  dignité  ,  et 
qu'il  en  était  venu  peu  à  peu  à  faire  comme  une  chose  toute 
simple,  et  sans  la  moindre  vergogne ,  une  démarche  qui,  quel- 
ques jours  auparavant,  lui  avait  tant  coûté.  La  première  fois 
qu'il  était  entré  chez  le  prêteur  sur  gages ,  il  lui  semblait  en 
route  que  tous  les  passants  soupçonnaient  où  il  allait;  et  au 
retour,  il  s'imaginait  que  tout  ce  flux  humain  qu'il  rencontrait 
savait  d'où  il  venait.  A  présent ,  il  ne  s'inquiétait  seulement 
pas  de  ce  qu'on  pouvait  en  penser!  Dans  ses  premières  excur- 
sions à  travers  les  rues  affairées ,  il  se  donnait  l'air  d'un 
homme  qui  a  son  but  devant  lui  ;  mais  bientôt  il  adopta  cette 
attitude  de  flânerie,  ce  pas  traînant  de  la  paresse  insouciante, 
cette  habitude  de  stationner  au  coin  des  rues  ,  de  ramasser 
et  de  mâcher  des  brins  de  paille  épars ,  d'arpenter  de  çà  et  de 
là  la  même  place  et  de  regarder  aux  vitrines  des  mêmes  bou- 
tiques cinquante  fois  par  jour  avec  la  même  indifférence.  Au 
commencement,  lorsqu'il  sortait  de  chez  lui ,  il  éprouvait  le 
matin,  en  mettant  le  pied  hors  de  son  misérable  hôtel,  la  crainte 
d'être  aperçu  des  passants  inconnus  qu'il  n'avait  jamais  vus,  et 
qu'il  ne  reverrait  probablement  jamais;  mais  à  présent;  dans 


256  VIE    ET   AVENTURES 

ses  allées  et  venues,  il  ne  rougissait  pas  de  se  tenir  devant  la 
porte  ou  de  rester  à  se  chauffer  au  soleil  à  côté  du  poteau  hé- 
rissé du  haut  en  bas  de  chevilles  sur  lesquelles  se  dandinaient 
les  cruchons  vides,  comme  autant  de  rameaux  de  l'arbre  porte- 
étain.  Et  cependant  il  ne  lui  avait  pas  fallu  plus  de  cinq  se- 
maines pour  dégringoler  de  haut  en  bas  tout  le  long  de  cette 
immense  échelle! 

0  moralistes  !  vous  qui  dissertez  sur  le  bonheur  et  la  dignité 
innés  dans  toutes  les  sphères  de  la  vie,  pour  éclairer  chaque 
grain  de  poussière  sur  la  route  du  bon  Dieu,  sur  cette  route 
si  douce  sous  la  roue  de  vos  chars  ,  si  rude  pour  des  pieds 
nus,  songez,  en  voyant  la  chute  rapide  de  bien  des  hommes 
qui  ont  joui  de  leur  propre  estime,  combien  il  y  en  a  de  mil- 
liers d'autres  traînant  leur  vie  pénible  sous  le  poids  de  la  fa- 
tigue et  du  travail,  qui  n'ont  jamais  eu  l'occasion  de  savoir 
ce  que  c'est  que  ce  respect  salutaire  de  soi-même.  Vous  qui 
vous  reposez  si  tranquillement  sur  le  barde  sacré  qui  avait 
été  jeune  avant  d'accorder  sa  harpe  sur  ses  vieux  jours,  et  de 
chanter  dans  tout  son  enthousiasme  lyrique  qu'il  n'avait  ja- 
mais vu  le  juste  méprisé  ni  les  semailles  perdues;  prêcheurs 
des  plaisirs  honnêtes  que  donne  la  dignité  satisfaite ,  allez 
donc  visiter  la  mine ,  le  moulin  de  la  fabrique ,  la  forge  ,  ces 
tristes  profondeurs  de  la  plus  infime  ignorance ,  ce  dernier 
abîme  du  délaissement  de  l'humanité,  et  dites-nous  s'il  est  pos- 
sible que  la  plante  la  plus  vigoureuse  s'épanouisse  dans  un  air 
tellement  épais  qu'il  éteint  le  brillant  flambeau  de  l'âme  aus- 
sitôt qu'il  s'allume  !  0  pharisiens  du  xix'  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne ,  qui  faites  un  appel  si  confiant  à  la  nature  humaine, 
veillez  d'abord  à  ce  qu'elle  soit  humaine.  Prenez  garde  que, 
pendant  votre  léthargie,  pendant  le  sommeil  des  générations, 
elle  n'ait  échangé  sa  nature  première  contre  celle  de  la  brute. 

Cinq  semaines  !  Sur  vingt  ou  trente  réponses  que  Martin 
attendait ,  pas  une  n'était  venue.  Son  argent  diminuait  à  vue 
d'œil,  y  compris  les  ressources  supplémentaires  qu'il  s'était 
procurées  en  mettant  en  gage  ses  vêtements  de  rechange  ; 
tristes  ressources  :  car,  si  les  habits  coûtent  cher  à  acheter,  le 
prêteur  n'en  donne  pas  grand'chose.  Qu'allait-il  faire  mainte- 
nant ?  Parfois  ,  dans  un  transport  de  désespoir,  il  s'élançait 
dehors,  presque  au  moment  où  il  venait  de  rentrer  chez  lui, 
pour  retourner  dans  quelque  endroit  où  il  avait  été  déjà  une 
vingtaine  de  fois  ,  et  faire  de  nouvelles  tentatives,  mais  tou- 
jours aussi  infructueuses.  Il  était  beaucoup  trop  âgé  pour  sen- 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT.  257 

gager  comme  mousse ,  et  beaucoup  trop  inexpérimenté  pour 
être  admis  en  qualité  de  matelot.  Son  extérieur,  ses  manières, 
militaient  mal  d'ailleurs  en  faveur  de  toute  proposition  de  ce 
genre;  et  cependant  il  y  était  réduit  :  car,  en  admettant  qu'il 
se  résignât  à  débarquer  en  Amérique  sans  posséder  un  sou 
vaillant,  il  n'avait  plus  même  maintenant  de  quoi  payer  les 
plus  modestes  frais  de  passage  et  de  nourriture. 

Par  une  de  ces  contradictions  étranges  qui  se  retrouvent  chez 
la  plupart  des  hommes,  durant  tout  ce  temps-là  il  n'eut  jamais 
de  doute  sur  la  possibilité ,  sur  la  certitude  même  de  faire  sa 
fortune  dans  le  Nouveau-Monde,  s'il  pouvait  seulement  y  arri- 
ver. A  mesure  que  les  circonstances  lui  devenaient  plus  pres- 
santes et  que  les  moyens  de  passer  en  Amérique  reculaient 
devant  lui,  il  se  réjouissait  davantage  de  la  couviction  que 
l'Amérique  était  le  seul  endroit  où  il  pût  espérer  de  réussir, 
et  se  cassait  la  tête  à  penser  que  les  émigrants  qui  allaient 
partir  avant  lui,  lui  couperaient  l'herbe  sous  le  pied  et  usur- 
peraient les  avantages  qu'il  convoitait  si  ardemment.  Souvent 
il  songeait  à  John  Westlock,  et,  regardant  partout  s'il  l'aper- 
cevrait, il  lui  arriva  de  se  promener  trois  jours  de  suite  dans 
Londres  tout  exprès  pour  le  rencontrer.  Mais  quoique  toutes 
ses  démarches  eussent  été  vaines  ,  quoique,  s'il  l'avait  vu,  il 
ne  se  fût  pas  fait  scrupule  de  lui  emprunter  de  l'argent,  et 
quoiqu'il  fût  certain  que  John  lui  en  eût  prêté,  cependant  il 
ne  put  prendre  sur  lui  d'écrire  à  Pinch  pour  lui  demander  l'a- 
dresse de  Westlock;  car,  bien  qu'il  aimât  Tom  à  sa  manière, 
comme  nous  l'avons  vu ,  il  ne  pouvait  supporter  l'idée  ,  lui 
qui  se  trouvait  si  supérieur  à  ce  brave  garçon,  de  faire  de  lui 
le  marchepied  de  sa  fortune ,  et  d'être  pour  lui  autre  chose 
qu'un  patron;  sa  fierté  se  révoltaittellement  contre  cette  idée, 
qu'elle  le  retenait  même  en  ce  moment. 

Cependant  il  y  eût  cédé,  nul  doute  même  qu'il  n'y  eût  ccCi 
bientôt,  sans  une  circonstance  étrange  et  tout  à  fait  inat- 
tendue. 

Les  cinq  semaines  s'étaient  écoulées  en  entier,  et  Martin 
était  dans  une  situation  désespérée,  lorsqu'on  rentrant  un  soir, 
et  pendant  qu'il  allumait  sa  chandelle  au  bec  de  gaz  du  comp- 
toir avant  de  gravir  tristement  l'escalier  qui  menait  à  sa  cham- 
bre, il  entendit  l'hôtelier  l'appeler  par  son  nom.  Or,  comme  il 
.  n'avait  pas  confié  son  nom  à  cet  homme,  et  qu'au  contraire 
même  il  le  lui  avait  soigneusement  caché  ,  il  ne  fut  pas  mé- 
diocrement surpris  de  cette  circonstance  ;  il  laissa  paraître  un 
Martin  Chuzzlewit.  —  I  17 


258  VIE  ET   AVENTURES 

tel  trouble,  que   l'hôtelier  lui  dit  pour  le  rassurer  que   ce 
n'était  qu'une  lettre. 

«  Une  lettre  !  s'écria  le  jeune  homme. 

—  Pour  M.  Martin  Ghuzzlewit,  dit  l'hôtelier,  lisant  la  sus- 
cription  de  cette  lettre  qu'il  avait  à  la  main.  Heure  de  midi. 
Grand  bureau.  Port  payé.  » 

Martin  prit  la  lettre  ,  remercia  son  hôte  et  monta  l'esca- 
lier. La  missive  n'était  pas  revêtue  d'un  cachet ,  mais  fermée 
soigneusement  à  la  colle  ;  et  quant  à  l'écriture ,  elle  lui  était 
inconnue.  Il  l'ouvrit  et  trouva  sous  l'enveloppe  ,  sans  nom , 
sans  adresse  ,  sans  explication  aucune  ,  un  billet  de  la  banque 
d'Angleterre  d'une  valeur  de  vingt  livres  sterling. 

Dire  qu'il  fut  abasourdi  d'étonnement  et  de  plaisir;  qu'il 
contempla  nombre  de  fois  le  billet  de  banque  et  l'enveloppe  ; 
qu'il  descendit  l'escalier  quatre  à  quatre  pour  aller  s'assurer 
que  le  billet  était  bon  ;  dire  qu'il  remonta  au  galop  afin  de  vé- 
rifier pour  la  cinquième  fois  s'il  n'avait  pas  laissé  sans  l'aper- 
cevoir quelque  bout  de  papier  dans  l'enveloppe  ;  dire  qu'il  s'é- 
puisa et  se  perdit  en  conjectures  sans  pouvoir  rien  découvrir 
autre  chose,  sinon  qu'il  avait  en  main  un  billet  de  banque  et 
qu'il  se  trouvait  soudainement  enrichi,  ce  serait  bien  inutile. 
Le  résultat  final  fut  qu'il  prit  le  parti  de  s'adjuger  dans  sa 
chambre  un  repas  confortable,  mais  frugal ,  et  qu'il  se  mit 
en  devoir  d'aller  aux  provisions,  après  avoir  ordonné  qu'on 
lui  allumât  du  feu. 

Il  acheta  du  bœuf  froid,  du  jambon ,  du  pain  français  et  du 
beurre,  et  revint  avec  ses  poches  bien  bourrées.  Ce  qui  était 
moins  agréable,  c'est  qu'en  rentrant  il  faillit  être  suffoqué,  tant 
la  chambre  était  pleine  de  fumée,  ce  qui  pouvait  être  attribué 
à  deux  causes  :  d'abord,  au  tuyau  de  cheminée,  qui  était  natu- 
rellement mauvais  ;  puis,  à  ce  qu'en  allumant  le  feu  on  avait 
oublié  quelques  morceaux  de  mauvais  sacs,  qui  autrefois 
avaient  été  fourrés  dans  la  cheminée  pour  empêcher  la  pluie 
d'y  tomber.  Au  reste,  on  avait  déjà  remédié  à  cette  inadver- 
tance en  levant  et  soutenant  le  châssis  de  la  fenêtre  avec  un 
fagot  de  menu  bois;  si  bien  que,  sauf  le  danger  d'une  ophthal- 
mie  ou  d'une  asphyxie  de  poumons,  au  demeurant,  l'apparte- 
ment était  assez  confortable. 

Martin  d'ailleurs  n'était  pas  en  humeur  de  se  plaindre,  les 
choses  eussent-elles  été  pires  encore,  surtout  quand  il  vit  sur 
la  table  une  pinte  de  porter,  et  qu'il  eut  donné  ses  instructions 
à  la  servante  pour  apporter  quelque  chose  de  chaud  dès  qu'il 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  259 

la  sonnerait.  Il  se  servit,  en  guise  de  nappe,  d'une  affiche  de 
théâtre  qui  enveloppait  la  viande  froide  ,  et  étendit  ce  vaste 
morceau  de  papier  sur  sa  petite  table  ronde,  en  ayant  soin  de 
mettre  en-dessous  la  partie  imprimée  ;  puis  il  disposa  là- 
dessus  son  couvert  et  son  repas.  Le  pied  du  lit,  qui  touchait 
presque  au  feu,  devait  lui  servir  de  buffet.  Lorsqu'il  eut 
achevé  ces  préparatifs,  il  tira  un  vieux  fauteuil  dans  le  coin 
le  plus  chaud,  et  s'assit  pour  se  bien  régaler. 

Il  avait  commencé  à  manger  avec  un  grand  appétit,  en 
promenant  son  regard  autour  de  lui  sur  toute  la  chambre,  et 
jouissant  d'avance  du  plaisir  de  la  quitter  pour  toujours  dès 
le  lendemain ,  quand  son  attention  fut  éveillée  par  un  pas 
furtif  qui  résonna  sur  l'escalier,  puis  par  un  coup  appliqué  à 
la  porte  de  sa  chambre,  coup  léger  sans  doute,  mais  qui,  en 
ébranlant  la  cloison,  n'en  fit  pas  moins  sauter  par  la  fenêtre 
le  fagot  destiné  à  tenir  le  châssis  levé,  et  le  lança  dans  la  rue. 

«  C'est  sans  doute  un  renfort  de  charbon  qu'on  m'apporte,  se 
dit  Martin,  entrez  ! 

—  Il  n'y  a  pas  d'indiscrétion,  monsieur?  répondit  une  voix 
mâle.  Votre  serviteur,  monsieur.  J'espère  que  vous  allez  bien, 
monsieur.» 

Martin  contemplait  cette  figure  qui  s'inclinait  profondément 
au  seuil  de  la  porte,  et  dont  il  se  rappelait  parfaitement  les 
traits  et  l'expression  sans  pouvoir  mettre  le  nom  dessus. 

«  Tapley ,  monsieur,  dit  le  visiteur  :  celui  qui  était  autre- 
fois au  Drafjon,  monsieur,  et  qui  fut  forcé  de  quitter  cet  éta- 
blissement parce  qu'il  avait  besoin  de  jovialité,  monsieur. 

—  Vraiment  !  s'écria  Martin.  Mais  comment  êtes-vous  venu 
ici? 

—  Tout  droit  par  l'allée  et  l'escalier,  monsieur,  dit  Mark. 
™  J'entends  bien  ;  mais  comment  m'avez-vous  trouvé?  de- 
manda Martin. 

—  Voilà,  monsieur.  J'ai  passé  auprès  de  vous  dans  la  rue 
une  ou  deux  fois,  si  je  ne  me  trompe;  et,  tandis  que  je  regar- 
dais à  la  boutique  tout  près  d'ici  le  bœuf  et  le  jambon  qui  y 
sont  étalés  de  façon  à  exciter  l'appétit  et  à  rendre  jovial  un 
homme  affamé,  je  vous  ai  vu  qui  en  achetiez.  » 

11  indiqua  la  table.  Martin  rougit  et  dit  vivement  : 
f(  Eh  bien,  après? 

—  Après ,  monsieur?  dit  Mark.  J'ai  eu  le  toupet  de  vous 
suivre,  et,  comme  je  leur  ai  fait  croire  en  bas  que  vous  m'at- 
tendiez, ils  m'ont  laissé  monter. 


260  VIE   ET    AVENTURES 

-—  Est-ce  que  vous  êtes  chargé  de  quelque  commission,  pour 
leur  avoir  dit  que  vous  étiez  attendu  ?  demanda  Martin. 

—  Non,  monsieur,  je  n'en  ai  pas.  C'était  ce  qu'on  peut  ap- 
peler une  pieuse  fraude.  » 

Martin  lui  jeta  un  regard  méfiant;  mais  dans  la  joj^euse 
figure  et  dans  les  manières  de  ce  garçon  (qui  avec  toute  sa 
gaieté  était  loin  d'être  indiscret  et  familier)  il  y  avait  un  je  ne 
sais  quoi  qui  désarma  le  jeune  gentleman.  Celui-ci  d'ailleurs 
avait  depuis  plusieurs  semaines  mené  une  vie  solitaire ,  et  une 
voix  humaine  résonnait  agréablement  à  son  oreille. 

K  Tapley,  dit-il,  je  vais  vous  parler  à  cœur  ouvert.  Autant 
que  j'en  puis  juger,  et  d'après  tout  ce  que  j'ai  entendu  raconter 
à  Pinch  sur  votre  compte,  vous  n'avez  pas  Fair  d'être  un  gar- 
çon qui  soyez  venu  ici  par  une  impertinente  curiosité  ou  par 
tout  autre  motif  blessant.  Asseyez-vous,  je  suis  content  de 
vous  voir. 

—  Merci,  monsieur,  dit  Mark.  J'aime  autant  rester  debout. 

—  Si  vous  ne  voulez  pas  vous  asseoir,  je  ne  dis  plus  un  mot. 

—  Très-bien,  monsieur.  Votre  ordre  est  une  loi  pour  moi, 
monsieur.  Me  voilà  installé.  » 

Et  en  effet.  Mark  s'assit  sur  la  couchette. 

(c  Servez-vous,  dit  Martin,  lui  tendant  son  couteau  unique. 

—  Merci,  monsieur,  dit  Mark.  Après  vous. 

—  Si  vous  ne  vous  servez  pas  tout  de  suite,  je  ne  vous  lais- 
serai rien. 

—  Très-bien ,  monsieur ,  dit  Mark.  Puisque  c'est  votre 
désir....  c'est  fait.» 

Tout  en  répondant  ainsi ,  il  se  servit  gravement,  puis  se 
mit  à  manger.  Martin,  après  s'être  livré  quelque  temps  en  si- 
lence au  même  exercice,  dit  tout  à  coup  : 

«  Qu'est-ce  que  vous  faites  à  Londres? 

—  Rien,  monsieur,  absolument  rien. 

—  Comment  ? 

—  Je  cherche  une  place. 

—  Je  le  regrette  pour  vous,  dit  Martin. 

—  Je  voudrais  une  place  auprès  d'un  monsieur  seul.  S'il 
était  de  la  campagne ,  j'aimerais  mieux  cela.  Un  homme  qui 
serait  à  bout  d'expédients  ferait  bien  mon  compte;  je  ne  m'in- 
quiète pas  des  gages.  :» 

Il  prononça  ces  m-ots  d'une  manière  si  positive  que  Martin 
qui  mangeait  s'arrêta  et  dit  : 
•    «  Si  vous  avez  pensé  à  moi.... 


DE  MARTIN   CIIUZZLEWIL  ibi 

—  Oui,  monsieur,  en  effet,  interrompit  Mark. 

—  Vous  pouvez  juger,  d'après  le  genre  de  vie  que  je  mènd 
ici,  si  j'ai  le  moyen  d'entretenir  un  domestique.  D'ailleurs,  je 
suis  au  moment  de  partir  pour  l'Amérique. 

—  Très-bien,  monsieur,  répliqua  Mark,  que  cette  confidence 
laissa  parfaitement  calme  ;  d'après  tout  ce  que  j'ai  entendu 
raconter,  j'ose  croire  que  l'Amérique  serait  un  excellent  pays 
pour  m'exercer  à  la  jovialité,   a 

Martin  le  regarda  de  nouveau  d'un  air  mécontent  ;  mais  ce 
fut  encore  un  mécontentement  passager,  qui  disparut  bientôt 
en  dépit  de  lui-même. 

«  Ma  foi!  monsieur,  dit  Mark,  il  n'y  a  pas  besoin  de  tant 
tourner  autour  du  pot,  de  jouer  à  cache-cache,  ni  d'aller  par 
trente-six  chemins,  lorsque  nous  pouvons  en  trois  mots  arri- 
ver aubut.Yoilà  quinze  jours  que  je  ne  vous  perds  pas  de  vue, 
et  je  vois  bien  qu'il  y  a  quelque  chose  qui  cloche.  La  pre- 
mière fois  que  je  vous  aperçus  au  Dragon,  je  prévis  que  la 
chose  arriverait  tôt  au  tard.  Maintenant,  monsieur,  je  suis  ici 
sans  position,  je  peux  me  passer  de  gages  d'ici  à  un  an;  car 
au  Dragon  (je  ne  voulais  pourtant  pas,  mais  je  n'ai  pas  pu 
m'en  empêcher),  j'ai  fait  quelques  économies.  J'ai  un  caprice 
pour  les  aventures  désagréables  :  j'ai  un  caprice  aussi  pour 
vous;  je  ne  soupire  qu'après  une  chose,  c'est  de  me  jeter  à  tort 
et  à  travers  dans  des  aventures  qui  accableraient  d'autres 
hommes.  Voulez-vous  me  prendre  ou  me  laisser  là?  Vous 
n'avez  qu'à  parler. 

—  Gomment  pourrais-je  vous  prendre?  s'écria  Martin. 

—  Quand  je  dis  «  prendre,  »  ajouta  Mark,  j'entends  par  là, 
voulez-vous  me  laisser  aller  en  Amérique?  Et  quand  je  dis  : 
«  Voulez-vous  me  laisser  aller  en  Amérique,  »  j'enteads  par  là  : 
«  Voulez-vous  me  laisser  y  aller  avec  vous  ?  »  Car  de  façon  ou 
d'autre,  j'irai  toujours.  A  présent  que  vous  avez  prononcé  la 
mot  d'Amérique,  j'ai  vu  parfaitement  du  premier  coup  que  c'est 
le  pays  qu'il  me  faut  pour  devenir  jovial.  En  conséquence,  si  je 
ne  paye  point  mon  passage  sur  le  vaisseau  où  vous  vous  em- 
barquerez, je  le  payerai  sur  un  autre.  Et  notez  bien  mes  pa- 
roles, si  je  pars  seul,  ce  sera  (pour  mettre  en  pratique  mon 
principe)  sur  la  carcasse  de  vaisseau  la  plus  disloquée,  la  plus 
détraquée,  la  plus  crevassée,  où  il  soit  possible  de  monter 
gratis  ou  pour  de  l'argent.  Ainsi,  monsieur,  si  je  péris  en 
route,  comme  ce  sera  votre  faute,  attendez-vous  à  voir  tou- 
jours à  votre  porte  le  revenant  d'un  noyé  soulever  le  marteau 


262  VIE   ET   AVENTURES 

pour  y  frapper  son  toc  toc  ;  si  ce  n'est  pas  vrai,  ne  me  croyez 
jarriais! 

—  Mais  ce  serait  une  folie  !  dit  Martin. 

—  Très-bien,  monsieur,  répliqua  Mark.  Je  suis  enchanté  de 
vous  entendre  dire  ça,  parce  que,  si  vous  ne  voulez  pas  me 
laisser  aller  seul ,  vous  aurez  peut-être  la  conscience  plus  al- 
légée en  pensant  que  c'était  une  folie.  Je  ne  veux  point  con- 
tredire un  gentleman;  mais  tout  ce  que  je  peux  dire,  c^est  que, 
si  je  n'émigre  pas  en  Amérique  dans  la  plus  sale  coque  qui 
viendra  à  sortir  du  port,  je.... 

—  Vous  ne  pensez  pas  ce  que  vous  dites,  j'en  suis  sûr. 

—  Pardon,  s'écria  Mark. 

—  Ah!  bah  !  je  sais  bien  le  contraire. 

—  Très-bien,  monsieur,  dit  Mark  avec  le  même  air  de  par- 
faite satisfaction  :  n'en  parlons  plus,  monsieur  ;  qui  vivra  verra. 
Mon  Dieu!  la  seule  crainte  que  j'ai,  c'est  qu'il  n'y  ait  pas 
grand  mérite  à  accompagner  un  gentleman  tel  que  vous,  qui 
êtes  aussi  certain  de  percer  par  là  qu'un  vilebrequin  dans  du 
bois  blanc.  » 

Il  venait  justement  de  toucher  là  Martin  par  son  endroit 
sensible,  ce  qui  lui  donna  un  grand  avantage.  Martin  ne  pou- 
vait, d'ailleurs,  s'empêcher  de  rendre  justice  à  la  bonne  hu- 
meur de  ce  gaillard  de  Mark,  qui  n'avait  eu  besoin  que  de  pa- 
raître dans  celte  petite  chambre  tout  à  l'heure  si  triste  pour 
en  changer  l'atmosphère. 

«  Mais,  dit-il,  certainement  j'ai  l'espoir  de  faire  mes  affaires 
dans  ce  pays;  autrement,  je  n'irais  pas.  Qui  sait  si  je  n'ai 
pas  ce  qu'il  faut  pour  y  réussir? 

—  Certainement,  vous  l'avez,  monsieur,  répliqua  Mark  Ta- 
pley.  Qui  est-ce  qui  ne  sait  pas  ça? 

—  Vous  comprenez ,  dit  Martin ,  appuyant  son  menton  sur 
sa  main  et  contemplant  le  feu  ;  l'architecture  d'ornementation 
appliquée  aux  usages  domestiques  ne  peut  manquer  d'être 
très-goûtée  dans  ce  pays ,  car  les  habitants  y  changent  sans 
cesse  de  résidence  pour  aller  s'établir  plus  loin  :  or,  il  est 
clair  qu'il  leur  faut  des  maisons  pour  y  demeurer. 

—  Je  dois  dire,  monsieur,  fit  observer  Mark,  que  cet  état  de 
choses  ouvre  pour  l'architecture  privée  une  des  pins  joyeuses 
perspectives  dont  j'aie  jamais  entendu  parler.  » 

Martin  jeta  sur  lui  un  regard  rapide  ;  il  n'était  pas  bien 
sûr  que  cette  dernière  remarque  n'impliquât  un  doute  relati- 
vement à  l'heureuse  issue  de  ses  plans.  Mais  M.  Tapley  man- 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  263 

geait  son  bœuf  bouilli  avec  une  bonne  foi  si  complète,  avec  une 
sincérité  d'expression  telle ,  que  Martin  ne  sentit  plus  le 
moindre  soupçon.  Il  tira  l'enveloppe  anonyme  dans  laquelle 
avait  été  placé  le  billet  de  banque,  la  remit  à  Mark  et  fixant 
sur  lui  les  yeux  : 
€  Parlez-moi  sincèrement,  dit-il.  Connaissez-vous  ceci?  j» 
Mark  tourna  et  retourna  l'enveloppe;  il  l'approcha  de  ses 
yeux;  il  la  tint  à  la  distance  de  la  longueur  de  son  bras;  il 
étudia  la  suscription  en  dessus  et  en  dessous  ;  enfin  il  témoi- 
gna une  surprise  si  franche  de  la  question  qui  lui  avait  été 
adressée,  que  Martin  dit  eu  lui  reprenant  l'enveloppe  des 
mains  : 

«  Non ,  j«  vois  que  vous  ne  savez  rien.  En  effet,  comment 
pourriez-vous  le  savoir?  ce  n'est  pas  qu^en  vérité  cela  fût  plus 
étonnant  que  le  fait  lui-même.  Tenez,  Tapley,  ajouta-t-il  après 
un  moment  de  réflexion,  je  vais  vous  confier  mon  histoire, 
telle  qu'elle  est,  et  vous  verrez  alors  plus  clairement  à  quelle 
sorte  de  fortune  vous  allez  vous  enchaîner,  si  vous  persistez  à 
me  suivre. 

—  Je  vous  demande  pardon,  monsieur,  dit  Mark;  mais, 
avant  que  vous  commenciez  votre  récit,  voulez-vous  me  pro- 
mettre de  me  prendre  si  je  veux  m'en  aller  avec  vous?  Vou- 
lez-vous me  renvoyer,  moi.  Mark  Tapley,  attaché  autrefois  au 
Dragon  bleu ,  moi  qui  puis  être  recommandé  par  M.  Pinch, 
moi  l'homme  qu'il  faut  justement  à  un  gentleman  de  votre 
force;  ou  bien,  voulez-vous»  en  grimpant  à  l'échelle  où  vous 
êtes  sûr  de  monter  jusqu'en  haut,  me  permettre  d'y  monter 
derrière  vous  à  une  distance  respectueuse?  Je  sais,  monsieur, 
que  la  chose  est  sans  importance  pour  vous,  et  voilà  la  diffi- 
culté :  mais  elle  a  beaucoup  d'importance  pour  moi  ;  et  je  vous 
prie  d'avoir  la  bonté  de  la  prendre  en  considération.  » 

Si  Mark,  en  parlant  ainsi,  avait  voulu  faire  un  second  appel 
au  côté  faible  de  Martin,  en  se  fondant  sur  l'effet  qu'avait 
produit  la  première  flatterie,  il  est  certain  que  c'était  l'acte  d'un 
fin  et  adroit  observateur.  Quoi  qu'il  en  soit,  avec  intention  ou 
par  hasard,  le  coup  porta  pleinement:  car  Martin,  faiblissant  de 
plus  en  plus ,  dit  avec  une  condescendance  qui  lui  semblait  à 
lui-même  délicieuse  au  delà  de  toute  expression,  après  les  hu- 
miliations qu'il  avait  récemment  subies  : 

«  Nous  verrons  ,  Tapley.  Demain,  vous  me  direz  dans 
quelles  dispositions  vous  serez  encore. 

—  Alors,  monsieur,  dit  Mark,  se  frottant  les  mains,  l'af- 


264  VIE  ET   AVENTURES 

faire  est  faite.  A  présent,  racontez,  monsieur,  si  vous  voulez. 
Je  suis  tout  oreilles.  » 

S'adûssant  à  son  fauteuil,  et  les  yeux  fixés  sur  le  feu,  ce  qui 
ne  l'empêchait  pas  de  regarder  de  temps  en  temps  Mark,  qui, 
dans  ces  mêmes  moments,  avait  soin  de  hocher  la  tête  pour 
témoigner  de  son  vif  intérêt  et  de  sa  profonde  attention, 
Martin  fit  connaître  les  principaux  points  de  son  histoire, 
ainsi  qu'il  les  avait  racontés  à  M.  Pinch,  quelques  semaines 
auparavant.  Seulement,  il  jugea  à  propos  de  les  adapter  à  l'in- 
telligence de  M.  Tapley  :  à  ce  point  de  vue,  il  glissa  sur  son 
aflaire  d'amour,  et  se  borna  à  la  mentionner  en  quelques  mots. 
Ici,  cependant,  il  avait  compté  sans  son  hôte  :  car  cette  partie 
du  récit  intéressa  au  plus  haut  degré  Mark  Tapley,  qui  ne  put 
s'empêcher  de  lui  adresser  plusieurs  questions  à  ce  sujet.  Ce 
qui  le  justifiait  jusqu'à  un  certain  point  de  prendre  cette  li- 
berté, c'est  qu'il  avait  vu  au  Dragon  bleu  la  jeune  personne, 
d'après  ce  que  lui  dit  Martin  lui-même. 

(c  Et  je  réponds  qu'il  n'existe  pas  une  seule  demoiselle  dont 
l'amour  pût  faire  plus  d'honneur  à  un  gentleman,  dit  Mark 
avec  énergie. 

—  Oui!  dit  Martin,  ramenant  son  regard  vers  le  feu;  et 
encore,  vous  l'avez  vue  quand  elle  était  malheureuse.  Si  vous 
l'aviez  connue  au  temps  passé.... 

—  Assurément,  monsieur,  elle  était  un  peu  abattue  et  plus 
pâle  que  je  ne  l'aurais  souhaité,  mais  elle  n'en  était  pas  plus 
mal  pour  ça.  Je  l'ai  trouvée  mieux  encore  après  son  retour  à 
Londres.  » 

Martin  détourna  ses  yeux  du  feu,  se  mit  à  regarder  fixement 
Tapley  comme  s'il  pensait  qu'il  venait  de  lui  prendre  une 
attaque  de  folie,  et  lui  demanda  ce  qu'il  voulait  dire. 

«  Excusez-moi,  monsieur,  répondit  Mark.  Je  n'ai  pas  voulu 
dire  qu'elle  fût  plus  heureuse ,  mais  que  je  l'avais  trouvée 
encore  plus  jolie. 

—  Enfin,  est-ce  que  vous  entendez  dire  parla  qu'elle  soit 
venue  à  Londres  ?  s'écria  Martin  en  se  levant  avec  impétuo- 
sité, et  repoussant  en  arrière  son  fauteuil. 

—  Sans  doute,  répondit  Mark,  qui  se  leva  tout  stupéfait  du 
lit  sur  lequel  il  était  resté  assis. 

—  Voulez-vous  me  dire  qu'elle  est  actuellement  à  Londres? 

—  Très-probablement  elle  y  est,  monsieur.  J'ai  voulu  dire 
qu'elle  y  était  la  semaine  dernière. 

—  Et  vous  savez  où  elle  demeure  ? 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  265 

—  Oui!  s'écria  Mark.  Eh  bien,  quoi?  est-ce  que  vous  ne  le 
savez  pas  ? 

—  Mon  cher  amil...  s'écria  à  son  tour  Martin  en  le  saisis- 
sant par  les  deux  bras  ;  je  ne  l'ai  pas  revue  depuis  que  j'ai 
quitté  la  maison  de  mon  grand-père. 

—  Eh  bien  alors,  dit  vivement  Mark,  appliquant  sur  la 
petite  table  avec  son  poing  fermé  un  coup  si  vigoureux,  que 
les  tranches  de  bœuf  et  le  jambon  dansaient  dessus,  tandis 
que,  par  une  contraction  de  plaisir,  tous  les  traits  du  brave 
garçon  semblaient  être  remontés  jusqu'à  son  front  pour  n'en 
plus  redescendre;  s'il  n'était  pas  écrit  que  le  sort  m'a  fait 
naître  pour  être  votre  domestique,  il  n'y  a  jamais  eu  de  Dra- 
gon bleu.  Pendant  que  je  rôdais  çà  et  là  autour  d'un  vieux  ci- 
metière de  Londres,  pour  entretenir  ma  jovialité,  n'ai-je  pas 
va  votre  grand-père  qui  s'y  est  traîné  en  tous  sens,  durant 
près  d'une  mortelle  heure?  Ne  l'ai-je  pas  guetté  comme  il 
entrait  dans  la  pension  bourgeoise  du  Commerce  tenue  par 
Todgers;  ne  l'ai-je  pas  aperçu  qui  en  sortait;  ne  l'ai-je  pas 
suivi  quand  il  est  revenu  à  son  hôtel  ;  n'y  ai-je  pas  été  ;  ne 
lui  ai-je  pas  dit  que,  s'il  voulait,  je  payerais  pour  le  servir, 
comme  je  l'avais  déjà  dit  avant  de  quitter  le  Dragon?  La 
jeune  personne  n'était-elle  pas  assise  auprès  de  lui,  et  ne  se 
mit-elle  pas  à  rire  d'une  manière  charmante  à  voir  ?  Votre 
grand-père  ne  dit-il  pas  :  «  Revenez  la  semaine  prochaine  ;  » 
et  n'y  retournai-je  pas  la  semaine  d'après  ?  et  ne  dit-il  pas 
qu'il  ne  pouvait  plus  se  décider  à  se  fier  à  personne,  et  que, 
par  conséquent,  il  ne  pouvait  pas  m'engager  ?  mais  en  même 
temps,  ne  me  donna-t-il  pas  un  pourboire,  et  un  fameux?... 
Eh  bien ,  s'écria  M.  Tapley  avec  un  mélange  comique  de  plaisir 
et  de  chagrin,  quel  mérite  y  a-t-ilpour  un  homme  à  être  jovial 
dans  de  telles  circonstances? Est-ce  qu'on  pourrait  s'en  empê- 
cher quand  les  choses  nous  servent  à  gré  ?  j) 

Pendant  quelques  instants,  Martin  demeura  à  le  contempler, 
comme  s'il  doutait  réellement  du  témoignage  de  ses  propres 
sens  et  qu'il  ne  pût  se  persuader  que  celui  qui  était  là,  devant 
lui,  fût  bien  Mark  en  personne.  Enfin  il  lui  demanda  si,  dans 
le  cas  où  la  jeune  fille  serait  encore  à  Londres,  il  croyait  pou- 
voir s'arranger  pour  lui  remettre  secrètement  une  lettre. 

«  Si  je  le  peux  !  ...  s'écria  Mark.  Je  crois  bien  !  Allons, 
asseyez-vous,  monsieur.  Écrivez,  monsieur.  y> 

En  parlant  ainsi,  Mark  débarrassa  la  table  par  ce  procédé 
sommaire  qui  consiste   à  fourrer   tout  par  terre  devant   k 


266  VIE  ET  AVENTURES 

foyer;  il  prit  sur  la  tablette  de  la  cheminée  tout  ce  qui  était 
nécessaire  pour  écrire  ;  il  établit  en  face  le  fauteuil  de  Martin, 
et  le  contraignit  à  s'y  asseoir;  puis  il  plongea  une  plume 
dans  l'écritoire,  et  la  lui  mit  dans  la  main. 

«  Allons,  monsieur,  à  la  besogne  1  cria-t-il.  Ferme,  mon- 
sieur !  Écrivez-moi  ça  de  bonne  encre,  monsieur!  Si  je  crois 
pouvoir  remettre  la  lettre  !  Je  vous  en  réponds.  Hardi,  mon- 
sieur !  2» 

Saùs  se  faire  presser  davantage,  Martin  se  mit  à  l'œuvre 
avec  ardeur;  tandis  que  maître  Tapley,  s'installant  sans  au- 
tres formalités  dans  ses  foliotions  de  domestique  et  de  facto- 
tum, ôtait  son  habit  et  se  mettait  à  nettoyer  le  foyer  et  à  tout 
ranger  dans  la  chambre,  en  se  parlant  à  demi-voix  durant 
tout  ce  temps. 

c  Un  logement  parfait  pour  la  jovialité  !  se  disait-il  en  se 
frottant  le  nez  avec  le  bouton  de  la  pelle  à  feu,  et  promenant 
son  regard  autour  de  la  chambre  délabrée  ;  à  la  bonne  heure  ! 
La  pluie  y  tombe  à  travers  le  toit.  Voilà  ce  que  j'aime.  Un  lit 
vermoulu,  je  parie,  tout  peuplé  de  vampires,  sans  doute.  Al- 
lons 1  mon  esprit  se  retrempe.  Voici  un  bonnet  de  nuit  tout 
en  loques.  Bon  signe.  Ça  marchera  bien  !  ...  Holà  !  hé  !  Jane, 
ma  chère,  appela-t-il  du  haut  de  l'escalier,  montez  pour  mon 
maître  ce  grand  verre  de  grog  bouillant  que  vous  étiez  en  train 
d'apprêter  quand  je  suis  arrivé.  »  Puis,  s'adressant  à  Martin  : 
«  C'est  bien,  monsieur.  Dites  tout  ce  qui  vous  passera  par  la 
tête.  Soyez  bien  tendre,  monsieur,  s'il  vous  plaît.  Ne  craignez 
pas  d'y  mettre  trop  de  sentiment,  monsieur  1  » 


CHAPITRE  XIV. 

Dans  lequel  Martin  fait  ses  adieux  à  la  dame  de  âes  pensées  et  honore 
un  humhle  individu  dont  il  veut  faire  la  fortune,  en  la  plaçant 
sous  sa  protection. 

La  lettre ,  étant  bien  et  dûment  signée  et  cachetée ,  fut  re- 
mise à  Mark  Tapley  pour  être  portée  immédiatement ,  s'il  était 
possible.  Mark  s'acquitta  si  heureusement  de  son  ambassade, 
qu'il  réussit  à  revenir  le  soir  même,  au  moment  où  l'on  allait 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  267 

fermer  la  maison.  Il  rapportait  la  bonne  nouvelle  qu'il  avait 
fait  parvenir  à  la  demoiselle  la  lettre  contenue  dans  un  petit 
écrit  de  sa  façon,  censé  une  nouvelle  demande  à  l'effet  d'être 
admis  au  service  de  M.  Ghuzzlewit.  La  demoiselle  était  des- 
cendue elle-même  et  lui  avait  dit,  à  la  hâte  et  d'un  air  troublé, 
qu'elle  comptait  voir  le  gentleman  le  lendemain  à  huit  heures, 
dans  le  parc  de  Saint-James.  Alors  il  fut  convenu  entre  le 
nouveau  maître  et  le  nouveau  domestique  que  Mark  se  trouve- 
rait de  très-bonne  heure  près  de  l'hôtel,  pour  escorter  la  de- 
moiselle jusqu'au  lieu  du  rendez-vous.  Tout  cela  bien  entendu, 
ils  se  séparèrent  pour  la  nuit;  Martin  reprit  sa  plume,  et, 
avant  de  se  mettre  au  lit,  il  écrivit  une  autre  lettre  dont  nous 
allons  parler  tout  à  l'heure. 

Le  jeune  homme  était  debout  à  la  pointe  du  jour.  Dès  le 
matin  il  arriva  au  Parc,  qui  avait  mis  ce  jour-là  le  moins 
agréable  des  trois  cent  soixante-cinq  costumes  que  l'année 
compte  dans  sa  garde-robe.  Le  temps  était  gris,  humide, 
sombre  et  triste;  les  nuages  offraient  une  teinte  aussi  limo- 
neuse que  le  sol  ;  et  le  brouillard,  tel  qu'un  rideau  sali,  fer- 
mait la  courte  perspective  de  chaque  rue,  de  chaque  avenue. 

«  Un  beau  temps  en  vérité  !  se  dit  amèrement  Martin  ;  un 
beau  temps  pour  errer  çà  et  là,  comme  un  voleur!  Un  beau 
temps,  en  vérité,  pour  un  rendez-vous  amoureux,  en  plein  air 
et  dans  une  promenade  publique  !  J'ai  hâte  de  partir  le  plus 
tôt  possible  pour  un  autre  pays  ;  j'en  ai  bien  assez  de  celui- 
cil...  » 

Peut-être  allait-il  songer  en  même  temps  que,  de  toutes  les 
matinées  de  l'année,  celle-ci  n'était  pas  non  plus  celle  qui 
convenait  le  mieux  à  une  jeune  fille  pour  courir  la  prétan- 
taine. Mais,  en  tout  cas,  il  n'eut  pas  le  temps  de  faire  cette 
réflexioQ,  car  il  aperçut  miss  Mary  à  une  petite  distance,  et  il 
s'empressa  de  courir  à  sa  rencontre.  L'écuyer  de  la  demoi- 
selle, M.  Tapley,  s'écarta  en  même  temps  discrètement,  et  se 
mit  à  contempler  le  brouillard  au-dessus  de  sa  tête  avec  un 
profond  intérêt. 

«  Mon  cher  Martin  !  dit  Mary. 

—  Ma  chère  Mary  !  »  dit  Martin. 

Les  amoureux  sont  de  si  singulières  gens,  que  ce  fut  là 
tout  ce  qu'ils  purent  se  dire  d'abord,  bien  que  Martin  eût  pris 
le  bras  et  aussi  la  main  de  Mary,  et  qu'ils  eussent  arpenté 
une  demi-douzaine  de  fois  une  petite  allée  écartée. 

«  Mon  amour,  dit  enfin  Martin  en  la  contemplant  avec  or- 


'20S  VIE   ET   AVENTURES 

gueil  et  ravissement,  si  vous  avez  changé  depuis  notre  sépa- 
ration, ce  n'a  été  que  pour  devenir  plus  belle  que  jamais  1  » 

Si  Mary  eût  été  une  de  ces  demoiselles  accoutumées  à  la 
menue  monnaie  des  compliments  usés  du  monde,  elle  n'eût 
pas  manqué  de  repousser  cet  éloge  avec  la  modestie  la  plus 
touchante  ;  elle  eût  dit  à  Martin  :  «  Je  sais,  au  contraire,  que 
je  suis  devenue  une  véritable  horreur.  »  Ou  bien,  qu'elle  avait 
perdu  toute  sa  beauté  dans  les  pleurs  et  l'anxiété  ;  ou  bien,  qu'elle 
marchait  tout  doucement  vers  une  tombe  prématurée  ;  ou  bien, 
que  ses  souffrances  morales  étaient  indicibles;  ou  enfin,  soit 
par  ses  pleurs,  soit  par  ses  paroles  lamentables ,  soit  par  un 
mélange  des  uns  et  des  autres,  elle  lui  eût  fait  d'autres  révé- 
lations de  ce  genre  et  l'eût  rendu  aussi  malheureux  que  pos- 
sible. Mais  elle  avait  été  élevée  à  une  école  plus  sévère  que 
celle  où  se  forme  le  cœur  de  la  plupart  des  jeunes  filles  ;  son 
caractère  avait  été  fortifié  par  l'étreinte  de  la  souffrance  et  de 
la  dure  nécessité;  elle  était  sortie  des  premières  épreuves  de 
la  vie,  tendre,  pleine  d'abnégation,  de  chaleur,  de  dévoue- 
ment. Dès  sa  jeunesse,  elle  avait  acquis  (était-ce  heureux  pour 
elle  ou  pour  lui?  nous  n'avons  pas  à  nous  en  inquiéter)  ces 
nobles  qualités  des  grandes  âmes  que  l'on  acquiert,  mais 
souvent  à  ses  dépens,  dans  les  peines  et  les  luttes  qui  for- 
ment les  matrones.  Ni  ses  joies,  ni  ses  chagrins  ne  l'avaient 
amollie  ou  abattue;  cette  affection  qu'elle  avait  donnée  de 
bonne  heure  était  franche,  pleine  et  profonde;  elle  voyait  en 
Martin  un  homme  qui,  pour  elle,  avait  perdu  sa  famille  et  sa 
fortune  :  son  unique  désir  était  de  lui  témoigner  son  amour 
par  des  paroles  cordiales  et  encourageantes,  par  l'expression 
d'une  complète  espérance  et  d'une  confiance  empreinte  de  gra- 
titude ;  de  même  qu'elle  aurait  cru  manquer  à  sa  tendresse, 
si  elle  avait  été  capable  de  donner  une  pensée  aux  tentations 
misérables  que  le  monde  pouvait  lui  offrir. 

«  Mais  vous ,  Martin ,  avez-vous  souffert  quelque  change- 
ment? répondit-elle  ;  car  cela  m'intéresse  bien  plus.  Vous  pa- 
raissez plus  inquiet,  plus  rêveur  qu'autrefois. 

—  Pour  cela  ,  mon  amour ,  dit  Martin ,  qui  enlaça  la  taille 
de  la  jeune  fille  (  en  regardant  d'abord  autour  de  lui  pour 
voir  s'il  n'y  avait  pas  de  témoins,  et  après  s'être  bien  assuré 
que  M.  Tapley  étudiait  plus  que  jamais  les  effets  de  brouil- 
lard), il  serait  bien  étrange  que  je  fusse  autrement,  car  ma 
vie,  surtout  dans  les  derniers  temps,  a  été  bien  rude. 

—  Je  ne  me  le  dissimule  pas,  répondit-elle.  Croyez-vous 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT.  269 

que  j'aie  oublié  un   instant  de  penser  à  vous,  à  votre  po- 
sition ? 

—  Non,  non,  je  l'espère,  dit  Martin.  Non,  j'en  suis  sûr; 
j'ai  quelque  droit  de  le  croire,  Mary  :  car  je  me  suis  soumis  à 
une  dure  série  de  tourments  et  de  privations  ;  et  naturellement 
cette  compensation  m'est  bien  due. 

— Pauvre  compensation  !  dit-elle  avec  un  faible  sourire.  Mais 
celle-là  du  moins,  ayez- la,  elle  vous  est  acquise  à  jamais. 
Martin,  vous  avez  payé  bien  cher  un  pauvre  cœur;  mais  enfin 
il  est  tout  à  vous,  et  bien  fidèlement. 

—  Oh!  j'en  suis  tout  à  fait  certain,  dit  le  jeune  homme; 
sinon,  je  ne  me  fusse  pas  plongé  dans  la  situation  où  je 
me  trouve.  Ne  dites  pas,  Mary,  que  c'est  un  pauvre  cœur;  je 
sais,  au  contraire,  que  c'est  un  riche  cœur.  A  présent,  ma  ché- 
rie, il  faut  que  je  vous  confie  un  projet  qui  d'abord  vous  fera 
tressaillir,  mais  que  je  n'entreprends  que  pour  l'amour  de 
vous.  » 

Il  ajouta  lentement  en  attachant  un  regard  fixe  sur  ses  beaux 
yeux  noirs  où  se  peignit  une  profonde  surprise  : 
«  Je  pars  pour  l'étranger. 

—  Pour  l'étranger,  Martin  ? 

—  Oh!  seulement  pour  l'Amérique.  Voyez....  vous  faiblissez 
déjà! 

—  S'il  en  est  ainsi,  ou  plutôt  s'il  en  était  ainsi,  dit-elle  en 
relevant  la  tête  après  un  moment  de  silence ,  et  le  regardant 
de  nouveau,  ce  serait  du  chagrin  que  j'éprouve  à  l'idée  de  ce 
que  vous  êtes  prêt  à  tenter  pour  moi.  Je  n'essayerai  pas  de 
vous  en  dissuader,  Martin  :  mais  c'est  si  loin,  si  loin!  il  y  a 
un  immense  océan  à  traverser  ;  si  la  maladie  et  la  pauvreté 
sont  partout  des  calamités  cruelles ,  dans  un  pays  étranger 
elles  sont  horribles  à  supporter.  Avez-vous  songé  à  tout  cela? 

—  Si  j'y  ai  songé!  s'écria  Martin,  qui,  dans  l'expression  de 
son  amour  (car  vraiment  il  en  avait) ,  ne  perdait  pas  un  iota 
de  sa  brusquerie  habituelle.  Qu'est-ce  que  vous  voulez  que  je 
fasse  ?  C'est  bel  et  bon  de  me  dire  :  «  Y  avez-vous  songé?  »  ma 
chère;  mais  vous  pourriez  me  demander  en  même  temps  si  j'ai 
songé  à  mourir  de  faim  dans  mon  pays;  si  j'ai  songé  à  me 
faire  commissionnaire  pour  vivre  ;  si  j'ai  songé  à  garder  des 
chevaux  dans  les  rues  pour  gagner  chaque  jour  un  morceau 
de  pain.  Allons  ,  allons,  ajouta-t-il  d'un  ton  plus  doux,  ne  pen- 
chez pas  ainsi  la  tête,  mon  amour,  car  j'ai  besoin  des  encou- 
ragements que  peut  seule  me  donner  la  vue  de  votre  charmant 


270  VIE  ET   AVENTURES 

visage.  Voilà  qui  est  bien  :  maintenant  vous  voilà  redevenue 
une  brave  fille. 

—  J'essaye  de  l'être,  réppndit-elle,  souriant  à  travers  ses 
larmes. 

—  C'est  déjà  quelque  chose  que  d'essayer,  et  chez  vous  cela 
suffit.  Est-ce  que  je  ne  vous  connais  pas  d'ancienne  date  ?  s'é- 
cria gaiement  Martin.  Bien,  très-bien!  A  présent,  je  puis  vous 
confier  mes  plans  aussi  tranquillement  que  si  vous  étiez  déjà 
ma  petite  femme,  Mary.  » 

Elle  se  pressa  davantage  encore  contre  son  bras,  et,  levant 
vers  lui  la  tête,  elle  l'invita  à  parler. 

ce  Vous  voyez,  dit  Martin,  jouant  avec  la  petite  main  de 
Mary  qui  était  appuyée  sur  son  poignet,  vous  voyez  que  tous 
mes  efforts  pour  réussir  dans  mon  pays  ont  été  rendus  inu- 
tiles, infructueux.  Je  ne  vous  dirai  pas  par  qui,  Mary,  car  cela 
nous  affligerait  tous  deux.  Mais  ce  n'en  est  pas  moins  un  fait. 
Lui  avez-vous,  dans  ces  derniers  temps,  entendu  parler  d'un 
de  nos  parents  nommé  Pecksniff?  Répondez  simplement  à  cette 
question. 

—  Je  lui  ai  entendu  dire,  à  ma  grande  surprise,  que  cet 
homme  valait  mieux  que  sa  réputation. 

—  J'en  étais  sûr!...  interrompit  Martin. 

—  Et  que,  probablement,  nous  irions  faire  plus  ample  con- 
naissance avec  lui,  sinon  même  demeurer  avec  lui,  et,  je 
crois  ,  avec  ses  filles.  Il  a  des  filles ,  n'est-ce  pas  ,  mon  bien- 
aimé? 

—  Un  couple,  un  couple  délicieux,  des  diamants  de  la  plus 
belle  eau  ! 

—  Ah!  vous  plaisantez I... 

—  C'est  une  plaisanterie  très-sérieuse  au  fond,  et  qui  me 
donne  un  profond  dégoût.  Il  faut  que  vous  m'ayez  mis  de  belle 
humeur  pour  que  je  plaisante  en  parlant  de  M.  Pecksniff,  chez 
qui  j'ai  vécu  en  qualité  d'élève,  et  de  qui  je  n'ai  reçu  que  des 
affronts  et  des  injures.  Dans  tous  les  cas ,  quelque  intimes 
que  puissent  être  vos  relations  avec  sa  famille ,  n'oubliez  ja- 
mais ceci,  Mary;  quelque  démenti  que  semblent  me  donner 
es  apparences,  ne  perdez  jamais  ceci  de  vue  :  Pecksniff  est 
un  gredin. 

—  Vraiment  ! 

—  Il  l'est  en  pensée,  en  actions,  de  toute  manière.  Un  gre- 
din depuis  la  plante  des  pieds  jusqu'à  la  pointe  des  cheveux. 
Quant  à  s^^  filles,  je  me  bornerai  à  vous  dire,  d'après  mes 


DE  MARTIN    CHUZZLEWIT.  271 

observations  et  ma  conviction,  que  ce  sont  des  jeunes  per- 
sonnes bien  dressées  par  leur  père  et  formées  exactement  sur 
son  modèle.  Mais  c'est  une  digression  qui  m'éloignerait  de 
mon  sujet,  si  elle  ne  me  servait  de  transition  naturelle  à  ce 
que  je  veux  vous  confier.  » 

Il  s'arrêta  pour  fixer  sur  elle  un  regard,  et  ayant  vu,  en 
jetant  rapidement  un  coup  d'œil  autour  de  lui,  que  non- 
seulement  il  n'y  avait  personne  dans  le  Parc,  mais  que 
plus  que  jamais  Mark  étudiait  l'effet  de  brouillard,  il  ne  se 
borna  point  à  regarder  les  joues  de  Mary,  mais  il  l'embrassa 
par-dessus  le  marché. 

«:  Je  vous  disais  donc  que  je  pars  pour  l'Amérique,  avec  de 
grandes  espérances  d'y  réussir  et  de  revenir  ici  avant  peu;  ce 
sera  peut-être  pour  vous  y  emmener  quelques  années;  mais, 
dans  tous  les  cas,  ce  sera  pour  vous  demander  en  mariage. 
Après  tant  d'épreuves,  j'espère  que  vous  ne  regarderez  plus 
comme  un  devoir  de  rester  près  de  l'homme  qui  ne  me  per- 
mettra jamais,  tant  qu'il  pourra,  de  vivre  dans  mon  pays  ; 
c'est  l'exacte  vérité.  Naturellement  la  durée  de  mon  absence 
est  incertaine;  mais  elle  ne  se  prolongera  pas  bien  longtemps, 
vous  pouvez  m'en  croire. 

—  En  attendant,  cher  Martin.... 

—  Voilà  où  j'en  voulais  venir.  En  attendant,  vous  entendrez 
souvent  parler  de  moi.  Ainsi....  a 

Il  s'interrompit  pour  prendre  dans  sa  poche  la  lettre  qu'il 
avait  écrite  la  nuit  précédente,  et  il  continua  en  ces  termes  : 

«  Il  y  a  au  service  de  ce  drôle,  dans  la  maison  de  ce  drôle 
(par  le  mot  de  drôle,  j'entends  nécessairement  M.  Pecksniff.) 
il  y  a  une  personne  qui  s'appelle  Pinch,  n'oubliez  pas  ce  nom, 
un  pauvre  original,  bizarre  et  simple,  mais  parfaitement  hon- 
nête et  sincère,  plein  de  zèle,  et  qui  a  pour  moi  une  franche 
amitié  que  je  veux  payer  de  retour  un  de  ces  jours,  en  l'éta- 
blissant de  manière  ou  d'autre. 

—  Toujours  votre  bonne  nature  d'autrefois,  Martin! 

—  Oh  !  dit  Martin,  cela  ne  vaut  pas  la  peine  d'en  parler, 
mon  amour.  Il  m'est  très-reconnaissant  et  brûle  du  désir  de 
me  servir  ;  je  suis  donc  plus  que  payé.  Un  soir,  j'ai  raconté  à 
ce  Pinch  mon  histoire  et  tout  ce  qui  me  concerne.  Il  n'a  pas 
pris  un  médiocre  intérêt  à  ce  récit,  je  puis  vous  l'affirmer,  car 
il  vous  connaît.  Oui,  je  conçois  que  vous  en  rougissiez  de  sur- 
prise, et  comme  cela  vous  va  bien  î  Je  voudrais  vous  voir  tou- 
jours comme  ça!  mais^'ous  l'avez  entendu  toucher  de  l'orgue 


272  VIE   ET   AVÎilNTURES 

dans  l'église  du  village  où  nous  étions;  il  vous  a  vue  écou- 
tant sa  musique,  et  qui  plus  est,  c'est  vous  qui  l'inspiriez  sans 
le  savoir. 

—  Quoi!  c'était  lui  qui  tenait  l'orgue?  s'écria  Mary.  Je  le 
remercie  de  tout  mon  cœur. 

—  C'était  lui,  dit  Martin,  et  toujours  gratis,  bien  entendu. 
Jamais  il  n'y  eut  garçon  si  naïf,  un  vrai  enfant,  mais  un  en- 
fant excellent. 

—  J'en  suis  certaine,  dit  Mary  avec  chaleur  ;  cela  doit 
être. 

—  Oh  !  oui,  sans  nul  doute,  reprit  Martin  avec  son  air  d'in- 
souciance habituelle.  Si  bien  donc  que  j'ai  eu  l'idée....  Mais, 
attendez  ;  si  je  vous  lisais  la  lettre  que  je  lui  ai  écrite  et  que 
j'ai  l'intention  de  lui  envoyer  par  la  poste  ce  soir,  ce  serait  plus 
tôt  fait,  (c  Mon  cher  Tom  Pinch....  »  C'est  peut-être  un  peu 
amical ,  dit  Martin ,  se  rappelant  tout  à  coup  qu'il  l'avait  pris 
de  plus  haut  avec  Tom,  lors  de  leur  dernière  rencontre;  mais 
je  l'appelle  mon  cher  Tom  Pinch,  parce  qu'il  aime  cette  for- 
mule et  qu'il  en  sera  flatté. 

—  Très-bien,  dit  Mary,  c'est  très- aimable  à  vous. 

—  Justement,  c'est  cela  !  s'écria  Martin.  11  est  bon  de  té- 
moigner aux  gens  de  l'affection  quand  on  le  peut  ;  et,  comme 
je  viens  de  vous  le  dire,  c'est  réellement  un  excellent  garçon. 
« — Mon  cher  Tom  Pinch,  je  vous  adresse  cette  lettre  sous  le 
couvert  de  mistress  Lupin,  au  Dragon  bleu.  Je  l'ai  priée  eu 
deux  mots  de  vous  la  remettre  sans  en  parler  à  qui  que  ce 
soit,  et  de  faire  de  même  pour  toutes  les  lettres  qu'elle  pour- 
rait, à  l'avenir,  recevoir  de  moi.  Vous  comprendrez  tout  de 
suite  le  motif  que  j'ai  d'agir  ainsi.  —  »  Je  ne  saispas  trop,  par 
parenthèse,  ce  qu'il  en  sera,  dit  Martin  s'interrompant  ;  car  le 
pauvre  garçon  n'a  pas  l'intelligence  très- vive  ;  mais  il  finira 
par  comprendre.  Mon  simple  motif,  c'est  que  je  ne  me  soucie 
pas  que  mes  lettres  soient  lues  par  d'autres,  et  notamment  par 
le  gredin  qu'il  considère  comme  un  ange. 

—  Encore  M.  Pecksniff?  demanda  Mary. 

—  Toujours,  3)  dit  Martin. 
Il  reprit  sa  lecture  : 

«  Vous  comprendrez  aisément  le  motif  que  j'ai  d'agir  ainsi. 
J'ai  terminé  mes  préparatifs  pour  mon  voyage  en  Amérique, 
et  vous  serez  étonné  d'apprendre  que  j'aurai  pour  compagnon 
de  route  Mark  Tapley,  de  qui  j'ai  fait  l'étrange  rencontre  à 
Londres  et  qui  insiste  pour  se  mettre  sous  ma  protection.  » 


DR   MARTIN   CHUZZLEWIT.  '21.1 

«  Vous  comprenez ,  mon  amour,  dit  Martin ,  s'interrompant 
de  nouveau,  que  je  veux  parler  de  notre  ami  qui  se  tient  là- 
bas  à  distance,  s 

Mary  fut  charmée  de  ce  qu'elle  entendait  et  dirigea  sur 
Mark  un  regard  d'intérêt  que  celui-ci  saisit  au  passage  en  dé- 
tournant les  yeux  de  son  brouillard,  et  qu'il  reçut  avec  une 
extrême  satisfaction.  Elle  dit  que  Mark  était  une  bonne  âme, 
un  garçon  jovial,  et  sur  la  fidélité  duquel  on  pouvait  compter, 
bien  sûr  :  compliments  que  M.  Tapley  résolut  intérieurement 
de  justifier,  pour  faire  honneur  aux  jolies  lèvres  qui  le» 
avaient  prononcés,  dùt-il  faire  le  sacrifice  de  sa  vie. 

«Maintenant,  mon  cher  Pinch,  reprit  Martin,  continuant 
la  lecture  de  sa  lettre,  je  vais  vous  donner  une  grande  preuve 
de  confiance,  sachant  bien  que  je  puis  parfaitement  me  re- 
poser sur  votre  honneur  et  votre  discrétion,  et  n'ayant  d'ail- 
leurs personne  autre  à  qui  je  puisse  me  fier.  » 

—  Je  ne  mettrais  pas  cela,  Martin. 

—  Vous  ne  le  mettriez  pas?  Eh  bien!  je  l'effacerai.  C'est 
pourtant  la  vérité. 

—  Il  se  peut ,  mais  le  compliment  ne  lui  semblerait  pas 
gracieux. 

—  Oh!  je  ne  m'inquiète  pas  de  ce  que  pense  Tom.  Il  n'y  a 
pas  tant  de  cérémonies  à  faire  avec  lui.  Cependant  j'effacerai 
cette  queue  de  phrase,  puisque  vous  le  désirez,  et  je  placerai 
le  point  après  ces  mots  :  «  Et  votre  discrétion.  2»  Je  continue  : 
«  —  Non-seulement  je  mettrai  à  votre  adresse  toutes  mes  lettres 
à  la  demoiselle  dont  je  vous  ai  parlé,  vous  commettant  le 
soin  de  les  lui  envoyer  où  elle  vous  dira ,  mais  encore  je  la 
confie  elle-même  d'une  manière  pressante  à  vos  soins  et  à 
votre  sollicitude,  dans  le  cas  où  vous  viendriez  à  la  rencontrer 
en  mon  absence.  J'ai  lieu  de  penser  que  les  occasions  que 
vous  aurez  de  vous  voir  ne  seront  ni  éloignées  ni  rares  ;  et 
bien  que,  dans  votre  position,  vous  ne  puissiez  faire  que  très- 
peu  de  chose  pour  adoucir  ses  ennuis,  j'ai  l'intime  confiance 
que  vous  ferez  à  cet  égard  tout  ce  qui  dépendra  de  vous,  et 
que  vous  justifierez  ainsi  mon  espérance.—»  Vous  voyez,  ma 
chère  Mary,  dit  Martin,  ce  sera  pour  vous  une  grande  conso- 
lation d'avoir  quelqu'un,  si  simple  qu'il  soit ,  avec  qui  vous 
puissiez  parler  de  moi  ;  et  la  première  fois  que  vous  causerez 
avec  Pinch,  vous  verrez  tout  de  suite  que  vous  pouvez  lui 
parler  sans  le  moindre  embarras.  Vous  ne  vous  sentirez  paa 
plus  gênée  qu'avec  une  vieille  bonne  femme. 

Ms.KTIN    CHLZZLEWIÏ.    —  ï  18 


îlk  VIE  ET   AVENTURES 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  répondit-elle  en  souriant,  c'est  votre 
ami,  cela  suffit. 

—  Oh  !  oui ,  certainement ,  c'est  mon  ami ,  dit  Martin.  De 
fait,  je  lui  ai  répété  bien  des  fois  que  nous  aurions  toujours 
des  égards  pour  lui,  et  que  nous  le  protégerions  ;  et  il  a  cela 
de  bon  qu'il  est  reconnaissant,  très-reconnaissant.  Vous  serez 
contente  de  lui  à  tous  égards,  mon  amour.  Vous  verrez  com- 
bien il  est  grotesque  et  rococo ,  mais  vous  n'aurez  pas  besoin 
de  vous  gêner  pour  vous  moquer  de  lui;  il  ne  s'en  offusquera 
pas.  Au  contraire,  cela  lui  fera  plaisir. 

—  Je  ne  pense  pas  en  faire  l'expérience,  Martin. 

—  Non ,  si  vous  pouvez  vous  en  empêcher  ;  mais  je  crois 
bien  que  vous  trouverez  l'épreuve  au-dessus  de  votre  gravité. 
En  tout  co.s,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  Revenons  à  ma 
lettre,  qui  se  termine  ainsi:  <c  —  Sachant  bien  que  je  n'ai  pas 
besoin  de  m'étendre  plus  longuement  vis-à-vis  de  vous  sur  la 
nature  de  cette  confidence,  car  vous  êtes  suffisam.ment  édifié 
sur  ce  sujet,  je  me  bornerai  à  vous  dire,  en  vous  adressant 
mon  adieu  et  en  appelant  de  m.es  vœux  notre  prochaine  réu- 
wiion,  qu'à  partir  dé  ce  moment  je  me  charge,  au  milieu  de 
mes  succès  futurs,  de  votre  fortune  et  de  votre  bonheur, 
comme  si  c'était  pour  moi.  Vous  pouvez  compter  là-dessus. 
Cro3'ez-moi  toujours,  mon  cher  Tom  Pinch,  votre  ami  dévoué, 
Martin  Chuzzlewît.  P.  S.  Je  joins  à  cette  lettre  le  montant 
de  ce  que  vous  avez  eu  la  bonté  de....  »  Oh  !  dit  Martin, 
s'arrêtant  tout  court  et  pliant  la  lettre,  ce  n'est  rienl  » 

En  ce  moment  critique.  Mark  Tapley  intervint  pour  faire 
remarquer  que  l'heure  sonnait  à  l'horloge  des  Horse-G-uards. 

«  Je  n'en  aurais  pas  fait  l'observation,  monsieur,  dit-il,  si 
la  jeune  dame  ne  m'avait  pas  recommandé  particulièrement 
d'avoir  bien  soin  de  l'en  avertir. 

—  C'est  vrai,  dit  Mary.  Je  vous  remercie.  Vous  avez  par- 
faitement raison.  Dans  une  minute,  je  serai  prête  à  partir. 
Nous  ne  pouvons  plus  qu'échanger  quelques  mots  à  peine, 
cher  Martin;  et,  bien  que  j'aie  à  vous  dire  encore  tant  de 
choses,  il  faudra  que  je  m'en  abstienne,  jusqu'à  l'heureux 
jour  de  notre  prochaine  réunion.  Puisse  le  ciel  nous  envoyer 
ce  jour  au  plus  tôt,  et  le  plus  heureux  possible  !  Mais  je  n'ai 
pas  de  crainte  là-dessus. 

—  De  la  crainte!  s'écria  Martin.  Pourquoi  en  auriez-vous? 
Qu'est-ce  que  c'est  que  quelques  mois?  qu'est-ce  qu'une  an- 
née entière"^   Quand  je   reviendrai   gaiement,    après   m'être 


DE  MARTIN    GHUZZLEWIT.  275 

ouvert  largement  la  route  dans  la  vie,  alors  nous  pourrons 
jeter  un  regard  en  arrière  sur  cette  séparation,  et  trouver 
qu'elle  fut  triste.  Mais  maintenant  I  maintenant  je  vous  jure 
que  je  n'aurais  pas  voulu  la  voir  s'accomplir  sous  de  plus  fa- 
vorables auspices  ;  il  m'en  aurait  trop  coûté  de  partir,  si  ce 
n'était  pas  pour  obéir  à  la  nécessité. 

—  Oui,  oui.  Je  pense  de  même.  Quand  partez-vous? 

—  Ce  soir.  Nous  nous  dirigerons  ce  soir  vers  Liverpool. 
Dans  trois  jours,  m'a-t-on  dit,  un  vaisseau  doit  quitter  le 
port.  Avant  un  mois  ,  peut-être  serons-nous  arrivés.  Eh  bien  ! 
qu'est-ce  qu'un  mois?  Que  de  mois  se  sont  écoulés  depuis  no- 
tre dernière  séparation  ! 

—  C'est  bien  long,  quand  on  y  pense  après,  dit  Mary,  s'as- 
sociant  à  sa  bonne  humeur ,  mais  cela  passe  si  vite  I 

—  Ce  n'est  rien  du  tout,  s'écria  Martin.  Gela  va  me  chan- 
ger de  place  ;  je  verrai  du  pays,  d'autres  gens,  d'autres  mœurs  ; 
j'aurai  d'autres  soucis,  d'autres  espérances.  Le  temps  aura 
des  ailes.  Je  ne  crains  aucune  épreuve,  pourvu  que  j'aie  de 
l'activité.  » 

Il  ne  pensait  seulement  pas  au  chagrin  qu'il  laissait  à  la 
jeune  fille,  quand  il  faisait  si  bon  marché  de  leur  séparation, 
ainsi  que  de  l'avenir  monotone  et  de  l'accablante  anxiété 
qu'elle  aurait  à  subir  jour  par  jour.  Quoi  !  il  n'y  avait 
pas  une  note  discordante  dans  ce  chant  de  bravoure  où 
perçait  visiblement  le  sentiment  personnel,  quelque  élevé 
qu'en  fût  le  ton  !  Mais  Mary  ne  s'en  apercevait  pas.  Le  contraire 
eût  mieux  valu,  peut-être;  mais  enfin  c'était  comme  cela. 
Elle  prêtait  l'oreille  aux  accents  de  ce  cœur  impétueux,  qui, 
pour  l'amour  d'elle,  avait  rejeté  comme  une  vile  écume  tous 
les  avantages  de  la  fortune,  sans  tenir  compte  des  dangers  et 
des  privations,  pourvu  qu'elle  fût  calme  et  heureuse,  et  elle 
n'entendait  rien  de  plus.  Le  cœur  où  l'égoïsme  n'a  pas  trouvé 
de  place  pour  y  dresser  son  trône  a  peine  à  reconnaître  la 
présence  de  cette  passion  hideuse,  quand  il  l'a  sous  ses  yeux. 
De  même  que,  dans  l'ancien  temps,  il  fallait  être  soi-même 
possédé  du  démon  pour  voir  les  mauvais  esprits  s'emparer  de 
l'âme  des  autres  hommes  ;  de  même,  il  y  a  dans  le  vice  unti 
fraternité  qui  fait  que  ceux  qui  en  sont  possédés  se  reconnais- 
sent mutuellement  dans  les  recoins  où  ils  se  cachent,  tandis 
que  la  vertu  est  incrédule  et  aveugle. 

«  Le  quart  est  passé  1...  cria  M.  Tapley,  du  ton  de  l'aver- 
tissement. 


276  VIE    ET   AVENTURES 

—  Je  vais  rentrer  immédiatement,  dit  Mary.  J'ai  encore 
quelque  chose  à  ajouter,  cher  Martin.  Depuis  quelques  mi- 
nutes, vous  vous  êtes  borné  à  me  demander  de  répondre  à 
vos  questions  sur  un  seul  sujet;  mais  il  f^ut  bien  que  vous 
sachiez  (autrement,  j'en  aurais  du  regret)  que,  depuis  la  sépa- 
ration dont  j'ai  été  malheureusement  la  cause,  il  n'a  jamais 
prononcé  votre  nom  ;  que  jamais,  même  par  la  moindre  allu- 
sion, il  ne  l'a  mêlé  à  l'ombre  d'un  reproche,  et  que  sa  ten- 
dresse pour  moi  n'a  pas  diminué. 

—  Quant  à  ce  dernier  point,  je  lui  en  suis  obligé,  dit  Mar- 
tin ;  pour  le  reste,  je  ne  lui  en  sais  aucun  gré.  Quoique,  toute 
réflexion  faite,  j'aie  encore  à  le  remercier  de  ne  pas  dire  un  mot 
de  moi,  car  je  n'espère  ni  ne  désire  que,  désormais,  il  pro- 
nonce jamais  mon  nom  ;  il  est  possible,  pourtant,  qu'un  jour 
il  l'écrive,  et  que  cette  fois  il  le  mêle  à  ses  reproches  dans  son 
testament.  A  la  bonne  heure  !  En  attendant,  quand  je  le  sau- 
rai, il  sera  dans  la  tombe;  elle  m'aura  vengée  de  sa  colère. 
Dieu  l'assiste  I 

—  Martin  !...  si  quelquefois,  à  vos  heures  de  repos,  l'hiver 
devant  le  foyer,  ou  l'été  en  plein  air,  quand  vous  viendrez  à  en- 
tendre une  douce  harmonie,  ou  à  penser  à  la  mort,  à  la  patrie, 
à  votre  enfance  ;  si,  en  ce  moment ,  vous  consentiez  à  songer 
seulement  une  fois  par  mois,  même  une  fois  par  an  à  lui,  ou 
à  toute  autre  personne  de  qui  vous  ayez  à  vous  plaindre,  vous 
lui  pardonneriez  au  fond  du  cœur,  j'en  suis  sûre  ! 

—  Si  je  croyais  qu'il  en  fût  ainsi,  Mary,  répondit-il,  ja- 
mais ,  en  un  pareil  moment,  je  ne  voudrais  songer  à  lui, 
pour  m'épargner  la  honte  d'une  aussi  lâche  faiblesse.  Je  ne 
Suis  pas  né  pour  servir  de  jouet  et  de  pantin  à  un  homme, 
encore  moins  à  lui,  à  qui  j'ai  sacrifié  ma  jeunesse  tout  en- 
tière ,  pour  complaire  à  ses  désirs  et  à  ses  caprices ,  en  retour 
du  peu  de  bien  qu'il  m'a  fait.  Entre  nous  deux ,  ce  ne  fut 
qu'un  troc  tout  pur,  un  marché,  rien  de  plus;  et  le  plateau  de 
la  balance  ne  penche  pas  tellement  en  sa  faveur,  que  j'aie 
besoin  d'y  jeter  comme  poids  complémentaire  un  méprisable 
pardon.  Il  vous  a  défendu  de  jamais  parler  de  moi,  ajouta 
vivement  Martin,  je  le  sais.  Allons,  n'est-ce  pas  vrai? 

—  Il  y  a  longtemps  de  cela;  c'était  immédiatement  après 
votre  séparation;  vous  n'aviez  pas  même  encore  quitté  la 
maison.  Mais  depuis,  jamais. 

—  Il  n'en  a  plus  parlé ,  dit  Martin  ,  parce  que  l'occasion  ne 
s'en  est  pas  offerte;  mais,  de  toute  manière    c'est  chose  peu 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  277 

importante.  Désormais,  que  toute  allusion  à  lui  soit  interdite 
entre  nous.  C'est  pourquoi ,  mon  amour,  poursuivit-il  en  la 
pressant  contre  son  sein,  car  le  moment  de  se  séparer  était 
venu,  dans  la  première  lettre  que  vous  m'écrirez  par  la  poste 
à  New-York,  comme  dans  toutes  les  autres  que  vous  m'enver- 
rez par  l'intermédiaire  de  Pinch,  rappelez-vous  que  le  vieil- 
lard n'existe  pas,  qu'il  est  pour  nous  comme  s'il  était  mort. 
Maintenant,  que  Dieu  vous  garde  !  Le  lieu  où  nous  sommes 
est  singulier  pour  une  telle  séparation  ;  mais  notre  prochaine 
entrevue  se  fera  dans  un  lieu  meilleur,  pour  ne  plus  nous 
séparer  que  dans  la  mort. 

—  Une  dernière  question,  Martin,  je  vous  prie.  Vous  êtes- 
vous  muni  d'argent  pour  ce  voyage? 

—  Si  je  m'en  suis  muni?»  s'écria  le  jeune  homme.  Autant 
par  orgueil  que  dans  le  désir  de  la  rassurer,  il  répondit  : 
«  Si  je  me  suis  muni  d'argent?  Voilà  une  jolie  question  pour 
la  femme  d'un  émigrant!  Gomment,  mon  amour,  pourrait-on, 
sans  argent,  voyager  sur  terre  ou  sur  mer? 

—  Je  veux  dire,  en  avez-vous  assez? 

—  Si  j'en  ai  assez  !  J'en  ai  plus,  vingt  fois  plus  qu'il  ne 
m'en  faut.  J'en  ai  plein  ma  poche.  Mark  et  moi,  pour  nos  be- 
soins, nous  sommes  aussi  riches  que  si  nous  avions  dans  notre 
bagage  la  bourse  de  Fortunatus. 

—  La  demie  approche  !...  cria  M.  Tapley. 

—  Adieu,  cent  fois  adieu!...  »  s'écria  Mary,  d'une  voix  trem- 
blante. 

Mais  quelle  triste  consolation  qu'un  froid  adieu  !  Mark 
Tapley  le  savait  parfaitement.  Peut-être  le  savait-il  d'après 
ses  lectures,  ou  par  expérience,  ou  par  simple  intuition.  Il 
nous  est  impossible  de  le  dire;  mais,  de  quelque  façon  qu'il  le 
sût,  cet  instinct  lui  suggéra  le  plus  sage  parti  qu'aucun 
homme  ait  jamais  pris  en  semblable  circonstance.  11  fut  saisi 
d'un  violent  accès  d'éternuement  qui  l'obligea  de  tourner  la 
tête  d'un  autre  côté.  De  cette  manière,  il  laissa  les  amoureux 
tout  seuls,  abrités  et  invisibles  dans  leur  coin. 

Il  y  eut  une  courte  pause  ;  mais  Mark  eut  une  vague  idée 
que  les  choses  se  passaient  d'une  manière  très-agréable  pen- 
dant ce  temps.  Mary  parut  ensuite  devant  lui  avec  son  voiie 
baissé,  et  l'invita  à  la  suivre.  Elle  s'arrêta  avant  qu'ils  eussent 
quitté  l'allée,  se  retourna  et  envoya  de  la  main  un  adieu  à 
Martin.  Il  fit  un  pas  vers  eux  en  ce  moment,  comme  s'il  avait 
encore  quelques  dernières  paroles  à  ajouter;  mais  Mary  s'é- 


278  VIE  ET  AVENTURES 

loigna  rapidement,  et  M.  Tapley  la  suivit  à  distance  conve- 
nable. 

Lorsque  Mark  vint  rejoindre  Martin  dans  sa  chambre,  il 
trouva  ce  gentleman  assis  tout  pensif  devant  la  grille  pou- 
dreuse, les  deux  pieds  posés  sur  le  garde-feu,  les  deux  coudes 
sur  les  genoux,  et  le  mentou  appuyé  d'une  façon  assez  peu  gra- 
cieuse sur  la  paume  des  mains. 

«  Eh  bien!  Mark? 

—  Eh  bien!  monsieur,  dit  Mark,  reprenant  haleine,  j'ai 
vu  la  jeune  dame  rentrer  saine  et  sauve  chez  elle,  et  je  m'en 
suis  revenu  très-soulagé.  Elle  vous  envoie  une  quantité  de 
choses  aimables ,  monsieur,  et  ceci ,  ajouta-t-il  en  lui  pré- 
sentant une  bague,  comme  un  souvenir  de  séparation. 

—  Des  diamants!  dit  Martin,  baisant  la  bague  (rendons-lui  la 
justice  de  reconnaître  qu'il  la  baisa  par  amour  pour  Mary,  sans 
arrière-pensée  d'intérêt)  et  la  mettant  à  son  petit  doigt.  De 
beaux  diamants!...  Mon  gfand-père  est  un  drôle  de  corps,  un 
homme  étrange,  Mark.  Je  parie  que  c'est  lai  qui  lui  a  donné 
cette  bague.  » 

Mark  Tapley  croyait  plutôt  au  fond  du  cœur  qu'elle  l'avait 
achetée,  pour  que  l'imprévoyant  jeune  homme  emportât  un 
objet  de  prix  qui  pût  lui  être  utile  en  cas  de  détresse;  il  en 
était  aussi  sûr  qu'il  savait  qu'il  faisait  jour  et  non  pas 
nuit.  Quoiqu'il  n'eût  pas  plus  de  certitude  que  l'autre  sur 
l'histoire  du  brillant  joyau  qui  scintillait  au  doigt  de  Martin, 
il  aurait  bien  parié  ,  lui,  que  pour  le  payer  Mary  avait  dû  dé- 
penser toutes  ses  économies;  il  en  était  aussi  certain  que  s'il 
l'avait  vue  compter  l'argent  pièce  à  pièce.  Le  bizarre  aveugle- 
ment de  Martin  dans  cette  petite  affaire  ne  pouvait  s'expliquer 
que  par  le  caractère  du  personnage,  dont  il  soupçonna  immédia- 
tement l'égoïsme  ;  et,  à  partir  de  ce  moment,  le  domestique  ne  se 
fit  plus  aucune  illusion  sur  le  mobile  dominant  de  son  maître. 

ce  Elle  est  digne  de  tous  les  sacrifices  que  j'ai  faits,  dit  Mar- 
tin, se  croisant  les  bras  et  contemplant  les  cendres  du  foyer, 
comme  s'il  reprenait  le  fil  de  ses  idées.  Elle  en  est  bien  digne. 
La  richesse....  (ici  il  caressa  son  menton  et  se  mit  à  rêver)  la 
richesse  n'eût  pas  racheté  pour  moi  la  perte  d'une  si  belle  na- 
ture. Sans  compter  qu'en  gagnant  son  affection  j'ai  suivi  la 
pente  de  mes  propres  désirs  et  déjoué  les  plans  intéressés  de 
gens  qui  n'avaient  pas  le  droit  de  me  les  imposer.  Oui,  elle 
est  tout  à  fait  digne,  plus  que  digne,  du  sacrifice  que  j'ai  fait, 
Oui,  oui,  sans  aucun  doute.  » 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  279 

Ces  réflexions  arrivèrent  ou  n'arrivèrent  pas  à  l'oreille  de 
Mark  Tapley  :  car,  sans  lui  être  adressées  le  moins  du  monde, 
elles  ne  furent  pas  prononcées  si  bas  qu'il  ne  pût  les  entendre. 
En  tout  cas,  Mark  était  resté  debout  à  contempler  Martin,  lais- 
sant paraître  sur  ses  traits  une  expression  indicible  et  des  plus 
mystérieuses,  jusqu'au  moment  où  le  jeune  homme  se  leva  et 
regarda  Mark.  Alors  celui-ci  se  retourna,  comme  s'il  s'était  tout 
à  coup  avisé  de  certains  préparatifs  à  faire  pour  le  voyage,  et, 
sans  laisser  échapper  aucun  son  articulé,  il  fit  un  sourire  ef- 
frayant et  sembla,  par  une  contraction  de  ses  traits  et  un  mou- 
vement de  ses  lèvres,  décharger  son  cœur  de  ce  mot  : 

«  Jovial  !...  JB 


CHAPITRE   XV. 

Sur  l'air  de  :  Salut,  Colombie! 

La  nuit  est  sombre  et  morne.  Les  bons  bourgeois  ont  cbier- 
ché  le  repos  dans  leurs  lits,  ou  bien  ils  veillent  autour  du  feu. 
La  misère,  que  la  charité  né  réchauffe  pas,  grelotte  à  l'angle 
des  rues.  Les  tours  des  églises  résonnent  sous  la  vibration  de 
leurs  cloches,  et  puis  elles  se  taisent  après  avoir  jeté  cet  ap- 
pel mélancolique  :  «  Une  heure  !  »  La  terre  est  couverte  d'un 
voile  noir,  comme  si  elle  avait  pris  le  deuil  pour  les  funérailles 
du  jour  qui  vient  de  trépasser;  les  branches  des  arbres,  éga- 
lement noires,  plumés  géantes  dés  panachés  du  catafalque, 
ondulent  çà  et  là,  Toat  est  muet;  ihefte,  tout  reposé;  sauf 
les  nuages  rapides  qui  courent  en  cachant  la  lune,  sauf  lèvent 
qui  suit  avec  précaution  leur  coursé  en  rasant  le  «ol,  s'arrête 
pour  écouter,  repart  eh  grondant,  s'arrête  de  hoaveaù  et  ré- 
commence à  suivre  les  nuages,  comme  un  sàûVagé  à  la 
piste. 

Où  les  nuages  et  lé  vent  courent-ils  si  vite?  Si,  comme  les 
esprits  des  ténèbres,  ils  se  rendent  à  quelque  conférence  terri- 
ble avec  d'autres  esprits  comme  eux,  dans  quelle  région  mysté- 
rieuse les  éléments  tiennerit-ilà  conseil?  où  vont-ils  arrêter  ieui* 
course  désordonnée? 

C'est  ici!  c'est  hors  de  cette  étroite  prison  qu'on  appelle. 


280  VIE   ET    AVENTURES 

la  terre,  c'est  sur  l'immense  étendue  des  eaux.  C'est  ici  où 
toute  la  nuit  retentissent  des  hurlements,  des  cris  de  rage,  des 
clameurs  lugubres,  des  rugissements.  C'est  ici  où  se  portent 
les  voix  bruyantes  qui  sortent  des  cavernes  creusées  sous  la 
côte  de  telle  petite  île  endormie  maintenant  et  si  tranquille  au 
sein  même  des  flots  qui  la  battent  avec  fureur  à  plus  de  cent 
lieues  de  distance.  C'est  ici  où,  à  la  rencontre  de  ces  voix,  ac- 
courent des  trombes  de  mille  endroits  inconnus  du  monde. 
C'est  ici  où,  dans  l'excès  de  leur  liberté  sans  limites ,  les 
nuages  et  le  vent  s'étreignent  et  se  combattent  mutuellement 
jusqu'à  ce  que  la  mer,  se  mettant  à  l'unisson,  s'abandonne  à 
une  furie  plus  ardente  encore,  et  que  toute  la  scène  ne  forme 
plus  qu'un  ensemble  d'immense  folie. 

Les  longues  et  hautes  vagues  roulent,  roulent,  roulent  sur 
cette  étendue  sans  bornes  comme  sans  repos.  Des  montagnes 
se  dressent,  des  abîmes  se  creusent,  puis  disparaissent  un 
moment  après.  C'est  une  poursuite,  un  coihbat,  un  cliquetis 
insensé  de  vague  contre  vague,  une  étreinte  sauvage  terminée 
par  un  jet  d'écume  qui  blanchit  la  nuit  noire  ;  un  continuel 
changement  de  place,  de  forme,  de  couleur  ;  c'est  une  lutte 
éternelle  et  sans  trêve.  Les  vagues  roulent,  roulent,  roulent,  et 
plus  la  nuit  devient  sombre,  plus  les  vents  mugissent,  et  plus 
s'élèvent  aussi  avec  force  et  violence  les  clameurs  du  million 
des  voix  de  la  mer,  pour  pousser  toutes  ensemble  ce  cri  qui 
domine  la  tourmente  :  «  Un  vaisseau  l  3>      • 

Il  s'avance,  le  vaisseau,  luttant  bravement  contrôles  éléments 
déchaînés;  ses  grands  mâts  tremblent,  ses  charpentes  tres- 
saillent. 11  s'avance,  tantôt  emporté  sur  le  sommet  des  vagues 
qui  se  plissent,  tantôt  se  plongeant  dans  les  profondeurs  de 
la  mer  comme  pour  s'y  mettre  un  moment  à  l'abri  de  sa  furie  ; 
et,  dans  l'air  et  sur  les  eaux,  la  voix  de  la  tempête  crie  plus 
fort  que  jamais  :  «  Un  vaisseau  1  > 

Il  s'avance,  le  vaisseau,  continuant  sa  lutte  ;  en  face  de  son 
audace  et  au  bruit  de  la  clameur  qui  s'étend,  les  vagues  cour- 
roucées escaladent  mutuellement  leurs  têtes  chenues  pour  le 
contempler  ;  elles  accourent  de  toutes  parts  autour  de  lui,  aussi 
loin  que  les  matelots  peuvent  voir  du  haut  du  pont  à  travers 
l'obscurité;  elles  s'attachent  aux  flancs  du  navire,  grimpent 
les  unes  sur  les  autres,  s'élançant,  bondissant,  pour  satisfaire 
leur  curiosité  terrible.  Les  lames  se  brisent  par-dessus  le 
vaisseau;-  elles  montent,  elles  rugissent  autour  de  lui;  puis, 
faisant  place  à  d'autres,  elles  s'éloigiient  en  gémissant  et  sont 


DE  MARTIN    CHUZZLEWIT.  281 

brisées  à  l'infini  malgré  leur  colère  inutile.  Cependant  le  vais- 
seau continue  de  s'avancer  bravement.  Et,  bien  que  l'ardente 
multitude  des  flots  se  soit  pressée  contre  ses  flancs,  rapide  et 
serrée,  durant  toute  la  nuit;  bien  que  l'aube  naissante  montre 
l'infatigable  courant  qui  se  précipite  contre  lui  dans  cet  infini 
de  flots  en  délire,  le  vaisseau  s'avance  toujours  avec  ses  feux 
pâles  qui  éclairent  l'intérieur  de  sa  coque,  et  ses  passagers 
endormis  ;  comme  si  un  élément  implacable  n'était  pas  là  à 
guetter  le  moindre  craquement  de  ses  jointures,  comme  si 
le  tombeau  flottant  du  marin,  ballotté  sans  autre  abri  qu'une 
planche,  ne  se  creusait  pas  au-dessous  dans  d'insondables 
profondeurs. 

Parmi  ces  voyageurs  endormis  se  trouvaient  Martin  et 
Mark  Tapley,  qui,  plongés  dans  un  lourd  assoupissement  par 
ce  roulis  dont  ils  n'avaient  point  l'habitude,  étaient  aussi  in- 
sensibles à  l'air  malsain  qu'ils  respiraient  à  l'intérieur  du  vais- 
seau qu'au  mugissement  qui  retentissait  au  dehors.  Il  était 
grand  jour  quand  le  dernier  s'éveilla,  avec  l'idée  confuse  qu'il 
rêvait  de  s'être  couché  dans  un  lit  à  colonnes,  qui  s'était  re- 
tourné sens  dessus  dessous  pendant  la  nuit.  C'était  plus  vrai- 
semblable que  de  faire  un  rôti  avec  des  œufs  ;  car  les  premiers 
objets  que  M.  Tapley  reconnut  lorsqu'il  ouvrit  les  yeux,  ce 
furent  ses  propres  talons  qui  le  regardaient,  comme  il  en  fit 
la  remarque,  du  haut  de  leur  position  perpendiculaire. 

a  Très-bien  !  dit  Mark ,  qui  s'assit  après  avoir  inutilement 
tenté  plusieurs  efforts  pour  résister  au  roulis  du  vaisseau. 
C'est  la  première  fois  que  je  serai  resté  toute  une  nuit  sur  la 
tête. 

—  Dame!  aussi  pourquoi  vous  couchez-vous  la  tête  sous  le 
vent?  grommela  un  homme  qui  se  trouvait  dans  une  des 
cases. 

—  Avec  ma  tête  où?  y> 
L'homme  répéta  sa  phrase. 

ff  C'est  bon;  je  ne  m'en  aviserai  pas  une  autre  fois,  dit  Mark; 
je  consulterai  auparavant  la  carte  du  pays  pour  mieux  m'o- 
rienter.  En  attendant,  un  bon  conseil  en  vaut  un  autre,  et  je 
crois  que  le  mien  vaut  bien  le  vôtre.  Ayez  soin ,  vous  et  vos 
amis,  de  ne  jamais  vous  fourrer  la  tête  dans  un  vaisseau.  » 

L'homme  poussa  un  grognement  qui  témoignait  à  la  fois  de 
son  assentiment  et  de  sa  mauvaise  humeur,  se  retourna  dans 
sa  cabine  et  ramena  sa  couverture  par-dessus  sa  tête. 

«En  effet,  poursuivit  M.  Tapley,  baissant  le  ton  et  se  par- 


282  VIE  ET  AVENTURES 

lant  en  manière  de  monologue ,  il  n'y  a  rien  de  plus  absurde 
que  la  mer.  Eîle  ne  sait  jamais  ce  qu'elle  veut.  Elle  ne  sait 
que  faire,  en  vérité  ;  elle  est  dans  un  état  continuel  d'agi- 
tation déréglée ,  semblable  à  ces  ours  polaires  qui,  dans  leurs 
cages  de  bêtes  fauves,  sont  là  à  remuer  constamment  leuriête 
à  droite  et  à  gauche;  elle  ne  peut  jamais  rester  tranquille,  ce 
qui  prouve  bien  sa  stupidité  extraordinaire. 

—  Est-ce  vous,  Mark?  demanda  une  voix  faible  partant 
d'une  autre  case. 

—  Du  moins,  monsieur,  c'est  tout  ce  qui  reste  de  moi,  après 
quinze  jours  d'une  pareille  besogne,  répondit  M.  Tapley.  Gom- 
ment voulez-vous?  quand  on  mène  la  vie  d'une  mouche  de- 
puis que  nous  sommes  à  bord;  car  j'ai  été  perpétuellement 
accroché  d'un  côté  ou  d'autre,  la  tête  en  bas  ;  quand  on 
prend  aussi  peu  de  nourriture,  et  pour  la  vomir  le  plus  sou- 
vent ,  comment  voule:s-Vous  qu'il  vous  reste  grand'chose  de 
votre  individu?  Et  vous,  monsieur,  comment  vous  trouvez- 
vous  ce  matin? 

—  Très-mal ,  dit  Martin  avec  un  gémissement  maussade. 
Oufl  c'est  affreux! 

—  C'est  parfait ,  murniura  Mark  appuyant  une  main  sur  sa 
tête  endolorie,  et  regardant  tout  autour  de  lui  avec  un  rica- 
nement assez  triste.  C'est  excellent.  Il  y  a  du  niérite  à  con- 
server ici  quelque  courage.  La  vertu  porte  en  elle-même  sa 
récompense.  C'est  comme  la  jovialité.  » 

Mark  avait  bien  raison:  car  ,  sans  contredit,  tout  homme 
qui  conservait  sa  sétënité  d'esprit  dans  la  chambre  d'arrière 
de  ce  noble  et  rapide  paquebot  nommé  le  Screw  ,  ne  le  devait 
qu'à  ses  propres  ressources,  et,  pour  sa  bonne  humeur  comme 
pour  ses  paquets,  il  fallait  qu'il  en  prît  soin  lui-même,  sans 
compter  sur  l'assistance  des  propriétaires  du  navire.  Une 
chambre  sombre  ,  basse,  suffocante,  encombrée  de  lits  que 
remplissent  des  hommes,  des  femmes  et  des  enfants,  tous  plus 
ou  moins  malades  et  misérables,  n'est  en  aucun  temps  un  lieu 
bien  agréable  de  réunion  ;  mais  quand  il  y  avait  une  telle  presse 
dans  la  chambre  d'arrière  (comme  il  arrivait  à  chaque  traversée 
du  Screw) ,  que  les  matelas  et  les  lits  étaient  entassés  sur  le 
plancher,  sans  aucune  Considération  de  bien-être,  de  propreté 
et  de  décence ,  il  était  bieû  naturel  qu'un  pareil  état  de  choses, 
au  lieu  d'entretenir  des  sentiments  sociables,  encourageai 
plutôt  l'égoïsme  et  la  mauvaise  humeur.  Mark  voyait  bien 
cela  de  son  siège ,  en  regardant  tant  ce  qui  se  passait  autour 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  283 

de  lui ,  et  il  en  éprouvait,  à  raison  de  son  caractère  ,  d'autant 
plus  de  satisfaction. 

Il  se  trouvait  là  des  Anglais  ,  des  Irlandais,  des  Allemands , 
des  Écossais ,  tous  munis  de  leur  petite  provision  de  vivres 
grossiers,  tous  vêtus  d'habillements  râpés;  presque  tous  ayant 
avec  eux  une  quantité  d'enfants.  Des  enfants,  il  y  en  avait  de 
tout  âge,  depuis  le  poupon  à  la  mamelle  jusqu'à  la  jeune  fille 
en  haillons  aussi  grande  que  sa  mère.  Toutes  les  espèces  de 
souffrances  domestiques  qui  résultent  de  la  pauvreté,  de  la 
maladie  ,  de  l'émigration  forcée ,  du  chagrin ,  du  long  voyage 
par  une  saison  mauvaise ,  étaient  amoncelées  dans  cet  étroit 
espace;  et  cependant  on  eût  trouvé,  au  sein  de  cette  arche 
insalubre,  infiniment  moins  de  plaintes  et  de  récriminations  , 
et  infiniment  plus  d'assistance  mutuelle  et  de  sympathie  géné- 
rale que  dans  bien  des  salons  les  plus  brillants. 

Mark  regardait  donc  attentivement  autour  de  lui ,  et  son 
visage  s'illuminait  à  chaque  scène  nouvelle.  Ici  une  vieille 
grand'mère  était  penchée  sur  un  enfant  malade ,  et  le  berçait 
dans  ses  bras  encore  plus  faibles  que  les  jeunes  membres  de 
l'enfant  ;  là,  une  pauvre  mère  avec  un  poupon  sur  les  genoux 
raccommodait  les  vêtements  d'une  autre  petite  créature  et  en 
faisait  taire  une  troisième  qui  de  leur  lit  voulait  descendre  sur 
le  plancher,  afin  de  grimper  sur  elle.  Il  y  avait  des  vieillards 
qui  s'acquittaient  gauchement  de  petits  soins  domestiques ,  et 
qui  eussent  pu  paraître  ridicules  sans  leur  bonne  volonté  et 
leur  zèle  ;  il  y  avait  aussi  de  grands  garçons  basanés ,  vérita- 
bles géants,  qui  accomplissaient  de  petits  actes  de  tendresse 
envers  leurs  parents,  tout  comme  s'ils  étaient  simplement  les 
nains  les  plus  affectueux.  L'idiot  même,  qui  dans  son  coin  se 
balançait  toute  la  journée,  se  sentait  entraîné  à  imiter  ce  qu'il 
voyait  pratiquer  autour  de  lui ,  et  faisait  claquer  sen  doigts 
pour  amuser  un  enfant  qui  pleurait. 

«  Voyons  ,  dit  Mark  adressant  un  signe  à  une  femme  qui , 
à  peu  de  distance  de  lui ,  habillait  ses  trois  enfants  (et  en 
même  temps  il  riait  jusqu'aux  oreilles)  ,  passez-moi  un  de  cts 
marmots;  vous  savez,  c'est  mon  emploi. 

—  Vous  feriez  mieux  de  vous  occuper  du  déjeuner  ,  Mark, 
dit  vivement  Martin  ,  au  lieu  de  vous  tracasser  pour  des 
gens  qui  vous  sont  étrangers. 

—  Fort  bien,  dit  Mark.  C'est  elle  qui  fera  le  déjeuner.  Voilà 
ce  que  c'est  qu'une  division  bien  entendue  du  travail,  mon- 
sieur. Je  débarbouille  les  enfants  et  elle  apprête  notre  thé.  Je 


2Sk  VIE  ET  AVENTURES 

ne  saurais  pas  apprêter  le  thé ,  mais  tout  le  monde  s'entend  à 
débarbouiller  un  enfant.  ^ 

La  femme,  qui  était  d'une  constitution  délicate  et  maladive, 
montra  de  son  mieux  qu'elle  savait  comprendre  et  reconnaître 
la  bonté  de  Mark  qui  chaque  nuit  l'abritait  avec  sa  grande 
redingote ,  ne  gardant  pour  son  propre  lit  que  les  planches  et 
une  couverture  de  voyage.  Cependant,  Martin,  à  qui  il  arrivait 
rarement  d'étendre  sa  pensée  et  son  regard  hors  de  lui-même, 
s'irrita  de  ces  paroles  insensées,  selon  lui,  et  en  témoigna  son 
mécontentement  par  un  murmure  d'impatience. 

«  C'est  vrai ,  tout  de  même ,  dit  Mark,  brossant  les  cheveux 
de  l'enfant  avec  autant  de  calme  et  d'aplomb  que  s'il  eût  été 
barbier  de  naissance  et  d'éducation. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites  là  encore?  demanda  Martin. 

—  Ce  que  vous  disiez  vous-même ,  répliqua  Mark ,  ou  ce 
que  vous  vouliez  dire  quand  vous  venez  de  donner  cours  à 
votre  sensibilité.  Je  suis  tout  à  fait  de  votre  avis,  monsieur. 
C'est  bien  rude  pour  elle. 

—  Quoi? 

—  De  faire  le  voyage  avec  ce  tas  d'enfants ,  de  faire  un  si 
long  chemin  dans  une  pareille  saison  pour  rejoindre  son  mari. 
Si  tu  ne  veux  pas  souffrir  comme  un  enragé,  en  recevant  du 
savon  vert  dans  l'œil,  mon  petit  homme,  dit  M.  Tapley  au 
deuxième  gamin  ,  qu'il  était  en  train  de  laver  au-dessus  de 
la  cuvette,  tu  feras  bien  de  fermer  les  yeux. 

.—  Où  cette  femme  va-t-elle  rejoindre  son  mari?  demanda 
Martin  en  bâillant. 

—  Ma  foi,  dit  tout  bas  M.  Tapley ,  j'ai  bien  peur  qu'elle  ne 
le  sache  pas  elle-même.  J'espère  qu'elle  pourra  le  retrouver; 
mais  elle  lui  a  envoyé  sa  dernière  lettre  par  une  occasion ,  et 
ils  ne  paraissent  pas  s'être  d'ailleurs  très-clairement  entendus. 
Or,  si  elle  ne  le  voit  pas  sur  le  rivage  agiter  son  mouchoir, 
comme  cela  se  pratique  sur  les  images  des  cahiers  de  chan- 
sons, mon  opinion  est  qu'elle  en  mourra  de  chagrin. 

—  Aussi,  quelle  folie  à  une  femme,  s'écria  Martin  ,  d'aller 
monter  à  bord  d'un  vaisseau  sur  cette  espérance ,  pour  aller 
chercher  une  aiguille  dans  une  botte  de  foin  !  » 

11  se  laissa  retomber  sur  son  lit.  M.  Tapley  le  considéra  un 
moment ,  puis  il  dit  très-tranquillement  : 

«  Que  voulez-vous?  Je  ne  sais  pas!  Voilà  deux  ans  qu'il  l'a 
quittée  ;  elle  est  restée  dans  son  pays,  pauvre  et  solitaire,  sou- 
pirant toujours  après  le  temps  où  elle  le  rejoindrait.  Il  est 


DE    MARTIN    CHUZZLEWlï.  285 

étrange  qu'elle  soit  ici.  C'est  tout  à  fait  extraordinaire.  Peut- 
être  est-elle  un  peu  folle....  Il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  d'ex- 
pliquer la  chose.» 

Martin  était  trop  accablé  par  la  fatigue  du  mal  de  mer  pour 
faire  aucune  réponse  à  ces  paroles ,  ou  même  pour  y  prêter  la 
moindre  attention.  La  femme  qui  avait  fourni  le  sujet  de  la 
discussion  revint  avec  le  thé  bouillant  ;  ce  qui  empêcha  M.  Ta- 
pley  de  reprendre  son  thème.  Après  le  déjeuner,  Mark  fit  le  lit 
de  Martin,  puis  il  monta  sur  le  pont  pour  laver  la  vaisselle, 
qui  consistait  en  deux  gobelets  d'étain  de  la  contenance  d'une 
demi-pinte,  et  un  pot  à  barbe  de  même  métal. 

Il  convient  de  dire  que  Mark  Tapley  souffrait  du  mal  de 
mer  autant  pour  le  moins  que  tout  homme ,  femme  ou  enfant 
à  bord,  et  qu'il  avait  une  disposition  particulière  pour  aller  se 
heurter  au  moindre  choc  et  perdre  l'équilibre  à  toute  embar- 
dée. Mais,  résolu,  comme  il  le  disait  dans  son  langage  habituel, 
à  marcher  fort  et  ferme  en  face  des  accidents  les  plus  désagréa- 
Éles ,  il  était  la  vie  et  l'âme  de  la  chambre  d'arrière ,  et  il  ne 
lui  en  coûtait  pas  plus  de  s'arrêter  au  beau  milieu  d'une 
joyeuse  conversation,  pour  s'éloigner  tout  malade  et  revenir 
ensuite  la  reprendre  du  ton  le  plus  vif  et  le  plus  enjoué,  que 
si  c'eût  été  la  chose  la  plus  naturelle  du  monde. 

Ce  n'est  pas  qu'à  mesure  que  son  mal  diminuait  son  entrain 
et  sa  bonne  humeur  augmentassent,  car  elles  eussent  eu  peine 
à  s'accroître;  mais  les  services  qu'il  rendait  aux  passagers 
plus  souffrants  que  lui  prenaient  chaque  fois  un  nouveau  dé- 
veloppement, et  il  en  rendait  de  nouveaux  à  tout  moment.  Si 
un  rayon  de  soleil  tombait  du  ciel  sombre,  Mark  descendait  à 
la  hâte  dans  la  chambre,  d'où  il  remontait  aussitôt  avec  une 
femme  dans  les  bras ,  ou  une  demi-douzaine  d'enfants ,  ou  un 
homme,  ou  un  lit,  ou  une  casserole,  ou  un  panier ,  quoi  que 
ce  soit  enfin  d'animé  ou  d'inanimé,  à  qui  il  jugeait  que  l'air 
ferait  du  bien.  Si,  dans  la  journée,  une  heure  ou  deux  d'éclair- 
cie  inspiraient  le  désir  à  ceux  qui  ne  venaient  sur  le  pont  que 
peu  ou  point,  de  se  traîner  le  long  du  bâtiment  ou  de  s'étendre 
sur  les  espars  de  rechange  et  d'essayer  de  manger ,  alors 
M.  Tapley  se  trouvait  inévitablement  au  centre  du  groupe:  aux 
uns  il  présentait  du  bœuf  salé  et  du  biscuit,  aux  autres  des  verres 
de  grog  qu'il  apprêtait;  ou  bien,  il  coupait  la  viande  des  en- 
fants avec  son  couteau  de  poche,  à  leur  grande  satisfaction; 
ou  bien,  il  lisait  à  voix  haute  un  journal  d'un  âge  vénérable  ; 
ou  bien,  il  chantait  à  un  cercle  choisi  quelque  vieille  chan- 


286  VIE  ET   AVENTURES 

son  à  tue-tête;  ou  bien,  il  écrivait  des  bouts  de  lettres  aux 
amis  du  pays  pour  les  gens  qui  ne  savaient  pas  écrire;  ou 
bien,  il  débitait  des  plaisanteries  à  l'équipage;  ou  bien,  il  trébu- 
chait sous  un  paquet  de  mer,  et  sortait ,  à  demi  noyé,  d'un 
bain  d'écume  lancée  par  la  vague  ;  on  bien,  il  tendait  la  main 
aux  uns  et  aux  autres;  en  un  mot,  il  faisait  toujours  quelque 
chose  pour  se  rendre  utile  à  tous.  La  nuit ,  quand  le  feu  de 
la  cuisine  brillait  sur  le  pont,  et  envoyait  des  étincelles  qui 
volaient  parmi  les  agrès  et  montaient  vers  le  rideau  des  voiles, 
comme  pour  menacer  le  vaisseau  d'une  destruction  certaine 
par  l'incendie,  dans  le  cas  où  le  vent  et  la  vague  conjurés  ne 
suffiraient  pas  pour  le  perdre ,  M.  Tapley  se  trouvait  encore 
à  son  poste.  Il  mettait  bas  son  habit,  relevait  jusqu'au  coude 
les  manches  de  sa  chemise ,  et  s'acquittait  de  mille  soins  cu- 
linaires. Il  fabriquait  les  mets  les  plus  étranges.  Chacun  le  re- 
connaissait comme  une  autorité;  il  aidait  tous  les  passagers 
à  faire  des  choses  qu'il  n'eussent  jamais  entreprises  ni  même 
imaginées ,  s'ils  avaient  été  abandonnés  à  eux-mêmes.  En* 
résumé ,  jamais  il  n'y  eut  homme  plus  populaire  que  ne  l'était 
Mark  Tapley  à  bord  de  ce  beau  et  fin  voilier  paquebot  dii 
nom  de  Screio  ;  et  il  finit  par  exciter  une  admiration  si  géné- 
rale, qu'il  commença  alors  à  se  demander,  avec  des  doutes  sé- 
rieux, s'il  y  avait  quelque  mérite  à  être  jovial  dans  des  cir- 
constances aussi  favorables. 

«Si  cela  devait  toujours  durer  ainsi,  disait  M.  Tapley,  il 
n'existerait  pas  grande  différence,  autant  que  je  puis  en  juger, 
entre  le  Screio  et  le  Dragon.  Je  n'acquiers  aucun  mérite,  et  je 
crains  maintenant  que  le  Destin  n'ait  résolu  de  me  rendre  la 
vie  trop  facile. 

—  Eh  bien ,  Mark ,  dit  Martin,  voyant  de  son  lit  M.  Tapley 
occupé  à  ruminer  là-dessus,  quand  est-ce  que  nous  arrive- 
rons? 

—  La  semaine  prochaine,  dit-on,  monsieur,  nous  entrerons 
probablement  au  port.  Le  vaisseau  marche  bien  à  présent , 
aussi  bien  que  puisse  marcher  un  vaisseau;  et  ce  n'est  pas  un 
grand  éloge. 

—  Non,  certes,  répondit  Martin  de  mauvaise  humeur. 

—  Vous  vous  trouveriez  bien  mieux,  monsieur,  si  vous  mon- 
tiez 3ur  le  pont,  fit  observer  Mark. 

—  Oui ,  pour  être  aperçu  par  ces  dames  et  ces  gentlemen  de 
première  chambre  !  répliqua  Martin  en  pesant  avec  dédain  sur 
les  mots  ;  pour  qu'ils  me  voient  confondu  avec  cette  horde 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  287 

de  mendiants  qui  sont  empilés  dans  ce  misérable  troul  Ah  I 
oui,  vraimept,  je  me  trouverais  bien  mieux  1 

—  Je  remercie  Dieu  de  ne  pas  savoir  par  ma  propre  expé- 
rience quelle  peut  être  la  façon  de  penser  d'un  gentleman,  dit 
Mark;  mais  j'aurais  cru  qu'un  gentleman  se  trouvait  infini- 
ment moins  bien  ici  qu'au  grand  air,  surtout  quand  les  dames 
et  les  gentlemen  de  la  première  chambre  le  connaissent  tout 
autant  qu'il  les  connaît  lui-même,  et  ne  s'occupent  pas  plus  de 
lui  qu'il  ne  s'occupe  d'eux.  Voilà,  moi,  ce  que  j'aurais  cru. 

—  Eh  bien  !  moi,  je  vous  dis  que  vous  auriez  eu  tort  de  le 
croire,  que  vous  avez  tort  de  le  croire. 

—  Très-probablement ,  monsieur ,  dit  Mark  avec  sou  imper- 
turbable sang-froid;  cela  m'arrive  souvent. 

—  Quant  à  rester  couché  ici ,  dit  Martin  se  soulevant  sur 
son  coude  et  regardant  avec  colère  son  domestique,  supposez- 
vous  qu'on  soit  sur  des  roses  ? 

—  Toutes  les  maisons  de  fous  du  monde,  dit  M.  Tapley,  ne 
pourraient  produire  un  maniaque  capable  de  faire  une  pareille 
supposition. 

—  Pourquoi  alors  êtes-vous  toujours  à  me  tourmenter  ,  à  me 
presser  de  monter  sur  le  pont  ?  Je  reste  couché  ici  parce  que 
je  ne  me  soucie  pas  d'être  reconnu  un  jour ,  dans  les  temps 
meilleurs  auxquels  j'aspire,  par  quelque  richard  orgueilleux, 
pour  l'homme  qui  a  fait  la  traversée  en  même  temps  que  lui 
dans  la  chambre  d'arrière.  Je  reste  couché  ici,  parce  que  je 
désire  cacher  ma  position  et  ma  personne,  et  ne  point  arriver 
dans  le  Nouveau-Monde  marqué  et  étiqueté  dans  la  classe  des 
individus  réduits  au  dernier  degré  de  la  misère.  Si  j'avais  pu 
prendre  passage  en  première  classe,  j'eusse  levé  la  tête  comme 
les  autres;  comme  cela  m'a  été  impossible,  je  me  cache.  En- 
tendez-vous ? 

—  Je  suis  bien  fâché,  monsieur,  dit  Mark.  Je  ne  savais  pas 
que  vous  aviez  pris  la  chose  tellement  à  cœur. 

—  Naturellement,  vous  ne  le  saviez  pas,  repartit  son  maître. 
Gomment  eussiez-vous  pu  le  savoir,  si  je  ne  vous  l'avais  pas 
dit?  Ce  n'est  pas  comme  vous,  Mark;  vous  pouvez  vous  mettre 
à  votre  aise,  aller  et  venir  où  vous  voulez.  Il  est  aussi  naturel 
pour  vous,  dans  les  circonstances  où  nous  nous  trouvons, 
d'agir  comme  vous  agissez,  que  pour  moi  d'agir  comme  j'agis. 
Supposez-vous  qu'il  y  ait  sur  ce  vaisseau  une  seule  créature 
vivante  qui  ait,  à  moitié  près,  à  souffrir  autant  que  moi  ?  » 

En  faisant  cette  question,  il  s'était  dressé  sur  son  lit  et  il 


288  VIE    ET   AVENTURES 

regardait  Mark  avec  une  expression  de  gravité  mêlée  d'une 
certaine  surprise. 

M^rk  comprima  fortement  ses  traits  et,  penchant  la  tête  de 
côté,  pesa  la  question  gravement,  comme  s'il  la  trouvait  extrê- 
mement difficile  à  résoudre.  Il  fut  tiré  d'embarras  par  Martin 
lui-même,  qui  dit  en  s'étendant  de  nouveau  sur  le  dos  et  re- 
prenant le  livre  dont  il  avait  interrompu  la  lecture  : 

«  Mais  À  quoi  bon  vous  soumettre  ce  cas,  quand  il  ressort 
de  mes  paroles  précédentes  que  vous  n'y  pouvez  absolument 
rien  comprendre  ?  Arrangez-moi  un  peu  de  grog,  froid  et  très- 
faible,  vous  me  donnerez  un  biscuit,  et  vous  direz  à  votre 
amie,  qui  est  pour  nous  une  plus  proche  voisine  que  je  ne  le 
désirerais,  qu'elle  ait  la  bonté  de  veiller  à  ce  que  ses  enfants  se 
tiennent  plus  tranquilles  que  la  nuit  dernière  ;  je  lui  en  serais 
bien  obligé.  » 

M.  Tapley  s'élança  pour  obéir  à  ces  ordres,  l'esprit  tout 
abattu  :  heureusement,  l'activité  qu'il  mit  à  les  eiécuter  releva 
son  courage;  car  il  fit  plus  d'une  fois  à  demi-voix  l'observa- 
tion que  ,  sous  le  rapport  du  mérite  qu'on  pouvait  avoir  à  se 
montrer  jovial,  le  Screio  avait  sur  le  Dragon  des  avantages 
incontestables  et  bien  marqués.  Il  marmotta  aussi  que  c'était 
pour  lui  une  grande  consolation  de  penser  qu'en  débarquant 
il  emporterait  avec  lui  les  mêmes  chances  de  difficultés,  et  qu'il 
les  aurait  auprès  de  lui  partout  où  il  irait;  mais  il  ne  s'expli- 
qua point  sur  le  sens  de  ces  idées  consolantes. 

Cependant,  un  mouvement  général  commença  à  se  produire 
sur  le  bâtiment  :  chacun  émit  sa  prédiction  sur  le  jour  précis, 
et  même  sur  l'heure  précise  de  l'arrivée  du  vaisseau  à  New-York. 
On  se  pressait  bien  plus  sur  le  pont ,  on  regardait  bien  plus 
qu'auparavant  par-dessus  le  bord  ;  chaque  matin ,  c'était  une 
rage  épidémique  de  faire  des  paquets  qu'il  fallait  défaire  ensuite 
chaque  nuit.  Ceux  qui  avaient  des  lettres  à  remettre ,  ou  des 
amis  à  voir,  ou  des  plans  déterminés  d'avance,  soit  pour  aller 
quelque  part,  soit  pour  faire  quelque  chose,  discutaient  leurs 
projets  cent  fois  par  jour;  et  comme  cette  catégorie  de  passa- 
gers était  très-bornée,  et  que  le  nombre  de  ceux  qui  n'avaient 
pas  de  but  du  tout  était  considérable,  il  se  trouvait  beaucoup 
plus  d'auditeurs  que  d'orateurs.  Ceux  qui  durant  toute  la  tra* 
versée  avaient  été  malades  allaient  bien,  et  ceux  qui  avaient 
été  bien  allaient  mieux  encore.  Un  gentleman  américain ,  de 
la  première  chambre,  qui  tout  le  temps  était  resté  enveloppé 
de  fourrure  et  de  toile  cirée,  se  montra  tout  à  coup, avec  un 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIÏ.  289 

grand  chapeau  noir,  tout  luisant;  il  veillait  attentivement  sur 
une  très-petite  valise  de  couleur  claire  contenant  ses  habits, 
son  linge,  ses  brosses,  ses  ustensiles  de  barbe,  ses  livres,  ses 
bijoux  et  autre  bagage.  Il  marchait  aussi  les  mains  enfoncées 
dans  ses  poches  et  arpentait  le  pont  avec  les  narines  dilatées, 
comme  pour  humer  d'avance  l'air  de  la  liberté,  qui  donne  la 
mort  aux  tyrans  et  que  les  esclaves  ne  sont  pas  dignes  de  res- 
pirer jamais.  Un  gentleman  anglais,  qu'on  soupçonnait  forte- 
ment d'avoir  quitté  précipitamment  une  maison  de  banque  en 
emportant  la  caisse,  y  compris  la  clef,  donnait  cours  à  son  élo- 
quence au  sujet  des  droits  de  l'homme,  et  il  ne  cessait  plus  de 
fredonner  l'hymne  de  la  Marseillaise.  En  un  mot,  une  profonde 
émotion  s'était  communiquée  à  tout  le  vaisseau  :  car  la  terra 
d'Amérique  était  près  d'eux,  si  près  que,  par  une  nuit  étoilée, 
on  prit  un  pilote  à  bord,  et  qu'au  bout  de  quelques  heures,  vers 
le  matin,  ils  attendaient  un  steam-boat  qui  devait  transporter 
au  port  les  passagers. 

L'aurore  venait  de  se  lever.  Le  vaisseau  rangea  le  quai  une 
heure  et  plus.  Pendant  ce  temps,  ses  chauffeurs  furent  l'objet 
d'un  intérêt  et  d'une  curiosité  pour  le  moins  aussi  grands  que 
s'ils  avaient  été  autant  d'anges  bons  ou  mauvais.  Après  quoi, 
le  Screw  se  débarrassa  de  toute  sa  cargaison  vivante.  Parmi 
les  passagers  qui  descendirent,  se  trouvaient  Mark,  qui  conti- 
nuait de  protéger  son  amie  avec  ses  trois  enfants,  et  Martin, 
qui  avait  revêtu  son  costume  ordinaire,  mais  qui  avait  jeté 
par-dessus  un  vieux  manteau  sali ,  jusqu'au  moment  où  il 
serait  à  jamais  séparé  du  dernier  de  ses  compagnons  de  voyage. 

Le  steamer,  qui,  avec  sa  machine  sur  le  pont,  chaque  fois 
qu'il  allongeait  ses  grandes  jambes  minces,  avait  l'air  d'un 
insecte  vu  au  microscope  ou  de  quelque  monstre  antédiluvien, 
entra  à  pleine  vitesse  dans  une  magnifique  baie  :  aussitôt  les 
passagers  purent  apercevoir  des  hauteurs,  puis  des  îles,  puis 
une  ville  qui  s'étendait  sans  limites  sur  un  terrain  plat. 

«  C'est  donc  là,  dit  M.  Tapley  portant  au  loin  son  regard,  la 
terre  de  la  liberté  !  n'est-ce  pas  ?. . .  Très-bien.  J'en  suis  charmé. 
Toute  terre  me  paraîtra  bonne  après  une  telle  quantité  d'eau  1  » 


^ 


Marwn  Cbuzzlewit.— 1  î^ 


29.1  VIE  ET  AVENTURES 


CHAPITRE  XVI. 

Martin  quitte  le  noble  et  fin  voilier  américain  le  Screw ,  et  débarque 
dans  le  port  de  New- York,  aux  États-Unis.  —  Il  fait  quelques  con- 
naissances et  dîne  dans  une  pension  bourgeoise.  —  Détails  sur  ces 
événements. 

Il  y  avait  une  légère  émotion  sur  le  bord  même  de  cette 
terre  de  la  liberté  :  car,  la  veille,  on  avait  procédé  à  l'élection 
d'un  alderman,  et,  comme  une  circonstance  aussi  émouvante 
ne  saurait  manquer  d'exciter  les  passions ,  il  avait  paru  né- 
cessaire aux  amis  du  candidat  désappointé  d'assurer  les  grands 
principes  de  la  pureté  des  élections  et  de  l'indépendance  de 
l'opinion  en  cassant  quelques  jambes  et  quelques  bras  et,  de 
plus,  en  poursuivant  à  travers  les  rues  un  malencontreux 
gentleman  avec  l'intention  de  lui  fendre  le  nez.  Ces  aimables 
petites  quintes  de  la  fantaisie  populaire  n'étaient  pas  en  elles- 
mêmes  chose  assez  neuve  pour  laisser  grande  trace  au  bout 
des  vingt-quatre  heures;  mais  ce  qui  les  ravivait  et  leur  don- 
nait une  nouvelle  notoriété,  c'étaient  les  cris  des  vendeurs  de 
journaux ,  qui  non-seulement  proclamaient  ces  faits  avec  des 
clameurs  perçantes  dans  tous  les  quartiers  hauts  et  bas  de 
la  ville ,  dans  les  débarcadères  et  sur  les  vaisseaux,  mais  en- 
core sur  le  pont  et  jusque  dans  les  cabines  du  steam-boat 
qui,  avant  même  d'avoir  touché  le  rivage,  fut  littéralement 
pris  à  l'abordage  et  envahi  par  une  légion  de  ces  jeunes  ci- 
toyens. 

<r  Voilà,  messieurs,  criait  l'un,  le  New-York-Seioer  d'aujour- 
d'hui'.-Voilà  le  New-York-Stabher  d'aujourd'hui.  Voilà  le 
Neiv-York-Famih/Spij  !  Voilà  le  New-York-Private-Listener  ! 
Voilà  le  New  -  York  -  Peeper  !  Voilà  le  New- York- Plunderer! 
Voilà  le  New-York-Keyhole-Reporter !  Voilà  le  New-York-Rowdy 
Journal ï  Voilà  tous  les  journaux  de  New-York  1  Voilà  les  dé- 
tails circonstanciés  du  mouvement  patriotique  d'hier,  dans 
lequel  les  whigs  ont  été  si  bien  brossés;  voilà  l'affaire  du  vol 
avec  effraction  commis  dans  l'Alabama;  voilà  l'intéressant 
récit  d'un  duel  qui  a  eu  lieu  dans  l'Arkansas  à  coups  de  cou- 
teau; avec  toutes  les  nouvelles  politiques,  commerciales  et 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  291 

fashionables  !...  Voilai...  voilà!...  voilà  les  journaux!  qui  veut 
des  journaux? 

—  Voilà  le  Sewer!  criait  un  autre.  Voilà  le  Seicer!  le  Sewer 
d'aujourd'hui  !...  tirage  à  douze  mille  numéros  avec  le  meilleur 
bulletin  des  marchés  et  toutes  les  nouvelles  maritimes,  quatre 
pleines  colonnes  de  correspondance  de  l'intérieur;  avec  un 
récit  complet  et  détaillé  du  bal  donné  la  nuit  dernière  par 
mistress  White,  où  toutes  les  beautés  et  la  fashion  de 
New-York  étaient  réunies,  et,  de  plus,  les  détails  particuliers 
donnés  spécialement  par  le  Sewer  sur  la  vie  privée  des  dames 
qui  se  trouvaient  làl...  Voilà  le  Seicer  l  voilà  quelques  exem- 
plaires des  douze  mille  numéros  quotidiens  du  New-York 
Seicer!...  Voilà  les  révélations  du  Seicer  sur  la  clique  de  Wall- 
Street;  voilà  les  révélations  du  Sewer  sur  la  clique  de  Washing- 
ton; voilà  le  récit  publié  exclusivement  parle  Seicer  d'un  acte 
flagrant  d'indécence  commis  par  le  secrétaire  d'État  quand 
il  n'était  âgé  que  de  huit  ans  ;  récit  qui  a  été  obtenu,  à  grands 
frais,  de  sa  propre  nourrice.  Voilà  le  Sewer!  Yoilkle  New-York 
Sewer,  tiré  à  douze  mille ,  avec  une  pleine  colonne  destinée  à 
démasquer  certains  New-Yorkers  dont  vous  trouverez  ici  les 
noms  imprimés!  Voilà  l'article  du  Sewer  sur  le  juge  qui  l'a 
cité  avant-hier  pour  fait  de  diffamation,  et  le  tribut  de  recon- 
naissance du  Sewer  envers  les  jurés  indépendants  qui  l'ont 
acquitté,  ainsi  que  le  compte  établi  par  le  Sewer  de  ce  qui  les 
attendait,  s'ils  l'avaient  condamné  !...  Voilà  le  Seicer!  voilà  le 
Seicer!  voilà  le  Sewer  vigilant,  toujours  sur  le  qui-vive;  le 
premier  journal  des  États-Unis;  il  en  est  à  son  numéro  douze 
mille,  et  l'on  tire  encore.  Voilà  le  New-York  Seicer! 

—  C'est  par  ces  moyens  éclairés ,  dit  une  voix  presque  à 
l'oreille  de  Martin,  que  les  passions  bouillantes  de  mon  pays 
se  donnent  satisfaction.  » 

Martin  se  retourna  involontairement  et  aperçut ,  tout  près 
de  lui,  un  gentleman  blême,  ayant  les  joues  creuses,  les 
cheveux  noirs,  de  petits  yeux  clignotants,  et  laissant  voir 
dans  cette  partie  de  son  visage  une  étrange  expression  qui 
n'était  ni  plaisante  ni  sévère,  mais  qui,  au  premier  aspect, 
pouvait  être  prise  indifféremment  pour  l'un  ou  l'autre.  Il  eût 
été  difficile,  même  en  y  regardant  à  deux  fois,  d'assigner  à 
cette  expression  une  définition  plus  exacte  que  celle  d'un  mé- 
lange de  finesse  vulgaire  et  de  moquerie.  Ce  gentleman,  pour 
se  donner  un  air  d'importance,  portait  un  chapeau  à  larges 
bords,  et  tenait  ses  bras  croisés  pour  mieux  faire  ressortir  la. 


::-2  VIE   ET    AVENTURES 

gravité  de  son  maintien.  Il  était  vêtu  d'un  pardessus  bleu  un 
peu  mesquin,  qui  lui  descendait  presque  jusqu'à  la  cheyiHe, 
d'un  pantalon  court,  à  jambes  flottantes,  de  même  nuance, 
enfin,  d'un  gilet  fané,  en  peau  de  chamois,  à  travers  lequel  un 
jabot  de  chemise  sale  faisait  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  se 
mettre  en  évidence,  jaloux  de  faire  reconnaître  l'égalité  de  ses 
droits  civils  avec  les  autres  parties  de  son  costume,  et  de  main- 
tenir pour  son  propre  compte  une  déclaration  d'indépendance. 
Ses  pieds,  d'une  grandeur  démesurée ,  étaient  nonchalamment 
croisés,  pendant  qu'il  était  à  moitié  appuyé,  à  moitié  assis  sur 
le  rebord  du  steam-boat  ;  et  sa  grosse  canne,  garnie  à  une  de 
ses  extrémités  d'un  grand  bout  de  fer  et  à  l'autre  d'une  forte 
pomme  de  métal,  pendait  à  son  poignet  par  un  cordon  orné 
d'un  gland.  Ainsi  affable,  ainsi  plongé  dans  un  air  de  gravité 
profonde,  il  contracta  tout  ensemble  le  coin  droit  de  sa  bouche 
et  son  œil  droit  en  répétant  : 

c  C'est  par  ce»;  moyens  éclairés  que  les  passions  bouillantes 
de  mon  pays  se  donnent  satisfaction.  » 

Gomme  il  regardait  positivement  Martin  et  qu'il  n'y  avait  là 
que  lui,  le  jeune  homme  inclina  la  tête  en  disant  : 

«  Vous  youlez  faire  allusion  à...  ? 

—  Au  palladium  de  la  liberté  rationnelle  chez  nous,  mon- 
sieur, et  à  la  terreur  de  la  tyrannie  étrangère  au  dehors.  :» 

Ce  disant ,  le  gentleman  montrait  du  bout  de  sa  canne  un 
vendeur  de  journaux  qui  était  borgne  et  extraordinairement 
sale.  Il  continua  ainsi  ; 

c(  Je  fais  allusion,  monsieur,  à  ce  qui  cause  l'envie  du  monde 
entier;  je  fais  allusion  au  peuple  qui  marche  à  la  tête  de  la 
civilisation  humaine.  Permettez -moi  de  vous  demander,  mon- 
sieur, dit-il  encore  en  posant  lourdement  sur  le  pont  le  bout 
de  sa  canne  ferrée,  de  l'air  d'un  homme  avec  lequel  il  ne  ferait 
pas  bon  badiner,  comment  trouvez-vous  mon  pays  ? 

—  Je  ne  suis  pas  encore  bien  préparé  à  répondre  en  ce  mo- 
ment à  votre  question,  dit  Martin,  vu  que  je  ne  suis  pas  encore 
débarqué. 

—  Vous  avez  raison,  monsieur;  je  suis  sûr  que  vous  n'étiez 
pas  préparé  à  voir  des  signes  de  prospérité  nationale  comme 
ceux  qui  sont  là  sous  vos  yeux?  » 

Il  lui  montra  les  vaisseaux  amarrés  dans  les  débarcadères  ; 
et  alors  il  décrivit  une  espèce  de  moulinet  avec  son  bâton , 
comme  s'il  voulait  du  même  coup  embrasser  dans  cetteob ner- 
vation l'air  et  î'Océaii. 


DE  MART.IN  GHUZZLEWIT.  295 

«  Ma  foi  !  dit  Martin,  je  ne  sais  pas,  j'ignorais.  Oui.  Je  pense 
que  vous  avez  raison.  » 

Le  gentleman  lui  lança  un  regard  malin  en  lui  disant  qu'il 
aimait  sa  politique. 

oc  11  est  naturel,  ajouta-t-il,  et  en  ma  qualité  de  philosophe 
il  ne  m'est  pas  moins  agréable  d'observer  les  préjugés  de  l'es- 
prit humain.  » 

Puis  se  tournant  tout  à  fait  vers  Martin  et  appuyant  son 
menton  sur  la  pomme  de  sa  canne,  il  lui  dit  encore  : 

«  Vous  avez,  à  ce  que  je  vois,  apporté  ici  votre  tribut  ordi- 
naire de  bassesse  et  de  misère,  d'ignorance  et  de  crime,  pour 
les  jeter  dans  le  sein  de  la  grande  République.  Très-bien ,, 
monsieur;  qu'on  nous  en  apporte  de  pleines  cargaisons  de  la 
vieille  patrie.  Quand  le  vaisseau  est  au  moment  de  couler  bas, 
on  dit  que  les  rats  déménagent.  A  mon  sens,  il  y  a  beaucoup 
de  vrai  dans  cette  observation. 

—  Le  vieux  vaisseau  restera  à  flot  un  an  ou  deux  encore 
pour  le  moins,  s  répondit  Martin  avec  un  sourire  provoqué  en 
partie  par  les  paroles,  en  partie  par  la  prononciation  même 
du  gentleman,  car  elle  était  assez  étrange;  par  exemple,  il 
accentuait  avec  énergie  tous  les  mots  courts  et  monosyllabi- 
ques, et  laissait  les  autres  devenir  ce  qu'ils  pouvaient  :  comme 
s'il  pensait  que  les  mots  plus  longs  étaient  bien  assez  grands 
pour  aller  tout  seuls,  tandis  que  les  petits  avaient  besoin  qu'on 
ne  lec  lâchât  pas  d'un  moment. 

«  Le  poëte ,  dit-il ,  monsieur ,  appelle  l'Espérance  la  nour- 
rice du  jeune  Désir.  j> 

Martin  répondit  qu'en  effet  il  avait  entendu  dire  que  la  vertu 
cardinale  en  question  servait  parfois  à  ces  fonctions  domes- 
tiques. 

«  Dans  le  cas  présent,  monsieur,  dit  le  gentleman,  vous  ver- 
rez qu'elle  n'élèvera  point  son  enfant. 

—  On  verra  avec  le  temps,  »  dit  Martin. 

Le  gentleman  hocha  gravement  la  tête  et  demanda  : 
«  Quel  est  votre  nom,  monsieur?  » 
Martin  se  nomma. 
«  Votre  âge,  monsieur?» 
Martin  dit  son  âge. 
«  Votre  profession,  monsieur?  » 
Martin  le  satisfit  également  sur  ce  sujet. 
«  Quels   sont  vos   projets ,  monsieur  ?  demanda  le  gen- 
Ueman, 


294  VIE   ET   AVENTURES 

—  En  vérité,  dit  en  riant  Martin,  je  serais  bien  embarrassé 
de  m'expliquer  à  cet  égard,  car  je  n'en  sais  rien  moi-môme. 

—  Non?  s'écria  le  gentleman. 

—  Non,  »  dit  Martin. 

Le  gentleman  mit  sa  canne  sous  son  bras  gauche  et  fit  subir 
à  Martin  un  examen  plus  approfondi,  plus  complet  qu'il  n'a- 
vait eu  encore  le  loisir  de  le  faire.  Lorsqu'il  eut  achevé  son 
examen,  il  étendit  sa  main  droite,  saisit  en  la  secouant  la  main 
de  Martin  et  dit  : 

«  Je  m'appelle  le  colonel  Diver.  Je  suis  l'éditeur  du  New^ 
York-Rowdy  Journal.  » 

Martin  reçut  cette  confidence  avec  le  degré  de  respect  que 
semblait  commander  une  communication  aussi  importante. 

«  Le  New-  York-Rowdy  Journal ,  reprit  le  colonel ,  est ,  vous 
ne  pouvez  l'ignorer,  monsieur,  l'organe  de  l'aristocratie  dans 
notre  ville. 

—  Comment  !  dit  Martin,  il  y  a  une  aristocratie  dans  votre 
ville?  De  quoi  se  compose-t-elle  donc? 

—  De  l'intelligence,  monsieur,  répliqua  le  colonel,  de  l'in- 
telligence et  de  la  vertu;  puis  aussi  de  ce  qui  en  est  la  consé- 
quence nécessaire  dans  notre  république,  des  dollars,  mon- 
sieur. 2) 

Martin  fut  charmé  d'apprendre  cela,  bien  persuadé  que,  si 
par  l'intelligence  et  la  vertu  on  était  amené  naturellement  à 
acquérir  des  capitaux,  il  ne  tarderait  pas  à  devenir  un  grand 
capitaliste.  Il  allait  exprimer  le  plaisir  que  lui  causait  cette 
bonne  nouvelle,  quand  il  fut  interrompu  par  le  capitaine  du 
vaisseau.  Celui-ci  venait  en  ce  moment  serrer  la  main  au 
colonel,  et,  voyant  sur  le  pont  un  étranger  bien  mis  (car  Mar- 
tin s'était  débarrassé  de  son  vieux  manteau),  il  lui  pressa  les 
mains  également.  Ce  fut  un  indicible  soulagement  pour  Mar- 
tin, qui,  en  dépit  de  la  supériorité  reconnue  de  l'Intelligence 
et  de  la  Vertu  dans  cet  heureux  pays,  eût  été  profondément 
mortifié  de  paraître  aux  yeux  du  colonel  Diver  sous  les  misé- 
rables dehors  d'un  passager  de  la  chambre  d'arrière. 

«  Eh  bien  !  capitaine  ?  dit  le  colonel. 

—  Eh  bien!  colonel?  s'écria  le  capitaine.  Vous  avez  une 
mine  magnifique.  J'avais  peine  à  vous  reconnaître;  cependant 
c'est  bien  vous. 

—  Une  bonne  traversée,  capitaine?  demanda  le  colonel,  le 
prenant  à  part. 

—  Excellente!  Une  fameuse  traversée,  si  l'on  considère  le 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  295 

temps,  dit  ou  plutôt  chanta  le  capitaine,  qui  était  un  indigène 
pur  sang  de  la  Nouvelle-Angleterre. 

—  Vrai?  dit  le  colonel. 

—  Excellente  en  vérité,  monsieur,  dit  le  capitaine.  Je  viens 
d'envoyer  un  mousse  à  votre  bureau  avec  la  liste  des  passa- 
gers, colonel. 

—  Vous  n'avez  peut-être  pas  à  votre  disposition  un  autre 
mousse?  dit  le  colonel  d'un  ton  presque  sévère. 

—  Oh!  que  si  fait.  Je  peux  vous  en  donner  une  douzaine, 
si  vous  en  avez  besoin^  colonel. 

—  Il  ne  m'en  faudrait  qu'un,  un  peu  fort,  pour  porter  à 
mon  bureau  une  douzaine  de  bouteilles  de  vin  de  Champagne, 
fit  observer  le  colonel  d'un  air  rêveur.  Vous  avez  rudement 
marché? 

—  Oui,  je  vous  en  réponds. 

—  C'est  si  près!  vous  savez,  observa  le  colonel.  Je  suis  bien 
aise  que  vous  ayez  fait  cette  traversée-là  rondement,  capi- 
taine!... Si  vous  n'avez  pas  de  grandes  bouteilles,  n'importe. 
Le  mousse  pourra  aussi  bien  porter  le  tout  en  vingt-quatre 
pintes;  il  en  sera  quitte  pour  faire  deux  fois  la  course.  Ah! 
ah  !  voilà  ce  qui  s'appelle  une  fameuse  traversée  ,  capi- 
taine ! 

—  Une  traversée  dont  on  parlera  longtemps,  répondit  le  pa- 
tron. 

—  Je  vous  fais  compliment  de  votre  succès,  capitaine.... 
Vous  pourriez  me  prêter  en  même  temps  un  tire-bouchon  et 
une  demi-douzaine  de  verres,  s'il  vous  plaît.  5 

Puis  se  tournant  vers  Martin  et  exécutant  à  la  surface  du 
pont  des  arabesques  avec  sa  canne,  le  colonel  ajouta  : 

«  Les  éléments  ont  beau  se  coaliser  contre  ce  noble  bâti- 
ment national  le  Screw ,  il  n'en  opère  pas  moins  avec  assu- 
rance sa  traversée  comme  une  flèche,  s 

Le  capitaine,  qui  avait  en  ce  moment  même  le  Seiver  en  train 
de  faire  un  lunch  copieux  dans  une  cabine,  tandis  que  dans 
une  autre,  l'aimable  Stabber  buvait  à  tomber  sous  la  table, 
prit  cordialement  congé  de  son  ami  le  colonel,  et  se  hâta  d'al- 
ler préparer  l'envoi  du  vin  de  Champagne ,  sachant  bien 
(comme  il  en  eut  la  preuve  plus  tard)  que,  s'il  manquait  à  se 
concilier  les  bonnes  grâces  de  l'éditeur  du  Roicdy  Journal,  ce 
potentat  n'attendrait  pas  jusqu'au  lendemain  pour  le  dénoncer 
au  blâme  public,  lui  et  son  journal,  en  lettres  capitales,  et  que 
probablement  même  il  comprendrait  dans  la  même  attaque  la 


296  VIE   ET   AVENTURES 

mémoire  de  sa  mère,  dont  la  mort  ne  remontait  guère  à  plus 
d'une  vingtaine  d'années. 

Le  colonel  était  resté  seul  avec  Martin.  Voyant  le  jeune 
homme  prêt  à  descendre,  il  l'arrêta  et  lui  offrit,  en  considéra- 
tion de  son  titre  d'Anglais,  de  lui  faire  voir  la  ville  et  de  le 
présenter,  si  tel  était  son  désir,  dans  une  bonne  pension  bour- 
geoise. Mais  avant  tout,  dit-il,  j'espère  que  vous  me  ferez 
l'honneur  de  m'accompagner  au  bureau  du  Rowdy  Journal, 
pour  y  partager  une  bouteille  d'un  vin  de  Champagne  que  je 
tire  directement  de  France. 

Cette  offre  était  si  gracieuse,  si  hospitalière,  que  Martin 
s'empressa  d'y  acquiescer,  quoiqu'il  fût  encore  bien  matin. 
Ayant  donc  donné  ordre  à  Mark,  qui  était  fort  occupé  de  son 
amie  et  des  trois  enfants  de  cette  pauvre  femme,  d'aller  at- 
tendre ses  instructions  ultérieures  au  bureau  du  Rowdy  Jour- 
nal, dès  qu'il  en  aurait  fini  avec  cette  famille  et  se  serait  débar- 
rassé des  bagages,  Martin  mit  pied  à  terre  et  accompagna  sur 
le  quai. son  nouvel  ami. 

Ils  passèrent  non  sans  peine  à  travers  la  triste  foule  d'émi- 
grants  qui  encombraient  le  débarcadère  :  ces  malheureux,  en- 
tassés autour  de  leurs  lits  et  de  leurs  bagages  avec  le  sol  nu 
sous  les  pieds  et  le  ciel  nu  sur  la  tête,  ne  connaissaient  pas 
plus  le  pays  que  s'ils  étaient  d'une  autre  planète.  Martin  et  le 
colonel  suivirent  d'abord  quelque  temps  une  rue  animée,  bor- 
dée d'un  côté  par  le  quai  et  des  bâtiments  amarrés,  de  l'autre 
par  une  longue  file  d'agences  et  de  magasins  en  brique  d'un 
rouge  éclatant,  ornés  de  plus  d'écriteaux  noirs  avec  des  lettres 
blanches  et  de  plus  d'écriteaux  blancs  avec  des  lettres  noires 
que  Martin  n'en  avait  jamais  vu  réunis  de  sa  vie  sur  un  es- 
pace cinquante  fois  plus  considérable.  Ils  entrèrent  ensuite 
dans  une  rue  étroite,  puis  dans  d'autres  rues  également  étroi- 
tes, jusqu'à  ce  qu'enfin  ils  s'arrêtèrent  devant  une  maison  sur 
laquelle  on  avait  peint  en  grandes  lettres  :  Rowdy  Journal. 

Le  colonel,  qui  avait  marché  tout  le  long  du  chemin  en  te- 
nant la  main  dans  le  pli  de  son  habit  sur  sa  poitrine,  en  ba- 
lançant de  temps  en  temps  sa  tête  à  droite  et  à  gauche  et  en 
enfonçant  ^on  chapeau  sur  ses  deux  oreilles ,  comme  un 
homme  fatigué  du  sentiment  de  sa  propre  grandeur,  mena 
Martin  par  un  escalier  sombre  et  sale  jusqu'à  une  chambre  de 
même  nature,  tout  en  désordre,  toute  jonchée  de  méchants 
bouts  de  journaux  et  d'autres  débris  chiffonnés  d'épreuves  et 
de  manuscrits.  Derrière  une  vieille  table  à  écrire  toute  ver- 


DE    MARTIN    GHUZZLEWIT.  297 

moulue  était  assis  un  individu  avec  un  trognon  de  plume  entre 
les  dents  et  une  paire  de  grands  ciseaux  à  la  main  droite  ;  il 
était  en  train  de  tailler  et  de  rogner  un  régiment  de  RGvxhj 
Journals.  Sa  tournure  était  si  grotesque,  que  INIartin  eut  quel- 
que peine  à  conserver  son  sérieux,  bien  qu'il  sût  que  le  colo- 
nel Diver  l'observait  de  près. 

L'individu  qui  était  donc  à  tailler  et  rogner  avec  ses  ci- 
seaux les  Roicdij  Journals  était  un  tout  petit  gentleman  qui 
avait  l'air  extrêmement  jeune,  la  figure  couverte  d'une  pâleur 
maladive,  causée  en  partie  peut-être  par  l'activité  de  sa  pen- 
sée, mais  l'usage  immodéré  du  tabac  y  était  certainement 
aussi  pour  quelque  chose  :  car,  en  ce  moment  même,  il  chi- 
quait avec  énergie.  Il  portait  son  col  de  chemise  rabattu  sur 
un  ruban  noir  ,  et  ses  cheveux  longs  (méchante  touffe  de  fi- 
lasse) n'étaient  pas  seulement  lissés  avec  une  belle  raie  sur 
le  front;  pour  ne  rien  lui  laisser  perdre  de  sa  physionomie 
poétique ,  il  se  les  était  fait  épiler  par  places ,  afin  qu'on  pût 
faire  honneur  à  son  intelligence  du  développement  de  ses 
bosses  frontales,  quand  ce  n'étaient  que  des  boursouflures  de 
la  peau  dénudée  :  son  nez  appartenait  à  cet  ordre  d'architec- 
ture que  Tenvie  humaine  appelle  «  retroussé;  y>  le  sien,  en 
effet,  se  dressait  à  son  extrémité  avec  une  sorte  de  défi  dédai- 
gneux. Sur  la  lèvre  supérieure  de  ce  jeune  gentleman,  il  y 
avait  comme  l'ombre  d'un  duvet  roux;  mais  c'était  si  peu,  si 
peu  de  chose,  que,  même  avec  la  meilleure  volonté  du  monde, 
on  y  eût  vu  plutôt  une  trace  récente  de  pain  d'épice  qu'une 
sérieuse  promesse  de  moustache,  espérance  d'ailleurs  que  son 
âge  si  tendre  en  apparence  aurait  pu  faire  paraître  présomp- 
tueuse. Il  était  actionné  à  sa  besogne,  et,  chaque  fois  qu'il 
ouvrait  sa  grande  paire  de  ciseaux ,  il  faisait  avec  ses  mâ- 
choires un  mouvement  analogue  qui  lui  donnait  un  air  for- 
midable. 

Martin  ne  fut  pas  longtemps  sans  se  dire  que  ce  devait  être 
le  fils  du  colonel  Diver,  l'espérance  de  la  famille,  la  future 
colonne  du  Rowdy  Journal,  et  déjà  il  ouvrait  la  bouche  pour 
dire  que  c'était  sans  doute  le  petit  garçon  du  colonel,  et  qu'il 
n'y  avait  rien  de  plus  drôle  que  de  le  voir  jouer  au  rédacteur 
dans  toute  la  sérieuse  ingénuité  de  l'enfance,  quand  lo  colonel 
l'interrompit  vivement  pour  lui  dire  : 

<f  Mon  rédacteur  de  la  guerre,  monsieur!...  M.  Jefferson 
Brick!  » 

Martin  ne  put  s'empêcher  de  tressaillir  à  cette  déclaration 


298  VIE  ET   AVENTURES 

inattendue ,  comme  aussi  en  songeant  à  Terreur  irréparable 

qu'il  avait  été  sur  le  point  de  commettre 

M.  Brick  parut  satisfait  de  l'impression  qu'il  avait  produite 
Bur  l'étranger  ;  il  lui  serra  les  mains  avec  un  air  de  protec- 
tion destiné  à  le  rassurer  et  à  lui  apprendre  qu'il  n'avait 
rien  à  craindre,  et  que  lui  (Brick)  n'avait  nulle  intention  de 
lui  faire  du  mal. 

«Vous  avez  entendu  parler  de  Jefferson  Brick,  à. ce  que  je 
vois,  monsieur?  demanda  le  colonel  en  souriant.  L'Angleterre 
a  entendu  parler  de  Jefferson  Brick.  L'Europe  a  entendu  par- 
ler de  Jefferson  Brick.  Attendez ,  quand  avez-vous  quitté 
l'Angleterre,  monsieur? 

—  Il  y  a  cinq  semaines  environ ,  dit  Martin. 

—  Cinq  semaines  environ ,  »  répéta  le  colonel  en  réfléchis- 
sant. 

Il  s'assit  sur  la  table  et  balança  ses  jambes. 

«  Maintenant ,  permettez-moi  de  vous  demander,  monsieur, 
lequel,  avant  cette  époque,  des  articles  de  M.  Brick  avait  été 
le  plus  désagréable  au  parlement  britannique  et  à  la  cour  de 
Saint- James. 

—  Sur  ma  parole,  murmura  Martin,  je.... 

—  J'ai  quelque  raison,  monsieur,  interrompit  le  colonel,  de 
savoir  que  les  cercles  aristocratiques  de  votre  pays  tremblent 
au  nom  de  Jefferson  Brick.  J'aimerais,  monsieur,  à  apprendre 
de  votre  bouche  lequel  de  ses  arguments  a  atteint  du  coup  le 
plus  mortel.... 

—  Les  cent  têtes  de  l'Hydre  de  la  Corruption  qui  rampent 
aujourd'hui  dans  la  poussière,  sous  la  lance  de  la  Raison,  et 
qui  vomissent  jusqu'à  la  voûte  céleste,  au-dessus  de  nos  têtes, 
leur  jet  de  sang  abhorré,  dit  M.  Brick  qui,  pour  citer  son 
dernier  article,  commença  par  mettre  sur  sa  tête  une  petite 
casquette  de  drap  bleu  garnie  d'une  visière  de  cuir  verni. 

—  Les  libations  de  la  liberté,  Brick....  commença  le  co- 
lonel. 

—  Doivent  quelquefois  se  faire  avec  un  verre  de  sang,  »  cria 
Brick. 

Et  en  disant  «  sang,  >  il  imprima  un  mouvement  marqué 
au  ressort  de  ses  grands  ci«eaux,  comme  si  les  ciseaux 
avaient  répondu  «  sang  »  pour  montrer  qu'ils  partageaient 
complètement  son  opinion. 

Après  cela,  le  colonel  et  son  rédacteur  s'arrêtèrent,  atten- 
dant une  réponse,  et  regardèrent  Martin. 


DE  MARTIIS   GHUZZLEWIT.  299 

«  Sur  mon  honneur,  dit  ce  dernier  qui,  pendant  ce  temps, 
avait  repris  tout  son  sang-froid  habituel,  je  ne  saurais  vous 
donner  aucune  information  satisfaisante  sur  ce  que  vous  me 
demandez  ;  car  la  vérité  est  que  je.... 

—  Arrêtez  !  cria  le  colonel,  jetant  un  regard  farouche  à  son 
rédacteur  de  la  guerre  et  secouant  sa  tète  après  chaque 
phrase.  La  vérité  est  que  vous  n'avez  jamais  entendu  parler 
de  Jefferson  Brick,  monsieur;  que  vous  n'avez  jamais  lu  Jef- 
ferson  Brick,  monsieur;  que  vous  n'avez  jamais  vu  le  Roivdy 
Journal,  monsieur  ;  que  vous  ne  vous  doutiez  pas,  monsieur, 
de  sa  haute  influence  sur  les  cabinets  de  l'Europe.  N'est-ce 
pas? 

—  C'est  précisément  ce  que  j'allais  vous  dire,  répondit 
Martin . 

—  Contenez-vous,  Jefferson,  dit  gravement  le  colonel.  Ne 
bougez  pas!...  Oh!  les  Européens!...  Allons!  là-dessus  pre- 
nons un  verre  de  vin  !  * 

Ce  disant,  il  descendit  de  la  table  et  alla  tirer  d'un  panier 
derrière  la  porte  une  bouteille  de  vin  de  Champagne  et  trois 
verres. 

«  Monsieur  Jefferson  Brick,  dit  le  colonel,  remplissant  son 
verre  et  celui  de  Martin,  et  poussant  la  bouteille  vers  l'autre 
gentleman,  veuillez  nous  faire  un  petit  discours. 

—  Bien,  monsieur,  s'écria  le  rédacteur  de  la  guerre;  puis- 
que vous  me  faites  un  appel,  je  vais  vous  faire  raison.  Je 
porte  un  toast,  monsieur,  au  Rowdy  Journal  et  à  ses  frères; 
a  ce  puits  de  la  Vérité,  dont  les  eaux  peuvent  être  noires, 
parce  qu'elles  sont  composées  d'encre  d'imprimerie,  mais 
n'en  sont  pas  moins  assez  limpides  pour  former  à  mon  pays 
un  miroir  où  il  peut  voir  distinctement  le  reflet  de  sa  Destinée. 

—  Écoutez,  écoutez!  cria  le  colonel  en  extase.  Vous  voyez 
qu'il  ne  manque  pas,  monsieur,  d'images  fleuries  dans  le  lan- 
gage de  mon  ami? 

—  Comment  donc!  mais  il  y  en  a  beaucoup,  dit  Martin. 

—  Voilà,  monsieur,  le  Rowdy  d'aujourd'hui,  le  journal  du 
jour,  dit  le  colonel,  tendant  à  Martin  un  papier.  Vous  y  trou- 
verez Jefferson  Brick  à  son  poste  accoutumé,  à  l'avant-garde 
de  la  civilisation  humaine  et  de  la  pureté  des  mœurs,  j» 

En  même  temps  le  colonel  s'était  assis  de  nouveau  sur  la 
table.  M.  Brick  prit  également  place  de  la  même  façon  sur  le 
même  meuble,  et  ils  se  mirent  a  boire  un  peu  bien.  Ils  regar- 
daient fréquemment  Martin,  tandis  qu'il  lisait  le  journal,  puis 


300  VIE   ET    AVENTURES 

échangeaient  entre  eux  un  clin  d'œil.  Quand  Martin  eut 
achevé  sa  lecture,  pendant  que  les  deux  gentlemen  achevaient 
leur  deuxième  bouteille,  le  colonel  lui  demanda  ce  qu'il  disait 
de  ça. 

or  Mais  c'est  horriblement  personnel ,  »  dit  Martin. 

Cette  observation  parut  flatter  sensiblement  le  colonel. 

«  Je  l'espère  parbleu  bien  !  dit-il. 

—  Ici,  dit  M.  Jefferson  Brick,  nous  jouissons  d'une  indé- 
pendance complète.  Nous  faisons  ce  que  nous  voulons. 

—  Si  j'en  juge  par  cet  échantillon,  répliqua  Martin,  il  doit 
y  avoir  ici  quelques  milliers  d'hommes  qui  font  de  l'indépen- 
dance à  rebours,  et  souffrent  exactement  le  contraire  de  ce 
qu'ils  voudraient. 

—  Eh  bien  !  dit  le  colonel,  ils  cèdent  à  la  volonté  toute 
puissante  de  l'Instituteur  populaire  ;  il  y  en  a  bien  quelques- 
uns  par-ci  par-là  qui  regimbent;  mais,  en  général,  nous 
avons  barres  sur  la  vie  privée  comme  sur  la  vie  publique 
de  nos  concitoyens.  C'est  une  quasi-institution  de  notre  heu- 
reuse patrie,  comme  par  exemple.... 

—  Oui,  par  exemple,  l'esclavage  des  noirs,  souffla  M.  Brick. 

—  Par...  faitement  juste,  fit  le  colonel. 

—  Pardon  !  dit  Martin  avec  une  certaine  hésitation,  puis-je 
me  hasarder  à  vous  demander,  d'après  un  fait  que  je  re- 
marque dans  votre  journal ,  s'il  arrive  souvent  à  l'Instituteur 
populaire....  (Je  me  trouve  un  peu  embarrassé  pour  exprimer 
ma  pensée  sans  vous  offenser) ,  s'il  lui  arrive  souvent  de 
commettre  des  faux?  de  forger,  par  exemple,  des  lettres, 
poursuivit-il ,  car  il  vit  que  le  colonel  était  aussi  calme  et 
aussi  à  son  aise  que  s'il  s'agissait  d'un  compliment,  et  d'affir- 
mer de  la  manière  la  plus  solennelle  qu'elles  ont  été  écrites  à 
des  dates  récentes  par  des  hommes  existants? 

—  Très-bien  !  dit-il  ;  cela  arrive  de  temps  en  temps. 

—  Et  le  peuple  qu'on  instruit  ainsi ,  que  fait-il  ?  demanda 
Martin. 

—  Il  les  achète,  »  répondit  le  colonel. 

M.  Jefferson  cracha  et  rit,  le  premier  copieusement,  le  se- 
cond finement. 

«  Il  les  achète  p^ar  centaines  de  mille,  reprit  le  colonel. 
Nous  somm-es  une  nation  entreprenante,  et  nous  savons  ap- 
précier ce  caractère-là  chez  les  autres. 

—  Ainsi,  de  faire  un  faux,  vous  appelez  cela,  en  Amérique, 
avoir  l'esprit  entreprenant?  demanda  Martin. 


DE  MARTIN   CHUZZLEWÏT.  3ul 

—  Certainement,  dit  le  colonel.  Le  genre  américain  com- 
prend une  foule  d'excellentes  choses  auxquelles  vous  donnez 
d'autres  noms.  Mais  vous  ne  pouvez  pas  vous  y  faire  en  Eu- 
rope, et  nous,  nous  y  sommes  faits. 

—  Oui,  pensa  Martin,  cela  n'est  que  trop  vrai,  et  vous  n'êtes 
guère  gênés  dans  vos  actions  par  vos  scrupules. 

—  Dans  tous  les  cas,  dit  le  colonel,  se  baissant  pour  ranger 
dans  un  coin  la  troisième  bouteille  vide  à  côté  des  deux  pre- 
mières, quel  que  soit  le  nom  que  nous  donnions  à  la  chose,  je 
suppose,  si  c'est  un  faux,  que  ce  n'est  pas  l'Amérique  qui  en 
a  l'étrenne,  monsieur. 

—  Je  suppose  que  non,  répliqua  Martin, 

—  Ni  pour  tous  les  autres  exercices  qu'elle  peut  donner  à 
son  esprit  entreprenant,  je  présume.... 

—  Je  ne  le  crois  pas  non  plus. 

—  Eh  bien,  dit  le  colonel,  alors  tout  cela  est  venu  de  notre 
ci-devant  patrie,  et  c'est  à  notre  ci-devant  patrie  et  non  à  la 
nouvelle  que  remonte  le  blâme,  voilà  tout  !  A  présent ,  si 
M.  Jefîerson  Brick  et  vous,  monsieur,  vous  voulez  bien 
filer  ;  je  vais  passer  le  dernier  pour  fermer  la  porte,  à 

C'était  un  signal  de  départ  clair  et  net  ;  il  n'y  avait  pas 
moyen  de  s'y  tromper.  Martin  se  mit  donc  en  devoir  de  des- 
cendre l'escalier,  à  la  suite  du  rédacteur  de  la  guerre,  qui 
ouvrait  majestueusement  la  marche.  Le  colonel  les  suivait. 
Ils  quittèrent  le  bureau  du  Rowdy  Journal,  et  reprirent  les 
rues.  Martin,  en  route,  ne  savait  pas  trop  s'il  ne  devait  pas 
donner  des  coups  de  pied  dans  le  derrière  au  colonel,  pour 
avoir  eu  l'audace  de  lui  adresser  la  parole  sans  le  connaître. 
Il  ne  pouvait  pas  croire  que  son  établissement  et  lui  fussent 
bien,  en  effet,  au  nombre  des  institutions  estimées  de  cette 
terre  régénérée. 

Ce  qu'il  y  avait  de  certain  ,  c'est  que  le  colonel  Diver,  à 
l'abri  derrière  sa  position  solide  et  son  intelligence  parfaite  de 
l'opinion  publique ,  s'inquiétait  fort  peu  de  ce  que  Martin  ou 
tout  autre  pouvait  penser  de  lui.  Sa  marchandise,  hautement 
épicée,  était  mise  en  vente  et  elle  se  vendait  ;  ses  milliers  de 
lecteurs  n'avaient  pas  plus  le  droit  de  rejeter  sur  lui  le  plaisir 
qu'ils  trouvaient  à  cette  fange,  qu'un  glouton  d'imputer  à  son 
cuisinier  la  responsabilité  des  excès  de  sa  brutalité.  Rien  n'eût 
plus  charmé  le  colonel  que  de  s'entendre  dire  qu'un  homme 
comme  lui  ne  pourrait  pas  impunément  se  pavaner  comme  il 
faisait  nar  les  rues  de  toute  autre  ville  du  monde  :  car  la  seule 


302  VIE   ET  AVENTURES 

conclusion  qu'il  en  eût  tirée,  c'eût  été  la  certitude  logique  que 
son  genre  de  commerce  était  parfaitement  d'accord  avec  le  goût 
dominant,  et  qu'il  représentait,  avec  une  exactitude  fidèle,  le 
type  national  américain. 

Ils  suivirent,  l'espace  d'un  m.ille  ou  deux,  une  belle  rue  que 
le  colonel  dit  s'appeler  Broadway,  et  qui,  au  dire  de  M.  Jef- 
ferson  Brick,  «  enfonçait  toutes  les  rues  de  l'univers.  »  Tour- 
nant enfin  par  une  des  nombreuses  rues  qui  partaient  de  cette 
artère  principale ,  ils  s'arrêtèrent  devant  une  maison  d'un  ex- 
térieur plus  que  simple ,  où  il  y  avait  à  chaque  fenêtre  une 
persienne.  Quelques  marches  conduisaient  à  une  porte  d'en- 
trée peinte  en  vert  ;  de  chaque  côté,  la  grille  était  décorée  d'un 
ornement  blanc  qui  ressemblait  à  un  ananas  pétrifié;  au- 
dessus  du  marteau  se  trouvait  une  petite  plaque  oblongue 
de  même  métal,  portant  gravé  le  nom  de  Pawkins  :  Quatre 
porcs  rôdaient  par  là,  regardant  en  bas  du  côté  des  cuisines 
du  sous-sol. 

Le  colonel  heurta  à  la  porte  de  l'air  d'un  habitué  de  la  mai- 
son. Une  servante  irlandaise  passa  sa  tête  à  l'une  des  fenêtres 
d'en  haut  pour  voir  qui  frappait.  Tandis  qu'elle  descendait 
l'escalier,  les  pourceaux  furent  rejoints  par  deux  ou  trois  de 
leurs  amis  qui  débouchaient  de  la  rue  voisine,  et  tous,  de  com- 
pagnie, se  vautrèrent  sans  façon  dans  le  ruisseau. 

«  Le  major  est-il  à  la  maison  ?  demanda  le  colonel  en  en- 
trant. 

—  Est-ce  le  maître,  monsieur  ?  répliqua  la  servante  avec  une 
hésitation  qui  semblait  indiquer  qu'il  y  avait  dans  l'établisse- 
ment une  provision  de  majors. 

—  Le  maître  I....  répéta  le  colonel  Diver,  s'arrêtant  brus- 
quement et  se  tournant  vers  son  rédacteur  de  la  guerre. 

—  Oh  !  voilà  bien  les  dégradantes  institutions  de  l'empire 
britannique,  colonel,  dit  Jeflferson  Brick.  Le  maître I.... 

—  Quel  mal  voyez-vous  donc  à  cela  ?  demanda  Martin. 

—  Plût  à  Dieu  qu'on  n'entendît  jamais  prononcer  ce  mot-là 
dans  notre  paysl  dit  Jefferson  Brick;  voilà  tout.  Il  n'y  a 
qu'une  domestique  dégradée,  aussi  étrangère  que  celle-ci  aux 
bienfaits  de  notre  forme  de  gouvernement,  pour  oser  l'em- 
ployer. Il  n'existe  pas  de  maîtres  chez  nous. 

—  Tout  le  monde  y  est  donc  propriétaire  ?  »  demanda 
Martin. 

M.  JefTerson  Brick,  sans  faire  de  réponse,  suivit  les  pas  du 
propriétaire  du  Rowdy  Journal.  Martin  en  fit  autant,  se  disant 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  303 

que  peut-être  les  fiers  et  indépendants  citoyens  qui,  dans  leur 
élévation  morale,  reconnaissaient  le  colonel  pour  leur  maître, 
rendraient  un  plus  digne  hommage  à  la  déesse  de  la  Liberté 
en  passant  leurs  nuits  couchés  sur  le  poêle  d'un  serf  russe. 

Le  colonel  pénétra  dans  une  salle  située  au  rez-de-chaussée, 
sur  le  derrière  de  la  maison,  salle  bien  éclairée  et  de  vastes 
dimensions,  mais  on  ne  peut  pas  plus  dépourvue  de  tout  con- 
fort. Il  ne  s'y  trouvait  rien  que  les  quatre  murs  froids  et 
blancs  et  le  plafond,  un  misérable  tapis,  une  grande  table  à 
manger  toute  délabrée  et  atteignant  de  bout  en  bout  les  extré- 
mités de  la  salle,  et  enfin  une  étonnante  collection  de  chaises 
à  fond  de  canne.  A  l'extrémité  de  cette  salle  de  festin  était  un 
poêle  muni  de  chaque  côté  d'un  grand  crachoir  en  cuivre  ;  ce 
poêle  se  composait  de  trois  tuyaux  de  tôle  montés  sur  un 
garde-feu  et  reliés  ensemble  à  la  manière  des  deux  frères 
siamois.  Devant  ce  calorifère  d'un  nouveau  genre  se  balançait 
sur  une  chaise  à  bascule  un  gentleman  de  haute  taille,  ayant 
son  chapeau  sur  la  tête;  il  s'amusait  à  cracher  alternativement 
dans  le  crachoir  de  droite  et  le  crachoir  de  gauche,  puis  recom- 
mençait à  se  bercer  de  la  même  façon.  Un  domestique  nègre, 
en  veste  d'un  blanc  douteux ,  était  activement  occupé  à  poser 
sur  la  table  deux  longues  files  de  couteaux  et  de  fourchettes, 
séparées  de  distance  en  distance  par  des  cruchons  pleins  d'eau, 
et,  en  faisant  le  tour  de  cette  table  appétissante,  il  rajustait 
avec  ses  doigts  sales  la  nappe  plus  sale  encore  qui  était  toute 
de  travers,  telle  qu'on  l'avait  laissée  au  déjeuner.  Le  poêle 
rendait  l'atmosphère  de  la  chambre  très-chaude  et  suffocante  ; 
mais  si  l'on  y  joint  l'odeur  nauséabonde  de  potage  qu'exhalait 
la  cuisine  et  celle  des  débris  de  tabac  qui  se  trouvaient  dans 
les  crachoirs  en  question,  il  n'y  avait  pas  moyen  d'y  tenir, 
pour  un  étranger. 

Le  gentleman  assis  dans  la  chaise  à  bascule  avait  le  dos 
tourné,  et  était  d'ailleurs  si  absorbé  par  son  délassement  in- 
tellectuel ,  qu'il  ne  s'aperçut  pas  de  l'entrée  des  nouveaux  ve- 
nus, jusqu'au  moment  où  le  colonel,  s'étant  approché  du  poêle, 
lança,  pour  sa  part  personnelle,  le  denier  de  la  veuve  dans  le 
crachoir,  précisément  au  moment  où  le  major,  car  c'était  le 
major,  se  penchait  pour  en  faire  autant.  Le  major  Pawkins 
suspendit  son  offrande,  releva  la  tête  et  dit,  avec  un  air  tout 
particulier  de  calme  et  de  fatigue,  comme  un  homme  qui  a  été 
sur  pied  toute  la  nuit  (le  même  air  que  Martin  avait  du  reste 
observé  déjà  chez  le  colonel  et  chez  M.  Jefferson  Brick)  : 


304  VIE    ET    AVENTURES 

«  Eh  bien  !  colonel? 

—  Major,  répondit  celui-ci,  voici  un  gentleman  nouvelle- 
ment débarqué  d'Angleterre,  qui  est  décidé  à  se  loger  chez 
vous,  si  les  conditions  de  prix  lui  conviennent.  » 

Le  major  serra  la  main  de  Martin  sans  faire  mouvoir  un 
seul  muscle  de  son  visage. 

c  Je  suis  bien  aise  de  vous  voir,  monsieur,  dit-il  ;  vous  vous 
portez  bien,  j'espère? 

—  Jamais  je  ne  me  suis  mieux  porté,  dit  Martin. 

• — Et  jamais,  répliqua  le  major,  vous  n'aurez  eu  pour  cela 
d'occasion  plus  favorable.  Vous  allez  voir  le  soleil  dans  ce 
pays-ci. 

—  Mais  je  crois  me  rappeler  que  je  l'ai  vu  briller  quelque- 
fois dans  mon  pays,  dit  Martin  avec  un  sourire. 

—  Je  ne  crois  pas,  »  repartit  le  major. 

Il  prononça  ces  mots  avec  un  accent  d'indifférence  stoïque, 
mais  cependant  sur  un  ton  de  fermeté  qui  ne  permettait  au- 
cune contradiction  à  cet  égard.  La  question  ainsi  réglée ,  il 
mit  son  chapeau  un  peu  de  côté,  afin  de  se  gratter  plus  com- 
modément la  tête,  et  salua  M.  Jeiferson  Brick  d'un  signe  non- 
chalant. 

Le  major  Pawkins  (gentleman  originaire  de  Pensylvanie),  se 
distinguait  par  un  vaste  crâne  et  un  front  jaune  très-protubé- 
rant; grâce  à  ces  avantages,  le  major  passait  dans  les  ta- 
vernes et  autres  lieux  de  même  espèce  pour  un  homme  d'une 
intelligence  énorme.  Ce  n'était  que  plus  tard  qu'on  s'aperce- 
vait, à  son  regard  hébété  et  à  son  allure  pesante,  que  c'était 
un  de  ces  hommes  qui,  à  parler  au  figuré,  ont  besoin  de  beau- 
coup déplace  pour  se  retourner;  mais,  dans  son  commerce  des 
produits  de  son  intelligence,  il  avait  l'habitude  invariable  de 
mettre  en  étalage  tout  son  fonds  (et  peut-être  plus),  ce  qui  ne 
manquait  jamais  son  effet  sur  la  clique  de  ses  admirateurs. 
Probablement  c'est  comme  cela  aussi  qu'il  avait  conquis  l'es- 
time de  M.  Jefferson  Brick  ,  qui  saisit  un  moment  favorable 
pour  murmurer  à  l'oreille  de  Martin  : 

a  Un  des  hommes  les  plus  remarquables  de  notre  pays,  moit- 
sieur.  » 

Il  ne  faut  pas  supposer,  toutefois,  que  le  seul  titre  du  major 
à  une  large  part  de  sympathie  et  de  considération  consistât  à 
mettre  constamment  en  étalage  sur- le  marché  ses  hautes  fa- 
cultés à  vendre  ou  à  louer.  C'était,  de  plus,  un  grand  poli- 
tique, et  il  avait  réduit  son  symbole  à  un  article  de  foi  dans 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  305 

toutes  les  affaires  publiques  où  se  trouvaient  mêlés  rhonneur 
et  l'intérêt  de  son  pays;  c'était  celui-ci  :  ce  Passez-moi  l'é- 
ponge là-dessus ,  et  recommencez  comme  si  de  rien  n'était.  » 
Cette  maxime  avait  fait  de  lui  un  patriote.  En  allaires  de  com- 
merce, c'était  aussi  un  hardi  spéculateur  ;  pour  parler  plus  ex- 
plicitement, il  possédait  un  génie  très-distingué  pour  l'escro- 
querie, et  il  n'y  avait  pas  de  citoyen  éminent  dans  l'Union  qui 
pût  se  vanter  de  lui  en  remontrer  pour  faire  sauter  une  banque, 
négocier  un  emprunt  ou  former  une  compagnie  d'agiotage  sur 
les  terrains,  c'est-à-dire  pour  faire  fondre  la  ruine,  la  peste 
et  la  mort,  sur  des  centaines  de  familles.  Ces  talents  lui 
avaient  fait  la  réputation  d'un  négociant  admirable.  Il  était 
capable  de  flâner  dans  une  salle  de  cabaret  douze  heures  de 
suite  à  discuter  les  intérêts  de  la  nation  ,  et  tout  ce  temps-là 
de  dire  un  tas  de  sottises  sans  queue  ni  tête ,  de  mâcher  plus 
de  tabac,  de  fumer  plus  de  cigares,  de  boire  plus  de  rum- 
toddy  ' ,  plus  de  mint-julep  '^ ,  plus  de  gin-slint  '"  et  de  cocktail  * 
qu'aucun  autre  gentleman  de  sa  connaissance.  Cette  capacité 
avait  fait  de  lui  un  orateur  et  un  favori  du  peuple.  En  un  mot, 
le  major  était  ce  qu'on  appelle  dans  le  pays  un  homme  d'ave- 
nir, un  caractère  populaire ,  et  il  était  en  passe  d'être  envoyé 
parles  radicaux  à  la  chambre  des  représentants  de  New- York, 
si  ce  n'est  même  à  Washington.  Mais,  comme  la  prospérité  par- 
ticulière d'un  citoyen  ne  marche  pas  toujours  d'accord  avec 
son  dévouement  patriotique  aux  affaires  publiques,  et  comme 
les  opérations  frauduleuses  ont  aussi  des  hauts  et  des  bas,  le 
major  n'était  pas  toujours  très-huppé.  C'est  ce  qui  faisait  qu'en 
ce  moment  Mme  Pawkins  tenait  une  pension  bourgeoise,  et 
que  le  major  Pawkins  mangeait  le  fonds  de  son  épouse,  en 
attendant  mieux. 

«  Vous  êtes  venu  visiter  notre  pays,  monsieur,  dit  le  major, 
à  une  époque  de  grande  crise  commerciale. 

—  De  crise  alarmante ,  dit  le  colonel. 

—  A  une  époque  de  stagnation  sans  précédent ,  dit  M.  Jei- 
ferson  Brick. 

—  Cette  nouvelle  m' afflige,  dit  Martin;  mais  j'espère  que  cet 
état  de  choses  ne  durera  pas.  » 

Martin  ne  connaissait  point  l'Amérique;  sinon,  il  eût  su  par- 

\ .  PMm-toddy,  du  rhum,  de  l'eau  chaude  et  du  sucre, 

2,  Sirop  de  menthe.  —  3.  Boisson  faite  arec  du  genièvre. —  4.  Mélange 

épice. 

Martin  CH^zz^.E■^^T.  —  i  50 


306  VIE   ET    AVENTURES 

faitement  que ,  s'il  fallait  en  croire  l'un  après  l'autre  tous  ses 
citoyens  sur  parole,  les  affaires  y  sont  toujours  en  baisse,  tou- 
jours en  stagnation,  toujours  à  l'état  de  crise  alarmante  et  ja- 
mais autrement;  tandis  qu'en  masse  ils  sont  toujours  prêts  à 
vous  jurer  sur  l'Évangile,  à  toute  heure  de  jour  ou  de  nuit, 
que  l'Amérique  est  la  plus  florissante,  la  plus  prospère  de  toutes 
les  contrées  du  globe  habitable. 

«  J'espère  que  cet  état  de  choses  ne  durera  p^s ,  dit  Mar- 
tin. 

—  Oh!  répondit  le  major,  je  pense  bien  que,  d'une  manière 
ou  d'une  autre,  il  faudra  que  nous  sortions  de  là  et  qu'enfin 
nous  marchions  comme  il  faut. 

—  Nous  sommes  pleins  d'élasticité,  dit  le  Rowdt/  Journal. 

—  Nous  sommes  un  jeune  lion,  dit  M.  Jefferson  Brick. 

—  Nous  avons  en  nous  des  principes  vivifiants  et  énergi- 
ques, fit  observer  le  major.  Ah  çà,  colonel,  est-ce  que  nous 
n'allons  pas  boire  un  peu  d'absinthe  avant  le  dîner?  :i> 

Le  colonel  ayant  accueilli  cette  proposition  avec  un  grand 
empressement ,  le  major  Pawkins  émit  l'avis  qu'on  se  rendît 
au  cabaret  voisin,  qui,  dit-il,  n'était  qu'à  deux  pas,  au  pre- 
mier bloc'.  Alors  il  engagea  Martin  à  s'entendre  avec  mistress 
Pawkins  pour  les  détails  relatifs  aux  conditions  de  nourriture 
et  de  logement,  et  lui  apprit  qu'il  aurait  le  plaisir  de  voir  cette 
dame  au  dîner ,  qui  ne  tarderait  pas  à  être  prêt  ;  car  on  dînait 
à  deux  heures ,  et  il  était  deux  heures  moins  un  quart.  Ceci 
lui  rappela  que,  si  l'on  voulait  prendre  l'absinthe,  il  n'y  avait 
pas  de  temps  à  perdre  ;  aussi  décampa-t-il  sans  plus  de  céré- 
monie :  «  Me  suivra  qui  voudra  !  » 

Quand  le  major  se  leva  de  sa  chaise  à  bascule  devant  le 
poêle,  et  troubla  ainsi  l'air  chaud  et  la  bonne  odeur  de  soupe 
qui  flottait  sur  le  front  de  ses  amis  ,  le  vieux  tabac  domina 
tellement  tous  les  autres  parfums,  qu'il  ne  fi^t  plus  permis  de 
douter  que  les  vêtements  de  ce  gentleman  n'en  fussent  imbibés. 
Martin  ,  en  s'acheminant  derrière  lui  vers  le  cabaret ,  ne  put 
s'empêcher  de  penser  que  ce  grand  major  si  roide,  avec  sa 
nonchalance  et  son  port  langoureux ,  avait  l'air  lui-même  de 
quelque  vieux  chicot  de  plante  nicotine  qu'il  serait  bon  d'ar- 
racher du  jardin  public,  dans  l'intérêt  de  ce  lieu  réservé,  pour 
le  jeter  sur  le  tas  de  fumier  du  coin. 

<.  Nom  qu'on  doTine  à  chaque  carré  ou  pâté  de  maisons.  La  partie  basse 
de  New-York  est  divisée  en  blocs. 


DE    MARTIN   GHUZZLEWIT.  307 

Ils  rencontrèrent  au  cabaret  bien  d'autres  mauvaises  herbes 
comme  lui,  dont  la  plupart,  non  moins  altérées  que  crottées, 
étaient  joliment  à  sec  dans  un  sens  ,  quoique  bien  rafraîchies 
dans  un  autre.  De  ce  nombre  était  un  gentleman  qui,  d'après 
ce  que  Martin  put  en  savoir,  par  la  conversation  qui  s'engagea 
pendant  qu'on  absorbait  l'absinthe,  allait  partir  dans  l'après- 
midi  pour  une  tournée  d'afTaires  de  six  mois  environ  sur  les 
frontières  de  l'ouest,  et  qui,  en  fait  de  bagage  et  d'équipement 
pour  ce  voyage ,  possédait  uniquement  un  chapeau  verni  et 
une  petite  valise  de  cuir  jaune,  absolument  semblables  au  cha- 
peau et  à  la  valise  du  gentleman  qui  était  venu  d'Angleterre 
par  /e  Screic. 

Ils  s'en  revenaient  tous  tranquillement  ;  Martin  donnait  le 
bras  à  M.  Jefiferson  Brick,  et  devant  eux  marchaient  côte  à  côte 
le  major  et  le  colonel ,  quand  tout  à  coup  ,  au  moment  où  ils 
n'étaient  plus  qu'à  la  distance  d'une  ou  deux  maisons  de  la 
demeure  du  major,  ils  entendirent  le  bruit  d'une  cloche  sonnée 
vigoureusement.  Aussitôt  "que  ce  son  eut  frappé  leurs  oreilles, 
le  colonel  et  le  major  s'élancèrent  comme  des  fous,  gravirent 
les  degrés  du  perron  et  franchirent  la  porte  qui  était  entre- 
bâillée ,  tandis  que  M.  Jefferson  Brick,  dégageant  son  bras  de 
celui  de  Martin,  se  précipitait  dans  la  même  direction  et  dis- 
paraissait également. 

«  Bonté  du  ciel!  pensa  Martin;  le  feu  est  à  la  maison,  c'est 
un  signal  d'alarme  !...  » 

Mais  il  n'y  avait  ni  feu,  ni  flamme,  ni  odeur  de  brûlé.  Gomme 
Martin  restait  indécis  à  la  même  place,  trois  autres  gentlemen, 
dont  les  traits  exprimaient  aussi  l'horreur  et  l'agitation,  arri- 
vèrent en  tournant  brusquement  le  coin  de  la  rue,  se  heurtè- 
rent sur  les  marches  du  perron  ,  s'y  disputèrent  un  instant  le 
passage,  et  se  précipitèrent  dans  la  maison  en  un  étrange  pêle- 
mêle  de  bras  et  de  jambes.  Ne  pouvant  plus  y  tenir,  Martin 
les  suivit.  Bien  qu  il  allât  bon  pas  ,  il  se  vit  poussé,  jeté  de 
côté  et  dépassé  par  deux  autres  gentlemen  qui,  dans  leurs 
mouvemertts  précipités ,  étaient  évidemment  exaspérés  par  la 
folie. 

«  Où  est-ce?  cria  Martin  hors  d'haleine  à  un  nègre  qu'il 
rencontra  dans  le  couloir. 

—  Dans  la  salle  à  manger,  monsieur.  Le  colonel  avoir  gardé 
à  vous  une  chaise  auprès  de  lui,  monsieur. 

—  Une  chaise  ! 

—  Pour  le  dîner,  monsieur.  * 


308  VIE   ET   AVENTURES 

Martin  le  regarda  un  moment  et  partit  d'un  fou  rire ,  à  quoi 
le  nègre,  dans  sa  bonne  humeur  et  son  désir  déplaire,  répon- 
dit si  cordialement  et  de  franc  jeu,  que  ses  dents  blanches  bril- 
lèrent comme  un  jet  lumineux. 

((  Vous  êtes  le  plus  drôle  de  corps  que  j'aie  jamais  vu  ,  dit 
Martin  en  lui  frappant  sur  le  dos  ,  et  il  n'y  a  pas  d'absinthe 
telle  que  vous  pour  me  mettre  en  appétit.  » 

Après  cette  déclaration  il  entra  dans  la  salle  à  manger,  où 
il  se  glissa  vers  la  chaise  que  le  colonel  avait  réservée  pour 
lui  en  la  retournant  et  en  appuyant  le  dossier  sur  la  table. 
Ce  gentleman  était  d'ailleurs  en  ce  moment  tout  absorbé  par 
le  dîner. 

La  compagnie  était  nombreuse  :  dix-huit  à  vingt  personnes 
environ ,  dont  cinq  ou  six  dames ,  serrées  les  unes  contre  les 
autres  en  une  petite  phalange.  Tous  les  couteaux,  toutes  les 
fourchettes  fonctionnaient  à  Tenviavec  une  activité  effrayante; 
à  peine  prononçait-on  quelques  paroles  ;  chacun  semblait 
consommer  de  toutes  ses  forces  pour  son  propre  salut,  comme 
si  l'on  s'attendait  à  éprouver  les  horreurs  d'une  famine  d'ici  au 
déjeuner  du  lendemain  matin  ,  et  qu'il  fût  grand  temps  de 
satisfaire,  à  son  corps  défendant,  la  première  loi  de  la  nature. 
Le  rôti  de  volaille,  la  principale  pièce  de  résistance,  car  elle  se 
composait  d'une  dinde  au  haut  bout ,  d'une  paire  de  canards 
au  bas  bout ,  et  de  deux  poulets  au  milieu,  disparut  avec  au- 
tant de  rapidité  que  si  chacun  de  ces  volatiles  avait  fait  usage 
de  ses  ailes  pour  s'envoler,  par  un  effort  désespéré,  au  fond 
d'un  gosier  humain.  Les  huîtres  bouillies  et  marinées  sortaient 
de  leurs  larges  réservoirs  pour  passer  par  vingtaines  dans  la 
bouche  de  l'assemblée.  L'huile  et  le  vinaigre,  le  sel,  le  poivre 
et  la  moutarde,  ne  faisaient  que  paraître  et  disparaître.  On  vous 
avalait  des  concombres  tout  entiers  d'un  seul  coup,  sans  seu- 
lement cligner  de  l'œil ,  comme  si  c'étaient  des  pâtes  d'abri- 
cot. Des  quantités  énormes  de  mets  indigestes  fondaient  comme 
la  glace  au  soleil.  C'était  un  spectacle  solennel  et  terrible.  On 
voyait  des  individus  atteints  de  dyspepsie  s'empiffrer  jusqu'à 
la  gorge  ;  les  malheureux ,  ils  croyaient  se  nourrir,  mais  ce 
n'était  pas  eux  qu'ils  nourrissaient,  c'étaieut  des  myriades  de 
cauchem.ars  nocturnes  qu'ils  entretenaient  à  leur  service ,  à 
beaux  deniers  comptants.  Il  y  avait  de  grands  secs  avec  leurs 
joues  maigres  et  caves,  qui  n'étaient  pas  encore  satisfaits 
d'avoir  exterminé  tant  de  plats  substantiels,  et  qui  attachaient 
sur  la  pâtisserie  des  regards  avides.  Ce  que  mistress  Pawkins 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  309 

devait  éprouver  chaque  jour  au  dîner,  il  n'y  a  pas  de  langage 
au  monde  pour  le  dire.  Mistress  Pawkins  n'avait  qu'une  con- 
solation :  c'est  que  le  dîner  était  bientôt  expédié. 

Le  colonel,  qui  avait  déjà  fini  son  repas,  tandis  que  Martin, 
ayant  fait  passer  son  assiette  pour  obtenir  un  morceau  de 
dinde,  en  était  encore  à  la  première  bouchée,  demanda  à  son 
nouvel  ami  ce  qu'il  pensait  des  convives  qui  appartenaient 
aux  diverses  parties  de  l'Union,  et  s'il  ne  désirait  pas  connaître 
quelques  détails  sur  leur  compte. 

(T  Apprenez-moi,  je  vous  prie  ,  dit  Martin,  quelle  est  cette 
petite  jeune  fille  en  face  de  nous,  qui  a  l'air  maladif  et  ouvre 
de  grands  yeux  ronds.  Je  n'aperçois  ici  personne  qui  ait  l'air 
d'être  sa  mère  ou  de  veiller  sur  elle. 

—  Parlez-vous  de  la  dame  en  bleu?  demanda  le  colonel  d'un 
ton  d'importance.  C'est  mistress  Jefferson  Brick,  monsieur. 

—  Non,  non,  dit  Martin  ;  je  parle  de  cette  petite  fille,  une 
espèce  de  petite  poupée,  là  juste  en  face  de  nous. 

—  Fort  bien,  monsieur!  s'écria  le  colonel.  C'est  fa,  c'est 
mistres  Jefferson  Brick.  » 

Martin  attacha  un  regard  fixe  sur  le  colonel,  qui  n'avait  pas 
3u  tout  l'air  de  rire. 

«  Dieu  me  bénisse  1  dit  Martin,  en  ce  cas,  je  suppose  que 
Qous  allons  avoir  un  de  ces  jours  quelque  petit  Brick. 

—  Il  y  a  déjà  deux  petits  Brick,  monsieur,  »  répondit  le 
3olonel. 

La  mère  avait  elle-même  tellement  l'air  d'une  enfant,  que 
Martin  ne  put  s'empêcher  d'en  faire  l'observation. 

«  Oui ,  monsieur,  répHqua  le  colonel;  mais  il  y  a  des  insti- 
:.uiions  qui  développent  la  nature  humaine ,  tandis  qu'il  y  en 
a  d'autres  qui  la  retardent.  » 

Il  ajouta  après  un  moment  de  silence  : 

«  Jefferson  Brick  est  un  des  hommes  les  plus  remarquables 
le  notre  pays,  monsieur!  i» 

Tout  ceci  fut  dit  à  voix  basse  ,  car  le  remarquable  gentle- 
man dont  il  s'agissait  était  assis  de  l'autre  côté  auprès  de 
Martin. 

«  Monsieur  Brick  ,  dit  Martin  se  tournant  vers  lui ,  et  lui 
adressant  une  question  plutôt  pour  lier  la  conversation  que 
pour  l'intérêt  que  lui  inspirait  le  sujet  en  lui-même,  apprenez- 
moi,  je  vous  prie,  quel  est  ce....  (il  allait  dire  jeune,  mais  il 
jugea  prudent  de  retenir  cette  épithète)  quel  est  ce  petit  gentle- 
man là-bas  qui  a  le  nez  rouge. 


310  VIE  ET   AVENTURES 

—  C'est  le  professeur  Mullit,  monsieur,  répondit  JelTerson. 

—  Puis-je  vous  demander  de  quoi  il  est  professeur  ? 

—  D'éducation,  monsieur. 

—  Une  espèce  de  maître  d'école ,  sans  doute  ?  hasarda 
Martin. 

—  C'est  un  homme  de  hantes  facultés  morales,  monsieur, 
répondit  le  rédacteur  de  la  guerre,  un  homme  qui  n'est  pas 
doué  de  moyens  ordinaires.  Lors  de  la  dernière  élection  pour 
la  présidence,  il  se  crut  obligé  de  répudier  et  de  dénoncer  son 
père  qui  votait  mal.  Depuis,  il  a  écrit  quelques  pamphlets  vi- 
goureux sous  la  signature  de  «  Suturb,  »  ou  ce  Brutus  »  à  l'en- 
vers. C'est  un  des  hommes  les  plus  remarquables  de  notre 
pays,  monsieur. 

—  En  tout  cas,  pensa  Martin,  il  parait  qu'il  en  pleut,  des 
hommes  remarquables,  dans  le  pays.  » 

En  poursuivant  le  cours  de  ses  questions,  Martin  trouva 
qu'il  n'y  avait  pas  moins  de  quatre  majors  présents,  deux  co- 
lonels, un  général  et  un  capitaine,  si  bien  qu'il  ne  put  s'em- 
pêcher de  penser  que  la  milice  américaine  ne  périrait  pas 
faute  d'officiers,  et  de  se  demander  si  c'est  que  ces  officiers  se 
commandaient  les  uns  les  autres,  ou  bien,  sans  cela,  où  diable 
on  pouvait  déterrer  des  soldats  pour  tout  le  monde.  11  n'y 
avait  pas  là  un  individu  qui  n'eût  un  titre  :  car  ceux  qui 
n'avaient  point  conquis  de  grades  militaires  étaient  au  moins 
des  docteurs,  des  professeurs  ou  des  révérends.  Trois  gentle- 
men, secs  et  désagréables,  étaient  chargés  de  missions  pour 
des  États  voisins  ;  l'un  pour  aiïaires  d'argent ,  l'autre  pour  la 
politique,  le  troisième  enfin  pour  propagande  religieuse.  Parmi 
les  dames,  il  y  avait  mistress  Pawkins,  personne  sèche,  os- 
seuse et  silencieuse;  une  vieille  fille  avec  une  figure  à  res- 
sorts et  des  opinions  bien  tranchées  sur  les  droits  de  la 
femme,  dont  elle  avait  donné  des  leçons  publiques  ;  quant  aux 
autres,  elles  étaient  singulièrement  dépourvues  de  tout  trait 
caractéristique ,  à  tel  point  que  chacune  d'elles  eût  pu  changer 
de  nature  avec  sa  voisine  sans  que  personne  s'en  aperçût. 
C'étaient,  soit  dit  en  passant,  les  seuls  membres  de  la  com.pa- 
gnie  qui  ne  semblassent  pas  être  du  nombre  des  gens  les  plus 
remarquables  du  pays. 

Quelques-uns  des  gentlemen  se  levèrent  un  à  un  et  s'éloi- 
gnèrent tout  en  avalant  leur  dernière  bouchée;  généralement, 
ils  s'arrêtaient  une  minute  auprès  du  poêle,  pour  se  rafraîchir 
la  gorge  aux  crachoirs  de  métal.  Cependant  quelques  person- 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  311 

nés  d'humeur  plus  sédentaire  restèrent  à  table  un  bon  quart 
d'heure  encore,  et  ne  se  levèrent  qu'au  moment  même  où  se 
levèrent  les  dames.  Tout  le  monde  alors  se  disposa  à  partir, 

«  Où  va-t-on  ?  demanda  tout  bas  Martin  à  M.  Jellerson 
BricJj. 

—  Chacun  dans  sa  chambre,  monsieur. 

—  Il  n'y  a  donc  pas  de  dessert,  ni  de  conversation?  de- 
manda Martin,  qui  n'eût  pas  été  fâché  de  se  donner  un  peu  de 
bon  temps  après  les  fatigues  de  son  long  voyage. 

—  Nous  sommes  un  peuple  d'affaires,  et  nous  n'avons  pas 
de  temps  pour  ça.  » 

Les  dames  défilèrent  l'une  après  l'autre;  M.  Jefferson  Brick 
et  les  autres  maris  qui  restaient,  saluant  légèrement  leurs 
femmes  à  mesure  qu'elles  passaient  devant  eux,  et  se  bornant 
à  cette  politesse  sommaire.  Martin  pensa  que  ce  n'était  pas 
bien  galant;  mais  il  garda  pour  lui  son  opinion  quant  à  pré- 
sent, impatient  d'entendre  pour  son  instruction  la  conversa- 
tion de  ces  gentlemen  affairés  qui  venaient  de  se  grouper  au- 
tour du  poêle,  comme  si  la  retraite  de  l'autre  sexe  avait  dégagé 
leur  esprit  d'un  grand  poids,  et  qui  faisaient  un  usage  indé- 
fini des  crachoirs  et  des  cure-dents. 

Cette  conversation  était,  à  dire  vrai,  dénuée  d'intérêt;  la 
majeure  partie  en  pouvait  être  résumée  dans  un  seul  mot  : 
(t  Dollars.  »  Toutes  les  préoccupations,  les  espérances,  les 
joies,  les  affections,  les  vertus  et  les  amitiés  de  ces  gentlemen, 
semblaient  se  fondre  en  «  Dollars,  d  Quelques  ingrédients 
qu'ils  jetassent  dans  l'étroite  marmite  de  leur  conversation, 
cela  ne  servait  qu'à  épaissir  la  bouillie  de  dollars  qui  mijotait 
dedans.  On  évaluait  les  hommes,  on  les  pesait,  jugeait,  jau- 
geait en  dollars;  la  vie  était  mise  à  l'encan,  aux  enchères,  ad- 
jugée, tarifée  à  tant  de  dollars.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  estimé, 
après  les  dollars,  c'était  le  moyen  d'en  gagner.  Quant  à  ce 
lest  inutile  et  sans  valeur  qu'on  appelle  l'honneur  et  la  déli- 
catesse, plus  on  pouvait  en  jeter  à  la  mer  à  bord  de  son  vais- 
seau Bon  renom  et  Bonne  foi.,  plus  on  y  faisait  de  place  pour 
le  chargement  des  dollars.  Faire  du  commerce  un  vaste  men- 
songe et  un  vol  immense  ;  de  la  bannière  de  la  nation  un 
ignoble  chiffon;  la  souiller  étoile  par  étoile;  en  effacer  une  à 
une  les  bandes  nationales  comme  on  arrache  les  galons  de  la 
manche  d'un  soldat  qu'on  dégrade....  vivent  les  dollars!  Il 
s'agit  bien  de  l'honneur  d'un  drapeau,  quand  il  s'agit  de  dol- 
lars l 


312  VIE    ET   AVENTURES 

Celui  qui,  au  hasard  de  se  rompre  le  cou,  s'est  lancé  dans  la 
chasse  au  renard,  précipite  sa  course  ardente  à  bride  abattue. 
Il  en  était  de  même  de  ces  gentlemen.  A  leurs  yeux,  celui-là 
était  le  plus  grand  patriote  qui  braillait  le  plus  haut  et  qui  se 
préoccupait  le  moins  des  convenances.  Celui-là  était  leur 
homme  qui,  emporté  par  la  fureur  brutale  de  son  intérêt  per- 
sonnel, justifiait  chez  eux  par  son  exemple  la  même  ardeur 
de  basse  cupidité.  Ainsi,  dans  l'espace  de  cinq  minutes,  Martin 
apprit,  en  recueillant  les  lambeaux  épars  de  la  conversation 
engagée  autour  du  poêle,  que  d'apporter  dans  l'Assemblée  lé- 
gislative des  pistolets,  des  cannes  à  épée  et  autres  bagatelles 
inolTensives  de  ce  genre;  que  de  saisir  ses  adversaires  à  la 
gorge,  comme  font  les  chiens  ou  les  rats  ;  que  de  hurler,  de 
clabauder,  de  faire  assaut  de  voies  de  fait,  c'étaient  là  des  pra- 
tiques brillantes  et  magnifiques.  Ce  n'était  pas  un  attentat  à  la 
liberté  ;  ce  n'était  pas  un  coup  à  lui  frapper  le  cœur,  à  tarir 
chez  elle  les  sources  mêmes  de  la  vie  plus  que  n'eût  pu  le  faire 
le  cimeterre  d'un  sultan  :  au  contraire,  c'était  brûler  sur  ses 
autels  un  encens  rare  et  précieux,  dont  le  parfum  portait  un 
délicieux  arôme  aux  narines  patriotiques,  et  dont  la  fumée 
montait  en  nuage  jusqu'au  septième  ciel  de  la  Gloire. 

Une  fois  ou  deux,  quand  il  y  eut  un  moment  d'interruption, 
Martin  hasarda  quelques  questions  toutes  naturelles,  en  sa 
qualité  d'étranger,  sur  les  poètes  nationaux,  le  théâtre,  la  lit- 
térature et  les  arts.  Mais  les  renseignements  que  les  gentle- 
men étaient  en  mesure  de  lui  fournir  sur  ces  divers  sujets  ne 
s'étendaient  point  au  delà  des  inspirations  de  quelques  intel- 
ligences d'élite  de  la  force  du  colonel  Diver,  de  M.  JefTerson 
Brick  et  consorts;  tous  gens  renommés,  à  ce  qu'il  paraît,  pour 
l'art  avec  lequel  ils  excellaient  dans  ce  style  particulier  d'élo- 
quence grandiose  du  <c  braillard.  » 

(c  Nous  sommes  un  peuple  d'affaires,  monsieur,  dit  un  des 
capitaines,  qui  appartenait  à  l'Ouest;  et  nous  n'avons  pas  le 
temps  de  nous  livrer  à  des  lectures  de  pur  agrément.  Nous  ne 
détestons  pas  les  choses  agréables,  si  elles  nous  arrivent  dans 
nos  journaux  avec  une  énorme  quantité  d'autres  matières; 
mais  nous  ne  sommes  pas  des  ravaudeurs  de  livres  comme 
vous!  » 

Ici  le  général,  qui  paraissait  prêt  à  tomber  en  pâmoison  à  la 
seule  pensée  de  lire  quoi  que  ce  soit  qui  ne  fût  ni  commercial 
ni  politique,  surtout  en  dehors  des  journaux,  demanda  si  l'un 
des  gentlemen  ne  voulait  pas  boire  quelque  chose.  La  plupart 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  313 

des  assistants,  trouvant  l'idée  très-judicieuse,  très-opportune, 
se  glissèrent  l'un  après  l'autre  au  cabaret  du  bloc  voisin.  De 
là  sans  doute  ils  se  rendirent  à  leurs  magasins  et  comptoirs  ; 
puis  sans  doute  aussi  ils  revinrent  au  cabaret  pour  s'entrete- 
nir encore  de  dollars  et  élargir  leur  intelligence  par  l'examen 
approfondi  et  la  discussion  des  journaux  brailiards;  puis  en- 
fin chacun  d'eux  alla  ronfler  au  sein  de  sa  famille. 

a  II  paraît,  dit  Martin,  suivant  le  cours  de  ses  propres  ré- 
flexions, que  voilà  la  récréation  principale  qu'ils  se  donnent 
en  commun.  » 

Il  se  mit  à  songer  dollars,  démagogie  et  cabarets,  se  de- 
mandant intérieurement  si  cette  nation  d'afifairés  était  réelle- 
ment aussi  occupée  d'afl'aires  qu'elle  le  prétendait ,  ou  si  tout 
simplement  elle  n'était  pas  incapable  de  comprendre  les 
plaisirs  de  société  et  de  famille. 

La  difficulté  n'était  pas  facile  à  résoudre;  elle  se  compli- 
quait de  tout  ce  que  Martin  avait  vu  et  entendu  jusque-là.  Le 
jeune  homme  s'assit  à  la  table  abandonnée,  et,  de  plus  en  plus 
découragé  en  mesurant  toutes  les  incertitudes  et  les  obstacles 
de  sa  position  précaire,  il  soupira  profondément. 

Parmi  les  convives  de  la  table  d'hôte  s'était  trouvé  un 
homme  d'âge  moyen,  aux  yeux  noirs,  au  visage  hâlé,  qui, 
par  ses  manières  polies  et  l'expression  honnête  de  sa  physio- 
nomie, avait  fixé  l'attention  de  Martin,  sans  que  le  jeune 
homme  pût  obtenir  aucun  renseignement  sur  lui  de  ses  voi- 
sins ,  qui  semblaient  le  considérer  comme  indigne  qu'on  s'oc- 
cupât de  lui.  Cet  homme  n'avait  point  pris  part  à  la  conver- 
sation autour  du  poêle  ;  il  n'était  pas  sorti  non  plus  avec  les 
autres  pensionnaires.  Or,  en  entendant  Martin  soupirer  pour 
la  troisième  ou  quatrième  fois,  il  lui  jeta  quelques  mots  au 
hasard,  comme  s'il  voulait,  sans  indiscrétion,  l'amener  à  un 
entretien  amical.  Son  motif  était  si  transparent,  et  cependant 
exprimé  avec  tant  de  délicatesse,  que  Martin  en  éprouva  et  lui 
en  témoigna  par  sa  réponse  une  vive  reconnaissance. 

(c  Je  ne  vous  demanderai  pas,  dit  le  gentleman  avec  un  sou- 
rire, tandis  que  Martin  se  levait  pour  se  rapprocher  de  lui,  com- 
ment vous  trouvez  mon  pays;  car  je  puis  préjuger  vos  senti- 
ments à  cet  égard.  Mais  comme  je  suis  Américain,  et  que,  par 
conséquent,  c'est  à  moi  à  vous  adresser  le  premier  une  ques- 
tion, je  vous  demanderai  comment  vous  trouvez  ie  colonel. 

—  Vous  me  montrez  une  telle  franchise,  répliqua  Martin, 
que  je  n'hésite  nullement  à  vous  déclarer  que  je  ne  le  trouve 


314  VIE   ET   AVENTURES 

pas  du  tout  à  mon  goût.  Cependant  je  dois  ajouter  que  je  lui 
siiis  obligé  pour  la  politesse  qu'il  a  eue  de  m'amener  ici,  et  de 
faire  pour  ma  pension  des  conditions  très-raisonnables, 
ajouta-t-il  ;  car  il  venait  de  se  rappeler  que  le  colonel,  avant 
de  sortir,  lui  avait  glissé  quelques  mots  à  ce  sujet. 

—  L'obligation  n'est  pas  grande,  dit  l'étranger  tout  net. 
J'ai  ouï  dire  que  le  colonel  monte  de  temps  en  temps  à  bord 
des  paquebots  afin  d'y  glaner  les  nouvelles  les  plus  récentes 
pour  son  journal,  et  que,  par  la  même  occasion,  il  conduit  ici 
des  voyageurs  en  quête  d'une  pension,  afin  de  profiter  de  la 
remise  attachée  à  cette  sorte  de  courtage,  que  l'hôtesse  lui 
porte  en  déduction  sur  sa  note  hebdomadaire.  Je  ne  vous  au- 
rais pas  contrarié  par  hasard  ?  se  hâta-t-il  d'ajouter  en  voyant 
Martin  rougir. 

—  Gomment  serait-ce  possible ,  mon  cher  monsieur?  »  ré- 
pondit Martin.  Et  ils  échangèrent  une  poignée  de  main.  cA 
vous  dire  vrai,  je  suis.... 

—  Eh  bien?  dit  le  gentleman,  s'asseyant  près  de  lui. 

—  A  vous  parler  franchement,  dit  Martin,  n'hésitant  plus , 
je  suis  encore  à  comprendre  comment  ce  colonel-là  fait  pour 
échapper  à  une  volée  de  coups  de  canne. 

—  Oh  !  il  en  a  bien  reçu  une  ou  deux,  répliqua  tranquille- 
ment le  gentleman.  C'est  un  de  ces  hommes  qui  appartiennent 
à  la  classe  dans  laquelle,  dix  ans  déjà  avant  la  fin  du  siècle 
dernier,  notre  Franklin  entrevoyait  le  péril  et  la  perte  du 
pays.  Peut-être  ignorez-vous  que  Franklin  a  dit  en  termes 
très-sévèrement  explicites  que  les  personnes  diffamées  par  des 
drôles  tels  que  ce  colonel,  faute  de  pouvoir  trouver  une  com- 
pensation suffisante  dans  l'application  des  lois  de  ce  pays 
et  dans  le  sentiment  de  justice  et  de  décence  de  la  nation, 
étaient  tout  excusées  de  corriger  ces  garnements  à  coups  de 
trique. 

—  J'ignorais  cela,  dit  Martin,  mais  je  suis  très-heureux  de 
l'apprendre,  et  je  trouve  que  le  précepte  honore  sa  mémoire; 
d'autant  plus....  » 

Il  hésita  encore. 

«  Achevez,  dit  l'autre  en  souriant,  comme  s'il  savait  d'avance 
les  paroles  qui  restaient  dans  la  gorge  de  son  interlocuteur. 

—  D'autant  plus,  poursuivit  Martin,  qu'il  lui  fallait,  d'après 
ce  que  j'entrevois  déjà,  un  grand  courage  pour  écrire,  même 
de  son  temps,  avec  tant  de  liberté  sur  une  question  qui  ne  fût 
pas  une  question  de  parti,  dans  ce  pays  essentiellement  libre 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  315 

—  Il  y  avait  du  courage  assurément,  répondit  le  nouvel 
ami.  Pensez-vous  qu'il  n'en  faudrait  pas  autant  aujourd'hui? 

—  Certainement  si,  dit  Martin,  et  beaucoup. 

—  Vous  avez  raison  :  tellement  raison,  que  nul  écrivain  sa- 
tirique ne  pourrait,  j'en  suis  sur,  respirer  l'air  de  ce  pays.  Si 
demain  un  Juvénal  ou  un  S^vift  surgissait  au  milieu  de  nous, 
on  le  traquerait  comme  un  renard.  Si  vous  possédez  quelque 
connaissance  de  notre  littérature  et  que  vous  puissiez  me 
citer  le  nom  d'aucun  homme,  né  et  nourri  en  Amérique,  qui 
ait  fait  l'anatomie  de  nos  folies,  je  ne  dis  pas  au  point  de  vue 
de  tel  ou  tel  parti,  mais  comme  peuple  en  général,  et  qui 
ait  pu  se  soustraire  aux  plus  odieuses  et  aux  plus  brutales  at- 
taques, aux  persécutions  de  la  haine  et  de  l'intolérance  les  plus 
acharnées,  ce  nom-là  sera  nouveau  pour  m.oi.  Je  pourrais  vous 
citer,  au  contraire,  tel  écrivain  qui ,  s'étant  aventuré  à  tracer 
la  peinture  la  plus  innocente  et  la  plus  humoristique  de  nos 
vices  et  de  nos  imperfections,  n'a  pas  trouvé  d'autre  ressource 
pour  échapper  à  la  persécution  que  de  faire  annoncer  dans 
une  seconde  édition  que  le  passage  incriminé  avait  été  ou  sup- 
primé, ou  modifié,  ou  converti  en  louanges. 

—  Comment  est-ce  possible?  demanda  Martin  avec  effroi. 

—  Songez,  lui  dit  son  ami,  à  ce  que  vous  avez  vu  et  en- 
tendu aujourd'hui,  en  commençant  par  le  colonel,-  et  vous 
verrez  comment.  Ah!  si  vous  me  demandiez  comment  ces 
gens-là  sont  possibles,  c'est  une  autre  affaire.  A  Dieu  ne  plaise 
qu'il  faille  les  considérer  comme  des  échantillons  de  l'intelli- 
gence et  de  la  vertu  en  Amérique  !  mais  ils  y  ont  le  dessus; 
leur  nombre  est  grand,  et  trop  souvent  ils  se  posent  en  re- 
présentants de  l'esprit  de  notre  pays....  Voulez-vous  faire  un 
petit  tour  ?  » 

Il  y  avait  dans  ses  manières  une  simplicité  cordiale  et  un 
air  de  confiance  séduisante  qui  ne  semblait  pas  craindre  qu'on 
abusât  de  sa  franchise  ;  franchise  honnête  et  virile  qui  comp- 
tait sur  un  retour  d'honnête  bonne  foi  de  la  part  de  l'étran- 
ger. C'était  la  première  fois  que  Martin  voyait  pareille  chose 
depuis  son  débarquement.  Il  s'empressa  de  prendre  le  bras  du 
gentleman  américain,  et  ils  sortirent  ensemble. 

C'est  probablement  à  des  hommes  semblables  au  nouveau 
compagnon  de  Martin,  qu'en  appela  par  les  vers  suivants  un 
voyageur  illustre  qui  visita  ces  rivages  il  y  a  près  d'une  qua- 
rantaine d'années,  et  qui,  dans  le  pays  même,  fut  frappé, 
comme  depuis  l'ont  été  bien  d'autres,  du  spectacle  des  vices 


316  VIE   ET   AVENTURES 

et  des  souillures  de  ce  peuple  à  côté  de  ses  grandes  préten- 
tions; lorsque,  perdu  dans  l'éclat  de  ses  rêves  lointains,  il  s'é- 
criait : 

0\\  !  si  tu  n'avais  pas  ces  hommes  généreux , 

Tes  jours  dès  à  présent  passeraient  comme  une  ombre, 

Colombie  -,  et  tes  champs ,  où  les  épis  sans  nombre 

Des  rayons  du  soleil  n'attendent  pas  les  feux, 

Languiraient  :  car  ton  cœur  atteint  de  pourriture 

Est  déjà  vieux  auprès  de  la  jeune  nature; 

Et  tes  fruits,  orgueilleux  de  devancer  le  temps, 

Seraient  tombés  avant  la  fuite  du  printemps. 


I 


CHAPITRE  XVII. 

Martin  élargit  le  cercle  de  ses  connaissances;  il  augmente  son  fonds 
d'expérience ,  et  trouve  une  excellente  occasion  d'en  comparer  les 
résultats  personnels  avec  ceux  de  l'expérience  acquise  par  Lummy 
Ned  de  Salisbury ,  d'après  le  récit  que  lui  en  a  fait  son  ami  M.  Wil- 
liam Simmons. 


Un  trait  qui  est  bien  de  nature  à  caractériser  Martin,  c'est 
que.  durant  tout  ce  temps-là,  il  avait  oublié  Mark  Tapley  aussi 
complètement  que  s'il  n'eût  jamais  existé  personne  de  ce  nom; 
ou  si,  pour  un  moment,  la  figure  de  ce  gentleman  s'était  of- 
ferte à  sa  pensée ,  il  avait  ajourné  cette  image  comme  une 
chose  qui  ne  pressait  pas  du  tout,  et  à  laquelle  il  serait  toujours 
temps  de  penser  dans  ses  moments  de  loisir.  Mais  quand  il  se 
vit  de  nouveau  dans  les  rues,  il  vint  à  songer  qu'il  n'était  p^s 
tout  à  fait  impossible  que  M.  Tapley  ne  fût,  à  la  longue,  fatigué 
d'attendre  sur  le  pas  de  la  porte  du  Rowdy  Journal  Office.  En 
conséquence,  il  expliqua  à  son  nouvel  ami  que,  si  leur  prome- 
nade pouvait  être  dirigée  de  ce  côté,  il  ne  serait  point  fâché 
de  se  débarrasser  de  cette  petite  affaire. 

«  Et  à  propos  d'affaire,  dit  Martin,  me  serait- il  permis  de 
vous  demander  à  mon  tour  si  ce  sont  vos  occupations  qui  vous 
retiennent  dans  cette  ville ,  ou  si ,  comme  moi ,  vous  n'y  êtes 
qu'à  titre  de  visiteur? 

—  De  visiteur,  répondit  son  ami.  J'ai  été  élevé  dans  l'Étrat 


DE    MARTIN    CHUZZLEV/IT.  317 

de  Massachussets,  et  j'y  ai  toujours  ma  résidence.  Je  demeure 
dans  une  paisible  petite  ville.  Il  est  rare  que  je  vienne  dans 
ces  cités  d'affaires,  et  je  vous  assure  bien  que,  plus  je  les  con- 
nais, moins  je  me  sens  de  dispositions  aies  visiter. 

—  Vous  avez  voyagé  à  l'étranger?  demanda  Martin. 

—  Oh  I  oui. 

—  Et,  comme  tous  les  gens  qui  voyagent,  vous  n'en  êtes 
revenu  que  plus  étroitement  attaché  à  votre  foyer  et  à  votre 
pays  natal?  dit  Martin. le  considérant  d'un  œil  curieux. 

—  A  mon  foyer....  oui,  répondit  l'ami.  A  mon  pays  natal, 
en  tant  que  foyer  domestique,  oui  également. 

—  Mais  vous  m'avez  l'air  de  faire  quelques  réserves?  dit 
Martin. 

—  Oui,  dans  le  cas,  par  exemple,  où  vous  me  demanderiez 
si  je  suis  revenu  ici  avec  plus  de  goût  pour  les  imperfections 
de  mon  pays,  avec  plus  de  sympathie  pour  ceux  qui  veulent  se 
faire  passer  pour  ses  amis  (à  raison  de  tant  de  dollars  par 
jour),  avec  une  p^.us  froide  indifférence  pour  le  progrès  des 
principes  parmi  nous,  en  matière  d'affaires  publiques  ou  de 
conventions  privées  entre  particuliers,  principes  dont  la  dé- 
fense outrée  ferait  rougir  jusqu'à  vos  légistes  d'Old-Bailey.  Si 
vous  me  demandez  cela,  je  vous  répondrai  tout  bonnement  : 
NonI 

—  Oh!...  fit  Martin  d'un  ton  si  parfaitement  semblable  à 
celui  de  son  ami,  que  ce  Oh!  retentit  comme  l'écho  du  Non. 

—  Que  si  vous  me  demandez,  poursuivit  son  compagnon,  si 
je  suis  revenu  ici  plus  satisfait  d'un  état  de  choses  qui  divise 
ouvertement  la  société  en  deux  classes,  dont  l'une,  le  plus 
grand  nombre,  revendique  une  fausse  indépendance,  tandis 
qu'elle  compte  misérablement,  pour  le  soutien  de  sa  chétive 
existence,  sur  le  mépris  des  conventions  humaines  et  des  cou- 
tumes sociales,  si  bien  que  plus  un  homme  est  grossier, 
plus  cette  indépendance  prétendue  lui  est  chère,  tandis  que 
l'autre  classe,  dégoûtée  de  ce  vil  drapeau  qu'on  dresse  à  tout 
propos  et  qu'on  emploie  à  tout  usage,  cherche  son  refuge 
parmi  les  privilèges  qu'il  peut  lui  procurer  pour  enfouir  sa  vie 
et  laisser  le  bonheur  public  devenir  ce  qu'il  pourra  dans  la 
presse  et  la  confusion  d'un  assaut  général....  si  vous  me  de- 
mandez cela,  je  vous  répondrai  encore  ;  Non.  j 

Et  Martin  de  s'écrier  encore  :  ce  Oh  !  »  de  ce  même  ton  si 
bizarre  qui  témoignait  de  son  désenchantement  et  de  ses  inquié- 
tudes :  car,  i)  faut  dire  la  vérité,  ce  qui  lui  troublait  l'esprit, 


318  VIE   ET    AVENTURES 

ce  n'était  pas  la  considération  des  affaires  publiques,  c'était 
tout  simplement  de  voir  s'évanouir  ses  brillantes  perspectives 
d'architecture  domestique. 

«  En  un  mot,  reprit  son  interlocuteur,  je  ne  pense  pas,  je 
ne  puis  penser,  et  par  conséquent  je  ne  soutiendrai  pas  que 
nous  soyons  un  modèle  vivant  de  sagesse,  un  exemple  à  offrir 
au  monde,  ni  que  nous  possédions  dans  sa  perfection  la  raison 
humaine;  ce  que  vous  pourrez  entendre  vous-même  à  toute 
heure  du  jour  vous  en  apprendra  bien  plus  encore  sur  ce  sujet. 
Je  me  bornerai  à  dire  que  nous  avons  commencé  notre  vie 
politique  sous  les  auspices  de  deux  avantages  inestimables. 

—  Lesquels? 

—  Le  premier,  c'est  que  notre  histoire  commence  assez  tard 
pour  avoir  échappé  aux  siècles  d'excès  sanglants  et  féroces  que 
les  autres  nations  ont  traversés ,  et  qu'ainsi  elle  a  reçu  tout  le 
reflet  de  leur  civilisation  sans  passer  par  leurs  ténèbres.  Le 
second,  c'est  que  nous  possédons  un  vaste  territoire  qui,  jus- 
qu'à présent,  n'est  pas  très-peuplé.  Tout  cela  considéré,  nous 
ne  sommes  donc  pas  trop  en  arrière,  à  ce  que  je  pense. 

—  Pour  l'éducation?  insinua  Martin. 

—  Mais  cela  ne  va  pas  mal,  dit  le  gentleman  en  haussant 
les  épaules,  bien  qu'il  n'y  ait  déjà  pas  trop  de  quoi  se  vanter: 
car  les  pays  anciens,  les  pays  despotiques,  ont  fait  autant,  si- 
non davantage,  sans  le  crier  sur  les  toits  comme  nous.  Certai- 
nement nous  brillons  à  côté  de  l'Angleterre,  mais  c'est  qu'aussi 
elle  est  aux  antipodes  de  la  question.  Vous  me  faisiez  tout  à 
l'heure  compliment  de  ma  franchise,  il  faut  que  je  le  mérite 
jusqu'au  bout,  ajouta-t-il  en  riant. 

—  Oh!  je  ne  m'étonne  pas  du  tout  de  la  franchise  ayec  la- 
quelle un  Américain  parle  de  mon  pays,  nous  y  sommes  ac- 
coutumés, répondit  Martin.  Ce  qui  me  surprend,  c'est  la  façon 
dégagée  dont  vous  parlez  du  vôtre. 

—  Il  ne  sera  pas  rare,  je  vous  l'assure,  que  vous  rencontriez 
ici  cette  qualité,  sauf  chez  les  colonels  Diver ,  les  Jefferson 
Brick,  les  majors  Pawkins,  quoique  la  plupart  d'entre  nous 
ressemblent  à  ce  valet  de  comédie  de  Goldsmith,  qui  ne  veut 
permettre  à  personne  autre  que  lui  de  maltraiter  son  maître. 
Mais,  ajouta-t-il,  parlons  d'autre  chose.  Vous  êtes  venu  ici  dans 
le  but  de  tenter  la  fortune,  n'est-il  pas  vrai?  et  je  me  reproche- 
rais de  vous  décourager.  J'ai  d'ailleurs  quelques  années  de 
plus  que  vous,  et  peut-être  pourrai-je  vous  renseigner  sur 
divers  points  usuels.  » 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  319 

Dans  cette  offre  faite  à  cœur  ouvert,  sans  afifectation,  avec  un 
ton  expansif,  il  n'y  avait  pas  l'ombre  de  curiosité  ou  d'indis- 
crétion. Comme  il  lui  était  impossible  de  ne  point  sentir  sa 
confiance  éveillée  par  des  avances  aussi  bienveillantes,  aussi 
amicales ,  Martin  exposa  sans  réserve  le  dessein  qui  l'avait 
amené  dans  ce  pays;  il  fit  même  l'aveu  difficile  de  sa  pau- 
vreté. Il  n'alla  pas  jusqu'à  la  révéler  tout  entière,  ayant  plutôt 
jeté  cet  aveu  d'un  ton  qui  pouvait  laisser  croire  qu'il  avait 
assez  d'argent  pour  vivre  six  mois  au  moins ,  tandis  qu'il  en 
avait  assez  à  peine  pour  quelques  semaines;  mais  enfin  il  con- 
fessa qu'il  était  pauvre,  et  dit  qu'il  accepterait  avec  reconnais- 
sance les  avis  que  son  ami  voudrait  bien  lui  donner. 

Tout  le  monde  eût  vu  sans  peine,  et  Martin  surtout,  chez  qui 
la  pénétration  avait  été  aiguisée  par  les  nécessités  de  sa  position, 
ne  pouvait  manquer  de  voir  que  le  visage  de  l'étranger  s'était 
singulièrement  allongé  quand  il  avait  entendu  dérouler  le  plan 
d'architecture  domestique.  Bien  que  le  gentleman  fît  un  grand 
effort  sur  lui-même  pour  être  aussi  encourageant  que  possible, 
il  ne  put  empêcher  que  sa  tête  ne  s'agitât  par  un  mouvement 
involontaire,  comme  si  elle  disait  pour  son  propre  compte  en 
langage  vulgaire  :  ce  Ça  ne  vaut  pas  le  diable!  j»  Mais  le  gentle- 
man prit  un  ton  enjoué  en  disant  que  si,  dans  New-York,  il 
n'existait  rien  de  semblable  à  ce  que  Martin  désirait,  du  moins 
il  ne  perdrait  pas  un  moment  pour  s'informer  s'il  n'y  avait 
pas  un  endroit  plus  propice  pour  donner  suite  à  ce  projet.  Il 
apprit  alors  à  Martin  qu'il  s'appelait  Bevan,  qu'il  était  méde- 
cin, mais  qu'il  ne  pratiquait  que  peu  ou  point;  enfin  d'autres 
détails  qu'il  lui  donna,  tant  sur  lui-même  que  sur  sa  famille, 
remplirent  le  temps  jusqu'au  moment  où  ils  arrivèrent  au 
Roicdij  Journal  Office. 

Là,  M.  Tapley  leur  apparut  bien  à  son  aise  sur  le  palier  du 
premier  étage.  Avant  même  que  les  deux  gentlemen  eussent 
atteint  la  maison,  le  bruit  que  faisait  un  individu  installé  dans 
cet  endroit,  et  sifflant  de  toutes  ses  forces  l'air  Rule  Britan- 
m'a\  parvenait  à  leurs  oreilles.  En  montant  jusqu'au  lieu  d'où 
partait  cette  musique,  ils  trouvèrent  M.  Tapley  couché  au  mi- 
lieu d'un  rempart  de  bagages.  Selon  toute  apparence,  il  exé- 
cutait l'hymne  national  pour  le  régal  d'un  nègre  à  tête  grise 
qui  était  assis  sur  l'un  des  ouvrages  avancés  (un  porteman- 
teau) et  contemplait  Mark  avec  admiration,  tandis  que  celui- 

4.  Chant  national  en  Ansleterre, 


320  VIE    ET    AVENTURES 

ci,  la  tête  appuyée  sur  sa  main,  recevait  ses  compliments  d'un 
air  bienveillant,  et  n'en  sifflait  que  de  plus  belle.  Il  venait 
sans  doute  de  faire  là  son  dîner  ;  car  il  avait  encore  auprès  de 
lui  son  couteau,  une  bouteille  d'osier  et  quelques  débris  de 
victuailles  dans  un  mouchoir.  Il  avait  employé  une  partie  de 
ses  loisirs  à  décorer  la  porte  du  Rowdij  Journal,  où  ses  initiales 
brillaient  en  lettres  de  près  de  six  pouces  de  long  avec  la  date 
du  mois  en  plus  petits  caractères  ;  le  tout  entouré  d'un  feston 
en  guise  d'ornement  et  exécuté  d'une  main  ferme  et  hardie. 

«  J'avais  peur  que  vous  ne  vous  fussiez  perdu ,  monsieur  ! 
s'écria  Mark,  se  levant  et  interrompant  son  air  à  l'endroit  où 
(quand  on  le  siffle)  les  Anglais  sont  généralement  censés  dé- 
clarer qne  jamais,  jamais,  jamais....  J'espère  qu'il  ne  vous  est 
arrivé  rien  de  fâcheux,  monsieur  ? 

—  Non,  Mark.  Où  est  votre  amie? 

—  La  femme  que  vous  disiez  folle,  monsieur  ?  dit  Tapley. 
Oh  !  elle  va  bien,  monsieur. 

--  A-t-elle  retrouvé  son  mari? 

—  Oui,  monsieur.  Du  moins  elle  a  retrouvé  ses  restes,  dit 
Mark  se  reprenant. 

—  Le  mari  n'est  pas  mort,  j'espère  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde,  monsieur  ;  mais  il  a  eu  plus  de 
fièvre  et  de  tremblements  que  n'en  peut  supporter  un  être  vi- 
vant. Lorsqu'elle  l'a  vu  là  à  l'attendre,  j'ai  cru  qu'elle  allait 
en  mourir  de  saisissement. 

—  Mais  puisqu'il  était  là! 

—  Ce  n'est  pas  lui,  monsieur,  qai  était  là.  C'était  son  om- 
bre, une  ombre  misérable  qui  s'était  traînée  jusque-là  en  ram- 
pant, et  qui  ressemblait  autant  au  mari  quand  elle  le  reconnut, 
que  votre  ombre  peut  vous  ressembler  quand  le  soleil  l'étiré 
et  l'amincit.  Mais  enfin  c'étaient  ses  restes,  pour  sûr.  Elle  em- 
brassa ces  pauvres  restes  avec  joie,  ni  plus  ni  moins  que  si 
c'avait  été  son  mari  tout  entier  ! 

—  Et  a-t-il  acheté  de  la  terre?  demanda  M.  Bevan. 

—  Oh  1  oui,  dit  Mark  en  secouant  la  tête,  il  a  acheté  de  la 
terre  et  il  l'a  payée,  qui  plus  est.  Tous  les  agréments  naturels 
s'y  trouvaient  réunis,  à  ce  que  lui  avaient  affirmé  les  agents  ; 
mais  il  n'y  en  avait  qu'un  en  réalité,  et  il  est  surabondant  : 
c'est  qu'il  y  a  de  l'eau  à  n'en  plus  finir. 

—  Je  suppose,  dit  Martin  d'un  ton  bourru,  qu'il  ne  pouvait 
pas  se  passer  d'eau. 

—  Certainement  non,  monsieur.  Et  pour  ce  qui  est  de  ça,  il 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  321 

n'en  manque  pas  :  il  n'a  pas  besoin  de  tourner  le  robinet,  ni 
de  payer  de  taxe ,  encore.  Indépendamment  de  trois  ou  quatre 
vieilles  rivières  vaseuses  tout  àl'entour,  la  feriue  est  toujours, 
dans  les  temps  de  sécheresse,  couverte  de  quatre  à  six  pieds 
d'eau.  Quant  à  la  profondeur,  dans  la  saison  ^es  pluies,  il  n'a 
jamais  pu  savoir  au  juste  ce  qu'il  en  est,  faute  d'avoir  rien 
trouvé  d'assez  long  pour  en  sonder  le  fond. 

—  Est-ce  bien  possible  ?  demanda  Martin  à  son  compagnon. 

—  C'est  très-vraisemblable,  répondit  ce  dernier.  Quelque  lot 
de  terrain  dans  le  Mississipi  ou  le  Mi«ssouri,  j'imagine. 

—  Cependant,  poursuivit  Mark,  il  est  venu  je  ne  sais  d'où, 
jusqu'à  New- York,  pour  y  recevoir  sa  femme  et  ses  enfants, 
et  ils  en  sont  repartis  ensemble  sur  un  paquebot  cette  sainte 
après-midi,  aussi  heureux  de  se  trouver  réunis  que  s'ils  al- 
laient ensemble  au  ciel.  Vraiment,  je  serais  tenté  de  croire 
qu'ils  y  vont  tout  droit,  à  en  juger  par  la  joie  de  ce  pauvre 
homme. 

—  Et  puis-je  vous  demander,  dit  Martin,  promenant  son  re- 
gard satisfait  de  MarK:  au  nègre,  quel  est  ce  gentleman?  Un 
autre  de  vos  amis  ? 

—  Monsieur,  répondit  Mark,  le  tirant  à  part  pour  lui  parler 
confidentiellement  à  l'oreille,  c'est  un  homme  de  couleur. 

—  Me  croyez -vous  aveugle,  demanda  Martin  d'un  ton 
d'impatience,  pour  juger  nécessaire  de  m'apprendre  cette  belle 
nouvelle,  quand  ce  visage  est  le  plus  noir  que  j'aie  jamais  vu? 

—  Non,  non;  quand  je  dis  que  c'est  un  homme  de  couleur^ 
j'entends  par  là  que  c'est  un  de  ces  hommes  comme  on  en  voit  en 
peinture  sur  les  enseignes  des  boutiques.  «  Un  homme  est  un 
«  frère,  î  vous  savez,  monsieur,  ajouta  Mark,  adressant  à  son 
maître  un  geste  significatif  pour  lui  rappeler  la  figure  de 
nègre  qu'on  voit  si  souvent  représentée  dans  les  recueils  et 
les  petits  imprimés  à  bon  marché. 

—  Un  esclave  !  s'écria  Martin  en  baissant  la  voix. 

—  Ah  !  fit  Mark  sur  le  même  ton.  Rien  de  plus.  Un  esclave. 
Oui,  quand  cet  homme  était  jeune  (ne  le  regardez  pas  pendant 
que  je  vous  parle  de  lui),  on  lui  a  cassé  la  jambe  d'un  coup  de 
feu,  on  lui  a  fait  une  balafre  au  bras,  on  l'a  marqué  tout  vif 
avec  un  fer  rouge,  comme  un  maquereau  sur  le  gril.  On  l'a 
battu  à  outrance;  on  lui  a  écor^hé  le  cou  avec  un  collier  de 

.  fer,  et  on  lui  a  mis  des  anneaux  de  fer  aux  poignets  et  aux 
chevilles.  Il  en  a  encore  les  marques.  Tandis  que  j'étais  en 
train  de  dîner,  il  a  ôté  son  habit,  et  j'en  ai  perdu  l'appétit. 
Martin  Chuzzlev.it.  —  i  V. 


322  .  VIE  ET   AVENTURES 

—  Comment!  est-ce  possible?  demanda  Martin  à  son  ami 
qui  se  tenait  près  d'eux. 

—  Je  n'ai  aucun  motif  d'en  douter,  répondit  celui-ci,  bais- 
sant les  yeux  et  hochant  la  tête.  Gela  se  voit  souvent. 

—  Dieu  vous  bénisse  !  dit  Mark;  je  sais  ce  qu'il  en  est  pour 
lui  avoir  entendu  raconter  toute  son  histoire.  Son  premier 
maître  mourut  ;  il  en  arriva  autant  au  deuxième,  à  qui  un 
autre  esclave  fendit  la  tête  d'un  coup  de  hache  pour  aller  se 
noyer  ensuite  ;  alors,  il  eut  un  maître  meilleur  ;  d'année  en 
année,  il  trouva  moyen  d'économiser  un  peu  d'argent  et  de 
racheter  sa  liberté,  qui  ne  lui  coûta  pas  très-cher,  vu  que  ses 
forces  étaient  bien  diminuées  et  qu'il  était  malade.  Alors  il 
vint  ici.  Et  maintenant  il  met  sou  sur  sou,  afin  de  pouvoir  faire 
avant  de  mourir  une  petite  emplette  ;  ça  ne  vaut  pas  la  peine 
d'en  parler  :  il  ne  s'agit  que  de  sa  fille,  voilà  tout  !  cria  M.  Tapley 
qui  s'exaltait  en  parlant.  Vive  la  liberté!  hourra!  salut,  Co- 
lombie ! 

—  Silence  1  s'écria  vivement  Martin  en  apppuyant  sa  main 
sur  sa  bouche,  et  pas  de  bêtises.  Qu'est-ce  qu'il  fait  là? 

—  Il  attend  pour  prendre  notre  bagage  sur  un  camion.  Il 
serait  même  déjà  parti,  par  parenthèse  ;  mais  je  l'ai  engagé, 
moyennant  un  bon  prix  (de  ma  poche),  à  s'asseoir  ici  à  côté 
de  moi  pour  me  rendre  jovial;  et  je  le  suis....  joliment  ;  et,  si 
mes  moyens  de  fortune  me  permettaient  de  m'arranger  avec 
lui,  pour  l'avoir  là  dix  fois  par  jour  à  le  regarder  bien  à 
mon  aise,  je  crois  que  cela  entretiendrait  ma  jovialité  à  tou- 
jours. D 

Ce  que  nous  avons  à  ajouter  pourra  faire  mettre  fortement 
en  doute  la  véracité  de  Mark  ;  mais  nous  devons  reconnaître 
qu'en  ce  moment,  l'expression  de  son  visage  et  son  maintien 
démentaient  tout  à  fait  cette  emphatique  déclaration  de  son 
état  moral. 

«  Pardieul  monsieur!  ajouta-t-il ,  dans  cette  partie  du  globe, 
ils  sont  tellement  épris  de  la  Liberté,  qu'ils  l'achètent,  la 
vendent  et  la  portent  au  marché.  Ils  ont  une  telle  passion 
pour  la  Liberté,  qu'ils  ne  peuvent  s'empêcher  de  prendre  des 
libertés  avec  elle.  Il  n'y  a  pas  d'autre  raison  à  ça. 

—  Très-bien,  dit  Martin,  désirant  changer  de  sujet.  Après 
cette  belle  conclusion,  Mark,  peut-être  voudrez-vous  bien 
vous  occuper  un  peu  de  moi.  Voici  sur  cette  carte  l'adresse 
de  l'endroit  où  il  faut  transporter  le  bagage  :  «  Pension  boup- 
«  geoisede  mistress  Pawkins.» 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  323 

—  Peusion  bourgeoise  de  mistress  Pawkins,  répéta  Mark. 
En  route,  GicéroD. 

—  C'est  ià  son  nom?  demanda  Martin. 

—  Oui,  monsieur,  c'est  son  nom,  »  répondit  Mark. 

Et  le  nègre,  faisant  une  grimace  affirmative  sous  un  porte- 
manteau de  cuir  noir,  dix  fois  moins  noir  que  lui,  descendit 
l'escalier  en  clopinant,  avec  une  partie  de  leurs  biens  ter- 
restres. Mark  Tapley  l'avait  précédé  déjà  en  portant  aussi  sa 
charge. 

Martin  et  son  ami  les  suivirent  jusqu'en  bas,  et  ils  allaient 
continuer  leur  chemin  quand  ce  dernier  s'arrêta  et  demanda, 
non  sans  quelque  hésitation,  si  l'on  pouvait  se  fier  à  ce  jeune 
homme. 

<c  A  Mark?  Oh!  certainement!  En  quoique  ce  soit. 

—  Vous  ne  me  comprenez  pas.  Je  pense  qu'il  vaudrait 
mieux  qu'il  vînt  avec  nous.  C'est  un  honnête  garçon,  et  il  ne 
parle  que  trop  franchement  ! 

—  Le  fait  est,  dit  Martin  en  souriant,  que,  n'étant  pas  ac- 
coutumé à  une  république  libre,  il  a  contracté  cette  habitude 
ailleurs. 

—  Je  pense  qu'il  vaudrait  mieux  qu'il  vînt  avec  nous.  Au- 
trement, il  pourrait  s'attirer  quelque  fâcheuse  affaire.  Nous 
ne  sommes  pas  ici  dans  un  État  à  esclaves;  mais  j'ai  honte 
d'avoir  à  vous  avouer  que,  dans  cette  contrée,  l'esprit  de 
tolérance  est  moins  commun  que  la  forme.  Nous  sommes 
assez  renommés  pour  user  de  grands  ménagements  les  uns 
envers  les  autres  quand  nous  différons  d'avis  ;  mais  avec  les 
étrangers!...  Non,  réellement,  je  pense  qu'il  vaudrait  mieux 
qu'il  vînt  avec  nous.  » 

Aussitôt  Martin  invita  Mark  à  les  accompagner.  Ainsi  donc, 
Cicéron  et  le  camion  allèrent  d'un  côté,  et  les  trois  prome- 
neurs de  l'autre. 

Ils  parcoururent  la  ville  durant  deux  ou  trois  heures,  la  con- 
templant aux  meilleurs  points  de  vue,  et  s'arrêtant  dans  les 
rues  principales  et  devant  les  monuments  publics  que  leur 
montrait  M.  Bevan.  La  nuit  venant  à  grands  pas,  Martin  pro- 
posa d'aller,  pour  se  reposer,  prendre  le  café  chez  mistress 
Pawkins  ;  mais  il  fut  détourné  de  ce  dessein  par  sa  nouvelle 
connaissance,  qui  semblait  s'être  mis  en  tête  de  J'emmener,  ne 
fût-ce  que  pour  une  heure,  chez  un  de  ses  amis  qui  demeurait 
tout  près  de  là.  Bien  que  cette  offre  lui  répugnât,  fatigué  comme 
il  l'était,  Martin,  pensant  qu'il  serait  de  mauvais  goût  et  peu 


324  VIE   ET    AVENTURES 

convenable  de  refuser  d'êire  présenté  quelque  part,  quand  ce 
gentleman,  qui  avait  le  cœur  sur  la  main,  voulait  bien  lui 
servir  d'introducteur  ;  Martin,  disons-nous,  pour  la  première 
ibis  de  sa  vie  et  à  tout  hasard,  sacrifia  de  bonne  grâce  sa  vo- 
lonté et  son  plaisir  aux  désirs  d'autrui.  On  voit  que  le  voyage 
lui  avait  déjà  profité. 

M.  Bevan  frappa  à  la  porte  d'une  maison  petite,  mais  très- 
proprette  ,  dont  le  parloir  bien  éclairé  reflétait  ses  lumières 
sur  la  rue,  maintenant  obscure.  Cette  porte  fut  aussitôt  ou- 
verte par  un  homme  d'une  physionomie  si  évidemment  ir- 
landaise, qu'il  semblait  plutôt  de  son  devoir ,  en  droit  et  en 
fait,  d'être  couvert  de  haillons ,  que  de  se  montrer  tout  pim- 
pant avec  un  habillement  complet. 

Tout  en  recommandant  ce  phénomène  à  l'attention  de  Martin 
(à  qui,  du  reste,  la  chose  avait  sauté  aux  yeux),  M.  Bevan  pé- 
nétra dans  la  chambre  d'où  la  clarté  se  répandait  dans  la  rue. 
Il  orésenta  aux  personnes  qui  s'y  trouvaient  M.  Ghuzzlewit, 
comme  un  gentleman  arrivant  d'Angleterre,  et  avec  qui  il  avait 
eu  récemment  le  plaisir  de  faire  connaissance.  Les  maîtres  de 
la  maison  mirent  à  accueillir  l'étranger  tout  l'empressement, 
toute  la  politesse  possibles  ;  en  moins  de  cinq  minutes,  Martin 
se  trouva  assis  fort  à  l'aise,  auprès  du  feu,  et  dans  les  meil- 
leurs termes  avec  la  famille  entière. 

Il  y  avait  là  deux  jeunes  personnes,  l'une  de  dix-huit  ans, 
l'autre  de  vingt,  toutes  deux  très-délicates,  mais  très-jolies  ; 
leur  mère,  qui  sembla  à  Martin  plus  âgée  et  plus  fanée  qu'elle 
n'eût  dû  le  paraître  pour  son  âge  ;  et  leur  grand'mère,  une 
petite  vieille  éveillée  et  alerte,  qui  paraissait  avoir  bravement 
pris  le  dessus  des  fatigues  de  sa  jeunesse,  et  s'être  remise 
tout  à  fait.  En  outre,  il  y  avait  le  père  des  jeunes  filles  avec 
leur  frère  :  le  premier  s'occupait  d'affaires  de  commerce,  le 
second  faisait  ses  études  au  collège  ;  tous  deux  avaient  dans 
les  manières  une  certaine  cordialité  qui  rappelait  celle  de 
M.  Bevan  lui-même  ;  ils  ressemblaient  même  par  les  traits  à 
M.  Bevan,  ce  qui  n'était  nullement  étonnant,  celui-ci  étant 
leur  proche  parent,  ainsi  que  Martin  ne  tarda  pas  à  l'ap- 
prendre. Il  ne  put  s'empêcher  de  commencer  l'examen  de 
l'arbre  généalogique  de  la  famille  par  les  deux  jeunes  per- 
sonnes qui,  naturellement,  appelaient  les  premières  son  atten- 
tion, non-seulement  parce  qu'elles  étaient  fort  jolies,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut,  mais  parce  qu'elles  portaient  des 
souliers  merveilleusement  petits  et  des  bas  de  soie  les  plus 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  325 

clairs  possible,  dont  le  mouvement  de  leurs  chaises  à  bascule 
faisait  ressortir  tous  les  avantages,  de  manière  à  justifier  les 
distractions  du  visiteur. 

Il  n'y  a  pas  de  doute  que  c'était  furieusement  agréable, 
d'être  assis  dans  cette  gentille  chambre  bien  meublée,  chauffée 
par  un  bon  feu  et  pleine  d'ornements  gracieux,  y  compris 
quatre  petits  souliers  et  un  nombre  égal  de  bas  de  soie  et , 
pourquoi  pas?  les  pieds  et  les  jambes  ci-inclus.  Nul  doute 
non  plus  que  Martin  ne  fût  énormément  disposé  à  con- 
templer sous  ce  jour  sa  position,  après  ce  qu'il  venait  de  voir 
sur  le  Screiv  et  à  la  pension  bourgeoise  de  mistress  Pawkins. 
En  conséquence,  il  fit  de  grands  frais  d'amabilité  ;  et  il  était  à 
l'apogée  de  la  bonne  humeur  et  en  train  de  plaire  extrême- 
ment à  toute  la  famille,  quand  le  thé  et  le  café  arrivèrent,  avec 
des  confitures  et  de  bons  petits  gâteaux. 

Encore  une  circonstance  délicieuse  qui  se  révéla  avant 
qu'on  eût  pris  la  première  tasse  de  thé  :  c'est  que  toute  la 
famille  avait  été  en  Angleterre.  N'était-ce  pas  ravissant?  Mais 
ia  satisfaction  de  Martin  diminua  un  peu  quand  il  apprit  que 
ses  hôtes  connaissaient  sur  le  bout  de  leurs  doigts  tous  les 
grands  ducs,  lords,  vicomtes,  marquises,  duchesses,  cheva- 
liers et  baronnets,  et  possédaient  à  fond,  sur  leur  compte,  les 
plus  petites  particularités.  Toutefois,  lorsqu'on  lui  demandait 
des  nouvelles  de  tel  ou  tel  personnage  aristocratique,  et  qu'on 
lui  disait  :  (c  Se  porte-t-il  bien?  »  Martin  répondait  :  «  Oui. 
oh!  oui.  Jamais  il  ne  s'est  mieux  porté.  »  Et  quand  on  lui 
demandait  si  la  mère  de  Sa  Seigneurie  la  duchesse  n'était 
pas  trop  changée,  Martin  répondait  :  «  Oh  mon  Dieu!  non; 
vous  la  verriez  demain,  n'importe  où,  que  vous  la  reconnaî- 
triez tout  de  suite.  »  Ce  n'était  pas  mal  se  tirer  d'aiTaire.  De 
même,  quand  les  jeunes  filles  l'interrogeaient  touchant  les 
poissons  dorés  de  la  fontaine  Grecque,  qu'elles  avaient  ad- 
mirés dans  la  serre  de  tel  ou  tel  gentilhomme,  et  lui  deman- 
daient s'il  y  en  avait  toujours  autant  qu'autrefois,  il  répondait 
gravement,  après  mûre  réflexion,  qu'il  devait  bien  y  en  avoir 
maintenant  deux  fois  autant;  et  quant  aux  plantes  exotiques  : 
a  Oh!  ce  n'est  rien  que  de  le  dire,  il  faudrait  le  voir  pour  le 
croire!  »  Ce  brillant  concours  de  circonstances  rappela  au 
souvenir  de  la  famille  la  fête  magnifique  donnée  en  présence 
de  toute  ia  pairie  britannique  et  de  tout  l'almanach  de  ia 
Cour,  et  à  laquelle  la  famille  avait  été  spécialement  invitée, 
d'autant  plus  que  cette  fête  se  donnait  un  peu  en  son  non- 


326  VIE   ET   AVENTURES 

neur.  Ce  que  M.  Norris  père  avait  dit  au  marquis***,  et  ce  que 
mistress  Norris  mère  avait  dit  à  la  marquise,  et  ce  que  le 
marquis  et  la  marquise  avaient  dit  tous  deux,  quand  ils 
avaient  affirmé  sur  leur  parole,  sur  leur  honneur,  qu'ils  sou- 
haitaient que  M.  Norris  père  et  mistress  Norris  mère,  et  les 
deux  demoiselles  Norris  et  M.  Norris  junior  le  fils,  voulussent 
bien  s'établir  à  demeure  fixe  en  Angleterre,  et  les  favoriser 
d'une  amitié  éternelle  ;  tout  cela  prit  beaucoup  de  temps  à  re- 
mémorer. 

Martin  trouvait  étrange  et  en  quelque  sorte  inconséquent 
que,  durant  le  cours  et  même  au  plus  fort  de  ces  récits  pom- 
peux, M.  Norris  père  et  M.  Norris  junior  fils,  qui,  disaient-ils, 
étaient  en  correspondance  suivie  avec  quatre  membres  de  la 
pairie  anglaise  ,  insistassent  sur  l'inestimable  avantage  de 
n'avoir  point  de  ces  distinctions  arbitraires  dans  leur  pays 
éclairé,  où  il  n'existait  pas  d'autre  noblesse  que  des  hommes 
anoblis  par  la  nature,  et  où  toute  la  société  reposait  sur  le 
large  niveau  de  l'amour  fraternel  et  de  l'égalité  naturelle. 
En  effet,  M.  Norris  père  avait  entamé  une  polémique  sur 
ce  thème  ampoulé,  et  commençait  à  devenir  passablement  en- 
nuyeux ,  quand  M.  Bevan  détourna  à  propos  le  cours  de  ses 
pensées  en  hasardant  une  question  sur  la  personne  qui  occu- 
pait la  maison  voisine.  A  quoi  l'orateur  interrompu  répondit 
«  que  cette  personne  avait  des  opinions  religieuses  qu'il  ne 
pouvait  approuver,  et  qu'en  conséquence  il  n'avait  pas  l'hon- 
neur delà  connaître.  5  Mistress  Norris  mère  ajouta,  de  son  côté, 
une  autre  raison ,  la  même  au  fond  avec  simple  variante  de 
mots,  à  savoir  qu'elle  pensait  que  ces  gens-là  n'étaient  pas 
mal  dans  leur  genre ,  mais  qu'ils  n'étaient  pas  comme  il  faut. 

Un  autre  trait  frappa  fortement  Martin.  M.  Bevan  étant 
venu  à  parler  de  Mark  et  du  nègre,  il  parut  évident  que  tous 
les  Norris  étaient  abolitionistes.  Ce  fut  pour  Martin  un  grand 
soulagement  que  de  les  trouver  dans  ces  dispositions ,  et  il  se 
sentit  si  fortement  encouragé  par  l'esprit  de  la  société  où  il 
était ,  qu'il  exprima  franchement  sa  sympathie  en  faveur  des 
malheureux  noirs  opprimés.  Or,  une  des  jeunes  personnes  (la 
plus  jolie  et  la  plus  délicate  des  deux)  s'amusa  beaucoup  de  la 
chaleur  avec  laquelle  il  en  parlait  ;  et,  comme  il  la  priait  in- 
stamment de  s'expliquer ,  elle  resta  quelque  temps  sans  pou- 
voir répondre  ,  à  force  de  rire.  Dès  qu'elle  eut  repris  l'usage 
de  la  langue ,  elle  dit  que  les  nègres  étaient  une  race  si  bouf- 
fonne ,  si  énormément  grotesque  de  manières  et  d'extérieur. 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  327 

qu'il  était  absolument  impossible ,  pour  quiconque  les  con- 
naisiiait  bien,  de  faire  une  attention  sérieuse  à  une  portion 
aussi  absurde  de  la  création.  M.  Norris  père,  mistress  Norris 
mère,  et  miss  Norris  sœur,  et  M.  Norris  junior  frère,  et  jus- 
qu'à mistress  Norris  senior  la  grand'mère,  se  joignirent  tous  à 
cette  opinion ,  et  la  posèrent  en  fait  absolu  ;  comme  s'il  n'y 
avait  rien  dans  la  souffrance  et  l'esclavage  d'assez  lugubre 
pour  jeter  au  moins  quelque  intérêt  sérieux  sur  une  créature 
humaine ,  fût-elle  aussi  ridicule  au  physique  que  le  plus  gro- 
tesque d'entre  les  singes,  et  au  moral,  que  le  plus  doucereux 
des  Nemrods  républicains,  les  chasseurs  de  chevelures  l 

«  En  résumé,  dit  M.  Norris  père,  pour  en  finir  à  la  satisfac- 
tion générale,  il  existe  entre  les  races  une  antipathie  naturelle. 

—  Qui  va,  dit  tout  bas  l'ami  de  Martin,  jusqu'aux  plus 
cruelles  tortures  ,  jusqu'au  trafic  et  au  maquignonnage  des 
générations  à  naître.  » 

M.  Norris  fils  ne  dit  rien  ;  mais  il  fit  une  grimace  et  s'essuya 
les  doigts,  ainsi  qu'Hamlet  dut  le  faire  après  avoir  rejeté  au 
loin  le  crâne  d'Yorick ,  comme  si  en  ce  moment,  où  il  venait 
de  toucher  un  nègre ,  il  avait  peur  qu'il  ne  lui  fût  resté  du 
noir  aux  mains. 

Pour  ramener  la  conversation  à  son  point  de  départ  infini- 
ment plus  agréable,  Martin  laissa  tomber  ce  sujet,  car  il  s'é- 
tait clairement  aperçu  que  c'était  un  thème  dangereux  à  ravi- 
ver même  dans  les  plus  favorables  circonstances ,  et  se  remit 
à  adresser  la  parole  aax  jeunes  demoiselles,  dont  le  riche  cos- 
tume était  d'une  fraîcheur  éclatante ,  chaque  partie  en  étant 
aussi  soignée  que  les  souliers  mignons  et  les  fins  bas  de  soie. 
Cette  parure  lui  donna  lieu  de  penser  que  les  deux  sœurs 
étaient  fort  au  courant  des  modes  françaises,  ce  dont  il  fut 
bientôt  convaincu  :  car,  si  leurs  connaissances  n'étaient  pas 
des  plus  nouvelles,  du  moins  étaient-elles  fort  étendues;  l'aî- 
née, en  particulier,  qui  avait  un  talent  distingué  pour  les 
arts,  la  métaphysique ,  les  lois  de  la  pression  hydraulique  et 
les  droits  dé  l'humanité  ,  avait  surtout  une  manière  à  elle  de 
confondre  toutes  ces  matières  et  de  passer  alternativement 
du  chapitre  des  chapeaux  à  celui  des  chapiteaux,  ou  même  de 
mêler  tout  cela,  avec  un  aplomb  si  étonnant,  si  étourdissant, 
qu'au  bout  de  cinq  minutes  les  étrangers  perdaient  la  tête 
dans  ce  chaos. 

Martin  sentit  que  la  sienne  s'en  allait,  et,  pour  conjurer  le 
péril,  il  pria  l'autre  sœur  de  vouloir  bien  chanter,  car  il  avait 


328  VIE   ET   AVENTURES 

aperçu  un  piano  dans  la  chambre.  La  jeune  fille  accéda  gra- 
cieusement à  cette  prière  ;  et  un  concert  à  grands  airs  de  bra^ 
voure  commença,  exécuté  par  les  demoiselles  Norris  pour  tout 
orchestre.  Elles  chantèrent  dans  toutes  les  langues,  excepté  la 
leur,  allemand,  français,  italien,  espagnol,  portugais,  suisse  ; 
mais  de  leur  propre  langue,  il  n'en  fut  pas  question:  la  langue 
maternelle,  fi  donc!  car  les  langues  sont  comme  bien  des  voya- 
geurs, qu'on  trouve  vulgaires  chez  eux,  et  qui  îont  flores  à  l'é- 
tranger. 

Il  est  probable  que  de  langue  en  langue  les  demoiselles 
Norris  fussent  arrivées  à  l'hébreu,  si  elles  n'eussent  été  in- 
terrompues par  le  domestique  irlandais  qui,  ouvrant  vivement 
la  porte ,  cria  à  haute  voix  : 

c  Le  général  Fladdock  I 

—  Ciel!....  s'écrièrent  les  deux  sœurs  s'arrêtant  aussitôt; 
le  général  de  retour  !  y> 

Comme  elles  laissaient  s'échapper  cette  exclamation,  le  gé- 
néral, en  grand  uniforme  de  bal,  parut  et  s'élança  avec  une 
telle  précipitation ,  qu'ayant  accroché  ses  bottes  au  tapis  et 
ayant  embarrassé  son  épée  dans  ses  jambes ,  il  tomba  tout  de 
son  long  et  offrit  aux  yeux  de  la  société  étonnée  une  drôle,  de 
petite  tonsure  toute  chauve  au  sommet  de  sa  tête.  Mais  ce  n'é- 
tait pas  là  le  pis  :  car  le  général,  étant  très-gros  et  très -serré 
dans  son  costume,  ne  put,  une  fois  à  terre,  se  relever,  et  fut 
obligé  de  rester  là  à  décrire  avec  ses  bottes  des  évolutions  et 
des  opérations  dont  on  n'a  jamais  vu  d'exemples  dans  les 
fastes  de  l'art  militaire. 

Naturellement,  chacun  vola  aussitôt  à  son  secours,  et  bien- 
tôt le  général  fut  remis  sur  ses  jambes  ;  mais  son  uniforme 
était  si  terriblement  juste  et  bien  pris,  que  le  général  se  laissa 
relever  droit  comme  un  piquet  et  sans  faire  un  pli,  absolument 
comme  un  clown  qui  fait  le  mort  sur  les  tréteaux,  sans  pou- 
voir s'aider  en  rien  lui-même  jusqu'à  ce  qu'il  fût  planté  droit 
sur  les  semelles  de  ses  bottes  ;  alors  il  s'anima  comme  un  res- 
suscité, et.  se  faufilant  de  côté,  afin  de  tenir  le  moins  de  place 
possible  et  de  moins  risquer  d'érailler  la  trame  d'or  de^  ses 
épaulettes  en  les  frôlant  contre  quelque  chose,  il  s'avança,  le 
visage  souriant,  pour  saluer  la  maîtresse  de  la  maison. 

Certes,  il  eût  été  impossible  à  la  famille  de  montrer  une  joie 
plus  pure  et  plus  vive  qu'elle  n'en  témoigna  à  l'apparition 
inattendue  du  général  Fladdock.  Le  général  fut  accueilli  aussi 
chaudement  que  si  New- York  avait  été  en  état  de  siège,  et 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  329 

qu'il  n>  eût  pas  eu  d'autre  général  à  embaucher  ni  pour  or 
ni  pour  argent.  II  fit  par  trois  fois  le  tour  des  Norris  en  leur 
pressant  les  mains,  puis  il  les  passa  en  revue  à  quelque  dis- 
tance, comme  un  brave  commandant  qu'il  était,  avec  son 
grand  manteau  drapé  sur  l'épaule  droite  et  rejeté  du  côté 
gauche  pour  faire  valoir  sa  large  poitrine. 

a  Je  revois  donc  encore  une  fois ,  s'écria  le  général ,  les 
esprits  les  plus  distingués  de  mon  pays  ! 

—  Mais  oui,  dit  M.  Norris  père.  Présent,  général.  » 

Alors  tous  les  Norris  entourèrent  le  général,  lui  demandant 
comment  il  s'était  porté ,  où  il  avait  été  depuis  sa  dernière 
lettre,  comment  il  s'était  trouvé  de  son  voyage  à  l'étranger; 
particulièrement  et  par-dessus  tout,  combien  il  avait  connu 
de  ces  grands  ducs,  lords,  vicomtes,  marquises,  duchesses, 
chevaliers  et  baronnets,  que  les  peuples  de  ces  contrées  plon- 
gées dans  les  ténèbres  ont  la  faiblesse  de  tant  aimer. 

«  Ne  mx'en  parlez  pas,  dit  le  général,  levant  la  main.  J'étais 
parmi  ces  gens-là  tout  le  temps,  et  j'ai  rapporté  dans  ma  malle 
des  journaux  où  mon  nom  se  trouve  imprimé  (il  baissa  la 
voix,  de  manière  à  faire  plus  d'effet  sur  son  auditoire)....  oui, 
imprimé  aux  nouvelles  de  la  fashion.  0  préjugés  pitoyables 
de  cette  incroyable  Europe  î 

—  Ah  !  );  s'écria  M.  Norris  père,  qui  secoua  la  tête  d'un  air 
mélancolique  et  dirigea  un  regard  sur  Martin,  comme  s'il 
voulait  dire  :  «Je  ne  puis  le  nier,  monsieur;  je  voudrais  pou- 
voir le  faire  pour  vous  être  agréable. 

—  Quel  étroit  développement  du  sens  moral  dans  ce  pays  ! 
reprit  le  général;  quelle  absence  de  toute  dignité  morale  chez 
l'homme  ! 

—  Ahl  soupirèrent  tous  les  Norris,  dans  un  profond  abat- 
tement. 

—-  Vraiment,  poursuivit  le  général,  je  n'eusse  pu  m'en 
faire  une  idée  exacte  avant  de  l'avoir  vu  sur  place,  de  mes 
propres  yeux.  Norris,  votre  imagination  n'est  pas  une  imagi- 
nation ordinaire,  et  cependant  vous  n'eussiez  pu  vous-même 
vous  en  faire  une  idée  si  vous  ne  l'aviez  vu  sur  place,  de  vos 
propres  yeux. 

—  Non  certainem.ent,  dit  M.  Norris. 

—  Les  exclusions ,  l'orgueil ,  les  formalités ,  l'étiquette, 
s'écria  le  général,  pesant  avec  emphase  sur  chacun  de  ces 
mots  ;  les  barrières  artificielles  élevées  entre  les  hommes  ;  la 
division  de  l'espèce  humaine  en  cartes  à  figures  et  basses 


330  VIE   ET   AVENTURES 

eartes  de  touto  sorte,  trèfle,  carreau,  pique,  tout  excepté  du 
cœur! 

—  Ah  !  s'écria  la  famille  entière;  ce  n'est  que  trop  vrai, 
général  ! 

—  Attendez  ,  dit  vivement  M.  Norris  père  en  le  prenant 
par  le  bras.  Vous  avez  sûrement  fait  la  traversée  sur  leScrew, 
général? 

—  Oui,  sur  le  Screw. 

—  Est-il  possible  I  s'écrièrent  les  jeunes  filles  ;  la  drôle  de 
chose  1-  » 

Le  général  paraissait  fort  en  peine  de  comprendre  pourquoi 
sa  traversée  sur  le  Screw  produisait  une  telle  sensation,  et  il 
n'était  pas  près  de  résoudre  la  question,  quand  M.  Norris  le 
présenta  à  Martin,  en  disant  : 

«  Voici,  je  pense,  un  de  vos  compagnons  de  voyage. 

—  De  mes  compagnons?:.,  répéta  le  général.  Du  tout.  » 
Jamais  il  n'avait  aperçu  Martin  ;  mais  Martin  l'avait  bien 

vu,  et  il  le  reconnaissait,  maintenant  qu'ils  étaient  face  à  face, 
pour  le  gentleman  qui,  vers  la  fin  de  la  traversée,  avait  plongé 
l'es  mains  dans  ses  poches  et  arpenté  le  pont  avec  les  narines 
dilatées.  Tous  les  yeux  étaient  fixés  sur  Martin.  Il  n'y  avait 
pas  moyen  d'échapper  à  un  aveu.  La  vérité  dut  se  faire  jour. 

«  Je  suis  venu  sur  le  même  bâtiment  que  le  général,  dit-il, 
mais  non  dans  la  même  chambre.  Gomme  il  me  fallait  obser- 
ver la  loi  de  la  plus  stricte  économie ,  j'ai  pris  passage  sur 
l'arrière.  > 

Si  l'on  avait  attaché  le  général  en  travers  à  la  bouche 
d'un  canon  et  commandé  le  feu  en  ce  moment,  il  n'eût 
pu  témoigner  une  plus  profonde  consternation  qu'il  n'en  fit 
paraître  après  avoir  entendu  ces  paroles.  Lui  Fladdock , 
Fladdock  en  grand  uniforme  de  la  milice,  le  général  Fladdock, 
Fladdock  le  bienvenu  des  nobles  étrangers ,  être  exposé  à 
connaître  un  individu  qui  était  arrivé  sur  l'arrière  d'un  pa- 
quebot, au  prix  de  quatre  livres  dix  schellings!  à  rencontrer 
cet  individu  dans  le  sanctuaire  même  de  la  fashion  de  Nev?'- 
York!  à  le  voir  s'ébattre  dans  le  sein  de  l'aristocratie  de  New- 
York  !  Un  peu  plus,  et  il  allait  poser  la  main  sur  la  garde  de 
son  épée. 

Un  silence  de  mort  régnait  parmi  les  Norris.  Si  cette  his- 
toire venait  à  s'ébruitur,  leur  parent  de  province  les  aurait 
déshonorés  par  son  imprudence.  Ils  étaient  considérés  comme 
les  astres  les  plus  brillants  d'une  sphère  à  part  dans  New- York. 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  331 

Au-dessus  comme  au-dessous  d'eux,  il  y  avait  d'autres  sphè- 
res élégantes  ;  et,  parmi  ces  sphères,  aucune  des  étoiles  qui 
la  composaient  n'avait  rien  à  démêler  avec  les  étoiles  des  au- 
tres sphères.  Mais  parmi  toutes  les  sphères,  quelles  qu'elles 
fussent,  le  bruit  allait  courir  que  les  Norris,  trompés  par  des 
manières  et  des  dehors  de  gentleman,  avaient,  au  mépris  de 
leur  haute  position,  a:  reçu  chez  eux  »  un  homme  sans  dollars, 
un  inconnu  1...  0  aigle  gardien  de  la  pure  république,  avaient- 
ils  donc  vécu  pour  cette  humiliation  I 

«  Permettez-moi  de  prendre  congé  de  vous ,  dit  Martin 
après  un  silence  terrible.  Je  sens  que  je  cause  ici  au  moins 
autant  d'embarras  que  j'en  éprouve  moi-même.  Mais  avant  de 
sortir,  je  dois  décharger  de  toute  responsabilité  ce  gentleman 
qui,  en  me  présentant  dans  une  si  haute  société,  ignorait,  je 
vous  l'assure,  combien  j'en  étais  indigne.  * 

En  achevant  ces  mots,  il  salua  les  Norris  et  s'éloigna  comme 
une  statue  de  neige,  glacé  au  dehors,  brûlant  au  dedans. 

«  Allons,  allons  !  dit  M.  Norris  père,  qui,  tout  pâle,  promena 
son  regard  sur  les  assistants  lorsque  Martin  eut  fermé  la 
porte,  le  jeune  homme  aura  toujours  pu  observer  ce  soir  un 
raffinement  de  ton  et  de  manières,  une  distinction  simple  et 
aisée,  une  grandeur  d'élégance  sociale  auxquels  il  est  étranger 
dans  son  pays.  Espérons  que  cette  rencontre  éveillera  en  lui 
le  sens  moral.» 

Si  le  sens  moral,  cet  article  particulièrement  transatlan- 
tique (car,  à  en  croire  les  hommes  d'État,  les  orateurs  et  les 
pamphlétaires  indigènes,  l'Amérique  en  a  monopolisé  l'hon- 
neur) ;  si  cet  article,  particulièrement  transatlantique,  est  censé 
correspondre  à  un  sentiment  général  de  bienveillance  pour 
l'humanité  tout  entière,  il  est  certain  qu'il  avait  alors  bien 
besoin  de  s'éveiller  chez  Martin  :  en  effet,  tandis  qu'il  enjam- 
bait les  rues  à  grands  pas  ayant  Mark  à  ses  talons,  son  sens 
immoral  était  activement  en  j^u  et  lui  faisait  prononcer  entre 
les  dents  des  phrases  féroces  qu'heureusement  pour  notre  voya- 
geur personne  n'entendit.  Cependant  il  avait  fini  par  retrouver 
assez  de  sang-froid  pour  pouvoir  commencer  à  rire  de  l'inci- 
dent, quand  derrière  lui  il  entendit  le  bruit  d'un  autre  pas  ;  il 
se  retourna  et  reconnut  son  ami  Bevan,  tout  hors  d'haleine. 

Celui-ci  prit  le  bras  de  Martin,  qu'il  pria  de  marcher  plus 
lentement.  Pendant  quelques  minutes  il  garda  le  silence,  puis 
enfin  : 

«  J'espère,  dit-il,  que  vous  n'avez  pas  besoin  de  l'explica- 


332  VIE  ET   AVENTURES 

tion  que  vous  avez  donnée  tout  à  l'heure  pour  m'excuser  à 
vos  propres  yeux. 

—  Que  voulez-vous  dire?  demanda  Martin. 

—  J'espère  que  vous  ne  m'imputez  pas  le  tort  d'avoir  prévu 
et  deviné  la  façon  dont  se  terminerait  notre  visite.  Mais  je 
vous  ferais  injure  de  le  croire. 

—  Assurément,  dit  Martin.  Au  contraire,  je  ne  vous  en  suis 
que  plus  obligé  de  votre  bienveillance  quand  je  vois  de  quelle 
étoffe  sont  faits  vos  bons  citoyens  du  pays. 

—  J'estime,  répondit  son  ami,  qu'ils  sont  à  peu  près  faits 
de  la  même  étoffe  que  les  autres,  s'ils  voulaient  seulement  en 
convenir  au  lieu  de  se  targuer  de  vaines  prétentions. 

—  Franchement  c'est  vrai,  dit  Martin. 

—  Je  parie,  reprit  le  gentleman ,  que,  si  vous  aviez  trouvé 
une  scène  semblable  à  celle-là  dans  use  comédie  anglaise, 
vous  l'auriez  jugée  d'une  invraisemblance  choquante. 

—  Vous  avez  bien  raison. 

—  Sans  nul  doute  cette  scène  est  plus  ridicule  chez  nous 
que  partout  ailleurs;  mais  cela  tient  aux  mauvaises  habitudes 
qu'on  a  prises  ici.  En  ce  qui  me  concerne,  je  puis  vous  assurer 
que  je  savais  parfaitement  tout  d'abord  que  vous  étiez  venu 
sur  l'arrière  ;  car  j'avais  vu  la  liste  des  passagers  de  l'avant, 
et  je  n'y  avais  pas  lu  votre  nom. 

—  Je  ne  vous  en  suis  que  plus  reconnaissant,  dit  Martin. 

—  Norris  est  un  excellent  homme  à  sa  manière,  fit  observer 
M.  Bevan. 

—  Lui?...  dit  brusquement  Martin. 

—  Oh  !  oui,  il  y  a  en  lui  cent  bonnes  qualités.  Vous  ou  tout 
autre,  vous  n'auriez  qu'à  vous  adresser  à  lui  à  titre  d'inférieur 
et  le  solliciter  in  forma  pauperiSj  il  serait  rempli  d'égards  et 
de  considération. 

—  Ce  ne  seraitpas  la  peine  d'avoir  fait,  de  mon  pays  ici,  un 
voyage  de  trois  mille  milles ,  pour  trouver  un  caractère  sem- 
blable, dit  Martin.  Gela  se  trouve  partout.  » 

Ni  le  jeune  homme  ni  son  ami  n'ajoutèrent  un  seul  mot  du- 
rant le  reste  du  chemin;  chacun  d'eux  paraissait  suffisam- 
ment occupé  de  suivre  le  cours  de  ses  pensées. 

Le  thé  ou  le  souper,  quelque  nom  qu'on  donne  au  repas  du 
soir,  avait  été  servi  lorsqu'ils  atteignirent  la  maison  du 
major  ;  mais  la  nappe,  embellie  de  quelques  taches  de  plus, 
était  encore  sur  la  table,  à  l'extrémité  de  laquelle  mistress 
Jefferson  Brick   et  deux  autres  dames  étaient  en  train  de 


DE    MARTIN   GHUZZLEWIT.  333 

prendre  le  thé  ;  un  extra  selon  toute  apparence,  car  ces  dames 
avaient  encore  leurs  chapeaux  et  leurs  châles,  comme  si  elles 
ne  faisaient  que  d'arriver.  A  la  lueur  de  trois  chandelles 
éblouissantes,  d'inégale  longueur  et  posées  dans  des  flam- 
beaux de  forme  diverse,  la  chambre  ne  se  montrait  pas  plus 
à  son  avantage  qu'au  grand  jour. 

Ces  dames  causaient  toutes  trois  ensemble  à  haute  voix 
quand  Martin  et  son  ami  entrèrent.  Mais,  à  la  vue  de  ces  gen- 
lemen,  elles  interrompirent  immédiatement  leur  conversation 
et  devinrent  extrêmement  réservées,  pour  ne  pas  dire  glaciales. 
Elles  se  mirent  à  échanger  à  voix  basse  quelques  remarques  ; 
et,  vraiment,  à  la  température  de  leur  froideur  excessive, 
l'eau  bouillante  de  la  théière  eût  pu  descendre  de  vingt 
degrés. 

«  Avez-Yous  été  à  l'assemblée,  madame  Brick  ?  demanda 
Tami  de  Martin  avec  une  sorte  de  clignement  d'œil  malicieux. 

—  Je  viens  du  cours,  monsieur. 

—  Pardon.  J'avais  oublié.  Yous  n'allez  pas  à  l'assemblée,  je 
crois.  » 

Ici  la  dame  qui  se  trouvait  assise  à  la  droite  de  mistress 
Brick  poussa  un  pieux  soupir  comme  pour  dire  :  «  C'est  moi 
qui  y  vais  !  î  Et,  en  effet,  elle  y  allait  à  peu  près  chaque  soir 
de  la  semaine. 

oc  Vous  avez  eu  un  bon  sermon,  madame  ?  »  demanda  M.  Be- 
van ,  s'adressant  à  cette  dame. 

Celle-ci  leva  les  yeux  d'une  façon  dévote  et  répondit  : 
((  Oui.  »  Elle  avait  entendu  avec  la  plus  grande  satisfaction 
un  beau  sermon,  solide,  bien  épicé,  dans  lequel  ses  amis  et 
connaissances  étaient  joliment  arrangés,  et  qui  leur  faisait 
parfaitement  leur  affaire.  De  plus,  son  chapeau  avait  éclipsé 
tous  les  chapeaux  de  la  congrégation  ;  aussi  était-elle  satis- 
faite à  tous  égards. 

€  Quels  cours  suivez-vous  en  ce  moment,  madame  ?  dit 
l'ami  de  Martin,  se  tournant  de  nouveau  vers  mistress  Brick. 

—  La  Philosophie  de  l'Ame,  les  mercredis. 

—  Et  les  lundis? 

—  La  Philosophie  du  Crime. 

—  Et  les  vendredis? 

—  La  Philosophie  des  Légumes. 

—  Vous  avez  oublié  les  jeudis,  la  Philosophie  du  Gouver- 
nement, ma  chère,  fit  observer  la  troisième  dame. 

-="  Nûu-  dit  mistress  Brick,  c'ast  le  mardi. 


334  VIE   ET   AVENTURES 

—  C'est  vrai  1  s'écria  la  dame.  C'est  la  Philosophie  de  la 
Matière  qui  se  fait  le  jeudi,  par  conséquent. 

^Vous  le  voyez,  monsieur  Chuzzlewit,  nos  dames  sont 
fort  occupées,  dit  Bevan. 

—  Ce  que  vous  dites  est  bien  vrai,  répondit  Martin.  Entre 
ces  graves  occupations  du  dehors  et  leurs  devoirs  de  famille 
au  logis,  ieur  temps  doit  être  parfaitement  rempli....  » 

Martin  s'arrêta  court  ;  il  avait  vu  en  effet  que  les  dames  ne 
le  regardaient  pas  d'un  œil  très-favorable ,  bien  qu'il  fût  à 
cent  lieues  de  deviner  ce  qu'il  pouvait  avoir  fait  pour  mériter 
l'expression  de  dédain  qui  se  laissait  lire  sur  leurs  traits.  Mais 
lorsque,  au  bout  de  quelques  moments  à  peine,  elles  montèrent 
à  leurs  chambres,  M.  Bevan  lui  apprit  que  les  soins  domesti- 
ques étaient  fort  au-dessous  de  la  dignité  de  ces  dames  phi- 
losophes, et  qu'il  y  avait  cent  à  parier  contre  un  que,  sur  ces 
trois  dames,  pas  une  ne  saurait  faire  pour  elle-même  le  plus 
facile  ouvrage  de  femme ,  ni  façonner  pour  quelqu'un  de  ses 
enfants  le  plus  simple  objet  de  toilette. 

«  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  qu'elles  eussent  entre  les  mains 
des  instruments  aussi  inoffensifs  que  des  aiguilles  à  tricoter, 
par  exemple,  plutôt  que  ces  armes  à  double  tranchant  de  la 
philosophie?  Ceci  est  une  autre  question;  mais  ce  dont  je  puis 
répondre  seulement,  c'est  qu'elles  n'y  gagnent  pas  une  égra- 
tignure.  Les  dévotions  et  les  lectures  publiques  sont  nos  bals 
et  nos  concerts.  Nos  dames  vont  à  ces  lieux  de  rendez-vous 
pour  se  soustraire  à  la  monotonie  de  leur  existence,  inspecter 
leurs  toilettes  réciproques  ;  puis  elles  s'en  retournent  au  logis 
comme  elles  sont  venues. 

—  Par  ce  mot  «  logis,  y>  entendez-vous  une  maison  comme 
celle-ci  ? 

—  Très-souvent.  Mais  je  m'aperçois  que  vous  êtes  mor- 
tellement fatigué;  il  faut  que  je  vous  souhaite  bonne  nuit.  De- 
main matin,  nous  discuterons  vos  projets.  Déjà  vous  ne  savez 
que  trop  qu'il  est  inutile  de  rester  dans  cette  ville  où  il  n'y  a 
aucune  chance  pour  vous.  Il  vous  faudra  aller  plus  loin. 

Pour  trouver  pis  ?  dit  Martin,  citant  le  vieil  adage. 

—  J'espère  bien  que  non.  Mais  en  voilà  assez  pour  aujour- 
d'hui,   'est-ce  pas?...  Bonne  nuit!  » 

Ils  se  pressèrent  les  mains  avec  effusion  et  se  séparèrent. 
Dès  que  Martin  fut  seul ,  il  sentit  tomber  cette  surexcitation 
de  la  nouveauté  et  du  changement,  qui  l'avait  soutenu  à  tra- 
vers les  fatigues  de  la  journée  ;  et  il  était  si  abattu,  si  épuisé, 


DE    MARTIN    GHUZZLEWIT.  335 

qu'il  n'avait  même  pas  la  force  de  monter  l'escalier  et  de  se 
traîner  jusqu'à  sa  chambre. 

Dans  un  espace  de  douze  à  quinze  heures,  quelle  métamor- 
phose avaient  subie  ses  espérances  et  ses  beaux  projets!  Neuf 
et  étranger  comme  il  l'était  au  sol  qu'il  foulait,  à  l'air  qu'il 
respirait,  il  ne  pouvait  plus,  devant  tous  les  incidents  de  cette 
seule  journée,  se  soustraire  au  triste  pressentiment  que  son 
plan  était  décidément  à  vau-l'eau.  Souvent,  à  bord  du  vaisseau, 
il  l'avait  trouvé  téméraire  et  imprudent;  mais  une  fois  arrivé, 
il  l'avait  envisagé  avec  plus  d'espérance,  tandis  que  mainte- 
nant il  n'y  voyait  plus  que  ténèbres  sombres  et  effrayantes. 
Quelques  pensées  quil  appelât  à  son  aide,  elles  s'offraient  à 
lui  sous  des  formes  pénibles  et  décourageantes  et  ne  lui  prê- 
taient aucune  consolation.  Les  diamants  mêmes  qui  brillaient 
à  son  doigt  étaient  comme  des  larmes  étincelantes ,  et  leur 
éclat  ne  reflétait  pas  un  seul  rayon  d'espérance. 

11  était  resté  près  du  poêle,  toujours  plongé  dans  ses  sombres 
pensées,  sans  faire  attention  aux  autres  pensionnaires  qui 
arrivaient  un  à  un  de  leurs  magasins  et  de  leurs  comptoirs, 
ou  bien  des  tavernes  du  voisinage,  et  qui,  après  avoir  donné 
d'amples  accolades  à  un  grand  cruchon  blanc  rempli  d'eau  qui 
se  trouvait  posé  au  bord  de  la  table,  et  s'être  complu  dans  leur 
dégoûtante  station  au-dessus  des  crachoirs  de  métal,  allaient 
pesamment  gagner  leurs  lits.  Enfin  Mark  Tapley  entra  et  le 
secoua  par  le  bras,  croyant  qu'il  s'était  endormi. 

Le  jeune  homme  tressaillit. 

«  Mark!...  s'écria-t-il. 

—  Tout  va  bien,  monsieur,  dit  le  joyeux  domestique  en 
mouchant  la  chandelle  avec  ses  doigts.  Votre  lit  n'est  pas  des 
plus  grands,  monsieur  ;  et  il  ne  faudrait  pas  un  homme  bien 
altéré,  pour  boire  avant  déjeuner  toute  l'eau  qui  doit  vous 
servir  à  faire  votre  toilette ,  et  pour  avaler  la  serviette  par- 
dessus le  marché.  Mais  cette  nuit ,  monsieur ,  vous  dormirez 
sans  roulis. 

—  Il  me  semble  que  la  maison  danse  sur  la  mer,  dit  Martin 
qui  chancela  en  se  levant;  je  suis  tout  brisé. 

—  Eh  bien  1  moi,  je  me  sens  jovial  et  gai  comme  un  pinson, 
dit  Mark.  Mais,  mon  Dieu!  ce  n'est  pas  sans  raisons.  Ah! 
c'est  ici  que  j'aurais  dû  naître  1  voilà  mon  opinion.  Prenez- 
garde  à  la  marche,  ajouta-t-il,  car  ils  montaient  l'escalier. 
Vous  souvenez- vous,  monsieur,  du  gentleman  qui  était  à  bord 
du  Screw^  et  qui  avait  cette  toute  petite  malle  ? 


336  VIE   ET   AVENTURES 

—  La  valise?...  Oui. 

—  Eh  bien,  monsieur,  on  lui  a  rendu  ce  soir  le  linge  blanc 
qu'on  a  mis  à  la  porte  de  sa  chambre,  ici  près.  Vous  n'avez 
qu'à  voir,  en  passant,  combien  il  y  a  peu  de  chemises,  mais 
combien  il  y  a  de  devants  ,  et  vous  ne  serez  plus  étonné  qu'il 
eût  si  peu  de  bagage.  » 

Mais  Martin  éprouvait  trop  de  fatigue  et  d'accablement  pour 
s'occuper  de  quoi  que  ce  fût,  encore  moins  d'une  découverte 
si  pe-i  intéressante.  M.  Tapley,  sans  se  laisser  rebuter  par  son 
indifférence,  le  mena  jusqu'au  haut  de  la  maison,  et  le  fit  en- 
trer dans  la  chambre  disposée  pour  le  recevoir.  Cette  chambre, 
fort  petite ,  n'avait  que  la  moitié  d'une  croisée ,  un  bois  de  lit 
semblable  à  un  coffre  sans  couvercle ,  deux  chaises,  un  carré 
de  tapis  comme  ceux  qui  servent  pour  essayer  dessus  les  sou- 
liers qu'on  achète  tout  faits  dans  les  magasins  de  confection 
en  Angleterre  ;  un  petit  miroir  cloué  au  mur,  et  un  lavabo  avec 
un  pot  dans  une  aiguière,  qu'on  eût  pu  prendre  pour  un  pot 
au  lait  dans  un  bol. 

«  Je  suppose  que  dans  ce  pays-ci  les  gens  se  lavent  à  sec 
avec  une  serviette,  dit  Mark  ;  il  faut  qu'ils  soient  tous  atteints 
d'hydrophobie,  monsieur. 

—  Otez-moi  mes  bottes,  je  vous  en  prie,  dit  Martin,  se  lais- 
sant tomber  sur  une  des  deux  chaises.  Je  suis  rompu,  je  suis 
à  moitié  mort,  tant  je  me  sens  tout  courbatu. 

—  Vous  ne  direz  pas  cela  demain  matin,  monsieur,  répliqua 
Mark  ;  vous  ne  le  direz  même  plus  ce  soir,  monsieur,  quand 
vous  aurez  tâté  de  ceci.  » 

Et  là-dessus ,  il  tira:  un  grand  verre  plein  jusqu'aux  bords 
de  morceaux  de  glace  transparente ,  parmi  lesquels  se  trou- 
vaient une  ou  deux  tranches  minces  de  citron  avec  une  ïiqueur 
dorée,  d'une  apparence  exquise,  qui  montaient  à  l'appel  de  la 
cuiller  des  profondeurs  du  verre,  à  la  vue  charmée  du  spec- 
tateur. 

«  Gomment  appelez-vous  ceci?  »  dit  Martin. 

Mais  M.  Tapley,  sans  rien  répondre,  se  contenta  de  plonger 
un  chalumeau  dans  le  mélange ,  ce  qui  imprima  un  agréable 
mouvement  aux  morceaux  de  glace,  et  il  indiqua,  par  un  geste 
significatif,  que  c'était  là  l'agent  qui  devait  servir  à  l'amateur 
pour  pomper  ce  breuvage  ravissant. 

Martin  prit  le  verre  d'un  air  étonné,  appliqua  ses  lèvres  au 
chalumeau ,  et  leva  ses  yeux  avec  une  expression  d'extase.  Il 
ne  s'arrêta  pas  avant  d'avoir  humé  jusqu'à  la  dernière  goutte. 


DE  MARTIN    GHUZZLE V/IT.  337 

«  Monsieur!.  .  dit  Mark,  retirant  le  verre  d'une  manière 
triomphante.  Si  jamais  il  vous  arrivait  d'être  à  moitié  mort, 
quand  je  ne  serais  pas  là  ,  tout  ce  que  vous  auriez  à  faire, 
ce  serait  de  prier  le  premier  venu  d'aller  vous  chercher  un 
savetier. 

—  D'aller  me  chercher  un  savetier  !...  répéta  Martin. 

—  Cette  admirable  invention,  monsieur,  dit  Mark,  cares- 
sant doucement  le  verre  vidé,  s'appelle  un  savetier.  Un  save- 
tier au  vin  de  Xérès,  si  vous  lui  donnez  son  nom  tout  au  long , 
un  savetier  tout  court,  si  vous  abrégez  le  nom.  Maintenant, 
vous  êtes  en  état  de  quitter  vos  bottes,  et,  à  tout  égard,  vous 
devez  vous  sentir  un  autre  homme.  y> 

Après  avoir  débité  cet  exorde  solennel,  il  apporta  le  tire- 
bottes. 

<r  Songez-y  bien.  Mark,  dit  Martin,  je  ne  retombe  pas 
dans  ma  faiblesse....  Mais,  juste  ciel!  si  nous  allions  nous 
trouver  relégués  dans  quelque  partie  sauvage  de  ce  pays,  sans 
ressources,  sans  argent! 

—  Eh  bien!  monsieur,  répondit  l'imperturbable  Tapley, 
d'après  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'ici,  j'ignore  si,  tout  con- 
sidéré, nous  ne  serions  pas  beaucoup  mieux  dans  les  parties 
sauvages  que  dans  les  contrées  civilisées. 

—  0  Tom  Pinch,  Tom  Pinch  !  dit  Martin  d'un  ton  pénétré, 
que  ne  donnerais-je  pas  pour  être  encore  auprès  de  vous, 
pour  entendre  encore  votre  voix ,  fût-ce  dans  la  pauvre 
chambre  à  coucher  de  la  maison  de  Pecksniff  ! 

—  0  Dragon,  Dragon,  dit  Mark  faisant  un  écho  chaleureux, 
si  entre  vous  et  moi  il  n'y  avait  un  peu  d'eau,  et  si  ce  n'é- 
tait pas  une  faiblesse  de  songer  au  retour,  je  crois  que  j'en 
dirais  autant.  Mais  je  suis  ici,  ô  Dragon,  à  New-York,  en 
Amérique,  et  vous,  vous  êtes  dans  le  Wiltshire,  en  Europe  ; 
et  il  faut  faire  fortune,  ô  Dragon,  et  la  faire  pour  une  jeune 
beauté;  et  si  vous  allez  voir  le  Monument,  ô  Dragon,  ne  vous 
arrêtez  pas  en  bas  des  marches  du  perron,  ou  bien  vous  n'ar- 
riverez jamais  au  sommet. 

—  Sagement  dit,  Mark!  s'écria  Martin.  Nous  devons  regar- 
der en  avant. 

—  Dans  tous  les  livres  d'histoires  que  j'ai  lus,  monsieur, 
les  gens  qui  regardaient  derrière  eux  étaient  changés  en 
pierres;  et  j'ai  toujours  pensé  que  c'était  leur  faute  et  qu'ils 
avaient  bien  mérité  leur  sort.  Je  vous  souhaits  une  bonn*^ 
nuit,  monsieur,  et  de  doux  rêves. 

Martin  Chuzzlewit.— i  22 


338  VIE   ET   AVENTURES 

— Alors  ilfaut  que  ce  soient  des  rêves  de  ma  bonne  Albion, 
dit  Martin  en  s' étendant  dans  son  lit. 

—  Je  dirai  de  même,  murmura  Mark  Tapley,  lorsqu'il  fut 
entré  dans  sa  propre  chambre  ,  où  Martin  ne  pouvait  plus  l'en- 
tendre. Car  si,  avant  de  sortir  d'embarras,  nous  ne  trou- 
vons pas  à  exercer  encore  un  peu  mieux  notre  patience  pour 
avoir  quelque  mérite  de  plus  à  être  jovial,  je  veux  me  faire 
citoyen  des  États-Unis  !  » 

Laissons-les  mêler  et  confondre  dans  leurs  rêves  les  om- 
bres d'objets  éloignés  d'eux,  à  mesure  qu'elles  se  dessinent 
sur  le  mur,  en  formes  fantastiques,  à  la  clarté  vaporeuse 
d'une  pensée  sans  règle.  Cette  histoire  plus  vaporeuse  encore, 
comme  le  rêve  d'un  rêve,  va  s'élancer  rapidement,  changer 
de  théâtre  et  traverser  d'un  bond  l'Océan  pour  débarquer  sur 
les  rivages  de  l'Angleterre. 


CHAPITRE  XVIII. 


En  relation  d'affaires  avec  la  maison  Anthony  Chuzzlewit  et  fils ,  d'où 
l'un  des  associés  se  retire  d'une  manière  tout  à  fait  inattendue. 


Le  changement  engendre  le  changement.  Rien  ne  se  pro- 
page plus  vite.  Si  un  homme  habituellement  enfermé  dans  un 
cercle  étroit  de  travaux  et  de  plaisirs,  qu'il  franchit  rarement, 
fait  un  pas  au  dehors,  quelque  courte  que  soit  la  distance  qui 
l'en  sépare,  son  départ  du  lieu  monotone  où  il  a  rempli  un 
rôle  important  a  l'air  d'être  le  signal  d'un  désordre  immédiat, 
comme  si,  dans  la  brèche  qu'il  a  laissée,  une  sorte  d'explosion 
se  produisait,  qui  pulvérise  tout  ce  qui  était  solide  ;  et  comme 
s'il  suffisait  d'un  peu  moins  de  quelques  semaines  pour  dés- 
unir et  détraquer  tout  ce  que  le  cours  des  ans  avait  réuni  et 
cimenté  étroitement.  La  mine  que  le  temps  a  lentement  creusée 
sous  les  objets  accoutumés  éclate  en  un  instant;  et  là  où,  une 
minute  auparavant,  on  voyait  un  rocher,  il  n'y  a  plus  que 
sable  et  poussière. 

Bien  des  hommes  ont,  à  une  époque  ou  à  une  autre,  éprouvé 
jusqu'à  un  certain  point  cet  effet.  Nous  ferons  fidèlement  con- 
naître jusqu'où  les  lois  naturelles  -du  changement  avaient 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  339 

exercé  leur  empire  dans  la  petite  sphère  d'action  que  Martin 
avait  quittée. 

a  Que  ce  printemps  est  froid!...  disait  un  soir,  d'un  ton  gé- 
missant, le  vieil  Anthony  en  se  rapprochant  du  feu.  Il  est 
certain  qu'il  faisait  plus  chaud  que  ça  dans  ma  jeunesse. 

—  Avec  tout  cela,  vous  n'avez  pas  besoin  d'aller  roussir" 
vos  habits,  fit  observer  l'aimable  Jonas ,  qui  leva  ses  yeux  du 
journal  de  la  veille.  Le  drap  n'est  déjà  pas  si  bon  marché! 

—  Brave  entant!...  s'écria  le  père  en  soufflant  sur  ses 
mains  glacées  et  les  frottant  de  son  mieux  l'une  contre  l'autre. 
Quel  garçon  prudent!  Jamais  il  ne  s'est  abandonné  aux  va- 
nités du  luxe  de  la  toilette;  non,  non,  jamais  ! 

—  Quant  à  ça,  je  ne  sais  pas  trop  ce  que  je  ferais,  dit  le 
fils  en  reprenant  la  lecture  de  son  journal,  si  je  pouvais  le 
faire  pour  rien. 

—  Ah  !  oui,  si!...  dit  le  vieillard  qui  se  dilata  de  joie.  Mais 
c'est  égal,  il  fait  bien  froid. 

—  Laissez  donc  le  feu  tranquille  !  cria  M.  Jonas,  arrêtant  la 
main  de  son  vénéré  père  au  moment  où  celui-ci  s'emparait  du 
tisonnier.  Voulez-vous  manquer  dans  votre  vieillesse,  que  vous 
dissipez  en  ce  moment? 

—  Je  n'en  aurais  pas  le  temps,  Jonas,  dit  le  vieillard. 

—  Temps  de  quoi?...  hurla  l'héritier. 

—  Le  temps  de  manquer.  Je  voudrais  bien  que  cela  me  fût 
possible! 

—  Vous  avez  été  toujours  aussi  égoïste  qu'un  vieil  escar- 
got, dit  Jonas,  trop  bas  il  est  vrai  pour  être  entendu  de  son 
père,  et  en  attachant  sur  lui  un  regard  sombre.  Vous  soutenez 
bien  votre  caractère.  Vous  ne  vous  inquiétez  pas  de  manquer, 
n'est-ce  pas  ?  Oh!  c'est  sûr,  vous  ne  vous  en  inquiétez  pas.  Et 
si  votre  chair,  votre  sang,  venait  à  manquer  par  la  même  oc- 
casion, cela  vous  serait  bien  égal,  vieux  caillou!  » 

Après  avoir  formulé  cette  respectueuse  allocution,  il  saisit 
sa  tasse  et  se  mit  à  boire  ;  car,  en  ce  moment,  le  père,  le  fils 
et  Ghuffey,  étaient  en  train  de  prendre  le  thé.  Alors,  regardant 
de  nouveau  son  père  d'un  œil  fixe  et  s'arrêtant  par  intervalles 
pour  absorber  une  gorgée  de  thé,  il  poursuivit  sur  le  même 
ton  que"  précédemment  : 

«  Manquer!...  vous  êtes  un  drôle  de  vieux,  pour  parler  de 
manquer  par  le  temps  qui  court.  N'allez-vous  pas  commencer 
à  parler  de  ça?  Fort  bien!  le  temps  de  manquer  ?  Non,  non, 
j'espère  bien  que  vous  ne  l'aurez  pas.  C'est  bien  ce  qui  vous 


ZkO  VIE  ET    AVENTURES 

gêne  :  vous  ne  demanderiez  pas  mieux  que  de  vivre  une 
couple  de  centaines  d'années  si  c'était  possible,  et  encore  ne 
seriez-vous  pas  content.  Je  vous  connais!...  y> 

Le  vieillard  soupira  et  se  pencha  de  nouveau  vers  le  feù. 
M.  Jonas  le  menaça  du  bout  de  sa  cuiller  à  thé  en  métal  an- 
glais, et,  prenant  la  question  d'un  point  de  vue  plus  élevé, 
il  se  mit  à  la  traiter  avec  des  arguments  de  la  plus  haute 
moralité. 

«  Si  telle  est  votre  disposition  d'esprit,  grommela-t-il  tou- 
jours à  demi- voix,  pourquoi  n'aliénez -vous  pas  votre  bien? 
Achetez  une  rente  viagère  à  bon  marché,  et  mettez  à  prix  cette 
vie  si  intéressante  pour  vous  et  pour  quiconque  tenterait  la 
spéculation.  Mais  non,  cela  ne  vous  conviendrait  pas.  Ce  se- 
rait une  conduite  trop  naturelle  envers  votre  fils,  et  vous  ai- 
mez mieux  tenir  avec  lui  une  conduite  dénaturée  en  le  dépos- 
sédant de  ses  droits.  En  vérité,  je  serais  honteux  de  mon 
rôle  si  j'étais  à  votre  place,  et  je  m'empresserais  d'aller  me 
fourrer  la  tête  vous  savez  où.  » 

Il  est  à  présumer  que  cette  dernière  expression  se  rappor- 
tait au  mot  de  tombe  ou  sépulcre,  ou  cimetière  ou  mausolée, 
un  mot  enfin  que  la  tendresse  filiale  de  M.  Jonas  ne  lui  per- 
mettait pas  aisément  de  prononcer.  Le  jeune  homme  ne 
poussa  pas  plus  loin  son  thème  ;  car  Chuflfey  paraissant  s'être 
aperçu,  du  coin  accoutumé  où  il  se  tenait  près  de  la  cheminée, 
qu'Anthony  prêtait  l'oreille  et  que  Jonas  avait  l'air  de  parler, 
s'écria  tout  à  coup,  comme  par  inspiration  : 

«  C'est  votre  propre  fils,  monsieur  Ghuzzlewit.  Votre  propre 
fils,  monsieur  I  » 

Le  vieux  Chuffey  ne  se  doutait  guère  du  sens  profond  qu'a- 
vaient ces  mots  ;  il  ne  se  doutait  pas  de  l'amère  satire  qu'il 
venait  de  lancer  et  de  l'impression  qu'elle  eût  faite  dans  l'âme 
du  vieillard ,  s'il  avait  pu  connaître  les  paroles  qui  erraient 
sur  les  lèvres  de  son  fils  ou  les  pensées  qu'il  nourrissait  dans 
son  esprit.  Mais  le  son  de  la  voix  de  Chuffey  détourna  le 
cours  des  réflexions  d'Anthony  et  le  ramena  à  la  question. 

«  Oui,  oui,  Chuffey,  Jonas  est  un  morceau  du  vieux  bloc. 
Le  bloc  est  bien  vieux  maintenant,  Chuffey,  dit  Anthony  avec 
un  air  d'étrange  abattement. 

—  Oh  oui  !  joliment  vieux,  dit  Jonas  par  confirmation. 

— Mais  non,  mais  non,  dit  Chuffey.  Non,  monsieur  Chuzzle- 
wit.  Pas  du  tout  vieux,  monsieur. 

—  Oh!  cet  homme  est  pire  que  jamais!  s'écria  Jonas  avec 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  Zki 

un  profond  dégoût.  Sur  mon  âme,  père,  il  devient  par  trop 
f-tupide....  îtletenez  votre  langue,  s'il  vous  plaît! 

—  Il  dit  que  vous  avez  tort  !  cria  Anthony  à  son  vieux  com- 
mis. 

—  Tut  !  tuti  répondit  Chuffey.  Je  sais  ce  qu'il  en  est.  Je  dis 
que  c'est  lui  qui  a  tort  ;  c'est  lui  qui  a  tort.  C'est  un  enfant. 
Voilà  ce  qu'il  est.  Vous  aussi,  monsieur  Ghuzzlewit,  vous  êtes 
comme  un  enfant.  Ah!  ah!  ah  !  Vous  êtes  presque  un  enfant, 
en  comparaison  de  bien  d'autres  que  j'ai  connus;  vous  êtes 
un  enfant  auprès  de  moi;  vous  êtes  un  enfant  pour  nous  tous. 
Ne  l'écoutez  pas!  » 

En  achevant  ce  discours  extraordinaire  (car  pour  GhufFey 
c'était  une  tirade  d'éloquence  sans  précédent  connu) ,  le 
pauvre  vieux  fantôme  prit  sous  son  bras  paralysé  la  main  de 
son  maître  qu'il  couvrit  de  la  sienne,  comme  pour  défendre 
M.  Ghuzzlewit. 

«  Ghuff,  je  deviens  chaque  jour  de  plus  en  plus  sourd,  dit 
Anthony  avec  un  ton  aussi  doux  ou,  pour  parler  plus  exacte- 
ment, avec  aussi  peu  de  rudesse  qu'il  lui  était  possible. 

—  Non,  non,  cria  Ghuffey.  Gela  n'est  pas.  Et  qu'est-ce  que 
ça  ferait?  Voilà  bien  vingt  ans  que  je  suis  sourd,  moi. 

—  Je  deviens  aussi  de  plus  en  plus  aveugle,  dit  le  vieillard 
en  secouant  la  tête. 

—  Bon  signe!  cria  Ghuffey.  Ah!  ah  !  le  meilleur  signe  qu'il 
y  ait  au  monde  !  Auparavant,  vous  y  voyiez  trop  bien.  » 

Il  tapota  la  main  d'Anthony  comme  lorsqu'on  veut  apaiser 
un  enfant,  et,  tirant  le  bras  du  vieillard  un  peu  plus  vers  lui, 
il  désigna  de  ses  doigts  tremblants  la  place  où  Jonas  était 
assis ,  comme  s'il  voulait  l'inviter  à  s'en  éloigner.  Mais  An- 
thony demeurant  immobile  et  silencieux ,  le  vieux  commis 
cessa  insensiblement  de  l'étreindre,  et  rentra  dans  son  coin 
accoutumé  :  il  se  bornait  à  avancer  sa  main  de  temps  en 
temps  et  à  toucher  doucement  l'habit  de  son  bien-aimé  patron, 
comme  s'il  voulait  s'assurer  que  M.  Ghuzzlewit  était  toujours 
auprès  de  lui. 

Dans  la  stupéfaction  que  lui  avait  causée  toute  cette  scène, 
Jonas  n'avait  pu  rien  faire  que  contempler  les  deux  vieil- 
lards, jusqu'au  moment  oii  Ghuffey  fut  retombé  dans  son  état 
habituel  et  où  Anthony  se  fut  assoupi  ;  alors  il  se  soulagea 
de  ses  émotions  en  se  rapprochant  du  premier  de  ces  person- 
nages et  en  faisant  mine,  comme  on  dit  en  langage  vulgaire  > 
de  «  lui  cogner  la  tête.  » 


3k2  VIE   ET  AVENTURES 

ce  Voilà  deux  ou  trois  semaines  qu'ils  jouent  ce  jeu,  pensa 
Jonas  plongé  dans  une  sombre  rêverie.  Je  n'ai  jamais  vu  mon 
père  s'occuper  autant  de  cet  homme  qu'il  l'a  fait  dans  ces  der- 
niers temps.  Eh  quoi  ?  est-ce  que  par  hasard  vous  feriez  la 
chasse  aux  héritages,  monsieur  Ghufï,  hein?  » 

Mais  Chuffey  était  aussi  loin  de  se  douter  des  pensées  de 
M.  Jonas  que  de  le  voir  s'approcher  avec  son  poing  fermé 
qu'il  lui  tenait  tout  près  de  l'oreille.  L'ayant  menacé  tout  à 
son  aise,  Jonas  prit  le  flambeau  sur  la  table,  et,  passant  dans 
le  cabinet  vitré,  il  tira  de  sa  poche  un  trousseau  de  clefs.  Au 
moyen  de  l'une  d'elles ,  il  ouvrit  un  compartiment  secret  du 
bureau,  ayant  soin  de  regarder  à  la  dérobée,  pendant  ce  temps, 
pour  s'assurer  que  les  deux  vieillards  étaient  bien  encore  de- 
vant le  feu. 

«  Tout  est  en  bon  ordre,  dit  Jonas,  soutenant  sur  sa  tête  le 
couvercle  du  bureau  ouvert  et  déployant  un  papier.  Voici  le 
testament,  monsieur  Ghuff.  Trente  livres  sterling  par  an  pour 
votre  entretien,  mon  vieux  compagnon,  et  tout  le  reste  pour 
son  fils  unique  Jonas.  Vous  n'avez  pas  besoin  de  vous  donner 
tant  de  peine  à  faire  le  bon  apôtre.  Vous  n'y  gagneriez  rien. 
Hé  !  qu'est-ce  c'est  que  ça?...  » 

C'était  assurément  quelque  chose  d'effrayant.  De  l'autre  côté 
du  vitrage,  un  visage  regardait  avec  curiosité  dans  l'intérieur 
du  cabinet;  et  ce  regard  était  fixé  non  sur  Jonas  même,  mais 
sur  le  papier  qu'il  tenait  à  la  main.  Car  les  yeux  attachés 
attentivement  sur  l'écriture  se  levèrent  vivement  lorsque 
Jonas  eut  jeté  cette  exclamation.  Alors  les  yeux  en  question 
rencontrèrent  ceux  de  Jonas ,  et  il  se  trouva  qu'ils  ressem- 
blaient à  ceux  de  M.  Pecksniff. 

Laissant  tomber  à  grand  bruit  le  couvercle  du  bureau,  mais 
sans  oublier  de  le  fermer  à  clef,  Jonas,  pâle  et  sans  souffle, 
contempla  ce  fantôme. 

Le  fantôme  fit  un  mouvement,  ouvrit  la  porte  et  pénétra 
dans  le  cabinet. 

«  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  cria  Jonas  qui  recula.  Qu'est-ce  que 
c'est?  D'où  venez- vous?  Que  voulez- vous? 

—  Ce  qu'il  y  a?...  dit  la  voix  de  M.  Pecksniff,  en  même 
temps  que  M.  Pecksniff  en  chair  et  en  os  lui  décochait  un  sou- 
rire aimable.  Ce  qu'il  y  a,  monsieur  Jonas  ? 

—  Qu'avez-vous  besoin  de  venir  regarder  là ,  et  de  vous 
mêler  de  ce  qui  ne  vous  concerne  pas?  dit  aigrement  Jonas. 
Qu'est-ce  qui  vous  prend  de  venir  en  ville  de  cette  façon  et  de 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  343 

tomber  chez  les  gens  à  l'improviste?  11  est  étrange  qu'un 
homme  ne  puisse  pas  lire  le....  le  journal  dans  son  propre 
bureau  sans  être  espionné  et  effrayé  par  des  individus  qui 
entrent  sans  prendre  la  peine  de  s'annoncer.  Pourquoi  n'avez- 
vous  pas  frappé  à  la  porte  ? 

—  C'est  ce  que  j'ai  fait,  monsieur  Jonas,  répondit  Pecksniff, 
mais  on  ne  m'a  pas  entendu.  J'étais  curieux,  ajouta-t-il  avec 
son  air  gracieux,  tout  en  posant  sa  main  sur  l'épaule  du  jeune 
homme,  de  savoir  quelle  partie  du  journal  vous  intéressait  si 
fort;  mais  la  vitre  était  trop  sombre  et  trop  sale.  » 

Jonas  jeta  un  regard  rapide  sur  le  vitrage.  Bien.  Il  n'était 
pas  très-propre  :  Pecksniff  avait  dit  la  vérité. 

«  Etait-ce  de  la  poésie?  demanda  M.  Pecksniff,  agitant 
l'index  de  sa  main  droite  d'un  air  d'agréable  plaisanterie.  Ou 
bien  était-ce  de  la  politique  ?  ou  bien  était-ce  le  tarif  des  va- 
leurs ?  la  chose  la  plus  importante  ,  monsieur  Jouas  ;  la  plus 
importante  ! 

—  Vous  brûlez,  mon  cher,  répondit  Jonas,  qui  s'était  remis 
et  mouchait  la  chandelle  ;  mais  ,  par  le  diable  !  qu'est-ce  que 
vous  revenez  chercher  à  Londres  ?  Ma  foi  !  il  y  a  lien  aussi 
de  quoi  effaroucher  un  homme ,  quand  il  se  voit  tout  à  coup 
inspecté  par  un  individu  qu'il  croyait  être  à  soixante  ou 
soixante-dix  milles. 

—  Sans  doute,  dit  M.  Pecksniff.  Vous  avez  raison,  mon  cher 
monsieur  Jonas  ;  car  le  cœur  humain  étant  constitué  comme  il 
l'est.... 

—  Oh  !  laissons  là  le  cœur  humain ,  interrompit  Jonas  avec 
impatience,  et  apprenez-moi  ce  qui  vous  amène. 

—  Une  petite  affaire  qui  m'est  survenue  à  l'improviste. 

—  Oh  I  si  ce  n'est  que  ça,  s'écria  Jonas,  bien!  Mon  père 
est  dans  la  chambre  voisine.  Holà!  mon  père ,  voici  Pecks- 
niff!... Je  crois  que  chaque  jour- sa  caboche  devient  de  plus 
en  plus  trouble,  murmura  Jonas  en  faisant  faire  un  demi-tour 
à  son  vénéré  père.  N'entendez-vous  pas  que  je  vous  dis  que 
Pecksniff  est  ici,  idiot  ?...  » 

L'effet  combiné  des  secousses  qu'il  recevait  et  des  tendres 
remontrances  de  son  fils  ne  tarda  point  à  éveiller  le  vieillard, 
qui  fit  à  M.  Pecksniff  un  accueil  empressé  ;  ce  qu'on  pouvai; 
attribuer  en  partie  au  plaisir  qu'il  avait  à  voir  ce  gentleman, 
en  partie  à  la  satisfaction  ineffable  qu'il  éprouvait  en  se  sou- 
venant de  l'avoir  appelé  un  hypocrite.  Gomme  M.  Pecksniff, 
arrivé  depuis  une  heure  seulement  à  Londres,  n'avait  pas  en- 


2kk  VIE   ET  AVENTURES 

core  pris  le  thé ,  on  lui  servit  les  restes  de  la  collation  avec 
une  tranche  de  lard.  Jonas,  qui  avait  affaire  dans  la  rue 
voisine ,  sortit  pour  aller  à  son  rendez-vous,  en  promettant 
d'être  de  retour  avant  que  M.  Pecksniff  eût  achevé  son  repas. 
c(  Maintenant ,  mon  bon  monsieur ,  dit  M.  Pecksniff  à  An- 
thony, maintenant  que  nous  voilà  seuls,  apprenez-moi,  je 
vous  prie,  ce  que  vous  me  voulez.  Je  dis  que  nous  sommes 
seuls,  parce  que  je  pense  que  notre  cher  ami  M.  Ghuffey  est, 
métaphysiquement  parlant,  un....  dirai-je  un  mort*  ?  demanda 
M.  Pecks.iiiff  avec  son  plus  doux  sourire  et  en  penchant  sa 
tête  de  côté. 

—  Il  ne  nous  voit  ni  ne  nous  entend. 

—  Eh  bien  alors,  j'ose  dire  avec  la  plus  profonde  sympathie 
pour  sa  disgrâce,  et  la  plus  haute  admiration  pour  les  qualités 
excellentes  qui  font  également  honneur  à  sa  tête  et  à  son 
cœur,  qu'il  est  ce  qu'au  jeu  on  appelle  un  mort.  Vous  me  fai- 
siez donc  observer,  mon  cher  monsieur...? 

—  Te  ne  vous  adressais  aucune  observation,  que  je  sache , 
repartit  le  vieillard. 

—  Je  vous  dirai  moi....  insinua  doucement  M.  Pecksniff. 

—  Vous  médirez,  vous?...  Quoi? 

—  Je  vous  dirai,  continua  M.  Pecksniff,  qui  avant  tout  se 
leva  pour  aller  voir  si  la  porte  était  bien  fermée,  puis,  au  re- 
tqur,  arrangea  sa  chaise  de  façon  que  ladite  porte  ne  pût  être 
même  entre-bâillée  sans  qu'il  s'en  aperçût  aussitôt;  je  vous 
dirai  que  jamais  dans  ma  vie  je  n'ai  éprouvé  autant  d'étonne- 
ment  qu'à  la  réception  de  votre  lettre  d'hier.  Que  vous  me 
fissiez  l'honneur  de  désirer  conférer  avec  moi  sur  un  sujet 
particulier,  cela  avait  déjà  lieu  de  me  surprendre;  mais  que 
vous  ayez  voulu  exclure  de  cette  conférence  M.  Jonas  lui- 
même,  ceci  est,  pour  un  homme  à  qui  vous  avez  fait  une  in- 
jure verbale  (purement  et  simplement  une  injure  verbale,  que 
vous  avez  sans  doute  dessein  de  réparer),  une  preuve  de  con- 
fiance qui  m'a  soulagé,  qui  m'a  ému,  qui  m'a  transporté.  » 

Il  avait  toujours  la  langue  bien  pendue  ;  mais  il  prononça 
cette  courte  harangue  d'une  façon  plus  coulante  que  jamais  : 
il  est  vrai  qu'il  avait  mis  un  certain  soin  à  la  préparer  sur 
l'impériale  de  la  diligence. 

Bien  qu'il  se  fût  arrêté  pour  attendre  une  réponse  et  qu'il 
eût  dit  avec  raison  qu'il  était  venu  sur  l'invitation  d'Anthony, 

{.  Terme  ûq  wliist. 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  345 

le  vieillard  restait  en  face  de  lui  immobile,  silencieux,  le  vi- 
sage sans  expression.  Il  ne  semblait  pas  avoir  le  moindre  dé- 
sir, la  moindre  velléité  de  poursuivre  la  conversation,  quoi- 
que M.  Pecksniff  consultât  la  porte  du  regard,  tirât  sa  montre 
et  lui  donnât  à  entendre  par  bien  d'autres  signes  qu'ils 
avaient  peu  de  temps  à  eux,  et  que  Jonas,  s'il  tenait  parole, 
ne  tarderait  pas  à  revenir.  Mais  le  plus  étrange  incident  de 
toute  cette  étrange  entrevue,  c'est  que  tout  à  coup,  dans 
l'éclair  d'un  moment,  et  si  vivement  qu'il  était  impossible  de 
s'en  rendre  compte  ni  d'observer  aucune  modification  chez 
Anthony,  les  traits  du  vieillard  reprirent  leur  ancienne  expres- 
sion ,  et  qu'il  cria  en  frappant  violemment  de  sa  main  sur  la 
table,  comme  si,  depuis  leur  fâcheuse  rencontre,  il  n'y  eût  pas 
eu  de  lacune  dans  la  conversation  : 

«  Voulez-vous  bien  retenir  votre  langue,  monsieur,  et  me 
laisser  parler?  j> 

M.  Pecksniff  s'inclina  d'un  air  de  déférence,  et  se  dit  à  part 
lui  :  «  Je  savais  bien  que  sa  main  était  changée  et  son  écri- 
ture vacillante.  C'est  ce  que  je  disais  hier.  Hélas!  Bon  Dieu! 

—  Jonas  en  tient  pour  votre  fille,  Pecksniff,  dit  le  vieillard 
de  son  ton  habituel. 

—  Nous  avons  causé  de  cela,  monsieur,  si  vous  vous  le  rap- 
pelez, chez  mistress  Todgers,  répondit  le  vertueux  architecte. 

—  Vous  n'avez  pas  besoin  de  parler  si  haut,  répliqua  An- 
thony ;  je  ne  suis  pas  si  sourd.  » 

M.  Pecksniff  avait  sans  doute  élevé  la  voix ,  non  pas  tact 
parce  qu'il  croya.t  Anthony  atteint  de  surdité  que  parce  qu'il 
jugeait  à  peu  près  éteintes  en  lui  les  facultés  de  l'entende- 
ment; mais  ce  mauvais  accueil  fait  à  une  marque  d'attention 
obligeante  le  déconcerta  fort  :  aussi,  ne  sachant  plus  trop  sur 
quel  pied  danser,  fît-il  une  nouvelle  inclination  de  tête  en- 
core plus  humble  que  la  première. 

c  Je  vous  ai  dit,  répéta  le  vieillard,  que  Jonas  en  tient  pour 
votre  fille. 

—  Une  charmante  enfant,  monsieur,  murmura  M.  Pecks- 
niff voyant  que  son  interlocuteur  attendait  une  réponse.  Une 
chère  enfant,  monsieur  Ghuzzlewit,  je  le  dis  en  toute  assurance, 
bien  qu'il  ne  m'appartienne  pas  de  le  dire. 

—  Vous  savez  bien  qu'il  n'en  est  rien,  s'écria  le  vieillard, 
sortant  à  moitié  de  son  fauteuil  pour  avancer  d'une  aune  vers 
le  traître  son  visage  flétri.  Vous  mentez!  n'allez- vous  pas  en- 
core faire  l'hypocrite? 


346  VIE    ET   AVENTURES 

—  Mon  bon  monsieur....  balbutia  M.  PecksnÀff. 

—  Ne  m'appelez  pas  un  bon  monsieur,  répliqua  Anthony,  et 
n'ayez  pas  la  prétention  d'en  être  un  vous-même.  Si  votre  fille 
était  ce  que  vous  voulez  que  je  la  croie  ,  elle  ne  conviendrait 
pas  à  Jonas.  Étant  ce  qu'elle  est,  je  pense  qu'elle  lui  convien- 
dra. Il  eût  pu  se  tromper  dans  le  choix  d'une  femme,  prendre 
une  coureuse  de  bals  qui  s'endettât  et  dissipât  sa  fortune.  Or, 
quand  je  serai  mort...  » 

Gomme  il  prononçait  ce  dernier  mot,  sa  physionomie  s'al- 
téra si  horriblement ,  que  M.  Pecksniff  ne  put  pas  s'empêcher 
de  regarder  d'un  autre  côté. 

((  Si  pareille  chose  devait  arriver ,  j'en  aurais  plus  de  cha- 
grin que  si  cela  s'était  passé  de  mon  vivant;  oui,  ce  serait 
pour  moi  une  insupportable  torture  que  de  savoir  qu'on  irait 
jeter  dans  le  ruisseau  ce  que  je  me  suis  tant  tourmenté  à 
amasser,  ce  qui  m'a  donné  tant  de  peine  à  acquérir.  Non, 
ajouta  le  vieillard  d'une  voix  enrouée ,  qu'au  moins  cela  soit 
sauvé ,  que  ce  gain-là  nous  reste  et  survive  à  tant  d'autres 
pertes  que  j'ai  faites. 

—  Mon  cher  monsieur  Chuzzlewit,  dit  Pecksniff,  ce  sont  là 
des  idées  déraisonnables.  C'est  tout  à  fait  hors  de  propos, 
tout  à  fait  invraisemblable,  j'en  suis  sûr.  La  vérité,  mon  cher 
monsieur,  c'est  que  vous  n'êtes  pas  bien  ! 

—  Je  ne  suis  toujours  pas  mourant!  cria  Anthony  avec  une 
sorte  de  grognement  semblable  au  rire  d'une  bête  féroce.  Je 
n'en  suis  pas  là!  j'ai  encore  quelques  années  à  vivre.  » 

Et  montrant  son  débile  commis  : 

«  P^egardez  celui-ci.  La  Mort  n'a  pas  le  droit  de  le  laisser 
debout  et  de  me  faucher.  » 

M.  Pecksniff  était  tellement  effrayé  à  la  vue  du  vieillard,  et 
si  complètement  bouleversé  de  le  trouver  dans  un  pareil  état, 
qu'il  n'eut  pas  même  assez  de  présence  d'esprit  pour  tirer  un 
lambeau  de  moralité  du  grand  magasin  qu'il  avait  toujours 
tout  prêt  dans  sa  poitrine.  Aussi  balbutia-t-il  que,  selon  tou- 
tes les  lois  de  convenance  et  de  décence,  c'était  à  M.  Ghuffey 
à  mourir  le  premier;  et  que  ,  d'après  tout  ce  qu'il  avait  en- 
tendu dire  de -M.  Ghuffey,  d'après  les  quelques  renseigne- 
ments qu'il  possédait  lui-même  sur  ce  gentleman,  il  était  per- 
sonnellement convaincu  que  M.  Ghuffey  jugerait  à  propos  de 
mourir  dans  le  plus  bref  délai  possible. 

«Venez  ici!  dit  le  vieillard,  l'invitant  à  s'approcher  da- 
vantage. Jonas  sera  mon  héritier,  Jonas  sera  riche  ;  bonne  au- 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  3^7 

baine  pour  vous.  Vous  le  savez ,  Jonas  en  tient  pour  votre 
fille. 

—  Je  sais  tout  cela,  pensa  M.  Pecksniff  ;  vous  me  l'avez  dit 
assez  souvent. 

—  Il  pourrait  trouver  plus  d'argent  qu'elle  ne  lui  en  appor- 
tera, dit  le  vieillard;  mais  elle  l'aidera  à  conserver  celui  qu'ils 
auront.  Elle  n'est  ni  trop  jeune  ni  trop  étourdie,  et  elle  sort 
d'une  maison  qui  ne  lâche  pas  prise  aisément.  Mais  pas  de 
finasseries;  elle  ne  tient  Jonas  que  par  un  fil,  et,  si  vous  le 
serrez  trop  (je  connais  bien  le  caractère  de  Jonas),  le  fil  rom- 
pra. Attachez  le  fil  tandis  que  Jonas  y  est  disposé;  attachez- 
le,  Pecksniff.  Vous  êtes  trop  profond.  Si  vous  le  menez  comme 
ça,  vous  verrez  qu'il  vous  plantera  là  et  vous  laissera  à  cent 
lieues  de  lui.  Allons  donc,  homme  onctueux,  croyez-vous  que 
je  n'aie  pas  des  yeux  pour  voir  comment  vous  l'avez  amorcé 
depuis  le  commencement  ? 

—  A  présent,  pensa  M.  Pecksniff  le  regardant  d'un  air  sou- 
cieux, je  me  demande  si  c'est  là  tout  ce  qu'il  avait  à  me  dire!  » 

Le  vieil  Anthony  se  frotta  les  mains ,  murmura  quelques 
mots ,  se  plaignit  de  nouveau  d'avoir  froid ,  rapprocha  son 
siège  du  feu;  puis  tournant  le  dos  à  M.  Pecksniff,  et  le  men- 
ton incliné  sur  sa  poitrine,  il  parut,  au  bout  d'une  minute, 
avoir  complètement  oublié  la  présence  de  l'étranger. 

Cette  courte  entrevue ,  étrange  dans  sa  forme  et  peu  satis- 
faisante pour  le  fond,  avait  pourtant  fourni  à  M.  Pecksniff  une 
indication  précieuse  qui,  à  défaut  de  plus  amples  renseigne- 
ments, valait  toujours  bien  ses  frais  de  voyage ,  aller  et  re- 
tour. Car,  jusqu'à  présent  (faute  d'une  occasion  favorable),  le 
bon  gentleman  n'avait  jamais  pu  pénétrer  dans  les  profon- 
deurs du  caractère  de  M.  Jonas,  et  toute  recette  pour  attraper 
un  tel  gendre  était  digne  d'attention,  surtout  une  recette  écrite 
sur  un  feuillet  détaché  du  livre  paternel.  Curieux  de  profiter 
jusqu'au  bout  d'une  si  favorable  occasion,  et  craignant  d'en 
perdre  la  chance  s'il  permettait  à  Anthony  de  s'endormir 
avant  d'avoir  achevé  de  dire  tout  ce  qu'il  avait  à  dire, 
M.  Pecksniff  usa  d'une  foule  de  moyens  ingénieux  pour  attirer 
son  attention ,  en  se  livrant  aux  préparatifs  de  son  festin , 
œuvre  à  laquelle  il  s'appliquait  maintenant  avec  ardeur  : 
ainsi  il  se  mit  à  tousser,  àéternuer,  à  entre-choquer  les  tasses, 
à  aiguiser  les  couteaux,  à  laisser  tomber  le  pain,  et  amsi  de 
suite.  Efforts  superflus  :  M.  Jonas  rentra  sans  qu'Anthony  eût 
dit  un  mot  de  plus. 


348  VIE    ET    AVENTURES 

«  Gomment I  mon  père  encore  endormi!  s'écria-t-il  en  ac- 
crochant son  chapeau  et  jetant  les  yeux  sur  le  vieillard.  Ah! 
et  il  ronfle.  L'entendez- vous? 

—  Il  ronfle  ferme,  dit  M.  PecksnifT. 

—  Il  ronfle  ferme!  répéta  Jonas.  Oui,  laissez -le  faire  quant 
à  ça  :  partout  où  il  est,  il  ronfle  pour  six. 

—  Savez-vous,  monsieur  Jonas,  dit  Pecksniff,  que  je 
trouve....  ce  n'est  pas  pour  vous  effrayer....  mais  je  trouve 
que  votre  père  se  casse  ? 

—  Oh  !  vous  trouvez  ?  répliqua  Jonas  avec  un  mouvement 
de  tête  tout  à  fait  en  harmonie  avec  l'observation  qu'il  allait 
faire.  Tudieu  I  vous  ne  savez  guère  combien  il  est  solide.  Il 
n'est  pas  prêt  à  déménager  de  sitôt. 

—  J'ai  été  frappé  du  changement  que  j'ai  remarqué  sur  ses 
traits  et  dans  ses  manières. 

—  Vous  vous  trompez  bien,  allez!  dit  Jonas  qui  s'assit  d'un 
air  sombre.  Jamais  il  n'a  été  mieux  que  maintenant.  Gomment 
va-t-on  chez  vous  ?  Gomment  va  Gharity  ? 

—  Florissante,  monsie*ur  Jonas,  florissante. 

—  Et  r autre  ?...  Gomment  va-t-elle? 

—  Légère  et  badine  créature!...  dit  M.  Pecksniff  s'aban- 
donnant  à  une  tendre  rêverie.  Elle  va  bien,  elle  va  bien,  ce  Dili- 
gente comme  l'abeille,  »  elle  voltige  du  parloir  à  la  chambre  à 
coucher,  monsieur  Jonas;  comme  le  papillon,  elle  butine  de  la 
cave  au  grenier;  comme  l' oiseau-mouche,  elle  trempe  son  petit 
bec  dans  notre  vin  de  groseilles  !  Ah  1  mon  jeune  ami ,  si  elle 
pouvait  être  un  peu  moins  étourdie  qu'elle  ne  l'est,  et  ne  pos- 
séder que  les  excellentes  qualités  de  Cherry  ! 

—  Est-elle  donc  si  étourdie?  demanda  Jonas. 

—  Bon!  dit  M.  Pecksniff  avec  une  grande  expansion;  il  ne 
m'appartient  pas  d'être  trop  sévère  pour  mon  enfant;  mais  elle 
paraît  ainsi  à  côté  de  sa  sœur  Gherry.  Voici  un  bruit  étrange, 
monsieur  Jonas  l 

—  Quelque  chose  de  dérangé  dans  la  pendule,  je  suppose, 
dit  Jonas,  qui  regarda  ce  meuble.  Ainsi  Vautre  n'est  point 
votre  favorite,  n'est-ce  pas?  » 

Le  bon  père  se  préparait  à  répondre ,  et  déjà  il  avait  appelé 
sur  son  visage  une  expression  de  sensibilité  profonde,  quand 
le  bruit  qu'il  avait  signalé  déjà  se  reproduisit. 

<c  Sur  ma  parole ,  monsieur  Jonas ,  voilà  une  pendule  ex- 
traordinaire, »  dit  Pecksniff. 

Oui,  la  pendule  eût  été  extraordinaire,  en  effet,  si  elle  avait 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  349 

produit  le  bruit  qui  les  avait  étonnés  tous  deux  ;  mais  c'était 
une  autre  horloge  qui  se  détraquait,  à  force  d'avoir  marqué  les 
heures,  et  c'était  elle  dont  on  entendait  le  bruit.  Un  cri  poussé 
par  Chuffey,  un  cri  que  les  habitudes  silencieuses  du  vieux 
commis  rendaient  cent  fois  plus  retentissant  et  plus  formi- 
dable, fît  vibrer  la  maison  depuis  le  toit  jusqu'à  la  cave  :  Jonas 
et  Pecksniff,  tournant  les  yeux,  aperçurent  Anthony  Chuzzle- 
wit  gisant  sur  le  sol,  et  Chuffey  à  genoux  auprès  de  lui. 

Anthony  était  tombé  de  son  siège  par  un  soubresaut;  il  était 
étendu  là,  faisant  des  efforts  violents  pour  respirer  ;  chacune 
de  ses  veines  était  contractée ,  chacun  de  ses  nerfs  gonflé 
comme  pour  venir  porter  témoignage  de  sa  vieillesse  et  som- 
mer la  nature  de  ne  point  se  mêler  de  sa  guérison.  C'était 
chose  effrayante  de  voir  le  principe  de  vie  enfermé  dans  cette 
enveloppe  usée  lutter  comme  un  démon  farouche  impatient 
de  briser  sa  chaîne,  et  battre  en  brèche  son  ancienne  prison. 
Un  jeune  homme  dans  la  plénitude  de  sa  vigueur,  luttant  avec 
cette  énergie  du  désespoir,  eût  offert  un  spectacle  terrible; 
mais  un  vieux  corps  recoquillé,  doué  d'une  force  extraordi- 
naire et,  à  chaque  mouvement  de  ses  membres  et  de  ses  join- 
tures, donnant  un  démenti  à  son  apparence  caduque,  c'était 
un  spectacle  vraiment  hideux. 

Ils  le  relevèrent  et  allèrent  chercher  en  toute  hâte  un  chi- 
rurgien qui  saigna  le  malade  et  lui  administra  quelques  re- 
mèdes ;  cependant  les  syncopes  durèrent  si  longtemps ,  qu'il 
était  minuit  passé  quand  on  put  le  mettre  au  lit,  calme  enfin, 
mais  sans  connaissance  et  épuisé. 

«  Ne  partez  pas,  dit  Jonas,  approchant  ses  lèvres  terreuses 
de  l'oreille  de  M.  Pecksniff  et  lui  parlant  tout  bas  de  l'autre 
côté  du  lit.  C'est  fort  heureux  que  vous  ayez  été  là  quand  cette 
crise  Fa  saisi.  On  aurait  pu  dire  que  c'était  ma  faute. 

—  Vous  !...  s'écria  M.  Pecksniff. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  qu'ils  auraient  pu  dire,  répliqua  Jonas, 
essuyant  la  sueur  qui  découlait  de  son  visage  pâle.  On  dit  tant 
de  choses  !...  Comment  le  trouvez-vous?  » 

M.  Pecksniff  secoua  la  tête. 

«  J'avais  l'habitude  de  plaisanter ,  vous  savez ,  dit  Jonas  ; 
mais  jamais  je....  je  n'avais  désiré  sa  mort.  Croyez-vous  qu'il 
soit  si  mal  ? 

—  Le  docteur  l'a  dit;  vous  l'avez  entendu,  répondit  M.  Pecks- 
niff. 

—  C'est  vrai;  mais  peut-être  disait-il  cela  pour  grossir  sa 


350  VIE   ET   AVENTURES 

note  dans  le  cas  où  le  malade  viendrait  à  guérir.  Il  ne  faut  pas 
que  vous  partiez,  Pecksniff.  Maintenant  que  les  choses  en  sont 
venues  là,  je  ne  voudrais  pas  pour  mille  livres  sterling  n'avoir 
pas  un  témoin,  d 

Ghuffey  ne  disait  rien,  n'entendait  rien.  Il  s'était  installé  sur 
une  chaise  au  bord  du  lit,  et  il  restait  ainsi  sans  faire  un  seul 
mouvement,  sauf  quand  parfois  il  penchait  la  tête  vers  l'oreiller 
et  paraissait  écouter.  Seulement ,  dans  le  cours  de  cette  nuit 
funèbre,  M.  Pecksniff,  ayant  un  peu  sommeillé,  se  réveilla  sous 
l'impression  confuse  d'avoir  entendu  Ghuffey  prier  et  mêler 
étrangement  à  ses  prières  entrecoupées  des  figures,  non  pas 
de  rhétorique,  mais  d'arithmétique. 

Jonas  resta  également  assis,  dans  la  même  chambre,  toute 
la  nuit;  non  pas  il  est  vrai  à  une  place  où  son  père  pût  l'aper- 
cevoir s'il  reprenait  connaissance  ,  mais  caché  derrière  lui  et 
se  bornant  à  consulter  les  yeux  de  M.  Pecksniff  pour  savoir 
comment  allait  le  malade.  Ce  rustre  grossier,  qui  si  longtemps 
avait  gouverné  la  maison  en  maître....  maintenant  aussi  lâche 
qu'un  chien  couchant ,  n'osait  seulement  pas  bouger  et  crai- 
gnait de  voir  son  ombre  même  flotter  sur  la  muraille  ! 

Le  jour  était  revenu  avec  tout  son  éclat  et  son  mouvement. 
Jonas  et  Pecksniff  laissèrent  le  vieux  commis  veiller  Anthony 
et  descendirent  déjeuner.  La  foule  allait  et  venait  rapidement 
dans  la  rue  ;  on  ouvrait  les  portes  et  les  fenêtres  ;  les  voleurs 
et  les  mendiants  reprenaient  leurs  postes  accoutumés  ;  les  ou- 
vriers s'empressaient  de  se  rendre  à  leur  tâche  ;  les  marchands 
rangeaient  leur  boutique  ;  les  huissiers  et  les  constables  étaient 
à  l'affût  ;  toutes  sortes  de  créatures  humaines,  chacune  de  son 
côté,  engageaient  aussi  vivement  le  combat  de  la  vie  que  le 
vieil  Anthony  disputait  le  moindre  grain  du  sabher  presque 
vide,  comme  s'il  s'agissait  d'un  empire. 

«  S'il  arrive  quelque  chose,  Pecksniff ,  dit  Jonas,  il  faut  me 
promettre  que  vous  resterez  ici  jusqu'à  ce  que  tout  soit  ter- 
miné. Je  veux  que  vous  voyiez  que  je  ferai  convenablement 
les  choses. 

—  Je  sais  que  vous  ferez  tout  ce  qu'il  faudra,  monsieur  Jonas, 
dit  Pecksniff. 

—  Oui,  oui ,  mais  je  serais  fâché  qu'on  en  doutât.  Je  ne 
veux  pas  que  personne  ait  le  droit  d'articuler  une  syllabe 
contre  moi.  Je  sais  bien  ce  qu'on  va  dire....  comme  s'^7  n'était 
pas  vieux,  ou  que  j'eusse  des  recettes  pour  lui  conserver  la 
vie  I  » 


DE    MARTIN   GHUZZLEWIT.  351 

M.  Pecksniff  promit  de  rester ,  si  les  circonstances  le  fai- 
saient désirer  à  son  estimable  ami;  et  ils  achevaient  leur  dé- 
jeuner en  silence,  quand  tout  à  coup  une  forme  leur  apparut, 
si  semblable  à  un  fantôme  que  Jonas  poussa  un  cri  perçant  et 
que  tous  deux  reculèrent  d'horreur. 

Le  vieil  Anthony,  vêtu  comme  à  l'ordinaire,  était  dans  la 
chambre,  près  de  la  table.... 

Il  s'appuyait  sur  l'épaule  de  son  mystérieux  ami  ;  sa  face 
livide,  ses  mains  racornies,  ses  yeux  vitreux,  tout,  jusqu'aux 
gouttes  de  sueur  qui  humectaient  son  front,  tout  portait  un 
mot  écrit  par  un  doigt  éternel,  le  mot  :  Mort. 

Il  leur  parla;  c'était  en  apparence  quelque  chose  comme  sa 
voix,  mais  une  voix  devenue  creuse  et  mince  ainsi  que  le  visage 
d'un  mort.  Dieu  seul  sait  ce  qu'il  dit.  Il  semblait  prononcer 
des  mots ,  mais  c'étaient  des  mots  tels  que  jamais  oreille  hu- 
maine n'en  entendit.  Et  ce  qu'il  y  avait  de  plus  terrible,  c'est 
qu'il  restait  là ,  debout ,  parlant  dans  une  langue  qui  n'était 
pas  de  ce  monde. 

«  Il  va  mieux  à  présent,  dit  GhufTey,  beaucoup  mieux.  Faites-le 
asseoir  dans  son  vieux  fauteuil ,  et  il  va  se  remettre.  Je  lui 
disais  bien  de  ne  pas  s'inquiéter.  Je  le  lui  ai  dit  encore  hier.  » 

On  mit  le  malade  dans  son  grand  fauteuil,  et  on  le  poussa 
jusqu'auprès  de  la  fenêtre.  Alors ,  tenant  la  porte  ouverte,  on 
l'exposa  au  libre  courant  de  l'air  matinal.  Mais  ni  l'air  du 
matin ,  ni  tous  les  vents  qui  jamais  soufflèrent  entre  le  ciel  et 
la  terre ,  n'eussent  pu  donner  au  malade  un  nouveau  souffle 
de  vie. 

Plongez-le  jusqu'au  menton  dans  un  bain  de  pièces  d'or ,  et 
ses  doigts  appesantis  n'en  pourront  pas  seulement  gripper 
unel 


GHAPITE,E  XIX. 

Le  lecteur  est  mis  en  rapport  avec  certains  industriels,  et  verse  une 
larme  sur  la  piété  filiale  du  bon  M.  Jdnas. 

M.  PecksnifT  était  dans  un  cabriolet  de  louage  ,  car  Jonas 
Ghuzzlewit  avait  dit  :  «  N'épargnez  point  la  dépense.  »  Le 
monde  est  méchant  dans  ses  pensées  et  ses  odieux  soupçons, 


352  VIE    ET    AVENTURES 

et  Jonas  était  bien  décidé  à  ne  pas  donner  prise  aux  mauvais 
propos.  Il  ne  voulait  pas  qu'on  accusât  le  fils  d'Anthony  d'a- 
voir lésiné  sur  les  funérailles  de  son  père.  Aussi ,  jusqu'à  ce 
que  les  obsèques  fassent  accomplies ,  Jonas  avait-il  pris  pour 
devise  :  «  Dépensez  et  n'épargnez  rien  !  » 

M.  Pecksniff  s'était  rendu  chez  l'entrepreneur  de  pompes 
funèbres  ;  il  se  mit  en  devoir  d'aller  ensuite  trouver  un  autre 
fonctionnaire  de  deuil ,  un  fonctionnaire  femelle ,  une  garde- 
malade,  une  surveillante,  une  de  ces  femmes  qui  accomplissent 
pour  les  parents  du  mort  une  tâche  tout  à  fait  intime.  On  la 
lui  avait  recommandée  ;  son  nom  ,  tracé  sur  un  bout  de  pa- 
pier que  M.  Pecksniff  avait  à  la  main ,  était  Gamp  ;  elle  rési- 
dait dans  Kingsgate-Street,  High  Holborn.  M.  Pecksniff,  em- 
porté par  son  cabriolet  de  louage ,  roulait  donc  sur  le  pavé  de 
Holborn,  en  quête  de  Mme  Gamp. 

Cette  dame  logeait  dans  la  maison  d'un  marchand  d'oiseaux, 
à  deux  portes  de  la  célèbre  taverne  du  Pâté  de  mouton ,  et 
juste  en  face  de  l'original  restaurant  du  Civet  de  chat,  établis- 
sement dont  le  renom  était  bien  et  dûment  attesté  par  l'en- 
seigne de  la  devanture.  C'était  une  petite  maison,  ce  qui  n'en 
valait  que  mieux  :  car  Mme  Gamp  étant,  au  plus  haut  degré  de 
son  art,  une  garde-malade  ou,  comme  l'indiquait  parfaitement 
son  tableau,  une  ce  sage-femme,  »  et  logeant  au  premier  étage 
sur  le  devant,  on  pouvait  aisément  l'avertir  la  nuit  en  jetant 
dans  sa  croisée  des  cailloux,  une  canne  ou  des  débris  de  pipe  : 
moyens  beaucoup  plus  efficaces  que  le  marteau  de  la  porte 
de  la  rue ,  lequel  était  fait  de  façon  à  éveiller  aisém.ent  la  rue 
entière  et  même  à  faire  craindre  au  dehors  que  le  feu  ne  fût 
dans  Holborn,  sans  cependant  produire  la  moindre  impression 
dans  l'intérieur  du  logis  auquel  s'adressait  cet  appel. 

11  advint  dans  cette  occasion  que  Mme  Gamp  avait  été  sur 
pied  toute  la  nuit  précédente  dans  l'attente  d'une  cérémonie, 
à  laquelle  l'usage  des  commères  a  donné  le  nom  qui  exprime 
en  quelques  syllabes  la  malédiction  prononcée  contre  Adam. 
Il  se  trouva  que  Mme  Gamp  n'avait  pas  été  régulièrement  re- 
tenue d'avance,  mais  bien  appelée  au  moment  de  la  crise,  vu 
la  grande  réputation  dont  elle  jouissait ,  pour  assister  de  ses 
conseils  une  autre  dame  de  sa  profession,  et  enfin  que,  toutes 
les  choses  étant  parfaitement  terminées,  Mme  Gamp  était  re- 
venue chez  elle,  à  la  maison  du  marchand  d'oiseaux,  et  s'était 
mise  au  lit.  Ainsi,  lorsque  M.  Pecksniff  arriva  dans  son  ca- 
briolet, les  rideaux  de  Mme  Gamp  étaient  soigneusement  tirés, 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  353 

et  Mme  Gamp  n'avait  pas  tardé  à  s'endormir  derrière  ses  ri- 
deaux. 

Il  n'y  avait  pas  grand  mal  à  ça,  si  le  marchand  d'oiseaux  se 
fût  trouvé  chez  lui ,  comme  il  aurait  dû  y  être;  mais  il  était 
dehors,  et  sa  boutique  était  close.  Les  volets  cependant  n'en 
étaient  pas  fermés,  et  derrière  chaque  carreau  on  pouvait  voir 
un  tout  petit  oiseau  dans  une  toute  petite  cage,  gazouillant  et 
exécutant  sa  voltige  désespérée ,  et  se  cognant  la  tête  au  haut 
des  barreaux  ;  tandis  qu'un  malheureux  chardonneret,  qui  ha- 
bitait le  sommet  d'une  villa  peinte  en  rouge  avec  son  nom 
inscrit  sur  la  porte,  tirait  de  l'eau  pour  son  usage  particulier 
et  faisait  un  muet  appel  à  quelque  brave  homme  pour  lui  ver- 
ser dans  son  eau  ne  fût-ce  qu'un  liard  de  poison.  En  atten- 
dant, la  porte  était  fermée.  M.  Pecksniff  tourna  et  retourna  le 
loquet  :  il  ût  tinter  sourdement  à  l'intérieur  une  sonnette  fê- 
lée ;  mais  personne  ne  se  montra.  Le  marchand  d'oiseaux 
avait,  outre  son  état ,  la  spécialité  de  barbier  à  la  mode  et  de 
coiffeur  fashionable  ;  peut-être  l' avait-on  envoyé  quérir  tout 
exprès  du  quartier  de  la  cour  à  l'autre  bout  de  la  ville  ,  pour 
accommoder  un  lord  ou  disposer  la  frisure  d'une  lady  ;  quoi 
qu'il  en  soit,  notre  homme  n'était  point  chez  lui,  et  tout  ce  que 
pouvaient  voir  de  sa  personne  les  gens  qui  avaient  affaire  à  lui, 
c'était  son  enseigne  professionnelle  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 
l'emblème  de  sa  vocation  ;  un  joli  tableau  ma  foi,  dans  son  genre  ! 
représentant  un  coiffeur  élégant  frisant  une  belle  dame  devant 
un  grand  piano  droit  tout  ouvert,  et  breveté  s.  g.  d.  g. 

Eu  égard  à  ces  circonstances,  M.  Pecksniff,  dans  la  naïveté 
de  son  cœur ,  recourut  au  marteau  de  la  porte.  Mais  à  peine 
eut-il  frappé  deux  coups,  que  chaque  fenêtre  de  la  rue  com- 
mença à  s'embellir  de  têtes  de  femmes  ;  et  avant  même  qu'il  eût 
pu  répéter  son  manège  ,  des  troupes  entières  de  femmes  ma- 
riées (dont  quelques-unes  étaient  en  mesure  de  donner  avant 
peu  de  l'occupation  à  Mme  Gamp)  vinrent  se  grouper  autour 
du  pas  de  la  porte,  criant  toutes  d'un  commun  accord  et  avec 
une  rare  ardeur  :  ce  Frappez  à  la  fenêtre ,  monsieur,  frappez 
à  la  fenêtre.  Bonté  du  ciel  !  il  est  inutile  de  perdre  ainsi  votre 
temps.  Frappez  à  la  fenêtre  1  » 

Docile  à  ce  conseil  et,  pour  le  mettre  à  exécution,  empriin- 
tant  le  fouet  du  cocher,  M.  Pecksniff  opéra  un  remue-ménage 
parmi  les  pots  de  fleurs  rangés  au  premier  étage  et  éveilla 
Mme  Gamp  qu'on  entendit  crier,  à  la  grande  satisfaction  de?i 
commères:  «  J'arrive!  » 

Mabtin  Chuzzlewft.  —  I  23 


354  VIE  ET   AVENTURES 

(c  II  est  pâle  comme  un  linge,  dit  une  de  ces  dames,  faisant  al- 
lusion à  M.  PecksnifT. 

—  Il  ne  fait  que  son  devoir ,  pour  peu  qu'il  ait  des  senti- 
ments humains,  »  dit  une  autre. 

Une  troisième  matrone,  qui  avait  les  bras  croisés,  dit  qu'elle 
eût  désiré  que  ce  monsieur  eût  choisi  un  autre  moment  pour 
venir  chercher  Mme  Gamp,  mais  que  c'était  toujours  ce  qui 
lui  arrivait  à  elle-même. 

Ces  remarques  causèrent  beaucoup  d'embarras  à  M.  Pecks- 
niff;  car  il  voyait  bien  qu'on  supposait  qu'il  était  venu  cher- 
cher Mme  Gamp  non  pour  une  sortie  de  la  vie,  mais  pour  une 
entrée  en  ce  monde.  Mme  Gamp  partageait  cette  erreur  géné- 
rale ;  en  efifet ,  ayant  ouvert  la  croisée ,  elle  cria  derrière  les 
rideaux  tout  en  s'habillant  à  la  hâte  : 

ce  Est-ce  pour  mistress  Perkins  ? 

—  Non  ,  répondit  sèchement  M.  PecksnifT,  vous  en  êtes  a 
cent  lieues. 

—  Alors  c'est  donc  M.  Whilks  !  cria  Mme  Gamp.  N'est-ce 
pas ,  monsieur  Whilks  ,  c'est  vous  ?  et  cette  pauvre  mistress 
Whiiks  qui  n'a  rien  de  prêt,  pas  même  une  pelote  a  épingles!... 
C'est  vous,  n'est-ce  pas,  monsieur  Whilks? 

— Ce  n'est  pas  M.  Whilks,  dit  Pecksniff.  Je  ne  connais  point 
ce  monsieur.  Il  n'y  a  rien  de  semblable.  Un  gentleman  est 
mort,  et,  comme  on  a  besoin  de  quelqu'un  dans  la  mai- 
son, vous  avez  été  recommandée  par  M.  Mould,  l'entrepre- 
neur. 3) 

Cependant  Mme  Gamp  s'était  mise  en  état  de  paraître. 
Comme  elle  avait  des  physionomies  de  rechange  pour  toute 
occasion,  elle  se  montra  à  la  fenêtre  avec  une  expression  de 
deuil  sur  le  visage,  et  dit  qu'elle  allait  descendre  immédiate- 
ment. Mais  les  matrones  furent  très-mécontentes  de  ce  que  la 
mission  de  M.  Pecksniff  n'avait  pas  plus  d'importance;  la 
dame  aux  bras  croisés  lui  donna  son  compte  de  la  bonne  fa- 
çon ,  laissant  entendre  qu'elle  voudrait  bien  savoir  de  quel 
droit  il  se  permettait  de  venir  effrayer  des  femmes  délicates 
tf  avec  ses  cadavres,  »  et  exprimant  l'opinion  personnelle  qu'il 
était  déjà  bien  assez  laid  pour  servir  d'épouvantail  par  lui- 
même.  Les  autres  dames  ne  restèrent  pas  en  arrière  pour  ex- 
primer des  sentiments  semblables,  et  les  gamins,  qui  s'étaient 
amassés  par  vingtaines,  se  mirent  à  huer  et  à  bafouer  M.  Pecks- 
niff comme  une  bande  de  petits  sauvages.  Aussi,  lorsque 
Mme  Gamp  parut ,  l' inoffensif  gentleman  fut-il  heureux  de  la 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  355 

pousser  sans  cérémonie  dans  ie  cabriolet  et  de  partir  au  grand 
trot,  sous  le  feu  de  l'exécration  populaire. 

Mme  Gamp  avait  un  gros  paquet,  une  paire  de  socques  et 
une  espèce  de  parapluie  à  calèche  ;  ce  dernier  article  était  de 
couleur  feuille  morte  ,  sauf  une  pièce  circulaire  d'un  bleu  vif, 
qui  avait  été  adroitement  adaptée  tout  au  bout.  Encore  ahu- 
rie par  la  précipitation  qu'elle  avait  mise  à  faire  ses  prépara- 
tifs ,  la  dame  avait  en  ce  moment  de  si  fausses  idées  sur  les 
cabriolets,  qu'elle  paraissait  les  confondre  avec  la  malle-poste 
ou  les  diligences  ;  si  bien  que  ,  durant  le  premier  demi-mille , 
elle  essayait  constamment  de  faire  passer  de  force  son  bagage 
à  travers  le  petit  carreau  de  devant ,  et  criait  au  cocher  de  le 
mettre  sous  la  bâche.  Revenue  enfin  de  son  erreur ,  elle  con- 
csntra  toutes  ses  inquiétudes  sur  ses  socques,  qu'elle  lança 
nombre  de  fois  dans  les  quilles  de  M.  Pecksniff ,  comme  s' 
elle  jouait  au  jeu  de  siam.  Ce  fut  seulement  lorsqu'ils  appro^ 
obèrent  de  la  maison  mortuaire  que  Mme  Gamp  retrouva  assez 
de  force  et  de  présence  d'esprit  pour  dire  : 

«Ainsi  donc  ce  gentleman  est  décédé,  monsieur!...  Ah! 
c'est  grand  dommage  !...  » 

Elle  ne  savait  pas  même  le  nom  du  mort. 

or  Mais,  poursuivit-elle,  voilà  ce  qui  nous  attend  tous  iné- 
vitablement. C'est  aussi  certain  que  notre  naissance;  toute  la 
différence,  c'est  que  nous  ne  pouvons  pas  en  préciser  aussi 
exactement  l'époque.  Ah!  le  pauvre  cher  homme!...  » 

Cette  Mme  Gamp  était  une  grosse  vieille  femme  avec  une 
voix  de  rogomme  et  l'œil  humide;  elle  possédait  un  talent  re- 
marquable pour  tourner  ses  yeux  et  n'en  montrer  que  le  blanc. 
Comme  elle  avait  le  cou  très-court,  elle  ne  savait  comment 
faire  pour  regarder,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi,  par-dessus 
sa  tête,  les  personnes  à  qui  elle  parlait.  Elle  portait  une  robe 
noire  toute  crasseuse,  et  que  l'usage  du  tabac  rendait  plus  sale 
encore;  le  châle  et  le  chapeau  étaient  à  l'avenant.^  Par  prin- 
cipe et  depuis  un  temps  immémorial ,  elle  s'affublait ,  en  sem- 
blable occasion ,  de  ces  articles  de  toilette  passablement  ava- 
riés. Ce  costume  avait  le  double  avantage  qu'il  témoignait 
d'une  somme  convenable  de  respect  pour  le  mort  et  qu'il  pou- 
vait donner  l'idée  aux  plus  proches  parents  de  faire  cadeau  a 
la  garde  de  quelque  vêtement  plus  frais  ;  et  cet  appel  était 
si  fréquemment  entendu,  qu'on  pouvait  voir  à  toute  heure  du 
jour  et  tournure  et  comme  le  spectre  de  Mme  Gamp  (chapeauz 
et  le  reste',  suspendu  à  une  douzaine  au  moins  de  boutiques  de 


356  VIE   ET    AVENTURES 

revendeuses  dans  Holborn.  Mme  Gamp  avait  le  visage  (le  nez 
surtout)  rouge  et  bouffi,  et  il  eût  été  difficile  de  jouir  de  sa  so- 
ciété sans  s'apercevoir  d'un  certain  parfum  de  spiritueux.  Comme 
bien  des  personnes  qui  sont  arrivées  dans  leur  profession  à 
une  grande  supériorité  ,  elle  avait  pris  la  sienne  tout  à  fait  à 
cœur  ;  si  bien  que ,  mettant  de  côté  ses  préférences  naturelles 
comme  femme,  elle  se  rendait  avec  un  zèle  égal  et  un  égal 
plaisir  à  un  accouchement  ou  un  enterrement. 

c  Ah!  mon  Dieu  1  répétait  Mme  Gamp  (car  dans  les  cas  de 
deuil  cette  exclamation  était  toujours  de  mise);  ahl  mon 
Dieu  !  lorsque  Gamp  fut  appelé  à  son  éternelle  demeure  et  que 
je  le  vis  couché  dans  une  des  salles  de  l'hôpital  de  Guy  avec 
une  pièce  de  deux  sous  sur  chaque  œil  et  sa  jambe  de  bois 
sous  son  bras  gauche  ,  je  crus  que  j'allais  tomber  en  défail- 
lance. Cependant  j'ai  pris  le  dessus.  » 

Si  certains  bruits  qui  circulaient  dans  les  cercles  de  Kings- 
gate-Street  avaient  quelque  fondement ,  la  dame  avait  en  ef- 
fet pris  le  dessus  admirablement;  elle  avait  même  déployé 
assez  de  force  et  d'héroïsme  pour  avoir  disposé  des  restes  de 
M.  Gamp  au  profit  de  la  science.  Mais  ,  en  bonne  justice  ,  il 
convient  d'ajouter  que  l'événement  était  arrivé  il  y  avait  une 
vingtaine  d'années,  et  que  M.  et  Mme  Gamp  avaient  été  long- 
temps séparés  pour  cause  d'incompatibilité  d'humeur  déclarée 
sur  la  question  des  liquides. 

<c  Vous  vous  êtes  consolée  depuis,  je  suppose?  dit  M.  Pecks- 
niflf.  L'habitude  est  une  seconde  nature  ,  madame  Gamp. 

— Vous  avez  raison,  c'est  une  seconde  nature,  monsieur  , 
répliqua  la  dame.  Il  arrive  d'abord  qu'on  se  trouve  bien 
éprouvé  par  de  semblables  événements  :  c'est  toujours  comme 
ça.  Si  je  ne  me  remontais  les  nerfs  avec  une  petite  goutte  de 
liqueur  (car  je  ne  puis  en  prendre  qu'une  goutte) ,  jamais  je 
ne  viendrais  à  bout  de  mon  ouvrage,  o:  Mistress  Harris,  disais- 
je  la  dernière  fois  que  je  fus  appelée  (c'était  pour  une  jeune 
personne);  mistress  Harris,  disais-je,  laissez  la  bouteille  sur  la 
cheminée  et  ne  me  pressez  pas  d'en  prendre  ;  je  n'ai  besoin 
que  d'y  toucher  du  bout  des  lèvres  quand  ça  me  sera  néces- 
saire ,  pour  remplir  mes  engagements  de  mon  mieux.  —  Mis- 
tress Gamp  ,  qu'elle  me  répondit,  s'il  y  eut  jamais  une  femme 
sobre  qu'on  puisse  avoir  moyennant  dix-huit  pence  par  jour 
pour  les  ouvriers  et  trois  schelliogs  six  pence  pour  les  bour- 
geois (sans  compter  la  nuit ,  dit  Mme  Gamp  avec  énergie,  qui 
se  paye  à  part) ,  vous  êtes  bien  cette  femme  sans  prix.  — Mis- 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  357 

tress  Harris,  que  je  lui  dis,  ne  pariez  pas  d'argeut  pour  ma 
peine  ;  car,  si  je  pouvais  ensevelir  tous  mes  chers  semblables 
sans  demander  un  sou,  je  serais  heureuse  de  le  faire,  tant  je 
leur  porte  d'affection.  Mais  ,  au  bout  du  compte  ,  tout  ce  que 
je  dis,  mistress  Harris,  soit  aux  messieurs,  soit  aux  dames... 
(ici,  elle  fixa  son  œil  sur  M.  Pecksniff) ,  c'est  de  ne  pas  me 
demander  si  je  veux  oui  ou  non  prendre  quelque  chose,  mais 
de  laisser  la  bouteille  sur  la  cheminée,  pour  que  j'y  puisse 
toucher  seulement  du  bout  des  lèvres  quand  ça  m'est  néces- 
saire. » 

Ils  arrivèrent  à  la  maison  au  moment  où  se  terminait  ce 
touchant  récit.  Dans  le  couloir  ils  rencontrèrent  M.  Mould  , 
l'entrepreneur  des  pompes  funèbres  ;  c'était  un  vieux  petit 
gentleman ,  chauve  et  vêtu  de  noir  ;  il  avait  à  la  main  un  car- 
net ;  une  massive  chaîne  de  montre  en  or  sortait  de  son  gous- 
set ;  sur  son  visage  ,  une  bizarre  affectation  de  tristesse  livrait 
combat  au  sourire  de  la  satisfaction  :  en  un  mot,  il  avait  l'air 
d'un  homme  qui ,  tout  en  se  léchant  les  lèvres  après  avoir 
tâté  de  bon  vin  vieux,  essayerait  de  vous  faire  croire  qu'il 
vient  de  prendre  là  une  médecine. 

«  Eh  bien ,  mistress  Gamp ,  comment  ça  va-t-il ,  mistress 
Gamp?  dit  ce  gentleman  d'une  voix  aussi  posée  que  l'était  son 
pas. 

—  Très-bien,  je  vous  remercie,  monsieur,  dit-elle,  faisant 
un  beau  salut. 

—  Vous  serez  parfaitement  ici,  mistress  Gamp.  Ce  n'est  pas 
de  la  petite  bière  ,  mistress  Gamp.  Il  faut  que  tout  soit  fait 
avec  soin  et  avec  goût,  mistress  Gamp,  dit  l'entrepreneur,  se- 
couant la  tête  d'un  air  solennel, 

—  Soyez  tranquille ,  monsieur ,  répondit-elle  en  saluant  de 
nouveau.  Vous  me  connaissez  de  longue  date,  monsieur,  je 
m'en  flatte. 

—  Je  m'en  flatte  aussi ,  mistress  Gamp  ,  dit  l'entrepreneur, 
et  je  suis  tranquille  sur  votre  compte.  » 

Mistress  Gamp  salua  pour  la  troisième  fois. 
M.  Mould  ajouta  en  s'adressant  à  Pecksniff  : 
«  C'est  une  des  affaires  les  plus  émouvantes  que  j'aie  vues 
dans  tout  le  cours  de  l'exercice  de  ma  profession. 

—  Oh!  oui,  monsieur  Mould!  s'écria  ce  gentleman. 

—  Jamais,  monsieur,  je  n'ai  été  témoin  de  tant  d'affection  , 
de  tant  de  regret.  Point  de  limites,  c'est  positif,  il  ne  veut 
point  de  limites....  (Et  ici  M.   Mould  ouvrit  ses  yeux  tout 


358  VIE  ET   AVENTURES 

grands  et  se  dressa  sur  la  pointe  des  pieds)  point  de  limites  dans 
la  dépense.  J'ai  reçu  des  ordres,  monsieur,  pour  convoquer 
tous  mes  muets*,  et  les  muets  coûtent  cher,  monsieur  Pecks- 
niff,  sans  parler  de  ce  qu'ils  boivent.  J'ai  reçu  l'ordre  de 
fournir  des  poignées  plaquées  en  argent  de  la  meilleure  fabrique, 
ornées  de  têtes  d'anges  du  modèle  le  plus  cher;  de  prodiguer  les 
plumes  à  profusion;  en  un  mot,  de  faire  quelque  chose  de  vé- 
ritablement magnifique. 

—  Mon  ami,  M.  Jonas,  est  un  excellent  homme,  dit 
M.  PecksnifT. 

—  J'ai  eu  occasion ,  monsieur,  dit  Mould ,  d'apprécier  des 
sentiments  d'amour  filial ,  de  même  que  des  cœurs  dénaturés. 
C'est  notre  lot  à  nous  autres.  Nous  pénétrons  dans  la  connais- 
sance de  ces  secrets-là.  Mais  jamais  je  n'ai  observé  rien 
d'aussi  filial ,  rien  d'aussi  honorable  pour  l'humanité  ,  rien 
d'aussi  bien  fait  pour  nous  réconcilier  avec  le  monde  dans  le- 
quel nous  vivons.  Gela  ne  sert,  monsieur,  qu'à  mieux  prouver 
ce  qui  est  si  éloquemment  démontré  par  le  grand  poëte  dra- 
matique, à  jamais  regrettable....  enterré  à....  à  Stratford.... 
savoir  :  qu'il  y  a  du  bon  dans  toute  chose. 

—  J'aime  beaucoup  à  vous  entendre  parler  ainsi,  monsieur 
Mould ,  observa  Pecisnifl". 

—  Vous  êtes  trop  indulgent,  monsieur.  Et  quel  homme  c'é- 
tait que  M.  Ghuzzlewit,  monsieur!  ah!  quel  homme  c'était! 
Vous  pouvez  parler  tant  que  vous  voudrez  de  vos  lords-maires, 
de  vos  shérifs,  de  vos  conseillers  municipaux,  de  tous  vos 
gens  de  clinquant  et  d'oripeaux!  ajouta  Mould  en  agitant  ses 
bras  comme  un  défi  à  la  cantonade;  mais  montrez-moi  dans 
cette  ville  un  homme  qui  soit  digne  de  marcher-dans  les  chaus- 
sures de  ce  bon  M.  Chuzzlevit  qui  vient  de  décéder.  Non,  non, 
cria-t-il  d'un  ton  d'amère  raillerie,  accrochez-les,  ressemelez- 
les,  réservez-les  pour  son  fils  jusqu'à  ce  qu'il  soit  assez  vieux 
pour  les  porter;  mais  ne  les  gardez  pas  pour  votre  usage;  elles 
ne  sont  pas  faites  à  votre  pied.  Nous  l'avons  connu,  dit  encore 
Mould  du  même  ton  amer,  tout  en  remettant  son  carnet  dans 
sa  poche  ;  nous  l'avons  connu,  et  nous  ne  nous  laisserons  pas 
attraper  avec  de  la  camelotte.  Bonjour,  monsieur,  monsieur 
PecksnifT.  » 

M.  PecksnifT  lui  rendit  son  salut  ;  et  Mould,  satisfait  de  s'ê- 
tre signalé ,  s'en  allait  avec  un  sourire  vif  sur  les  lèvres , 

i.  Pleureurs  et  pleureuses  de  louage. 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIT.  359 

quand  heureusement  il  se  rappela  la  circonstance.  Rendant 
aussitôt  à  sa  physionomie  une  expression  de  tristesse,  il  sou- 
pira, regarda  la  coiffe  de  son  chapeau,  comme  pour  y  trouver 
un  sujet  de  consolation  ;  puis  ,  n'ayant  rien  trouvé  dans  son 
chapeau,  le  remit  sur  sa  tête  et  s'éloigna  lentement. 

Alors  Mme  Gamp  et  M.  Pecksniff  montèrent  l'escalier;  et 
la  dame  s'étant  fait  indiquer  la  chambre  dans  laquelle  tout  ce 
qui  restait  d'Anthony  Chuzzlewit  gisait  sous  la  couverture, 
n'ayant  auprès  de  lui  pour  le  pleurer  qu'un  cœur  dévoué, 
et  encore  le  cœur  d'un  pauvre  idiot,  laissa  M.  Pecksniff 
entrer  dans  la  sombre  chambre  située  au-dessus  et  y  re- 
joindre M.  Jonas,  de  qui  i\  était  séparé  depuis  près  de  deux 
heures. 

Ce  modèle  des  fils  en  deuil  de  leurs  pères ,  cet  exemple  de 
générosité  si  cher  aux  entrepreneurs  de  funérailles,  M.  Pecks- 
niff le  trouva  à  son  bureau  devant  des  papiers  où  il  traçait  des 
chiffres,  la  plume  à  la  main.  Le  fauteuil  du  vieillard,  son  cha- 
peau et  sa  canne ,  avaient  été  enlevés  de  leur  place  accoutu- 
mée pour  ne  point  raviver  le  chagrin  de  sa  perte;  les  stores, 
aussi  jaunes  que  les  brouillards  de  novembre,  étaient  soi- 
gneusement tirés;  Jonas  lui-même  était  tellement  abattu,  qu'à 
peine  entendit-il  Pecksniff  lui  parler  et  le  vit-ii  s'avancer  dans 
la  chambre. 

«  Pecksniff ,  lui  dit-il  tout  bas  ,  vous  voudrez  bien  régler 
tout  ça;  entendez-vous,  je  veux  que  vous  puissiez  dire  à  qui- 
conque vous  en  parlera  qu'on  a  bien  fait  les  choses.  Y  a-t-il 
quelqu'un  de  vos  amis  qu'il  vous  plaise  d'inviter  aux  obsèques? 

—  Non,  monsieur  Jonas,  je  ne  pense  pas. 

—  Parce  que  s'il  y  en  a,  vous  savez,  vous  pouvez  l'inviter. 
-Tous  n'avons  pas  de  secret  à  garder, 

—  Non,  répéta  M.  Pecksniff  après  un  moment  de  réflexion. 
Je  ne  vous  en  suis  pas  moins  obligé,  monsieur  Jonas,  de  pous- 
ser jusque-là  votre  généreuse  hospitalité;  mais,  réellement,  je 
n'ai  aucune  invitation  à  faire. 

—  Très-bien,  dit  Jonas;  alors  vous,  moi,  Ghuffey  et  le  doc- 
teur, nous  remplirons  juste  une  voiture.  Nous  emmènerons  le 
docteur,  parce  qu'il  sait  quelle  était  la  maladie  et  qu'il  n'y 
avait  pas  de  remède  possible. 

—  Où  est  notre  cher  ami  M.  Ghuffey?  j  demanda  Pecksniff, 
parcourant  la  chambre  du  regard  et  clignant  des  deux  yeux  à 
la  fois,  car  l'émotion  le  dominait. 

Mais  il  fut  interrompu  par  mistress  Gamp  qui,  sans  chapeau 


360  VIE   ET    AVENTURES 

ni  châle,  entra  dans  la  chambre  la  tête  haute,  à  pas  inégaux, 
et  qui,  avec  une  certaine  aigreur,  demanda  à  M.  Peckaniff  un 
moment  d'entretien  particulier. 

«  Vous  pouvez  me  parler  librement  ici ,  dit  ce  gentleman  en 
secouant  la  tête  avec  une  expression  de  tristesse. 

—  Ce  que  j'ai  à  dire  n'est  pas  trop  à  sa  place  devant  des 
personnes  qui  sont  en  train  de  pleurer  des  défunts;  car  c'est 
tout  bonnement  par  rapport  à  la  bouteille,  sauf  votre  respect. 
J'ai  dans  mon  jeune  temps  vu  le  monde,  messieurs,  et  j'espère 
connaître  mes  devoirs  et  savoir  comment  je  dois  m'en  acquit- 
ter; si  je  ne  le  savais  pas,  il  serait  fort  étrange,  il  serait  très- 
coupable  même,  de  la  part  d'un  gentleman  tel  que  M.  Mould , 
qui  a  entrepris  l'enterrement  des  premières  familles  de  ce 
pays  ,  et  donné  toujours  d'amples  sujets  de  satisfaction ,  de 
m' avoir  recommandée  comme  il  l'a  fait.  J'ai  éprouvé  de  grands 
chagrins  par  moi-même  ,  ajouta  mistress  Gamp,  appuyant  de 
plus  en  plus  sur  ses  paroles,  et  je  sais  compatir  à  la  peine  de 
ceux  qui  sont  affligés  ;  mais  je  ne  suis  ni  une  Russe  ni  une 
Prussienne,  et  par  conséquent  je  ne  puis  souffrir  que  des  es- 
pions rôdent  autour  de  moi.  » 

Avant  qu'il  fût  possible  de  lui  répondre ,  mistress  Gamp , 
devenue  cramoisie,  poursuivit  en  ces  termes  : 

«  Ce  n'est  pas  chose  aisée  ,  messieurs ,  que  de  vivre  quand 
on  reste  veuve  ;  surtout  quand  on  est  dominée  par  sa  sensibi- 
lité ,  au  point  que  souvent  on  se  trouve  dans  la  nécessité  de 
travailler  à  des  conditions  où  on  ne  peut  que  perdre  sans 
pouvoir  joindre  les  deux  bouts.  Mais,  de  quelque  manière 
qu'on  gagne  son  pain,  on  a  à  soi  une  règle  et  une  manière  de 
voir  ,  et  on  y  tient.  Je  n'empêche  pas,  continua  Mme  Gamp, 
se  retranchant  de  nouveau  derrière  son  premier  raisonnement 
comme  dans  une  forteresse  inattaquable,  je  n'empêche  pas, 
moi,  qu'il  y  ait  des  Russes  et  des  Prussiens  ,  si  ça  leur  fait 
plaisir  ;  mais  ceux  qui  ne  .sont  pas  nés  comme  ça  ne  pensent 
pas  de  même. 

—  Si  je  comprends  bien  cette  brave  femme,  dit  M.  Pecks- 
niff  se  tournant  vers  Jonas,  c'est  M.  Ghuflfey  qui  l'importune. 
Voulez-vous  que  je  le  fasse  descendre? 

—  Faites,  dit  Jonas.  Au  moment  où  cette  dame  est  arrivée, 
j'allais  vous  avertir  qu'il  était  en  haut.  J'irais  bien  le  faire 
descendre  si....  si  je  ne  préférais  que  vous  y  allassiez  vous- 
même,  dans  le  cas  où  cela  vous  serait  égal.  :» 

M.  Pecksnifif  partit  aussitôt ,  suivi  de  Mme  Gamp  gui ,  Je 


DE    MARTIN   CHUZZLEVvIT.  -361 

voyant  prendre  une  bouteille  et  un  verre  sur  le  buffet  et  les 
emporter  à  la  main,  s'adoucit  considérablement. 

«  J'affirme,  dit-elle,  que,  si  ce  n'était  dans  l'intérêt  de  son 
propre  repos  ,  je  ne  m'occuperais  pas  plus  de  sa  présence  ,  le 
pauvre  cher  homme ,  que  s'il  n'était  qa'une  mouche.  Mais  les 
gens  qui  n'ont  pas  plus  que  lui  Thabitude  de  ces  sortes  de 
choses,  y  puisent  ensuite  tellement ,  que  c'est  vraiment  leur 
rendre  un  service  que  de  ne  pas  les  laisser  se  contenter  là- 
dessus.  Et  même  ,  ajouta  Mme  Gamp,  par  allusion  sans  doute 
à  quelques  fleurs  de  langage  qu'elle  avait  déjà  répandues  sur 
M.  Chuffey,  si  quelqu'un  leur  dit  des  injures,  c'est  seule- 
ment pour  les  ravigoter.  i> 

Quelles  que  fussent  les  épithètes  qu'elle  avait  octroyées  au 
vieux  commis,  elles  ne  l'avaient  nullement  ravigoté.  Il  était 
assis  à  côté  du  lit,  dans  le  fauteuil  qu'il  avait  occupé  toute  la 
nuit  précédente,  avec  ses  mains  croisées  devant  lui  et  la  tête 
penchée,  et,  quand  M.  PecksnilT  et  Mme  Gamp  entrèrent,  il 
n'eut  pas  l'air  de  les  remarquer,  jusqu'à  ce  que  M.  Pecksniff  le 
prit  par  le  bras.  Alors  il  se  leva  avec  humilité. 

«  Soixante  et  dix ,  dit  Ghutrey  ;  je  pose  zéro  et  retiens  sept. 
Il  y  a  quelques  hommes  qui  sont  assez  forts  pour  vivre  jus- 
qu'à quatre-vingts  ans....  Quatre  fois  zéro  font  zéro,  quatre 
fois  deux  font  huit  :  quatre-vingts.  Oh!  pourquoi ,  pourquoi, 
pourquoi  n'a-t-il  pas  vécu  quatre  fois  zéro  font  zéro  et  quatre 
fois  deux  font  huit....  quatre-vingts.... 

,   — Ah!  quelle  vallée  de  deuil!  s'écria  mistress   Gamp  en 
s'emparant  de  la  bouteille  et  du  verre. 

—  Pourquoi  est-il  mort  avant  son  pauvre  vieux  et  caduc 
serviteur?  dit  ChuiTey  se  tordant  les  mains  et  levant  ses 
yeux  pleins  de  douleur.  Lui  parti,  que  me  reste-t-il? 

—  M.  Jonas ,  répondit  PecksnifT;  il  vous  reste  Jonas,  mon 
bon  ami. 

—  Je  l'aimais ,  s'écria  le  vieillard  en  sanglotant.  II  était 
bon  pour  moi.  Nous  avions  appris  ensemble  le  doit  et  avoir  à 
la  pension.  Une  fois  je  me  rappelle  que  j'ai  été  de  six  places 
avant  lui  en  arithmétique;  oui ,  Dieu  me  pardonne!  j'ai  eu  le 
cœur  d'être  avant  lui! 

—  Venez,  monsieur  Chuffey,  dit  Pecksniff,  suivez-moi.  Rap- 
pelez à  vous  votre  courage,  monsieur  Chuffey. 

—  Oui,  je  vous  suis,  répondit  le  vieux  commis;  oui.  Je  re- 
prendrai du  courage.  Oh!  Chuzzlewit  et  fils....  C'est  votre  pro- 
pre fils,  monsieur  Chuzzlewit,  votre  propre  fils,  monsieur!  y> 


362  VIE  ET  AVENTURES 

Ayant  repris  son  expression  habituelle,  il  se  confia  à  la  main 
qui  le  guidait  et  se  laissa  emmener.  Mme  Gamp,  la  bouteille 
sur  un  genou  et  le  verre  sur  l'autre,  s'assit  sur  un  tabouret, 
secouant  la  tête  pendant  longtemps,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  pro- 
fondément absorbée  sans  doute,  elle  se  versa  une  goutte  de 
spiritueux  et  porta  le  verre  à  ses  lèvres.  A  cette  première  goutte 
en  succéda  une  seconde,  puis  une  troisième  :  alors  (soit  par 
suite  de  ses  tristes  réflexions  sur  la  vie  et  sur  la  mort,  soit  par 
FefTet  de  sa  sympathie  pour  la  liqueur),  Mme  Gamp  tourna  les 
yeux  au  point  de  les  rendre  invisibles.  Mais  c'est  égal,  elle  con- 
tinuait de  secouer  la  tête. 

Le  pauvre  Ghufîey  fut  reconduit  à  son  coin  accoutumé;  il  y 
resta  paisible  et  en  silence,  si  ce  n'est  qu'à  intervalles  éloignés 
il  se  levait  et  faisait  quelques  pas  dans  la  chambre  en  se  tor- 
dant les  mains,  ou  en  poussant  tout  à  coup  un  cri  étrange. 

Durant  une  semaine  entière,  tous  trois  restèrent  assis  au- 
tour du  foyer,  sans  mettre  le  pied  dehors.  M.  Pecksniiï' 
aurait  bien  voulu  sortir  le  soir;  mais  Jonas  avait  tellement 
peur  de  le  voir  s'éloigner,  fût-ce  une  seule  minute,  que  son 
ami  renonça  à  cette  idée  :  ainsi,  du  matin  au  soir,  ils  séjour- 
naient dans  la  sombre  chambre,  sans  s'occuper  ni  se  dis- 
traire. 

Le  poids  de  ce  qui  était  étendu  roide  et  immobile  dans  cette 
sombre  chambre  de  l'étage  supérieur  pesait  si  fortement  et  si 
cruellement  sur  Jonas,  qu'il  finit  par  fléchir  sous  ce  fardeau. 
Sept  longs  jours  et  sept  longues  nuits,  il  fut  constamment  ac-, 
câblé  par  l'idée  fixe  et  effrayante  de  la  présence  de  ce  cadavre 
dans  la  maison.  Si  la  porte  remuait,  il  la  regardait  tout  pâle 
et  les  yeux  effarés,  comme  s'il  était  persuadé  que  des  doigts 
de  spectre  pressaient  le  bouton.  Si  un  souffle  d'air  faisait  va- 
ciller derrière  lui  la  flamme  du  foyer,  il  hasardait  un  coup 
d'œil  par-dessus  son  épaule,  comme  s'il  tremblait  d'apercevoir 
quelque  fantôme  se  servant  de  son  linceul  pour  éventer  le 
feu.  Le  moindre  bruit  le  troublait;  et  une  fois,  la  nuit,  en  en- 
tendant un  pas  au-dessus  de  sa  tête,  il  s'écria  que  c'était 
le  mort  qui  faisait  le  tour  de  sa  bière,  une,  deux,  une, 
deux,  etc. 

Il  avait  pour  tout  lit  un  matelas  étendu  sur  le  parquet  du 
salon,  sa  chambre  ayant  été  assignée  à  Mme  Gamp,  etM.Pecks- 
niff  n'était  pas  mieux  couché.  Le  hurlement  d'un  chien  devant 
la  maison  le  remplissait  d'une  terreur  qu'il  ne  pouvait  dégui-* 
ser.  Il  évitait  le  reflet  des  réverbères  qui  brillaient  dans  la  fe- 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  363 

nêtre  de  la  maison  d'en  face,  comme  si  c'eût  été  «  le  mauvais 
œil  »  qui  fût  fixé  sur  lui.  Souvent,  au  milieu  de  la  nuit,  il  s'é- 
veillait en  sursaut  de  son  sommeil  troublé,  et  sans  pouvoir  se 
rendormir  il  attendait  impatiemment  le  jouri  Tous  les  soins 
d'intérieur,  et  jusqu'à  la  direction  des  repas,  avaient  été  aban- 
donnés à  M.  Pecksnifif.  Cet  excellent  gentleman,  persuadé  qu'il 
faut  du  confort  pour  soutenir  le  deuil,  et  qu'une  bonne  nour- 
riture était  indispensable  à  sa  santé,  fournissait  abondamment 
la  table  de  provisions  exquises,  de  nature  à  faire  passer  plus 
agréablement  cette  époque  de  tristesse  :  c'étaient  des  ris  de 
veau,  des  rognons  à  l'étuvée,  des  huîtres,  et  autres  ragoûts 
délicats  pour  le  souper  de  chaque  soir  ;  tout  cela,  sans  oublier 
un  appel  répété  aux  verres  de  punch  bien  chaud,  servis  pour 
le  dessert,  inspirait  à  M.  PecksnilT  des  réflexions  morales  et  des 
consolations  spirituelles  qui  eussent  converti  un  païen,  pour 
peu  qu'il  eût  eu  quelque  connaissance  de  la  langue  an- 
glaise. 

M.  Pecksnifif  n'était  pas  le  seul,  durant  ces  jours  mélanco- 
liques, à  s'occuper  des  besoins  physiques  de  l'humanité. 
Mme  Gamp  se  montrait  aussi  très-délicate  dans  le  choix  de  sa 
nourriture,  et  elle  repoussait  avec  dédain  le  hachis  de  mouton. 
Pour  la  boisson,  elle  avait  aussi  des  habitudes  très-régulières, 
très-précises:  il  lui  fallait,  au  lunch, une  pinte  de  petit  porter  ; 
une  pinte  au  dîner;  une  demi-pinte  seulement,  pour  se  soutenir 
et  se  donner  du  ton,  entre  le  dîner  et  le  thé;  et  au  souper,  une 
pinte  de  l'excellente  aie  supérieure  connue  sous  le  nom  de  Real 
old  Brightnn  Tipper  ;  tout  cela  indépendamment  de  la  bouteille 
posée  sur  la  cheminée ,  et  de  temps  en  temps  une  invitation 
occasionnelle  à  se  rafraîchir  avec  quelques  bonnes  rasades  de 
vin  que  lui  prodiguait  volontiers  la  politesse  de  ces  deux  mes- 
sieurs. De  leur  côté,  les  employés  de  M.  Mould  jugèrent  né- 
cessaire de  noyer  leur  chagrin,  comme  on  noie  un  petit  chat 
à  l'aurore  de  son  existence;  aussi  se  grisaient-ils  généralement 
avant  d'entreprendre  aucune  besogne,  de  peur  que  le  chagrin 
ne  prît  le  dessus  et  ne  les  rendît  incapables  de  rien  faire.  En 
résumé,  l'ensemble  de  cette  semaine  étrange  oflfrit  l'aspect 
d'une  jovialité  lugubre  et  d'un  enjouement  sinistre  à  la  ronde 
Taus,  à  l'exception  du  pauvre  ChufTey,  qui  se  tenait  à  l'ombre 
du  tombeau  d'Anthony  Ghuzzlewit ,  tous  festoyaient  comme 
autant  de  goules. 

Enfin  arriva  le  jour  des  funérailles,  pieuse  et  fidèle  cérémo- 
nie. M.  Mould,  tenant  à  la  hauteur  de  son  œil  un  verre  de  gé- 


364  YIE   ET    AVENTURES 

néréux  porto,  et  dans  l'autre  main  sa  montre  d'or,  était  adossé 
au  bureau  dans  le  petit  cabinet  vitré,  et  causait  avec  Mme  Gamp. 
A  la  porte  de  la  maison  étaient  deux  muets,  se  donnant  l'air 
aussi  triste  qu'on  pouvait  raisonnablement  l'exiger  de  gens 
qui  faisaient  une  si  bonne  afifaire  :  toutes  les  ressources  de  l'é- 
tablissement de  M.  Mould  avaient  été  mises  en  réquisition 
dans  la  maison  comme  au  dehors  ;  les  panaches  flottaient,  les 
chevaux  hennissaient,  la  soie  et  le  velours  ondulaient;  en  un 
mot,  comme  M.  Mould  le  disait  avec  emphase  :  «  Tout  ce 
qu'il  est  possible  de  faire  avec  de  l'argent ,  on  l'a  fait.  » 
«  Et  qui  peut  mieux  faire  les  choses  que  l'argent,  madame 
Gamp?  s'écria  l'entrepreneur  en  vidant  son  verre  et  se  léchant 
les  lèvres. 

—  Rien  au  monde,  monsieur. 

—  Rien  au  monde,  répéta  M.  Mould.  Vous  avez  raison, 
madame  Gamp.  Pourquoi,  ajouta-t-il  en* remplissant  de  nou- 
veau son  verre,  dépense-t-on  plus  d'argent,  madame  Gamp, 
pour  un  deuil  que  pour  une  naissance?  Ceci  est  de  votre  res- 
sort; vous  devez  vous  y  connaître.  Gomment  expliquez-vous 
ce  fait? 

—  Peut-être  parce  que  les  charges  d'entrepreneur  coûtent 
plus  cher  que  celles  de  garde,  dit  Mme  Gamp  avec  un  rire 
étouffé  et  en  caressant  de  la  main  la  robe  noire  toute  neuve 
dont  on  venait  de  lui  faire  cadeau. 

—  Ah  !  ah  !  fit  en  riant  M.  Mould.  Vous  prenez  le  café  à  mes 
dépens  ce  matin,  mistress  Gamp.  > 

Mais  s'apercevant,  dans  un  petit  miroir  à  barbe  accroché  en 
face  de  lui,  qu'il  avait  l'air  trop  enjoué ,  il  allongea  aussitôt 
son  visage  et  lui  donna  une  expression  de  tristesse. 

<r  Voilà  bien  longtemps,  monsieur,  dit  Mme  Gamp  avec  un 
salut  courtois,  que  je  n'ai  pris  mon  café  à  mes  frais,  grâce  à 
votre  bonne  recommandation,  et  j'espère  bien  qu'il  en  sera 
souvent  de  même  dans  l'avenir. 

—  Je  l'espère  également,  s'il  plaît  à  la  Providence,  repartit 
M.  Mould.  Mais,  c'est  égal,  mistress  Gamp,  ce  n'est  pas  ça; 
voici  le  véritable  motif  :  c'est  qu'en  dépensant  largement  vis- 
à-vis  d'un  établissement  bien  posé  et  où  tout  est  organisé  sur 
une  grande  échelle,  on  cicatrise  les  plaies  des  cœurs  brisés  et 
l'on  verse  du  baume  sur  la  douleur.  Les  cœurs  ont  besoin  d'ê- 
tre consolés;  la  douleur  veut  du  baume  quand  il  y  a  un  décès, 
et  non  quand  il  survient  une  naissance.  Regardez  plutôt  le 
gentleman  d'aujourd'hui;  vous  n'avez  qu'à  voir. 


DE    MARTIN   GHUZZLEWIT,  365 

~  Un  gentleman  très-généreux!  s'écria  Mme  Gamp  avec 
enthousiasme. 

—  Non,  non,  dit  l'entrepreneur,  ce  n'est  pas  du  tout  un 
gentleman  très-généreux.  Vous  vous  trompez  à  son  égard. 
Mais  c'est  un  gentleman  affligé,  un  gentleman  rempli  de  re- 
grets; il  sait  ce  que  l'argent  a  le  pouvoir  de  faire  pour  lui  pro- 
curer quelque  consolation  et  pour  témoigner  de  son  amour  et 
de  sa  vénération  envers  le  défunt.  L'argent,  ajouta  M.  Mould. 
tournant  lentement  sa  ciiaîne  de  montre  autour  de  ses  doigts 
et  lui  faisant  décrire  ainsi  un  cercle  à  chaque  article  de  dépense, 
l'argent  peut  lui  donner  quatre  chevaux  pour  chaque  voiture  ; 
il  peut  lui  donner  des  ornements  de  velours;  il  peut  lui  don- 
ner des  cochers  en  manteaux  de  deuil  et  en  grandes  bottes;  il 
peut  lui  donner  des  plumes  d'autruche  teintes  en  noir;  il  peut 
lui  donner  nombre  de  suivants  à  pied,  vêtus  dans  le  meilleur 
style  des  cérémonies  funèbres  et  portant  des  bâtons  garnis  de 
cuivre;  il  peut  lui  donner  une  tombe  élégante;  il  peut  lui 
donner  une  place  dans  l'abbaye  même  de  Westminster,  s'il 
veut  faire  cette  grosse  dépense.  Et  qu'on  vienne  nous  dire 
après  cela  que  l'or  est  un  vil  métal,  quand  il  peut  nous  procurer 
de  si  belles  choses,  mistress  Gamp! 

—  Mais  quelle  bénédiction  du  ciel,  monsieur,  dit  Mme  Gamp, 
qu'il  y  ait  des  gens  comme  vous  pour  les  vendre  ou  les  louer! 

—  Vous  avez  raison,  mistress  Gamp,  répondit  l'entrepreneur, 
nous  remplissons  nos  fonctions  avec  honneur;  nous  faisons  le 
bien  sans  ostentation,  et  nous  rougirions  qu'il  en  fût  ques- 
tion sur  nos  petits  mémoires.  Que  de  consolations  n'ai-je  pas 
répandues  parmi  mes  semblables,  grâce  à  mes  quatre  chevaux 
à  longues  queues  pour  lesquels,  tout  harnachés  et  tout  attelés, 
je  ne  demande  jamais  plus  de  dix  livres  dix  schellings!...  » 

Mme  Gamp  avait  sur  les  lèvres  une  réponse  convenable , 
quand  elle  fut  interrompue  par  l'apparition  d'un  des  hommes 
au  service  de  M.  Mould.  C'était  le  maître  des  cérémonies  en 
personne,  un  individu  obèse  :  il  portait  un  gilet  descendant 
trop  bas  sur  ses  jambes  pour  ne  pas  choquer  toutes  les  idées 
reçues  en  fait  de  grâce  et  d'élégance  ;  il  était  orné  de  ce  trait 
qu'on  appelle  au  figuré  un  nez  en  pied  de  marmite,  et  avait 
la  face  toute  diaprée  de  boutons.  C'était  une  plante  délicate 
dans  son  jeune  temps;  mais,  à  force  de  s'épanouir  dans  l'é- 
paisse atmosphère  des  funérailles,  la  tendre  fleur  n'était  plus 
que  graine  et  bourgeons. 

<(.  Eh  bien,  Tacker,  dit  M.  Mould ,  tout  est-il  prêt  en  bas? 


366  VIE   ET   AVENTURES 

—  C'est  un  beau  spectacle ,  monsieur,  répondit  Tacker.  Ja- 
mais Je  n'ai  vu  les  chevaux  plus  fringants  et  plus  frais  ;  ils 
agitent  leurs  têtes  comme  s'ils  savaient  combien  coûtent  les 
plumes  qui  les  décorent.  Un,  deux,  trois,  quatre,  ajouta 
M.  Tacker,  en  prenant  sur  son  bras  gauche  un  nombre  égal  de 
manteaux  de  deuil. 

—  Tom  est-il  là  avec  le  gâteau  et  le  vin?  demanda  M.  Mould. 

—  Il  est  prêt  à  venir  au  premier  appel,  monsieur,  répondit 
Tacker. 

—  Alors,  dit  M.  Mould,  remettant  sa  montre  dans  son 
gousset  et  se  regardant  au  petit  miroir  à  barbe,  afin  de  s'as- 
surer que  son  visage  avait  bien  l'expression  voulue  ;  alors  je 
pense  que  nous  pouvons  procéder.  Donnez-moi  le  paquet  de 
gants,  Tacker.  Ah!  quel  homme  c'était!  Ah!  Tacker,  Tacker, 
quel  homme  c'était  !  » 

M.  Tacker,  qui,  vu  sa  haute  expérience  en  fait  d'obsèques, 
eût  pu  être  un  excellent  acteur  de  pantomime,  adressa  un  cli- 
gnement d'œil  à  Mme  Gamp  sans  rien  perdre  de  la  gravité 
de  son  maintien,  et  suivit  son  maître  dans  la  chambre  voi- 
sine. 

Il  était  important  pour  M.  Mould  (et  c'était  même  une  des 
exigences  de  sa  profession)  de  ne  point  paraître  connaître  le 
docteur,  bien  qu'en  réalité  ils  fussent  tout  près  voisins  et  que 
souvent,  comme  dans  le  cas  actuel,  ils  travaillassent  de  com- 
pagnie. Ainsi  il  s'avança  pour  lui  remettre  ses  gants  de  che- 
vreau noirs,  de  l'air  d'un  homme  qui  ne  l'aurait  jamais  vu  de 
sa  vie  ;  tandis  que ,  de  son  côté ,  le  docteur  se  tenait  à  dis- 
tance, aussi  indifférent,  en  apparence,  que  s'il  n'eût  jamais  en- 
tendu parler  d'entrepreneurs,  ou  comme  s'il  avait  bien  pu 
passer  devant  leurs  magasins  sans  s'être  jamais  trouvé  en 
rapport  avec  eux. 

((  Gomment?  des  gants!  dit  le  docteur.  Après  vous,  M.  Pecks- 
niff. 

—  Je  n'y  consentirai  pas,  répliqua  ce  dernier. 

—  Vous  êtes  trop  bon,  dit  le  docteur  en  prenant  une  paire. 
Je  disais,  monsieur,  que  je  fus  appelé  vers  une  heure  et  demie, 
pour  donner  mes  soins  au  malade.  Gomment  ?  du  gâteau  et 
du  vin!...  Du  porto  !  Je  vous  remercie.  » 

M.  Pecksniff  prit  sa  part  des  rafraîchissements. 

«  Vers  une  heure  et  demie ,  monsieur,  reprit  le  docteur,  je 
fus  appelé  pour  donner  mes  soins  au  malade.  Au  premier 
bruit  de  la  sonnette  de  nuit,  je  me  levai,  j'ouvris  la  fenêtre  et 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  367 

je  passai  la  tête.  Comment!  un  manteau  1...  Ne  le  froissez  pas 
trop.  C'est  cela.  » 

M.  Pecksniff  s'étant  couvert  également  d'un  vêtement  sem- 
blable, le  docteur  continua  ainsi  : 

a  Et  je  passai  la  tête.  Comment?  un  chapeau!...  Mon  bon 
ami,  celui-ci  n'est  pas  le  mien.  Monsieur  Pecksniff,  je  vous 
demande  pardon,  mais  je  crois  pourtant  que  par  mégarde  nous 
avons  fait  un  échange.  Merci.  Eh  bien,  monsieur,  je  voas  di- 
sais donc... 

—  Tout  est  prêt,  interrompit  Mould  à  voix  basse. 

—  Tout  est  prêt?  dit  le  docteur.  Très-bien.  Monsieur  Pecks- 
niff, je  vous  raconterai  le  reste  dans  la  voiture.  C'est  fort 
curieux.  Tout  est  prêt,  n'est-ce  pas?  Il  n'y  a  pas  lieu  de  crain- 
dre la  pluie,  j'espère? 

—  Il  fait  très-beau,  monsieur,  répliqua  Mould. 

—  J'avais  peur  que  le  pavé  ne  fût  mouillé,  dit  le  docteur; 
car  hier  mon  baromètre  a  descendu.  Nous  avons  du  bonheur.  * 

Mais  voyant ,  sur  ces  entrefaites ,  que  M.  Jonas  et  Chuffey 
étaient  à  la  porte,  il  appliqua  sur  son  visage  un  mouchoir  de 
poche  blanc,  comme  s'il  avait  été  saisi  tout  à  coup  d'un  vio- 
lent accès  de  douleur,  et  descendit  côte  à  côte  avec  M.  Pecks- 
niff. 

M,  Mould  et  ses  gens  n'avaient  pas  exagéré  la  splendeur 
des  préparatifs;  car  ils  étaient  réellement  magnifiques.  Les 
quatre  chevaux  du  corbillard  surtout  se  cabraient  et  piaffaient 
et  déployaient  toute  leur  gymnastique  funèbre;  on  eût  dit 
qu'ils  savaient  que  c'était  un  homme  qui  était  mort  et  qu'ils 
en  fussent  tout  triomphants  :  «  Ils  nous  domptent,  ils  nous  at- 
tellent, ils  nous  montent ,  ils  nous  maltraitent ,  ils  nous  ex- 
cèdent, ils  nous  mutilent  pour  leur  satisfaction;  mais  ils 
meurent  I  hourra  !  ils  meurent  !  d 

C'est  ainsi  que  le  cortège  funèbre  d'Anthony  Chuzzlewit 
passait  à  travers  les  rues  étroites  et  les  obscures  ruelles  de  la 
ville.  M.  Jonas  regardait  à  la  dérobée,  par  la  portière  de  la 
voiture,  pour  juger  de  l'effet  que  le  convoi  produisait  sur  le 
public;  chemin  faisant,  M.  Mould  écoutait  avec  modestie  les 
exclamations  des  assistants;  le  docteur  continuait  à  débiter 
à  demi-voix  son  histoire  à  M.  Pecksnifi,  sans  paraître  appro- 
cher davantage  de  la  conclusion  ;  et  le  pauvre  vieux  Chufiey 
sanglotait  dans  son  coin  sans  que  personne  prît  garde  à  lui. 
Mais  il  avait  grandement  scandalisé  M.  Mould,  dès  le  début 
delà  cérémonie,  en  fourrant  son  mouchoir  au  fond  de  son 


368  VIE    ET   AVENTURES 

chapeau  d'une  façon  incongrue  et  en  s'essuyant  les  yeux  du 
revers  de  sa  main.  Ainsi  que  M.  Mould  l'avait  déclaré  déjà,  sa 
conduite  était  indécente,  indigne  de  la  circonstance,  et  l'on 
n'eût  pas  dû  admettre  M.  Ghuffey  aux  obsèques. 

Cependant  il  y  était,  le  pauvre  homme  ;  et  il  vint  jusqu'au 
cimetière  où  il  n'agit  pas  avec  moins  d'inconvenance,  s'ap- 
puyant  sur  Tacker  qui  lui  dit  tout  net  : 

«Vous  êtes  bon  tout  au  plus  pour  les  enterrements  à  pied  !  » 

Mais  Ghuffey  (Dieu  le  protège  !  )  n'entendait  rien  que  les 
échos  lointains  d'une  voix  à  jamais  silencieuse  qui  retentis- 
sait encore  au  fond  de  son  cœur. 

«  Je  l'aimais  !  s'écria  le  vieillard,  se  précipitant  sur  la  tombe 
quand  tout  fut  achevé.  Il  était  si  bon  pour  moi  I...  0  mon  bien- 
aimé  maître  et  ami! 

—  Allons,  venez,  monsieur  Ghuffey,  dit  le  docteur  ;  cela  ne 
vaut  rien  ;  le  sol  est  argileux ,  monsieur  Ghuffey.  Il  ne  faut 
pas  faire  ça. 

—  Si  nous  n'avions  eu  qu'une  cérémonie  vulgaire,  et  que 
M.  Ghuffey  eût  été  un  simple  porteur,  messieurs ,  dit  Mould, 
jetant  vers  Pecksniff  et  Jonas  un  regard  suppliant  pour  les 
invoquer  et  les  prier  de  faire  lever  Ghuffey,  il  n'aurait  pas  pu 
se  conduire  d'une  manière  plus  indécente. 

—  Gonduisez-vous  comme  un  homme ,  monsieur  Ghuffey , 
dit  Pecksniff. 

—  Gonduisez-vous  comme  un  gentleman,  monsieur  Ghuf- 
fey, dit  Mould. 

—  Sur  l'honneur,  mon  bon  ami,  murmura  le  docteur  d'un 
ton  de  majestueux  reproche  en  s'approchant  du  vieillard,  ceci 
est  pire  que  de  la  faiblesse.  G'estmal!  c'est  égoïste,  c'est 
odieux,  monsieur  Ghuffey.  Vous  devriez  prendre  exemple  sur  les 
autres,  mon  bon  monsieur.  Vous  oubliez  que  vous  n'étiez  pas 
uni  par  les  liens  du  sang  à  notre  ami  défunt,  et  qu'il  avait  un 
très-proche  et  très-cher  parent,  monsieur  Ghuffey. 

~  Oui,  son  propre  fils  !...  s'écria  le  vieillard,  qui  joignit  les 
mains  avec  une  ardeur  étrange.  Son  propre  fils!  son  fils  uni- 
que ! 

—  Il  n'a  pas  la  tête  bien  saine,  dit  Jonas,  qui  devint  pâle. 
Ne  prenez  pas  garde  à  ses  paroles.  Je  ne  m'étonnerais  pas 
qu'il  ne  dît  quelque  bêtise  abominable.  Mais  ne  prenez  pas 
garde  à  lui.  Je  ne  m'en  préoccupe  guère.  Mon  père  l'a  laissé  à 
ma  charge ,  et  cela  suffit.  Il  peut  dire  et  faire  à  présent  tout 
ce  qu'il  voudra;  j'aurai  soin  de  lui.  y> 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  369 

A  ce  nouvel  exemple  delà  magnanimité  et  de  la  bienveillanc- 
de  Jonas,  un  murmure  d'approbation  s'éleva  du  sein  des  per- 
sonnes du  deuil  (y  compris  M.  Mould  et  ses  joyeux  assistants). 
Mais  Chuffey  ne  mit  pas  davantage  ces  sentiments  à  l'épreuve. 
Il  ne  dit  pas  un  mot  de  plus;  et,  laissé  un  instant  à  lui- 
même,  il  regagna  la  voiture  et  y  remonta. 

Nous  avons  dit  que  M.  Jonas  avait  pâli  lorsque  la  conduite 
du  vieux  commis  attira  l'attention  générale  :  son  trouble  ne 
fut  toutefois  que  momentané ,  et  bientôt  il  eut  cessé.  Mais  ce 
ne  fut  pas  là  la  seule  métamorphose  qu'on  put  observer  en 
lui  ce  jour-là.  Il  n'avait  pas  échappé  au  regard  observateur 
de  M.  Pecksniff  qu'aussitôt  qu'on  eut  quitté  la  maison  pour  la 
cérémonie  funèbre,  Jonas  commença  à  se  remettre;  qu'au  fur 
et  à  mesure  que  la  cérémonie  avançait,  Jonas  reprenait  gra- 
duellement, petit  à  petit,  son  maintien  d'autrefois,  son  air  ha- 
bituel, son  port  accoutumé ,  ce  cachet  agréable  qui  marquait 
sa  parole  et  ses  façons,  enfin  qu'à  tous  égards  il  redevenait 
l'aimable  personnage  qu'il  était  jadis.  Maintenant  qu'ils  étaient 
assis  dans  la  voiture  pour  revenir  au  logis,  et  surtout  lors- 
qu'en  y  arrivant  ils  trouvèrent  que  les  fenêtres  étaient  ouver- 
tes, que  la  lumière  et  l'air  circulaient  librement,  et  que  toute 
trace  du  dernier  événement  avait  disparu,  M.  Pecksniff  resta 
tellement  convaincu  que  Jonas  était  redevenu  le  Jonas  de  la 
semaine  précédente  et  n'était  plus  le  Jonas  de  l'époque  inter- 
médiaire ,  qu'il  se  démit  volontairement ,  et  sans  le  moindre 
effort  pour  la  prolonger,  de  sa  récente  autorité,  et  rentra 
dans  sa  position  première  d'hôte  soumis  et  plein  de  déférence. 

Mme  Gamp  s'en  retourna  chez  le  marchand  d'oiseaux,  et 
dans  la  nuit  même  on  vint  heurter  à  sa  porte  et  l'éveiller  pour 
une  naissance  de  deux  jumeaux  ;  M.  Mould  dîna  gaiement  au 
sein  de  sa  famille  et  alla  passer  non  moins  gaiement  la  soirée  à 
son  club;  l'attelage,  après  être  resté  longtemps  à  la  porte  d'un 
bruyant  cabaret/,  regagna  son  écurie  ;  les  panaches  avaient  été 
mis  dans  les  coffres,  et  douze  croque-morts  au  nez  cramoisi 
étaient  montés  sur  le  haut  de  la  voiture,  accrochés  chacun  à  ces 
patères  de  couleur  lugubre,  où,  durant  la  cérémonie,  se  balan- 
cent les  plumes  flottantes;  les  divers  ornements  de  deuil 
avaient  été  soigneusement  plies  pour  être  mis  à  la  disposition 
de  la  première  personne  qui  viendrait  les  louer;  les  fougueux 
chevaux  étaient  parfaitement  calmes  et  paisibles  dans  leurs 
stalles;  le  docteur  buvait  jojeui  ement  à  un  dîner  de  noces, 
où  il  oubliait  le  milieu  de  Vh^M^.  i'e  qui  n'avait  pas  eu  de  fin  :  et 
Martin  Chizzlewit.  —  i  24 


370  VIE  ET   AVENTURES 

du  spectacle  pompeux  de  ces  quelques  dernières  heures,  il  ne 
restait  plus  d'autre  vestige  que  les  notes  inscrites  dans  les 
livres  de  l'entrepreneur. 

Et  dans  le  cimetière,  n'en  restait-il  rien  ?  Non,  rien  même 
en  ce  lieu.  Les  portes  étaient  fermées  ;  la  nuit  était  sombre  et 
humide  ;  la  pluie  tombait  en  silence  à  travers  les  plantes  rampan- 
tes et  les  ronces.  Là  s'élevait  un  nouveau  tumulus  qui  la  veille 
au  soir  n'y  existait  pas.  Le  temps  ,  creusant  la  terre  comme 
une  taupe ,  avait  laissé  la  trace  de  son  passage  en  rejetant  de 
côté  une  autre  motte  de  terre. 

Et  c'était  tout. 


CHAPITRE  XX. 

Qui  sera  un  chapitre  d'amour. 

«  Pecksnifî,  dit  Jonas,  prenant  son  chapeau  à  la  patère, 
pour  voir  si  la  bande  de  crêpe  noir  y  était  bien  ajustée,  et  l'y 
remettant  avec  complaisance  après  avoir  fait  cette  inspection, 
que  comptez-vous  donner  en  mariage  à  vos  filles  ? 

—  Mon  cher  monsieur  Jonas,  s'écria  le  tendre  père  avec  un 
sourire  ingénu,  quelle  singulière  question  ! 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  si  ma  question  est  quelque  chose 
de  singulier  ou  de  pluriel,  répliqua  Jonas,  dardant  sur  M.  Pecks- 
niff  un  regard  farouche:  répondez-y  seulement,  ou  bien  n'en 
parlons  plus.  C'est  l'un  ou  l'autre. 

—  Hum  !  mon  cher  ami,  dit  M.  PecksnilT,  posant  affectueu- 
sement sa  main  sur  le  genou  de  son  compagnon,  la  question 
est  enveloppée  d'une  foule  de  considérations.  Ce  que  je  leur 
donnerais  ? 

—  Oui,  que  leur  donneriez-vous? 

—  Eh  bien,  cela  dépendrait  naturellement  en  grande  partie 
de  la  qualité  des  maris  qu'elles  choisiraient,  mon  cher  jeune 
ami.  3) 

M.  Jonas  perdit  contenance  et  se  trouva  hors  d'état  de  con- 
tinuer. La  réponse  était  habile;  elle  semblait  profonde,  tant 
il  y  a  de  sagesse  dans  la  simplicité  î 

«  Le  mérite  que  je  voudrais  trouver  dans  un  â:endre  est 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  371 

très-élevé,  dit  M.  Pecksniff  après  quelques  moments  de  silence. 
Pardonnez-moi,  mon  cher  monsieur  Jonas,  ajouta-t-il,  très- 
smu,  de  vous  dire  que  vous  m'avez  gâté ,  que  vous  m'avez  fait 
concevoir  un  idéal,  un  type  coloré  des  teintes  du  prisme,  s'il 
m'est  permis  de  me  servir  de  ces  expressions. 

—  Qu'entendez-vous  par  ces  mots  ?  grommela  Jonas,  dont 
le  regard  était  devenu  de  plus  en  plus  farouche. 

—  Vous  avez  le  droit  de  le  demander,  mon  cher  ami.  Lo 
cœur  n'est  pas  toujours  comme  les  ateliers  de  la  monnaie 
royale,  avec  machine  privilégiée  pour  frapper  son  métal  pré- 
cieux au  coin  légal.  Parfois  il  coule  son  or  dans  des  moules 
étranges,  dont  l'empreinte  n'est  pas  d'une  valeur  courante.  Ce 
Q'en  est  pas  moins  de  l'or  de  première  qualité,  de  l'or  sterling  ; 
il  a  toujours  le  mérite  d'être  de  l'or  pur  et  sans  alliage. 

—  Vraiment?  grommela  encore  Jonas  avec  un  mouvement 
de  tête  qui  indiquait  que  la  chose  n'était  pas  claire  dans  son 
esprit. 

—  Oui!  s'écria  M.  Pecksniff,  plein  d'ardeur  pour  son  sujet, 
de  l'or  pur.  Pour  m'expliquer  mieux  avec  vous,  monsieur  Jonas, 
si  je  pouvais  trouver  deux  gendres  comme  vous  pourrez  un  jour 
en  être  un  pour  un  homme  délicat  et  capable  d'apprécier  une 
nature  telle  que  la  vôtre,  je  voudrais,  m' oubliant  moi-même, 
donner  à  mes  filles  des  dots  qui  atteignissent  les  plus  extrêmes 
limites  de  mes  facultés.  » 

Cette  déclaration  était  précise,  et  elle  fut  faite  avec  chaleur. 
Mais  qui  pourrait  s'étonner  qu'un  homme  tel  que  M.  Pecksniff 
se  montrât  plein  d'énergie  et  d'ardeur  sur  une  semblable  ques- 
tion, après  tout  ce  qu'il  avait  vu  et  entendu  dire  de  M.  Jonas: 
lorsque  l'éloge  de  ce  jeune  homme  distillait  sur  les  lèvres 
mêmes  des  entrepreneurs  de  pompes  funèbres  le  miel  de  l'élo- 
quence I 

M.  Jonas  demeura  silencieux  et  contempla  pensif  le  paysage  : 
car  ils  étaient  assis  tous  deux  en  arrière,  sur  l'impériale  de  la 
diligence  qui  traversait  la  campagne.  M.  Jonas  accompagnait 
M.  Pecksniff  jusqu'à  son  village,  où  il  allait  pour  changer  d'air 
et  de  résidence  après  ses  récentes  épreuves. 

«  Eh  bien,  dit-il  enfin  avec  une  pétulance  charmante,  sup- 
posez que  vous  trouviez  un  gendre  tel  que  moi  ;  après  ?  » 

M.  Pecksniff  le  regarda  d'abord  avec  une  surprise  inexpri- 
mable; puis  par  degrés  s'abandonnant  à  une  vivacité  mêlée 
d'une  certaine  émotion,  il  dit  : 

«  Alors  je  sais  bien  de  qui  il  serait  le  mari. 


372  VIE  ET  AVENTURE 

—  De  qui  ?  demanda  sèchement  Jonas. 

—  De  ma  fille  aînée,  monsieur  Jonas,  répondit  Pecksniff ,  les 
larmes  aux  yeux  ;  de  ma  chère  Cherry,  mon  bâton  de  vieillesse, 
mon  bien,  mon  trésor,  monsieur  Jonas.  Rude  combat  pour  un 
père,  mais  c'est  dans  l'ordre  des  choses.  Il  faudra  qu'un  jour 
je  me  sépare  d'elle  pour  la  remettre  à  un  mari.  Je  sais  cela, 
mon  cher  ami.  Je  suis  préparé  à  ce  sacrifice. 

—  Ma  foi  !  dit  Jonas,  il  y  a  longtemps,  je  pense,  que  vous 
devez  y  être  préparé. 

—  Beaucoup  de  prétendants  ont  voulu  me  l'enlever.  Tous  y 
ont  échoué.  «:  Jamais,  me  disait-elle,  jamais,  papa,  je  ne  don- 
nerai ma  main  si  mon  cœur  n'est  pris.  »  Dans  ces  derniers 
temps  elle  paraissait  moins  gaie  qu'autrefois....  J'ignore  pour- 
quoi. 2> 

M.  Jonas  contempla  de  nouveau  la  campagne,  puis  le  co- 
cher, puis  le  bagage  posé  sur  l'impériale,  puis  enfin  M.  Pecks- 
niff; et  rencontrant  le  regard  de  ce  gentleman  : 

«  Je  suppose,  dit-il^  que  vous  aurez  à  vous  séparer  aussi 
de  Vautre,  un  de  ces  jours  ? 

—  Probablement,  dit  le  père.  Les  années  dompteront  l'hu- 
meur sauvage  de  mon  oiseau  folâtre,  et  alors  l'oiseau  sera  mis 
en  cage.  Mais  Cherry,  monsieur  Jonas,  Cherry.... 

—  Oh  !  ah  !  interrompit  Jonas.  Cet  oiseau-là,  les  années 
l'ont  suffisamment  apprivoisé.  Personne  n'en  doute.  Mais  vous 
n'avez  pas  répondu  à  ma  question.  Naturellement,  vous  n'êtes 
obligé  à  rien ,  si  cela  ne  vous  plaît  point.  Vous  êtes  là-dessus 
le  meilleur  juge.  » 

Il  y  avait  dans  cette  façon  de  parler  une  sorte  d'avertisse- 
ment bourru  donnant  à  entendre  à  M.  Pecksniff  que  son  cher 
ami  n'était  pas  homme  à  se  laisser  amuser  ou  circonvenir,  et 
que  Pecksniff  n'aurait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  répondre 
positivement  à  sa  question  ou  de  l'avertir  sans  détour  qu'il  ne 
voulait  pas  l'éclairer  sur  le  sujet  qui  l'intéressait.  Se  rappe- 
lant, en  face  de  ce  dilemme,  la  recommandation  que  le  vieil 
Anthony  lui  avait  faite  presque  avec  son  dernier  souffle,  il  se 
décida  à  parler  ouvertement  ;  il  dit  donc  à  M.  Jonas  (en  ap- 
puyant sur  cette  communication,  comme  sur  une  preuve  de 
son  grand  attachement  et  de  sa  confiance),  que  dans  le  cas 
dont  il  avait  parlé,  à  savoir,  si  un  homme  tel  que  lui  venait 
à  lui  demander  la  main  de  sa  fille,  il  donnerait  une  dot  de 
quatre  mille  livres  sterling. 

«  Il  faudrait,  pour  cela,  me  saigner  aux  quatre  veines,  dit  ce 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  373 

bon  père  ;  mais  j'aurais  rempli  mon  devoir,  et  ma  conscience 
tne  récompenserait.  Pour  moi,  la  paix  de  la  conscience  est  la 
meilleure  banque.  J'ai  placé  là-dessus  ma  fortune,  une  ba- 
gatelle, une  simple  bagatelle,  monsieur  Jouas  ;  mais  je  l'estime 
autant  que  le  plus  riche  trésor,  je  vous  l'assure.  » 

Les  ennemis  de  l'homme  vertueux  n'eussent  pas  manqué  de 
se  diviser  sur  cette  question.  Les  uns  eussent  affirmé  sans 
scrupule  que,  si  la  conscience  de  M.  Pecksniflf  était  sa  banque, 
3t  qu'il  en  inscrivît  toutes  les  opérations  sur  son  compte  cou- 
rant, les  surcharges  et  les  ratures  devaient  le  rendre  indé- 
chiffrable ;  les  autres  eussent  nié  le  fait  tout  simplement ,  et 
iéclaré  que  c'était  une  forme  purement  fictive,  un  feuillet  par- 
faitement blanc,  ou  que,  s'il  y  avait  quelques  articles  inscrits  à 
son  compte,  ce  devait  être  avec  une  espèce  particulière  d'encre 
sympathique,  qui  ne  pouvait  se  lire  qu'au  bout  d'un  temps  in- 
iéfini ,  et  que  M.  Pecksniff  se  gardait  bien  d'y  regarder  ja- 
nais. 

<r  Oui,  ce  serait  me  saigner  aux  quatre  veines,  mon  cher  ami, 
répéta  le  digne  architecte;  mais  la  Providence  (peut-être  m'est- 
:1  permis  de  dire  une  providence  toute  particulière)  a  béni  mes 
ïfforts,  et  je  puis  garantir  que  je  n'hésiterais  pas  à  faire  ce 
sacrifice.  » 

Ici  s'élève  une  question  de  philosophie  :  à  savoir  si  M.  Pecks- 
liff  avait  ou  non  raison  de  dire  qu'il  eût  reçu  de  la  Provi- 
ience  un  patronage,  un  encouragement  particulier  dans  ses 
îfforts.  Toute  sa  vie,  il  n'avait  été  occupé  qu'à  parcourir  les 
'uelles  et  les  tas  d'ordures,  un  croc  d'une  main,  un  petit  cro- 
chet de  l'autre,  pour  ramasser  quelques  bons  petits  chiffons 
ju'il  fourrait  dans  son  sac.  Or,  comme  un  passereau  ne  peut 
;omber  sans  une  permission  spéciale  de  la  Providence,  il  s'en- 
suit, et  c'est  sans  doute  là-dessus  que  M.  Pecksniff  fondait  son 
•aisonnement,  que  ce  doit  être  aussi  par  une  permission  spé- 
ciale de  la  Providence  que  vole  la  pierre  de  la  fronde  ou  le 
Dâton  lancé  contre  le  passereau.  Le  croc  ou  le  crochet  de 
M.  Pecksniff  ayant  toujours  invariablement  frappé  le  passe- 
reau à  la  tête,  et  l'ayant  toujours  abattu,  ce  gentleman  pou- 
ç-ait  se  considérer  comme  autorisé  par  patente  spéciale  à 
fourrer  les  passereaux  dans  sa  gibecière,  et  comme  légitime 
possesseur  de  tous  les  oiseaux  empochés  par  ce  procédé. 
Combien  d'entreprises,  nationales  et  individuelles  (mais  sur- 
tout les  premières),  passent  pour  être  dirigées  spécialement 
vers  un  but  glorieux  et  utile,  qui  seraient  loin  de  mériter  une 


374  VIE  ET  AVENTURES 

opinion  si  favorable,  si  on  voulait  les  approfondir,  au  lieu  de 
se  borner  à  les  juger  d'après  l'étiquette  du  sac!  Les  précédents 
sembleraient  donc  démontrer  que  M.  Pecksniff  appuyait  ses 
paroles  sur  de  bons  arguments,  et  qu'il  avait  pu  à  juste  titre 
s'exprimer  ainsi,  non  par  présomption,  par  orgueil  ou  par  ar- 
rogance, mais  dans  un  esprit  de  conviction  solide  et  de  sa- 
gesse incomparable. 

M.  Jonas ,  ayant  peu  l'habitude  de  se  casser  la  tête  sur  des 
théories  de  cette  nature ,  n'émit  aucun  avis  au  sujet  de  la 
question.  Il  n'accueillit  pas  même  la  nouvelle  que  venait  de  lui 
donner  son  compagnon  de  route,  par  un  monosyllabe  soit  bon, 
soit  mauvais,  soit  indifférent.  Il  garda,  durant  un  quart  d'heure 
au  moins,  un  silence  taciturne;  et,  tout  ce  temps,  il  parut 
profondément  occupé  de  soumettre  un  problème  donné  aux  rè- 
gles et  aux  calculs  de  l'arithmétique,  ajoutant,  retenant,  mul- 
tipliant ,  réduisant  par  division  plus  ou  moins  compliquée , 
procédant  par  la  règle  de  trois  simple  et  composée,  échange 
ou  trafic  ,  parties  aliquotes  ,  intérêt  simple  ,  intérêt  composé , 
et  autres  opérations  mathématiques.  Selon  toute  probabilité , 
le  résultat  de  ce  travail  intérieur  fut  satisfaisant  :  car,  lorsqu'il 
rompit  le  silence  ,  ce  fut  de  l'air  d'un  homme  qui  est  arrivé  à 
quelque  résultat  spécifique  et  qui  se  sent  affranchi  d'un  état 
d'incertitude  pénible. 

«  Allons ,  mon  vieux  Pecksniff  (telle  fut  son  interpellation 
joviale  lorsqu'au  relais  il  frappa  sur  le  dos  du  gentleman), 
allons  prendre  quelque  chose. 

—  De  tout  mon  cœur!...  dit  M.  Pecksniff. 

—  Si  nous  régalions  aussi  le  conducteur?... 

—  Certainement,  répondit  avec  contrainte  M.  Pecksniff, 
si  vous  croyez  que  cela  ne  lui  fasse  pas  de  mal  et  ne  le  rende 
pas  mécontent  de  sa  position.  » 

Jonas  se  contenta  de  rire  ,  et,  s'élançant  du  haut  de  l'impé- 
riale avec  une  grande  vivacité ,  il  exécuta  assez  gauchement 
sur  la  route  une  espèce  de  cabriole.  Après  cet  exploit,  il  entra 
dans  l'auberge,  où  il  commanda  une  telle  profusion  de  liqueurs 
que  M.  Pecksniff  se  demandait  avec  quelque  inquiétude  s'il 
jouissait  parfaitement  de  ses  facultés  intellectuelles  ,  jusqu'au 
moment  où  Jonas  le  rassura  à  cet  égard  en  lui  disant ,  lors- 
qu'il fut  temps  pour  la  diligence  de  repartir  : 

«  Durant  une  semaine  et  plus  je  vous  ai  traité ,  je  vous  ai 
fait  jouir  de  toutes  les  primeurs  de  la  saison.  Aujourd'hui , 
Pecksniff,  c'est  à  vous  à  payer,  i» 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  376 

Ce  n'était  nullement  une  plaisanterie  ,  comme  M.  PecksnifT 
l'avait  supposé  d'abord  ;  car  Jonas  s'éloigna  sans  autre 
cérémonie  pour  regagner  la  voiture,  laissant  sa  victime  acquit- 
ter la  note. 

Mais  M.  PecksDiflf  était  un  homme  patient,  et  M.  Jonas  était 
son  ami.  En  outre ,  ses  égards  pour  ce  gentleman  étaient  fon- 
dés ,  comme  on  sait ,  sur  la  plus  pure  estime  et  sur  l'apprécia- 
tion de  l'excellence  de  son  caractère.  M.  PecksnifT  sortit  donc 
de  l'auberge  avec  un  visage  rayonnant,  et  même  il  poussa  la 
gracieuseté  jusqu'à  répéter  le  régal  à  la  taverne  suivante,  sur 
une  échelle  plus  réduite  ,  il  est  vrai.  Il  y  avait  dans  les  senti- 
ments de  M.  Jonas  une  certaine  âpreté  (assez  rare  chez  lui) 
que  ces  avances  amicales  ne  parvinrent  pas  à  adoucir;  et  pen- 
dant le  reste  du  voyage  il  montra  tant  d'entrain,  nous  devrions 
dire  tant  de  turbulence  ,  que  M.  PecksnifT  eut  quelque  peine 
à  ne  pas  se  laisser  distancer. 

Ils  n'étaient  pas  attendus,  ô  mon  Dieu,  non!  A  Londres, 
M.  PecksnifT  avait  proposé  de  faire  à  ses  filles  une  surprise  ; 
il  avait  dit  qu'il  n'écrirait  pas  un  seul  mot  pou,r  les  préparer 
le  moins  du  monde  à  son  arrivée,  afin  de  les  prendre  à  l'im- 
proviste  et  de  voir  ce  qu'elles  seraient  en  train  de  faire , 
tandis  qu'elles  croiraient  leur  cher  papa  à  cent  lieues.  Par 
suite  de  ce  plan  ingénieux,  il  n'y  avait  personne  pour  rece- 
voir les  voyageurs  au  poteau  de  relais;  mais  le  fait  était  sans 
importance ,  car  ils  étaient  venus  par  la  diligence  de  jour , 
et  M.  PecksnifT  n'avait  qu'un  sac  de  tapisserie  et  M.  Jonas 
un  portemanteau.  Ils  prirent  le  portemanteau  à  eux  deux, 
mirent  le  sac  dessus  et  s'empressèrent  d'enfiler  la  ruelle.  Déjà 
M.  PecksnifT  marchait  sur  la  pointe  du  pied  ,  comme  si,  sans 
cette  précaution,  ses  chères  enfants,  qu'un  intervalle  de  deux 
milles  environ  séparait  encore  de  lai,  eussent  par  un  pressen- 
timent filial  deviné  son  approche. 

C'était  par  une  belle  soirée  de  printemps;  à  la  douce  lueur 
du  crépuscule  ,  toute  la  nature  était  d'un  calme  et  d'une  har- 
monie admirables.  La  journée  précédente  avait  été  splendide 
et  chaude  ;  mais  ,  à  l'approche  de  la  nuit,  l'air  était  devenu 
frais ,  et  l'on  voyait  au  loin  la  famées' élever  gracieusement  des 
cheminées  du  hameau.  Des  jeunes  feuilles  et  des  boutons  nou- 
veaux s'exhalaient  mille  parfums  exquis;  toute  la  journée  le 
coucou  avait  chanté,  et  il  venait  seulement  de  se  taire.  Dans 
l'atmosphère  du  soir  on  sentait  la  bonne  odeur  de  la  terre 
fraîchement  retournée,  ce  premier  souffle  d'espérance  pour  K- 


376  VIE  ET    AVENTURES 

premier  laboureur  quand  son  Éden  se  fut  flétri.  C'était  un  de 
ces  moments  où  bien  des  hommes  aiment  à  former  de  sages 
résolutions  et  regrettent  les  fautes  de  leur  passé  ;  un  de  ces 
moments  où  bien  des  hommes ,  à  la  vue  des  ombres  qui  les 
gagnent,  pensent  à  ce  soir  qui  terminera  tout  et  qui  n'aura 
point  de  lendemain. 

«  Il  fait  joliment  noir,  dit  M.  Jonas  regardant  autour  de 
lui.  Il  y  a  de  quoi  rendre  fou  de  tristesse. 

—  Bientôt ,  dit  M.  Pecksniff ,  nous  aurons  de  la  lumière  et 
du  feu. 

—  Nous  en  avons  bien  besoin  par  ce  temps-ci,  dit  Jonas. 
Pourquoi  diable  ne  parlez-vous  pas?  A  quoi  donc  pensez- 
vous? 

— Pour  vous  avouer  la  vérité  ,  monsieur  Jonas ,  dit  très- 
solennellement  Pecksniff ,  mon  esprit  invoquait  en  ce  moment 
le  souvenir  de  notre  ancien  ami ,  de  votre  cher  père  qui  n'est 
plus.» 

M.  Jonas  laissa  aussitôt  tomber  son  fardeau  et  il  s'écria , 
en  menaçant  du  geste  son  interlocuteur  : 

«  En  voilà  assez ,  Pecksniff  !  i» 

M.  Pecksniff ,  ne  sachant  pas  au  juste  si  cela  signifiait  qu'il 
en  avait  assez  de  tenir  le  portemanteau ,  se  mit  à  con- 
sidérer son  ami  avec  une  stupéfaction  qui  n'avait  rien  de 
simulé. 

«  Assez  I  dis-je,  s'écria  rudement  Jonas.  Entendez-vous?... 
Laissez  cela,  maintenant  et  à  jamais.  Vous  ferez  bien,  je  vous 
en  avertis  ! 

—  C'était  par  distraction,  dit  M.  Pecksniff  fort  effrayé  ;  j'a- 
voue que  j'avais  tort.  J'eusse  dû  savoir  que  c'était  pour  vous 
une  corde  trop  sensible. 

—  Ne  parlez  pas  de  corde  sensible,  dit  Jonas,  s'essuyant  le 
front  avec  le  parement  de  sa  redingote.  Je  n'entends  pas  que 
vous  veniez  chanter  victoire,  parce  que  moi  je  n'aime  point  la 
compagnie  des  morts.  » 

M.  Pecksniff  avait  déjà  relevé  ces  mots  :  c  Chanter  vic- 
toire!... Monsieur  Jonas!  »  quand  le  jeune  homme,  avec  une 
expression  de  dureté  marquée  dans  l'air  et  dans  le  ton ,  l'in- 
terrompit tout  net  encore  une  fois. 

a  Songez-y  bien  !  dit-il.  Je  ne  veux  pas  de  ça.  Je  vous  con- 
seille de  ne  pas  revenir  sur  ce  sujet ,  ni  avec  moi  ni  avec  qui 
que  ce  soit.  Retenez  bien  ça  :  un  bon  averti  en  vaut  deux.  Mais 
en  voilà  assez  là-dessus.  En  route  !  » 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  377 

En  achevant  ces  paroles ,  il  reprit  sa  part  du  fardeau  et  se 
mit  à  marcher  d'un  pas  si  précipité  que  M.  Pecksniff,  emporté 
à  l'autre  extrémité  du  portemanteau ,  se  trouva  tiré  en  avant 
de  la  manière  la  plus  désagréable  et  la  plus  disgracieuse  ,  au 
détriment  de  la  première  écorce  de  ses  tibias ,  écorchés  sans 
pitié  par  le  choc  répété  des  courroies  et  des  boucles  de  fer 
contre  lesquelles  ils  se  cognaient  à  chaque  pas.  Cependant,  au 
bout  de  quelques  minutes,  M.  Jonas  ralentit  sa  course  et  per- 
mit à  son  compagnon  de  marcher  en  ligne  à  côté  de  lui  et  de 
tenir  le  portemanteau  presque  sur  un  pied  d'égalité. 

Il  était  clair  que  Jonas  regrettait  son  récent  accès  de  colère 
et  se  méfiait  de  l'effet  qu'il  avait  pu  produire  sur  Pecksniff  : 
car ,  toutes  les  fois  que  ce  dernier  le  regardait ,  il  rencontrait 
ses  yeux  fixés  sur  lui;  source  nouvelle  d'embarras  pour  l'un 
et  pour  l'autre.  Toutefois ,  cet  état  de  choses  fut  de  courte  du- 
rée, car  Jonas  se  mit  presque  aussitôt  à  siffler  :  la-dessus, 
M.  Pecksniff ,  prenant  exemple  sur  son  ami ,  commença  à  fre- 
donner mélodieusement  un  air. 

Au  bout  de  quelque  temps  qu'avait  duré  ce  manège ,  Jonas 
demanda  : 

«  C'est  près  d'ici,  n'est-ce  pas? 

—  Tout  près,  mon  cher  ami,  dit  Pecksniff. 

—  Que  pensez-vous  qu'elles  peuvent  faire  en  ce  moment? 
demanda  Jonas. 

— Impossible  à  savoir  1  s'écria  Pecksniff.  Ces  petites  étour- 
dies 1  ces  petites  coureuses!  peut-être  ne  sont-elles  pas  à  la 
maison.  J'allais...  héîhél  hé!...  j'allais  vous  proposer  d'en- 
trer par  la  porte  de  derrière  et  de  tomber  sur  elles  comme  un 
coup  de  tonnerre  ,  monsieur  Jonas.  » 

Quelle  était  celle  de  leurs  qualités  diverses  sous  laquelle 
Jonas  ,  M.  Pecksniff,  le  sac  de  nuit  et  le  portemanteau  pou- 
vaient être  assimilés  à  un  coup  de  tonnerre?  ce  serait  difficile 
à  dire,  mais  n'importe.  M.  Jonas  ayant  donné  son  assentiment 
à  la  proposition,  ils  se  glissèrent  furtivement  vers  une  cour  de 
derrière  et  s'avancèrent  à  pas  de  loup  jusqu'à  la  fenêtre  de  la 
cuisine ,  par  laquelle  une  double  clarté  de  feu  et  de  chandelle 
se  reflétait  sur  l'obscurité  de  la  nuit. 

En  vérité,  M.  Pecksniff  est  béni  dans  ses  enfants,  au  moins 
en  l'un  d'eux.  La  prudente  Cherry,  le  bâton  de  vieillesse, 
l'honneur,  le  trésor  de  son  père  qui  l'idolâtre,  est  assise  de- 
vant le  feu  de  la  cuisine,  à  une  petite  table  blanche  comme  la 
neige,  etoccupée  à  faire  des  comptes.  Voyez  cette  jeune  fille  à 


378  VIE   ET  AVENTURES 

la  toilette  simple  et  proprette.  Voyez-la  avec  sa  plume  à  la  main  ; 
elle  lève  vers  le  plafond  ses  yeux  où  se  lit  le  calcul  ;  près  d'elle 
est  un  trousseau  de  clefs  dans  un  petit  panier;  elle  est  en  train 
d'inscrire  les  dépenses  de  la  maison.  Les  fers  à  repasser ,  les 
cloches  de  plats ,  la  bassinoire ,  la  marmite  et  le  chaudron ,  la 
servante  *  de  cuivre  et  le  poêle  noirci  à  la  mine  de  plomb ,  la 
couvent  du  coin  de  l'œil  avec  amour  et  lui  lancent  un  regard 
approbateur.  Les  oignons  mêmes  qui  se  dandinent  suspendus 
à  la  poutre,  avec  leur  couleur  vermeille,  ont  l'air  d'autant  de 
petits  chérubins  qui  viennent  admirer  la  précieuse  ménagère. 
M.  Pecksniff,  par  sympathie, 'ne  peut  résister  à  l'influence  de 
ce  légume.  Il  fond  en  larmes. 

Mais  cette  émotion  ne  dure  qu'un  moment;  il  la  dérobe 
(très-soigneusement)  à  l'attention  de  son  ami  en  employant 
diligemment,  à  cet  effet,  son  mouchoir  de  poche,  car  il  ne 
voudrait  pas  laisser  voir  sa  faiblesse. 

<t  Douce  chose,  murmura-t-il ,  douce  chose  pour  les  senti- 
ments d'un  père  !  Ma  chère  fille  !  Faut-il  lui  dire  que  nous 
sommes  ici,  monsieur  Jonas? 

—  Parbleu  !  je  ne  suppose  pas  que  vous  songiez  à  nous 
faire  passer  la  nuit  dans  l'écurie  ou  la  remise. 

—  Ce  n'est  pas  là  en  effet  l'hospitalité  que  je  voudrais  vous 
offrir,  à  vous  surtout,  mon  ami,  ))  s'écria  M.  Pecksniff  en  lui 
pressant  la  main. 

Alors  il  aspira  fortement  son  haleine ,  et ,  frappant  à  la  fe- 
nêtre, il  hurla  avec  une  tendresse,  une  douceur  de  stentor  : 

«  Boh! ...  » 

Cherry  laissa  tomber  sa  plume  et  jeta  un  cri.  Mais  l'inno- 
cence ne  craint  jamais  rien  :  ou ,  du  moins ,  cela  devrait  être. 
En  leur  entendant  ouvrir  la  porte,  cette  vaillante  jeune  fille 
cria  d'une  voix  assurée,  et  avec  une  présence  d'esprit  qui 
même  en  ce  moment  critique  ne  l'avait  pas  abandonnée  : 

<c  Qui  est  là?...  Que  voulez-vous?...  Parlez!  sinon  j'appelle 
mon  p'pa.  » 

M.  Pecksniff  tendit  ses  bras.  Cherry  le  reconnut  aussitôt  et 
s'élança  pour  recevoir  ses  douces  caresses. 

«C'était  bien  imprudent  de  notre  part,  monsieur  Jonas, 
bien  imprudent  1  dit  Pecksniff  en  caressant  les  cheveux  de  sa 
fille.  Ma  chérie ,  vous  voyez  que  je  ne  suis  pas  seul  1  :» 

Elle  n'avait  rien  vu.  Jusqu'à  présent  elle  n'avait  vu  que  son 

4.  Ustensile  à  inetlre  devant  le  feu. 


DE   MARTIN  GHUZZLEWIT.  379 

père.  Alors  elle  vit  M.  Jonas,  et  elle  rougit,  et  elle  pencha  la 
tête  en  lui  adressant  une  parole  de  bienvenue. 

Mais  où  donc  était  Merry  ?  M.  Pecksniff  ne  fit  point  cette 
question  d'un  ton  de  reproche ,  mais  avec  une  teinte  de  dou- 
ceur légèrement  nuancée  de  chagrin.  Elle  était  en  haut ,  dans 
le  salon,  occupée  à  lire  sur  le  canapé.  Ah  !  les  soins  domesti- 
ques étaient  sans  charme  pour  elle! 

<r  Appelez-la,  dit  M.  Pecksniff  avec  une  sorte  de  résignation 
calme;  appelez-la,  mon  amour.  » 

On  l'appela.  Elle  vint,  toute  rouge,  tout  étourdie  encore  du 
somme  qu'elle  venait  de  faire  sur  le  canapé  ;  mais  personne  ne 
l'en  blâma,  personne,  bien  au  contraire. 

«  Bonté  du  ciel!  s'écria  la  maligne  enfant,  se  tournant  vers 
son  cousin  quand  elle  eut  baisé  son  père  sur  les  deux  joues, 
et  que  dans  son  espièglerie  naturelle  elle  eut  ajouté  par-dessus 
le  marché  une  pichenette  sur  le  bout  du  nez  paternel.  Gom- 
ment,  c'est  vous,  vilain  monstre!...  Eh  bien,  j'espère  que 
vous  ne  venez  pas  m'ennuyer  pour  longtemps  ! 

—  Eh  quoi  !  vous  êtes  donc  toujours  aussi  vive  ?  dit  Jonas. 
Oh  !  que  vous  êtes  méchante  ! 

—  Eh  bien ,  allez-vous-en  !  répliqua  Merry  en  le  poussant. 
Je  ne  sais  pas  ce  que  je  suis  capable  de  faire ,  s'il  faut  que 
je  vous  voie  longtemps.  Allez-vous-en,  pour  l'amour  de 
Dieu  !  » 

M.  Pecksniff  intervint  dans  le  débat  en  invitant  M.  Jonas  à 
monter  ;  celui-ci  s'empressa  de  profiter  de  l'invitation ,  au  lieu 
d'écouter  la  jeune  fille  qui  le  conjurait  de  s'en  aller.  Mais,  bien 
qu'il  donnât  le  bras  à  la  belle  Cherry,  il  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  se  retourner  vers  sa  sœur  et  d'échanger  avec  elle 
quelques  traits  piquants,  de  même  nature,  tandis  que  tous 
quatre  ils  montaient  au  parloir.  Par  une  circonstance  heu- 
reuse, les  jeunes  filles  se  trouvant  ce  soir-là  en  retard  sur 
leurheure  habituelle ,  le  thé  put  être  servi  aussitôt. 

IVu  Pinch  n'était  pas  à  la  maison.  Ainsi  ils  se  trouvèrent 
entre  eux  tout  à  l'aise  et  fort  en  train  de  discourir.  Jonas, 
assis  entre  les  deux  sœurs,  déployait  sa  galanterie  avec  ces 
manières  engageantes  qui  lui  étaient  particulières.  Quand  le 
thé  eut  été  pris  et  le  plateau  enlevé  : 

((  Il  m'est  pénible,  dit  M.  Pecksniff,  d'avoir  à  quitter  une 
petite  compagnie  si  agréable;  mais  j'ai  à  examiner  des  pa- 
piers importants  dans  mon  appartement,  et  je  vous  prie  de 
m'escuser  si  je  vous  laisse  pour  une  demi-heure.  > 


380  VIE   ET   AVENTURES 

Il  se  retira  ainsi,  en  chantant  négligemment  un  refrain 
comme  à  son  arrivée.  Il  n'y  avait  pas  cinq  minutes  qu'il  était 
parti ,  quand  Merry ,  qui  s'était  assise  dans  l'embrasure  de  la 
croisée,  à  l'écart  de  Jonas  et  de  sa  sœur,  partit  d'un  éclat  de 
rire  à  demi  étouffé  et  bondit  vers  la  porte. 

ce  Holà!  cria  Jonas.  Ne  partez  pas. 

—  Tiens  1...  répliqua  Merry  se  tournant.  Vous  êtes  donc 
bien  désireux  que  je  reste,  vilain  monstre?... 

—  Oui,  je  le  suis,  dit  Jonas.  Sur  l'honneur,  je  le  suis.  J'ai 
besoin  de  vous  parler.  » 

Mais,  comme  malgré  cela  elle  avait  persisté  à  quitter  la 
chambre,  il  courut  dehors  après  elle  et  la  ramena  après  une 
courte  lutte  dans  le  couloir ,  qui  scandalisa  extrêmement  miss 
Cherry. 

(c  Sur  ma  parole,  Merry,  dit  vivement  la  jeune  demoiselle, 
vousm'étonnez.  Il  y  a  des  limites  même  à  l'absurdité,  ma  chère. 

—  Je  vous  remercie ,  ma  douce  sœur ,  dit  Merry  en  fronçant 
ses  lèvres  rosées.  Je  vous  suis  très-obligée  de  ce  bon  avis.... 
Mais  laissez-moi  donc  tranquille,  monstre  que  vous  êtes!  » 

Cette  prière  lui  fut  arrachée  par  une  nouvelle  tentative  de 
M.  Jonas  qui  la  fit  tomber  tout  essoufflée  sur  le  sofa,  où  il 
se  trouva  entre  elle  et  miss  Cherry. 

«  Maintenant,  dit  Jonas,  prenant  la  taille  à  chacune  d'elles, 
vous  voyez  que  j'ai  trouvé  moyen  d'occuper  mes  deux  bras. 

—  Vous  allez  voir  qu'il  y  en  aura  un  des  deux  demain  qui 
sera  marqué  de  noir  et  de  bleu,  si  vous  ne  me  laissez  aller! 
s'écria  cette  espiègle  de  Merry. 

—  Ah  !  je  ne  me  soucie  guère  de  vos  pinçons,  dit  Jonas  en 
riant  ;  essayez. 

—  Pincez-le  pour  moi,  Cherry,  je  vous  en  prie,  dit  Merry. 
Jamais  je  n'ai  haï  personne  comme  je  hais  cette  créature,  je 
le  déclare  ! 

—  Non,  non,  ne  dites  pas  cela,  et  ne  me  pincez  ni  l'une  ni 
l'autre,  parce  que  j'ai  à  vous  parler  sérieusement.  Je  vous 
dirai  donc...  ma  cousine  Charity.... 

—  Eh  bien,  quoi?  répondit-elle  aigrement. 

—  Laissez-moi  vous  parler  raisonnablement,  dit  Jonas;  j'ai 
besoin  d'écarter  tout  malentendu ,  vous  comprenez?  et  de  don- 
ner à  chaque  chose  son  véritable  sens.  C'est  désirable  et  con- 
venable, n'est-il  pas  vrai?  » 

Aucune  des  deux  sœurs  ne  prononça  un  mot.  M.  Jonas  s'ar- 
rêta pour  humecter  son  gosier,  qui  était  extrêmement  sec. 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  381 

e  Elle  ne  croira  pas  ce  que  je  vais  lui  déclarer ,  n'est-ce  pas, 
ma  cousine?  dit  Jonas,  serrant  timidement  miss  Charity. 

—  Franchement,  monsieur  Jonas,  je  l'ignore;  il  faut  que 
d'abord  je  sache  de  quoi  il  s'agit.  Autrement,  cela  m'est  im- 
possible. 

—  Vous  concevez,  dit  Jonas;  comme  son  habitude  est  de 
se  moquer  toujours  du  monde,  je  sais  d'avance  qu'elle  va  rire 
ou  en  faire  semblant.  Mais  vous  pouvez  lui  dire  que  je  parle 
sérieusement,  ma  cousine;  vous  le  pouvez,  n'est-il  pas  vrai? 
Vous  lui  déclarerez  que  vous  étiez  instruite  de  la  chose.  Vous 
agirez  d'une  manière  honorable,  j'en  suis  sûr,  »  ajouta-t-il 
d'un  ton  persuasif. 

Pas  de  réponse.  Le  gosier  de  Jonas  semblait  devenir  de 
plus  en  plus  brûlant  et  de  plus  en  plus  difficile  à  gou- 
verner. 

ff  Vous  savez ,  cousine  Charity ,  poursuivit  Jonas ,  qu'il  n'y 
a  que  vous  qui  puissiez  lui  dire  toutes  les  peines  que  je  me 
suis  données  pour  jouir  de  sa  société  quand  vous  étiez  à  la  pen- 
sion bourgeoise  de  la  Cité;  personne  ne  le  sait  mieux  que 
vous.  Nul  autre  ne  peut  lui  dire  tous  les  efforts  que  j'ai  faits  pour 
arriver  à  vous  connaître  davantage,  afin  de  pouvoir  la  mieux 
connaître  elle-même  sans  avoir  l'air  de  le  désirer.  Je  vous 
adressais  toujours  des  questions  à  son  sujet,  je  vous  deman- 
dais où  elle  était  allée,  et  quand  elle  viendrait,  et  comment 
elle  se  portait,  et  le  reste  ;  n'est-il  pas  vrai,  cousine  ?  Je  sais 
que  vous  le  lui  direz,  si  vous  ne  le  lui  avez  dit  déjà,  et.... 
et....  J'ose  croire  que  vous  le  lui  avez  dit,  parce  que  je  n'i- 
gnore pas  combien  vous  êtes  honorable,  j 

Pas  de  réponse  encore.  Le  bras  droit  de  M.  Jonas,  sur  lequel 
était  appuyée  la  sœur  aînée ,  eût  pu  sentir  une  agitation  dé- 
sordonnée qui  ne  provenait  pas  de  lui  ;  mais  nul  autre  indice 
ne  pouvait  lui  révéler  que  ses  paroles  eussent  produit  le  moin- 
dre effet. 

«  Si  même,  continua  Jonas,  vous  avez  gardé  cela  pour 
vous ,  que  vous  ne  l'en  ayez  pas  instruite ,  peu  importe  :  car 
maintenant  vous  en  rendrez  témoignage,  n'est-ce  pas?  Depuis 
le  premier  jour,  nous  avons  été  bons  amis,  et  naturellement 
nous  resterons  bons  amis  à  l'avenir;  ainsi,  je  ne  crains  pas 
de  m'expliquer  un  peu  devant  vous.  Cousine  Mercy,  vous  avez 
entendu  ce  que  j'ai  dit.  Votre  sœur  vous  le  confirmera  mot 
pour  mot,  comme  elle  le  doit.  Voulez- vous  m'accepter  oour 
mari?...  » 


382  VIE   ET   AVENTURES 

Gomme  il  venait  de  retirer  son  bras  de  la  taille  de  Gharity 
pour  présenter  sa  requête  avec  plus  d'efTet ,  cette  demoiselle 
s'élança  et  courut  jusqu'à  sa  chambre  en  jetant  sur  son  che- 
min les  cris  passionnés  et  incohérents  qu'une  femme  offensée 
peut  seule  pousser  dans  sa  colère. 

«  Laissez-moi  m'en  aller.  Laissez-moi  la  suivre,  dit  Merry, 
le  repoussant  et  lui  donnant ,  pour  dire  la  vérité ,  plus  d'un 
soufflet  retentissant  en  pleine  joue. 

—  Pas  avant  que  vous  ayez  dit  oui.  Vous  ne  m'avez  pas  ré- 
pondu. Voulez-vous  de  moi  pour  votre  mari  ? 

—  Non,  je  ne  veux  pas.  Je  ne  puis  supporter  votre  vue.  Je 
vous  l'ai  dit  cent  fois.  Vous  êtes  une  horreur.  D'ailleurs,  j'ai 
toujours  cru  que  vous  aimiez  ma  sœur  mieux  que  moi.  Nous  le 
croyions  tous. 

—  Ce  n'était  pas  ma  faute,  dit  Jonas. 

—  Si ,  c'était  votre  faute.  Vous  le  savez  bien. 

—  Toute  ruse  est  bonne  en  amour.  Elle  pouvait  penser  que 
je  la  préférais;  mais  vous ,  vous  saviez  le  contraire. 

—  Moi? 

—  Oui,  vous.  Jamais  vous  n'avez  pu  croire  que  je  la  pré- 
férasse quand  vous  étiez  là. 

—  On  ne  peut  pas  disputer  des  goûts,  dit  Mercy....  Mon 
Dieu  1  ce  n'est  pas  là  ce  que  je  voulais  dire  :  je  ne  sais  plus 
ce  que  je  dis.  Laissez-moi  la  suivre. 

—  Dites-moi  oui,  et  je  vous  laisse. 

—  Si  vous  pouvez  jamais  me  décider  à  le  dire,  je  vous 
préviens  que  ce  ne  sera  que  pour  vous  détester  et  vous  ta- 
quiner toute  ma  vie. 

— Eh  bien,  ça  va,  s'écria  Jonas,  acceptant  le  marché;  voilà 
qui  est  dit,  ma  cousine.  On  n'aura  jamais  vu  couple  mieux  as- 
sorti :  les  deux  feront  la  paire.  » 

Cette  déclaration  galante  fut  suivie  d'un  bruit  confus  de 
baisers  et  de  soufflets  ;  et  alors  la  belle  Mercy,  tout  en  désor- 
dre, put  s'enfuir  et  s'élancer  sur  les  traces  de  sa  sœur. 

Soit  que  M.  Pecksniff  eût  écouté  (ce  qui  répugne  à  l'honnê- 
teté de  son  caractère),  soit  que,  par  pure  inspiration,  il  eût  de- 
viné de  quoi  il  s'agissait  (ce  qui,  de  la  part  d'un  homme  si  sa- 
gace,  est  beaucoup  plus  probable),  soit  que,  par  un  heureux 
hasard,  il  se  fût  trouvé  à  la  place  voulue,  juste  au  moment 
précis  (ce  qui  pouvait  paraître  très-vraisemblable,  attendu  la 
surveillance  toute  particulière  qu'il  exerçait),  il  est  certain 
qu'aussitôt  que  les  deux  sœurs  eurent  regagné  leur  chambre 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  383 

et  y  furent  réunies,  il  parut  sur  le  seuil  de  la  porte.  C'était  un 
merveilleux  contraste  :  elles  si  animées,  si  bruyantes,  si  vé- 
hémentes; lui  si  calme,  si  maître  de  lui-même,  si  froid,  si  reit^- 
pli  de  mansuétude,  que  pas  un  cheveu  de  sa  tête  n'avait 
bougé. 

«  Mes  enfants!  dit  M.  Pecksniff,  étendant  les  mains  en  signe 
d'étonnement,  mais  ayant  eu  soin  d'abord  de  fermer  la  porte 
et  de  s'y  adosser;  mes  filles!  mes  enfants!  Qu'avez-vous 
donc?... 

—  Le  misérable!  l'apostat!  le  menteur!  l'indigne!  l'in- 
fâme !  Il  a  devant  moi,  à  mes  yeux,  demandé  Mercy  en  ma- 
riage!... » 

Telle  fut  la  réponse  de  la  sœur  aînée. 

«  Qui  a  demandé  Mercy  en  mariage  ?  dit  M.  PecksniflT. 

—  Lui.  Cet  être.  Ce  Jonas  qui  est  en  bas. 

—  Jonas  a  demandé  Mercy  en  mariage?...  dit  M.  Pecksniff. 
En  vérité? 

—  C'est  là  tout  ce  que  vous  trouvez  à  dire  ?  s'écria  Charity. 
Est-ce  que  vous  voulez  me  rendre  folle,  papa?  C'est  Mercy, 
vous  dis-je,  et  non  pas  moi,  qu'il  a  demandée  en  mariage!... 

—  Oh  !  fi!...  quelle  honte!  dit  gravement  M.  Pecksniff.  Oh! 
quelle  honte!  Le  triomphe  d'une  sœur  peut-il  produire  chez 
vous  cette  terrible  colère,  mon  enfant?  Oh  !  vraiment  ceci  est 
bien  triste  !  J'en  suis  pénétré  de  chagrin  ;  je  suis  aussi  surpris 
que  choqué  de  vous  voir  dans  cet  état.  Mercy,  ma  chère,  re- 
mettez-vous! veillez  sur  elle.  Ah!  envie,  envie,  que  tu  es 
donc  une  affreuse  passion  !...  » 

En  prononçant  cette  apostrophe  d'un  ton  triste  et  lamen- 
table, M.  Pecksniff  sortit  de  la  chambre  (sans  oublier  de  fermer 
la  porte  derrière  lui),  et  il  descendit  au  parloir.  Là  il  trouva 
son  futur  gendre  à  qui  il  prit  les  deux  mains. 

a  Jonas!  s'écria-t-il,  Jonas!  le  vœu  le  plas  cher  de  mon 
cœur  est  maintenant  exaucé  ! 

—  Très-bien,  dit  Jonas,  je  me  réjouis  de  vous  entendre 
parler  ainsi.  Ça  ira.  Mais,  par  exemple,  Pecksniff,  écoutez. 
Comme  ce  n'est  pas  celle  que  vous  aimez  le  mieux,  vous  ferez 
bien  de  lâcher  un  autre  millier  de  livres  sterling,  Pecksniff. 
Voyons!  il  faut  un  compte  rond.  Cinq  mille,  c'est  dit?  C'est 
bien  le  moins  quand  vous  gardez  votre  trésor  pour  vous- 
même,  vous  comprenez.  Vous  vous  en  tirez  ainsi  à  bon  mar- 
ché, et  vous  n'aurez  pas  de  sacrifice  à  faire.  » 

La  grimace  railleuse  dont  il  accompagna  ces  paroles  re- 


o84  VIE   ET    AVENTURES 

haussa  à  un  si  haut  degré  ses  autres  avantages,  que  M,  Pecks- 
niff  perdit  dans  le  premier  moment  sa  présence  d'esprit  et 
se  mit  à  regarder  le  jeune  homme  avec  une  sorte  d'étonne- 
ment  mêlé  d'admiration.  Mais  il  ne  tarda  point  à  reprendre 
son  calme  habituel,  et  il  songeait  à  détourner  la  conversation 
quand  on  entendit  du  dehors  un  pas  précipité  :  Tom  Pinch, 
tout  hors  de  lui,  s'élança  dans  la  chambre. 

A  la  vue  d'un  étranger  qui  paraissait  avoir  avec  M.  Pecks- 
nifT  un  entretien  particulier,  Tom  resta  comme  pétrifié,  bien 
qu'il  parût  avoir  à  faire  à  son  patron  une  communication  très- 
importante,  sans  quoi  il  ne  se  serait  pas  permis  d'entrer  si 
brusquement. 

«  Monsieur  Pinch,  dit  PecksnifT,  c'est  tout  au  plus  si  votre 
conduite  est  convenable.  Vous  m'excuserez  si  je  vous  dis 
qu'elle  me  semble  tout  au  plus  ocnvenable ,  monsieur  Pinch. 

—  Je  vous  demande  pardon,  monsieur,  répondit  Pinch,  de 
n'avoir  pas  frappé  à  la  porte. 

—  C'est  plutôt  à  ce  gentleman  que  vous  avez  à  demander 
pardon,  monsieur  Pinch;  je  vous  connais,  moi, tandis  qu'il  ne 
vous  connaît  pas.  C'est  mon  élève,  monsieur  Jonas.  j> 

Le  futur  gendre  adressa  à  Pinch  un  léger  mouvement  de 
tête  qui  n'était  qu'insignifiant,  sans  dédain  ni  mépris,  M.  Jo- 
nas étant  pour  le  moment  en  belle  humeur. 

«Puis-je  vous  dire  un  mot,  monsieur,  s'il  vous  plaît  ?  de- 
manda Tom.  C'est  très-pressé. 

— Il  faut  que  ce  soit  bien  pressé  pour  justifier  votre  étrange 
conduite,  monsieur  Pinch,  répliqua  son  maître.  Excusez-moi 
pour  un  moment,  mon  cher  ami....  Maintenant,  monsieur, 
quelle  est  la  cause  de  cette  entrée  si  brusque? 

—  J'en  suis  au  regret,  monsieur,  dit  Tom,  debout  dans  le 
couloir,  son  chapeau  à  la  main  devant  M.  Pecksniff  ;  car  je  sais 
que  les  apparences  me  donnaient  tort. 

—  Tout  à  fait  tort,  monsieur  Pinch. 

—  Oui,  je  le  pense,  monsieur;  mais  la  vérité  est  que  j'ai 
été  tellement  surpris  de  les  voir  et  que  je  savais  si  bien  que 
vous  le  seriez  également,  que  j'ai  couru  en  toute  hâte  à  la 
maison ,  et  qu'en  réalité  je  n'étais  plus  assez  maître  de  moi 
pour  savoir  au  juste, ce  que  je  devais  faire.  Il  y  a  quelques 
instants,  monsieur,  j'étais  à  l'église  où  je  touchais  l'orgue 
pour  mon  plaisir,  lorsque,  m'étant  avisé  de  regarder  autour 
de  moi,  j'aperçus  un  gentleman  et  une  dame  qui  étaient  dans 
la  nef  et  écoutaient.  Ils  semblaient  être  étrangers  au  pays  au- 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  385 

tant  que  j'en  pus  juger  dans  l'obscurité,  et  je  ne  croyais  pas 
les  connaître  :  je  me  levai  donc  et  les  invitai  à  entrer  dans 
la  tribune  de  l'orgue  et  à  s'y  asseoir,  c  Non,  »  me  dirent-ils  ; 
ils  n'en  voulaient  rien  faire,  mais  ils  me  remerciaient  pour 
la  musique  qu'ils  venaient  d'entendre.  Et  de  fait,  ajouta  Tom 
en  rougissant,  ils  dirent  :  a:  Musique  délicieuse  !  «  ou  du 
moins  elle  le  dit;  et  c'était  pour  moi  plus  de  plaisir  et  d'hon- 
ûeur  que  n'eût  pu  m'en  faire  tout  autre  compliment.  Je....  je.... 
vous  demande  pardon,  monsieur....  (Tom  était  tout  tremblant 
et  il  ôta  son  chapeau  pour  la  seconde  fois)  mais  je....  je  suis 
tout  troublé,  et  je  crains  de  m'être  écarté  de  mon  sujet. 

—  Si  vous  voulez  bien  y  revenir,  Thomas ,  dit  M.  Pecks- 
niff,  d'un  air  de  glace,  vous  m'obligerez. 

—  Oui,  monsieur,  certainement.  Ils  avaient  à  la  porte  de 
l'église  une  chaise  de  poste  ,  et  ils  s'étaient  arrêtés  pour 
écouter  l'orgue,  à  ce  qu'ils  me  racontèrent.  Ils  me  dirent 
alors,  du  moins  elle  me  dit,  je  crois  :  «  N'êtes-vous  pas  chez 
M.  Pecksniff,  monsieur  ?  »  Je  répondis  que  j'avais  cet  hon- 
neur, et  je  pris  la  liberté,  monsieur,  ajouta  Tom  en  levant 
ses  regards  vers  le  visage  de  son  bienfaiteur,  de  dire,  comme 
je  le  dois  et  le  ferai  toujours,  avec  votre  permission,  que  je  vous 
ai  de  grandes  obligations,  et  n'en  pourrai  jamais  témoigner 
assez  ma  reconnaissance. 

—  Ceci  était  de  trop ,  dit  M.  Pecksniff.  Prenez  votre  temps, 
monsieur  Pinch. 

—  Merci,  monsieur,  s'écria  Pinch.  Là-dessus,  ils  me  de- 
mandèrent, oui,  je  me  le  rappelle,  ils  me  demandèrent  : 
a.  N'y  a-t-il  pas  un  chemin  direct  qui  mène  chez  M.  Pecks- 
niff.... » 

Ici  M.  Pecksniff  parut  prendre  un  vif  intérêt  au  récit. 

«  Sans  passer  devant  le  Dragon?  »  Quand  je  leur  eus 
repondu  qu'il  yen  avait  un,  et  que  je  serais  heureux  de  le  leur 
montrer, ils  renvoyèrent  leur  voiture  par  la  route  etm'accom- 
pagnèrent  à  travers  la  prairie.  Je  les  ai  laissés  au  tourniquet 
pour  courir  en  avant  et  vous  avertir  qu'ils  venaient,  et  ils  se- 
ront ici,  monsieur,  avant  une  minute,  ajouta  Tom  en  repre- 
nant haleine  avec  effort. 

— Voyons,  dit  M.  Pecksniff  en  appuyant  sur  les  mots,  quel- 
.es  peuvent  être  ces  personnes? 

—  Dieu  me  pardonne,  monsieur!  s'écria  Tom,  j'aurais 
dû  commencer  par  là.  Je  les  reconnus,  elle  surtout,  dès  \z 
premier  moment.  C'est  le  gentleman  qui,   l'hiver  dernier, 

Martin  Chuzzlewit.  —  i  2.^ 


386  VIE   ET   AVENTURES 

était  malade  au  Dragon^  et  la  jeune  demoiselle  qui  l'accompa- 
gnait. )) 

Les  dents  de  Tom  claquèrent,  et  il  chancela  positivement 
sous  le  coup  de  la  stupéfaction,  en  remarquant  l'effet  extraor- 
dinaire que  ces  simples  paroles  avaient  produit  sur  M.  Pecks- 
niff.  La  crainte  de  perdre  les  bonnes  grâces  du  vieux  Chuzzle- 
wit  presque  dès  le  lendemain  de  la  réconciliation,  par  le  seul 
fait  de  la  présence  de  Jonas  dans  la  maison;  l'impossibilité  de 
renvoyer  Jonas,  ou  de  l'enfermer,  ou  de  le  garrotter,  pieds  et 
poings  liés,  et  de  le  fourrer  dans  la  cave  au  charbon,  sans  l'of- 
fenser à  tout  jamais;  l'horrible  discorde  qui  régnait  dans  la 
maison,  sans  qu'il  y  eût  le  moindre  moyen  d'y  ramener  une 
harmonie  convenable,  avec  l'emportement  de  Gharity;  le  dés- 
ordre extrême  où  se  trouvait  Mercy,  Jonas  au  parloir,  et  Mar- 
tin Ghuzzlewit  et  sa  jeune  compagne  sur  le  seuil  même  de  la 
porte;  l'impossibilité  absolue  de  dissimuler  ou  d'expliquer 
d'une  manière  plausible  cet  état  de  confusion  inextricable  : 
toute  cette  accumulation  soudaine  de  perplexités,  de  complica- 
tions et  de  brouillamini  qui  tombait  sur  la  tête  du  digne 
M.  Pecksniff  (quand,  pour  s'en  tirer,  il  avait  compté  sur  le 
temps,  sa  bonne  fortune,  sa  chance  et  sa  propre  adresse), tout 
cela,  disons-nous,  remplit  d'un  tel  trouble  l'architecte  pris  au 
piège,  que,  si  Tom  avait  été  par  hasard  une  Gorgone  fixant  des 
yeux  étincelants  sur  Pecksniff,  et  que  Pecksniff  eût  été  une 
Gorgone  regardant  Tom  à  son  tour,  ils  ne  se  fussent  pas  fait 
l'un  à  l'autre  la  moitié  de  la  peur  qu'ils  éprouvaient. 

«  Mon  Dieu  !  mon  Dieu!  s'écria  Tom.  Qu'ai-je  fait?...  Et  moi, 
qui  espérais  que  ce  serait  une  agréable  surprise  pour  vous, 
monsieur  1  Et  moi  qui  croyais  que  vous  alliez  être  charmé  d'ap- 
prendre cette  nouvelle  !  » 

Mais  en  ce  moment  un  coup  sonore  retentit  à  la  porte  du 
vestibule. 


Çj|j 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT.  387 


CHAPITRE   XXI. 

ouvelles  expériences  de  l'Amérique.  —  Martin  prend  un  associé  et 
fait  une  acquisition.  —  Renseignements  sur  Éden,  d'après  le  plan; 
item  sur  le  lion  britannique;  item  sur  la  nature  de  la  sympatiiie 
professée  et  exercée  par  l'association  des  Sympathisants  réunis  pour 
les  toasts  à  l'eau;  autrement  dite  :  watertoast  association. 

Le  coup  appliqué  à  la  porte  de  M.  Pecksniff  n'offrait  pas  , 
malgré  sa  vigueur  retentissante,  la  moindre  ressemblance 
ivec  le  bruit  d'un  train  lancé  à  toute  vapeur  sur  un  chemin  de 
fer  américain.  Il  est  bon  de  commencer  le  présent  chapitre  par 
cette  déclaration  sincère,  de  peur  que  le  lecteur  n'imagine  que 
les  rum.eurs  qui  nous  étourdissent  en  ce  moment  les  oreilles 
ont  quelque  rapport  avec  le  marteau  de  la  porte  de  M.  Pecks- 
niff ou  bien  avec  la  prodigieuse  agitation  causée  par  ce  ta- 
page et  divisée  par  portions  égales  entre  ce  digne  homme  et 
M.  Finch. 

La  maison  de  M.  Pecksniff  est  à  plus  de  mille  lieues  d'ici  : 
et  cette  heureuse  histoire  se  retrouve  encore  dans  la  noble 
compagnie  de  la  Liberté  et  de  la  sympathie  morale;  elle  sa- 
voure derechef  l'air  béni  de  l'Indépendance;  derechef  elle  con- 
tem-ple  avec  une  pieuse  terreur  ce  sens  moral  qui  fait  qu'on  ne 
rend  à  César  rien  de  ce  qui  appartient  à  César.  Derechef  elle  res- 
pire à  longs  traits  cette  atmosphère  sacrée  que  respira  avant  elle 
l'homme  illustre....  (0  noble  patriote,  père  de  nombreux  dis- 
ciples!...) l'homme  qui  rêvait  de  liberté  dans  les  bras  d'une 
esclave,  et  qui  en  s'éveillant  vendait  sur  le  marché  public  les 
enfants  qu'il  avait  eus  de  sa  maîtresse. 

Comme  les  roues  résonnent  et  crient  1  comme  le  chemin  à 
rail  p]at  s'ébranle  ,  tandis  que  le  train  court  à  grande  vitesse  ! 
La  locomotive  mugit  ;  on  dirait  qu'elle  est  fouettée  et  tour- 
mentée ainsi  qu'un  travailleur  d'os  et  de  chair,  et  qu'elle  se 
tord  dans  l'agonie.  Mais  ce  n'est  qu'un  rêve  :  car  dans  cette 
république  l'acier  et  le  fer  sont  infiniment  plus  considérés 
que  la  chair  et  le  sang.  Si  l'œuvre  intelligente  de  l'homme  vient 
à  être  chargée  au  delà  de  sa  puissance,  elle  possède  en  elle- 
même  les  éléments  de  sa  vengeance  ;  tandis  que  le  misérable 


388  VIE    ET    AVENTURES 

mécanisme  créé  par  la  main  divine  ,  n'offrant  pas  le  même 
danger,  peut  être  manié,  opprimé,  brisé  au  gré  du  conducteur. 
Voyez  cette  machine  1  II  en  coûte  à  un  homme  condamné  à 
payer  l'amende  et  à  faire  réparation  à  la  loi  outragée  beau- 
coup plus  de  dollars  pour  avoir,  en  état  d'ivresse  ,  détérioré 
cette  insensible  masse  de  métal,  que  pour  avoir  causé  la  mort 
de  vingt  créatures  humaines  1  Aussi  les  étoiles  du  drapeau  na- 
tional projettent  leur  rayon  sur  des  traces  sanglantes  ,  et  la 
Liberté ,  abaissant  son  bonnet  sur  ses  yeux ,  adopte  pour  sa 
sœur  l'Oppression  aux  traits  hideux. 

Le  conducteur  de  la  machine  du  train  dont  le  bruit  vient  de 
nous  éveiller  dès  notre  entrée  en  matière ,  n'était  pas  certai- 
nement préoccupé  de  pensées  de  cette  nature;  il  est  même 
probable  qu'il  n'en  avait  d'aucune  espèce  pour  lui  troubler  le 
cerveau.  Appuyé  contre  la  galerie  de  la  locomotive  ,  les  bras 
et  les  jambes  croisées  ,  il  fumait  ;  et  sauf  que ,  de  temps  en 
temps,  par  un  grognement  aussi  court  que  sa  pipe,  il  approu- 
vait quelque  manœuvre  adroite  de  son  collègue  le  chauffeur, 
qui  charmait  ses  loisirs  en  jetant  du  haut  du  tender  des  ti- 
sons enflammés  aux  nombreux  bestiaux  égarés  sur  la  ligne  ; 
le  conducteur  gardait  une  telle  immobilité,  un  air  d'indiffé- 
rence si  complète  que,  si  la  locomotive  avait  été  tout  simple- 
ment un  petit  cochon  de  lait ,  notre  homme  n'eût  pas  vu  ses 
mouvements  avec  plus  d'insouciance.  Nonobstant  le  calme  et 
la  parfaite  tranquillité  d'esprit  de  ce  fonctionnaire  ,  le  convoi 
marchait  bon  train  ;  et,  comme  les  rails  n'étaient  pas  parfai- 
tement posés  ,  les  cahots  et  les  chocs  qu'il  produisait  dans  sa 
course  n'étaient  ni  rares  ni  légers. 

Trois  grands  waggons  se  suivaient,  liés  les  uns  aux  autres  : 
le  waggon  des  dames,  lewaggondes  messieurs  etlewaggondes 
nègres.  Ce  dernier  était  peint  en  noir,  comme  pour  faire  mieux 
comprendre  quels  hôtes  il  était  destiné  à  recevoir.  Martin  et 
Mark.  Tapley  s'étaient  mis  dans  le  premier,  qui  était  le  plus 
commode;  et,  comme  ce  waggon  était  loin  d'être  rempli,  d'au- 
tres gentlemen ,  qui  ne  détestaient  point  la  compagnie  des 
dames,  s'y  étaient  également  placés.  Le  maître  et  le  domesti- 
que étaient  assis  côte  à  côte  et  entretenaient  une  conversation 
animée. 

«  Ainsi,  Mark  ,  dit  Martin ,  le  regardant  d'un  air  d'anxiété . 
ainsi  vous  êtes  satisfait  de  voir  New-York  derrière  nous  ? 

—  Oui,  monsieur,  dit  Mark;  enchanté. 

—  Vous  n'y  étiez  donc  pas  jovial  ?  demanda  Martin, 


DE    MARTIN   ^HUZZLEWIT.  389 

—  Au  contraire,  monsieur.  La  plus  joyeuse  semaine  de  toute 
ma  vie,  je  l'ai  passée  chez  Pawkins. 

—  Que  pensez-vous  de  nos  projets?  demanda  Martin,  d'un 
ton  qui  dénotait  qu'il  y  avait  déjà  quelque  temps  qu'il  suspen- 
dait cette  question. 

—  Ils  sont  magnifiques  ,  monsieur.  Quel  meilleur  nom 
pour  aucun  lieu  du  monde  que  celui  de  Vallée  d'Éden?  Quel 
homme  pourrait  choisir  pour  se  fixer  un  meilleur  endroit 
que  la  Vallée  d'Éden?...  On  m'a  dit,  ajouta  Mark  après  une 
pose,  qu'il  n'y  manque  pas  non  plus  de  serpents  :  ainsi  vous 
voyez  que  notre  Éden  sera  complet  comme  l'autre.  » 

Bien  loin  de  rester  sur  cette  agréable  nouvelle  avec  la  moin- 
dre marque  d'effroi ,  Tapley  en  l'évoquant  laissa  paraître  sur 
sa  physionomie  une  expression  de  joie  radieuse  ;  tellement 
radieuse  ,  qu'un  étranger  eût  pu  supposer  qu'il  avait  toute  sa 
vie  appelé  de  ses  vœux  la  société  des  serpents,  et  qu'il  jetait 
un  vivat  d'allégresse  en  touchant  à  la  réalisation  de  ses  plus 
ardents  désirs. 

ce  Qui  vous  a  dit  cela  ?  demanda  rudement  Martin. 

—  Un  officier  de  la  milice,  dit  Mark. 

—  Que  le  diable  vous  emporte,  imbécile  que  vous  êtes  !  s'é- 
cria Martin,  riant  de  bon  cœur,  en  dépit  de  lui-même.  Quel 
officier  de  la  milice  ?  il  y  en  a  tant  :  ça  pousse  ici  comme  le 
chiendent  dans  les  champs. 

—  Oui,  c'est  vrai;  il  y  en  a  autant  que  d'épouvantails  pour 
les  moineaux  en  Angleterre,  monsieur;  et,  pour  plus  de  res- 
semblance, les  épouvantails  de  là-bas  sont  aussi  une  espèce 
de  milice,  car  ils  ont  comme  eux  veste  et  gilet ,  avec  un  bâ- 
ton fourré  dedans.  Ah  1  ah  !  ah  !  Ne  faites  pas  attention  ,  mon- 
sieur; je  ris  comme  ça  de  temps  à  autre.  Pas  moyen  de  m'em- 
pêcher  d'être  jovial.  Eh  bien  oui,  c'est  un  des  guerriers  intimes 
de  la  pension  Pawkins  qui  m'a  conté  la  chose.  «  Si  mes  infor- 
mations sont  précises,  m'a-t-il  dit,  pas  positivement  en  parlant 
du  nez,  mais  d'une  voix  bien  enchifrenée  tout  de  même,  vous 
vous  rendez  à  la  Vallée  d'Éden  ?  —  J'ai  entendu  parler  de  ça  , 
lui  ai-je  répondu.  — Oh!  dit-il,  s'il  vous  arrive  d'y  coucher, 
n'oubliez  pas,  jusqu'à  ce  que  la  civilisation  y  ait  fait  des  pro- 
grès, de  prendre  une  hache  à  côté  de  vous.  —  Est-ce  qu'il  y 
a  des  puces  ?  lui  ai-je  demandé.  —  Mieux  que  ça,  qu'il  dit.-— 
Des  vampires?  — ■  Mieux  que  ça.  —  Des  moustiques  peut-être? 
—  Mieux  que  tout  ça.  —  Mieux  que  ça?  que  je  dis.  —  Ily  j. 
des  serpents,  des  serpents  à  sonnettes  ;  pourtant  vous  n'aviez 


390  VIE    ET   AVENTURES 

pas  non  plus  tout  à  fait  tort,  jeune  étranger  :  on  y  trouve  aussi 
au  beau  milieu  des  chemins  des  insectes  ruminants  qui  vous 
croquent  très-bien  l'homme;  mais  n'y  faites  pas  attention, 
c'est  seulement  pour  vous  tenir  compagnie,  c'est  seulement  des 
serpents  qui  vous  donneront  du  fil  à  retordre;  chaque  fois 
qu'en  vous  éveillant  vous  en  apercevrez  un  tout  dressé  sur 
votre  lit ,  en  forme  de  tire-bouchon  dont  le  manche  est  posé 
sens  dessus  dessous  sur  son  train  de  derrière ,  coupez-le  en 
deux,  car  c'est  venimeux.  » 

—  Pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  averti  de  cela  auparavant? 
s'écria  Martin ,  dont  les  traits  prirent  une  expression  qui  re- 
doubla l'air  de  gaieté  de  Mark. 

—  Je  n'y  avais  ma  foi  pas  songé  ,  monsieur,  répondit  celui- 
ci.  Cela  m'est  entré  par  une  oreille  et  sorti  par  l'autre.  Mais 
Dieu  me  pardonne ,  cet  officier-là  appartenait  sans  doute  à  une 
autre  compagnie  d'exploitation,  et  il  n'aura  bâti  cette  histoire 
que  pour  nous  faire  aller  dans  son  Éden  à  lui,  et  non  dans  celui 
de  ses  concurrents. 

—  C'est  assez  vraisemblable ,  observa  Martin.  Tout  ce  que 
je  puis  dire,  c'est  que  je  le  souhaite  de  tout  mon  cœur. 

—  Je  n'en  doute  pas ,  monsieur,  répliqua  Mark,  qui  était 
trop  préoccupé  lui-même  de  cette  anecdote  peu  rassurante 
pour  avoir  songé  à  l'efTet  qu'elle  allait  produire  sur  son  maî- 
tre; car  de  toute  façon  il  nous  faudra  y  vivre,  vous  savez  , 
monsieur. 

—  Vivre  !  s'écria  Martin.  Oui ,  c'est  aisé  à  dire  ;  mais  s'il 
nous  arrive  de  ne  point  nous  éveiller  quand  les  serpents  à  son- 
nettes s'amuseront  à  se  dresser  en  tire-bouchon  sur  nos  lits , 
il  ne  sera  pas  aussi  aisé  de  vivre  que  vous  le  prétendez. 

—  La  chose  est  parfaitement  exacte ,  dit  une  voix  si  rap- 
prochée qu'elle  sembla  chatouiller  l'oreille  de  Martin.  Cela  est 
affreusement  vrai.  » 

Martin  regarda  autour  de  lui;  il  trouva  qu'un  gentleman, 
assis  par  derrière  ,  avait  avancé  sa  tête  entre  lui  et  Mark  en 
appuyant  son  menton  sur  le  rebord  du  dossier  de  leur  petite 
banquette  ,  et  s'amusait  à  écouter  leur  conversation.  Il  avait 
cet  air  insouciant  et  nonchalant  que  déjà  les  deux  voyageurs 
avaient  remarqué  chez  la  plupart  des  gentlemen  du  pays  ;  ses 
joues  étaient  tellement  creuses  ,  qu'il  fallait  qu'il  fût  toujours 
à  les  sucer  par  dedans  ;  le  soleil,  en  le  brûlant,  ne  l'avait  rendu 
ni  rouge  ni  brun,  mais  d'un  jaune  sale.  Il  avait  des  yeux  noirs 
et  brillants  qu'il  tçnait  à  demi  fermés  ,  ne  regardant  absolu- 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  391 

ment  que  parles  coins,  et  même  alors  d'une  manière  qui  si- 
gnifiait en  quelque  sorte  :  «  Vous  ne  m'attraperez  pas;  vous 
le  voudriez  bien ,  mais  il  n'y  a  pas  moyen,  d  Ses  bras  repo- 
saient négligemment  sur  ses  genoux,  tandis  qu'il  se  penchait 
en  avant  ;  dans  le  creux  de  sa  main  gauche  il  tenait  un  mor- 
ceau de  tabac  en  carotte ,  comme  les  paysans  anglais  y  tien- 
nent une  tranche  de  fromage;  dans  sa  main  droite  était  un 
couteau.  Il  se  jeta  au  milieu  de  la  conversation  avec  aussi  peu 
de  cérémonie  que  s'il  eût  été  particulièrement  invité ,  depuis 
plusieurs  jours,  à  écouter  des  deux  parts  les  arguments  pour 
donner  son  avis  ;  et  quant  à  la  possibilité  qu'on  se  souciât  mé- 
diocrement de  l'honneur  de  sa  connaissance  ou  de  son  inter- 
vention dans  des  affaires  privées,  il  ne  s'en  préoccupa  pas  plus 
qu'un  ours  ou  un  buffle. 

—  Gela  est  affreusement  vrai,  répéta-t-il,  en  adressant  par 
condescendance  un  salut  à  Martin,  comme  à  un  barbare  d'é- 
tranger. La  vermine  y  grouille,  elle  y  est  bien  importune.  » 

Martin  ne  put  s'empêcher  de  froncer  le  sourcil,  disposé  qu'il 
était  peut-être  à  faire  entendre  que  le  gentleman  n'était  guère 
moins  importun  que  la  susdite  vermine.  Mais ,  se  rappelant 
que  la  sagesse  commande  d'être  romain  à  Rome,  il  prit  en  un 
moment  l'air  le  plus  gracieux  possible,  et  l'honora  d'un  sourire. 

Leur  nouvel  ami  n'ajouta  pas  un  mot  pour  l'instant  ;  car  il 
était  fort  occupé  à  couper  une  chique  dans  son  morceau  de 
tabac,  et  pendant  ce  temps  il  sifflotait  doucement.  Quand  il 
l'eut  façonnée  à  son  gré,  il  prit  l'ancienne  qu'il  posa  sur  le 
bord  du  dossier,  entre  Mark  et  Martin,  tandis  qu'il  introdui- 
sait la  nouvelle  dans  le  creux  de  sa  joue,  où  elle  fit  l'effet  d'une 
grosse  noix  ou  plutôt  d'une  rainette  moyenne.  Satisfait  de  l'o- 
pération, il  piqua  de  la  pointe  de  son  canif  la  chique  émérite, 
et  l'élevant  pour  la  leur  faire  voir,  il  dit,  du  ton  d'uu  homme 
qui  s'y  connaissait,  qu'elle  «  était  usée  à  profit.  »  Alors  il  la 
jeta  devant  lui,  mit  son  couteau  dans  une  poche,  son  tabac  dans 
l'autre,  appuya  comme  auparavant  son  menton  sur  le  dossier 
et,  goûtant  le  dessin  du  gilet  de  Martin,  avança  la  main  pou 
en  tâter  l'étoffe. 

«  Gomment  appelez-vous  ceci?  demauda-t-il. 

—  Sur  ma  parole,  dit  Martin,  je  n'en  sais  pas  le  nom. 

—  Ça  coûte  un  dollar  au  moins  l'aune  ? 

—  Réellement,  je  n'en  sais  rien. 

—  Dans  mon  pays,  dit  le  gentleman,  nous  connaissons  le 
prix  de  nos  pro — duitsl...  » 


392  VIE   ET  AVE-NTURES 

Martin  n'ayant  pas  jugé  à  propos  de  discuter  sur  cette 
question,  il  y  eut  un  temps  d'arrêt. 

«  Eh  bien,  reprit  le  nouvel  ami,  après  les  avoir  attentive- 
ment regardés  l'un  et  l'autre  durant  ce  long  silence,  comment 
va  la  vieille  marâtre?  » 

M.  Tapley,  voyant  dans  cette  question  une  nouvelle  version 
de  cette  impertinente  formule  anglaise  :  «  Comment  va  votre 
mère  ?  »  l'eût  relevée  à  l'instant  même,  si  Martin  ne  l'eût  pré- 
venu aussitôt. 

«  Vous  entendez  par  là  la  vieille  patrie  ?  dit-il. 

—  Oui,  répliqua  l'Américain.  Gomment  va-t-elle  ?  Elle  con- 
tinue, je  pense,  d'avancer  à  reculons,  comme  d'ordinaire! 
Très-bien!  Comment  va  la  reine  Victoria? 

—  Sa  santé  est  excellente,  j'imagine,  dit  Martin. 

—  La  reine  Victoria  ne  sera  pas  à  l'aise  dans  ses  souliers 
royaux,  pas  plus  tard  que  demain. 

—  Je  ne  comprends  pas,  dit  Martin.  De  quoi  s'agit-il? 

—  Vous  verrez  si  elle  ne  sera  pas  saisie  d'un  rude  frisson, 
quand  elle  apprendra  ce  qu'on  fait  de  ce  côté-ci  ! 

—  Je  n'en  crois  rien,  dit  Martin,  j'en  ferais  le  serment.  » 
Le  bizarre  gentleman  le  considéra  d'un  air  de  pitié  pour 

son  ignorance  ou  son  aveuglement,  et  dit  : 

«  Eh  bien  !  monsieur,  je  vous  l'affirme  :  il  n'y  a  pas  dans 
les  États-Unis  du  bon  Dieu  une  locom.otive  avec  son  méca- 
nisme brisé  qui  soit  aussi  lacérée,  aussi  hachée,  aussi  recro- 
quevillée pour  jamais  dans  sa  ruine,  que  ne  le  sera  cette  jeune 
créature,  dans  sa  luxueuse  habitation  de  la  Tour  de  Londres, 
quand  elle  lira  le  second  supplément  de  la  IVatertoast  Gazette.  y> 

Plusieurs  autres  gentlemen  avaient  quitté  leurs  places  et 
s'étaient  groupés  autour  des  interlocuteurs  durant  l'entre- 
tien qui  précède.  Ils  goûtaient  au  plus  haut  point  ces  der- 
nières paroles.  L'un  d'eux  très-maigre,  porteur  d'une  cravate 
blanche  lâche  et  flottante,  d'un  grand  gilet  blanc  et  d'une 
longue  redingote  noire,  crut  devoir  mettre  dans  la  balance  le 
poids  de  l'autorité  qu'il  possédait  parmi  les  assistants. 

«  Hem  !  monsieur  La  Fayette  Kettle,  dit-il ,  en  ôtant  son 
chapeau. 

—  Attention!  attention  !  d  murmura  le  groupe. 
M.  Kettle  s'inclina. 

«  Au  nom  de  cette  société,  monsieur,  et  au  nom  de  notre 
patrie  commune,  comme  sfl.  nom  de  cette  cause  intéressante  de 
la  sympathie  sacrée  à  laquelle  nous  sommes  dévoués,  je  vous 


DE    MARTIN    GHUZZLEWIT.  393 

remercie.  Je  vous  remercie,  monsieur,  au  nom  des  Watertoast 
Sympathizers  ;  je  vous  remercie,  monsieur,  au  nom  de  Water- 
toast Gazette;  je  vous  remercie,  monsieur,  au  nom  de  la  ban- 
nière étoilée  des  grands  États-Unis  ;  je  vous  remercie  pour 
votre  plaidoyer  aussi  éloquent  que  catégorique.  Et  si,  mon- 
sieur, ajouta  l'orateur,  touchant  Martin  du  manche  de  son 
parapluie  afin  d'appeler  son  attention ,  car  Martin  écoutait 
Mark  qui  lui  parlait  à  voix  basse  ;  si  en  ce  lieu,  en  ce  moment 
même,  je  me  hasarde  à  exprimer  une  opinion  qui  touche  indi- 
rectement au  sujet  en  question,  je  dirai,  monsieur,  que  le 
Lion  britannique  verra  ses  ongles  arrachés  par  le  noble  bec 
de  l'Aigle  américain,  et  qu'on  lui  apprendra  à  jouer  sur  la 
harpe  irlandaise  et  le  violon  écossais  cet  air  qu'exhalent 
toutes  les  conques  vides  éparses  sur  les  rivages  de  la  verte 
Colombie!  » 

Ici  le  gentleman  maigre  se  rassit  au  milieu  d'une  sensation 
profonde  ;  et  chacun  prit  un  air  très-grave. 

î  Général  Ghoke,  dit  M.  La  Fayette  Kettle,  vous  embrasez 
mon  cœur;  monsieur,  vous  embrasez  mon  cœur.  Mais  le  Lion 
britannique  n'est  pas  sans  représentants  ici  ,  monsieur;  et 
j'aimerais  assez  à  entendre  sa  réponse  à  vos  observations. 

—  Sur  ma  parole,  s'écria  Martin  en  riant,  puisque  vous  me 
faites  l'honneur  de  me  considérer  comme  son  représentant,  je 
dirai  simplement  ceci  :  c'est  que  jamais  je  n'ai  appris  que  la 
reine  Victoria  lût  la  gazette....  n'importe  quoi,  et  que  je  ne 
pense  même  pas  que  ce  soit  probable.  » 

Le  général  Ghoke  sourit  à  l'assemblée  et  dit,  en  manière 
de  patiente  et  bienveillante  explication  : 

a  On  lui  envoie  la  gazette,  monsieur,  on  la  lui  envoie  par 
la  malle. 

—  Mais  si  on  l'adresse  à  la  Tour  de  Londres,  répliqua  Mar- 
tin, je  crains  fort  qu'elle  ne  parvienne  pas  à  sa  destination, 
car  la  reme  ne  demeure  pas  là. 

—  Messieurs,  dit  à  son  tour  M.  Tapley,  affectant  la  plus 
grande  politesse  et  regardant  les  gentlemen  avec  un  sérieux 
parfait,  la  reine  d'Angleterre  demeure  d'ordinaire  à  l'Hôtel  des 
Monnaies  pour  surveiller  les  finances.  Elle  a  aussi,  en  vertu  de 
son  poste,  un  appartement  chez  le  lord-maire,  à  Mansion-House; 
mais  elle  ne  Toccupe  que  très-rarement,  parce  que  la  chemi- 
née du  salon  a  l'inconvénient  de  fumer. 

—  Mark,  dit  Martin  ,  je  vous  serai  infiniment  obligé  si  vous 
avez  la  bonté  de  ne  pas  nous  lancer  à  la  tête  vos  absurdités. 


394  VIE    ET   AVENTURES 

quelque  plaisantes  qu'elles  puissent  vous  sembler.  Je  vous 
faisais  simplement  observer,  messieurs,  quoique  ce  soit,  du 
reste,  chose  peu  importante,  que  la  reine  d'Angleterre  n'ha- 
bite point  la  Tour  de  Londres. 

—  Général  1...  s'écria  M.  La  Fayette  Kettle;  vous  entendez? 

—  Général  1  répétèrent  plusieurs  autres.  Général  1 

—  Ghutl  silence,  je  vous  prie  1  dit  le  général  Ghoke  en 
agitant  la  main  et  parlant  avec  un  calme,  une  affabilité,  une 
bienveillance  des  plus  touchants.  J'ai  toujours  remarqué, 
comme  une  circonstance  fort  extraordinaire,  que  j'attribuerai 
à  la  nature  des ,  institutions  britanniques  et  à  la  tendance 
qu'elles  ont  à  supprimer  cet  esprit  de  recherche  et  d'examen 
si  largement  répandu  jusque  dans  les  forêts  vierges  de  notre 
vaste  continent  de  l'Océan  occidental;  j'ai  toujours  remarqué, 
dis-je,  que  les  connaissances  des  Anglais  eux-mêmes  sur  ces 
sujets  particuliers  n'équivalent  point  à  celles  que  possèdent 
nos  concitoyens  intelligents  et  grands  amateurs  de  voyages. 
Voici  qui  est  intéressant  et  qui  confirme  mon  observation  : 
quand  vous  dites ,  monsieur,  continua-t-il  en  s'adressant  à 
Martin,  que  votre  reine  n'habite  pas  la  Tour  de  Londres,  vous 
tombez  dans  une  erreur  où  tombent  également  ceux  mêmes 
d'entre  vos  concitoyens  dont  le  mérite  et  l'honorabilité  com- 
mandent le  plus  le  respect.  Mais  vous  avez  tort,  monsieur. 
Elle  doit  y  habiter.... 

—  Lorsqu'elle  est  à  la  cour  de  Saint-James,  interrompit 
Kettle. 

—  Lorsqu'elle  est  à  la  cour  de  Saint-James  naturellement, 
répliqua  le  général,  toujours  avec  la  même  bienveillance;  car, 
si  elle  habitait  le  château  de  Windsor,  elle  ne  pourrait  être  à 
Londres  en  même  temps.  Votre  Tour  de  Londres,  monsieur, 
continua  le  général,  souriant  avec  la  douce  conscience  de  son 
savoir,  est  naturellement  votre  résidence  royale.  Placée  dans 
le  voisinage  immédiat  de  vos  parcs,  de  vos  promenades,  de 
vos  arcs  de  triomphe,  de  votre  Opéra  et  de  votre  royal  Almacks, 
cette  tour  se  présente  naturellement  comme  le  lieu  le  plus 
propre  à  tenir  une  cour  fastueuse  et  frivole.  Et  par  conséquent 
c'est  là  qu'on  tient  la  cour. 

—  Avez-vous  été  en  Angleterre  ?  demanda  Martin. 

—  Par  écrit,  monsieur,  dit  le  général,  jamais  autrement. 
Nous  sommes  un  peuple  de  lecteurs,  monsieur.  Vous  trouve- 
rez chez  nous  un  degré  d'instruction  qui  vous  surprendra, 
monsieur. 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  395 

—  Je  n'en  doute  pas  le  moins  du  monde,  î  répondit  Martin. 
Mais  ici  il  fut  interrompu  par  M.  La  Fayette  Kettle,  qui  lui 

murmura  à  l'oreille  : 

(  Vous  connaissez  le  général  Choke  ? 

—  Non,  répondit  Martin  sur  le  même  ton. 

—  Mais  vous  savez  qu'on  le  considère  ici  comme  un.... 

—  Gomme  un  des  hommes  les  plus  remarquables  de  ce  pays, 
n'est-ce  pas?  dit  Martin,  à  tout  hasard. 

—  Le  fait  est  certain ,  répliqua  Kettle.  Je  vois  bien  que 
vous  avez  entendu  parler  de  lui  ! 

—  Je  crois,  dit  Martin,  s'adressant  de  nouveau  au  général, 
que  j'ai  le  plaisir  d'être  porteur  d'une  lettre  d'introduction 
auprès  de  vous,  monsieur.  Elle  est  de  M.  Bevan,  du  Massa- 
chussets,  »  ajouta-t-il  en  lui  présentant  la  lettre. 

Le  général  prit  la  lettre  et  la  lut  avec  attention;  de  temps 
en  temps  il  suspendait  sa  lecture  pour  regarder  les  deux 
étrangers.  Après  avoir  terminé,  il  s'approcha  de  Martin,  s'as- 
sit à  côté  de  lui  et  lui  serra  les  mains. 

«  Très-bien  !  dit-il  ;  ainsi  vous  songez  à  vous  établir  à 
Éden? 

—  Gela  dépendra  de  votre  opinion  et  des  avis  de  l'agent, 
répondit  Martin.  On  m'a  appris  qu'il  n'y  a  pour  moi  rien  à 
faire  dans  les  anciennes  villes. 

—  Je  puis  vous  recommander  à  l'agent,  monsieur,  dit  le 
général.  Je  le  connais.  Moi-même,  je  suis  membre  de  la  Com- 
pagnie de  colonisation  d'Éden.  » 

Gette  nouvelle  était  grave  pour  Martin,  car  son  ami  avait 
insisté  sur  ce  que  le  général  n'avait  aucun  rapport,  du  moins 
à  ce  qu'il  croyait,  avec  aucune  compagnie  terrienne,  et  pour- 
rait par  conséquent  lui  fournir  des  renseignements  d'autant 
plus  désintéressés.  Le  général  lui  expliqua  qu'il  n'était  entré 
dans  cette  compagnie  que  quelques  semaines  auparavant,  et 
que  depuis  ce  temps  il  n'y  avait  plus  eu  de  rapports  entre  lui 
et  M.  Bevan. 

€  Nous  n'avons  que  bien  peu  de  chose  à  risquer,  dit  Martin 
d'un  ton  d'appréhension,  quelques  livres  sterling  seulement, 
c'est  tout  notre  avoir.  Or,  pensez-vous  que,  pour  un  homme  de 
ma  profession,  ce  soit  une  spéculation  qui  permette  de  conce- 
voir des  espérances  de  succès? 

—  Gomment  donc  !  dit  gravement  le  général,  si  cette  spé- 
culation n'offrait  ni  espérances  ni  avenir,  je  n'y  eusse  pas  en- 
i^agé  mes  dollars,  je  vous  prie  de  le  croire. 


396  VIE  ET   AVENTURES 

—  Je  ne  parle  pas  des  vendeurs,  dit  Martin  ;  mais  les  ache- 
teurs.... les  acheteurs!... 

—  Les  acheteurs,  monsieur?  répéta  le  général  d'un  ton 
tout  à  fait  expressif.  Eh  bien  !  vous  arrivez  d'un  vieux  pays, 
d'un  pays,  monsieur,  qui  a  empilé  des  veaux  d'or  aussi  haut 
que  Babel,  et  les  a  adorés  durant  des  siècles.  Nous  sommes  un 
pays  neuf,  monsieur  ;  nous  sommes  des  hommes  à  l'état  pri- 
mitif, monsieur;  nous  n'avons  pas  pour  nous  l'excuse  de  nous 
être  abandonnés  à  des  pratiques  de  décadence  pendant  le  long 
cours  des  âges;  nous  n'avons  pas  de  faux  dieux;  ici,  monsieur, 
l'homme  existe  et  marche  dans  toute  sa  dignité.  Si  ce  n'est 
pas  pour  cela  que  nous  avons  combattu,  nous  aurions  mieux 
fait  de  nous  tenir  tranquilles.  Me  voici  moi,  monsieur,  ajouta 
le  général,  posant  droit  son  parapluie  pour  en  faire  le  symbole 
de  son  individualité  (et  c'était  un  parapluie  tout  délabré, 
triste  caution  pour  garantir  la  loyauté  de  son  propriétaire  qui 
le  prenait  à  témoin),  me  voici  moi,  monsieur,  avec  la  tête 
grise  et  avec  un  sens  moral.  Conviendrait-il  à  mes  principes 
de  mettre  un  capital  dans  cette  spéculation,  si  je  ne  pensais 
qu'elle  est  toute  pleine  de  bonnes  chances  et  d'espérances 
pour  les  autres  hommes,  mes  frères  en  Dieu?  » 

Martin  essaya  de  paraître  convaincu,  mais  cela  lui  semblait 
difficile,  car  il  songeait  à  New- York. 

Œ  Pourquoi  sont  faits  les  grands  États-Unis,  monsieur,  con- 
tinua le  général,  si  ce  n'est  pour  la  régénération  de  l'homme? 
Mais  de  votre  part  il  est  naturel  de  prendre  de  telles  infor- 
mations ,  car  vous  arrivez  d'Angleterre  et  vous  ne  connaissez 
pas  mon  pays. 

—  Alors  vous  pensez,  dit  Martin,  que,  sauf  la  peine  qu'il  faut 
se  donner  et  que  nous  sommes  tout  prêts  à  subir,  on  peut 
raisonnablement  espérer,  et  Dieu  sait  si  nous  sommes  trop 
ambitieux,  un  succès  raisonnable  dans  ce  pays? 

—  Si  l'on  peut  espérer  un  succès  raisonnable  à  Éden,  mon- 
sieur !...  Mais  voyez  l'agent,  voyez  l'agent  ;  voyez  les  cartes  et 
les  plans,  monsieur,  et  après  cela  vous  partirez  ou  vous  res- 
terez, selon  les  chances  que  vous  présentera  l'établissement. 
Éden  n'en  est  pas  encore  réduit  à  mendier  des  acquéreurs. 

—  C'est  un  endroit  terriblement  agréable,  ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas  d'être  en  même  temps  effroyablement  salubre  !  n  dit 
M.  Kettle,  se  mêlant  à  la  conversation  comme  si  c'était  la 
chose  la  plus  naturelle  du  monde. 

Martin  ne  voulut  pas  discuter  la  validité  de  semblables 


DE    MARTIN    CHUZZLEYVlT.  397 

moignages,  par  la  seule  raison  qu'il  éprouvait  une  secrète 
méfiance  de  l'affaire  ;  il  pensa  que  ce  serait  peu  convenable  et 
peu  digne  d'un  gentleman.  Il  remercia  donc  le  général  de  la 
promesse  qu'il  lui  avait  faite  de  le  mettre  directement  en  rap- 
port avec  l'agent,  et  il  convint  avec  lui  de  voir  ce  fonction- 
naire le  lendemain  matin.  Il  pria  alors  le  général  de  lui  ap- 
prendre ce  que  c'était  que  les  Watertoast  Sympathizers^  dont  il 
avait  parlé  en  s'adressant  à  M.  La  Fayette  Kcttle,  et  quelles 
étaient  les  infortunes  auxquelles  s'appliquait  leur  sympathie. 
Là-dessus  le  général,  prenant  son  air  le  plus  sérieux,  répondit 
qu'il  pourrait  parfaitement  s'éclairer  sur  ce  point,  dès  le  len- 
demain même,  en  assistant  à  un  grand  meeting  de  cette  so- 
ciété, qui  serait  tenu  dans  la  ville  vers  laquelle  on  se  diri- 
geait: «  Meeting  que  mes  concitoyens  m'ont  invité  à  présider,  » 
ajouta  le  général. 

Ils  n'atteignirent  qu'à  une  heure  avancée  de  la  soirée  le 
terme  de  leur  voyage.  Tout  près  du  chemin  de  fer  s'élevait  un 
immense  édifice  peint  en  blanc,  assez  laid  pour  ressembler  à 
un  hôpital;  sur  la  façade  se  lisaient  ces  mots  :  Hôtel  Na- 
tional. Par  devant,  il  y  avait  une  galerie  de  bois  ou  vérandah. 
Là,  quand  le  train  s'arrêtait,  on  était  tout  surpris  et  presque 
effrayé  d'apercevoir  une  grande  quantité  de  semelles  de  bottes 
ou  de  souliers  perdus  dans  la  famée  de  cigares  ;  du  reste,  pas 
d'autre  trace  de  créatures  humaines.  Cependant,  à  la  longue, 
apparaissaient  quelques  têtes  et  quelques  épaules  ;  en  rappro- 
chant ces  indices  des  bottes  et  des  souliers,  on  arrivait  à  dé- 
couvrir que  certains  locataires  de  l'hôtel,  qui  se  plaisaient  à 
mettre  leurs  talons  là  où  les  gentlemen  des  autres  pays  met- 
tent habituellement  leur  tête,  étaient  en  train  de  jouir  à  leur 
manière  de  la  fraîcheur  de  la  soirée. 

Il  y  avait  dans  cet  hôtel  une  grande  salle  à  boire,  ainsi 
qu'une  grande  salle  publique,  dans  laquelle  on  apprêtait  la 
table  générale  pour  le  souper.  Ou  voyait  en  ce  lieu  d'intermi- 
nables escaliers  blanchis  à  la  chaux,  de  longues  galeries  en 
haut,  en  bas,  également  blanchies  à  la  chaux;  des  quantités 
de  petites  chambres  à  coucher  blanchies  à  la  chaux  ;  et  à 
chaque  étage  une  vérandah  s'étendait  sur  les  quatre  faces  de 
la  maison,  qui  formait  un  grand  square  de  brique  avec  une 
mauvaise  petite  cour  au  centre,  où  séchaient  quelques  ser- 
viettes. Çà  et  là,  des  gentlem^en  erraient  en  bâillant,  avec 
leurs  mains  dans  leurs  poches  ;  mais  soit  dans  la  maison,  soit 
dehors,  partout  où  une  demi-douzaine  de  personnes  étaient 


398  VIE   ET   AVENTURES 

réunies,  tout  dans  leur  air,  leur  costume,  leurs  mœurs,  leurs 
manières,  leurs  habitudes,  leur  tournure  d'esprit  et  leur  conver- 
sation, reproduisait  exactement  M.  Jefferson  Brick,  le  colonel 
Diver,  le  major  Pawkins,  le  général  Choke  et  M.  La  Fayette 
Kettle,  toujours,  sans  cesse,  et  toujours.  Ces  gens-là  faisaient 
les  mêmes  choses,  ils  disaient  les  mêmes  choses,  ils  jugeaient 
toutes  choses  d'après  le  même  programme,  et  ils  y  rappor- 
taient toutes  choses.  En  observant  comment  ils  agissaient  et 
comment  ils  se  comportaient  les  uns  et  les  autres  dans  leur 
mutuelle  et  charmante  compagnie,  Martin  commença  à  com- 
prendre parfaitement  qu'ils  en  fussent  venus  à  former  ce  peu- 
ple si  sociable,  si  gai,  si  aimable,  si  gracieux,  que  l'on  connaît. 

Au  bruit  d'un  gong  étourdissant,  cette  séduisante  compa- 
gnie arriva  par  troupes  de  toutes  les  parties  de  la  maison  à 
la  salle  publique,  tandis  que  des  boutiques  du  voisinage  ac- 
couraient une  multitude  d'autres  convives  :  car  la  moitié  au 
moins  de  la  ville,  gens  mariés  ou  célibataires,  résidait  à  V Hôtel 
National.  Le  thé,  le  café,  les  viandes  sèches,  la  langue,  le 
jambon,  la  saumure,  le  gâteau,  les  rôties,  les  confitures,  le 
pain  et  le  beurre,  tout  fut  dévoré  avec  la  rapidité  et  l'avidité 
habituelles  ;  puis,  comme  d'ordinaire,  la  compagnie  s'écoula 
par  degrés,  les  uns  allant  à  leur  bureau,  les  autres  à  leur 
comptoir,  et  d'autres  enfin  à  la  salle  à  boire.  Pour  les  dames, 
il  y  avait  une  table  plus  simple,  où  leurs  maris  et  frères  étaient 
admis  si  cela  leur  convenait;  mais  du  reste,  à  tous  égards, 
elles  s'amusaient  exactement  comme  chez  Pawkins. 

«  Voyons,  Mark,  mon  cher  compagnon,  dit  Martin  fermant 
la  porte  de  sa  petite  chambre,  il  nous  faut  tenir  un  conseil 
solennel  ;  car  notre  sort  sera  décidé  demain  matin.  Êtes-vous 
bien  résolu  à  mettre  vos  économies  dans  les  risques  de  l'as- 
sociation ? 

—  Monsieur,  si  je  n'avais  pas  été  déterminé  à  tenter  l'aven- 
ture, répondit  Tapley,  je  ne  serais  pas  venu  ici. 

—  Combien  y  a-t-il  là  ?  demanda  Martin  en  prenant  un  petit 
sac. 

—  Trente-sept  livres  dix  schellings  six  pence.  C'est  du  moins 
ce  qu'on  m'a  dit  à  la  caisse  d'épargne  ;  car  jamais  je  ne  les  ai 
comptés.  Mais  ils  s'y  connaissent  mieux  que  moi,  ajouta  Mark 
avec  un  mouvement  de  tête  qui  exprimait  sa  confiance  sans 
bornes  dans  la  science  et  l'arithmétique  de  cette  institution. 

—  L'argent  que  nous  avons  apporté  sur  nous,  dit  Martin, 
est  réduit  à  un  peu  moins  de  huit  livres  sterling.  » 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  399 

M.  Tapley  sourit  et  regarda  à  droite  et  à  gauche,  afin  que 
son  maître  ne  supposât  point  qu'il  attachât  la  moindre  impor- 
tance à  ce  fait. 

((  Sur  la  bague....  sa  bague,  Mark....  dit  Martin,  contem- 
plant tristement  son  doigt  vide. 

—  Ah!...  soupira  Tapley;  pardon,  monsieur. 

—  Nous  avons  obtenu,  en  espèces  anglaises,  quatorze  livres. 
Ainsi,  même  avec  cela,  votre  apport  dans  le  fonds  social  serait 
encore  de  beaucoup  le  plus  considérable  des  deux.  Maintenant, 
Mark,  dit  le  jeune  homme  avec  son  ton  d'autrefois,  et  juste 
comme  s'il  eût  parlé  à  Tom  Pinch,  j'ai  songé  à  un  moyen  d'en 
tirer  parti  pour  vous,  et  même,  j'espère,  d'élever  matérielle- 
ment votre  condition. 

—  Oh!  monsieur,  pas  un  mot  de  cela,  répliqua  Mark.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  m'élever.  Je  me  trouve  bien  comme  je  suis. 

—  Écoutez-moi  donc,  dit  Martin  :  la  chose  est  très-impor- 
tante pour  vous,  et  me  causera  à  moi  une  vive  satisfaction. 
Mark,  je  veux  que  vous  soyez  mon  associé  dans  l'affaire,  un 
associé  au  pair.  J'y  mettrai,  comme  capital  complémentaire, 
les  connaissances  et  l'habileté  que  je  possède  dans  ma  profes- 
sion ;  ei  vous  toucherez  la  moitié  des  profits  annuels,  aussi 
longtemps  que  durera  l'association.  » 

Pauvre  Martin  !  toujours  il  bâtissait  des  châteaux  en  l'air  ; 
toujours  ,  dans  son  égoïsme  présomptueux,  il  oubliait  tout  le 
reste  pour  ne  penser*  qu'à  ses  riches  espérances  et  à  ses  ar- 
dents projets.  En  ce  moment  même,  il  jouissait  avec  orgueil 
de  la  pensée  qu'il  patronait  Mark  et  le  récom.pensait  magnifi- 
quement! 

«  J'ignore,  monsieur,  ce  que  je  dois  répondre  pour  vous 
remercier,  dit  Mark  d'un  ton  beaucoup  plus  grave  que  son  ton 
habituel ,  mais  d'après  un  motif  tout  différent  que  celui  que 
Martin  assigna  à  ses  paroles.  Je  vous  servirai,  monsieur,  de 
mon  mieux  et  jusqu'à  la  fin.  Voilà  tout. 

—  Nous  nous  entendons  parfaitement ,  mon  cher  cctoipa- 
gnon,  dit  Martin ,  qui  se  leva  d'un  air  de  satisfaction  person- 
nelle et  de  condescendance;  désormais  nous  ne  sommes  plus 
maître  et  valet,  mais  amis  et  associés,  à  notre  satisfaction  réci- 
proque. Si  nous  nous  déterminons  pour  Éden  ,  l'affaire  com- 
mencera aussitôt  que  nous  y  serons  arrivés.  La  raison  sociale, 
ajouta  Martin  qui  battait  toujours  le  fer  quand  il  était  chaud, 
la  raison  sociale  sera  Chuzzîeicit  et  Tapley. 

—  Dieu  vous  bénisse  ,  monsieur  !  s'écria  Mark  ;  ne  fourrez 


iiOO  VIE  ET   AVENTURES 

pas  mon  nom  là  dedans.  Je  ne  connais  pas  les  affaires.  Il  vau- 
dra mieux  mettre  :  et  Cie.  J'ai  quelquefois  pensé,  dit-il  encore 
en  baissant  la  voix,  que  j'aimerais  assez  à  connaître  une  Com- 
pagnie.... Mais  je  ne  m'attendais  guère  à  en  devenir  une. 

—  Vous  ferez  comme  il  vous  plaira,  Mark. 

—  Merci ,  monsieur.  Si  un  gentleman  de  la  campagne, 
tenant  auberge  ou  autrement,  venait  à  avoir  besoin  de  se  faire 
faire  un  jeu  de  quilles,  je  pourrais  me  charger  de  cette  partie 
de  notre  négoce,  monsieur. 

—  Beaucoup  mieux  qu'aucun  architecte  des  Ëtats-Unis,  dit 
Martin.  Allez  demander  une  couple  de  savetiers  au  sherry  : 
nous  boirons  au  succès  de  notre  raison  sociale.  » 

Ou  bien  il  avait  oublié  déjà  qu'ils  n'étaient  plus  sur  le 
pied  de  maître  et  de  valet  (et  souvent  depuis  il  l'oublia),  ou 
bien  il  considérait  cette  espèce  d'office  comme  étant  du  nombre 
des  fonctions  générales  de  :  «  Et  Cie.  »  Cependant  Mark  obéit 
avec  son  empressement  habituel  ;  et,  avant  qu'il  se  quittassent 
pour  aller  se  coucher  ,  il  fut  convenu  entre  eux  qu'il  iraient 
ensemble  le  lendemain  matin  chez  l'agent,  mais  que  Martin 
déciderait  lui-même  la  question  d'Ëden.  Mark  n'eut  à  ses 
propres  yeux,  au  point  de  vue  même  de  la  jovialité,  aucun 
mérite  à  faire  cette  concession  :  car  il  savait  parfaitement  que, 
de  toute  manière,  la  chose  finirait  par  là. 

Le  lendemain,  il  se  trouva  que  le  général  était  à  la  table 
commune.  Après  le  déjeuner,  il  ouvrit  l'avis  de  se  rendre  chez 
Tagent  sans  perdre  de  temps.  Les  étrangers,  qui  ne  deman- 
daient pas  mieux,  s'empressèrent  d'y  consentir  :  ils  partirent 
donc  immédiatement  ensemble  pour  l'office  de  la  colonie 
d'Éden,  lequel  était  tout  au  plus  à  portée  de  mousquet  de 
l'Hôtel  National. 

C'était  une  petite  hutte,  assez  semblable  à  un  bureau  de 
péage.  Mais  si  une  grande  terre  peut  tenir  quelquefois  dans 
un  cornet  à  dés,  pourquoi  tout  un  territoire  ne  serait-il  pas 
vendu  dans  une  baraque?  Ce  n'était,  il  est  vrai,  qu'un  bu- 
reau provisoire  ;  car  les  Édeniens  étaient  sur  le  point  de  faire 
construire  un  bâtiment  magnifique  pour  servir  de  centre 
à  leurs  transactions,  et  déjà  même  ils  en  avaient  désigné 
l'emplacement  :  or,  c'est  beaucoup  en  Amérique.  La  porte  des 
bureaux  était  toute  grande  ouverte,  et  sur  le  seuil  était  l'agent. 
C'était  probablement  un  homme  qui  allait  vite  en  besogne  :  car 
il  paraît  qu'il  n'avait  plus  rien  à  faire  ,  occupé  qu'il  était  à  se 
balancer  en  arrière  et  en  avant  sur  une  chaise  à  bascule,  avec 


DE    MARTIN    CHUZZLEWir.  401 

l'une  de  ses  jambes  plantée  sur  l'encadrement  de  la  porte  et 
l'autre  repliée  sous  son  corps,  comme  pour  couver  son  pied. 

Cet  homme  était  très-maigre;  il  avait  un  immense  chapeau 
de  paille  et  un  habit  de  drap  vert.  Vu  la  chaleur  du  temps  ,  il 
était  sans  cravate,  et  avait  laissé  le  devant  de  sa  chemise  tout 
ouvert  :  de  sorte  que,  chaque  fois  qu'il  parlait,  on  voyait  quel- 
que chose  remuer  et  sautiller  dans  sa  gorge,  comme  les  petits 
marteaux  d'un  clavecin  quand  on  frappe  sur  les  touches.  Peut- 
être  était-ce  la  Yérité  qui  faisait  un  petit  effort  pour  monter  à 
ses  lèvres,  sans  parvenir  jamais  jusque-là. 

Deux  yeux  gris  étaient  profondément  cachés  en  embuscade 
dans  la  tête  de  l'agent,  mais  l'un  d'eux  était  privé  de  lumière 
et  demeurait  tranquille.  De  ce  côté  de  son  visage,  il  semblait 
écouter  ce  que  faisait  l'autre.  Chacun  de  ses  profils  offrait  donc 
une  expression  distincte  ;  et,  quand  la  partie  mouvante  de  la 
figure  était  le  plus  animée,  la  partie  immobile  était  dans  son 
état  le  plus  glacial  de  haute  surveillance.  On  n'avait  qu'à  passer 
de  l'autre  côté  pour  retourner  l'homme  comme  un  gant  et  lire 
au  vif,  dans  la  mobilité  de  ses  traits,  l'esprit  de  calcul  et  de 
sérieuse  attention  qui  faisait  le  fond  de  son  caractère. 

Chacun  de  ses  longs  cheveux  noirs  tombait  aussi  roide 
qu'un  fil  d'archal;  les  mèches  en  désordre  descendaient  sur 
ses  arcades  sourcilières,  comme  si  le  coq  dont  la  patte  était 
encore  profondément  marquée  au  coin  de  ses  yeux,  avait 
becqueté  et  lacéré  sa  chevelure  dans  une  ardeur  sauvage, 
en  croyant  avoir  affaire  à  quelque  oiseau  de  proie  de  son 
espèce. 

Tel  était  l'homme  qu'abordèrent  les  voyageurs  et  que  le  gé- 
néral salua  du  nom  de  Scadder. 

a  Tiens!  c'est  vous,  général,  répondit-il;  comment  vous 
portez-vous? 

—  Plein  d'activité  et  d'ardeur,  monsieur ,  pour  le  service  de 
mon  pays  et  la  cause  de  la  Sympathie.  Voici  deux  gentlemen 
qui  ont  affaire  à  vous,  monsieur  Scadder.  d 

Celui-ci  leur  donna  des  poignées  de  mains  :  en  Amérique, 
rien  ne  se  fait  sans  poignée  de  mains  ;  et  il  continua  à  se  ba- 
lancer sur  sa  chaise  à  bascule. 

a  Je  pense  savoir  pour  quelle  affaire  vous  avez  amené  ici  ces 
étrangers,  général. 

—  Fort  bien,  monsieur  ;  vous  devez  vous  en  douter. 

—  Général,  vous  avez  la  langue  trop  longue,  dit  Scadder. 
Vraiment,  vous  ne  savez  pas  vous  taire  ,  c'est  un  fait.  Vous 

ilARTi:;  Ckuzzlzwit.  —  i  26 


im  VIE   ET   AVENTURES 

parlez  terriblement  bien  en  public,  mais  vous  ne  devriez  pas 
aller  si  vite  de  l'avant  en  aflaires. 

—  Si  je  comprends  votre  pensée  ,  dit  le  général  après  un 
instant  de  réflexion,  je  veux  être  pendu! 

—  Vous  savez  bien,  dit  Scadder,  que  nous  ne  voulons  point 
vendre  les  lots  au  premier  acquéreur  venu,  mais  que  nous 
avons  décidé  de  les  réserver  pour  des  aristocrates  de  nature  I 

—  Eh  bien  !  monsieur,  en  voici,  s'écria  le  général  avec  cha- 
leur. En  voici! 

—  En  ce  cas,  c'est  bien,  répliqua  l'agent  d'un  ton  de  repro- 
che. Mais  vous  ne  devriez  pas  pour  cela  prendre  des  airs  avec 
moi,  général.  5 

Le  général  souffla  à  l'oreille  de  Martin  que  Scadder  était 
l'homme  le  plus  franc  du  monde  dans  son  langage,  et  qu'il  ne 
voudrait  pas  pour  dix  mille  dollars  lui  avoir  fait  volontaire- 
ment injure. 

«  Je  remplis  mon  devoir,  et  avec  tout~  cela  je  me  fais  des 
ennemis  de  ceux  à  qui  je  ne  veux  que  rendre  service,  dit  Scad- 
der à  voix  basse  en  regardant  la  route  et  se  remettant  à  se 
balancer.  Ils  se  fâchent  contre  moi  parce  que  je  ne  veux  pas 
vendre  trop  bon  marché  leur  Éden.  Voilà  bien  la  nature  hu- 
maine !  Très-bien  ! 

—  Monsieur  Scadder  ,  dit  le  général ,  prenant  son  attitude 
d'orateur  ;  monsieur  !  voici  ma  main,  et  voici  mon  cœur  !  Je  vous 
estime,  monsieur,  et  je  vous  demande  pardon.  Ces  gentlemen 
sont  de  mes  amis;  sinon,  je  ne  les  eusse  pas  amenés  ici,  mon- 
sieur; sachant  bien,  monsieur,  que  les  lots  sont  actuellement 
à  trop  bon  marché.  Mais  ce  sont  des  amis  à  moi ,  monsieur , 
des  amis  intimes.  » 

Cette  explication  satisfit  tellement  M.  Scadder,  que  notre 
homme  prit  et  secoua  chaudement  la  main  du  général ,  après 
s'être,  pour  cela,  levé  de  sa  chaise  à  bascule.  Ensuite  il  invita 
les  amis  intimes  du  général  aie  suivre  dans  son  bureau.  Quant 
cxu  général,  il  fit  observer,  avec  sa  bonne  grâce  habituelle, 
qu'appartenant  à  la  compagnie,  il  ne  devait  se  mêler  en  rien 
a  une  transaction  de  ce  genre.  Puis  ce  fut  à  son  tour  de  s'em- 
parer de  la  chaise  à  bascule  et  de  regarder  la  perspective , 
comme  un  bon  samaritain  qui  attend  un  voyageur  pour  lui 
venir  en  aide. 

ce  Oh  l...  »  s'écria  Martin,  dont  l'œil  se  fixa  sur  un  vaste  plan 
qui  occupait  tout  un  côté  de  l'office. 

L'oince  n'avait  guère  que  cela ,  sauf  quelques  échantillons 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  403 

géologiques  et  botaniques,  un  ou  deux  registres  rouilles  ,  un 
pupitre  grossier  et  un  tab-ouret. 
«  Oh!...  Qu'est-ce  que  c'est? 

—  Ceci  vous  représente  Éden,  dit  Scadder,  se  curant  les  dents 
avec  une  espèce  de  petite  baïonnette  qu'il  avait  fait  sortir  de 
son  couteau  en  touchant  un  ressort. 

—  Vraiment?  je  n'eusse  pas  cru  que  ce  fCit  là  une  ville. 

—  Vous  ne  l'eussiez  pas  cru?...  c'en  est  pourtant  bien  une. 
Et  une  ville  florissante,"  qui  plus  est  !  Une  ville  toute  d'archi- 
tecture 1  j 

Il  y  avait  des  banques ,  des  églises ,  une  cathédrale ,  des 
marchés,  des  comptoirs,  des  hôtels,  des  magasins,  des  de- 
meures élégantes,  des  quais,  une  bourse,  un  théâtre,  des  mo- 
numents publics  de  toute  nature,  sans  oublier  les  bureaux  de 
la  Guêpe  d'Éden,  journal  quotidien  ;  le  tout  offert  en  perspective 
aux  yeux  des  deux  voyageurs. 

—  Dieu  me  bénisse  1  c'est  réellement  une  ville  très-impor- 
tante 1  s'écria  Martin  en  se  retournant. 

—  Certainement,  très-importante ,  dit  l'agent. 

—  Mais,  dit  Martin,  regardant  de  nouveau  les  monuments 
publics,  je  crains  qu'il  n'y  ait  plas  rien  à  faire  pour  moi. 

—  Tout  n'est  pas  encore  bâti,  répondit  l'agent;  non,  non, 
tout  n'est  pas  entièrement  achevé,  s 

Ce  fut  un  grand  soulagement  pour  Martin. 
«  Le  marché  est-il  bâti?  demanda-t-il. 

—  Ceci  ?  dit  l'agent  en  piquant  de  son  cure-dent  la  girouette 
indiquée  au  haut  du  plan.  Laissez-moi  voir.  Non ,  ceci  n'est 
point  bâti. 

—  Une  bonne  besogne  pour  commencer!  n'est-ce  pas, 
Mark?  »  murmura  Martin  en  poussant  du  coude  son  associé. 

Mark ,  qui  avait  gardé  une  contenance  impassible  et  s'était 
contenté  de  contempler  tour  à  tour  le  plan  et  l'agent,  répondit 
simplement  :  «  Une  besogne  rare  1  » 

Un  silence  profond  s'ensuivit.  M.  Scadder,  laissant  reposer 
un  peu  son  cure-dent,  se  mit  à  siffler  quelques  mesures  du 
Yankee- Doodle  et  à  essuyer  la  poussière  qui  couvrait  le  toit  du 
théâtre. 

«  Je  suppose,  dit  Martin,  feignant  de  regarder  de  plus  près 
le  plan,  mais  laissant  deviner,  par  le  tremblement  de  sa  voix, 
quelle  importance  il  attachait  intérieurement  à  la  réponse,  je 
suppose  qu'il  y  a  déjà....  plusieurs  architectes? 

—  Il  n'y  en  a  qu'un,  dit  Scadder. 


kOk  VIE    ET   AVENTURES 

—  Mark,  murmura  Martin  en  le  tirant  par  la  manche,  en- 
tendez-vous?... Mais,  reprit-il  tout  haut,  qui  donc  alors  a  fait 
tous  ces  travaux  que  nous  avons  devant  les  yeux  ? 

—  Gomme  le  sol  est  très-fertile,  peut-être  que  les  monuments 
poussent  spontanément,  »  dit  Mark. 

Il  était,  en  disant  ces  mots,  près  du  mauvais  profil  de 
l'agent  ;  mais  Scadder  changea  aussitôt  de  place  pour  pouvoir 
l'observer  de  son  œil  actif  et  valide. 

«  Tâtez  mes  mains,  jeune  homme,  dit-il. 

—  A  quoi  bon  ?  »  demanda  Mark,  cherchant  à  se  soustraire 
à  l'invitation. 

Scadder  étendit  ses  mains. 

(T  Sont-elles  sales  ou  propres?  »  dit-il. 

Au  point  de  vue  physique ,  elles  étaient  évidemment  sales. 
Mais  il  était  clair  que  M.  Scadder  les  présentait  à  l'examen 
dans  un  sens  figuré,  et  comme  emblème  de  son  caractère 
moral  ;  Martin  se  hâta  donc  de  les  déclarer  aussi  pures  que  la 
neige  qui  voltige  encore  dans  les  airs. 

«  Mark,  dit-il  avec  une  certaine  impatience,  je  vous  prie  de 
ne  pas  jeter  à  tort  et  à  travers  des  remarques  de  cette  nature, 
qui,  pour  être  innocentes  dans  l'intention,  n'en  sont  pas  moins 
déplacées  et  ne  sauraient  être  agréables  aux  étrangers.  Je  suis 
vraiment  très-contrarié. 

—  De  quoi  se  mêle  le  (7o  *  ?  pensa  Mark  ;  le  voilà  déjà  qui 
met  les  pieds  dans  le  plat!  Quand  il  ne  devrait  être  qu'un 
asocié  assoupi ,  un  associé  qui  n'a  qu'à  s'endormir  bien  vite 
et  ronfler  de  tout  son  cœur....  Un  Co  n'a  pas  autre  chose  à 
faire,  à  ce  que  je  vois.  » 

M.  Scadder  ne  disait  rien ,  mais  il  s'était  adossé  au  plan  et 
il  piqua  plus  de  vingt  fois  le  pupitre  avec  son  cure-dent,  re- 
gardant Mark  en  même  temps  comme  s'il  le  poignardait  en 
effigie. 

Martin  se  hasarda  enfin  à  faire  observer,  d'un  ton  d'humble 
prière  : 

«  Vous  ne  m'avez  pas  dit  qui  a  accompli  tous  ces  tra- 
vaux? 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  savoir  qui  l'a  fait  ou  ne  l'a  pas 
fait,  dit  l'agent  d'un  ton  bourru.  Peu  importe  comment  la 
chose  est  arrivée.  Peut-être  est-ce  un  homme  qui  s'est  sauvé 
avec  un  joli  monceau  de  dollars  ;  peut-être  n'avait-il  pas  un 

4 .  En  angfais,  Co,  compagnie. 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  405 

50U  dans  sa  poche.  Peut-être  était-ce  un  farceur;  peut-être 
un  serpent  à  sonnettes. 

—  Voilà  ce  que  vous  nous  valez,  Markl...  dit  Martin. 

—  Peut-être,  poursuivit  l'agent,  n'y  a-t-il  pas  de  .plantes 
jui  croissent  à  Ëden.  Non  !  peut-être  ce  pupitre  et  ce  tabouret 
ae  sont-ils  pas  de  bois  d'Éden.  Non  !  peut-être  n'y  a-t-il  pas 
jne  masse  innombrable  de  colons  qui  y  soient  allés.  Non! 
peut-être  n'existe-t-il  pas  d'endroit  de  ce  nom  dans  le  terri- 
toire des  États-Unis.  Oh!  non  ! 

—  J'espère  que  vous  devez  être  satisfait  du  succès  de  votre 
Dlaisanterie,  Mark,  s  dit  Martin. 

Mais  ici  et  fort  à  propos  intervint  le  général,  qui,  de  la  porte 
jù  il  était  resté ,  appela  Scadder  pour  l'inviter  à  fournir  à  ses 
imis  des  détails  sur  ce  petit  lot  de  cinquante  acres  avec  maison 
j  annexée,  lequel,  après  avoir  appartenu  d'abord  à  la  Compa- 
gnie, était  dernièrement  retombé  dans  ses  mains. 

«  Général ,  répondit  l'agent ,  vous  avez  trop  le  cœur  sur  la 
nain.  C'est  un  lot  dont  le  prix  pourrait  m.onter.  » 

Il  consulta  toutefois  ses  livres  ,  en  grondant  il  est  vrai ,  et , 
tenant  toujours  tourné  vers  Mark  son  côté  mobile,  quelque 
incommode  que  fût  pour  lui-même  cette  position,  il  donna  à 
iire  aux  deux  étrangers  une  feuille  qu'il  déploya  sous  leurs 
jreux.  Martin  la  lut  avidement,  puis  il  demanda  : 

«  Maintenant,  où  est  cet  endroit  sur  le  plan? 

—  Sur  le  plan?  répéta  Scadder. 

—  Oui.  )) 

Scadder  se  retourna  vers  le  tableau  et  réfléchit  un  moment, 
3omme  si,  pour  répondre  au  défi,  il  avait  résolu  de  se  montrer 
Bxact  à  cela  près  de  l'épaisseur  de  l'ombre  d'un  cheveu.  Enfin, 
après  avoir  lentement  décrit  en  l'air  des  cercles  avec  son  cure- 
ient,  comme  un  pigeon  voyageur  qu'on  vient  de  lancer,  il  fit 
tout  à  coup  un  bond  vers  le  plan  qu'il  perça  de  part  en  part , 
au  milieu  même  du  quai. 

«C'est  ici!...  dit-il,  laissant  vibrer  son  couteau  planté 
dans  le  mur.  C'est  bien  ici  !  d 

Martin  lança  un  regard  rayonnant  sur  son  Co.,  et  son  Co. 
vit  que  le  tour  était  fait. 

Le  marché  ne  fut  cependant  pas  conclu  aussi  facilement 
qu'on  eût  pu  s'y  attendre;  car  Scadder  était  taquin  et  d'un 
caractère  difficile ,  et  il  sema  l'affaire  d'obstacles  inattendus  : 
tantôt  invitant  les  étrangers  à  y  bien  songer  et  à  prendre  en- 
core une  semaine  ou  même  une  quinzaine,  tantôt  aussi  leur 


406  VIE  ET   AVENTURES 

prédisant  qu'ils  ne  seraient  pas  contents  de  l'affaire,  et  tantôt 
leur  offrant  de  revenir  sur  le  contrat  et  de  l'annuler,  et  mur- 
murant de  violentes  imprécations  contre  la  démence  du  général. 
Mais  le  total  de  la  somme  incroyablement  minime  du  prix 
d'achat  (cent  cinquante  dollars  seulement,  à  peine  quelque 
chose  de  plus  que  trente  guinées  sur  le  capital  apporté  par  le 
Go.  dans  l'association  d'architecture)  fut  payé  finalement;  et 
Martin,  dans  son  ivresse,  à  l'idée  qu'il  était  désormais  pro- 
priétaire de  terrains  dans  la  florissante  ville  d'Éden ,  se  sentit 
grandir  tellement,  que  sa  tête  était  prête  à  percer  le  toit  de  la 
baraque  de  l'agent. 

«  S'il  arrivait,  dit  Scadder  en  remettant  à  Martin  ses 
titres  contre  l'échange  de  son  argent ,  que  l'affaire  ne  réussît 
pas,  n'en  faites  point  retomber  le  blâme  sur  moi. 

—  Non,  non,  répondit  gaiement  le  jeune  homme,  nous  ne 
vous  en  voudrons  pas.  Général,  venez-vous? 

—  Je  suis  tout  à' vous,  monsieur,  dit  le  général,  lui  don- 
nant la  main  avec  une  cordialité  grave,  et  je  souhaite  que 
vous  n'ayez  qu'à  vous  féliciter  de  votre  acquisition.  Vous  voilà 
maintenant ,  monsieur,  naturalisé  citoyen  de  la  plus  puissante 
et  de  la  mieux  civilisée  des  nations  qui  jamais  aient  orné  le 
monde;  une  nation,  monsieur,  où  l'homme  est  uni  à  l'homme 
par  le  vaste  lien  de  l'affection  réciproque  et  de  la  fidélité. 
Puissiez- vous ,  monsieur,  rester  digne  de  votre  patrie  d'adop- 
tion! » 

Martin  le  remercia  et  prit  congé  de  M.  Scadder,  qui  s'était 
immédiatement  réinstallé  sur  sa  chaise  à  bascule ,  dès  que  le 
général  l'eut  quittée ,  et  qui  avait  recommencé  à  se  balancer 
en  avant  et  en  arrière ,  tout  comme  si  cet  exercice  hygiénique 
n'avait  jamais  souffert  d'interruption.  Mark  se  retourna  plu- 
sieurs fois,  tandis  qu'il  suivait  avec  ses  compagnons  le  chemin 
qui  menait  à  l'Hôtel  National;  mais  en  ce  moment  M.  Scadder 
dirigeait  de  leur  côté  son  profil  inerte,  où  l'on  ne  pouvait  dis- 
tinguer qu'une  parfaite  insensibilité.  Quelle  étrange  différence 
avec  l'autre  côté  1  M.  Scadder  n'était  pas  homme  à  rire,  et  ja- 
mais il  ne  riait  aux  éclats  ;  cependant  chaque  sillon  de  sa  patte 
d'oie  et  chacune  des  veines  métalliques  qui  couraient  sur  cette 
partie  de  sa  tête  se  tordaient  dans  un  rire  moqueur!  La  figure 
complexe  de  la  Mort  et  de  la  Dame  qu'on  voit  au  haut  de  la 
vieille  ballade  n'était  pas  plus  positivement  partagée  en  deux 
et  n'offrait  pas  deux  parties  plus  monstrueusement  disparates 
que  les  deux  profils  de  Zephaniah  Scadder. 


DE  MARTIN    CHUZZLEWIT.  407 

Le  général  pressait  le  pas,  car  midi  sonnait  à  l'horioge; 
c'était  l'heure  précise  où  le  grand  meeting  des  WatertoastSyin- 
pathîzers  devait  avoir  lieu  dans  la  salle  publique  de  l'Hôtel 
National.  Désireux  d'assister  à  la  démonstration  et  de  juger 
par  ses  propres  yeux  de  ce  qui  allait  s'y  passer,  Martin  ne 
s'éloigna  point  du  général,  et,  le  serrant  de  plus  près  encore 
lorsqu'ils  entrèrent  dans  la  salle,  il  arriva  par  ce  moyen  jus- 
qu'à une  petite  plate-forme  qui  se  trouvait  à  l'extrémité  et  qui 
était  composée  de  plusieurs  tables  :  un  fauteuil  y  avait  été  dis- 
posé pour  le  général ,  et  M.  La  Fayette  Kettle,  en  sa  qualité  de 
secrétaire,  faisait  un  grand  étalage  de  documents  sur  papier 
ministre;  c'étaient  sans  doute  des  spécimens  d'éloquence  brail- 
larde. 

«  Eh  bien,  monsieur,  dit-il  en  échangeant  une  poignée  de 
mains  avec  Martin ,  voici  un  spectacle  devant  lequel  le  Lion 
britannique  aura  la  queue  basse  entre  les  jambes  et  poussera 
un  rugissement  lamentable  !  » 

Martin  pensa  à  parL  lui  qu'il  était  bien  possible  que  le  Lion 
britannique  se  trouvât  fort  dépaysé  dans  cette  ménagerie, 
mais  il  garda  pour  lui  cette  idée.  Alors  on  vota  la  prise  de  pos- 
session du  fauteuil  par  le  général,  sur  la  motion  d'un  jeuue 
homme  pâle  appartenant  à  lécole  de  Jefferson  Brick,  qui  par- 
tit de  là  pour  prononcer  un  discours  fortement  épicé  d'allu- 
sions aux  douceurs  de  la  famille,  au  foyer  domestique  et  aux 
chaînes  de  la  tyrannie  qu'il  fallait  briser. 

Oh  !  comme  l'orateur  riva  son  clou  au  Lion  britannique  ! 
L'indignation  du  jeune  et  brillant  Colombien  ne  connaissait 
pas  de  bornes.  S'il  avait  pu  être  seulement  un  de  ses  ancêtres, 
dit-il,  il  vous  aurait  joliment  poivré  ce  Lion-là;  comme  un 
autre  Brute  Tamer,  il  vous  l'aurait  apprivoisé  à  coups  de  fouet, 
et  lui  aurait  donné  une  leçon  qu'il  n'eût  pas  été  tenté  d'oublier. 
«  Ça,  un  lion  !  s'écria  le  jeune  Colombien  ,  où  est-il?  Qui  est- 
il?  Qu'est-il?  Qu'on  me  le  montre.  Qu'on  me  l'amène.  Ici, 
lion!  disait-il  dans  l'attitude  d'un  athlète  ;  viens  sur  cet  autel 
sacré.  Ici!  s'écria  le  jeune  Colombien,  prenant  dans  son  illu- 
sion les  tables  à  manger  qui  lui  servaient  de  tribune  pour 
l'auteLsacré  et  le  mausolée  de  ses  ancêtres.  Ici,  sur  les  cendres 
de  nos  pères  cimentées  par  le  sang  qui  fut  versé  comme  de 
l'eau  dans  nos  plaines  natales  de  Chickabiddy  Lick!...  Ame- 
nez-nous ce  Lion  !  Seul  à  seul  avec  lui ,  je  ne  crains  pas  de  le 
défier.  Je  dis  à  ce  Lion  que,  quand  la  main  de  la  Liberté  l'aura 
saisi  par  la  crinière,  on  verra  bientôt  son  cadavre  rouler  de- 


^08  VIE  ET   AVENTURES 

vant  nous ,  et  pendant  ce  temps  les  Aigles  de  la  Grande  Répu- 
blique poufferont  de  rire ,  ha  !  ha  !  ha  I  » 

Quand  il  fut  démontré  que  le  Lion  ne  viendrait  pas,  et  qu'il 
se  tenait  prudemment  à  Técart,  tandis  que  le  jeune  Colombien 
restait  debout ,  les  bras  croisés  ,  seul  dans  sa  gloire ,  et  que, 
par  conséquent,  les  Aigles  pouvaient  sans  inconvénient  pous- 
ser leur  rire  sauvage  sur  la  crête  des  montagnes ,  il  s'éleva 
des  applaudissements  dont  je  suis  étonné  que  la  violence 
n'ait  pas  suffi  pour  déranger  les  aiguilles  de  l'horloge  des 
Horse-Guards ,  et  changer  l'heure  dans  la  capitale  de  l'Angle- 
terre. 

c  Quel  est  cet  orateur?...  »  demanda  Martin  à  M.  La  Fayette 
en  langage  télégraphique. 

Le  secrétaire  écrivit  très-gravement  quelque  chose  sur  une 
feuille  de  papier  qu'il  roula  et  fit  passer  de  main  en  main. 
C'était  une  variante  de  l'ancienne  redite  :  «  Un  des  hommes  les 
plus  remarquables  peut-être  de  notre  pays,  n 

Au  jeune  Colombien  succéda  un  autre  orateur  non  moins 
éloquent,  et  qui  fit  vibrer  aussi  des  ouragans  d'applaudisse- 
ments. Mais  ces  deux  «r  remarquables»  jeunes  gens,  dans  leur 
exaltation  (dont  la  poésie  elle-même  ne  pourrait  donner  qu'une 
faible  idée)  oublièrent  de  dire  avec  qui  ou  avec  quoi  sympa- 
thisaient les  Watertoasiers ,  en  d'autres  termes  pour  quoi  et 
comment  ils  étaient  sympathiques.  Martin  demeura  donc  long- 
temps dans  des  ténèbres  aussi  épaisses  qu'auparavant ,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  un  rayon  de  lumière  s'offrit  à  lui  par  l'organe 
du  secrétaire,  qui,  en  lisant  les  procès-verbaux  des  séances 
précédentes  ,  lui  rendit  le  sujet  un  peu  plus  clair.  Il  apprit 
alors  que  la  Watertoast  Association  sympathisait  avec  un  poli- 
tique irlandais  qui ,  sur  certains  points ,  était  en  dissenti- 
ment avec  l'Angleterre ,  et  qu'elle  agissait  de  la  sorte  ,  sinon 
parce  qu'elle  aimait  beaucoup  l'Irlande,  du  moins  parce  qu'elle 
n'aimait  pas  du  tout  l'Angleterre  :  car  elle  éprouvait,  à  l'en- 
droit des  Irlandais  émigrés ,  autant  de  jalousie  que  de  mé- 
fiance, et  ne  les  supportait  que  pour  leur  activité  qui  les  ren- 
dait si  utiles,  le  travail  étant  infiniment  plus  méprisé  dans  la 
glorieuse  république  que  dans  aucun  autre  lieu  du  monde. 
Cette  découverte  rendit  Martin  curieux  de  savoir  quels  nœuds 
de  sympathie  la  Watertoast  Association  avait  formés  ;  il  n'eut 
pas  longtemps  à  attendre  :  car  le  général  se  leva  pour  donner 
lecture  d'une  lettre  écrite  de  sa  propre  main  à  l'homme  po- 
litique d'Irlande. 


DE   MARTIN    CHUZZLEVvIT.  400 

«  Mes  amis  et  concitoyens ,  dit  le  général ,  voici  le  contenu 
de  cette  lettre  : 

«Monsieur, 

«  Je  m'adresse  à  vous  ,  au  nom  de  la  Watertoast  Association 
des  United  Sympathizers.  Cette  association  est  fondée ,  mon- 
sieur, dans  la  grande  république  de  l'Amérique!  Aujourd'hui 
elle  retient  son  souffle  et  gonfle  les  veines  bleues  de  son  front 
prêtes  à  se  rompre  en  contemplant,  monsieur,  avec  une  at- 
tention fébrile  et  une  ardeur  sympathique,  vos  nobles  efforts 
en  faveur  de  la  cause  de  la  Liberté.  * 

Au  nom  de  la  Liberté ,  et  chaque  fois  que  ce  nom  revenait, 
tous  les  sympathiseurs  hurlaient  de  toute  la  force  de  leurs  pou- 
mons avec  neuf  vivat  répétés  à  neuf  reprises  et  un  dixième  en 
sus  pour  faire  le  compte  rond. 

a  Au  nom  de  la  Liberté,  monsieur ,  de  la  sainte  Liberté ,  je 
m'adresse  à  vous.  Au  nom  de  la  Liberté,  je  vous  envoie  avec 
cette  lettre  une  contribution  pour  les  fonds  de  votre  Société. 
Au  nom  de  la  Liberté,  monsieur,  je  contemple  avec  indigna- 
tion et  dégoût  cet  animal  détesté  dont  la  moustache  est  souil- 
lée de  sang  figé,  cet  animal  dont  la  basse  cruauté  et  l'ar- 
dente convoitise  ont  toujours  été  un  fléau,  un  supplice  pour 
le  monde.  Les  visiteurs  tout  nus  de  l'île  de  Grusoë,  monsieur; 
les  femmes  éplorées  de  Pierre  Wilkins;  les  enfants  des  brous- 
sailles,  barbouillés  de  mûres  sauvages;  que  dis-je?  jus- 
qu'aux hommes  de  haute  stature  ,  originaires  des  districts 
houilliers  de  la  Cornouaille,  tous  portent  les  traces  de  la  sau- 
vage férocité  de  ce  monstre.  Où  sont,  monsieur,  les  Cor- 
morans, les  Blunderbores ,  les  grands  Feefofuras  cités  dans 
l'histoire  ?  Tous ,  oui ,  tous  ont  été  exterminés  par  sa  main 
destructive. 

«  Je  fais  allusion,  monsieur,  au  Lion  britannique. 

«  Dévoués  d'esprit  et  de  corps,  de  cœur  et  d'âme,  à  la  Liberté, 
monsieur,  à  la  Liberté,  consolation  bénie  du  limaçon  sur  la 
porte  de  la  cave,  de  l'huître  dans  son  lit  d'écaillé,  de  la  mite 
paisible  dans  sa  maison  de  fromage  ;  de  votre  patrie  renfermée 
dans  sa  ceinture  de  rochers  comme  au  fond  de  sa  coquille; 
nous  vous  offrons  notre  sympathie  en  son  nom  sans  tache.  0 
monsieur!  sur  notre  terre  heureuse  et  chérie,  ses  feux  sacrés 
brûlent  toujours   brillants ,  clairs  et  sans  fumée  ;  une  fois 


410  VIE   ET   AVENTURES 

qu'ils  auront  été  allumés  dans  le  vôtre,  le  Lion  sera  rôti  tout 
entier. 

«  Je  suis,  monsieur,  au  nom  de  la  Liberté,  votre  ami  affec- 
tueux et  fidèlement  sympathique, 

«  Gyrus  Ghoke , 

a  Général  U.  S.  M.'» 

Il  advint  que,  juste  au  moment  où  le  général  commençait  à 
lire  cette  lettre,  le  train  du  chemin  de  fer  arriva,  apportant  la 
malle  d'Angleterre.  On  remit  au  secrétaire  un  paquet  qu'il  ou- 
vrit pendant  la  lecture  de  l'adresse,  et  tandis  que  retentis- 
saient les  vivat  en  l'honneur  de  la  Liberté.  Tout  troublé  à  la, 
vue  du  contenu  de  ce  paquet,  il  saisit  le  moment  où  le  général 
s'asseyait  pour  s'élancer  vers  lui  et  lui  mettre  dans  les  mains 
une  lettre  avec  divers  fragments  extraits  des  journaux  an- 
glais, sur  lesquels,  dans  un  véritable  état  d'exaltation,  il  ap- 
pela son  attention  immédiate. 

Le  général,  fort  échauffé  par  son  œuvre,  était  précisément 
en  disposition  convenable  pour  subir  une  influence  électrique; 
mais  il  n'eut  pas  plus  tôt  pris  connaissance  de  ces  documents, 
qu'il  eut  la  figure  bouleversée  par  la  colère,  et  que  la  bruyante 
assemblée,  stupéfaite  à  cette  vue,  devint  en  un  moment  silen- 
cieuse, 

«  Mes  amis,  cria  le  général  en  se  levant,  mes  amis  et  con- 
citoyens, cet  homme  nous  a  trompés. 

—  Quel  homme?...  s'écria-t-on  de  toutes  parts. 

—  Celui-ci!...  dit  le  général  tout  essoufflé,  en  élevant  la  lettre 
qu'il  venait  de  lire  à  haute  voix  quelques  minutes  aupara- 
vant. Je  trouve  dans  ce  document  qu'il  a  été,  qu'il  est  encore, 
l'avocat  de  l'émancipation  des  noirs  !...  » 

S'il  y  a  quelque  chose  de  certain  sous  le  soleil,  c'est  que  ces 
fils  de  la  Liberté,  s'ils  avaient  tenu  là  entre  eux  l'Irlandais, 
l'eussent,  sans  pitié,  frappé  à  coups  de  pistolet,  de  poignard, 
tué  enfin  lâchement  et  violemment.  Le  plus  téméraire  de  leurs 
propres  concitoyens  n'eût  pas  engagé  ni  voulu  risquer  un 
brin  de  paille  de  fumier  sur  la  vie  d'un  homme  dans  une  pa- 
reille position.  Ils  déchirèrent  la  lettre,  en  jetèrent  les  frag- 
ments en  l'air,  piétinèrent  dessus  quand  ils  furent  retombes, 
hurlèrent,  grognèrent,  sifflèrent,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  ex- 
ténués. 

«  Je  propose,  dit  le  général,  lorsqu'il  se  fut  remis  lui-même, 

\ .  De  la  milice  des  États-Unis. 


DE  MARTIN   CHUZZLEWIT.  411 

que  la  Watertoast  Association  des  United  Sympathizers  soit  im- 
médiatement dissoute. 

—  Oui,  à  bas  l'association!  Oui,  au  diable!  Qu'on  n'en 
parle  plus!  brûlons  ses  archives!  Démolissons  la  salle  !  Dé- 
truisons-en le  souvenir! 

—  Mais,  dit  le  général,  songez,  mes  cbers  concitoyens,  aux 
cotisations  que  nous  possédons.  Nous  avons  des  fonds;  que 
ferons-nous  de  ces  fonds?  j> 

On  décida  sur-le-champ  qu'une  pièce  de  vaisselle  plate  serait 
offerte  à  certain  juge  constitutionnel  qui,  du  haut  de  son  siège, 
avait  laissé  tomber  ce  noble  principe  :  «  que  la  canaille  blan- 
che pouvait  toujours  légalement  tuer  un  nègre  ;  >  et  qu'une 
autre  pièce  d'argenterie ,  de  même  valeur,  serait  présentée  à 
certain  patriote  qui  avait  déclaré,  du  haut  de  son  banc  de 
la  législature,  «  que  lui  et  ses  amis  croyaient  pouvoir  pendre, 
sans  forme  de  procès ,  tout  abolitioniste  qui  viendrait  leur 
faire  visite.  »  Pour  le  surplus,  il  fut  entendu  qu'il  serait  con- 
sacré à  aider  l'action  de  ces  lois  libérales  et  égalitaires, 
selon  lesquelles  il  est  infiniment  plus  criminel  et  plus  dange- 
reux d'enseigner  à  un  nègre  la  lecture  et  l'écriture,  que  de  le 
brûler  tout  vif  en  place  publique.  Tout  étant  réglé  ainsi,  le 
meetmg  se  sépara  dans  le  plus  grand  désordre. 

Et  voilà  comment  finit  la  Watertoast  Sympathy. 

Au  moment  où  Martin  remontait  à  sa  chambre ,  son  regard 
fut  attiré  par  la  bannière  républicaine  qui  avait  été  descendue 
du  haut  du  toit  en  l'honneur  du  meeting,  et  flottait  à  une  fe- 
nêtre devant  laquelle  il  passait. 

c  Fi!  dit-il.  Vue  à  distance,  tu  fais  un  assez  joli  drapeau. 
Mais  il  n'y  a  qu'à  s'appr'ocher  assez  de  toi  pour  regarder  le 
jour  au  travers  et  considérer  ton  tissu ,  et  tu  n'es  plus  qu'un 
méchant  lambeau  de  bouracan.  » 


r^ 


:jj2  VIE  ET  AVENTURES 


CHAPITRE  XXII. 

OÙ  l'on  verra  que  Martin  devint  un  lion  pour  son  propre  compte,  et 
par  quelle  raison  il  le  devint. 

Dès  qu'on  sut  généralement  à  VHôtel  National  qu'un  jeune 
Anglais,  M.  Gbuzzlewit,  avait  acheté  un  lot  de  terrain  dans  la 
vallée  d'Éden,  et  qu'il  projetait  de  se  rendre  à  ce  paradis  ter- 
restre par  le  prochain  steam-boat,  il  devint  un  personnage 
populaire,  ce  qu'on  appelle  un  caractère.  Pourquoi  ou  com- 
ment cela  se  fit-il,  Martin  ne  le  savait  pas  plus  que  Mme  Gamp, 
de  Kingsgate-Street,  High  Holborn;  mais  ce  qu'il  y  a  de  sûr, 
c'est  qu'il  était  devenu  ,  pour  le  moment,  par  acclamation  po- 
pulaire ,  le  lion  de  la  grande  famille  Watertoast ,  et  que  l'on 
était  affamé  de  sa  société. 

Le  premier  avis  qu'il  reçut  du  changement  de  sa  position 
fut  par  l'épître  suivante ,  écrite  sur  une  feuille  de  papier  rayé 
de  bleu,  en  caractères  fins  et  déliés,  avec  une  ou  deux  grandes 
lettres  çà  et  là,  pour  rendre  plus  frappant  l'effet  général. 

«  Hôtel  National ,  lundi  matin. 
(L  Cher  monsieur, 
«  Avant-hier,  tandis  que  j'avais  l'avantage  d'être  votre  com- 
pagnon de  voyage  sur  le  chemin  de  fer,  vous  avez  fait,  au  sujet 
de  la  Tour  de  Londres  ,  quelques  observations  que  ,  d'accord 
avec  la  généralité  de  mes  concitoyens  ,  je  désirerais  voir  re- 
produites en  une  séance  publique. 

«  En  ma  qualité  de  secrétaire  de  la  Watertoast  Association  des 
jeunes  gens  de  cette  ville,  j'ai  reçu  mission  de  vous  informer 
que  la  Société  sera  heureuse  et  fière  de  vous  entendre,  demain 
à  sept  heures  du  soir,  dans  sa  salle,  faire  une  leçon  sur  la  Tour 
de  Londres;  et  comme  on  peut  s'attendre  à  une  abondante  ré- 
colte de  dollars  à  un  schellingle  billet,  vous  m'obligerez  infini- 
ment en  m'envoyant  par  le  porteur  votre  réponse  et  votre 
consentement. 

c:  Je  suis ,  cher  monsieur,  votre  tout  dévoué , 

«  La  Fayette  Kettle. 
«r  A  Vhonorable  M.  Chuzzleivit. 


DE    MARTIN   CHUZZLEWIT.  413 

«  P.  S.  La  Société  n'entend  pas  vous  borner  à  la  Tour  de 
Londres.  Permettez-moi  de  vous  insinuer  que  quelques  re- 
marques sur  les  Éléments  de  la  géologie,  ou,  si  cela  vous  con- 
vient mieux  ,  sur  les  écrits  de  votre  brillant  et  spirituel  com- 
patriote ,  l'honorable  M.  Miller,  seraient  très-bien  reçus,  s 

Epouvanté  de  cette  invitation  ,  Martin  écrivit  aussitôt  pour 
s'y  soustraire  par  un  refus  poli  ;  mais  à  peine  avait-il  achevé 
sa  réponse  qu'il  reçut  une  lettre  ainsi  conçue  : 

(Particulière.)  a  47 ,  Bunker-Hill-Street ,  lundi  matin. 

«  Monsieur, 
<r  J'ai  été   élevé   dans  ces  solitudes  sans  limites  où   notre 
grand  Mississipi,  le  Père  des  fleuves,  roule  ses  flots  tumul- 
tueux. 

«  Je  suis  jeune  et  ardent  :  car  il  y  a  dé  la  poésie  dans  la 
solitude ,  et  tout  alligator  qui  se  chauffe  au  soleil  dans  la  vase 
contient  en  lui-même  un  poëme  épique.  J'aspire  à  la  gloire. 
C'est  mon  vœu  le  plus  cher,  c'est  la  soif  qui  me  dévore. 

«Connaissez-vous,  monsieur,  un  membre  de  congrès  en 
Angleterre  qui  voulût  bien  consentir  à  payer  mes  frais  du 
voyage  dans  ce  pays  et  de  séjour  durant  six  mois? 

«  Il  y  a  en  moi  quelque  chose  qui  me  donne  l'assurance 
que  ce  patronage  éclairé  ne  me  serait  pas  accordé  en  pure 
perte.  Je  suis  certain  de  réussir  un  jour  dans  les  lettres  ou  les 
arts,  dans  le  barreau,  dans  la  chaire  ou  sur  le  théâtre  ;  dans 
l'une  ou  dans  l'autre  de  ces  professions,  sinon  dans  toutes. 

«  Si  vos  occupations  nombreuses  ne  vous  permettent  pas 
d'écrire  vous-même  en  ma  faveur ,  veuillez  me  donner  une 
liste  de  trois  ou  quatre  personnes  avec  lesquelles  je  pourrai 
le  mieux  m'entendre,  et  je  m'adresserai  directement  à  elles 
par  la  voie  de  la  poste.  Puis-je  vous  prier  aussi  de  vouloir 
bien  me  communiquer  quelques-unes  des  réflexions  criti- 
ques qui  ont  pu  s'offrir  à  votre  esprit  sur  Caïn ,  mystère,  par 
le  très-honorable  lord  Byron? 

(c  Je  suis  ,  monsieur, 
«  Pardonnez-moi  cette  expression,  avec  tout  l'essor  de 
mes  ailes  :  Votre  dévoué 

«  PUTNAM  Smif.    s 

«  P.  S. — Veuillez  adresser  votre  réponse  à  America  junior, 
chez  MM.  Hancock  et  Fioby,  magasin  de  fruits  secs,  comme 
ci-dessus,  s 


klk  VIE   ET  AVENTURES 

Ces  deux  lettres,  ainsi  que  la  double  réponse  de  Martin, 
selon  une  louable  coutume ,  de  nature  à  favoriser  infiniment 
le  progrès  de  la  politesse  et  des  relations  sociales ,  furent 
publiées  dans  le  numéro  suivant  de  la  Watertoast  Gazette. 

Martin  achevait  à  peine  sa  correspondance  quand  le  capi» 
taine  Kedgick,  le  maître  de  l'auberge,  monta  amicalement 
chez  lui  pour  voir  comment  il  allait.  Avant  de  prendre  la  pa- 
role, le  capitaine  s'assit  sur  le  lit;  mais,  le  trouvant  un  peu  dur, 
il  préféra  remonter  jusqu'à  l'oreiller. 

(c  Eh  bieni  monsieur,  dit  Kedgick  mettant  son  chapeau  un 
peu  sur  le  côté ,  car  la  forme  en  était  trop  étroite,  vous  êtes 
devenu  un  homme  public  ,  j'imagine. 

—  Oui,  ce  me  semble,  répondit  Martin,  excédé  de  fatigue. 

—Nos  concitoyens  ,  monsieur ,  ont  l'intention  de  vous  pré- 
senter leurs  respects.  Vous  aurez  à  tenir  une  sorte  de  petit 
lever,  monsieur,  pendant  que  vous  êtes  ici. 

—  C'est  au-dessus  de  mes  forces  1  s'écria  Martin.  Je  n'y  puis 
consentir ,  mon  cher  ami  ! 

—  Je  vous  préviens  qu'il  le  faut,  dit  Kedgick. 

—  Il  le  faut?  Le  mot  n'est  pas  agréable ,  capitaine. 

— Ma  foi,  je  ne  sais  ni  ne  puis  faire  la  langue,  dit  sèche- 
ment le  capitaine;  sinon ,  je  la  rendrais  plus  agréable.  Il  faut 
que  vous  receviez ,  voilà  tout. 

—  Mais  pourquoi  recevrais-je  des  gens  qui  ne  se  soucient 
pas  plus  de  moi  que  je  ne  me  soucie  d'eux? 

—  Pourquoi?  répondit  le  capitaine.  Parce  que  j'ai  dressé 
un  muniment  dans  ma  salle  à  boire. 

—  Un  quoi  ?  cria  Martin. 

—  Un  muniment ,  »  répliqua  le  capitaine. 

Martin  regarda  avec  anxiété  Mark,  qui  lui  apprit  que  le  wo- 
nurnent  dressé  par  le  capitaine  était  un  avis  placardé  portant 
que  M.  Chuzzlewit  recevrait  ce  jour-là  les  Watertoasters,  à 
partir  de  deux  heures;  et,  en  effet,  cet  avis  était  accroché 
dans  la  salle ,  ainsi  que  Mark  l'avait  pu  voir  de  ses  propres 
yeux. 

«  Vous  ne  voudriez  point  me  rendre  impopulaire,  je  pense? 
di  le  capitaine  en  se  rognant  les  ongles.  Nos  compatriotes  ne 
sont  pas  lents  à  prendre  la  mouche ,  je  vous  le  garantis ,  et 
notre  Gazeffe  pourrait  bien  vous  écorcher  comme  un  chat  sau- 
vage. » 

Martin  allait  se  mettre  en  colère,  mais  il  se  contint  et 
dit  :  > 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  415 

«  Alors  qu'ils  viennent,  au  nom  du  ciel! 

—  Oh!  ils  viendront,  répondit  le- capitaine.  J'ai  vu  la  grande 
salle  arrangée  à  cet  effet. 

—  Mais,  reprit  Martin,  au  moment  où  le  capitaine  allait  sor- 
tir ,  voulez-vous  du  moins  me  dire  ceci  :  Pourquoi  désirent- 
ils  me  voir?  Qu'est-ce  que  j'ai  fait?  Et  d'où  vient  que  je  leur 
ai  inspiré  un  si  soudain  intérêt?  » 

Le  capitaine  Kedgick  mit  un  pouce  et  trois  doigts  de  chaque 
côté  du  bord  de  son  chapeau,  qu'il  souleva  légèrement  et  remit 
ensuite  avec  soin  sur  sa  tête  ;  passa  une  main  tout  le  loug  de 
son  visage ,  en  commençant  par  le  front  et  finissant  par  le 
menton;  regarda  Martin,  puis  Mark,  puis  de  nouveau  Mar- 
tin, cligna  de  l'œil  et  sortit. 

«  Sur  ma  vie  1  s'écria  Martin  laissant  retomber  lourdement 
sa  main  sur  la  table,  jamais  je  n'ai  rencontré  un  individu 
aussi  parfaitement  inexplicable.  Mark ,  que  dites-vous  de 
cela? 

— Ma  foi ,  monsieur,  répondit  son  associé,  mon  opinion  est 
que  nous  avons  eu  affaire  à  l'homme  le  plus  remarquable  de 
ce  pays  ;  ce  qui  me  fait  espérer  que  nous  en  aurons  fini  bien- 
tôt avec  toute  l'espèce,  i 

Tout  en  riant  de  cette  plaisanterie  ,  Martin  ne  put  empêcher 
que  deux  heures  ne  sonnassent.  Au  premier  coup  de  l'horloge, 
le  capitaine  Kedgick  revint  ponctuellement  le  prendre  pour  le 
conduire  à  la  salle  de  cérémonie  ;  et  il  ne  l'y  eut  pas  plus  tôt 
installé  qu'il  alla  sur  l'escalier  crier  d'en  haut  à  ses  concitoyens 
agglomérés  que  M.  Chuzzlewit  «  recevait.  » 

Ceux-ci  se  précipitèrent  comme  à  un  assaut.  Ils  eurent  rem- 
pli la  salle  en  un  instant ,  et ,  à  travers  la  porte  toute  grande 
ouverte ,  on  apercevait  sur  les  marches  de  l'escalier  une  ef- 
frayante queue  d'autres  visiteurs  attardés,  qui  attendaient  le 
moment  d'entrer  à  leur  tour.  Ils  entrèrent,  un  à  un,  par  dou- 
zaine, par  vingtaine,  et  toujours,  toujours  il  en  entrait. Tous 
successivement  donnaient  à  Martin  des  poignées  de  mains. 
Quelle  variété  incroyable  de  mains  1  D'épaisses,  de  minces, 
de  courtes,  de  longues,  de  grasses,  de  maigres,  de  rudes, 
dépolies.  Et  quelle  variété  de  température!  de  chaudes,  de 
froides,  de  sèches,  d'humides,  de  flasques.  Quelle  variété  de 
pression!  de  roides,  de  molles,  de  saccadées  et  de  traînantes. 
En  voici  encore,  encore,  toujours,  toujours....  et  de  temps  en 
temps  on  entendait,  par-dessus  le  tumulte  de  l'assemblée,  la 
voix  du  capitaine  crier  :  «  11  y  en  a  encore  en  bas  !  il  y  en  a 


4l6  VIE    ET    AVENTURES 

encore  en  bas  !  Maintenant,  messieurs,  vous  qui  avez  été  in- 
troduits auprès  de  M.  Chuzzlewit,  voulez-vous  sortir?  Voulez- 
vous  sortir,  s'il  vous  plaît,  messieurs?  Voulez-vous  avoir 
la  bonté  de  sortir,  messieurs ,  pour  faire  un  peu  de  place  aux 
autres  ?  » 

Sans  prendre  garde  aux  clameurs  du  capitaine ,  ils  ne  sor- 
taient pas  le  moins  du  monde,  mais  restaient  là  debout,  im- 
mobiles, à  contempler  l'étranger.  Deux  rédacteurs  de  la 
Water toast  Gazette  étaient  venus  tout  exprès  pour  jeter  les 
bases  d'un  article  consacré  à  Martin.  Ils  s'étaient  arrangés 
entre  eux  pour  se  partager  le  travail.  L'un  d'eux  prit  Martin 
au-dessous  du  gilet ,  l'autre  au-dessus.  Chacun  d'eux  se  tenait 
en  face  de  son  sujet  avec  la  tête  un  peu  de  côté ,  attentif 
à  tous  ses  mouvements.  Si  Martin  mettait  un  pied  devant 
l'autre,  le  rédacteur  de  la  partie  inférieure  se  baissait  sur 
ses  bottes;  s'il  frottait  un  bouton  sur  son  nez,  c'était  le  ré- 
dacteur du  visage  qui  enregistrait  ça;  s'il  ouvrait  la  bouche 
pour  parler,  le  même  gentleman  mettait  vite  un  genou  en 
terre  afin  d'examiner  ses  dents  ,  ce  qu'il  faisait  avec  la  per- 
spicacité d'un  dentiste.  Des  amateurs  des  sciences  physiogno- 
monique  et  physiologique  tournaient  autour  de  lui  avec  des 
regards  scrutateurs  et  des  doigts  qui  leur  démangeaient  ;  par- 
fois un  d'entre  eux,  plus  hardi  que  les  autres,  lui  touchait  témé- 
rairement le  derrière  de  la  tête ,  puis  se  perdait  dans  la  foule. 
Ils  le  considéraient  dans  toutes  les  positions  :  de  face ,  de  pro- 
fil ,  de  trois  quarts  et  de  dos.  Ceux  qui  n'appartenaient  ni  aux 
lettres ,  ni  aux  arts ,  ni  aux  sciences ,  échangeaient  à  haute 
voix  des  observations  sur  sa  mine.  Des  aperçus  nouveaux  se 
faisaient  jour  par  rapport  à  son  nez  ;  des  rumeurs  contradictoires 
se  croisaient  au  sujet  de  sa  chevelure.  Et  de  nouveau  l'on  en- 
tendait la  voix  du  capitaine ,  tellement  étouffée  par  le  tumulte 
qu'elle  semblait  sortir  de  dessous  un  lit  de  plumes,  s'écrier  : 
a  Messieurs,  vous  qui  avez  été  introduits  auprès  de  M.  Chuzzle- 
wit, voulez-vous  bien  sortir?  » 

Lors  même  qu'ils  commencèrent  à  se  retirer,  les  choses  n'en 
allèrent  pas  mieux  :  car  alors  un  courant  de  gentlemen,  avec 
une  dame  à  chaque  bras  (exactement  comme  le  chœur  exécu- 
tant l'hymne  national  quand  la  reine  vient  au  théâtre  assister 
à  une  représentation),  entra  en  se  glissant  dans  la  salle  :  cha- 
que groupe  nouveau  plus  curieux  que  les  autres  et  plus  dé- 
terminé à  rester  jusqu'à  la  dernière  minute.  Si  les  visiteurs 
parlaient  à  Martin,  ce  qui  arrivait  rarement,  ils  lui  adres- 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  417 

saient  invariablement  et  sui;  le  même  ton  les  mêmes  questions; 
sans  plus  de  discrétion,  de  délicatesse  ou  de  ménagement  que 
s'il  eût  été  une  figure  de  plâtre  achetée ,  payée  et  apportée  là 
pour  leur  plaisir.  Même  quand .  à  la  fin  des  fins ,  ils  s'éloi- 
gnaient, c'était  aussi  fâcheux,  sinon  pis  encore;  car  alors 
les  enfants  s'enhardissaient  et  s'approchaient,  comme  repré- 
sentant une  nouvelle  catégorie  et,  faisaient  tout  ce  que  les 
grandes  personnes  avaient  fait.  Des  gens  d'assez  mauvaise 
mine  apparurent  à  leur  tour;  des  espèces  de  spectres  qui,  une 
fois  entrés,  ne  paraissaient  plus  savoir  comment  sortir;  si 
bien  qu'un  silencieux  gentleman,  aux  yeux  vitreux  comme 
ceux  d'un  poisson,  et  qui  n'avait  à  son  gilet  qu'un  seul  bouton 
(lequel  était  en  métal,  très-large  et  prodigieusement  brillant), 
alla  se  mettre  derrière  la  porte  et  y  resta  comme  une  horloge, 
longtemps  après  que  tout  le  monde  fut  parti. 

Martin,  excédé  de  fatigue,  de  chaleur  et  d'ennui,  avait  une 
envie  terrible  de  se  laisser  choir  et  de  se  reposer  tout  de  son  long 
sur  le  parquet,  si  ses  visiteurs  avaient  eu  seulement  la  charité' 
de  le  laisser  tranquille.  Mais  comme  les  lettres  et  messages,  me- 
naçant de  le  dénoncer  à  la  vindicte  publique  s'il  n'en  recevait 
pas  les  auteurs,  pleuvaient  comme  grêle;  comme  il  arrivait; 
encore  plus  de  curieux  tandis  qu'il  prenait  son  café  ;  et  comme 
Mark,  malgré  sa  vigilance,  était  impuissant  à  les  écarter  delà 
porte,  Martin  se  détermina  à  aller  se  coucher,  non  qu'il  fût 
moralement  sûr  que  le  lit  le  protégerait  contre  ses  admira- 
teurs, mais  du  moins  pour  ne  pas  renoncer  à  une  dernière 
et  chétive  espérance. 

Il  venait  de  communiquer  ce  projet  à  Mark,  et  il  était  au 
moment  de  s'échapper,  quand  on  ouvrit  la  porte  avec  viva- 
cité :  un  vieux  gentleman  entra.  Il  amena  une  dame  qui  assu- 
rément ne  pouvait  point  passer  pour  jeune,  c'était  un  fait  évi- 
dent; et  qui  probablement  ne  pouvait  pas  davantage  passer 
pour  jolie,  mais  ceci  est  une  affaire  de  goût.  Elle  était  très- 
droite,  très-grande,  et  ni  sa  physionomie  ni  sa  taille  n'of- 
fraient la  moindre  flexibilité.  Elle  portait  sur  la  tête  un  grand 
chapeau  de  paille  avec  ornements  de  même  étoffe,  ce  qui  lui 
donnait  l'air  d'avoir  été  couverte  en  chaume  par  un  couvreur 
maladroit;  à  la  main,  elle  tenait  un  énorme  éventail- 

«  Monsieur  Ghuzzlewit,  je  pense?  dit  le  gentleman. 

—  C'est  mon  nom. 

—  Monsieur,  dit  le  gentleman,  le  t^mps  me  presse. 

—  Dieu  soit  louél  pensa  Martin. 

Martin  Chuzzlev/it.  """  a  -^^ 


iil8  VIE  ET  AVENTURES 

—  Je  retourne  chez  moi  par  le  train  qui  va  partir  immé- 
diatement. Partir  est  un  mot  inusité  dans  votre  pays,  mon- 
sieur. 

—  Pardon,  dit  Martin. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur,  répliqua  le  gentleman 
d'un  ton  péremptoire  :  mais  laissons  ce  sujet ,  pour  ne  point 
réveiller  vos  préjugés;  monsieur,  voici  mistress  Hominy.  » 

Martin  salua. 

«  Mistress  Hominy,  monsieur,  est  la  femme  du  major  Ho- 
miny, un  de  nos  esprits  les  plus  distingués  ;  elle  appartient  à 
Tune  de  nos  familles  les  plus  aristocratiques.  Peut-être 
connaissez- vous ,  monsieur ,  les  ouvrages  de  mistress  Ho- 
miny ?  y> 

Martin  ne  put  pas  dire  qu'il  les  connût. 

«  Vous  trouverez  en  sa  compagnie  beaucoup  d'instruction 
et  de  plaisir,  monsieur,  dit  le  gentleman.  Mistress  Hominy  va 
se  réunir  jusqu'à  la  fin  de  la  saison  à  sa  fille  qui  est  ma- 
riée, aux  Nouvelles-Thermopyles ,  à  trois  journées  en  deçà 
d'Éden.  Les  attentions  que  vous  pourrez  témoigner  en  route 
à  mistress  Hominy  seront  très-agréables  au  major  et  à  nos 
concitoyens.  Mistress  Hominy,  je  vous  souhaite  une  bonne 
nuit,  madame,  et  un  bon  voyage.  y> 

Martin  pouvait  à  peine  ajouter  foi  à  ce  qu'il  entendait; 
mais  le  gentleman  était  déjà  parti,  et  mistress  Hominy  était 
tranquillement  en  train  de  boire  son  lait. 

«  Je  suis  excédée  de  fatigue,  je  dois  l'avouer,  déclara- 
t-elle.  Les  cahots  des  waggons  sont  aussi  rudes  que  si  le  rail 
était  rempli  de  nœuds  et  de  scieurs  de  long. 

—  De  nœuds  et  de  scieurs  de  long,  madame  ?  dit  Martin. 

—  Eh  bien,  quoi  ?  Je  vois  bien  que  vous  aurez  de  la  peine  à 
me  comprendre ,  monsieur,  dit  mistress  Hominy.  Voyons, 
dites-le,  si  c'est  comme  ça.  3> 

Ces  mots,  bien  qu'en  apparence  formulés  sur  le  ton  d'une 
prière  impérieuse,  n'exigeaient  pourtant  pas  apparemment  de 
réponse  :  car  mistress  Hominy,  dénouant  les  rubans  de  son 
chapeau,  ajouta  sur-le-champ  qu'elle  allait  déposer  en  lieu 
sûr  cet  article  de  toilette  et  qu'elle  reviendrait  immédiate- 
ment. 

«  Mark!  dit  Martin,  touchez-moi^  s'il  vous  plaît.  Suis-je 
éveillé? 

—  C'est  Hominy  qui  l'est,  monsieur,  répondit  son  associé; 
parfaitement  éveillée  I  C'est  juste   l'espèce  de  femme  qu'on 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  419 

peut  être  sûr  de  trouver  les  yeux  tout  grands  ouverts  et  l'es- 
prit toujours  occupé  du  bonheur  de  son  pays,  à  toute  heure 
de  jour  et  de  nuit.  » 

Ils  ne  purent  en  dire  davantage  :  car  mistress  Hominy  ren- 
tra fièrement,  marchant  droite  comme  un  piquet  pour  témoi- 
gner de  son  rang  supérieur;  elle  tenait  des  deux  mains  un 
mouchoir  de  poche  en  coton  rouge,  peut-être  un  cadeau  d'a- 
dieu fait  par  le  major,  cet  esprit  éminent.  Elle  était  allée  dé- 
poser son  chapeau,  et  elle  reparaissait  avec  un  bonnet  terri- 
blement aristocratique  et  classique ,  attaché  sous  le  menton  ; 
une  coiffure  enfin  d'un  genre  si  admirablement  approprié  à 
sa  physionomie,  que,  si  feu  M.  Grimaldi  se  fût  montré  avec 
les  barbes  de  dentelle  de  mistress  Siddons,  il  n'eût  pas  pro- 
duit un  effet  plus  irrésistible. 

Martin  lui  présenta  un  fauteuil.  Les  premières  paroles 
qu'elle  prononça  l'arrêtèrent  avant  qu'il  eût  eu  le  temps  de 
revenir  à  son  propre  siège. 

«  Dites-moi,  je  vous  prie,  monsieur,  d'où  hélez-vous? 

—  J'ai  peur  d'avoir  la  tête  un  peu  dure  ce  soir,  par  excès  de 
fatigue,  répondit  Martin  ;  mais,  sur  l'honneur,  je  ne  vous  com- 
prends pas.  » 

Mistress  Hominy  secoua  la  tête  avec  un  sourire  mélan- 
colique qui  signifiait ,  à  ne  point  s'y  méprendre  :  «  Ils  cor- 
rompent jusqu'au  langage  dans  ce  vieux  pays  !  s  Et  elle 
ajouta  alors ,  comme  si  elle  descendait  d'un  ou  deux  degrés 
pour  se  mettre  à  la  portée  de  la  capacité  infime  de  son  audi- 
teur : 

«  Où  prîtes-vous  votre  essor  ? 

—  Oh!  dit  Martin,  je  suis  né  dans  le  comté  de  Kent. 

—  Et  comment  trouvez-vous  notre  pays,  monsieur? 

—  Infiniment....  balbutia  Martin,  à  moitié  endormi.  Au 
moins...,  il  est....  très-bien,  madame. 

—  La  plupart  des  étrangers ,  et  particulièrement  les  An- 
glais, sont  fort  surpris  de  ce  qu'ils  voient  aux  États-Unis. 

—  Ils  ont  d'excellentes  raisons  pour  l'être,  madame,  dit 
Martin.  Jamais  de  ma  vie  je  n'ai  eu  de  surprise  égale. 

—  Ne  trouvez-vous  pas  que  nos  institutions  rendent  notre 
nation  très-énergique  ?  fit  remarquer  mistress  Ilominy. 

—  Oh  l  ça,  il  ne  faudrait  qu'un  coup  d'oeil  au  myope  le  plus 
obstiné  pour  le  voir  à  l'œil  nu,  »  dit  Martin. 

Mistress  Hominy  était  à  la  fois  philosophe  et  auteur  ;  par 
conséquent,  elle  n'était  pas  sur  sa  bouche;  mais  cette  phrase 


^20  VIE    ET   AVENTURES 

grossière,  cette  phrase  inconvenante,  fut  trop  forte  pour  elle  : 
elle  ne  put  la  digérer. 

«  Quoi  !  un  gentleman  assis  en  tête-à-tête  et  causant  avec 
une  dame  se  permettre,  bien  que  la  porte  fût  ouverte,  de 
parler  d'œil  nu  !  » 

Un  long  intervalle  s'écoula  avant  que  mistress  Hominy,  et 
pourtant  c'était  une  femme  d'un  esprit  mâle  et  vigoureux,  pût 
rassembler  assez  de  courage  pour  reprendre  la  conversation. 
Mais  mistress  Hominy  était  voyageuse;  mistress  Hominy 
était  écrivain  de  Revues,  auteur  d'analyses  critiques;  mis- 
tress Hominy  avait  fait  régulièrement  paraître  dans  un  journal 
ses  lettres  de  l'extérieur,  commençant  par  ces  mots  :  «  Ma 
toujours  très-chère  âme,»  et  signées  :«  La  mère.des  Gracques 
modernes  »  (par  allusion  à  miss  Hominy  maintenant  mariée), 
ses  lettres  où  les  termes  d'indignation  étaient  imprimés  en 
grandes  capitales  et  l'ironie  en  italique;  mistress  Hominy 
avait  jeté  sur  les  nations  étrangères  le  regard  d'une  répu- 
blicaine parfaite,  tout  chaud  sortant  du  four  modèle  où  on  les 
fabrique  ;  et  mistress  Hominy  pouvait  en  parler  (ou  écrire)  à 
volonté  une  grande  heure  de  suite  sans  désemparer.  Aussi 
mistress  Hominy  tomba-t-elle  lourdement  sur  Martin;  et, 
comme  il  ne  tarda  pas  à  s'endormir,  elle  put  s'en  donner  à  son 
aise  et  écraser  le  coupable  tant  que  cela  lui  fit  plaisir. 

Ce  que  disait  mistress  Hominy  n'importe  guère;  c'était  la  ré- 
pétition exacte  de  l'argot  d'une  classe  de  ses  concitoyens,  classe 
très-nombreuse  qui,  dans  chacune  de  ses  paroles,  se  reconnaît 
aussi  étrangère  aux  principes  élevés  sur  lesquels  l'Amérique 
a  fondé  son  existence  comme  nation  ,  que  pourrait  l'être  un 
Peau-Rouge  dans  ses  chambres  législatives.  Cette  classe  n'est 
pas  capable  de  sentir,  ou,  si  elle  le  sent,  peu  lui  importe,  qu'en 
plaçant  son  pays  sous  le  poids  du  mépris  des  honnêtes  gens, 
elle  livre  au  hasard  le  sort  des  nations  à  venir  et  jusqu'au 
progrès  de  la  race  humaine  ;  non,  elle  ne  le  sent  pas  plus  que 
les  pourceaux  qui  se  vautrent  dans  ses  rues.  Cette  race  s'ima- 
gine qu'en  criant  aux  autres  peuples  vieillis  dans  leur  corrup- 
tion :  «  Nous  ne  sommes  pas  pires  que  vous!  »  (pas  pires!) 
elle  agit  pour  le  plus  grand  bien,  pour  le  plus  grand  avantage 
de  cette  république,  qui  n'a  inauguré  que  d'hier  sa  noble  car- 
rière, et  qui,  dès  aujourd'hui,  est  tellement  mutilée,  estropiée, 
couverte  de  plaies  et  d'ulcères  dégoûtants  pour  l'œil  et  rebu- 
tants pour  tous  les  sens,  que  ses  meilleurs  amis  se  détournent 
avec  horreur  de  cette  hideuse  créature.  Cette  classe,  dont  les 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  421 

pères  ont  déclaré  et  conquis  leur  indépendance,  parce  qu'ils 
ne  voulaient  pas  plier  le  genou  devant  les  vices  publics,  de- 
vant la  corruption,  ni  renier  la  vérité,  s'est  ruée  avec  frénésie 
vers  le  mal  et  a  tourné  le  dos  au  bien ,  satisfaite  de  penser 
que  d'autres  temples  sont  aussi  de  verre ,  et  que  les  pierres 
qu'on  lance  contre  les  siens  peuvent  ricocher  ailleurs;  se  mon- 
trant, par  cela  seul,  aussi  immensément  au-dessous  de  l'im- 
portance de  sa  mission,  aussi  indigne  de  la  remplir,  que  si 
l'on  mettait  en  monceau,  comme  un  témoignage  contre  elle' 
toutes  les  saletés  et  les  bassesses  de  ses  petits  gouvernements, 
dont  chacun  est  un  royaume  despotique  dans  son  cercle 
étroit  de  dépravation  au  petit  pied. 

Par  degrés  Martin,  se  réveillant  à  demi,  se  sentit  sur  l'es- 
prit une  oppression  terrible  :  il  rêvait  confusément  qu'il  avait 
assassiné  son  meilleur  ami  et  ne  pouvait  se  débarrasser  du 
cadavre.  En  rouvrant  les  yeux,  il  aperçut  ce  spectre  en  face 
de  lui.  C'était  l'horrible  Hominy,,  en  train  de  débiter  de  pro- 
fondes vérités  avec  un  mélodieux  enchifrènement ,  et  de  faire 
un  tel  dévergondage  de  ses  facultés  intellectuelles,  qu'en  l'en- 
tendant le  plus  cruel  ennemi  du  major  eût  pardonné  à  ce 
pauvre  homme  du  plus  profond  de  son  cœur,  le  trouvant  as- 
sez puni.  Martin  allait  se  livrer  à  quelque  acte  de  désespoir, 
si  le  gong  n'eût  retenti  pour  le  signal  du  souper  :  bienheureux 
appel!  Ayant  placé  mistress  Hominy  au  haut  bout  de  la  table, 
Martin  se  réfugia  à  l'extrémité,  et  n'eut  pas  plus  tôt  expédié 
son  repas  qu'il  se  sauva,  tandis  que  la  dame  était  très-occupée 
à  l'endroit  du  bœuf  fumé  et  de  toute  une  saucière  de  cornichons 
nageant  en  pleine  saumure. 

Il  serait  difficile  de  donner  une  idée  exacte  de  la  fraîcheur 
déteint  dont  mistress  Hominy  jouissait  le  lendemain,  ou  de 
l'ardeur  avec  laquelle,  au  déjeuner ,  elle  se  jeta  tête  baissée 
dans  la  philosophie  spéculative.  Peut-être  y  avait-il  sur  sa  phy- 
sionomie un  petit  supplément  d'aigreur  ;  mais  c'était  seule- 
ment l'effet  du  vinaigre  des  cornichons  de  la  veille.  Tout 
ce  jour-là,  elle  s'accrocha  à  Martin.  Elle  se  tint  assise  auprès 
de  lui  tandis  qu'il  recevait  ses  amis  (car  il  y  avait  une  nou- 
velle réception  plus  nombreuse  encore  que  la  première];  elle 
proposait  des  théories  et  répondait  à  des  objections  imaginai- 
res, si  bien  que  Martin  commença  réellement  à  croire  qu'il 
rêvait;  elle  parlait  pour  deux;  elle  citait  d'interminables  pas- 
sages de  certains  essais  de  gouvernement  composés  par  elle- 
même;  elle  employait  sans  cesse  le  mouchoir  de  poche  du  ma- 


422    •  VIE    ET  AVENTURES 

jor,  comme  si  son  ton  nasillard  était  une  maladie  temporaire 
dont  elle  avait  résolu  de  se  débarrasser  à  tout  prix:  en  un 
mot ,  c'était  une  compagne  si  importune),  que  Martin  posa 
entre  lui  et  sa  conscience  la  question  de  savoir  si,  dans 
une  colonie  nouvelle ,  il  ne  serait  pas  d'absolue  nécessité 
d'assommer  une  femme  pareille  pour  le  repos  général  de  la 
société. 

Cependant  Mark,  de  son  côté,  était  aussi  fort  occupé.  Depuis 
le  point  du  jour  jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit,  il  avait 
porté  à  bord  du  steam-boat  les  provisions,  les  outils  et  autres 
objets  nécessaires  qu'on  lui  avait  conseillé  d'avoir  la  sage 
précaution  de  prendre.  L'acbat  de  ces  diverses  fournitures 
ainsi  que  le  payement  de  la  note  de  dépenses  à  l'Hôtel  Natio- 
nal, mirent  si  bas  leurs  finances,  que,  si  le  capitaine  du  pa- 
quebot eût  retardé  son  départ,  les  deux  voyageurs  se  fussent 
trouvés  dans  une  situation  tout  aussi  pénible  que  les  malheu- 
reux émigrants,  plus  pauvres  encore,  qui,  attirés  à  bord  par 
des  programmes  magnifiques,  avaient  vécu  sur  le  premier 
pont  depuis  une  semaine  entière  et  épuisé  leur  chétive  provi- 
sion de  vivres  avant  que  le  voyage  commençât.  Ils  étaient  là, 
pêle-mêle  avec  la  machine  et  le  feu.  C'étaient  des  fermiers 
qui  jamais  n'avaient  touché  à  une  hache;  des  constructeurs 
qui  n'eussent  pas  su  faire  une  boîte  :  tous  ils  se  trouvaient 
jetés  hors  du  lieu  de  leur  naissance,  sans  une  main  tendue 
vers  eux  pour  les  soutenir  ;  tous  ils  venaient  de  naître  pour 
ainsi  dire  à  un  monde  inconnu  :  enfants  par  l'impuissance  de 
leurs  ressources  ;  hommes  faits  par  l'étendue  de  leurs  besoins, 
sans  compter  d'autres  enfants  plus  jeunes  qu'ils  traînaient 
derrière  eux  pour  vivre  ou  mourir  ensemble,  comme  il  plai- 
rait à  Dieu! 

Le  matin  revint,  et  on  devait  partir  à  midi.  Midi  arriva,  et 
on  devait  partir  le  soir.  Mais  rien  ici-bas  n'est  éternel,  pas 
même  les  retards  d'un  skipper  américain,  et  décidément,  à  la 
nuit,  tout  fut  prêt. 

Abattu,  fatigué  au  dernier  degré,  mais  plus  lion  que  jamais 
aux  yeux  du  public  (car  toute  son  après-midi  avait  été  absor- 
bée par  des  réponses  à  une  quantité  de  lettres  écrites  la  moi- 
tié sans  but,  d'autres  pour  demander  de  l'argent,  et  réclamant 
toutes  une  réponse  immédiate),  Martin  se  rendit  sur  le  quai  à 
travers  les  flots  de  la  foule,  ayant  au  bras  mistress  Hominy. 
Il  monta  à  bord. 

Cependant  Mark  avait  résolu  de  résoudre,  s'il  le  pouvait, 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  '^23 

l'énigme  de  cette  popularité  léonine,  et,  au  risque  d'être  laissé 
à  terre,  il  revint  d'une  traite  à  l'hôtel. 

Le  capitaine  Kedgick  était  assis  sous  le  vestibule  avec  un 
verre  de  limonade  posé  sur  ses  genoux  et  un  cigare  à  la  bou- 
che. Il  reconnut  Mark  et  dit  : 

<r  Eh  bien  !  qui  diable  vous  ramène  ici  ? 

—  Je  vais  vous  l'avouer  franchement,  capitaine,  dit  Mark. 
J'ai  une  question  à  vous  faire. 

—  Tout  homme  a  le  droit  de  faire  une  question,  répliqua 
Kedgick,  laissant  entendre  par  son  air  que  tout  homme  avait 
aussi  le  droit  de  n'y  pas  répondre. 

—  Pourquoi  s'est-on  si  fort  occupé  de  M.  Ghuzzlewit?  de- 
manda finement  Mark.  Voyons,  dites-moi  ça. 

—  Chez  nous  on  aime  les  émotions ,  répondit  Kedgick  en 
suçant  son  cigare. 

—  Mais  quelles  émotions  pouvait-il  vous  donner?  »  de- 
manda Mark. 

Le  capitaine  le  regarda  comme  un  homme  disposé  à  lui  dé- 
cocher une  plaisanterie  de  premier  ordre. 
«  Vous  partez?  dit -il. 

—  Oui,  je  pars!  s'écria  Mark.  Les  instants  sont  pré- 
cieux. 

—  Notre  population  aime  les  émotions,  lui  dit  à  l'oreille  le 
capitaine.  Votre  associé  n'est  pas  un  émigrant  comme  les  au- 
tres, voyez- vous;  c'est  ce  qui  a  donné  de  l'émotion  à  nos  con- 
citoyens. » 

Là-dessus,  il  cligna  de  l'œil  et  répéta  avec  un  éclat  de  rire 
étouffé  :  «Voilà  le  secret  de  cette  émotion.  Scadder ,  pour- 
suivit-il, est  un  garçon  d'esprit,  et....  et....  aucun  de  ceux 
qui  vont  à  Êden  n'en  revient  vivant!  > 

Le  quai  était  tout  près,  et,  en  ce  moment,  Mark  put  enten- 
dre qu'on  l'appelait  par  son  nom;  il  put  même  distinguer  la 
voix  de  Martin  qui  l'invitait  à  se  hâter,  de  peur  qu'ils  ne  fus- 
sent séparés.  Il  était  trop  tard  pour  remédier  à  la  position  et 
faire  autre  chose  que  contre  fortune  bon  cœur.  Mark  donna  en 
partant  sa  bénédiction  au  capitaine  et  s'élança  comme  un  che- 
val de  course. 

«  Mark!  Mark!  cria  Martin. 

—  Me  voici,  monsieur  !  répondit  sur  le  même  ton  Mark  Ta- 
pley  en  sautant,  d'un  seul  bond,  du  quai  sur  le  bâtiment.  Jamais, 
monsieur,  je  ne  fus  aussi  jovial.  Tout  va  bien  !  Marchons!  En 
avant!  » 


424  VIE  ET  AVENTURES 

Les  étincelles  qui  jaillissaient  du  bois  enflammé  s'élancèrent 
des  deux  cheminées,  comme  si  le  navire  était  un  grand  feu 
d'artifice  qu'on  fît  partir,  et  la  machine  se  mit  à  rugir  sur 
l'eau  ténébreuse. 


CHAPiTilfi  XXIII. 

MartiPx  et  son  associé  prennent  possession  de  leur  domaine.  Excellente 
occasion  pour  donner  de  nouveaux  détails  sur  Éden. 

Il  se  trouva  qu'il  y  avait  à  bord  du  steam-boat  plusieurs 
passagers  de  la  même  pâte  que  M.  Bevan,  ce  gentleman  avec 
lequel  Martin  s'était  lié  à  New-York  ;  Martin  se  sentit  dans 
leur  société  le  cœur  soulagé  et  heureux.  Ils  allégèrent  pour  lui 
autant  que  possible  le  fardeau  intellectuel  de  mistress  Ho- 
miny;  et,  dans  toutes  leurs  paroles  comme  dans  toutes  leurs 
actions,  ils  montrèrent  tant  de  bon  sens  et  des  sentiments  si 
élevés,  que  Martin  ne  pouvait  trop  les  aimer. 

ce  Si  c'était  une  république  de  la  pensée  et  du  mérite,  dit-il, 
au  lieu  d'être  celle  de  la  JDlague  et  du  tripot,  les  leviers  ne 
manqueraient  pas  pour  la  mettre  en  mouvement. 

—  Si  l'on  a  de  bons  outils  et  qu'on  n'en  emploie  que  de  mau- 
vais, répondit  M.  Tapley,  on  ne  fait  toujours  que  de  pauvres 
charpentiers.  N'est-cepas,  monsieur? 

—  Vous  avez  raison,  dit  Martin.  Ceux-là  m'ont  bien  l'air  de 
trouver  l'œuvre  au-dessus  de  leurs  moyens  et  de  leur  force,  et 
de  la  bâcler  en  conséquence. 

—  Le  bon  de  l'affaire,  dit  Mark,  c'est  que,  s'il  leur  arrive 
d'accomplir  une  besogne  passable,  comme  de  meilleurs  ou- 
vriers, dans  des  conditions  moins  favorables ,  en  font  chaque 
jour  de  leur  vie  et  sans  y  prendre  garde,  ils  se  mettent  aussi- 
tôt à  chanter  victoire  sur  un  ton  éclatant.  Rappelez-vous  bien 
ce  que  je  vous  dis,  monsieur.  Si  jamais  les  banqueroutiers  de 
ce  pays  payent  leurs  dettes  (à  force  de  reconnaître  qu'il  y  a,  au 
point  de  vue  du  commerce,  un  grand  inconvénient  à  ne  point 
les  acquitter),  ils  en  prendront  tellement  occasion  de  triom- 
pher et  débiteront  tant  de  harangues  fanfaronnes,  qu'un  pour- 
rait supposer  que  jamais  avant  eux,  depuis  le  commencement 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  425 

du  monde,  on  n'avait  rendu  d'argent  prêté.  Voilà  comme  ils 
jouent  leur  jeu.  Dieu  merci,  je  les  connais.  Rappelez-vous 
bien  ce  que  je  vous  dis  là. 

—  Vous  me  paraissez  devenir  profondément  sagace!»  s'écria 
..lartin  en  riant. 

«  C'est  peut-être ,  pensa  Mark ,  parce  que  je  suis  à  un 
jour  de  marche  d'Éden,  et  que  je  vais  dvoir  un  peu  de  plaisir 
avant  de  m-ourir.  Et  puis,  qui  sait?  Peut-être  le  peu  de  temps 
que  j'ai  passé  avec  eux  a-t-il  déjà  fait  de  moi  un  prophète.  » 

Il  ne  laissa  rien  paraître  de  ces  réflexions  ;  mais  la  jovialité 
excessive  qu'elles  lui  inspiraient  et  l'air  de  gaieté  qu'elles  ré- 
pandirent sur  son  visage  rayonnant  suffirent  pour  ranimer 
Martin.  Bien  que  parfo's  il  fît  profession  d'attacher  peu  d'im- 
portance à  l'inépuisable  enjouement  de  son  associé,  et  que  par- 
fois aussi,  comme  dans  l'affaire  de  Zephaniah  Scadder,  il  lui 
reprochât  de  faire  le  mauvais  plaisant,  il  n'en  subit  pas  moins 
l'heureuse  influence  de  son  humeur,  qui  finit  par  réveiller  en 
lui  l'espérance  et  le  courage.  Qu'il  fût  ou  non  disposé  à  en  pro- 
f).ter,  cela  ne  fait  rien  :  l'exemple  était  contagieux  et  l'entraî- 
nait malgré  lui. 

D'abord,  ils  durent  se  séparer  une  ou  deux  fois  par  jour  de 
quelques  compagnons  de  voyage  que  d'autres  venaient  rem- 
placer. Mais  successivement  les  villes  devinrent  plus  clair-se- 
mées  sur  le  passage  du  steam-boat;  durant  plusieurs  heures, 
on  ne  vit  plus  apparaître  d'autres  habitations  que  des  huttes 
de  bûcherons,  devant  lesquelles  le  bâtiment  s'arrêtait  pour 
prendre  du  combustible.  Le  ciel,  des  bois,  de  l'eau  toute  la 
sainte  journée,  avec  une  chaleur  qui  rissolait  tout  ce  qu'elle 
pouvait  atteindre. 

Les  voyageurs  avançaient  péniblement  à  travers  de  vastes 
solitudes  ;  là,  les  arbres  se  pressaient  drus  et  serrés  sur  les 
rivages,  ou  bien  flottaient  au  gré  du  courant,  ou  faisaient  sor- 
tir des  profondeurs  du  fleuve  leurs  branches  dénudées,  ou 
semblaient  glisser  de  la  berge,  les  uns  croissant,  les  autres 
dépérissant  dans  l'eau  bourbeuse.  En  avant  donc,  par  le  jour 
fatigant  et  la  nuit  mélancolique  ;  sous  le  soleil  brûlant  et  au 
sein  des  vapeurs  du  soir;  en  avant,  puisque  le  retour  sem- 
blait impossible,  puisque  l'espérance  de  revoir  la  patrie  n'était 
plus  qu'un  misérable  rêve! 

II  n'y  avait  plus  que  peu  de  monde  à  bord,  et  ces  quelques 
passagers  étaient  aussi  hébétés,  aussi  lourds,  aussi  inertes 
que  la  végétation  qui  offusquait  leurs  yeux.  Pas  une  parole  d-? 


426  VIE   ET  AVENTURES 

gaieté  ou  d'espérance;  pas  un  mot  d'agréable  causerie  pour 
tromper  la  lenteur  du  temps  ;  pas  un  seul  petit  groupe  pour 
faire  cause  commune  contre  la  triste  impression  d'un  paysage 
monotone  ;  et ,  si  ce  n'est  qu'à  certaines  heures  les  passagers 
prenaient  ensemble  leur  nourriture ,  on  eût  pu  croire  que  le 
steam-boat  était  la  vieille  barque  à  Caron ,  qui  menait  des  om- 
bres mélancoliques  devant  les  trois  juges  de  l'enfer. 

Enfin  on  arriva  près  des  Nouvelles-Thermopyles ,  où,  ce 
soir  même ,  mistress  Hominy  devait  descendre.  Un  éclair  de 
satisfaction  brilla  dans  les  yeux  de  Martin  quand  la  dame  lui 
annonça  cette  nouvelle.  Mark  n'avait  pas  besoin  de  consola- 
tion, mais  après  tout  il  n'en  fut  pas  fâché  non  plus. 

11  était  nuit  noire  lorsqu'ils  vinrent  se  ranger  contre  le  dé- 
barcadère, une  espèce  de  côte  à  pic  au  haut  de  laquelle 
étaient  un  hôtel  semblable  à  une  grange ,  un  ou  deux  maga- 
sins construits  en  bois,  et  quelques  hangars  épars. 

«  Vous  passerez  la  nuit  ici ,  madame ,  et  partirez  demain , 
je  suppose  ?  dit  Martin. 

—  Partir  ?  Pour  quel  endroit  ?  s'écria  la  mère  des  Gracques 
modernes. 

—  Pour  les  Nouvelles-Thermopyles. 

—  Bon  Dieu!  est-ce  que  nous  n'y  sommes  pas?  »  dit  mis- 
tress Hominy. 

Martin  promena  son  regard  tout  autour  sur  le  sombre  pa- 
norama ;  mais  il  ne  distinguait  rien ,  et  il  dut  l'avouer. 

«Tenez,  c'est  là!...  s'écria  mistress  Hominy  en  lui  indi- 
quant les  huttes  susdites. 

—  Comment  !  ça  ! 

—  Oui,  ça;  et  vous  aurez  beau  faire,  votre  Êden  n'est  que 
de  la  camelote  en  comparaison ,  »  dit  mistress  Hominy  ho- 
chant la  tête  avec  une  grande  expression. 

La  fille  de  mistress  Hominy,  qui  était  venue  à  bord  avec  son 
mari,  appuya  ces  paroles  de  toute  son  autorité;  ce  que  fit 
aussi  le  gentleman.  Martin  refusa  poliment  l'offre  qu'ils  lui 
firent  de  le  régaler  chez  eux  durant  la  demi-heure  de  repos  que 
devait  prendre  le  bâtiment  ;  et  ayant  accompagné  jusqu'au  bas 
de  l'échelle  mistress  Hominy  et  son  mouchoir  de  poche  rouge 
(toujours  en  service  actif),  il  revint  tout  pensif  regarder  les 
émigrants  qui  débarquaient  leur  bagage. 

Mark,  debout  auprès  de  lui,  consultait  de  temps  en  temps 
son  visage,  cherchant  à  découvrir  l'effet  que  les  dernières  pa- 
roles échangées  avaient  produit  sur  lui,  et  souhaitant  volontiers 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT.  427 

que  les  espérances  de  Martin  fussent  abattues  avant  de  débar- 
quer à  Éden,  afin  que  le  coup  qu'il  redoutait  fût  amorti  d'a- 
vance. Mais,  comme  il  remarquait  que  son  associé  jetait  parfois 
un  coup  d'œil  rapide  sur  les  chétives  constructions  qui  gar- 
nissaient la  hauteur,  il  ne  lui  communiqua  rien  de  ce  qui  se 
passait  dans  son  esprit,  jusqu'au  moment  où  ils  furent  de 
nouveau  en  route. 

<t  Mark,  dit  Martin,  n'y  a-t-il  réellement  que  nous  à  bord 
qui  nous  rendions  à  Éden? 

—  Nul  autre,  monsieur.  La  plupart  des  passagers,  vous  le 
savez  bien,  se  sont  arrêtés  plus  tôt;  et  le  peu  qui  restent  vont 
plus  loin.  Eh  bien,  qu'est-ce  que  ça  fait?  Nous  n'en  aurons 
que  plus  de  place,  monsieur. 

—  Ob!  certainement,  dit  Martin,  Mais  je  pensais....  > 
Il  s'arrêta. 

«Vous  pensiez,  monsieur?... 

—  Combien  il  est  étrange  que  ces  Hominy  se  soient  détermi- 
nés à  chercher  fortune  dans  un  misérable  trou  comme  celui-ci 
par  exemple,  quand  ils  avaient  là,  à  deux  pas,  un  endroit  si 
préférable  et  si  différent,  j 

Martin  parlait  d'un  ton  si  éloigné  de  son  assurance  ordi- 
naire et  semblait  même  si  évidemment  craindre  la  réponse  de 
Mark ,  que  ce  brave  garçon  se  sentit  le  cœur  plein  de  com- 
passion. 

«  Vous  comprenez,  monsieur,  dit  Mark  en  lui  insinuant 
son  observation  le  plus  doucement  possible,  nous  devons 
nous  mettre  en  garde  contre  une  trop  grande  confiance. 
D'ailleurs,  nous  n'avons  pas  sujet  d'espérer  trop  vite  :  nous 
étions  bien  résolus  d'avance  à  tirer  le  meilleur  parti  possible 
des  plus  mauvaises  circonstances.  N'est-il  pas  vrai,  mon- 
sieur ?  » 

Martin  le  regarda,  mais  sans  articuler  un  mot. 

«  Quand  bien  même  Éden  ne  serait  pas  du  tout  bâti.... 

—  Au  nom  du  ciel,  s'écria  Martin  avec  colère,  ne  parlez  pas 
d'Éden  pour  le  comparer  à  cet  endroit.  Étes-vous  fou?...  Te- 
nez, Dieu  me  pardonne,  ne  me  poussez  pas  à  bout!  » 

Après  ces  paroles,  il  tourna  les  talons  et  se  promena  en 
long  et  en  large  sur  le  pont  durant  deux  heures.  Jusqu'au 
lendemain  il  ne  prononça  pas  un  mot  de  plus,  sauf  :  «  Bon- 
soir, »  pas  plus  sur  ce  sujet  que  sur  tout  autre. 

Gomme  ils  avançaient  de  plus  en  plus  et  touchaient  pres- 
que au  terme  de  leur  voyage,  l'aspect  de  désolation  du  pays 


428  VIE  ET   AVENTURES 

augmenta  à  tel  point,  qu'avec  un  peu  de  bonne  volonté  les 
voyageurs  auraient  pu  se  croire  au  cœur  même  des  sombres 
domaines  du  géant  Désespoir.  Un  plat  marécage,  jonché  d'ar- 
bres abattus;  un  terrain  fangeux  sur  lequel  l'humus  semblait 
avoir  fait  naufrage  et  disparu  pour  faire  place  à  une  végéta- 
tion sale  et  misérable,  née  de  ses  éléments  décomposés;  où  les 
arbres  eux-mêmes  avaient  l'air  d'une  forêt  de  mauvaises  her- 
bes sorties  du  limon  et  brûlées  par  un  soleil  ardent  ;  où 
des  maladies  funestes ,  cherchant  quelque  victime  à  infecter 
de  leur  venin,  se  répandaient,  la  nuit,  sous  forme  de  brouil- 
lards, et,  rampant  au-dessus  de  l'eau,  faisaient  jusqu'au  jour 
leur  chasse  de  fantômes;  où  le  soleil  lui-même,  le  soleil  béni, 
brillant  sur  ces  éléments  putréfiés  de  corruption  et  de  peste, 
devenait  un  objet  d'horreur  :  tel  était  le  royaume  de  l'Espé- 
rance vers  lequel  s'avançaient  les  voyageurs. 

Enfin  ils  s'arrêtèrent.  Ils  étaient  à  Éden. 

Les  eaux  du  Déluge  ne  devaient  l'avoir  quitté  que  depuis 
une  semaine  au  plus,  tant  le  hideux  marécage  qui  portait  ce 
nom  était  obstrué  de  vase  et  de  plantes  marécageuses  entre- 
lacées. 

Gomme  l'eau  manquait  de  profondeur  sur  le  bord,  ils  des- 
cendirent à  terre  en  portant  tout  leur  bagage.  On  n'apercevait 
qu'un  petit  nombre  de  huttes  en  bois  parmi  les  arbres  som- 
bres ;  la  meilleure  était  une  sorte  de  hangar  à  vaches  ou 
étable  grossière  ;  mais  quant  à  des  quais ,  au  marché ,  aux 
monuments  publics.... 

c(  Voici  un  habitant  d'Éden,  dit  Mark.  Il  pourra  nous  don- 
ner un  coup  de  main  pour  porter  notre  bagage.  Prenez  cou- 
rage, monsieur.  Holà!  hél  » 

L'homme  s'avança  vers  eux  très-lentement ,  à  travers  l'ob- 
scurité qui  devenait  plus  compacte  ;  il  s'appuyait  sur  un  bâton. 
Lorsqu'il  fut  plus  près ,  les  deux  voyageurs  remarquèrent  qu'il 
était  pâle  et  épuisé,  et  que  ses  yeux  inquiets  étaient  profondé- 
ment enfoncés  dans  leur  orbite.  Son  vêtement  bleu,  grossiè- 
rement fabriqué,  pendait  autour  de  lui  en  haillons;  ses  pieds 
et  sa  tête  étaient  nus.  Il  s'assit  sur  un  tronc  d'arbre  à  mi-che- 
min et  les  invita  à  venir  à  lui,  ce  qu'ils  firent.  Alors  il  appuya 
sa  main  sur  son  côté,  comme  s'il  souffrait,  et,  tout  en  repre- 
nant haleine,  il  les  considéra  d'un  air  d'étonnement  : 

«  Des  étrangers  !...  s'écria-t-il ,  dès  qu'il  put  parler. 

—  Tout  juste,  dit  Mark.  Gomment  allez- vous,  monsieur? 

—  J'ai  eu  une  très-mauvaise  fièvre ,  répondit-il  faiblement. 


DE   MARTIN    CHUZZLEWIT  ii29 

Voilà  plusieurs  semaines  que  je  ne  puis  me  tenir  debout.  Ce 
sont  là  vos  effets ,  à  ce  que  je  vois?  ajouta-t-il  en  montrant  le 
bagage. 

—  Oui,  monsieur,  dit  Mark.  Ne  pourriez-vous  pas  nous  re- 
commander à  quelqu'un  qui  nous  donnât  un  coup  de  main 
pour  nous  aider  à  les  porter  à....  la  ville  ? 

—  Mon  fils  aîné  vous  rendrait  bien  ce  service  s'il  était  en 
état  de  le  faire,  répondit  l'homme  ;  mais  c'est  aujourd'hui  son 
joar  de  frisson,  et  il  est  couché,  enveloppé  dans  les  couver- 
tures. Mon  plus  jeune  est  mort  la  semaine  dernière. 

—  J'en  suis  sincèrement  fâché,  mon  brave  homme,  dit  Mark, 
lui  prenant  la  main.  Ne  vous  occupez  pas  de  nous.  Venez  avec 
moi,  je  vous  donnerai  le  bras  pour  vous  en  retourner.  Nos 
bagages  sont  là  en  sûreté ,  n'est-ce  pas  ?  dit-il  à  Martin  ;  car 
il  n'y  a  pas  ici  grand  monde  qui  puisse  les  emporter.  C'est 
toujours  ça. 

—  Non,  s'écria  l'homme.  Si  vous  voulez  du  monde,  c'est  là 
qu'il  faut  le  chercher....  y> 

Et  il  frappa  de  son  bâton  sur  le  sol. 

«  Ou  là-bas,  dans  le  bois,  au  nord.  Nous  en  avons  enterré 
un  grand  nombre.  Le  reste  s'est  sauvé.  Ceux  que  nous  avons 
encore  ici  ne  sortent  pas  la  nuit. 

—  L'air  de  la  nuit  n'est  pas  tout  à  fait  salubre,  je  suppose? 
dit  Mark. 

—  C'est  un  poison  mortel  !  *  répondit  le  colon. 

Mark  ne  témoigna  pas  plus  d'inquiétude  que  si  cette  atmo- 
sphère lui  était  présentée  comme  de  l'ambroisie  ;  mais  il  offrit 
son  bras  à  l'homme  et ,  tout  en  marchant ,  il  lui  exposa  la 
nature  de  leur  achat  et  lui  demanda  où  se  trouvait  la  pro- 
priété. 

«  Tout  près  de  notre  hutte ,  dit  l'homme ,  si  près  que  j'ai 
employé  votre  habitation  comme  lieu  de  dépôt  pour  y  mettre 
un  peu  de  blé;  je  vous  prie  de  m' excuser  pour  ce  soir;  demain 
je  tâcherai  de  vous  en  débarrasser,  d 

Il  lui  donna  alors  à  entendre ,  par  manière  de  causerie  locale, 
qu'il  avait  enterré  de  ses  propres  mains  le  dernier  propriétaire; 
confidence  que  Mark  reçut  sans  que  sa  tranquillité  d'esprit  en 
fût  le  moins  du  monde  altérée. 

Bref,  l'homme  les  mena  à  une  misérable  cabane,  grossière- 
ment construite  de  troncs  d'arbres,  dont  la  porte  était  tombée 
ou  avait  été  enlevée  depuis  longtemps,  et  qui,  par  conséquent, 
était  ouverte  aux  beautés  naturelles  de  ce  pays  sauvage  et  aux 


430  VIE   ET   AVENTIJRES 

influences  délétères  de  la  nuit.  Sauf  la  petite  quantité  de  grain 
dont  il  a  été  parlé ,  cette  cabane  était  parfaitement  dégarnie  ; 
mais  les  voyageurs  avaient  laissé  sur  le  débarcadère  une  caisse, 
et  l'Édenien  leur  fournit  une  manière  de  torche  en  guise  de 
chandelle.  Mark  la  planta  en  terre ,  et  déclarant  alors  que  la 
résidence  «  paraissait  très-confortable,  »  il  emmena  Martin 
bien  vite  pour  l'aider  à  apporter  la  caisse.  Dans  les  allées  et 
venues  du  quai  à  la  cabane,  Mark  parlait  sans  relâche ,  comme 
pour  faire  pénétrer  au  cœur  de  son  associé  l'idée  assez  peu 
vraisemblable  qu'ils  étaient  arrivés  sous  les  auspices  les  plus 
favorables  qu'il  fût  possible  d'imaginer. 

Hélas  1  il  y  a  bien  des  hommes  qui  resteraient  volontiers 
dans  une  maison  délabrée,  soutenus  par  la  colère,  et  pour  satis- 
faire des  projets  de  vengeance,  mais  qui  n'ont  pas  la  force  de 
voir  tomber  sous  leurs  yeux  le  château  de  leurs  rêves.  Lors- 
qu'ils furent  revenus  à  la  hutte  de  bois ,  Martin  se  laissa 
tomber  à  terre  et  sanglota. 

«  Que  Dieu  ait  pitié  de  nous,  monsieur  1  s'écria  Tapley  avec 
terreur;  finissez  donci  finissez  donc,  monsieur  1  Tout  excepté 
cela!  ce  moyen-là  n'est  bon  à  rien.  Il  n'y  a  ni  homme,  ni 
femme,  ni  enfant,  que  le  découragement  puisse  aider  à  franchir 
la  plus  simple  barrière.  Outre  que  ça  ne  peut  vous  servir  à 
rien,  c'est  encore  bien  pis  pour  moi  :  car  rien  que  de  vous  en- 
tendre, je  sens  bien  que  je  n'ai  plus  qu'à  me  coucher  par  terre. 
Je  ne  puis  pas  supporter  cette  vue.  Tout  excepté  cela  I  » 

Sans  nul  doute  il  parlait  franchement  ;  on  le  voyait  bien  à 
l'air  d'alarme  extraordinaire  avec  lequel  il  regardait  Martin, 
en  se  mettant  à  genoux  pour  lui  dire  cela,  tout  en  ouvrant  le 
coffre. 

«  Je  vous  demande  mille  fois  pardon,  mon  cher  associé,  dit 
Martin.  Je  n'aurais  pas  pu  m'en  empêcher  sous  peine  de  mort. 

— 11  me  demande  pardon!  dit  Mark  avec  son  enjouement 
habituel,  tandis  qu'il  procédait  à  déballer  le  coiîre.  L'associé  en 
chef  qui  demande  pardon  au  Go  I  II  faut  donc  qu'il  y  ait  quel- 
que chose  de  détraqué  dans  la  raison  de  commerce.  Je  de- 
mande qu'on  fasse  examiner  les  livres  et  dresser  immédiate- 
ment l'inventaire.  En  attendant,  nous  y  voilà.  Tout  est  bien 
à  sa  place.  Yoici  le  porc  salé.  Voici  le  biscuit.  Voici  le  whis- 
key....  et  du  bon,  sentez  plutôt.  Voici  le  pot  d'étain.  Ce  pot 
d'étain  est  toute  une  petite  fortune!  Voici  les  couvertures. 
Voici  la  hache.  Qui  oserait  dire  que  nous  n'avons  pas  un  assor- 
timent de  premier  ordre?  Ne  semble-t-il  pas  que  je  suis  un 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  431 

cadet  parti  pour  l'Inde  et  que  mon  noble  père  était  président 
du  Conseil  des  Directeurs?  Maintenant,  quand  j'aurai  été  pui- 
ser de  l'eau  à  la  rivière  qui  coule  devant  notre  porte  et  que 
j'aurai  fait  le  grog  ,  s'écria  Mark,  joignant  aussitôt  l'action  à 
la  parole ,  nous  allons  avoir  un  souper  composé  des  primeurs 
de  la  saison.  Nous  voici  au  grand  complet,  monsieur.  Pour  ces 
biens  que  nous  allons  recevoir  de  votre  miséricorde,  Seigneur,  etc. 
Ma  parole  d'honneur,  monsieur,  on  dirait  un  souper  de  bohé- 
miens devant  leur  bivouac,  j* 

Il  était  impossible  de  ne  point  reprendre  courage  en  compa- 
gnie d'un  homme  tel  que  celui-là.  Martin  s'assit  par  terre  à 
côté  de  la  caisse,  ouvrit  son  couteau,  et  se  mit  à  manger  et  à 
boire  vigoureusement. 

«  A  présent,  vous  voyez,  dit  Mark,  lorsqu'ils  eurent  fait  un 
gai  repas,  avec  votre  couteau  et  le  mien  je  cloue  cette  couver- 
ture devant  la  porte,  c'est-à-dire  à  l'endroit  où,  dans  un  état 
de  civilisation  avancée,  la  porte  devrait  se  trouver.  Cela  a  ma 
foi  bon  air.  Maintenant ,  je  vais  fermer  ce  jour  qui  vient  par 
en  dessous  en  y  mettant  la  caisse.  C'est  encore  très-bien.  Puis 
voici  votre  couverture,  monsieur,  et  voilà  la  mienne.  Qu'est-ce 
qui  nous  empêcherait  de  passer  une  bonne  nuit?...  » 

Malgré  l'apparente  gaieté  de  ses  paroles,  il  fut  longtemps  lui- 
même  avant  de  pouvoir  s'endormir.  Il  avait  roulé  sa  couver- 
ture autour  de  lui,  placé  sa  hache  à  portée  de  sa  main ,  et 
s'était  couché  en  travers  du  seuil  de  la  maison  ;  son  anxiété  et 
sa  vigilance  dévouée  ne  lui  permettaient  pas  de  fermer  les 
yeux.  La  nouveauté  de  leur  terrible  position,  la  crainte  de  voir 
apparaître  quelque  animal  féroce  ou  quelque  ennemi  à  visage 
humain,  l'incertitude  cruelle  où  ils  étaient  sur  leurs  ressour- 
ces pour  l'avenir,  une  juste  appréhension  de  la  mort,  la  dis- 
tance immense  où  ils  étaient  de  leur  pays  et  les  nombreux 
obstacles  qui  les  séparaient  de  l'Angleterre ,  que  de  causes 
d'agitation  dans  le  profond  silence  de  la  nuit  !  Bien  que  Mar- 
tin^ s'efforçât  de  lui  donner  le  change ,  Mark  s'aperçut  qu'il 
veillait  aussi,  en  proie  aux  mêmes  reflexions. 

Il  ne  pouvait  arriver  rien  de  plus  fâcheux  :  car,  si  Martin 
commençait  à  s'appesantir  sur  leurs  misères  au  lieu  d'essayer 
de  leur  tenir  tête,  il  n'était  guère  permis  de  douter  qu'une  pa- 
reille disposition  d'esprit  ne  secondât  puissamment  l'influence 
d'un  climat  pestilentiel. 

Jamais  Mark  n'avait  trouvé  la  lumière  du  jour  à  moitié  aussi 
agréable  qu'au  moment  où,  sortant  d'un  assoupissement  labo- 


432  VIE    ET    AVENTURES 

rieux,  il  la  vit  briller  à  travers  la  couverture,  dans  l'encadre- 
ment  de  la  porte. 

Il  sortit  doucement,  laissant  son  compagnon  encore  endormi  ; 
et,  après  s'être  rafraîchi  en  se  lavant  à  la  petite  rivière  qui 
coulait  à  quelques  pas,  il  se  livra  à  un  rapide  examen  de  l'état 
des  lieux. 

Il  n'y  avait  pas  en  tout  dans  la  colonie  plus  d'une  vingtaine 
de  huttes  ;  la  moitié  paraissaient  abandonnées  ;  toutes  tom- 
baient en  ruines.  La  plus  délabrée,  la  plus  hideuse ,  la  plus 
misérable,  était  intitulée  avec  infiniment  de  justesse  :  Banque  et 
bureau  du  crédit  national.  On  l'avait  entourée  de  quelques  ché- 
tifs  étançons,  mais  elle  était  trop  profondément  enfoncée  dans 
la  boue  pour  qu'il  fût  possible  de  la  relever. 

On  avait  fait  par-ci  par-là  un  effort  pour  nettoyer  le  sol,  et 
marqué  quelque  chose  comme  un  champ,  où,  parmi  les  troncs  et 
les  cendres  des  arbres  brûlés,  poussait  une  maigre  récolte  de 
maïs.  Dans  plusieurs  endroits ,  une  palissade  tortueuse  ou  une 
haie  en  zigzag  avait  été  comm.encée  ;  mais  nulle  part  on  n'était 
allé  jusqu'au  bout ,  et  les  piquets  tombés  et  cachés  à  demi  par 
la  fange  gisaient  à  moitié  pourris.  Trois  ou  quatre  chiens 
efflanqués,  et  auxquels  la  faim  n'avait  laissé  que  la  peau  sur  les 
os  ;  quelques  porcs  à  longues  pattes  errant  dans  les  bois  à  la 
recherche  de  leur  nourriture  ;  quelques  enfants  à  peu  près  nus 
et  regardant  Mark  du  seuil  de  leurs  huttes,  tels  furent  les  seuls 
êtres  vivants  qu'il  aperçut.  Une  vapeur  fétide,  chaude  et  des- 
séchante comme  le  souffle  d'un  four,  s'élevait  de  la  terre 
et  restait  suspendue  sur  tous  les  objets  alentour.  A  peine 
Mark  avait-il  laissé  sur  le  terrain  marécageux  l'empreinte 
de  ses  pas,  qu'une  vase  noire  et  puante  venait  en  efiacer  la 
trace. 

La  propriété  des  deux  associés  n'était  encore  qu'à  l'état  de 
forêt.  Les  arbres  avaient  poussé  si  serrés,  si  rapprochés,  qu'ils 
se  coudoyaient  mutuellement,  et  que  les  plus  faibles,  contraints 
de  prendre  des  formes  étranges  et  contournées ,  languissaient 
tout  atrophiés.  Les  mieux  venus  étaient  rabougris,  par  suite 
de  la  pression  qu'ils  éprouvaient  et  du  manque  d'espace  néces- 
saire ;  au  bas  de  leur  tige  croissaient  abondamment  de  longues 
herbes,  et  cette  végétation  humide  et  malsaine  de  mousses  et  de 
lichens  qui  tapissent  le  dessous  des  bois;  bien  habile  celui  qui 
eût  pu  distinguer  parleurs  espèces  ces  plantes  entremêlées  en 
un  inextricable  monceau  :  c'était  un  fourré  profond  et  téné- 
breux, qui  ne  reposait  pas  plus  sur  la  terre  que  sur  l'eau,  mais 


DE  MARTIN  CHUZZLEV/IT.  ^33 

bien  sur  une  matière  putréfiée ,  une  pulpe  de  rebut  formée  de 
l'eau  et  de  la  terre  décomposées. 

Mark  se  rendit  au  lieu  du  rivage  où  la  veille  au  soir  ils 
avaient  laissé  leur  bagage  ;  là  ,  il  trouva  une  demi-douzaine 
d'hommes  ,  dont  l'extérieur  annonçait  l'épuisement  et  la  con- 
somption, mais  qui  se  montrèrent  disposés  à  lui  rendre-service  : 
ils  l'aidèrent  en  effet  à  transporter  ses  effets  jusqu'à  sa  hutte. 
En  parlant  de  la  colonie  ils  hochaient  la  tête,  et  ne  donnèrent 
guère  de  consolation  au  nouveau  venu.  11  ressortit  de  leurs 
confidences  que  ceux  qui  avaient  eu  le  moyen  de  partir  avaient 
quitté  Ëden.  Ceux  qui  y  étaient  restés  avaient  perdu  succes- 
sivement leurs  femmes,  leurs  enfants,  leurs  amis  ou  leurs 
frères,  et  avaient  eux-m.êmes  énormément  souffert.  La  plupart 
étaient  malades  en  ce  moment  :  aucun  d'eux  n'était  ce  qu'il 
avait  été  autrefois.  Ils  offrirent  cordialement  à  Mark  leur  assis- 
tance et  leurs  conseils,  et  le  laissant  seul,  ils  retournèrent  tris- 
tement à  leurs  occupations  diverses. 

Cependant  Martin  s'était  levé.  Mais  quel  changement  dans 
le  cours  d'une  seule  nuit  !  Il  était  extrêmement  pâle  et  lan- 
guissant ;  il  se  plaignait  de  douleurs  et  de  courbature  dans 
tous  les  membres,  d'un  affaiblissement  de  la  vue  et  d'une  ex- 
tinction de  voix.  De  son  côté.  Mark,  dont  l'ardeur  augmentait 
à  mesure  que  l'horizon  devenait  plus  sombre,  alla  détacher  une 
porte  d'une  des  maisons  abandonnées  et  la  fixa  à  leur  propre 
habitation  ;  ensuite  il  courut  chercher  un  banc  grossier  qu'il 
avait  remarqué  et  s'en  revint  triomphalement  avec  ce  meuble  : 
l'ayant  posé  en  dehors  de  la  cabane,  il  plaça  dessus  le  fameux 
plat  d'étain  et  autres  ustensiles  du  même  genre,  pour  lui  donner 
une  tournure  de  table  de  cuisine  ou  de  buffet.  Enc];ianLé  de  cet 
arrangement,  il  roula  leur  baril  de  farine  jusque  dans  la  cabane 
et  le  posa  debout  dans  un  coin ,  en  guise  de  table  de  décharge. 
Il  n'y  en  avait  pas  pour  le  dîner  de  meilleure  que  le  coffre  :  il 
le  consacra  solennellement  pour  l'avenir  à  cet  utile  service.  Il 
pendit  à  des  chevilles  et  à  des  clous  leurs  couveriures,  leur 
linge  et  tout  le  reste.  Enfin  il  sortit  un  grand  écriteau  que 
Martin,  dans  son  enthousiasme,  avait  apprêté  de  ses  propres 
mains,  à  l'Hôtel  National,  et  qui  portait  cette  inscription  . 

CHUZZLEWIT  ET  CD.  ARCHITECTES  ET  ARPENTEURS. 

Il  le  plaça  le  plus  en  évidence  possible,  avec  autant  de  gra- 
vité que  si  la  florissante  cité  d'Éden  eût  existé  réellement  et 
qu'ils  s'attendissent  à  se  voir  écrasés  de  besogne. 

28 
Martin  Chizzlewit.  —  l 


434  VIE   ET    AVENTURES 

«  Voici  les  outils ,  dit  Mark ,  tirant  la  boîte  d'instruments 
de  son  associé  et  plantant  le  compas  dans  une  souche  d'arbre 
devant  la  porte  :  nous  les  laisserons  ainsi  en  plein  air,  pour 
montrer  aue  nous  sommes  arrivés  bien  approvisionnés.  Et 
maintenant,  si  quelque  gentleman  désire  se  faire  bâtir  une 
maison,  il  fera  bien  de  donner  ses  ordres  avant  que  nous  ayons 
d'autres  commandes.  » 

Vu  l'intensité  de  la  chaleur ,  Mark  n'avait  déjà  pas  trop  mal 
employé  sa  matinée  ;  mais  sans  se  reposer  un  moment ,  quoi- 
qu'il fût  en  nage ,  il  rentra  dans  la  maison,  d'où  il  ressortit 
presque  aussitôt  en  tenant  une  hache  avec  laquelle  il  était  tout 
prêt  à  accomplir  les  choses  les  plus  impossibles. 

«  Voilà,  monsieur,  dit-il,  par  là-bas  un  vieux  vilain  arbre; 
il  n'y  a  rien  de  mieux  que  de  l'abattre.  Nous  pourrons  con- 
struire notre  four  cette  après-midi.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  au 
monde  un  pays  plus  favorisé  de  terre  glaise  qu'Éden.  C'est 
toujours  ça.  » 

Mais  Martin  ne  répondait  pas.  Durant  tout  le  temps,  il  était 
resté  assis,  la  tête  entre  ses  mains,  contemplant  le  courant  qui 
passait  avec  impétuosité,  et  songeant  peut-être  à  la  rapidité 
avec  laquelle  il  se  dirigeait  vers  l'Océan,  ce  grand  chemin  de 
la  patrie,  de  la  patrie  qu'il  ne  reverrait  plus  ! 

Rien ,  pas  même  les  coups  vigoureux  que  Mark  appliquait 
à  l'arbre,  ne  pouvait  le  tirer  de  sa  triste  méditation.  Jugeant 
que  tous  ses  efforts  pour  le  distraire  restaient  superflus,  Mark 
suspendit  sa  besogne  et  s'approcha  de  lui. 

«  Ne  vous  laissez  pas  aller,  monsieur. 

—  Oh  !  Mark,  répondit  son  ami,  qu'ai-je  donc  fait  dans  toute 
ma  vie  pour  avoir  mérité  un  sort  si  cruel  ? 

—  Quant  à  ça,  monsieur,  répliqua  Mark,  chacun  de  ceux  qui 
sont  ici  peut  tenir  le  même  langage  ;  et  plusieurs  peut-être 
avec  plus  de  raison  que  vous  et  moi.  Courage,  monsieur  1  faites 
quelque  chose.  Ne  pourriez- vous  pas  vous  soulager  un  peu  l'es- 
prit, en  écrivant  vos  observations  particulières  dans  une  lettre 
à  Scadder  ? 

—  Non,  dit  Martin,  hochant  tristement  la  tête,  je  n'en  suis 
plus  là. 

— ,  Mais  si  vous  n'en  êtes  déjà  plus  là,  il  faut  donc  que  vous 
soyez  malade  et  alors  vous  avez  besoin  de  soins  ? 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  moi,  dit  Martin.  Arrangez-vous 
du  mieux  que  vous  pourrez.  Bientôt  vous  n'aurez  à  vous  oc- 
cuper que  de  vous  seul.  Et  alors  puisse  Dieu  vous  ramener  dans 


DE  MARTIN   CHUZZLEWIT.  W5 

votre  patrie,  et  pardonnez-moi  de  vous  avoir  conduit  ici  I  ici  où 
je  suis  destiné  à  mourir.  Je  l'ai  senti,  à  l'instant  même  où  j'ai 
mis  le  pied  sur  ce  rivage.  Soit  éveillé  soit  endormi.  Mark,  ce 
rêve  m'a  poursuivi  toute  la  nuit  dernière. 

—  Je  disais  bien  que  vous  deviez  être  malade,  répliqua  Mark 
avec  tendresse,  et  à  présent  j'en  suis  certain.  Vous  aurez 
attrapé  au  bord  de  l'eau  un  accès  de  fièvre  et  le  frisson  ;  mais , 
Dieu  merci,  ça  ne  sera  rien.  Une  simple  affaire  d'acclimatation  ; 
de  manière  ou  d'autre,  il  faut  payer  sou  tribut  au  climat.  C'est 
la  règle,  vous  savez.  » 

Martin  se  borna  à  soupirer  et  à  secouer  la  tête. 

«  Attendez-moi  une  demi-minute,  dit  Mark  avec  feu;  le 
temps  de  courir  chez  un  de  nos  voisins  et  de  lui  demander  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  à  prendre,  et  même  de  lui  en  emprunter  un 
peu  pour  vous  l'administrer;  et  demain,  vous  vous  retrouverez 
aussi  solide  que  jamais.  Je  ne  serai  pas  absent  plus  d'une  mi- 
nute. Ne  vous  laissez  pas  aller  à  la- tristesse,  le  temps  que  je 
vais  vous  quitter,  d 

Jetant  de  côté  sa  hache ,  il  prit  aussitôt  son  élan  ;  mais  il 
s'arrêta  à  une  courte  distance,  se  retourna,  puis  repartit  aus- 
sitôt en  toute  hâte. 

«  Maintenant ,  monsieur  Tapley,  dit  Mark,  se  donnant  un 
effroyable  coup  dans  la  poitrine  comme  pour  se  ranimer,  prenez 
garde  à  ce  que  je  vous  ai  dit.  Les  choses  paraissent  aussi 
fâcheuses  qu'elles  peuvent  l'être,  mon  garçon.  Jamais  vous  n'au- 
rez une  meilleure  occasion  pour  montrer  vos  dispositions  jovia- 
les, mon  cher  ami,  non  jamais,  aussi  longtemps  que  vous  vivrez. 
En  conséquence,  Tapley,  c'est  à  présent  ou  jamais  qu'il  faut  se 
montrer  ferme  !  y> 


CHAPITRE  XXIV. 

OÙ  l'on  verra  comment  ont  marché  certaines  afiTaires  intimes  d'amour , 
de  haine ,  de  jalousie  et  de  vengeance. 

«  Holà,  Pecksniff  !  cria  M.  Jonas,  qui  était  resté  au  parloir. 
N'y  a-t-il  pas  quelqu'un  pour  aller  ouvrir  votre  magnifique 
vieille  porte  ? 

—  Tout  de  suite,  monsieur  Jonas,  tout  de  suite, 


436  VIE   ET    AVENTURES 

—  Ma  foi  !  murmura  Forphelin,  ça  ne  sera  pas  trop  tôt.  Qui 
que  ce  soit,  voilà  trois  fois  qu'on  frappe,  et  chaque  coup 
suffirait  pour  réveiller  les....  » 

Il  éprouvait  une  telle  répugnance  à  l'idée  d'évoquer  les 
n:orts,  qu'il  s'arrêta  avant  que  ce  mot  fût  arrivé  sur  ses  lèvres, 
et  dit  à  la  place  : 

«  Les  Sept  Dormants. 

•^  Tout  de  suite ,  monsieur  Jonas ,  tout  de  suite ,  répéta 
Pecksniff.  Thomas  Pinch....  » 

Dans  sa  grande  agiiation,  il  ne  put  trouver  assez  de  présence 
d'esprit  soit  pour  appeler  Tom  «  son  cher  ami  »  soit  pour  le 
qualifier  de  «  misérable.  »  Mais,  à  tout  hasard ,  il  com.mença 
par  lui  montrer  le  poing,  en  lui  disant  : 

ce  Montez  à  la  chambre  de  mes  filles  ,  pour  leur  apprendre 
qui  est  ici.  Silence!  silence  1  vous  dis-je;  m'entendez-vous, 
monsieur  ? 

—  J'y  vais  tout  de  suite,  monsieur!  s'écria  Tom,  qui  partit 
stupéfait  pour  exécuter  cet  ordre. 

— Vous,...  ha  !  ha  !  ah! ...  vous  m'excuserez ,  monsieur  Jonas, 
dit  PecksnifT,  si  je  ferme  cette  porte  un  instant,  n'est-ce  pas?  Il 
s'agit  sans  doute  d'une  affaire  qui  concerne  ma  profession. 
Je  crois   en  être   parfaitement  certain.  Je  vous   remercie.  » 

Alors  M.  PecksnifT,  fredonnant  doucement  un  refrain  cham- 
pêtre, mit  sur  sa  tête  son  chapeau  de  jardin,  saisit  une  bêche 
et  ouvrit  la  porte  extérieure.  Il  se  montra  sur  le 'seuil,  très- 
calme,  comme  s'il  croyait  avoir  entendu,  du  fond  de  son  verger, 
un  tout  petit  coup,  sans  en  être  bien  sûr. 

En  voyant  devant  lui  un  gentleman  et  une  dame ,  il  recula 
avec  cet  air  de  confusion  que  montre  un  homme  de  bien  lors- 
qu'il est  franchement  surpris.  Un  moment  après ,  il  reconnut 
ses  visiteurs  et  s'écria  : 

ce  Monsieur  Ghuzzlewit!  Puis-je  en  croire  mes  yeux?  Mon 
cher  monsieur  !  mon  bon  monsieur  !  C'est  un  jour  de  joie,  un 
heureux  jour.  Entrez,  je  vous  prie,  mon  cher  monsieur.  Vous 
me  trouvez  en  costume  de  jardin.  Vous  m'excuserez,  je  pense. 
Le  jardinage  est  un  goût  qui  ne  date  pas  d'aujourd'hui,  un 
goût  primitif,  mon  cher  monsieur  :  car,  si  je  ne  me  trompe, 
Adam  fut  notre  premier  patron.  Mon  Eve,  j'ai  la  douleur  de  le 
dire,  n'existe  plus,  monsieur;  niais....  » 

Ici,  il  montra  sa  bêche,  secoua  la  tête,  comme  si  sa  gaieté 
apparente  lui  coûtait  quelque  effort  et  ajouta  : 

«  Mais  j'exerce  encore  un  peu  la  profession  d'Adam.  » 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  437 

Pendant  ce  temps,  il  avait  conduit  ses  visiteurs  au  plus  beau 
salon,  où  l'on  voyait  sou  portrait  peint  par  Spiller  et  son  buste 
exécuté  par  Spoker, 

«  Mes  filles  vont  être  enchantées,  dit-il.  Si  je  pouvais  me 
lasser  d'un  tel  sujet ,  il  y  a  longtemps  ,  mon  cher  monsieur , 
que  je  serais  las  de  les  entendre  constamment  se  promettre  ce 
bonheur ,  et  faire  sans  cesse  allusion  à  notre  rencontre  chez 
mistress  Todgers.  Et  leur  jeune  et  belle  amie  qu'elles  désirent 
tant  connaître  et  aimer  (car  la  connaître  c'est  l'aimer),  j'espère 
que  c'est  elle  que  je  vois  en  ce  moment.  J'espère  qu'en  lui  di- 
sant :  «  Soyez  la  bienvenue  sous  mon  humble  toit  !  d  je  trouve 
quelque  écho  dans  ses  sentiments.  Si  les  traits  sont  l'image 
du  cœur,  je  n'ai  que  faire  de  craindre.  Une  physionomie  et  une 
expression  des  plus  avenantes,  monsieur  Ghuzzlewit,  mon  cher 
monsieur....  tout  à  fait  avenantes  ! 

—  Mary,  dit  le  vieillard,  M.  Pecksnifif  vous  flatte.  Mais  la 
flatterie  ne  peut  qu'être  bienvenue  de  sa  part.  Il  n'en  fait  pas 
commerce,  elle  vient  du  cœu/.  Nous  pensions  que  M.... 

—  Finch,  dit  Mary. 

—  Que  M.  Pinch  serait  arrivé  avant  nous,  Pecksnifl"? 

—  En  effet,  il  était  arrivé  avant  vous,  mon  cher  monsieur 
répliqua  Pecksnifï,  élevant  la  voix  pour  la  gouverne  de  Tom 
qui  se  trouvait  sur  l'escalier;  et  il  allait,  je  pense,  m'annoncer 
que  vous  veniez  ici,  quand  je  l'ai  prié  d'aller  frapper  d'abord 
à  la  chambre  de  mes  filles  pour  s'informer  de  ma  bien-aimée 
Gharity,  dont  la  santé  n'est  pas  tout  à  fait  ausbi  bonne  que 
je  le  désirerais.  Non,  dit  M.  PecksnilT,  répondant  à  l'expres- 
sion de  leur  visage,  elle  ne  va  pas  très-bien;  je  regrette  d'avoir 
à  l'avouer.  C'est  une  affection  nerveuse  ,  pas  autre  chose.  Je 
ne  suis  pas  inquiet.  Monsieur  Pinch!  Thomas!...  cria  Pecksnifl", 
de  son  accent  le  plus  affectueux.  Venez  ici,  je  vous  prie.  Vous 
n'êtes  pas  de  trop  ici.  Depuis  longtemps  Thomas  est  mon  ami, 
vous  devez  le  savoir,  monsieur  Ghuzzlewit. 

—  Merci ,  monsieur,  dit  Tom.  Vous  me  présentez  avec  tant 
de  bonté  et  vous  parlez  de  moi  en  termes  si  bienveillants  que 
j'en  suis  fier. 

—  Mon  vieux  Thomas  !  s'écria  son  patron,  d'un  ton  de  belle 
humeur,  que  Dieu  vous  bénisse  !  » 

Tom  annonça  que  les  jeunes  demoiselles  Pecksnifl"  allaient 
paraître,  et  qu'elles  apprêtaient  de  concert  les  meilleurs  ra- 
fraîchissements que  la  maison  pût  fournir.  Tandis  qu'il  par- 
'  ■'    le  vieillard  le  considérait  attentivement,  mais  pas  avec 


438  VIE   ET   AVENTURES 

sa  sévérité  ordinaire  :  l'embarras  mutuel  éprouvé  par  Tom  et 
la  jeune  fille  ne  semblait  pas,  quelle  qu'en  fût  la  cause,  avoir 
échappé  à  sa  pénétration. 

<r  Pecksniff,  dit-il  après  un  moment  de  silence,  en  se  levant 
et  en  attirant  son  hôte  à  l'écart  vers  la  fenêtre,  j'ai  été  très- 
peiné  à  la  nouvelle  de  la  mort  de  mon  frère.  Depuis  longues 
années  nous  étions  devenus  étrangers  l'un  à  l'autre.  Ma  seule 
consolation  ,  c'est  de  souhaiter  que  son  bonheur  et  sa  tran- 
quillité n'aient  point  soufifert  de  la  résolution  qu'il  avait  prise 
de  ne'me  communiquer  ni  ses  espérances  ni  ses'  projets.  Paix 
à  sa  mémoire!  Nous  avions  été  camarades  d'enfance,  et,  pour 
tous  deux,  il  eût  mieux  valu  mourir  alors.  » 

Le  trouvant  en  si  bonnes  dispositions ,  M.  Pecksniff  com- 
mença à  entrevoir  un  autre  moyen  de  sortir  d'embarras  sans 
jeter  Jonas  par-dessus  bord. 

((  Vous  m'excuserez,  mon  cher  monsieur,  répliqua-t-il ,  de 
douter  qu'on  puisse  ne  pas  souffrir  de  renoncer  à  votre  con- 
fiance. Mais  que  M.  Anthony ,  dans  le  soir  de  sa  vie ,  trouvât 
le  bonheur  dans  l'affection  de  son  excellent  fils;  un  modèle, 
mon  cher  monsieur,  un  modèle  pour  tous  les  fils,  ainsi  que 
dans  les  soins  d'un  parent  éloigné  qui,  dans  l'humble  sphère 
des  services  qu'il  pouvait  lui  rendre,  ne  mettait  pas  de  bornes 
à  son  dévouement,  voilà  ce  que  je  puis  vous  affirmer. 

—  Eh  1  quoi  ?  dit  le  vieillard  ;  vous  ne  seriez  pas  son  léga- 
taire ? 

—  Vous  ne  connaissez  pas  bien  encore  mon  caractère,  à  ce 
que  je  vois,  dit  M.  Pecksniff  en  lui  pressant  la  main  avec  une 
émotion  mélancolique.  Non,  monsieur ,  je  ne  suis  pas  son  lé^ 
gataire.  Je  suis  fier  de  déclarer  que  je  ne  suis  pas  son  léga- 
taire. Et  pourtant,  monsieur,  j'ai  couru  auprès  de  lui,  sur  sa 
propre  prière.  Il  me  connaissait  mieux,  lui,  monsieur.  Il 
m'écrivit:  «  Je  suis  malade,  je  m'en  vais....  venez  à  moi!  » 
J'allai  à  lui.  Je  m'assis  à  son  chevet,  monsieur,  et  je  le  suivis 
jusqu'à  sa  tombe.  Oui,  au  risque  de  vous  déplaire,  j'ai  fait 
cela,  monsieur.  Quand  bien  même  cet  aveu  devrait  amener 
notre  séparation  immédiate  et  briser  entre  nous  les  tendres 
liens  que  nous  avons  formés  récemment,  j'ai  fait  cela.  Mais  je 
ne  suis  point  son  légataire,  dit  M.  Pecksniff,  souriant  avec 
calme,  et  jamais  je  ne  me  suis  attendu  à  l'être.  Je  n'y  songeais 
seulement  pas  1 

—  Son  fils,  un  modèle!  s'écria  le  vieux  Martin.  Comment 
pouvez-vous  me  dire  cela?  Mon  frère  a  subi  dans  sa  richesse 


DS    MARTIN   GHUZZLEWIT.  439 

a  condamnation  éternelle  de  la  richesse  ;  il  en  a  senti  les  fruits 
amers....  Partout  où  il  allait,  il  en  emportait  avec  lui  l'in- 
fluence corruptrice;  partout  il  la  répandait  autour  de  lui,  jus- 
que sur  son  foyer  domestique.  Cela  fit  de  son  propre  fils  un 
avide  héritier,  calculant  jour  par  jour,  et  heure  par  heure,  la 
distance  qui  rapprochait  son  père  du  tcrabeau ,  et  maudissant 
la  lenteur  de  ses  pas  sur  cette  route  funèbre. 

—  Non!  s'écria  hardiment  M.  Pecksniff;  nullement,  mon- 
sieur! 

—  Ah!  j'ai  bien  vu  cette  ombre  dans  sa  maison,  dit  Martin 
Ghuzzlewit,  le  dernier  jour  de  notre  entrevue,  et  je  l'ai  averti 
qu'elle  y  était.  Je  ne  m'y  trompe  pas ,  vous  pensez  ,  moi  qui 
depuis  tant  d'années  suis  poursuivi  par  cette  ombre  fatale. 

—  Je  nie  cela,  répondit  avec  chaleur  M.  Pecksniff.  Je  le 
nie  positivement.  Ce  jeune  orphelin  est  à  l'heure  présente 
dans  ma  maison,  monsieur;  il  est  venu  chercher  dans  un 
changement  d'air  la  tranquillité  d'esprit  qu'il  a  perdue.  Gom- 
ment aurais-je  la  lâcheté  de  ne  point  rendre  justice  à  ce  jeune 
homme,  lorsque  les  entrepreneurs  des  pompes  funèbres  et 
les  fabricants  de  cercueils  eux-mêm.es  ont  été  touchés  de  la 
conduite  qu'il  a  tenue;  quand  les  croque-morts  eux-mêmes 
ont  parlé  à  sa  louange,  et  que  le  médecin  ne  savait  plus  com- 
ment contenir  son  émotion  !  11  y  a  une  personne  nommée 
Gamp ,  monsieur  ;  mistress  Gamp.  Interrogez-la.  Elle  a  vu 
M.  Jonas  dans  ce  temps  d'épreuve.  Interrogez-la ,  monsieur. 
G'est  une  femme  respectable  ,  et  point  du  tout  sentimentale  ; 
vous  verrez  ce  qu'elle  vous  dira.  Une  ligne  adressée  à  mistress 
Gamp  ,  maison  du  marchand  d'oiseaux  ,  Kingsgate-Street , 
High  Holborn,  Londres,  sera  accueillie  avec  une  sérieuse 
attention,  je  n'en  doute  pas.  Informez-vous,  mon  bon  mon- 
sieur. «  Frappe ,  mais  écoute  !  »  Ne  vous  emportez  pas,  mon- 
sieur Ghuzzlewit,  sans  examiner  les  choses!  Pardonnez- 
moi,  cher  monsieur,  ajouta  M.  Pecksniff  lui  prenant  les  deux 
mains,  pardonnez-moi  si  j'y  mets  tant  de  chaleur;  mais  je 
suis  trop  honnête  homme  pour  ne  pas  rendre  témoignage  à 
la  vérité.  » 

A  l'appui  du  caractère  que  s'était  donné  M.  Pecksniff,  des 
larmes  d'honnête  homme  tombèrent  de  ses  yeux. 

Le  vieillard  attacha  sur  lui  un  regard  étonné,  en  se  répétant  : 
«  Il  est  ici!  dans  cette  maison!  »  Mais  il  domina  sa  surprise 
et  dit ,  après  un  moment  de  silence  • 

c  Je  veux  le  voir. 


kkO  VIE   ET  AVENTURES 

—  Avec  des  dispositions  amicales,  j'espère?  dit  M.  PecksnifF. 
Pardonnez-moi,  monsieur,  mais  mon  humble  hospitalité  doit 
lui  servir  de  sauvegarde. 

—  Je  vous  ai  dit,  répliqua  le  vieillard,  que  je  veux  le  voir. 
Si  j'étais  disposé  à  le  traiter  autrement  qu'avec  des  disposi- 
tions amicales ,  je  vous  eusse  dit  :  «  Tenez-nous  séparés.  » 

—  Certainement,  mon  cher  monsieur,  vous  l'eussiez  dit. 
Vous  êtes  la  franchise  elle-même,  je  le  sais.  » 

M.  Pecksniff  ajouta  en  quittant  la  chambre  : 

«  Je  vais  l'instruire  avec  précaution  de  son  bonheur,  si  vous 
voulez  me  permettre  de  m'absenter  une  minute,  d 

Il  mit,  en  effet,  tant  de  précaution  à  le  préparer  à  cette  dé- 
couverte, qu'un  quart  d'heure  s'écoula  avant  qu'il  revînt  avec 
M.  Jonas.  En  attendant,  les  jeunes  demoiselles  avaient  fait  leur 
apparition  ,  et  la  table  avait  été  dressée  pour  offrir  une  colla- 
tion aux  voyageurs. 

Bien  que  M.  Pecksniff,  dans  sa  haute  moralité,  eût  enseigné 
à  Jonas  la  conduite  respectueuse  qu'il  avait  à  tenir  vis-à-vis 
de  son  oncle,  et  bien  que  Jonas,  vu  la  finesse  de  sa  nature,  eût 
parfaitement  appris  la  leçon ,  la  contenance  de  ce  jeune 
homme,  lorsqu'il  se  présenta  devant  le  frère  de  son  père, 
était  loin  d'avoir  la  dignité  ni  la  douceur  commandées  par  la 
circonstance.  Peut-être,  en  effet,  jamais  figure  humaine  n'of- 
frit-elle ,  comme  la  sienne ,  un  plus  singulier  mélange  de 
méfiance  et  de  basse  complaisance ,  de  crainte  et  d'audace , 
d'humeur  hargneuse  et  de  courbettes  rampantes,  lorsqu' ayant 
levé  sur  Martin  ses  yeux  qu'il  avait  tenus  baissés  d'abord,  il 
les  baissa  de  nouveau  et ,  ne  cessant  de  fermer  et  de  rouvrir 
ses  mains  avec  un  continuel  mouvement  de  malaise ,  resta  à 
se  balancer  à  droite  et  à  gauche ,  en  attendant  que  la  parole 
lui  fût  adressée. 

<c  Mon  neveu ,  dit  le  vieillard,  on  m'apprend  que  vous  avez 
été  un  fils  dévoué. 

—  Aussi  dévoué  que  le  sont  généralement  les  fils,  je  suppose, 
répliqua  Jonas  ,  recommençant  à  lever  et  baisser  les  yeux.  Je 
î^e  me  vante  pas  d'avoir  été  meilleur  que  les  autres  fils  ;  mais 
je  n'ai  pas  été  pire  ,  je  l'espère. 

—  On  m'a  dit  que  vous  aviez  été  un  modèle  pour  tous  les 
fils ,  reprit  le  vieillard  en  dirigeant  un  regard  vers  M.  Pecksniff. 

—  Ma  foi  !  dit  Jonas  levant  les  yeux  un  moment  et  secouant 
la  tête,  j'ai  été  aussi  bon  fils  que  vous  avez  été  bon  frère.  C'est 
ie  pot  et  la  bouilloire,  si  vous  le  prenez  par  là. 


DE   MARTIN   CHUZZLEWIT.  kkl 

—  Vous  parlez  avec  amertume  ;  c'est  la  violence  de  vos  re- 
grets, dit  Martin  après  un  instant  de  silence.  Donnez-moi  la 
main.  » 

Jonas  lui  tendit  sa  main,  et  parut  dès  lors  parfaitement  re- 
mis :  «  Pecksniff,  dit-il  à  demi-voix,  tandis  qu'ils  plaçaient 
leurs  chaises  contre  la  table  ,  je  lui  ai  rendu  la  monnaie  de  sa 
pièce  ,  hein?  Il  aurait  mieux  fait  de  commencer  par  regarder 
dans  sa  maison  avant  de  mettre  le  nez  à  la  fenêtre ,  n'est-il 
pas  vrai?  » 

M.  Pecksniff  se  borna  à  lui  répondre  par  un  coup  de  coude, 
qu'on  pouvait  interpréter  soit  comme  une  vive  remontrance  , 
soit  comme  un  cordial  assentiment,  mais  qui,  en  tout  cas, 
était, pour  le  futur  gendre  une  invitation  formelle  à  se  taire. 
Il  fit  ensuite  les  honneurs  de  chez  lui  avec  son  aisance  et  sa 
gracieuseté  habituelles. 

Mais  l'innocent  enjouement  de  M.  PecksnifT  ne  pouvait 
réussir  à  mettre  en  harmonie  des  parties  aussi  discordantes, 
ou  à  réconcilier  ensemble  des  esprits  aussi  divisés  que  ceux 
auxquels  il  avait  affaire.  La  jalousie  indicible  et  la  haine  dévo- 
rante nées  dans  l'âme  de  Charity  après  l'explication  de  la 
soirée,  n'étaient  pas  de  nature  à  se  laisser  dompter  si  aisé- 
ment ;  plus  d'une  fois  ces  passions  se  manifestèrent  avec  une 
telle  violence,  qu'elles  semblaient  rendre  un  éclat  inévitable 
et  devoir  détruire  complètement  l'œuvre  de  M.  Pecksniff.  La 
belle  Merry,  dans  toute  la  gloire  de  sa  conquête  récente,  irri» 
tait  tellement  la  plaie  envenimée  de  sa  sœur  par  ses  airs  ca- 
pricieux et  par  les  mille  petites  querelles  qu'elle  faisait  subir 
à  l'obéissance  absolue  de  M.  Jonas,  qu'elle  l'aiguillonnait  au 
point  de  la  rendre  quasi  folle  ;  si  bien  que  Gharity  dut 
quitter  la  table,  dans  un  accès  de  rage  presque  aussi  désor- 
donné que  celui  auquel  elle  s'était  livrée  dans  le  premier  tu- 
multe de  sa  jalousie.  La  gêne  imposée  à  la  famille  par  la  pré- 
sence d'une  inconnue,  de  Mary  Graham  (le  vieux  Martin 
Ghuzzlewit  l'avait  introduite  sous  ce  nom),  n'était  pas  faite 
pour  améliorer  cet  état  de  choses,  quelque  douces  que  fussent 
les  manières  de  la  jeune  fille.  La  position  de  M.  Pecksniff 
devenait  particulièrement  critique  :  constamment  occupé  à 
rétablir  la  paix  entre  ses  filles,  à  conserver  une  raisonnable 
apparence  d'affection  et  d'union  dans  sa  famille  ;  à  contenir  la 
familiarité  et  la  gaieté  sans  cesse  croissantes  de  Jonas,  qui  se 
laissait  aller  à  divers  actes  d'insolence  envers  M.  Pinch  et  à 
une  indéfinissable  grossièreté  à  l'égard  de  Mary  (tous  deux  des 


442  VIE    ET   AVENTURES 

inférieurs  à  ses  yeux);  sans  compter  qu'il  avait  constamment 
à  se  concilier  son  riche  et  vieux  parent,  à  l'adoucir,  à  lui  don- 
ner des  explications  sur  une  foule  d'incidents,  peu  agréables  en 
apparence,  bien  faits  pour  jeter  le  trouble  dans  cette  malheu- 
reuse soirée  ;  tout  cela  sans  trouver  chez  aucun  des  assistants 
le  moindre  concours,  la  moindre  assistance  :  c'était  plus  qu'il 
n'en  fallait  pour  corrompre  la  gaieté  factice  et  le  bonheur  af- 
fecté du  plus  honnête  homme  de  la  terre.  Aussi,  peut-être  de 
toute  sa  vie  n'éprouva-t-il  jamais  autant  de  soulagement  qu'au 
moment  où  le  vieux  Martin,  consultant  sa  montre,  annonça 
qu'il  était  temps  de  se  retirer. 

«  Nous  avons,  dit-il,  commencé  par  retenir  des  chambres  au 
Dragon.  J'ai  envie  de  faire  un  petit  tour  de  promenade  ce  soir. 
Voici  les  nuits  qui  deviennent  sombres  :  M.  Pinch  voudfait-il 
bien  nous  reconduire  en  nous  éclairant  jusque  chez  nous? 

—  Cher  monsieur,  s'écria  Pecksniff,  je  serai  charmé  de  vous 
conduire  moi-même.  Merry,  mon  enfant,  la  lanterne. 

—  La  lanterne,  s'il  vous  plaît,  ma  chère,  dit  Martin  ;  mais 
je  serais  très-fâché  de  faire  sortir  votre  père  ce  soir;  pour 
trancher  le  mot,  je  n'y  consentirai  pas.  » 

M.  Pecksniff  avait  déjà  son  chapeau  à  la  main  ;  mais  devant 
une  déclaration  aussi  nette  il  dut  s'arrêter. 

«  Je  prendrai  M.  Pinch,  ou  bien  j'irai  seul,  dit  Martin.  Que 
décidez-vous  ? 

—  Ce  sera  Thomas  qui  vous  conduira,  monsieur,  répondit 
Pecksniff,  puisque  votre  résolution  à  cet  égard  est  si  bien  ar- 
rêtée. Thomas,  mon  bon  ami,  faites  bien  attention,  s'il  vous 
plaît.  » 

Cette  recommandation  n'était  pas  inutile  à  Tom  :  car  le 
pauvre  garçon  éprouvait  un  tel  tremblement  nerveux,  qu'il 
avait  peine  à  tenir  la  lanterne.  Son  tremblement  redoubla 
quand,  sur  l'ordre  du  vieillard,  Mary  posa  sa  main  sur  son 
bras....  le  bras  de  Tom  Pinch! 

«  Ainsi,  monsieur  Pinch,  dit  Martin  chemin  faisant,  vous 
êtes  tout  à  fait  bien  dans  cette  maison,  n'est-ce  pas?  » 

Tom  répondit,  avec  plus  d'enthousiasme  encore  qu'à  l'ordi- 
naire, qu'il  avait  contracté  envers  M.  Pecksniff  une  dette  de 
reconnaissance  que  le  dévouement  de  toute  une  vie  ne  suffi- 
rait pas  à  payer. 

a:  Depuis  combien  de  temps  connaissez-vous  mon  neveu? 
demanda  Martin. 

—  Votre  neveu,  monsieur?  dit  Tom  en  hésitant. 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  kk3 

—  M.  Jonas  Ghuzzlewit,  dit  Mary. 

—  Oh  !  c'est  vrai,  s'écria  Martin  qui  avait  fait  fausse  roule, 
car  il  avait  cru  qu'il  s'agissait  de  Martin.  Certainement.  Ja- 
mais avant  ce  soir  je  ne  lui  avais  parlé,  monsieur. 

—  Peut-être,  fit  observer  le  vieillard,  suffira-t-il  de  la  moitié 
d'une  vie  pour  payer  l'amitié  de  celui-là.  » 

Tom  sentit  l'épigramme,  et  il  ne  put  s'empêcher  de  com- 
prendre qu'elle  retombait  par  ricochet  sur  son  patron.  Il  garda 
donc  le  silence.  De  son  côté,  Mary  s'aperçut  que  M.  Pinch  ne 
brillait  pas  par  la  présence  d'esprit,  et  qu'il  serait  dangereux 
de  le  faire  parler  en  semblable  circonstance.  Elle  garda  donc 
aussi  le  silence.  Le  vieillard,  dégoûté  de  ce  que,  dans  son  es- 
prit soupçonneux,  il  considérait  comme  un  honteux  et  ignoble 
hommage  à  M.  Pecksniff,  comme  une  condescendance  merce- 
naire de  M.  Pinch,  résolu  à  flatter  la  main  qui  lui  donnait 
son  pain,  le  tint  dès  lors  pour  un  imposteur,  pour  un  vil  et 
misérable  courtisan.  Aussi  gardait-il  pareillement  le  silence; 
et,  bien  qu'ils  fussent  tous  trois  mal  à  l'aise,  il  est  juste  de  dire 
que  nul  ne  l'était  plus  que  Martin:  car  il  avait  été  bien  disposé 
d'abord  pour  Tom,  et  s'était  intéressé  à  son  apparente  simplicité. 

«  Vous  êtes  comme  les  autres ,  pensa-t-il  on  scrutant  la 
physionomie  de  Tom,  qui  ne  se  doutait  pas  de  cet  examen. 
Vous  avez  été  au  moment  de  m'en  imposer,  mais  vous  en 
serez  pour  votre  peine  ;  vous  êtes  un  chien  couchant  qui  vous 
trahissez  vous-même  par  votre  excès  de  zèle,  monsieur  Pinch.  » 

Durant  tout  le  reste  du  chemin,  aucune  autre  parole  ne  fut 
prononcée.  Cette  première  entrevue,  que  Tom  avait  depuis 
longtemps  rêvée  avec  tant  d'émotion,  ne  fut  remarquable  que 
par  un  surcroît  de  trouble  et  d'embarras.  Ils  se  séparèrent  à 
la  porte  du  Dragon,  Tom  soupira,  éteignit,  sa  lanterne,  et  s'en 
revint  à  travers  champs  au  milieu  des  ténèbres. 

Comme  il  approchait  de  la  porte  de  la  haie,  qui ,  placée 
dans  un  lieu  très-isolé,  recevait  plus  d'ombre  encore  d'une 
plantation  de  jeunes  sapins,  un  homme  se  glissa  devant  lui  et 
le  dépassa.  En  arrivant  à  l'échalier,  cet  homme  s'arrêta  et 
s'assit  dessus.  Tom  éprouva  d'abord  un  saisissement  et  s'ar- 
rêta aussi  ;  mais  il  se  remit  à  marcher  aussitôt  et  fut  bientôt 
près  de  lui. 

C'était  Jonas.  Il  balançait  ses  jambes  en  suçant  la  pomme 
de  sa  canne,  et  regardait  Tom  avec  un  ricanement. 

«  Ah  1  par  exemple  !  s'écria  Tom;  qui  aurait  pensé  que  ce  fût 
vous  ?...  Vous  nous  avez  donc  suivis? 


kkk  VIE  ET   AVENTURES 

-—  Qu'est-ce  que  ça  vous  fait?  dit  Jouas.  Allez  au  diable! 

—  Vous  n'êtes  pas  très-poli. 

—  Assez  poli  pour  vous,  répliqua  Jonas;  qui  êtes-vous? 

—  Un  homme  qui  se  croit  autant  de  droit  qu'un  autre  aux 
égards  ordinaires  qu'on  se  doit  dans  le  monde,  répondit  dou- 
cement Tom. 

—  Vous  êtes  un  menteur,  dit  Jonas.  Vous  n'avez  droit  à 
aucun  égard.  Vous  n'avez  droit  à  rien.  Parbleu  !  vous  êtes  un 
singulier  personnage,  pour  parler  de  vos  droits!...  Ha!  ha!  ha! 
des  droits....  lui!  des  droits! 

—  Si  vous  continuez  de  la  sorte,  dit  Tom  en  rougissant,  je 
vous  serai  obligé  de  me  déclarer  en  quoi  je  vous  ai  offensé. 
Mais  j'espère  que  vous  ne  faites  que  plaisanter. 

—  Voilà  bien  comme  vous  êtes  tous,  mauvais  chiens  :  quand 
vous  voyez  qu'un  homme  parle  sérieusement,  vous  faites  sem- 
blant de  croire  qu'il  plaisante,  afin  de  pouvoir  vous  tirer  d'af- 
faire. Mais  ça  ne  prend  pas  avec  moi.  Connu,  mon  cher, 
counu;  et  ne  m'échauffez  pas  les  oreilles,  monsieur  Pitch,  ou 
Vv'ltch,  ou  Stich,  ou  n'importe  quoi. 

—  Je  me  nomme  Pinch;  ayez  la  bonté  de  me  donner  ce 
nom. 

—  Comment?  on  ne  peut  pas  se  permettre  de  défigurer  votre 
nom!  s'écria  Jonas.  Voyez-vous  comme  ces  mendiants  d'ap- 
prentis relèvent  la  tête!  Ma  foi,  nous  les  dressons  un  peu 
mieus  que  ça  dans  la  Cité  ! 

—  Je  ne  m'occupe  pas  de  ce  que  vous  faites  dans  la  Cité. 
Qu'aviez-vous  à  me  dire  ? 

—  Ceci,  m.aître  Pinch  ,  répliqua  Jonas,  qui  approcha  telle- 
ment son  visage  de  celui  de  Tom,  que  Tom  fut  obligé  de  re- 
culer d'un  pas:  c'est  que  je  vous  conseille  de  garder  vos  avis 
pour  vous  et  d'éviter  les  cancans,  et  de  ne  pas  fourrer  le  nez 
là  où  vous  n'avez  que  faire.  Il  m'est  revenu  quelque  chose  de 
vous,  mon  ami,  et  de  vos  façons  doucereuses;  je  vous  re- 
commande de  renoncer  à  ces  manières-là  jusqu'à  ce  que  j'aie 
épousé  une  des  filles  de  Pecksniff,  et  de  ne  point  capter  non 
plus  la  faveur  de  mes  parents,  mais  de  laisser  la  place  nette. 
Vous  savez,  quand  les  mauvais  chiens  ne  veulent  pas  débar- 
rasser la  place,  on  les  en  chasse  à  coups  de  fouet.  L'avis  est 
bon,  comprenez-vous,  hein?...  Dieu  me  damne!  qui  êtes-vous, 
s'écria  Jonas  avec  un  redoublement  de  mépris,  pour  faire 
route  avec  eux,  à  moins  que  ce  ne  soit  par  derrière ,  comme 
les  autres  domestiques  à  gages? 


DE  MARTIN    CHUZZLEWIT.  kkb 

—  Allons,  s'écria  Tom,  je  vois  que  yous  ferez  mieux  de  des- 
cendre de  cette  barrière  et  de  me  laisser  retourner  au  logis. 
Permettez-moi  de  passer,  s'il  vous  plaît. 

—  Ne  vous  imaginez  pas  ça  !  dit  Jonas,  étendant  ses  jambes. 
Vous  ne  passerez  pas  que  cela  ne  me  plaise.  Et  cela  ne  me 
plaît  pas  en  ce  moment.  Je  vois  bien  que  vous  avez  peur  que 
je  ne  vous  fasse  expier  quelques-uns  de  vos  bavardages  de 
tout  à  l'heure,  lâche  que  vous  êtes! 

—  Je  n'ai  pas  peur  de  grand'chose,  j'espère,  dit  Tom,  et 
certainement  je  n'ai  pas  peur  que  vous  me  fassiez  rien.  Je  ne 
suis  pas  un  rapporteur  et  je  méprise  toute  bassesse.  Vous  vous 
êtes  trompé  sur  mon  compte.  Ah!  s'écria-t-il  avec  indignation, 
est-ce  bien  là  la  conduite  d'un  homme  dans  votre  position  vis- 
à-vis  d'un  homme  dans  la  mienne?  Laissez-moi  passer,  s'il 
vous  plaît.  Moins  j'en  dirai,  mieux  cela  vaudra. 

—  Moins  vous  en  direz!...  répliqua  Jonas,  balançant  plus 
que  jamais  ses  jambes,  sans  prendre  garde  à  cette  requête  ; 
avec  ça  que  vous  ne  dites  pas  grand'chose,  n'est-ce  pas?  Je 
voudrais  bien  savoir  comment  cela  se  passait  entre  vous  et 
certain  vagabond  appartenant  à  ma  famille.  Pas  grand'chose, 
hein  ?  qu'en  dites-vous  ? 

—  Je  ne  connais  pas  de  vagabond  dans  votre  famille,  s'é- 
cria Tom  avec  force. 

—  Vous  en  connaissez  !  dit  Jonas. 

—  Je  n'en  connais  pas,  dit  Tom.  Si  vous  voulez  désigner 
votre  oncle,  vous  pourriez  lui  donner  un  autre  surnom  que 
celui  de  vagabond.  Toute  comparaison  entre  vous  et  lui.... 
ajouta  Tom  en  faisant  claquer  ses  doigts,  car  la  colère  com- 
mençait à  le  gagner;  toute  comparaison  entre  vous  et  lui  est 
terriblement  à  votre  désavantage. 

—  En  vérité!...  ricana  Jonas.  Et  que  pensez-vous,  maître 
Pinch,  de  sa  chère  mendiante....  de  son  misérable  rogaton  ? 

—  Je  ne  veux  pas  dire  un  mot  ds  plus,  ni  rester  un  mo- 
ment de  plus  ici. 

—  Gomme  je  vous  l'ai  déclaré  déjà,  dit  froidement  Jonas, 
vous  êtes  un  menteur.  Vous  resterez  ici  jusqu'à  ce  que  je  vous 
permette  de  vous  en  aller.  Voulez-vous  bien  vous  tenir  tran- 
quille! i 

Il  brandit  sa  canne  au-dessus  de  la  tête  de  Tom  ;  mais  le 
coup  fut  évité,  la  canne  se  trouva  lancée  en  l'air,  et  Jonas  lui- 
même  roula  dans  le  fossé.  Dans  la  lutte  de  quelques  moments 
qui  s'engagea  pour  la  possession  de  la  canne,  Tora  l'avait 


446  VIE  ET   AVENTURES 

cognée  violemment  contre  le  front  de  son  adversaire  ;  le  sang 
jaillit  abondamment  d'une  forte  balafre  à  la  tempe.  Tom  ne 
s'en  aperçut  qu'en  voyant  Jonas  porter  son  mouchoir  à  la 
partie  blessée  et  chanceler  tout  étourdi  en  se  relevant. 

«  Seriez-vous  blessé?...  dit  Tom.  J'en  suis  bien  fâché.  Ap- 
puyez-vous un  peu  sur  moi.  Vous  pouvez  le  faire  sans  me 
pardonner,  si  vous  m'en  voulez  encore.  Mais  vraiment  j'ignore 
pourquoi,  car  jamais  je  ne  vous  avais  offensé  avant  cette  ren- 
contre. » 

Jonas  ne  répondit  rien  ;  il  n'eut  même  pas  d'abord  l'air  de 
le  comprendre,  ni  de  savoir  qu'il  fût  blessé,  bien  que  plu- 
sieurs fois  il  retirât  son  mouchoir  de  sa  plaie  pour  regarder 
machinalement  le  sang  qui  le  couvrait.  Une  fois  cependant, 
après  l'avoir  ainsi  regardé,  il  porta  les  yeux  sur  Tom,  et  l'ex- 
pression de  ses  traits  prouva  qu'il  se  rappelait  bien  la  scène 
qui  s'était  passée  et  qu'il  saurait  s'en  souvenir. 

Il  n'y  eut  rien  de  plus  entre  eux  jusqu'au  moment  où  ils 
rentrèrent.  Jonas  avait  pris  un  peu  l'avance,  et  Tom  Pinch  le 
suivait  tristement,  en  songeant  au  chagrin  que  causerait  à  son 
excellent  bienfaiteur  la  nouvelle  de  cette  querelle.  Le  cœur  de 
Tom  battit  bien  fort,  quand  Jonas  frappa  à  la  porte;  plus  fort, 
quand  miss  Merry  répondit  du  dedans  et  quand,  à  l'aspect  de 
son  amoureux  blessé,  elle  jeta  un  grand  cri  ;  plus  fort  encore 
lorsqu'il  les  suivit  au  salon  de  famille;  plus  fort  encore  quand 
Jonas  parla. 

a  Ne  faites  pas  tant  de  bruit  pour  cela,  dit-il.  Ça  n'en  vaut 
pas  la  peine.  Je  ne  connaissais  pas  mon  chemin;  la  nuit  est 
très-sombre  ;  et  juste  au  moment  où  je  rejoignais  M.  Pinch.... 
(Ici  il  tourna  son  visage,  mais  non  ses  yeux  vers  Tom),  je 
me  suis  heurté  contre  un  arbre.  Ce  n'est  qu'une  écorchure. 

—  De  l'eau  froide,  Merry,  mon  enfant!  cria  M.  Pecksniff. 
Du  papier  brouillard  1  des  ciseaux!  un  morceau  de  vieux 
linge  I  Gharity,  ma  chère,  faites  une  compresse.  Dieu  du  ciel, 
monsieur  Jonas! 

—  Que  le  diable  vous  confonde  avec  vos  bêtises  !  répliqua 
le  gracieux  gendre  futur.  Aidez-nous  si  vous  le  pouvez;  sinon» 
débarrassez  le  plancher  1  » 

Miss  Gharity,  bien  qu'on  invoquât  son  aide,  restait  assise 
dans  un  coin,  roide,  le  sourire  sur  les  lèvres,  et  sans  bouger. 
Tandis  que  Mercy  pansait  elle-même  la  blessure,  et  que 
M.  Peoksiiiff  pressait  entre  ses  deux  mains  la  tête  du  patient, 
comme  si  sans  cela  elle  menaçait  de  se  rompre  en  deux  ;  tan- 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  kkl 

dis  que  Tom  Pinch,  dans  son  trouble  de  coupable,  secouait 
une  bouteille  d'élixir  hollandais  ,  jusqu'au  point  de  le  réduire 
à  l'état  de  mousse  anglaise,  et  que  dans  l'autre  main  il  te- 
nait un  formidable  couteau  à  découper,  destiné  en  réalité  à 
aplatir  la  bosse,  mais  qui  semblait  plutôt  destiné  à  faire  sans 
pitié  une  autre  blessure  dès  que  la  première  serait  pansée , 
Charity  ne  prêtait  pas  le  moindre  secours  et  ne  prononçait 
pas  la  moindre  parole.  Mais  quand  M.  Jonas,  après  avoir  reçu 
les  soins  nécessaires,  se  fut  mis  au  lit,  que  chacun  se  fut 
retiré,  et  que  le  calme  fut  rentré  dans  la  maison,  M.  Pinch, 
assis  tristement  sur  sa  couchette,  s'abandonnait  à  ses  pen- 
sées, lorsqu'il  entendit  frapper  un  léger  coup  à  sa  porte.  Il 
alla  ouvrir  et,  à  sou  grand  étonnement,  il  aperçut  miss  Cha- 
rity debout  devant  lui,  un  doigt  sur  la  bouche. 

«  Monsieur  Pinch,  murmura-t-elle;  cher  monsieur  Pinch! 
dites-moi  la  vérité  !  C'est  vous  qui  lui  avez  fait  cela  ?  Vous  avez 
eu  querelle  ensemble  et  vous  l'avez  frappé?. ..j'en  suis  sûre  !  d 

C'était  la  première  fois  qu'elle  eût  parlé  amicalement  à  Tom, 
dans  tout  le  cours  des  longues  années  qu'ils  avaient  passées 
ensemble.  Il  resta  stupéfait  d'étonnement. 

a  Est-ce  vrai,  oui  ou  non?  demanda-t-elle  ardemment. 

—  J'avais  été  cruellement  provoqué,  dit  Tom. 

—  Alors  c'est  donc  vrai?...  s'écria  Charity,  les  yeuz  étin- 
celants. 

—  0...  oui.  Nous  avons  eu  une  querelle  en  chemin.  Mais  je 
ne  voulais  pas  le  frapper  si  fort. 

—  Pas  si  fort!  répéta-t-elle,  fermant  le  poing  et  tapant 
du  pied,  à  la  nouvelle  surprise  de  Tom.  Ne  dites  pas  cela.  C'a 
été  de  votre  part  un  acte  de  courage  qui  vous  honore.  Si  vous 
aviez  encore  une  querelle,  ne  l'épargnez  pas;  mais  terrassez- 
le  et  foulez-le  aux  pieds.  Pas  un  mot  de  tout  ceci  à  personne, 
cher  monsieur  Pinch.  Je  suis  votre  amie  à  partir  de  ce  soir  ; 
désormais  je  veux  être  votre  amie  pour  toujours.  7> 

Elle  tourna  vers  Tom  son  visage  enflammé,  pour  confirmer 
ses  paroles  par  son  expression  amicale  ;  puis,  prenant  la  main 
droite  de  Tom,  elle  la  pressa  sur  son  cœur  et  la  baisa.  Il  n'y 
avait  dans  cette  démonstration  rien  de  personnel  qui  pût  la 
rendre  embarrassante  :  car  Tom  lui-même,  qui  ne  brillait  pas 
par  le  talent  de  l'observation,  reconnut,  d'après  l'énergie 
qu'elle  avait  mise  dans  cette  caresse,  qu'elle  eût  baisé  toute 
main,  quelque  barbouillée  et  souillée  qu'elle  fût,  pourvu  que 
cette  main  eût  brisé  la  tête  de  Jonas  Chuzzlewit. 


448  VIE   ET   AVENTURES 

Tom  rentra  dans  sa  chambre  et  se  mit  au  lit,  sous  le  poids 
des  plus  pénibles  pensées.  Il  fallait  qu'il  fût  survenu  dans  la 
famille  une  bien  terrible  division  pour  que  Gharity  Pecksniff 
se  déclarât  son  amie  sur  de  pareils  motifs.  Et  puis,  comment 
se  faisait-il  que  Jonas,  après  l'avoir  traité  avec  une  grossiè- 
reté au  delà  de  toute  expression,  eût  été  assez  généreux  pour 
garder  le  secret  de  leur  querelle  ,  et  que,  par  suite  d'un  con- 
cours de  circonstances,  lui,  Thomas  Pinch,  eût  été  amené  à  se 
battre  avec  un  homme,  l'ami  déclaré  de  Seth  Pecksniff?  C'é- 
taient là  des  sujets  de  réflexions  si  graves  et  si  tristes,  que 
Tom  ne  put  de  toute  la  nuit  fermer  les  yeux.  Mais  c'était  sur- 
tout sa  propre  violence  qui  faisait  horreur  à  l'esprit  généreux 
de  Tom;  en  la  rapprochant  de  plusieurs  sujets  de  peine  qu'il 
avait  causés  autrefois  à  M.  Pecksniff  (et  que,  par  parenthèse, 
ce  gentleman  lui  avait  plus  d'une  fois  reprochés),  il  commença 
à  croire  qu'il  était  appelé  par  un  mystérieux  destin  à  être  le 
mauvais  génie,  le  mauvais  ange  de  son  patron.  Enfin  pour- 
tant il  s'endormit  et  rêva  (nouveau  motif  de  chagrin  au  ré- 
veil) qu'il  avait  trahi  son  serment  et  s'était  enfui  avec  Mary 
Graham. 

Il  faut  reconnaître  que,  soit  endormi  soit  éveillé,  Tom  se 
trouvait  dans  une  position  tout  à  fait  difficile  à  l'égard  de 
cette  jeune  fille.  Plus  il  la  voyait,  plus  il  admirait  sa  beauté, 
son  intelligence,  les  aimables  qualités  qui  lui  gagnaient  les 
cœurs,  même  dans  la  famille  si  divisée  des  Pecksniff,  et  qui, 
en  peu  de  jours,  avaient  rétabli  de  toute  façon  un  semblant 
d'harmonie  et  de  tendresse  entre  les  deux  sœurs  courroucées. 
Quand  elle  parlait,  Tom  retenait  son  souffle,  tant  il  l'écoutait 
religieusement;  quand  elle  chantait,  il  restait  comme  en  ex- 
tase. Elle  avait  touché  son  orgue  ;  et  depuis  cette  mémorable 
époque  le  vieil  instrument,  compagnon  de  ses  plus  heureux 
jours,  qu'il  n'eût  pas  cru  capable  de  mériter  un  tel  honneur, 
inaugura  pour  lui  une  nouvelle  et  divine  existence. 

Dieu  bénisse  ta  patience,  Tom  !  Qui  donc,  en  te  voyant,  de- 
puis trois  semaines,  scruter  du  regard,  durant  la  mortelle  moi- 
tié d'une  nuit  d'été,  l'intérieur  sonore  de  cet  insensible  et 
vieux  clavecin  qui  se  trouvait  dans  le  parloir  du  fond,  n'eût 
pas  pénétré  le  secret  de  ton  cœur,  ce  secret  à  peine  connu  de 
toi-m^ême?  Qui  donc,  en  voyant  un  rayonnement  sur  ta  joue 
lorsque,  penché  pour  écouter,  après  les  heures  de  travail,  le 
son  d'une  note  incorrigible,  tu  trouvais  qu'elle  avait  enfin 
une  voix  et  donnait  un  bémol  à  peu  près  juste,  n'aurait  pas 


DE   MARTIN    GHUZZLEWIT.  4^9 

reconnu  qu'elle  n'était  plus  destinée  à  une  touche  ordinaire, 
mais  à  la  douce  main  d'un  ange,  qui  faisait  vibrer  les  cordes 
les  plus  profondes  de  ton  cœur  ?  Et  si  un  regard  amical  (fût- 
il  aussi  naïf  que  le  tien,  cher  Tom),  avait  pu  percer  le  cré- 
puscule de  cette  soirée  où,  d'une  voix  bien  appropriée  à 
l'heure,  c'est-à-dire  triste,  douce,  contenue  et  cependant  pleine 
d'accent  d'espérance  ,  elle  chanta  pour  la  première  fois  en 
s'accompagnant  de  l'instrument  modifié,  toute  surprise  du 
changement  qu'il  avait  subi  ;  où,  assis  de  côté  à  la  fenêtre  ou- 
verte, le  cœur  palpitant,  tu  gardas  un  silence  ému,  le  silence 
discret  du  bonheur,  ce  regard  n'eùt-il  pas  lu  dans  tes  traits 
l'aurore  d'une  histoire  qui,  pour  ta  félicité,  cher  Tom,  n'eut 
jamais  dû  avoir  de  commencement? 

Ce  qui  rendait  encore  la  position  de  Pinch  plus  dangereuse 
ou  du  moins  plus  difficile,  c'est  que  pas  une  parole  n'avait 
été  échangée  entre  lui  et  Mary  relativement  au  jeune  Mar- 
tin. Soucieux  d'une  promesse  que  lui  rappelait  sans  cesse  son 
honneur,  Tom  fournissait  à  Mary  toutes  les  occasions  de  lui 
parier.  Le  matin  de  bonne  heure,  aussi  bien  que  le  soir,  il 
était  dans  l'église,  il  se  trouvait  dans  les  promenades  favo- 
rites de  la  jeune  fille,  au  jardin,  dans  les  prairies  :  autant 
d'endroits  où  il  eût  pu  s'exprimer  franchement.  Mais  non,  en 
pareille  occasion,  ou  bien  elle  l'évitait  soigneusement,  ou  ja- 
mais elle  ne  se  montrait  sans  être  accompagnée.  Ce  n'est 
pas  qu'il  lui  inspirât  de  l'antipathie  ou  de  la  méfiance  ;  en 
effet,  par  mille  petits  moyens  délicats,  trop  délicats  pour 
être  remarqués  par  tout  autre  que  Tom,  elle  le  distinguait 
parmi  les  assistants  et  se  montrait  pour  lui  pleine  de  bonté 
et  d'affection.  Était-ce  donc  qu'elle  avait  rompu  avec  Martin, 
ou  bien  ne  lui  avait-elle  jamais  rendu  amour  pour  amour,  si 
ce  n'est  dans  l'imagination  fougueuse  ei  romanesque  du 
jeune  homme?  Tom  sentit  rougir  sa  joue  à  cette  pensée,  qu'il 
se  hâta  de  repousser. 

Pendant  ce  temps ,  le  vieux  Martin  allait  et  venait  avec  ses 
façons  étranges,  ou  bien  il  se  tenait  assis  parmi  ses  parents, 
en  causant  un  peu  avec  l'un  et  avec  l'autre.  Bien  qu'il  n'aimât 
point  le  monde,  il  n'était  ni  sauvage,  ni  brusque,  ni  morose  : 
rien  ne  lui  plaisait  tant  que  de  faire  sa  lecture  sans  qu'on  prît 
garde  à  lui,  tandis  que  les  autres  s'amusaient  à  leur  aise  en 
sa  présence.  Il  eût  été  impossible  de  dem.êler  à  qui  il  prenait 
un  intérêt  particulier,  ou  même  s'il  portait  de  l'intérêt  à  quel- 
qu'un. A  moins  qu'on  ne  lui  adressât  positivement  la  parole, 
Martin  chuzzlewit.  —  l  29 


450  VIE    K T.  AVENTURES 

il  ne  témoignait  jamais  qu'il  eût  des  oreilles  ou  des  yeux  pour 
rien  de  ce  qui  se  passait  autour  de  lui. 

Un  jour,  la  folle  Merry,  assise,  les  yeux  baissés,  sous  un 
arbre  dans  le  cimetière,  où  elle  s'était  retirée  après  s'être  fa- 
tiguée à  faire  subir  diverses  épreuves  au  caractère  de  M.  Jo- 
nas,  sentit  qu'un  ombre  venait  se  placer  entre  elle  et  le  soleil. 
Elle  leva  les  yeux ,  s'attendant  bien  à  voir  son  fiancé  :  mais 
quelle  fat  sa  surprise  ,  à  l'aspect  du  vieux  Martin  !  Cette 
surprise  fut  loin  de  diminuer  quand  le  vieillard  s'assit  sur  le 
gazon,  à  côté  de  la  jeune  fille ,  et  entama  ainsi  la  conversa- 
tion: 

<r  A  quelle  époque  vous  mariez-vous? 

—  0  mon  Dieu  !  cher  monsieur  ChuzzlewitI  Je  n'en  sais 
rien  du  tout.  Pas  de  longtemps,  j'espère. 

—  Vous  espérez?...»  dit  le  vieillard. 

Il  parlait  très-gravement;  mais  elle  prit  la  chose  en  plaisan- 
terie, et  laissa  échapper  un  rire  étouffé. 

(c  Allons,  dit-il  avec  une  douceur  inusitée,  vous  êtes  jeune, 
de  bonne  mine,  et,  je  crois,  d'un  bon  caractère.  Vous  êtes 
frivole,  et  vous  vous  plaisez  à  l'être,  sans  nul  doute  ;  mais 
vous  devez  avoir  du  cœur. 

—  Je  ne  l'ai  toujours  pas  donné  tout  entier,  je  vous  assure, 
dit  Merry  hochant  sa  tête  avec  malice  et  arrachant  des  brins 
d'herbe. 

—  Vous  en  avez  donc  donné  déjà  quelque  chose?» 

Elle  rejeta  les  brins  d'herbe ,  tourna  son  regard  de  côté , 
mais  ne  répondit  rien. 

Martin  répéta  sa  question. 

«  Mon  Dieu  1  cher  monsieur  Chuzzlewit!  Il  faut  m' excuser.... 
Vous  êtes  si  bizarre  ! 

—  Si  c'est  être  bizarre  que  de  désirer  savoir  si  vous  aimez 
le  jeune  homme  qui ,  m'a-t-on  dit ,  doit  vous  épouser ,  je  suis 
très-bizarre;  car  tel  est  assurément  mon  désir. 

—  C'est  un  monstre ,  vous  savez ,  dit  Merry  en  faisant  la 
moue. 

—  Alors  vous  ne  l'aimez  donc  pas?  répliqua  le  vieillard. 
Est-ce  là  ce  que  vous  voulez  dire? 

—  Certainement ,  cher  monsieur  Chuzzlewit ,  je  suis  sûre 
de  lui  avoir  dit  cent  fois  par  jour  que  je  le  hais.  Vous  avez  dû 
vous-même  m'entendre  le  lui  dire. 

—  Souvent,  dit  Martin. 

—  Et  c'est  exact,  c'est  positif,  s'écria  Merry 


DE    MARTIN    GHUZZLEWIT.  kb\ 

—  Et  cependant  vous  êtes  sa  fiancée  !  fit  observer  le  vieillard. 

— Oh  1  oui.  Mais,  cher  monsieur  Chuzzlewit,  j'ai  dit  à  ce  mal- 
heureux, toutes  les  fois  qu'il  m'a  interrogée,  que,  si  jamais  je  l'é- 
pousais, ce  serait  pour  le  haïr  et  le  tourmenter  toute  ma  vie.  » 

Elle  soupçonnait  le  vieillard  de  ne  point  porter  une  grande 
sympathie  à  Jonas,  et  pensait  que  ces  sentiments  ne  manque- 
raient pas  de  lui  être  très-agréables.  Il  ne  parut  pas  cepen- 
dant considérer  ainsi  la  chose  :  car,  lorsqu'il  reprit  la  parole, 
ce  fut  sur  un  ton  sévère. 

«  Regardez  autour  de  vous,  dit-il  en  montrant  les  tombeaux; 
et  souvenez-vous  que,  depuis  Theure  de  votre  mariage  jusqu'au 
jour  où  vous  serez  conduite  en  ce  lieu,  dans  le  même  état  que 
ceux  qui  ne  sont  plus,  et  couchée  dans  le  même  lit,  il, n'y  aura 
plus  d'appel  pour  vous.  Pensez,  parlez,  agissez  désormais 
comme  une  créature  responsable.  Est-ce  qu'on  force  vos 
inclinations?  Êtes-vous  contrainte  à  ce  mariage?  Y  a-t-il 
quelqu'un  qui  par  des  conseils  insidieux  vous  engage  à  le 
contracter?  Je  ne  vous  demande  pas  qui  ce  peut  être;  mais 
le  fait-on? 

—  Non,  dit  Merry  en  secouant  les  épaules.  Personne  que  je 
sache. 

—  Alors,  vous  ne  le  croyez  pas;  vous  ne  vous  en  apercevez 
pas? 

—  Non ,  répliqua  Merry.  Personne  ne  m'a  jamais  rien  dit  à 
ce  sujet.  Si  l'on  m'avait  voulu  forcer  à  l'épouser,  je  ne  l'eusse 
pas  du  tout  épousé. 

—  On  m'a  dit  qu'il  avait  passé  d'abord  pour  courtiser  votre 
sœur. 

—  0  mon  Dieu  !  mon  cher  monsieur  Chuzzlewit,  ce  serait 
très-injuste  de  le  rendre  responsable  de  la  vanité  d'autrui, 
tout  monstre  qu'il  est.  Et  la  pauvre  Gharity  est  bien  la  plus 
vaine  chérie. 

—  Alors  elle  s'était  trompée? 

—  Je  l'espère,  s'écria  Merry;  mais,  du  reste,  la  chère  en- 
fant a  été  si  effroyablement  jalouse  et  si  contrariée,  que,  sur 
ma  parole  d'honneur  ,  il  est  impossible  de  la  satisfaire ,  et 
qu'il  serait  même  inutile  de  l'essayer. 

—  Ainsi,  dit  Martin  d'un  air  pensif,  vous  n'avez  été  ni  for- 
cée, ni  conseillée,  ni  dominée.  Telle  est  la  vérité,  je  le  vois. 
Il  reste  une  chance  cependant.  Vous  pouvez  avoir  pris  cet  en- 
gagement par  étourderie.  Peut-être  n'est-ce  que  l'acte  incon- 
sidéré d'une  tête  légère? 


452  VIE   ET    AVENTURES 

—  Mon  cher  monsieur  Chuzzlewit,  dit  Merry  en  souriant , 
pour  la  légèreté,  ma  tête  ne  pèse  pas  plus  qu'une  plume.  C'est 
un  véritable  ballon,  je  Tavoue  :  ce  n'est  pas  comme  la  vôtre.  » 

Il  attendit  tranquillement  qu'elle  eût  achevé  de  parler ,  et 
ensuite  il  dit  à  son  tour  gravement  et  lentement,  avec  un  ac- 
cent plein  de  douceur ,  comme  pour  appeler  sa  confiance  : 

«  Désireriez-vous,  ou  bien  y  aurait-il  dans  votre  cœur  quel- 
que chose  qui  vous  fît  secrètement  désirer  de  rompre  cet  en- 
gagement? * 

Merry  bouda  de  nouveau,  puis  baissa  les  yeux,  arracha  des 
brins  d'herbe  et  haussa  les  épaules. 

Non.  Elle  n^  croyait  pas  avoir  jamais  eu  cette  pensée.  Elle 
était  même  sûre  de  ne  l'avoir  jamais  eue.  Autrement ,  elle  le 
dirait  bien.  Non,  elle  n'avait  songé  à  rien  de  semblable. 

«  Quoil  dit  Martin,  n'avez-vous  jamais  prévu  que  votre 
existence  en  ménage  pourrait  être  misérable,  pleine  d'aigreur, 
l'existence  enfin  la  plus  malheureuse?  » 

Merry  baissa  encore  les  yeux  ,  et  cette  fois  elle  arracha 
l'herbe  jusqu'à  la  racine. 

c  Cher  monsieur  Chuzzlewit  !  Quelles  paroles  étranges  !  Na- 
turellement,  j'aurai  des  querelles  avec  lui;  mais  j'en  aurais 
avec  quelque  mari  que  ce  fût.  Dans  tous  les  ménages  on  se 
querelle,  j'imagine;  mais  quant  à  la  condition  misérable  et 
pleine  d'aigreur  dont  vous  parlez,  il  faudrait  pour  cela  que  ce 
fût  lui  qui  fût  le  mieux  partagé  dans  la  communauté,  et  j'es- 
père bien  avoir  la  meilleure  part.  Je  suis  sûre  de  mon  affaire, 
s'écria  Merry  en  secouant  la  tête  et  riant  aux  éclats  ;  car  j'ai 
fait  de  cet  homme  un  esclave  soumis. 

—  A  la  bonne  heure!  dit  Martin  en  se  levant,  à  la  bonne 
heure!  Je  voulais  connaître  votre  pensée ,  et  vous  me  l'avez 
dévoilée.  Je  vous  souhaite  bien  des  prospérités.  Des  prospé- 
rités!... ï  répéta-t-il  en  la  regardant  fixement  et  montrant  la 
porte  par  laquelle  Jonas  entrait  en  ce  moment. 

Et  alors ,  sans  attendre  son  neveu ,  il  passa  par  une  autre 
p  orte  et  s'en  alla. 

«  Quel  terrible  vieillard!...  se  dit  la  frivole  Merry.  Mais 
voyez  un  peu  ce  monstre  hideux  qui  rôde  en  plein  jour  dans  le 
cimetière  pour  épouvanter  les  gens!...  N'approchez  pas,  grif- 
fon, ou  bien  je  vais  me  sauver.  » 

Le  griffon,  c'était  M.  Jonas.  Il  s'assit  sur  le  gazon  à  côté 
de  Merry,  malgré  sa  défense,  et  lui  dit  en  faisant  la  mine; 

c  Qu'est-ce  que  mon  oncle  vous  contait? 


DE  MARTIN   GHUZZLEWIT.  k^'ô 

—  Il  me  parlait  de  vous.  Il  dit  que  vous  ne  me  convenez  pas 
du  tout. 

—  J'en  étais  bien  sûr.  Nous  savons  ça.  J'espère,  avec  tout 
cela,  qu'il  se  dispose  à  vous  faire  un  cadeau  de  noce  qui  en 
vaille  la  peine.  Vous  en  a-t-il  dit  un  mot? 

—  Pour  ce  qui  est  de  ça,  pas  un  mot,  s'écria  Merry  d'un 
ton  décidé. 

—  Vieux  chien  d'avare!  grommela  Jonas. 

—  Griffon!...  cria  miss  Mercy  jouant  la  stupéfaction; 
qu'est-ce  que  vous  faites  donc,  griffon?... 

—  Je  voulais  seulement  vous  serrer  la  taille ,  dit  Jonas  un 
peu  décontenancé.  Il  n'y  a  pas  grand  mal  à  cela,  je  suppose? 

—  Pardon,  il  y  a  du  mal  à  cela,  et  beaucoup,  si  la  chose  ne 
m'est  pas  agréable.  Éloignez-vous  donc,  s'il  vous  plaît  I  Vous 
me  faites  chaud.  » 

M.  Jonas  retira  son  bras,  et  un  instant  il  eut  moins  l'air  d'un 
amant  que  d'un  assassin.  Mais  peu  à  peu  il  rasséréna  son  front 
et  rompit  ainsi  le  silence  : 

«  A  propos,  Mel  ! 

—  Voyons  un  peu  ce  bel  à  propos,  nigaud,  sauvage!  cria  la 
belle  fiancée. 

—  Quand  se  fera  notre  mariage?  Je  n'ai  pas  envie  de  languir 
ici  la  moitié  de  ma  vie ,  vous  devez  le  comprendre.  Pecksniff , 
d'ailleurs,  dit  que  la  mort  récente  du  père  ne  saurait  être  un 
grave  empêchement  ;  car  nous  pouvons  nous  marier  dans  ce 
pays  aussi  tranquillement  qu'il  nous  plaira,  et  l'état  d'isolement 
où  je  me  trouve  sera,  aux  yeux  des  voisins,  une  bonne  excuse 
pour  avoir  pris  femme  sitôt,  surtout  une  femme  qu'il  a  connue. 
Quant  au  vieux  grigou  (  c'est  de  mon  oncle  que  je  parle) ,  il  ne 
jettera  sûrement  pas  de  bâton  dans  les  roues,  quoi  que  nous 
fassions  ;  car  ce  matin  même  il  a  dit  à  Pecksniff  que,  si  ce  ma- 
riage vous  convient,  il  ne  s'y  opposera  nullement.  Ainsi,  Mel, 
dit  Jonas,  risquant  une  autre  étreinte,  à  quand  la  noce  ? 

—  Quand  cela  me  plaira,  s'écria  Merry. 

—  Sur  mon  âme,  tâchez  que  cela  vous  plaise.  Qu'est-ce  que 
vous  dites  de  la  semaine  prochaine,  hein  ? 

—  La  semaine  prochaine  ! . . .  Si  vous  aviez  dit  le  trimestre 
prochain,  j'eusse  encore  admiré  votre  impudence. 

—  Mais  je  n'ai  pas  dit  du  tout  le  trimestre  prochain  ;  j'ai  di' 
la  semaine  prochaine. 

—  Alors,griffon,  s'écria  miss  Merry  en  le  repoussant  et  se  le- 
vant, je  répondrai  :  Non  !  pas  la  semaine  prochaine.  Cela  ne  s- 


kbk  VIE   ET    AVENTURES 

fera  que  lorsque  je  le  voudrai ,  et  je  ne  veux  pas  en  entendre 
parler  d'ici  à  plusieurs  mois.  Voilà  !  » 

M.  Jonas  l'implora  de  nouveau. 

«  Écoutez ,  dit  Merry ,  ce  sera  au  plus  tôt  pour  le  mois  pro- 
chain. Mais  d'ici  à  demain  je  ne  fixerai  pas  d'époque;  et  si  vous 
n'êtes  pas  content,  il  n'y  aura  rien  de  fait;  et  si  vous  êtes  tou- 
jours à  me  suivre  partout  sans  me  laisser  tranquille,  le  mariage 
ne  se  fera  pas  du  tout.  Voilà  1  Et  si  vous  n'exécutez  pas  toutes 
mes  volontés,  le  mariage  ne  se  fera  jamais.  Ainsi  ne  me  suivez 
pas.  Voilà,  griffon  !  » 

En  achevant  ces  paroles,  elle  bondit  parmi  les  arbres. 

«  Ma  foi,  madame,  dit  Jonas,  la  suivant  des  yeux  et  pulvéri- 
sant entre  ses  dents  un  brin  de  paille ,  vous  me  payerez  tout 
ça  après  le  mariage  !  C'est  fort  bien  maintenant  :  il  faut  que  les 
choses  aillent  leur  train,  et  vous  comptez  là-dessus;  mais  lais- 
sez faire,  je  vous  payerai  bientôt  intérêt  et  principal.  Mais  voilà 
un  vilain  endroit  pour  y  rester  tout  seul  à  rien  faire.  Ces  vieux 
cimetières  moisis  ,  ça  n'est  pas  bien  agréable.  » 

Il  se  leva  et  prit  lai-même  par  l'avenue,  où  il  aperçut  miss 
Merry  bien  loin  déjà  devant  lui. 

«  Ah  1  dit  Jonas  avec  un  sourire  sombre  et  un  mouvement 
de  tête  qui  n'était  pas  un  compliment  à  l'adresse  de  la  jeune 
fille ,  jouissez  de  votre  reste.  Battez  le  fer  pendant  qu'il  est 
chaud.  Faites  à  votre  tète  pendant  que  cela  vous  est  permis 
encore,  madame  !...  » 


CHAPITRE  XXV. 

Lequel  touche  en  partie  à  des  secrets  de  profession ,  et  fournira  au 
lecteur  quelques  aperçus  assez  curieux  sur  l'intérieur  d'une  cham- 
bre de  malade. 


M.  Mould  se  trouvait  au  sein  de  ses  lares  domestiques.  Il 
goûtait  les  douceurs  de  son  foyer  et  s'y  abandonnait  avec  un 
plaisir  calme.  Le  jour  étant  étouffant,  et  la  fenêtre  ouverte, 
M.  Mould  avait  posé  ses  jambes  sur  le  rebord  de  la  croisée,  et 
il  appuyait  son  dos  contre  la  persienne.  Un  mouchoir  était 
étendu   sur  sa  tête   luisante  pour  garantir  des  mouches  son 


DE   MARTIN  CHUZZLEVv'IT.  455 

irâne  chauve.  Une  odeur  de  punch  parfumait  la  chambre; 
sur  une  petite  table  à  portée  de  la  main  de  M.  Mould  était 
placé  un  grand  verre  tout  plein  de  cet  agréable  breuvage,  si 
habilement  apprêté  qu'au  moment  même  où  l'œil  interrogeait 
la  boisson  froide  et  transparente,  il  trouvait  un  autre  œil  fixé 
sur  lui  et  scintillant  comme  une  étoile  sous  le  zeste  enroulé 
du  citron. 

L'établissement  de  M.  Mould  était  situé  au  cœur  de  la  Cité, 
dans  le  quartier  même  de  Gheapside.  Son  harem  ou,  en  d'au- 
tres termes,  le  salon  de  M.  Mould  et  de  sa  famille  était  sur  le 
derrière,  après  le  petit  comptoir  qui  faisait  suite  à  la  bouti- 
que :  le  tout  contigu  à  un  cimetière  étroit  et  plein  d'ombre. 
C'est  dans  ce  salon  de  famille  que  M.  Mould  é-ait  assis,  pro- 
menant son  regard  d'homme  paisible  sur  son  punch  et  sur  son 
intérieur  domestique.  Si,  par  moments,  il  interrogeait  un  plus 
large  horizon  pour  ramener  avec  plus  de  délices  son  regard, 
sur  le  zeste  de  citron,  l'œil  humide  de  M.  Mould  errait  comme 
un  rayon  de  soleil  le  long  d'un  rideau  rustique  de  haricots 
d'Espagne,  retenu  par  des  ficelles  devant  la  croisée,  puis  il 
descendait  sur  les  tombes  d'un  air  de  connaisseur. 

Auprès  de  M.  Mould  était  la  compagne  de  sa  vie  avec  ses 
deux  tilles.  Chacune  des  demoiselles  Mould  était  dodue  comme 
une  petite  caille,  etmistress  Mould  était  plus  dodue  que  toutes 
deux  ensemble.  Leurs  belles  formes  étaient  tellement  ronde- 
lettes et  grassouillettes,  qu'elles  devaient  avoir  été  jadis  les 
corps  des  figures  d'anges  qu'on  voyait  dans  la  boutique;  et 
sans  doute  il  leur  avait  poussé  depuis  d'autres  tètes  en  grandis- 
sant, mais  cette  fois  des  têtes  de  simples  mortelles.  Jusqu'à 
leurs  joues  de  pêche  qui  étaient  gonflées  et  dilatées  comme  si 
elles  étaient  destinées  à  faire  mugir  les  trompettes  célestes, 
pendant  que  les  chérubins  sans  corps,  représentés  dans  la 
boutique,  voués  à  souffler  à  perpétuité  dans  ces  instruments, 
n'ayant  pas  de  poumons,  ne  jouaient,  à  ce  qu'on  peut  présu- 
mer, que  par  le  tuyau  de  l'oreille. 

M.  Mould  regardait  avec  tendresse  mistress  Mould,  qui,  as- 
sise à  côté  de  lui,  partageait  avec  lui  le  punch  comme  le  reste. 
Chacune  des  filles-séraphins  avait  aussi  sa  part  des  regards 
paternels  et  y  répondait  par  un  sourire.  Les  sentiments  de 
M.  Mould  étaient  si  inaltérables,  et  son  fonds  de  commerce  si 
étendu,  que,  dans  ce  sanctuaire  même  de  la  famille,  avait  été 
placé  un  grand  bahut  fort  embarrassant,  dont  le  ventre  en  bois 
d'acajou  était  tout  rempli  de  linceuls,  de  suaires  et  autres  ar- 


456.  VIE  ET   AVENTURES 

ticles  funéraires.  Cependant,  quoique  les  deux  demoiselles 
Mould  eussent  pour  ainsi  dire  été  élevées  sous  ses  yeux,  l'état 
de  leur  père  n'avait  pas  jeté  la  plus  légère  ombre  sur  leur  ti- 
mide enfance  ou  leur  adolescence  florissante.  Depuis  le  ber- 
ceau, elles  avaient  Joué  sans  le  moindre  souci  en  face  du 
spectacle  de  la  mort  et  des  tombeaux.  Le  deuil  qu'on  porte 
aux  chapeaux  se  résumait  pour  elles  en  une  certaine  quantité 
de  mètres  de  soie  ou  de  crêpe,  le  vêtement  suprême  en  une 
certaine  mesure  de  toile.  Les  demoiselles  Mould  pouvaient 
bien  n'être  pas  fortes  sur  un  costume  de  théâtre,  le  jupon 
d'une  dame  de  la  cour  ou  même  un  acte  du  parlement  ;  mais 
il  n'y  avait  pas  à  leur  en  remontrer  pour  des  poêles  funèbres , 
et  même  elles  en  confectionnaient  quelquefois. 

Le  tumulte  étourdissant  des  grandes  rues  ne  convenant  pas 
à  l'établissement  de  M.  Mould,  il  s'était  fait  un  bon  petit  nid 
dans  un  coin  tranquille  où  le  bruit  de  la  ville  n'arrivait  plus 
que  comme  un.  bourdonnement  assoupissant  qui  tantôt  s'éle- 
vait, tantôt  retombait  et  tantôt  enfin  cessait  entièrement, 
comme  un  jour  de  chômage  dans  les  travaux  de  Cheapside.  La 
lumière  du  jour  étincelait  à  travers  les  haricots  d'Espagne, 
comme  si  le  cimetière  clignait  de  l'œil  à  M.  Mould  et  lui  di- 
sait :  «  Nous  nous  entendons  tous  les  deux  ;  »  et  du  fond  loin- 
tain de  la  boutique  montait  l'agréable  écho  des  marteaux 
qui  clouaient  un  cercueil  :  ra,  ta,  ta,  ta,  ta  !  pour  favoriser  la 
sieste  et  la  digestion. 

«  Un  vrai  bourdonnement  d'insectes,  dit  M.  Mould,  fer- 
mant les  yeux  avec  un  sentiment  complet  de  bien-être.  Rien 
ne  représente  mieux  à  l'esprit  le  bruit  animé  de  la  nature 
dans  les  districts  agricoles.  C'est  exactement  comme  le  coup 
de  bec  du  pivert. 

—  Oui,  le  pivert  frappant  du  bec  Vorme  creux,  dit  mistress 
Mould,  adaptant  les  termes  de  la  ballade  populaire  à  la  déno- 
mination du  bois  employé  communément  dans  son  commerce. 

—  Ah  1  ahl  ahl  dit  en  riant  M.  Mould.  Pas  mal,  ma  chère, 
pas  mal.'  Répétez-nous  cela,  mistress  Mould,  vous  nous  ferez 
plaisir.  L'orme  creux,  hein?...  Ahl  ah  !  ah  1  parfait!...  J'ai  lu 
beaucoup  moins  bien  que  cela  dans  les  journaux  du  diman- 
che, mon  amour.  » 

Mistress  Mould,  encouragée  par  son  mari,  dégusta  une  cer- 
taine quantité  de  punch,  et  en  ofifrit  à  ses  filles,  qui  suivirent 
respectueusement  l'exemple  de  leur  mère. 

«  Vorme  creux,  hé  ?  dit  M.  Mould,  qui  iniprima  à  ses  jam- 


DE  MARTIN   CHUZZLEWIT  457 

bes  un  petit  trémoussement  de  satisfaction.  C'est  le  /J^^re  qu'il 
y  a  dans  la  chanson.  L'orme,  hé?  Oui,  c'est  sûr.  Ah!  ah!  ah! 
sur  mon  âme,  c'est  une  des  plus  jolies  choses  que  j'aie  en- 
tendues. » 

Il  était  si  charmé  de  cette  plaisanterie,  qu'il  ne  pouvait 
l'oublier  et  la  répéta  plus  de  vingt  fois. 

«  L'orme,  hé?  Oui,  c'est  sûr.  Naturellement,  c'est  l'orme. 
Ah  !  ah  !  ah  1  Parole  d'honneur,  il  serait  bon  d'envo}' er  le  mot 
à  quelqu'un  qui  pût  en  faire  son  profit.  C'est  une  des  choses 
les  plus  spirituelles  qu'on  ait  jamais  dites.  L'orme  creux^  hé? 
Naturellement  oui.  Très-creux  même.  Ah  1  ah  !  ah  !  d 

Ici  l'on  frappa  à  la  porte  de  la  chambre. 

«  Je  gagerais  que  c'est  Tacker;  je  le  reconnais  au  siffle- 
ment de  ses  poumons,  dit  M.  Mould.  Qui  croirait  aujourd'hui, 
en  l'entendant  souffler  comme  ça,  que  cet  homme-là,  dans  son 
temps,  a  eu  une  respiration  aussi  robuste  que  personne? 

—  Je  vous  demande  pardon,  madame,  dit  Tacker,  entre- 
bâillant la  porte.  Je  pensais  que  notre  bourgeois  était  céans. 

—  Il  y  est  aussi  !  cria  Mould. 

—  Ohl  je  ne  vous  voyais  pas,  pour  sûr,  dit  Tacker,  avan- 
çant un  peu  la  tête.  Vous  ne  seriez  pas  disposé,  j'imagine,  à 
faire  un  cercueil  à  bras  en  bois  blanc  avec  une  plaque  en  tôle? 

—  Certes  non,  dit  M.  Mould;  fi  donc,  c'est  trop  commun.  Il 
n'y  a  pas  autre  chose  à  répondre. 

—  Je  leur  disais  bien  que  c'était  trop  peu  de  chose. 

—  Dites-leur  d'aller  ailleurs.  Nous  ne  tenons  pas  de  ça. 
J'admire  leur  impudence.  Qui  donc  ça? 

—  C'est,  dit  Tacker,  le  beau-frère  du  bedeau. 

—  Le  beau-frère  du  bedeau!...  Eh  bien,  je  l'enterrerai  si  le 
bedeau  veut  bien  suivre  avec  son  chapeau  à  cornes,  mais  pas 
autrement.  Cela  aura  un  air  officiel,  et  nous  nous  en  tire- 
rons comme  ça;  ce  sera  déjà  bien  assez  mesquin.  Son  cha- 
peau à  cornes,  entendez-vous? 

—  Oh  !  c'est  entendu,  monsieur.  A  propos  ,  mistress  Gamp 
est  en  bas;  elle  demande  à  vous  parler. 

—  Dites  à  mistress  Gamp  de  monter....  Bonjour,  mistress 
Gamp;  quoi  de  neuf?  » 

Déjà  la  dame  en  question  était  à  l'entrée  de  la  chambre  et 
saluait  Mme  Mould.  Au  même  instant  l'air  fut  imprégné  d'une 
senteur  particulière,  comme  si  quelque  fée  en  passant  avait 
eu  le  hoquet  après  avoir  commencé  par  visiter  la  cave. 

Mme  Gamp  ne  répondit  pas  à  M.  Mould;  mais  elle  salua  de 


458  VIE   ET    AVENTURES 

nouveau  mistress  Mould,  et  leva  à  la  fois  ses  mains  et  ses  yeux, 
comme  pour  adresser  de  pieuses  actions  de  grâces  au  ciel  en 
la  voyant  si  bien  portante.  Elle  était  vêtue  proprement,  bien 
que  sans  faste,  de  la  robe  usée  qu'elle  avait  le  jour  où  elle  fit 
connaissance  avec  M.  Pecksniff;  seulement,  il  y  avait  peut- 
être  maintenant  un  enduit  de  tabac  un  peu  plus  épais. 

«  Il  y  a,  dit  Mme  Gamp,  des  créatures  heureuses  pour  qui  le 
temps  ne  marche  pas;  et  vous  en  êtes  une,  mistress  Mould; 
le  temps  n'a  rien  à  faire  avec  vous,  quoiqu'il  ne  respecte  rien, 
et  il  n'a  qu'à  bien  se  tenir  d'ici  à  nombre  d'années,  car  vous 
êtes  et  resterez  jeune.  C'est  ce  que  je  disais  à  mistress  Harris, 
il  y  a  de  ça  quinze  jours;  je  disais  à  mistress  Harris,  comme 
elle  venait  de  me  dire  :  «  Les  années  et  les  chagrins,  mistress 
Gamp,  laissent  leurs  marques  sur  tous  les  visages.  —  Ne  dites 
pas  cela,  mistress  Harris,  si  vous  voulez  que  nous  restions 
amies,  car  cela  n'est  pas.  Mistress  Mould,  disais-je,  car  je  vous 
avoue  que  j'ai  pris  la  liberté  de  citer  votre  nom  (ici  elle  fit  la 
révérence),  est  une  de  ces  personnes  qui  donnent  un  fier  dé- 
menti à  cette  maxime;  et  jamais,  mistressHarris,tant  que  j'au- 
rai le  souffle,  non,  jamais  je  n'en  démordrai,  ne  le  croyez  pas. 
—  Je  vous  demande  pardon,  m'dame,  dit  mistress  Harris,  et  je 
sollicite  humblement  votre  indulgence  :  car,  s'il  y  a  une  femme 
au  monde  qui  se  ferait  hacher  pour  ses  amis,  je  sais  que  cette 
femme  s'appelle  Sairey  Gamp.  » 

Arrivée  à  ce  point  de  son  discours,  elle  jugea  convenable  de 
s'arrêter  pour  respirer. 

Nous  mettrons  à  profit  cette  circonstance  pour  constater 
qu'un  terrible  mystère  entourait  cette  dame  du  nom  de  Harris, 
que  personne  dans  le  cercle  des  connaissances  de  mistress 
Gamp  n'avait  jamais  vue,  et  dont  personne  non  plus  ne  savait 
l'adresse,  quoique  mistress  Gamp  eût  l'air,  d'après  ce  qu'elle 
disait,  d'être  avec  elle  en  relations  continuelles.  Divers  bruits 
couraient  à  ce  sujet;  mais,  l'opinion  dominante,  c'est  que  cette 
mistress  Harris  était  un  fantôme  sorti  de  l'imagination  de 
mistress  Gamp  (de  n  ême  que  MM.  Doe  et  Roe  sont  les  fictions 
de  la  loi),  et  qu'elle  avait  été  créée  tout  exprès  par  la  i  arde- 
malade  pour  tenir  avec  elle  sur  toutes  sortes  de  sujets  des 
conversations  qui  se  terminaient  invariablement  par  des  com- 
pliments sur  l'excellence  de  son  caractère. 

flc  Et  quel  rlaisir  aussi,  dit  Mme  Gamp,  se  tournant  vers  les 
filles  de  M.  Moul.:  avec  un  sourire  tendre  et  larmoyant,  quel 
plaisir  de  voir  deux  jeunes  demoiselles  que  j'ai  connues  du 


DE   MARTIN   GHUZZLEWIT.  459 

temps  où  elles  n'avaient  pas  encore  une  dent  au  fond  de  leurs 
jolies  bouches,  et  que  j'ai  vues  souvent,  ah!  les  charmantes 
créatures  1  jouer  à  l'enterrement  dans  la  boutique  et  feuilleter 
tout  du  long  le  livre  de  commandes  dans  sa  boîte  de  fer  ! 
Mais  tout  cela  est  passé  et  très-passé,  n'est-ce  pas,  monsieur 
Mould  ?  » 

Et  s'adressant  à  ce  gentleman  avec  son  enjouement  res- 
pectueux, elle  répéta  en  secouant  la  tête  avec  frénésie  : 

«  Tout  cela  est  passé  et  très-passé,  n'est-il  pas  vrai,  mon- 
sieur? 

—  Tout  change,  mistress  Gamp,  tout  change,  dit  l'entre- 
preneur. 

—  L'avenir  nous  réserve  bien  d'autres  changements  que 
ceux  qui  ont  eu  lieu  déjà ,  dit  mistress  Gamp  en  hochant  la 
tête  d'une  manière  encore  plus  marquée.  Des  jeunes  personnes 
avec  des  visages  comme  les  leurs ,  ça  doit  penser  à  quelque 
chose  de  mieux  que  des  enterrements ,  n'est-il  pas  vrai,  mon- 
sieur? 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien,  mistress  Gamp,  dit  Mould  avec 
un  gros  rire.  Ce  n'est  pas  trop  mal,  n'est-ce  pas,  ma  chère, 
ce  que  mistress  Gamp  a  trouvé  là? 

—  Ohl  que  si,  que  vous  le  savez  bien,  monsieur,  dit  mis- 
tress Gamp;  et  mistress  Mould,  votre  belle  compagne,  le  sait 
bien  aussi,  monsieur;  je  le  sais  bien,  moi,  quoique  le  bonheur 
d'être  mère  d'une  fille  m'ait  été  refusé.  Si  nous  en  avions  eu 
une,  Gamp  eût  dans  sa  joie  vendu  jusqu'à  ses  chausses  pour 
boire  à  sa  santé ,  comme  il  fit  une  fois  avec  notre  garnement 
de  fils,  et  même  qu'une  autre  fois  il  envoya  le  gamin  vendre 
sa  jambe  de  bois  à  un  marchand  d'allumettes  et  lui  rapporter 
du  rogomme  en  place,  et  le  garçon  s'acquitta  de  sa  commission 
avec  une  intelligence  au-dessus  de  son  âge ,  car  il  perdit  l'ar- 
gent à  pile  ou  face,  ou  à  acheter  des  pommes  de  terre  frites  ; 
et  après  ça  il  revint  effrontément  à  la  maison  conter  la  chose, 
en  offrant  d'aller  se  noyer  si  ça  pouvait  faire  plaisir  à  ses  pa- 
rents. Ohl  que  si,  que  vous  le  savez  bien,  monsieur,  ajouta 
mistress  Gamp,  en  essayant  son  œil  avec  le  bord  de  son  châle 
et  reprenant  le  fil  de  son  discours  :  comme  s'il  n'y  avait  dans 
les  journaux  autre  chose  que  des  naissances  et  des  enterre- 
ments, monsieur  Mould  1  » 

M.  Mould  lança  un  clignement  d'œil  à  mistress  Mould, 
qu'il  avait,  pendant  ce  temps,  prise  sur  ses  genoux,  et  ré- 
pondit : 


460  VIE    ET    AVENTURES 

c  Sans  doute.  Il  y  a  bien  autre  chose,  mistress  Gamp.  Ma 
parole,  mistress  Gamp  est  loin  d'être  bête,  ma  chère  1 

—  Gomme  s'il  n'y  avait  pas  aussi  des  mariages ,  monsieur! 
dit  Mme  Gamp,  tandis  que  les  deux  demoiselles  rougis- 
saient et  riaient  du  bout  des  lèvres.  Que  Dieu  bénisse  leurs 
excellents  cœurs  !  Elles  le  savent  bien  aussi  I  Vous  l'avez  bien 
su  vous,  et  mistress  Mould  l'a  bien  su  elle,  quand  vous  aviez 
leur  âge  !  Mais,  dans  mon  opinion,  vous  avez  tous  le  même 
âge  maintenant  :  car  l'idée  seule  que  vous,  monsieur  et  mis- 
tress Mould,  vous  ayez  jamais  des  petits-enfants.... 

—  Oh!  fi!  fi  donc!  quelle  folie,  mistress  Gamp  !  répliqua 
l'entrepreneur.  Elle  est  diablement  fûtée  tout  de  même.  C'est 
excellent!  dit -il  à  demi -voix.  Ma  chère....  dit-il  de  son  ac- 
cent ordinaire,  mistress  Gamp  prendra  bien,  je  pense,  un 
verre  de  rhum.  Asseyez-vous,  mistress  Gamp,  asseyez-vous,  » 

Mistress  Gamp  prit  le  siège  le  plus  rapproché  de  la  porte, 
et,  levant  les  yeux  au  plafond,  elle  feignit  d'être  complète- 
ment étrangère  au  verre  de  rhum  qu'on  lui  apprêtait  ;  aussi , 
quand  l'une  des  deux  sœurs  le  lui  présenta,  moDtra-t-elle  la 
plus  grande  surprise. 

«  Il  ne  m'arrive  guère ,  dit-elle ,  mistress  Mould ,  de  prendre 
de  ceci,  à  moins  que  je  ne  sois  indisposée  et  que  ma  demi- 
pinte  de  porter  ne  me  pèse  sur  l'estomac.  Mistress  Harris  m'a 
dit  mainte  et  mainte  fois  :  «  Sairey  Gamp,  qu'elle  me  disait, 
vraiment  vous  m'étonnez  !  —  Mistress  Harris,  que  je  lui  di- 
sais, pourquoi  donc  ça?  Expliquez- vous,  je  vous  prie.  —  A 
dire  vrai,  m'dame,  dit  mistress  Harris,  et  que  cela  reste  entre 
vous  et  moi,  jamais  je  n'aurais  pensé,  avant  de  vous  connaî- 
tre, qu'une  femme  puisse  garder  les  malades  ou  soigner  au 
mois  de  nouvelles  accouchées,  et  cependant  boire  aussi  peu 
que  vous  le  faites.  —  Mistress  Harris,  que  je  lui  dis,  nul  de 
nous  ne  sait  de  quoi  il  est  capable  avant  d'avoir  été  mis  à 
l'épreuve  ;  et  je  ne  le  savais  pas  non  plus  lorsque  Gamp  et 
moi  nous  nous  sommes  mis  en  ménage.  Mais  à  présent,  que 
je  dis,  ma  demi-pinte  de  porter  me  suffit  amplement,  pourvu, 
mistress  Harris,  qu'elle  me  soit  régulièrement  fournie  et 
qu'elle  soit  tirée  bien  doucement.  Que  je  soigne  des  malades 
ou  des  femmes  en  couches,  m'dame,  j'espère  remplir  mon 
devoir;  mais  je  ne  suis  qu'une  pauvre  femme  et  je  gagne  pé- 
niblement ma  vie  :  c'est  pourquoi,  je  l'avoue,  je  désire  que 
ma  demi-pinte  me  soit  régulièrement  fournie,  et  qu'elle  soit 
tirée  tout  doucement  à  la  cannelle.  » 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.  461 

On  ue  voit  guère  quel  rapport  précis  il  pouvait  y  avoir  entre 
ces  réflexions  et  le  verre  de  rhum.  Toujours  est-il  que  mis- 
tress  Gamp,  après  avoir  porté  un  toast  :  ce  Aux  meilleures 
chances  possibles  pour  tout  le  monde  !  >  avala  son  verre  de 
spiritueux  en  arrondissant  le  coude  d'une  manière  tout  à  fait 
scientifique,  et  sans  ajouter  aucun  autre  commentaire. 

«  Et  qu'aviez-vous  de  nouveau  à  m'apprendre,  mistress 
Gamp?  demanda  derechef  M.  Mould,  tandis  que  la  dame 
s'essuyait  les  lèvres  avec  son  châle  et  grignotait  un  bout  de 
biscuit  qu'elle  avait,  selon  toute  apparence,  apporté  dans  sa 
poche  comme  un  antidote  contre  les  gouttes  contingentes 
qu'elle  était  exposée  à  se  voir  offrir  en  route.  Comment  va 
M.  Ghufifey?  ajouta  l'entrepreneur. 

—  M.  Chuffey  est  juste  dans  le  même  état,  monsieur;  ni 
mieux  ni  pis.  C'est  bien  aimable  de  la  part  du  gentleman  de  vous 
avoir  écrit  pour  vous  dire  :  «  Que  mistress  Gamp  prenne  soin 
de  lui  jusqu'à  mon  retour.  »  Mais  d'ailleurs,  il  ne  fait  rien  que 
d'aimable.  Il  n'y  a  pas  beaucoup  de  gens  comme  lui.  S'il  y  en 
avait  beaucoup,  nous  n'aurions  pas  besoin  d'églises. 

—  Voyons,  que  voulez-vous  me  communiquer,  mistress 
Gamp?  demanda  Mould,  revenant  à  la  question. 

—  Voici,  monsieur,  en  vous  remerciant  d'abord  de  cette 
question.  Il  y  a  au  Bull ,  dans  Holborn ,  un  gent  *  qui  y  est 
tombé  malade  et  qui  est  alité.  Ils  ont  une  garde  de  jour  qui 
a  été  commandée  par  l'hospice  de  Barthélémy;  je  la  connais 
bien,  monsieur  Mould;  elle  s'appelle  mistress  Prig,  c'est  la 
meilleure  créature  du  monde;  mais  on  a  besoin  d'une  garde 
de  nuit,  et  il  se  trouve  que  mistress  Prig  est  engagée  ailleurs 
pour  la  nuit.  Par  conséquent ,  elle  leur  a  dit,  ayant  pour  moi 
une  grande  amitié  de  plus  de  vingt  ans  :  c  La  personne  la  plus 
sobre,  une  vraie  bénédiction  dans  une  chambre  de  malade, 
c'est  mistress  Gamp.  Envoyez  un  commissionnaire  à  Kingsgate- 
Street,  qu'elle  dit,  et  engagez-la  à  quelque  prix  que  ce  soit; 
car  mistress  Gamp  vaut  son  pesant  d'or.  »  Mon  propriétaire 
m'a  rapporté  le  message  et  m'a  dit  :  «  Puisque  vous  n'avez 
qu'une  petite  occupation ,  et  que  la  place  promet  d'être  bien 
payée,  pourquoi  ne  vous  arrangeriez-vous  pas  pour  faire  les 
deux?— Non,  monsieur,  que  je  lui  dis,  ça  ne  sera  pas  sans 
la  permission  de  M.  Mould  ;  ne  le  croyez  pas.  J'irai  trouvei* 
M.  Mould  pour  le  consulter  auparavant,  s'il  vous  plaît.  ^ 

1 .  Abréviation  de  gentleman 


462  VIE  ET    AVENTURES 

Ici  mistress  Gamp  regarda  de  côté  l'entrepreneur,  et  prit  un 
temps  de  repos. 

«  Une  garde  de  nuit,  hé?  dit  Mould  se  frottant  le  menton. 

—  De  huit  heures  du  soir  à  huit  heures  du  matin ,  mon- 
sieur ;  je  ne  veux  pas  vous  tromper. 

—  Et  puis  vous  partirez?  demanda  Mould. 

—  Tout  à  fait  libre,  monsieur,  pour  retourner  soigner 
M.  Qhuffey.  Gomme  c'est  un  homme  tranquille  et  qui  se  met 
au  lit  de  bonne  heure,  il  sera  couché  presque  tout  ]e  temps. 
Je  ne  vous  cache  pas,  ajouta  mistress  Gamp  d'un  ton  douce- 
reux, que  je  ne  suis  qu'une  pauvre  femme,  et  que  l'argent  est 
quelque  chose  pour  moi;  mais  ne  vous  inquiétez  pas  de  ça, 
monsieur  Mould.  Les  gens  riches  peuvent  bien  se  promener  à 
dos  de  chameaux,  mais  il  ne  leur  est  pas  tout  à  fait  aussi  aisé 
de  regarder  à  travers  le  trou  d'une  aiguille.  Voilà  ma  conso- 
lation, et  je  crois  bien  ne  pas  me  tromper. 

—  Eh  bien ,  mistress  Gamp ,  dit  Mould  ,  je  ne  vois  pas  d'ob- 
jection particulière  à  ce  que  vous  gagniez  honnêtement  quel- 
ques sous  dans  cette  affaire.  Je  fermerai  les  yeux,  mistress 
Gamp.  Je  n'en  parlerai  pas  à  M.  Ghuzzlewit  quand  il  reviendra, 
à  moins  que  ce  ne  soit  nécessaire  ou  qu'il  ne  le  demande  de 
but  en  blanc. 

—  J'avais  le  mot  sur  les  lèvres,  monsieur,  répliqua  mistress 
Gamp.  En  supposant  que  le  gent  vienne  à  mourir,  j'espère  que 
je  pourrai  prendre  la  liberté  de  dire  à  la  famille  que  je  connais 
une  personne  dans  les  pompes  funèbres ,  et  que  cela  ne  vous 
fâchera  pas ,  monsieur  ! 

—  Certainement,  mistress  Gamp,  certainement,  dit  Mould 
d'un  ton  très-affable.  Vous  pourrez  faire  remarquer  en  passant 
que  nous  opérons  agréablement  dans  une  grande  variété  de 
styles,  et  que  nous  avons  généralement  la  réputation  de  com- 
plaire autant  que  possible  aux  sentiments  des  survivants.  Mais 
ne  forcez  rien ,  ne  forcez  rien.  Tout  doucement,  tout  douce- 
ment 1...  Ma  chère,  donnez  donc,  s'il  vous  plaît,  une  ou  deux 
de  nos  cartes  à  mistress  Gamp.  * 

Mistress  Gamp  prit  les  cartes ,  et,  ne  flairant  plus  de  rhum 
(car  la  bouteille  avait  été  remise  en  place) ,  elle  se  leva  pour 
partir  en  disant  : 

«  Je  souhaite  de  tout  mon  cœur  mille  prospérités  à  cette 
heureuse  famille.  Bonsoir,  mistress  Mould  I...  Si  j'étais  à  la 
place  de  M.  Mould,  je  serais  jaloux  de  vous,  m'dame  ;  et  si 
j'étais  à  la  vôtre,  je  serais  jalouse  de  lui. 


DE  MARTIN   CHUZZLEWIT.  463 

—  Ta ,  ta  !  bah ,  bah  !  Allons ,  bon  voyage ,  mistress  Gamp  ! 
cria  l'entrepreneur  qui  était  aux  anges. 

—  Quant  à  ces  jeunes  personnes,  dit  mistress  Gamp  faisant 
un  beau  salut ,  que  Dieu  les  bénisse  I  Gomment  ont-elles  pu 
faire  pour  devenir  si  grandes  avec  des  parents  si  jeunes  en- 
core? Je  voudrais  bien  qu'on  pût  m  expliquer  ça. 

—  Allons,  vous  dites  des  folies!  Sauvez-vous,  mistress 
Gamp  !  *  cria  Mould. 

Mais,  dans  l'excès  du  plaisir  qu'il  éprouvait,  il  ne  put  s'em- 
pêcher, ma  foi,  de  pincer  mistress  Mould. 

Lorsque  mistress  Gamp  se  fut  enfin  retirée  et  qu'elle  eut 
fermé  la  porte  : 

«Je  vous  assure,  ma  chère,  fit  observer  M.  Mould,  que 
c'est  une  femme  très-babiie.  C'est  une  femme  chez  qui  l'intel- 
ligence est  immensément  supérieure  à  la  position  qu'elle  oc- 
cupe dans  ce  monde.  C'est  une  femme  qui  observe  et  réfléchit 
d'une  manière  rare.  C'est  une  femme,  ajouta  l'entrepreneur  en 
remettant  sur  sa  tête  son  mouchoir  de  soie  et  s'apprétant  à 
faire  sa  sieste,  qa'ou  se  sentirait  presque  disposé  à  enterrer 
gratis,  et  proprement  encore  !  * 

Mistress  Mould  et  ses  filles  donnèrent  à  cette  opinion  un 
plein  assentiment. 

Cependant  celle  qui  en  était  l'objet  avait  gagné  la  rue,  où 
elle  se  trouva  si  incommodée  de  l'impression  du  grand  air, 
qu'elle  fut  obligée  de  s'arrêter  quelques  moments  sous  une 
porte  afin  de  se  remettre.  Même  après  cette  précaution,  elle 
marchait  d'une  manière  assez  peu  assurée  pour  émouvoir  la 
compassion  de  gamins  sympathiques,  qui,  prenant  le  plus  tou- 
chant intérêt  au  désordre  de  ses  sens,  lui  criaient  dans  leur  lan- 
gage simple  de  tenir  bon,  vu  qu'elle  n'était  qu'un  peu  en  train. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  quelque  nom  que  le  vocabulaire  de  la 
science  médicale  puisse  donner  à  son  genre  de  maladie, 
Mme  Gamp  reconnut  parfaitement  son  chemin,  et,  en  arrivant 
à  la  maison  d'Anthony  Chuzzlewit  et  fils,  elle  se  coucha  pour 
se  remettre.  Après  être  restée  ainsi  jusqu'à  sept  heures  du 
soir,  elle  persuada  alors  au  pauvre  Chuffey  de  se  mettre  lui- 
même  au  lit,  et  elle  sortit  pour  aller  remplir  son  nouvel  en- 
gagement. Elle  se  rendit  d'abord  à  son  logis  de  Kingsgate- 
Street ,  où  elle  se  fit  un  paquet  de  bardes  de  rechange  pour 
passer  confortablement  le  temps  des  veillées  nocturnes  ;  puis 
elle  se  transporta  au  Bull  en  Holborn,  où  elle  arriva  comme 
les  horloges  sonnaient  huit  heures. 


^64  VIE   ET   AVENTURES 

En  pénétrant  dans  la  cour  elle  s'arrêta;  car  le  maître,  la 
maîtresse  de  la  maison  et  la  principale  domestique,  étaient 
réunis  sur  le  seuil  et  causaient  vivement  avec  un  jeune  gentle- 
man qui  avait  l'air  d'arriver  ou  de  partir.  Les  premiers  mots 
qui  frappèrent  les  oreilles  de  mistress  Gamp  se  rapportaient 
clairement  au  malade;  et,  comme  il  convient  qu'une  bonne 
garde  obtienne  autant  de  renseignements  que  possible  sur  le 
cas  pour  lequel  son  habileté  est  invoquée,  mistress  Gamp  se 
fit  un  devoir  d'écouter. 

<c  Ainsi  il  ne  va  pas  mieux?  demanda  le  gentleman. 

—  Il  va  plus  mal,  dit  le  maître  de  la  maison. 

—  Beaucoup  plus  mal,  ajouta  la  dame. 

—  Oh  !  infiniment  plus  mal,  s'écria  par  derrière  la  domes- 
tique en  ouvrant  de  grands  yeux  et  secouant  la  tête. 

—  Pauvre  garçon  !  dit  le  gentleman.  Que  je  suis  donc  dé- 
solé d'apprendre  cela!...  Ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  je  ne 
me  doute  seulement  pas  des  amis  ou  parents  qu'il  peut  avoir; 
je  ne  sais  pas  davantage  où  ils  peuvent  être  ;  tout  ce  que  j'en 
sais,  c'est  que  ce  n'est  certainement  pas  à  Londres,  d 

L'hôte  regarda  l'hôtesse;  l'hôtesse  regarda  l'hôte;  et  la  do- 
mestique fit  remarquer  d'un  ton  ému  que  ,  de  toutes  les 
adresses  vagues  qu'elle  avait  jamais  lues  ou  entendu  citer  (et 
dans  un  hôtel  cela  n'est  pas  rare)  celle-ci  était  sans  contredit 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  vague. 

«  Le  fait  est,  continua  le  gentleman,  comme  je  vous  l'ai  dit 
hier  quand  vous  avez  envoyé  chez  moi,  que  je  ne  le  connais 
que  très-peu.  Nous  avons  été  compagnons  d'études;  mais  de- 
puis ce  temps  je  ne  l'ai  rencontré  que  deux  fois.  Dans  ces 
deux  occasions,  je  me  trouvais  en  vacances  à  Londres,  où  j'é- 
tais venu  du  Wiltshire  passer  une  semaine,  et  depuis  ce  temps- 
là  je  l'avais  reperdu  de  vue.  La  lettre  portant  mon  nom  et  mon 
adresse  que  vous  avez  trouvée  sur  sa  table  et  qui  vous  a  in- 
spiré l'idée  de  recourir  à  moi ,  était  tout  simplement  une  ré- 
ponse à  une  autre  lettre  qu'il  me  fit  parvenir  de  cette  maison, 
le  jour  même  où  il  tomba  malade,  et  c'était  sur  sa  demande 
que  je  lui  indiquais  un  rendez-vous.  Voici  sa  lettre,  si  vous 
désirez  en  prendre  communication.  » 

L'hôte  lut  la  lettre;  l'hôtesse  la  lut  aussi  par-dessus  son 
épaule;  la  domestique,  qui  était  derrière,  en  attrapa  ce  qu'elle 
put  et  suppléa  au  reste  par  son  imagination ,  se  faisant  du 
tout  ensemble  un  document  authentique. 

c  Et  vous  dites  qu'il  n'a  pas  grand  bagage  ?  dit  le  gentle- 


DE   MARTIN  CHUZZLEWIT  465 

man,  lequel  n'était  autre  que  notre  ancien  ami  John  West- 
lock. 

—  Rien  qu'un  portemanteau ,  dit  l'hôte ,  et  peu  de  cLose 
dedans. 

—  Quelques  livres  sterling  dans  sa  bourse  cependant  ? 

—  Oui.  C'est  dans  ma  caisse,  sous  cachet.  J'ai  pris  d'^*,3  du 
montant  et  je  puis  .vous  en  donner  communication. 

—  Bien,  dit  John.  Gomme  le  médecin  pense  que  la  fièvre 
doit  suivre  son  cours  et  qu'on  ne  peut  pas  faire  autre  chose 
en  ce  moment  que  de  donner  régulièrement  à  boire  au  malade 
et  de  le  veiller  attentivement,  je  ne  sache  pas  qu'il  y  ait  rien 
à  tenter  de  plus  jusqu'à  ce  qu'il  soit  lui-môme  en  état  de  nous 
fournir  quelques  renseignements.  Avez-vous  a-utre  chose  à 
ajouter  ? 

—  Non,  répondit  l'hôte  ,  si  ce  n'est  que.... 

—  Si  ce  n'est  que  vous  ignorez  qui  payera?  Ja  supposa  que 
c'est  cela?  dit  John. 

—  Eh  bien....  dit  l'hôte  avec  une  certaine  hésitation,  c'est 
cela. 

—  C'est  bien  cela,  dit  l'hôtesse. 

—  Sans  oublier  le  pourboire  des  domestiques,  dit  la  bonne 
d'un  petit  air  caressant. 

—  C'est  trop  juste,  je  le  reconnais,  dit  John  Westlock.  i. 
tout  événement,  vous  avez  en  votre  possession  sa  bourse  pour 
vous  garantir  le  présent;  et  quant  au  médecin  et  aux  gardes, 
je  me  charge  volontiers  de  les  payer. 

—  Ah  !...  s'écria  mistress  Gamp;  voilà  un  vrai  gentleman!  » 
Elle  formula  son  admiration  à  si  haute  voix  que  tout  le 

monde  retourna  la  tête.  Mistress  Gamp  comprit  la  nécessité 
de  faire  un  pas  en  avant,  saâ  paquet  à  la  main,  et  de  se  pré- 
senter elle-même. 

«  La  garde  de  nuit,  dit-elle,  qui  vient  de  Kingsgate-Street, 
et  qui  est  bien  connue  de  mistress  Prig  la  garde  de  jour,  la 
meilleure  des  créatures  de  ce  monde.  Comment  va  ce  soir  la 
pauvre  cher  gentleman  ?  S'il  ne  va  pas  mieux,  ça  ne  fait  rien, 
li  faut  s'attendre  à  tout  et  prendre  son  parti.  Ce  n'est  pas  la 
première  fois  depuis  longues  années,  m'dame  (ajouta-t-elle  en 
saluant  l'hôtesse),  que  mistress  Prig  et  moi  avons  gardé  en- 
semble, à  tour  de  rôle,  tantôt  l'une,  tantôt  l'autre.  Nous  con- 
naissons mutuellement  notre  manière  de  travailler,  et  souvent 
nous  soulageons  le  malade  quand  d'autres  n'y  voient  que  du 
feu.  Nos  honoraires  sont  bien  modestes,  monsieur....  fici  mis- 
ilAkïi-s  Chl/:zle\vit.  —  i  .  30 


466  VIE    ET    AVENTURES 

Iress  Gamp  s'adressa  à  John),  si  l'on  considère  la  nature  de 
nos  pénibles  devoirs  ;  et,  encore  si  ça  ne  dépendait  que  de 
nous,  ça  ne  serait  pas  long  à  payer.  » 

Jugeant  qu'elle  n'avait  pas  mal  débité  son  compliment  d'in 
stallation ,  mistress  G-amp  fit  un  salut  à  la  ronde  et  témoigna 
Je  désir  d'être  conduite  à  l'endroit  où  l'appelaient  les  devoirs 
de  son  emploi.  La  domestique  la  mena,  par  une  quantité  de 
couloirs,  jusqu'au  haut  de  la  maison;  et  lui  indiquant  enfin 
une  porte  isolée  à  l'extrémité  d'une  galerie,  elle  lui  apprit  que 
c'était  la  porte  de  la  chambre  où  gisait  le  malade.  Après  quoi, 
elle  détala  de  toute  la  vitesse  de  ses  jambes. 

Mistress  Gamp,  accablée  de  chaleur  pour  avoir  gravi  tant  de 
marches  sous  le  poids  de  son  lourd  paquet,  traversa  la  galerie  et 
frappa  à  la  porte.  Mistress  Prig  lui  ouvrit  immédiatement.  Elle 
avait  son  châle  et  son  chapeau  et  était  toute  prête  à  partir  bien 
vite.  Cette  dame  était  bâtie  dans  le  genre  de  Mme  Gamp ,  sauf 
qu'elle  était  un  peu  moins  grosse;  mais  sa  voix  était  plus  forte, 
plus  masculine.  Elle  avait  aussi  de  la  barbe. 

«  Je  commençais  à  croire  que  vous  ne  viendriez  pas ,  dit 
mistress  Prig  d'un  ton  de  mécontentement. 

—  Demain  soir ,  dit  mistress  Gamp ,  ça  ne  sera  pas  comme 
ça,  mon  honorable  amie  :  c'est  que  j'ai  été  obligée  d'aller  cher- 
cher mes  elTets.» 

Mistress  Gamp  avait  commencé  par  faire  des  signes  d'in- 
telligence à  sa  collègue  pour  s'informer  de  l'état  du  malade, 
et  surtout  pour  savoir  s'il  ne  pourrait  pas  les  entendre,  car  il 
n'y  avait  entre  elles  et  lui  qu'un  simple  paravent  ;  mais  son 
amie  la  rassura  à  cet  égard  : 

«  Oh!  dit-elle  à  haute  voix,  il  est  tranquille,  mais  sa  raison 
est  décampée.  Vous  pouvez  bien  dire  tout  ,ce  que  vous  vou- 
drez. 

—  Avez-vous,  ma  chère,  quelque  observation  à  me  faire  avant 
de  partir?  demanda  mistress  Gamp  en  posant  son  paquet  par 
terre  derrière  la  porte,  et  regardant  son  associée  de  l'air  le  plus 
affectueux. 

—  Le  saumon  salé  est  tout  à  fait  délicieux,  répondit  mistress 
Prig ,  je  vous  le  recommande  particulièrement.  Mais  ne  goûtez 
pas  à  la  viande  froide,  car  elle  sent  l'écurie.  Toutes  les  bois- 
sons, par  exemple,  sont  excellentes.  » 

Mistress  Gamp  exprima  sa  vive  satisfaction. 
«  Les  remèdes  et  les  fioles  sont  dans  les  tiroirs ,  dit  à  la 
hâte  mistress  Prig.  Il  a  pris  à  sept  heures  sa  dernière  tasse 


DE  MARTIN  GHUZZLEWIT.  467 

de  tisane.  La  berg-ère  n'est  pas  bien  douce.  Vous  ferez  bien  de 
prendre  à  cet  homme  son  oreiller,  j 

Mistress  Gamp  la  remercia  de  ces  bons  avis,  et,  lui  ayant 
donné  un  bonsoir  amical ,  tint  la  porte  ouverte  jusqu'à  ce  que 
mistress  Pri^  eût  disparu  à  l'autre  extrémité  du  corridor. 
Après  avoir  rempli  ce  devoir  d'hospitalité,  elle  referma  la 
porte,  tourna  la  clef  dans  la  serrure,  ramassa  son  paquet,  fit  le 
tour  du  paravent,  et  prit  possession  de  la  chambre  du  malade. 

«  C'est  un  peu  sombre  ,  reînarqua-t-elle ,  mais  ce  n'est  pas 
trop  mal.  Je  ne  suis  pas  fâchée  de  voir  un  parapet,  en  cas 
d'incendie ,  avec  des  quantités  de  toits  et  de  mitres  de  chemi- 
née sur  lesquels  on  pourrait  se  sauver  au  besoin.  > 

Ces  observations  feront  comprendre  que  mistress  Gamp 
s'était  mise  à  la  fenêtre.  Lorsqu'elle  eut  suffisamment  étudié 
la  perspective,  elle  essaya  le  fauteuil,  qu'elle  déclara  avec  in- 
dignation «  plus  dur  qu'une  pierre,  a  Puis  elle  poursuivit  le 
coars  de  ses  recherches  parmi  les  fioles,  les  verres  ,  les  pots 
et  les  tasses  à  thé  ;  enfin  ,  après  avoir  entièrement  satisfait  sa 
curiosité  sur  tous  ces  objets  d'examen,  elle  dénoua  les  cordons 
de  son  chapeau  et  s'approcha  nonchalamment  du  chevet  du  lit 
pour  donner  un  coup  d'œil  au  malade. 

C'était  un  jeune  homme  brun,  d'assez  bonne  mine.  Ses  che- 
veux noirs  ressortaient  mieux  encore  par  la  blancheur  des 
draps.  Ses  yeux  étaient  à  demi  ouverts,  et,  tandis  que  son 
corps  restait  parfaitement  tranquille ,  il  ne  cessait  de  tourner 
sa  tête  de  côté  et  d'autre  sur  l'oreiller.  Il  n'articulait  pas  une 
parole:  mais  de  temps  en  temps  il  poussait  une  exclamation 
d'impatience  ou  de  fatigue ,  parfois  même  de  surprise ,  et  tou- 
jours ,  toujours  sa  tête  se  balançait  à  droite  et  à  gauche  sans 
se  reposer  un  moment.  Oh  !  les  tristes,  les  tristes  heures! 

Mistress  Gamp  se  donna  la  consolation  de  humer  une  prise 
de  tabac,  et  se  mit  à  considérer  le  malade  en  penchant  un  peu 
la  tête  vers  lui,  de  l'air  d'un  connaisseur  qui  examine  une 
œuvre  d'art  d'un  mérite  douteux.  Petit  à  petit  le  souvenir 
épouvantable  d'une  des  nécessités  éventuelles  de  sa  profession 
se  fit  jour  dans  son  esprit,  et  se  courbant  davantage,  elle  fixa 
le  long  des  hanches  les  bras  errants  du  malade,  pour  voir  quel 
air  il  aurait  s'il  était  étendu  roide  mort.  Si  hideuse  que  puisse 
paraître  cette  fantaisie,  la  garde  éprouvait  une  démangeaison 
de  lui  arranger  les  membres  dans  cette  attitude  sépulcrale. 

«  Ahl  dit-elle  en  s'éloignant  du  lit,  ça  ferait  un  beau  ca« 
davîr;!...  s 


468  VIE    ET  AVENTURES 

Elle  procéda  ensuite  au  soin  de  dénouer  son  paquet,  alluma 
une  chandelle  à  l'aide  d'un  briquet  phosphorique  qui  se  trou- 
vait dans  un  tiroir,  remplit  d'eau  une  petite  bouillotte,  préli- 
minaire des  tasses  de  thé  qu'elle  serait  obligée  de  boire  pour 
se  rafraîchir  pendant  la  nuit ,  apprêta  ce  qu'elle  appelait  «  un 
brin  de  feu  »  dans  ce  but  philanthropique ,  et  prépara  un  petit 
plateau  pour  qu'il  ne  manquât  rien  au  confort  de  sa  collation. 
Ces  préparatifs  la  menèrent  si  loin,  qu'au  moment  où  ils  se 
terminèrent  il  était  grandement  temps  de  songer  au  souper. 
Mistress  Gamp  sonna  et  demanda  qu'on  la  servît. 

«  Je  pense,  jeune  femme  ,  dit-elle  à  la  domestique,  d'un  ton 
qui  annonçait  une  grande  faiblesse  d'estomac,  que  je  pourrais 
prendre  une  petite  tranche  de  saumon  salé  avec  un  joli  petit 
brin  de  fenouil ,  le  tout  saupoudré  de  poivre  blanc.  Je  pren- 
drai aussi  du  pain  tendre ,  ma  chère ,  avec  un  petit  morceau 
de  beurre  frais  et  une  bouchée  de  fromage.  Si  par  hasard  il  y 
avait  dans  la  maison  quelque  chose  comme  un  concombre, 
voudriez-vous  avoir  la  bonté  de  m'en  apporter?  car  j'en  suis 
amateur,  et  puis  c'est  très-sain  dans  une  chambre  de  malade. 
Si  l'on  a  ici  du  Brighton  Tipper,  je  prendrai  dans  la  nuit  de 
cette  ale-là,  mon  amour,  car  les  médecins  la  considèrent 
comme  propre  à  tenir  les  sens  éveillés.  Mais  dans  tous  les  cas, 
jeune  femme,  ne  m'apportez  pas  pour  plus  d'un  schelling  de  gin 
avec  l'eau  bouillante  pour  les  grogs  quand  je  sonnerai  pour  la 
seconde  fois,  car  c'est  toujours  ma  mesure,  et  jamais  je  n'en 
bois  une  goutte  de  plus!...  y> 

Ayant  donné  ces  modestes  prescriptions,  mistress  Gamp 
ajouta  qu'elle  resterait  sur  le  seuil  de  la  porte  jusqu'à  ce  que 
ses  ordres  fussent  exécutés ,  afin  que  le  malade  ne  fût  pas  dé- 
rangé en  entendant  rouvrir  cette  porte  une  seconde  fois  ;  en 
conséquence ,  elle  serait  très-obligée  à  la  jeune  femme  de  se 
dépêcher. 

On  apporta  un  plateau  sur  lequel  se  trouvait  tout  ce  que  la 
garde  avait  demandé,  tout,  jusqu'au  concombre.  Mistress  Gamp 
se  mit  donc  à  boire  et  à  manger  de  bon  et  joyeux  appétit.  La 
passion  avec  laquelle  elle  se  régalait  de  vinaigre  et  humait  ce 
liquide  rafraîchissant  sur  la  lame  de  son  couteau  ne  peut  pas 
se  rendre  dans  un  récit. 

«  Ah  !  soupira  mistress  Gamp ,  comme  si  elle  méditait  sur 
son  schelling  de  grog  chaud ,  quel  bonheur,  dans  cette  vallée 
de  misère,  de  se  donner  un  peu  de  contentement I  Quelle  béné- 
diction du  ciel  de  pouvoir  bien  soigner  les  pauvres  malades 


DE    MARTIN    CHUZZLEWIT.  469 

dans  leur  lit ,  sans  seulement  songer  à  soi  tant  qu'on  peut 
rendre  service  à  quelqu'un!...  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  eu 
jamais  un  meilleur  concombre.  Je  suis  toujours  bien  sûre  de 
n'en  avoir  jamais  mangé  de  meilleur!  » 

Elle  continua  ces  excursions  philosophiques  jusqu'à  ce  que 
son  verre  fût  vide  ;  alors  elle  administra  la  tisane  au  malade 
par  un  procédé  très-simple,  qui  consistait  à  lui  serrer  la  jugu- 
laire pour  lui  faire  ouvrir  la  bouche,  et  à  lui  verser  aussitôt  le 
breuvage  au  fond  du  gosier. 

«  Et  moi!  qui  avais  complètement  oublié  l'oreiller!  dit  mis- 
tress  Gamp  en  le  retirant  de  dessous  la  tête  du  patient.  Là  ! 
maintenant  il  est  aussi  bien  qu'il  peut  être,  vraiment.  A  mon 
tour  d'essayer  de  m'arranger  aussi  de  mon  mieux.  5 

Dans  ce  but  elle  se  livra  à  la  construction  d'un  lit  improvisé, 
qu'elle  composa  de  son  fauteuil  et  d'un  autre  destiné  à  soute* 
nir  ses  pieds.  Ayant  ainsi  préparé  son  coucher  aussi  bien  que 
les  circonstances  pouvaient  le  permettre ,  elle  tira  de  son  pa- 
quet un  bonnet  de  nuit  jaune,  d'une  grandeur  prodigieuse  et 
dont  la  forme  figurait  un  chou;  elle  fixa  et  attacha  sur  sa  tête 
avec  le  plus  grand  soin  cet  article  de  toilette,  après  s'être  dé- 
barrassée d'abord  d'un  tour  presque  chauve  de  vieilles  boucles 
qu'on  n'avait  guère  le  droit  d'appeler  fausses,  tant  elles  étaient 
innocentes  de  toute  prétention  à  faire  illusion  à  personne.  Elle 
prit  également  dans  son  paquet  une  camisole  de  nuit  dont  elle 
se  revêtit.  Enfin  elle  en  tira  une  redingote  de  watchman 
qu'elle  se  lia  par  les  deux  manches  autour  du  cou;  si  bien 
qu'elle  avait  l'air  d'un  personnage  en  partie  double,  et  qu'à  la 
voir  de  dos  on  aurait  cru  qu'elle  se  faisait  embrasser  par  un 
vieux  soudard. 

Ces  arrangements  terminés,  elle  alluma  la  veilleuse,  s'in- 
stalla sur  sa  couche  et  s'abandonna  au  sommeil.  La  chambre 
devint  sombre,  lugubre,  pleine  d'ombres  épaisses.  Peu  à  peu 
le  bruit  lointain  des  rues  s'éteignit  par  degrés;  la  maison  de- 
vint paisible  comme  la  tombe;  la  nuit  muette  et  insensible  pa- 
rut s'être  ensevelie  dans  la  cité  silencieuse. 

Oh!  les  tristes,  les  tristes  heures!  Oh!  comme  l'esprit  égaré 
tâtonne  dans  l'ombre  à  travers  le  passé,  sans  pouvoir  se  dé- 
tacher d'un  présent  misérable ,  traînant  sa  lourde  chaîne  de 
soucis  au  sein  de  fêtes  et  d'orgies  imaginaires ,  et  dans  des 
scènes  d'une  magnificence  pompeuse  !  Comme  il  cherche  le  re- 
pos d'un  moment  dans  les  lieux  depuis  longtemps  oubliés,  qui 
furent  le  théâtre  de  son  enfance,  et  qui  lui  apparaissent  comme 


klO  VIE   ET  AVENTURES 

un  souvenir  de  la  veille,  sans  trouver  partout  autre  chose 
qu'épouvante  et  qu'horreur!  Oh!  les  tristes,  les  tristes  heures! 
Qu'était  en  comparaison  la  course  égarée  de  Gaïu? 

Et  voici  que  de  nouveau,  et  sans  un  instant  de  répit,  le 
malade  se  mit  à  tourner  çà  et  là  sa  tête.  Voici  que ,  de  temps 
à  autre ,  la  fatigue,  l'impatience,  la  souffrance  et  la  surprise, 
s'exhalèrent  sur  cette  roue  de  torture ,  bien  qu'elles  ne  se  tra- 
duisissent point  par  des  paroles.  Enfin,  à  l'heure  solennelle  de 
minuit,  il  commença  à  parler  ;  parfois  il  attendait  avec  anxiété 
une  réponse,  comme  si  des  compagnons  invisibles  se  tenaient 
auprès  de  son  lit ,  leur  adressait  une  réplique  et  les  ques- 
tionnait de  nouveau. 

Mistress  Gamp  s'éveilla,  elle  se  mit  sur  son  séant  dans  son 
lit  ;  sa  silhouette  dessinait  sur  le  mur  l'ombre  d'un  gigan- 
tesque constable  de  nuit ,  luttant  contre  un  malfaiteur  qu'il 
tenait  au  collet. 

«  Allons!  voyons!  avez-vous  bientôt  fini?  cria-t-elle  d'un 
ton  de  réprimande.  Ne  faites  donc  pas  tant  de  bruit  ici.  » 

Aucun  changement  n'apparut  sur  les  traits  du  malade  ;  son 
mouvement  de  tête  perpétuel  ne  s'arrêta  pas ,  mais  11  recom- 
mença à  parler  d'une  manière  désordonnée. 

«  Ah!  dit  mistress  Gamp,  qui  s'élança  de  son  fauteuil  dans 
un  transport  d'impatience,  je  dormais  trop  bien!  Le  diable  soit 
de  la  nuit!  c'est  étonnant  comme  elle  est  devenue  froide. 

—  Ne  buvez  donc  pas  tant!  cria  le  malade.  Vous  finirez  par 
nous  ruiner  tous.  Ne  voyez-vous  pas  que  la  source  baisse? 
Voyez  la  marque  où  l'eau  venait  mousser  tout  à  l'heure. 

—  De  l'eau  qui  mousse  ,  en  vérité!  répéta  mistress  Gamp. 
Attends!  attends!  moi,  je  vais  me  faire  mousser  ime  bonne 
tasse  de  thé.  Voulez- vous  bien  ne  pas  faire  tant  de  bruit!  > 

Le  malade  fit  entendre  un  éclat  de  rire  ,  qui  en  se  pro- 
longeant finit  par  un  lugubre  gémissement.  Puis ,  par  une 
brusque  évolution,  il  changea  d'idée  et  se  mit  à  compter 
très-vite. 

c  Un,  deux,  trois,  quatre,  cinq,  six. 

—  Un,  deux,  trois  ,  la  culotte  en  bas,  dit  mistress  Gamp , 
qui  était  en  ce  moment  agenouillée  pour  souffler  le  feu  ;  qua- 
tre, cinq,  six,  levez  la  chemise....  Jeune  homme,  taisez-vous 
donc!...  Sept,  huit,  neuf,  tapez  comme  un  bœuf.  Et  elle  four- 
rait ses  petits  morceaux  de  bois  dans  le  feu....  Si  on  avait 
seulement  là  ,  sous  la  main ,  tout  ce  qu'il  faut,  cette  bouilloire 
li'éii  chaufferait  que  mieux,  j» 


DE  MARTIN  CHUZZLEWIT.*  471 

En  attendant  qu'elle  pût  faire  mousser  sa  tasse  de  thé ,  elle 
s'assit  tellement  près  du  cendrier,  qui  était  très-haut,  qu'elle 
y  appuya  son  nez;  pendant  quelque  temps  elle  s'amusa,  tout 
assoupie  ,  à  frotter  et  à  refrotter  cet  ornement  intéressant  de 
son  visage  contre  la  pomme  de  cuivre  qui  surmontait  le  garde- 
feu,  sans  changer  de  posture;  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  se 
livrer  à  une  série  de  commentaires  sur  les  mouvements  dé- 
sordonnés du  malade. 

«:  Cela  fait ,  cria-t-il  avec  impatience ,  cinq  cent  vingt  et 
un  hommes  ,  tous  habillés  de  même ,  tous  faisant  la  même 
grimace  uniforme  ,  qui  viennent  de  passer  sous  la  fenêtre  et 
devant  la  porte.' Regardez!  Cinq  cent  vingt-deux,  vingt-trois, 
vingt-quatre.  Les  voyez-vous? 

—  Ah  !  si  je  les  vois!  dit  mistress  Gamp  ,  je  crois  Lien.  Ils 
ont  tous  leurs  numéros  sur  le  dos,  comme  les  fiacres,  n'est- 
ce  pas? 

—  Touchez-moi!...  que  je  voie  si  je  rêve.  Touchez-moi! 

—  Vous  prendrez  votre  prochaine  tasse  de  tisane  quand 
j'aurai  fait  chauffer  la  bouilloire,  dit  tranquillement  mistress 
Gamp  ,  et  alors  on  ira  vous  toucher ,  à  moins  qu'on  ne  vous 
touche  auparavant  de  la  bonne  manière,  si  vous  ne  vous  tenez 
pas  tranquille. 

—  Cinq  cent  vingt-huit,  cinq  cent  vingt-neuf,  cinq  cent 
trente.  Regardez  ! 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  dit  mistress  Gamp. 

—  Ils  arrivent  quatre  par  quatre;  chacun  donne  le  bras  à 
son  voisin ,  et  lui  appuie  l'autre  main  sur  l'épaule.  Qu'est-ce 
qu'il  y  a  donc  au  bras  de  chaque  homme  et  sur  le  drapeau? 

—  Des  toiles  d' araignée  peut-être  ,  dit  mistress  Gamp. 

—  Un  crêpe  !  un  crêpe  noir  !  Bonté  céleste  !  Pourquoi  donc 
portent-ils  un  crêpe  sur  la  manche  ? 

—  Ça  vaut  mieux  que  de  le  porter  dans  la  manche ,  tou- 
jours, répliqua  mistress  Gamp.  Voyons  ,  avez-vous  bientôt 
fini  votre  tapage?  t 

Cependant  le  feu  commençait  à  jeter  une  agréable  chaleur  ; 
mistress  Gamp  devint  silencieuse  ;  petit  à  petit  elle  frotta  plus 
lentement  son  nez  contre  le  haut  du  garde-feu  ,  et  elle  tomba 
dans  un  assoupissement  profond.  Elle  fut  éveillée  soudain  en 
entendant  (à  ce  qu'elle  crut)  la  chambre  retentir  de  ce  nom 
connu  : 

«  Chuzzlewit  !  i 

Le  son  était  si  distinct,  si  réel ,  et  rempli  d' un  accent  tellement 


472  VIE   ET   AVENTURES 

triste  et  suppliant,  que  mistress  Gamp  bondit  de  terreur  et  cou- 
rut jusqu'à  la  porte.  Elle  s'attendait  à  trouver  la  galerie  pleine 
de  gens  venus  pour  lui  annoncer  que  le  feu  était  à  la  maison. 
Mais  non,  la  galerie  était  vide;  pas  une  âme.  Mistress  Gamp 
ouvrit  la  fenêtre  et  regarda  dehors.  Les  toits  étaient  noirs  , 
tristes,  sombres,  sinistres.  En  revenant  à  sa  place,  la  bonne 
dame  jeta  un  coup  d'œil  sur  le  malade.  Il  était  toujours  dans 
le  même  état;  mais  il  gardait  le  silence.  Mistres  Gamp  éprou- 
vait maintenant  une  telle  chaleur  qu'elle  fut  obligée  de  quitter 
sa  redingote  de  watchman  et  se  mit  à  s'éventer. 

«  Il  me  semblait  que  les  bouteilles  dansaient ,  dit-elle.  Est- 
ce  que  j'ai  rêvé?  Oui ,  j'aurai  rêvé  de  Chuflfey,  pour  sûr.  » 

La  supposition  ne  manquait  point  de  vraisemblance.  En  tout 
cas ,  une  prise  de  tabac  et  le  frémissement  de  l'eau  bouillante 
rendirent  du  ton  aux  nerfs  de  mistress  Gamp,  qui  n'étaient 
pas  des  nerfs  très-délicats.  Elle  fit  son  thé,  étala  du  beurre  sur 
quelques  rôties,  et  s'assit  près  du  plateau,  le  visage  tourné 
vers  le  feu. 

Et  voici  que  de  nouveau,  et  d'un  accent  plus  terrible  encore 
que  celui  qui  avait  vibré  à  son  oreille  assoupie ,  ces  mots  fu- 
rent criés  avec  angoisse  : 

«  Ghuzzlewitl  Jonas!  non!...  » 

Mistress  Gamp  laissa  échapper  la  tasse  qu'elle  était  en  train 
de  porter  à  ses  lèvres,  et  elle  se  retourna  par  un  mouvement 
brusque  qui  fit  sauter  le  petit  plateau. 

Le  cri  était  parti  du  lit. 

Il  faisait  déjà  clair  la  première  fois  que  mistress  Gamp  avait 
regardé  par  la  fenêtre,  et  le  soleil  se  levait  dans  tout  son  éclat. 
Le  ciel  devint  de  plus  en  plus  lumineux ,  la  rue  de  plus  en 
plus  bruyante  ;  la  fumée  des  feux  nouvellement  allumés  monta 
de  tous  côtés  dans  l'air  :  le  jour  était  revenu ,  et  avec  lui  le 
tracas  des  affaires. 

Mistress  Prig  vint  ponctuellement  relever  sa  camarade, 
après  avoir  passé  une  bonne  nuit  près  du  lit  de  l'autre  ma- 
lade. M.  Westlock  se  présenta  au  même  moment  ;  mais  on  ne 
put  le  laisser  entrer,  la  fièvre  étant  contagieuse.  Le  médecin 
vint  aussi.  Il  secoua  la  tête.  C'était  à  peu  près  tout  ce  qu'il 
pouvait  faire,  vu  l'état  de  son  client. 

<c  Eh  bien!  garde,  comment  a-t-il  passé  la  nuit? 

—  Très-agitée,  monsieur,  dit  mistress  Gamp. 

—  A-t-il  beaucoup  parlé  ? 

—  Pas  mal,  monsieur,  dit-elle. 


DE  MARTIN   GHUZZLEVriT.  473 

—  Sans  suite,  je  suppose? 

—  Oh!  mon  Dieu,  oui.  Un  pur  verbiage. 

—  En  ce  cas,  dit  le  docteur,  il  faut  tâcher  qu'il  reste  tran- 
quille; tenez  la  chambre  fraîche,  donnez-lui  régulièrement  à 
boire,  et  veillez  attentivement  sur  lui.  Voilà  tout. 

—  Tant  que  ce  sera  mistress  Prig  et  moi  qui  le  veillerons, 
monsieur,  vous  pouvez  être  tranquille  à  cet  égard,  dit  mistress 
Gamp. 

—  Ah  1  çà,  je  présume  qu'il  n'y  a  rien  de  nouveau,  dit  mis- 
tress Prig,  quand  elles  eurent  salué  le  docteur  qui  s'éloignait. 

—  Absolument  rien,  ma  chère,  répondit  mistress  Gamp.  Il 
mêle  seulement  dans  sa  conversation  un  galimatias  de  noms  ; 
autrement,  on  n'a  pas  à  s'occuper  de  lui. 

—  Oh!  je  ne  m'en  occuperai  pas,  répliqua  mistress  Prig  ; 
j'ai  bien  autre  chose  à  faire. 

—  Je  vous  payerai  ma  dette  ce  soir ,  ma  chère,  vous  savez 
dit  mistress  Gamp,  et  j'aurai  soin  d'arriver  avant  l'heure. 
Mais,  Betsey  Prig,  ajouta-t-elle  en  parlant  d'un  ton  affectueux 
et  posant  la  main  sur  le  bras  de  son  amie,  pour  l'amour  de 
Dieu,  goûtez-moi  les  concombres  !  a 


FIN  DU  pr;îmier  volume. 


TABLE  DES  MATIERES 

CONTENUES    DANS   LE    PREMIER   VOLUME. 

Chapitres.  Pages. 

I.  Qui  servira  d'introduction  pour  fairg  goginaître  la  généalo- 

gie de  la  famille  Ghuzzlewit  .^ ^ ., .,y^  7^', 1 

II.  Où  l'on  présente  au  lecteur  certains  personnages  avec  les- 

quels il  pourra,  si  cela  lui  plaît,  faire  plus  ample  con- 
naissance       8 

III.  Dans  lequel  on  présente  quelques  autres  personnages,  et 

qui  fait  suite  au  chapitre  précédent 29 

IV.  Où  l'on  verra  que,  si  l'union  fait  la  force,  et  s'il  est  doux 

de  contempler  les  affections  de  famille,  les  Ghuzzlewit 
étaient  la  famille  la  plus  forte  et  la  plus  douce  à  voir  qu'il 
y  eiit  au  monde 49 

V.  Qui  contient  le  récit  complet  de  l'installation  du  nouvel 

élève  de  M.  Pecksniff  dans  le  sein  de  la  famille  de  M.  Peck- 
sniff;  avec  toutes  les  réjouissances  qui  eurent  lieu  à  celte 
occasion,  et  la  grande  allégresse  de  M.  Pinch 72 

VI.  Qui  comprend,  entre  autres  matières  importantes,  sous  le 

double  rapport  pec/csm/^en  et  architectural,  une  relation 
exacte  des  progrès  faits  par  M.  Pinch  dans  la  confiance 
et  l'amitié  du  nouvel  élève 98 

VII.  Où  M.  Chevy  Slyme  fait  voir  l'indépendance  de  son  carac- 

tère, et  où  le  Dragon  bleu  perd  un  membre 115 

VIII.  Où  nous  accompagnons  M.  Pecksniff  et  ses  charmantes  filles 

dans  leur  voyage  à  Londres,  pour  voir  ce  qui  leur  arrive 
en  chemin , 133 

IX.  La  ville  et  la  maison  Todgers 146 

X.  Contenant  d'étranges  choses  qui  exerceront  une  grande  in- 

fluence, en  bien  ou  en  mal,  sur  la  plupart  des  événe- 
ments de  celle  histoire 177 


TABLE    DES    MATIÈRES.  475 

'.hapitres  Pages. 

XI.  Où  certain  gentleman  témoigne  des  attentions  plus  mar- 

quées à  certaine  dame,  et  où  les  événements  commen- 
cent à  se  dessiner 194 

XII.  On  verra  à  la  longue,  sinon  tout  de  suite,  que  ce  chapitre 

intéresse  fortement  M.  Pinch  et  d'autres  personnes.  — 
M.  Pecksniff  rétablit  les  droits  de  la  vertu  outragée.  —  Le 
jeune  Martin  Chuzzlewit  prend  une  résolution  désespérée.  218 

XIII.  Où  l'on  verra  ce  qu'il  advint  de  Martin  et  de  sa  résolution 

désespérée  quand  il  eut  quitté  la  maison  de  Pecksniff; 
quelles  gens  il  rencontra ,  quelles  épreuves  il  eut  à  sup- 
porter ,  et  quelles  nouvelles  il  apprit 242 

XIV.  Dans  lequel  Martin  fait  ses  adieux  à  la  dame  de  ses  pensées, 

et  honore  uq  humble  individu  dont  il  veut  faire  la  for- 
tune ,  en  la  plaçant  sous  sa  protection 266 

XV.  Sur  l'air  de  :Sa/u«,  Colombie! 279 

XVI.  Martin  quitte  le  noble  et  fin  voilier  américain  le  Screw ,  et 

débarque  dans  le  port  de  New- York ,  aux  États-Unis.  — 
Il  fait  quelques  connaissances  et  dîne  dans  une  pension 
bourgeoise.  —  Détails  sur  ces  événements 290 

XVII.  Martin  élargit  le  cercle  de  ses  connaissances;  il  augmente 

son  fonds  d'expérience,  et  trouve  une  excellente  occa- 
sion d'en  comparer  les  résultats  personnels  avec  ceux 
de  l'expérience  acquise  par  Lummy  Ned  de  Salisbury, 
d'après  le  récit  que  lui  en  a  fait  son  ami  M.  William  Sim- 
mons 316 

XVIII.  En  relation  d'affaires  avec  la  maison  Antony  Chuzzlewit  et 

fils ,  d'où  l'un  des  associés  se  retire  d'une  manière  tout  à 
fait  inattendue 338 

XIX.  Le  lecteur  est  mis  en  rapport  avec  certains  industriels,  et 

verse  une  larme  sur  la  piété  filiale  du  bon  M.  Jonas 351 

XX.  Qui  sera  un  chapitre  d'amour 370 

XXI.  Nouvelles  expériences  de  l'Amérique.  —  Martin  prend  un 

associé  et  fait  une  acquisition.  —  Renseignements  sur 
Éden,  d'après  le  plan;  item  sur  le  lion  britannique;  item 
sur  la  nature  de  la  sympathie  professée  et  exercée  par 
l'association  des  Sympathisants  réunis  pour  les  toasts  à 
l'eau;  autrement  dite  :  watertoast  ASSOciATiON 387 

XXII.  Où  l'on  verra  que  Martin  devint  un  lion  pour  son  propre 

compte ,  et  par  quelle  raison  il  le  devint ....  412 


^76  TABLE   DES   MATIÈRES. 

Chapitres.  Pages . 

XXIII.  Martia  et  son  associé  prennent  possession  de  leur  domaine. 

Excellente  occasion  pour  donner  de  nouveaux  détails  sur 
Ëden 424 

XXIV.  Où  l'on  verra  comment  ont  marché  certaines  affaires  inti- 

mes d'amour ,  de  haine ,  de  jalousie  et  de  vengeance 435 

XXV.  Lequel  touche  en  partie  à  des  secrets  de  profession,  et 

fournira  au  lecteur  quelques  aperçus  assez  curieux  sur 
l'intérieur  d'une  chambre  malade ' 454 


FIN   I>2   LA    TABLE, 


P^^iig     -  Inipiimorie  gébcrale  de  Cb.  Lahare,  ru*  de  Fleurui^  9. 


'^*'  ■  ;>J 


UNIVERSITY  OF  ILLIN0I9-URBANA 


3  0112  042037215 


"^■■•#2111^