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Full text of "Vie et oeuvres de J.-J. Rousseau ; avec des notes explicatives"

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R  O  USSE  AU 
:  ET  ŒUVRÉ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/vieetoeuvresdejjOOrous 


ibeatb'e  fiDofcern  aunouage  Séries 

VIE     ET     ŒUVRES 
DE  J.-J.  ROUSSEAU 


AVEC  DES  NOTES  EXPLICATIVES 

PAR 
ALBERT   SCHINZ 

PROFESSEUR   DE   LITTERATURE    FRANÇAISE 
UNIVERSITY   OF   PENNSYLVANIA 


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D.    C.    HEATH   &   CO.,    PUBLISHERS 

BOSTON  NEW    YORK  CHICAGO 


Copyright,  1921, 
BY  D.  C.    Heath  &  CO. 

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PRINTED    IN   U.  S,  A- 


PRÉFACE 

Pleinement  conscient  que  Rousseau  a  été  l'objet  d'attaques 
violentes  pour  sa  vie  ou  pour  ses  doctrines,  ou  pour  tout  ensemble, 
dès  le  XVIIIme  siècle  et  jusqu'au  XXme,  nous  estimons  cependant 
que  ces  polémiques  doivent  être  autant  que  possible  ignorées 
dans  un  livre  destiné  à  présenter,  à  la  jeunesse  qui  apprend  encore, 
l'un  des  écrivains  les  plus  influents  de  la  France.  Nous  n'en 
parlerons  dans  nos  Notes  d'introductions  aux  Extraits  que  lorsqu'il 
nous  paraîtra  indispensable  de  le  faire,  et  en  termes  aussi  concis 
que  possible.  Nous  ne  voulons  pas  cacher  ce  qui  est  vrai;  nous 
voulons  encore  moins,  sous  prétexte  d'être  ouverts  à  toutes  les 
opinions,  faire  étalage  de  discussions  peu  édifiantes:  —  surtout 
alors  que  beaucoup  des  accusations  les  plus  noires  ne  peuvent 
point  être  considérées  comme  prouvées. 

Nous  serons  sympathiquement  objectifs.  C'est  à  dire  que 
notre  principale  préoccupation  sera  de  comprendre  et  non  de 
juger;  et,  c'est  à  dire  aussi  que  nous  n'oublierons  pas  que,  pour 
qu'un  grand  esprit  puisse  exercer  le  meilleur  de  son  influence  sur 
la  postérité,  il  faut  savoir  mettre  en  lumière  les  beaux  traits,  et 
les  généreuses  idées  —  celles  qui  seules  le  rendent  grand;  et  ne 
pas  appuyer  sur  le  reste.  Critique  signifie  discernement,  et  non 
pas  blâme;  et  le  novice  en  littérature  doit  être  exercé  à  discerner 
surtout  du  beau:  sans  cela,  pourquoi  ne  pas  faire  étudier  Pradon 
au  lieu  de  Racine,  Zoïle  au  lieu  de  Boileau,  Marat  au  lieu  de 
Rousseau? 

Nous  sommes  loin  de  prétendre  que  Rousseau  ait  échappé 
aux  errements  humains.  Au  contraire.  C'est  même  une  des 
choses  qui  ont  fasciné  la  postérité  dans  ses  livres.  Mais,  d'abord, 
est -il  besoin  de  répéter  encore  que  de  tels  errements  n'affecteraient 
en  aucune  manière  la  vérité,  ou  l'excellence  de  ses  doctrines; 
ensuite,  que  les  crimes  qu'on  lui  a  reprochés  —  particulièrement 
celui  d'avoir  refusé  d'élever  ses  enfants  —  il  les  a  commis,  non  pas 
après  avoir  écrit  ses  livres  et  en  contradiction  avec  ses  préceptes, 

iii 


IV 

m. us  avant  qu'il  y  >sé  ses  prin<i{>es  de 

voulu  f ]t «mit  I  nme 

qui  avait  tant  |  devait  mêler,  n 

livres  de  réforme  morale  et  reli  l'on 

ne  devrait  pas  appliquer  la  même  mesu        ;    i  isseau  i  mbre 

de  tr«s  grands  géni<  mt  Paul,  par  exemp 

tin,  »>u  Saint  François  admirer  d'autant  plus  qu  il 

orii  d'un  abîme  d<  I  afin  nou 

encore  que  depuis  un  rertnin  nombre  d'années,  toute  une  série  de 

inertes  —  quelques  unes  même    tort  nnelles    -t 

par  des   Bavants,   Ont    montré    que   vraiment    Rousseau   avait   été 

s*  andaleusemenl  calomnié. 

Nous   renvoyons    à    Ce    sujet    à    notre   article    pan: 

Nation  (New  York)  le  14  déc.  1918,  pp.  725-727:   i  Jean  ]  :  ques 

Rousseau  ». 

C'est  en  tenant  compte  de  ces  différentes  considérations  que.  par 
exemple,  en  parlant  de  Madame  de  Warens,  nous  ferons  une 
large  part  à  «  maman  »  qui  a  eu  une  si  indiscutable  influence  sur 
la  formation  des  idées  de  Rousseau,  et  nous  passerons  sous  silence 
l'amante.  Que  nous  dirons  peu  de  chose  de  la  querelle  avec  les 
Encyclopédistes  et  Madame  d'Épinay  —  querelle  qui  n'a  pas 
changé  un  iota  aux  doctrines  qui  ont  fait  proclamer  Rousseau  le 
père  de  la  Révolution  et  du  Romantisme.  Que  nous  ne  ferons 
que  mentionner  en  passant  le  pénible  épisode  de  son  amitié  et 
de  sa  brouille  avec  David  Hume,  épisode  où  Rousseau  ne  fut 
peut-être  pas  l'ingrat  que  des  envieux  ont  dit.  mais  où  il  a  surtout 
été  la  victime  malheureuse  d'un  ébranlement  nerveux  résultant 
des  persécutions  cruelles  et  souvent  mesquines  que  ses  livres 
«  dangereux  »  lui  ont  valu. 

Dans  la  disposition  de  nos  Extraits,  nous  n'avons  pas  adopté 
la  division  ordinaire,  Vie  et  Œuvres.  Chez  un  homme  comme 
Rousseau,  la  vie  et  l'œuvre  s'expliquent  si  souvent  l'une  par 
l'autre  qu'on  se  priverait  en  les  traitant  à  part,  d'un  des  moyens 
les  plus  efficaces  de  comprendre.  Nous  avons  pour  cette  raison 
encadré  les  extraits  relatifs  à  la  pensée  de  Rousseau  dans  ceux 
relatifs  à  sa  vie.     Et   d'ailleurs,   tour  à  tour  les  passages  phi- 


PREFACE  V 

losophiques  reposeront  les  lecteurs  des  passages  biographiques, 
et  vice-versâ  les  passages  biographiques  reposeront  des  passages 
philosophiques. 

Nous  avons  adopté  le  même  système  d'édition  que  dans  nos 
Selected  Poems  by  Victor  Hugo  (D.  C.  Heath  &  Co.).  C'est  à 
dire  que  les  passages  en  petits  caractères  servent  d'introduction  à 
chaque  extrait  ou  groupe  d'extraits.  Ces  «  Notes  d'introduction  » 
ont  constitué  la  partie  la  plus  importante  de  notre  travail  d'éditeur. 
Elles  ont  pour  but,  avant  tout,  de  situer  chaque  texte  dans  l'œuvre 
de  Rousseau;  elles  permettent  de  réduire  le  nombre  des  notes 
au  bas  des  pages;  elles  permettront  aussi  au  professeur  qui  les 
fera  lire  à  l'étudiant,  de  faire  omettre  à  volonté  certains  extraits 
sans  que  la  continuité  de  la  pensée  de  Rousseau  soit  sacrifiée. 

Les  «  Notes  explicatives  »  ont  pour  but  d'indiquer  certains  pro- 
blèmes d'érudition,  d'éclairer  des  allusions  à  des  événements  que 
l'étudiant  a  le  droit  d'ignorer.  Quant  aux  termes  plutôt  rares, 
nous  avons  adopté  comme  règle  d'annoter  ceux-là  seuls  qui  ne 
se  trouvent  pas  dans  le  Dictionnaire  Encyclopédique,  Petit  Larousse 
Illustré. 

Une  bonne  partie  du  travail  d'érudition  de  cette  édition  a  été 
faite  au  Séminaire  de  Littérature  française  de  Smith  Collège,  au 
cours  de  l'année  académique  1918-1919.  Ont  pris  part  à  ce 
Séminaire:  Dorothy  M.  Bernent,  A.  M.,  Marguerite  Billard, 
A.  M.,  Anna  A.  Chenot,  A.  M.,  Elizabeth  A.  Foster,  Ph.  D., 
Patty  Gurd,  Ph.  D.,  Adélaïde  Libby,  A.  M.,  Clara  Weinfield, 
A.  M.  M.  Brady  R.  Jordan,  aujourd'hui  professeur  à  l'Uni- 
versité du  Wisconsin,  assistait  aux  séances  et  parfois  collaborait 
aux  travaux. 

Albert  Schinz 


TABLE   DES   MATIERES 

PAGE 

PRÉFACE iii 

PREMIÈRE    PARTIE 

ENFANCE  ET   JEUNESSE  DE  ROUSSEAU 

Préface  des  Confessions 4 

L'Enfant  de  Genève,  1712-1722 5 

Les  Parents  de  Jean- Jacques 5 

Les  Premières  Lectures 6 

Le  Foyer 8 

A  Bossey,  1722-1724 12 

La  Première  Injustice 12 

Un  Aqueduc 15 

Années  d'Apprentissage,  1725-1728 18 

La  Savoie  et  l'Italie,  1728-1729 20 

Jean- Jacques  quitte   Genève 20 

Madame  de  Warens 23 

L'Abjuration  et  le  Baptême 28 

Amoureux  d'une  Grande  Dame 32 

Une  Année  de  Bonheur 35 

«Maman» 35 

Année  de  Vagabondage,  1730-1731 41 

Les  Cerises 42 

Un  Concert 47 

Le  Faux  Archimandrite 50 

Le  Paysan  d'avant  la  Révolution 54 

Çhambéry  et  les  Charmettes,  1731-1742 57 

DEUXIÈME    PARTIE 

LES   PREMIERS  ÉCRITS 

Discours  sur  les  Sciences  et  les  Arts,   1749 66 

La  Prosopopée  de  Fabricius 69 

Le  Luxe 71 

Note  sur  la  Question  du  Luxe  au  XVIIIme  siècle 73 

vii 


viii  i  \ii  i     Dl 

l)i  COUfl  sur  l'Origine   de  Pin-  li     Hommes 

l .  i    Premii      i 

de  l'Ind 
i      i  smille,  l<     Pi 
Le  D  .'I 

II;  I  LA     Dl 

(  .1  mi     1 1 1  \i  \: 
l'r    pri<  U 

I 

L'Ermitage  de  Montmorency 

Lettre  à  d'Alembert  sur  les  Spectacles 

L'Immoralité  du  Théâtre ^jA 

\.    La  Tragédie  mm\j^  IO° 

B.    La  Comédi<  ^^W^  IQ4 

/      MisarUhropt^At  Molière.  .  

L'Art  <lu  Comédien .  .  1 1 1 

I       Montagnons  de  New  hatel 114 

1  •      1  .tes  dans  une  République m; 

rROISIÊME    PAR  III. 
LES   GRANDES   ŒUVRES 

La  Nouvelle  Héloïse 

Premii": ki;   Parti  1: 

Une   Âme   sensible  cherche   un    Refuge  dan-  la    Xature..  127 

Deuxième  Partie 133 

L'Amant  reçoit  le  Portrait  de  sa  Maltresse 

Troisième  Partie 135 

L'Honneur  d'un  Gentilhomme  et  PHonneur  d'un  Homme 

de  Bien 135 

Le  Mariage  de  Julie 137 

Le  Bonheur  de  Julie 144 

Lettre  de  Lord  Bomston  sur  le  Suicide 150 

Quatrième  Partie 15g 

Le  Revoir 159 

Comment  YVolmar  et  Julie  ont  organisé  la  Vie  heureuse, 

conforme  à  la  Xature  et  à  la   Raison 165 

Julie    propose    les    Sports    comme    Garantie    contre    les 

mauvaises  Mœurs 170 

La  Danse 172 

L'Elysée 173 

La  Promenade  sur  le  Lac 183 


TABLE    DES    MATIERES  IX 

PAGE 

Cinquième  Partie 191 

La  Matinée  à  l'Anglaise 191 

Les  Vendanges 194 

Sixième  Partie 201 

Une  Catastrophe 201 

La  Mort  de  Julie 204 

Emile  ou  de  l'Éducation 207 

Le  Premier  Âge  {Puer  Infans) 209 

L'Enfant  au  Maillot 209 

L'Allaitement 213 

Le  Gouverneur 215 

L'Art  du  Médecin  est  Condamné 210 

Le  Langage  des  Pleurs 218 

Le  Deuxième  Âge  (Des  Sensations) 220 

Emile  apprend  à  Marcher 221 

Le  Droit  de  l'Enfant  à  Jouir  de  la  Vie 222 

Il  ne  faut  pas  Raisonner  avec  l'Enfant  avant  l'Âge  de  la 

Raison 225 

Le  Tien  et  le  Mien,  ou  le  Droit  de  la  Propriété    229 

Pas  d'Enseignement  de  l'Histoire  avant  l'Âge  de  Douze 

Ans 232 

L'Immoralité  des  Fables  de  La  Fontaine  pour  les  Enfants  232 

Le  Vêtement  Conforme  à  la  Nature 239 

Il  faut  Exercer  les  Cinq  Sens 241 

La  Course,  le  Sens  de  la  Vue,  et  la  Générosité  du  ((  Sports- 

man  )) 243 

Emile  à  Douze  Ans 247 

Le  Troisième  Âge  (De  la  Raison) 249 

les  études 249 

La  Première  Leçon  de  Cosmographie 250 

L'Utilité  de  l'Astronomie 254 

Introduction  à  la  Physique  —  L'Histoire  du  Bateleur..  256 

Robinson   Crusoé,  le  Premier  «  Boyscout  » 261 

les  travaux 2^4 

Emile  Apprendra  un  Travail  Manuel 264 

Le  Quatrième  Âge  (Du  Sentiment) 268 

L'Étude  de  l'Histoire 269 

Profession  de  Foi  du  Vicaire  Savoyard 274 

La  Lumière  Intérieure 278 

Un  Premier  Principe  de  Volonté.  .  . 282 

Un  Premier  Principe  d'Intelligence.    . 285 

Le   Dieu   Puissant,  Sage   et    Bon   n'est    Perçu    que   par   le 

Sentiment 288 


X  i 

L'Homi       i 

I 

I         Mal     Mi 
I  i     M. il    P 

La  Vie  1  ' 

i      ; 

Li  303 

1  •    Mirai  le  3°4 

j.       Christ  •' 

<       :i.  lusiOD    'II-    la    /  -  3°9 

Sophie 

I  3*3 

I  lillcs 3*7 

Du  Contrat  Social    .  .  .  318 

Du  l  froit  du  plus  Fort  (I,  3) 

Le  ]  l  (I,  6     

1 1    l'État  Civil    1.  324 

Formes  du  Pouvoir  Souverain     II.  4 

1  >ea  Su   r  iges  (IV,  2) 

formule  du  Pacte  Social 327 

Le   1  »r  it  de  Propriété    I.    1  

Le   Droit  de   Vie  et  'le   Mort   (II.    5) 329 

Le  Peuple  Souverain 330 

Que  la  Souveraineté  est   Inaliénable    (H,    I    330 

Que  la  Volonté  Générale  est   Indestructible  (TV,  1).  ...     332 

Le  Législ  \n.iR 

De  la  loi  (II,  6) 334 

Du  Législateur  (II,  7) 335 

Le  Prince  et  les  Magisti  its 

Du  Gouvernement  en  eénéral  dll.  1) 337 

Du  Principe  qui  Constitue  les  Diverses  Formes  de  Gou- 
vernement  (III.   2) 

De  la   Monarchie   (III.  6Ï 

Movens  de   Prévenir  les    Usurpations  du  Gouvernement 

(ill,  18) 

s  sur  Rousseau  et  la   Révolution   Française 346 

Garanties  pot-r  la  Stabilité  de  l'État 317 

les  Petits  États   (II.   q) 

L'Éducation  par  l'État 349 

De  la  Religion  Civile  (IV,  8) 


TABLE   DES   MATIERES  XI 

PAGE 
QUATRIÈME    PARTIE 

LES  DERNIÈRES    ANNÉES 

L'Orage 357 

Môtiers 360 

La  Lapidation  de  Môtiers 362 

L'Ile  de  Saint-Pierre 364 

Paris,  1770-1778 370 

Rousseau  et  les  petites  Orphelines 372 

Ermenonville 374 

POSTFACE 

L'Influence  de  Rousseau  sur  ses  Contemporains    et  sur  la 

Postérité 375  tf 


PREMIERE   PARTIE 
ENFANCE  ET   JEUNESSE   DE   ROUSSEAU 


PREMIERE   PARTIE 

ENFANCE   ET   JEUNESSE   DE   ROUSSEAU 

On  a  souvent  dit  de  Rousseau  qu'il  était  le  père  de  l'individua- 
lisme moderne,  et  qu'il  avait  «  introduit  le  Moi  en  littérature.  » 
Il  doit  cette  formule  surtout  à  son  livre  des  Confessions. 

Nous  empruntons  la  plupart  des  extraits  suivants  à  cet  ouvrage. 

Les  Confessions  ne  sont  pas  terminées  ;  elles  devaient  comprendre  s 
trois  parties,  et  nous  n'en  avons  que  deux,  allant  jusqu'à  l'année 
1765.  Comme  Rousseau  y  parlait  de  beaucoup  de  personnes 
vivantes  avec  autant  de  franchise  que  de  lui-même,  il  avait  arrangé 
que  le  livre  serait  publié  en  1800.  Mais  ses  sévères  recommanda- 
tions ne  furent  pas  observées.  La  première  partie  des  Confessions  10 
parut  en  1782  à  Genève.    La  deuxième  en  1788  à  Genève  aussi. 

Il  les  commença  pendant  son  exil  en  Suisse  (1762)  à  l'instigation 
de  son  imprimeur  Rey  et  avec  l'idée  de  donner  le  portrait  d'un 
homme  dans  «  toute  la  vérité  de  la  nature  »,  —  du  seul  homme 
qu'il  fût  sûr  de  connaître,  c'est-à-dire  lui-même.  Puis,  sous  15 
l'impression  de  pénibles  persécutions  pour  ses  opinions  philo- 
sophiques, il  récrivit  après  son  arrivée  en  Angleterre  (le  11  janv. 
1766)  —  avec  cette  préoccupation  de  confondre  ses  ennemis  — 
l'enfance  et  la  jeunesse  déjà  rédigées;  et  il  ajouta  après  son  retour 
en  France  (le  2 1  mai  1 767) ,  la  deuxième  partie  concernant  l'âge  mûr.  20 
Il  alla  ensuite  à  Paris  (1770),  organisa  dans  des  salons  d'amis,  des 
lectures  de  ces  Mémoires  justificatifs.  Ces  lectures  semblent  avoir 
été  interdites  après  quelque  temps  par  la  police,  sur  la  demande 
de  Madame  d'Épinay,  qui  avait  joué  un  rôle  important  dans  la 
vie  de  Rousseau  et  dont  Rousseau  parlait.  Cette  préoccupation  2.5 
de  justification  n'altéra  point  le  charme  du  récit,  surtout  pas  dans 
la  première  partie;  mais  elle  explique  la  très  fameuse  Préface. 

3 


MI      KTi 


,!.        (  ,,, 


Je  forme  une  entreprise  qui  n'eut  jamai  d'exemple,  et  qui 
n'aura  point  d'imitateur.    Je  veux  montra  mblablei 

un  bomme  dam  toute  la  véi  la  natu 

»  e   era  moi.1 
S      Moi  seul.    Je  sens  mon  cœur,  el  je  connais  lei  bomm 
\v  ae  Buis  fait  comme  aucun  de  ceux  que  j'ai  vu 

ire  n'être  fait  comme  aucun  de  tent    Si  je 

ne  vaux  pas  mieux,  au  moins  je-  suis  autre,    si  la  nature  a 
bien  ou  mal  fait  «le  briser  le  moule  dans  lequel  eue  m'a  jeté, 

10  c'est  ce  dont  on  ne  peut  juger  qu'après  m'avoir  lu. 

Que  la  trompette  du  jugement  dernier  Bonne  quand  elle 
voudra,  je  viendrai,  ce  livre  à  la  main,  me  présenter  devant 
le  souverain  juge.  Je  dirai  hautement:  Voilà  ce  que  j'ai 
fait,  ce  que  j'ai  pensé,  ce  que  je  fus.    J'ai  dit  le  bien  et  le 

15  mal  avec  la  même  franchise.  Je  n'ai  rien  tu  de  mauvais, 
rien  ajouté  de  bon;  et  s'il  m'est  arrivé  d'employer  quelque 
ornement  indifférent,  ce  n'a  jamais  été  que  pour  remplir  un 
vide  occasionné  par  mon  défaut  de  mémoire.  J'ai  pu  supposer 
vrai  ce  que  je  savais  avoir  pu  l'être,  jamais  ce  que  je  savais 

20  être  faux.  Je  me  suis  montré  tel  que  je  fus;  méprisable  et 
vil  quand  je  L'ai  été,  bon,  généreux,  sublime,  quand  je  l'ai 
été:  j'ai  dévoilé  mon  intérieur  tel  que  tu  L'as  vu  toi-même. 
Être  éternel.  Rassemble  autour  de  moi  l'innombrable  foule 
de  mes  semblables;    qu'ils  écoutent  mes  confessions,  qu'ils 

25  gémissent  de  mes  indignités,  qu'ils  rougissent  de  mes  misères. 

1  Rousseau  avait  expliqué  dans  une  Préface  aux  Confessions  qu'il  ne 
publia  pas  en  quoi  ses  Confessions  différaient  d'autres  autobiographies 
antérieures  à  la  sienne.  Chez  Montaigne  il  voyait  un  «  faux  sincère  qui 
veut  tromper  en  disant  vrai  »,  car  il  ne  parle  que  de  ses  «  défauts  aima- 
bles »  ;  chez  Cardan,  il  ne  voit  qu'un  homme  «  vain  et  plein  d'extra- 
vagance .  .  .  dont  on  ne  peut  tirer  aucune  instruction  ».  iCi.  Annales 
J.-J.  Rousseau,  IX.)  Quant  aux  Confessions  de  Saint-Augustin,  elles 
sont  faussées  par  la  théorie  de  la  corruption,  ou  méchanceté  naturelle 
de  l'homme  qui  sert  de  point  de  départ  au  grand  théologien. 


ENFANCE  ET  JEUNESSE  5 

Que  chacun  d'eux  découvre  à  son  tour  son  cœur  au  pied  de 
ton  trône  avec  la  même  sincérité;  et  puis  qu'un  seul  te  dise, 
s'il  l'ose:  Je  jus  meilleur  que  cet  homme-là. 

L'ENFANT   DE    GENÈVE 
1712-1722 

Les  extraits  des  Confessions  sont  choisis,  ou  bien  simplement 
pour  le  charme  du  récit,  ou  bien  —  surtout  —  parce  qu'ils  nous    5 
découvrent  les  traits  qui  expliquent  Rousseau,  le  grand  écrivain 
philosophique. 

Les  Parents  de  Jean- Jacques 

Jean- Jacques  Rousseau  est  né  à  Genève  le '28  juin  171 2,  de 
descendants  de  Français,  émigrés  à  l'époque  des  persécutions  des 
Protestants.      Ses  parents,  dit-il,  étaient  «  tous  deux  nés  tendres  10 
et  sensibles  »  et  il  pense  avoir  hérité  d'eux  cette  disposition  qui 
devait  faire  de  lui  le  «  père  du  Romantisme  ». 

Je  naquis  infirme  et  malade.    Je  coûtai  la  vie  à  ma  mère, 
et  ma  naissance  fut  le  premier  de  mes  malheurs. 

Je  n'ai  pas  su  comment  mon  père  supporta  cette  perte,  15 
mais  je  sais  qu'il  ne  sé'en  consola  jamais.    Il  croyait  la  revoir 
en  moi,  sans  pouvoir  oublier  que  je  la  lui  avais  ôtée;   jamais 
il  ne  m'embrassa  que  je  ne  sentisse  à  ses  soupirs,  à  ses  con- 
vulsives  étreintes,  qu'un  regret  amer  se  mêlait  à  ses  caresses: 
elles  n'en  étaient  que  plus  tendres.     Quand  il  me  disait:  20 
«  Jean- Jacques,  parlons  de  ta  mère,  je  lui  disais:  —  Eh  bien! 
mon  père,  nous  allons  donc  pleurer;  »    et  ce  mot  seul  lui 
tirait  déjà  des  larmes.     «  Ah!  disait-il  en  gémissant,  rends- 
la-moi,  console-moi  d'elle,  remplis  le  vide  qu'elle  a  laissé 
dans  mon  âme.   T'aimerais-je  ainsi  si  tu  n'étais  que  mon  fils?  »  25 
Quarante  ans  après  l'avoir  perdue,  il  est  mort  dans  les  bras 
d'une  seconde  femme,  mais  le  nom  de  la  première  à  la  bouche, 
et  son  image  au  fond  du  cœur. 

Tels  furent  les  auteurs  de  mes  jours.    De  tous  les  dons  que 
le  ciel  leur  avait  départis,  un  cœur  sensible  est  le  seul  qu'ils  30 


t)  \ll    i 

.1  avait  Lut  leur  boni  fit  ton 

malheurs  de  ma  v  ie. 

I  mourant  ;  on  espérait  peu  d 

.  .  .  l  ne    oeur  de  mon  père,  bile  aimable  i 
grand  loin  de  moi,  qu'elle  i  /a.1    Au  d 

où  j  <'•(  ris  (  »  i.  elle  est  i 
quatre-vingts  ans,  un  mari  plus  jeune  qu'elle,  d 
la  boisson.    Chère  tante,  je  vous  pardonne  de  m'avoir  tait 
vi\  re. 

Les  Premières  Lectures 

ro     Je  sentis  avant  de  penser:  le  sort  commun  de  l'hu- 

manité. Je  L'éprouvai  plus  qu'un  autre.  J 'ignore  ce  que 
je  lis  jusqu'à  cinq  OU  BU  an-.  Je  ne  sais  comment  j'ajjpri^ 
à  lire;   je  ne  me  souviens  que  de  mes  premi  et  de 

leur  effet  sur  moi:  c'est  le  temps  d'où  je  date  sans  interrup- 
iS  tion  la  conscience  de  moi-même.  Ma  mère  avait  la: 
romans,-  nous  nous  mîmes  à  les  lire  après  souper,  mon 
et  moi.  Il  n'était  question  d'abord  que  de  m'exercer  à  la 
lecture  par  des  livres  amusants;  mais  bientôt  l'intérêt  devint 
si  vif,  que  nous  lisions  tour  à  tour  -ans  relâche,  et  passion^ 
20  les  nuits  à  cette  occupation.  Xous  ne  pouvions  jamai- 
quitter  qu'à  la  fin  du  volume.  Quelquefois  mon  père,  en- 
tendant le  matin  les  hirondelles,  disait  tout  honteux:  «  Al- 
lons nous  coucher;   je  suis  plus  enfant  que  toi.  » 

1  C'est  la  Tante  Suson,  dont  il  parlera  plus  loin  encore.  Mme  Gon- 
ceru,  et  à  laquelle  de  ses  maigres  ressources  il  servit  une  pension  de 
176S  jusqu'à  ce  qu'elle  mourût  en  1774. 

2  L'éducation  de  sa  mère,  Suzanne  Bernard,  avait  été  faite  par  un  oncle 
fort  cultivé,  le  ministre  Samuel  Bernard  (1631-1701  .  Les  romans  dont 
il  s'agit  étaient  les  romans  précieux  du  XVIIme  siècle,  par  Gomberville. 
Gombault,  Desmarets.  La  Calprenède,  et  Mlle  de  Scudérv.  Il  est  fait 
allusion  plus  bas,  spécialement  à  Artamène,  le  héros  du  roman  du  même 
nom  (10  vol..  1649-53)  par  Mlle  de  Scudérv,  à  Orondate,  de  la  Cassandre 
de  La  Calprenède  (10  vol.,  1642-45)  et  à  Juba,  de  la  Cléopâtre  du  même 
auteur  (12  vol.,  1647). 


ENFANCE  ET  JEUNESSE  7 

En  peu  de  temps  j'acquis,  par  cette  dangereuse  méthode, 
non-seulement  une  extrême  facilité  à  lire  et  à  m 'entendre, 
mais  une  intelligence  unique  à  mon  âge  sur  les  passions. 
Je  n'avais  aucune  idée  des  choses,  que  tous  les  sentiments 
m'étaient  déjà  connus.  Je  n'avais  rien  conçu,  j'avais  tout  5 
senti.  Ces  émotions  confuses,  que  j'éprouvai  coup  sur 
coup,  n'altéraient  point  la  raison  que  je  n'avais  pas  encore; 
mais  elles  m'en  formèrent  une  d'une  autre  trempe,  et  me 
donnèrent  de  la  vie  humaine  des  notions  bizarres  et  roma- 
nesques, dont  l'expérience  et  la  réflexion  n'ont  jamais  bien  10 
pu  me  guérir. 

Les  romans  finirent  avec  l'été  de  17 19.  L'hiver  suivant, 
ce  fut  autre  chose.  La  bibliothèque  de  ma  mère  épuisée, 
on  eut  recours  à  la  portion  de  celle  de  son  père  qui  nous  était 
échue.  Heureusement  il  s'y  trouva  de  bons  livres;  et  cela  15 
ne  pouvait  guère  être  autrement,  cette  bibliothèque  ayant 
été  formée  par  un  ministre,1  à  la  vérité,  et  savant  même, 
car  c'était  la  mode  alors,  mais  homme  de  goût  et  d'esprit. 
L'Histoire  de  l'Église  et  de  l'Empire,  par  Lesueur;  le  Dis- 
cours de  Bossuet  sur  l'histoire  universelle;  les  Hommes  illustres  20 
de  Plutarque;  l'Histoire  de  Venise,  par  Nani;  les  Métamor- 
phoses d'Ovide;  La  Bruyère;  les  Mondes  de  Fontenelle;  ses 
Dialogues  des  morts,2  et  quelques  tomes  de  Molière,  furent 
transportés  dans  le  cabinet  de  mon  père,  et  je  les  lui  lisais 
tous  les  jours  durant  son  travail.  J'y  pris  un  goût  rare  et  25 
peut-être  unique  à  cet  âge.  Plutarque  surtout  devint  ma 
lecture  favorite.  Le  plaisir  que  je  prenais  à  le  relire  sans 
cesse  me  guérit  un  peu  des  romans;    et  je  préférai  bientôt 

1  Ce  ministre  était  l'oncle,  et  non  le  père  de  Suzanne  B.  (Cf.  Ritter, 
Famille  et  Jeunesse  de  Rousseau,  102.) 

2  L'ouvrage  de  Lesueur  est  de  1672;  celui  de  Bossuet,  de  1681;  la 
traduction  des  Vies  des  Hommes  illustres,  de  Plutarque,  par  Amyot,  est 
de  1559;  le  livre  de  Nani,  de  1662;  Les  Caractères  de  La  Bruyère  sont 
de  1680,  8me  éd.,  1694;  les  Entretiens  sur  la  Pluralité  des  Mondes,  de 
Fontenelle,  sont  de  1686,  et  les  Dialogues  des  Morts,  de  1683. 


vu  i 

.  Bi  ut  us,    \i.  '  .'I- ,  à  0  •  ■  •  Juba. 

De  o  !<•«  i  un  entretien*  qu'eue!  i 

onaient  entre  mon  père  et  moi,    i  'rit  libre 

(i  républii  ain,  i  e  »  anu  tère  indomptab  i  nt  de 

5  joug  el  de  servitude,  qui  m'a  tourmenté  tout  .■ 
vie  dans  les  situations  les  moins  propre-  à  lui  donner  le— or. 
San  occupé  de  Rome  el  d'Athènes,  vivant  pour  ainsi 

dire  avec  leur-  grands  hommes,  né  moi  n  l'une 

république,  et  fils  d'un  père  dont  L'amour  de  la  pati 

10  la  plus  forte  passion,  je  m'en  entlammai-  ,': 

me  croyais   Gro    ou   Romain:    je  devenais  le 
dont  je  lisais  la  vie:   le  réi  ii  des  traits  de  d'in- 

trépidité qui  m'avaient  frappé  me  rendait  les  yeux  étince- 
lants  et  la  voix  forte.     In  jour  que  je  racontais  à  table  l'a 
15  turc  de  Scœvola,  on  fut  effrayé  de  me  voir  aval  loutenir 

la  main  sur  un  réchaud  pour  représenter  son  action. 

Le  Foyer 

L'une  des  théories  les  plus  connues  de  Rousseau  est  son  refus 
de  croire  à  la  corruption  naturelle  de  l'homme  —  au  dogme  du 
péché  originel;  l'homme  n'est  mauvais  que  si  la  société  et  le 
2c  milieu  le  rendent  tel.  Rousseau  en  trouve  une  confirmation 
dans  ses  souvenirs  d'enfance.  Il  avait  un  frère  aîné  qu'on  négli- 
geait à  cause  de  lui,  Jean-Jacques,  maladif  et  réclamant  des  soins; 
ce  frère  finit  par  tourner  mal  et  disparut.  Lui  au  contraire, 
soigné  et  aimé  de  tous  ne  pouvait  avoir  même  l'idée  d'être  méchant. 

1  La  légende  raconte  que  lorsqu'en  507  le  roi  des  Étrusques.  Porsenna, 
assiégeait  Rome,  Mucius  Scœvola  résolut  de  délivrer  sa  patrie  en  tuant 
le  roi.  Par  erreur  il  tua  un  secrétaire.  Amené  devant  Porsenna  et 
menacé  de  la  torture  et  de  la  mort,  il  montra  qu'il  ne  craignait  ni  l'une 
ni  l'autre  en  plaçant  sa  main  étendue  sur  un  brasier  allumé  et  la  laissant 
se  consumer  sans  exprimer  une  plainte.  Porsenna,  en  témoignage  de 
son  admiration  pour  cet  acte  d'héroïsme,  lui  rendit  la  liberté;  et  effrayé 
de  la  déclaration  de  Mucius.  que  300  jeunes  Romains  avaient  juré  sa 
mort,  conclut  la  paix  avec  Rome.  Mucius  reçut  le  surnom  de  Scœvola 
(c.  à.  d.  main  gauche)  à  cause  de  la  perte  de  la  main  droite. 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  9 

J'avais  les  défauts  de  mon  âge;  j'étais  babillard,  gour- 
mand, quelquefois  menteur.  J'aurais  volé  des  fruits,  des 
bonbons,  de  la  mangeaille;  mais  jamais  je  n'ai  pris  plaisir  à 
faire  du  mal,  du  dégât,  à  charger  les  autres,  à  tourmenter  de 
pauvres  animaux.  5 

Comment  serais-je  devenu  méchant,  quand  je  n'avais 
sous  les  yeux  que  des  exemples  de  douceur,  et  autour  de  moi 
que  les  meilleures  gens  du  monde  ?  Mon  père,  ma  tante,  ma 
mie,1  mes  parents,  nos  amis,  nos  voisins,  tout  ce  qui  m'en- 
vironnait ne  m'obéissait  pas  à  la  vérité,  mais  m'aimait;  et  10 
moi  je  les  aimais  de  même.  Mes  volontés  étaient  si  peu 
excitées  et  si  peu  contrariées,  qu'il  ne  me  venait  pas  dans 
l'esprit  d'en  avoir.  Je  puis  jurer  que  2  jusqu'à  mon  asservis- 
sement sous  un  maître  je  n'ai  pas  su  ce  que  c'était  qu'une 
fantaisie.  Hors  le  temps  que  je  passais  à  lire  ou  écrire  auprès  15 
de  mon  père,  et, celui  où  ma  mie  me  menait  promener,  j'étais 
toujours  avec  ma  tante,  à  la  voir  broder,  à  l'entendre  chanter, 
assis  ou  debout  à  côté  d'elle;  et  j'étais  content.  Son  en- 
jouement, sa  douceur,  sa  figure  agréable,  m'ont  laissé  de  si 
fortes  impressions,  que  je  vois  encore  son  air,  son  regard,  son  20 
attitude:  je  me  souviens  de  ses  petits  propos  caressants; 
je  dirais  comment  elle  était  vêtue  et  coiffée,  sans  oublier  les 
deux  crochets 3  que  ses  cheveux  noirs  faisaient  sur  ses  tempes, 
selon  la  mode  de  ce  temps-là. 

Je  suis  persuadé  que  je  lui  dois  le  goût  ou  plutôt  la  passion  25 
pour  la  musique  4  qui  ne  s'est  bien  développé  en  moi  que 

1  Terme  d'affection  que  les  enfants  emploient  pour  leurs  bonnes. 

2  II  s'agit  du  «  maître  »  Ducommun,  le  graveur.  Cet  «  asservissement  )) 
est  décrit  plus  bas  sous  le  titre:   Années  d' Apprentissage. 

3  Boucles  de  cheveux  collés  sur  les  tempes. 

4  On  verra  dans  la  suite  que  Rousseau  a  longtemps  pensé  que  sa  car- 
rière serait  dans  la  musique,  et  que  les  circonstances  seules  l'ont  engagé 
dans  la  voie  des  lettres.  Lors  de  son  séjour  à  Turin,  en  1728,  il  apprit 
à  goûter  la  musique  italienne  en  allant  à  la  messe  tous  les  matins.  Lors- 
qu'il fut  rentré  chez  Mme  de  Warens,  en  1729,  il  se  mit  à  étudier  la  mu- 


IO  vu 

Lonj  l  .  i 

voix 
fille 
éloignait  d'elle  el  de  tout  «»•  qui  l'environnait  la  i 
s  tristesse.     L'attrait  q  tel 

que,  non-seulement  p  jours 

restées  dans  la  mémoire,  mais  qu'il  m 
jourd'hui  que  je  l'ai  perdue,  qui,  totalement  oui 
mon  enfani  e,  se  retnu  ent  à  d  je  vieil! 

io  charnu'  que  je  ne  puis  exprimer.     Dirait-on  que  moi,  -. 
radoteur,1  rongé  de  de  peines,  je  me  surprends 

quelquefois  à  pleurer  comme  u  marmottant 

petits  airs  (Tune  voix  déjà  mblante?    Il 

a  un  surtout  qui  m'est  bien  revenu  tout  entier  quant  à  l'air; 

15  mais  la  seconde  moitié  mment  refi 

à  tous  mes  efforts  pour  me  la  rappeler,  quoiqu'il  m'en  re- 
vienne confusément  les  rimes.    Voici  le  commencement 
ce  que  j'ai  pu  me  rappeler  du  reste: 


sique.  De  1730  à  [731  il  L'enseigna  à  Lausanne  et  à  Xeuchâtel;  et  en 
1 733  à  Chambéry.  Ses  premières  démarches  en  arrivant  à  Paris,  en 
eurent  pour  but  d'obtenir  l'autorisation  de  lire  à  l'Académie  des  Sciences 
un  projet  sur  une  nouvelle  méthode  pour  noter  la  musique.  A  Venise,  en 
1743,  il  reprit  l'étude  de  la  musique  italienne  et  s'en  j>énétra  profondément. 
Lorsqu 'éclata  la  querelle  sur  la  supériorité  de  la  musique  française  ou  de 
la  musique  italienne,  en  1753,  Rousseau  lança  en  novembre  sa  fameuse 
Lettre  sur  la  Musique  Française,  qui  fit  date  dans  cette  polémique  pas- 
sionnée. De  ses  œuvres  musicales  originales,  la  plus  connue  est 
du  Village,  représenté  avec  un  grand  succès,  à  Fontainebleau,  devant 
leurs  Majestés,  les  18  et  25  oct.  1752.  et  à  Paris,  par  l'Académie  R 
de  musique,  le  ier  mars  1753.  On  a  souvent  contesté  qu'il  eût  écrit  la 
musique  de  Pygmalion;  qui  fut  représenté  à  Lyon  en  176g.  L'œuvre 
critique  la  plus  considérable  est  son  Dictionnaire  de  Musique,  qui  parut 
à  Genève  en  1767.  Jusque  dans  ses  derniers  jours  Rousseau  copiait  de 
la  musique  pour  gagner  sa  vie.  et  sa  passion  dura  jusqu'à  la  mort. 

1  Rousseau  avait,  quand  il  écrivit  cela  (en  Angleterre)  environ    55 
ans. 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  II 

Tircis,  je  n'ose 
Écouter  ton  chalumeau 
Sous  l'ormeau; 

Car  on  en  cause 
Déjà  dans  notre  hameau. 

un  berger 

s'engager 

sans  danger; 

Et  toujours  l'épine  est  sous  la  rose.1 

Je  cherche  où  est  le  charme  attendrissant  que  mon  cœur 
trouve  à  cette  chanson:  c'est  un  caprice,  auquel  je  ne  com- 
prends rien;  mais  il  m'est  de  toute  impossibilité  de  la  chanter 
jusqu'à  la  fin  sans  être  arrêté  par  mes  larmes.  J'ai  cent  fois 
projeté  d'écrire  à  Paris  pour  faire  chercher  le  reste  des  paroles,  5 
si  tant  est  que  quelqu'un  les  connaisse  encore.  Mais  je  suis 
presque  sûr  que  le  plaisir  que  je  prends  à  me  rappeler  cet  air 
s'évanouirait  en  partie,  si  j'avais  la  preuve  que  d'autres  que 
ma  pauvre  tante  Suson  l'ont  chanté. 

Telles  furent  les  premières  affections  de  mon  entrée  dans  la  ia 
vie:   ainsi  commençait  à  se  former  ou  à  se  montrer  en  moi 
ce  cœur  à  la  fois  si  fier  et  si  tendre,  ce  caractère  efféminé v 
mais  pourtant  indomptable,  qui,  flottant  toujours  entre  la 
faiblesse  et  le  courage,  entre  la  mollesse  et  la  vertu,  m'a 

1  Voici  cette  chanson,  avec  la  musique.    Elle  était  très  connue  à  Paris, 
et  se  chante  encore  dans  la  classe  ouvrière  : 


*H=^ 


Btllfcat 


•      té 


4*=^* 


iuM—4- 


Tir-cis,    je      n'o  -  se    é  -  cou-ter  ton    cha-lu-meau  sous  l'or-meau,car 


on     en    eau  -  se  dé  -  jà  dans  no-tre  ha  -  meau.  Un  cœur  s'ex  -  po  -  se    à 

D.C. 


W-Sh- 


j/Tir. 


trop  s'en-ga-ger  a  -  vec  un  ber-ger,et  tou-jours  l'é-pine  est  sous  la   ro  -  s». 


I  '  \  Il    I  I  <l  ' 

ni  au  bout   mis  en  <  ontradû  Lion  a 
un  que  l'abatineni  e  et  la  y 
m'ont  également  échappé. 

A    BOSSEY 

1722   1724 

A  la  suite  d'une  querelle.  OÙ  la  police  dut  intervenir,  le  ;      • 
5  Rousseau  quitta  (.<  1  tu  avait  al  et  il  fut 

placé  bous  la  tutelle  <l'un  onde.  M.  Bernard    Celui-ci  avait  un 
fils  du  même  âge  que  J<      ]     ques.     Les  deux  enfanta  rureni 

en  pension  chez  un  ministre  protestant   M.  Lambert  ier  qui  \ 

avec  sa  sceui  à  Bossey,  un  pittoresque  village  pr< 

10  pied  du  Mont  Salève.     C'était,  dit  Rousseau,  «  fxmr  y  ap; 

avec  le  latin,  tout   le  menu  fatras  dont   on  l'accompagne  sous  le 
nom  d'éducation  ». 

Tout   alla  bien  pendant  deux  ans.     Rousseau  y  goûta  la  sim- 
plicité de  la  vie  champêtre  qu'il  célébra  toute  sa  vie  pour  la  faire 

15  comprendre  et  aimer  aux  hommes. 

Mais  un  jour  une  punition  injuste  lui  fut  infligée.     Cet  incident 
assuma,  dans  son  âme  d'enfant,  la  proportion  d'un  drame 
laissa  une  trace  ineffaçable.     Il  dit  que  ce  fut  la  première  semence 
dont  sortirent  plus  tard  ses  protestations  éloquentes  contre  les 

20  injustices  sociales. 

La  Première  Injustice 

J'étudiais  un  jour  seul  ma  leçon  dans  la  chambre  continué 
à  la  cuisine.  La  servante  avait  mis  sécher  à  la  plaque  *  les 
peignes  de  mademoiselle  Lambercier.  Quand  elle  revii 
prendre,  il  s'en  trouva  un  dont  tout  un  côté  de  dents  était 
25  brisé.  A  qui  s'en  prendre  de  ce  dégât?  personne  autre  que 
moi   n'était   entré   dans   la   chambre.     On   m'interroge:     je 

1  A  Genève  et  en  Savoie,  niche  pratiquée  dans  le  mur  des  anciennes 
cheminées  de  cuisine  et  ouvrant  sur  la  chambre  contiguë.  On  y  met 
en  dé^ôt,  sur  des  rayons,  les  objets  qu'on  veut  maintenir  dans  une  at- 
mosphère tiède.  La  plaque  est  encore  visible  à  la  cure  de  Bossey.  (Cf. 
AuMoles  J.-J.  Rousseau,  III,  p.  54.) 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  13 

nie  d'avoir  touché  le  peigne.  M.  et  mademoiselle  Lamber- 
cier  se  réunissent,  m'exhortent,  me  pressent,  me  menacent: 
je  persiste  avec  opiniâtreté;  mais  la  conviction  était  trop 
forte,  elle  l'emporta  sur  toutes  mes  protestations,  quoique 
ce  fût  pour  la  première  fois  qu'on  m'eût  trouvé  tant  d'audace  s 
à  mentir.  La  chose  fut  prise  au  sérieux;  elle  méritait  de 
l'être.  La  méchanceté,  le  mensonge,  l'obstination,  paru- 
rent également  dignes  de  punition Elle  fut  terrible 

On  ne  put  m'arracher  l'aveu  qu'on  exigeait.  Repris  à  plu- 
sieurs fois  et  mis  dans  l'état  le  plus  affreux,  je  fus  inébranlable.  10 
J'aurais  souffert  la  mort,  et  j'y  étais  résolu.  Il  fallut  que  la 
force  même  cédât  au  diabolique  entêtement  d'un  enfant, 
car  on  n'appela  pas  autrement  ma  constance.  Enfin,  je 
sortis  de  cette  cruelle  épreuve  en  pièces,  mais  triomphant. 

Il  y  a  maintenant  près  de  cinquante  ans  de  cette  aventure,  15 
et  je  n'ai  pas  peur  d'être  puni  de  rechef  pour  le  même  fait; 
eh  bien,  je  déclare  à  la  face  du  ciel  que  j'en  étais  innocent, 
que  je  n'avais  ni  cassé,  ni  touché  le  peigne,  que  je  n'avais 
pas  approché  de  la  plaque,  et  que  je  n'y  avais  pas  même 
songé.  Qu'on  ne  me  demande  pas  comment  ce  dégât  se  fit;  20 
je  l'ignore,  et  ne  puis  le  comprendre;  ce  que  je  sais  très  cer- 
tainement, c'est  que  j'en  étais  innocent. 

Qu'on  se  figure  un  caractère  timide  et  docile  dans  la  vie 
ordinaire,  mais  ardent,  fier,  indomptable  dans  les  passions, 
un  enfant  toujours  gouverné  par  la  voix  de  la  raison,  tou-  25 
jours  traité  avec  douceur,  équité,  complaisance,  qui  n'avait 
pas  même  l'idée  de  l'injustice,  et  qui,  pour  la  première  fois, 
en  éprouve  une  si  terrible  de  la  part  précisément  des  gens 
qu'il  chérit  et  qu'il  respecte  le  plus:  quel  renversement 
d'idées  !  quel  désordre  de  sentiments  !  quel  bouleversement  30 
dans  son  cœur,  dans  sa  cervelle,  dans  tout  son  petit  être 
intelligent  et  moral!  Je  dis  qu'on  s'imagine  tout  cela,  s'il 
est  possible,  car,  pour  moi,  je  ne  me  sens  pas  capable  de 
démêler,  de  suivre  la  moindre  trace  de  ce  qui  se  passait  alors 
en  moi.  35 


I    j  \!l.     I    I     «1 

I 

ondamnaient,  I  la 

J*  i  que 

un  la  rigueur  d'un  <  bâtiment  i 
5  un  crime  que  je  n  L    dflulfw  du  corps, 

quoique  vive,  m'était  p  ible;   y  que  l'in- 

dignation, la  rage,  le  désespoir.     Mon  cousin,  dans  ui 
à  peu  près  semblable,  et  qu'on  avait  puni  d'une  faute  involon- 
taire comme  d'un  acte  prémédité,  se  mettait  en  fureur  à 
10  mon  exemple,  et  se  montait,  pour  ainsi  din  m  unis 

TOUS  deux  dans  le  menu-  lit,  non-  i. 

transports  convulsifs,  u<  iffions;  et  quand  nos  jeunes 

cœurs  un  peu  soulagés  pouvaient  exhaler  leur  <  nous 

nous  Levions  sur  notri  nous  mettions  tous  i 

15  à  crier  cent  fois  de  toute  notre  for  t\    l   .<•  '  ■    /  cami 
ùi  ni  if  ex!  ■ 

Je  sens  en  écrivant  ceci  que  mon  pouls  s'élève  encor- 
moments    me    seront    toujours    présents,    quand    je    vivrais 
cent  mille  ans.     Ce  premier  sentiment  de  la  violence  et  de 

20  l'injustice  est  resté  si  profondément  gravé  dans  mon  âme, 
que  toutes  les  idées  qui  s'y  rapportent  me  rendent  ma 
première  émotion;  et  ce  sentiment,  relatif  à  moi  dans  son 
origine,  a  pris  une  telle  consistance  en  lui-même,  et  - 
tellement  détaché  de  tout  intérêt  personnel,  que  mon  cour 
'enflamme  au  spectacle  ou  au  récit  de  toute  action  injuste, 
quel  qu'en  soit  l'objet  et  en  quelque  lieu  qu'elle  se  com- 
mette, comme  si  l'effet  en  retombait  sur  moi.  Quand  je  lis  les 
cruautés  d'un  tyran  féroce,  les  subtiles  noirceurs  d'un  fourbe 
de  prêtre,  je  partirais  volontiers  pour  aller  poignarder 

30  misérables,  dussé-je  cent  fois  y  périr.     Je  me  suis  souvent 
mis  en  nage  à  poursui\Te  à  la  course  ou  à  coups  de  pierre 
un  coq,  une  x-ache,  un  chien,  un  animal  que  j'en  voyais  tour 
menter  un  autre,  uniquement  parce  qu'il  se  sentait  le  plus 

1  C.  à.  d.  bourreau. 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  15 

fort.  Ce  mouvement  peut  m'être  naturel,  et  je  crois  qu'il 
l'est,  mais  le  souvenir  profond  de  la  première  injustice  que 
j'ai  soufferte  y  fut  trop  longtemps  et  trop  fortement  lié  pour 
ne  l'avoir  pas  beaucoup  renforcé. 

Là  fut  le  terme  de  la  sérénité  de  ma  vie  enfantine.     Dès    5 
ce  moment,  je  cessai  de  jouir  d'un  bonheur  pur,  et  je  sens 
aujourd'hui  même  que  le  souvenir  des  charmes  de  mon  en- 
fance s'arrête  là.     Nous  restâmes  encore  à  Bossey  quelques 
mois 

Voici  un  joli  épisode  des  jours  heureux  de  Bossey: 1  10 

Un  Aqueduc 

0  vous,  lecteurs  curieux  de  la  grande  histoire  du  noyer 
de  la  terrasse,  écoutez  l'horrible  tragédie,  et  vous  abstenez 
de  frémir,  si  vous  pouvez! 

Il  y  avait,  hors  la  porte  de  la  cour,  une  terrasse  à  gauche 
en  entrant,  sur  laquelle  on  allait  souvent  s'asseoir  l'après-  15 
midi,  mais  qui  n'avait  point  d'ombre.     Pour  lui  en  donner, 
M.  Lambercier  y  fit  planter  un  noyer.     La  plantation  de  cet 
arbre  se  fit  avec  solennité:   les  deux  pensionnaires  en  furent 
les  parrains;  et  tandis  qu'on  comblait  le  creux,  nous  tenions 
l'arbre  chacun  d'une  main  avec  des  chants  de  triomphe.  20 
On  fit  pour  l'arroser  une  espèce  de  bassin  tout  autour  du  pied. 
Chaque  jour,  ardents  spectateurs  de  cet  arrosement,  nous 
nous  confirmions,  mon  cousin  et  moi,  dans  l'idée  très  naturelle 
qu'il  était  plus  beau  de  planter  un  arbre  sur  la  terrasse  qu'un 
drapeau  sur  la  brèche,  et  nous  résolûmes  de  nous  procurer  25 
cette  gloire  sans  la  partager  avec  qui  que  ce  fût. 

Pour  cela,  nous  allâmes  couper  une  bouture  d'un  jeune 
saule,  et  nous  la  plantâmes  sur  la  terrasse,  à  huit  ou  dix 

1  On  en  trouvera  un  autre  au  Livre  II,  d'Emile.  Rousseau  y  raconte 
une  grande  frayeur  qu'il  eut  un  soir  qu'il  alla  seul,  dans  l'obscurité, 
chercher  la  bible  dans  l'église  de  Bossey.  Il  indique  comment  on  peut 
dissiper  cette  peur  des  ténèbres  chez  les  enfants. 


lh  \II    I  I  <1 

pied    de  faire 

autour  de  not  i  :  la  difiû  ulté  était  «1  a 

de  quoi  'r  remplir;   «.ni*  m/,  loin,  cl  on  n<   nous 

laissait  pas  courir  pour  en  aller  prendre.    (  ependanl  il  en 
s  fallait    absolument    pour   d<  de.     N- 

tout  pour  lui  en  fournir  durant  quelques 

jours;  et  cela  no  it  si  bien,  que  nous  le  khit- 

>nner  et  pousser  de  petites  feuilles  dont  non  rions 

l'accroissement  d'heure  en  heure,  persuadés,  quoiqu'il  n< 

10  pas  a  un  pied  de  terre,  qu'il  ne  tarderait  ; 

Comme  notre  arbre,  non-  occupant   tout   entiers,   n 
rendait  incapables  de  toute  application,  de  toute  étude,  que 
nous  étions  comme  en  délire,  et  que,  ne  sachant  à  qui  noua 
en  avions,  on  nous  tenait  plus  court  qu'auparavant,  nous 

15  vîmes  l'instant  fatal  où  l'eau  nous  allait  manquer,  et  n> 
non-  désolions  dans  l'attente  de  voir  notre  arbre  périr  de 
sécheresse.     Enfin   la  nécessité,   mère  de  l'industrie,   nou> 
suggéra  une  invention  pour  garantir  l'arbre  et  nous  d'une 
mort  certaine;    ce  fut  de  faire  par  dessou-  terre  une  riLr<>k- 

20  qui  conduisit  secrètement  au  saule  une  partie  de  l'eau  dont 
on  arrosait  le  noyer.  Cette  entreprise,  exécutée  avec  ardeur, 
ne  réussit  pourtant  pas  d'abord.  Nous  avions  si  mal  pris 
la  pente,  que  l'eau  ne  coulait  point;  la  terre  s'éboulait  et 
bouchait  la  rigole;    l'entrée  se  remplissait  d'ordures;    tout 

25  allait  de  travers.     Rien  ne  nous  rebuta:   Labor  otntiia  vincit 
improbus.     Xous  creusâmes  davantage  la  terre  et  notre  ba 
pour  donner  à  l'eau  son  écoulement;    nous  coupâmes  des 
fonds  de  boîtes  en  petites  planches  étroites,  dont  les  unes 
mises  à  plat  à  la  file,  et  d'autres  posées  en  angles  des  deux 

30  côtés  sur  celles-là,  nous  firent  un  canal  triangulaire  pour 
notre  conduit.  Xous  plantâmes  à  l'entrée  de  petits  bouts 
de  bois  minces  et  à  claire-voie,  qui,  faisant  une  espèce  de 
grillage  ou  de  crapaudine,  retenaient  le  limon  et  les  pierres 
sans  boucher   le  passage  à  l'eau.     Xous    recouvrîmes    soi- 

35  gneusement  notre  ouvrage  de  terre  bien  foulée;    et  le  joui 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  17 

où  tout  fut  fait,  nous  attendîmes  dans  des  transes  d'espé- 
rance et  de  crainte  l'heure  de  l'arrosement.  Après  des  siècles 
d'attente,  cette  heure  vint  enfin;  M.  Lambercier  vint  aussi 
à  son  ordinaire  assister  à  l'opération,  durant  laquelle  nous 
nous  tenions  tous  deux  derrière  lui  pour  cacher  notre  arbre,  5 
auquel  très  heureusement  il  tournait  le  dos. 

A  peine  achevait-on  de  verser  le  premier  seau  d'eau,  que 
nous  commençâmes  d'en  voir  couler  dans  notre  bassin.  A  cet 
aspect,  la  prudence  nous  abandonna;  nous  nous  mîmes  à 
pousser  des  cris  de  joie  qui  firent  retourner  M.  Lambercier:  10 
et  ce  fut  dommage,  car  il  prenait  grand  plaisir  à  voir  comment 
la  terre  du  noyer  était  bonne  et  buvait  avidement  son  eau. 
Frappé  de  la  voir  se  partager  en  deux  bassins,  il  s'écrie  à  son 
tour,  regarde,  aperçoit  la  friponnerie,  se  fait  brusquement 
apporter  une  pioche,  donne  un  coup,  fait  voler  deux  ou  trois  15 
de  nos  planches,  en  criant  à  pleine  tête:  Un  aqueduc!  un 
aqueduc!  il  frappe  de  toutes  parts  des  coups  impitoyables, 
dont  chacun  portait  au  milieu  de  nos  coeurs.  En  un  moment, 
les  planches,  le  conduit,  le  bassin,  le  saule,  tout  fut  détruit, 
tout  fut  labouré,  sans  qu'il  y  eût,  durant  cette  expédition  20 
terrible,  nul  autre  mot  prononcé,  sinon  l'exclamation  qu'il 
répétait  sans  cesse.  Un  aqueduc!  s'écriait-il  en  brisant  tout, 
un  aqueduc!  un  aqueduc! 

On  croira  que  l'aventure  finit  mal  pour  les  petits  archi- 
tectes. On  se  trompera:  tout  fut  fini.  M.  Lambercier  ne  25 
nous  dit  pas  un  mot  de  reproche,  ne  nous  fit  pas  plus  mauvais 
visage,  et  ne  nous  en  parla  plus;  nous  l'entendîmes  même 
un  peu  après  rire  auprès  de  sa  sœur  à  gorge  déployée,  car  le 
rire  de  M.  Lambercier  s'entendait  de  loin;  et  ce  qu'il  y  eut 
de  plus  étonnant  encore,  c'est  que,  passé  le  premier  saisis-  30 
sèment,  nous  ne  fûmes  pas  nous-mêmes  fort  affligés.  Nous 
plantâmes  ailleurs  un  autre  arbre,  et  nous  nous  rappelions 
souvent  la  catastrophe  du  premier,  en  répétant  entre  nous, 
avec  emphase:  Un  aqueduc!  un  aqueduc!  Jusque-là,  j'avais 
eu  des  accès  d'orgueil  par  intervalles  quand  j'étais  Aristide  35 


Ml      I    I     <) 

ou   Brutu  .1   i<  i  mon  ]>'■ 

bien   marqué       \  dm 

ma;  UIIC  boUtUTC  <n  <  i  -raml 

arbre,  me  pai  i  gloire.    A  dii 

5  ans,  j'en  jugeai    mieu  c  que  ( 

ANNÉES    D  APPRENTISSAGE 

1725   1728 

I  >(•  retour  lu  demeura  quelques  mois1  nu 

occupation  régulière;    il  était  souvent  a-.  cousin  Bernard, 

plus  faible  que  lui  et  qu'il  défendait  contre  k 

1  Me  voilà  déjà  redresseur  de  torts».     En  mén*  -  sa  sen- 

10  sibiliu-  naissante  cherchait  ;    r  deux  ramai 

rions  d'enfant.    Cependant  on  discutait  ce  qu'il  fallait  faire 
de  lui.    On  le  plaça  d'abord  au  Bureau  de  Gn 
du  Procureur  de  la  Ville)  pour  copier  des  actes;  mais  le  métier 
d'écrivassier —  de  igrapignani  dans  le  patois   populaire — lui 

15  pesait;  il  fut  du  reste  renvoyé,  comme  un  «âne».  Alors  il  fut 
mis  en  apprentissage  chez  le  graveur  Ducommun.  Rousseau 
soutînt  beaucoup.  Il  fut  mal  traité,  et  on  lui  suggéra,  par  une 
excessive  sévérité,  l'idée  du  mal  qu'il  n'avait  pas  eue  auparavant: 

Mon  maître,  M.  Ducommun,  était  un  jeune  homme  rusé 
20  et  violent  qui  vint  à  bout,  en  très  peu  de  temps,  de  ternir 
tout  l'éclat  de  mon  enfance,  dabrutir  mon  caractère  aimant 
et  vif,  et  de  me  réduire  par  l'esprit  autant  que  par  la  force, 
à  mon  véritable  état  d'apprenti  .  .  .  Rien  ne  m'a  mieux  appris 
la  différence  qu'il  y  a  de  la  dépendance  filiale  à  l'esclavage 
25  servile,  que  le  souvenir  des  changements  que  produisit  en  moi 
cette  époque  .  .  .  J'appris  à  convoiter  en  silence,  à  me  cacher, 
à  dissimuler,  à  mentir  et  à  dérober  enfin,  fantaisie  qui 
jusqu'alors  ne  m'était  pas  venue  et  dont  je  n'ai  pu  depuis 

1  Rousseau  dit  «  deux  ou  trois  ans  »;  mais  sa  mémoire  l'a  trompé. 
Il  était  encore  à  Bossey  le  2$  août  1724,  et  il  entra  comme  apprenti  chez 
un  graveur  le  1  mai  1725.  (Ritter,  Famille  et  Jeunesse,  p.  181;  et  An- 
nales J.-J.  Rousseau.  XI,  p.  17;   Masson,  Religion  de  Rousseau,  I,  p.  23.) 


ENFANCE  ET  JEUNESSE  IÇ 

lors  bien  me  guérir.  La  convoitise  et  l'impuissance  mènent 
toujours  là.  Voilà  pourquoi  les  laquais  sont  fripons,  et 
pourquoi  tous  les  apprentis  doivent  l'être  .  .  . 

Rousseau    raconte    comment    un    compagnon    d'apprentissage 
lui  fit  voler  des  asperges,  et  il  continue  ...  5 

J'appris  ainsi  qu'il  n'était  pas  si  terrible  de  voler  que  je 
l'avais  cru;  et  je  tirai  bientôt  si  bon  parti  de  ma  science,  que 
rien  de  ce  que  je  convoitais  n'était  à  ma  portée  en  sûreté. 
Je  n'étais  pas  absolument  mal  nourri  chez  mon  maître,  et  la 
sobriété  ne  m'était  pénible  qu'en  la  lui  voyant  si  mal  garder.  10 
L'usage  de  faire  sortir  de  table  les  jeunes  gens  quand  on  y 
sert  ce  qui  les  tente  le  plus  me  paraît  très  bien  entendu  pour 
les  rendre  aussi  friands  que  fripons.  Je  devins  en  peu  de 
temps  l'un  et  l'autre;  et  je  m'en  trouvais  fort  bien  pour 
l'ordinaire,  quelquefois  fort  mal  quand  j'étais  surpris.  15 

Un  souvenir  qui  me  fait  frémir  encore  et  rire  à  la  fois, 
est  celui  d'une  chasse  aux  pommes  qui  me  coûta  cher.  Ces 
pommes  étaient  au  fond  d'une  dépense  qui,  par  une  jalousie 
élevée,  recevait  du  jour  de  la  cuisine.  Un  jour  que  j'étais 
seul  dans  la  maison,  je  montai  sur  la  maie  pour  regarder  dans  2c 
le  jardin  des  Hespérides  ce  précieux  fruit  dont  je  ne  pouvais 
approcher.  J'allai  chercher  la  broche  pour  voir  si  elle  y 
pourrait  atteindre;  elle  était  trop  courte.  Je  l'allongeai 
par  une  autre  petite  broche  qui  servait  pour  le  menu  gibier; 
car  mon  maître  aimait  la  chasse.  Je  piquai  plusieurs  fois  25 
sans  succès;  enfin,  je  sentis  avec  transport  que  j'amenais 
une  pomme.  Je  tirai  très  doucement:  déjà  la  pomme 
touchait  la  jalousie:  j'étais  prêt  à  la  saisir.  Qui  dira  ma 
douleur?  La  pomme  était  trop  grosse,  elle  ne  put  pas  passer 
par  le  trou.  Que  d'inventions  ne  mis- je  point  en  usage  pour  30 
la  tirer  !  Il  fallut  trouver  des  supports  pour  tenir  la  broche  en 
état,  un  couteau  assez  long  pour  fendre  la  pomme,  une  latte 
pour  la  retenir.  A  force  d'adresse  et  de  temps  je  parvins  à 
la  partager,  espérant    tirer   ensuite  les  pièces  l'une  après 


20  \  Il     I   I    <i 

l'autre;    n  ni  elle    réparées,  quVll< 

Ltes  dcui   dan     la  déjx  n*      L  able, 

partagez  mon  afflû  tion. 
Je  ne  perdis  point  <  oui  rdu  beau*  oup 

s  «h-  temp      Ji  l'êtn      irpri       •   renvoi  i  i  lende- 

main une  tentative  plus  heurt  à  l'ouï 

tout  aussi  tranquillement  que  ai  j<-  i  rien  bût, 

songer  aux  deux  témoins  indiscrets  qui  déposaient  contre 

moi  dans  la  dépei 

10      Le  lendemain,  retrouvant    l'occasion  belle,  nie  un 

nouvel  essai.      Je  monte  sur  me-  tréteaux,  j'allonge  la  bn 
je  l'ajuste;   j'étais  prêt  à  piquer  .  .  .  Malheureusement  le  dra- 
gon ne  dormait  pas:  tout  à  coup  la  porte  de  la  d  ivre; 
mon  maître  en  sort,  croi>e  lc>  bras,  me  regarde,  et  me  élit: 

15  «  Courage!  .  .  .  »   La  plume  me  tombe  des  main-  .  .  . 

Bientôt,  à  force  d'essuyer  de  mauvais  traitement-,  j'y 
devins  moins  sensible;  ils  me  parurent  enfin  une  sorte  de- 
compensation  du  vol,  qui  me  mettait  en  droit  de  le  continuer. 
Au  lieu  de  retourner  les  yeux  en  arrière  et  de  regarder  la  puni- 

20  tion,  je  les  portais  en  avant  et  je  regardais  la  vengeance. 
Je  jugeais  que  me  battre  comme  fripon,  c'était  m'auto: 
à  l'être.     Je  trouvais  que  voler  et  être  battu  allaient  ensemble, 
et  constituaient  en  quelque  sorte  un  état,  et  qu'en  remplis- 
sant la  partie  de  cet  état  qui  dépendait  de  moi,  je  pouvais 

25  laisser  le  soin  de  l'autre  à  mon  maître.  Sur  cette  idée,  je  me 
mis  à  voler  plus  tranquillement  qu'auparavant.  Je  me 
disais:  Qu'en  arrivera-t-il  enfin?  Je  serai  battu.  Soit: 
je  suis  fait  pour  l'être. 

LA   SAVOIE   ET   L'ITALIE 

1728-1729 

Jean- Jacques  quitte  Genève 

Pour  se  consoler  de  sa  malheureuse  existence  Rousseau  se  met 
30  à  lire  avec  ardeur.     Il  doit  le  faire  en  cachette,  car  quand  il  est 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  21 

surpris,  il  est  battu,  et  on  lui  prend  les  livres  que  ses  maigres  gages 
lui  permettent  de  louer  à  la  boutique  de  la  mère  Tribu. 

J'atteignis  ainsi  ma  seizième  année,  inquiet,  mécontent 
de  tout  et  de  moi,  sans  goût  de  mon  état,  sans  plaisirs  de 
mon  âge,  dévoré  de  désirs  dont  j'ignorais  l'objet,  pleurant    5 
sans  sujet  de  larmes,  soupirant  sans  savoir  de  quoi,  enfin 
caressant  tendrement  mes  chimères  faute  de  rien  voir  autour 
de  moi  qui  les  valût.    Les  dimanches,  mes  camarades  venaient 
me  chercher  après  le  prêche  pour  aller  m'ébattre  avec  eux. 
Je  leur  aurais  volontiers  échappé  si  j'avais  pu;  mais,  une  fois  10 
en  train  dans  leurs  jeux,  j'étais  plus  ardent  et  j'allais  plus 
loin  qu'aucun  autre;    difficile  à  ébranler  et  à  retenir.     Ce 
fut  là  de  tout  temps  ma  disposition  constante.     Dans  nos 
promenades  hors  de  la  ville,  j'allais  toujours  en  avant  sans 
songer  au  retour,  à  moins  que  d'autres  n'y  songeassent  pour  15 
moi.     J'y  fus  pris  deux  fois;   les  portes  furent  fermées  avant 
que  je  pusse  arriver.    Le  lendemain,  je  fus  traité  comme  on 
s'imagine;   et  la  seconde  fois  il  me  fut  promis  un  tel  accueil 
pour  la  troisième,  que  je  résolus  de  ne  m'y  pas  exposer.     Cette 
troisième  fois,  si  redoutée,  arriva  pourtant.     Ma  vigilance  20 
fut  mise  en  défaut  par  un  maudit  capitaine  appelé  M.  Minu- 
toli,  qui  fermait  toujours  la  porte,  où  il  était  de  garde,  une 
demi-heure  avant  les  autres.     Je  revenais  avec  deux  cama- 
rades.   A  une  demi-lieue  de  la  ville,  j'entends  sonner  la 
retraite,  je  double  le  pas;  j'entends  battre  la  caisse,  je  cours  25 
à  toutes  jambes:    j'arrive  essoufflé,  tout  en  nage;    le  cœur 
me  bat,  je  vois  de  loin  les  soldats  à  leur  poste,  j'accours,  je 
crie  d'une  voix  étouffée.     Il  était  trop  tard.    A  vingt  pas  de 
l'avancée,1  je  vois  lever  le  premier  pont.    Je  frémis  en  voyant 
en  l'air  ces  cornes  terribles,  sinistre  et  fatal  augure  du  sort  30 
inévitable  que  ce  moment  commençait  pour  moi. 

Dans  le  premier  transport  de  douleur,  je  me  jetai  sur  le 
glacis  et  mordis  la  terre.     Mes  camarades,  riant  de  leur 

1  Corps  de  garde;  petit  poste  en  avant  d'une  place  forte. 


Vil      I 

malheur,  prirent  à  l'instant  leur  parti    je  pris  aussi  le  n 
mai  I  d'une  autre  marj  en  jurai 

de  ne  retourner  jarj  i  mon  maître;   et  le  lenden 

quand  à  l'heure  de  la  d  ils  renl 

5  leur  dis  adieu  pour  jam  priant  seulemsnl  d'avertir 

en  secret  mon  cousin  Bernard1  de  la  résolution  que 
prise  et  du  lieu  ou  il  pourrait  me  voii 

Jean-Jacques  quitta  G  e  lundi,  15  mars  17  H      L  premier 

moment   d'effroi  passé  et  apn  ii  pris  <  -u>in 

10  (sorti  de  la  ville  pour  le  saluer)  il  l'abandonna  tout  entier  à 
l'ivresse  «le  la  liberté  reconquis  futur  p 

des  aspirations  individualistes,  le  rêveur  romanesque,  (Inspirateur 
du  romantisme  qui  parle: 

Autant  le  moment  où  l'effroi  me  suggéra  le  projet  de  fuir 
15  m'avait  paru  triste,  autant  celui  où  je  l'exécutai  me  parut 
charmant.     Encore  enfant,  quitter  mon  pays,  mes  pan 

mes    appuis,    mes    ressources;     laisser    un    apprenti- 
moitié  fait  sans  savoir  mon  métier  assez  pour  en  vivre;    me 
livrer  aux  horreurs  de  la  misère  sans  voir  aucun  moyen  d'en 

20  sortir;   dans  l'âge  de  la  faiblesse  et  de  l'innocence.  m'< 

à  toutes  les  tentations  du  vice  et  du  désespoir;  chercher  au 
loin  les  maux,  les  erreurs,  les  pièges,  l'esclavage  et  la  mort. 
sous  un  joug  bien  plus  inflexible  que  celui  que  je  n'avais 
pu  souffrir:  c'était  là   ce  que  j'allais  faire.    <  était  la  per- 

25  spective  que  j'aurais  dû  envisager.  Que  celle  que  je  me 
peignais  était  différente  !  L'indépendance  que  je  croyais 
avoir  acquise  était  le  seul  sentiment  qui  m'affectait.  Libre 
et  maître  de  moi-même,  je  croyais  pouvoir  tout  îaire.  at- 

1  Découverte,  ici  ouverture  des  portes  de  la  ville  (découvrir  =  ouvrir  . 
Littré  dit  à  propos  de  ce  passage  de  Rousseau:  «  Cet  emploi  n'est  pas 
admis,  et  avec  raison.» 

2  Celui-ci  appartenait,  comme  on  l'a  vu.  à  la  ville  haute,  au  quartier 
aristocratique,  et  ses  parents  n'aimaient  pas  qu'il  se  mêlât  aux  jeux  des 
enfants  de  la  ville  basse,  ou  quartier  de  Saint-Gervais,  où  devait  demeurer 
alors  Jean- Jacques.  Ainsi  les  deux  cousins  ne  se  voyaient  pas  régulière- 
ment. 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  23 

teindre  à  tout:  je  n'avais  qu'à  m'élancer  pour  m'élever  et 
voler  dans  les  airs.  J'entrais  avec  sécurité  dans  le  vaste 
espace  du  monde;  mon  mérite  allait  le  remplir;  à  chaque  pas 
j'allais  trouver  des  festins,  des  trésors,  des  aventures,  des 
amis  prêts  à  me  servir,  des  maîtresses  empressées  à  me  s 
plaire:  en  me  montrant,  j'allais  occuper  de  moi  l'univers, 
non  pas  pourtant  l'univers  tout  entier,  je  l'en  dispensais  en 
quelque  sorte,  il  ne  m'en  fallait  pas  tant;  une  société  char- 
mante me  suffisait  sans  m 'embarrasser  du  reste.  Ma  modé- 
ration m'inscrivait  dans  une  sphère  étroite,  mais  délicieuse-  ic 
ment  choisie,  où  j'étais  assuré  de  régner.  Un  seul  château 
bornait  mon  ambition:  favori  du  seigneur  et  de  la  dame, 
amant  de  la  demoiselle,  ami  du  frère  et  protecteur  des 
voisins,  j'étais  content;  il  ne  m'en  fallait  pas  davantage. 

En  attendant  ce  modeste  avenir,  j'errai  quelques  jours  15 
autour  de  la  ville,  logeant  chez  des  paysans  de  ma  con- 
naissance, qui  tous  me  reçurent  avec  plus  de  bonté  que 
n'auraient  fait  des  urbains.  Ils  m'accueillaient,  me  logeaient, 
me  nourrissaient  trop  bonnement  pour  en  avoir  le  mérite. 
Cela  ne  pouvait  pas  s'appeler  faire  l'aumône;  ils  n'y  met-  20 
taient  pas  assez  l'air  de  la  supériorité. 

Madame  de  Warens 

Rousseau  ne  s'éloigna  donc  guère  de  Genève;  et  un  jour  à  Con« 
fignon,  en  Savoie,  à  deux  lieues  seulement  de  sa  ville  natale,  il 
frappa  à  la  porte  du  curé,  M.  de  Pontverre.  L'Église  catholique 
faisait  alors  de  grands  efforts  —  et  surtout  aux  alentours  de  la  25 
cité  de  Calvin  —  pour  ramener  les  protestants  au  catholic'sme. 
M.  de  Pontverre  vit  en  Rousseau,  qui  avait  accepté  de  confiance 
la  religion  de  ses  parents,  une  recrue  possible;  après  avoir  hébergé 
le  jeune  garçon  (qu'il  connaissait  peut-être  déjà)  il  l'envoya  à 
Annecy,  chez  Madame  de  Warens,  laquelle  recevait  une  pension  3< 
de  Victor  Amédée  II,  duc  de  Savoie  et  Roi  de  Sardaigne,  pour 
s'occuper  de  nouveaux  convertis. 

Françoise  Louise  Eléanore  de  la  Tour  naquit  près  de  Vevey  le 
31  mars  1699  de  noble  Jean-Baptiste  de  la  Tour  et  de  Susanne- 


.  1  \  Il    I  I  <1 

I  oui  i    w  mère  mourut  L'année  i  i  père 

oo  «''lut  at ion   lui    très  inégulière.    J 
ans  elle  mi   (levée  par  deux  tantes  amies  du  célèbre  «  ; 
Magny.     En  1708  elle  retourna  auprè»  de  son  ; 
S  mourut  après  un  an.     En  1 7 1 1  elle  fui  1  mne 

jusqu'en  1713,  date  de  son  mariage;   elle  1  tien- 

1  seigneur  de  Warens,  auqud  elle  app  dot 

.^0,000   livres   (aujourd'hui    i.So.ooo   Iran'  s),     M.  et    Mme.    de 
Warena  demeurèrent    à    r^ansanne   jusqu'en    17 --4    puis  il 

10  fixèrent  à  V<  I      Mme.  de  \\  tablit  une  manufacture 

de  bas  de  soie  et  <le  laine.     Elle  unit  par  emprunt  sommes 

considérables,  les  gaspilla  et    enfin  éprouva  de  grandei  pertes 
en  suite  du  débordement  d'une  rivière  au  printemps  de   I 
Dans   la    nuit    du    [3   juillet     se   passa   un   événement    trè.->   mys- 

15  térieux.     Elle  prit  congé  amicalement  de  son  mari  et  s'embarqua 
pour  l-vian  (une  ville  d'eau  de  l'autre  côté  du  Lac  de  G 
Son  mari  s'imaginait  qu'elle  allait  faire  une  cure.     Mais  elle  avait 
emporté  avec  elle  toute  son  argenterie,  son  linge,  une  partie  fie 
l'argent  emprunté  pour  la  manufacture,  des  bijoux,  des  vétenu 

20  etc.  Le  6  août  elle  déclara  vouloir  renoncer  au  protestantisme,  et 
se  jetant  aux  pieds  du  Roi  de  Sardaigne,  qui  était  à  Evian  depuis 
le  icr  juillet,  demanda  sa  protection  en  disant:  «  In  manus  tuas, 
domine,  commendo  spiritum  meum.»  Le  lendemain,  de  grand 
matin,  elle  partit  pour  Annecy  (petite  ville  de  la  Savoie  au  bord 

25  du  lac  du  même  nom)  dans  la  litière  du  roi  et  sous  sa  protection. 
A  Annecy  elle  resta  au  couvent  de  la  Visitation  jusqu'au  8  sep- 
tembre, fête  de  la  Nativité  de  la  Vierge,  jour  où  elle  abjura  so- 
lennellement. Le  18  septembre  le  roi  lui  accordait  une  pension 
de   1500  livres.     M.   Benedetto   (Mme.  de  Warens,  Paris,   1014' 

50  affirme  d'après  des  documents  qu'il  a  découverts,  que  cette  somme 
très  grande  d'ailleurs  dans  les  circonstances,  n'était  en  vérité  pas 
une  pension,  mais  plutôt  un  salaire,  et  qu'enfin  Mme.  de  Warens 
combinait  avec  son  activité  religieuse  ostensible  une  activité 
politique   secrète.     Son  activité  religieuse  consistait  à  travailler 

55  à  la  conversion  au  catholicisme  des  protestants  de  Genève  et  de 
la  Savoie.  C'est  dans  ce  rôle  que  Rousseau  la  connut  au  printemps 
de  l'année  172S  le  21  mars,  dimanche  des  Rameaux.  Et  depuis, 
la  vie  de  Rousseau  est  intimement  liée  à  la  sienne  jusqu'en  1742. 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  25 

Madame  de  Warens  ne  s'intéressait  pas  seulement  à  la  politique 
et  à  la  religion,  mais  à  cent  choses  différentes;  et  surtout  à  la 
chimie  et  à  la  médecine;  elle  fabriquait  volontiers  des  drogues 
et  des  élixirs. 

En  1730,  après  un  voyage  à  Paris  (qui  semble  bien  avoir  été  un    5 
voyage  politique),  elle  revint  en  Savoie,   mais  plus  à  Annecy; 
elle  s'installa  à  Chambéry.     Elle  passa  là  (sauf  deux  ans,  1754- 
1756)  le  reste  de  sa  vie,  soit  dans  la  ville  même,  soit  dans  une 
métairie  des  environs. 

A  partir  de  1742  (elle  s'était  alors  attaché  un  homme  de  con-  10 
fiance,  Vintzenried)  ses  affaires  d'argent  qui  n'avaient  jamais 
été  brillantes,  allèrent  de  mal  en  pis.  Elle  se  lança  dans  plusieurs 
entreprises  industrielles,  essaya  de  fonder  des  compagnies  pour 
exploiter  des  mines,  s'enfonça  de  plus  en  plus  dans  les  dettes. 
Elle  mourut  en  1762  (29  juillet)  à  Chambéry.  Jean- Jacques  était  15 
alors  réfugié  au  Val-de-Travers  en  Suisse.  Vintzenried  l'avait 
abandonnée.  Elle  fut  pleurée  seulement  par  M.  de  Conzié, 
un  vieil  ami  des  jours  prospères  de  Chambéry. 

Voici  le  récit  de  la  première  rencontre  de  Rousseau  avec  celle 
qu'il  appela,  par  une  reconnaissance  qui  devait  durer  jusqu'à  la  20 
mort  «  Maman  »  : 

«  Dieu  vous  appelle,  me  dit  M.  de  Pontverre:  allez  à 
Annecy;  vous  y  trouverez  une  bonne  dame  bien  charitable, 
que  les  bienfaits  du  roi  mettent  en  état  de  retirer  d'autres 
âmes  de  Terreur  dont  elle  est  sortie  elle-même.  »  Il  s'agis-  25 
sait  de  madame  de  Warens,  nouvelle  convertie  que  les  prêtres 
forçaient  en  effet  de  partager,  avec  la  canaille  qui  venait 
vendre  sa  foi,1  une  pension  de  deux  mille  francs  que  lui  don- 
nait le  roi  de  Sardaigne.2    Je  me  sentais  fort  humilié  d'avoir 

1  Allusion  à  l'habitude  de  vagabonds,  qui,  profitant  de  cette  campagne 
de  prosélytisme  catholique,  et  sous  prétexte  de  se  convertir,  se  faisaient 
offrir  logis,  nourriture  et  argent,  bref,  «  vendaient  »  leur  foi  aux  convertis- 
seurs. 

2  La  pension  du  roi  de  Sardaigne  était  exactement  de  1500  livres, 
mais  Mme  de  Warens  recevait  aussi  quelques  subventions  des  évêques 
de  la  contrée;   en  tout  environ  2000  livres. 


Ml      I    I     «! 

be  oin  d'une   bonne  dame  bien  i  harital  l      I 
qu'on  me  donnât  mon  m  non  pas  qu'on  n 

la  charité;  et  une  dévote  n'était  paspoui  rt  attii 

Toutefois,  pressé  par  M.  de  Pontverre,  pax  la  faim  qui  me 
5  talonnait,  bien  aise  aussi  de  faire  un  d'avoir  un 

but,  je  prends  mon  parti,  quoiq 

Annecy.    J'y  pouvai  bnent  en  un  jour:  je  ne 

me  pressais  pas,  j'en  mi-  trois.    J<  ••     i 
à  droite  nu  à  gauche  -an-  aller  i  hen  her  l'aventun 
10  sûr  qui  m'y  attendait    Je  n'osais  entrer  da 

ni  heurter,  car  j'étais  fort  timide,  mai-  je  chant  is  la 

fenêtre  qui  avait  le  plus  d'apparence,  fort  surprix  après 
m'être  Longtemps  époumoné,  de  ne  voir  parait  n-  ni  dames 
ni  demoiselle-  qu'attirât  la  beauté  de  ma  voix  ou  le  -cl  de  mes 

15  chansons  vu  que  j'en  savais  d'admirables  que  me-  camara 

m'avaient  appris  ue  je  chantai-  admirablement. 

J'arrive  enfin:   je  vois  madame  de  Warei  }.     (  :ue 

de  ma  vie  a  décidé  de  mon  caractère;  je  ne  puis  me  résoudre 
à   la   passer  légèrement.     J'étais  au  milieu  de  ma  seizième 

20  année.     Sans  être  ce  qu'on  appelle  un  beau  garçon,  jï 
bien  pris  dans  ma  petite  taille;    j'avais  un  joli  pied,  une 
jambe  fine,  l'air  dégagé,  la  physionomie  animée,  la  bouche 
mignonne,  les  sourcils  et  les  cheveux  noirs,  les  yeux  petits 
et  même  enfoncés,  mais  qui  lançaient  avec  force  le  feu  dont 

25  mon  sang  était  embrasé.  Malheureusement  je  ne  savais 
rien  de  tout  cela,  et  de  ma  vie  il  ne  m'est  arrivé  de  songer  à 
ma  figure  que  lorsqu'il  n'était  plus  temps  d'en  tirer  parti. 
Ainsi  j'avais,  avec  la  timidité  de  mon  âge,  celle  d'un  naturel 
très  aimant,   toujours   troublé  par  la  crainte  de  déplaire. 

30  D'ailleurs,  quoique  j'eusse  l'esprit  assez  orné,  n'ayant  jamais 
vu  le  monde,  je  manquais  totalement  de  manières;  et  mes 
connaissances,  loin  d'y  suppléer,  ne  servaient  qu'à  m'in- 
timider  davantage  en  me  faisant  sentir  combien  j'en  man- 
quais. 

35      Craignant  donc  que  mon  abord  ne  prévînt  pas  en  ma 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  27 

faveur,  je  pris  autrement  mes  avantages,  et  je  fis  une  belle 
lettre  en  style  d'orateur,  où,  cousant  des  phrases  de  livres 
avec  des  locutions  d'apprenti,  je  déployais  toute  mon  élo- 
quence pour  capter  la  bienveillance  de  madame  de  Warens. 
J'enfermai  la  lettre  de  M.  de  Pontverre  dans  la  mienne,  et  5 
je  partis  pour  cette  terrible  audience.  Je  ne  trouvai  point 
madame  de  Warens;  on  me  dit  qu'elle  venait  de  sortir  pour 
aller  à  l'église.  C'était  le  jour  des  Rameaux  de  l'année 
1728.  Je  cours  pour  la  suivre:  je  la  vois,  je  l'atteins,  je  lui 
parle  ...  Je  dois  me  souvenir  du  lieu,  je  l'ai  souvent  depuis  10 
mouillé  de  mes  larmes  et  couvert  de  mes  baisers.  Que  ne 
puis-je  entourer  d'un  balustre  d'or  cette  heureuse  place! 
Que  n'y  puis-je  attirer  les  hommages  de  toute  la  terre  I 
Quiconque  aime  à  honorer  les  monuments  du  salut  des  hom- 
mes n'en  devrait  approcher  qu'à  genoux.  15 

C'était  un  passage  derrière  sa  maison,  entre  un  ruisseau 
à  main  droite  qui  la  séparait  du  jardin,  et  le  mur  de  la  cour 
à  gauche,  conduisant  par  une  fausse  porte  à  l'église  des  cor- 
deliers.  Prête  à  entrer  dans  cette  porte,  madame  de  Warens 
se  retourne  à  ma  voix.  Que  devins-je  à  cette  vue!  Je  20 
m'étais  figuré  une  vieille  dévote  bien  rechignée;  la  bonne 
dame  de  M.  de  Pontverre  ne  pouvait  être  autre  chose  à  mon 
avis.  Je  vois  un  visage  pétri  de  grâces,  de  beaux  yeux  bleus 
pleins  de  douceur,  un  teint  éblouissant,  le  contour  d'une 
gorge  enchanteresse.  Rien  n'échappa  au  rapide  coup  d'œil  25 
du  jeune  prosélyte;  car  je  devins  à  l'instant  le  sien,  sûr  qu'une 
religion  prêchée  par  de  tels  missionnaires  ne  pouvait  man- 
quer de  mener  en  paradis.  Elle  prend  en  souriant  la  lettre 
que  je  lui  présente  d'une  main  tremblante,  l'ouvre,  jette  un 
coup  d'œil  sur  celle  de  M.  de  Pontverre,  revient  à  la  mienne,  $q 
qu'elle  lit  tout  entière,  et  qu'elle  eût  relue  encore  si  son  la- 
quais ne  l'eût  avertie  qu'il  était  temps  d'entrer.  «  Eh  !  mon 
enfant,  me  dit-elle  d'un  ton  qui  me  fit  tressaillir,  vous  voilà 
courant  le  pays  bien  jeune;  c'est  dommage  en  vérité.  » 
Puis,  sans  attendre  ma  réponse    elle  ajouta:    «  Allez  chez  35 


\!l      II       I 

m 'attendre;   dites  qu'on  vous  donne 
la  mes  e  j'irai  i  auser  ave<    voua,  i .  , 

Que  ceux  qui  oient   la   -ympathie  <: 
s'ils  peuvent,  comment,  de  la  pren  du  pn 

>  mot,  <lu  premier  regard,  madame  «le  Wareiu  m'inspira  non- 

seiilemeiil    le   plu-   vil  al  la<  hcnieiit ,  mai-  une  (onhan«e  par- 
faite et  qui  ne  s'est  jamais  démentie.    Supposom  que  1 1  que 
j'ai  senti  pour  elle  t'ùt  véritablement  de  L'amour,  ce  qui  paraî- 
tra   tout    au   moins  douteux  à   qui    suivra   l'i 
io  liaison-;    comment  cette  pas-ion  fut-elle  accomp 

Sa  naissance,  «le-  sentiments  qu'elle  inspire  le  moin-,  la  : 

(lu  cœur,  le  calme,  la  sérénité,  la  sécurité,  L'assuraitt  «  ?    t 

ment,  en  approchant,  pour  la  première  foi-  d'une  femme 
aimable,  polie,  éblouissante,  d'une  dame  d'un  état  -uj)érieuF 

15  au  mien,  dont  je  n'avais  jamais  abordé  la  pareille,  de  celle 
dont  dépendait  mon  sort  en  quelque  sorte  par  l'intérêt  plus 
ou  moins  grand  qu'elle  y  prendrait;  comment  dis- je.  avec 
tout  cela  me  trouvai-je  à  l'instant  aussi  libre,  aussi  à  mon 
aise  que  si  j'eusse  été  absolument  sûr  de  lui  plaire'-'     (  tournent 

20  n'eus-je  pas  un  moment  d'embarras,  de  timidité,  de  pêne? 
Naturellement  honteux,  décontenancé,  n'ayant  jamais  vu 
le  monde,  comment  pris-je  avec  elle,  du  premier  jour,  du 
premier  instant,  les  manières  faciles,  le  langage  tendre,  le 
ton  familier  que  j'avais  dix  ans  après,  lorsque  la  plus  grande 

25  intimité  l'eut  rendu  naturel?  A-t-on  de  l'amour,  je  ne  dis 
pas  sans  désirs,  j'en  avais;  mais  sans  inquiétude,  sans  ja- 
lousie? Ne  veut-on  pas  au  moins  apprendre  de  l'objet 
qu'on  aime  si  l'on  est  aimé?  C'est  une  question  qu'il  ne 
m'est  pas  plus  venue  dans  l'esprit  de  lui  faire  une  fois  en  ma 

30  vie  que  de  me  demander  à  moi-même  si  je  m'aimais;  et 
jamais  elle  n'a  été  plus  curieuse  avec  moi. 

L'Abjuration  et  le  Baptême 

Cependant  cette  fois  ce  devait  être  court.      Rousseau  devint 
un    prosélyte.     Mme.   de  Warens  qui    avait    pris  en  pitié  cet 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  2  9 

enfant,  dut  —  malgré  elle,  semble-t-il  —  consentir  à  Penvoyer 
à  Turin.  Rousseau  accepta,  moitié  à  cause  de  son  extrême  em- 
barras, moitié  pour  faire  ce  que  la  bonne  dame  demandait.  Le 
voyage,  qu'il  fit  avec  deux  compagnons  de  route,  pèlerins  «  catho- 
liques» comme  lui,  et  qui  dura  du  24  mars  au  12  avril,  lui  parut  de  S 
nouveau  charmant.  «  Je  marchais  légèrement,  allégé  de  ce  poids 
[Pincertitude  du  futur]:  les  jeunes  désirs,  l'espoir  enchanteur, 
les  brillants  projets  remplissaient  mon  âme.  » 

Il  y  avait  à  Turin  un  hospice  de  Catéchumènes,  administré  par 
la  Arciconfraternità  dello  Ospizio  de  Spirito  Santo,  où  l'on  ins-  io 
truisait  les  personnes  désireuses  de  rentrer  dans  le  sein  de  l'Église 
catholique.  C'était  la  première  fois  que  Rousseau  réfléchissait 
vraiment  à  la  religion;  il  assure  qu'il  ne  fut  pas  aussi  facilement 
convaincu  que  les  autres  élèves.  Mais  enfin  il  fallait  sortir  une 
fois.  Voici  la  description  des  curieuses  cérémonies  de  son  ab-  15 
juration  et  de  son  baptême: 1 

Enfin,  suffisamment  instruit  et  suffisamment  disposé  au 
gré  de  mes  maîtres,  je  fus  mené  processionnellement  à  l'église 
métropolitaine  de  Saint-Jean  pour  y  faire  une  abjuration 
solennelle,2  et  recevoir  les  accessoires  du  baptême,  quoiqu'on  20 

1  Les  souvenirs  de  Rousseau  ne  sont  pas  tout  à  fait  clairs  sur  ce  séjour 
à  l'Hospice  de  Spirito  Santo.  Le  registre  des  religieux  donne  les  dates 
suivantes:  Entrée,  12  avril.  Départ  (pas  de  date).  Abjuration,  21 
avril.  Baptême,  23  avril.  Rousseau  semble  réunir  l'abjuration,  le 
baptême  et  le  départ  le  même  jour;  d'autre  part  il  n'a  pas  souvenir  d'un 
séjour  de  onze  jours  mais  d'un  temps  beaucoup  plus  long,  au  moins 
cinq  ou  six  semaines.  On  a  souvent  dit  quatre  mois,  en  lisant  dans  le 
registre  (assez  peu  clair)  23  août  au  lieu  de  23  avril.  Comme  la  date 
du  départ  manque  il  est  possible  que  Rousseau  soit  resté  plus  longtemps 
que  le  23  avril.  Voir  Annales  J.-J.  Rousseau,  XI  (1916-1917),  p.  260, 
le  résumé  de  cette  discussion  par  E.  Ritter. 

2  Voici  le  commencement  de  la  formule  d'abjuration:  «Je  confesse 
devant  la  très  sainte  Trinité,  toute  la  cour  céleste  et  les  témoins  ici  pré- 
sents que  je  me  repens  de  tout  mon  cœur  d'avoir  adhéré  aux  erreurs  et 
hérésies  de  ceux  de  la  Religion  prétendue  réformée  auxquelles  je  renonce 
entièrement,  jurant  sur  les  saintes  Écritures  et  promettant  de  les  avoir 
désormais  en  horreur  et  en  exécration  moyennant  la  grâce  de  Dieu  et 
de  n'avoir  jamais  autre  croyance  que  celle  dont  je  vais  faire  publique* 
ment  profession.»      (Suit  la  Profession  de  foi;  puis:)  «  Ainsi,  moi  .    .    . 


30  \ ii    i  i  «i 

ne  me  bapti  âl  pa    récllcmi  jh-ii 

uple 
que  les  pi  i 

d'une  certaine  robe  aie  de  brand< 

5  et    destinée   pour   o  D 

portaient  devant  et  derrière  moi  i 
juels  ils  frappaient  avec   une  < 
son  aumône  au  gré  <1<  otioD  ou  de  L'intérêt  qu'il  pn 

au  nouveau  converti     Enfin,  rien  du  :  itholique  ne  fut 

10  omis  pour  rendre. la  solennité  plus  édifiante  |>our  le  j >n l ^1  i< , 

et  plus  humiliante  pour  moi.    Il  n'y  eut  que  L'habit  blanc, 

qui  m'eût  été  fort  utile,  et  qu'on  ne  me  donna  «mme  au 

Maure,1  attendu  que  je  n'avais  pas  l'honneur  d'être  juif. 

Ce  ne  fut  pas  tout:   il  fallut  ensuite  aller  à  l'Inquisition1 

15  recevoir  l'ai  solution  du  crime  d'ht'  1  t  rentrer  dans  le 

sein  de  l'Église  avec  la  même  cérémonie  à  laquelle-  Henri  IV 
fut  soumis  par  son  ambassadeur.     L'air  et  les  mani 
très  révén  ad  p<  re  inquisiteur  n'étaient  pas  propri 
la  terreur  secrète  qui  m'avait  saisi  en  entrant  dans  cette 

20  maison.     Après   plusieurs   questions   sur   ma   foi,   sur   mon 


susdit,  le  promets,  le  voue  et  le  jure,  et  ainsi  Dieu  me  veuille  aider,  et  les 
Saints  Évangiles  que  je  touche.»  (Voir  Mugnier,  Mme  de  Warcns  et 
J.-J.  Rousseau,  p.  io-ii.) 

1  Ce  Maure  était  un  compagnon  fort  peu  intéressant  de  Rousseau  à 
l'Hospice.  «  Il  fut  baptisé  en  grande  cérémonie,  et  habillé  de  blanc  de 
la  tête  aux  pieds  pour  représenter  la  candeur  de  son  âme  régénérée.» 

-  Au  siège  du  Tribunal  de  l'Inquisition  de  la  ville. 

3  Le  25  juillet  1593,  Henri  IV  abjura  la  foi  protestante  à  Saint-Denis, 
devant  l'archevêque  de  Bourges,  qui  lui  donna  aussi  l'absolution  du 
crime  d'hérésie.  Mais  le  pape,  Clément  VIII,  ne  reconnut  pas  cette 
absolution  donnée  par  l'archevêque  français  et  Henri  IV  dut  solliciter 
celle  du  pape  qui  ne  fut  accordée  que  le  17  septembre  1595;  le  roi  de 
France  avait  dû  envoyer  un  ambassadeur  à  Rome  pour  le  représenter  da:is 
une  cérémonie  d'absolution  qui  eut  lieu  à  l'église  de  Saint-Pierre,  à  Rome, 
et  à  laquelle  on  avait  donné  un  éclat  extraordinaire.  Voir  la  description 
de  ces  deux  imposantes  cérémonies  dans  Martin,  Histoire  de  France,  celle 
de  Saint-Denis,  au  chap.  LX;   celle  de  Rome,  au  chap.  LXL 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  31 

état,  sur  ma  famille,  il  me  demanda  brusquement  si  ma 
mère  était  damnée.  L'effroi  me  fit  réprimer  le  premier 
mouvement  de  mon  indignation;  je  me  contentai  de  ré- 
pondre que  je  voulais  espérer  qu'elle  ne  l'était  pas,  et  que 
Dieu  avait  pu  l'éclairer  à  sa  dernière  heure.  Le  moine  se  5 
tut,  mais  il  fit  une  grimace  qui  ne  me  parut  point  du  tout 
un  signe  d'approbation. 

Tout  cela  fait,  au  moment  où  je  pensais  être  enfin  placé 
selon  mes  espérances,  on  me  mit  à  la  porte  avec  un  peu  plus 
de  vingt  livres  en  petite  monnaie  qu'avait  produite  ma  quête.  10 
On  me  recommanda  de  vivre  en  bon  chrétien,  d'être  fidèle 
à  la  grâce;  on  me  souhaita  bonne  fortune,  on  ferma  sur 
moi  la  porte,  et  tout  disparut. 

Ainsi  s'éclipsèrent  en  un  instant  toutes  mes  grandes  es- 
pérances, et  il  ne  me  resta  de  la  démarche  intéressée  que  je  15 
venais  de  faire  que  le  souvenir  d'avoir  été  apostat  et  dupe 
tout  à  la  fois.1  Il  est  aisé  de  juger  quelle  brusque  révolution 
dut  se  faire  dans  mes  idées,  lorsque  de  mes  brillants  projets 
de  fortune  je  me  vis  tomber  dans  la  plus  complète  misère, 
et  qu'après  avoir  délibéré  le  matin  sur  le  choix  du  palais  que  20 
j'habiterais,  je  me  vis  le  soir  réduit  à  coucher  dans  la  rue. 
On  croira  que  je  commençai  par  me  livrer  à  un  désespoir 
d'autant  plus  cruel  que  le  regret  de  mes  fautes  devait  s'irriter 
en  me  reprochant  que  tout  mon  malheur  était  mon  ouvrage. 
Rien  de  tout  cela.  Je  venais,  pour  la  première  fois  de  ma  25 
vie,  d'être  enfermé  pendant  plus  de  deux  mois;  le  premier 
sentiment  que  je  goûtai  fut  celui  de  la  liberté  que  j'avais 
recouvrée.  Après  un  long  esclavage,  redevenu  maître  de 
moi-même  et  de  mes  actions,  je  me  voyais  au  milieu  d'une 
grande  ville  abondant  en  ressources,  pleine  de  gens  de  con-  30 
dition  dont  mes  talents  et  mon  mérite  ne  pouvaient  manquer 
de  me  faire  accueillir  sitôt  que  j'en  serais  connu.  J'avais 
de  plus  tout  le  temps  d'attendre,  et  vingt  livres  que  j'avais 
dans  ma  poche  me  semblaient  un   trésor  qui  ne  pouvait 

1  Rousseau  rentra  dans  la  foi  protestante  en  1754. 


mi   i  i  an 

s'épui  «  -      I  en  pouvais  di  i  adre 

i  ompte  à  pet  onne.    (  l'était  la  pr< 

\  u  bî  riche.     Loin  de  me  livrer  au  découragement  et  aux 
larmes,  je  ne  fis  que  <  banger  d'espéran  Lainour-proprt 

5  n'y  perdit  rien.    Jamais  je  ne  me  sentis  tant  d< 
de  sécurité:   je  croyais  déjà  ma  fortin  je  trouvai! 

beau  de  n'en  avoir  L'obligation  qu i  eui 

La  première  chose  que  je  fis  nu  de  satislairi 

en  parcourant   toute  la  ville,  quand  te  n'eût   été  que  ]>our 
10  faire  un  acte  de  ma   liberté.     J'allai   VOÎT  monter  la   garde; 
les  instruments  militaires  me  plaisaient    1  ;».     Je  sui- 

vis de^  processions;    j 'aimais  le  faux-bourdon  '  des  ]>t> 
J'allai  voir  le  palais  du  roi:    j'en  approchai!  <  rainte; 

mais  voyant  d'autres  gens  entrer,  je  lis  comme  eux;  on  me 
15  laissa  faire.  Peut-être  dus-je  cette  grâce  au  petit  paquet 
que  j'avais  sous  le  bras.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  conçus  une 
grande  opinion  de  moi-même  en  me  trouvant  dan-  ce  palais; 
déjà  je  m'en  regardais  presque  comme  un  habitant.  Enfin, 
à  force  d'aller  et  venir,  je  me  lassai;  j'avais  faim,  il  faisait 
23  chaud:  j'entrai  chez  une  marchande  de  laitage;  on  me  donna 
de  la  «  giunca  »,2  du  lait  caillé;  et  avec  deux  grisses  :j  fie 
cet  excellent  pain  de  Piémont,  que  j'aime  plus  qu'aucun 
autre,  je  fis  pour  mes  cinq  ou  six  sous  un  des  bons  dîners  que 
j'aie  faits  de  mes  jours. 

Amoureux  d'une  Grande  Dame 

25  Les  vingt  livres  ne  pouvaient  durer  toujours.  Rousseau 
chercha  de  boutique  en  boutique  du  travail,  pensant  pouvoir 
exercer  son  métier  de  graveur  sur  métal.     Il  eut  peu  de  succès. 

1  Sorte  de  plain-chant  où  la  partie  basse,  transportée  à  la  partie  supé- 
rieure, forme  le  chant  principal. 

2  En  français,  jonchée,  petit  fromage  de  crème  ou  de  lait  caillé,  fabri- 
qué dans  un  panier  de  jonc  (junca).     En  anglais,  junket. 

3  Grisse  (ou  crisse),  ordinairement  grissin,  sorte  de  pain  très  friable 
en  forme  de  baguette,  qu'on  trouve  en  Piémont  et  en  Savoie.  (Cf 
Annales  J.-J.  Rousseau,  III,  p.  43.) 


ENFANCE  ET  JEUNESSE  33 

Enfin  il  trouva  une  place  chez  une  grande  dame,  Madame  de 
Vercellis  j1  pas  comme  «  favori  »,  ainsi  que  son  imagination  l'avait 
fait  espérer,  mais  comme  laquais.  Cependant,  reconnaissant 
son  intelligence,  ses  maîtres  le  traitèrent  avec  des  égards;  ceci 
lui  attira  la  jalousie  des  autres  domestiques.  Malheureusement  5 
pour  lui,  Madame  de  Vercellis  mourut  peu  de  mois  après,  et 
Rousseau  au  commencement  de  l'année  1729  se  trouva  de  nouveau 
sur  le  pavé. 

Après  une  nouvelle  période  de  vagabondage,  et  grâce  au  Comte 
de  La  Roque,  Rousseau  obtint  une  place  chez  le  Comte  de  Gouvon,  IO 
Premier  écuyer  de  la  Reine,  et  chef  de  l'illustre  maison  de  Solar. 
Ce  fut  encore  pour  être  laquais.  Citons  cette  scène  du  futur 
revendicateur  de  l'égalité  sociale  et  du  dénonciateur  des  privilèges 
de  la  naissance  et  de  la  richesse: 

Mademoiselle  de  Breil  était  une  jeune  personne  à  peu  15 
près  de  mon  âge,  bien  faite,  assez  belle,  très  blanche,  avec 
des  cheveux  très  noirs,  et,  quoique  brune,  portant  sur  son 
visage  cet  air  de  douceur  des  blondes  auquel  mon  cœur  n'a 
jamais  résisté.    L'habit  de  cour,   si  favorable  aux  jeunes 
personnes,  marquait  sa  jolie  taille,  dégageait  sa  poitrine  et  20 
ses  épaules,  et  rendait  son  teint  encore  plus  éblouissant  par 
le  deuil  qu'on  portait  alors.     On  dira  que  ce  n'est  pas  à  un 
domestique  de  s'apercevoir  de  ces  choses-là.    J'avais  tort, 
sans  doute;    mais  je  m'en  apercevais  toutefois,  et  même 
je  n'étais  pas  le  seul.     Le  maître  d'hôtel  et  les  valets  de  25 
chambre  en  parlaient  quelquefois  à  table  avec  une  grossièreté 
qui  me  faisait  cruellement  souffrir.    La  tête  ne  me  tournait 
pourtant  pas  au  point  d'être  amoureux  tout  de  bon.    Je  ne 
m'oubliais  point;    je  me  tenais  à  ma  place,  et  mes  désirs 
mêmes  ne  s'émancipaient  pas.     J'aimais  à  voir  mademoiselle  30 
de  Breil,  à  lui  entendre  dire  quelques  mots  qui  marquaient 
de  l'esprit,  du  sens,  de  l'honnêteté:    mon  ambition,  bornée 
au  plaisir  de  la  servir,  n'allait  point  au-delà  de  mes  droits. 
A  table,  j'étais  attentif  à  chercher  l'occasion  de  les  faire  va- 

1  C'est  dans  cette  maison  que  Rousseau  fit  la  connaissance  de  l'abbé 
Gaimes,  le  vicaire  savoyard  de  son  livre  Emile. 


34  vu.  i  i  ai 

on  laquai    quittait  un  n  ^a  <  baise,  à  : 

i.int  ..n  m'y  voyait  établi:  bon  de  là 

d'elle;    je  <  lien  hais  d  1  elle  ail. ut   dénia" 

j'épiais  le  moment  de  changer  ion  assiette.    Q 
5  point  t'ait  pour  qu'elle  daignât  [n'ordonner  quelque  ch< 

me  regarder,  me  'lire  un  Beul  motl  mais  j>< >in t  :   j'avais  la 

mortifii ation  d'être  nul  pour  elle;   el  ■ 

même  que  j'étais  là.    Cependant  son 

quelquefois  la  parole  à  table,  quoi 

io  de  peu  obligeant*  je  lui  fis  une  réponse  ai  âne  et  si  bien  tour' 

qu'elle  y   fit    attention,   et    jeta    le-  ur  moi.      t 

d'oeil,  qui  fut  court,  ne  laissa  pas  de  me  transporter.  Le 
Lendemain,  L'occasion  se  présenta  d'en  obtenir  un  seoon 

j'en    profitai.     On   donnait   ce  jour-là   un   grand   diner,   où, 

15  pour  la  première  fois,  je  vis  avec  beaucoup  d'étonnement 
le   maître   d'hôtel   servir   l'épée  au  iai>eau    -ur 

la  tête.  Par  hasard  on  vint  à  parler  de  la  devise  de  la  maison 
de  Solar,  qui  était  sur  la  tapisserie  avec  les  armoiries.  TA 
fiert  qui  ne  tue  pas.     Comme  les  Pîémontais  ne  sont  pas  pour 

20  l'ordinaire  consommés  dans  la  langue  française,  quelqu'un 
trouva  dans  cette  devise  une  faute  d'orthographe,  et  dit 
qu'au  mot  fiert  il  ne  fallait  pas  de  t. 

Le  vieux  comte  de  Gouvon  allait  répondre;    mais,  ayant 
jeté  les  yeux  sur  moi,  il  vit  que  je  souriais  sans  oser  rien 

25  dire:  il  m'ordonna  de  parler.  Alors  je  dis  que  je  ne  croyais 
pas  que  le  /  fût  de  trop;  que  fiert  était  un  vieux  mot  français 
qui  ne  venait  pas  du  mot/crz/5,  fier,  menaçant,  mais  du  verbe 
ferit,  il  frappe,  il  blesse;  qu'ainsi  la  devise  ne  me  paraissait 
pas  dire:  tel  menace,  mais  tel  frappe  gui  ne  tue  pas. 

30  Tout  le  monde  me  regardait  et  se  regardait  sans  rien  dire. 
On  ne  vit  de  la  vie  un  pareil  étonnement.  Mais  ce  qui  me 
flatta  davantage  fut  de  voir  clairement  sur  le  visage  de  made- 
moiselle de  Breil  un  air  de  satisfaction.  Cette  personne,  si 
dédaigneuse,  daigna  me  jeter  un  second  regard  qui  valait 

35  tout  au  moins  le  premier;   puis,  tournant  les  yeux  vers  son 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  35 

grand-papa,  elle  semblait  attendre  avec  une  sorte  d'impa- 
tience la  louange  qu'il  me  devait,  et  qu'il  me  donna,  en  effet, 
si  pleine  et  entière  et  d'un  air  si  content,  que  toute  la  table 
s'empressa  de  faire  chorus.     Ce  moment  fut  court,   mais 
délicieux  à  tous  égards.     Ce  fut  un  de  ces  moments  trop    5 
rares  qui  replacent  les  choses  dans  leur  ordre  naturel,  et 
vengent  le  mérite  avili  des  outrages  de  la  fortune.    Quelques 
minutes  après,  mademoiselle  de  Breil,  levant  de  rechef  les 
yeux  sur  moi,  me  pria,  d'un  ton  de  voix  aussi  timide  qu'af- 
fable, de  lui  donner  à  boire.     On  juge  que  je  ne  la  fis  pas  ic 
attendre;    mais,  en  approchant,  je  fus  saisi  d'un  tel  trem- 
blement,  qu'ayant   trop   rempli   le   verre,   je   répandis   une 
partie  de  l'eau  sur  l'assiette  et  même  sur  elle.     Son  frère  me 
demanda  étourdiment  pourquoi  je  tremblais  si  fort.     Cette 
question  ne  servit  pas  à  me  rassurer,  et  mademoiselle  de  15 
Breil  rougit  jusqu'au  blanc  des  yeux. 
Ici  finit  le  roman 

UNE  ANNÉE  DE  BONHEUR 

«  Maman  » 

Tout  le  monde  était  bon  pour  Rousseau.  On  avait  reconnu  son 
mérite,  et  il  aurait  pu  faire  sa  fortune.  L'abbé  de  Gouvon  (fils 
du  Comte)  lui  donnait  même  des  leçons  pour  lui  aider  à  monter  2a 
dans  l'échelle  sociale.  Mais  le  caractère  romanesque  reprit  le 
dessus.  Un  jour  Rousseau  rencontra  un  ancien  camarade  de 
Genève,  Bâcle,  un  enfant  du  peuple,  sans  éducation,  mais  plein  de 
fantaisie;  Rousseau  bientôt  ne  le  quitta  plus.  Après  quelque 
temps,  voyant  son  indifférence  pour  les  bontés  qu'on  avait  pour  25 
lui,  le  comte  de  Gouvon  le  renvoya.  Rousseau,  au  lieu  d'être 
mortifié,  ne  pensa  qu'à  la  joie  de  la  liberté  retrouvée.  Bâcle 
partait  justement  pour  rentrer  à  Genève;  Rousseau  l'accom- 
pagnerait jusqu'à  Annecy  —  car  il  pensait  toujours  à  Madame 
de  Warens.     C'était  au  printemps,  1729.  3c 

Que  le  cœur  me  battit  en  approchant  de  la  maison  de 
madame  de  Warens!  mes  jambes  tremblaient  sous  moi,  mes 


\  Il    I  I  «1  ' 

\ni\  m  i ouvraient  d'un  voil<  tdaii 
rien,  je  n'aura  anu  pei  [n'ar- 
rêter plusieurs  fois  pour  respirer  cl  n  ;  .... 
\  peine  parus  y  )• 
5  tressaillis  au  premier  son  de  sa  voi  l  ses 
pieds,  et  dans  les  transports  de  la  plu  je  colli 

bouche  BUT  Sa    main.      Pour  dit  il    Ml  dfl 

mes  nouvelles;   mais  je  vis  peu  de  Burpri 
et  je  n'y  via  aucun  chagrin.     «  Pauvre  petit,  me  dit-elle  d'un 
10  ton  caressant,  te  revoilà  dont  ?    Je  bien  que  tu  étais 

trop  jeune  pour  CC  voyage;    je  suifl  bîl  au  moin-  qu'il 

n'ait    pas   au— i    mal    tourné   que   j'avaifl    <  raint.  »     Kn-uite 
elle  me  fit  conter  mon  histoire  qui  ne  fut  pas  Ion  que 

je  lui  fis  très  fidèlement,  cri   supprimant  quelque-  arti 

15  mais  au  reste  sans  m 'épargner  ni  m 'excuser. 

Il  fut  question  de  mon  gîte.     Klle  consulta  sa  femme  de 
chambre.    Je    n'osais    respirer    durant    cette    délibération; 
mais  quand  j'entendis  que  je  coucherais  dans  la  mai 
j'eus  peine  à  me  contenir,  et  je  vis  porter  mon  petit  paquet 

20  dans  la  chambre  qui  m'était  destinée,  à  peu  près  comme 
Saint-Preux  vit  remiser  sa  chaise  chez  madame  de  Wolmar.1 
J'eus  pour  surcroît  d'apprendre  que  cette  faveur  ne  serait 
point  passagère;  et  dans  un  moment  où  l'on  me  croyait 
attentif  à  toute  autre  chose,  j'entendis  qu'elle  disait:    «On 

25  dira  ce  qu'on  voudra;  mais  puisque  la  Providence  me  le 
renvoie  je  suis  déterminée  à  ne  pas  l'abandonner.  » 

Me  voilà  donc  enfin  établi  chez  elle 

Elle  habitait  une  vieille  maison,  mais  assez  grande  pour 
avoir  une  belle  pièce  de  réserve,  dont  elle  fit  sa  chambre  de 

1  Allusion  à  une  scène  de  La  Xoiccelle  Héloïse.  roman  de  Rousseau 
(IV,  6).  Saint-Preux,  après  des  années  d'absence,  visite  Mme  de  Wol- 
mar, la  femme  qu'il  avait  aimée  et  qui  en  avait  épousé  un  autre.  Il  est 
doucement  ému  quand  il  voit  qu'on  transporte  son  bagage  dans  la  maison, 
et  qu'il  est  invité  à  habiter  sous  le  même  toit  que  celle  pour  laquelle  il 
pense  n'avoir  désormais  qu'une  «  amitié  pure  et  sainte  ». 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  37 

parade,  et  qui  fut  celle  où  l'on  me  logea.  Cette  chambre 
était  sur  le  passage  dont  j'ai  parlé,  où  se  fit  notre  première 
entrevue;  et  au-delà  du  ruisseau  et  des  jardins  on  découvrait 
la  campagne.  Cet  aspect  n'était  pas  pour  le  jeune  habitant 
une  chose  indifférente.  C'était  depuis  Bossey  la  première  5 
fois  que  j'avais  du  vert  devant  mes  fenêtres.  Toujours 
masqué  par  des  murs,  je  n'avais  eu  sous  les  yeux  que  des 
toits  ou  le  gris  des  rues.  Combien  cette  nouveauté  me 
fut  sensible  et  douce!  elle  augmenta  beaucoup  mes  dispo- 
sitions à  l'attendrissement.  Je  faisais  de  ce  charmant  paysage  10 
encore  un  des  bienfaits  de  ma  chère  patronne  :  il  me  semblait 
qu'elle  l'avait  mis  là  tout  exprès  pour  moi:  je  m'y  plaçais 
paisiblement  auprès  d'elle;  je  la  voyais  partout  entre  les 
fleurs  et  la  verdure;  ses  charmes  et  ceux  du  printemps  se 
confondaient  à  mes  yeux.  Mon  cœur,  jusqu'alors  comprimé,  15 
se  trouvait  plus  au  large  dans  cet  espace,  et  mes  soupirs 
s'exhalaient  plus  librement  parmi  ces  vergers. 

On  ne  trouvait  pas  chez  madame  de  Warens  la  magnifi- 
cence que  j'avais  vue  à  Turin;  mais  on  y  trouvait  la  propreté, 
la  décence  et  une  abondance  patriarcale  avec  laquelle  le  faste  20 
ne  s'allie  jamais.  Elle  avait  un  peu  de  vaisselle  d'argent, 
point  de  porcelaine,  point  de  gibier  dans  sa  cuisine,  ni  dans 
sa  cave  des  vins  étrangers;  mais  l'une  et  l'autre  étaient  bien 
garnies  au  service  de  tout  le  monde,  et  dans  des  tasses  de 
faïence  elle  donnait  d'excellent  café.  Quiconque  la  venait  25 
voir  était  invité  à  dîner  avec  elle  ou  chez  elle;  et  jamais 
ouvrier,  messager  ou  passant  ne  sortait  sans  manger  ou 
boire.  Son  domestique x  était  composé  d'une  femme  de 
chambre  fribourgeoise  assez  jolie,  appelée  Merceret,  d'un 
valet  de  son  pays  appelé  Claude  Anet,  d'une  cuisinière,  et  de  30 
deux  porteurs  de  louage  quand  elle  allait  en  visite,  ce  qu'elle 
faisait  rarement.  Voilà  bien  des  choses  pour  deux  mille 
livres  de  rente;  cependant  son  petit  revenu  bien  ménagé 
eût  pu  suffire  à  tout  cela  dans  un  pays  où  la  terre  est  très 

1  Ici  nom  collectif:   tous  ses  gens  de  service. 


38  \n 

«  i    l';irt'« m    t  •  I heureusement    Vé 

ne  lui  jan  Lettait,  i 

:    la  Davette,  et  tout  allait.  . 
I  »<  !   I<    premier  jour,   la   familiarité  la  plu-  doilO       •'    iblit 

ut  re  nous  au  met  tout  le  n 

ie.    Petit  fut  mon  nom;  Maman  fut  b  toujours 

nous  demeurâmes  l'eut  et  Mamau.  même  quand  le  nombre 

des  années  eu  eut  prévue  la  diffé  i .ou-. 

Je  trouve  que  ces  deui  noms  rendent  rveille  l'idée  de 

10  notre  ton,  la  simplicité  de  no  lUrtOUt  la  relation 

de  nos  cœurs.    Elle  fut  pour  moi  la  plus  tendn 

qui  jamais  ne  chen  ha  son  plaisir,  mais  toujours  mon  bien 

Je  n'avais  ni  transports  ni  désirs  auprès  d'elle;  j'étais  dans 

un  calme  ravissant,  jouissant  sans  Bavoir  de  quoi.     J'aurais 

is  ainsi  passé  ma  vie  et  l'éternité  même  sans  m'ennuyer  un  seul 
instant.     Elle  est  la  seule  personne  avec  qui  je  n'ai  jamais 
senti  cette  sécheresse  de  conversation  qui  me  fait  un  supplice 
du  devoir  de  la  soutenir.     Nos  tête-à-tête  étaient  moûts 
entretiens  qu'un  babil  intarissable,  qui  pour  finir  avait  b<       a 

20  d'être  interrompu.  Loin  de  me  faire  une  loi  de  parler,  il 
fallait  plutôt  m'en  faire  une  de  me  taire.  A  force  de  méditer 
ses  projets,  elle  tombait  souvent  dans  la  rêverie.  Eh  bien  ! 
je  la  laissais  rêver,  je  me  taisais,  je  la  contemplais,  et  j'étais 
le  plus  heureux  des  hommes.     J'avais  encore  un   tic   fort 

25  singulier.  Sans  prétendre  aux  faveurs  du  tête-à-tête,  je  le 
recherchais  sans  cesse,  et  j'en  jouissais  avec  une  d  qui 

dégénérait  en  fureur  quand  des  importuns  venaient  le  troubler. 
Sitôt  que  quelqu'un  arrivait,  homme  ou  femme,  il  n'importait 
pas,  je  sortais  en  murmurant,  ne  pouvant  souffrir  de  rester 

30  en  tiers  auprès  d'elle.  J'allais  compter  les  minutes  dans 
son  antichambre,  maudissant  mille  fois  ces  éternels  visiteurs, 
et  ne  pouvant  concevoir  ce  qu'ils  avaient  tant  à  dire,  parce 
que  j'avais  à  dire  encore  plus. 

Je  ne  sentais  toute  la  force  de  mon  attachement  pour 

35  elle  que  quand  je  ne  la  voyais  pas.     Quand  je  la  voyais,  je 


ENFANCE  ET  JEUNESSE  39 

n'étais  que  content;  mais  mon  inquiétude  en  son  absence 
allait  au  point  d'être  douloureuse.  Le  besoin  de  vivre  avec 
elle  me  donnait  des  élans  d'attendrissement  qui  souvent  al- 
laient jusqu'aux  larmes.  Je  me  souviendrai  toujours  qu'un 
jour  de  grande  fête,  tandis  qu'elle  était  à  vêpres,  j'allai  me  5 
promener  hors  de  la  ville,  le  cœur  plein  de  son  image  et  du 
désir  ardent  de  passer  mes  jours  auprès  d'elle.  J'avais 
assez  de  sens  pour  voir  que  quant  à  présent  cela  n'était  pas 
possible,  et  qu'un  bonheur  que  je  goûtais  si  bien  serait  court. 
Cela  donnait  à  ma  rêverie  une  tristesse  qui  pourtant  n'avait  10 
rien  de  sombre,  et  qu'un  espoir  flatteur  tempérait.  Le  son 
des  cloches,  qui  m'a  toujours  singulièrement  affecté,  le  chant 
des  oiseaux,  la  beauté  du  jour,  la  douceur  du  paysage,  les 
maisons  éparses  et  champêtres  dans  lesquelles  je  plaçais  en 
idée  notre  commune  demeure,  tout  cela  me  frappait  telle-  15 
ment  d'une  impression  vive,  tendre,  triste  et  touchante,  que 
je  me  vis  comme  en  extase  transporté  dans  cet  heureux  temps 
et  dans  cet  heureux  séjour  où  mon  cœur,  possédant  toute 
la  félicité  qui  pouvait  lui  plaire,  la  goûtait  dans  des  ravisse- 
ments inexprimables.  Je  ne  me  souviens  pas  de  m 'être  élancé  20 
jamais  dans  l'avenir  avec  plus  de  force  et  d'illusion  que  je 
fis  alors;  et  ce  qui  m'a  frappé  le  plus  dans  le  souvenir  de 
cette  rêverie,  quand  elle  s'est  réalisée,1  c'est  d'avoir  retrouvé 
des  objets  tels  exactement  que  je  les  avais  imaginés.  Si 
jamais  rêve  d'un  homme  éveillé  eut  l'air  d'une  vision  pro-  25 
phétique,  ce  fut  assurément  celui-là.  Je  n'ai  été  déçu  que 
dans  sa  durée  imaginaire;  car  les  jours  et  les  ans,  et  la  vie 
entière,  s'y  passaient  dans  une  inaltérable  tranquillité;  au 
lieu  qu'en  effet  tout  cela  n'a  duré  qu'un  moment.  Hélas! 
mon  plus  constant  bonheur  fut  en  songe:  son  accomplisse-  30 
ment  fut  presque  à  l'instant  suivi  du  réveil. 

Je  ne  finirais  pas  si  j'entrais  dans  le  détail  de  toutes  les 
folies  que  le  souvenir  de  cette  chère  maman  me  faisait  faire 

1  Rousseau  pense  ici  au  séjour  aux  Charmettes  (1738-42)  qu'il  décrit 
comme  parfaitement  heureux.     Voir  ci-dessous. 


40  VIE  ET  <  i 

quand  je  n'étais  plu  I  ,  j';ij 

bai  •<■  mon  lu  i  i  an(  qu'elli 

ton  ■!<•  m. i  (  hambi  i  qu'il 

lie,  que  m  bdk  main  ]<•  plai 

5  sur  lequel  je  me  prosternai  I  qu'elle  •. 

man  hé  '..... 

Je  pe    ûs  mon  temps  le  plu         îablemenl  du  monde, 
«h  (  upé  «le-  c  boses  qui  me  plaisaient   le 
des  projets  à  rédiger,  «le-  mémoires  à  d  m  net 

10  recettes  à  transcrire;  c'étaient  des  herbes  I  trier,  des  drog 

à  piler,  de>  alami  gouverner.     Tout  à  traver-  ton1 

venaient  des  foules  «le  passants,  de  mendiants,  de  visites  de 

toute  espèce.     Il  fallait  entretenir  tout  à  la  foi-  un   soldat, 

un  apothicaire,  un  chanoine,  une  belle  dame,  un  frère  lai. 

15  Je  pestais,  je  grommelais,  je  jurai-,  je  donnai-  au  diable 
toute  cette  maudite  cohue.  Pour  elle,  qui  prenait  tout  en 
gaieté,  mes  fureurs  la  faisaient  rire  aux  lan  qui 

la  faisait  rire  encore  plus  était  de  me  voir  d'autant  plus  furieux 
que  je  ne  pouvais  moi-même  m'empêcher  de  rire.     Ces  petits 

20  intervalles  où  j'avais  le  plaisir  de  grogner  étaient  charmant-; 
et  s'il  survenait  un  nouvel  importun  durant  la  querelle,  elle 
en  savait  encore  tirer  parti  pour  l'amusement  en  prolongeant 
malicieusement  la  visite,  et  me  jetant  des  coups  d'oeil  pour 
lesquels  je  l'aurais  volontiers  battue.     Elle  avait  peine  à 

25  s'abstenir  d'éclater  en  me  voyant,  contraint  et  retenu  par  la 

bienséance,  lui  faire  des  yeux  de  possédé,  tandis  qu'au  fond 

de  mon  coeur,  et  même  en  dépit  de  moi,  je  trouvais  tout  cela 

très  comique. 

Tout  cela,  sans  me  plaire  en  soi,  m'amusait  pourtant  parce 

30  qu'il  faisait  partie  d'une  manière  d'être  qui  m'était  char- 
mante. Rien  de  tout  ce  qui  se  faisait  autour  de  moi,  rien  de 
tout  ce  qu'on  me  faisait  faire  n'était  selon  mon  goût,  mais 
tout  était  selon  mon  cœur.  Je  crois  que  je  serais  parvenu 
à  aimer  la  médecine,  si  mon  dégoût  pour  elle  n'eût  fourni 

35  des  scènes  folâtres  qui  nous  égayaient  sans  cesse:  c'est  peut- 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  41 

être  la  première  fois  que  cet  art  a  produit  un  pareil  effet. 
Je  prétendais  connaître  à  l'odeur  un  livre  de  médecine,  et 
ce  qu'il  y  a  de  plaisant  est  que  je  m'y  trompais  rarement. 
Elle  me  faisait  goûter  des  plus  détestables  drogues.  J'avais 
beau  fuir  ou  vouloir  me  défendre;  malgré  ma  résistance  5 
et  mes  horribles  grimaces,  malgré  moi  et  mes  dents,  quand 
je  voyais  ses  jolis  doigts  barbouillés  s'approcher  de  ma  bouche 
il  fallait  finir  par  l'ouvrir  et  sucer.  Quand  tout  son  petit 
ménage  était  rassemblé  dans  la  même  chambre,  à  nous  en- 
tendre courir  et  crier  au  milieu  des  éclats  de  rire,  on  eût  cru  10 
qu'on  y  jouait  quelque  farce,  et  non  pas  qu'on  y  faisait  de 
l'opiat  ou  de  l'élixir. 

Mon  temps  ne  se  passait  pourtant  pas  tout  entier  à  ces 
polissonneries 

ANNÉE   DE   VAGABONDAGE 

I730-I73I 

Rousseau  lisait  aussi.     La  bibliothèque  de  Madame  de  Warens,  15 
outre  des  livres  de  piété,  contenait  les  écrits  de  beaucoup  d'écri- 
vains profanes  et  intéressants  du  XVIIIme  siècle.     Mais  cette  vie 
d'oisiveté  ne  pouvait  durer.     Rousseau,  qui  avait  alors  17  ans, 
devait  se  préparer  à  gagner  son  pain. 

Après  l'avoir  fait  catholique,  on  songea  à  le  faire  prêtre.     Il  20 
avait  été  placé,  quelques  semaines  après  son  arrivée,  dès  Pâque 
1729,   au   Séminaire   catholique   d'Annecy:     «  La   triste   maison 
qu'un  séminaire,  surtout  pour  celui  qui  sort  de  celle  d'une  aimable 
femme  ».     Inutile  de  dire  qu'il  allait  fort  souvent  rendre  visite 
à   «  maman  ».     C'est  au  Séminaire  qu'il  avait  rencontré  l'abbé  25 
Gâtier,  qui,  avec  l'abbé  Gaimes,  de  Turin,  lui  fournit  les  traits 
du  vicaire  savoyard  dans  Emile.     Mais  il  s'entendait  mal  avec 
les  autres  maîtres,  et  on  le  renvoya  comme  «  pas  même  assez 
bon  pour  être  prêtre  »  (Fin  de  l'été).     Il  avait  alors  voulu  étudier 
la  musique  et  dans  ce  but  avait  été  mis  en  pension  chez  M.  Le  30 
Maître,  directeur  de  musique  à  la  cathédrale   (Octobre   1729). 
Mais  six  mois  après,  un  événement  inattendu  bouleversait  de 
nouveau  sa  vie.     Son  maître  de  chant  se  décidait  soudainement  à 


.)    '  VII.     I    I     <1 

quitter  tan<  l  quelqui 

i ctte  année  là  .     Mme.  de  W  I     .-seau  p 

<  ompagner  jusqu'à  Lyon.     \  ! 

leau  trouva  la  maison  de  i  m. un  m  i  vid< 
5  de  W  était  partir  |><mr  une  n 

Sardaigne  dont  elle  ('tait  la  pensionnaire. 

Rousseau  attend  quelque 
la  chambre  d'un  jeune  aventurier,  Venture,  un  ir  de  musique 

qu'il  avait  connu  chez  M.  F<-  Maître. 

io        Durant    cette   période  'l'attente   M   place  Ufl  IttS  céli 

épisodes  du  livre  <i<     I 

Les  Cerises 
medi  le  rr  juillet  1730)  ' 

L'aurore  un  matin  me  parut  si  belle,  que  mïtant  habillé 
précipitamment  je  me  hâtai  de  gagner  la  campagne  pour  voir 
lever  le  soleiL    Je  goûtai  ce  plaisir  dans  tout  son  charme; 

15  c'était  la  semaine  après  la  Saint-Jean.     La  terr- 

grande  parure,  était  couverte  d'herbes  et  de  fleurs;  les  rossi- 
gnols, presque  à  la  tin  de  leur  ramage,  semblaient  se  plaire  à 
le  renforcer;  tous  les  oiseaux,  faisant  en  concert  leurs  adieux 
au  printemps,  chantaient  la  naissance  d'un  beau  jour  d'été, 

20  d'un  de  ces  beaux  jours  qu'on  ne  voit  plus  à  mon  âge. 

Je  m'étais  insensiblement  éloigné  de  la  ville,  la  chaleur 
augmentait,  et  je  me  promenais  sous  des  ombrages  dar. 
vallon  le  long  d'un  ruisseau.     J'entends  derrière  moi  des  pas 
de  chevaux  et  des  voix  de  tilles  qui  semblaient  embarra- 

25  mais  qui  n'en  riaient  pas  de  moins  bon  cœur.  Je  me  re- 
tourne; on  m'appelle  par  mon  nom;  j'approche,  je  trouve 
deux  jeunes  personnes  de  ma  connaissance,  mademoiselle  de 
Graffenried  et  mademoiselle  Galley,2  qui,  n'étant  pas  d'ex- 
cellentes cavalières,  ne  savaient  comment  forcer  leurs  che- 

1  Sur  cet  épisode,  très  souvent  pris  comme  sujet  de  gravures  par  les  ar- 
tistes, voir  F.  et  J.  Serand,  L'Idylle  des  Cerises  'Annecy.  191 2;  39  page?). 

1  Rousseau  resta  un  certain  temps  en  correspondance  avec  elles  après 
avoir  quitté  Chambéry.  Il  se  souvient  d'elles,  pour  dessmer  les  héroïnes 
de  son  roman  La  Xouvelle  Hélaïse. 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  43 

vaux  à  passer  le  ruisseau.  Mademoiselle  de  Graffenried  était 
une  jeune  Bernoise  fort  aimable,  qui,  par  quelque  folie  de  son 
âge,  ayant  été  jetée  hors  de  son  pays,  avait  imité  madame  de 
Warens,  chez  qui  je  l'avais  vue  quelquefois;  mais,  n'ayant 
pas  eu  une  pension  comme  elle,  elle  avait  été  trop  heureuse  5 
de  s'attacher  à  mademoiselle  Galley,  qui,  l'ayant  prise  en 
amitié,  avait  engagé  sa  mère  à  la  lui  donner  pour  compagne 
jusqu'à  ce  qu'on  la  pût  placer  de  quelque  façon.  Made- 
moiselle Galley,  d'un  an  plus  jeune  qu'elle,  était  encore  plus 
jolie;  elle  avait  je  ne  sais  quoi  de  plus  délicat,  de  plus  fin;  10 
elle  était  en  même  temps  très  mignonne  et  très  formée,  ce 
qui  est  pour  une  fille  le  plus  beau  moment.  Toutes  deux 
s'aimaient  tendrement,  et  leur  bon  caractère  à  l'une  et  à 
l'autre  ne  pouvait  qu'entretenir  longtemps  cette  union,  si 
quelque  amant  ne  venait  pas  la  déranger.  Elles  me  dirent  15 
qu'elles  allaient  à  Toune,  vieux  château  appartenant  à 
madame  Galley;  elles  implorèrent  mon  secours  pour  faire 
passer  leurs  chevaux,  n'en  pouvant  venir  à  bout  elles  seules. 
Je  voulus  fouetter  les  chevaux;  mais  elles  craignaient  pour 
moi  les  ruades  et  pour  elles  les  haut-le-corps.  J'eus  recours  20 
à  un  autre  expédient;  je  pris  par  la  bride  le  cheval  de  made- 
moiselle Galley,  puis  le  tirant  après  moi,  je  traversai  le 
ruisseau,  ayant  de  l'eau  jusqu'à  mi-jambe,  et  l'autre  cheval 
suivit  sans  difficulté.  Cela  fait,  je  voulus  saluer  ces  de- 
moiselles, et  m'en  aller  comme  un  benêt;  elles  se  dirent  25 
quelques  mots  tout  bas;  et  mademoiselle  de  Graffenried 
s'adressant  à  moi:  «  Non  pas,  non  pas,  me  dit-elle,  on  ne 
m'échappe  pas  comme  cela.  Vous  vous  êtes  mouillé  pour 
notre  service,  et  nous  devons  en  conscience  avoir  soin  de 
vous  sécher:  il  faut,  s'il  vous  plaît,  venir  avec  nous;  nous  30 
vous  arrêtons  prisonnier.  »  Le  cœur  me  battait,  je  regardais 
mademoiselle  Galley.  «  Oui,  oui,  ajouta-t-elle  en  riant  de 
ma  mine  effarée,  prisonnier  de  guerre;  montez  en  croupe 
derrière   elle;     nous   voulons   rendre   compte    de    vous.  »  l 

1  rendre  compte  de,  ici:  tenir  compte  de,  dédommager  (sens  rire;  Littré). 


44  VIE  ET  0  i  A  RE8 

M. ii  ,  mademoiselle,  je  n'ai  point  L'honneur  d  >nnu 

de  madame  votre  mi  n  :   que  dira  t  elle  i  •  ar« 

river?  -    i  Si  mère,  reprit  mademoiselle  <l<  I  ! 
pe    .1   roune,  no 
5  et  voua  reviendrez  ave*  nous.  » 

L'effet  de  l'électricité  n'e  l  pai  phu  prompt  que  celui  que 

mots  firent  but  mol    En  m'élançant  nu  le  cheval  de 

mademoiselle  de  Graffenried,  je  tremblais  de  joie;  et  quand 

il  fallut  l'embrasser  pour  me  tenir,  le  «  ittait  si  fort 

io  qu'elle  s'en  aperçut:  elle  me  dit  que  le  nen  lui  battait  au 

par  la  frayeur  de  tomber;    c'était  presque,  dai  'ure, 

une  imitation  de  vérifier  la  (  hose:  je  n'osai  jamais;  et  durant 

tout  le  trajet  mes  deux  bras  lui  servirent  de  ceinture,  très 

serrée  à  la  vérité,  mais  sans  se  déplacer  un  moment.     Telle 

15  femme  qui  lira  ceci  me  souffletterait  volontiers,  et  n'aurait 

pas  tort. 
La  gaieté  du  voyage  et  le  babil  de  ces  filles  aiguisèrent 

tellement  le  mien,  que  jusqu'au  soir,  et  tant  que  nous  fûmes 
ensemble,    nous    ne    déparlâmes ■    pas    un    moment.     Elles 

20  m'avaient  mis  si  bien  à  mon  aise,  que  ma  langue  parlait 
autant  que  mes  yeux,  quoiqu'elle  ne  dît  pas  les  mêmes  choses. 
Quelques  instants  seulement,  quand  je  me  trouvais  tête-à- 
tête  avec  l'une  ou  l'autre,  l'entretien  s'embarrassait  un  peu; 
mais  l'absente  revenait  bien  vite,  et  ne  nous  laissait  pas  le 

25  temps  d'éclaircir  cet  embarras. 

Arrivés  à  Toune,  et  moi  bien  séché,  nous  déjeunâmes. 
Ensuite  il  fallut  procéder  à  l'importante  affaire  de  préparer 
le  dîner.  Les  deux  demoiselles,  tout  en  cuisinant,  baisaient 
de  temps  en  temps  les  enfants  de  la  grangère; 2  et  le  pauvre 

30  marmiton  regardait  faire  en  rongeant  son  frein.  On  avait 
envoyé  des  provisions  de  la  ville,  et  il  y  avait  de  quoi  faire 
un  très  bon  dîner,  surtout  en  friandises:   mais  malheureuse- 

1  déparlâmes,   mot  créé  par  Rousseau. 

9  grangère,  mot  local,  pour  «  fermière  ».     (Cf.  Annales  J.-J.  Rousseau 
III,  P-  43.) 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  45 

ment  on  avait  oublié  du  vin.  Cet  oubli  n'était  pas  étonnant 
pour  des  filles  qui  n'en  buvaient  guère;  mais  j'en  fus  fâché, 
car  j'avais  un  peu  compté  sur  ce  secours  pour  m 'enhardir. 
Elles  en  furent  fâchées  aussi,  par  la  même  raison  peut-être, 
mais  je  n'en  crois  rien.  Leur  gaieté  vive  et  charmante  était  5 
l'innocence  même;  et  d'ailleurs  qu'eussent-elles  fait  de  moi 
entre  elles  deux?  Elles  envoyèrent  chercher  du  vin  par- 
tout aux  environs:  on  n'en  trouva  point,  tant  les  paysans  de 
ce  canton  sont  sobres  et  pauvres.  Comme  elles  m'en  mar- 
quaient leur  chagrin,  je  leur  dis  de  n'en  pas  être  si  fort  en  10 
peine,  et  qu'elles  n'avaient  pas  besoin  de  vin  pour  m'enivrer. 
Ce  fut  la  seule  galanterie  que  j'osai  leur  dire  de  la  journée; 
mais  je  crois  de  reste  que  les  friponnes  voyaient  que  cette 
galanterie  était  une  vérité. 

Nous  dînâmes  dans  la  cuisine  de  la  grangère,  les  deux  15 
amies  assises  sur  des  bancs  aux  deux  côtés  de  la  longue  table, 
et  leur  hôte  entre  elles  deux  sur  une  escabelle  à  trois  pieds. 
Quel  dîner!  quel  souvenir  plein  de  charmes!  Comment,  pou- 
vant à  si  peu  de  frais  goûter  des  plaisirs  si  purs  et  si  vrais, 
vouloir  en  rechercher  d'autres?  Jamais  souper  des  petites  20 
maisons  de  Paris  n'approcha  de  ce  repas  .  .  . 

Après  le  dîner  nous  fîmes  une  économie  :  au  lieu  de  prendre 
le  café  qui  nous  restait  du  déjeuner,  nous  le  gardâmes  pour 
le  goûter  avec  de  la  crème  et  des  gâteaux  qu'elles  avaient 
apportés;  et  pour  tenir  notre  appétit  en  haleine,  nous  allâmes  25 
dans  le  verger  achever  notre  dessert  avec  des  cerises.  Je 
montai  sur  l'arbre,  et  je  leur  en  jetais  des  bouquets  dont 
elles  me  rendaient  les  noyaux  à  travers  les  branches.  Une 
fois  mademoiselle  Galley,  avançant  son  tablier  et  reculant  la 
tête,  se  présentait  si  bien  et  je  visai  si  juste,  que  je  lui  fis  30 
tomber  un  bouquet  dans  le  sein;  et  de  rire.  Je  me  disais 
en  moi-même  :  Que  mes  lèvres  ne  sont-elles  des  cerises  !  comme 
je  les  leur  jetterais  ainsi  de  bon  cœur! 

La  journée  se  passa  de  cette  sorte  à  folâtrer  avec  la  plus 
grande  liberté,  et  toujours  avec  la  plus  grande  décence.     Pas  35 


.;'■  vu     tTdl 

un  ieul  mot  équivoq  une  teule  plaisanterie  basai 

1 1  cette  d<  ne  nous  l'imp  du  tout, 

elle  venait  toute  ton  qui  don- 

oaienl  nos  i  a  un.    Enfin  ma  ;  diront 

5  sottise,  un  telle,  que  la  plus  grande  privante  qui  :  ppa 

fut  de  baiser  une  seule  foû  la  main  d«  •  l<  Galley. 

Il  est   \  rai  rjuc  la  t  ire  onstaiM  e  donnait  'lu  pri 

faveur.    Mous  étions  seuls,  je  re>pira  elle 

avait  les  yiu.\  baissés.     Ma  bouche,  au  lieu  «le  trouver  des 
10  paroles,  s'avisa  de  se  coller  sur  sa  main,  qu'elle  retira  do 
ment  après  qu'elle  fut  1  i  d  me  regardant  d'un  air  qui 

n'était   point   irrité.     Je  ne  que  j'aurai-  pu  lui  dire: 

son  amie  entra,  et  me  parut  laide  en  ce  mom« 

Enfin  elles  se  souvinrent  qu'il  ne  fallait  pas  attendre  la  nuit 

15  pour  rentrer  en  ville.  Il  ne  nous  restait  que  le  temps  qu'il 
fallait  pour  y  arriver  de  jour,  et  nous  nous  hâta:  par- 

tir en  nous  distribuant  comme  nous  étions  venus.  Si  j'avais 
i>m\  j'aurais  transposé  cet  ordre;  car  le  regard  de  mademoiselle 
Galley  m'avait  vivement  ému  le  cœur,  d  rien 

20  dire,  et  ce  n'était  pas  à  elle  de  le  propo.-er.  En  marchant 
nous  disions  que  la  journée  avait  tort  de  finir;  mai.-.  l«»in  de 
nous  plaindre  qu'elle  eût  été  courte,  nous  trouvâmes  que 
nous  avions  eu  le  secret  de  la  faire  longue,  par  tous  les  amuse- 
ments dont  nous  avions  su  la  remplir. 

25  Je  les  quittai  à  peu  près  au  même  endroit  où  elles  m'avaient 
pris.  Avec  quel  regret  nous  nous  séparâmes!  Avec  quel 
plaisir  nous  projetâmes  de  nous  revoir!  Douze  heures 
passées  ensemble  nous  valaient  des  siècles  de  familiarité. 
Le  doux  souvenir  de  cette  journée  ne  coûtait  rien  à  ces  ai- 

30  niables  filles;  la  tendre  union  qui  régnait  entre  nous  trois 
valait  des  plaisirs  plus  vifs,  et  n'eût  pu  subsister  avec  eux: 
nous  nous  aimions  sans  mystère  et  sans  honte,  et  nous  voulions 
nous  aimer  toujours  ainsi.  L'innocence  des  mœurs  a  sa 
volupté,  qui  vaut  bien  l'autre,  parce  qu'elle  n'a  point  d'in- 

$5  tervalle  et  qu'elle  agit  continuellement.     Pour  moi,  je  sais 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  47 

que  la  mémoire  d'un  si  beau  jour  me  touche  plus,  me  charme 
plus,  me  revient  plus  au  cœur  que  celle  d'aucuns  plaisirs  que 
j'aie  goûtés  en  ma  vie.  Je  ne  savais  pas  trop  bien  ce  que  je 
voulais  à  ces  deux  charmantes  personnes,  mais  elles  m'in- 
téressaient beaucoup  toutes  deux.  Je  ne  dis  pas  que  si  5 
j'eusse  été  le  maître  de  mes  arrangements,  mon  cœur  se  serait 
partagé;  j'y  sentais  un  peu  de  préférence.  J'aurais  fait 
mon  bonheur  d'avoir  pour  maîtresse  mademoiselle  de  Graf- 
fenried;  mais  à  choix,  je  crois  que  je  l'aurais  mieux  aimée 
pour  confidente.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  me  semblait  en  les  10 
quittant  que  je  ne  pourrais  plus  vivre  sans  l'une  et  sans 
l'autre.  Qui  m'eût  dit  que  je  ne  les  reverrais  de  ma  vie, 
et  que  là  finiraient  nos  éphémères  amours? 

Un  Concert 

Quelques  jours  après,  Madame  de  Warens  ne  revenant  pas, 
Mademoiselle  Merceret,  une  femme  de  charge  de  celle-ci,  décide  15 
de  retourner  chez  elle,  à  Fribourg.  Rousseau  décide  de  l'ac- 
compagner. Ils  arrivent  à  destination  vers  le  milieu  de  juillet. 
Lorsqu'il  se  retrouva  seul,  Rousseau  ne  sachant  que  faire  va  à 
la  ville  la  plus  proche,  à  Lausanne,  où  il  arrive  vers  le  20.  Il 
essaye  de  mettre  à  profit  ses  connaissances  de  musique  pour  20 
gagner  quelque  argent.  Il  réussit  bien  mal.  C'est  à  Lausanne 
que  lui  arriva  cette  pitoyable  aventure  : 

J'ai  déjà  noté  des  moments  de  délire  inconcevables  où  je 
n'étais  plus  moi-même.  En  voici  encore  un  des  plus  mar- 
qués. Pour  comprendre  à  quel  point  la  tête  me  tournait  25 
alors,  à  quel  point  je  m'étais  pour  ainsi  dire  l  venturisé,  il 
ne  faut  que  voir  combien  tout  à  la  fois  j'accumulai  d'extrava- 
gances.    Me  voilà  maître  à  chanter  sans  savoir  déchiffrer 

1  Venture  de  Villeneuve  était  un  aventurier  que  Rousseau  avait  connu 
chez  M.  Le  Maître  et  qui  l'avait  fasciné.  Venture  se  vantait  impudem- 
ment de  tant  de  choses  qui  n'étaient  pas  vraies,  qu'on  fut  fort  étonné 
de  constater  qu'il  savait  fort  bien  la  musique,  chose  dont  il  ne  s'était  pas 
vanté.  Rousseau  fait  un  portrait  fort  amusant  de  ce  type  au  Livre  III 
des  Confessions. 


48  I  M.   1  1    fi- 

lin air;  car  quand   les   -i\   mois  que  j  [tassés  aV0     Le 

Mailic   m'auraient    profité,   jamais   il-   naura.  .'rire: 

mais  outre  cela  j'apprenaii  d'un  maître  il  assez 

j)oiir  apprendre  mal  Parisien  de  (  ktholiqifc 

5  paya  protestant,  je  crus  devoir  changer  mon  nom  ainsi  '|uc 
ma  religion  et  ma  patrie.    Je  m'approchaii  toujours  de  mon 

grand  modèle  autant  qu'il  m'était  possible.      I 

Vent  me  de  Villeneuve,  moi,  je  fia  l'anagramme  du  nom  de 
Rousseau  dans  celui  de  Vaussore,  et  je  m'appelai  Vau 
iode   Villeneuve.    Venture   Bavait    la   composition,   quoiqu'il 

n'en  eût  rien  dit;  moi,  -an-  la  -avoir,  je  m'en  vantai  à  tout 
le  monde,  et.  Bans  pouvoir  noter  !e  moindre  vaudeville,1  je 
me  donnai  pour  compositeur.  Ce  n'e>t  pas  tout:  ayant 
élé   présenté  à    M.   de  Treytoren-,   profes  qui 

15  aimait  la  musique  et  faisait  des  concerts  chez  lui.  je  voulus 
lui  donner  un  échantillon  de  mon  talent,  et  je  me  mi-  à  (  om- 
poser  une  pièce  pour  son  concert,  aussi  effrontément  que 
si  j'avais  su  comment  m'y  prendre.  J'eus  la  constance  de 
travailler  pendant  quinze  jours  à  ce  bel  ouvrage,  de  le  mettre 

20  au  net,  d'en  tirer  les  parties,  et  de  les  distribuer  avec  autant 
d'assurance  que  si  c'eût  été  un  chef-d'œuvre  d'harmonie. 
Enfin,  ce  qu'on  aura  peine  à  croire,  et  qui  est  très  vrai,  pour 
couronner  dignement  cette  sublime  production,  je  mis  à  la 
fin  un  joli  menuet  qui  courait  les  rues,  et  que  tout  le  monde 

25  se  rappelle  peut-être  encore,  sur  ces  paroles  jadis  si  connues: 

Quel  caprice  ! 
Quelle  injustice  ! 
Quoi  !  ta  Clarisse 
Trahirait  tes  feux  !  etc. 

Venture  m'avait  appris  cet  air  avec  la  basse  sur  d'autres 
paroles,  à  l'aide  desquelles  je  l'avais  retenu.  Je  mis  donc  à  la 
fin  de  ma  composition  ce  menuet  et  sa  basse,  en  supprimant 
les  paroles,  et  je  le  donnai  pour  être  de  moi,   tout  aussi 

1  vaudrcille,  ici  chanson  de  circonstance  qui  court  les  rues  et  dont 
l'air  est  facile  à  retenir. 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  49 

résolument  que  si  j'avais  parlé  à  des  habitants  de  la  lune. 
On  s'assemble  pour  exécuter  ma  pièce.  J'explique  à 
chacun  le  genre  du  mouvement,  le  goût  de  l'exécution,  les 
renvois  des  parties;  j'étais  fort  affairé.  On  s'accorde  pendant 
cinq  ou  six  minutes,  qui  furent  pour  moi  cinq  ou  six  siècles.  5 
Enfin,  tout  étant  prêt,  je  frappe  avec  un  beau  rouleau  de 
papier  sur  mon  pupitre  magistral  les  cinq  ou  six  coups  du 
Prenez  garde  à  vous.  On  fait  silence.  Je  me  mets  gravement 
à  battre  la  mesure;  on  commence  .  .  .  Non,  depuis  qu'il 
existe  des  opéras  français,  de  la  vie  on  n'ouït  un  semblable  10 
charivari.  Quoi  qu'on  eût  pu  penser  de  mon  prétendu  talent, 
l'effet  fut  pire  que  tout  ce  qu'on  semblait  attendre.  Les 
musiciens  étouffaient  de  rire;  les  auditeurs  ouvraient  de 
grands  yeux  et  auraient  bien  voulu  fermer  les  oreilles;  mais 
il  n'y  avait  plus  moyen.  Mes  bourreaux  de  symphonistes,  15 
qui  voulaient  s'égayer,  raclaient  à  percer  le  tympan  d'un 
quinze-vingt.1  J'eus  la  constance  d'aller  toujours  mon  train, 
suant,  il  est  vrai,  à  grosses  gouttes,  mais  retenu  par  la  honte, 
n'osant  m'enfuir  et  tout  planter  là.  Pour  ma  consolation, 
j'entendais  autour  de  moi  les  assistants  se  dire  à  leur  oreille,  20 
ou  plutôt  à  la  mienne,  l'un:  Il  n'y  a  rien  là  de  supportable; 
un  autre:  Quelle  musique  enragée!  un  autre:  Quel  diable 
de  sabbat!  Pauvre  Jean- Jacques,  dans  ce  cruel  moment 
tu  n'espérais  guère  qu'un  jour,  devant  le  roi  de  France  et 
toute  sa  cour,  tes  sons  exciteraient  des  murmures  de  surprise  25 
et  d'applaudissement,  et  que,  dans  toutes  les  loges  autour 
de  toi,  les  plus  aimables  femmes  se  diraient  à  demi-voix: 
«  Quels  sons  charmants  !  quelle  musique  enchanteresse  ! 
tous  ces  chants-là  vont  au  cœur.  » 2 

1  Un  aveugle.  Les  quinze- vingt  étaient  les  300  (15  X  20  =  300) 
aveugles  recueillis  par  Saint-Louis  (XIIIme  siècle)  dans  un  hôpital  qu'on 
appela  «  des  Quinze- Vingt  ».  Rousseau  a  donc  fait  une  confusion;  il 
voulait  parler  de  sourds  et  non  d'aveugles. 

2  Allusion  à  son  opéra  Le  Devin  du  Village,  représenté  avec  grand  suc- 
cès à  Fontainebleau,  devant  le  roi  et  sa  cour,  les  18  et  25  octobre  1752. 


5°  xn 

M  qui   mit    tout   le  i. 

menuet    A  p  on  joué  que 

j 'entendu  partir  de  toute-  pan         i  i 

me  félicitait  but  mon  joli  goût  de  chant;  leeurait  que 

e    menuet    ferait    parler 

chanté  partout.    Je  n'ai  pas  besoin  d  eindre  □ 

isse  ni  d'avouer  que  je  la  d  i  il 

Le  Faux  Archimandrite 
réputation  impromise,  il  ail  où  il  p 

l'hiver   de    [730  à    1731,  e'  la  musique. 

10  11  ne  fit   pas  fortune;    il  eut   même  faim,      l'n  jour,  en  avril  1 
errant  dans  la  campagne  il  rencontra  dans  une  aul>er^e  un  homme 
qui  lui  offrit  de  le  prendre  a  son  service  comme  interpp 
homme  se  disait  archimandrite  (titre  que  l'on  donne  aux  Lamas 
supérieurs  dans  les  me  .  et   prétendait  quêter  pour 

15  la  restauration  du  Saint-Sépulcre  à  Jérusalem.     Je.m-Jacqut, 
soupçonna  rien;   il  vit  du  pain  assuré,  et  il  ac 

Les  dimanches  et  les  jours  où  j'étais  libre,  j'allais  courir 
les  campagnes  et  les  bois  des  environs,  toujourr-  errant,  rêvant, 
soupirant;   et  quand  j  étais  une  fois  sorti  de  la  ville,  je  n'y 

20  rentrais  plus  que  le  soir.  L~n  jour,  étant  à  Boudrv,1  j'entrai 
pour  dîner  dans  un  cabaret:  j'y  vis  un  homme  à  grande  barbe 
avec  un  habit  violet  à  la  grecque,  un  bonnet  fourré,  l'équipage 
et  l'air  assez  noble,  et  qui  souvent  avait  peine  à  se  faire  en- 
tendre, ne  parlant  qu'un  jargon  presque  indéchiffrable,  mais 

25  plus  ressemblant  à  l'italien  qu'à  nulle  autre  langue.  J'en- 
tendais presque  tout  ce  qu'il  disait,  et  j'étais  le  seul;  il  ne 
pouvait  s'énoncer  que  par  signes  avec  l'hôte  et  les  gens  du 
pays.  Je  lui  dis  quelques  mots  en  italien  qu'il  entendit  par- 
faitement:   il  se  leva,  et  vint  m'embrasser  avec  transport. 

30  La  liaison  fut  bientôt  faite,  et  dès  ce  moment  je  lui  servis 
de  truchement.     Son  dîner  était  bon,  le  mien  était  moins  que 

1  Boi(dry,  petite  bourgade  pittoresque,  à  11  kilomètres  à  l'ouest  de 
Neuchâtel. 


ENFANCE  ET  JEUNESSE  51 

médiocre;  il  m'invita  de  prendre  part  au  sien,  je  fis  peu  de 
façons.  En  buvant  et  baragouinant,  nous  achevâmes  de 
nous  familiariser,  et  dès  la  fin  du  repas  nous  devînmes  in- 
séparables. Il  me  conta  qu'il  était  prélat  grec  et  archi- 
mandrite de  Jérusalem,  qu'il  était  chargé  de  faire  une  quête  s 
en  Europe  pour  le  rétablissement  du  Saint-Sépulcre.  Il 
me  montra  de  belles  patentes  de  la  czarine  et  de  l'empereur; 
il  en  avait  de  beaucoup  d'autres  souverains.  Il  était  assez 
content  de  ce  qu'il  avait  amassé  jusqu'alors;  mais  i)  avait 
eu  des  peines  incroyables  en  Allemagne,  n'entendant  pas  10 
un  mot  d'allemand,  de  latin  ni  de  français,  et  réduit  à  son 
grec,  au  turc  et  à  la  langue  franque  x  pour  toute  ressource; 
ce  qui  ne  lui  en  procurait  pas  beaucoup  dans  le  pays  où  il 
s'était  enfourné.  Il  me  proposa  de  l'accompagner  pour 
lui  servir  de  secrétaire  et  d'interprète.  Malgré  mon  petit  15 
habit  violet,  nouvellement  acheté,  et  qui  ne  cadrait  pas  mal 
avec  mon  nouveau  poste,  j'avais  l'air  si  peu  étoffé  qu'il  ne 
me  crut  pas  difficile  à  gagner,  et  il  ne  se  trompa  point.  Notre 
accord  fut  bientôt  fait;  je  ne  demandais  rien,  et  il  promettait 
beaucoup.  Sans  caution,  sans  sûreté,  sans  connaissance,  2c 
je  me  livre  à  sa  conduite,  et  dès  le  lendemain  me  voilà  parti 
pour  Jérusalem. 

Nous  commençâmes  notre  tournée  par  le  canton  de  Fri- 
bourg,  où  il  ne  fit  pas  grand'chose.  La  dignité  épiscopale 
ne  permettait  pas  de  faire  le  mendiant,  et  de  quêter  aux  25 
particuliers;  mais  nous  présentâmes  sa  commission  au  Sénat, 
qui  lui  donna  une  petite  somme.2  De  là  nous  fûmes  à  Berne. 
Nous  logeâmes  au  Faucon,  bonne  auberge  alors,   où  l'on 

1  Mélange  de  français,  d'italien,  d'espagnol,  parfois  de  portugais, 
etc.  parlé  par  les  populations  mixtes  des  ports  du  Levant.  On  y  fait 
allusion  assez  souvent  en  littérature;  par  exemple,  Cervantes  dans  son 
Don  Quichotte  (I,  41),  et  Molière  qui  l'emploie  dans  une  des  scènes  du 
Bourgeois  Gentilhomme  (IV,  10  et  n). 

2  Fribourg,  ville  de  la  Suisse  française,  entre  Neuchâtel  et  Lausanne, 
chef-lieu  du  canton  de  ce  nom.  Le  sénat  était  le  corps  de  magistrats  de 
la  petite  république.     Rousseau  y  fut  du  16  au  20  avril. 


\I1    I 

trouvait   bonne  compagnie.    La   tabi  nombreuse  ci 

bien  jen  ie      II  y  avait   longtemps  q 
(  litre;  j'avais  grand  besoin  de  me  refain 
et    j'en    profitai.     Monseigneur    l'archimandrite    était    lui- 
5  même  un  homme  de  bonne  compagnie,  aimani 
table,  gai,  parlant  bien  poui  tendaient,  i 

quant  pas  de  i  onnai  rudi- 

tioD  grecque  d'agrément.     Un  'au 

dessert  des  noisettes,  il  se  <  oupa  l<-  doigt  fort  mme 

10  Le  sang  sortait  ondance,  il  montri  loigt  à  la  < 

pagnie,  et  dit  en  riant:    Mirai         >wri;   guesto  è  j<; 
pdasgo) 

A  Berne  mes  fonctions  ne  lui  furent  pas  inutile-,  et  je  ne 
m'en    tirai    pas   aussi    mal   que   j'avais  crain;        I     UÛS   bien 

15  plus  hardi  et  mieux  parlant  que  je  n'aur,  pour  moi- 

même.     Les  choses  ne  se  passèrent   pas  ans  plement 

qu'à  Fribourg:  il  fallut  de  longues  et  fréquente-  conférences 
avec  les  premiers  de  l'État,  et  l'examen  de  ses  titres  ne  fut 
pas  l'affaire  d'un  jour.     Enfin,   tout  étant  en   r  '.  fut 

20  admis  à  l'audience  du  Sénat.     J'entrai  avec  lui  comme- 
interprète,  et  l'on  me  dit  de  parler.     Je  ne  m'attendais  à 
rien  moins,  et  il  ne  m'était  pas  venu  dans  L'esprit  qu'après 
avoir  longtemps  conféré  avec  les  membres,  il  fallût  s'adresser 
au  corps  comme  si  rien  n'eût  été  dit.     Qu'on  juge  de  mon 

25  embarras!  Pour  un  homme  aussi  honteux,  parler  non  seu- 
lement en  public  mais  devant  le  Sénat  de  Berne,  et  parler 
impromptu  sans  avoir  une  seule  minute  pour  me  préparer, 
il  y  avait  là  de  quoi  m'anéantir.  Je  ne  fus  pas  même  inti- 
midé.    J'exposai    succinctement    et    nettement    la    commis- 

30  sion  de  l'archimandrite.  Je  louai  la  piété  des  princes  qui 
avaient  contribué  à  la  collecte  qu'il  était  venu  faire.  Pi- 
quant d'émulation  celle  de  Leurs  Excellences,  je  dis  qu'il 
n'y  avait  pas  moins  à  espérer  de  leur  munificence  accoutumée; 
et  puis,  tâchant  de  prouver  que  cette  bonne  œuvre  en  était 

1  Regardez  bien,  messieurs,  c'est  ici  du  sang  grec. 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  53 

également  une  pour  tous  les  chrétiens  sans  distinction  de 
secte,  je  finis  par  promettre  les  bénédictions  du  ciel  à  ceux 
qui  voudraient  y  prendre  part.  Je  ne  dirai  pas  que  mon 
discours  fit  effet;  mais  il  est  sûr  qu'il  fut  goûté,  et  qu'au 
sortir  de  l'audience  l'archimandrite  reçut  un  présent  fort  5 
honnête,  et  de  plus,  sur  l'esprit  de  son  secrétaire  des  com- 
pliments dont  j'eus  l'agréable  emploi  d'être  le  truchement, 
mais  que  je  n'osai  lui  rendre  à  la  lettre.  Voilà  la  seule  fois 
de  ma  vie  que  j'aie  parlé  en  public  et  devant  un  souverain,1 
et  la  seule  fois  aussi  peut-être  que  j'aie  parlé  hardiment  10 
et  bien.  Quelle  différence  dans  les  dispositions  du  même 
homme  !  Il  y  a  trois  ans  qu'étant  allé  voir  à  Yverdon  mon 
vieil  ami  M.  Roguin,2  je  reçus  une  députation  pour  me  re- 
mercier de  quelques  livres  que  j'avais  donnés  à  la  bibliothèque 
de  cette  ville.  Les  Suisses  sont  grands  harangueurs;  ces  15 
messieurs  me  haranguèrent. 

Je  me  crus  obligé  de  répondre;  mais  je  m'embarrassai 
tellement  dans  ma  réponse,  et  ma  tête  se  brouilla  si  bien 
que  je  restai  court,  et  me  fis  moquer  de  moi.  Quoique  timide 
naturellement,  j'ai  été  hardi  quelquefois  dans  ma  jeunesse,  20 
jamais  dans  mon  âge  avancé.  Plus  j'ai  vu  le  monde,  moins 
j'ai  pu  me  faire  à  son  ton. 

Partis  de  Berne,  nous  allâmes  à  Soleure;3  car  le  dessein 
de  l'archimandrite  était  de  reprendre  la  route  d'Allemagne, 

1  Rousseau  parut  devant  le  sénat  de  Berne  environ  20  kilomètres  de 
Fribourg  le  25  avril.  Il  avait,  quand  il  écrivit  ceci,  déjà  publié  son  livre 
Du  Contrat  Social  (1762),  et  le  mot  ((  souverain  »  signifie  pour  lui,  le  ou 
les  membres  du  gouvernement,  roi  ou  sénat,  prince  ou  conseil. 

2  Voir  fin  du  Livre  XI  des  Confessions,  la  relation  d'une  visite  de  Rous- 
seau à  M.  Roguin  à  Yverdon  (27  kilomètres  au  nord-ouest  de  Lausanne) 
en  1762.     C'est  peut-être  alors  qu'il  s'embarrassa  dans  sa  harangue. 

3  Soleure,  environ  à  20  kilomètres  au  nord-est  de  Berne;  petite  ville 
fort  pittoresque,  chef-lieu  du  canton  de  ce  nom.  Les  ambassadeurs 
accrédités  auprès  de  la  Confédération  Suisse  avaient  choisi  Soleure  pour 
leur  résidence,  ce  qui  fut  pour  la  ville  une  cause  de  prospérité.  Aujour- 
d'hui tous  les  ambassadeurs  en  Suisse  séjournent  à  Berne. 


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n  tourner  par  la  H  ■   r 

qui  1 1 1  c  inu 

si  boui  '  plus  qu'elle  lit,  il  «  i 

peu  le-  détouj        I    i  ir  moi,  qui  in<-  p] 

5  à  (  bteval  qu'à  pied,  je  n'aura  de 

voyager  ainsi  toute  ma  vie:  mais  il  était  écrit  que  j< 
pas  u  loin. 

La  première  chose  que  non-  fîmes  en  arriva  u*e 

lut  d'aller  saluer  M.  L'ambassadeur  de  I  heurcu- 

[o  sèment   pour  mou  évêqu  iar- 

quis  «K-  Bonac,  qui  avait  été  ambassadeur  à  1  I  .  et  qui 
devait  être  au  fait  de  tout  ce  qui  regardait  le  :  il<  re. 

L'archimandrite  eut  une  audience  d'un  quart  d'heure, 
je  ne  fus  pas  admis,  parce  que  M.  L'ambassadeur  entendait 

15  la  langue  banque,  et  parlait  l'italien  au  moi  -i  bien 

que  moi.  A  la  sortie  de  mon  Grec,  je  voulus  le  suivre;  on 
me  retint,  ce  fut  mon  tour.  M 'étant  donné  jxjur  Pari-ien, 
j'étais  comme  tel  sous  la  juridiction  de  Son  Exo  Elle 

me  demanda  qui  j'étais,  m'exhorta  de  lui  dire  la  vérité:    je 

.20  le  lui  promis  en  lui  demandant  une  audience  particulière 
qui  me  fut  accordée.  M.  l'ambassadeur  m'emmena  dans 
son  cabinet,  dont  il  ferma  sur  nous  la  porte;  et  là,  me  jetant 
à  ses  pieds,  je  lui  tins  parole 

C'était  le  27  avril  1731.  L'archimandrite  fut  arrêté  comme 
25  imposteur.  Quant  à  Rousseau,  reconnu  innocent,  il  gagna  par 
son  intelligence  et  son  charme,  les  bonnes  grâces  d'un  protecteur. 
L'ambassadeur  lui  donna  cent  francs  et  une  lettre  de  recommenda- 
tion  pour  M.  Godard,  colonel  suisse  au  service  de  la  France,  à 
Paris,  et  qui  cherchait  un  précepteur.  Rousseau  allait  essayer 
3c  de  mettre  à  profit  les  choses  qu'il  avait  apprises  chez  M.  Lam- 
bercier,  chez  l'abbé  Gouvon,  et  au  séminaire  d'Annecy. 

Le  Paysan  d'avant  la  Révolution 

Il  arriva  à  Paris  en  juin  1731  (après  avoir  encore  passé  quelques 
semaines  à  Xeuchâtel).     L'affaire  du  préceptorat  manqua.     Une 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  55 

dame  bienveillante  à  laquelle  Rousseau  avait  été  recommandé 
s'informa  de  Madame  de  Warens,  et  un  jour  put  annoncer  à  son 
protégé  que  sa  bienfaitrice  était  rentrée  en  Savoie.  Une  grande 
nostalgie  s'empara  de  lui,  et  vers  la  fin  de  l'été  il  partit  à  pied, 
sans  trop  d'argent  et,  souvent,  couchant  à  la  belle  étoile.  S 

L'aventure  suivante  nous  montre  Rousseau  apprenant  à  con- 
naître les  souffrances  du  peuple  de  France  au  dix-huitième  siècle. 
Il  s'en  souviendra  quand  il  écrira  le  livre  révolutionnaire  Du 
Contrat  Social. 

Un  jour,  m'étant  à  dessein  détourné  pour  voir  de  près  10 
un  lieu  qui  me  parut  admirable,  je  m'y  plus  si  fort  et  j'y  fis 
tant  de  tours  que  je  me  perdis  enfin  tout  à  fait.    Après  plu- 
sieurs heures  de  course  inutile,  las  et  mourant  de  soif  et  de 
faim,  j'entrai  chez  un  paysan  dont  la  maison  n'avait  pas 
belle  apparence,  mais  c'était  la  seule  que  je  visse  aux  environs.  15 
Je  croyais  que  c'était  comme  à  Genève  ou  en  Suisse,1  où  tous 
les  habitants  à  leur  aise  sont  en  état  d'exercer  l'hospitalité. 
Je  priai  celui-ci  de  me  donner  à  dîner  en  payant.     Il  m'of- 
frit du  lait  écrémé  et  de  gros  pain  d'orge,  en  me  disant  que 
c'était  tout  ce  qu'il  avait.     Je  buvais  ce  lait  avec  délices,  et  20 
je  mangeais  ce  pain,  paille  et  tout;  mais  cela  n'était  pas  fort 
restaurant  pour  un  homme  épuisé  de  fatigue.     Ce  paysan, 
qui  m'examinait,  jugea  de  la  vérité  de  mon  histoire  par  celle 
de  mon  appétit.    Tout  de  suite,  après  avoir  dit  qu'il  voyait 
bien  que  j'étais  un  bon  jeune  honnête  homme  qui  n'était  pas  25 
là  pour  le  vendre,  il  ouvrit  une  petite  trappe  à  côté  de  sa 
cuisine,  descendit,  et  revint  un  moment  après  avec  un  bon 
pain  bis  de  pur  froment,  un  jambon  très  appétisant,  quoique 
entamé,  et  une  bouteille  de  vin  dont  l'aspect  me  réjouit  le 
cœur  plus  que  tout  le  reste:   on  joignit  à  cela  une  omelette  30 
assez  épaisse,  et  je  fis  un  dîner  tel  qu'autre  qu'un  piéton  n'en 
connut  jamais.     Quand  ce  vint  à  payer,  voilà  son  inquiétude 

1  Genève  ne  fut  reçu  dans  la  Confédération  helvétique  qu'en  18 14, 
n'était  donc  pas  en  Suisse  encore  à  l'époque  de  Rousseau.  Genève  était 
allié  de  Berne,  mais  république  indépendante. 


\  Il      MO 

qui  l<-  reprennent;  il  ne  voulait  j>oint  <1<  mon 
ent,  il  le  repou  lail  av»    un  trouble  rdinain 

tuil  \  avait  de  plaisant  était  que  je  tu 
de  '[uoi  il  avait  peur.    Enfin,  il  prononça  en  fréi 
s  mots  terribles  de  i  ommis  et  de  rai  i 

tendre  qu'il  i  a<  bail  son  s  in  hait 

son  pain  à  de  la  taille,1  et  qu'il  serait  un  homme  perdu 

si  Ton  pouvait  se  douter  qu'il  ru- mourût  p  Tout 

(  c  qu'il  me  «lit  à  ce  sujet,  et  dont  je  n'axai-  pas  la  moindre 
10  idée,  me  fit  une  impression  qui  n<  (  • 

fut  là  le  germe  de  cette  haine  inextinguible  qu  éveloppa 
depuis  dans  mon  coeur  contre-  les  vexations  qu'éprouve  le 
malheureux  peuple  et  contre  ses  oppresseurs.  (  i  '  homme, 
quoique  aisé,  n'osait  manger  le  pain  qu'il  avait  à  la 

15  sueur  de  son  front,  et  ne  pouvait  éviter  sa  ruine  qu'en  mon- 
trant la  môme  misère  qui  régnait  autour  rie  lui.  Je  rtis  de 
sa  maison  aussi  indigné  qu'attendri,  et  déplorant  le  sort  dé- 
cès belles  contrées  à  qui  la  nature  n'a  prodigi  ions  que 
pour  en  faire  la  proie  des  barbares  publicains.4 

1  Commis,  personne  préposée  par  les  fermiers  des  impôts  à  la  percep- 
tion des  droits  en  diverses  marchandises  —  mal  famés  à  cause  de  leurs 
exigences  terribles  et  leur  inhumanité;  rats  de  cave,  nom  donné  à  ceux 
des  employés  de  contributions  ou  impôts  indirects  (excise  meti)  qui  visi- 
taient les  caves  contenant  des  boissons  spiritueuses. 

2  Impôts  prélevés  surtout  sur  les  boissons;  dont  l'origine  remonte  à 
1356.  Il  atteignait  tous  les  sujets  indistinctement.  Jean  le  Bon.  ne 
pouvant  suffire  aux  dépenses  de  la  guerre  avec  l'Angleterre,  demanda 
«  une  aide  »  à  son  peuple,  et  pour  l'obtenir,  il  convoqua  les  États  Généraux. 

3  Nom  d'un  impôt  qui  existait  en  France  avant  la  Révolution,  très 
inégalement  réparti,  et  variant  selon  les  besoins  du  trésor  royal  —  con- 
tribua, à  cause  de  l'arbitraire  avec  lequel  il  était  perçu,  à  exaspérer  plus 
que  tout  autre  le  peuple  français  et  à  précipiter  la  Révolution. 

4  Aucun  progrès  n'avait  été  fait  pour  améliorer  la  position  des  paysans 
depuis  le  système  du  servage  du  moyen-âge.  Richelieu  encore  disait: 
«  Il  les  (les  paysans)  faut  comparer  aux  mulets  qui,  étant  accoutumés 
à  la  charge,  se  gâtent  par  un  long  repos  ».  Un  rapport  adressé  à  Louis 
XIV  en  1687  sur  la  condition  des  paysans,  parlait  ainsi:    «  Les  paysans 


ENFANCE   ET   JEUNESSE  57 

CHAMBÉRY   ET   LES    CHARMETTES 

1731-1742 

En  passant  par  Lyon,  Rousseau  avait  appris  par  une  autre 
amie  de  Madame  de  Warens  que  celle-ci  n'était  pas  retournée  à 
Annecy,  mais  s'était  établie  à  Chambéry,  la  capitale  de  la  Savoie.1 
Après  avoir  traversé  le  beau  pays  du  Dauphiné  qu'il  décrit  d'une 
façon  charmante,  Rousseau  arrive  chez  elle  en  automne  1731.  5 
L'accueil  fut  cordial.  Justement  le  roi  Victor-Amédée  voulait 
faire  établir  le  cadastre  de  ses  états,  et  cherchait  des  géomètres 
et  des  secrétaires.  Rousseau  fut  employé  à  ce  travail:  «  C'est 
ainsi  qu'après  quatre  ou  cinq  ans  de  courses,  de  folies,  de  souf- 
frances depuis  ma  sortie  de  Genève,  je  commençai  pour  la  pre-  10 
mière  fois  de  gagner  mon  pain  avec  honneur  ».  Il  logeait  chez 
Madame  de  Warens.  Il  occupait  ses  loisirs  à  étudier,  d'abord  les 
mathématiques,  utiles  pour  son  travail;    puis  l'histoire;2  surtout 


vivent  de  pain  fait  avec  du  blé  noir;  d'autres  qui  n'ont  pas  même  de  blé 
noir,  vivent  de  racines  de  fougère  bouillies  avec  de  la  farine  d'orge  ou 
d'avoine  et  du  sel.  On  les  trouve  couchés  sur  la  paille;  point  d'habits 
que  ceux  qu'ils  portent,  point  de  meubles,  point  de  provisions  pour  la  vie  ». 
La  Bruyère  fut  le  premier  (en  1688)  à  protester  avec  autorité  contre  cette 
injustice,  dans  son  fameux  passage  des  Caractères  (chap.  De  l'Homme, 
128).  «  L'on  voit  certains  animaux  farouches,  des  mâles  et  des  femelles, 
répandus  par  la  campagne,  noirs,  livides  et  tout  brûlés  du  soleil,  attachés 
à  la  terre  qu'ils  fouillent  et  qu'ils  remuent  avec  une  opiniâtreté  invincible; 
ils  ont  comme  une  voix  inarticulée,  et  quand  ils  se  lèvent  sur  leurs  pieds, 
ils  montrent  une  face  humaine;  et  en  effet  ils  sont  des  hommes.  Ils  se 
retirent  la  nuit  dans  des  tanières,  où  ils  vivent  de  pain  noir,  d'eau  et  de 
racines;  ils  épargnent  aux  autres  hommes  la  peine  de  semer,  de  labourer 
et  de  recueillir  pour  vivre,  et  méritent  ainsi  de  ne  pas  manquer  de  ce  pain 
qu'ils  ont  semé.» 

1  La  cause  de  ce  changement  de  domicile  de  Madame  de  Warens  fut 
probablement  l'activité  politique  secrète  pour  le  roi  de  Sardaigne.  Voir 
Benedetto,  Madame  de  Warens  (1914). 

2  A  l'époque  de  la  Guerre  de  Succession  de  Pologne,  1733-35  (l'Autri- 
che et  la  Russie  soutenant  la  candidature  d'Auguste  III,  de  la  Maison  de 
Saxe,  tandis  que  la  France,  l'Espagne  et  la  Sardaigne  soutenaient  Stanis- 
las, beau-père  de  Louis  XV),  Rousseau  s'enthousiasma  pour  la  cause 
soutenue  par  la  France. 


58  vu   i  i  a • 

i.i  1  II   huit    i 

■ 

l'emploi  .m  cadaitre.     11  voulait   . 
m  de  musique. 
5      La  lanté 

pendant  uni  II  lit    • 

une  première  pendant  l'hiver  d< 

le  auvèrent.     Deux  années  plut  tard  il  alla 

à  Montpellier  pour  suivre  un  traitement,  m. 
10  mois  environ.    Au  printemps  de  l'ai  .  }<s  il  lui  (allait 

de  cette  mauvaise  santé,  quitter  la  ville.    Il  n  .lant 

d'aller  sans  sa  bienfaitrice     On  loua  une  jolie  maisof]    L     Char- 

mettes,  aux  environs  de  Chambéry.     (  ette  maison,  qui  1 

encore,   est    une  des  lieux  de  pèlerinages  littéraires  les  plus 
15  meuzde  l'Europe,  comme  Stratford  en  AngleU    •         Wemiaren 

Allemagne.      C'est  le  berceau  du  Romantisme  us- 

seau  dit  y  avoir  connu  le  bonheur  parfait.1 

Après  avoir  un  peu  cherché,  non-  nous  fixâmes  aux  (  har- 
mettes,  une  terre  de  M.  de  Conzié,2  à  la  porte  de  Chambéry, 

20  mais  retirée  et  solitaire  comme  si  l'on  était  à  cent  lie 
Entre  deux  coteaux  assez  élevés  est  un  petit  vallon  nord  et 
sud  au  fond  duquel  coule  une  rigole  entre  des  caillot: 
des  arbres.     Le  long  de  ce  vallon,  à  mi-côte,  sont  quelques 
maisons  éparses,  fort  agréables  pour  quiconque  aime  un  a.-ile 

25  un  peu  sauvage  et  retiré.  Après  avoir  essayé  deux  ou  trois 
de  ces  maisons,  nous  choisîmes  enfin  la  plus  jolie,  appartenant 
à  un  gentilhomme  qui  était  au  service,  appelé  M.  Nbiret 
La  maison  était  très  logeable.  Au-devant  était  un  jardin  en 
terrasse,  une  vigne  au-dessus,  un  verger  au-dessous,  vis-à-vis 

30  un  petit  bois  de  châtaigniers,  une  fontaine  à  portée;   plus 

1  Toute  la  chronologie  de  ces  années  de  1733  à  1742  est  extrêmement 
confuse  et  difficile  à  établir.  Les  patients  et  érudits  travaux  de  MM.  Du- 
four,  Ritter,  Mugnier,  Benedetto  et  autres,  n'ont  pas  encore  réussi  à 
faire  la  lumière  complète. 

2  Un  bon  ami  de  Mme  de  Warens  et  de  Rousseau  dont  il  est  souvent 
question  dans  les  Confessions. 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  59 

haut,  dans  la  montagne,  des  prés  pour  l'entretien  du  bétail; 
enfin,  tout  ce  qu'il  fallait  pour  le  petit  ménage  champêtre 
que  nous  y  voulions  établir.  Autant  que  je  puis  me  rappeler 
les  temps  et  les  dates,  nous  en  prîmes  possession  vers  la  fin 
de  l'été  de  1736.1  J'étais  transporté  le  premier  jour  que  5 
nous  y  couchâmes.  «  Ô  maman  !  dis-je  à  cette  chère  amie  en 
l'embrassant  et  l'inondant  de  larmes  d'attendrissement  et 
de  joie,  ce  séjour  est  celui  du  bonheur  et  de  l'innocence.  Si 
nous  ne  les  trouvons  pas  ici  l'un  avec  l'autre,  il  ne  les  faut 
chercher  nulle  part.  »  10 

Hoc  erat  in  votis:  modus  agri  non  ita  magnus, 
Hortus  ubi  et  tecto  vicinus  jugis  aquae  fons, 
Et  paullum  sylvse  super  his  foret  .  .  .2 

Je  ne  puis  ajouter, 

Auctius  atque 
Dî  melius  fecere; 

mais  n'importe,  il  ne  m'en  fallait  pas  davantage,  il  ne  m'en 
fallait  pas  même  la  propriété,  c'était  assez  pour  moi  de  la 
jouissance,  et  il  y  a  longtemps  que  j'ai  dit  et  senti  que  le 
propriétaire  et  le  possesseur  sont  souvent  deux  personnes  15 

très  différentes 

Ici  commence  le  court  bonheur  de  ma  vie;  ici  viennent  les 
paisibles  mais  rapides  moments  qui  m'ont  donné  le  droit  de 
dire  que  j'ai  vécu.  Moments  précieux  et  si  regrettés,  ah! 
recommencez  pour  moi  votre  aimable  cours,  coulez  plus  20 
lentement  dans  mon  souvenir,  s'il  est  possible,  que  vous  ne 
fîtes  réellement  dans  votre  fugitive  succession!  Comment 
ferai-je  pour  prolonger  à  mon  gré  ce  récit  si  touchant  et  si 

1  Cette  date  est  sûrement  fausse,  et  doit  être  remplacée  par:  24  juin, 
^738. 

2  (Horace,  Sat.  II,  6.)  «  Voilà  ce  que  j'avais  toujours  désiré:  une 
terre  d'une  étendue  médiocre,  où  il  y  eût  un  petit  jardin,  une  source 
d'eau  vive  à  côté  du  logis,  avec  un  bois  de  quelques  arpents.  Les  dieux 
ont  fait  plus  pour  moi  et  mieux;  mes  désirs  sont  remplis  (bene  est).  Je 
ne  leur  demande  plus  rien  ». 


\  Il    I  I  <i 

Ûmple,  |)«)iir  relire  tOUJ< 

pe    pi  uil  que 

moi  même  en  unmem.ani  i  tout 

cela  consistait  en  faits,  en  actions,  en  pan  pourra 

5  décrire  et  le  rendre  en  quelque  façon:  mai  en!  din 

qui  n'était  ni  dit,  ni  tait,  ni  p 

senti,  sans  que  je  puisse  énoncer  d'autre  objet  «!•  bon- 

heur que  » e  sentiment  mêm<  -    }•  >leil, 

et  j'étais  heureux;  je  me  promenai-,  et  j'étais  heureux;   je 

10  voyais  maman,  et  j'étais  heureux;   je  la  quitl 

heureux;  je  parcourais  les  bois,  les  coteaux,  j'errai-  dans  les 
vallons,  je  lisais,  j'étai>  oisif;  je  travaillais  au  jardin,  je 
cueillais  les  fruits,  j "aidais  au  ménage,  et  le  bonheur  me 
suivait   partout:    il  n'était  dans  aucune  chost  piable,  il 

15  était  tout  en  moi-même,  il  nu  pouvait  me  quitter  un  seul 
instant. 

Rien  de  tout  ce  qui  m'est  arrivé  durant  cette  époque  chérie. 
rien  de  ce  que  j'ai  fait,  dit  et  pensé  tout  le  temps  quelle  a 
duré,  n'est  échappé  de  ma  mémoire.     Les  temps  qui  pré- 

20  cèdent  et  qui  suivent  me  reviennent  par  intervalles;  je  me 
les  rappelle  inégalement  et  confusément;  mais  je  me  rappelle 
celui-là  tout  entier  comme  s'il  durait  encore.  Mon  imagina- 
tion, qui  dans  ma  jeunesse  allait  toujours  en  avant  est  main- 
tenant rétrograde,  compense  par  ces  doux  souvenirs  l'espoir 

25  que  j'ai  pour  jamais  perdu.  Je  ne  vois  plus  rien  dans  l'avenir 
qui  me  tente;  les  seuls  retours  du  passé  peuvent  me  flatter, 
et  ces  retours  si  vifs  et  si  vrais  dans  l'époque  dont  je  parle 
me  font  souvent  vivre  heureux  malgré  mes  malheur-. 

Pendant  toutes  ces  années  Rousseau  continuait  à  étudier  les 
30  sciences  (surtout  l'astronomie  et  la  chimie),  la  médecine  la  musique 
et  les  arts:   il  lut  aussi  beaucoup  de  philosophie  et  réfléchit. 

Mais  les  affaires  de  Madame  de  Warens  allaient  mal.     Elle 

essayait  de  faire  face  aux  dépenses  par  des  entreprises  où  son 

imagination  et  la  malhonnêteté  de  ses  associés  lui  jouèrent  de 

as  mauvais  tours.     Claude  Anet.  un  fidèle  sénateur,  était  mort  en 


ENFANCE   ET  JEUNESSE  6l 

1734.  Rousseau  était,  aussi  peu  qu'elle,  entendu  aux  affaires. 
Elle  finit  par  confier  sa  fortune  à  un  jeune  homme  qui  l'avait 
éblouie  par  ses  airs  de  conquérant  et  qui  acheva  la  ruine. 

Rousseau  un  jour  (20  avril  1740)  quitta  Chambéry  et  les  Char- 
mettes  pour  accepter  une  place  de  précepteur  à  Lyon,  chez  M.  de  5 
Mably,  et  alors  se  présentèrent  à  son  esprit  certaines  idées  qu'il 
devait  développer  dans  son  livre  sur  l'éducation,  Emile.  Il 
revint  après  «  une  année  ou  davantage  »,  d'un  essai  en  somme 
assez  malheureux.  Mais  il  se  convainquit  de  rechef  que  sa  place 
n'était  plus  auprès  de  Madame  de  Warens.  10 

Il  partit  alors  pour  Paris.  Il  avait  inventé  un  système  de 
notation  musicale  (par  chiffres),  et  espérait,  grâce  à  des  lettres 
de  recommandation,  présenter  son  projet  à  l'Académie  des 
Sciences,  faire  une  carrière  musicale,  et  ramener  la  prospérité 
dans  la  maison  de  Chambéry.  C'était  en  été  1742.  (Les  Con-  15 
fessions  disent  1741,  mais  Rousseau  fait,  ici  encore,  une  erreur  de 
mémoire.) 


DEUXIÈME   PARTIE 
LES   PREMIERS  ÉCRITS 


DEUXIEME   PARTIE 

LES    PREMIERS   ÉCRITS 

Rousseau  s'arrêta  à  Lyon.  Grâce  entre  autres  à  M.  de  Mably 
chez  qui  il  avait  été  précepteur,  il  obtint  des  lettres  de  recom- 
mandation pour  des  personnes  influentes  de  Paris.  Il  arriva 
dans  cette  ville  à  la  fin  de  l'été. 

Quelque  temps  s'écoula  avant  qu'il  pût  lire  son  rapport  à  5 
l'Académie  des  Sciences  (22  août  1742).1  On  lui  fit  des  compli- 
ments: mais  sa  tentative  n'aboutit  à  rien  de  pratique.  Les 
quinze  louis  qu'il  avait  apportés  s'épuisaient 2 .  .  .  Un  abbé  vint 
à  son  secours,  lui  fit  faire  la  connaissance  de  grandes  dames. 
Cette  fois  on  ne  relégua  pas  Rousseau  à  l'office.  On  finit  par  lui  10 
trouver  une  place  de  secrétaire  chez  l'Ambassadeur  de  France,  à 
Venise.  Il  partit  en  été  1743.  Mais  cela  non  plus  ne  dura  pas. 
Après  un  séjour  de  quatorze  mois,  pendant  lequel  il  avait  beau- 
coup réfléchi  aux  problèmes  sociaux,  Rousseau  revint  à  Paris  en 
été  1744.  Reçu  de  nouveau  dans  le  grand  monde,  avec  des  15 
hommes  de  lettres  qui  avaient  reconnu  sa  valeur,  il  logeait  dans 
un  pauvre  hôtel  non  loin  du  Luxembourg  (Hôtel  Saint-Quentin). 
C'est  là  qu'il  fit  la  connaissance  de  Thérèse  Levasseur,  une  servante 
de  l'hôtel,  qui  depuis  lors  partagea  sa  fortune;  elle  devait  le 
soigner  dans  ses  maladies,  elle  l'accompagna  dans  ses  pérégrina-  20 
tions,  elle  était  là  au  jour  de  sa  mort.  Ils  eurent  des  enfants, 
mais  n'ayant  pas  de  quoi  les  élever,  ils  les  mirent  —  comme  cela 
se  faisait  fréquemment  alors  dans  le  milieu  bohème  où  ils  vivaient 
—  à  l'hospice  des  Enfants  Trouvés.  Rousseau  regretta  plus  tard 
amèrement   cette   action.     Il   gagnait   un   peu   d'argent   comme  25 

1  Le  Projet  concernant  de  nouveaux  Signes  pour  la  Musique  est  im- 
primé dans  Œuvres,  éd.  Hachette,  VI,  253-260. 

2  M.  Benedetto  pense  que  Rousseau  est  retourné  quelque  temps  à 
Chambéry  après  le  22  août  {Mme  de  Warens,  p.  241-2). 

65 


66  \  Il     l   ; 

r«   d<     Mme    I>upi.\ 

i  ■  m  m •  I.  le  fili  de  «  «-il. 

Il  le  1 1  musiq  tioo 

cl  compost  même  .  un  qu'il 

5  devait  acquérir  la  grande  célébrité.    Il  ieQli 

dans  le  groupe  d'écrivains  qu'on  appelait   «les  phuo 
qui  préparait   alori   la  grande  œuvre  collective   VE\ 
Le  pria  ipaJ  dira  teur  de  <  e  travail,  Dider 
Rousseau  et  confia  à  celui-ci  la  rédaction  d'articles  sur  la  mu 
10  et  sur  L'économie  politiq 

Cette  vie  décousue  nous  amène  jusqu'en  i 

DISCOURS    SUR    LES    SCIENCES    ET    LES    ARTS 

1749  » 

La  préparation  de  U Encyclopédie  fut  interrompue  par  l'empri- 
sonnement momentané  de  Diderot  au  donjon  de  \  h  -nnes. 
à  cause  d'un  écrit  audacieux    I  .  lettre  sur.  igles.     Rous 

15  qui   avait   un   engouement   très  fort   pour  I»    lerot,  allait  souvent 
le  visiter;    il  faisait,  à  cause  de  sa  pauvreté,  le  voyage  à 
C'est  pendant  une  de  ces  courses  qu'il  eut  l'idée  du  petit  écrit  qui 
commença  sa  célébri* 

Voici  le  récit  de  cette  inspiration:2 

1  Voir  sur  ce  qui  concerne  spécialement  les  circonstances  de  com: 
tion  de  ce  Discours,  outre  les  biographies  de  Rousseau,  Annales  J.-J. 
Rousseau,  XI,  pp.  64-71,  un  article  de  E.  Ritter. 

2  Nous  avons  combiné  dans  ces  pages  les  deux  récits  que  fait  Rous- 
seau de  cet  épisode  de  sa  vie,  Confessions  VIII,  et  Lettre  à  M.  de  M 

12  janvier  1762.  Une  grande  discussion  s'est  élevée  au  sujet  de  l'origi- 
nalité de  Rousseau  dans  son  «  paradoxe  ».  Après  la  brouille  de  Diderot 
et  de  R..  vers  1755,  les  ennemis  de  R.  (tels  que  Marmontel.  Morellet, 
Volney,  Laharpe)  ont  attribué  à  Diderot  la  première  idée  du  «  paradoxe  »: 
on  pouvait  s'appuyer  pour  cela  sur  des  vues  analogues  à  celles  du  Discours 
exprimées  dans  les  écrits  de  Diderot  et  des  Encyclopédistes.  Cependant 
Diderot,  Vie  de  Séncque  (p.  61-68),  détruit  lui-même  cette  théorie;  en 
accusant  Rousseau  d'avoir  montré  dans  cette  circonstance  son  esprit 
de  contradiction,  il  lui  restitue  son  bien,  et  se  défendrait  plutôt  d'avoir 
eu  cette  idée.  Sans  attribuer  l'idée  maîtresse  du  premier  Discours  à 
Diderot,  certains  savants  ont  signalé  des  précurseurs  de  Rousseau;  dès 


LES   SCIENCES   ET   LES   ARTS  67 

Cette  année  1749,  l'été  fut  d'une  chaleur  excessive.     On 
compte  deux  lieues  de  Paris  à  Vincennes.     Peu  en  état  de 
payer  des  nacres,  à  deux  heures  après-midi  j'allais  à  pied 
quand  j'étais  seul,  et  j'allais  vite  pour  arriver  plus  tôt.    Les 
arbres  de  la  route,  toujours  élagués  à  la  mode  du  pays,  ne    5 
donnaient   presque   aucune    ombre;    et   souvent,   rendu   de 
chaleur  et  de  fatigue,  je  m'étendais  par  terre,  n'en  pouvant 
plus.    Je  m'avisai,  pour  modérer  mon  pas,  de  prendre  quelque 
livre.    Je  pris  un  jour  le  Mercure  de  France,  et  tout  en  mar- 
chant et  le  parcourant,  je  tombai  sur  cette  question  proposée  10 
par  l'Académie  de  Dijon  pour  le  prix  de    l'année  suivante: 
«  Si  le  progrès  des  sciences  et  des  arts  a  contribué  à  corrompre 
ou  à  épurer  les  mœurs?  »...  Si  jamais  quelque  chose  a  res- 
semblé  à  une  inspiration  subite,  c'est  le  mouvement  qui 
se  fit  en  moi  à  cette  lecture:    tout  à   coup  je  me  sentis   15 
l'esprit  ébloui  de  mille  lumières,  des  foules  d'idées  vives  s'y 
présentent  à  la  fois   avec  une  force  et  une  confusion  qui 
me  jeta  dans  un  trouble  inexprimable;   je  sens  ma  tête  prise 
par  un  étourdissement  semblable  à  l'ivresse.     Une  violente 
palpitation  m'oppresse,   soulève  ma  poitrine;    ne  pouvant   20 
plus  respirer  en  marchant,  je  me  laisse  tomber  sous  un  arbre 
de  l'avenue  et  j'y  passe  une  demi-heure  dans  une  telle  agita- 
tion qu'en  me  relevant  j'aperçus  tout  le  devant  de  ma  veste 
mouillé  de  mes  larmes,  sans  avoir  senti  que  j'en  répandais 
...  Si  j'avais  pu  écrire  le  quart  de  ce  que  j'ai  vu  et  senti  sous  25 
cet  arbre,  avec  quelle  clarté  j'aurais  fait  voir  toutes  les  con- 
tradictions  du   système   social!   avec   quelle   force   j'aurais 
exposé  tous  les  abus  de  nos  institutions  !  avec  quelle  simplicité 


e  XYIIÏme  siècle  Don  Cajo,  un  jésuite,  dans  un  volume  souvent  cité, 
Les  Plagiats  de  J.-J.  R.  de  Genève  sur  V Éducation,  surtout  p.  357-76, 
traite  ce  problème;  et  plus  récemment,  Delaruelle,  en  fait  autant  dans 
Rev.  d'Hist.  Litt.  de  la  France,  191 2  (XXIX,  245-271).  Signalons  aussi 
une  étude  psychologique  de  La  Crise  de  Vincennes,  par  Gran,  Annales 
J.-J.  Rousseau,  VII,  p.  1-17»  étude  reproduite  dans  le  livre  du  même 
auteur  sur  Rousseau. 


68  \  ii    i  i   <i  • 

j'aurais  démontré  que  Hioini  LtureUen  que 

(  i  i  pai  «  es  m  titutionfl  seules  qm  lient 

i  li.ini  1  !  .  .  .  . 
En    arrivai)!    a    \  un  cniic>   j'étais    'l.ti  ^ jui 

s  tenait  du  délire.  Diderot  l'aperçut;  je-  lui  en  di 
et  je  lui  Lus  la  Prosopopée  de  Fabrida  .  «'•<  rite  au  i 
un  chêne.     Il  m'exhorta  de  donner  essor  à  m<  i  de 

concourir  au  prix.    Je  li  rdu. 

Tout  le  reste  de  ma  vie  et   de  mes  malheurs  fut  1- 

io  inévitable  de  cet  instant  d'égarement 

Exactement,  la  question  posée  pax  l'Académie  de  Dijon  était 

celle-ci:    «  Si  le  [établissement  •■nceset  -  a  contribué 

à  épurer  les  mœurs.»    Rousseau  s  répondu  non.    Mais  il  s  voulu 
davantage.     Il   a   élargi   le   problème   en    modifiant    le   titre.      Il 

15  a  re-posé   la    question    ainsi:     «  Le  progrès  d< 

Arts   a-t-il   contribué   à   corrompre    ou   à    épurer    le>    Bdœui 
Il  a  donc  ajouté  deux  mots  nouveaux  et  il  en  a  changé  un.     En 
ajoutant  à  côté  des  mots  «  à  épurer  i  les  mots  «  à  corrompre  »  il 
a  introduit  dans  son  discours  la  possibilité  de  traiter  le  problème 

20  beaucoup  plus  fondamentalement:  non  seulement  les  sciences  et 
les  arts  n  épurent  pas,  mais  elles  corrompent  positivement  les 
mœurs.  Et  en  substituant  au  mot  «  rétablissement  »  le  mot 
«  progrès  »,  il  a  écarté  la  question  de  la  Renaissance  du  XVIe 
siècle,  qu'avait  surtout  visée  l'Académie  de  Dijon,  et  il  a  posé 

25  le  problème  pour  l'histoire  de  tous  les  temps:  les  sciences  et  les 
arts  n'ont  pas  seulement  corrompu  les  mœurs  à  l'époque  de  la 
renaissance,  mais  cela  a  toujours  été  ainsi  et  cela  sera  toujours 
ainsi: 

...L'effet  est  certain,  [c'est]  la  dépravation  réelle;  et 
30  nos  âmes  se  sont  corrompues  à  mesure  que  nos  sciences  et 
nos  arts  se  sont  avancés  à  la  perfection.  Dira-t-on  que 
c'est  un  malheur  particulier  à  notre  âge?  Xon,  messieurs; 
les  maux  causés  par  notre  vaine  curiosité  sont  aussi  vieux 
que  le  monde.  L'élévation  et  l'abaissement  journaliers 
35  des  eaux  de  l'Océan  n'ont  pas  été  plus  régulièrement  assu- 
jettis au  cours  de  l'astre  qui  nous  éclaire  durant  la  nuit, 


LES    SCIENCES    ET   LES   ARTS  69 

que  le  sort  des  mœurs  et  de  la  probité  au  progrès  des  sciences 
et  des  arts.  On  a  vu  la  vertu  s'enfuir  à  mesure  que  leur 
lumière  s'élevait  sur  notre  horizon,  et  le  même  phénomène 
s'est  observé  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux. 

Il  donne  les  exemples  de  l'Egypte,   de  la   Grèce,   de  Rome:    5 
partout  les  peuples  policés  montrent  —  «  les  apparences  de  toutes 
les  vertus  sans  en  avoir  aucune  ».     Le  plus  éloquent  passage  est: 

La  Prosopopée  de    Fabricius  l 

Ô  Fabricius!2  qu'eût  pensé  votre  grande  âme,  si,  pour 
votre  malheur,  rappelé  à  la  vie,  vous  eussiez  vu  la  face  pom- 
peuse de  cette  Rome  sauvée  par  votre  bras,3  et  que  votre  nom  ia 
respectable  avait  plus  illustrée  que  toutes  ses  conquêtes? 
«  Dieux  !  eussiez- vous  dit,  que  sont  devenus  ces  toits  de 
chaume  et  ces  foyers  rustiques  qu'habitaient  jadis  la  modéra- 
tion et  la  vertu?  Quelle  splendeur  funeste  a  succédé  à  la 
simplicité  romaine?  quel  est  ce  langage  étranger?  quelles  15 

1  Rappelons  ici  le  petit  écrit  de  Montesquieu,  Considérations  sur  les 
Causes  de  la  Grandeur  et  de  la  Décadence  des  Romains  (1734). 

2  Caius  Fabricius  Luscinus,  appartenant  à  la  période  de  la  grandeur 
romaine.  En  282,  étant  consul,  il  défit  les  Samnites,  les  Lucaniens,  les 
Bruttiens,  débloqua  Thurium,  prit  beaucoup  de  villes,  pénétra  jusqu'au 
détroit  de  Rhégium.  Rome  lui  accorde  le  Triomphe  à  son  retour.  En 
280,  il  est  à  la  défaite  d'Héraclée,  lorsque  employant  des  éléphants  qui 
jettent  la  confusion  dans  les  rangs  de  l'ennemi,  Pyrrhus,  roi  d'Épire 
remporte  une  victoire  sur  les  Romains.  Fabricius  fut  envoyé  par  le 
sénat  pour  traiter  avec  Pyrrhus  pour  le  rachat  des  prisonniers;  Pyrrhus 
essaye  de  le  corrompre  et  de  l'attacher  à  son  service;  ce  fut  en  vain.  En 
278  le  médecin  de  Pyrrhus  offrit  à  Fabricius  d'empoisonner  son  roi; 
Fabricius  loin  d'accepter,  livre  le  traître  à  Pyrrhus.  A  cette  réputation 
d'incorruptibilité,  s'ajoute  celle  de  désintéressement;  des  immenses 
quantités  de  butin  amenées  à  Rome  par  ses  victoires,  Fabricius  ne  prit 
rien  pour  lui-même,  et  le  sénat  dut  doter  ses  filles  car  elles  étaient  pauvres. 
Sa  grande  austérité  le  fit  élire  censeur  en  275,  et  il  fit  de  grands  efforts 
pour  réprimer  le  luxe.  Rousseau  a  conçu  son  Fabricius  d'après  Plutarque, 
Vie  de  Pyrrhus. 

3  Pyirhus  battit  les  Romains  à  Héraclée,  mais  il  dit:  «  Encore  une 
victoire  comme  celle-ci,  et  nous  sommes  perdus  ». 


70  VIE  1 

ni  urs  efféminées ?  q 
tableau  :,  ces  édii  i 

mail res  des  oa1 ions,  vo 
des  hommefl  frivoles  que  vo  Ce  sont  des 

rhéteurs,  qui    vous   gouverra         I      I    pour  enricl 
an  lnici  tes,  des  peint  res,  d<  que 

vous  avez  arrosé  de  vol i  et  l'As*       !.■ 

pouilles  de  Cartha         onl    la  proie  d'un  joueur  de  flûte!* 
Romains,  hâtez-vous  de  renverser  ces  amphithéâtres;   bi 

jo  ce-  marbres,  brûk  tableaux,  cha  qui 

vous  subjuguent,  et  dont  les  funestes  art  corrom] 

Que  d'autres  mains  s'illustrent  par  de  vains  I 
talent    digne  de  Rome  est  celui   de  conquérir  le  mon': 
d'y  faire  régner  la  vertu.    Quand  Cynéas  }>rit  not] 

15  pour  une  assemblée  de  rois,4  il  ne  fut  ébloui  ni  par  une  pompe 
vaine,  ni  par  une  élégance  recherchée;  il  n'y  entendit  point 
cette  éloquence  frivole,5  l'étude  et  le  charme  des  hommes 
futiles.  Que  vit  donc  Cynéas  de  si  majestueux  ?  (  )  citoyens  ! 
il  vit  un  spectacle  que  ne  donneront  jamais  vos  rie: 

20  tous  vos  arts,  le  plus  beau  spectacle  qui  ait  jamais  paru  -ous 
le  ciel:  l'assemblée  de  deux  cents  hommes  vertueux,  dignes 
de  commander  à  Rome,  et  de  gouverner  la  terre.  » 

1  Les  Grecs,  représentant  pour  Rousseau  la  civilisation  raffinée  de 
l'antiquité,  celle  qui  développe  tous  les  arts,  au  dépens  des  mœurs. 

2  Caton  avait  fait  détruire  Carthage.  car  il  craignait  l'influence  de  la 
mollesse  orientale  pour  la  vertu  romaine;  maintenant  cependant  les  dé- 
pouilles sont  là.  3  L'empereur  Xéron. 

4  Cynéas  fut  envoyé  par  Pyrrhus  pour  négocier  la  paix  avec  Rome, 
après  la  victoire  d'Héraclée.  Il  n'obtint  pas  ce  qu'il  désirait,  la  liberté 
pour  les  grecs  d'Italie.  Il  avait  été  frappé  de  la  majesté  du  sénat  romain 
qu'il  avait  comparé  à  une  assemblée  de  rois. 

6  Allusion  probable  à  Carnéade,  un  sophiste  grec  qui  était  venu  à 
Rome  en  mission  d'Athènes.  Pendant  que  les  négociations  allaient  leur 
train.  Carnéade  faisait  valoir  son  talent  de  rhéteur,  parlant  un  jour 
sur  un  sujet  et  convainquant  ses  auditeurs,  et  le  lendemain  leur  démon- 
trant avec  autant  de  succès  la  thèse  contraire.  Caton  vit  dans  cet  art 
subtil  un  grand  danger  et  fit  renvoyer  l'ambassade. 


LES    SCIENCES    ET   LES   ARTS  71 

L'oisiveté,  dans  les  pays  très  fertiles  comme  l'Egypte,  a  con- 
duit à  la  curiosité,  et  aux  sciences  qui  trompent,  à  l'art  qui  favorise 
la  vanité,  au  luxe  qui  amollit. 

Le   Luxe  l 

Né  comme  eux  de  l'oisiveté  et  de  la  vanité  des  hommes, 
le  luxe  va  rarement  sans  les  sciences  et  les  arts,  et  jamais  ils    5 
ne  vont  sans  lui.     Je  sais  que  notre  philosophie,  toujours 
féconde  en  maximes  singulières,  prétend,  contre  l'expérience 
de  tous  les  siècles,  que  le  luxe  fait  la  splendeur  des  États: 
mais  après  avoir  oublié  la  nécessité  des  lois  somptuaires,2 
osera-t-elle  nier  encore  que  les  bonnes  mœurs  soient  essen-  10 
tielles  à  la  durée  des  empires,  et  que  le  luxe  ne  soit  diamé- 
tralement opposé  aux  bonnes  mœurs?    Que  le  luxe  soit  un 
signe  certain  des  richesses;    qu'il  serve  même,  si  l'on  veut, 
à  les   multiplier:    que   faudra-t-il   conclure  de  ce  paradoxe 
digne  d'être  né  de  nos  jours?  et  que  deviendra  la  vertu  quand  15 
il  faudra  s'enrichir  à  quelque  prix  que  ce  soit?     Les  anciens 
politiques  parlaient  sans  cesse  de  mœurs  et  de  vertu;    les 
nôtres  ne  parlent  que  de  commerce  et  d'argent.     L'un  vous 
dira  qu'un  homme  vaut  en  telle  contrée  la  somme  qu'on  le 
vendait  à  Alger;    un  autre,  en  suivant  ce  calcul,  trouvera  20 
des  pays  où  un  homme  ne  vaut  rien,  et  d'autres  où  il  vaut 
moins  que  rien.     Ils  évaluent  les  hommes  comme  des  trou- 
peaux de  bétail.     Selon  eux,  un  homme  ne  vaut  à  l'État  que 
la  consommation  qu'il  y  fait;  ainsi  un  Sybarite  3  aurait  bien 
valu   trente   Lacédémoniens.     Qu'on   devine   donc   laquelle  25 
des  deux  républiques,  de  Sparte  ou  de  Sybaris,  fut  subjuguée 
par  une  poignée  de  paysans,  et  laquelle  fit  trembler  l'Asie. 

1  Ducros  mentionne  un  opuscule  inachevé  de  Rousseau:  Discours  sur 
la  Richesse,  composé  probablement  entre  1749  et  1756  {Jean- Jacques 
Rousseau,  vol.  I,  p.  246). 

2  Lois  somptuaires  qui  ont  pour  but  de  restreindre  la  dépense  et  le 
luxe:   lois  somptuaires  de  Lacédémone  ou  Sparte. 

3  Sybaris,  une  colonie  grecque  de  Lucanie,  au  sud  de  l'Italie,  célèbre 
pour  la  vie  molle  et  voluptueuse  de  ses  habitants. 


VU     i 

1.1  monan  nie  <l.  I  ,1^. 

homme  par  un  prince  plu  requc  le  moindre  i 

de  i  !<•  plus  misérable  de  l 

ont  résisté  aux  plus  puissant  le  l'univi  ra.     I 

s  &un<  républiques   m  disputèrent    l'empire  du   monde: 

L'une  était  très  rii  h*-,  l'autre  n'avait  ;](- .,  \ 

qui  détruisit  l'autre.    L'empire  romain,  ,  tour,  après 

avoir  englouti  toutes  les  richesses  de  l'univers,  fut  la  proie 
des  gens  qui  ne  Bavaient  p  ce  que  c'était  que  la 

10  richesse.    Les    Francs    conquirent    les   Gaules,   la 

l'Angleterre,  sans  autre  trésor  que  leur  bravoure  et  leur 
pauvreté.  Une  troupe  de  pauvres  montagnan  rat  toute 
l'avidité  se  bornait  à  quelques  peaux  de  m<  uteras,  après 
avoir  dompté   la   fierté   autrichienne,  écrasa  cette  opulente 

15  et  redoutable  maison  de  Bourgogne  qui  faisait  trembler  les 
potentats  de  l'Europe.  Enfin  toute  la  puissance  et  toute 
la  sagesse  de  l'héritier  de  Charles-Quint,  soutenue  de  tous 
les  trésors  des  Indes,  vinrent  se  briser  contre  une  poignée  de 
pêcheurs   de   harengs.4     Que    nos   politiques   daignent   sus- 

20  pendre  leurs  calculs  pour  réfléchir  à  ces  exemples,  et  qu'ils 
apprennent  une  fois  pour  toutes,  qu'on  a  de  tout  avec  de 
l'argent,  hormis  des  mœurs  et  des  citoyens. 

De  quoi  s'agit-il   donc  précisément   dans  cette  question 
du  luxe?     De  savoir  lequel  importe  le  plus  aux  empires, 

25  d'être  brillants  et  momentanés,  ou  vertueux  et  durables? 
Je  dis  brillants,  mais  de  quel  éclat?  Le  goût  du  faste  ne 
s'associe  guère  dans  les  mêmes  âmes  avec  celui  de  l'honnête. 
Non,  il  n'est  pas  possible  que  des  esprits  dégradés  par  une 
multitude  de  soins  futiles  s'élèvent  jamais  à  rien  de  grand; 

30  et,  quand  ils  en  auraient  la  force,  le  courage  leur  manquerait. 

1  La  puissance  Perse,  établie  par  Cyrus  au  YIme  siècle  avant  J.-C.  ne 
put  venir  à  bout  de  la  résistance  des  Grecs  dans  les  guerres  Médiques 
(Vme  siècle),  et  fut  vaincue  par  Alexandre  le  Grand,  au  IVme  siècle. 

2  Peuples  nomades  et  barbares  des  régions  du  Pont-Euxin. 
8  Les  Suisses.  4  Les  Hollandais. 


LES   SCIENCES   ET   LES   ARTS  73 

A  la  fin  de  son  Discours,  Rousseau  met  en  garde  contre  de 
fausses  interprétations:  «  Ce  n'est  point  la  science  que  je  mal- 
traite; c'est  la  vertu  que  je  défends  ». 1 

Note  sur  la  Question  du  Luxe  au  XVIIIme  siècle 

On  a  dit  faussement  que  Rousseau  avait  lancé  un  «  paradoxe  »  chez 
ses  contemporains;  c'était  au  contraire  lui  qui  représentait  la  tradition 
de  l'immoralité  du  luxe,  contre  la  valeur  sociale  et  même  morale  de  la 
richesse,  la  nouveauté  d'alors.  Rousseau  lui-même  dit  bien  qu'il  attaque 
«  ce  paradoxe,  si  digne  d'être  né  de  nos  jours  ». 

Une  science  nouvelle  se  formait,  l'économie  politique,  et  elle  énonçait 
cette  théorie  si  choquante  pour  la  morale  chrétienne  traditionnelle:  le 
luxe  est  utile,  car  il  suppose  la  richesse  qui  apporte  du  confort  pour  l'ou- 
vrier, et  qui  est  une  source  de  prestige  politique  vis  à  vis  de  l'étranger. 
Les  plus  célèbres  écrits  exposant  cette  nouveauté  sont:  Saint-Évremont, 
Sur  les  Plaisirs  (1705)  —  cet  auteur  déjà  prétend  que  «  l'abstention  des 
plaisirs  est  un  grand  péché»;  Mandeville,  Fable  des  Abeilles,  —  qui 
parut  pour  la  première  fois  en  anglais,  en  1706,  et  en  traduction  française 
en  1740;  Melon,  Essai  politique  sur  le  Commerce  (1734);  Voltaire,  Le 
Mondain  (1735)  mettant  en  vers  les  théories  de  Melon.  Ce  spirituel 
poème  fit  tellement  scandale  que  l'auteur  dut  momentanément  fuir  de 
Cirey  où  il  séjournait  alors.  Il  écrivit  encore  une  Défense  du  Mondain. 
Il  s'y  moque  du  Paradis  Terrestre,  le 

.  .  .  jardin  de  ce  premier  bonhomme, 
Jardin  fameux  par  le  Diable  et  sa  pomme. 

Et  il  loue  hautement  le  luxe: 

Le  superflu,  chose  si  nécessaire. 
Voici  quelques-uns  de  ces  vers  célèbres: 


1  Le  mot  «  vertu  »  est  pris  dans  différents  sens  dans  l'œuvre  de  Rous- 
seau; et  il  n'est  pas  superflu  de  le  constater.  Dans  ce  premier  Discours, 
on  parle  surtout  de  vertu  romaine,  ou  stoïque,  ou  calviniste  de  renonce- 
ment; dans  le  second  Discours,  on  parlera  plutôt  de  vertu  d'innocence  ou 
d'ignorance,  propre  à  l'homme  simple  de  la  nature;  et  dans  les  grands 
ouvrages,  on  parlera  surtout  de  la  vertu  de  modération  (du  philosophe, 
comme  Socrate  ou  Aristote).  Voir  dans  le  Mercure  de  France,  ier  juin 
191 2,  l'article  «  La  Notion  de  Vertu  dans  le  Premier  Discours  de  J.-J. 
Rousseau  »,  par  Albert  Schinz. 


7  :  vu 

M  le  l>Mi, 
I  ■  tl'oi  cl  le  règne  d 

l  ■ 
l  i  le  Jardin  <!<■  n 

pour  mon  bien  m'a  fait  nali  I  âge 

l 

Le  temps  profane  •  il  tout  fait  i  in. 

I    [me  l<  luxe  d  mém<  la  moto 
I        les  plaisirs,  k 
La  propj 
I     . 

Etait  i  e  vertu  :  i  h<-/.  l'homme  de  nature]  ?  C'était  pure  ignorance. 
Quel  idiol ,  l'il  .i\-.iit  eu  pour  i 

Quelque  bon  lit,  aurait  OOUChé  defaotl  ! 

Sur  ce  Sujet,  voir  André  Morize,  L'Apologie  du  luxe  au  XVI 1 1 
et  Le  Mondain  de  Voltaire  (Paria  1909),  montrant  comment  «  les  der- 
nières années  du  XVI  Ime  siècle  jusqu'aux  alentours  de  !  .c  du 
Discours  de  Rousseau)  on  assista  à  une  transformation  de  l'opinion  morale, 
au  profit  du  luxe  et  aux  dépens  de  la  morale  traditionnelle  ». 

Le  Discours  sur  les  Sciences  cl  les  A  ris  fut  couronné.  Ouand  il 
parut  imprimé,  en  1750,  il  fit  un  bruit  énorme,  et  souleva  une 
formidable  polémique:  «  une  dispute  littéraire  à  laquelle  toute 
la  France  a  paru  prendre  quelque  part  »,  dit  L'abbé  de  La  Porte. 
5  Un  savant  (M.  Reynolds,  Revue  de  Fribourg,  juillet  1904)  signale 
68  articles  dirigés  contre  le  premier  Discours  de  Rousseau  tôt 
après  son  apparition.  Rousseau  ne  répondit  publiquement  qu'à 
quatre  de  ses  contradicteurs:  l'abbé  Raynal,  M.  Gautier,  pro- 
fesseur de  mathématique  et  d'histoire  à  Nancy,  le  Roi  de  Pologne, 

10  et  M.  Bordes,  un  de  ses  amis  de  Lyon.  Le  Discours  fut  aussi 
remarqué  en  Allemagne  par  le  célèbre  critique  Lessing.  qui  dis- 
cuta le  nouvel  écrivain  dans  la  Yossische  Zeitung,  en  avril  1752. 
(Voir,  Ducros,  /.-/.  Rousseau,  Vol.  I,  p.  100.) 

Malgré  tout  ce  bruit,  le  Discours  ne  rendit  pas  Rousseau  riche. 

15  II  ne  reçut  pas  un  sou  de  l'imprimeur.  Il  avait  eu  une  augmenta- 
tion de  gages  chez  M.  de  Francueil;  il  avait  été  fait  trésorier; 
mais  le  souci  de  cet  argent  le  rendit  malade.  Il  résolut  de  con- 
former sa  vie  aux  idées  de  son  Discours;  il  cessa  d'aller  «  dans  le 
monde  »,  et  il  se  tourna  encore  une  fois  vers  la  musique  pour  lui 

30  demander  du  pain.     Il  se  fit  copiste  de  musique. 

1  Les  premiers  parents  des  dieux  de  la  mythologie  païenne. 


l'origine  de  l'inégalité  75 

Sitôt  que  ma  résolution  fut  bien  prise  et  bien  confirmée, 
j'écrivis  un  billet  à  M.  de  Francueil  pour  lui  en  faire  part, 
pour  le  remercier  ainsi  que  Madame  Dupin  (sa  belle-mère) 
de  toutes  leurs  bontés,  et  pour  leur  demander  leur  pratique. 
Francueil,  ne  comprenant  rien  à  ce  billet,  et  me  croyant  5 
encore  dans  le  transport  de  la  fièvre,  accourut  chez  moi; 
mais  il  trouva  ma  résolution  si  bien  prise  qu'il  ne  put  par- 
venir à  l'ébranler.  Il  alla  dire  à  Madame  Dupin,  et  à  tout 
le  monde  que  j'étais  devenu  fou.  Je  laissai  dire  et  allai 
mon  train.  Je  commençai  ma  réforme  par  ma  parure;  je  10 
quittai  la  dorure  et  les  bas  blancs;  je  pris  ma  perruque  ronde; x 
je  posai  l'épée;  je  vendis  ma  montre  en  me  disant  avec  une 
joie  incroyable:  «  Grâce  au  ciel,  je  n'aurai  plus  besoin  de 
savoir  l'heure  qu'il  est  ». 

A  cause  de  sa  célébrité,  Rousseau  eut  bientôt  une  clientèle  im-  15 
portante. 

Vers  la  même  époque,  il  eut  un  succès  musical  sérieux  avec  son 
opéra  champêtre  Le  Devin  du  Village;   et  un  autre  moins  grand 
avec  une  comédie  Narcisse.     Dans  ces  deux  œuvres  d'imagination, 
il  célèbre  la  simplicité  des  sentiments  naturels  en  les  opposant  à  20 
Parti  finalité  des  sentiments  mondains. 

DISCOURS    SUR    L'ORIGINE    DE    L'INÉGALITÉ    PARMI 

LES   HOMMES 

Cependant  une  nouvelle  occasion  s'offrit  à  Rousseau  de  dé- 
velopper ses  idées  de  réforme  sociale,  et  par  là  d'attirer  l'attention 
sur  son  nom.     Il  n'y  résista  pas. 

En  1753,  la  même  Académie  de  Dijon  qui  avait  couronné  son  25 
Discours  de  1749  proposa  un  nouveau  sujet  de  concours:    «  Quelle 
est  l'origine  de  l'inégalité  parmi  les  hommes,  et  si  elle  est  autorisée 
par  la  loi  naturelle  ?  »     Cette  fois  Rousseau  ne  devait  pas  obtenir 

1  Perruque  ronde  =  simple,  par  opposition  aux  perruques  compliquées 
du  temps,  perruques  au  front  de  fer,  au  pied  de  pie,  à  la  rhinocéros,  au 
cabriolet,  à  l'inconstant,  à  la  comète,  à  la  lunatique  ...  ou  perruques 
pour  le  négligé,  pour  le  conseil,  perruque  à  bonnes  fortunes,  perruque  à 
rendez-vous. 


7'>  \ ii.  m  <i 

li    prix;  '  mais  poux  les  idéei  qu' 

lié  en  i  au  mo  que  le  I! 

c  if- m  plui  leuiemenf  publique!  vertueuses 

à  <lc  grandi  rrompui  niais 

5  le  bonheur  'l'un  .'ik<-  d'or  de  l'humai]  /ilisation 

modernes. 
Rousseau  médita  son  D\  cours  dans  \    I    •      .•        ■     Germain: 

Tour  méditer  à  mon  aise  ce  grand  sujet,  y  m- 

Germain  un  voyage  de  sept  ou  huit  jo  . 

10  noire  h-  [UÎ  était  uni-  bonne  femme,  et  une  de  ses  an 

Je  compte  cette  promenade  pour  une  des  pi  l  ibles  de 

ma  vie.      Il  faisait   très  beau;    ces  bonnes  femme-  se  ch 
rent  des  soins  et  de  la  dépense;  Thérèse  -amusait  avec  elles; 
et  moi,  sans  souci  de  rien,  je  venais  m 'égayer  -a:,-  gêne  aux 

15  heures  du  repas.     Tout  le  reste  du  jour,  enfoncé  dans  la 

^>  forêt,  j'y  cherchais,  j'y  trouvais  l'image  des  premier-  temp> 
dont  je  retraçais  fièrement  l'histoire;  je  faisais  main  basse 
sur  les  petits  mensonges  des  hommes;  j'osais  dévoiler  à  nu 
leur  nature,  suivre  le  progrès  du  temps  et  des  choses  qui 

20  l'ont  défigurée,  et  comparant  l'homme  de  l'homme  avec 
l'homme  naturel,  leur  montrer  dans  leur  perfectionnement 
prétendu,  la  véritable  source  de  ses  misères.  Mon  âme 
exaltée  par  ces  contemplations  sublimes,  s'élevait  auprès  de 
la  Divinité;    et  voyant  de  là  mes  semblables  suivre,  dans 

25  l'aveugle  route  de  leurs  préjugés,  celle  de  leurs  erreurs,  de 
leurs  malheurs,  de  leurs  crimes,  je  leur  criais  d'une  voix 
faible  qu'ils  ne  pouvaient  entendre:  «  Insensés,  qui  vous 
plaignez  sans  cesse  de  la  nature,  apprenez  que  tous  vos 
maux  viennent  de  vous  !  » 

30  L'âge  d'or  ne  doit  pas  être  identifié  avec  un  état  de  la  nature 
chez  Rousseau,  ainsi  qu'on  le  fait  souvent.  (L'âge  d'or  de  Rous- 
seau est  une  périodeMntermédiaire  qu'il  imagine  avoir  pu  exister 
entre  un  état  de  nature  primordial,  et  l'état  de  la  société  civilisée. 
Il  y  a  donc  pour  Rousseau:    (1)  L~n  premier  état  de  nature  —  où 

1  II  fut  décerné  à  l'abbé  Talbert  (1754,  —  35  pages). 


l'origine  de  l'inégalité  77 

l'homme  n'est  ni  bon,  ni  méchant,  ni  heureux,  ni  malheureux; 
(2)  un  deuxième  état  de  nature  —  où  l'homme  n'est  pas  méchant, 
est  même  bon,  et  heureux;  et  (3)  l'état  de  la  société  civilisée  — 
où  l'homme  est  méchant  et  malheureux. 

Voici  des  extraits  montrant  ce  passage  1  d'une  humanité  inno-    5 
cente  et  non-malheureuse  (premier  état  de  nature)  à  une  humanité 
mauvaise  et  misérable. 

Le  Premier  État  de  Nature 

A  l'origine,  l'homme  comme  les  animaux,  ne  s'occupait  que 
de  ses  besoins  matériels.  Sa  raison  lui  servait  seulement  à  com- 
penser son  infériorité  physique  vis  à  vis  de  bêtes  plus  grandes  et  10 
plus  fortes.  Il  inventa  la  massue,  l'arc  et  les  flèches.  Mais 
ensuite  les  conditions  changèrent;  les  hommes  étaient  devenus 
plus  nombreux  à  la  surface  de  la  terre;  ils  se  répandirent  forcément 
dans  des  pays  moins  fertiles,  et  la  raison  dut  s'employer  à  seconder 
la  nature  dans  la  production  des  choses  nécessaires  à  la  vie.  On  15 
vit  alors 

La  Naissance  de  l'Industrie 

A  mesure  que   le  genre  humain   s'étendit,  les   peines   se 
multiplièrent  avec  les  hommes.     La  différence  des  terrains, 
des  climats,  des  saisons,  put  les  forcer  à  en  mettre  dans  leur 
manière  de  vivre.     Des  années  stériles,  des  hivers  longs  et  20 
rudes,  des  étés  brûlants,  qui  consument  tout,  exigèrent  d'eux 
une  nouvelle  industrie.     Le  long  de  la  mer  et  des  rivières, 
ils  inventèrent  la  ligne  et  l'hameçon,  et  devinrent  pêcheurs 
et  ichthyophages.     Dans  les  forêts,  ils  se  firent  des  arcs  et 
des  flèches,  et  devinrent  chasseurs  et  guerriers.     Dans  les  25 
pays  froids,  ils  se  couvrirent  des  peaux  des  bêtes  qu'ils  avaient 
tuées.     Le  tonnerre,  un  volcan,  ou  quelque  heureux  hasard, 
leur  fit  connaître  le  feu,  nouvelle  ressource  contre  la  rigueur 
de  l'hiver:    ils  apprirent  à  conserver  cet  élément,  puis  à  le 
reproduire,  et  enfin  à  en  préparer  les  viandes  qu'auparavant  30 
ils  dévoraient  crues. 

1  Les  passages  très  intéressants  où  Rousseau  pane  du  rôle  du  langage 
dans  cette  évolution,  ont  été  omis  ici. 


78  \  II.     I    I     «1  : 

(  '<     premii  rg  p  al  emin  l'homme  à  p 

faire   de   plUfl    rapide  .      I'Iii  .t.   et    plu      ]  jn- 

perfectionna.    Bientôt,   cessant    -        endormir 
bous  le  premier  arbre,  ou  de  se  retirer  dai 
5  trouva  quelques  sortes  de  haches,  de  pierres  dures  et  tran- 
chantes qui  servirent  à  couper  du  bois,  creuser  la  ten 

taire  des  hutte-  «le  brant  h  osuite  d'enduire 

d'argile  el  de  bouc.    Ce  fut  là  l'époque  d'une  premièi 
volution,  qui   forma   l'établissement   et    la  distinction   des 

io  familles,  et  qui  introduisit  uni  'le  propriété,  d'où  peut- 

être  naquirent  déjà  bien  des  querelles  et  des  combats,    i 
pendant  comme  les  plus  fort-  furent  vraisemblablement  les 

premiers  à  se  faire  des  logements  qu'As  M  sentaient  capables 
de  défendre,  il  est  à  croire  que  les  faibles  trouvèrent   j>lus 

15  court  et  plus  sûr  de  les  imiter  que  de  tenter  de  le-  dél 
et  quant  à  ceux  qui  avaient  déjà  des  cabanes,  aucun  d'eux 
ne  dut  chercher  à  s'approprier  celle  de  son  voisin,  moins  parce 
qu'elle  ne  lui  appartenait  pas,  que  parce  qu'elle  lui  était  inu- 
tile, et   qu'il  ne  pouvait   s'en  emparer  sans  s'exposer  à  un 

20  combat  très-vif  avec  la  famille  qui  l'occupait. 

Pour  Rousseau,  ce  ne  fut  donc  pas  le  développement  intellectuel 
et  industriel  qui  fut  le  résultat  du  développement  psychique  et 
moral,   mais   au   contraire  le   développement    intellectuel   et    in- 
dustriel eut  lieu  d'abord  et  entraîna  à  sa  suite  le  développement 
25  psychique  et  moral. 

La  Famille,  les  Premiers  Luxes,  et  les  Premiers  Arts 

Les  premiers  développements  du  cœur  furent  l'effet  d'une 
situation  nouvelle  qui  réunissait  dans  une  habitation  com- 
mune les  maris  et  les  femmes,  les  pères  et  les  enfants. 
L'habitude  de  vivre  ensemble  fit  naître  les  plus  doux  senti- 
30  ments  qui  soient  connus  des  hommes:  l'amour  conjugal 
et  l'amour  paternel.  Chaque  famille  devint  une  petite 
société  d'autant  mieux  unie  que  l'attachement  réciproque 
et  la  liberté  en  étaient  les  seuls  liens;    et  ce  fut  alors  que 


l'origine  de  l'inégalité  79 

s'établit  la  première  différence  dans  la  manière  de  vivre  des 
deux  sexes,  qui  jusqu'alors  n'en  avaient  eu  qu'une.  Les 
femmes  devinrent  plus  sédentaires,  et  s'accoutumèrent  à 
garder  la  cabane  et  les  enfants,  tandis  que  l'homme  allait 
chercher  la  subsistance  commune.  Les  deux  sexes  com-  5 
mencèrent  aussi,  par  une  vie  un  peu  plus  molle,  à  perdre 
quelque  chose  de  leur  férocité  et  de  leur  vigueur.  Mais  si 
chacun  séparément  devint  moins  propre  à  combattre  les 
bêtes  sauvages,  en  revanche,  il  fut  plus  aisé  de  s'assembler 
pour  leur  résister  en  commun 10 

Tout  commence  à  changer  de  face.  Les  hommes  errant 
jusqu'ici  dans  les  bois,  ayant  pris  une  assiette  plus  fixe,  se 
rapprochent  lentement,  se  réunissent  en  diverses  troupes,  et 
forment  enfin  dans  chaque  contrée  une  nation  particulière, 
unie  de  mœurs  et  de  caractères,  non  par  des  règlements  et  15 
des  lois,  mais  par  le  même  genre  de  vie  et  d'aliments,  et  par 
l'influence  commune  du  climat.  Un  voisinage  permanent 
ne  peut  manquer  d'engendrer  enfin  quelque  liaison  entre 
diverses  familles.  Des  jeunes  gens  de  différents  sexes  habi- 
tent des  cabanes  voisines;  le  commerce  passager  que  de-  20 
mande  la  nature  en  amène  un  autre  non  moins  doux,  et  plus 
permanent  par  la  fréquentation  mutuelle.  On  s'accoutume 
à  considérer  différents  objets  et  à  faire  des  comparaisons; 
on  acquiert  insensiblement  des  idées  de  mérite  et  de  beauté 
qui  produisent  des  sentiments  de  préférence.  A  force  de  se  25 
voir,  on  ne  peut  plus  se  passer  de  se  voir  encore.  Un  sen- 
timent tendre  et  doux  s'insinue  dans  l'âme,  et  par  la  moindre 
opposition  devient  une  fureur  impétueuse:  la  jalousie  s'éveille 
avec  l'amour;  la  discorde  triomphe,  et  la  plus  douce  des 
passions  reçoit  des  sacrifices  de  sang  humain.  30 

A  mesure  que  les  idées  et  les  sentiments  se  succèdent,  que 
l'esprit  et  le  cœur  s'exercent,  le  genre  humain  continue  à 
s'apprivoiser,  les  liaisons  s'étendent  et  les  liens  se  resserrent. 
On  s'accoutuma  à  s'assembler  devant  les  cabanes  ou  autour 
d'un  grand  arbre:    le  chant  et  la  danse,  vrais  enfants  de  35 


<So  y  I  I .    |   !    1 1 

l'amour  cl    du   loi  ir.  d<-\  mrciit    l'a  \'<>c- 

cupation  dr^  hommes  et   des  femm< 
(  'haï  un  (  omxi  iloir  être 

•i  même,  et  l'esl  ime  publique  eut  un  pri ..    ( 
5  qui  (hantait  ou  dansait  le  mieux,  le  plus  beau,  le  phii  tort, 
le  plus  adroit,  ou  le  plus  éloquent,  devint  le  plus  considéré; 
et  ce  fut  le  premier  pa  ité,  el  vei    le 

même  temps:    de  ces  premières  préférences  naquirent  d'un 
côté  la  vanité  et  le  mépris;   de  l'autre,  la  ho 
10  et  la  fermentation  causée  par  ces  nouveaux  levains  produisit 
enfin  des  composés  funestes  au  bonheur  et  à  L'innocent 

Le  Deuxième  État  de   Nature  on   l'Âge  d'Ob 

Mais  il  faut  remarquer  que  la  société  commencée  et  les 
relations  déjà  établies  exigeaient  en  eux  des  qualités  dif- 
férentes de  celles  qu'ils  tenaient  de  leur  constitution  primitive: 

15  que  la  moralité  commençant  à  s'introduire  dans  les  acti 
humaines,  et  chacun,  avant  les  lois,  étant  seul  juge  et  vengeur 
des  offenses  qu'il  avait  reçues,  la  bonté  convenable  au  pur 
état  de  nature  n'était  plus  celle  qui  convenait  à  la  société 
naissante:    qu'il   fallait   que   les  punitions  devinssent   plus 

20  sévères  à  mesure  que  les  occasions  d'offenser  devenaient  plus 
fréquentes,  et  que  c'était  à  la  terreur  des  vengeances  de 
tenir  lieu  du  frein  des  lois.  Ainsi,  quoique  les  hommes  fus- 
sent devenus  moins  endurants,  et  que  la  pitié  naturelle  eût 
déjà  souffert  quelque  altération,  cette  période  du  dévelop- 

25  pement  des  facultés  humaines,  tenant  un  juste  milieu  entre 
l'indolence  de  l'état  primitif  et  la  pétulante  activité  de  notre 
amour-propre,  dut  être  l'époque  la  plus  heureuse  et  la  plus 
durable.  Plus  on  y  réfléchit,  plus  on  trouve  que  cet  état 
était  le  moins  sujet  aux  révolutions,  le  meilleur  à  l'homme, 

50  et  qu'il  n'en  a  dû  sortir  que  par  quelque  funeste  hasard,  qui, 
pour  l'utilité  commune,  eût  dû  ne  jamais  arriver.  L'exem- 
ple des  sauvages,  qu'on  a  presque  tous  trouvés  à  ce  point, 


l'origine  de  l'inégalité  8i 

semble  confirmer  que  le  genre  humain  était  fait  pour  y  rester 
toujours,  que  cet  état  est  la  véritable  jeunesse  du  monde,  et 
que  tous  les  progrès  ultérieurs  ont  été,  en  apparence,  autant 
de  pas  vers  la  perfection  de  l'individu,  et,  en  effet,  vers  la 
décrépitude  de  l'espèce.  5 

Tant  que  les  hommes  se  contentèrent  de  leurs  cabanes 
rustiques,  tant  qu'ils  se  bornèrent  à  coudre  leurs  habits  de 
peaux  avec  des  épines  ou  des  arêtes,  à  se  parer  de  plumes  et 
de  coquillages,  à  se  peindre  le  corps  de  diverses  couleurs,  à 
perfectionner  ou  embellir  leurs  arcs  et  leurs  flèches,  à  tailler  10 
avec  des  pierres  tranchantes  quelques  canots  de  pêcheurs  ou 
quelques  grossiers  instruments  de  musique;  en  un  mot,  tant 
qu'ils  ne  s'appliquèrent  qu'à  des  ouvrages  qu'un  seul  pouvait 
faire,  et  qu'à  des  arts  qui  n'avaient  pas  besoin  du  concours 
de  plusieurs  mains,  ils  vécurent  libres,  sains,  bons  et  heureux  15 
autant  qu'ils  pouvaient  l'être  par  leur  nature,  et  conti- 
nuèrent à  jouir  entre  eux  des  douceurs  d'un  commerce  indé- 
pendant: mais  dès  l'instant  qu'un  homme  eut  besoin  du 
secours  d'un  autre,  dès  qu'on  s'aperçut  qu'il  était  utile  à  un 
seul  d'avoir  des  provisions  pour  deux,  l'égalité  disparut,  la  20 
propriété  s'introduisit,  le  travail  devint  nécessaire,  et  les 
vastes  forêts  se  changèrent  en  des  campagnes  riantes,  qu'il 
fallut  arroser  de  la  sueur  des  hommes,  et  dans  lesquelles  on 
vit  bientôt  l'esclavage  et  la  misère  germer  et  croître  avec 
les  moissons.  25 

La  métallurgie  et  l'agriculture  furent  les  deux  arts  dont 
l'invention  produisit  cette  grande  révolution. 

L'État  Social  Civilisé  ou  la  Dégénérescence  du 
Genre  Humain 

Le   «  funeste  hasard  qui   pour  l'utilité  commune  eût   dû  ne 
jamais  arriver  »  est  la  découverte  de  l'emploi  du  feu  pour  forger 
des  instruments  aratoires  (qui,  en  permettant  l'accumulation  des  30 
produits,  favoriseront  l'accumulation  de  richesses,  le  luxe,  et  la 
vanité  et  la  jalousie)  et  des  armes  perfectionnées  (qui  favorise- 


82  \  h    i  i   <i 

ront  1rs  guerres  fratricide         '  ition  m 

de  frid  ioni  i  on 

Dès  qu'il  fallut  des  hommes  pour  fondre  et  forger  le  I 
il  fallut  d'autres  hommi  a   nourrir   ceux-là.    Plu 

5  Dombre  des  ouvriers  vint  multiplier,  moins  il  5 

tnains  employées  à  la  subsistant  qu'il  j 

moins  de  bouches  pour  la  consommer;   «  ne  il  fallut 

aux  uns  des  denrées  en  échange  de  leur  fer,  les  autre-  trou- 
vèrent enfin  Le  secret  d'employer  le  fer  à  la  multiplicatioi 

io  denrées.      De  là  naquirent  d'un  côté  le  labourage  et    l'a 

culture,  et  de  l'autre  l'art  de  travailler  les  métaux  et 
multiplier  les  usages  .  .  . 

Voilà  donc  toutes  nos  facultés  développées,  la  mémoire 
et  l'imagination  en  jeu,   l'amour-propre  intéressé,  la  r 

15  rendue  active,  et  l'esprit  arrivé  presque  au  terme  de  la  per- 
fection dont  il  est  susceptible.  Voilà  toutes  les  qualités 
naturelles  mises  en  action,  le  rang  et  le  sort  de  chaque  homme 
établis,  non-seulement  sur  la  quantité  des  biens  et  le  pouvoir 
de  servir  ou  de  nuire,  mais  sur  l'esprit,  la  beauté,  la  force  ou 

20  l'adresse,  sur  le  mérite  ou  les  talents;  et  ces  qualités  étant 
les  seules  qui  pouvaient  attirer  de  la  considération,  il  fallut 
bientôt  les  avoir  ou  les  affecter.  Il  fallut,  pour  son  avantage, 
se  montrer  autre  que  ce  qu'on  était  en  effet.  Être  et  pa- 
raître devinrent  deux  choses  tout  à  fait  différentes;    et  de 

25  cette  distinction  sortirent  le  faste  imposant,  la  ruse  trompeuse, 
et  tous  les  vices  qui  en  sont  le  cortège.  D'un  autre  côté, 
de  libre  et  indépendant  qu'était  auparavant  l'homme,  le 
voilà,  par  une  multitude  de  nou\~eaux  besoins,  assujetti 
pour  ainsi  dire  à  toute  la  nature,  et  surtout  à  ses  semblables, 

30  dont  il  devient  l'escla\re  en  un  sens,  même  en  dex-enant  leur 
maître:  riche,  il  a  besoin  de  leurs  services;  pauvre,  il  a  besoin 
de  leurs  secours,  et  la  médiocrité  ne  le  met  point  en  état  de 
se  passer  d'eux.  Il  faut  donc  qu'il  cherche  sans  cesse  à  les 
intéresser  à  son  sort,  et  à  leur  faire  trou\rer,  en  effet  ou  en 

$5  apparence,  leur  proht  à  travailler  pour  le  sien:   ce  qui  le  rend 


l'origine  de  l'inégalité  8$ 

fourbe  et  artificieux  avec  les  uns,  impérieux  et  dur  avec  les 
autres,  et  le  met  dans  la  nécessité  d'abuser  tous  ceux  dont  il 
a  besoin  quand  il  ne  peut  s'en  faire  craindre,  et  qu'il  ne  trouve 
pas  son  intérêt  à  les  servir  utilement.  Enfin  l'ambition  dé- 
vorante, l'ardeur  d'élever  sa  fortune  relative,  moins  par  un  5 
véritable  besoin  que  pour  se  mettre  au-dessus  des  autres, 
inspire  à  tous  les  hommes  un  noir  penchant  à  se  nuire  mu- 
tuellement, une  jalousie  secrète,  d'autant  plus  dangereuse 
que,  pour  faire  son  coup  plus  en  sûreté,  elle  prend  souvent 
le  masque  de  la  bienveillance;  en  un  mot,  concurrence  et  10 
rivalité  d'une  part,  de  l'autre  oppositions  d'intérêts,  et  tou- 
jours le  désir  caché  de  faire  son  profit  aux  dépens  d'autrui: 
tous  ces  maux  sont  le  premier  effet  de  la  propriété,  et  le  cortège 
inséparable  de  l'inégalité  naissante. 

Avant  qu'on  eût  inventé  les  signes  représentatifs  des  15 
richesses,  elles  ne  pouvaient  guère  consister  qu'en  terres  et 
en  bestiaux,  les  seuls  biens  réels  que  les  hommes  puissent 
posséder.  Or,  quand  les  héritages  se  furent  accrus  en  nombre 
et  en  étendue  au  point  de  couvrir  le  sol  entier  et  de  se  toucher 
tous,  les  uns  ne  purent  plus  s'agrandir  qu'aux  dépens  des  20 
autres,  et  les  surnuméraires  que  la  faiblesse  ou  l'indolence 
avaient  empêchés  d'en  acquérir  à  leur  tour,  devenus  pauvres 
sans  avoir  rien  perdu,  parce  que,  tout  changeant  autour 
d'eux,  eux  seuls  n'avaient  point  change-,  furent  obligés  de 
recevoir  ou  de  ravir  leur  subsistance  de  la  main  des  riches;  25 
et  de  là  commencèrent  à  naître,  selon  les  divers  caractères 
des  uns  et  des  autres,  la  domination  et  la  servitude,  ou  la 
violence  et  les  rapines.  Les  riches,  de  leur  côté,  connurent 
à  peine  le  plaisir  de  dominer,  qu'ils  dédaignèrent  bientôt 
tous  les  autres;  et,  se  servant  de  leurs  anciens  esclaves  pour  30 
en  soumettre  de  nouveaux,  ils  ne  songèrent  qu'à  subjuguer 
et  asservir  leurs  voisins:  semblables  à  ces  loups  affamés 
qui,  ayant  une  fois  goûté  de  la  chair  humaine,  rebutent 
toute  autre  nourriture,  et  ne  veulent  plus  que  dévorer  des 
hommes.  35 


VII.    1 

<   i      ainsi  que,  les  plu  •  plus  miterai 

"ii  de  leui    i  i  j  de  V  0rte  de 

droit  au  bien  d'autrui,  équivalant,  clui  <U 

priété,  l'égalité  rompu. •  hit  mivie  du  plus  affréta  désordi 
5  »  'est  ainsi  que  les  usurpatio 
des  pauvres,  les  pa  i  ffiénées  de  tous,  étouffant 

naturelle  et  la  voù  encore  faible  <1<-  la  just 
hommes  avares,  ambitieux  et  méchants.    Il  s'élevait  entre 

le  droit  du  plus  fort  et  le  droit  du  premier  occupant  un  COD- 
10  Ilit  perpétuel  qui  ne  ^e  terminait  que  par  des  Combat 

meurtres.     La  société   naissante   lit   place  au    plus    horrible 

état  de  guerre:   le  genre  humain,  avili  et  dé  avant 

plus  retourner  sur  ses  pas,  ni  renoncer  aux  acquittions  mal- 
heureuses qu'il  avait  faites,  et  ne  travaillant  qua  sa  bout 
iS  par  l'abus  des  facultés  qui  l'honorent,  se  mit  lui-même  à  la 
veille  de  sa  ruine. 

Attonitus  novitate  mali,  divesque,  miserque, 
Effugere  optât  opes,  et  quae  modo  voverat  odit.1 

Il  n'est  pas  possible  que  les  hommes  n'aient  fait  enfin  des 
réflexions  sur  une  situation  aussi  misérable  et  sur  les  calamr 
dont  ils  étaient  accablés.     Les  riches  surtout  durent  bientôt 

20  sentir  combien  leur  était  désavantageuse  une  guerre  per- 
pétuelle, dont  ils  faisaient  seuls  tous  les  frais,  et  dans  laquelle 
le  risque  de  la  vie  était  commun,  et  celui  des  biens  particulier. 
D'ailleurs,  quelque  couleur  qu'ils  pussent  donner  à  leur> 
usurpations,  ils  sentaient  assez  qu'elles  n'étaient  établies  que 

2$  sur  un  droit  précaire  et  abusif,  et  que,  n'ayant  été  acquises 
que  par  la  force,  la  force  pouvait  les  leur  ôter  sans  qu'ils  eus- 
sent raison  de  s'en  plaindre.  Ceux  mêmes  que  la  seule  indus- 
trie avait  enrichis  ne  pouvaient  guère  fonder  leurs  propriétés 

1  Surpris  de  ce  mal  nouveau,  riche  et  indigent  à  la  fois,  il  désire  fuir 
sa  richesse,  et  prend  en  horreur  l'objet  de  ses  vœux.  (Ovide,  Métamorph 
XI,  127-28). 


l'origine  de  l'inégalité  85 

sur  de  meilleurs  titres.  Ils  avaient  beau  dire:  C'est  moi 
qui  ai  bâti  ce  mur;  j'ai  gagné  ce  terrain  par  mon  travail. 
Qui  vous  a  donné  les  alignements,  leur  pouvait-on  répondre; 
et  en  vertu  de  quoi  prétendez-vous  être  payés  à  nos  dépens 
d'un  travail  que  nous  ne  vous  avons  point  imposé?  Ignorez-  5 
vous  qu'une  multitude  de  vos  frères  périt  ou  souffre  du  besoin 
de  ce  que  vous  avez  de  trop,  et  qu'il  vous  fallait  un  consente- 
ment exprès  ou  unanime  du  genre  humain  pour  vous  ap- 
proprier sur  la  subsistance  commune  tout  ce  qui  allait  au 
delà  de  la  vôtre?  Destitué  de  raisons  valables  pour  se  10 
justifier  et  de  forces  suffisantes  pour  se  défendre;  écrasant 
facilement  un  particulier,  mais  écrasé  lui-même  par  des 
troupes  de  bandits;  seul  contre  tous,  et  ne  pouvant,  à  cause 
des  jalousies  mutuelles,  s'unir  avec  ses  égaux  contre  des 
ennemis  unis  par  l'espoir  commun  du  pillage,  le  riche,  pressé  15 
par  la  nécessité,  conçut  enfin  le  projet  le  plus  réfléchi  qui 
soit  jamais  entré  dans  l'esprit  humain:  ce  fut  d'employer 
en  sa  faveur  les  forces  mêmes  de  ceux  qui  l'attaquaient, 
de  faire  ses  défenseurs  de  ses  adversaires,  de  leur  inspirer 
d'autres  maximes,  et  de  leur  donner  d'autres  institutions  qui  20 
lui  fussent  aussi  favorables  que  le  droit  naturel  lui  était 
contraire. 

Dans  cette  vue,  après  avoir  exposé  à  ses  voisins  l'horreur 
d'une  situation  qui  les  armait  tous  les  uns  contre  les  autres, 
qui  leur  rendait  leurs  possessions  aussi  onéreuses  que  leurs  25 
besoins,  et  où  nul  ne  trouvait  sa  sûreté  ni  dans  la  pauvreté 
ni  dans  la  richesse,  il  inventa  aisément  des  raisons  spécieuses 
pour  les  amener  à  son  but.  «  Unissons-nous,  leur  dit-il, 
pour  garantir  de  l'oppression  les  faibles,  contenir  les  am- 
bitieux, et  assurer  à  chacun  la  possession  de  ce  qui  lui  appar-  30 
tient:  instituons  des  règlements  de  justice  et  de  paix  auxquels 
tous  soient  obligés  de  se  conformer,  qui  ne  fassent  acception 
de  personnes,  et  qui  réparent  en  quelque  sorte  les  caprices 
de  la  fortune,  en  soumettant  également  le  puissant  et  le 
faible  à  des  devoirs  mutuels.     En  un  mot,  au  lieu  de  tourner  35 


vu  i.i  (i  ■ 

suprême  qui  nous  go  qui  pr 

et  défende  tous  iee  membn  o,  repousse  les 

ennemi-    (nininuih,    et    QOUfl    maintien:  .,r<le 

5  éternelle.  » 

Il  en  fallut  beaucoup  moins  que  L'équivalent  de  o 

pOUT  eut  rainer  des   homme-   gri  .ire,   qui 

d'ailleurs  avaient  trop  d'affaires  à  démêler  entre  eus 
pouvoir  se  passer  d'arbitres,  et  trop  d'avarice  et  d'ambition 
10  pour  pouvoir  longtemps  se  passer  de  maîtres.    'I  mi- 

rent au-devant  de  leurs  (ers,  croyant  <r  leur  lib 

car   avec    assez    de    raison    pour    sentir    les   a  va:  d'un 

établissement  politique,  ils  n'avaient  pas  assez  d'expéli 

pour  en  prévoir  les  dangers:   les  plus  capables  de  pressentir 
15  les  abus  étaient  préc  dément  ceux  qui  comptaient  en  profit 
et  les  sages  mêmes  virent  qu'il  fallait  se  résoudre  à  sai  ri 

une  partie  de  leur  liberté  à  la  conservation  de  l'autre,  comme 
un  blessé  se  fait  couper  le  bras  pour  sauver  le  reste  du 
corps. 

20  Telle  fut  ou  dut  être  l'origine  de  la  société  et  des  lois,  qui 
donnèrent  de  nouvelles  forces  au  riche,  détruisirent  sans 
retour  la  liberté  naturelle,  fixèrent  pour  jamais  la  loi  de  la 
propriété  et  de  l'inégalité,  d'une  adroite  usurpation  firent 
une  loi  irrévocable,  et,  pour  le  profit  de  quelques  ambitieux, 

25  assujettirent  désormais  tout  le  genre  humain  au  travail,  à 
la  servitude  et  à  la  misère.  On  voit  aisément  comment 
l'établissement  d'une  seule  société  rendit  indispensable 
celui  de  toutes  les  autres,  et  comment,  pour  faire  tête  à  des 
forces  unies,  il  fallut  s'unir  à  son  tour. 

La   Propriété 

30  Le  sujet  propre  du  Discours  est  l'origine  de  l'inégalité:  Selon 
Rousseau  c'est  la  propriété.  Voici  le  passage  célèbre  dont  la 
Révolution  fît  son  profit  : 


L  ORIGINE   DE   L'INEGALITE  87 

Le  premier  qui,  ayant  enclos  un  terrain,  s'avisa  de  dire: 
Ceci  est  à  moi,  et  trouva  des  gens  assez  simples  pour  le  croire, 
fut  le  vrai  fondateur  de  la  société  civile.  Que  de  crimes,  de 
guerres,  de  meurtres,  que  de  misères  et  d'horreurs  n'eût 
point  épargnés  au  genre  humain  celui  qui,  arrachant  les  pieux  5 
et  comblant  le  fossé,  eût  crié  à  ses  semblables:  «  Gardez- 
vous  d'écouter  cet  imposteur;  vous  êtes  perdu  si  vous 
oubliez  que  les  fruits  sont  à  tous,  et  que  la  terre  n'est  à  per- 
sonne! »  Mais  il  y  a  grande  apparence  qu'alors  les  choses 
en  étaient  déjà  venues  au  point  de  ne  pouvoir  plus  durer  10 
comme  elles  étaient:  car  cette  idée  de  propriété,  dépendant 
de  beaucoup  d'idées  antérieures  qui  n'ont  pu  naître  que 
successivement,  ne  se  forma  pas  tout  d'un  coup  dans  l'esprit 
humain:  il  fallut  faire  bien  des  progrès,  acquérir  bien  de 
l'industrie  et  des  lumières,  les  transmettre  et  les  augmenter  15 
d'âge  en  âge,  avant  d'arriver  à  ce  dernier  terme  de  l'état 
de  nature. 

Rousseau  a  discuté  plus  tard  de  nouveau  l'idée  de  la  propriété. 
Il  n'a  jamais  refusé  de  la  reconnaître;  et  il  reconnaît  ce  «  droit  », 
mais  il  le  soumettra  à  un  code  de  loi  qui  empêchera  quelques  20 
individus  forts  ou  privilégiés  d'accaparer  toute  la  terre  aux  dépens 
de  la  multitude  des  individus  faibles.  (Voir:  fin  du  Discours, 
article  sur  Y  Economie  politique  (Encyclopédie),  Contrat  Social, 
x,  9,  Emile  5).  Dans  le  Contrat  Social,  la  thèse  se  ramène  à  ceci: 
L'État  a  toujours  le  droit  de  réclamer  le  «  domaine  »  en  cas  de  25 
besoin  («  Du  Domaine  réel  )))} 

1  Sur  ce  sujet  particulier  de  «  la  Propriété  »  chez  Rousseau,  voir 
l'excellente  Note  de  C.  E.  Vaughan,  Du  Contrat  Social,  éd.  Mod.  Lang. 
Séries,  Manchester  Univ.  Press  (1918),  pp.  132-135. 

Sur  les  idées  et  les  précurseurs  de  Rousseau  en  ce  qui  concerne  le 
Second  Discours,  voir:  Les  Notes  de  Rousseau  lui-même;  J.  Mord, 
Annales  J.-J.  Rousseau,  V,  pp.  1 19-198,  «  Recherches  sur  les  sources  du 
Discours  sur  l'Inégalité  ));  G.  Chinard,  Publ.  Mod.  Lang.  Ass.  of  Am., 
Sept.  191 1,  «  Influence  des  Récits  de  Voyageurs  sur  la  Philosophie  de 
R.»;  Albert  Schinz,  Rev.  du  XVIIIme  siècle,  1913,  pp.  436-447,  «  Théorie 
de  la  Bonté  naturelle  chez  Rousseau  ». 


88  vie  il  a 


NuU-  sur  la  Théorie  de  VAgt  <i%()r  awmi  Rem   ><iu 

Les  iii-  ori<     n  lai    ■     I 
Sans  parler  de  la  Bible,  rappetoni  Elomèrc  [Iliade  i$)t  H-  iod<    /  w 

HT»),  l'iinhirc  i/lvinin;   ulym fntjur: ,  |),  Ar. 

les  Latins,  Lucrèce  (/X  Nature  Rarum,  -,  ,o;  —  les 

plus  comparables  à  Rousseau — ,  Virgile 

et  Êglogue  4  qui  place  l'âge  d'or  dani  le  futur;,  I!  ,  qui 

le  représente  dam  quelque  Ile  éloignée,  mai-,  à  l'époqw  inej, 

Tacite  {Annales  3).     Chez  Juvénal  [Satires,  i,6,  i3),TibulIe  (1,3)  et 
Properce    (3,  13)   ce   n'esl    p;is  tant  un   âge  de  bonheur  qu'un  a.- 
vertu  qui  est  opposé  à  la  coiTuptioo  de  l'époque, 

Kn  France  citons  particulièrement  Montaigne,  De  .  <       Es- 

sais 1,31)  et  Fénelon,  Télémaque  (\'II)-  L'Age  d'or  de  Rousseau  est  plus 
philosophiquement  conçu  que  celui  de  ces  deux  grands  prédécesseurs. 
Montaigne  oppose  la  moralité  des  sauvages,  très  do  n  tionnelle 

dans  leur  communisme,  à  la  morale  d'envie  et  de  haine  des  sociétés  dites 
civilisées,  et  le  cannibalisme  innocent  inspiré  par  le  seul  honneur  du 
guerrier,  aux  actes  de  sauvagerie  inspirés  par  le  fanatisme  religieux  et 
politique  des  Européens  du  XVIme  siècle;  Fénelon  oppose  à  l'âge  brillant, 
mais  malheureux  de  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  un  rêve  de  j>oète,  et 
possible  seulement  avec  des  mœurs  plus  simples.  Dans  l'âge  d'or  de 
Rousseau,  d'abord,  ce  sont  les  possibilités  du  bonheur  plus  que  des  réa- 
lités qui  sont  discutées:  les  hommes  étaient  plus  susceptibles  de  bonheur 
avant  qu'après,  mais  Rousseau  n'affirme  pas  qu'ils  aient  vraiment  réalisé 
ce  bonheur  même.  Ensuite,  chez  Rousseau,  cet  âge  d'or  est  nécessaire- 
ment transitoire;  car,  c'est  dans  la  nature  psychologique  de  l'homme 
d'évoluer;  son  intelligence  lui  suggère  des  buts  qu'il  veut  réaliser;  il 
aura  toujours  au  cœur  la  curiosité  naturelle  décrite  dans  l'histoire  de  nos 
premiers  parents;  et  comme  il  ne  sait  pas  si  l'état  auquel  il  aspire  ne  sera 
pas  plus  heureux  que  son  état  d'alors,  il  veut  essayer.  Rousseau  ne  de- 
mandera donc  jamais  que  l'homme  revienne  en  arrière — ce  serait  inu- 
tile—  ni  qu'il  redevienne  sain;  mais  seulement  qu'il  tâche  d'être  aussi 
peu  malade  que  possible.  On  a  souvent  mal  compris  Rousseau; 
ainsi  le  premier,  Voltaire  dans  la  fameuse  lettre,  qui  commence 
par  ces  mots:  «  J'ai  reçu,  monsieur,  votre  nouveau  livre  contre  le 
genre  humain  ...  On  ne  peut  peindre  avec  des  couleurs  plus  fortes  les 
horreurs  de  la  société  humaine  dont  notre  ignorance  et  notre  faiblesse 
se  promettent  tant  de  douceurs.  On  n'a  jamais  employé  tant  d'esprit 
à  nous  rendre  bêtes;  il  prend  envie  de  marcher  à  quatre  pattes  quand 
on  lit  votre  ouvrage  ...»     {Lettre  du  30  août,  1756.) 


l'origine  de  l'inégalité  89 

L'Ermitage  de  Montmorency 
(9  Avril  1756  —  15  décembre  1757) 

En  1754  Rousseau  fit  un  voyage  à  Genève,  «  Gauffecourt  (un 
de  ses  amis)  avec  lequel  j'étais  extrêmement  lié,  se  voyant  obligé 
d'aller  à  Genève  pour  son  emploi,  me  proposa  ce  voyage;  j'y 
consentis  ...  Nous  partîmes  le  ier  juin  1754.»  Ses  concitoyens 
reçoivent  avec  de  grands  honneurs  l'enfant  de  Genève  devenu  5 
célèbre.  Rousseau  qui  avait  appris  à  apprécier  la  petite  répu- 
blique «  vertueuse  »  durant  son  séjour  dans  le  grand  Paris  mondain, 
profita  de  l'occasion  pour  réclamer  son  titre  de  Citoyen  de  Genève.1 
Cependant,  à  cette  époque,  il  ne  pouvait  jouir  de  ses  droits  de 
citoyen  sans  rentrer  dans  l'Église  protestante.  Il  abjura  donc  10 
le  Catholicisme  et  reprit  la  religion  de  ses  pères. 

Cependant,  le  Discours  sur  V Inégalité  n'avait  pas  été  publié; 
Rousseau  avait  écrit  une  Dédicace  «  A  la  République  de  Genève  », 
qu'il  signa  «  Chambéry,  12  juin,  1754  »,  où  il  s'était  arrêté  pour 
revoir  Madame  de  Warens.  Il  décrivait  un  pays  idéal  —  assez  15 
petit  pour  qu'il  n'y  ait  pas  de  querelle,  où  les  fortunes  ne  soient 
pas  trop  inégales,  où  les  mêmes  lois,  qui  auraient  été  sanctionnées 
par  une  longue  expérience,  régiraient  tout  le  monde,  où  la  con- 
figuration géographique  du  pays  empêche  toute  pensée  d'ambitions 
et  de  conquêtes,  un  pays  aussi  qui  serait  charmant  de  paysage  —  20 
et  il  disait  :  «  Ce  pays  idéal  existe,  c'est  Genève,  ma  patrie.  »  2 

Rousseau  rentra  à  Paris,  fin  septembre.  On  s'était  quitté 
espérant  se  revoir.  Mais  lorsque  parut  enfin  le  Second  Discours 
(à  Amsterdam,  juin  1755,  sous  le  titre  de  Discours  sur  l'Origine 
et  les  Fondements  de  V Inégalité  parmi  les  Hommes)  les  Genevois  25 

1  Ce  titre  de  Citoyen  de  Genève  est  souvent  mal  compris.  Citoyen 
signifiait  à  Genève  :  membre  de  la  classe  de  bourgeois  qui  votait,  par  op- 
position à  la  classe  du  peuple  qui  ne  votait  pas;  donc  c'était  un  titre  hono- 
rifique, presque  aristocratique.  Plus  tard,  quand  la  Révolution  eut 
éclaté  en  France,  le  terme  citoyen  désignait  les  gens  du  peuple  qui  jusque 
là  n'avaient  pas  voté,  par  opposition  aux  nobles;  et  le  titre  que  Rousseau 
se  donnait,  de  citoyen  de  Genève,  fut  interprêté  comme  une  proclamation 
anticipée  des  droits  du  peuple. 

2  M.  Masson  pense  que,  quoique  daté  d'avant,  ceci  fut  écrit  après  le 
charmant  accueil  des  Genevois  {Religion  de  J.-J.  Rousseau,  I,  p.  196). 


90  Y I  I 

de  la  l  faute  Ville,  les  i  Mage  >oorét  1 1 

Seigneui  ni  lu  l  >■  éc,  furet  t  i  dea 

idées  démocratiques  de  L'auteur  (par  exemple,  sur  la  j»r<»pr 
Le  peuple  au  contraire  racclamait.1     L'offre  fui  cependant 
5  à  Rousseau  de  rentrer  à  Genève  pour  y  o  :  i<jn  de 

Bibliothécaire.1  Rousseau  déclina.  D'autre  part,  il  ne  voulait 
plus  rester  dans  la  grande  ville.     I  pta  alors  l'offre  de 

M  Ldame  d'Êpinay,1  une  d 
Voici  ce  charmant  épisode  —  qui  devait  mal  aboutir. 

io  Ce  mauvais  succès  ne  m'aurait  pourtant  pas  détourné 
d'exécuter  ma  retraite  à  Genève,  si  des  motifs  plu  sants 

sur  mon  cœur  n'y  avaient  concouru.     M.  d'Êpinay,  vou- 
lant ajouter  une  aile  qui  manquait  au  château  de  Che\  r 
faisait  une  dépense    immense    pour  l'achever.     Étant  allé 

15  voir  un  jour,  avec   madame  d'Êpinay  ces   ouvr  nous 

poussâmes  notre  promenade  un  quart  de  lieue  plus  loin, 
jusqu'au  réservoir  des  eaux  du  parc,  qui  touchait  la  forêt  de 
Montmorency,  et  où  était  un  joli  potager,  avec  une  petite 
loge  fort  délabrée,  qu'on  appelait  l'Ermitage.     Ce  lieu  soli- 

20  taire  et  très  agréable  m'avait  frappé,  quand  je  le  vis  pour  la 
première  fois,  avant  mon  voyage  à  Genève.  Il  m'était 
échappé  de  dire  dans  mon  transport:  «  Ah;  madame,  quelle 
habitation  délicieuse!  Voilà  un  asile  tout  fait  pour  moi.  » 
Madame  d'Êpinay  ne  releva  pas   beaucoup  mon  discours; 

1  En  dehors  de  Genève,  le  succès  du  Second  Discours  fut  moins  bruyant 
que  celui  du  premier.  Il  fut  cependant  réel;  il  y  eut  une  2me  éd.  en  1 759, 
et  une  3me  en  1762, —  sans  compter  les  nombreuses  éd.  piratées.  Il  fut 
peut-être  moins  abondamment  discuté  que  le  premier,  mais  par  des 
hommes  plus  importants,  Fréron,  Grimm.  C'est  à  son  propos  que  Vol- 
taire écrivit  la  lettre  déjà  citée.  Ch.  Bonnet,  le  savant  Genevois,  sous 
le  nom  de  Philopolis,  adressa  un  article  au  Mercure  de  France,  25  août 
1755,  auquel  Rousseau  répondit. 

2  Une  première  fois  en  février  1756,  une  seconde  en  février  1757. 

3  Femme  du  fermier  général.  M.  de  Francueil  lui  avait  présenté 
Rousseau.  Le  goût  de  la  musique  les  avait  rapprochés.  Son  château  de 
La  Chevrette  était  dans  la  charmante  Vallée  de  Montmorencv*  à  quelques 
lieues  de  Pari*. 


l'origine  de  l'inégalité  91 

mais,  à  ce  second  voyage,  je  fus  tout  surpris  de  trouver,  au 
lieu  de  la  vieille  masure,  une  petite  maison  presque  entière- 
ment neuve,  fort  bien  distribuée,  et  très  logeable  pour  un 
petit  ménage  de  trois  personnes.  Madame  d'Épinay  avait 
fait  faire  cet  ouvrage  en  silence  et  à  très  peu  de  frais,  en  5 
détachant  quelques  matériaux  et  quelques  ouvriers  de  ceux 
du  château.  Au  second  voyage,  elle  me  dit  en  voyant  ma 
surprise:  «  Mon  ours,  voilà  votre  asile;  c'est  vous  qui 
l'avez  choisi,  c'est  l'amitié  qui  vous  l'offre;  j'espère  qu'elle 
vous  ôtera  la  cruelle  idée  de  vous  éloigner  de  moi.  »  Je  ne  10 
crois  pas  avoir  été  de  mes  jours  plus  vivement,  plus  déli- 
cieusement ému  :  je  mouillai  de  pleurs  la  main  bienfaisante  de 
mon  amie;  et  si  je  ne  fus  pas  vaincu  dès  cet  instant  même, 
je  fus  extrêmement  ébranlé.  Madame  d'Épinay,  qui  ne 
voulait  pas  en  avoir  le  démenti,  devint  si  pressante,  em-  15 
ploya  tant  de  moyens,  tant  de  gens  pour  me  circonvenir, 
jusqu'à  gagner  pour  cela  madame  Le  Vasseur  et  sa  fille,  qu'en- 
fin elle  triompha  de  mes  résolutions.  Renonçant  au  séjour 
de  ma  patrie,  je  résolus,  je  promis  d'habiter  l'Ermitage; 
et  en  attendant  que  le  bâtiment  fût  sec,  elle  prit  soin  d'en  20 
préparer  les  meubles,  en  sorte  que  tout  fut  prêt  pour  y  entrer 

le  printemps  suivant 

Ce  fut  le  9  avril  1756,  que  je  quittai  la  ville  pour  n'y  plus 
habiter,1  car  je  ne  compte  pas  pour  habitation  quelques 
courts  séjours  que  j'ai  faits  depuis,  tant  à  Paris  qu'à  Londres  25 
et  dans  d'autres  villes,  mais  toujours  de  passage,  ou  toujours 
malgré  moi.  Madame  d'Épinay  vint  nous  prendre  tous 
trois  dans  son  carrosse;  son  fermier  vint  charger  mon  petit 
bagage,  et  je  fus  installé  dès  le  même  jour.  Je  trouvai  ma 
petite  retraite  arrangée  et  meublée  simplement,  mais  propre-  3c 
ment  et  même  avec  goût.  La  main  qui  avait  donné  ses 
soins  à  cet  ameublement  le  rendait  à  mes  yeux  d'un  prix 
inestimable,   et  je  trouvais  délicieux   d'être  l'hôte  de  mon 

1  Rousseau  fit  cependant  un  séjour  prolongé  à  Paris  de  1 770-1 778, 
maïs  il  écrivait  cela  aux  années  précédant  la  première  date. 


\  h    i  i  a  ■ 

amie,  dans  une  maison  de  mon  choix,  qu'elle  avait  bâtie 
exprès  pour  moi. 

Quoiqu'il  fil  froid  ef  qu'il  y  eût  même  encore  de  la  m 
la  terre  commençait  ..  violettes  et  da 

5  primevères;  les  bourgeons  des  arbres  <  nmm^njujynt  à  poindre, 
et  la  nuit  même  de  mon  arrivée  fut  marquée  par  le  pn 

chant    du    COSSignol,  qui   se   lit    entendre   presque  à   D 

tre,  dans  un  bois  qui  touchait  la  maison.    Après  un 
sommeil,  oubliant  à  mon  réveil  ma  transplantation,  y 
10  croyais  encore  dans  la  rue  de  Grenelle,1  quand  tout  à  coup 

ce  ramage  me  fit  tressaillir,  et  je  m'écriai  dans  mon  transport  : 
t Enfin,  tous  mes  vœux  sont  accomplis!»  Mon  premier 
soin  fut  de  me  livrer  à  l'impression  des  objets  champêtres 
dont  j'étais  entouré.     Au  lieu  de  commencer  à  (n'arranger 

15  dans  mon  logement,  je  commençai  par  m'arranger  pour 
mes  promenades,  et  il  n'y  eut  pas  un  sentier,  pas  un  taillis, 
pas  un  bosquet,  pas  un  réduit  autour  de  ma  demeure,  que 
je  n'eusse  parcouru  dès  le  lendemain.  Plus  j'examinais 
cette  charmante  retraite,  plus  je  la  sentais  faite  pour  moi. 

20  Ce  lieu  solitaire,  plutôt  que  sauvage,  me  transportait  en 
idée  au  bout  du  monde.  Il  avait  de  ces  beautés  touchantes 
qu'on  ne  trouve  guère  auprès  des  villes;  et  jamais,  en  s'y 
trouvant  transporté  tout  d'un  coup,  on  n'eût  pu  se  croire  à 
quatre  lieues  de  Paris. 

25  Après  quelques  jours  livrés  à  mon  délire  champêtre,  je 
songeai  à  ranger  mes  paperasses  et  à  régler  mes  occupations. 
Je  destinai,  comme  j'avais  toujours  fait,  mes  matinées  à  la 
copie  2  et  mes  après-dînées  à  la  promenade,  muni  de  mon 
petit  livret  blanc  et  de  mon  crayon:   car,  n'ayant  jamais  pu 

30  écrire  et  penser  à  mon  aise  que  sub  dio,z  je  n'étais  pas  tenté 
de  changer  de  méthode,  et  je  comptais  bien  que  la  forêt 
de   Montmorency,   qui    était    presque    à    ma    porte,    serait 

1  Où  il  avait  habité  à  Paris. 

2  A  la  copie  de  musique,  qu'il  faisait  pour  vivre. 

3  Ou  sub  Jove,  sous  le  ciel  ouvert. 


LETTRE  A  D'ALEMBERT  93 

désormais  mon  cabinet  de  travail.  J'avais  plusieurs  écrits 
commencés;  j'en  fis  la  revue.  J'étais  assez  magnifique  en 
projets. 

Rousseau  cependant  ne  vécut  —  avec  Thérèse  Levasseur  et 
la  mère  de  celle-ci  —  qu'un  an  et  demi  à  l'Ermitage.  Il  y  eut  5 
brouille  entre  les  deux  amis;  et  cette  affaire  est  très  complexe. 
Il  y  avait  une  querelle  personnelle:  Grimm,  l'ami  de  Diderot  et 
de  Rousseau,  était  jaloux  des  bontés  de  Madame  d'Épinay  pour 
Rousseau.  Il  y  avait  aussi  une  querelle  philosophique:  Rousseau 
avait  cessé  de  faire  cause  commune  avec  le  groupe  des  écrivains  10 
«  encyclopédistes  »  auquel  appartenaient  les  mêmes  Diderot  et 
Grimm,  D'Alembert,  etc.,  et  même  il  combattait  maintenant 
leurs  doctrines  extrêmement  libres  .  . .  Enfin  la  crise  se  produisit 
en  suite  de  l'amour  passionné  que  Rousseau  éprouvait  pour 
Madame  d'Houdetot,  belle-sœur  de  Madame  d'Épinay.  Le  15 
cœur  de  Madame  d'Houdetot  n'était  pas  libre,  et  Rousseau 
dut  se  contenter  de  son  amitié;  mais  il  crut  avoir  des  preuves  que 
Madame  d'Épinay  avait  été  indiscrète  dans  cette  affaire.  Les 
malentendus  se  multipliant,  Rousseau  quitta  l'Ermitage  sou- 
dainement et  en  plein  hiver,  15  déc.  1757.1  20 

LETTRE   A   D'ALEMBERT   SUR   LES    SPECTACLES 

Rousseau  alla  habiter  —  cette  fois  seul  avec  Thérèse  —  une 
petite  maison  qu'on  lui  loua  dans  le  village  de  Montmorency. 
Elle  était  située  dans  un  beau  jardin,  sur  la  colline  de  Mont-Louis. 
Il  s'y  installa  dès  le  15  décembre,  le  jour  où  il  quitta  l'Ermitage, 
et  il  y  demeura  jusqu'au  moment  où  il  dut  s'enfuir  en  Suisse,  le  25 
9  juin  1762. 

1  Cet  épisode  de  la  vie  de  Rousseau  a  été  discuté  avec  plus  de  passion 
que  nul  autre.  Les  principaux  livres  à  consulter  sont:  Rousseau,  Les 
Confessions;  Mme  d'Épinay,  Mémoires  (publiés  1818);  puis,  Perey  et 
Maugras,  Voltaire  et  J.-J.  Rousseau  (1883);  Brunel,  Nouvelle  Héloïse  et 
Mme  d'Houdetot  (1888);  Rey,  /.-/.  Rousseau  dans  la  Vallée  de  Mont- 
morency (1909);  Mme  Macdonald,  /.-/.  Rousseau,  A  New  Criticism 
(1906);  E.  Ritter,  Annales  J.-J.  Rousseau,  1906.  Un  aperçu  de  cette 
affaire  a  été  donné  dans  The  Nation  (N.  Y.)  14  déc.  1918,  par  Albert 
Schinz. 


94  VIE  ET  Œl 

(   Y  i    l.i    qu'il    <  omjm 

Lrttn   à    \i.  d'Alemberé  sur  les  Spectacles,     i 
Btan<  es,  rapportées  paz  k  i  lui-mêo 

Dans  la  dernière  visite  que  Diderot  d  '  J.rmi- 

5  tage,  il  m'avait  parle  de  L'article  <  bert 

avait   mis  dans  V Encyclopédie;    il  m'avait  appris  que 
article,  concerté  avec  les  Genevois  du  haut  é         avait  pour 
but  L'établissement  de  la  comédie1  à  (  >■  qu'en  con- 

séquence les  mesures  riaient  prises,  et  que  cet  établissent 

io  ne  tarderait  pas  d'avoir  lieu.    Comme  Diderot  paraissait 
trouver  tout  cela  fort  bien,  qu'il  ne  doutait  pas  du  suo  • 
et  que  j'avais  avec  lui   trop  d'autres  débat-  pour  disputer 
encore  sur  cet  article,  je  ne  lui  dis  rien;    mais,  indigné  de- 
tout  ce  manège  de  séduction   dans  ma  patrie,  j 'attend 

15  avec  impatience  le  volume  de  l'Encyclopédie  où  était  cet 
article,  pour  voir  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  d'y  faire  quelque 
réponse  qui  pût  parer  ce  malheureux  coup.  Je  reçus  le 
volume  peu  après  mon  établissement  à  Mont-Louis,  et  je 
trouvai   l'article   fait  avec  beaucoup  d'adresse  et  d'art,  et 

20  digne  de  la  plume  dont  il  était  parti.  Cela  ne  me  détourna 
pourtant  pas  de  vouloir  y  répondre;  et,  malgré  l'abattement 
où  j'étais,  malgré  mes  chagrins  et  mes  maux,  la  rigueur  de  la 
saison  et  l'incommodité  de  ma  nouvelle  demeure,  dans  laquelle 
je  n'avais  pas  encore  eu  le  temps  de  m 'arranger,  je  me  mis  à 

25  l'ouvrage  avec  un  zèle  qui  surmonta  tout. 

Pendant  un  hiver  assez  rude,  au  mois  de  février,  et  dans 
l'état  que  j'ai  décrit  ci-devant,  j'allais  tous  les  jours  passer 
deux  heures  le  matin,  et  autant  l'après-dînée,  dans  un  don- 
jon tout  ouvert,  que  j'avais  au  bout  du  jardin  où  était  mon 

30  habitation.  Ce  donjon,  qui  terminait  une  allée  en  terrasse, 
donnait  sur  la  vallée  et  l'étang  de  Montmorency,  et  m'of- 
frait, pour  terme  du  point  de  vue,  le  simple,  mais 
respectable  château  de  Saint-Gratien,  retraite  du  vertueux 

1  Le  mot  «  comédie  »  avait  à  l'époque  le  sens  très  général  de  théâtre. 


on- 


LETTRE   A   D'ALEMBERT  95 

Catinat.1  Ce  fut  dans  ce  lieu,  pour  lors  glacé,  que,  sans 
abri  contre  le  vent  et  la  neige,  et  sans  autre  feu  que  celui  de 
mon  cœur,  je  composai,  dans  l'espace  de  trois  semaines, 
ma  Lettre  à  d'Alembert  sur  les  spectacles. 

Ce  qui  indigna  Rousseau  dans  cet  article,  c'est  que  d'Alembert,    5 
après  avoir  fait    l'éloge  de  la  petite    République,    ajoutait   que 
l'établissement  d'un  théâtre  dans  la  ville  ne  pourrait  que  contribuer 
à  former  le  goût  des  citoyens  et  ne  nuirait  en  rien  à  la  pureté  des 
mœurs.     Voici  les  premières  lignes  de  ce  passage: 

On  ne  soufre  point  à  Genève  de  comédie;    ce  n'est  pas  qu'on  y  10 
désapprouve  les  spectacles  en  eux-mêmes,  mais  on  craint,  dit-on, 
le  goût  de  parure,  de  dissipation  et  de  libertinage  que  les  troupes  de 
comédiens  répandent  parmi  la  jeunesse.     Cependant  ne  serait-il  pas 
possible  de  remédier  à  cet  inconvénient,  par  des  lois  sévères  et  bien 
exécutées  sur  la  conduite  des  comédiens?     Par  ce  moyen  Genève  15 
aurait  des  spectacles  et  des  mœurs,  et  jouirait  de  l'avantage  des  uns 
et  des  autres:  les  représentations  théâtrales  formeraient  le  goût  des 
citoyens,  et  leur  donneraient  une  jinesse  de  tact,  une  délicatesse  de 
sentiment  qu'il  est  très  difficile  d'acquérir  sans  ce  secours.     La  lit- 
térature en  profiterait,  sans  que  le  libertinage  fît  des  progrès,  et  Genève  20 
réunirait  à  la  sagesse  de  Lacêdémone  la  politesse  d'Athènes 

Il  est  certain  qu'il  faut  voir,  dans  l'article  de  l'Encyclopédie, 
la  main  de  Voltaire  qui  voyait  dans  le  théâtre  son  plus  cher 
divertissement;    d'Alembert  était  venu  le  voir  quelque   temps 
auparavant.     C'est  toute  une  longue  histoire,2  et  qu'il  faut  résu-  25 
mer  en  quelques  mots. 

Voltaire  s'était  installé  à  Genève  en  1755,  après  sa  rupture 
avec  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.     Il  avait  voulu  faire  jouer  des 
comédies  dans  sa  maison  de  Saint-Jean,  aux  Délices.     Le  Con- 
sistoire  (conseil  d'église  calviniste)   s'y  était  opposé   (31   juillet  30 
1755).     Alors,   l'hiver  suivant,   il  avait   fait  jouer  à  Lausanne, 

1  Maréchal  de  France,  l'un  des  meilleurs  capitaines  de  Louis  XIV 
(1637-1712).  Ailleurs  Rousseau  dit:  «  Les  deux  plus  grands,  les  deux 
plus  vertueux  des  modernes,  Catinat,  Fénelon  »  (Nouv.  Héloïse,  II,  18). 

2  Elle  est  résumée  ici  d'après  L.  Brunel,  édition  de  La  Lettre  sur  les 
Spectacles  (Hachette),  Introduction,  chap.  II. 


96  vu.    i.i    n.\  :  1 

Zaïrr  cl   l.{  h  phtlin  <ir  li  (  liin<\  deux  <|i  par  une  «  lrou|><- 

de  sociétés.    Le  succès  obtenu  l'avait  encouragé;  et.  en 
pendant  l'été,  il  attirait  ;'t  Carouge,  en  S  mail  sus  j>ort<-^ 

même  de  Genève,  une  troupe  de  comédien  'le  Dijon     Nombre 
5  de  Genevois  allèrent  aux  représentations.    Oi  c'est  en  automne 
(2  oct.)  que  parut   la  Lettre  sur  .  1 

l'effet    produit    lut    astez  ^r.md   pour  forcer   Voltaire  a  renoiner  a 
ses  plans  pour  le  moment  'lu  moins. 

L'affaire   ne   finit   pas   là   cependant.      Voltaire   ne   voulut 

10  s'avouer  battu.  Il  décida  de  quitter  le  territoire  de  Genève  et 
acheta  le  château  de  I'erney,  à  quelques  kilom-  îlemcnt  au 

nord-ouest  de  Genève,  mais  sur  territoire  français  Ci 75 g        1'  • 
sonne  ne  pouvait  l'empêcher  dès  lors  de  jouer  la  comédie  chez  lui. 
et  pendant  dix  ans  des  représentations  auront  lieu.     Cependant 

15  Voltaire  rêve  toujours  l'établissement  d'un  théâtre  à  Genève 
même.  En  1760  il  tente  un  coup  d'audace  et  fait  jouer  L'Orphelin 
de  la  Chine  aux  Délices;  mais  il  est  rappelé  à  l'ordre  par  le  Magni- 
fique Conseil.  En  1761  il  lance  un  nouveau  défi  en  établissant 
comme  une  ceinture  de  théâtres  autour  de  Genève:    un,  chez  lui. 

20  à  Ferney;  un,  à  Carouge;  et  un  troisième,  à  Châtelaine.  Enfin 
en  1766,  le  théâtre  est  établi  à  Genève  à  la  demande  du  Président 
de  Beauteville,  représentant  de  la  France  à  Genève  pendant  les 
troubles  de  la  République.  Mais  en  1768  le  théâtre  est  incendié 
par  des  Genevois,  fanatiques  partisans  des  idées  de  Rousseau. 

25  La  venue  du  grand  acteur  Lekain  chez  Voltaire  contribue  grande- 
ment à  avancer  la  cause  du  théâtre  dans  l'esprit  des  Genevois; 
et  en  1782,  les  «  puissances  garantes  »  ayant  dû  de  nouveau  inter- 
venir dans  les  affaires  politiques  de  Genève,  l'on  construisit  une 
nouvelle  salle  de  théâtre  permanente  .  .  . 

30      Le  petit  livre  de  Rousseau  est  intitulé  ainsi: 

/.-/.  Rousseau,  Citoyen  de  Genève,  à  M.  D'Alembert,  de  l'Académie 
françoise,  de  l'Académie  royale  des  sciences  de  Paris,  (etc.)  ;  Sur  son 
article  Genève,  dans  le  septième  volume  de  F  Encyclopédie,  et  par- 
ticulièrement sur  le  projet  d'établir  un  théâtre  de  comédie  en  cette  ville. 

35  Di  meliora  piis,  erroremque  hostibus  illum} 

(Virg.,  Géorg.,  III,  v.  513) 

1  Dieux,  donnez  des  choses  meilleures  aux  gens  pieux,  et  réservez  cette 
erreur  (le  théâtre)  aux  méchants! 


LETTRE  A  D'ALEMBERT  97 

L'Immoralité  du  Théâtre 

Cette  discussion  entre  D'Alembert  et  Rousseau  n'est  qu'un  épi- 
sode brillant  d'une  discussion  longue  et  passionnée  sur  la  «  moralité 
du  théâtre  »  —  discussion  dont  on  trouvera  un  bref  résumé  dans 
l'Introduction  de  L.  Brunel  à  son  édition  de  la  Lettre  sur  les  Spec- 
tacles (Hachette),  et  une  étude  plus  approfondie  par  L.  Bourquin,  5 
«  La  Controverse  sur  la  Comédie  au  XVIIIme  siècle  »,  dans  Revue 
d'Hist.  Litt.  de  la  France,  1919. 

Parmi  les  grands  noms  qui  ont  été  mêlés  à  ces  débats,  rap- 
pelons seulement  ceux  de  Racine,  dans  sa  querelle  avec  les  Jan- 
sénistes, Molière,  à  propos  de  Tartufe  et  de  Don  Juan,  et  Bossuet,  ic 
dans  ses  Maximes  et  Réflexions  sur  la  Comédie. 

Rousseau  examine  les  théories  selon  lesquelles  le  théâtre  aurait 
une  influence  moralisatrice:  (A)  Pour  la  Tragédie  la  théorie 
d'Aristote,  selon  laquelle  le  théâtre  «  purge  les  passions  »  ; l  c'est 
à  dire  que  la  tragédie  en  particulier,  tout  en  éveillant  en  nous  de  15 
la  pitié  pour  les  victimes  des  passions  humaines  représentées  sur 
la  scène,  nous  porte  à  purger,  ou  purifier  nos  propres  passions 
pour  éviter  de  telles  souffrances  à  nos  semblables  et  à  nous 
mêmes.  (B)  Pour  la  Comédie  la  théorie  du  «  castigat  ridendo 
mores  »  ;  c'est  à  dire  que  la  comédie  corrige  les  mœurs  en  20 
riant.  Rousseau  rejette  avec  vigueur  ces  théories.  Un  auteur 
ne  réussit  selon  lui,  au  théâtre,  que  s'il  plaît  au  public;  or, 
pour  être  agréable  au  public,  il  faut  flatter  ses  passions  et  ses 
défauts,  et  non  pas  les  lui  reprocher. 

La  scène,  en  général,  est  un  tableau  des  passions  humaines,  25 
dont  l'original  est  dans  tous  les  cœurs:  mais  si  le  peintre 
n'avait  soin  de  flatter  ces  passions,  les  spectateurs  seraient 
bientôt  rebutés,  et  ne  voudraient  plus  se  voir  sous  un  aspect 
qui  les  fît  mépriser  d'eux-mêmes.  Que  s'il  donne  à  quelques- 
unes  des  couleurs  odieuses,  c'est  seulement  à  celles  qui  ne  sont  3c 
point  générales,  et  qu'on  hait  naturellement.     Ainsi  l'auteur 

1  Rappelons  le  texte  d'Aristote,  dans  sa  Poétique:  «  La  tragédie  est 
l'imitation  d'une  action  grave  et  complète  ayant  une  certaine  étendue 
...  se  développant  avec  des  personnages  qui  agissent  ...  et  opérant  par 
la  pitié  et  la  terreur,  la  purgation  des  passions  de  la  même  nature  ». 


98  \  1 1   i  i  (  i 

ne  fait  encore  en  cela  que  suivre  le  rentimfnt  'lu  publii 
alors  ces  pas  ions  de  rebut  sont  toujours  empi  m  faire 

valoir  d'autres,  sinon  plu.,  légitimes,  du  ;  .  gré 

Il  n'y  a  que  la  raison  qui  ne  soit  boni 

5  rien  sur  la  m ène.     l'n  homme  sans  p  i  qui  les  domi- 

nerait toujours,  n'y  saurait   intéresser  p 
déjà  remarqué  qu'un  stoïcien,  dans  la  ti  •   un 

personnage  insupportable:    dans  la  comédie,  il   ferait  rire 
tout  au  plus. 

io     Qu'on  n'attribue  donc  pas  au  théâtre  le  pouvoir  de  <  haï 
•  1  s  sentiments  ni  des  moeurs  qu'il  ne  peu!  que  suivre  et  em- 
bellir.    Un  auteur  qui  voudrait  heurter  le  goût  général  com- 
poserait bientôt  pour  lui  seul.    Quand  Molière  corrigea  la 
scène  comique,  il  attaqua  des  modes,  des  ridicules;    m. 

15  ne  choqua  pas  pour  cela  le  goût  du  public,  il  le  suivit  ou  le 
développa,  comme  fit  aussi  Corneille  de  son  côté,  ("était 
l'ancien  théâtre  qui  commençait  à  choquer  ce  goût,  parce 
que,  dans  un  siècle  devenu  plus  poli,  le  théâtre  gardait  sa 
première  grossièreté.     Aussi,  le  goût  général  ayant  changé 

20  depuis  ces  deux  auteurs,  si  leurs  chefs-d'œuvre  étaient  encore 
à  paraître,  tomberaient-ils  infailliblement  aujourd'hui.  Les 
connaisseurs  ont  beau  les  admirer  toujours,  si  le  public  les 
admire  encore,  c'est  plus  par  honte  de  s'en  dédire  que  par 
un  vrai  sentiment  de  leurs  beautés.     On  dit  que  jamais  une 

25  bonne  pièce  ne  tombe:  vraiment  je  le  crois  bien,  c'est  que 
jamais  une  bonne  pièce  ne  choque  les  mœurs1  de  son  temps. 
Qui  est-ce  qui  doute  que  sur  nos  théâtres  la  meilleure  pièce 
de  Sophocle  ne  tombât  tout  à  plat?  On  ne  saurait  se  mettre 
à  la  place  des  gens  qui  ne  nous  ressemblent  point. 

1  Je  dis  le  goût  ou  les  mœurs  indifféremment;  car,  bien  que  l'une  de 
ces  choses  ne  soit  pas  l'autre,  elles  ont  toujours  une  origine  commune  et 
souffrent  les  mêmes  révolutions.  Ce  qui  ne  signifie  pas  que  le  bon  goût 
et  les  bonnes  mœurs  régnent  toujours  en  même  temps,  proposition  qui 
demande  éclaircissement  et  discussion,  mais  qu'un  certain  état  du  goût 
répond  toujours  à  un  certain  état  des  mœurs,  ce  qui  est  incontestable. 
(Note  de  Rousseau.) 


LETTRE  A  D'ALEMBERT  99 

Du  reste,  même  si  l'on  voulait  concéder  que  le  théâtre  rend 
vraiment  la  vertu  aimable,  comme  la  nature  avait  déjà  mis  dans 
notre  cœur  cet  amour  du  bien,  le  théâtre  est  alors  superflu  si 
tel  est  son  but. 

Le  théâtre,  me  dit-on,  dirigé  comme  il  peut  et  doit  l'être,  5 
rend  la  vertu  aimable  et  le  vice  odieux.  Quoi  donc!  avant 
qu'il  y  eût  des  comédies  n'aimait-on  point  les  gens  de  bien? 
ne  haïssait-on  point  les  méchants?  et  ces  sentiments  sont-ils 
plus  faibles  dans  les  lieux  dépourvus  de  spectacles?  Le 
théâtre  rend  la  vertu  aimable  ...  Il  opère  un  grand  pro-  10 
dige  de  faire  ce  que  la  nature  et  la  raison  font  avant  lui! 
Les  méchants  sont  haïs  sur  la  scène  .  .  .  Sont-ils  aimés  dans 
la  société,  quand  on  les  y  connaît  pour  tels?  Est-il  bien 
sûr  que  cette  haine  soit  plutôt  l'ouvrage  de  l'auteur  que  des 
forfaits  qu'il  leur  fait  commettre?  Est-il  bien  sûr  que  le  15 
simple  récit  de  ces  forfaits  nous  en  donnerait  moins  d'hor- 
reur que  toutes  les  couleurs  dont  il  nous  les  peint?  Si  tout 
son  art  consiste  à  nous  montrer  des  malfaiteurs  pour  nous 
les  rendre  odieux,  je  ne  vois  point  ce  que  cet  art  a  de  si  ad- 
mirable, et  l'on  ne  prend  là-dessus  que  trop  d'autres  leçons  20 
sans  celle-là.  Oserai- je  ajouter  un  soupçon  qui  me  vient? 
Je  doute  que  tout  homme  à  qui  l'on  exposera  d'avance  les 
crimes  de  Phèdre  ou  de  Médée  l  ne  les  déteste  plus  encore  au 
commencement  qu'à  la  fin  de  la  pièce:  et  si  ce  doute  est  fondé, 
que  faut-il  penser  de  cet  effet  si  vanté  du  théâtre?  25 

Je  voudrais  bien  qu'on  me  montrât  clairement  et  sans 
verbiage  par  quels  moyens  il  pourrait  produire  en  nous  des 
sentiments  que  nous  n'aurions  pas,  et  nous  faire  juger  des 
êtres  moraux  autrement  que  nous  n'en  jugeons  en  nous- 
mêmes.     Que    toutes   ces   vaines   prétentions    approfondies  3c 

1  Phèdre  éprouva  un  amour  illicite  pour  Hippolyte,  fils  de  la  première 
femme  de  son  époux,  Thésée,  roi  d'Athènes;  puis  elle  fut  la  cause  de  la 
mort  d'Hippolyte  l'ayant  faussement  accusé.  Médée  se  vengea  de 
l'abandon  de  son  époux,  Jason,  roi  des  Argonautes,  en  tuant  ses  enfants, 
et  puis  elle-même.  La  Phèdre  de  Racine  est  de  1677;  la  Médée  de  Cor- 
neille, de  1635. 


IOO  Vil.    I    I     <J  '       • 

i  puériles  et  dépoun  uei  de  \  raté  de  la 

vertu  était  l'ouvrage  de  l'art,  il  y  a  longtemps  qu'il  l'aurait 
défigurée.  Quant  à  moi,  dût-on  me  traiter  de  méchant 
(in  ore  pour  oseï  soutenir  que  l'homme  est  né  bon,  je  le  p 
s  et  crois  l'avoir  prouvé:  la  source  de  l'intérêt  qui  doue  attache 
à  ce  qui  est  honnête,  et  nous  Inspire  de  l'aversion  pour  le 
mal,  est  en  nous  et  non  dans  les  pièces.  11  n'y  a  {joint  d'art 
pour  produire  cet  intérêt,  mais  seulement  pour  s'en  pré- 
valoir. L'amour  du  beau  est  un  sentiment  au— i  naturel 
10  au  cœur  humain  que  l'amour  de  soi-même;  il  n'y  naît  point 
d'un  arrangement  de  scènes;  l'auteur  ne  l'y  porte  pas,  il 
l'y  trouve;  et  de  ce  pur  sentiment  qu'il  flatte  naissent  les 
douces  larmes  qu'il  fait  couler. 

A.    La  Tragédie 

La  Bérénice  de  Racine  est  un  exemple  de  la  façon  dont   le 
15  théâtre  nous  détourne  d'admirer  la  vertu: 

On  prétend  nous  guérir  de  l'amour  par  la  peinture  de  ses 
faiblesses.  Je  ne  sais  là-dessus  comment  les  auteurs  s'y 
prennent;  mais  je  vois  que  les  spectateurs  sont  toujours 
du  parti   de  l'amant  faible,  et  que  souvent  ils  sont  fâchés 

20  qu'il  ne  le  soit  pas  davantage.  Je  demande  si  c'est  un  grand 
moyen  d'éviter  de  lui  ressembler. 

Rappelez-vous,  monsieur,  une  pièce  à  laquelle  je  crois 
me  souvenir  d'avoir  assisté  avec  vous,  il  y  a  quelques  années, 
et  qui  nous  fit  un  plaisir  auquel  nous  nous  attendions  peu, 

25  soit  qu'en  effet  l'auteur  y  eût  mis  plus  de  beautés  théâtrales 
que  nous  n'avions  pensé,  soit  que  l'actrice  prêtât  son  charme 
ordinaire  au  rôle  qu'elle  faisait  valoir.  Je  veux  parler  de  la 
Bérénice  de   Racine.1    Dans  quelle   disposition  d'esprit   le 

1  Bérénice  de  Racine  (1670).  Il  s'agit  d'une  reprise  donnée  en  1752, 
le  15  novembre  ...  Le  Mercure  (déc.  1752, 1,  172)  avait  ces  mots:  «  L'ac- 
tion simple  et  naturelle,  les  charmes,  le  son  de  voix  touchant,  et  les  larmes 
délicieuses  de  Mlle  Gaussin  rendent  la  pièce  plus  intéressante  qu'elle 
n'est  en  effet  ».     {Note  de  L.  Brunel,  op.  cit.) 


LETTRE   A   D'ALEMBERT  IOI 

spectateur  voit-il  commencer  cette  pièce?  Dans  un  senti- 
ment de  mépris  pour  la  faiblesse  d'un  empereur  et  d'un 
Romain,  qui  balance,  comme  le  dernier  des  hommes,  entre 
sa  maîtresse  et  son  devoir;  qui,  flottant  incessamment  dans 
une  déshonorante  incertitude,  avilit  par  des  plaintes  effémi-  5 
nées  ce  caractère  presque  divin  que  lui  donne  l'histoire;  qui 
fait  chercher  dans  un  vil  soupirant  de  ruelle  le  bienfaiteur 
du  monde  et  les  délices  du  genre  humain.  Qu'en  pense 
le  même  spectateur  après  la  représentation?  Il  finit  par 
plaindre  cet  homme  sensible  qu'il  méprisait,  par  s'intéresser  10 
à  cette  même  passion  dont  il  lui  faisait  un  crime,  par  mur- 
murer en  secret  du  sacrifice  qu'il  est  forcé  d'en  faire  aux  lois 
de  la  patrie.  Voilà  ce  que  chacun  de  nous  éprouvait  à  la 
représentation.  Le  rôle  de  Titus,  très  bien  rendu,1  eût 
fait  de  l'effet  s'il  eût  été  plus  digne  de  lui;  mais  tous  sentirent  15 
que  l'intérêt  principal  était  pour  Bérénice,  et  que  c'était  le 
sort  de  son  amour  qui  déterminait  l'espèce  de  la  catastrophe. 
Non  que  ses  plaintes  continuelles  donnassent  une  grande 
émotion  durant  le  cours  de  la  pièce:  mais  au  cinquième 
acte,  où,  cessant  de  se  plaindre,  l'air  morne,  l'œil  sec  et  la  20 
voix  éteinte,  elle  faisait  parler  une  douleur  froide,  approchante 
du  désespoir,  l'art  de  l'actrice  ajoutait  au  pathétique  du 
rôle,  et  les  spectateurs,  vivement  touchés,  commençaient  à 
pleurer  quand  Bérénice  ne  pleurait  plus.  Que  signifiait 
cela,  sinon  qu'on  tremblait  qu'elle  ne  fût  renvoyée;  qu'on  25 
sentait  d'avance  la  douleur  dont  son  cœur  serait  pénétré; 
et  que  chacun  aurait  voulu  que  Titus  se  laissât  vaincre, 
même  au  risque  de  l'en  moins  estimer?  Ne  voilà-t-il  pas 
une  tragédie  qui  a  bien  rempli  son  objet,  et  qui  a  bien  appris 
aux  spectateurs  à  surmonter  les  faiblesses  de  l'amour?  30 

L'événement  dément  ces  vœux  secrets;  mais  qu'importe? 
le  dénoûment  n'efface  point  l'effet  de  la  pièce.  La  reine  part 
sans  le  congé  du  parterre:    l'empereur  la  renvoie  invitus 

1  Le  rôle  de  Titus  était  tenu  par  La  Noue,  acteur  et  poète.  (L. 
Brunel.) 


102  Ml      II     n 

tant,1  on   peut   ajouter  itivilo  speclatore,     Cltu    a  beau 
rc  tCT  Romain,  il  i  m  parti;   ti 

ont  épousé  Bérénu  e 

Qu'on  noua  peigne  l'amour  comme  on  voudra:   il  séduit, 

5  ou  ce  a'esl  pa    lui.    S'il  est  mal  peint,  la  pi 
s'il  est  bien  peint,  il  offusque  tout  ce  qui  l'accomj  Ses 

combats,  ses  tnau  ouffrances,  le  rendent  pi  bant 

encore  que  s'il  n'avait  nulle  résistance  à  vain<  re.     Loin  que 
ses  tristes  effets  rebutent,  il  n'en  devient  que  plus  intf 

10  par  ses  malheurs  mêmes.    On  se  dit  malgré  soi  qu'un  senti- 
ment si  délicieux  console  de  tout.     Une  si  douce  image  amollit 
insensiblement  le  cœur:  on  prend  de  la  passion  ce  qui  mène 
au  plaisir;   on  en  laisse  ce  qui  tourmente.     Personne  i 
croit  obligé  d'être  un  héros;  et  c'est  ainsi  qu'admirant  l'amour 

15  honnête  on  se  livre  à  Pamour  criminel. 

Enfin,  parlant  du  théâtre  français,  qui  est  pourtant  «  à  peu 
près  aussi  parfait  qu'il  peut  l'être  »,  Rousseau  dit  encore: 

On  me  dira  que,  dans  ces  pièces,  le  crime  est  toujours 
puni,  et  la  vertu  toujours  récompensée.     Je  réponds  que, 

20  quand  cela  serait,  la  plupart  des  actions  tragiques  n'étant 
que  de  pures  fables,  des  événements  qu'on  sait  être  de  l'in- 
vention du  poëte,  ne  font  pas  une  grande  impression  sur 
les  spectateurs;  à  force  de  leur  montrer  qu'on  veut  les  ins- 
truire, on  ne  les  instruit  plus.     Je  réponds  encore  que  ces 

25  punitions  et  ces  récompenses  s'opèrent  toujours  par  des 
moyens  si  peu  communs,  qu'on  n'attend  rien  de  pareil  dans 
le  cours  naturel  des  choses  humaines.  Enfin  je  réponds  en 
niant  le  fait.  Il  n'est  ni  ne  peut  être  généralement  vrai: 
car  cet  objet  n'étant  point  celui  sur  lequel  les  auteurs  diri- 

30  gent  leurs  pièces,  ils  doivent  rarement  l'atteindre,  et  souvent 
il  serait  un  obstacle  au  succès.     Vice  ou  vertu,  qu'importe. 

1  Racine  avait  emprunté  le  sujet  de  sa  tragédie  à  Suétone,  l'historien, 
qui  résume  admirablement  tout  le  sujet  dans  ces  mots:  (Titus)  dimisil 
Bercnicem  invitas  invitam. 


LETTRE   A    D'ALEMBERT  IO3 

pourvu  qu'on  en  impose  par  an  air  de  grandeur?  Aussi  la 
scène  française,  sans  contredit  la  plus  parfaite,  ou  du  moins 
la  plus  régulière  qui  ait  encore  existé,  n'est-elle  pas  moins  le 
triomphe  des  grands  scélérats  que  des  plus  illustres  héros: 
témoin  Catilina,1  Mahomet,2  Atrée,3  et  beaucoup  d'autres,    5 

Qu'apprend-on  dans  Phèdre  et  dans  Œdipe,4  sinon  que 
l'homme  n'est  pas  libre,  et  que  le  ciel  le  punit  des  crimes 
qu'il  lui  fait  commettre?  Qu'apprend-on  dans  Médée,  si 
ce  n'est  jusqu'où  la  fureur  de  la  jalousie  peut  rendre  une 
mère  cruelle  et  dénaturée?  Suivez  la  plupart  des  pièces  10 
du  Théâtre-Français;  vous  trouverez  presque  dans  toutes 
des  monstres  abominables  et  des  actions  atroces,  utiles,  si 
l'on  veut,  à  donner  de  l'intérêt  aux  pièces  et  de  l'exercice 
aux  vertus,  mais  dangereuses  certainement  en  ce  qu'elles 
accoutument  les  yeux  du  peuple  à  des  horreurs  qu'il  ne  15 
devrait  pas  même  connaître,  et  à  des  forfaits  qu'il  ne 
devrait  pas  supposer  possibles.  Il  n'est  pas  même  vrai  que 
le  meurtre  et  le  parricide  y  soient  toujours  odieux.  A  la 
faveur  de  je  ne  sais  quelles  commodes  suppositions,  on  les 
rend  permis,  ou  pardonnables.     On  a  peine  à  ne  pas  excuser  20 

1  Catilina  (109-61  avant  J.-C),  patricien  romain,  qui  fit  une  conju- 
ration pour  renverser  la  république  de  Rome,  en  63,  pour  établir  sa  for- 
tune sur  les  ruines  de  sa  patrie.  Il  fut  dénoncé  par  Cicéron.  Crébillon 
fit  représenter  une  tragédie,  Catilina,  en  1748. 

2  Mahomet  représenté  dans  la  tragédie  de  Voltaire  (1741)  surtout  sous 
les  couleurs  d'un  odieux  fanatique. 

3  Atrée,  fils  de  Pélope,  roi  de  Mycènes,  célèbre  pour  sa  haine  contre 
Thyeste,  son  frère;  il  fit  tuer  deux  des  fils  de  ce  dernier  et  les  servit  à  leur 
père  dans  un  banquet.     Atrée  et  Thyeste,  tragédie  de  Crébillon  (1707). 

4  Comme  Phèdre  est  représentée  comme  la  victime  d'une  passion 
fatale  pour  Hippolyte,  ainsi  Œdipe  est  représenté  comme  condamné 
par  une  destinée  implacable  (ou  par  la  malédiction  des  dieux)  à  com- 
mettre, sans  le  soupçonner,  deux  crimes  épouvantables,  tuer  son  père 
et  épouser  sa  mère.  Œdipe  a  été  un  sujet  fréquemment  traité  par  les 
dramaturges,  ainsi  par  Sophocle  et  Sénèque  dans  l'antiquité,  Corneille 
et  Voltaire  dans  les  temps  modernes. 


104  VII.    1.1    <! 

Phèdre  incestueuse  el    versant   le  eut;    Syphai 

empoisonnant  Ba  femme,1  le  jeune  Horace  poignardant 
Bœur,  Agamemnon  immolant  ^a  fille,  Oi 
mère,  ne  laissent   pas  d'être  des  personi 
5  Ajoutez  que  l'auteur  pour  faire  parler  chacun  selon 

caractère,  est  forcé  de  mettre  dans  la  bouche  de  ants 

leurs  maximes  et  Leurs  principes,  revêtus  de  tout  L'éclat  des 

beaux   vers  et  débités   d'un    ton   imposant  et  sentencieux, 
pour  l'instruction  du  parterre. 

B.    La  Comédie 

10  Pour  la  Comédie,  c'est  pire  encore.  Et  Rousseau  ne  prend 
pas  la  mauvaise  comédie  ou  la  comédie  de  qualité  moyenne;  il 
prend  l'œuvre  du  plus  grand  écrivain  comique,  Molière  lui-même, 
pour  y  signaler  de  graves  dangers. 

On  convient,  et  on  le  sentira  chaque  jour  davantage,  que 
15  Molière  est  le  plus  parfait  auteur  comique  dont  les  ouvrages 
nous  soient  connus:   mais  qui  peut  disconvenir  aussi  que  le 
théâtre  de  ce  même  Molière,  des  talents  duquel  je  suis  plus 
l'admirateur  que  personne,  ne  soit  une  école  de  vices  et  de 
mauvaises  mœurs,  plus  dangereuse  que  les  livres  mêmes  où 
20  l'on  fait  profession  de  les  enseigner?    Son  plus  grand  soin  est 
de  tourner  la  bonté  et  la  simplicité  en  ridicule,  et  de  mettre 
la  ruse  et  le  mensonge  du  parti  pour  lequel  on  prend  intérêt: 
ses  honnêtes  gens  ne   sont  que  des  gens  qui  parlent;    ses 
vicieux  sont  des  gens  qui  agissent,  et  que  les  plus  brillants 
25  succès  favorisent  le  plus  souvent:    enfin  l'honneur  des  ap- 
plaudissements, rarement  pour  le  plus  estimable,  est  presque 
toujours  pour  le  plus  adroit.2 

1  Syphax,  roi  de  Numidie  (3me  siècle  avant  J.-C.)  joua  un  grand  rôle 
dans  les  luttes  de  Rome  et  Carthage.  Il  avait  épousé  la  fille  d'Asdrubal, 
Sophonisbe,  qui  plus  tard  épousa  Massinissa.  Plusieurs  écrivains  ont 
écrit  des  tragédies  sur  Sophonisbe,  en  France  surtout  Mairet  et  Corneille. 

2  En  1694,  dans  ses  Maximes  et  Réflexions  sur  la  Comédie  (5),  Bossuet 
avait  pris  cette  attitude  vis-à-vis  de  Molière. 


LETTRE   A   D  ALEMBERT  IO5 

Examinez  le  comique  de  cet  auteur:  partout  vous  trouverez 
que  les  vices  de  caractère  en  sont  l'instrument,  et  les  défauts 
naturels  le  sujet;  que  la  malice  de  l'un  punit  la  simplicité 
de  l'autre,  et  que  les  sots  sont  les  victimes  des  méchants: 
ce  qui,  pour  n'être  que  trop  vrai  dans  le  monde,  n'en  vaut  5 
pas  mieux  à  mettre  au  théâtre  avec  un  air  d'approbation, 
comme  pour  exciter  les  âmes  perfides  à  punir,  sous  le  nom 
de  sottise,  la  candeur  des  honnêtes  gens. 

«  Dat  veniam  cor  vis,  vexât  censura  columbas  ». 1 

Voilà  l'esprit  général  de  Molière  et  de  ses  imitateurs. 
Ce  sont  des  gens  qui,  tout  au  plus,  raillent  quelquefois  les  10 
vices,  sans  jamais  faire  aimer  la  vertu;  de  ces  gens,  disait  un 
ancien,  qui  savent  bien  moucher  la  lampe,  mais  qui  n'y 
mettent  jamais  d'huile. 

Voyez   comment,   pour   multiplier   ses   plaisanteries,    cet 
homme  trouble  tout  l'ordre  de  la  société;    avec  quel  scan-  15 
dale  il  renverse  tous  les  rapports  les  plus  sacrés  sur  lesquels 
elle  est  fondée,  comment  il  tourne  en  dérision  les  respectables 
droits  des  pères  sur  leurs  enfants,  des  maris  sur  leurs  femmes, 
des  maîtres  sur  leurs  serviteurs!     Il  fait  rire,  il  est  vrai,  et 
n'en  devient  que  plus  coupable,  en  forçant  par  un  charme  20 
invincible,  les  sages  mêmes  de  se  prêter  à  des  railleries  qui 
devraient    attirer    leur    indignation.     J'entends    dire    qu'il 
attaque  les  vices;   mais  je  voudrais  bien  que  l'on  comparât 
ceux  qu'il  attaque  avec  ceux  qu'il  favorise.     Quel  est  le  plus 
blâmable  d'un  bourgeois  sans  esprit  et  vain  qui  fait  sotte-  25 
ment  le  gentilhomme,  ou  du  gentilhomme  fripon  qui  le  dupe? 
Dans  la  pièce  dont  je  parle,  ce  dernier  n'est-il  pas  l'honnête 
homme  ?  n'a-t-il  pas  pour  lui  l'intérêt  ?  et  le  public  n'ap- 
plaudit-il pas  à  tous  les  tours  qu'il  fait  à  l'autre?    Quel 
est  le  plus  criminel  d'un  paysan  assez  fou  pour  épouser  une  30 
demoiselle,  ou  d'une  femme  qui  cherche  à  déshonorer  son 

1  Indulgente  aux  corbeaux,  la  censure  attaque  les  colombes  (Juvênal, 
II,  63). 


io6  vu.  et  an 

époux?  '  Que  penser  d'une  pièce  où  le  parterre  applaudit  à 
l'infidélité,  au  m<  I   L'impudence  de  celle-ci,  et   rit 

de  la  bêtise  du  manant  punir    < 

avare  el  de  prêter  à  usure;  mais  n'en  est  i  e  pas  un  plus  grand 
5  encore  à  un  fils  de  voler  son  père,  de  Lui  manquer  de  n 
de  lui   faire  mille  insultants  reprix  lu      i      quand  o 

irrité  lui  donne  sa  malédiction,  'le  répondre  d'un  ai' 

nard,  qu'il  n'a  que  faire  de  ses  dons?    Si  la  plaisanteri 

excellente,  en  est-elle  moin-  punissable?  et  la  pièce  où  Ion 
10  fait  aimer  le  61s  insolent  qui  l'a  faite,  en  est-elle  moin-  une 
école  de  mauvaises  mœurs?  .  .  . 

Le  Misanthrope  de   Molière 

Ensuite,  du  meilleur  auteur  comique,  Rousseau  choisit  la 
meilleure  pièce,  «  cette  admirable  pièce  »  Le  Misanthrope  (i666j, 
pour  en  analyser  l'esprit. 

15      Qu'est-ce   donc   que    le    misanthrope    de    Molière?     Un 

homme  de  bien  qui  déteste  les  mœurs  de  son  siècle  et  la 
méchanceté  de  ses  contemporains;  qui,  précisément  parce 
qu'il  aime  ses  semblables,  hait  en  eux  les  maux  qu'ils  se  font 
réciproquement  et  les  vices  dont  ces  maux  sont  l'ouvrage. 

20  S'il  était  moins  touché  des  erreurs  de  l'humanité,  moins  in- 
digné des  iniquités  qu'il  voit,  serait-il  plus  humain  lui-même? 
Autant  vaudrait  soutenir  qu'un  tendre  père  aime  mieux 
les  enfants  d'autrui  que  les  siens,  parce  qu'il  s'irrite  des  fautes 
de  ceux-ci,  et  ne  dit  jamais  rien  aux  autres. 

25  Ces  sentiments  du  misanthrope  sont  parfaitement  déve- 
loppés dans  son  rôle.  Il  dit,  je  l'avoue,  qu'il  a  conçu  une 
haine  effroyable  contre  le  genre  humain.  Mais  en  quelle 
occasion  le  dit-il?  Quand,  outré  d'avoir  vu  son  ami  trahir 
lâchement  son  sentiment  et  tromper  l'homme  qui  le  lui  de- 

30  mande,  il  s'en  voit  encore  plaisanter  lui-même  au  plus  fort 

1  Rousseau  parle  ici  de  George  Dandin,  comédie  de  1668,  avec  ce 
refrain:  «  Tu  l'as  voulu,  George  Dandin!  » 


LETTRE   A   D  ALEMBERT  IO7 

de  sa  colère.  Il  est  naturel  que  cette  colère  dégénère  en 
emportement  et  lui  fasse  dire  alors  plus  qu'il  ne  pense  de 
sang-froid.  D'ailleurs  la  raison  qu'il  rend  de  cette  haine 
universelle  en  justifie  pleinement  la  cause: 

«  Les  uns  parce  qu'ils  sont  méchants, 
Et  les  autres,  pour  être  aux  méchants  complaisants  )).1 

Ce  n'est  donc  pas  des  hommes  qu'il  est  ennemi,  mais  de  la  5 
méchanceté  des  uns  et  du  support  que  cette  méchanceté 
trouve  dans  les  autres.  S'il  n'y  avait  ni  fripons  ni  flatteurs, 
il  aimerait  tout  le  genre  humain.  Il  n'y  a  pas  un  homme  de 
bien  qui  ne  soit  misanthrope  en  ce  sens;  ou  plutôt  les  vrais 
misanthropes  sont  ceux  qui  ne  pensent  pas  ainsi;  car,  au  ic 
fond,  je  ne  connais  point  de  plus  grand  ennemi  des  hommes 
que  l'ami  de  tout  le  monde,  qui,  toujours  charmé  de  tout, 
encourage  incessamment  les  méchants,  et  flatte  par  sa  cou- 
pable complaisance  les  vices  d'où  naissent  tous  les  désordres 
de  la  société.  15 

Une  preuve  bien  sûre  qu'Alceste  n'est  point  misanthrope  à 
la  lettre,  c'est  qu'avec  ses  brusqueries  et  ses  incartades  il  ne 
laisse  pas  d'intéresser  et  de  plaire.  Les  spectateurs  ne  vou- 
draient pas  à  la  vérité  lui  ressembler,  parce  que  tant  de  droi- 
ture est  fort  incommode;  mais  aucun  d'eux  ne  serait  fâché  20 
d'avoir  affaire  à  quelqu'un  qui  lui  ressemblât:  ce  qui  n'ar- 
riverait pas  s'il  était  l'ennemi  déclaré  des  hommes.  Dans 
toutes  les  autres  pièces  de  Molière,  le  personnage  ridicule 
est  toujours  haïssable  ou  méprisable.  Dans  celle-là,  quoi- 
que Alceste  ait  des  défauts  réels  dont  on  n'a  pas  tort  de  rire,  25 
on  sent  pourtant  au  fond  du  cœur  un  respect  pour  lui  dont 
on  ne  peut  se  défendre.  En  cette  occasion,  la  force  de  la 
vertu  l'emporte  sur  l'art  de  l'auteur  et  fait  honneur  à  son 

1  La  mémoire  de  Rousseau  est  un  peu  en  défaut  ici.  Les  vers  auxquels 
il  fait  allusion  sont  de  la  première  scène  et  non  de  la  deuxième  (scène  du 
sonnet).     Et  ces  vers  sont: 

Les  uns  parce  qu'ils  sont  méchants  et  malfaisants, 
Et  les  autres  pour  être  aux  méchants  complaisants. 


io8  vie  SI  a 

m  tèrc.    Quoique  Molière  fit  à  épréhensibL 

était   personnellement   honnête  homm<  le  pin- 

i  eau  d'un  honnête  bomme  ne  lut  i  ouvrir  de  i  ouleun  odi 
les  traits  de  la  droiture  et  de  la  probité.     Il  y  a  plut:  Molière 
5  a  mis  dans  la  bouche  d'Alceste  un  ad  Dombre  de 

propres  maximes,  que  plusieurs  ont  cru  qu'il  s'était  voulu 

peindre  lui-même  .  .  . 

Cependant  ce  caractère  si  vertueux  est    présenté  comme- 
ridicule.     Il  lest,  en  effet,  à  certain-  égards;    et  ce  qui  dé- 

10  montre  que  l'intention  du  poète  est  bien  de  le  rendre  tel, 
c'est  celui  de  l'ami  Philinte,  qu'il  met  en  opposition  avei  le 
sien.  Ce  Philinte  est  le  sage  de  la  pièce;  un  de  ces  honnêtes 
gens  du  grand  monde  dont  les  maximes  ressemblent  beaucoup 
à  celles  des  fripons;    de  ces  gens  si  doux,  si  modérés,  qui 

15  trouvent  toujours  que  tout  va  bien,  parce  qu'ils  ont  intérêt 
que  rien  n'aille  mieux;  qui  sont  toujours  contents  de  tout  le 
monde,  parce  qu'ils  ne  se  soucient  de  personne;  qui,  autour 
d'une  bonne  table,  soutiennent  qu'il  n'est  pas  vrai  que  le 
peuple  ait  faim,  qui,  le  gousset  bien  garni,  trouvent  fort 

20  mauvais  qu'on  déclame  en  faveur  des  pauvres;  qui,  de  leur 
maison  bien  fermée,  verraient  voler,  piller,  égorger,  massacrer 
tout  le  genre  humain  sans  se  plaindre,  attendu  que  Dieu 
les  a  doués  d'une  douceur  très-méritoire  à  supporter  les  mal- 
heurs d'autrui. 

25  On  voit  bien  que  le  flegme  raisonneur  de  celui-ci  est  très 
propre  à  redoubler  et  faire  sortir  d'une  manière  comique  les 
emportements  de  l'autre;  et  le  tort  de  Molière  n'est  pas 
d'avoir  fait  du  misanthrope  un  homme  colère  et  bilieux, 
mais  de  lui  avoir  donné  des  fureurs  puériles  sur  des  sujets 

30  qui  ne  devaient  pas  l'émouvoir.  Le  caractère  du  misanthrope 
n'est  pas  à  la  disposition  du  poète;  il  est  déterminé  par  la 
nature  de  sa  passion  dominante.  Cette  passion  est  une 
violente  haine  du  vice,  née  d'un  amour  ardent  pour  la  vertu, 
et  aigrie  par  le  spectacle  continuel  de  la  méchanceté  des 

35  hommes.      Il  n'y  a  donc  qu'une  âme  grande  et  noble  qui 


LETTRE   A   D  ALEMBERT  ICX) 

en  soit  susceptible.  L'horreur  et  le  mépris  qu'y  nourrit 
cette  même  passion  pour  tous  les  vices  qui  l'ont  irritée  sert 
encore  à  les  écarter  du  cœur  qu'elle  agite.  De  plus,  cette 
contemplation  continuelle  des  désordres  de  la  société  le 
détache  de  lui-même  pour  fixer  toute  son  attention  sur  le  5 
genre  humain.  Cette  habitude  élève,  agrandit  ses  idées, 
détruit  en  lui  les  inclinations  basses  qui  nourrissent  et  con- 
centrent l'amour-propre  ;  et  de  ce  concours  naît  une  certains 
force  de  courage,  une  fierté  de  caractère  qui  ne  laisse  prise 
au  fond  de  son  âme  qu'à  des  sentiments  dignes  de  10 
l'occuper. 

Ce  n'est  pas  que  l'homme  ne  soit  toujours  homme;  que 
la  passion  ne  le  rende  souvent  faible,  injuste,  déraisonnable; 
qu'il  n'épie  peut-être  les  motifs  cachés  des  actions  des  autres 
avec  un  secret  plaisir  d'y  voir  la  corruption  de  leurs  cœurs;  15 
qu'un  petit  mal  ne  lui  donne  souvent  une  grande  colère,  et 
qu'en  l'irritant  à  dessein  un  méchant  adroit  ne  pût  parvenir  à 
le  faire  passer  pour  méchant  lui-même;  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  tous  moyens  ne  sont  pas  bons  à  produire  ces 
effets,  et  qu'ils  doivent  être  assortis  à  son  caractère  pour  le  20 
mettre  en  jeu,  sans  quoi,  c'est  substituer  un  autre  homme  au 
misanthrope,  et  nous  le  peindre  avec  des  traits  qui  ne  sont 
pas  les  siens. 

Voilà  donc  de  quel  côté  le  caractère  du  misanthrope  doit 
porter  ses  défauts;  et  voilà  aussi  de  quoi  Molière  fait  un  usage  25 
admirable  dans  toutes  les  scènes  d'Alceste  avec  son  ami, 
où  les  froides  maximes  et  les  railleries  de  celui-ci,  démontant 
l'autre  à  chaque  instant,  lui  font  dire  mille  impertinences 
très  bien  placées;  mais  ce  caractère  âpre  et  dur,  qui  lui  donne 
tant  de  fiel  et  d'aigreur  dans  l'occasion,  l'éloigné  en  même  30 
temps  de  tout  chagrin  puéril  qui  n'a  nul  fondement  raison- 
nable, et  de  tout  intérêt  personnel  trop  vif,  dont  il  ne  doit 
nullement  être  susceptible.  Qu'il  s'emporte  sur  tous  les 
désordres  dont  il  n'est  que  le  témoin,  ce  sont  toujours  de 
nouveaux  traits  au  tableau;    mais  qu'il  soit  froid  sur  celui  35 


I  IO  VII      II     il' 

qui  a'adrc    <•  directement  à  lui:  car,  ayant  déclaré  la  guerre 
aux  f 1 1 1 '- *  li;uii  -,  il  -  ai  tend  bien  qu'ils  la  lui  ■  leur  tour. 

S'il  n'avait  pas  prévu  le  mal  que  lui  .  clic 

ut  une  étourderie  et  non  pas  une  vertu.    Qu'une  femme 
5  fausse  le  trahisse,  que  d'indignes  amis  le  déshonorent,  que 
de  faibles  amis  l'abandonnent,  il  doit  le  souffrir  sans  en  mur- 
murer:  il  connaît  les  hommes. 

Si  ces  distinctions   Bont    justes,    Molière  a  mal   saisi   le 
misanthrope.     Pense-t-on  que  ce  soit   par  erreur? 
io  sans  doute.       Mais    voilà     par    où     le    désir    de    taire    rire 
aux  dépens  du  personnage  Ta  forcé  de  le  dégrader  contre 
la  vérité  du  caractère. 

Suit  une  étude  minutieuse  de  la  pièce,  où  Rousseau  montre 
comment   Molière   a   dénaturé   le   caractère    vertueux   d'A] 
15  «pour  faire  rire  le  parterre  ».      Et  il  conclut  ainsi: 

Mais,  en  général,  on  ne  peut  nier  que,  si  le  misanthrope 
était  plus  misanthrope,  il  ne  fût  beaucoup  moins  plaisant, 
parce  que  sa  franchise  et  sa  fermeté,  n'admettant  jamais 
de  détour,  ne  le  laisseraient  jamais  dans  L'embarras.     Ce 

20  n'est  donc  pas  par  ménagement  pour  lui  que  l'auteur  adoucit 
quelquefois  son  caractère,  c'est  au  contraire  pour  le  rendre 
plus  ridicule.  Une  autre  raison  l'y  oblige  encore,  c'est  que 
le  misanthrope  de  théâtre,  ayant  à  parler  de  ce  qu'il  voit, 
doit  vivre  dans  le  monde,  et  par  conséquent  tempérer  sa 

25  droiture  et  ses  manières  par  quelques-uns  de  ces  égards  de 
mensonge  et  de  fausseté  qui  composent  la  politesse,  et  que  le 
monde  exige  de  quiconque  y  veut  être  supporté.  S'il  s'y 
montrait  autrement,  ses  discours  ne  feraient  plus  d'effet. 
L'intérêt  de  l'auteur  est  bien  de  le  rendre  ridicule,  mais  non 

30  pas  fou;  et  c'est  ce  qu'il  paraîtrait  aux  yeux  du  public,  s'il 
était  tout  à  fait  sage. 


LETTRE   A   D'ALEMBERT  III 


L'Art  du  Comédien 


Rousseau  discute  avec  la  même  franchise  l'honorabilité  de  la 
profession  d'acteur.  La  question  n'est  pas:  Sont-ils  mauvais? 
mais  Peuvent-ils  exercer  leur  art  sans  le  devenir  ?  l 

Qu'est-ce  que  le  talent  du  comédien?  L'art  de  se  con- 
trefaire, de  revêtir  un  autre  caractère  que  le  sien,  de  paraître  5 
différent  de  ce  qu'on  est,  de  se  passionner  de  sang-froid,  de 
dire  autre  chose  que  ce  qu'on  pense,  aussi  naturellement  que 
si  l'on  le  pensait  réellement,  et  d'oublier  enfin  sa  propre  place 
à  force  de  prendre  celle  d'autrui.  Qu'est-ce  que  la  profession 
du  comédien?  Un  métier  par  lequel  il  se  donne  en  repré-  10 
sentation  pour  de  l'argent,  se  soumet  à  l'ignominie  et  aux 
affronts  qu'on  achète  le  droit  de  lui  faire,  et  met  publiquement 
sa  personne  en  vente.  J'adjure  tout  homme  sincère  de  dire 
s'il  ne  sent  pas  au  fond  de  son  âme  qu'il  y  a  dans  ce  trafic 
de  soi-même  quelque  chose  de  servile  et  de  bas.  Vous  autres  15 
philosophes,  qui  vous  prétendez  si  fort  au-dessus  des  préjugés, 
ne  mourriez-vous  pas  tous  de  honte,  si,  lâchement  travestis 
en  rois,  il  vous  fallait  aller  faire  aux  yeux  du  public  un  rôle 
différent  du  vôtre,  et  exposer  vos  majestés  aux  huées  de  la 
populace?  Quel  est  donc,  au  fond,  l'esprit  que  le  comédien  20 
reçoit  de  son  état?  un  mélange  de  bassesse,  de  fausseté,  de 
ridicule  orgueil,  et  d'indigne  avilissement,  qui  le  rend  propre 
à  toutes  sortes  de  personnages,  hors  le  plus  noble  de  tous, 
celui  d'homme,  qu'il  abandonne. 

Je  sais  que  le  jeu  du  comédien  n'est  pas  celui  d'un  fourbe  25 
qui  veut  en  imposer,  qu'il  ne  prétend  pas  qu'on  le  prenne  en 
effet  pour  la  personne  qu'il  représente,  ni  qu'on  le  croie  affecté 
des  passions  qu'il  imite,  et  qu'en  donnant  cette  imitation 
pour  ce  qu'elle  est,  il  la  rend  tout  à  fait  innocente.  Aussi 
ne  l'accusé-je  pas  d'être  précisément  un  trompeur,  mais  de  30 

1  On  fera  bien  de  consulter  à  ce  sujet  un  contemporain  de  Rousseau 
non  suspect  de  puritanisme  calviniste,  Lesage,  dans  son  roman  Gil-Blas 
à  la  fin  du  chapitre  «  Chez  les  Comédiens  ». 


i  i  2  V 1 1  •    i  •  i    1 1  ; 

cultiver,  pour  tout  métier,  le  talent  de  trompée  la  bon 
etû<  rcer  à  des  habitudes  qui,  ne  pouvant  être  ini 

qu'au  théâtre,  oe  Bervent  partout  ailleurs  qu'à  mal  faire. 
Ces  hommes  si  bien  part'-,  gj  bien  i  ton  de  l. 

5  lanterie  et  aux  accents  de  la  passion,  n'abuseront  ils  jamai 
cel  art  pour  séduire  de  jeum  I  ta  filous, 

si  subtils  de  la  langue  et  de  la  main  .sur  la  Mène-,  dan-  les  be- 
soins d'un  métier  plus  dispendieux  que  lucratif  n'auront-ils 
jamais  de  distractions  utiles?  Ne  prendront-ils  jamai-  la 
io  bourse  d'un  fils  prodigue,  OU  d'un  père  avare  DOUT  Celle  de 
Léandre  ou  d'Argan?  '  Partout  la  tentation  de  mal  faire 
augmente  avec  la  facilité;  et  il  faut  que  les  comédiens  soient 
plus  vertueux  que  les  autres  hommes,  s'ils  ne  sont  pas  plus 
corrompus. 

15       Quant  aux  femmes,2 

Je  demande  comment  un  état,  dont  l'unique  objet  est  de  se 
montrer  en  public,  et,  qui  pis  est,  de  se  montrer  pour  de  l'ar- 
gent, conviendrait  à  d'honnêtes  femmes,  et  pourrait  compatir 
en  elles  avec  la  modestie  et  les  bonnes  mœurs.  A-t-on  besoin 
20  même  de  disputer  sur  les  différences  morales  des  sexes,  pour 
sentir  combien  il  est  difficile  que  celle  qui  se  met  à  prix  en 
représentation  ne  s'y  mette  bientôt  en  personne,  et  ne  se  laisse 
jamais  tenter  de  satisfaire  des  désirs  qu'elle  prend  tant  de 
soin  d'exciter?     Quoi!  malgré  mille  timides  précautions,  une 

1  Léandre,  fils  de  Géronte,  dans  le^Çourberies  de  Scapin;  Argan.  du 
Malade  Imaginaire,  volé  par  des  médecins  sans  scruples. 

Rousseau  a  écrit  plus  tard  cette  remarque  sur  ce  passage:  «  On  a  relevé 
ceci  comme  outré  et  comme  ridicule.  On  a  eu  raison.  Il  n'y  a  point  de 
vice  dont  les  comédiens  soient  moins  accusés  que  de  la  friponnerie;  leur 
métier,  qui  les  occupe  beaucoup,  et  leur  donne  même  des  sentiments  d'hon- 
neur à  certains  égards,  les  éloigne  d'une  telle  bassesse.  Je  laisse  ce  pas- 
sage, parce  que  je  me  suis  fait  une  loi  de  ne  rien  ôter;  mais  je  le  désavoue 
hautement  comme  une  très  grande  injustice  ».  (Xote  introduite  dans 
une  édition  de  1782.) 

2  On  a  relevé  avec  raison  l'analogie  avec  l'argument  de  Bossuet, 
Maximes  et  Réflexions  sur  la  Comédie  (8). 


LETTRE   A   D ALEMBERT  II3 

femme  honnête  et  sage,  exposée  au  moindre  danger,  a  bien 
de  la  peine  encore  à  se  conserver  un  cœur  à  l'épreuve,  et  ces 
jeunes  personnes  audacieuses,  sans  autre  éducation  qu'un 
système  de  coquetterie  et  des  rôles  amoureux,  dans  une 
parure  très  peu  modeste  sans  cesse  entourées  d'une  jeunesse  5 
ardente  et  téméraire,  au  milieu  des  douces  voix  de  l'amour 
et  du  plaisir,  résisteront  à  leur  âge,  à  leur  cœur,  aux  objets 
qui  les  environnent,  aux  discours  qu'on  leur  tient,  aux  oc- 
casions toujours  renaissantes,  et  à  l'or  auquel  elles  sont 
d'avance  à-demi  vendues!  Il  faudrait  nous  croire  d'une  10 
simplicité  d'enfant  pour  vouloir  nous  en  imposer  à  ce  point. 
Le  vice  a  beau  se  cacher  dans  l'obscurité,  son  empreinte  est 
sur  les  fronts  des  coupables:  l'audace  d'une  femme  est  le 
signe  de  sa  honte;  c'est  pour  avoir  trop  à  rougir  qu'elle  ne 
rougit  plus;  et  si  quelquefois  la  pudeur  survit  à  la  chasteté,  15 
que  doit-on  penser  de  la  chasteté  quand  la  pudeur  même 
est  éteinte? 

Supposons,  si  l'on  veut,  qu'il  y  ait  eu  quelques  exceptions; 
supposons 

Qu'il  en  soit  jusqu'à  trois  que  l'on  pourrait  nommer.1 

Je  veux  bien  croire  là-dessus  ce  que  je  n'ai  jamais  ni  vu  ni  20 
ouï  dire.  Appellerons-nous  un  métier  honnête  celui  qui 
fait  d'une  honnête  femme  un  prodige,  et  qui  nous  porte  à 
mépriser  celles  qui  l'exercent,  à  moins  de  compter  sur  un 
miracle  continuel?  L'immodestie  tient  si  bien  à  leur  état, 
et  elles  le  sentent  si  bien  elles-mêmes,  qu'il  n'y  en  a  pas  une  25 
qui  ne  se  crût  ridicule  de  feindre  au  moins  de  prendre  pour 
elle  les  discours  de  sagesse  et  d'honneur  qu'elle  débite  au 
public.  De  peur  que  ces  maximes  sévères  ne  fissent  un  pro- 
grès nuisible  à  son  intérêt,  l'actrice  est  toujours  la  première 

1  Boileau,  parlant  de  la  fidélité  conjugale,  dans  sa  Satire  sur  les 
Femmes  (X): 

Dans  Paris,  si  je  sais  bien  compter, 

Il  en  est  jusqu'à  trois  que  je  pourrais  nommer. 


I  i  1  \  II.    I   : 

à  parodier  ion  rôle  et  a  détruire  son  propre  ou-.  Elle 

quitte,  en  atteignant  la  coulisse,  la  morale  du  tl 
bien  que  Ba  dignité;  et  n  l'on  prend  d 
la  Bt  ène,  on  les  va  bien  vite  oublier  da 

s     Si  tout  cria  tient  à  la  profession  du  comédien,  que  ferc 
non-,  monsieur,  pour  prévenir  des  inévitabl    ?    Pour 

moi,  je  ne  vois  qu'un  seul  moyen;    c'est  d'ôter  '. 
Quand  Les  maux  de  l'homme  lui  viennent  de  sa  nalun 
d'une  manière  de  vivre  qu'il  ne  peut  changer,  les  médecins 
10  les  préviennent-ils?     Détendre  au  comédien  d'être  vicieux, 
c'est  défendre  à  l'homme  d'être  malade.1 

La  conclusion  de  Rousseau  est  qu'il  faut  lai.^er  les  plaisirs  du 
théâtre  aux  grandes  villes,  déjà  corrompues,  et  seulement  pour 
«  ôter  aux  particuliers  la  tentation  d'en  chercher  de  plus  dan- 
15  gereux  ».  Mais  Genève,  à  cause  de  la  nature  de  ces  plaisirs,  et 
parce  qu'elle  doit  éviter  la  contamination  de  la  classe  sociale  des 
comédiens,  commettrait  une  lourde  faute  en  adoptant  la  suggestion 
de  M.  d'Alembert. 

Les  Montagnons  de  Neuchâtel 2 

On  peut  être  heureux  sans  spectacles,  et  Rousseau  rappelle  ce 
20  qu'il  a  vu  au  cours  de  ses  voyages  en  Suisse,  en  1730  et  1731. 

Je  me  souviens  d'avoir  vu  dans  ma  jeunesse,  aux  environs 
de  Neufchâtel,  un  spectacle  assez  agréable  et  peut-être  unique 
sur  la  terre,  une  montagne  entière  couverte  d'habitations 

1  Rappelons  ici  qu'en  1770,  après  avoir  vu  l'acteur  anglais  Garrick, 
Diderot  avait  écrit  son  Paradoxe  sur  le  Comédien  où  était  développée 
cette  théorie:  «  C'est  l'extrême  sensibilité  qui  fait  les  acteurs  médiocres; 
c'est  la  sensibilité  médiocre  qui  fait  la  multitude  des  mauvais  acteurs, 
et  c'est  le  manque  absolu  de  sensibilité  qui  prépare  les  acteurs  sublimes.  » 
Naturellement  ceci  n'infirmerait  pas  tout  à  fait  la  thèse  de  Rousseau 
puisque  les  «  acteurs  sublimes  »  —  dont  le  jeu  est  tout  conscient  et 
volontaire  au  lieu  d'être  émotionnel  —  sont  rares. 

2  Comparez  cet  extrait  avec  celui  donné  plus  haut:  Le  Paysan  (frati- 
çais)  d'avant  la  Révolution. 


LETTRE   A   D'ALEMBERT  115 

dont  chacune  fait  le  centre  des  terres  qui  en  dépendent;  en 
sorte  que  ces  maisons,  à  distances  aussi  égales  que  les  fortunes 
des  propriétaires  offrent  à  la  fois  aux  nombreux  habitants  de 
cette  montagne  le  recueillement  de  la  retraite  et  les  douceurs 
de  la  société.  Ces  heureux  paysans,  tous  à  leur  aise,  francs  5 
de  tailles,  d'impôts,  de  subdélégués,  de  corvées,  cultivent  avec 
tout  le  soin  possible  des  biens  dont  le  produit  est  pour  eux, 
et  emploient  le  loisir  que  cette  culture  leur  laisse  à  faire 
mille  ouvrages  de  leurs  mains,  et  à  mettre  à  profit  le  génie 
inventif  x  que  leur  donna  la  nature.  L'hiver  surtout,  temps  10 
où  la  hauteur  des  neiges  leur  ôte  une  communication  facile, 
chacun  renfermé  bien  chaudement,  avec  sa  nombreuse  famille, 
dans  sa  jolie  et  propre  maison  de  bois  qu'il  a  bâtie  lui-même, 
s'occupe  de  mille  travaux  amusants,  qui  chassent  l'ennui  de 
son  asile,  et  ajoutent  à  son  bien-être.  Jamais  menuisier,  15 
serrurier,  vitrier,  tourneur  de  profession,  n'entra  dans  le 
pays,  tous  le  sont  pour  eux-mêmes,  aucun  ne  l'est  pour  autrui; 
dans  la  multitude  de  meubles  commodes  et  même  élégants 
qui  composent  leur  ménage  et  parent  leur  logement,  on  n'en 
voit  pas  un  qui  n'ait  été  fait  de  la  main  du  maître.  Il  leur  20 
reste  encore  du  loisir  pour  inventer  et  faire  mille  instruments 
divers,  d'acier,  de  bois,  de  carton,  qu'ils  vendent  aux  étran- 
gers, dont  plusieurs  même  parviennent  jusqu'à  Paris,  entre  au- 
tres ces  petites  horloges  de  bois  qu'on  y  voit  depuis  quelques 
années.  Ils  en  font  aussi  de  fer;  ils  font  même  des  montres;  25 
et,  ce  qui  paraît  incroyable,  chacun  réunit  à  lui  seul  toutes 
les  professions  diverses  dans  lesquelles  se  subdivise  l'horlo- 
gerie, et  fait  tous  ses  outils  lui-même. 

Ce  n'est  pas  tout:    ils  ont  des  livres  utiles  et  sont  pas- 
sablement   instruits;    ils    raisonnent    sensément    de    toutes  30 
choses,  et  de  plusieurs  avec  esprit.     Ils  font  des  siphons, 

1  A  l'époque  même  où  Rousseau  visitait  ces  montagnes  vivait  là  Jean 
Daniel  Richard,  le  célèbre  horloger  qui  par  son  génie  inventif  donna  une 
telle  impulsion  à  l'industrie  horlogère  qu'elle  devint  l'industrie  nationale 
de  toute  cette  région. 


[10  \  Il     I  i    «i  ■ 

aimant  luncl  u  des 

i  hambres   aoires;    leurs    t  son!    des   multitudes 

d'instruments  de  toute  :    vous   pr<  odriez  le  r> 

d'un  p;i\  San  pour  un  atelier  de  fm'<  anique  t\  pour  m, 

5  de  physique  expérimentale.    Tous  savent  un  peu  dessiner, 

peindre,   (  Inlïrer ;  >     la    plupart  jouent    de    la    flûte;     plusieurs 

ont  un  peu  de  musique  et  chantenl  juste.    (  leur 

sont  point  enseignés  par  des  maîtres,  mais  leur  passent,  pour 

ainsi   dire,    par   tradition.      De   eeux   que   j'ai    VUS   -avoir   la 

io  musique,  l'un  me  disait  l'avoir  apprise  de  -on  père,  un  autre 
de  sa  tante,  un  autre  de  son  cousin;   quelques-uns  croyaient 
l'avoir  toujours  sue.     Un  de  leurs  plus  fréquents  an 
ments  est  de  chanter  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfant 
psaumes  à  quatre  parties;   et  l'on  est  tout  étonné  d'entendre 

15  sortir  de  ces  cabanes  champêtres  l'harmonie  forte  et  mâle 
de  Goudimel,4  depuis  si  longtemps  oubliée  de  nos  savants 
artistes. 

Je  ne  pouvais  non  plus  me  lasser  de  parcourir  ces  char- 
mantes demeures,  que  les  habitants  de  m'y  témoigner  la  plus 

20  franche  hospitalité.  Malheureusement  j'étais  jeune;  ma 
curiosité  n'était  que  celle  d'un  enfant,  et  je  songeais  plus  à 
rn 'amuser  qu'à  m'instruire.  Depuis  trente  ans,  le  peu  d'ob- 
servations que  je  fis  se  sont  effacées  de  ma  mémoire.  Je  me 
souviens  seulement  que  j'admirais  sans  cesse,  en  ces  hommes 

25  singuliers,  un  mélange  étonnant  de  finesse  et  de  simplicité, 
qu'on  croirait  presque  incompatibles,  et  cfue  je  n'ai  plus 
observé  nulle  part.     Du  reste,  je  n'ai  rien  retenu  de  leurs 

1  Ici,  choses  qui  garnissent  les  murs. 

2  Terme  souvent  employé  aux  siècles  passés  pour  désigner  la  chambre 
dans  laquelle  se  trouve  le  poêle. 

3  Rousseau  entend  ici  évidemment  la  gravure  de  chiffres,  c'est  à  dire 
d'inidales  entrelacées  pour  marquer  les  objets  de  métal  ou  de  bois. 

4  Musicien  de  la  Franche-Comté,  du  X\7me  siècle,  qui  a  composé 
un  chant  à  quatre  parties  nour  les  psaumes  traduits  par  Clément  Marot 
et  Théodore  de  Bèze,  et  employés  par  les  Protestants. 


LETTRE   A   D  ALEMBERT  117 

mœurs,  de  leur  société,  de  leurs  caractères.  Aujourd'hui 
que  j'y  porterais  d'autres  yeux,  faut-il  ne  revoir  plus  cet 
heureux  pays  !  l    Hélas  il  est  sur  la  route  du  mien. 

Après  cette  légère  idée,  supposons  qu'au  sommet  de  la 
montagne  dont  je  viens  de  parler,  au  centre  des  habitations,    5 
on  établisse  un  spectacle  .  .  . 

Et  Rousseau  montre  comment  avec  le  «spectacle»,  tous  les 
maux  qu'il  vient  d'attribuer  au  théâtre  s'abattraient  sur  l'heureuse 
contrée. 

Les  Fêtes  dans  une  République 

Pour  la  vie  publique,  les  Genevois  ont,  pour  l'ordinaire,  les  10 
«  Cercles  »  qui  suffisent,  et  pour  les  circonstances  exceptionnelles, 
des   fêtes   d'un  caractère   simple,   charmant   et   vertueux;    mais 
donnez  à  Genève  «  deux  ans  seulement  de  Comédie  et  tout  est 
bouleversé  ». 

Quoi!  ne  faut-il  donc  aucun  spectacle  dans  une  république?  15 
Au  contraire,  il  en  faut  beaucoup.  C'est  dans  les  répu- 
bliques qu'ils  sont  nés,  c'est  dans  leur  sein  qu'on  les  voit  briller 
avec  un  véritable  air  de  fête.  A  quels  peuples  convient-il 
mieux  de  s'assembler  souvent  et  de  former  entre  eux  les  doux 
liens  du  plaisir  et  de  la  joie,  qu'à  ceux  qui  ont  tant  de  raisons  20 
de  s'aimer  et  de  rester  à  jamais  unis?     Nous  avons  déjà 

1  II  revit  quatre  ans  après,  avec  un  désenchantement  complet,  «  ce 
pays  qu'il  avait  tant  aimé». —  «J'y  croyais  retrouver,  dit-il,  ce  qui 
m'avait  charmé  dans  ma  jeunesse,  tout  est  changé;  c'est  un  autre  paysage, 
un  autre  air,  un  autre  ciel,  d'autres  hommes;  et,  ne  voyant  plus  mes 
montagnons  avec  des  yeux  de  vingt  ans,  ie  les  trouve  beaucoup  vieillis.» 
(Lettre  à  M.  le  maréchal  de  Luxembourg,  Motiers,  le  20  janvier  1763.) 
Outre  le  fait  que  R.  quand  il  écrivait  cette  lettre  était  déprimé  par  les 
persécutions  dont  il  sera  question  plus  loin,  il  faut  savoir  que  les  «mon- 
tagnons» dont  il  parle  en  1763  n'étaient  pas  tout  à  fait  les  mêmes  que 
ceux  qu'il  avait  visités  en  1730  ou  31.  Il  s'agit  probablement  dans  La 
lettre  à  D'Alembert  (c'est  l'opinion  de  Ph.  Godet)  des  habitants  de  La 
Sagne,  un  grand  village  qui  est  encore  dans  le  Pays  de  Neuchâtel, 
mais  dans  une  région  séparée  du  Val  de  Travers,  où  est  Motiers,  par 
quelques  longs  dos  de  montagnes. 


I   I 3  \  II.     I    I     <! 

plusieui  publiques  :  ayons  eu  davai 

je  n'en  serai  que  plus  charmé.     Mai!  n'adoptons  point 
spectacles  exi  Lusifs  qui  renferment  tristement  un  petit  nombre 
de  gens  dans  un  antre  obscur;   qui  les  tiennent  craintii 
5  immobiles  dans  le  silence  et  L'inaction;  qui  n'offrent  aux  yeux 
que  cloisons,  que  pointes  de  fer,  que  soldats,1  qu'affligeantes 
images  de   la  servitude  et   de   L'inégalité.     Non,    peuples 
heureux,  ce  ne  sont  pas  là  VOS  fêtes.     (  l'est  en  plein  air.  i 
sous  le  ciel  qu'il  faut  vous  rassembler  et  vous  livrer  au  doux 

10  sentiment  de  votre  bonheur.     Que  VOS  plaisirs  ne  -oient  ef- 
féminés ni  mercenaires,  que  rien  de  ce  qui  sent  la  contrainte 
et  l'intérêt  ne  les  empoisonne,  qu'ils  soient  libres  et  g 
reux  comme  vous,  que  le  soleil  éclaire  vos  innocents  spec- 
tacles:  vous  en  formerez  un  vous-mêmes,  le  plus  digne  qu'il 

15  puisse  éclairer. 

Mais  quels  seront  enfin  les  objets  de  ces  spectacles?  qu'y 
montrera- t-on?  Rien,  si  l'on  veut.  Avec  la  liberté,  partout 
où  règne  l'affluence,  le  bien-être  y  règne  aussi.  Plantez  au 
milieu  d'une  place  un  piquet  couronné  de  fleurs,  rassemblez-y 

20  le  peuple,  et  vous  aurez  une  fête.  Faites  mieux  encore  : 
donnez  les  spectateurs  en  spectacle:  rendez-les  acteurs  eux- 
mêmes;  faites  que  chacun  se  voie  et  s'aime  dans  les  autres, 
afin  que  tous  en  soient  mieux  unis.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
renvoyer  aux  jeux  des  anciens  Grecs;   il  en  est  de  plus  mo- 

25  dernes,  il  en  est  d'existants  encore,  et  je  les  trouve  précisément 
parmi  nous.  Nous  avons  tous  les  ans  des  revues,  des  prix 
publics,  des  rois  de  l'arquebuse,  du  canon,  de  la  navigation. 
On  ne  peut  trop  multiplier  des  établissements  si  utiles  et  si 
agréables,  on  ne  peut  trop  avoir  de  semblables  rois.     Pour- 

30  quoi  ne  ferions-nous  pas,  pour  nous  rendre  dispos  et  robustes, 
ce  que  nous  faisons  pour  nous  exercer  aux  armes?  La  ré- 
publique a-t-elle  moins  besoin  d'ouvriers  que  de  soldats? 
Pourquoi,  sur  le  modèle  des  prix  militaires,  ne  fonderions-nous 

1  Des  soldats  maintenaient  l'ordre  aux  représentations  théâtrales. 


LETTRE   A  D  ALEMBERT  119 

pas  d'autres  prix  de  gymnastique  pour  la  lutte,  pour  la  course, 
pour  le  disque,  pour  divers  exercices  du  corps?  Pourquoi 
n'animerions- nous  pas  nos  bateliers  par  des  joutes  sur  le  lac? 
Y  aurait-il  au  monde  un  plus  brillant  spectacle  que  de  voir 
sur  ce  vaste  et  superbe  bassin  des  centaines  de  bateaux,  élé-  5 
gamment  équipés,  partir  à  la  fois,  au  signal  donné,  pour 
aller  enlever  un  drapeau  arboré  au  but,  puis  servir  de  cortège 
au  vainqueur  revenant  en  triomphe  recevoir  le  prix  mérité? 
Toutes  ces  sortes  de  fêtes  ne  sont  dispendieuses  qu'autant 
qu'on  le  veut  bien,  et  le  seul  concours l  les  rend  assez  magni-  10 
fiques.  Cependant  il  faut  y  avoir  assisté  chez  le  Genevois 
pour  comprendre  avec  quelle  ardeur  il  s'y  livre  .  .  . 

L'hiver,  temps  consacré  au  commerce  privé  des  amis, 
convient  moins  aux  fêtes  publiques.  Il  en  est  pourtant  une 
espèce  dont  je  voudrais  bien  qu'on  se  fît  moins  de  scrupule;  15 
savoir,  les  bals  entre  de  jeunes  personnes  à  marier.  Je  n'ai 
jamais  bien  conçu  pourquoi  l'on  s'effarouche  si  fort  de  la  danse 
et  des  assemblées  qu'elle  occasionne:  comme  s'il  y  avait 
plus  de  mal  à  danser  qu'à  chanter;  que  l'un  et  l'autre  de  ces 
amusements  ne  fût  pas  également  une  inspiration  de  la  nature  ;  20 
et  que  ce  fût  un  crime  à  ceux  qui  sont  destinés  à  s'unir  de 
s'égayer  en  commun  par  une  honnête  récréation  !  L'homme 
et  la  femme  ont  été  formés  l'un  pour  l'autre:  Dieu  veut 
qu'ils  suivent  leur  destination;  et  certainement  le  premier  et 
le  plus  saint  de  tous  les  liens  de  la  société  est  le  mariage.  25 
Toutes  les  fausses  religions  combattent  la  nature;  la  nôtre 
seule,  qui  la  suit  et  la  règle,  annonce  une  institution  divine 
et  convenable  à  l'homme  .  .  . 

Pour  moi,  loin  de  blâmer  de  si  simples  amusements,    je 
voudrais  au  contraire  qu'ils  fussent  publiquement  autorisés,  30 
et  qu'on  y  prévînt  tout  désordre  particulier  en  les  convertis- 
sant en  bals  solennels  et  périodiques,  ouverts  indistincte- 
ment à  toute   la   jeunesse   à   marier.     Je   voudrais   qu'un 

1  Concours,  assemblement  de  la  foule. 


I  20  VIE  ET  (El  \  I 

magistrat/  nommé  par  b  .1,  ne  dé 

(1er  à  (  es  bals.    Je  voudrais  que  les  pères  et  ml  • 
sent ,  pour  veiller  mit  leurs  enfant  i,  pour  être  témoins  de  leurs 
- 1  de  leur  adre  applaudissements  qu'ils  auraieni 

5  mérités,  et  jouir  ainsi  du  plus  dou  u  le  qui  puisse  toi»  ber 

un  cœur  paternel.    Je  voudrais  qu'en  général  toute  personne 
mariée  y  fût  admise  au  nombre  des  spei  tateuri  et  é 

sans  qu'il  fût  permis  à  aucune  de  profaner  la  dignité 

jugale  en  dansant  elle-même;   car  à  quelle  tin  honnête  pour- 

10  rait-elle  se  donner  ainsi  en  montre  au  public?  Je  voudrai, 
qu'on  formât  dans  la  salle  une  enceinte  commode  et  honorable, 
destinée  aux  gens  âgés  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  qui,  ayant 
déjà  donné  des  citoyens  à  la  patrie,  verraient  encore  leurs 
petits-enfants  se  préparer  à  le  devenir.     Je  voudrais  que 

15  nul  n'entrât  ni  ne  sortit  sans  saluer  ce  parquet,2  et  que  tous 
les  couples  de  jeunes  gens  vinssent  avant  de  commencer  leur 
danse  et  après  l'avoir  finie,  y  faire  une  profonde  révérence, 
pour  s'accoutumer  de  bonne  heure  à  respecter  la  vieillesse. 
Je  ne  doute  pas  que  cette  agréable  réunion  des  deux  termes  de 

20  la  vie  humaine  ne  donnât  à  cette  assemblée  un  certain  coup 
d'œil  attendrissant,  et  qu'on  ne  vit  quelquefois  couler  dans 
le  parquet,  des  larmes  de  joie  et  de  souvenir,  capables  peut- 
être  d'en  arracher  à  un  spectateur  sensible.  Je  voudrais 
que  tous  les  ans,  au  dernier  bal,  la  jeune  personne  qui,  durant 

25  les  précédents,  se  serait  comportée  le  plus  honnêtement, 
le  plus  modestement,  et  aurait  plu  davantage  à  tout  le  monde, 
au  jugement  du  parquet,  fût  honorée  d'une  couronne  par  la 

1  «  A  chaque  corps  de  métier,  à  chacune  des  sociétés  publiques 
dont  est  composé  notre  État,  préside  un  de  ces  magistrats,  sous  le  nom 
de  seigneur-commis.  Ils  assistent  à  toutes  les  assemblées,  et  même  aux 
festins.  Leur  présence  n'empêche  point  une  honnête  familiarité  entre 
les  membres  de  l'association;  mais  elle  maintient  tout  le  monde  dans  le 
respect  qu'on  doit  porter  aux  lois,  aux  mœurs,  à  la  décence,  même  au 
sein  de  la  joie  et  du  plaisir.  Cette  institution  est  très  belle,  et  forme  un 
des  grands  liens  qui  unissent  le  peuple  à  ses  chefs  ».   {Xote  de  Rousseau.) 

2  Aujourd'hui  on  dirait  plutôt  «  estrade  »,  «  tribune  ». 


LETTRE   A   D'ALEMBERT  121 

main  du  seigneur-commis,  et  du  titre  de  reine  du  bal,  qu'elle 
porterait  toute  l'année.  Je  voudrais  qu'à  la  clôture  de  la 
même  assemblée  on  la  reconduisît  en  cortège;  que  le  père 
et  la  mère  fussent  félicités  et  remerciés  d'avoir  une  fille  si 
bien  née,  et  de  l'élever  si  bien.  Enfin  je  voudrais  que,  si  elle  5 
venait  à  se  marier  dans  le  cours  de  l'an,  la  seigneurie  x  lui  fît 
un  présent  ou  lui  accordât  quelque  distinction  publique, 
afin  que  cet  honneur  fût  une  chose  assez  sérieuse  pour  ne 
pouvoir  jamais  devenir  un  sujet  de  plaisanterie  .  .  . 

Parlant  du  succès  de  son  écrit  dans  les  Confessions,  Rousseau  10 
dit  :   «  Ma  Lettre  à  d' Alembert  eut  un  grand  succès.     Elle  respirait 
une    douceur    d'âme   qu'on   sentit   n'être    point    jouée  ».     Cette 
phrase  exprime  la  vérité.     Il  y  eut  quelques  réponses  en  France, 
une  très  courtoise  de  d' Alembert,  une  autre  qui  était  moins  amène, 
de  Marmontel,  Apologie  du  Théâtre  (dans  le  «  Mercure  de  France  »).  15 
Le  meilleur  argument  dans  cette  réponse  consiste  à  rappeler  que 
Rousseau  ne  mentionne  pas  Tartufe  dans  son  attaque  de  Molière: 
certes,  là,  Molière  n'a  pas  réclamé  l'indulgence  pour  un  scélérat. 
Rousseau  cependant  avait  écrit:   «  l'honneur  des  applaudissements 
(chez  Molière)  est  presque  toujours  pour  le  plus  adroit  ».     Mme.  20 
de  Créqui,  dans  une  lettre  de  janvier  17 50  à  Rousseau  dit:   «  Votre 
ouvrage  a  eu  plein  succès.     M.  de  Marmontel  vous  réfute  en  ne 
vous  répondant  pas  ».     Rousseau  ne  pouvait  pas  s'attendre  à 
obtenir  un  résultat   pratique  en   France.     En  ce  qui   concerne 
Genève,  nous  avons  vu  qu'il  avait  au  moins  retardé  le  triomphe  25 
de  Voltaire. 

1  Nom  collectif  pour  les  «  magnifiques,  très  honorés  et  souverains  sei- 
gneurs »  de  Genève,  dont  il  a  été  question  déjà  à  propos  du  Discours  sur 
Vin  égalité. 


TROISIEME   PARTIE 
LES   GRANDES   ŒUVRES 


TROISIEME   PARTIE 

LES    GRANDES    ŒUVRES 

Rousseau  vécut  malade,1  mais  assez  tranquille  à  Mont-Louis, 
avec  Thérèse,  son  chien  et  son  chat,  de  1757  à  1762. 

Il  copiait  toujours  de  la  musique,  et  voyant  le  succès  de  ses 
livres,  il  songea  à  vivre  aussi  du  produit  de  leur  vente.     Il  tra- 
vaillait alors  à  ses  trois  grands  ouvrages,  La   Nouvelle   Héloïse,    5 
Emile,  Le  Contrat  Social.2 

Il  préférait  la  compagnie  des  gens  simples;  par  exemple,  le 
maçon  Pilleu.  Mais  sa  célébrité,  et  les  livres  qu'il  écrivait  le 
forçaient  à  rester  en  même  temps  en  rapport  avec  le  grand  monde. 
Il  vivait  en  excellents  termes  avec  Monsieur  le  Maréchal  de  10 
Luxembourg  et  Madame  la  Maréchale.  Il  accepta  même,  pendant 
qu'on  faisait  des  réparations  à  son  appartement  de  Mont-Louis, 
d'occuper  un  logement  dans  une  maison  de  leur  parc  de  Mont- 
morency, et  qu'on  appelait  le  Petit  Château.  Il  y  alla  le  15  mai 
1759;  et  même  après  son  retour  à  Mont-Louis,  en  août  suivant,  15 
il  conserva  toujours  une  clef  du  parc  et  la  faculté  de  revenir  faire 

1  «  La  force  extraordinaire  qu'une  effervescence  passagère  m'avait 
donnée  pour  quitter  l'Ermitage  m'abandonna  sitôt  que  je  fus  dehors  .  .  . 
Je  tombai  bientôt  dans  les  plus  cruels  accidents.  Le  médecin  Thierry, 
mon  ancien  ami,  vint  me  voir  et  m'éclaira  sur  mon  état ...  La  belle  saison 
ne  me  rendit  point  mes  forces,  et  je  passai  toute  l'année  1758  dans  un 
état  de  langueur  qui  me  fit  croire  que  je  touchais  à  la  fin  de  ma  carrière  ». 
Confessions,  X. 

2  C'était  là  quelque  chose  de  nouveau  Au  XVIIIme  siècle  encore, 
un  homme  qui  voulait  se  vouer  aux  lettres,  ou  bien  était  riche,  ou  bien 
vivait  de  protections  et  pensions  du  roi  ou  des  grands.  Voltaire  et  Rous- 
seau vécurent  de  leurs  livres;  Voltaire,  grâce  à  son  génie  des  affaires,  qui 
lui  procura  une  grande  fortune,  Rousseau  grâce  à  une  stricte  économie. 
Voir  l'article  —  du  reste  non  sans  erreur  —  du  Vicomte  d'Avenel,  dans 
la  Revue  des  Deux  Mondes,  15  novembre  1908,  Les  Honoraires  des  Gens 
de  Lettres.  Aussi  (dans  «  Smith  Collège  Studies»,  1Q21,  2-3:)  E.  Foster, 
Dernier  Séjour  de  J.-J.  Rousseau  à  Paris,  17 70- 17 78,  Chap.  III, 

125 


1 26  vu  i-i  a  ■ 

de  courti  séjours  au  Petit  Château.    Jl  allait  parfoii  au  Gi 
Château  pour  lire  des  passage    :•■/..  \    tvclL  il-  ird, 

depuis  juillet  [760,  il  fil  de  même  poui  /.■■ 

LA    NOUVELLE    HÉLOÏSE 

Ce  long  roman  passionné  est  né  en  grande  partie  de  l'imagina- 

5  tion  de  Rousseau  parcourant  les  DOIS  de  Montmorenf  y.  Il 
raconte  au  Livre  IX  des  Confessions  comment  tous  les  beaux  sou- 
venirs de  sa  jeunesse  formèrent  la  hase  de  ce  rêve  d'un  monde 
de  bonheur  simple  et  profond.  Mesdemoiselles  GatTney  et  de 
Graffenried,  Madame  de  Warens  et  plus  tard  Madame  d'Houdetot 

10  —  sans  compter  Clarisse  Harlowe  (car  le  roman  de  Richardson 
l'avait  ravi) — toutes  contribuèrent  quelque  part  à  la  composi- 
tion du  personnage  de  Julie  sous  ses  divers  aspects  d'amante, 
d'épouse,  de  ménagère,  de  raisonneuse  dévote.  Pour  Saint-Preux, 
le  héros  du  livre,  il  s'inspira  de  lui-même,  avec  ses  qualités  et  ses 

15  défauts.  Pour  y  placer  ses  personnages,  il  choisit  les  rives  du 
Lac  Léman,  «  ce  lac  autour  duquel  son  cœur  n'a  jamais  cessé 
d'errer  »,  et  particulièrement  Clarens.  «  le  lieu  natal  de  ma  chère 
maman  ». 

C'est  dans  ce  livre  surtout  que  la  postérité  aime  à  retrouver  les 

20  grands  thèmes  du  Romantisme  futur:  amour,  nature,  mélancolie, 
religiosité. 

La  Nouvelle  Héloïse  est  d'abord  un  «  roman»  par  lettres;  mais, 
à  côté  de  l'histoire  d'amour,  tout  a  sa  place:  non  seulement  la  na- 
ture et  la  religion  (thèmes  romantiques  encore),  mais  politique 

25  et  éducation,  littérature  et  musique,  comparaisons  des  caractères 
anglais  et  français,  modes  de  vêtements  et  usage  du  vin.  duel  et 
suicide,  question  des  domestiques  et  jardinage,  agriculture,  etc.  — 
c'est  une  sorte  d'encyclopédie  des  opinions  de  Rousseau  sur 
quantité  de  problèmes  discutés  de  son  temps. 

30  Le  titre  du  roman  —  qui  était  d'abord  Julie  —  vient  de  ce  que 
l'amour  de  Saint-Preux  et  de  Julie  naquit  comme  celui  d'Abélard  et 

1  Madame  la  Maréchale  lui  fit  offrir  de  le  faire  nommer  à  l'Académie 
Française — où  l'on  recevait  un  salaire.  Rousseau  refusa;  comme  il 
refusa  l'offre  de  M.  de  Malesherbes  d'entrer  à  la  rédaction  du  Journal; 
il  craignait  que  les  obligations  attachées  à  de  telles  situations  ne  missent 
une  entrave  à  la  libre  expression  de  ses  idées. 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  127 

d'Héloïse  (au  XIIme  siècle)  des  rapports  de  maître  (Saint-Preux)  à 
élève  (Julie).  Mais  la  Nouvelle  Héloïse —  Julie  —  après  avoir 
succombé  à  l'amour,  rachète  son  erreur  de  jeune  fille  par  sa  vertu 
comme  femme  mariée. 

Première    Partie 

Une  Âme  sensible  cherche  un  Refuge  dans  la  Nature 

Le  baron  d'Étange,  habitant  à  Vevey,  sur  les  bords  du  lac  5 
Léman,  partage  les  préjugés  de  l'époque  que  le  mariage  doit  être 
une  affaire  de  classe,  et  il  refuse  d'accorder  la  main  de  sa  fille  au 
roturier  Saint-Preux.  Julie,  par  «  vertu  »  ne  veut  pas  désobéir 
à  son  père,  mais  espère  le  gagner  à  sa  cause.  Saint-Preux  quitte, 
en  attendant,  Vevey.  Mais  il  supporte  mal  l'absence,  et  va  10 
habiter  Meiïlerie,  un  petit  village  sur  la  rive  opposée  du  lac  et 
qui  est  dominée  par  des  rochers  pittoresques  d'où  on  peut  dis- 
tinguer la  maison  de  Julie.  Il  correspond  secrètement  avec  celle 
qu'il  aime. 

BILLET 

J'é«ris,  par  un  batelier  que  je  ne  connais  point,  ce  billet  à  15 
l'adresse  .ordinaire,  pour  donner  avis  que  j'ai  choisi  mon 
asile  à  Meiïlerie,  sur  la  rive  opposée,  afin  de  jouir  au  moins 
de  la  vue  du  lieu  dont  je  n'ose  approcher. 

LETTRE   XXVT.  —  DE   SAINT-PREUX  A   JULIE 

Que  mon  état  est  changé  dans  peu  de  jours  !  Que  d'amer- 
tumes se  mêlent  à  la  douceur  de  me  rapprocher  de  vous!  20 
Que  de  tristes  réflexions  m'assiègent  !  Que  de  traverses  mes 
craintes  me  font  prévoir  !  0  Julie  !  que  c'est  un  fatal  présent 
du  ciel  qu'une  âme  sensible!  Celui  qui  l'a  reçu  doit  s'at- 
tendre à  n'avoir  que  peine  et  douleur  sur  la  terre.  Vil  jouet 
de  l'air  et  des  saisons,  le  soleil  ou  les  brouillards,  l'air  25 
couvert  ou  serein,  régleront  sa  destinée,  et  il  sera  content 
ou  triste  au  gré  des  vents.  Victime  des  préjugés,  il 
trouvera  dans  d'absurdes  maximes  un  obstacle  invincible 
aux  justes  vœux  de  son  cœur.     Les  hommes  le  puniront 


VIE    1.1    ■! 

d'avoir  des  sentiments  droits  de   chaqu  et    d'eu 

juger  par  ce  qui  e  I  véritable  plutôt  que  par  ce  qui  est  de 
convention.    Seul  il  suffirait   pour  faire  sa  propre  mi 
en  se  livrant  indiscrètement  aux  attrait-  divins  de  ITioni 
s  et  du  beau,  tandis  que  le    p  e  la  né 

l'attachent  à  l'ignominie.  Il  cherchera  la  félicité  suprême 
sans  se  souvenir  qu'il  est  homme:  son  coeur  et  sa  raison 
seront  incessamment  en  guerre,  et  d<     ûé  i  bornes 

lui  prépareront  d'éternelles  privation 

io  Telle  est  la  situation  cruelle  où  me  plongent  le  sort  qui 
m'accable,  et  mer,  sentiment-,  qui  m  élèvent,  et  ton  père  qui 
me  méprise,  et  toi  qui  fais  le  charme  et  le  tourment  de  ma 
vie.  Sans  toi,  beauté  fatale,  je  n'aurais  jamais  senti  ce  con- 
traste insupportable  de  grandeur  au  fond  de  mon  âme  et  de 

15  bassesse  dans  ma  fortune;  j'aurais  vécu  tranquille  et  serais 
mort  content,  sans  daigner  remarquer  quel  rang  j'avais 
occupé  sur  la  terre.  Mais  t'avoir  vue  et  ne  pouvoir  te  pos- 
séder, t'adorer  et  n'être  qu'un  homme,  être  aimé  et  ne  pouvoir 
être  heureux,  habiter  les  mêmes  lieux  et  ne  pouvoir  vivre 

20  ensemble  !  ...  0  Julie  à  qui  je  ne  puis  renoncer  !  ô  destinée 

que  je  ne  puis  vaincre!  quels  combats  affreux  vous  excitez 

en  moi,  sans  pouvoir  jamais  surmonter  mes  désirs  ni  mon 

impuissance  ! 

Quel  effet  bizarre  et  inconcevable!     Depuis  que  je  suis 

25  rapproché  de  vous,  je  ne  roule  dans  mon  esprit  que  des  pensers 
funestes.  Peut-être  le  séjour  où  je  suis  contribue-t-il  à 
cette  mélancolie;  il  est  triste  et  horrible;  il  en  est  plus  con- 
forme à  l'état  de  mon  âme,  et  je  n'en  habiterais  pas  si  pa- 
tiemment un  plus   agréable.     Une   file   de   rochers   stériles 

30  borde  la  côte  et  environne  mon  habitation,  que  l'hiver  rend 
encore  plus  affreuse.  Ah!  je  le  sens,  ma  Julie,  s'il  fallait 
renoncer  à  vous,  il  n'y  aurait  plus  pour  moi  d'autre  séjour 
ni  d'autre  saison. 

Dans  les  violents  transports  qui  m'agitent,  je  ne  saurais 

35  demeurer  en  place;  je  cours,  je  monte  avec  ardeur,  je  m'élance 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  I2Q 

sur  les  rochers,  je  parcours  à  grands  pas  tous  les  environs, 
et  trouve  partout  dans  les  objets  la  même  horreur  qui  règne 
au  dedans  de  moi.  On  n'aperçoit  plus  de  verdure,  l'herbe 
est  jaune  et  flétrie,  les  arbres  sont  dépouillés,  le  séchard  l 
et  la  froide  bise  entassent  la  neige  et  les  glaces;  et  toute  la  5 
nature  est  morte  à  mes  yeux,  comme  l'espérance  au  fond  de 
mon  cœur. 

Parmi  les  rochers  de  cette  côte,  j'ai  trouvé,  dans  un  abri 
solitaire,  une  petite  esplanade  d'où  l'on  découvre  à  plein  la 
ville  heureuse  où  vous  habitez.  Jugez  avec  quelle  avidité  10 
mes  yeux  se  portèrent  vers  ce  séjour  chéri.  Le  premier 
jour  je  fis  mille  efforts  pour  y  discerner  votre  demeure; 
mais  l'extrême  éloignement  les  rendit  vains,  et  je  m'aperçus 
que  mon  imagination  donnait  le  change  à  mes  yeux  fatigués. 
Je  courus  chez  le  curé  emprunter  un  télescope,  avec  lequel  je  15 
vis  ou  crus  voir  votre  maison;  et  depuis  ce  temps  je  passe 
les  jours  entiers  dans  cet  asile  à  contempler  ces  murs  fortunés 
qui  renferment  la  source  de  ma  vie.  Malgré  la  saison,  je 
m'y  rends  dès  le  matin,  et  n'en  reviens  qu'à  la  nuit.  Des 
feuilles  et  quelques  bois  secs  que  j'allume  servent,  avec  mes  20 
courses,  à  me  garantir  du  froid  excessif.  J'ai  pris  tant  de 
goût  pour  ce  lieu  sauvage  que  j'y  porte  même  de  l'encre  et 
du  papier;  et  j'y  écris  maintenant  cette  lettre  sur  un  quartier 
que  les  glaces  ont  détaché  du  rocher  voisin. 

C'est  là,  ma  Julie,  que  ton  malheureux  amant  achève  de  25 
jouir  des  derniers  plaisirs  qu'il  goûtera  peut-être  en  ce  monde. 
C'est  de  là  qu'à  travers  les  airs  et  les  murs  il  ose  en  secret 
pénétrer  jusque  dans  ta  chambre.  Tes  traits  charmants  le 
frappent  encore;  tes  regards  tendres  raniment  son  cœur 
mourant;  il  entend  le  son  de  ta  douce  voix;  il  ose  chercher  30 
encore  en  tes  bras  ce  délire  qu'il  éprouva  dans  le  bosquet.2 

1  Vent  du  nord-est. 

2  Voir  I,  Lettre  14.  Ce  bosquet,  dans  le  parc  de  la  «  maison  de  cam- 
pagne »  de  Clarens,  à  deux  lieues  de  Vevey  où  se  trouvait  la  «  maison  de 
ville  »,  fut  témoin  du  premier  baiser  d'amour. 


I  VII      II     «1.1    \  I 

Vain  fantôme  d'une  ami 
Bientôt  fon  é  de  renl  rei  en  moi  même,  je  t< 
moins  dans  le  détail  de  ton  innocente  vie:   je  mis  de  loin 
les  divi  cupations  de  ta  journée,  d  je  me  les  repré 

5  dans  les  temps  et  les  lieux  où  j'en  fus  quelquefois  l'heur 
témoin.    Toujours  je  te  vois  vaquer  à  des  soins  qui  te  rendent 

plus   estimable,    et    mon   cœur    s'attendrit   avec   délice! 
l'inépuisable  bonté  du  tien.     Maintenant,  me  dis-je  au  ma- 
tin, elle  sort  d'un  paisible  sommeil,  son  teint  a  la  fraîcheur  de 

ïo  rose,  son  âme  jouit  d'une  douce  paix;   elle  ofïn   à  celui 
elle  tient  l'être  un  jour  qui  ne  sera  point  perdu  pour  la  vertu. 
Elle  passe  à  présent  chez  sa  mère:   les  tendres  affections  de 
son  cœur  s'épanchent  avec  les  auteurs  de  ses  jours;   elle  les 
soulage  dans  le  détail  des  soins  de  la  maison;   elle  fait  peut- 

15  être  la  paix  d'un  domestique  imprudent,  elle  lui  fait  peut- 
être  une  exhortation  secrète;  elle  demande  peut-être  une 
grâce  pour  un  autre.  Dans  un  autre  temps,  elle  s'occupe 
sans  ennui  des  travaux  de  son  sexe;  elle  orne  son  âme  de 
connaissances  utiles;   elle  ajoute  à  son  goût  exquis  les  agré- 

20  ments  des  beaux-arts,  et  ceux  de  la  danse  à  sa  légèreté 
naturelle.  Tantôt  je  vois  une  élégante  simple  parure  orner 
des  charmes  qui  n'en  ont  pas  besoin.  Ici  je  la  vois  con- 
sulter un  pasteur  vénérable  sur  la  peine  ignorée  d'une  famille 
indigente;    là,  secourir  ou  consoler  la  triste  veuve  et   l'or- 

25  phelin  délaissé.  Tantôt  elle  charme  une  honnête  société 
par  ses  discours  sensés  et  modestes;  tantôt,  en  riant  avec 
ses  compagnes,  elle  ramène  une  jeunesse  folâtre  au  ton  de  la 
sagesse  et  des  bonnes  mœurs.  Quelques  moments,  ah! 
pardonne!  j'ose  te  voir  même  t'occuper  de  moi:   je  vois  tes 

30  yeux  attendris  parcourir  une  de  mes  lettres;  je  lis  dans  leur 
douce  langueur  que  c'est  à  ton  amant  fortuné  que  s'adressent 
les  lignes  que  tu  traces;  je  vois  que  c'est  de  lui  que  tu  parles 
à  ta  cousine  1  avec  une  si  tendre  émotion.     0  Julie  !  ô  Julie  ! 

1  Claire,  la  confidente  des  amours  de  Julie  et  Saint-Preux,  et  qui  fera 
plus  tard  un  mariage  de  convenance  avec  l'excellent  M.  d'Orbe  (II,  15). 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  I3I 

et  nous  ne  serions  pas  unis?  et  nos  jours  ne  couleraient  pas 
ensemble?  et  nous  pourrions  être  séparés  pour  toujours? 
Non,  que  jamais  cette  affreuse  idée  ne  se  présente  à  mon 
esprit  !  En  un  instant  elle  change  tout  mon  attendrissement 
en  fureur,  la  rage  me  fait  courir  de  caverne  en  caverne;  des  5 
gémissements  et  des  cris  m'échappent  malgré  moi;  je  rugis 
comme  une  lionne  irritée;  je  suis  capable  de  tout,  hors  de 
renoncer  à  toi;  et  il  n'y  a  rien,  non,  rien  que  je  ne  fasse  pour 
te  posséder  ou  mourir. 

J'en  étais  ici  de  ma  lettre,  et  je  n'attendais  qu'une  occasion  10 
sûre  pour  vous  l'envoyer,  quand  j'ai  reçu  de  Sion  la  dernière 
que  vous  m'y  avez  écrite.     Que  la  tristesse  qu'elle  respire  a 
charmé  la  mienne  !    Que  j'y  ai  vu  un  frappant  exemple  de  ce 
que  vous  me  disiez  de  l'accord  de  nos  âmes  dans  des  lieux 
éloignés!    Votre  affliction,  je  l'avoue,  est  plus  patiente;  la  15 
mienne  est  plus  emportée:    mais  il  faut  bien  que  le  même 
sentiment  prenne  la  teinture  des  caractères  qui  l'éprouvent, 
et  il  est  bien  naturel  que  les  plus  grandes  pertes  causent  les 
plus  grandes  douleurs.     Que  dis- je,   des  pertes?     Eh!  qui 
les  pourrait  supporter?     Non,  connaissez-le  enfin,  ma  Julie,  20 
un  éternel  arrêt  du  ciel  nous  destina  l'un  pour  l'autre;   c'est 
la  première  loi  qu'il  faut  écouter,  c'est  le  premier  soin  de  la 
vie  de  s'unir  à  qui  doit  nous  la  rendre  douce.     Je  le  vois, 
j'en  gémis,  tu  t'égares  dans  tes  vains  projets,  tu  veux  forcer 
des  barrières  insurmontables,  et  négliges  les  seuls  moyens  25 
possibles;    l'enthousiasme  de  l'honnêteté  t'ôte  la  raison,  et 
ta  vertu  n'est  plus  qu'un  délire. 

Ah!  si  tu  pouvais  rester  toujours  jeune  et  brillante  comme 
à  présent,  je  ne  demanderais  au  ciel  que  de  te  savoir  éternel- 
lement heureuse,  te  voir  tous  les  ans  de  ma  vie  une  fois,  une  30 
seule  fois,  et  passer  le  reste  de  mes  jours  à  contempler  de  loin 
ton  asile,  à  t'adorer  parmi  ces  rochers.  Mais,  hélas  !  vois  la 
rapidité  de  cet  astre  qui  jamais  n'arrête;  il  vole,  et  le  temps 
fuit,  l'occasion  s'échappe:  ta  beauté,  ta  beauté  même  aura 
son  terme;    elle  doit  décliner  et  périr  un  jour  comme  une  35 


i    .  ■  VIE  ET  Œl 

fleur  qui  tombe  sans  avoir  été  cueillie;   et  moi  cependant 

émi  .  j(    ouffre,  ma  jeuni  les  lan 

flétrit  dans  la  douleur.     Pense,  pense,  Julie,  que  omp- 

tons  déjà  des  années  perdues  pour  le  plaisir.  Pense  qu'elles 
5  ue  reviendront  jamais;  qu'il  en  sera  de  même  <lc  celles  qui 
qous  restent  si  nous  les  laissons  •'•<  happer  an  ore.  (  \  amante 
aveuglée!  tu  cherches  un  chimérique  bonheur  pour  un  temps 
où  nous  ne  serons  plus;  tu  regardes  un  avenir  éloigné,  et  tu 
ue  vois  pas  que  nous  nous  consumons  san  et  que  no^ 

10  âmes,  épuisées  d'amour  et  de  peines,  se  fondent  et  coulent 
comme  l'eau.  Reviens,  il  en  est  temps  encore,  reviens,  ma 
Julie,  de  cette  erreur  funeste.  Laisse  là  tes  projets,  et  sois 
heureuse.  Viens,  ô  mon  âme  !  dans  les  bras  de  ton  ami  réunir 
les  deux  moitiés  de  notre  être;   viens  à  la  face  du  ciel,  guide 

15  de  notre  fuite  et  témoin  de  nos  serments,  jurer  de  vivre  et 
mourir  l'un  à  l'autre.  Ce  n'est  pas  toi,  je  le  sais,  qu'il  faut 
rassurer  contre  la  crainte  de  l'indigence.  Soyons  heureux 
et  pauvres,  ah!  quel  trésor  nous  aurons  acquis!  Mais  ne 
faisons  point  cet  affront  à  l'humanité,  de  croire  qu'il   ne 

20  restera  pas  sur  la  terre  entière  un  asile  à  deux  amants  infor- 
tunés. J'ai  des  bras,  je  suis  robuste;  le  pain  gagné  par  mon 
travail  te  paraîtra  plus  délicieux  que  les  mets  des  festins. 
Un  repas  apprêté  par  l'amour  peut-il  jamais  être  insipide? 
Ah!  tendre  et  chère  amante,  dussions-nous  n'être  heureux 

25  qu'un  seul  jour,  veux-tu  quitter  cette  courte  vie  sans  avoir 
goûté  le  bonheur? 

Je  n'ai  plus  qu'un  mot  à  vous  dire,  ô  Julie  !  vous  connaissez 
l'antique  usage  du  rocher  de  Leucate,1  dernier  refuge  de  tant 
d'amants  malheureux.     Ce  lieu-ci  lui  ressemble  à  bien  des 

30  égards:  la  roche  est  escarpée,  l'eau  est  profonde,  et  je  suis 
au  désespoir. 

1  Roche  de  Leucate  ou  mieux  Leucade,  dans  une  des  Ilei  Ioniennes, 
près  de  Corfou,  (appelée  aujourd'hui  île  de  Sainte-Maure).  Du  haut 
de  ce  rocher  se  précipitaient  dans  la  mer  les  amants  malheureux.  Vénus 
essaya  le  «  Saut  de  Leucade  »  pour  oublier  Adonis. 


la  nouvelle  heloïse  i33 

Deuxième    Partie 

Julie  apprend  que  son  père  lui  destine  comme  époux,  un  ami, 
M.  de  Wolmar,  auquel  il  a  des  obligations.  De  désespoir,  elle 
donne  libre  cours  à  son  amour  dans  un  coupable  rendez-vous. 
Puis  elle  a  des  remords.  Après  des  adieux  secrets  et  déchirants, 
Saint-Preux  part  pour  Paris  sous  la  protection  d'un  ami  anglais,  5 
Lord  Bomston.  Julie  fait  ce  double  serment:  elle  n'épousera 
pas  Saint-Preux  contre  la  volonté  de  son  père;  mais,  si  elle  épouse 
quelqu'un  ce  sera  Saint-Preux  (II,  11).  La  correspondance 
amoureuse  continue. 

L'Amant  reçoit  le  Portrait  de  sa  Maîtresse 

LETTRE   XXII.  —  DE   SAINT-PREUX   A   JULIE 

Depuis  ta  lettre  reçue  je  suis  allé  tous  les  jours  chez  M.  10 
Silvestre    demander   le   petit   paquet.     Il   n'était    toujours 
point  venu;    et,  dévoré  d'une  mortelle  impatience,  j'ai  fait 
le  voyage  sept  fois  inutilement.     Enfin  la  huitième  j'ai  reçu 
le  paquet.     A  peine  l'ai-je  eu  dans  les  mains,  que,  sans  payer 
le  port,1  sans  m'en  informer,  sans  rien  dire  à  personne,  je  15 
suis  sorti  comme  un  étourdi;   et,  ne  voyant  que  le  moment 
de  rentrer  chez  moi,  j'enfilais  avec  tant  de  précipitation  des 
rues  que  je  ne  connaissais  point,  qu'au  bout  d'une  demi- 
heure,  cherchant  la  rue  de  Tournon  où  je  loge,  je  me  suis 
trouvé  dans  le  Marais,  à  l'autre  extrémité  de  Paris.     J'ai  20 
été  obligé  de  prendre  un  fiacre  pour  revenir  plus  prompte- 
ment .  .  . 

J'arrive  enfin,  je  vole,  je  m'enferme  dans  ma  chambre,  je 
m'assieds  hors  d'haleine,  je  porte  une  main  tremblante  sur 
le  cachet.  0  première  influence  du  talisman!  j'ai  senti  25 
palpiter  mon  cœur  à  chaque  papier  que  j'ôtais,  et  je  me  suis 
bientôt  trouvé  tellement  oppressé  que  j'ai  été  forcé  de  respirer 
un  moment   sur  la  dernière   enveloppe  .  .  .  Julie  !  .  .  .  ô   ma 

1  En  ce  temps  c'était  le  destinataire  qui  payait  le  port,  et  non  la  per- 
sonne qui  envoyait  la  lettre,  ou  le  paquet. 


[34  VIE  El   o 

Julie  !  Le  voile  est  dé(  aire  . . .  je  te  von  .  .  .  je  lh  ins 

attraits!  ma  bouche  et  mon  coeur  leur  rendent  le  premier 
hommage,  mes  genoux  fié  hissent . . .  Charmes  ad  .<  ore 

une  fois  vous  aurez  enchanté  mes  yen.:    Q  .  . .  .   •  prompt, 
5  qu'il  est  puissant,  le  magique  effet  de  ces  traits  chéris!    Non, 

il  ne  faut  point,  comme  tu  prétends,  un  quart  d'heure  pour 
le  sentir;   une  minute,  un  instant  suffit  pour  arracher  de  mon 
sein  mille  ardents  soupirs,  et  me  rappeler  avec    ton   im 
celle  de  mon  bonheur  passé.     Pourquoi  faut-il  que  la  joie 

io  de  posséder  un  si  précieux  trésor  soit  mêlée  d'une  si  cruelle 
amertume?  Avec  quelle  violence  il  me  rappelle  ries  temps 
qui  ne  sont  plus!  Je  crois,  en  le  voyant,  te  revoir  encore; 
je  crois  me  retrouver  à  ces  moments  délicieux  dont  le  souvenir 
fait  maintenant  le  malheur  de  ma  vie,  et  que  le  ciel  m'a 

15  donnés  et  ravis  dans  sa  colère.  Hélas!  un  instant  me  désa- 
buse; toute  la  douleur  de  l'absence  se  ranime  et  s'aigrit 
en  m'ôtant  l'erreur  qui  l'a  suspendue,  et  je  suis  comme  ces 
malheureux  dont  on  n'interrompt  les  tourments  que  pour 
les   leur   rendre   plus   sensibles.     Dieux!   quels   torrents   de 

20  flammes  mes  avides  regards  puisent  dans  cet  objet  inattendu  ! 
ô  comme  il  ranime  au  fond  de  mon  cœur  tous  les  mouvements 
impétueux  que  ta  présence  y  faisait  naître  !  Ô  Julie,  s'il 
était  vrai  qu'il  pût  transmettre  à  tes  sens  le  délire  et  l'illusion 
des  miens!  .  .  .  Mais  pourquoi  ne  le  ferait-il  pas?     Pourquoi 

25  des  impressions  que  l'âme  porte  avec  tant  d'activité  n'iraient- 
elles  pas  aussi  loin  qu'elle?  Ah!  chère  amante!  où  que  tu 
sois,  quoi  que  tu  fasses  au  moment  où  j'écris  cette  lettre,  au 
moment  où  ton  portrait  reçoit  tout  ce  que  ton  idolâtre  amant 
adresse  à  ta  personne,  ne  sens-tu  pas  ton  charmant  visage 

30  inondé  des  pleurs  de  l'amour  et  de  la  tristesse?  ne  sens-tu 
pas  tes  yeux,  tes  joues,  ta  bouche,  ton  sein,  pressés,  com- 
primés, accablés  de  mes  ardents  baisers?  ne  te  sens-tu  pas 
embraser  tout  entière  du  feu  de  mes  lèvres  brûlantes?  .  . . 
Ciel!  qu'entends-je?     Quelqu'un  vient...  Ah!  serrons,  ca- 

55  chons  mon  trésor  ...  un  importun  !  .  .  .  Maudit  soit  le  cruel 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  I35 

qui  vient  troubler  des  transports  si  doux  ! .  .  .  Puisse-t-il  ne 
jamais  aimer  ...  ou  vivre  loin  de  ce  qu'il  aime! 


Troisième    Partie 

L'Honneur  d'un  Gentilhomme  et  l'Honneur  d'un 
Homme  de  Bien 

Sur  le  lit  de  mort  de  sa  mère,  et  en  suite  des  supplications  de 
celle-ci,  Julie  consent  à  obéir  à  son  père  et  à  épouser  M.  de  Wolmar, 
le  prétendant  choisi  pour  elle.     Alors  a  lieu  l'échange  suivant    5 
de  billets  et  de  lettres: 


BILLET.  —  DE  JULIE  A  SAINT-PREUX 

Il  est  temps  de  renoncer  aux  erreurs  de  la  jeunesse,  et 
d'abandonner  un  trompeur  espoir;  je  ne  serai  jamais  à  vous. 
Rendez-moi  donc  la  liberté  que  je  vous  ai  engagée  et  dont 
mon  père  veut  disposer,  ou  mettez  le  comble  à  mes  malheurs  10 
par  un  refus  qui  nous  perdra  tous  deux  sans  vous  être  d'aucun 
usage.  julie  d'étange 

LETTRE   X.  —  DU  BARON  D'ÉTANGE   A   SAINT-PREUX 
DANS    LAQUELLE    ÉTAIT    LE    PRÉCÉDENT    BILLET 

S'il  peut  rester  dans  l'âme  d'un  suborneur  quelque  senti- 
ment d'honneur  et  d'humanité,  répondez  à  ce  billet  d'une 
malheureuse  dont  vous  avez  corrompu  le  cœur,  et  qui  ne  15 
serait  plus  si  j'osais  soupçonner  qu'elle  eût  porté  plus  loin 
l'oubli  d'elle-même.  Je  m'étonnerai  peu  que  la  même  philoso- 
phie qui  lui  apprit  à  se  jeter  à  la  tête  du  premier  venu,  lui 
apprenne  encore  à  désobéir  à  son  père.  Pensez-y  cependant. 
J'aime  à  prendre  en  toute  occasion  les  voies  de  la  douceur  et  20 
de  l'honnêteté,  quand  j'espère  qu'elles  peuvent  suffire;  mais, 
si  j'en  veux  bien  user  avec  vous,  ne  croyez  pas  que  j'ignore 
comment  se  venge  l'honneur  d'un  gentilhomme  offensé  par 
un  homme  qui  ne  l'est  pas. 


i   ;(>  V  II.    il    «1 

l.l.l  I  Kl         I  I  l   I 

Épargnez-vous,  monsieur,  dea  men  unes  qui  ne  m1 

fraienl  point,  et  d'injustes  reproches  qui  ne  peuvent  [n'hu- 
milier.   Sachez  qu'entre  deux  personnes  de  même  âge  il  n'y 

a  «l'autre  suborneur  que  l'amour,  et  qu'il  ne  VOUS  appartiendra 
5  jamais  <l'a\  Qir  un  homme  que  votre  tille  honora  de  BOD  estime. 

Quel  sacrifice  osez-vous  m'imposer,  et  a  quel  titre  I  i 
vous?     Est-ce  à  l'auteur  de  tous  mes  maux  qu'il  faut  immoler 
mon  dernier  espoir?     Je   veux    respecter   le   père   de   Julie; 
mais  qu'il  daigne  être  le  mien  s'il  faut  que  j'apprenne  à  lui 

10  obéir.  Non,  non,  monsieur,  quelque  opinion  que  vous  ayez 
de  vos  procédés,  ils  ne  m'obligent  point  à  renoncer  pour 
vous  à  des  droits  si  chers  et  si  bien  mérités  de  mon  cœur. 
Vous  faites  le  malheur  de  ma  vie.  Je  ne  vous  dois  que  la 
haine,  et  vous  n'avez  rien  à  prétendre  de  moi.     Julie  a  parlé; 

15  voilà  mon  consentement.  Ah!  qu'elle  soit  toujours  obéie! 
Un  autre  la  possédera;   mais  j'en  serai  plus  digne  d'elle. 

Si  votre  fille  eût  daigné  me  consulter  sur  les  bornes  de  votre 
autorité,  ne  doutez  pas  que  je  ne  lui  eusse  appris  à  résister  à 
vos  prétentions  injustes.     Quel  que  soit  l'empire  dont  vous 

20  abusez,  mes  droits  sont  plus  sacrés  que  les  vôtres;   la  chaîne 

qui  nous  lie  est  la  borne  du  pouvoir  paternel,  même  devant 

les  tribunaux  humains;  et  quand  vous  osez  réclamer  la  nature, 

c'est  vous  seul  qui  bravez  ses  lois. 

N'alléguez  pas  non  plus  cet  honneur  si  bizarre  et  si  délicat 

25  que  vous  parlez  de  venger;  nul  ne  l'offense  que  vous-même. 
Respectez  le  choix  de  Julie,  et  votre  honneur  est  en  sûreté; 
car  mon  cœur  vous  honore  malgré  vos  outrages;  et,  malgré 
les  maximes  gothiques,1  l'alliance  d'un  honnête  homme  n'en 
déshonora  jamais  un  autre.     Si  ma  présomption  vous  offense, 

30  attaquez  ma  vie,  je  ne  la  défendrai  jamais  contre  vous.     Au 

1  «  Gothique  »  quand  il  n'est  pas  employé  comme  terme  d'archifecture, 
signifie  «  barbare  »,  appartenant  aux  civilisations  des  Goths,  des  Vandales 
ou  des  Huns. 


LA    NOUVELLE   HELOÏSE  137 

surplus,  je  me  soucie  fort  peu  de  savoir  en  quoi  consiste 
l'honneur  d'un  gentilhomme;  mais  quant  à  celui  d'un  homme 
de  bien,  il  m'appartient,  je  sais  le  défendre,  et  le  conserverai 
pur  et  sans  tache  jusqu'au  dernier  soupir. 

Allez,  père  barbare  et  peu  digne  d'un  nom  si  doux,  méditez  5 
d'affreux  parricides,  tandis  qu'une  fille  tendre  et  soumise 
immole  son  bonheur  à  vos  préjugés.  Vos  regrets  me  venge- 
ront un  jour  des  maux  que  vous  me  faites,  et  vous  sentirez  trop 
tard  que  votre  haine  aveugle  et  dénaturée  ne  vous  fut  pas 
moins  funeste  qu'à  moi.  Je  serai  malheureux,  sans  doute;  10 
mais  si  jamais  la  voix  du  sang  s'élève  au  fond  de  votre  cœur, 
combien  vous  le  serez  plus  encore  d'avoir  sacrifié  à  des 
chimères  l'unique  fruit  de  vos  entrailles,  unique  au  monde  en 
beauté,  en  mérite,  en  vertus,  et  pour  qui  le  ciel  prodigue  de 
ses  dons  n'oublia  rien  qu'un  meilleur  père!  15 

BILLET 
INCLUS    DANS    LA    PRÉCÉDENTE    LETTRE 

Je  rends  à  Julie  d'Étange  le  droit  de  disposer  d'elle-même, 
et  de  donner  sa  main  sans  consulter  son  cœur. 

S.  P. 
Le  Mariage  de  Julie 

Julie  d'Étange  épouse  M.  de  Wolmar  —  et  elle  se  déclare  con- 
tente.    Elle  expose  très  longuement  ses  raisons  à  Saint-Preux. 

LETTRE    XVIII.  —  DE    JULIE   A    SON   AMI 

...  M.  de  Wolmar  arriva,  et  ne  se  rebuta  pas  1  du  change-  20 
ment  de  mon  visage.     Mon  père  ne  me  laissa  pas  respirer. 
Le  deuil  de  ma  mère  allait  finir,  et  ma  douleur  était  à  l'épreuve 
du  temps.     Je  ne  pouvais  alléguer  ni  Tun  ni  l'autre  pour 
éluder   ma   promesse;     il   fallut   l'accomplir.     Le   jour   qui 

1  Julie,  pendant  la  crise  d'amour  pour  Saint-Preux,  étiit  tombée  grave- 
ment malade;  et  atteinte  de  petite  vérole,  elle  avait  espéré  que  son  visage 
marqué  de  la  terrible  maladie  rebuterait  M.  de  Wolmar. 


i  i-S  vu.  i.i   <\ 

devait  m'ôter  pour  jam  •  moi  me  parai  le  ,: 

de  ma  vie.    J'aurais  vu  les  app  épultur 

moins  d'effroi  que  ceux  de  mon  mariage.    Plui  j'approchais 
du  momenl  fatal,  moins  je  pouvais  dé  de  mou  i 

5  mes  premières  affections;    elles  s'irritaient  j>;ir  d 
pour  les  éteindre.     Enfin,  je  nu-  lassai  de  combattre  inutile- 
ment.    Dans  l'instant  même  ou  j'étais  prête  ;i  jurer  à  un 
autre  une  éternelle  fidélité,  mon  aeur  vous  jurait  encore  un 
amour  éternel,  et  je  fus  menée  au  temple  comme  une  victime 

10  impure  qui  souille  le  sacrifice  où  l'on  va  l'immoler. 

Arrivée  à  L'église,  je  sentis  en  entrant  une  sorti  d'émotion 
que  je  n'avais  jamais  éprouvée.  Je  ne  sai.s  quelle  terreur 
vint  saisir  mon  âme  dans  ce  lieu  simple  et  auguste,  tout 
rempli  de  la  majesté  de  celui  qu'on  y  sert.     Une  frayeur  sou- 

iS  daine  me  fit  frissonner;  tremblante  et  prête  à  tomber  en  dé- 
faillance, j'eus  peine  à  me  traîner  jusqu'au  pied  de  la  chaire. 
Loin  de  me  remettre,  je  sentis  mon  trouble  augmenter 
durant  la  cérémonie;  et  s'il  me  laissait  apercevoir  les  objets, 
c'était  pour  en  être  épouvantée.     Le  jour  sombre  de  l'édifice, 

20  le  profond  silence  des  spectateurs,  leur  maintien  modeste 
et  recueilli,  le  cortège  de  tous  mes  parents,  l'imposant  aspect 
de  mon  vénéré  père,  tout  donnait  à  ce  qui  s'allait  passer  un 
air  de  solennité  qui  m'excitait  à  l'attention  et  au  respect, 
et  qui  m'eût  fait  frémir  à  la  seule  idée  d'un  parjure.     Je 

25  crus  voir  l'organe  de  la  Providence  et  entendre  la  voix  de 
Dieu  dans  le  ministre  prononçant  gravement  la  sainte  liturgie. 
La  pureté,  la  dignité,  la  sainteté  du  mariage,  si  vivement  ex- 
posées dans  les  paroles  de  l'Écriture,  ses  chastes  et  sublimes 
devoirs  si  importants  au  bonheur,  à  l'ordre,  à  la  paix,  à  la 

30  durée  du  genre  humain,  si  doux  à  remplir  pour  eux-mêmes; 
tout  cela  me  fit  une  telle  impression,  que  je  crus  sentir  in- 
térieurement une  révolution  subite.  Une  puissance  inconnue 
sembla  corriger  tout  à  coup  le  désordre  de  mes  affections  et 
les  rétablir  selon  la  loi  du  devoir  et  de  la  nature.     L'œil 

35  éternel  qui  voit  tout,  disais-je  en  moi-même,  lit  maintenant 


LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE  I39 

au  fond  de  mon  cœur;  il  compare  ma  volonté  cachée  à  la 
réponse  de  ma  bouche:  le  ciel  et  la  terre  sont  témoins  de 
l'engagement  sacré  que  je  prends;  ils  le  seront  encore  de  ma 
fidélité  à  l'observer.  Quel  droit  peut  respecter  parmi  les 
hommes  quiconque  ose  violer  le  premier  de  tous?  5 

Un  coup  d'œil  jeté  par  hasard  sur  monsieur  et  madame 
d'Orbe,  que  je  vis  à  côté  l'un  de  l'autre  et  fixant  sur  moi  des 
yeux  attendris,  m'émut  plus  puissamment  encore  que  n'avaient 
fait  tous  les  autres  objets.  Aimable  et  vertueux  couple, 
pour  moins  connaître  l'amour,  en  êtes-vous  moins  unis?  Le  10 
devoir  et  l'honnêteté  vous  lient  :  tendres  amis,  époux  fidèles, 
sans  brûler  de  ce  feu  dévorant  qui  consume  l'âme,  vous 
vous  aimez  d'un  sentiment  pur  et  doux  qui  la  nourrit,  que 
la  sagesse  autorise  et  que  la  raison  dirige;  vous  n'en 
êtes  que  plus  solidement  heureux.  Ah!  puisse- je  dans  un  15 
lien  pareil  recouvrer  la  même  innocence,  et  jouir  du  même 
bonheur!  Si  je  ne  l'ai  pas  mérité  comme  vous,  je  m'en 
rendrai  digne  à  votre  exemple.  Ces  sentiments  réveillèrent 
mon  courage.  J'envisageai  le  saint  nœud  que  j'allais 
former  comme  un  nouvel  état  qui  devait  purifier  mon  âme  2c 
et  la  rendre  à  tous  ses  devoirs.  Quand  le  pasteur  me  demanda 
si  je  promettais  obéissance  et  fidélité  parfaite  à  celui  que 
j'acceptais  pour  époux,  ma  bouche  et  mon  cœur  le  promirent. 
Je  le  tiendrai  jusqu'à  la  mort. 

De  retour  au  logis,  je  soupirais  après  une  heure  de  solitude  25 
et  de  recueillement.  Je  l'obtins,  non  sans  peine;  et  quelque 
empressement  que  j'eusse  d'en  profiter,  je  ne  m'examinai 
d'abord  qu'avec  répugnance,  craignant  de  n'avoir  éprouvé 
qu'une  fermentation  passagère  en  changeant  de  condition, 
et  de  me  retrouver  aussi  peu  digne  épouse  que  j'avais  été  30 
fille  peu  sage.  L'épreuve  était  sûre,  mais  dangereuse.  Je 
commençai  par  songer  à  vous.  Je  me  rendais  le  témoignage 
que  nul  tendre  souvenir  n'avait  profané  l'engagement  solennel 
que  je  venais  de  prendre.  Je  ne  pouvais  concevoir  par  quel 
prodige  votre  opiniâtre  image  m'avait  pu  laisser  si  longtemps  35 


:  |  VIE  ET  a 

•  •il  paix  ave<   tant  <1<-  sujets  <l<-  me  la  r:  je  me  seraû 

défiée  de  L'indifférent  e  el  de  L'oubli,  comme  d'un  étal  trompeur 

m'étail   I  rop  peu  naturel  ;  lurable.    (  • 

tusion  n'était  guère  à  craindre;  je  sentis  que  j«-  voua  aimais 
5  autant  et  plus  peut  -êl  re  que  je  n'avais  jamais  tait;  mai 
Le  sentis  sans  rougir.  Je  vis  que  je  n'avais  pas  besoin  pour 
penser  à  vous  d'oublier  que  j'étais  la  femme  d'un  autre  En 
me  disant  combien  vous  m'étiez  (lier,  mon  co-ur  était  ému, 
mais  ma  conscience  et  mes  sens  étaient  tranquilles;    et  je 

10  connus  des  ce  moment  que  j'étais  réellement  changée.  Quel 
torrent  de  pure  joie  vint  alors  inonder  mon  âme!  Quel 
sentiment  de  paix,  effacé  depuis  si  longtemps,  vint  ranimei 
ce  cœur  flétri  par  l'ignominie,  et  répandre  dans  tout  mon 
être  une  sérénité  nouvelle!     Je  crus  me  sentir  renaître;    je 

15  crus  recommencer  une  autre  vie.  Douce  et  consolante 
vertu,  je  la  recommence  pour  toi;  c'est  toi  qui  me  la  rendras 
chère;  c'est  à  toi  que  je  la  veux  consacrer.  Ah  !  j'ai  trop  ap- 
pris ce  qu'il  en  coûte  à  te  perdre,  pour  t'abandonner  une 
seconde  fois! 

20  Dans  le  ravissement  d'un  changement  si  grand,  si  prompt, 
si  inespéré,  j'osai  considérer  l'état  où  j'étais  la  veille;  je 
frémis  de  l'indigne  abaissement  où  m'avait  réduite  l'oubli 
de  moi-même  et  de  tous  les  dangers  que  j'avais  courus  depuis 
mon   premier   égarement.     Quelle   heureuse   révolution   me 

25  venait  de  montrer  l'horreur  du  crime  qui  m'avait  tentée,  et 
réveillait  en  moi  le  goût  de  la  sagesse  !  .  .  .  Quelle  sûreté 
avais-je  eue  de  n'aimer  que  vous  seul  au  monde,  si  ce  n'est 
un  sentiment  intérieur  que  croient  avoir  tous  les  amants, 
qui  se  jurent  une  constance  éternelle,  et  se  parjurent  innocem- 

30  ment  toutes  les  fois  qu'il  plaît  au  ciel  de  changer  leur  cœur?  .  .  . 
Je  le  vois,  je  le  sens;  la  main  secourable  qui  m'a  conduite 
à  travers  les  ténèbres  est  celle  qui  lève  à  mes  yeux  le  voile 
de  l'erreur,  et  me  rend  à  moi  malgré  moi-même.  La  voix 
secrète  qui  ne  cessait  de  murmurer  au  fond  de  mon  cœur 

35  s'élève  et  tonne  avec  plus  de  force  au  moment  où  j'étais 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  I4I 

prête  à  périr.  L'auteur  de  toute  vérité  n'a  point  souffert 
que  je  sortisse  de  sa  présence,  coupable  d'un  vil  parjure;  et, 
prévenant  mon  crime  par  mes  remords,  il  m'a  montré  l'abîme 
où  j'allais  me  précipiter.  Providence  éternelle,  qui  fais 
ramper  l'insecte  et  rouler  les  cieux,  tu  veilles  sur  la  moindre  5 
de  tes  œuvres  !  tu  me  rappelles  au  bien  que  tu  m'as  fait  aimer  ! 
Daigne  accepter  d'un  cœur  épuré  par  tes  soins  l'hommage 
que  toi  seule  rends  digne  de  t'être  offert. 

A  l'instant,  pénétrée  d'un  vif  sentiment  du  danger  dont 
j'étais  délivrée,  et  de  l'état  d'honneur  et  de  sûreté  où  je  me  10 
sentais  rétablie,  je  me  prosternai  contre  terre,  j'élevai  vers 
le  ciel  mes  mains  suppliantes,  j'invoquai  l'être  dont  il  est  le 
trône,  et  qui  soutient  ou  détruit  quand  il  lui  plaît  par  nos 
propres  forces  la  liberté  qu'il  nous  donne.  Je  veux,  lui 
dis- je,  le  bien  que  tu  veux,  et  dont  toi  seul  es  la  source.  Je  15 
veux  aimer  l'époux  que  tu  m'as  donné.  Je  veux  être  fidèle, 
parce  que  c'est  le  premier  devoir  qui  lie  la  famille  et  toute 
la  société.  Je  veux  être  chaste,  parce  que  c'est  la  première 
vertu  qui  nourrit  toutes  les  autres.  Je  veux  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  l'ordre  de  la  nature  que  tu  as  établi,  et  aux  règles  20 
de  la  raison  que  je  tiens  de  toi.  Je  remets  mon  cœur  sous 
ta  garde  et  mes  désirs  en  ta  main.  Rends  toutes  mes  actions 
conformes  à  ma  volonté  constante,  qui  est  la  tienne;  et  ne 
permets  plus  que  l'erreur  d'un  moment  l'emporte  sur  le  choix 
de  toute  ma  vie.  25 

Après  cette  courte  prière,  la  première  que  j'eusse  faite  avec 
un  vrai  zèle,  je  me  sentis  tellement  affermie  dans  mes  résolu- 
tions, il  me  parut  si  facile  et  si  doux  de  les  suivre,  que  je  vis 
clairement  où  je  devais  chercher  désormais  la  force  dont 
j'avais  besoin  pour  résister  à  mon  propre  cœur,  et  que  je  ne  30 
pouvais  trouver  en  moi-même.  Je  tirai  de  cette  seule  dé- 
couverte une  confiance  nouvelle,  et  je  déplorai  le  triste 
aveuglement  qui  me  l'avait  fait  manquer  si  longtemps.  Je 
Savais  jamais  été  tout  à  fait  sans  religion:  mais  peut-être 
vaudrait-il  mieux  n'en  point  avoir  du  tout  que  d'en  avoir  35 


i  j.1  VIE  ET  (V 

une  extérieure  cl  maniérée,  qui  tan    toucher  le  coetu 
la  conscience;   de  se  borner  à  des  formules,  et  de  croi 
temenl  en  Dieu  à  certaines  heure-  pour  n'y  plus  penser  le 
te  du  temps.    Scrupuleusement  attaché  iblic, 

5  je  n'eu  savais  rien  tirer  pour  la  pratique  de  ma  vie.    J< 
sentais  bien  née,  d  me  livrais  à  met  penchants;   j'aimai-  à 
réfléchir,  et  me  liais  à  rua  raison;  ne  pouvant  accorder  l'esprit 
de  L'Évangile  avo  celui  du  monde,  ni  la  foi  a 
j'avais  pris  un  milieu  qui  contentait  ma  vaine  :  j'avais 

10  des  maximes  pour  croire  et  d'autres  pour  agir;  j'oubliai- 
dans  un  lieu  ce  que  j'avais  pensé  dans  L'autre;  j'étais  dévote 
à  l'église  et  philosophe  au  Logis.  Hélas!  je  n'étais  rien  nulle 
part;  mes  prières  n'étaient  que  des  mots,  mes  raisonnements 
des  sophismes,  et  je  suivais  pour  toute  lumière  la  fausse  lueur 

15  des  feux  errants  qui  me  guidaient  pour  me  perdre. 

.  .  .  Adorez  l'Être  éternel,  mon  digne  et  sage  ami;  d'un 
souffle  vous  détruirez  ces  fantômes  de  raison  qui  n'ont  qu'une 
vaine  apparence,  et  fuient  comme  une  ombre  devant  l'im- 
muable vérité.     Rien  n'existe  que  par  celui  qui  est:    c'est 

20  lui  qui  donne  un  but  à  la  justice,  une  base  à  la  vertu,  un 
prix  à  cette  courte  vie  employée  à  lui  plaire;  c'est  lui  qui  ne 
cesse  de  crier  aux  coupables  que  leurs  crimes  secrets  ont  été 
vus,  et  qui  sait  dire  au  juste  oublié:  Tes  vertus  ont  un 
témoin;  c'est  lui,  c'est  sa  substance  inaltérable  qui  est  le  vrai 

25  modèle  des  perfections  dont  nous  portons  tous  une  image  en 
nous-mêmes.  Nos  passions  ont  beau  la  défigurer,  tous  ses 
traits  liés  à  l'essence  infinie  se  représentent  toujours  à  la 
raison,  et  lui  servent  à  rétablir  ce  que  l'imposture  et  l'er- 
reur en  ont  altéré.     Ces  distinctions  me  semblent  faciles, 

30  le  sens  commun  suffit  pour  les  faire.  Tout  ce  qu'on  ne  peut 
séparer  de  l'idée  de  cette  essence  est  Dieu;  tout  le  reste  est 
l'ouvrage  des  hommes.  C'est  à  la  contemplation  de  ce 
divin  modèle  que  l'âme  s'épure  et  s'élève,  qu'elle  apprend 
à  mépriser  ses  inclinations  basses  et  à  surmonter  ses  vils 

35  penchants.     Un  cœur  pénétré  de  ces  sublimes  vérités  se  refuse 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  I43 

aux  petites  passions  des  hommes;  cette  grandeur  infinie  le 
dégoûte  de  leur  orgueil;  le  charme  de  la  méditation  l'arrache 
aux  désirs  terrestres;  et  quand  l'être  immense  dont  il  s'oc- 
cupe n'existerait  pas,  il  serait  encore  bon  qu'il  s'en  occupât 
sans  cesse  pour  être  plus  maître  de  lui-même,  plus  fort,  plus  5 
heureux,  et  plus  sage 

Pour  expliquer  ces  remarques  sur  la  religion  —  dont  une  grande 
partie  ont  été  omises  ici  —  il  faut  se  souvenir  de  ce  passage  des 
Confessions  relatif  au  but  de  La  Nouvelle  Héloïse  : 

«  Outre  cet    objet   de  mœurs  et   d'honnêteté  conjugale,   qui  10 
tient  radicalement  à  tout  l'ordre  social,  je  m'en  fis  un  plus  secret 
de  concorde  et  de  paix  publique;  objet  plus  grand,  plus  important 
peut-être  en  lui-même,  et  du  moins  pour  le  moment  où  l'on  se 
trouvait.     L'orage  excité  par  l'Encyclopédie,  loin  de  se  calmer,  était 
alors  dans  sa  plus  grande  force.     Les  deux  partis,  déchaînés  l'un  15 
contre  l'autre  avec  la  dernière  fureur,  ressemblaient  plutôt  à  des 
loups  enragés,  acharnés  à  s'entre-déchirer,  qu'à  des  chrétiens  et 
des  philosophes  qui  veulent   réciproquement  s'éclairer,   se  con- 
vaincre et  se  ramener  dans  la  voie  de  la  vérité.     Il  ne  manquait 
peut-être  à  l'un  et  l'autre  que  des  chefs  remuants  qui  eussent  du  20 
crédit  pour  dégénérer  en  guerre  civile;    et  Dieu  sait  ce  qu'eût 
produit  une  guerre  civile  de  religion,  où  l'intolérance  la  plus  cruelle 
était  au  fond  la  même  des  deux  côtés.     Ennemi  né  de  tout  esprit 
de  parti,  j'avais  dit  franchement  aux  uns  et  aux  autres  des  vérités 
dures  qu'ils  n'avaient  pas  écoutées.     Je  m'avisai  d'un  autre  ex-  25 
pédient  qui,  dans  ma  simplicité,  me  parut  admirable  :    c'était 
d'adoucir  leur  haine  réciproque  en  détruisant  leurs  préjugés,  et 
de  montrer  à  chaque  parti  le  mérite  et  la  vertu  dans  l'autre, 
dignes  de  l'estime  publique  et  du  respect  de  tous  les  mortels.     Ce 
projet  peu  sensé,  qui  supposait  de  la  bonne  foi  dans  les  hommes  30 
.  . .  eut  le  succès  qu'il  devait  avoir;    il  ne  rapprocha   point   les 
partis  et  ne  les  réunit  que  pour  m'accabler.     En  attendant  que 
l'expérience  m'eût  fait  sentir  ma  folie,  je  m'y  livrai,  j'ose  le  dire, 
avec  un  zèle  digne  du  motif  qui  me  l'inspirait,  et  je  dessinai  les 
deux  caractères  de  Wolmar  et  de  Julie,  dans  un  ravissement  qui  me  35 
faisait    espérer    de    les   rendre   aimables  tous   les   deux,  et,   qui 
plus  est,  l'un  par  l'autre.» 


1^4  \n.   i.i    <i 

Ki  Juin-  termine  ainsi  sa  Ion  1 1 rc. 

je  voua  dirai  plus:    tout  i  il  faut 

nécessairement  que  votre  cœur  change.    Julie  de  Wolmai 

ll'est   plus  votre  ancienne  Julie;    la.  révolution  de  vo 
5  ments  pour  elle  esL  inévitable,  et  il  ne  vous  reste  que  le  ch 

(le  faire  honneur  de  ce  changement  au  vice  ou  à  la  vertu  .  .  . 
W  vaut-il  pas  mieux  épurer  un  sentiment  m  cher  pour  le 
rendre   durable?     Ne    vaut-il    pas    mieux    en    co  r   au 

moins  ce  qui  peut  s'accorder  avec  L'innocence? 

10  conserver  tout  ce  qu'il  eut  de  plus  charmant?  Oui,  mon 
bon  et  digne  ami,  pour  nous  aimer  toujours  il  faut  renoncer 
l'un  à  l'autre.  Oublions  tout  le  reste,  et  soyez  l'amant  de 
mon  âme.  Cette  idée  est  si  douce  qu'elle  console  de 
tout .  .  . 

15  Nous  étions  trop  unis  vous  et  moi  pour  qu'en  changeant 
d'espèce  notre  union  se  détruise.  Si  vous  perdez  une  tendre 
amante,  vous  gagnez  une  fidèle  amie;  et,  quoi  que  nous  en 
ayons  pu  dire  durant  nos  illusions,  je  doute  que  ce  change- 
ment vous  soit  désavantageux.    Tirez-en  le  même  parti  que 

20  moi,  je  vous  en  conjure,  pour  devenir  meilleur  et  plus  sage, 
et  pour  épurer  par  des  mœurs  chrétiennes  les  leçons  de  la 
philosophie.  Je  ne  serai  jamais  heureuse  que  vous  ne  soyez 
heureux  aussi,  et  je  sens  plus  que  jamais  qu'il  n'y  a  point  de 
bonheur  sans  la   vertu.     Si   vous    m'aimez    véritablement, 

25  donnez-moi  la  douce  consolation  de  voir  que  nos  cœurs  ne 
s'accordent  pas  moins  dans  leur  retour  au  bien  qu'ils  s'ac- 
cordèrent dans  leur  égarement .  .  . 


Le  Bonheur  de  Julie 

La  lettre  suivante  est  écrite  en  réponse  à  celle  de  Saint-Preux 

qui  vient  d'apprendre  la  nouvelle  du  mariage  de  Julie.     Si  l'on 

30  compte  environ  une  semaine  pour  le  courrier  de  Vevey  à  Paris,  et 

autant  en  sens  inverse.  Julie  n'a  pas  pu  avoir  été  mariée  bien 

Jongtemps  lorsqu'elle  exprime  ces  sentiments. 


LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE  I45 

LETTRE   XX.  —  DE   JULIE   A   SAINT-PREUX 

Vous  me  demandez  si  je  suis  heureuse.  Cette  question 
me  touche,  et  en  la  faisant  vous  m'aidez  à  y  répondre;  car, 
bien  loin  de  chercher  l'oubli  dont  vous  parlez,  j'avoue  que 
je  ne  saurais  être  heureuse  si  vous  cessiez  de  m 'aimer:  mais 
je  le  suis  à  tous  égards,  et  rien  ne  manque  à  mon  bonheur  que  5 
le  vôtre.  Si  j'ai  évité  dans  ma  lettre  précédente  de  parler 
de  M.  de  Wolmar,  je  l'ai  fait  par  ménagement  pour  vous. 
Je  connaissais  trop  votre  sensibilité  pour  ne  pas  craindre 
d'aigrir  vos  peines;  mais  votre  inquiétude  sur  mon  sort 
m'obligeant  à  vous  parler  de  celui  dont  il  dépend,  je  ne  puis  ic 
vous  en  parler  que  d'une  manière  digne  de  lui,  comme  il 
convient  à  son  épouse  et  à  une  amie  de  la  vérité. 

M.  de  Wolmar  a  près  de  cinquante  ans,  sa  vie  unie,  réglée, 
et  le  calme  des  passions,  lui  ont  conservé  une  constitution  si 
saine  et  un  air  si  frais,  qu'il  paraît  à  peine  en  avoir  quarante;  15 
et  il  n'a  rien  d'un  âge  avancé  que  l'expérience  et  la  sagesse. 
Sa  physionomie  est  noble  et  prévenante,  son  abord  simple  et 
ouvert;  ses  manières  sont  plus  honnêtes  qu'empressées; 
il  parle  peu  et  d'un  grand  sens,  mais  sans  affecter  ni 
précision  ni  sentences.  Il  est  le  même  pour  tout  le  monde,  20 
ne  cherche  et  ne  fuit  personne,  et  n'a  jamais  d'autres  préfé- 
rences que  celles  de  la  raison. 

Malgré  sa  froideur  naturelle,  son  cœur,  secondant  les  in- 
tentions de  mon  père,  crut  sentir  que  je  lui  convenais,  et 
pour  la  première  fois  de  sa  vie  il  prit  un  attachement.  Ce  25 
goût  modéré,  mais  durable,  s'est  si  bien  réglé  sur  les  bien- 
séances, et  s'est  maintenu  dans  une  telle  égalité,  qu'il  n'a  pas 
eu  besoin  de  changer  de  ton  en  changeant  d'état,  et  que, 
sans  blesser  la  gravité  conjugale,  il  conserve  avec  moi  depuis 
son  mariage  les  mêmes  manières  qu'il  avait  auparavant.  Je  3: 
ne  l'ai  jamais  vu  ni  gai  ni  triste,  mais  toujours  content;  jamais 
il  ne  me  parle  de  lui,  rarement  de  moi;  il  ne  me  cherche  pas, 
mais  il  n'est  pas  fâché  que  je  le  cherche,  et  me  quitte  peu 


[46  vu  il-] 

volontiers.    Il  ne  rit  point  ;  il  1  envie 

de  l'être;  au  <  ontraii  abord  tble  m'û 

l'enjouement  ;  et  1  omme  les  plaisirs  que  je  goûte  sont  le 
auxquels  il  parait  sensible,  une  des  attentions  que  je  lui  d 
5  est  de  chercher  à  m'amuser.    En  un  moi,  il  veut  que  je 
heureuse:   il  ne  me  le  dit  pas,  mais  je  le  \  vouloir  le 

bonheur  de  sa  femme  n'est-ce  pas  l'avoir  obtenu? 

Avec  quelque  soin  que  j'aie  pu  l'ob  je  n'ai  su  lui 

trouver  de  passion  d'aucune  espèce  que  celle  qu'il  a  pour 
10  moi.    Encore  cette  passion  est-elle  si  égale  et  si  tempérée, 

qu'on  dirait  qu'il  n'aime  qu'autant  qu'il  veut  aimer,  et  qu'il 
ne  le  veut  qu'autant  que  la  raison  le  permet.  Il  est  réelle- 
ment ce  que  mylord  Edouard  croit  être; l  en  quoi  je  le  trouve 
bien  supérieur  à  tous  nous  autres  gens  à  sentiment,  que  nous 

15  admirons  tant  nous-mêmes;  car  le  cœur  nous  trompe  en 
mille  manières,  et  n'agit  que  par  un  principe  toujours  suspect: 
mais  la  raison  n'a  d'autre  fin  que  ce  qui  est  bien;  ses  règles 
sont  sûres,  claires,  faciles  dans  la  conduite  de  la  vie;  et  jamais 
elle  ne  s'égare  que  dans  d'inutiles  spéculations  qui  ne  sont  pas 

20  faites  pour  elle  .  .  . 

J'oubliais  de  vous  parler  de  nos  revenus  et  de  leur  adminis- 
tration. Le  débris  des  biens  de  M.  de  Wolmar,  joint  à  celui 
de  mon  père,  qui  ne  s'est  réservé  qu'une  pension,  lui  fait  une 
fortune  honnête  et  modérée,  dont  il  use  noblement  et  sage- 

25  ment,  en  maintenant  chez  lui  non  l'incommode  et  vain  ap- 
pareil du  luxe,  mais  l'abondance,  les  véritables  commodités 
de  la  vie,  et  le  nécessaire  chez  ses  voisins  indigents.  L'ordre 
qu'il  a  mis  dans  sa  maison  est  l'image  de  celui  qui  règne  au 
fond  de  son  âme,  et  semble  imiter  dans  un  petit  ménage 

jo  l'ordre  établi  dans  le  gouvernement  du  monde.     On  n'y  voit 

1  Edouard  Bomston,  le  gentilhomme  anglais  qui  avait  voulu  épouser 
Julie,  et  avait  renoncé  en  apprenant  qu'elle  aimait  Saint-Preux;  qui 
avait  ensuite  offert  ses  terres  et  sa  fortune  à  Julie  et  Saint-Preux  quand 
M.  d'Étange  avait  voulu  contraindre  le  cœur  de  Julie.  Il  croit  donc 
être  du  parti  de  la  raison,  quand  en  réalité  il  est  du  parti  du  sentiment. 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  147 

ni  cette  inflexible  régularité  qui  donne  plus  de  gêne  que 
d'avantage,  et  n'est  supportable  qu'à  celui  qui  l'impose,  ni 
cette  confusion  mal  entendue  qui  pour  trop  avoir  ôte  l'usage 
de  tout.  On  y  reconnaît  toujours  la  main  du  maître  et  Ton 
ne  la  sent  jamais;  il  a  si  bien  ordonné  le  premier  arrangement  5 
qu'à  présent  tout  va  tout  seul,  et  qu'on  jouit  à  la  fois  de  la 
règle  et  de  la  liberté. 

Voilà,  mon  bon  ami,   une  idée  abrégée,  mais  fidèle,  du 
caractère  de  M.  de  Wolmar  .  .  .  Sur  ce  tableau  vous  pouvez 
d'avance  vous  répondre  à  vous-même;    et  il  faudrait  me  10 
mépriser  beaucoup  pour  ne  pas  me  croire  heureuse  avec  tant 
de  sujet  de  l'être. 

Ce  qui  m'a  longtemps  abusée,  et  qui  peut-être  vous  abuse 
encore,  c'est  la  pensée  que  l'amour  est  nécessaire  pour  former 
un  heureux  mariage.     Mon  ami,  c'est  une  erreur;  l'honnêteté,  15 
la  vertu,  de  certaines  convenances,  moins  de  conditions  et 
d'âges  que  de  caractères  et  d'humeurs,  suffisent  entre  deux 
époux;  ce  qui  n'empêche  point  qu'il  ne  résulte  de  cette  union 
un  attachement  très  tendre,  qui,  pour  n'être  pas  précisément 
de  l'amour,  n'en  est  pas  moins  doux  et  n'en  est  que  plus  20 
durable.     L'amour  est  accompagné  d'une   inquiétude  con- 
tinuelle  de   jalousie   ou   de   privation,   peu   convenable   au 
mariage,  qui  est  un  état  de  jouissance  et  de  paix.     On  ne 
s'épouse  point  pour  penser  uniquement  l'un  à  l'autre,  mais 
pour  remplir  conjointement  les  devoirs  de  la  vie  civile,  gouver-  25 
ner  prudemment  la  maison,  bien  élever  ses   enfants.     Les 
amants  ne  voient  jamais  qu'eux,  ne  s'occupent  incessamment 
que  d'eux,  et  la  seule  chose  qu'ils  sachent  faire  est  de  s'aimer. 
Ce  n'est  pas  assez  pour  des  époux,  qui  ont  tant  d'autres  soins 
à  remplir.     Il  n'y  a  point  de  passion  qui  nous  fasse  une  si  30 
forte  illusion  que  l'amour:  on  prend  sa  violence  pour  un  signe 
de  sa  durée;  le  cœur  surchargé  d'un  sentiment  si  doux  l'étend 
pour  ainsi  dire  sur  l'avenir,  et  tant  que  cet  amour  dure  on 
croit  qu'il  ne  finira  point^j^ais^M  contraire,  c'est  son  ar- 
deur même  qui  le  consume',  jfr^SjgS^^éyj^,  jeunesse,  il  s'ef-  3$ 


i  1 8  \  1 1    i .  i  <  i 

face  ave*   la  beauté,  il  l'éteint  sou    Lea  glaces  de  l'âge;   et 
depuis  que  le  mondi  on  n  a  jamais  vu  deux  amants 

en  cheveux  blancs  loupirer  l'un  |M>ur  l'autre.    On  doit  donc 
compter  qu'on  cessera  de  s'adora  IÔ1  <m  taxd;  alors,  l'idole 

5  qu'où  servait  détruite,  on  se  voit  réciproquement  tels  qu'on 
est.  On  cherche  ave*  étonnemenf  l'objet  qu'on  aima;  ne 
le  irouvantplus,  on  se  dépite  contre  celui  qui  reste,  et  souvent 
L'imagination  le  défigure  autant  qu'elle  L'avait  parc.  Il  y 
a  peu  de  gens,  dit  la  Rochefoucauld,  qui  ne  soient  honteux 

io  de  s'être  aimés,  quand  ils  ne  s'aiment  plus.  Combien  alors 
il  est  à  craindre  que  l'ennui  ne  succède  à  des  sentiments 
trop  vifs;  que  leur  déclin,  sans  s'arrêter  à  l'indifférence .  ne 
passe  jusqu'au  dégoût;  qu'on  ne  se  trouve  entin  tout  à  fait 
rassasiés  l'un  de  l'autre;  et  que,  pour  s'être  trop  aimés  amants, 

15  on  n'en  vienne  à  se  haïr  époux!     Mon  cher  ami,  vous  m'avez 
toujours  paru  bien  aimable,  beaucoup  trop  pour  mon   in- 
nocence et  pour  mon  repos;    mais  je  ne  vous  ai  jamai 
qu'amoureux  :   que  sais-je  ce  que  vous  seriez  devenu  cessant 
de  l'être?     L'amour  éteint  vous  eût  toujours  laissé  la  vertu. 

20  je  l'avoue;  mais  en  est-ce  assez  pour  être  heureux  dans  un 
lien  que  le  cœur  doit  serrer?  et  combien  d'hommes  vertueux 
ne  laissent  pas  d'être  des  maris  insupportables!  Sur  tout 
cela  vous  en  pouvez  dire  autant  de  moi. 

Pour  M.  de  Wolmar,  nulle  illusion  ne  nous  prévient  l'un 

25  pour  l'autre:  nous  nous  voyons  tels  que  nous  sommes;  le 
sentiment  qui  nous  joint  n'est  point  l'aveugle  transport  des 
cœurs  passionnés,  mais  l'immuable  et  constant  attachement 
de  deux  personnes  honnêtes  et  raisonnables,  qui,  destinées 
à  passer  ensemble  le  reste  de  leurs  jours,  sont  contentes  de 

30  leur  sort,  et  tâchent  de  se  le  rendre  doux  l'une  à  l'autre.  Il 
semble  que,  quand  on  nous  eût  formés  exprès  pour  nous 
unir,  on  n'aurait  pu  réussir  mieux  .  .  . 

Mon  ami,  le  ciel  éclaire  la  bonne  intention  des  pères,  et 
récompense  la  docilité  des  enfants.     A  Dieu  ne  plaise  que  je 

35  veuille  insulter  à  vos  déplaisirs.     Le  seul  désir  de  vous  rassurer 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  149 

pleinement  sur  mon  sort  me  fait  ajouter  ce  que  je  vais  vous 
dire.  Quand  avec  les  sentiments  que  j'eus  ci-devant  pour 
vous,  et  les  connaissances  que  j'ai  maintenant,  je  serais  libre 
encore  et  maîtresse  de  me  choisir  un  mari,  je  prends  à  témoin 
de  ma  sincérité  ce  Dieu  qui  daigne  m 'éclairer  et  qui  lit  au  5 
fond  de  mon  cœur,  ce  n'est  pas  vous  que  je  choisirais,  c'est 
M.  de  Wolmar. 

Il  importe  peut-être  à  votre  entière  guérison  que  j'achève 
de  vous  dire  ce  qui  me  reste  sur  le  cœur.  M.  de  Wolmar 
est  plus  âgé  que  moi.  Si  pour  me  punir  de  mes  fautes,  le  ia 
ciel  m'ôtait  le  digne  époux  que  j'ai  si  peu  mérité,  ma  ferme 
résolution  est  de  n'en  prendre  jamais  un  autre.  S'il  n'a  pas 
eu  le  bonheur  de  trouver  une  fille  chaste,  il  laissera  du  moins 
une  chaste  veuve.  Vous  me  connaissez  trop  bien  pour 
croire  qu'après  vous  avoir  fait  cette  déclaration  je  sois  femme  15 
à  m'en  rétracter  jamais  .  .  . 

Julie  déclare  ensuite  qu'elle  cessera  désormais  tout  commerce 
de  lettre,  et  elle  termine  ainsi. 

Je  vous  conjure  de  faire  quelque  attention  aux  discours  de 
votre  amie,  et  de  choisir  pour  aller  au  bonheur  une  route  20 
plus  sûre  que  celle  qui  nous  a  si  longtemps  égarés.  Je  ne 
cesserai  de  demander  au  ciel,  pour  vous  et  pour  moi,  cette 
félicité  pure,  et  ne  serai  contente  qu'après  l'avoir  obtenue 
pour  tous  les  deux.  Ah!  si  jamais  nos  cœurs  se  rappellent 
malgré  nous  les  erreurs  de  notre  jeunesse,  faisons  au  moins  25 
que  le  retour  qu'elles  auront  produit  en  autorise  le  souvenir 
et  que  nous  puissions  dire  avec  cet  ancien:  Hélas!  nous 
périssions  si  nous  n'eussions  péri! 

Ici  finissent  les  sermons  de  la  prêcheuse:  elle  aura  désor- 
mais assez  à  faire  à  se  prêcher  elle-même.  Adieu,  mon  30 
aimable  ami,  adieu  pour  toujours;  ainsi  l'ordonne  l'inflexible 
devoir  :  mais  croyez  que  le  cœur  de  Julie  ne  sait  point  oublier 
ce  qui  lui  fut  cher  .  .  .  Mon  Dieu!  que  fais-je?  .  .  .  Vous  le 
verrez  trop  à  l'état  de  ce  papier.  Ah  !  n'est-il  pas  permis  de 
s'attendrir  en  disant  à  son  ami  le  dernier  adieu?  35 


I50  VII       ! 

Lettre  de  Lord   Boni, ton   sur  le   Suicide 

Saint  Preux  a  dé<  idé  1 
I'.k  1  ose  de  l&  beté  cl  6<  ril  o  :  par- 

tageait l'admiratioD  de  beaucoup  de  ntemporaini    l'abbé 

Prévost,  Diderot,  Montesquieu,  Voltaire,  et     pour  l'Angleterre; 
5  et  non  seulement  pour  Les  homme 
Voir  plus  bas  l'extrait    L'ÉlysA      IV.  K)   OÙ   il  donne   tout 
préférence  aux  jardins  dits  1  anglais  1  par  opposition  aux  jardins 
«à  la  française»,  et  l'extrait  Matinée  à  Van&a&Si  A.  III  . 

Voici  d'abord  les  pa  donnant    les  argumenta  de  Saint- 

10  Freux  en  faveur  du  suicide.     (IIIme  Partie.  Lettre 21.) 

«...J'ai   longtemps   médité   sur  ce  grave  sujet;    VOUS   devez. 
le  savoir,  car  vous  connaissez  mon  sort,  et  je  vis  encore.     Plus 
j'y  réfléchis,  plus  je  trouve  que  la  question  se  réduit  à  cette  pn 
tion  fondamentale:    Chercher  son  bien  et  fuir  son  mal  en  ce  qui 

15  n'offense  point  autrui,  c'est  le  droit  de  la  nature.  Quand  notre 
vie  est  un  mal  pour  nous,  et  n'est  un  bien  pour  personne,  il  est 
donc  permis  de  s'en  délivrer.  S'il  y  a  dans  ce  monde  une  maxime 
évidente  et  certaine,  je  pense  que  c'est  celle-là;  et,  si  l'on  venait 
à  bout  de  la  renverser,  il  n'y  a  point  d'action  humaine  dont  on 

20  ne  pût  faire  un  crime  ...» 

«...  Sans  doute  il  y  a  du  courage  à  souffrir  avec  constance 
les  maux  qu'on  ne  peut  éviter;  mais  il  n'y  a  qu'un  insensé  qui 
souffre  volontairement  ceux  dont  il  peut  s'exempter  sans  mal 
faire,  et  c'est  souvent  un  très  grand  mal  d'endurer  un  mal  sans 

25  nécessité  ...» 

«...  Dieu  a  donné  la  liberté  à  l'homme  pour  faire  le  bien,  la 
conscience  pour  le  vouloir,  et  la  raison  pour  le  choisir;  il  l'a  con- 
stitué seul  juge  de  ses  propres  actions,  il  a  écrit  dans  son  cœur: 
Fais  ce  qui  t'est  salutaire  et  n'est  nuisible  à  personne.     Si  je  sens 

30  qu'il  m'est  bon  de  mourir,  je  résiste  à  son  ordre  en  m'opiniâtrant 
à  vivre;  car,  en  me  rendant  la  mort  désirable,  il  me  prescrit  de  ia 
chercher  ...» 

Lord  Bomston  avait  approuvé  l'amour  de  Saint-Preux  et  de 
Julie;    il  avait  même  offert  de  favoriser  leur  fuite  de  Yevey.  et 

35  de  les  établir  en  Angleterre  sur  ses  terres  si  Julie  voulait  y  con- 
sentir.    Maintenant    cependant    que   Julie   est    mariée,    il   veut 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  151 

accepter  le  fait  accompli;  et  il  reproche  à  Saint-Preux  sa  lâcheté 
de  vouloir  renoncer  à  la  vie  simplement  parce  que  le  malheur 
l'a  frappé.  Du  reste,  il  lui  reproche  de  faillir  aux  devoirs  de 
l'amitié,  car  lui,  Bomston,  l'aimait  et  avait  besoin  de  lui. 

LETTRE   XXU.  —  REPONSE 

Jeune  homme,  un  aveugle  transport  t'égare:  sois  plus  5 
discret,  ne  conseille  point  en  demandant  conseil:  j'ai  connu 
d'autres  maux  que  les  tiens.  J'ai  l'âme  ferme;  je  suis  Anglais. 
Je  sais  mourir,  car  je  sais  vivre,  souffrir  en  homme.  J'ai  vu 
la  mort  de  près,1  et  la  regarde  avec  trop  d'indifférence  pour 
l'aller  chercher.     Parlons  de  toi.  10 

Il  est  vrai,  tu  m'étais  nécessaire:  mon  âme  avait  besoin 
de  la  tienne;  tes  soins  pouvaient  m'être  utiles;  ta  raison 
pouvait  m'éclairer  dans  la  plus  importante  affaire  de  ma 
vie;2  si  je  ne  m'en  sers  point,  à  qui  t'en  prends- tu?  Où 
est-elle?  Qu 'est-elle  devenue?  Que  peux- tu  faire?  à  quoi  15 
es-tu  bon  dans  l'état  où  te  voila?  quels  services  puis-je 
espérer  de  toi?  Une  douleur  insensée  te  rend  stupide  et  im- 
pitoyable: tu  n'es  pas  un  homme,  tu  n'es  rien;  et,  si  je  ne 
regardais  à  ce  que  tu  peux  être,  tel  que  tu  es,  je  ne  vois  rien 
dans  le  monde  au-dessous  de  toi.  20 

Je  n'en  veux  pour  preuve  que  ta  lettre  même.  Autrefois 
je  trouvais  en  toi  du  sens,  de  la  vérité;  tes  sentiments  étaient 
droits,  tu  pensais  juste,  et  je  ne  t'aimais  pas  seulement  par 
goût,  mais  par  choix,  comme  un  moyen  de  plus  pour  moi 
de  cultiver  la  sagesse.  Qu'ai-je  trouvé  maintenant  dans  les  25 
raisonnements  de  cette  lettre  dont  tu  parais  si  content?  Un 
misérable  et  perpétuel  sophisme,  qui,  dans  l'égarement  de  ta 
raison,  marque  celui  de  ton  cœur,  et  que  je  ne  daignerais  pas 
même  relever  si  je  n'avais  pitié  de  ton  délire. 

1  Lord  Bomston  était,  comme  tout  noble,  de  l'armée;  il  avait  vu  la 
guerre,  et  il  s'était  battu  en  duel. 

2  Son  mariage.  Voir  l'appendice  au  roman  de  La  Nouvelle  Héloïse, 
Les  Amours  de  Milord  Edouard  Bomston. 


vu.    i  i    ŒUVR1 

Pour  renverser  tout  cela  'l'un  mot,  je  ne  demande] 

qu'une  seule  chose,    'loi  qui  croia  i>  tant,  L'âme  im 

mortelle,  el  la  liberté  de  L'homme,  tu  ne  p 
doute,  qu'un  être  intelligent  reçoive  un  corp    i       >i1  placé 
5  sur  la  terreau  hasard  seulement  pour  vivre,  souffrir  et  mourir? 
il  y  a  bien  peut-être  à  la  vie  humaine  un  but .  une  fin,  un  objet 

moral?     Je  te  prie  'le  me  répondre  clairement    BUT  Ce  point; 

après  quoi  nous  reprendrons  pied  à  pied  ta  lettre,  et  tu  rougiras 

de  l'avoir  écrite. 

io  Mais  laissons  les  maximes  générales,  dont  on  fait  souvent 
beaucoup  de  bruit  sans  jamais  en  suivre  aucune;  car  il  se 
trouve  toujours  dans  l'application  quelque  condition  par- 
ticulière qui  change  tellement  L'état  des  choses,  que  chacun 
se  croit  dispensé  d'obéir  à  la  règle  qu'il  prescrit  aux  autres; 

15  et  l'on  sait  bien  que  tout  homme  qui  pose  des  maximes  géné- 
rales entend  qu'elles  obligent  tout  le  monde,  excepté  lui.  En- 
core un  coup,  parlons  de  toi. 

Il  est  donc  permis,  selon  toi,  de  cesser  de  vivre?  La  preuve 
en  est  singulière,  c'est  que  tu  as  envie  de  mourir.     Voilà 

20  certes  un  argument  fort  commode  pour  les  scélérats:  ils 
doivent  t'être  bien  obligés  des  armes  que  tu  leur  fournis; 
il  n'y  aura  plus  de  forfaits  qu'ils  ne  justifient  par  la  tentation 
de  les  commettre;  et  dès  que  la  violence  de  la  passion  l'em- 
portera sur  l'horreur  du  crime,  dans  le  désir  de  mal  faire  ils 

25  en  trouveront  aussi  le  droit. 

Il  t'est  donc  permis  de  cesser  de  vivre?  Je  voudrais  bien 
savoir  si  tu  as  commencé.  Quoi!  fus-tu  placé  sur  la  terre 
pour  n'y  rien  faire?  Le  ciel  ne  t'imposa-t-il  point  avec  la 
vie  une  tâche  pour  la  remplir?    Si  tu  as  fait  ta  journée  avant 

30  le  soir,  repose-toi  le  reste  du  jour,  tu  le  peux;  mais  voyons 
ton  ouvrage.  Quelle  réponse  tiens-tu  prête  au  juge  suprême 
qui  te  demandera  compte  de  ton  temps?  Parle,  que  lui 
diras- tu?  J'ai  séduit  une  fille  honnête;  j'abandonne  un  ami 
dans   ses  chagrins.     Malheureux!   trouve-moi   ce   juste   qui 

35  se  vante  d'avoir  assez  vécu;  que  j'apprenne  de  lui  com- 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  153 

ment  il  faut  avoir  porté  la  vie,  pour  être  en  droit  de  la 
quitter. 

Tu  comptes  les  maux  de  l'humanité;  tu  ne  rougis  pas 
d'épuiser  des  lieux  communs  cent  fois  rebattus,  et  tu  dis: 
La  vie  est  un  mal.  Mais  regarde,  cherche  dans  l'ordre  des  5 
choses  si  tu  y  trouves  quelques  biens  qui  ne  soient  point 
mêlés  de  maux.  Est-ce  donc  à  dire  qu'il  n'y  ait  aucun  bien 
dans  l'univers?  et  peux- tu  confondre  ce  qui  est  mal  par  sa 
nature  avec  ce  qui  ne  souffre  le  mal  que  par  accident?  Tu 
l'as  dit  toi-même,  la  vie  passive  de  l'homme  n'est  rien,  et  ne  10 
regarde  qu'un  corps  dont  il  sera  bientôt  délivré;  mais  sa  vie 
active  et  morale,  qui  doit  influer  sur  tout  son  être,  consiste 
dans  l'exercice  de  sa  volonté.  La  vie  est  un  mal  pour  le 
méchant  qui  prospère,  et  un  bien  pour  l'honnête  homme 
infortuné;  car  ce  n'est  pas  une  modification  passagère,  mais  15 
son  rapport  avec  son  objet,  qui  la  rend  bonne  ou  mauvaise. 
Quelles  sont  enfin  ces  douleurs  si  cruelles  qui  te  forcent  de 
la  quitter?  Penses- tu  que  je  n'aie  pas  démêlé  sous  ta  feinte 
impartialité  dans  le  dénombrement  des  maux  de  cette  vie 
la  honte  de  parler  des  tiens?  Crois-moi,  n'abandonne  pas  20 
à  la  fois  toutes  tes  vertus;  garde  au  moins  ton  ancienne 
franchise,  et  dis  ouvertement  à  ton  ami:  J'ai  perdu  l'espoir 
de  corrompre  une  honnête  femme,  me  voilà  forcé  d'être 
homme  de  bien;   j'aime  mieux  mourir. 

Tu  t'ennuies  de  vivre,  et  tu  dis:  La  vie  est  un  mal.  Tôt  25 
ou  tard  tu  sera  consolé,  et  tu  diras:  La  vie  est  un  bien.  Tu 
diras  plus  vrai  sans  mieux  raisonner;  car  rien  n'aura  changé 
que  toi.  Change  donc  dès  aujourdhui;  et  puisque  c'est 
dans  la  mauvaise  disposition  de  ton  âme  qu'est  tout  le  mal, 
corrige  tes  affections  déréglées,  et  ne  brûle  pas  ta  maison  pour  30 
n'avoir  pas  la  peine  de  la  ranger. 

Je  souffre,  me  dis- tu;  dépend-il  de  moi  de  ne  pas  souffrir? 
D'abord  c'est  changer  l'état  de  la  question;  car  il  ne 
s'agit  pas  de  savoir  si  tu  souffres,  mais  si  c'est  un  mal 
pour  toi  de  vivre.     Passons.     Tu  souffres,  tu  dois  chercher  35 


154  vu  ii  m 

à     ne     plus     souffrir.      VoyOE         il     -  -in     de     mourir 

pour  cela. 

Considère  un  momenl  le  pro  iturel  dei  matu  de  L'âme 

directemenl  opposé  au  progrès  des  maux  du  corps,  comme 
5  Les  deux  substances  sont  opposées  par  Leur  nature.    ( 
s'invétèrent,  s'empirent  en  vieillissant,  et  détruisent  enfin 

cettr    machine   mortelle.      Les   autres,   au   contraire,    altéra- 
tions externes  et  passagères  d'un  être  immortel  et  simple, 

s'effacent  insensiblement  et  le  laissent  dans  sa  l'orme  origi- 

10  nelle  que  rien  ne  saurait  changer.  La  tristesse,  l'ennui, 
les  regrets,  le  désespoir,  sont  des  douleurs  peu  durables  qui 
ne  s'enracinent  jamais  dans  l'âme;  et  l'expérience  dément 
toujours  ce  sentiment  d'amertume  qui  nous  fait  regarder 
nos  peines  comme  éternelles.     Je  dirai  plus:  je  ne  puis  croire 

15  que  les  vices  qui  nous  corrompent  nous  soient  plus  inhérents 
que  nos  chagrins;  non-seulement  je  pense  qu'ils  périssent 
avec  le  corps  qui  les  occasionne,  mais  je  ne  doute  pas  qu'une 
plus  longue  vie  ne  pût  suffire  pour  corriger  les  hommes,  et  que 
plusieurs  siècles  de  jeunesse  ne  nous  apprissent  qu'il  n'y  a 

20  rien  de  meilleur  que  la  vertu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  puisque  la  plupart  de  nos  maux  physiques 
ne  font  qu'augmenter  sans  cesse,  de  violentes  douleurs  du 
corps,  quand  elles  sont  incurables,  peuvent  autoriser  un 
homme  à  disposer  de  lui;    car  toutes  ses  facultés  étant  alié- 

25  nées  par  la  douleur,  et  le  mal  étant  sans  remède,  il  n'a  plus 
l'usage  ni  de  sa  volonté  ni  de  sa  raison:  il  cesse  d'être  homme 
avant  de  mourir,  et  ne  fait,  en  s'ôtant  la  vie,  qu'achever  de 
quitter  un  corps  qui  l'embarrasse  et  où  son  âme  n'est  déjà 
plus. 

30  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  des  douleurs  de  l'âme,  qui,  pour 
vives  qu'elles  soient,  portent  toujours  leur  remède  avec  elles. 
En  effet,  qu'est-ce  qui  rend  un  mal  quelconque  intolérable? 
c'est  sa  durée.  Les  opérations  de  la  chirurgie  sont  communé- 
ment beaucoup  plus  cruelles  que    les    souffrances    qu'elles 

g5  guérissent:  mais  la  douleur  du  mal  est  permanente,  celle  de 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  155 

l'opération  passagère,  et  l'on  préfère  celle-ci.  Qu'est-il  donc 
besoin  d'opération  pour  des  douleurs  qu'éteint  leur  propre 
durée,  qui  seule  les  rendrait  insupportables?  Est-il  raison- 
nable d'appliquer  d'aussi  violents  remèdes  aux  maux  qui 
s'effacent  d'eux-mêmes?  Pour  qui  fait  cas  de  la  constance  5 
et  n'estime  les  ans  que  le  peu  qu'ils  valent,  de  deux  moyens 
de  se  délivrer  des  mêmes  souffrances,  lequel  doit  être  préféré 
de  la  mort  ou  du  temps?  Attends,  et  tu  seras  guéri.  Que 
demandes- tu  davantage? 

Ah!  c'est  ce  qui  redouble  mes  peines  de  songer  qu'elles  ra 
finiront?  Vain  sophisme  de  la  douleur:  bon  mot  sans  raison, 
sans  justesse,  et  peut-être  sans  bonne  foi.  Quel  absurde 
motif  de  désespoir  que  l'espoir  de  terminer  sa  misère  !  Même 
en  supposant  ce  bizarre  sentiment,  qui  n'aimerait  mieux 
aigrir  un  moment  la  douleur  présente  par  l'assurance  de  la  15 
voir  finir,  comme  on  sacrifie  une  plaie  pour  la  faire  cicatriser? 
et  quand  la  douleur  aurait  un  charme  qui  nous  ferait  aimer  à 
souffrir,  s'en  priver  en  s'ôtant  la  vie,  n'est-ce  pas  faire  à 
l'instant  même  tout  ce  qu'on  craint  de  l'avenir? 

Penses-y  bien,  jeune  homme;  que  sont  dix,  vingt,  trente  20 
ans  pour  un  être  immortel?  La  peine  et  le  plaisir  passent 
comme  une  ombre;  la  vie  s'écoule  en  un  instant;  elle  n'est 
rien  par  elle-même,  son  prix  dépend  de  son  emploi.  Le 
bien  seul  qu'on  a  fait  demeure,  et  c'est  par  lui  qu'elle  est 
quelque  chose.  25 

Ne  dis  donc  plus  que  c'est  un  mal  pour  toi  de  vivre,  puis- 
qu'il dépend  de  toi  seul  que  ce  soit  un  bien,  et  que  si  c'est 
un  mal  d'avoir  vécu,  c'est  une  raison  de  plus  pour  vivre  en- 
core. Ne  dis  pas  non  plus  qu'il  t'est  permis  de  mourir;  car 
autant  vaudrait  dire  qu'il  t'est  permis  de  n'être  pas  homme,  3a 
qu'il  t'est  permis  de  te  révolter  contre  l'auteur  de  ton  être, 
et  de  tromper  ta  destination.  Mais  en  ajoutant  que  ta 
mort  ne  fait  de  mal  à  personne,  songes-tu  que  c'est  à  ton  ami 
que  tu  l'oses  dire? 

Ta  mort  ne  fait  de  mal  à  personne!    J'entends;  mourir  à  35 


i    6  \  m.   i.i    CEI   •  u 

no-  dépen    ii<-  t'importe  ptei  pour  rien  no-  re- 

grets.   Je  ne  te  parle  pin-  des  droits  de  L'amitié  qm 
prises:   n'en  est  il  point  fie  plu-  chen  encore1  qui  t'obl 
à  h-  conserver?    s'il  est  une  personne  au  monde  qui  t'ait 
5  assez  aimé  pour  ne  vouloir  pas  te  survivre  h  à  qui  ton  bon- 
heur manque  pour  être  heureuse,  penses-tu  ne  lui  rien  devoir? 
Tes   funestes  projets  exécutés   ne   troubleront-ils  point  la 

paix    d'une   âme    rendue   aver    tant    de    peine   a    -a   première 
innocence?     \e   crains-tu    point    de    rouvrir    dai 

10  trop  tendre  des  blessures  mal  refermées?  Ne  crains-tu 
point  que  ta  perte  n'en  entraîne  une  autre  encore  plus  cruelle, 
en  ôtant  au  monde  et  à  la  vertu  leur  plus  dijme  ornement? 
et  si  elle  te  survit,  ne  crains-tu  point  d'exciter  dan-  -on  sein 
le  remords,   plus  pesant  à  supporter  que   la   vie?     Ingrat 

15  ami,  amant  sans  délicatesse,  seras- tu  toujours  occupé  de  toi- 
même?  Ne  songeras- tu  jamais  qu'à  tes  peines?  X 'es-tu 
point  sensible  au  bonheur  de  ce  qui  te  fut  cher?  et  ne 
saurais-tu  vivre  pour  celle  qui  voulut  mourir  avec  toi  ! 

Tu  parles  des  devoirs  du  magistrat  et  du  père  de  famille; 

20  et,  parce  qu'ils  ne  te  sont  pas  imposés,  tu  te  crois  affranchi 
de  tout:  et  la  société  à  qui  tu  dois  ta  conservation,  tes  talents, 
tes  lumières;  la  patrie  à  qui  tu  appartiens;  les  malheureux 
qui  ont  besoin  de  toi,  ne  leur  dois-tu  rien?  Oh!  l'exact 
dénombrement  que  tu  fais  !  parmi  les  devoirs  que  tu  comptes, 

25  tu  n'oublies  que  ceux  d'homme  et  de  citoyen.  Où  est  ce 
vertueux  patriote  qui  refuse  de  vendre  son  sang  à  un  prince 
étranger  parce  qu'il  ne  doit  le  verser  que  pour  son  pays,  et 
qui  veut  maintenant  le  répandre  en  désespéré  contre  l'ex- 
presse défense  des  lois?     Les  lois,  les  lois,  jeune  homme! 

30  le  sage  les  méprise-t-il?  Socrate  innocent,  par  respect  pour 
elles,  ne  voulut  pas  sortir  de  prison:  tu  ne  balances  point  à 
les  violer  pour  sortir  injustement  de  la  vie,  et  tu  demandes: 
Quel  mal  fais-je? 

1  «  Des  droits  plus  chers  que  ceux  de  l'amitié  !  et  c'est  un  sage  qui  le  dit. 
Mais  ce  prétendu  sage  était  amoureux  lui-même.»      {Note  de  Rousseau.) 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  157 

Tu  veux  t'autoriser  par  des  exemples;  tu  m'oses  nommer 
des  Romains!  Toi  des  Romains!  il  t'appartient  bien  d'oser 
prononcer  ces  noms  illustres!  Dis-moi,  Brutus  l  mourut-il 
en  amant  désespéré?  et  Caton 2  déchira- t-il  ses  entrailles 
pour  sa  maîtresse?  Homme  petit  et  faible,  qu'y  a-t-il  entre  5 
Caton  et  toi?  Montre-moi  la  mesure  commune  de  cette 
âme  sublime  et  de  la  tienne.  Téméraire,  ah!  tais-toi.  Je 
crains  de  profaner  son  nom  par  son  apologie.  A  ce  nom 
saint  et  auguste,  tout  ami  de  la  vertu  doit  mettre  le  front  dans 
la  poussière,  et  honorer  en  silence  la  mémoire  du  plus  grand  10 
des  hommes. 

Que  tes  exemples  sont  mal  choisis!  et  que  tu  juges  basse- 
ment des  Romains,  si  tu  penses  qu'ils  se  crussent  en  droit 
de  s'ôter  la  vie  aussitôt  qu'elle  leur  était  à  charge  !  Regarde 
les  beaux  temps  de  la  république,  et  cherche  si  tu  y  verras  15 
un  seul  citoyen  vertueux  se  délivrer  ainsi  du  poids  de  ses 
devoirs,  même  après  les  plus  cruelles  infortunes.  Régulus 3 
retournant  à  Carthage  prévint-il  par  sa  mort  les  tourments 
qui  l'attendaient?  Que  n'eût  point  donné  Posthumius 4 
pour  que  cette  ressource  lui  fût  permise  aux  Fourches  Cau-  20 

1  Brutus,  l'un  des  meurtriers  de  César,  commandant  avec  Cassius 
les  troupes  des  républicains  contre  les  césariens,  commandés  par  Octave 
et  Antoine,  il  fut  battu  à  la  bataille  de  Philippe;  lorsqu'il  vit  que  la  cause 
de  la  liberté  de  sa  patrie  était  perdue,  il  se  précipita  sur  son  épée  (42  av. 
J-C). 

2  Caton,  le  Censeur,  mourut  en  45  av.  J.-C.  Luttant  contre  César, 
il  se  trouva  dans  une  situation  désespérée  à  Utique,  et  se  perça  de  son 
épée. 

3  Régulus,  consul,  265  av.  J.-C,  battit  les  Carthaginois;  puis  fut 
battu  par  eux  et  fait  prisonnier.  Envoyé  à  Rome  pour  traiter,  il  dé- 
conseilla au  sénat  d'accepter  les  conditions  qu'il  apportait,  et  malgré 
les  supplications  de  ses  amis,  il  rentra  à  Carthage  comme  il  avait  juré 
de  le  faire,  et  mourut  dans  d'affreux  supplices. 

4  Posthumius,  consul  romain,  quand,  en  321  il  se  laissa  enfermer  avec 
son  armée  dans  le  défilé  des  Fourches  Caudines,  par  les  Samnites.  Il 
dut  passer  sous  le  joug.  Il  proposa  au  sénat,  qui  l'accepta,  de  répudier 
le  traité  conclu  par  lui  après  la  bataille,  et  il  alla  se  livrer  à  ses  ennemis. 


i  5<v>  VIE  ET  0 

dines?    Quel  effort  de  courage  le  Vadmir 

pa  dans  le  consul  Varron  '  pour  avoir  pu  Btirvivi  :  dé- 
faite! Par  quelle  raison  tant  de  ai  ils 
volontairement  livrer  aui  ennemi  à  qui  L'ignominie 
5  était  si  cruelle,  et  à  qui  il  en  coûtait  si  peu  de  mourir?  ( 
qu'ils  devaient  à  la  patrie  leur  leur  vie  et  leur-  der- 
niers soupirs,  et  que  la  honte  ni  les  revers  ne  les  pouvaient 

détourner  de  ce  devoir  sacré.      Maifl   quand   les   lois    furent 

anéanties,  et  que  L'État  fut  en  proie  à  (k->  tyrans,  les  i  itoyens 

10  reprirent  leur  liberté  naturelle  et  leurs  droit-  sur  eux-mém*-. 
Quand  Rome  ne  fut  plus,  il  fut  permis  à  des  Romains 
d'être:    ils  avaient  rempli  leurs  fonctions  sur  la  terre;    ils 
n'avaient  plus  de  patrie;  ils  étaient  en  droit  de  disposer  d'eux, 
et  de  se  rendre  à  eux-mêmes  la  liberté  qu'ils  ne  pouvaient  plus 

15  rendre  à  leur  pays.  Après  avoir  employé  leur  vie  à  servir 
Rome  expirante  et  à  combattre  pour  les  lois,  ils  moururent 
vertueux  et  grands  comme  ils  avaient  vécu;  et  leur  mort 
fut  encore  un  tribut  à  la  gloire  du  nom  romain,  afin  qu'on 
ne  vît  dans  aucun  d'eux  le  spectacle  indigne  de  vrais  citoyens 

20  servant  un  usurpateur. 

Mais  toi,  qui  es- tu?  qu'as- tu  fait?  Crois-tu  t'excuser  sur 
ton  obscurité?  Ta  faiblesse  t'exempte-t-elle  de  tes  devoirs? 
et  pour  n'avoir  ni  nom  ni  rang  dans  ta  patrie,  en  es-tu  moins 
soumis  à  ses  lois?     Il  te  sied  bien  d'oser  parler  de  mourir 

25  tandis  que  tu  dois  l'usage  de  ta  vie  à  tes  semblables!  Ap- 
prends qu'une  mort  telle  que  tu  la  médites  est  honteuse  et 
furtive;  c'est  un  vol  fait  au  genre  humain.  Avant  de  le 
quitter,  rends-lui  ce  qu'il  a  fait  pour  toi.  Mais  je  ne  tiens  à 
rien  ...  je  suis  inutile  au  monde  .  .  .  Philosophe  d'un  jour  ! 

30  ignores-tu  que  tu  ne  saurais  faire  un  pas  sur  la  terre  sans  y 
trouver  quelque  devoir  à  remplir,  et  que  tout  homme  est 
utile  à  l'humanité  par  cela  seul  qu'il  existe? 

1  Varron,  consul  romain,  au  3me  siècle,  qui  avec  Paul-Émile.  perdit  la 
terrible  bataille  de  Cannes  contre  Annibal.  Paul-Émile  fut  tué.  Varron 
avait  refusé  la  mort  pour  sauver  les  débris  de  son  armée. 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  159 

Écoute-moi,  jeune  insensé:  tu  m'es  cher,  j'ai  pitié  de  tes 
erreurs.  S'il  te  reste  au  fond  du  cœur  le  moindre  sentiment  de 
vertu,  viens,  que  je  t'apprenne  à  aimer  la  vie.  Chaque 
fois  que  tu  seras  tenté  d'en  sortir,  dis  en  toi-même:  «  Que 
je  fasse  encore  une  bonne  action  avant  que  de  mourir.  »  5 
Puis  va  chercher  quelque  indigent  à  secourir,  quelque  infor- 
tuné à  consoler,  quelque  opprimé  à  défendre.  Rapproche 
de  moi  les  malheureux  que  mon  abord  intimide:  ne  crains 
d'abuser  ni  de  ma  bourse  ni  de  mon  crédit;  prends,  épuise 
mes  biens,  fais-moi  riche.  Si  cette  considération  te  retient  10 
aujourd'hui,  elle  te  retiendra  encore  demain,  après-demain, 
toute  ta  vie.  Si  elle  ne  te  retient  pas,  meurs:  tu  n'es  qu'un 
méchant. 

Quatrième  Partie 
Le  Revoir 

Par  la  protection  de  Lord  Bomston,  Saint-Preux  s'embarque  à 
Plymouth  comme  ingénieur,  sur  un  des  cinq  vaisseaux  de  l'escadre  15 
de  l'amiral  Anson,  lequel  partait  pour  faire  le  tour  du  monde. 
Il  revient  après  quatre  ans  —  cinq  ans  après  le  mariage  de  Julie. 
Entre  temps  Claire  d'Orbe,  la  cousine  de  Julie  est  devenue  veuve; 
elle  viendra  avec  sa  fillette  (Henriette)  demeurer  auprès  de  Julie 
et  de  Wolmar  qui  ont  deux  enfants  (celui  appelé  «  Mali  »,  parce  20 
qu'il   est  destiné  à  devenir  le   «  mari  »    d'Henriette,    et    Marcel- 
lin).      Saint-Preux    doit     accompagner    son    bienfaiteur,    Lord 
Bomston,  en  Italie.    Il  part  seul  d'avance,  et  s'arrêtera  à  Clarens 
pour  revoir  Julie.     Saint-Preux  est  aussi  passionné,  émotionnel 
et  romanesque  en  amitié  qu'il  l'avait  été  en  amour.    De  fait,  c'est  25 
peut-être  toujours  de  l'amour. 

LETTRE    VI.  —  DE    SAINT-PREUX   A   MYLORD   EDOUARD 

Je  me  lève  au  milieu  de  la  nuit  pour  vous  écrire.  Je  ne 
saurais  trouver  un  moment  de  repos.  Mon  cœur  agité, 
transporté,  ne  peut  se  contenir  au  dedans  de  moi;  il  a  besoin 
de  s'épancher.  Vous  qui  l'avez  si  souvent  garanti  du  déses-  30 
poir,  soyez  le  cher  dépositaire  des  premiers  plaisirs  qu'il  ait 
goûtés  depuis  si  longtemps. 


ioo  VIE  ET  0 

Je  l'ai  vue,  mylord!  me  i  l'ont  vue!  J'ai  entendu  a 
voix;  ses  main  en!  touché  les  miennes;  elle  m'a  reconnu; 
elle  a  marqué  de  la  joie  à  me  voir;  eue  m'a  apr>  ami, 

son  cher  ami;  elle  m'a  reçu  dans  sa  maison;   plus  heureux 
5  que  je  ne  Eus  de  ma  vie,  je  lo  un  même  toit, 

et  maintenant  que  je  voua  écris  je  suis  à  trente  pas  d'elle. 

Mes  idées  sont  trop  vives  pour  se  succéder;  elles  se  pré- 
sentent toutes  ensemble;  eues  se  nuisent  mutuellement. 
Je  vais  m'arrêter  et  reprendre  haleine  pour  tâeher  de  mettre 

10  quelque  ordre  dans  mon  récit. 

Il  ne  faut  pas  VOUS  dire  que,  durant  toute  la  route,  je 
n'étais  occupé  que  de  l'objet  de  mon  voyage;  mais  une  chose 
à  remarquer,  c'est  que  je  commençai  de  voir  sous  un  autre 
point  de  vue  ce  même  objet  qui  n'était  jamais  sorti  de  mon 

15  cœur.  Jusque-là  je  m'étais  toujours  rappelé  Julie  brillante 
comme  autrefois  des  charmes  de  sa  première  jeunesse; 
j'avais  toujours  vu  ses  beaux  yeux  animés  du  feu  qu'elle 
m'inspirait;  ses  traits  chéris  n'offraient  à  mes  regards  que 
des  garants  de  mon  bonheur;  son  amour  et  le  mien  se  mêlaient 

20  tellement  avec  sa  figure,  que  je  ne  pouvais  les  en  séparer. 
Maintenant  j'allais  voir  Julie  mariée,  Julie  mère,  Julie  indif- 
férente. Je  m'inquiétais  des  changements  que  huit  ans 
d'intervalle  avaient  pu  faire  à  sa  beauté.  Elle  avait  eu  la 
petite  vérole;    elle  s'en  trouvait  changée:    à  quel  peint  le 

25  pouvait-elle  être?  Mon  imagination  me  refusait  opiniâtre- 
ment des  taches  sur  ce  charmant  visage;  et  sitôt  que  j'en 
voyais  un  marqué  de  petite  vérole,  ce  n'était  plus  celui  de 
Julie.  Je  pensais  encore  à  l'entrevue  que  nous  allions  avoir, 
à  la  réception  qu'elle  m'allait  faire.     Ce  premier  abord  se 

30  présentait  à  mon  esprit  sous  mille  tableaux  différents,  et  ce 
moment  qui  devait  passer  si  vite  revenait  pour  moi  mille  fois 
le  jour. 

Quand  j'aperçus  la  cime  des  monts,  le  cœur  me  battit 
fortement,  en  me  disant,  elle  est  là.     La. même  chose  venait 

35  de  m'arriver  en  mer  à  la  vue  des  côtes  d'Europe.     La  même 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  l6l 

chose  m'était  arrivée  autrefois  à  Meillerie  en  découvrant  la 
maison  du  baron  d'Étange.  Le  monde  n'est  jamais  divisé 
pour  moi  qu'en  deux  régions;  celle  où  elle  est,  et  celle  où 
elle  n'est  pas.  La  première  s'étend  quand  je  m'éloigne,  et 
se  resserre  à  mesure  que  j'approche,  comme  un  lieu  où  je  ne  5 
dois  jamais  arriver.  Elle  est  à  présent  bornée  aux  murs  de 
sa  chambre.  Hélas!  ce  lieu  seul  est  habité;  tout  le  reste  de 
l'univers  est  vide. 

Plus  j'approchais  de  la  Suisse,  plus  je  me  sentais  ému. 
L'instant  où  des  hauteurs  du  Jura  je  découvris  le  lac  de  10 
Genève  fut  un  instant  d'extase  et  de  ravissement.    La  vue 
de  mon  pays,  de  ce  pays  si  chéri,  où  des  torrents  de  plaisirs 
avaient  inondé  mon  cœur;    l'air  des  Alpes  si  salutaire  et  si 
pur;  le  doux  air  de  la  patrie,  plus  suave  que  les  parfums  de 
l'Orient;    cette  terre  riche  et  fertile,  ce  paysage  unique,  le  15 
plus  beau  dont  l'œil  humain  fut  jamais  frappé;    ce  séjour 
charmant  auquel  je  n'avais  rien  trouvé  d'égal  dans  le  tour 
du  monde,  l'aspect  d'un  peuple  heureux  et  libre,  la  douceur 
de  la  saison,  la  sérénité  du  climat,  mille  souvenirs  délicieux 
qui  réveillaient  tous  les  sentiments  que  j'avais  goûtés:   tout  20 
cela  me  jetait  dans  des  transports  que  je  ne  puis  décrire,  et 
semblait    me    rendre   à   la   fois   la   jouissance    de    ma    vie 
entière. 

En  descendant  vers  la  côte  je  sentis  une  impression  nouvelle 
dont  je  n'avais  aucune  idée;  c'était  un  certain  mouvement  25 
d'effroi  qui  me  resserrait  le  cœur  et  me  troublait  malgré 
moi.  Cet  effroi,  dont  je  ne  pouvais  démêler  la  cause,  crois- 
sait à  mesure  que  j'approchais  de  la  ville:  il  ralentissait  mon 
empressement  d'arriver,  et  fit  enfin  de  tels  progrès,  que  je 
m'inquiétais  autant  de  ma  diligence  que  j'avais  fait  jusque-  30 
là  de  ma  lenteur.  En  entrant  à  Vevey,  la  sensation  que 
j'éprouvai  ne  fut  rien  moins  qu'agréable:  je  fus  saisi  d'une 
violente  palpitation  qui  m'empêchait  de  respirer;  je  parlais 
d'une  voix  altérée  et  tremblante.  J'eus  peine  à  me  faire 
entendre  en  demandant  M.  de  Wolmar;  car  je  n'osai  jamais  35 


]62  vu  f  i  'i 

nommer  sa  femme    On  me  dit  qu'il  demeurait  s  Clara 
c  Yi  te  nouvelle  m'ôta  d<         la  la  poitrine  un  p  oq 

cents  livres;   et,  prenant  l  .  Lieues  qui  me  restaient  à 

faire  pour  un  répit,  je  me  réjoui-  «le  ce  qui  m'eût  désolé  dai 
5  un  autre  temps;    mais  j'appris  avec  un   vrai  chagrin  que 

madame  d'Orbe  était  à  Lausanne.     J'entrai  dans  une  aubei 
pour   reprendre   les   forces   qui   me   manquaient:     il   me   fut 
impossible  d'avaler  un  seul  morceau;  je  sufïoquan  en  buvant, 
et  ne  pouvais  vider  un  verre  qu'à  plusieurs  reprises.     Ma 

io  terreur  redoubla  quand  je  vis  mettre  les  chevaux  pour  re- 
partir.    Je  crois  que  j'aurais  donné   tout  au   monde  pour 
voir  briser  une  roue  en  chemin.     Je  ne  voyais  plus  Julie; 
mon  imagination  troublée  ne  me  présentait  que  des  obje 
confus;     mon   âme   était   dans   un    tumulte    universel.     Je 

iS  connaissais  la  douleur  et  le  désespoir;  je  les  aurais  préférés 
à  cet  horrible  état.  Enfin  je  puis  dire  n'avoir  de  ma  vie 
éprouvé  d'agitation  plus  cruelle  que  celle  où  je  me  trouvai 
durant  ce  court  trajet,  et  je  suis  convaincu  que  je  ne  l'aurais 
pu  supporter  une  journée  entière. 

20  En  arrivant,  je  fis  arrêter  à  la  grille;  et,  me  sentant  hors 
d'état  de  faire  un  pas,  j'envoyai  le  postillon  dire  qu'un 
étranger  demandait  à  parler  à  M.  de  Wolmar.  Il  était  à 
la  promenade  avec  sa  femme.  On  les  avertit,  et  ils  vinrent 
par  un  autre  côté,  tandis  que,  les  yeux  fichés  sur  l'avenue, 

25  j'attendais  dans  des  transes  mortelles  d'y  voir  paraître 
quelqu'un. 

A  peine  Julie  m'eut-elle  aperçu  qu'elle  me  reconnut.  A 
l'instant  me  voir,  s'écrier,  courir,  s'élancer  dans  mes  bras,  ne 
fut  pour  elle  qu'une  même  chose.     A  ce  son  de  voix  je  me 

30  sens  tressaillir;  je  me  retourne,  je  la  vois,  je  la  sens.  Ô 
mylord!  ô  mon  ami ...  je  ne  puis  parler  .  .  .  Adieu  crainte: 

1  Le  baron  d'Étange  avait,  on  s'en  souvient,  deux  habitations,  l'une 
à  Vevey,  la  «  maison  de  ville  »,  l'autre  deux  lieues  plus  loin  sur  les  hauteurs 
de  Clarens,  la  «  maison  de  campagne  ».  C'est  celle-ci  que  Julie  habitait 
avec  M.  de  Wolmar. 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  163 

adieu  terreur,  effroi,  respect  humain.  Son  regard,  son  cri, 
son  geste,  me  rendent  en  un  moment  la  confiance,  le  courage, 
et  les  forces.  Je  puise  dans  ses  bras  la  chaleur  et  la  vie;  je 
pétille  de  joie  en  la  serrant  dans  les  miens.  Un  transport 
sacré  nous  tient  dans  un  long  silence  étroitement  embrassés,  5 
et  ce  n'est  qu'après  un  si  doux  saisissement  que  nos  voix 
commencent  à  se  confondre  et  nos  yeux  à  mêler  leurs  pleurs. 
M.  de  Wolmar  était  là;  je  le  savais,  je  le  voyais:  mais 
qu'aurais-je  pu  voir?  Non,  quand  l'univers  entier  se  fût 
réuni  contre  moi,  quand  l'appareil  des  tourments  m'eût  envi-  10 
ronné,  je  n'aurais  pas  dérobé  mon  cœur  à  la  moindre  de  ces 
caresses,  tendres  prémices  d'une  amitié  pure  et  sainte  que  nous 
emporterons  dans  le  ciel! 

Cette  première  impétuosité  suspendue,  madame  de  Wolmar 
me  prit  par  la  main,  et,  se  retournant  vers  son  mari,  lui  dit  15 
avec  une  certaine  grâce  d'innocence  et  de  candeur  dont  je 
me  sentis  pénétré:  Quoiqu'il  soit  mon  ancien  ami,  je  ne  vous 
le  présente  pas,  je  le  reçois  de  vous,  et  ce  n'est  qu'honoré  de 
votre  amitié  qu'il  aura  désormais  la  mienne.  Si  les  nouveaux 
amis  ont  moins  d'ardeur  que  les  anciens,  me  dit-il  en  m'em-  20 
brassant,  ils  seront  anciens  à  leur  tour,  et  ne  céderont  point 
aux  autres.  Je  reçus  ses  embrassements,  mais  mon  cœur 
venait  de  s'épuiser,  et  je  ne  fis  que  les  recevoir. 

Après  cette  courte  scène,  j'observai  du  coin  de  l'œil  qu'on 
avait  détaché  ma  malle  et  remisé  ma  chaise.     Julie  me  prit  25 
sous  le  bras,  et  je  m'avançai  avec  eux  vers  la  maison,  presque 
oppressé  d'aise  de  voir  qu'on  y  prenait  possession  de  moi. 

Ce  fut  alors  qu'en  contemplant  plus  paisiblement  ce  visage 
adoré,  que  j'avais  cru  trouver  enlaidi,  je  vis  avec  une  surprise 
amère  et  douce  qu'elle  était  réellement  plus  belle  et  plus  3c 
brillante  que  jamais.  Ses  traits  charmants  se  sont  mieux 
formés  encore;  elle  a  pris  un  peu  plus  d'embonpoint  qui 
n'a  fait  qu'ajouter  à  son  éblouissante  blancheur.  La  petite 
vérole  n'a  laissé  sur  ses  joues  que  quelques  légères  traces 
presque  imperceptibles.     Au  lieu  de  cette  pudeur  souffrante  35 


1 6 1  vu  i.i  arovK 

qui  lui  faisait  autref  on  voit 

la  sécurité  de  la  vertu  s'allier  dans  son  chaste  regard  à  la 
douceur  el  à  la  sensibilité;  a  i  ontenam  e,  non  moins  ma 
e  i  moins  timide;  un  air  plus  libre  et  des  grâces  plus  franches 
5  ont  succédé  a  ces  manières  contraintes,  mêlées  de  tendi 
et  de  honte;  ci  si  le  sentiment  de  sa  faute  la  rendait  alors 
plus  touchante,  celui  de  sa  pureté  la  rend  aujourd'hui  plus 
cèle- te. 

A  peine  étions-nous  dans  le  salon  qu'elle  disparut,  et  rentra 

io  le  moment  d'après.     Elle   n'était    pas  seule.     Oui   pen 
vous  qu'elle  amenait  avec  elle?     Mylord,  c'étaient    ses  en- 
fants! ses  deux  enfants  plus  beaux  que  le  jour,  et  portant 
déjà  sur  leur  physionomie  enfantine  le  charme  et  l'attrait  de 
leur  mère!     Que  devins-je  à  cet  aspect?  cela  ne  peut  ni  se 

15  dire  ni  se  comprendre;  il  faut  le  sentir.  Mille  mouvements 
contraires  m'assaillirent  à  la  fois;  mille  cruels  et  délicieux 
souvenirs  vinrent  partager  mon  cœur.  Ô  spectacle  !  ô  regrets  ! 
Je  me  sentais  déchirer  de  douleur  et  transporter  de  joie.  Je 
voyais,  pour  ainsi  dire,  multiplier  celle  qui  me  fut  si  chère. 

20  Hélas!  je  voyais  au  même  instant  la  trop  vive  preuve  qu'elle 
ne  m'était  plus  rien,  et  mes  pertes  semblaient  se  multiplier 
avec  elle. 

Elle  me  les  amena  par  la  main.     Tenez,  me  dit-elle  d'un 
ton  qui  me  perça  l'âme,  voilà  les  enfants  de  votre  amie:   ils 

25  seront  vos  amis  un  jour;  soyez  le  leur  dès  aujourd'hui.  Aus- 
sitôt ces  deux  petites  créatures  s'empressèrent  autour  de  moi. 
me  prirent  les  mains,  et,  m 'accablant  de  leurs  innocentes 
caresses,  tournèrent  vers  l'attendrissement  toute  mon  émo- 
tion.    Je  les  pris  dans  mes  bras  l'un  et  l'autre;  et  les  pressant 

30  contre  ce  cœur  agité:  Chers  et  aimables  enfants,  dis-je  avec 
un  soupir,  vous  avez  à  remplir  une  grande  tâche.  Puissiez- 
vous  ressembler  à  ceux  de  qui  vous  tenez  la  vie;  puissiez- 
vous  imiter  leurs  vertus,  et  faire  un  jour  par  les  vôtres  la 
consolation  de  leurs  amis  infortunés!     Madame  de  Wolmar 

35  enchantée  me  sauta  au  cou  une  seconde  fois,  et  semblait  me 


LA    NOUVELLE   HÉLOÏSE  l6<$ 

vouloir  payer  par  ses  caresses  de  celles  que  je  faisais  à  ses 
deux  fils.  Mais  quelle  différence  du  premier  embrassement 
à  celui-là!  Je  l'éprouvai  avec  surprise.  C'était  une  mère 
de  famille  que  j'embrassais;  je  la  voyais  environnée  de  son 
époux  et  de  ses  enfants;  ce  cortège  m'en  imposait.  Je  trou-  5 
vais  sur  son  visage  un  air  de  dignité  qui  ne  m'avait  pas  frappé 
d'abord;  je  me  sentais  forcé  de  lui  porter  une  nouvelle  sorte 
de  respect;  sa  familiarité  m'était  presque  à  charge;  quelque 
belle  qu'elle  me  parût,  j'aurais  baisé  le  bord  de  sa  robe  de 
meilleur  cœur  que  sa  joue:  dès  cet  instant,  en  un  mot,  je  10 
connus  qu'elle  ou  moi  n'étions  plus  les  mêmes,  et  je  com- 
mençai tout  de  bon  à  bien  augurer  de  moi. 

Comment  Wolmar  et  Julie  ont  organisé  la  Vie  heureuse, 
conforme  à  la  Nature  et  à  la  Raison 

Sentimentalement,  Saint-Preux  raconte  le  bonheur  domestique 
de  Julie,  opposant  la  vie  de  la  campagne  à  la  vie  artificielle  des 
grandes  villes.1  15 

LETTRE   X.  —  DE    SAINT-PREUX   A   MYLORD  EDOUARD 

Que  de  plaisirs  trop  tard  connus  je  goûte  depuis  trois 
semaines!  La  douce  chose  de  couler  ses  jours  dans  le  sein 
d'une  tranquille  amitié,  à  l'abri  de  l'orage  des  passions  im- 
pétueuses! Mylord,  que  c'est  un  spectacle  agréable  et  tou- 
chant que  celui  d'une  maison  simple  et  bien  réglée  où  régnent  20 
l'ordre,  la  paix,  l'innocence;  où  l'on  voit  réuni  sans  appareil, 
sans  éclat,  tout  ce  qui  répond  à  la  véritable  destination  de 
l'homme!  La  campagne,  la  retraite,  le  repos,  la  saison,  la 
vaste  plaine  d'eau  qui  s'offre  à  mes  yeux,  le  sauvage  aspect 
des  montagnes,  tout  me  rappelle  ici  ma  délicieuse  île  de  25 
Tinian.2     Je  crois  voir  accomplir  les  vœux  ardents  que  j'y 

1  On   observera   comme   Rousseau   a   bien   prévu   l'organisation   du 
«  Home  »  moderne,  la  transformation  de  la  maison  de  parade  des  maîtres 
d'autrefois,  en  une  maison  de  confort  et  d'agrément. 

2  L  Ile  de  Tinian,  à  l'ouest  du  Chili,  dans  l'Océan  Pacifique,  visitée 
par  Saint-Preux  lors  de  son  voyage  autour  du  monde.     Il  la  décrit  ainsi 


EÔ6  vil   i.i    SDVB] 

formai  tant  de  fois.    J'y  mène  une  vie  de  pût,  j'y 

trouve  une  société  selon  mon  coeur.  Il  ne  manque  en  ce 
lieu  que  deux  personnes  pour  que  tout  mon  bonheur  y  soit 
rassemblé,  et  j'ai  l'espoir  de  les  y  voir  bientôt 
5  En  attendant  que  vous  et  madame  d'Orbe  veniez  mettre 
le  comble  aux  plaisirs  si  doux  et  si  purs  que  j'apprends  à 
goûter  où  je  suis,  je  veux  vous  en  donner  une  idée  par  le 
détail  d'une  économie  domestique  qui  annonce  la  félicité 
des  maîtres  de  la  maison,  et  la  fait  partager  à  ceux  qui 

10  l'habitent .  .  . 

Je  ne  vous  décrirai  point  la  maison  de  Clarens:  vous  la 
connaissez;  vous  savez  si  elle  est  charmante,  si  elle  m'offre 
des  souvenirs  intéressants,  si  elle  doit  m 'être  chère  et  par  ce 
qu'elle  me  montre  et  par  ce  qu'elle  me  rappelle.     Madame 

15  de  Wolmar  en  préfère  avec  raison  le  séjour  à  celui  d'Ktange, 
château  magnifique  et  grand,  mais  vieux,  triste,  incommode, 
et  qui  n'offre  dans  ses  environs  rien  de  comparable  à  ce  qu'on 
voit  autour  de  Clarens. 

Depuis  que  les  maîtres  de  cette  maison  y  ont  fixé  leur 

20  demeure,  ils  en  ont  mis  à  leur  usage  tout  ce  qui  ne  servait 
qu'à  l'ornement:  ce  n'est  plus  une  maison  faite  pour  être 
vue,  mais  pour  être  habitée.  Ils  ont  bouché  de  longues  en- 
filades pour  changer  des  portes  mal  situées;  ils  ont  coupé 
de  trop  grandes  pièces  pour  avoir  des  logements  mieux  dis- 

25  tribués;  à  des  meubles  anciens  et  riches,  ils  en  ont  substitué 
de  simples  et  de  commodes.  Tout  y  est  agréable  et  riant, 
tout  y  respire  l'abondance  et  la  propreté,  rien  n'y  sent  la 
richesse  et  le  luxe;  il  n'y  a  pas  une  chambre  où  l'on  ne  se 
reconnaisse  à  la  campagne,  et  où  l'on  ne  retrouve  toutes  les 

30  commodités  de  la  ville.  Les  mêmes  changements  se  font 
remarquer  au  dehors:  la  basse  cour  a  été  agrandie  aux  dépens 

(IV,  3)  :  «  J'ai  séjourné  trois  mois  dans  une  île  déserte  et  délicieuse,  douce 
et  touchante  image  de  l'antique  beauté  de  la  nature,  et  qui  semble  être 
confinée  au  bout  du  monde  pour  y  servir  d'asile  à  l'innocence  et  à  l'amour 
persécutés  ». 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  167 

des  remises.  A  la  place  d'un  vieux  billard  délabré  l'on  a 
fait  un  beau  pressoir,  et  une  laiterie  où  logeaient  des  paons 
criards  dont  on  s'est  défait.  Le  potager  était  trop  petit 
pour  la  cuisine;  on  en  a  fait  du  parterre  un  second,  mais  si 
propre  et  si  bien  entendu,  que  ce  parterre  ainsi  travesti  plaît  5 
à  l'œil  plus  qu'auparavant.  Aux  tristes  ifs  qui  couvraient 
les1  murs  ont  été  substitués  de  bons  espaliers.  Au  lieu  de 
l'inutile  marronnier  d'Inde,  de  jeunes  mûriers  noirs  com- 
mencent à  ombrager  la  cour;  et  l'on  a  planté  deux  rangs 
de  noyers  jusqu'au  chemin,  à  la  place  des  vieux  tilleuls  qui  10 
bordaient  l'avenue.  Partout  on  a  substitué  l'utile  à  l'agréa- 
ble, et  l'agréable  y  a  presque  toujours  gagné.  Quant  à 
moi,  du  moins,  je  trouve  que  le  bruit  de  la  basse-cour,  le  chant 
des  coqs,  le  mugissement  du  bétail,  l'attelage  des  chariots, 
les  repas  des  champs,  le  retour  des  ouvriers,  et  tout  l'appareil  15 
de  l'économie  rustique,  donnent  à  cette  maison  un  air  plus 
champêtre,  plus  vivant,  plus  animé,  plus  gai,  je  ne  sais  quoi 
qui  sent  la  joie  et  le  bien-être,  qu'elle  n'avait  pas  dans  sa 
morne  dignité. 

Leurs  terres  ne  sont  pas  affermées,  mais  cultivées  par  leurs  20 
soins;  et  cette  culture  fait  une  grande  partie  de  leurs  occupa- 
tions, de  leurs  biens  et  de  leurs  plaisirs.  La  baronnie  d'Étange 
n'a  que  des  prés,  des  champs,  et  du  bois;  mais  le  produit  de 
Clarens  est  en  vignes,  qui  font  un  objet  considérable;  et 
comme  la  différence  de  la  culture  y  produit  un  effet  plus  25 
sensible  que  dans  les  blés,  c'est  encore  une  raison  d'économie 
pour  avoir  préféré  ce  dernier  séjour.  Cependant  ils  vont 
presque  tous  les  ans  faire  les  moissons  à  leur  terre,  et  M.  de 
Wolmar  y  va  seul  assez  fréquemment.  Ils  ont  pour  maxime 
de  tirer  de  la  culture  tout  ce  qu'elle  peut  donner,  non  pour  3c 
faire  un  plus  grand  gain,  mais  pour  nourrir  plus  d'hommes. 
M.  de  Wolmar  prétend  que  la  terre  produit  à  proportion  du 
nombre  des  bras  qui  la  cultivent:  mieux  cultivée,  elle  rend 
davantage;  cette  surabondance  de  production  donne  de  quoi 
la  cultiver  mieux  encore;  plus  on  y  met  d'hommes  et  de  bétail,  35 


i:d8  vie  et  an 

plus  elle  fournil  d'excédant  I  leur  entretien.  On  ne  sait, 
dit  il,  ou  peut  B'arrêter  cette  augmentation  continueil 
réciproque  de  produit  et  de  cultivateurs,  lu  contraire,  les 
terrains  négligés  perdent  leur  fertilité:  moins  un  pays  produit 
s  d'hommes,  moins  il  produit  dedenréi  i  it  le  défaut  d'habi- 
tants qui  IVmprc  lie  de  nourrir  le  peu  qu'il  en  a,  et  dans  toute 
contrée    qui    se    dépeuple    on    doit    tût    ou    tard    mourir    de 

faim. 

Ayant  donc   beaucoup  de   terres  et   les  cultivant    ton 

10  avec  beaucoup  de  soin,  il  leur  faut,  outre  les  domestique-  de 
la  basse-cour,  un  grand  nombre  d'ouvriers  à  ht  journée:  ce 
qui  leur  procure  le  plaisir  de  faire  subsister  beaucoup  de  gens 
sans  s'incommoder.  Dans  le  choix  de  ces  journaliers,  ii^ 
préfèrent  toujours  ceux  du  pays,  et  les  voisins  aux  étra!:- 

15  et  aux  inconnus.  Si  l'on  perd  quelque  chose  à  ne  pas  prendre 
toujours  les  plus  robustes,  on  le  regagne  bien  par  l'afïection 
que  cette  préférence  inspire  à  ceux  qu'on  choisit,  par  l'avan- 
tage de  les  avoir  sans  cesse  autour  de  soi,  et  de  pouvoir  compter 
sur  eux  dans  tous  les  temps,  quoiqu'on  ne  les  paye  qu'une 

20  partie  de  l'année. 

Avec  tous  ces  ouvriers,  on  fait  toujours  deux  prix:  L'un 
est  le  prix  de  rigueur  et  de  droit,  le  prix  courant  du  pays, 
qu'on  s'oblige  à  leur  payer  pour  les  avoir  employés;  l'autre, 
un  peu  plus  fort,  est  un  prix  de  bénéficence,1  qu'on  ne  leur  paye 

25  qu'autant  qu'on  est  content  d'eux;  et  il  arrive  presque  tou- 
jours que  ce  qu'ils  font  pour  qu'on  le  soit  vaut  mieux  que  le 
surplus  qu'on  leur  donne:  car  M.  de  Wolmar  est  intègre  et 
sévère,  et  ne  laisse  jamais  dégénérer  en  coutume  et  en  abus 
les  institutions  de  faveur  et  de  grâce.     Ces  ouvriers  ont  des 

30  surveillants  qui  les  animent  et  les  observent.  Ces  surveil- 
lants sont  les  gens  de  la  basse-cour,  qui  travaillent  eux-mêmes, 
et  sont  intéressés  au  travail  des  autres  par  un  petit  denier 
qu'on  leur  accorde,  outre  leurs  gages,  sur  tout  ce  qu'on  re- 

35  cueille  par  leurs  soins.     De  plus,  M.  de  Wolmar  les  visite 
1  bénéficence,  mot  inventé  par  Rousseau;   anglais:    «  bonus». 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  l6û 

lui-même  presque  tous  les  jours,  souvent  plusieurs  fois  le 
jour,  et  sa  femme  aime  à  être  de  ces  promenades.  Enfin, 
dans  le  temps  des  grands  travaux,  Julie  donne  toutes  les  se- 
maines vingt  batz  l  de  gratification  à  celui  de  tous  les  travail- 
leurs, journaliers  ou  valets  indifféremment,  qui,  durant  ces  5 
huit  jours,  a  été  le  plus  diligent  au  jugement  du  maître.  Tous 
ces  moyens  d'émulation  qui  paraissent  dispendieux,  em- 
ployés avec  prudence  et  justice,  rendent  insensiblement  tout 
le  monde  laborieux,  diligent,  et  rapportent  enfin  plus  qu'ils 
ne  coûtent:  mais  comme  on  n'en  voit  le  profit  qu'avec  de  la  10 
constance  et  du  temps,  peu  de  gens  savent  et  veulent  s'en 
servir. 

Cependant  un  moyen  plus  efficace  encore,  le  seul  auquel 
des  vues  économiques  ne  font  point  songer,  et  qui  est  plus 
propre  à  madame  de  Wolmar,  c'est  de  gagner  l'affection  de  15 
ces  bonnes  gens  en  leur  accordant  la  sienne.  Elle  ne  croit 
point  s'acquitter  avec  de  l'argent  des  peines  que  l'on  prend 
pour  elle,  et  pense  devoir  des  services  à  quiconque  lui  en  a 
rendu:  ouvriers,  domestiques,  tous  ceux  qui  l'ont  servie  ne 
fût-ce  que  pour  un  seul  jour,  deviennent  tous  ses  enfants;  20 
elle  prend  part  à  leurs  plaisirs,  à  leurs  chagrins,  à  leur  sort; 
elle  s'informe  de  leurs  affaires;  leurs  intérêts  sont  les  siens; 
elle  se  charge  de  mille  soins  pour  eux;  elle  leur  donne  des 
conseils;  elle  accommode  leurs  différends,  et  ne  leur  marque 
pas  l'affabilité  de  son  caractère  par  des  paroles  emmiellées  25 
et  sans  effet,  mais  par  des  services  véritables  et  par  de  con- 
tinuels actes  de  bonté.  Eux,  de  leur  côté,  quittent  tout  à 
son  moindre  signe;  ils  volent  quand  elle  parle;  son  seul 
regard  anime  leur  zèle;  en  sa  présence  ils  sont  contents;  en 
son  absence  ils  parlent  d'elle  et  s'animent  à  la  servir.  Ses  3a 
charmes  et  ses  discours  font  beaucoup;  sa  douceur,  ses  vertus, 
font  davantage.  Ah  !  mylord,  l'adorable  et  puissant  empire 
que  celui  de  la  beauté  bienfaisante  ! 

1  Petite  monnaie  du  pays 


170  vu.   ii    ŒU\  I 

Julie  propose  les   BpOftl  comme  Garantie  contre 
les  mauvaises   Mœurs 

Pour  empêcher  les  désordi         pour  maintenir  l  ent 

parmi  les  villageois  et  les  domestiques,  M.  et  Mme  de  Wolmar 
veillenl    à  leur  pra  urer  des  disti 
Les  hommes  et  les  femmes  sont  généralement  tenu 
«5  femmes  causent   et   chantent,   et    s'occupent    d'ouvrages  du   - 
Mais: 

(Suite  de  la  meme  ht: 

Ce  n'est  rien  de  contenir  les  femmes  si  l'on  ne  contient 
aussi  les  hommes;  et  cette  partie  de  la  règle,  non  moins  im- 
portante que  l'autre,  est  plus  difficile  encore;    car  l'attaque 

10  est  en  général  plus  vive  que  la  défense:  c'est  l'intention  du 
conservateur  de  la  nature.  Dans  la  république,  on  retient  les 
citoyens  par  des  mœurs,  des  principes,  de  la  vertu:  mais 
comment  contenir  des  domestiques,  des  mercenaires,  autre- 
ment que  par  la  contrainte  et  la  gêne?    Tout  l'art  du  maître 

15  est  de  cacher  cette  gêne  sous  le  voile  du  plaisir  ou  de  l'intérêt, 
en  sorte  qu'ils  pensent  vouloir  tout  ce  qu'on  les  oblige  de 
faire.  L'oisiveté  du  dimanche,  le  droit  qu'on  ne  peut  guère 
leur  ôter  d'aller  où  bon  leur  semble  quand  leurs  fonctions  ne 
les  retiennent  point  au  logis,  détruisent  souvent  en  un  seul 

20  jour  l'exemple  et  les  leçons  des  six  autres.  L'habitude  du 
cabaret,  le  commerce  et  les  maximes  de  leurs  camarades,  la 
fréquentation  des  femmes  débauchées,  les  perdant  bientôt 
pour  leurs  maîtres  et  pour  eux-mêmes,  les  rendent  par  mille 
défauts  incapables  du  service  et  indignes  de  la  liberté. 

25  On  remédie  à  cet  inconvénient  en  les  retenant  par  les 
mêmes  motifs  qui  les  portaient  à  sortir.  Qu'allaient-ils 
faire  ailleurs?  boire  et  jouer  au  cabaret.  Ils  boivent  et 
jouent  au  logis.  Toute  la  différence  est  que  le  vin  ne  leur 
coûte  rien,  qu'ils  ne  s'enivrent  pas,  et  qu'il  y  a  des  gagnants 

30  au  jeu  sans  que  jamais  personne  perde.  Voici  comment 
on  s'y  prend  pour  cela. 

Derrière  la  maison  est  une  allée  couverte  dans  laquelle  on 


LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE  171 

a  établi  la  lice  des  jeux:  c'est  là  que  les  gens  de  livrée  et  ceux 
de  la  basse-cour  se  rassemblent  en  été,  le  dimanche,  après  le 
prêche,  pour  y  jouer,  en  plusieurs  parties  liées,1  non  de  l'argent, 
on  ne  le  souffre  pas,  ni  du  vin,  on  leur  en  donne,  mais  une  mise 
fournie  par  la  libéralité  des  maîtres.  Cette  mise  est  tou-  5 
jours  quelque  petit  meuble  ou  quelque  nippe  à  leur  usage. 
Le  nombre  des  jeux  est  proportionné  à  la  valeur  de  la  mise; 
en  sorte  que,  quand  cette  mise  est  un  peu  considérable,  comme 
des  boucles  d'argent,  des  bas  de  soie,  un  chapeau  fin,  ou 
autre  chose  semblable,  on  emploie  ordinairement  plusieurs  10 
séances  à  la  disputer.  On  ne  s'en  tient  point  à  une  seule 
espèce  de  jeu;  on  les  varie,  afin  que  le  plus  habile  dans  un 
n'emporte  pas  toutes  les  mises,  et  pour  les  rendre  tous  plus 
adroits  et  plus  forts  par  des  exercices  multipliés.  Tantôt 
c'est  à  qui  enlèvera  à  la  course  un  but  placé  à  l'autre  bout  de  15 
l'avenue;  tantôt  à  qui  lancera  le  plus  loin  la  même  pierre; 
tantôt  à  qui  portera  le  plus  longtemps  le  même  fardeau; 
tantôt  on  dispute  un  prix  en  tirant  au  blanc.2  On  joint  à 
la  plupart  de  ces  jeux  un  petit  appareil  qui  les  prolonge  et  les 
rend  amusants.  Le  maître  et  la  maîtresse  les  honorent  20 
souvent  de  leur  présence:  on  y  amène  quelquefois  les  enfants; 
les  étrangers  même  y  viennent,  attirés  par  la  curiosité,  et 
plusieurs  ne  demanderaient  pas  mieux  que  d'y  concourir; 
mais  nul  n'est  jamais  admis  qu'avec  l'agrément  des  maîtres 
et  du  consentement  des  joueurs,  qui  ne  trouveraient  par  leur  25 
compte  à  l'accorder  aisément.  Insensiblement  il  s'est  fait 
de  cet  usage  une  espèce  de  spectacle,  où  les  acteurs,  animés 
par  les  regards  du  public,  préfèrent  la  gloire  des  applaudisse- 
ments à  l'intérêt  du  prix.  Devenus  plus  vigoureux  et  plus 
agiles,  ils  s'en  estiment  davantage  ;  et,  s'accoutumant  à  t  irer  leur  3a 
valeur  d'eux-mêmes  plutôt  que  de  ce  qu'ils  possèdent,  tout 
valets  qu'ils  sont,  l'honneur  leur  devient  plus  cher  que  l'argent. 

1  partie  liée  =  où  il  est  «  convenu  qu'il   faille  gagner   deux  parties 
sur  trois,  ou  deux  parties  de  suite  pour  avoir  l'enjeu»  (Littré). 

2  Tirer  à  la  cible. 


172  vu  i.i  an  \  i 

La  Danse 

[Suite  de  la  mètiu  U  U 

L'hiver,  les  plaisirs  <  hangenl  d'espfe  e  ainsi  que  les  travaux. 
Lesdiman<  lies,  tous  les  gens  de  la  maison,  e(  même  les  voisins, 
hommes  et   femmes  indifféremment,  semblent   après 

Le  service  dans  une  salle  basse,  où  ils  trouvent  du  feu,  du  vin, 

S  des  fruits,  des  gâteaux,  et  un  violon  qui  les  fait  danser. 
Madame  de  Wolmar  ne  manque  jamais  de  s'y  rendre,  au 
moins  pour  quelques  instants,  afin  d'y  maintenir  par  sa 
présence  l'ordre  et  la  modestie;  et  il  n'est  pas  rare  qu'elle  y 
danse  elle-même,  fût-ce  avec  ses  propres  gens.     Cette  règle, 

10  quand  je  l'appris,  me  parut  d'abord  moins  conforme  à  la 
sévérité  des  mœurs  protestantes.  Je  le  dis  à  Julie;  et  voici 
à  peu  près  ce  qu'elle  me  répondit. 

La  pure  morale  est  si  chargée  de  devoirs  sévères,  que  si  on 
la  surcharge  encore  de  formes  indifférentes,   c'est  presque 

15  toujours  aux  dépens  de  l'essentiel.  On  dit  que  c'est  le  cas  de 
la  plupart  des  moines,  qui,  soumis  à  mille  règles  inutiles,  ne 
savent  ce  que  c'est  qu'honneur  et  vertu.  Nos  gens  d'église 
ont  encore  quelques  maximes  qui  paraissent  plus  fondées 
sur  le  préjugé  que  sur  la  raison.     Telle  est  celle  qui  blâme  la 

20  danse  et  les  assemblées:  comme  s'il  y  avait  plus  de  mal  à 
danser  qu'à  chanter,  que  chacun  de  ces  amusements  ne  fût 
pas  également  une  inspiration  de  la  nature,  et  que  ce  fût  un 
crime  de  s'égayer  en  commun  par  une  récréation  innocente 
et  honnête  !     Pour  moi,  je  pense  au  contraire  que,  toutes  les 

25  fois  qu'il  y  a  concours  des  deux  sexes,  tout  divertissement 
public  devient  innocent  par  cela  même  qu'il  est  public;  au 
lieu  que  l'occupation  la  plus  louable  est  suspecte  dans  le 
tête-à-tête.1 

1  Et  ici  Rousseau  reprend  la  même  idée  développée  dans  la  Lettre  sur 
les  Spectacles.  Cet  extrait  est  donné  plus  haut  sous  ie  titre  Les  Fêtes  dans 
une  République.  Monsieur  et  Madame  de  Wolmar  prennent,  dans  leurs 
domaines  de  Clarens,  la  place  des  «  seigneuries  »  dans  la  République  de 
Genève 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  173 

L'Elysée 

Fidèle  à  son  principe  de  la  supériorité  de  la  nature  sur  l'art 
de  l'homme,  Rousseau  oppose  aux  jardins  artificiels  comme 
ceux  de  Versailles,  et  qui  étaient  alors  à  la  mode,  les  jardins  où 
le  pittoresque  de  la  nature  a  été  préservé  ou  imité.1 

LETTRE    XI.  —  DE   SAINT-PREUX   A    MYLORD   EDOUARD 

.  .  .  Après  avoir  admiré  l'effet  de  la  vigilance  et  des  soins    5 
de  la  plus  respectable  mère  de  famille  dans  l'ordre  de  sa  mai- 
son, j'ai  vu  celui  de  ses  récréations  dans  un  lieu  retiré  dont 
elle  fait  sa  promenade  favorite,  et  qu'elle  appelle  son  Elysée. 

Il  y  avait  plusieurs  jours  que  j'entendais  parler  de  cet  Elysée 
dont  on  me  faisait  une  espèce  de  mystère.  Enfin,  hier  après  ia 
dîner,  l'extrême  chaleur  rendant  le  dehors  et  le  dedans  de  la 
maison  presque  également  insupportables,  M.  de  Wolmar 
proposa  à  sa  femme  de  se  donner  congé  cette  après-midi; 
et,  au  lieu  de  se  retirer  comme  à  l'ordinaire  dans  la  chambre 
de  ses  enfants  jusque  vers  le  soir,  de  venir  avec  nous  respirer  15 
dans  le  verger;  elle  y  consentit,  et  nous  nous  y  rendîmes 
ensemble. 

Ce  lieu,  quoique  tout  proche  de  la  maison,  est  tellement 
caché  par  l'allée  couverte  qui  l'en  sépare,  qu'on  ne  l'aperçoit 
de  nulle  part.  L'épais  feuillage  qui  l'environne  ne  permet  20 
point  à  l'œil  d'y  pénétrer,  et  il  est  toujours  soigneusement 
fermé  à  la  clef.  A  peine  fus-je  au-dedans,  que,  la  porte  étant 
masquée  par  des  aunes  et  des  coudriers  qui  ne  laissent  que 
deux  étroits  passages  sur  les  côtés,  je  ne  vis  plus  en  me  re- 
tournant par  où  j'étais  entré;  et,  n'apercevant  point  de  25 
porte,  je  me  trouvai  là  comme  tombé  des  nues. 

En  entrant  dans  ce  prétendu  verger,  je  fus  frappé  d'une 
agréable  sensation  de  fraîcheur  que  d'obscurs  ombrages,  une 

1  Sur  cette  discussion,  au  XVIIIme  siècle,  touchant  la  supériorité  des 
jardins  artificiels  et  des  jardins  naturels  ou  anglais,  voir  D.  Mornet, 
Le  Sentiment  de  la  Nature  de  J  -J ' .  Rousseau  à  Bernardin  de  Saint-Pirrre 
(1907),  II,  n,  ch.  2. 


174  vie  m  a 

verdure  animée  et  v  ive,  des  fletu  un 

gazouillement  d'eau  courante,  et  le  chant  de  milL         lux, 
portèrent  à  mon  imagination  du  moins  autant  qu'à 
mais  en  même  temps  je  crus  voir  le  lieu  le  plus  sauvage,  Le 
5  plus  solitaire  de  la  nature,  et  il  me  semblait  d'être  le  prei 
mortel  qui  jamais  eût  pénétré  dans  ce  désert.    Surpris, 
transporté  d'un  spectacle  si  peu  prévu,  je  re.-tai  un  moment 
immobile,  et  m'écriai  dans  un  enthousiasme  involontaire: 
Oh!    Tinian!  6  Juan-Fernandez  ! ]    Julie,  le  bout  du  monde 

io  est  à  votre  porte!  Beaucoup  de  gens  le  trouvent  i<  i  iumme 
vous,  dit-elle  avec  un  sourire;  mais  vingt  pas  de  plus  les 
ramènent  bien  vite  à  Clarens:  voyons  si  le  charme  tiendra 
plus  longtemps  chez  vous.  C'est  ici  le  même  verger  où  vous 
vous  êtes  promené  autrefois  et  où  vous  vous  battiez  avec 

15  ma  cousine  à  coups  de  pêches.  Vous  savez  que  l'herbe  y 
était  assez  aride,  les  arbres  assez  clair-semés,  donnant  assez 
peu  d'ombre,  et  qu'il  n'y  avait  point  d'eau.  Le  voilà  mainte- 
nant frais,  vert,  habillé,  paré,  fleuri,  arrosé.  Que  pensez- 
vous  qu'il  m'en  a  coûté  pour  le  mettre  dans  l'état  où  il  est  ? 

20  car  il  est  bon  de  vous  dire  que  j'en  suis  la  surintendante,  et 
que  mon  mari  m'en  laisse  l'entière  disposition.  Ma  foi,  lui 
dis-je,  il  ne  vous  en  a  coûté  que  de  la  négligence.  Ce  lieu  est 
charmant,  il  est  vrai,  mais  agreste  et  abandonné;  je  n'y  vois 
point  de  travail  humain.     Vous  avez  fermé  la  porte;    l'eau 

25  est  venue  je  ne  sais  comment;  la  nature  seule  a  fait  tout  le 
reste;  et  vous-même  n'eussiez  jamais  su  faire  aussi  bien 
qu'elle.  Il  est  vrai,  dit-elle,  que  la  nature  a  tout  fait,  mais 
sous  ma  direction,  et  il  n'y  a  rien  là  que  je  n'aie  ordonné. 
Encore  un  coup,   devinez.     Premièrement,  repris-je,  je  ne 

30  comprends  point  comment  avec  de  la  peine  et  de  l'argent  on 
a  pu  suppléer  au  temps.  Les  arbres  .  .  .  Quant  à  cela,  dit 
M.  de  YVolmar,  vous  remarquerez  qu'il  n'y  en  a  pas  beaucoup 
de  fort  grands,  et  ceux-là  y  étaient  déjà.     De  plus,  Julie  a 

1  îles  désertes  de  la  mer  du  Sud.  célèbres  dans  le  voyage  de  Famiral 
Anson.    Voir  ci-dessus,  la  première  note  à  la  lettre  X. 


LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE  175 

commencé  ceci  longtemps  avant  son  mariage  et  presque 
d'abord,  après  la  mort  de  sa  mère,  qu'elle  vint  avec  son  père 
chercher  ici  la  solitude.  Eh  bien  !  dis-je,  puisque  vous  voulez 
que  tous  ces  massifs,  ces  grands  berceaux,  ces  touffes  pen- 
dantes, ces  bosquets  si  bien  ombragés,  soient  venus  en  sept  ou  5 
huit  ans,  et  que  l'art  s'en  soit  mêlé,  j'estime  que,  si  dans  une 
enceinte  aussi  vaste  vous  avez  fait  tout  cela  pour  deux  mille 
écus,  vous  avez  bien  économisé.  Vous  ne  surfaites  que  de 
deux  mille  écus,  dit-elle;  il  ne  m'en  a  rien  coûté.  Com- 
ment, rien?  Non,  rien;  à  moins  que  vous  ne  comptiez  une  10 
douzaine  de  journées  par  an  de  mon  jardinier,  autant  de  deux 
ou  trois  de  mes  gens,  et  quelques-unes  de  M.  de  Wolmar 
lui-même,  qui  n'a  pas  dédaigné  d'être  quelquefois  mon  garçon 
jardinier.  Je  ne  comprenais  rien  à  cette  énigme:  mais 
Julie,  qui  jusque-là  m'avait  retenu,  me  dit  en  me  laissant  aller:  15 
Avancez,  et  vous  comprendrez.  Adieu  Tinian,  adieu  Juan- 
Fernandez,  adieu  tout  l'enchantement!  Dans  un  moment 
vous  allez  être  de  retour  du  bout  du  monde. 

Je  me  mis  à  parcourir  avec  extase  ce  verger  ainsi  méta- 
morphosé;  et  si  je  ne  trouvai  point  de  plantes  exotiques  et  20 
de  productions  des  Indes,  je  trouvai  celles  du  pays  disposées 
et  réunies  de  manière  à  produire  un  effet  plus  riant  et  plus 
agréable.1    Le  gazon  verdoyant,  mais  court  et  serré,  était 
mêlé  de  serpolet,  de  baume,  de  thym,  de  marjolaine,  et  d'au- 
tres herbes  odorantes.     On  y  voyait  briller  mille  fleurs  des  25 
champs,   parmi  lesquelles  l'œil  en   démêlait  avec   surprise 
quelques-unes  de  jardin,  qui  semblaient  croître  naturellement 
avec  les  autres.     Je  rencontrais  de  temps  en  temps  des  touf- 
fes obscures,  impénétrables  aux  rayons  du  soleil,  comme  dans 
la  plus  épaisse  forêt;   ces  touffes  étaient  formées  des  arbres  30 
du  bois  le  plus  flexible,  dont  on   avait  fait  recourber  les 
branches,  pendre  en  terre,  et  prendre  racine,  par  un  art 
semblable  à  ce  que  font  naturellement  les  mangles  en  Améri- 

1  Pour  le  passage  suivant  on  se  souviendra  que  Rousseau  était  ud 
botaniste  passionné. 


j  76  VII.    1.1    o  ■    . 

que.     1  >;m    le    lietu  plu  I  et  là. 

ordre  et   sans   lymétrie,  des  broussaillc    de  1  de  fram- 

boisiers, d<         cilles,  des  fourrés  de  lilas,  de  ooi  etier,  de 
sureau,  de  seringat,  fie-  genêt,  de  trifolium,  qui  paraient  la 
5  terre  en  lui  donnant  l'air  d'être  en  friche.    Je  suivais  des 
allées  tortueuses  et  irrégulières  bordées  de  ces  h  fleuris, 

et  couvertes  de  mille  guirlandes  de  vigne  de  Judée,  de  vig 
vierge,  de  houblon,  de  liseron,  de  couleuvrée,  de  clématite, 
et  d'autres  plant*  5 de»  el  te  espi  1  e,  parmi  lesquelles  le  <  bèvre- 

10  feuille  et  le  jasmin  daignaient  se  confondre.  Ces  guirlandes 
semblaient  jetées  négligemment  d'un  arbre  à  l'autre,  comme 
j'en  avais  remarqué  quelquefois  dans  le^  forêts,  et  formaient 
sur  nous  des  espèces  de  draperies  qui  nous  garantiraient  du 
soleil,  tandis  que  nous  avions  sous  nos  pieds  un  marcher  doux. 

15  commode  et  sec,  sur  une  mousse  fine,  sans  sable,  sans  herbe, 
et  sans  rejetons  raboteux.  Alors  seulement  je  découvris, 
non  sans  surprise,  que  ces  ombrages  verts  et  touffus,  qui 
m'en  avaient  tant  imposé  de  loin,  n'étaient  formés  que  de  ces 
plantes  rampantes  et  parasites,  qui,  guidées  le  long  des  arbres, 

20  environnaient  leurs  têtes  du  plus  épais  feuillage,  et  leurs  pieds 
d'ombre  et  de  fraîcheur.  J'observai  même  qu'au  moyen 
d'une  industrie  assez  simple  on  avait  fait  prendre  racine  sur 
les  troncs  des  arbres  à  plusieurs  de  ces  plantes,  de  sorte 
qu'elles  s'étendaient  davantage  en  faisant  moins  de  chemin. 

25  Vous  concevez  bien  que  les  fruits  ne  s'en  trouvent  pas  mieux 
de  toutes  ces  additions;  mais  dans  ce  lieu  seul  on  a  sacrifié 
l'utile  à  l'agréable,  et  dans  le  reste  des  terres  on  a  pris  un 
tel  soin  des  plants  et  des  arbres,  qu'avec  ce  verger  de  moins 
la  récolte  en  fruits  ne  laisse  pas  d'être  plus  forte  qu'aupara- 

30  vant.  Si  vous  songez  combien  au  fond  d'un  bois  on  est 
charmé  quelquefois  de  voir  un  fruit  sauvage  et  même  de  s'en 
rafraîchir,  vous  comprendrez  le  plaisir  qu'on  a  de  trouver 
dans  ce  désert  artificiel  des  fruits  excellents  et  mûrs,  quoique 
clair-semés  et  de  mauvaise  mine;    ce  qui  donne  encore  ie 

35  plaisir  de  la  recherche  et  du  choix. 


LA    NOUVELLE  HÉLOÏSE  177 

Toutes  ces  petites  routes  étaient  bordées  et  traversées 
d'une  eau  limpide  et  claire,  tantôt  circulant  parmi  l'herbe 
et  les  fleurs  en  filets  presque  imperceptibles,  tantôt  en  plus 
grands  ruisseaux  courant  sur  un  gravier  pur  et  marqueté 
qui  rendait  l'eau  plus  brillante.  On  voyait  des  sources  5 
bouillonner  et  sortir  de  la  terre,  et  quelquefois  des  canaux 
plus  profonds  dans  lesquels  l'eau  calme  et  paisible  réfléchissait 
à  l'œil  les  objets.  Je  comprends  à  présent  tout  le  reste,  dis-je 
à  Julie:  mais  ces  eaux  que  je  vois  toutes  parts  .  .  .  Elles 
viennent  de  là,  reprit-elle  en  me  montrant  le  côté  où  était  la  10 
terrasse  de  son  jardin.  C'est  ce  même  ruisseau  qui  fournit 
à  grands  frais  dans  le  parterre  un  jet  d'eau  dont  personne  ne 
se  soucie.  M.  de  Wolmar  ne  veut  pas  le  détruire,  par  re- 
spect pour  mon  père  qui  l'a  fait  faire:  mais  avec  quel  plaisir 
nous  venons  tous  les  jours  voir  courir  dans  ce  verger  cette  15 
eau  dont  nous  n'approchons  guère  au  jardin!  le  jet  d'eau 
joue  pour  les  étrangers,  le  ruisseau  coule  ici  pour  nous.  Il 
est  vrai  que  j'y  ai  réuni  l'eau  de  la  fontaine  publique  *  qui 
se  rendait  dans  le  lac  par  le  grand  chemin,  qu'elle  dégradait  au 
préjudice  des  passants  et  à  pure  perte  pour  tout  le  monde.  20 
Elle  faisait  un  coude  au  pied  du  verger  entre  deux  rangs  de 
saules;  je  les  ai  renfermés  dans  mon  enceinte,  et  j'y  conduis 
la  même  eau  par  d'autres  routes. 

Je  vis  alors  qu'il  n'avait  été  question  que  de  faire  serpenter 
ces  eaux  avec  économie  en  les  divisant  et  réunissant  à  propos  25 
en  épargnant  la  pente  le  plus  qu'il  était  possible,  pour  pro- 

1  Rousseau  donne  cette  description  des  fontaines  dans  ces  régions: 
«  Ces  fontaines  qui  sont  élevées  et  taillées  en  obélisques  ou  en  colonnes, 
et  coulent  par  des  tuyaux  de  fer  dans  de  grands  bassins,  sont  un  des  or- 
nements de  la  Suisse.  Il  n'y  a  si  chétif  village  qui  n'en  ait  au  moins  deux 
ou  trois;  les  maisons  écartées  ont  presque  chacune  la  sienne,  et  l'on  en 
trouve  même  sur  les  chemins  pour  la  commodité  des  passants,  hommes  et 
bestiaux.  Je  ne  saurais  exprimer  combien  l'aspect  de  toutes  ces  belles 
eaux  coulantes  est  agréable  au  milieu  des  rochers  et  des  bois  durant  les 
chaleurs;  l'on  est  déjà  rafraîchi  par  la  vue,  et  l'on  est  tenté  de  boire  sans 
avoir  soif  ».     (Lettre  à  M.  de  Luxembourg.  28  janv.  1763.) 


j  7  8  v  1 1 .  i .  i  <  i . 

longer  le  i  ircuil  et  m  ménager  le  murmure  de  quelqui 
chutes,     Une  (  oui  be  de  glai  «l'un  poui  <•  di 

du  lac  et  parsemée  de  i  oquiilages  formait  le  lit  cl 
C<     mêmes  ru  mt  par  intervalle  quelque 

5  larges  tuiles  recouvertes  de  ;  «.-au  du 

sol,  formaient  à  leur  issue  autant  de  sources  artificielles. 
Quelques  filets  B'en  élevaient  par  des  siphons  sur  des  lieux 
raboteux  et  bouillonnaient  en  retombant.    Enfin  la  I 

ainsi  rafraîchie  et  humectée  donnait  sa  le  nouvelles 

io  fleurs  et  entretenait  l'herbe  toujours  verdoyante  et  belle. 
Plus  je  parcourais  cet  agréable  asile,  plus  je  sentais  aug- 
menter  la  sensation   délicieuse  que   j'avais  éprouvée   en    v 
entrant:  cependant  la  curiosité  me  tenait  en  haleine.     J'étais 
plus  empressé  de  voir  les  objets  que  d'examiner  leurs  impres- 

15  sions,  et  j'aimais  à  me  livrer  à  cette  charmante  contemplation 
sans  prendre  la  peine  de  penser.  Mais  madame  de  Wol- 
mar,  me  tirant  de  ma  rêverie,  me  dit  en  me  prenant  sous  le 
bras:  Tout  ce  que  vous  voyez  n'est  que  la  nature  végétale 
et  inanimée;    et,  quoi  qu'on  puisse  faire,  elle  laisse  toujours 

20  une  idée  de  solitude  qui  attriste.  Venez  la  voir  animée  et 
sensible,  c'est  là  qu'à  chaque  instant  du  jour  vous  lui  trouverez 
un  attrait  nouveau.  Vous  me  prévenez,  lui  dis-je;  j'en- 
tends un  ramage  bruyant  et  confus,  et  j'aperçois  assez  peu 
d'oiseaux:   je  comprends  que  vous  avez  une  volière.     Il  est 

25  vrai,  dit-elle;   approchons-en.     Je  n'osai  dire  encore  ce  que 

je  pensais  de  la  volière;  mais  cette  idée  avait  quelque  chose 

qui  me  déplaisait,  et  ne  me  semblait  point  assortie  au  reste. 

Nous  descendîmes  par  mille  détours  au  bas  du  verger,  où 

je  trouvai  toute  l'eau  réunie  en  un  joli  ruisseau  coulant  douce- 

30  ment  entre  deux  rangs  de  vieux  saules  qu'on  avait  souvent 
ébranchés.  Leurs  têtes  creuses  et  demi-chauves  formaient 
des  espèces  de  vases  d'où  sortaient,  par  l'adresse  dont  j'ai 
parlé,  des  touffes  de  chèvrefeuille,  dont  une  partie  s'entre- 
laçait autour  des  branches,  et  l'autre  tombait  avec  grâce  le 

35  long  du  ruisseau.     Presque  à  l'extrémité  de  l'enceinte  était 


LA  NOUVELLE  HELOÏSE  I79 

un  petit  bassin  bordé  d'herbes,  de  joncs,  de  roseaux,  servant 
d'abreuvoir  à  la  volière,  et  dernière  station  de  cette  eau  si 
précieuse  et  si  bien  ménagée. 

Au  delà  de  ce  bassin  était  un  terre-plein  terminé  dans 
l'angle  de  l'enclos  par  un  monticule  garni  d'une  multitude  $ 
d'arbrisseaux  de  toute  espèce;  les  plus  petits  vers  le  haut 
et  toujours  croissant  en  grandeur  à  mesure  que  le  sol  s'abais- 
sait; ce  qui  rendait  le  plan  des  têtes  presque  horizontal,  ou 
montrait  au  moins  qu'un  jour  il  le  devait  être.  Sur  le  devant 
étaient  une  douzaine  d'arbres  jeunes  encore,  mais  faits  pour  10 
devenir  fort  grands,  tels  que  le  hêtre,  l'orme,  le  frêne,  l'acacia. 
C'étaient  les  bocages  de  ce  coteau  qui  servaient  d'asile  à 
cette  multitude  d'oiseaux  dont  j'avais  entendu  de  loin  le 
ramage;  et  c'était  à  l'ombre  de  ce  feuillage  comme  sous 
un  grand  parasol  qu'on  les  voyait  voltiger,  courir,  chanter,  15 
s'agacer,  se  battre  comme  s'ils  ne  nous  avaient  pas  aperçus. 
Ils  s'enfuirent  si  peu  à  notre  approche,  que,  selon  l'idée  dont 
j'étais  prévenu,  je  les  crus  d'abord  enfermés  par  un  grillage; 
mais  lorsque  nous  fûmes  arrivés  au  bord  du  bassin,  j'en  vis 
plusieurs  descendre  et  s'approcher  de  nous  sur  une  espèce  20 
de  courte  allée  qui  séparait  en  deux  le  terre-plein  et  com- 
muniquait du  bassin  à  la  volière.  M.  de  Wolmar,  faisant 
le  tour  du  bassin,  sema  sur  l'allée  deux  ou  trois  poignées  de 
grains  mélangés  qu'il  avait  dans  sa  poche;  et,  quand  il  se 
fut  retiré,  les  oiseaux  accoururent  et  se  mirent  à  manger  25 
comme  des  poules,  d'un  air  si  familier  que  je  vis  bien  qu'ils 
étaient  faits  à  ce  manège.  Cela  est  charmant!  m'écriai-je. 
Ce  mot  de  volière  m'avait  surpris  de  votre  part;  mais  je 
l'entends  maintenant:  je  vois  que  vous  voulez  des  hôtes 
et  non  pas  des  prisonniers.  Qu'appelez- vous  des  hôtes?  30 
répondit  Julie:  c'est  nous  qui  sommes  les  leurs;  ils  sont  ici 
les  maîtres,  et  nous  leur  payons  tribut  pour  en  être  souf- 
ferts quelquefois.  Fort  bien,  repris-je;  mais  comment  ces 
maîtres-là  se  sont-ils  emparés  de  ce  lieu?  le  moyen  d'y  ras- 
sembler tant  d'habitants  volontaires?  je  n'ai  pas  ouï  dire  35 


I  <So  VIE  ET  a 


qu'on  .m  jamai    rien  tenté  de  pareil;   el  je  n'aurais  point 
<  m  qu'on  y  put  rén  la  preu  mes 

yeux. 

La  patience  el  le  temps,  'lit  M.  de  Wolmar,  oui  ta.il 
5  mirac  le.    (  !e  sont   des  expédient  -  don!   b 
s'avisenl    guère   dans   leurs   plaisirs.     Toujours   pressés   de 
jouir,  la  force  et  L'argent  sont  les  seuls  ;  qu'ils  con- 

naissent :   ils  ont  des  oiseaux  dans  des 
tant   par  mois.    Si  jamai-  des  valets  approchaient   d< 

10  lieu,  vous  en  verriez  bientôt  les  oiseaux  disparaître;  et  s'ils 
y  sont  à  présent  en  grand  nombre,  i  'est  qu'il  y  en  a  toujours 
eu.     On  ne  les  fait  pas  venir  quand  il  n'y  en  a  point:   ma 
est  aisé,  quand  il  y  en  a,  d'en  attirer  davantage  en  prévenant 
tous  leurs  besoins,  en  ne  les  effrayant  jamais,  en  leur  laissant 

15  faire  leur  couvée  en  sûreté  et  ne  dénichant  point  les  petits; 
car  alors  ceux  qui  s'y  trouvent  restent,  et  ceux  qui  survien- 
nent restent  encore.  Ce  bocage  existait,  quoiqu'il  fût  séparé 
du  verger;  Julie  n'a  fait  que  l'y  renfermer  par  une  haie  vive, 
ôter  celle  qui  l'en  séparait,  l'agrandir,  et  l'orner  de  nouveaux 

20  plants.  Vous  voyez,  à  droite  et  à  gauche  de  l'allée  qui  y 
conduit,  deux  espaces  remplis  d'un  mélange  confus  d'herbes, 
de  pailles  et  de  toutes  sortes  de  plantes.  Elle  y  fait  semer 
chaque  année  du  blé,  du  mil,  du  tournesol,  du  chenevis,  des 
pesettes,  généralement  de  tous    les  grains  que  les  oiseaux 

25  aiment,  et  l'on  n'en  moissonne  rien.  Outre  cela,  presque 
tous  les  jours,  été  et  hiver,  elle  ou  moi  leur  apportons  à 
manger;  et  quand  nous  y  manquons,  la  Fanchon  l  y  supplée 
d'ordinaire.  Ils  ont  l'eau  à  quatre  pas,  comme  vous  voyez. 
Madame  de  Wolmar  pousse  l'attention  jusqu'à  les  pourvoir 

30  tous  les  printemps  de  petits  tas  de  crin,  de  paille,  de  laine. 
de  mousse,  et  d'autres  matières  propres  à  faire  des  nids. 
Avec  le  voisinage  des  matériaux,  l'abondance  des  vivres  et 
le  grand  soin  qu'on  prend  d'écarter  tous  les  ennemis,  l'éter- 
nelle tranquillité  dont  ils  jouissent  les  porte  à  pondre  en  un 
1  Une  servante  très  dévouée  à  Julie  et  à  la  famille  de  celle-ci. 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  l8l 

lieu  commode  où  rien  ne  leur  manque,  où  personne  ne  les 
trouble.  Voilà  comment  la  patrie  des  pères  est  encore  celle 
des  enfants,  et  comment  la  peuplade  se  soutient  et  se  mul- 
tiplie .  . 

En  considérant  tout  cela,  je  trouvais  assez  bizarre  qu'on  5 
prît  tant  de  peine  pour  se  cacher  celle  qu'on  avait  prise; 
n'aurait-il  pas  mieux  valu  n'en  point  prendre?  Malgré 
tout  ce  qu'on  vous  a  dit,  me  répondit  Julie,  vous  jugez  du 
travail  par  l'effet,  et  vous  vous  trompez.  Tout  ce  que  vous 
voyez  sont  des  plantes  sauvages  ou  robustes  qu'il  suffit  de  10 
mettre  en  terre,  et  qui  viennent  ensuite  d'elles-mêmes.  D'ail- 
leurs, la  nature  semble  vouloir  dérober  aux  yeux  des  hommes 
ses  vrais  attraits,  auxquels  ils  sont  trop  peu  sensibles,  et 
qu'ils  défigurent  quand  ils  sont  à  leur  portée:  elle  fuit  les 
lieux  fréquentés;  c'est  au  sommet  des  montagnes,  au  fond  15 
des  forêts,  dans  des  îles  désertes,  qu'elle  étale  ses  charmes 
les  plus  touchants.  Ceux  qui  l'aiment  et  ne  peuvent  l'aller 
chercher  si  loin  sont  réduits  à  lui  faire  violence,  à  la  forcer 
en  quelque  sort  à  venir  habiter  avec  eux;  et  tout  cela  ne  peut 
se  faire  sans  un  peu  d'illusion.  20 

A  ces  mots,  il  me  vint  une  imagination  qui  les  fit  rire.  Je 
me  figure,  leur  dis-je,  un  homme  riche  de  Paris  ou  de  Londres, 
maître  de  cette  maison,  et  amenant  avec  lui  un  architecte 
chèrement  payé  pour  gâter  la  nature.  Avec  quel  dédain 
il  entrerait  dans  ce  lieu  simple  et  mesquin  !  avec  quel  mépris  25 
il  ferait  arracher  toutes  ces  guenilles!  les  beaux  alignements 
qu'il  prendrait!  les  belles  allées  qu'il  ferait  percer!  les  belles 
pattes-d'oie,  les  beaux  arbres  en  parasol,  en  éventail  !  les  beaux 
treillages  bien  sculptés!  les  belles  charmilles  bien  dessinées, 
bien  équarries,  bien  contournées!  les  beaux  boulingrins  de  30 
fin  gazon  d'Angleterre,  ronds,  carrés,  échancrés,  ovales!  les 
beaux  ifs  taillés  en  dragons,  en  pagodes,  en  marmouzets,  en 
toutes  sortes  de  monstres!  les  beaux  vases  de  bronze,  les 
beaux  fruits  de  pierre  dont  il  ornera  son  jardin  ! .  .  .  Quand 


182  VIE  et  en 

toul  a  uté,  dit  m.  de  Wolmar,  il  aura  fait  un  trèi 

beau  lieu,  dans  lequel  on  n'ira  guère,  et  dont  on  sortira 
jours  avec  empressement  pour  aller  chercher  la  campagi 
un  heu  triste,  oû  l'on  ne  se  promènera  point,  mais  par  où 
5  l'on  passera  pour  s'aller  promener;   au  lieu  que  dans  • 

courses  champêtres  je  inr  hâte  souvent  de  rentrer  pour  venir 
me  promener  iei. 

Je  ne  vois  dan-  ces  terrains  si  vast  i  richemenl  oi 

que   la   vanité  du   propriétaire  et    de   l'ai  qui,   tOUJO 

10  empressés  d'étaler,  l'un  sa  richesse  et  l'autre  son  talent,  pré- 
parent, à  grands  frai-,  fie  l'ennui  à  quiconque  voudra  jouir 
de  leur  ouvrage.  Un  faux  goût  de  grandeur  qui  n'est  point 
fait  pour  l'homme  empoisonne  ses  plaisirs.  L'air  grand  i 
toujours  triste;  il  fait  songer  aux  misères  de  celui  qui  L'affecte. 
15  Au  milieu  de  ses  parterres  et  de  ses  grandes  allées,  son  petit 
individu  ne  s'agrandit  point;  un  arbre  de  vingt  pieds  le 
couvre  comme  un  de  soixante:1  il  n'occupe  jamais  que  51 
trois  pieds  d'espace  et  se  perd  comme  un  ciron  dans  ses  im- 
menses possessions. 

20  Je  n'ai  qu'un  seul  reproche  à  faire  à  votre  Elysée,  ajoutai-je 
en  regardant  Julie,  mais  qui  vous  paraîtra  grave;  c'est  d'être 
un  amusement  superflu.  A  quoi  bon  vous  faire  une  nouvelle 
promenade,  ayant  de  l'autre  côté  de  la  maison  des  bosquets 
si  charmants  et  si  négligés?     Il  est  vrai,  dit-elle  un  peu  em- 

25  barrassée;  mais  j'aime  mieux  ceci.  Si  vous  aviez  bien  songé 
à  votre  question  avant  que  de  la  faire,  interrompit  M.  de 
Wolmar,  elle  serait  plus  qu'indiscrète.  Jamais  ma  femme 
depuis  son  mariage  n'a  mis  les  pieds  dans  les  bosquets  dont 
vous  parlez.     J'en  sais  la  raison  quoiqu'elle  me  l'ait  toujours 

1  Allusion  à  la  coutume  du  temps  d  élaguer  les  branches  du  bas  des 
arbres  pour  faire  pousser  en  hauteur,  «  élancer  les  arbres  dans  les  nues  en 
leur  ôtant  les  belles  têtes  »,  comme  dit  Rousseau.  «  Les  parcs  ne  sont 
plantés  que  de  longues  perches,  ce  sont  des  forêts  de  mats  et  l'on  s'y 
promène  sans  trouver  d'ombre.» 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE  183 

tue.     Vous  qui  ne  l'ignorez  pas,  apprenez  à  respecter  les  lieux 
où  vous  êtes:   ils  sont  plantés  par  les  mains  de  la  vertu.1 

je  m'étais  promis  une  rêverie  agréable;  j'ai  rêvé  plus 
agréablement  que  je  ne  m'y  étais  attendu.  J'ai  passé  dans 
l'Elysée  deux  heures  auxquelles  je  ne  préfère  aucun  temps  5 
de  ma  vie.  En  voyant  avec  quel  charme  et  quelle  rapidité 
elles  s'étaient  écoulées,  j'ai  trouvé  qu'il  y  a  dans  la  médita- 
tion des  pensées  honnêtes  une  sorte  de  bien-être  que  les 
méchants  n'ont  jamais  connu;  c'est  celui  de  se  plaire  avec 
soi-même ...  10 

La  Promenade  sur  le  Lac 

La  question  de  l'éducation  —  que  Rousseau  reprendra  dans 
Emile  —  est  souvent  discutée  dans  ce  livre.  Wolmar  propose 
que  Saint-Preux  soit  chargé  de  l'éducation  des  enfants  quand  il 
aura  terminé  sa  mission  pour  Mylord  Edouard  Bomston  en  Italie, 
et  que  Lord  Bomston  aussi  vienne  habiter  le  beau  pays  de  Clarens.  1 5 

Pour  s'assurer  si  les  deux  amants  sont  guéris,  Wolmar  fait  une 
absence  de  la  maison  et  laisse  Julie  et  Saint-Preux  seuls.  Les 
événements  montrent  qu'il  n'est  pas  sûr  que  la  passion  soit  morte 
—  peut-être  n'est-elle  qu'assoupie.  La  grande  épreuve  vient  un 
jour  de  promenade  sur  le  lac,  et  quand  Saint-Preux,  se  trouvant  20 
avec  Julie  aux  rochers  de  Meillerie,  lui  montre  les  lieux  où  il  a 
brûlé  pour  elle  d'une  immense  passion.  C'est  la  lettre  célèbre 
qui  a  inspiré  Le  Lac  de  Lamartine,  et  maint  autre  morceau  de 
lyrisme  romantique.2 

LETTRE   XVII.  —  DE    SAINT-PREUX   A   MYLORD   EDOUARD 

Je  veux,  mylord,  vous  rendre  compte  d'un  danger  que  25 
nous  courûmes  ces  jours  passés,  et  dont  heureusement  nous 

1  C'est  dans  le  bosquet  naturel  dont  l'Elysée  a  pris  la.  place  que  Julie 
et  Saint-Preux  se  sont  donné  le  premier  baiser  d'amour.  Les  «  mains 
vertueuses  »  de  Julie  avaient  donc  voulu  planter  une  retraite  qui 
n'évoquât  pas  ce  souvenir. 

2  Cette  lettre  est  la  dernière  de  la  IV0  Partie.  Elle  est  en  réalité  une 
Introduction  aux  deux  dernières  Parties. 


VI!       I    I     Q 


•i    été  quittes  pour  la  peur  et  un  Ccd 

vaut  bien  une  lettre  à  part  :   en  la  I-  itirez  i  s 

qui  m'engage  .  l'é\  rire. 

Vous  savez  que  la  maison  de  madame  de  Wolmar  n 
5  pas  loin  du  lac,  el  qu'elle  aime  les  prou. 
Il  y  a  trois  jours  que  le  dé 
mari  nous  laisse  e1  la  beauté  de  la 

une  de  ces  promenades  pour  le  lendemain.    Au  lever  du 
soleil  nous  nous  rendîmes  au  ri-  nous  prti 

10  avec  des  filets  pour  pécher,  trois  rameur-,  un  domestique, 
et  nous  nous  embarquâmes  avec  quelques  provisions  pour  le 
dîner.     J'avais  pris  un  fusil  pour  tirer  d<  :  ■    mais 

elle  me  lit  honte  de  tuer  des  oiseaux  à  pure  perte  et  pour  le 
seul  plaisir  de  faire  du  mal.     Je  m'amusais  donc  à  rapj 

15  de  temps  en  temps  des  gros-sifîlets,  des  tiou-tiou>,  fie-  crer. 
des  sirïlassons;2    et  je  ne  tirai  qu'un  seul  coup  de  fort  loin 
sur  une  grèbe  que  je  manquai. 

Nous  passâmes  une  heure  ou  deux  à  pécher  à  cinq  cents 
pas  du  rivage.     La  pêche  fût  bonne;    mais,  à  l'exception 

?o  d'une  truite  qui  avait  reçu  un  coup  d'aviron,  Julie  lit  tout 
rejeter  à  l'eau.  Ce  sont,  dit-elle,  des  animaux  qui  souf- 
frent; délivrons-les;  jouissons  du  plaisir  qu'ils  auront  d'être 
échappés  au  péril.  Cette  opération  se  fit  lentement,  à  contre- 
cœur, non  sans  quelques  représentations;   et  je  vis  aisément 

25  que  nos  gens  auraient  mieux  goûté  le  poisson  qu'ils  avaient 
pris  que  la  morale  qui  lui  sauvait  la  vie. 

Nous  avançâmes  ensuite  en  pleine  eau;  puis,  par  une 
vivacité  de  jeune  homme  dont  il  serait  temps  de  guérir, 
m'étant  mis  à  nager,3  je  dirigeai  tellement  au  milieu  du  lac 

1  Oiseau  de  passage  sur  le  lac  de  Genève.  Le  besolet  n  est  pas  bon  à 
manger. 

2  Diverses  sortes  d'oiseaux  du  lac  de  Genève,  tous  très  bons  à  manger. 
Un  chasseur  appelle  le  gibier  en  imitant  le  cri  de  l'animal. 

3  Terme  des  bateliers  du  lac  de  Genève;  c'est  tenir  la  rame  qui  gouverne 
les  autres. 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  185 

que  nous  nous  trouvâmes  bientôt  à  plus  d'une  lieue  du  rivage. 
Là  j'expliquais  à  Julie  toutes  les  parties  du  superbe  horizon 
qui  nous  entourait.     Je  lui  montrais  de  loin  les  embouchures 
du  Rhône,  dont  l'impétueux  cours  s'arrête  tout  à  coup  au 
bout  d'un  quart  de  lieue,  et  semble  craindre  de  souiller  de    5 
ses  eaux  bourbeuses  le  cristal  azuré  du  lac.     Je  lui  faisais 
observer  les  redans  des  montagnes,  dont  les  angles  corres 
pondants  et  parallèles  forment  dans  l'espace  qui  les  sépare 
un  lit  digne  du  fleuve  qui  le  remplit.     En  l'écartant  de  nos 
côtes  j'aimais  à  lui  faire  admirer  les  riches  et  charmantes  10 
rives  du  pays  de  Vaud,  où  la  quantité  des  villes,  l'innom- 
brable foule  du  peuple,  les  coteaux  verdoyants  et  parés  de 
toutes  parts,   forment  un   tableau  ravissant;    où  la  terre, 
partout  cultivée  et  partout  féconde,  offre  au  laboureur,  au 
pâtre,  au  vigneron  le  fruit  assuré  de  leurs  peines  ...  15 

Tandis  que  nous  nous  amusions  agréablement  à  parcourir 
ainsi  des  yeux  les  côtes  voisines,  un  séchard,1  qui  nous  pous- 
sait de  biais  vers  la  rive  opposée,  s'éleva,  fraîchit  considé- 
rablement; et,  quand  nous  songeâmes  à  revirer,  la  résistance 
se  trouva  si  forte  qu'il  ne  fut  plus  possible  à  notre  frêle  bateau  20 
de  la  vaincre.  Bientôt  les  ondes  devinrent  terribles:  il 
fallut  regagner  la  rive  de  Savoie,  et  tâcher  d'y  prendre  terre 
au  village  de  Meillerie  qui  était  vis-à-vis  de  nous,  et  qui  est 
presque  le  seul  lieu  de  cette  côte  où  la  grève  offre  un  abord 
commode.  Mais  le  vent  ayant  changé  se  renforçait,  rendait  25 
inutiles  les  efforts  de  nos  bateliers,  et  nous  faisait  dériver  plus 
bas  le  long  d'une  file  de  rochers  escarpés  où  l'on  ne  trouve 
plus  d'asile. 

Nous  nous  mîmes  tous  aux  rames  .  .  .  Enfin  à  force  de  tra- 
vail nous  remontâmes  à  Meillerie,  et,  après  avoir  lutté  plus  30 
d 'une  heure  à  dix  pas  du  rivage,  nous  parvînmes  à  prendre 
terre.     En  abordant,  toutes  les  fatigues  furent  oubliées. 

Nous  dînâmes  avec  l'appétit  qu'on  gagne  dans  un  violent 

travail . .  . 

1  Mot  local:   vent  violent,  froid  et  sec. 


i86  vu.  i  i  <i 

Après  le  dîner,  L'eau  continuant  d'êtn   forte  et  le  bai 
ayant  besoin  d'ét  re  nu  (  ommodé,  je  proposai  un  to  ir  de  pro- 
menade.   Julie  m'opposa  le  vent, le  soleil  i  ma 
i.i    itude.    J'avais  mes  vues;   ainsi  je  répondis  ï  tout.    Je 

5  Buis,  lui  dis-je,  accoutumé  dès  l'en! 
blés;  loin  de  nuire-  à  ma  santé  ils  l'affen  dernier 

voyage  m'a  rendu  bien  plus  robu  A  l'égard  du 

soleil  et  du  vent,  vous  avez  votre  chapeau  de  paille;   nous 
gagnerons  des  abris  et  des  bois;    il  n'est  question  que  de 

10  monter  entre  quelques  rochers;  et  vous  qui  n'aimez  pas  la 
plaine  en  supporterez  volontiers  la  Eati  Elle  fit  ce  que 

je  voulais,  et  nous  partîmes  pendant  le  dîner  de  nos  g 

Vous  savez  qu'après  mon  exil  du  Valais  je  revins  il  y  a  dis 
ans  à  Meillerie  attendre  la  permission  de  mon  retour.1     ( 

15  là  que  je  passai  des  jours  si  tristes  et  si  délicieux,  unique- 
ment occupé  d'elle,  et  c'est  de  là  que  je  lui  écrivis  une  lettre 
dont  elle  fut  si  touchée.  J'avais  toujours  désiré  de  revoir 
la  retraite  isolée  qui  me  servit  d'asile  au  milieu  des  glaces,  et 
où  mon  cœur  se  plaisait  à  converser  en  lui-même  avec  ce 

20  qu'il  eut  de  plus  cher  au  monde.  L'occasion  de  visiter  ce 
lieu  si  chéri  dans  une  saison  plus  agréable,  et  avec  celle  dont 
l'image  l'habitait  jadis  avec  moi,  fut  le  motif  secret  de  ma 
promenade.  Je  me  faisais  un  plaisir  de  lui  montrer  d'anciens 
monuments  d'une  passion  si  constante  et  si  malheureu-e. 

25  Nous  y  parvînmes  après  une  heure  de  marche  par  des 
sentiers  tortueux  et  frais,  qui,  montant  insensiblement  entre 
les  arbres  et  les  rochers,  n'avaient  rien  de  plus  incommode 
que  la  longueur  du  chemin.  En  approchant  et  reconnaissant 
mes  anciens  renseignements,2  je  fus  prêt  à  me  trouver  mal; 

30  mais  je  me  surmontai,  je  cachai  mon  trouble,  et  nous  ar- 
rivâmes. Ce  lieu  solitaire  formait  un  réduit  sauvage  et 
désert,  mais  plein  de  ces  sortes  de  beautés  qui  ne  plaisent 
qu'aux  âmes  sensibles,  et  paraissent  horribles  aux  autres. 

1  Voir  lettre  26  du  Livre  I,  citée  plus  haut. 

2  Emploi  curieux  cie  ce  mot  pour  «  lieux  familiers  ». 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  187 


Un  torrent  formé  par  la  fonte  des  neiges  roulait  à  vingt  pas 
de  nous  une  eau  bourbeuse,  et  charriait  avec  bruit  du  limon, 
du  sable  et  des  pierres.  Derrière  nous  une  chaîne  de  roches 
inaccessibles  séparait  l'esplanade  où  nous  étions  de  cette 
partie  des  Alpes  qu'on  nomme  les  Glaciers,  parce  que  d'é-  5 
normes  sommets  de  glaces  qui  s'accroissent  incessamment 
les  couvrent  depuis  le  commencement  du  monde.1  Des 
forêts  de  noirs  sapins  nous  ombrageaient  tristement  à  droite. 
Un  grand  bois  de  chênes  était  à  gauche  au  delà  du  torrent; 
et  au-dessous  de  nous  cette  immense  plaine  d'eau  que  le  lac  ic 
forme  au  sein  des  Alpes  nous  séparait  des  riches  côtes  du  pays 
de  Vaud,  dont  la  cime  du  majestueux  Jura  couronnait  le 
tableau. 

Au  milieu  de  ces  grands  et  superbes  objets,  le  petit  terrain 
où  nous  étions  étalait  les  charmes  d'un  séjour  riant  et  cham-  15 
pêtre;  quelques  ruisseaux  filtraient  à  travers  les  rochers,  et 
roulaient  sur  la  verdure  en  filets  de  cristal;  quelques  arbres 
fruitiers  sauvages  penchaient  leurs  têtes  sur  les  nôtres;  la 
terre  humide  et  fraîche  était  couverte  d'herbe  et  de  fleurs. 
En  comparant  un  si  doux  séjour  aux  objets  qui  l'environ-  20 
naient,  il  semblait  que  ce  lieu  désert  dût  être  l'asile  de  deux 
amants  échappés  seuls  au  bouleversement  de  ia  nature. 

Quand  nous  eûmes  atteint  ce  réduit  et  que  je  l'eus  quelque 
temps  contemplé:  Quoi!  dis-je  à  Julie  en  la  regardant  avec 
un  œil  humide,  votre  cœur  ne  vous  dit-il  rien  ici,  et  ne  sentez-  25 
vous  point  quelque  émotion  secrète  à  l'aspect  d'un  lieu  si 
plein  de  vous?  Alors,  sans  attendre  sa  réponse,  je  la  con- 
duisis vers  le  rocher,  et  lui  montrai  son  chiffre  gravé  dans 
mille  endroits,  et  plusieurs  vers  de  Pétrarque  et  du  Tasse 
relatifs  à  la  situation  où  j'étais  en  les  traçant.  En  les  re-  30 
voyant  moi-même  après  si  longtemps,  j'éprouvai  combien  la 

1  Ces  montagnes  sont  si  hautes,  qu'une  demi-heure  après  le  soleil 
couché  leurs  sommets  sont  encore  éclairés  de  ses  rayons,  dont  le  rouge 
forme  sur  ces  cimes  blanches  une  belle  couleur  de  rose  qu'on  aperçoit  de 
fort  loin.     (Note  de  Rousseau.) 


\  Il       !    I      M 

pré  Mil  <■  défi  obji  I   ranimer  p 

violent  -  dont  on  fut  agité  près  d'eu  ■..    Je  !  i 
de  véhément  e:  (  >  Julie,  étemel  i  harme  de  □  »i<  i 

les  lieux  où  soupira  jadis  pour  toi  le  plus  fidèle  amanl  du 
5  monde;    void  le  -('jour  où  ta  chère  Image  fai 
heur,  et  préparait  celui  qu'il  reçut  enfin  de  toi  même.    On 
n'y  voyait  alors  ni  ces  fruit  -  ni  <  es  ombr  igi       la  .  -  rd 
les  fleurs  ne  tapissaient  poinl  ompartiments,  le 

de  ces  ruisseaux  n'en  formait  point  les  divisions 

10  n'y  faisaient  point  entendre  leurs  ramages;  levorao 

le  corbeau  funèbre,  et  l'aigle  terrible  des  Alpes,  faisaient  seuls 
retentir  de  leurs  cris  ce-  cavernes;    d'immenses  g]  n- 

daient  à  tous  ces  rochers;    des   festons  de  neige  étaient  le 
seul  ornement  de  ces  arbres;    tout  respirait  ici  les  rigueurs 

15  de  l'hiver  et  l'horreur  des  frimas;  les  feux  seul-  de  mon  cœur 
me  rendaient  ce  lieu  supportable,  et  les  jours  entiers  s'y 
passaient  à  penser  à  toi.  Voilà  la  pierre  où  je  m'asseyais 
pour  contempler  au  loin  ton  heureux  séjour;  sur  celle-ci 
fut  écrite  la  lettre  qui  toucha  ton  cœur;    ces  cailloux  tran- 

20  chants  me  servaient  de  burin  pour  graver  ton  chiffre;  ici 
je  passai  le  torrent  glacé  pour  reprendre  une  de  tes  lettres 
qu'emportait  un  tourbillon;  là  je  vins  relire  et  baiser  mille 
fois  la  dernière  que  tu  m'écrivis;  voilà  le  bord  où  d'un  œil 
avide  et  sombre  je  mesurais  la  profondeur  de  ces  abîim 

25  enfin  ce  fut  ici  qu'avant  mon  triste  départ  je  vins  te  pleurer 
mourante  et  jurer  de  ne  te  pas  survivre.  Fille  trop  con- 
stamment aimée,  ô  toi  pour  qui  j'étais  né,  faut-il  me  retrouver 
avec  toi  dans  les  mêmes  lieux,  et  regretter  le  temps  que  j'y 
passais  à  gémir  de  ton  absence!  .  .  .  J'allais  continuer;   mais 

30  Julie,  qui,  me  voyant  approcher  du  bord,  s'était  effrayée  et 
m'avait  saisi  la  main,  la  serra  sans  mot  dire  en  me  regar- 
dant avec  tendresse  et  retenant  avec  peine  un  soupir:  puis 
tout  à  coup  détournant  la  vue  et  me  tirant  par  le  bras:  Allons- 
nous-en.  mon  ami,  me  dit-elle  d'une  voix  émue:    l'air  de  ce 

35  lieu  n'est  pas  bon  pour  moi.     Je  partis  avec  elle  en  gémissant. 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  189 

mais  sans  lui  répondre,  et  je  quittai  pour  jamais  ce  triste 
réduit  comme  j'aurais  quitté  Julie  elle-même. 

Revenus  lentement  au  port  après  quelques  détours,  nous 
nous  séparâmes.     Elle  voulut  rester  seule,  et  je  continuai 
de  me  promener  sans  trop  savoir  où  j'allais.     A  mon  retour,    s 
le  bateau  n'étant  pas  encore  prêt  ni  l'eau  tranquille,  nous 
soupâmes  tristement,  les  yeux  baissés,  l'air  rêveur,  mangeant 
peu  et  parlant  encore  moins.     Après  le  souper,  nous  fûmes 
nous  asseoir  sur  la  grève  en  attendant  le  moment  du  départ. 
Insensiblement  la  lune  se  leva,  l'eau  devint  plus  calme,  et  10 
Julie  me  proposa  de  partir.     Je  lui  donnai  la  main  pour 
entrer  dans  le  bateau;    et,  en  m'asseyant  à  côté  d'elle  je 
ne  songeai  plus  à  quitter  sa  main.     Nous  gardions  un  profond 
silence.    Le  bruit  égal  et  mesuré  des  rames  m'excitait  à  rê- 
ver.    Le  chant  assez  gai  des  bécassines,1  me  retraçant  les  15 
plaisirs  d'un  autre  âge,  au  lieu  de  m'égayer,  m'attristait. 
Peu  à  peu  je  sentis  augmenter  la  mélancolie  dont  j'étais 
accablé.     Un  ciel  serein,  la  fraîcheur  de  l'air,  les  doux  rayons 
de  la  lune,  le  frémissement  argenté  dont  l'eau  brillait  autour 
de  nous,  le  concours  des  plus  agréables  sensations,  la  présence  20 
même  de  cet  objet  chéri,  rien  ne  put  détourner  de  mon  cœur 
mille  réflexions  douloureuses. 

Je  commençai  par  me  rappeler  une  promenade  semblable 
faite  autrefois  avec  elle  durant  le  charme  de  nos  premières 
amours.  Tous  les  sentiments  délicieux  qui  remplissaient  alors  25 
mon  âme  s'y  retracèrent  pour  l'affliger;  tous  les  événements 
de  notre  jeunesse,  nos  études,  nos  entretiens,  nos  lettres,  nos 
rendez-vous,  nos  plaisirs, 

E  tanta  fede,  e  si  dolci  memorie, 
E  si  lungo  costume  ! 2 

1  La  bécassine  du  lac  de  Genève  n'est  point  l'oiseau  qu'on  appelle  en 
France  du  même  nom.  Le  chant  plus  vif  et  plus  animé  de  la  notre  donne 
au  lac,  durant  les  nuits  d'été,  un  air  de  vie  et  de  fraîcheur  qui  rend  ses  rives 
encore  plus  charmantes.     {Note  de  Rousseau.) 

2  Et  cette  foi  si  pure,  et  ces  doux  souvenirs,  et  cette  longue  familiarité. 
{Métastase. 


VIE  SI 

foules  de  petit  qui  m'offraient  I  bon- 

heur passé;   tout  revenait,  pour  a 

te,  prendre-  |>l;u  e  en  mon  I 

en  moi  même  >nt  plus; 

5  ils  ont  disparu  pour  jamai  .     Bêlas  1  il  iendroi 

et  non-,  vivons,  et  nous  somi 

toujours  unis!  Il  me  semblait  que  j'aurais  porté  plus  patiem- 
ment sa  mort  ou  son  ab  que  j'avais  moi  ifTert 
tout  Le  temps  que  j'avais  passé  loin  d'elle. 

10  sais  dans  L'éloignement,  L'espoir  de  la  n  tulageait  mon 

cœur;  je  me  Battais  qu'un  instant  de  sa  pré  erail 

toutes  mes  peines;  j'envisageais  au  moins  dans  l  ribles 

un  état  moins  cruel  que  le  mien:  mais  se  trouver  auprès 
d'elle,  mais  la  voir,  la  toucher,  lui  parler,  L'aimer,  L'adorer, 

15  et,  presque  en  la  possédant  encore,  la  sentir  perdue  à  jamais 
pour  moi;  voilà  ce  qui  me  jetait  dans  des  ac<  Fureur  et 

de  rage  qui  m'agitèrent  par  degrés  jusqu'au  dé  Bien- 

tôt je  commençai  de  rouler  dans  mon  esprit  des  projets 
funestes,  et,  dans  un  transport  dont  je  frémis  en  y  pensant, 

20  je  fus  violemment  tenté  de  la  précipiter  avec  moi  dans  les 
flots,  et  d'y  finir  dans  ses  bras  ma  vie  et  mes  longs  tourments. 
Cette  horrible  tentation  devint  à  la  fin  si  forte,  que  je  fus 
obligé  de  quitter  brusquement  sa  main  pour  passer  à  la  pointe 
du  bateau. 

25  Là  mes  vives  agitations  commencèrent  à  prendre  un  autre 
cours;  un  sentiment  plus  doux  s'insinua  peu  à  peu  dans 
mon  âme,  l'attendrissement  sui monta  le  désespoir,  je  me  mis 
à  verser  des  torrents  de  larmes;  et  cet  état,  comparé  à  celui 
dont  je  sortais,  n'était  pas  sans  quelque  plaisir.     Je  pleurai 

30  fortement,  longtemps,  et  fus  soulagé.  Quand  je  me  trouvai 
bien  remis,  je  revins  auprès  de  Julie;  je  repris  sa  main.  Elle 
tenait  son  mouchoir:  je  le  sentis  fort  mouillé.  Ah  !  lui  dis-je 
tout  bas,  je  vois  que  nos  cœurs  n'ont  jamais  cessé  de  s'en- 
tendre!    Il  est  vrai,  dit-elle  d'une  voix  altérée:   mais  que  ce 

35  soit  la  dernière  fois  qu'ils  auront  parlé  sur  ce  ton.     Nous 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  ICI 

recommençâmes  alors  à  causer  tranquillement,  et  au  bout 
d'une  heure  de  navigation  nous  arrivâmes  sans  autre  accident. 
Quand  nous  fûmes  rentrés,  j'aperçus  à  la  lumière  qu'elle 
avait  les  yeux  rouges  et  fort  gonflés;  elle  ne  dut  pas  trouver 
les  miens  en  meilleur  état.  Après  les  fatigues  de  cette  journée,  s 
elle  avait  grand  besoin  de  repos;  elle  se  retira,  et  je  fus  me 
coucher. 

Voilà,  mon  ami,  le  détail  du  jour  de  ma  vie  où,  sans  ex- 
ception, j'ai  senti  les  émotions  les  plus  vives.  J'espère 
qu'elles  seront  la  crise  qui  me  rendra  tout  à  fait  à  moi ...     10 

Cinquième  Partie 

La  Matinée  à  l'Anglaise 

«  Les  Anglais,  avait  dit  Béat  de  Murait  (un  contemporain  de 
Rousseau  et  l'auteui  des  Lettres  sur  les  Anglais  et  les  Français, 
1725),  se  sont  fort  bien  aperçus  que  quand  on  ne  parle  que  pour 
parler,  on  ne  manque  guère  de  dire  des  sottises,  et  que  la  con- 
versation doit  être  une  affaire  de  sentiment  et  non  de  paroles;  15 
et  comme  sur  ce  pied-là  on  n'a  pas  toujours  de  quoi  s'entretenir, 
il  leur  arrive  quelquefois  de  se  taire  assez  longtemps.»  Cette 
idée  avait  beaucoup  frappé  Rousseau  qui  s'en  sert  dans  cette 
lettre  de  la  Nouvelle  Héloïse.  Il  l'a  ensuite  choisie  pour  «  une 
des  estampes  exécutées  pour  son  livre  par  le  graveur  Gravelot.»  20 
On  y  prend  le  thé  et  on  y  lit  des  gazettes  —  ou  du  moins  on  les 
tient  à  la  main;  on  remarque  «  un  air  de  contemplation  rêveuse 
et  douce  »  dans  les  trois  personnages;  Julie  surtout  «  doit  paraître 
dans  une  extase  délicieuse.  » 

LETTRE   III.  —  DE   SAINT-PREUX   A   MYLORD  EDOUARD 

.  .  .  Après  six  jours  perdus  aux  entretiens  frivoles  des  gens  25 
indifférents,  nous  avons  passé  aujourd'hui  une  matinée  à 
l'anglaise,  réunis  et  dans  le  silence,  goûtant  à  la  fois  le  plaisir 
d'être  ensemble  et  la  douceur  du  recueillement.  Que  les 
délices  de  cet  état  sont  connues  de  peu  de  gens!  Je  n'ai 
vu  personne  en  France  en  avoir  la  moindre  idée.     La  con-  30 


[Q2  VU 

.<•   laril    jamai      di-ent-ils.      Il   - 

la  langue  fournil  un  babil  ta»  ik  aux  at  I 
mais  l'amitié,  mylord,  l'amitié  timenf   vif  et  cél 

quels  discours  sont  dignes  de  toi?  quelle  langue  ose  • 
5  interprète?    Jama  [u'on  'lit  à  son  ami  peut-il  valoir 

ehl  à  -  Mon  I  >ieu  !  qu'une  maû 

qu'un  regard  animé,  qu'une  étreint  tre  la  poitrine,  que 

le  soupir  qui  la  suit,  disent  de  chosi  |U(  le  premier 

qu'on  prononce  est  froid  après  tout  celai  .  .  . 

10      11  est  sûr  que  cet  état  de  contemplation  fait  un  des  grai 
charmes  des  hommes  sensibles.     Mais  j'ai  toujours  trouvé 
que  les  importuns  empêchaient  de  le  goûti  r.  et  que  les  amis 
ont  besoin  d'être  sans  témoin  pour  pouvoir  rien  dire 

qu'à  leur  aise.     On  veut  être  recueillis,  pour  ainsi  dire,  l'un 

15  dans  l'autre:  les  moindres  distractions  sont  désolantes,  la 
moindre  contrainte  est  insupportable.  Si  quelquefois  le 
cœur  porte  un  mot  à  la  bouche,  il  est  si  doux  de  pouvoir  le 
prononcer  sans  gêne  !  Il  semble  qu'on  n'ose  penser  librement 
ce  qu'on  n'ose  dire  de  même;   il  semble  que  la  présence  d'un 

20  seul  étranger  retienne  le  sentiment  et  comprime  des  âmes 
qui  s'entendraient  si  bien  sans  lui. 

Deux  heures  se  sont  ainsi  écoulées  entre  nous  dans  cette 
immobilité  d'extase,  plus  douce  mille  fois  que  le  froid  repos 
des  dieux  d'Épicure.     Après  le  déjeuner,  les  enfants  sont 

25  entrés  comme  à  l'ordinaire  dans  la  chambre  de  leur  mère; 
mais  au  lieu  d'aller  ensuite  s'enfermer  avec  eux  dans  le  gynécée 
selon  sa  coutume,  pour  nous  dédommager  en  quelque  sorte 
du  temps  perdu  sans  nous  voir,  elle  les  a  fait  rester  avec  elle, 
et  nous  ne  nous  sommes  point  quittés  jusqu'au  dîner.     Hen- 

30  riette,  qui  commence  à  savoir  tenir  l'aiguille,  travaillait 
assise  devant  la  Fanchon,  qui  faisait  de  la  dentelle,  et  dont 
l'oreiller  posait  sur  le  dossier  de  sa  petite  chaise.  Les  deux 
garçons  feuilletaient  sur  une  table  un  recueil  d'images  dont 
l'aîné  expliquait  les  sujets  au  cadet.     Quand  il  se  trompait, 

35  Henriette  attentive,  et  qui  sait  le  recueil  par  cœur,  avait 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  193 

soin  de  le  corriger.  Souvent,  feignant  d'ignorer  à  quelle  es- 
tampe ils  étaient,  elle  en  tirait  un  prétexte  de  se  lever,  d'aller 
et  venir  de  sa  chaise  à  la  table  et  de  la  table  à  sa  chaise. 
Ces  promenades  ne  lui  déplaisaient  pas,  et  lui  attiraient 
toujours  quelque  agacerie  de  la  part  du  petit  mali,1  quel-  s 
quefois  même  il  s'y  joignait  un  baiser  que  sa  bouche  en- 
fantine sait  mal  appliquer  encore,  mais  dont  Henriette, 
déjà  plus  savante,  lui  épargne  volontiers  la  façon.  Pendant 
ces  petites  leçons,  qui  se  prenaient  et  se  donnaient  sans  beau- 
coup de  soin,  mais  aussi  sans  la  moindre  gêne,  le  cadet  comp-  10 
tait  furtivement  des  onchets2  de  buis  qu'il  avait  cachés  sous 
le  livre. 

Madame  de  Wolmar  brodait  près  de  la  fenêtre  vis-à-vis 
des  enfants;  nous  étions,  son  mari  et  moi,  encore  autour  de 
la  table  à  thé,  lisant  la  gazette,  à  laquelle  elle  prêtait  assez  15 
peu  d'attention.  Mais  à  l'article  de  la  maladie  du  roi  de 
France  et  de  l'attachement  singulier  de  son  peuple,  qui  n'eut 
jamais  d'égal  que  celui  des  Romains  pour  Germanicus,3  elle 
a  fait  quelques  réflexions  sur  le  bon  naturel  de  cette  nation 
douce  et  bienveillante,  que  toutes  haïssent  et  qui  n'en  hait  20 
aucune,  ajoutant  qu'elle  n'enviait  du  rang  suprême  que  le 
plaisir  de  s'y  faire  aimer.  N'enviez  rien,  lui  a  dit  son  mari 
d'un  ton  qu'il  m'eût  dû  laisser  prendre;  il  y  a  longtemps 
que  nous  sommes  tous  vos  sujets.  A  ce  mot  son  ouvrage 
est  tombé  de  ses  mains;  elle  a  tourné  la  tête,  et  jeté  sur  son  25 
digne  époux  un  regard  si  touchant,  si  tendre,  que  j'en  ai 
tressailli  moi-même.  Elle  n'a  rien  dit:  qu'eût-elle  dit  qui 
valût  ce  regard?     Nos  yeux  se  sont  aussi  rencontrés.     J'ai 

1  Voir  Note  d'introduction  au  morceau  ci -dessus:    «  Le  revoir». 

2  Jeu  des  onchets  ou  jonchets:  On  jette  pêle-mêle  sur  une  table  des 
fiches  longues  et  menues,  et  le  jeu  consiste  à  enlever  adroitement  avec 
un  crochet,  le  plus  de  fiches  possibles  sans  en  déranger  aucune  autre. 

3  Germanicus,  général  romain  du  ier  siècle  avant  J.-C,  vécut  sous 
Néron  et  Tibère;  ce  dernier  s'alarma  de  sa  popularité  et  trouva  un  pré- 
texte pour  l'envoyer  en  orient,  il  y  mourut  mystérieusement,  peut-être 
empoisonné  par  les  agents  de  Tibère 


[g  i  vie  n  <i 

Bcnti,  à  la  manière  donl  son  mari  m'a  ■■,  que  la 

même  émotion  no  I  tous  I  :  que  la  d 

iliuiK  «•  de  <  ette  âm<  i  ir  d'elle  et  tri- 

omphait de  l'insensibilité  mém 
s      C'est  dan  lispositiona  qu'a  commencé  le  silence  dont 

je  vous  parlais:  vous  pouvez  juger  qu'il  n'était  froideur 

et  d'ennui.     Il  n'était  interrompu  que  par  le  petit  mai 
des  enfants;  encore,  aussitôt  que  nous  trier, 

ont-ils  modéré  par  imitation  leur  caquet,  comme  (  raij 

10  troubler   le   recueillement   universel    t  sur- 

intendante  qui  la  première  s'est  mise  à  baisser  la 
faire  signe  aux  autres,  à  courir  sur  la  pointe  du   ; 
leurs  jeux  sont  devenus  d'autant  plus  amusants  que  < 
légère  contrainte  y  ajoutait  un  nouvel  intérêt.     Ce  specta 

15  qui  semblait  être  mis  sous  nos  yeux  pour  prolonger  notre 
attendrissement,  a  produit  son  effet  naturel. 

Ammutiscon  le  lingue,  e  parlan  l'aime.1 

Que  de  choses  se  sont  dites  sans  ouvrir  la  bouche!  que 
d'ardents  sentiments  se  sont  communiqués  sans  la  froide 
entremise  de  la  parole!  insensiblement  Julie  s'est  laissé  ab- 
20  sorber  à  celui  qui  dominait  tous  les  autres.  Ses  yeux  se  sont 
tout  à  fait  fixés  sur  ses  trois  enfants;  et  son  cœur,  ravi  dans 
une  si  délicieuse  extase,  animait  son  charmant  visage  de 
tout  ce  que  la  tendresse  maternelle  eut  jamais  de  plus 
touchant . . . 

Les  Vendanges 2 

25       La  récolte  du  raisin  est  encore  aujourd'hui  une  occasion  annuelle 
de  grandes  réjouissances  dans  les  vignobles  de  la  Suisse  française. 

1  Les  langues  se  taisent,  mais  les  cœurs  parlent.     {Marini.) 

2  Rousseau  discute  la  question  de  l'alcoholisme  dans  la  Lettre  sur  les 
Spectacles.  Le  vin,  présent  de  la  nature,  lui  paraît  bienfaisant:  «  Toute 
intempérance  est  vicieuse,  et  surtout  celle  qui  nous  ôte  la  plus  noble  de 
nos  facultés.  L'excès  du  vin  dégrade  l'homme,  aliène  au  moins  sa  raison 
pour  un  temps  et  l'abrutit  à  la  longue.     Mais  enfin  le  goût  du  vin  n'est 


LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE  IÇ5 

Rousseau  n'a  pas  manqué  de  parler  de  cette  fête  populaire  ré- 
pondant si  bien  aux  idées  exprimées  par  lui  dans  la  Lettre  sur  les 
Spectacles. 

LETTRE   VII.  —  DE   SAINT-PREUX  A   MYLORD  EDOUARD 

Il  y  a  trois  jours  que  j'essaie  chaque  soir  de  vous  écrire. 
Mais,  après  une  journée  laborieuse,  le  sommeil  me  gagne  s 
en  rentrant:  le  matin,  dès  le  point  du  jour,  il  faut  retourner  à 
l'ouvrage.  Une  ivresse  plus  douce  que  celle  du  vin  me  jette 
au  fond  de  l'âme  un  trouble  délicieux,  et  je  ne  puis  dérober 
un  moment  à  des  plaisirs  devenus  tout  nouveaux  pour  moi. 

Je  ne  conçois  pas  quel  séjour  pourrait  me  déplaire  avec  la  10 
société  que  je  trouve  dans  celui-ci.     Mais  savez-vous  en  quoi 
Clarens  me  plaît  pour  lui-même  ?  c'est  que  je  m'y  sens  vrai- 
ment à  la  campagne,  et  que  c'est  presque  la  première  fois  que 
j'en  ai  pu  dire  autant.      Les  gens  de  ville  ne  savent  point 
aimer  la  campagne;  ils  ne  savent  pas  même  y  être:  à  peine,  15 
quand  ils  y  sont,  savent-ils  ce  qu'on  y  fait.     Ils  en  dédaignent 
les  travaux,  les  plaisirs;   ils  les  ignorent:   ils  sont  chez  eux 
comme  en  pays  étrangers;    je  ne  m'étonne  pas  qu'ils  s'y 
déplaisent.    Il  faut  être  villageois  au  village,  ou  n'y  point 
aller;    car  qu'y  va-t-on  faire?    Les  habitants  de  Paris  qui  20 
croient  aller  à  la  campagne  n'y  vont  point:  ils  portent  Paris 
avec  eux.    Les  chanteurs,  les  beaux  esprits,  les  auteurs,  les 
parasites,  sont  le  cortège  qui  les  suit.     Le  jeu,  la  musique, 
la  comédie,  y  sont  leur  seule  occupation.1    Leur  table  est 


pas  un  crime;  il  en  fait  rarement  commettre;  il  rend  stupide  et  non  pas 
méchant.  Pour  une  querelle  passagère  qu'il  cause,  il  forme  cent  at- 
tachements durables.  Généralement  parlant,  les  buveurs  ont  de  la  cor- 
dialité, de  la  franchise;  ils  sont  presque  tous  bons,  droits,  justes,  fidèles, 
braves  et  honnêtes  gens  à  leur  défaut  près . .  .  Dans  les  pays  de  mauvaises 
mœurs,  d'intrigues,  de  trahisons,  on  redoute  un  état  d'indiscrétion  où 
le  cœur  se  montre  sans  qu'on  y  songe.  Partout  les  gens  qui  abhorrent  le 
plus  l'ivresse  sont  ceux  qui  ont  le  plus  d'intérêt  à  s'en  garantir.» 

1  II  faut  y  ajouter  la  chasse.     Encore  là  font-ils  si  commodément, 
qu'ils  n'en  ont  pas  la  moitié  de  la  fatigue  ni  du  plaisir.   {Note  de  Rousseau.) 


i  û6  VIE  ET  ai 

couverte  commi       Paris;   Us  y  mangent  a  heures; 

on  leur  y  Bert  les  mêmes  met  ppareil;   ils 

n'\  font  que  les  mêmes  choses:  autant  valait  <ar, 

quelque  riche  qu'on  puisse  être,  et  quel 
5  pris,  on  sent  toujours  quelque  privation,  et  1  irait 

apporter  avo    soi   Paris  tout   entier.    Ainsi, 
qui  leur  est  si  chère,  ils  la  fuient;  ils  ne  i  I  jamais 

qu'une  manière  de  vivn  anuient  toujours. 

Le  travail  de  la  campagne  est  agréable  à  et 

io  n'a  rien  d'assez  pénible  en  lui-même  pour  émouvoir  à  com- 
passion. L'objet  de  l'utilité  publique  et  privée  le  rend 
intéressant:  et  puis,  c'est  la  première  vocation  de  l'homme; 
il  rappelle  à  l'esprit  une  idée  agréable,  et  au  cœur  tou-  les 
charmes  de  l'âge  d'or.     L'imagination  ne  reste  [>oint  froide 

15  à  l'aspect  du  labourage  et  des  moissons.  La  simplicité  de 
la  vie  pastorale  et  champêtre  a  toujours  quelque  chose  qui 
touche.  Qu'on  regarde  les  prés  couvert-  de  gens  qui  fanent 
et  chantent,  et  des  troupeaux  épars  dans  réloignement,  in- 
sensiblement on  se  sent  attendrir  sans  savoir  pourquoi.     Ainsi 

co  quelquefois  encore  la  voix  de  la  nature  amollit  nos  cœurs 
farouches;  et,  quoiqu'on  l'entende  avec  un  regret  inutile, 
est  si  douce  qu'on  ne  l'entend  jamais  sans  plaisir. 

Depuis  un  mois  les  chaleurs  de  l'automne  apprêtaient 
d'heureuses  vendanges;  les  premières  gelées  en  ont  amené 
25  l'ouverture; l  le  pampre  grillé,  laissant  la  grappe  à  découvert, 
étale  aux  yeux  les  dons  du  père  Lyée,2  et  semble  inviter  les 
mortels  à  s'en  emparer.  Toutes  les  vignes  chargées  de  ce 
fruit  bienfaisant  que  le  ciel  offre  aux  infortunés  pour  leur 
faire  oublier  leur  misère;   le  bruit  des  tonneaux,  des  cuves, 

1  On  vendange  fort  tard  dans  le  pays  de  Yaud.  parce  que  la  principale 
récolte  est  en  vins  blancs,  et  que  la  gelée  leur  est  salutaire. 

2  Nom  qu'on  donne  au  pays  de  Yaud  au  père  Bacchus.     (L'éditeur 
ne  sait  pas  l'origine  de  cette  appellation.) 


LA    NOUVELLE   HELOÏSE  IÇ7 

des  légrefass  l  qu'on  relie  de  toutes  parts;  le  chant  des  ven- 
dangeuses dont  ces  coteaux  retentissent;  la  marche  continu- 
elle de  ceux  qui  portent  la  vendange  au  pressoir;  le  rauque 
son  des  instruments2  rustiques  qui  les  anime  au  travail; 
l'aimable  et  touchant  tableau  d'une  allégresse  générale  qui  5 
semble  en  ce  moment  étendu  sur  la  face  de  la  terre;  enfin 
le  voile  de  brouillard  que  le  soleil  élève  au  matin  comme  une 
toile  de  théâtre  pour  découvrir  à  l'œil  un  si  charmant  spec- 
tacle: tout  conspire  à  lui  donner  un  air  de  fête;  et  cette 
fête  n'en  devient  que  plus  belle  à  la  réflexion,  quand  on  songe  10 
qu'elle  est  la  seule  où  les  hommes  aient  su  joindre  l'agréable 
à  l'utile. 

M.  de  Wolmar,  dont  ici  le  meilleur  terrain  consiste  en  vi- 
gnobles, a  fait  d'avance  tous  les  préparatifs  nécessaires.  Les 
cuves,  le  pressoir,  le  cellier,  les  futailles,  n'attendaient  que  la  15 
douce  liqueur  pour  laquelle  ils  sont  destinés.  Madame  de 
Wolmar  s'est  chargée  de  la  récolte;  le  choix  des  ouvriers, 
l'ordre  et  la  distribution  du  travail  la  regardent.  Madame 
d'Orbe  préside  aux  festins  de  vendange  et  au  salaire  des  ou- 
vriers selon  la  police  établie,  dont  les  lois  ne  s'enfreignent  20 
jamais  ici.  Mon  inspection  à  moi  est  de  faire  observer  au 
pressoir  les  directions  de  Julie,  dont  la  tête  ne  supporte  pas 
la  vapeur  des  cuves;  et  Claire  n'a  pas  manqué  d'applaudir 
à  cet  emploi,  comme  étant  tout  à  fait  du  ressort  d'un  buveur.3 

Les  tâches  ainsi  partagées,  le  métier  commun  pour  remplir  25 
les  cuves  vides  est  celui  de  vendangeur.     Tout  le  monde  est 
sur  pied  de  grand  matin:    on  se  rassemble  pour  aller  à  la 
vigne.     Madame   d'Orbe,   qui   n'est  jamais   assez   occupée 

1  Sorte  de  foudre  ou  de  grand  tonneau  du  pays. 

2  De  longs  cors  employés  pour  des  signaux  aux  vendangeurs  à  quelque 
distance;  ils  ne  sont  plus  en  usage  aujourd'hui;  mais  les  touristes  en  Suisse 
peuvent  encore  les  entendre;  on  les  sonne  dans  les  vallées  des  Alpes  pour 
faire  admirer  aux  étrangers  les  échos. 

8  Allusion  à  une  scène  du  commencement  du  roman  où  le  vin  avait 
rendu  Saint-Preux  indiscret  (I,  50,  51,  52). 


vu    ET  ai 

au  gré  de  son  activité,  se  <  barge,  pour  aura  --rtir 

et  tan(  ei  le   p  I  je  pui  mter  qu'elL         [uitte 

envers  nxoi  de  i  e  soin  avei  une  malig 

I  tepuis  buit  jour-  que  .;iil  no  i 

5  on  est  à  peine  à  la  moitié  de  L'ouvrage.    Outr< 
tinés  pour  la  vente  et  pour  les  proi  ordinaii  quels 

n'ont  d'autre  façon  que  d'être  recueillis  a  un,  la  bien- 

faisante fée  en  prépare  d'autres  plus  :  ut  nos  buvi 

et  j'aide-  aux  opérations  magiques  dont  je  vous  ai  parlé,  pour 

10  tirer  d'un  même  vignoble  des  vins  de  tous  les  pays.    Pour 
l'un,  elle  fait  tordre  la  grappe  quand  elle  est  mûre  et  la  1 
flétrir  au  soleil  sur  la  souche;   pour  l'autre,  elle  fait  égrapper 
le  raisin  et  trier  les  grains  avant  de  les  jeter  dan-  la  cuve; 
pour  un  autre,  elle  fait  cueillir  avant  le  lever  du  soleil  du 

15  raisin  rouge,  et  le  porter  doucement  sur  le  pressoir  couvert 
encore  de  sa  fleur  et  de  sa  rosée  pour  en  exprimer  du  vin  blanc. 
Elle  prépare  un  vin  de  liqueur  en  mêlant  dans  les  tonneaux* 
du  moût  réduit  en  sirop  sur  le  feu;  un  vin  sec,  en  l'empêchant 
de  cuver;   un  vin  d'absinthe  pour  l'estomac;   un  vin  muscat 

20  avec  des  simples.1     Tous  ces  vins  différents  ont  leur  apprêt 

particulier;   toutes  ces  préparations  sont  saines  et  naturelles: 

c'est  ainsi  qu'une  économe  industrie  supplée  à  la  diversité 

des  terrains,  et  rassemble  vingt  climats  en  un  seul. 

Vous  ne  sauriez  concevoir  avec  quel  zèle,  avec  quelle  gaieté 

25  tout  cela  se  fait.  On  chante,  on  rit  toute  la  journée,  et  le 
travail  n'en  va  que  mieux.  Tout  vit  dans  la  plus  grande 
familiarité;  tout  le  monde  est  égal,  et  personne  ne  s'oublie. 
Les  dames  sont  sans  airs,  les  paysannes  sont  décentes,  les 
hommes  badins  et  non  grossiers.     C'est  à  qui  trouvera  les 

30  meilleures  chansons,  à  qui  fera  les  meilleurs  contes,  à  qui 
dira  les  meilleurs  traits.  L'union  même  engendre  les  folâtres 
querelles;  et  l'on  ne  s'agace  mutuellement  que  pour  montrer 
combien  on  est  sûr  les  uns  des  autres.  On  ne  revient  point 
ensuite  faire  chez  soi  les  messieurs;  on  passe  aux  vignes  toute 

1  Simple  —  nom  général  pour  «  plantes  médicinales  ». 


LA   NOUVELLE   HELOÏSE  IÇ9 

la  journée:  Julie  y  a  fait  faire  une  loge  où  l'on  va  se  chauffer 
quand  on  a  froid,  et  dans  laquelle  on  se  réfugie  en  cas  de 
pluie.     On  dîne  avec  les  paysans  et  à  leur  heure,  aussi  bien 
qu'on  travaille  avec  eux.     On  mange  avec  appétit  leur  soupe 
un  peu  grossière,  mais  bonne,  saine,  et  chargée  d'excellents   5 
légumes.     On    ne    ricane    point    orgueilleusement    de    leur 
air  gauche  et  de  leurs  compliments  rustauds  ;  pour  les  mettre 
à  leur  aise,  on  s'y  prête  sans  affectation.    Ces  complaisances 
ne  leur  échappent  pas,  ils  y  sont  sensibles;  et  voyant  qu'on 
veut  bien  sortir  pour  eux  de  sa  place,  ils  s'en  tiennent  d'autant  10 
plus  volontiers  dans  la  leur.     A  dîner,  on  amène  les  enfants, 
et  ils  passent  le  reste  de  la  journée  à  la  vigne.     Avec  quelle 
joie  ces  bons  villageois  les  voient  arriver!    Ô  bienheureux 
enfants!   disent-ils  en  les  pressant  dans  leurs  bras  robustes, 
que  le  bon  Dieu  prolonge  vos  jours  aux  dépens  des  nôtres!  15 
ressemblez  à  vos  pères  et  mères,  et  soyez  comme  eux  la  bé- 
nédiction du  pays!  .  .  . 

Le  soir,  on  revient  gaiement  tous  ensemble.  On  nourrit 
et  loge  les  ouvriers  tout  le  temps  de  la  vendange;  et  même 
le  dimanche,  après  le  prêche  du  soir,  on  se  rassemble  avec  20 
eux  et  l'on  danse  jusqu'au  souper .  .  .  Ces  saturnales  sont 
bien  plus  agréables  et  plus  sages  que  celles  des  Romains. 
Le  renversement  qu'ils  affectaient  était  trop  vain  pour  in- 
struire le  maître  ni  l'esclave;  mais  la  douce  égalité  qui  règne 
ici  rétablit  l'ordre  de  la  nature,  forme  une  instruction  pour  25 
les  uns,  une  consolation  pour  les  autres,  et  un  lien  d'amitié 
pour  tous. 

Le  lieu  de  l'assemblée  est  une  salle  à  l'antique  avec  une 
grande  cheminée  où  l'on  fait  bon  feu.  La  pièce  est  éclairée 
de  trois  lampes,  auxquelles  M.  de  Wolmar  a  seulement  fait  30 
ajouter  des  capuchons  de  fer-blanc  pour  intercepter  la  fumée 
et  réfléchir  la  lumière.  Pour  prévenir  l'envie  et  les  regrets, 
on  tâche  de  ne  rien  étaler  aux  yeux  de  ces  bonnes  gens  qu'ils 
ne  puissent  retrouver  chez  eux,  de  ne  leur  montrer  d'autre 
opulence  que  le  choix  du  bon  dans  les  cnoses  communes,  35 


200  VIE    II    '1 

el  un  peu  plus  de  lai  :  distribution     Le  soupei 

ir  deui  longues  tabl       L   lu*  el  L'appareil  des 
l  I  ins  n'y  sont  pas,  mais  l'abondant  e  et  la  joû  i 

le  monde  se  met  à  table,  maîtres,  journa 
5  chacun  se  lève  indifféremment  pour  * 
sans  préférence,  et  le  sen  ii  dt  toujoui 

avec  plaisir.    On  boit  à  discrétion;  la  liberté  n'a  point  d'au- 
très  bornes  que  l'honnêteté.    La  pré  de  maître 

respectés  contient  tout  le  monde,  et  n'empt  non 

10  ne  soit  à  son  aise  et  gai.  Que  s'il  arrive  à  quelqu'un  de 
s'oublier,  on  ne  trouble  point  la  fête  par  des  réprimandes; 
mais  il  est  congédié  sans  rémission  dès  le  lendemain  .  .  . 

Après  le  souper  on  veille  encore  une  heure  ou  deux  en 
teillant  du  chanvre;    chacun  dit  sa  chanson   tour  à  tour. 

15  Quelquefois    les    vendangeuses    chantent    en    chœur  ton 
ensemble,  ou  bien  alternativement  à  voix  seule  et  en  refrain. 
La  plupart  de  ces  chansons  sont  de  vieilles  romances  dont 
les  airs  ne  sont  pas  piquants;    mais  ils  ont  je  ne  sais  quoi 
d'antique  et  doux  qui  touche  à  la  longue.     Les  paroles  sont 

20  simples,  naïves,  souvent  tristes;  elles  plaisent  pourtant. 
Nous  ne  pouvons  nous  empêcher,  Claire  de  sourire,  Julie  de 
rougir,  moi  de  soupirer,  quand  nous  retrouvons  dans  ces 
chansons  des  tours  et  des  expressions  dont  nous  nous  sommes 
servis  autrefois.     Alors,  en  jetant  les  yeux  sur  elles  et  me 

25  rappelant  les  temps  éloignés,  un  tressaillement  me  prend, 
un  poids  insupportable  me  tombe  tout  à  coup  sur  le  cœur, 
et  me  laisse  une  impression  funeste  qui  ne  s'efface  qu'avec 
peine.  Cependant  je  trouve  à  ces  veillées  une  sorte  de  charme 
que  je  ne  puis  vous  expliquer,  et  qui  m'est  pourtant  fort 

30  sensible.  Cette  réunion  des  différents  états,  la  simplicité 
de  cette  occupation,  l'idée  de  délassement,  d'accord,  de 
tranquillité,  le  sentiment  de  paix  qu'elle  porte  à  lame,  a 
quelque  chose  d'attendrissant  qui  dispose  à  trouver  ces 
chansons  plus  intéressantes.     Ce  concert  de  voix  de  femmes 

35  n'est  pas  non  plus  sans  douceur.     Pour  moi,  je  suis  con- 


LA  NOUVELLE  HELOÏSE  201 

vaincu  que  de  toutes  les  harmonies  il  n'y  en  a  point  d'aussi 
agréable  que  le  chant  à  l'unisson,  et  que,  s'il  nous  faut  des 
accords,  c'est  parce  que  nous  avons  le  goût  dépravé  .  .  . 

Voilà  comment  se  passe  la  soirée.  Quand  l'heure  de  la 
retraite  approche,  madame  de  Wolmar  dit:  Allons  tirer  le  5 
feu  d'artifice.  A  l'instant  chacun  prend  son  paquet  de 
chènevottes,  signe  honorable  de  son  travail;  on  les  porte  en 
triomphe  au  milieu  de  la  cour,  on  les  rassemble  en  un  tas, 
on  en  fait  un  trophée;  on  y  met  le  feu;  mais  on  n'a  pas  cet 
honneur  qui  veut:  Julie  l'adjuge  en  présentant  le  flambeau  à  10 
celui  ou  celle  qui  a  fait  ce  soir-là  le  plus  d'ouvrage;  fût-ce 
elle-même,  elle  se  l'attribue  sans  façon.  L'auguste  céré- 
monie est  accompagnée  d'acclamations  et  de  battements 
de  mains.  Les  chènevottes  font  un  feu  clair  et  brillant  qui 
s'élève  jusqu'aux  nues,  un  vrai  feu  de  joie,  autour  duquel  15 
on  saute,  on  rit.  Ensuite  on  offre  à  boire  à  toute  l'assemblée: 
chacun  boit  à  la  santé  du  vainqueur,  et  va  se  coucher  content 
d'une  journée  passée  dans  le  travail,  la  gaieté,  l'innocence, 
et  qu'on  ne  serait  pas  fâché  de  recommencer  le  lendemain, 
le  surlendemain,  et  toute  sa  vie.  20 

Sixième  Partie 

Une  Catastrophe 

Quelques  mois  encore  se  passent.  Un  jour,  près  du  Château 
de  Chillon,  à  l'extrémité  du  lac,  la  famille  était  en  promenade. 
Le  cadet  des  enfants  de  Julie,  Marcellin,  tombe  à  l'eau;  sa  mère 
se  jette  après  lui,  et  le  sauve.  L'enfant  se  rétablit,  Julie  languit 
quelques  jours  et  meurt.  Mais  elle  est  heureuse  de  mourir,  car  25 
elle  n'était  pas  sûre  de  son  cœur  malgré  tout.  Elle  laisse  cette 
lettre  pour  Saint-Preux,  qui  était  en  ce  moment  à  Rome  pour 
les  affaires  de  Lord  Bomston. 

LETTRE    XII.  —  DE   JULIE   A    SAINT-PREUX 

Il  faut  renoncer  à  nos  projets.     Tout  est  changé,  mon  bon 
ami:   souffrons  ce  changement  sans  murmure;   il  vient  d'une  31 


202  VII.    Il     (} 

in.iin    plu  [ue   non  .     No  ' 

cette  réunion  n'était  pas  bonni      i 
de  l'avoir  prévenue; 
Je  me  suis  longtemps  fait  Illusion.    (  fut 

5  salutaire;  elle  se  détruit  au  moment  que  ai  plus  besoin. 

Vous  m'avez  truc  guérie,  et  j'ai  «m  l'être.    Ren  Ion 
à  celui  qui  fit  durer  cette  erreur  autant  qu'elle  était  utile: 
qui  sait  si,  me  voyant  si  près  de  l'abîme,  la  ne  m'eût 

point  tourné?    Oui,  j'eus  beau  vouloir  étouffer  le  premier 

10  sentiment  qui  m'a  fait  vivre,  i  entré  dans  mon  <  œur. 

Il  s'y  réveille  au  moment  qu'il  n'est  p  raindre;   il  me 

soutient  quand  mes  forces  m'abandonnent;  il  me  ranime 
quand  je  me  meur-.  Mon  ami,  je  fais  cet  aveu  sans  honte; 
ce  sentiment  resté  malgré  moi  fut  involontaire:    il  na  rien 

15  coûté  à  mon  innocence;    tout  ce  qui  dépend  de  ma  volonté 
fut  pour  mon  devoir:  si  le  cœur  qui  n'en  dépend  pas  fut  : 
vous,  ce  fut  mon  tourment  et  non  pas  mon  crime.     J'ai 
ce  que  j'ai  dû  faire;  la  vertu  me  reste  sans  tache,  et  l'amour 
m'est  resté  sans  remords. 

20      J'ose  m'honorer  du  passé:   mais  qui  m'eût  pu  répondre  de 
l'avenir?     Un  jour  de  plus  peut-être,  et  j'étais  coupable! 
Qu'était-ce  de  la  vie  entière  passée  avec  vous?     Quels  da: 
j'ai  courus  sans  le  savoir!  à  quels  dangers  plus  grands  j'allais 
être  exposée  !     Sans  doute  je  sentais  pour  moi  les  craintes  que 

25  je  croyais  sentir  pour  vous.     Toutes  les  épreuves  ont  été 
faites;   mais  elles  pouvaient  trop  revenir.     X'ai-je  pas  a 
vécu  pour  le  bonheur  et  pour  la  vertu?     Que  me  restait-il 
d'utile  à  tirer  de  la  vie?     En  me  l'ôtant,  le  ciel  ne  m'ôte 
plus  rien  de  regrettable,  et  met  mon  honneur  à  couvert.     Mon 

30  ami,  je  pars  au  moment  favorable,  contente  de  vous  et  de 
moi;  je  pars  avec  joie,  et  ce  départ  n'a  rien  de  cruel.  Après 
tant  de  sacrifices,  je  compte  pour  peu  celui  qui  me  reste  à 
faire:  ce  n'est  que  mourir  une  fois  de  plus  .    .    . 

1  Saint-Preux  devait  venir  s'établir  tout-à-fait  à  Clarens  pour  s'occuper 
de  l'éducation  des  enfants. 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  203 

Julie  recommande  à  Saint-Preux  d'épouser  Claire  d'Orbe, 
veuve  depuis  plusieurs  années;  et  elle  lui  laisse  le  soin  d'élever 
ses  enfants. 

Je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  dire  sur  mes  enfants.  Je  sais 
quels  soins  va  vous  coûter  leur  éducation;  mais  je  sais  bien  5 
aussi  que  ces  soins  ne  vous  seront  pas  pénibles.  Dans  les 
moments  de  dégoût  inséparables  de  cet  emploi,  dites-vous: 
Ils  sont  les  enfants  de  Julie;  il  ne  vous  coûtera  plus  rien. 
M.  de  Wolmar  vous  remettra  les  observations  que  j'ai  faites 
sur  votre  mémoire1  et  sur  le  caractère  de  mes  deux  fils.  Cet  10 
écrit  n'est  que  commencé:  je  ne  vous  le  donne  pas  pour 
règle,  et  je  le  soumets  à  vos  lumières.  N'en  faites  point 
des  savants,  faites-en  des  hommes  bienfaisants  et  justes. 
Parlez-leur  quelquefois  de  leur  mère  .  .  .  vous  savez  s'ils  lui 
étaient  chers  .  .  .  Dites  à  Marcellin  qu'il  ne  m'en  coûta  pas  15 
de  mourir  pour  lui.  Dites  à  son  frère  que  c'était  pour  lui 
que  j'aimais  la  vie.  Dites-leur ...  Je  me  sens  fatiguée. 
Il  faut  finir  cette  lettre.  En  vous  laissant  mes  enfants,  je 
m'en  sépare  avec  moins  de  peine;  je  crois  rester  avec  eux. 

Adieu,  adieu,  mon  doux  ami .  .  .  Hélas!  j'achève  de  vivre  20 
comme  j'ai  commencé.     J'en  dis  trop  peut-être  en  ce  moment 
où  le  cœur  ne  déguise  plus  rien  .  .  .  Eh  !  pourquoi  craindrais-je 
d'exprimer  tout  ce  que  je  sens?     Ce  n'est  plus  moi  qui  te 
parle;  je  suis  déjà  dans  les  bras  de  la  mort.     Quand  tu  verras 
cette  lettre,  les  vers  rongeront  le  visage  de  ton  amante,  et  25 
son  cœur  où  tu  ne  seras  plus.     Mais  mon  âme  existerait- 
elle  sans  toi?  sans  toi  quelle  félicité  goûterais-je?     Non,  je 
ne   te  quitte  pas,  je  vais   t'attendre.     La  vertu   qui  nous 
sépara  sur  la   terre  nous  unira  dans  le  séjour  éternel.     Je 
meurs  dans  cette  douce  attente:    trop  heureuse  d'acheter  30 
au  prix  de  ma  vie  le  droit  de  t'aimer  toujours  sans  crime, 
et  de  te  le  dire  encore  une  fois  ! 

Le  mariage  proposé  ne  se  fera  pas.     Claire  s'y  oppose  car  «  un 
iiomme  qui  fut  aimé  de  Julie  d'Étange  et  pourrait  se  résoudre  à 
1  Un  programme  d'études  pour  les  enfants. 


204  VIE  ET  (El 

en  épOU  «  i   une  auf  '  un  1Â4  lu 

que  je  t  iendrai  ! 

Preux  |.i  ose  i  omme  <  I 
.t  l'éducation  des  enfants. 

La   Mort  de  Julie 

5      Une  très  longue  lettre  de  Wolmar  (VI,  u 
les  i  irconstan<  es  de  la  mort  de  Jui 

lettres  OÙ  Richardaon  fait  raconter  la  mort  tOUI  hante  'le  BOn  !:•'  I 

dans  Clarissa  Harlowt     \.  8i  102).    Il  y  a  de  nombreux  points 
de-  ressemblance  entre  les  deux  fameux  roman  us  deux 

10  composés  de  lettre-,  tous  deux  parlent  d'un  père  inflexible  p 

l'amour   naturel  du  eieur;    Julie  et    Claire  correspondent   tout  à 
fait  à  Clarissa  et    Nancy  Houe.      Il  y  a  cette  '1  pitale 

que   Saint-Preux   est   un   homme  vertueux,  tandis  que  Lovelace 
était   un  vil  séducteur;    et   par  là  L'espril    de  tout  l'ouvi 

15  changé.     Le  sentimentalisme   cependant    est    commun   aux   deux 
auteurs.     Rousseau  lui-même  discute  la  comparaison  à  plusieurs 
reprises    (Œuvres,   I,    2$y,    IX,    2;    X,    242;    XII.    10  .     Il 
proche  aussi,  à  cause  de  la  sincérité  des  sentiments  du  cœur, 
La   Nouvelle  Héloïse  de  La  Princesse  de  Clèvcs  par  Madame  de 

20  La  Fayette. 

Julie  fut  malade  peu  de  jours  et  conserva  jusqu'à  la  fin  une  luci- 
dité d'esprit  parfaite.  La  lettre  de  M.  de  Wolmar  raconte  les 
derniers  entretiens  avec  Claire  sa  cousine  et  amie  (Tous  les  autres 
biens  que  j'ai  eus,  dit-elle,  «  ont  été  donnés  à  mille  autres;   mais 

25  celui-ci  ! ...  le  ciel  ne  l'a  donné  qu'à  moi:  J'étais  femme,  et  j'eus 
une  amie  .  .  .  »);  avec  ses  enfants;  avec  le  pasteur  protestant  qui 
arrive  en  ami,  et  où  elle  expose  au  long  sa  croyance  (qui  sera  la 
même  que  celle  développée  par  Rousseau  dans  la  «  Profession  de 
Foi  du  Vicaire  Savoyard,»  dans  son  livre  Emile)]  et  avec  Wolmar 

30  lui-même,  qu'elle  remercie  de  ses  bontés.  Enfin  elle  résume  tout 
ce  qu'elle  a  dans  le  cœur  dans  le  dernier  entretien  où  elle  est  seule 
avec  Claire  et  Wolmar: 

1  Principaux  livres  à  consulter:  Erich  Schmidt,  Richardson.  Rousseau 
und  Goethe  (1887);  Joseph  Texte.  Rousseau  et  les  Origines  du  Cosmo- 
politisme Littéraire  (1895);  W.  U.  D.  Vreeland,  Étude  sur  les  rapports 
littéraires  entre  Genève  et  l'Angleterre  jusqu'à  la  publication  de  La  XouïelU 
Héloïse  (1001). 


LA   NOUVELLE  HELOÏSE  205 

Elle  remercia  le  ciel  de  lui  avoir  donné  un  cœur  sensible 
et  porté  au  bien,  un  entendement  sain,  une  figure  prévenante; 
de  l'avoir  fait  naître  dans  un  pays  de  liberté  et  non  parmi  les 
esclaves,  d'une  famille  honorable  et  non  d'une  race  de  mal- 
faiteurs, dans  une  honnête  fortune  et  non  dans  les  grandeurs  5 
du  monde  qui  corrompent  l'âme,  ou  dans  l'indigence  qui 
l'avilit.  Elle  se  félicita  d'être  née  d'un  père  et  d'une  mère 
tous  deux  vertueux  et  bons,  pleins  de  droiture  et  d'honneur, 
et  qui,  tempérant  les  défauts  l'un  de  l'autre,  avaient  formé 
sa  raison  sur  la  leur,  sans  lui  donner  leurs  faiblesses  ou  leurs  10 
préjugés.  Elle  vanta  l'avantage  d'avoir  été  élevée  dans  une 
religion  raisonnable  et  sainte,  qui,  loin  d'abrutir  l'homme, 
l'ennoblit  et  l'élève;  qui,  ne  favorisant  ni  l'impiété  ni  le 
fanatisme,  permet  d'être  sage  et  de  croire,  d'être  humain .  et 
pieux  tout  à  la  fois  ...  15 

Voyez  donc,  continuait-elle,  à  quelle  félicité  je  suis  par- 
venue. J'en  avais  beaucoup;  j'en  attendais  davantage. 
La  prospérité  de  ma  famille,  une  bonne  éducation  pour  mes 
enfants,  tout  ce  qui  m'était  cher  rassemblé  autour  de  moi, 
ou  prêt  à  l'être.  Le  présent,  l'avenir,  me  flattaient  égale-  20 
ment;  la  jouissance  et  l'espoir  se  réunissaient  pour  me  rendre 
heureuse;  mon  bonheur  monté  par  degrés  était  au  comble;  il 
ne  pouvait  plus  que  déchoir  .  .  .  Un  état  permanent  est-il 
fait  pour  l'homme?  .  .  . 

Ainsi,  mourant  en  plein  bonheur,  et  croyant  à  l'immortalité  25 
de  l'âme: 

Mes  derniers  moments  sont  encore  agréables,  et  j'ai  de  la 
vigueur  pour  mourir;  si  même  on  peut  appeler  mourir  de 
laisser  vivant  ce  qu'on  aime.  Non,  mes  amis,  non,  mes 
enfants,  je  ne  vous  quitte  pas  pour  ainsi  dire;  je  reste  avec  30 
vous;  en  vous  laissant  tous  unis,  mon  esprit,  mon  cœur 
vous  demeurent.  Vous  me  verrez  sans  cesse  entre  vous; 
vous  vous  sentirez  sans  cesse  environnés  de  moi  .  .  . 
Et   puis,    nous    nous    rejoindrons,    j'en    suis    sûre;    le    bon 


2'  Vil.    i   : 

\\  'lni.ir  '   lui-même  ne   m'éV  happ  ' A  ■    •  |  mr   .:i 

Dieu  tranquillj  foie; 

il  me  promet    pour  vous  Le  m 
ail    el  re.    J<    I '■. 

5  vais  l'être:   mon  bonheui  je  L'arau  h- 

il  n'y  a  plus  de  bornes  que  l'éternité  .  .  . 

Ainsi  ii   les  entretiens  de  i  ette  jour:  '        .  la 

sécurité,  l'espérance,  le  repos  de  l'âme,  brillèrent  plus  que 
jamais  dans  celle  de  Julie  .  .  .  |  ;k-  m-  fut  plus  tendre, 

10  plus  vraie,  plus  caressante,  plus  aimable,  en  un  mot  plus 
elle-même  .  .  .  Point  de  prétention,  point  d'apprêt  t  de 

sentences  .  .  .  elle   se   laissait    consoler  .  .  .  elle  .lait   les 

autres ...  Sa  gaieté  n'était  point  contrainte,  sa  plaisanterie 
même  était  touchante;  on  avait  le  sourire  à  la  bouche  et  les 

15  yeux  en  pleurs.  Otez  cet  effroi  qui  ne  permet  pas  de  jouir 
de  ce  qu'on  va  perdre;  elle  plaisait  plus,  elle  était  plus  aimable 
qu'en  santé  même,  et  le  dernier  jour  de  sa  vie  en  fut  aussi  le 
plus  charmant  .  .  . 

La  Première  Partie  du  manuscrit  de  La  Nouvelle  Héloïse  fut 
20  envoyée  à  l'imprimeur  Rey.  à  Amsterdam,  le  18  avril  1759,  et  la 
Sixième  et  dernière,  le  1  février  1760.     Le  roman  parut  en  février 
1761,  au  commencement  du  Carnaval. 

Il  souleva  à  Paris  un  enthousiasme  considérable.  Sans  doute  le 
clergé,  le  Parlement  ne  l'approuvèrent  pas;  et  les  «  Philosophes  ». 
25  comprenant  que  Rousseau  les  avait  définitivement  abandonnés 
et  même  s'était  tourné  contre  eux  (prêchant  la  supériorité  du 
cœur  sur  la  raison,  et  de  la  religion  sur  la  philosophie)  l'attaquèrent 
aussi.  Mais  le  public  s'arracha  le  livre.  Les  4000  exemplaires  de 
la  première  édition  furent  immédiatement  vendus.  Pour  le  lire. 
30  il  fallait  louer  l'ouvrage;  les  libraires  demandaient  12  sous  pour 
l'heure  et  pour  un  volume  seulement,  et  on  ne  le  prêtait  que  pour 
une  heure  à  la  fois.  La  Dauphine  voulut  le  lire  aussitôt,  et  la 
duchesse  de  Polignac.  son  amie,  écrivit  à  Madame  Yerdelin  de  lui 

1  Wolmar  était  incroyant,  mais  parfaitement  honnête  homme;  Julie 
espérait  ardemment  l'amener  à  sa  foi  à  elle;  Rousseau  laisse  entendre 
qu'elle  a  réussi. 


EMILE  207 

procurer  un  portrait  de  l'héroïne.  Cette  dame  n'était  pas  la 
seule  à  ne  pouvoir  accepter  l'idée  que  l'histoire  ne  fût  point  véri- 
table. Bref,  Madame  de  Luxembourg  avait  exprimé  le  sentiment 
de  beaucoup  quand  elle  disait  :  «  Votre  Julie  est  le  plus  beau  livre 
qu'il  y  ait  au  monde.»  5 

A  Genève,  comme  à  Paris,  les  gens  du  monde  officiel  furent 
sévères.  Le  Consistoire  (Conseil  d'église)  qui  avait  lu  le  roman 
avant  la  mise  en  vente,  dénonça  celui-ci  aux  Magistrats  du  Con- 
seil comme  «  fort  dangereux  pour  les  mœurs  ».  Et  le  gouverne- 
ment «  fait  défense  aux  loueurs  et  loueuses  de  livres  de  louer  le  10 
dit  livre  à  personne  »  (26  janvier  1761).1  Cependant,  à  Genève 
comme  à  Paris,  les  applaudissements  couvrirent  les  voix  des 
critiques  chagrins. 

Le  succès  continua.     Un  savant,  D.  Mornet,  compte  près  de 
soixante-dix  éditions  avant  1800  (Civilisation  française,  Nov.-Déc.  15 
iqiq). 

EMILE   ou   DE    L'ÉDUCATION 

C'est  à  l'occasion  de  la  publication  de  ce  livre  que  Rousseau 
fit  plus  intimement  connaissance  avec  M.  de  Malesherbes,  qui 
remplissait  les  fonctions  de  Directeur  de  la  Librairie.  Madame 
de  Luxembourg  voulait  faire  obtenir  à  Rousseau  des  conditions  20 
avantageuses  pour  la  vente  de  son  manuscrit.  Elle  demanda 
à  M.  de  Malesherbes  de  trouver  un  imprimeur.  Ce  qu'il  fit. 
Rousseau  obtint  6000  francs.  Mais  l'impression  d'Emile  fut  toute 
une  histoire,  car  Rousseau  soupçonnait  qu'on  communiquait 
ses  épreuves  à  des  ennemis  (surtout  aux  Jésuites).  M.  de  Maies-  25 
herbes  alla  même  visiter  le  philosophe  à  Montmorency,  en  janvier 
1762.    Le  livre  parut  en  mai  de  cette  année. 

Emile  fut  écrit,  comme  V Essai  sur  V Education  de  Montaigne, 
à  la  demande  d'une  mère,  «  une  bonne  mère  qui  sait  penser  » 
(Madame  de  Chenonceaux).  30 

Emile  est  le  nom  donné  par  Rousseau  à  l'enfant  imaginaire 
qu'il  s'agit  d'élever,  et  dont  il  sera  lui-même,  en  imagination,  le 
précepteur. 

L'idée  centrale  du  traité  est  la  même  que  nous  retrouvons  tou- 
jours chez   Rousseau:    combattre   les  influences    néfastes   de  la  35 

1  Voir  Maugras,  Voltaire  et  J.J.  Rousseau  (1886)  chap.  VI. 


208  vu  i  i  <i 

km  tété  ci\  '    rendre   i   la   □  iiurc   s<  L'autan 

iini'iii  <•  pai 

Tout  t  i  bient  sortant  des  mains  de  Vautem  <!• 
ntre  U  i  mains  de  V homme.     Il  foi 

5  nourrir  les  productions  d'une  autre,  un  arbre  à  porter 
fruits  d'un  autre;  U  mêle  et  confond  les  climat 
les  saisons;   il  mutile  son  chien,  son  cheval, 
bouleverse  tout,  il  défigure  tout;    il  aime  la  difformité,  les 
monstres;    il  ne  veut  rien  tel  que  l'a  fait  la  nature  .éme 

10  l'homme;  il  le  faut  dresser  pour  lui  comme  un  cheval  de 
manège;  il  le  faut  contourner  comme  un  arbre  de  son  jar- 
din .  .  . 

On  a  souvent  mal  compris  Rousseau.     Même  s'il  croyait  que 
l'état  de  nature  est  plus  heureux  que  l'état  civilisé,  il  ne  pri 

15  jamais  d'y  retourner;    il  savait  que  ce  serait  inutile  et  que  les 
hommes   n'y  consentiraient  point.      Il  affirme  d'autre  part  ceci: 
le  développement  naturel  et  normal  des  facultés  humaines 
pas  incompatible  avec  l'état  civilisé;    le  malheur  a  été  que.  dans 
l'état  civilisé,  l'éducation  s'est  égarée  dans  des  voies  qui  dévelop- 

20  pèrent  d'une  façon  non-naturelle  ces  facultés  humaines  chez  l'en- 
fant; la  Société  oubliant,  ou  ignorant,  que  l'enfant  vit  tout  d'abord 
seulement  par  ses  sensations,  s'est  acharnée  à  lui  donner  des 
préoccupations  étrangères  à  son  âge,  qui  présupposaient  des 
sentiments,    une   raison,   et   des   aspirations   qu'il   n'avait   point 

25  encore  (telles  que,  briller  par  des  talents  de  société,  accumuler 
une  érudition  vaine,  sauver  son  âme);  bref,  elle  a  substitué  les 
activités  et  les  goûts  des  adultes  aux  activités  et  aux  goûts  des 
enfants;  elle  a  voulu  faire  raisonner  l'enfant  trop  tôt,  sentir  trop 
tôt,1  prier  trop  tôt.     En  faisant  cela,  la  société  lui  a  non  seulement 

30  ravi  son  droit  de  jouir  en  enfant,  mais,  en  négligeant  le  bien-être 
physique  de  l'enfant,  sa  santé,  elle  a  compromis  pour  la  vie 
entière  toute  possibilité  de  bonheur. 

Il  faut  être  bien  clair  ici  pour  être  sûr  de  ne  pas  se  rendre  coupable 

1  Ne  pas  confondre  le  «  sentir  »  du  sentiment,  dont  il  s'agit  ici, 
avec  le  «  sentir  »  de  la  sensation  —  par  la  vue,  l'ouïe,  l'odorat,  le  goût, 
le  toucher. 


EMILE, 

o  v 
DE   L'ÉDUCATION. 

PAR  J.  J.  ROUSSEAU, 

Citoyen  Je  Genève. 


*** 


Sanabilibus  eegrotamus  malis  ■•>  ipfaqtte  nos  in  ttôum 
genitos  natura  ?  fi  ctnendari  velimus  ,  juvat. 

Sen.  de  ira.  U  IL  c  13. 
*i       ■■  1  '  ■■■  ■■■  1—1^— 

TOME     SECOND. 


A    AMSTERDAM 

Chez  MARC-MICHEL  REY. 

ft  ■    ■  3^fc^:^:  ,i  ...» 


M.    DCC.    L  x  \y  I.J. 

évtc  Privilège  de    Noflèigneurs  les  Etats  âc 
Hollande  &  de  JVeftfrife* 

L'Édition  Rey  d'Emile,  Mil 


EMILE  209 

de  critiques  faciles  et  superficielles  (comme  Voltaire  dans  la  lettre 
citée  plus  haut)  :  «  Il  ne  faut  pas  confondre  —  dit  explicitement 
Rousseau  —  ce  qui  est  naturel  à  l'état  sauvage  et  ce  qui  est 
naturel  à  l'état  civil.»  Et  ailleurs:  «  Voulant  former  l'homme 
de  la  nature,  il  ne  s'agit  pas  pour  cela  d'en  faire  un  sauvage;  mais  5 
enfermé  dans  le  tourbillon  social,  il  suffit  qu'il  ne  s'y  laisse 
pas  entraîner,  ni  par  les  passions,  ni  par  les  opinions  des  hommes; 
qu'il  voie  par  ses  yeux  [pas  par  ceux  de  la  société],  qu'il  sente 
par  son  cœur  [pas  par  l'imagination  de  la  société]  qu'aucune 
autorité  ne  le  gouverne  hors  celle  de  sa  propre  raison  [raison  10 
d'enfant].» 

L'éducation  proposée  par  Rousseau  —  toute  négative,  il  ne 
cesse  de  le  répéter  lui-même  —  consistera  donc  à  écarter  de  la 
voie  de  l'enfant  tout  ce  qui  pourrait  contrarier  le  développement 
naturel  des  sens  et  des  facultés  de  l'enfant.  Si  on  ne  contrarie  15 
pas  ces  facultés,  elles  se  développeront  spontanément,  —  comme 
l'eau  du  ruisseau  coule  spontanément  de  la  montagne  dans  la 
vallée.  Les  institutions  des  hommes  et  des  préjugés  séculaires 
constituent  des  obstacles  si  forts  que  cette  éducation,  même 
négative,  sollicite  toutes  les  énergies  du  «  gouverneur  »  d'Emile.    20 

Le  Premier  Âge  (Puer  Infans) 

(De  la  naissance  à  l'âge  où  l'enfant  «  apprend  à  parler 
et  à  marcher  ») 

L'Enfant  au  Maillot 

L'usage  était  de  serrer  fortement  l'enfant  dans  son  maillot, 
contraignant  la  nature,  empêchant  le  libre  jeu  de  ses  membres. 
(Cet  usage  est  très  généralement  abandonné  aujourd'hui.) 

Toute  notre  sagesse  consiste  en  préjugés  serviles;  tous 
nos  usages  ne  sont  qu'assujettissement,  gêne  et  contrainte.  25 
L'homme  civil  naît,  vit  et  meurt  dans  l'esclavage:  à  sa 
naissance,  on  le  coud  dans  un  maillot:  à  sa  mort  on  le  cloue 
dans  une  bière;  tant  qu'il  garde  la  figure  humaine,  il  est 
enchaîné  par  nos  institutions. 

On  dit  que  plusieurs  sages-femmes  prétendent,  en  pétris-  30 
sant  la  tête  des  enfants  nouveau-nés,  lui  donner  une  forme 


2IO  VIE  ET  (EUVBE8 

plus  convenable:  el  on  le  louffn  I     \       •  ienl  maldi 

la  façon  de  l'auteur  de  noire  être:  il  non.  lee  faut  Fwfonnffi 
au  dehors  par  Les  tage   femm<   .  et  au  A*A**f  par  les  phi] 
phes.     Le  Caralh         at  de  la  moitié  plus  heureux  que  i 
5  \  peine  l'enfant  est-il  sorti  du  sein  de  la  n  •        l  à  peine 

jouit  il  de  la  liberté  de  mouvoir  et  d'éfc     b 
qu'on  lui  donne  de  nouveaux  lien-.    On  L'emrnaiUotte,  on  le 
coin  lie  la  tête  fixée  el  le-  jambes  allongées,  les  bras  pendants 

à  côté  (lu  corps;    il  est   entouré  de  linges  et   de  bandagi 

10  toute  espèce,  qui  ne  lui  permettent  pas  de  changer  de  -itua- 
tion.    Heureux  si  on  ne  l'a  pas  serré  au  point  de  L'empi 
de  respirer,  et  si  on  a  eu  la  précaution  de  le  courber  -ur  le 
côté,  afin  que  les  eaux  qu'il  doit  rendre  par  la  bouche  pui 
tomber  d'elles-mêmes;  car  il  n'aurait  pa-  la  fiberté  de  tourner 

15  la  tête  sur  le  côté  pour  en  faciliter  l'écoulement.  »  (Bufïon, 
Hist.  nai.j  t.  IV,  p.  190,  in-12.) 

L'enfant  nouveau-né  a  besoin  d'étendre  et  mouvoir  ses 
membres  pour  les  tirer  de  l'engourdissement  où.  ras^-mblés 
en  un  peloton,  ils  ont  resté  si  longtemps.     On  les  étend,  il 

20  est  vrai,  mais  on  les  empêche  de  se  mouvoir;  on  assujettit 
la  tête  même  par  des  têtières:  il  semble  qu'on  a  peur  qu'il 
n'ait  l'air  d'être  en  vie. 

Ainsi  l'impulsion  des  parties  internes  d'un  corps  qui  tend 
à    l'accroissement    trouve    un    obstacle    insurmontable    aux 

25  mouvements  qu'elle  lui  demande.  L'enfant  fait  continuelle- 
ment des  efforts  inutiles,  qui  épuisent  ses  forces  ou  retardent 
leurs  progrès.  Il  était  moins  à  l'étroit,  moins  gêné,  moins 
comprimé  dans  l'amnios,  qu'il  n'est  dans  ses  langes:  je  ne 
vois  pas  ce  qu'il  a  gagné  à  naître. 

30  L'inaction,  la  contrainte  où  l'on  retient  les  membres  d'un 
enfant  ne  peuvent  que  gêner  la  circulation  du  sang,  des  hu- 
meurs, empêcher  l'enfant  de  se  fortifier,  de  croître,  et  altérer 
sa  constitution.     Dans  les  lieux  où  l'on  n'a  point  ces  pré- 

1  Peuples  anthropophages  des  Petites  Antilles,  aujourd'hui  presque 
complètement  disparus. 


EMILE  211 

cautions  extravagantes,  les  hommes  sont  tous  grands,  forts, 
bien  proportionnés.  Les  pays  où  l'on  emmaillotte  les  enfants 
sont  ceux  qui  fourmillent  de  bossus,  de  boiteux,  de  cagneux, 
de  noués,  de  rachitiques,  de  gens  contrefaits  de  toute  espèce. 
De  peur  que  les  corps  ne  se  déforment  par  des  mouvements  5 
libres,  on  se  hâte  de  les  déformer  en  les  mettant  en  presse. 
On  les  rendrait  volontiers  perclus  pour  les  empêcher  de  s'es- 
tropier. 

Une  contrainte  si  cruelle  pourrait-elle  ne  pas  influer  sur 
leur  humeur  ainsi  que  sur  leur  tempérament?     Leur  premier  10 
sentiment  est  un  sentiment  de  douleur  et  de  peine:    ils  ne 
trouvent  qu'obstacles  à  tous  les  mouvements  dont  ils  ont 
besoin:   plus  malheureux  qu'un  criminel  aux  fers,  ils  font  de 
vains  efforts,  ils  s'irritent,  ils  crient.     Leurs  premières  voix, 
dites-vous,  sont  des  pleurs?     Je  le  crois  bien:   vous  les  con-  15 
trariez  dès  leur  naissance;   les  premiers  dons  qu'ils  reçoivent 
de  vous  sont  des  chaînes;    les  premiers  traitements  qu'ils 
éprouvent  sont  des  tourments.     N'ayant  rien  de  libre  que  la 
voix,  comment  ne  s'en  serviraient-ils  pas  pour  se  plaindre? 
Ils  crient  du  mal  que  vous  leur  faites:   ainsi  garrottés,  vous  20 
crieriez  plus  fort  qu'eux. 

D'où  vient  cet  usage  déraisonnable?  D'un  usage  dé- 
naturé. Depuis  que  les  mères,  méprisant  leur  premier  devoir, 
n'ont  plus  voulu  nourrir  leurs  enfants,  il  a  fallu  les  confier 
à  des  femmes  mercenaires,  qui,  se  trouvant  ainsi  mères  d'en-  25 
fants  étrangers,  pour  qui  la  nature  ne  leur  disait  rien,  n'ont 
cherché  qu'à  s'épargner  de  la  peine.  Il  eût  fallu  veiller  sans 
cesse  sur  un  enfant  en  liberté:  mais,  quand  il  est  bien  lié, 
on  le  jette  dans  un  coin  sans  s'embarrasser  de  ses  cris. 
Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  de  preuves  de  la  négligence  de  la  30 
nourrice,  pourvu  que  le  nourrisson  ne  se  casse  ni  bras  ni 
jambes,  qu'importe  au  surplus  qu'il  périsse,  ou  qu'il  demeure 
infirme  le  reste  de  ses  jours?  On  conserve  ses  membres  aux 
dépens  de  son  corps;  et,  quoi  qu'il  arrive,  la  nourrice  est 
disculpée  $5 


.  I  !       I 

qui,  débarrassée*  .  se 

livrent  gaiement  au  de  la  ville, 

cependant  quel  traitemenl  l'enfant  da  maillol  n 

au  village?     Au  moindre  tracas  qui  survient,  on  le 
5  à  un  don  comme  un  paquet  de  haï  l  tandi 

se  :  la  nourri»  c  vaqi  i  le  ma 

reste  ainsi  crucifié.    To  qu'on  a  trouvée  dai 

situation  avaient  le  ■  iolet:  la  poitrine  fortement 

primé*  :  ne  laissant  pas  circuler  le  sang,  il  remontait  à  la  I 

10  et  Ton  croyait  le  patient  fort  tranquille,  pane  qu'il  n'avait 

la  lord-  de  crier.    J'ignore  combien  d'heures  un  enfant 

peut  rester  dans  *  et  état  sans  perdre  la  vie,  m  que 

cria  puisse  aller  fort  loin.    Voilà,  je  pense,  m  plus 

grandes  commodités  du  maillot. 

15     On  prétend  que  les  enfants  en  liberté  pourraient  prendre 
de  mauvaises  situations,  et  se  donner  des  mouvements  ca- 
pables de  nuire  à  la  bonne  conformation  de  leur-  membre-. 
C'est  là  un  de  ces  vain-  raisonnements  de  notre  fausse  sagi 
et  que  jamais  aucune  expérience  n'a  confirmé-.     De  cette 

20  multitude  d'enfants  qui,  chez  des  peuples  pi  que 

nous,  sont  nourris  dans  toute  la  liberté  de  leurs  membre-, 
on  n'en  voit  pas  un  seul  qui  se  blesse  ni  s'estropie;  ils  ne 
sauraient  donner  à  leurs  mouvements  la  force  qui  peut  les 
rendre  dangereux,  et  quand  ils  prennent  une  situation  vio- 

25  lente,  la  douleur  les  avertit  bientôt  d'en  changer. 

Nous  ne  nous  sommes  pas  encore  avisés  de  mettre  au  mail- 
lot les  petits  des  chiens  ni  des  chats:  voit-on  qu'il  résulte 
pour  eux  quelque  inconvénient  de  cette  négligence?  1,  s 
enfants  sont  plus  lourds;    d'accord:    mais  à  proportion  ils 

30  sont  aussi  plus  faibles.  A  peine  peuvent-ils  se  mouvoir; 
comment  s'estropieraient-ils?  Si  on  les  étendait  sur  le  dos, 
ils  mourraient  dans  cette  situation,  comme  la  lortue,  sans 
pouvoir  jamais  se  retourner. 


EMILE  213 


L'Allaitement 


La  question  de  l'allaitement  par  une  autre  que  la  mère  a  été 
l'objet  de  législation  en  France  dès  1350  (Ordonnances  du  Roi 
Jean);  ces  ordonnances  ont  été  révisées  en  1611  et  en  1715,  sous 
Louis  XIII  et  Louis  XIV.  Il  y  eut  de  nouvelles  lois  en  1727, 
1757  et  1762  —  l'année  où  parut  Emile.  C'était  donc  un  sujet  vs 
discuté.  Le  plaidoyer  de  Rousseau  pour  l'allaitement  par  la 
mère  fit  grande  impression.  On  dit  que  les  mères  apportaient 
leurs  nourrissons  en  société,  et  jusqu'au  théâtre.  Un  édit  du 
28  juillet  1769  était  destiné  à  opérer  une  réforme  radicale  en  ces 
matières;  les  pages  de  Rousseau  n'y  furent  peut-être  pas  étran-  ia 
gères.  Le  problème  continue  à  préoccuper  l'opinion  en  France, 
car  la  mortalité  des  enfants  est  toujours  très  grande  avec  ce 
système.  Parmi  les  auteurs  récents  qui  ont  traité  le  sujet,  on 
peut  citer,  au  théâtre,  François  Coppée,  dans  La  Nourrice  (1886), 
Eugène  Brieux,  dans  Les  Remplaçantes  (1901);  et  dans  le  roman,  15 
R.  Bazin,  dans  Donatienne  (1902). 

Le  devoir  des  femmes  n'est  pas  douteux;  mais  on  dispute 
si,  dans  le  mépris  qu'elles  en  font,,  il  est  égal  pour  les  enfants 
d'être  nourris  de  leur  lait  ou  d'un  autre?  Je  tiens  cette  ques- 
tion, dont  les  médecins  sont  les  juges,  pour  décidée  au  souhait  20 
des  femmes;  et,  pour  moi,  je  penserais  bien  aussi  qu'il  vaut 
mieux  que  l'enfant  suce  le  lait  d'une  nourrice  en  santé  que 
d'une  mère  gâtée,  s'il  avait  quelque  nouveau  mal  à  craindre 
du  même  sang  dont  il  est  formé. 

Mais  la  question  doit-elle  s'envisager  seulement  par  le  25 
côté  physique,  et  l'enfant  a-t-il  moins  besoin  des  soins  d'une 
mère  que  de  sa  mamelle  !  D'autres  femmes,  des  bêtes  même 
pourront  lui  donner  le  lait  qu'elle  lui  refuse:  la  sollicitude 
maternelle  ne  se  supplée  point.  Celle  qui  nourrit  l'enfant 
d'une  autre  au  lieu  du  sien  est  une  mauvaise  mère;  comment  30 
sera-t-elle  une  bonne  nourrice?  Elle  pourra  le  devenir,  mais 
lentement;  il  faudra  que  l'habitude  change  la  nature;  et 
l'enfant  mal  soigné  aura  le  temps  de  périr  cent  fois  avant 
que  sa  nourrice  ait  pris  pour  lui  une  tendresse  de  mère. 


214  VIE  ET  ŒU\ 

i )<•  i »i  a 

dc\  rail  ôter  à  toute  femi  ble  !<•  i  ourage  de 1 . i i r < -  nourrir 

enfanl  par  une  aul  de  partager  le  droit 

de  mère,  ou  plutôt  de  l'ai;.'  afant  aimer 

S  une  autre   iVnmir   aillant   et    plu-   qu'elle;     de    Sentir   que   la 

tendresse  qu'il  conserve  pour  sa  propn 
et  que  (  elle  qu'il  a  pour  i  adopl 

où  j'ai  trouvé  Les  soins  d'une  nn'iv.  ne  dois  je  pas  trouva  r  l'aî- 
iai  hement  d'un  fils? 
70      La  manière  dont  <>n  remédie  à  «et  inooi  t  d'in- 

spirer aux  entant-  du  mépris  pour  leur  nom  le-  traitant 

en   véritables  servantes.    Quand   leur  >ervi<  • 

on  relire  l'enfant,  ou  l'on  congédie  la  nourrice:    à  fora    de  la 

mal  recevoir,  on  la  rebute  de  venir  voir  -on  nourrisson.     \ 

15  bout  de  quelques  années,  il  ne  la  voit  plu-,  il  ne  la  connaît 
plus.     La  mère,  qui  croit  se  substituer  à  elle  et  répan 
négligence  par  sa  cruauté,  -r  trompe.     Au  lieu  de  faire  un 
tendre  fils  d'un  nourrisson  dénaturé,  elle  1  à  L'ingrati- 

tude;  elle  lui  apprend  à  mépriser  un  jour  celle  qui  lui  donna 

20  la  vie,  comme  celle  qui  l'a  nourri  de  son  lait. 

Combien  j'insisterais  sur  ce  point  s'il  était  moin>  décou- 
rageant de  rebattre  en  vain  des  sujets  utiles!  Ceci  tient  à 
plus  de  choses  qu'on  ne  pense.  Voulez-vous  rendre  chacun 
à  ses  premiers  devoirs?  commencez  par  les  mères;  vous  serez 

25  étonné  des  changements  que  vous  produirez.  Tout  vient 
successivement  de  cette  première  dépravation:  tout  l'ordre 
moral  s'altère;  le  naturel  s'éteint  dans  tous  les  cœurs;  l'in- 
térieur des  maisons  prend  un  air  moins  vivant;  le  spectacle 
touchant  d'une  famille  naissante  n'attache  plus  les  maris, 

30  n'impose  plus  d'égards  aux  étrangers;  on  respecte  moins  la 
mère  dont  on  ne  voit  point  les  enfants;  il  n'y  a  point  de  ré- 
sidence dans  les  familles;  l'habitude  ne  renforce  plus  les 
liens  du  sang;  il  n'y  a  plus  ni  pères,  ni  mères,  ni  enfants,  ni 
frères,   ni  sœurs;    tous  se    connaissent  à   peine,   comment 

35  s'aimeraient-ils?     Chacun  ne  songe  plus  qu'à  soi.     Quand 


EMILE  215 

la  maison  n'est  qu'une  triste  solitude,  il  faut  bien  aller  s'é- 
gayer ailleurs. 

Mais  que  les  mères  daignent  nourrir  leurs  enfants,   les 
mœurs  vont  se  réformer  d'elles-mêmes,  les  sentiments  de  la 
nature  se  réveiller  dans  tous  les  cœurs;  l'état  va  se  repeupler;    5 
ce  premier  point,  ce  point  seul  va  tout  réunir.     L'attrait 
de  la  vie  domestique  est  le  meilleur  contrepoison  des  mau- 
vaises mœurs.     Le  tracas  des  enfants  qu'on  croit  importun 
devient  agréable;   il  rend  le  père  et  la  mère  plus  nécessaires, 
plus  chers  l'un  à  l'autre;  il  resserre  entre  eux  le  lien  conjugal.  10 
Quand  la  famille  est  vivante  et  animée,  les  soins  domestiques 
font  la  plus  chère  occupation  de  la  femme  et  le  plus  doux 
amusement  du  mari.     Ainsi  de  ce  seul  abus  corrigé  résul- 
terait bientôt  une  réforme  générale;   bientôt  la  nature  aurait 
repris  tous  ses  droits.     Qu'une  fois  les  femmes  redeviennent  15 
mères,  bientôt  les  hommes  redeviendront  pères  et  maris. 

Le  Gouverneur 

La  mère  doit  s'occuper  de  l'enfant  aux  premiers  mois  de  la 
vie.  Mais  le  père  doit  ensuite  prendre  sa  part  dans  l'éducation. 
Aux  siècles  d'avant  la  Révolution,  il  ne  le  faisait  pas  généralement. 
S'il  était  fortuné,  et  désirait  pour  son  fils  mieux  que  l'éducation  des  20 
écoles  d'alors,  il  choisissait  un  «  gouverneur  ».  C'est  une  grande 
faute,  dit  Rousseau,  mais  au  moins,  si  le  père  se  soustrait  à  ses 
devoirs  naturels,  que  le  gouverneur  ne  soit  pas  un  mercenaire.1 

(On  se  souvient  que  c'est  comme  ami  que  Saint-Preux  devait  se 
charger  de  l'éducation  des  enfants  de  Julie.)  25 

Mais  que  fait  cet  homme  riche,  ce  père  de  famille  si  affairé, 
et  forcé  selon  lui  de  laisser  ses  enfants  à  l'abandon?  Il  paye 
un  autre  homme  pour  remplir  ses  soins  qui  lui  sont  à  charge. 
Âme  vénale  !  crois-tu  donner  à  ton  fils  un  autre  père  avec  de 

1  Montaigne  estimait  que  le  système  de  ((  gouverneur  ))  était  toujours 
préférable;  les  parents,  le  père  comme  la  mère,  aiment  trop  leurs  enfants, 
et  en  conséquence  les  élèvent  trop  tendrement  ...  la  vie  est  alors  trop 
dure  pour  eux  (Essai  sur  l'Institution  des  Enfants). 


;  i  \  1 1     i  i    <  i 

\.  mpc  point 

que  tu  lui  donni  l   un  valet    II  en  1  ntôt 

un  -i-(  ond. 
I  >•,  raisonne  beau  oup  sur  les  qualités  d'ui 
5  La  première  que  j'en 
beaucoup  d'autre  re  point  un  hommi  .'Ire. 

Il  v  a  des  métiers  si  nobles,  qu  u  de 

l'argent  Bans  se  montrer  indigne  de  le  faire:   te]  i  li  de 

l'homme  de  guerre;   te]  est  celui  de  l'instituteur.    Oui  donc 
10  élèvera  mon  enfant?    Ji    ••   l'ai  déjà  dit,  toi- 
le peux! .  . .  Fais-toi  donc  un  ami    Je  ne  vois  point  d'autre 
ressoui 
in  gouverneur]  ô  quelle  âme  sublime. ..I    1 

pour  faire  un  homme,  il  faïf  OU  plus  qu'homme 

15  soi-même.    Voilà  la  fonction  que  tranquillement 

à  (les  mercenaires. 

Tour  la  commodité  de  son  exposé,    Rousseau   im  lile 

orphelin  de  père  et  de  mère;   et  que  «  chargé  de  tous  leur- 
je  succède  à  tous  leurs  droits.» 

L'Art  du  Médecin  est  Condamné  ' 

20  Pour  la  même  raison  —  la  commodité  de  son  exposé  —  Rous- 
seau suppose  à  son  élève  un  «  esprit  commun  »,  mais  physique- 
ment, il  le  considère  d'emblée  comme  «  un  enfant  bien  formé, 
vigoureux  et  sain.» 

Un  corps  débile  affaiblit  l'âme.     De  là  l'empire  de  la  méde- 
25  cine,  art  plus  pernicieux  aux  hommes  que  tous  les  maux 
qu'il  prétend  guérir.     Je  ne  sais,  pour  moi,  de  quelle  maladie 
nous  guérissent  les  médecins:  mais  je  sais  qu'ils  nous  en  don- 
nent de  bien  funestes;   la  lâcheté,  la  pusillanimité,  la  crédu- 

1  Rousseau  avait  d'illustres  prédécesseurs  pour  ces  attaques:  Rabelais, 
Montaigne,  Molière.  John  Locke,  médecin  lui-même  et  presque  contem- 
porain de  Rousseau,  craignait  l'abus  des  médicaments.  Voir  Pensées 
sur  l'Education,  Chap.  I,  30.  (Cf.  P.  Villey.  Influence  de  Montaigne  sur 
'a  idées  pédagogiques  de  Locke  et  de  Rousseau,  p.  175.) 


EMILE  21/ 

lité,  ia  terreur  de  la  mort:  s'ils  guérissent  le  corps,  ils  tuent 
le  courage.  Que  nous  importe  qu'ils  fassent  marcher  des 
cadavres?  Ce  sont  des  hommes  qu'il  nous  faut,  et  l'on 
n'en  voit  point  sortir  de  leurs  mains. 

La  médecine  est  à  la  mode  parmi  nous;  elle  doit  l'être.  5 
C'est  l'amusement  des  gens  oisifs  et  désœuvrés,  qui,  ne  sa- 
chant que  faire  de  leur  temps,  le  passent  à  se  conserver.  S'ils 
avaient  eu  le  malheur  de  naître  immortels,  ils  seraient  les 
plus  misérables  des  êtres.  Une  vie  qu'ils  n'auraient  jamais 
peur  de  perdre  ne  serait  pour  eux  d'aucun  prix.  Il  faut  à  ig 
ces  gens-là  des  médecins  qui  les  menacent  pour  les  flatter,  et 
qui  leur  donnent  chaque  jour  le  seul  plaisir  dont  ils  soient  sus- 
ceptibles, celui  de  n'être  pas  morts. 

Je  n'ai  nul  dessein  de  m'étendre  ici  sur  la  vanité  de  la 
médecine:  mon  objet  n'est  que  de  la  considérer  par  le  côté  15 
moral.  Je  ne  puis  pourtant  m'empêcher  d'observer  que  les 
hommes  font  sur  son  usage  les  mêmes  sophismes  que  sur  la 
recherche  de  la  vérité.  Ils  supposent  toujours  qu'en  traitant 
un  malade  on  le  guérit,  et  qu'en  cherchant  une  vérité  on  la 
trouve:  ils  ne  voient  pas  qu'il  faut  balancer  l'avantage  d'une  20 
guérison  que  le  médecin  opère  par  la  mort  de  cent  malades 
qu'il  a  tués,  et  l'utilité  d'une  vérité  découverte  par  le  tort 
que  font  les  erreurs  qui  passent  en  même  temps.  La  science 
qui  instruit  et  la  médecine  qui  guérit  sont  fort  bonnes,  sans 
doute;  mais  la  science  qui  trompe  et  la  médecine  qui  tue  25 
sont  mauvaises.  Apprenez-nous  donc  à  les  distinguer. 
Voilà  le  nœud  de  la  question.  Si  nous  savions  ignorer  la 
vérité,  nous  ne  serions  jamais  les  dupes  du  mensonge;  si  nous 
savions  ne  vouloir  pas  guérir  malgré  la  nature,  nous  ne  mour- 
rions jamais  par  la  main  du  médecin.  Ces  deux  abstinences  30 
seraient  sages;  on  gagnerait  évidemment  à  s'y  soumettre. 
Je  ne  dispute  donc  pas  que  la  médecine  soit  utile  à  quel- 
ques hommes,  mais  je  dis  qu'elle  est  funeste  au  genre 
humain  .  .  . 

Pour  moi,  je  n'apuellerai  jamais  de  médecin  pour  mon  35 


vu   ii  ai  . 

Emile,  à  moins  que   b  vie  i  lent; 

alors  il  ne  peut  lui  Eure  pu  que  de  le  tuer. 
Je    aia  bien  que  le  méda  In  ae  manq  . 
avantage  de  ce  délai    Si  l'enfant  nu  •,  l'aura  a] 

5  trop  tard;  s'il  réchappe,  lui  qui  l'aura 

que  le  médecin  triomphe;   mais  surtout  qu'il  ne  loit  appelé 
qu'à  l'extrémité. 

Faute  de  savoir  se  guérir,  que  l'enfant  Bâche  être  malt 
cet  art  supplée  à  l'autre,  et  issil  beaucoup 

10  c'est  l'art  de  la  nature.  Quand  ranimai  est  malade,  il  souffre 
en  silence  et  se  tient  coi:  or,  on  ne  voit  pas  plu^  d'animaux 
languissants    <\uv    d'homme        I  ombien    l'imp  la 

crainte,  l'inquiétude,  et  surtout  les  remèdes,  ont  tué  de 
que  leur  maladie  aurait  épargnés,  et  que  le  temps  seul  aurait 

15  guéris?     On  me  dira  que  les  animaux,  vivant  d'une  mai. 
plus  conforme  à  la  nature,  doivent  être  sujets  à  moin-  de- 
maux  que  nous.     Eh  bien,  cette  manière  de  vi  pré- 
cisément celle  que  je  veux  donner  à  mon  élève;    il  en  doit 
donc  tirer  le  même  profit. 

20      La  seule  partie  utile  de  la  médecine  est  l'hygiène.     Em 
l'hygiène  est-elle  moins  une  science  qu'une  vertu.     La  tem- 
pérance et  le  travail  sont  les  deux  vrais  médecins  de  l'homme: 
le  travail  aiguise  son  appétit,  et  la  tempérance  l'empêche 
d'en  abuser. 

Le  Langage  des  Pleurs 

25  Quand  l'enfant  pleure,  il  est  mal  à  son  aise,  il  a  quelque 
besoin  qu'il  ne  saurait  satisfaire;  on  examine,  on  cherche  ce 
besoin,  on  le  trouve,  on  y  pourvoit.  Quand  on  ne  le  trouve 
pas,  ou  quand  on  n'y  peut  pourvoir,  les  pleurs  continuent, 
on  en  est  importuné,  on  flatte  l'enfant  pour  le  faire  taire,  on 

30  le  berce,  on  lui  chante  pour  l'endormir:  s'il  s'opiniâtre.  on 
s'impatiente,  on  le  menace:  des  nourrices  brutales  le  frappent 
quelquefois.  Voilà  d'étranges  leçons  pour  son  entrée  à  la 
vie. 


EMILE  219 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  un  de  ces  incommodes 
pleureurs  ainsi  frappé  par  sa  nourrice.  Il  se  tut  sur-le-champ, 
je  le  crus  intimidé.  Je  me  disais:  Ce  sera  une  âme  servile 
dont  on  n'obtiendra  rien  que  par  la  rigueur.  Je  me  trompais; 
le  malheureux  suffoquait  de  colère,  il  avait  perdu  la  respira-  5 
tion;  je  le  vis  devenir  violet.  Un  moment  après  vinrent  les 
cris  aigus;  tous  les  signes  du  ressentiment,  de  la  fureur,  du 
désespoir  de  cet  âge,  étaient  dans  ses  accents.  Je  craignis 
qu'il  n'expirât  dans  cette  agitation.  Quand  j'aurais  douté 
que  le  sentiment  du  juste  et  de  l'injuste  fût  inné  dans  le  cœur  10 
de  l'homme,  cet  exemple  seul  m'aurait  convaincu.  Je  suis 
sûr  qu'un  tison  ardent  tombé  par  hasard  sur  la  main  de  cet 
enfant  lui  eût  été  moins  sensible  que  ce  coup  assez  léger, 
mais  donné  dans  l'intention  manifeste  de  l'offenser. 

Cette  disposition  des  enfants  à  l'emportement,  au  dépit,  15 
à   la   colère,    demande   des   ménagements   excessifs.     Boer- 
haave  l  pense  que  leurs  maladies  sont  pour  la  plupart  de  la 
classe  des  convulsives,  parce  que  la  tête  étant  proportion- 
nellement plus  grosse  et  le  système  des  nerfs  plus  étendu 
que  dans  les  adultes,  le  genre  nerveux  est  plus  susceptible  20 
d'irritation.     Éloignez  d'eux  avec  le  plus  grand  soin  les  do- 
mestiques qui  les  agacent,  les  irritent,  les  impatientent;   ils 
leur  sont  cent  fois  plus  dangereux,  plus  funestes,  que  les  in- 
jures de  l'air  et  des  saisons.     Tant  que  les  enfants  ne  trou- 
veront de  résistance  que  dans  les  choses,  et  jamais  dans  les  25 
volontés,  ils  ne  deviendront  ni  mutins  ni  colères,  et  se  con- 
serveront mieux  en  santé.     C'est  ici  une  des  raisons  pourquoi 
les  enfants  du  peuple,  plus  libres,  plus  indépendants,  sont 
généralement  moins  infirmes,  moins  délicats,  plus  robustes 
que  ceux  qu'on  prétend  mieux  élever  en  les  contrariant  sans  30 
cesse:   mais  il  faut  songer  toujours  qu'il  y  a  bien  de  la  dif- 
férence entre  leur  obéir  et  ne  les  pas  contrarier. 

Les  premiers  pleurs  des  enfants  sont  des  prières:    si  orv 

1  Médecin  hollandais,  d'une  grande  célébrité  au  temps  de  Rousseau 
(1668-1738). 


20  VU 

prend  garde,  ell<  lenl   bi  ils 

comment  enl  p  ,  ils  fini 

Ainsi  de  leur  propre  faiblesse,  «I 
de  leur  dépendant  e,  naïf  ensuit 

5  domination;     mai 

oins  que  par  nos  servi*  es,  ici  commencent  à  se  £a 

oir  les  effets  moraux  dont  !  pas 

dan-  la  nature,  et  l'on  voit  déjà  pourvu 

il  importe  de  démêler  L'intentii  411c  dicte  le  g 

10  ou  Le  cri. 

Quand  L'enfant  tend  la  main  (fort  sans  rien  dire,  il 

croit  atteindre  à  l'objet,  parce  qu'A  n'en  estime  pas  la  dis- 
tance;   il  est  dan-  l'erreur:   mais  quand  il  se  plaint  et  cri 
tendant  la  main,  alors  il  ne  s'abuse  plus  sur  la  distan 

15  commande  à  l'objet  de  -approcher,  ou  à  VOUS  de  le  lui  ap- 
porter. Dans  le  premier  cas,  portez-le  à  L'objet  lentement 
et  à  petits  pas:  dan-  Le  second,  ne  faites  pas  seulement  sem- 
blant de  l'entendre;  plus  il  criera,  moins  vous  devez  L'écouter. 
Il  importe  de  l'accoutumer  de  bonne  heure  à  ne  commander, 

20  ni  aux  hommes,  car  il  n'est  pas  leur  maître,  ni  aux  choses,  car 
elles  ne  l'entendent  point.     Ainsi,  quand  un  enfant  dé 
quelque  chose  qu'A  voit  qu'on  veut  lui  donner,  il  vaut  mieux 
porter  l'enfant  à  l'objet  que  d'apporter  l'objet  à  l'enfant; 
il  tire  de  cette  pratique  une  conclusion  qui  est  de  son  âge, 

25  et  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  la  lui  suggérer. 

Le  Deuxième  Age  (Des  Sensatiotis) 

(De  l'âge  où  Emile  «  apprend  à  parler  et  à  marcher  »,  4  ou 
5  ans,  jusqu'à  12  ou  13  ans) 

Emile  jusqu'ici  —  vitac  nescius  ipse  suac  1  —  ne  faisait  guère 
que  continuer  la  vie  animale  du  sein  de  sa  mère.  Il  va  peu  à 
peu  entrer  en  contact  avec  son  entourage:  (a)  Mentalement  — 
le  langage  rudimentaire  et  indirect  des  larmes  sera  remplacé  par 

1  Ovide,  Tristia,  I,  3. 


EMILE  2  21 

le  langage  articulé  et  direct  de  la  parole;  il  cessera  d'être  Puer 
infans,  c'est  à  dire,  ne  parlant  pas  (de  in  privatif,  et  fari,  parler)  ; 
il  pleurera  donc  moins  dorénavant  puisque  «  un  langage  est  sub- 
stitué à  l'autre.»     (b)  Physiquement  —  car: 

Emile  apprend  à  Marcher 

Notre  manie  enseignante  et  pédantesque  est  toujours  d'ap-  5 
prendre  aux  enfants  ce  qu'ils  apprendraient  beaucoup  mieux 
d'eux-mêmes,  et  d'oublier  ce  que  nous  aurions  pu  seuls  leur 
enseigner.  Y  a-t-il  rien  de  plus  sot  que  la  peine  qu'on  prend 
pour  leur  apprendre  à  marcher,  comme  si  l'on  en  avait  vu 
quelqu'un  qui,  par  la  négligence  de  sa  nourrice,  ne  sût  pas  10 
marcher  étant  grand?  Combien  voit-on  de  gens,  au  con- 
traire, marcher  mal  toute  leur  vie,  parce  qu'on  leur  a  mal 
appris  à  marcher? 

Emile  n'aura  ni  bourrelets,  ni  paniers  roulants,  ni  chariots, 
ni  lisières,  ou  du  moins,  dès  qu'il  commencera  de  savoir  15 
mettre  un  pied  devant  l'autre,  on  ne  le  soutiendra  que  sur  les 
lieux  pavés,  et  l'on  ne  fera  qu'y  passer  en  hâte.1    Au  lieu  de 
le  laisser  croupir  dans  l'air  usé  d'une  chambre,  qu'on  le  mène 
journellement  au  milieu  d'un  pré.     Là,   qu'il  coure,   qu'il 
s'ébatte,  qu'il  tombe  cent  fois  le  jour,  tant  mieux,  il  en  ap-  20 
prendra  plus  tôt  à  se  relever.     Le  bien-être  de  la  liberté 
rachète  beaucoup  de  blessures.     Mon  élève  aura  souvent 
des  contusions;    en  revanche,   il  sera  toujours  gai:    si  les 
vôtres  en  ont  moins,  ils  sont  toujours  contrariés,  toujours 
enchaînés,  toujours  tristes.     Je  doute  que  le  profit  soit  de  25 
leur  côté. 

Un  autre  progrès  rend  aux  enfants  la  plainte  moins  néces- 
saire, c'est  celui  de  leurs  forces.  Pouvant  plus  par  eux- 
mêmes,  ils  ont  un  besoin  moins  fréquent  de  recourir  à  autrui. 

1  II  n'y  a  rien  de  plus  ridicule  et  de  plus  mal  assuré  que  la  démarche 
des  gens  qu'on  a  trop  menés  par  la  lisière  étant  petits;  c'est  encore  ici 
une  des  observations  triviales  à  force  d'être  justes,  et  qui  sont  justes  en 
plus  d'un  sens.     (Note  de  Rousseau.) 


Ml      I    . 

\  i  «   leur  e  développe  la  <  onna 

étal  de  la  diriger.    I 

proprement  la  vie  de  L'individu:  c'est  alors  qu'il  prend  la 
conscience  de  lui-même.    La  mémoire  étend  !<•  sentii 
5  de  l'identité  sur  tous  les  moment  -  <l<  ient 

véritablement  un,  Le  même,  et  pai  |uent  dé  >able 

de  bonheur  ou  de  misère.     Il  importe  do 
à  le  considérer  ici  comme  un  être  moral. 

Le  Droit  de  l'Enfant  à   Jouir  de  la  Vie 

Dans   cet    éloquent    appel.    Rousseau    formule  sa    plus   r 
10  el    sa   plus   profonde   réforme.      L'éducation    ne  doit   p  -  au 

futur,  au  dépens  du  bonheui  présent  de  l'enfant:  «La  nature 
veut  que  les  enfants  soient  enfants  avant  que  d'être  hommes.» 
Wordswortfa  et  Dickens  en  Angleterre,  et  surtout  Victor  Hug 
France,  sans  compter  les  éducateurs  de  tous  les  pays,  Pest  llozzi, 
15  Girard,  Basedow,  Frœbel,  Herbart,  etc.  ont  continué  ce  mouve- 
ment en  faveur  des  droits  de  l'enfant  —  droits  aujourd'hui  si 
bien  établis. 

Rien  n'est  plus  incertain  que  la  durée  de  la  vie  de  chaque 
homme  en  particulier;    très  peu  parviennent  à  ce  plus  long 

20  terme.  Les  plus  grands  risques  de  la  vie  sont  dans  son  com- 
mencement: moins  on  a  vécu,  moins  on  doit  espérer  de  vivre. 
Des  enfants  qui  naissent,  la  moitié,  tout  au  plus,  parvient  à 
l'adolescence;  et  il  est  probable  que  votre  élève  n'atteindra 
pas  l'âge  d'homme. 

25  Que  faut-il  donc  penser  de  cette  éducation  barbare  qui 
sacrifie  le  présent  à  un  avenir  incertain,  qui  charge  un  enfant 
de  chaînes  de  toute  espèce,  et  commence  par  le  rendre  mi- 
sérable pour  lui  préparer  au  loin  je  ne  sais  quel  prétendu 
bonheur  dont  il  est  à  croire  qu'il  ne  jouira  jamais?     Quand 

30  je  supposerais  cette  éducation  raisonnable  dans  son  objet, 
comment  voir  sans  indignation  de  pauvres  infortunés  soumis 
à  un  joug  insupportable,  et  condamnés  à  des  travaux  con- 
tinuels comme  des  galériens,  sans  être  assuré  que  tant  de 


— 


EMILE  2  23 

soins  leur  seront  jamais  utiles  ?  L'âge  de  la  gaieté  se  passe 
au  milieu  des  pleurs,  des  châtiments,  des  menaces,  de  l'es- 
clavage. On  tourmente  le  malheureux  pour  son  bien,  et  l'on 
ne  voit  pas  la  mort  qu'on  appelle,  et  qui  va  le  saisir  au  milieu 
de  ce  triste  appareil.  Qui  sait  combien  d'enfants  périssent  5 
victimes  de  l'extravagante  sagesse  d'un  père  ou  d'un  maître? 
Heureux  d'échapper  à  sa  cruauté,  le  seul  avantage  qu'ils 
tirent  des  maux  qu'il  leur  a  fait  souffrir  est  de  mourir  sans 
regretter  la  vie,  dont  ils  n'ont  connu  que  les  tourments. 

Hommes,    soyez   humains,    c'est   votre   premier   devoir:   10 
soyez-le  pour  tous  les  états,  pour  tous  les  âges,  pour  tout 
ce  qui  n'est  pas  étranger  à  l'homme.     Quelle  sagesse  y  a-t-il 
pour  vous  hors  de  l'humanité?     Aimez  l'enfance:    favorisez 
ses  jeux,  ses  plaisirs,  son  aimable  instinct.     Qui  de  vous  n'a 
pas  regretté  quelquefois  cet  âge  où  le  rire  est  toujours  sur  les  15 
lèvres,  et  où  l'âme  est  toujours  en  paix?    Pourquoi  voulez- 
vous  ôter  à  ces  petits  innocents  la  jouissance  d'un  temps  si 
court  qui  leur  échappe,  et  d'un  bien  si  précieux  dont  ils  ne 
sauraient  abuser  !     Pourquoi  voulez- vous  remplir  d'amertume 
et  de  douleurs  ces  premiers  ans  si  rapides,  qui  ne  reviendront  20 
pas  plus  pour  eux  qu'ils  ne  peuvent  revenir  pour  vous? 
Pères,  savez- vous  le  moment  où  la  mort  attend  vos  enfants? 
Ne  vous  préparez  pas  des  regrets  en  leur  ôtant  le  peu  d'in- 
stants que  la  nature  leur  donne:  aussitôt  qu'ils  peuvent  sentir 
le  plaisir  d'être,  faites  qu'ils  en  jouissent,  faites  qu'à  quelque  25 
heure  que  Dieu  les  appelle,  ils  ne  meurent  point  sans  avoir 
goûté  la  vie. 

Que  de  voix  vont  s'élever  contre  moi  !  J'entends  de  loin 
les  clameurs  de  cette  fausse  sagesse  qui  nous  jette  incessam- 
ment hors  de  nous,  qui  compte  toujours  le  présent  pour  30 
rien,  et,  poursuivant  sans  relâche  un  avenir  qui  fuit  à  mesure 
qu'on  avance,  à  force  de  nous  transporter  où  nous  ne  sommes 
pas,  nous  transporte  où  nous  ne  serons  jamais. 

C'est,  me  répondez- vous,  le  temps  de  corriger  les  mauvaises 
inclinations  de  l'homme;   c'est  dans  l'âge  de  l'enfance,  où  les  35 


2.  Ml.    Il    'l 

peu  I  le  moins  sensibles,  qu'il  ta  multiplier  : 

le   ép  ligner  d  le  la  ra  A  dit  que 

tout  cel  arrangement  est  à  votre  disposition,  et  qui 
belles  in  tr  u  tions,  donl  le  taib  i    i 

5  d'un  enfant,  ne  lui  seront  pas  un  jour  plus  pemi<  û  Tu- 

tiles?    <v)ui  voua  a— un-  que  voua  nez  quelqui 

par  les  chagrina  que  vous  lui  prodiguez?    Pourquoi  lui 
nez-vous  plus  de  maui  que  son  état  n'en  comport 
être  sûr  que  ces  maux  présents  sont  à  la  déi  enir? 

io  Et  comment  me  prouverez-vous  que 

dont  vous  prétendez  le  guérir,  ne-  lui  viennent  pas  de 
soins  mal  entendus  bien  plus  que  de  la  nature?   Malheur 
prévoyance,  qui  rend  un  être  actuellement  misérable,  sur 

l'espoir  bien  ou   mal    lundi'   de   le   rendre  heureux   un   jour! 

15  Que  si  ces  raisonneurs  vulgaires  confondent  la  licence  a 

la  liberté,  et  l'enfant  qu'on  rend  heureux  avec  lVnfant  qu'on 
gâte,  apprenez-leur  à  les  distinguer. 

Pour  ne  point  courir  après  des  chimères,  n'oublions  pas  ce 

qui  convient  à  notre  condition.  L'humanité  a  sa  place  dans 
20  l'ordre  des  choses;  l'enfance  a  la  sienne  dans  l'ordre  de  la 
vie  humaine;  il  faut  considérer  l'homme  dans  l'homme  et 
l'enfant  dans  l'enfant.  Assigner  à  chacun  sa  place  et  l'y 
fixer,  ordonner  les  passions  humaines  selon  la  constitution  de 
l'homme  est  tout  ce  que  nous  pouvons  faire  pour  son  bien- 
25  être.  Le  reste  dépend  de  causes  étrangères,  qui  ne  sont 
point  en  notre  pouvoir.1 

1  Ce  plaidoyer  pour  le  «  droit  au  bonheur  »  de  l'enfant  a  été  entendu. 
Pourtant  pas  assez  encore.  Voir  le  touchant  livre  de  Jean  Aicard. 
L Âme  d'un  Enfant  (2me  éd..  1907),  et  dans  ce  livre  particulièrement 
l'histoire  navrante  du  Petit  Durand  qui  mourut  avant  de  sortir  de 
l'affreuse  prison  où  on  tua  son  bonheur  d'enfant.  Ou  d'autres  romans 
plus  ou  moins  autobiographiques  de  notre  temps:  Jack,  par  A.  Daudet 
(1S76);  Jacques  Vingtras,  par  J.  Vallès  (1879");  Poil  de  Carotte,  par  J. 
Renard  (1S94);  Sébastien  Roch.  par  O.  Mirbeau  C1006).  Ou  les  poètes: 
Victor  Hugo,  Banville.  Sully-Prudhomme.  Aicard.  Jean  Rictus,  etc. 

Pour  la  mortalité  de  l'enfant,  qui  est  à  base  de  toute  l'argumentation 


EMILE  2  25 

Il  ne  faut  pas  Raisonner  avec  l'Enfant  avant  l'Âge 
de  la  Raison 

Faites  que,  tant  qu'il  n'est  frappé  que  des  choses  sensibles, 
toutes  ses  idées  s'arrêtent  aux  sensations;  faites  que  de  toutes 
parts  il  n'aperçoive  autour  de  lui  que  le  monde  physique; 
sans  quoi  soyez  sûr  qu'il  ne  vous  écoutera  point  du  tout, 
ou  qu'il  se  fera  du  monde  moral  dont  vous  lui  parlez  des  no-  5 
tions  fantastiques  que  vous  n'effacerez  de  la  vie. 

Raisonner  avec  les  enfants  était  la  grande  maxime  de 
Locke,1  c'est  la  plus  en  vogue  aujourd'hui;  son  succès  ne  me 
paraît  pourtant  pas  fort  propre  à  la  mettre  en  crédit;  et, 
pour  moi,  je  ne  vois  rien  de  plus  sot  que  ces  enfants  avec  qui  10 
l'on  a  tant  raisonné.  De  toutes  les  facultés  de  l'homme, 
la  raison  qui  n'est  pour  ainsi  dire  qu'un  composé  de  toutes 
les  autres,  est  celle  qui  se  développe  le  plus  difficilement  et 
le  plus  tard,  et  c'est  de  celle-là  qu'on  veut  se  servir  pour 
développer  les  premières!  Le  chef-d'œuvre  d'une  bonne  15 
éducation  est  de  faire  un  homme  raisonnable,  et  l'on  prétend 
élever  un  enfant  par  la  raison!  C'est  commencer  par  la  fin, 
c'est  vouloir  faire  l'instrument  de  l'ouvrage.     Si  les  enfants 


de  Rousseau  en  faveur  du  «  droit  au  bonheur  »  des  petits,  Michelet 
dans  son  livre,  La  Femme.  I,  Chap.  4,  compute  ainsi  les  statistiques: 
((  Un  quart  meurt  avant  un  an  —  Un  tiers  meurt  avant  deux  ans  — 
La  moitié  (dans  plusieurs  pays)  n'atteint  pas  la  puberté  ...»  C'était 
en  1859.  Les  tables  adoptées  aujourd'hui  par  les  Compagnies  d'Assurance 
en  France  (les  Tables  C.  R.,  1889)  computent  ainsi:  Sur  1000  enfants, 
817  survivent  la  ie  année.  720  la  5e,  707  la  10e,  et  670  la  20e,  (Grande 
Encyclopédie).  Les  conditions  étaient  moins  bonnes  du  temps  de  Rous- 
seau qu'en  1859  et  surtout  qu'en  1889;  mais  on  n'a  pas  de  statistiques. 
En  Amérique  on  compute  différemment:  En  1910,  33.2%  —  un  tiers 
—  de  tous  les  morts  de  l'année  (805,241,  sur  63,843,896  habitants 
computés)  sont  au-dessous  de  20  ans;  et  en  19 18  le  chiffre  est  tombé  à 
29.84%  (1,471,307  morts  sur  81,868,104).  Voir  Bulletin,  Bureau  oj 
Census,  Washington. 

1  Thoughts  on  Education  (1693).     Rousseau  a  probablement  connu  la 
traduction  française  par  Coste,   (Amsterdam,    1705). 


VII      !    I     «1   ' 

entendaient    raison  ils  i 
mai  .  en  leur  parlant  de   leur  b 
tendent  point,  on  les  bu  i  outumi 
trôler  tout  <  e  qu'on  leur  dit . 
5  malt  res,  à  devenir  disputeura  et  m 
pense  obtenir  motifs  i 

tient  jamais  que  p  u  i  eu  .  ou  de  i  rainl 

vanité,  qu'on  est  toujour  l'y  joindre. 

La  nature  veut  que  les 

10  d'être  hommes.    Si  nous  voulons  pervertir  œt  ordn 
produirons  des  fruits  pré  qui  n'auront  ni  maturité  ni 

saveur,  et  ne  tarderont  p  »rrompre:   nous  auron 

jeunes  docteurs  et  de  vieux  enfants.    L'enfance  a  <\  s  mani 
de  voir,  de  penser,  de  sentir,  qui  lui  sont  p  ;   rien  □ 

is  moins  sensé  que  d'y  vouloir  substituer  les  nôtres;  et  j'aimerais 
autant  exiger  qu'un  enfant  eût  cinq  pieds  de  haut  que 
jugement  à  dix  ans.     En  effet,  à  quoi  lui  servirait  la  raison  à 
cet  âge?     Elle  est  le  frein  de  la  force,  et  l'enfant  n'a  pas 
besoin  de  ce  frein. 

20  En  essayant  de  persuader  à  vos  élèves  le  devoir  de  l'obéis- 
sance, vous  joignez  à  cette  prétendue  persuasion  la  force  et 
les  menaces,  ou,  qui  pis  est,  la  flatterie  et  les  promesses. 
Ainsi  donc,  amorcés  par  l'intérêt  ou  contraints  par  la  force, 
ils  font  semblant  d'être  convaincus  par  la  raison.     Ils  voient 

25  très  bien  que  l'obéissance  leur  est  avantageuse  et  la  rébel- 
lion nuisible  aussitôt  que  vous  vous  apercevez  de  l'une  ou  de 
l'autre;  mais,  comme  vous  n'exigez  rien  d'eux  qui  ne  leur 
soit  désagréable,  et  qu'il  est  toujours  pénible  de  faire  les 
volontés  d'autrui,  ils  se  cachent  pour  faire  les  leurs,  persuadés 

30  qu'ils  font  bien  si  l'on  ignore  leur  désobéissance:  mais  prêts 
à  convenir  qu'ils  font  mal,  s'ils  sont  découverts,  de  crainte 
d'un  plus  grand  mal.  La  raison  du  devoir  n'étant  pas  de 
leur  âge,  il  n'y  a  homme  au  monde  qui  vînt  à  bout  de  la  leur 
rendre   vraiment   sensible;    mais   la   crainte  du   châtiment. 


EMILE  227 

l'espoir  du  pardon,  l'importunité,  l'embarras  de  répondre, 
leur  arrachent  tous  les  aveux  qu'on  exige;  et  l'on  croit  les 
avoir  convaincus  quand  on  ne  les  a  qu'ennuyés  ou 
intimidés. 

Oserai-je  exposer  ici  la  plus  grande,  la  plus  importante,    $ 
la  plus  utile  règle  de  toute  l'éducation?     Ce  n'est  pas  de 
gagner   du   temps,   c'est   d'en   perdre.     Lecteurs   vulgaires, 
pardonnez-moi  mes  paradoxes:    il  en  faut  faire  quand  on 
réfléchit;   et,  quoi  que  vous  puissiez  dire,  j'aime  mieux  être 
homme  à  paradoxes  qu'homme  à  préjugés.     Le  plus  dange-  10 
reux  intervalle  de  la  vie  humaine  est  celui  de  la  naissance  à 
l'âge  de  douze  ans.     C'est  le  temps  où  germent  les  erreurs 
et  les  vices,  sans  qu'on  ait  encore  aucun  instrument  pour  les 
détruire;    et,  quand  l'instrument  vient,  les  racines  sont  si 
profondes,  qu'il  n'est  plus   temps   de  les  arracher.     Si  les  15 
enfants  sautaient  tout  d'un  coup  de  la  mamelle  à  l'âge  de 
raison,  l'éducation  qu'on  leur  donne  pourrait  leur  convenir; 
mais,  selon  le  progrès  naturel,  il  leur  en  faut  une  toute  con- 
traire.    Il  faudrait  qu'ils  ne  fissent  rien  de  leur  âme  jusqu'à 
ce  qu'elle  eût  toutes  les  facultés;  car  il  est  impossible  qu'elle  20 
aperçoive  le  flambeau  que  vous  lui  présentez  tandis  qu'elle 
est  aveugle,  et  qu'elle  suive  dans  l'immense  plaine  des  idées 
une  route  que  la  raison  trace  encore  si  légèrement  pour  les 
meilleurs  yeux. 

La  première  éducation  doit  donc  être  purement  négative.  25 
Elle  consiste,  non  point  à  enseigner  la  vertu  ni  la  vérité,  mais 
à  garantir  le  cœur  du  vice  et  l'esprit  de  l'erreur.  Si  vous 
pouviez  ne  rien  faire  et  ne  rien  laisser  faire;  si  vous  pouviez 
amener  votre  élève  sain  et  robuste  à  l'âge  de  douze  ans,  sans 
qu'il  sût  distinguer  sa  main  droite  de  sa  main  gauche,  dès  30 
vos  premières  leçons  les  yeux  de  son  entendement  s'ouvri- 
raient à  la  raison;  sans  préjugé,  sans  habitude,  il  n'aurait 
rien  en  lui  qui  pût  contrarier  l'effet  de  vos  soins.  Bientôt 
il  deviendrait  entre  vos  mains  le  plus  sage  des  hommes;  et, 


VII       MM' 

en  <  «.h,  ii  par  i  un  j>r 

d'édu<  ai  ion. 

Prenez  le  <  mitre  pied  de  l'ui 
toujours  bien.    (  !omme  on  ne  veut  l  un 

i  ofànt,  mai-  un  «loi  leur, 

ez  tôt  tan*  é,  i  orrigé,  réprimandé,  flal  I 
instruit,  parlé  rai  on.     Fait 

ne  raisonnez  point  ave*   votre  i  -urtout  pour  lui  faire 

approuver  ce  qui  lui  déplaît;   car,  amener  ainsi  toujours  la 
10  raison  dan-  Les  <  h"  éables,  i  I  que  la  lui  rendre 

ennuyeuse,  et  la  décréditer  de  bonne  heure  dan-  un  e 
qui  n'est  pas  encore  en  état  de  l'entendre. 

On  verra  par  cet  inl  .trait  que  Rousseau  distingue 

entre  «  raison  »  et  «  intelligi  II  ne  :•  s  Tinte:.  g 

15  l'enfant;    puisque  tout  à  l'heure  il  la  prêtait  même  à  l'enfant  qui 
ne  sait  pas  encore  parler  d'enfant  comprend  par  le.-,  coi 
que  ses  gardiens  font  à  ses  cris,  la  domination  qu'il  peut  e.v 
sur   ses   alentours);     dans   une   Note,    Rousseau   lui-même   écrit 
ceci:    «  Tantôt  je  dis  que  les  enfants  sont  in<  nne- 

20  ment,  et  tantôt  je  les  fais  raisonner  avec  assez  de  finesse.     Je  ne 
crois  pas  en  cela  me  contredire  dans  mes  idées,  mais  je  ne  puis 
disconvenir  que  je  me  contredise  souvent  dans  mes  express 
Il  est  difficile,  en  etïet,  d'analyser  la  ditTérence  que  Rousseau  fait 
entre  l'intelligence  et  la  raison;    mais  il  semble  que  l'application 

25  de  «  l'intelligence  »  de  l'enfant  aux  expériences  de  sensation,  ré- 
sulte finalement  en  ce  que  Rousseau  appelle  tantôt  «  raison  », 
tantôt  «  bon  sens  »,  tantôt  «  sens  commun  ».  Citons  ces  lignes  où 
il  parle  «  d'une  espèce  de  sirième  sens  1  : 

«  Il  me  reste  à  parler  dans  les  livres  suivants  de  la  culture 

30  d'une  espèce  de  sixième  sens,  appelé  sens  commun,  moins  parce 
qu'il  est  commun  à  tous  les  hommes,  que  parce  qu'il  résulte  de 
l'usage  bien  réglé  des  autres  sens,  et  qu'il  nous  instruit  de  la 
nature  des  choses  par  le  concours  de  toutes  leurs  apparences. 
Ce  sixième  sens  n'a  point  par  conséquent  d'organe  particulier:    il  ne 

35  réside  que  dans  le  cerveau;  et  ses  sensations  purement  internes 
s'appellent  perceptions  ou  idées.     C'est  par  le  nombre  de  ces  idées 


EMILE  229 

que  se  mesure  l'étendue  de  nos  connaissances;  c'est  leur  netteté, 
leur  clarté,  qui  fait  la  justesse  de  l'esprit;  c'est  l'art  de  les  com- 
parer entre  elles  qu'on  appelle  raison  humaine.  Ainsi  ce  que 
j'appelais  raison  sensitive  ou  puérile  consiste  à  former  des  idées 
simples  par  le  concours  de  plusieurs  sensations;  et  ce  que  j'appelle  5 
raison  intellectuelle  ou  humaine  consiste  à  former  des  idées  com- 
plexes par  le  concours  de  plusieurs  idées  simples.  » 

En  d'autres  termes,  la  raison  serait  un  résultat  de  l'emploi  de 
l'intelligence. 

Le  Tien  et  le  Mien,  ou  le  Droit  de  la  Propriété 

Même  en  vivant  à  la  campagne,  aussi  loin  de  la  Société  que  10 
possible,  il  y  a  certaines  idées  morales  que  l'enfant  doit  acquérir 
aussi  tôt  que  possible.  Mais  il  faut  les  inculquer  par  des  faits 
et  non  par  des  théories  abstraites.  Telle  est  l'idée  de  justice, 
que  Rousseau  fait  saisir  à  Emile  au  moyen  du  sens  inné  de  la 
propriété.  15 

Le  premier  sentiment-de  la  justice  ne  nous  vient  pas  de  celle 
que  nous  devons,  mais  de  celle  qui  nous  est  due;  et  c'est 
encore  un  des  contre-sens  des  éducations  communes,  que, 
parlant  d'abord  aux  enfants  de  leurs  devoirs,  jamais  de  leurs 
droits,  on  commence  par  leur  dire  le  contraire  de  ce  qu'il  20 
faut,  ce  qu'ils  ne  sauraient  entendre  et  ce  qui  ne  peut  les 
intéresser  .  .  . 

L'enfant,  vivant  à  la  campagne,  aura  pris  quelque  notion 
des  travaux  champêtres;  il  ne  faut  pour  cela  que  des  yeux, 
du  loisir,  et  il  aura  l'un  et  l'autre.  Il  est  de  tout  âge,  surtout  25 
du  sien,  de  vouloir  créer,  imiter,  produire,  donner  des  signes 
de  puissance  et  d'activité.  Il  n'aura  pas  vu  deux  fois  la- 
bourer un  jardin,  semer,  lever,  croître  des  légumes,  qu'il 
voudra  jardiner  à  son  tour. 

Je  ne  m'oppose  point  à  son  envie,  au  contraire,  je  la  favorise,  3a 
je  partage  son  goût,  je  travaille  avec  lui,  non  pour  son  plaisir, 
mais  pour  le  mien;    du  moins  il  le  croit  ainsi.     Je  deviens 
son  garçon  jardinier;    en  attendant  qu'il  ait  des  bras,  je 


;o  VU   i 

laboure  pour  lui  la  terre,    il  en  prend  |» 
une   fève,   i*l    sûrement    <  et  te    p 

plu  i  table  que  <  elle  que  prenail   Muni     B 

l'Amérique  méridionale  au  nom  du  i  en  plantanl 

5  son  étendard  sur  l<  «le  la  mer  du  Sud. 

(  )n  vient  tous  Les  jours  an  .  le*  voil  b 

dans  des  transports  de  joie.    J'augm  a  lui 

disant:    Cela  vous  appartient;    et,  lui  expliquant  ak» 
terme  d'appartenir,  je  lui  fais  sentir  qu'il  a  mi 

10  son  travail,  sa  peine,  sa  personne  enfin;  qu'A  y  a  dai 

terre  quelque  chose  de  lui-même  qu'il  peut   réclamer  contre 
qui  que  ce  soit,  comme  il  pourrait  retirer  son  bras  de  la  main 
d'un  autre  homme  qui  voudrait  le  retenir  malgré  lui. 
Un  beau  jour,  il  arrive  empr<  >ir  à  la  main. 

15  O  spectacle!  ô  douleur!  toute-  les  1'  >nt  arrachées,  tout 

le  terrain  est  bouleversé,  la  place  même  ne  se  reconnaît  plus. 
Ah!  qu'est  donc  devenu  mon  travail,  mon  ouvrage,  le  doux- 
fruit  de  mes  soins  et  de  mes  sueurs?  Oui  m'a  ravi  mon 
bien?  qui  m'a  pris  mes  fèves?     Ce  jeune  cœur  se  soulève; 

20  le  premier  sentiment  de  l'injustice  y  vient  verser  sa  triste 
amertume;  les  larmes  coulent  en  ruisseaux;  l'enfant  désolé 
remplit  l'air  de  gémissements  et  de  cris.  On  prend  part  à 
sa  peine,  à  son  indignation;  on  cherche,  on  s'informe,  on 
fait  des  perquisitions.     Enfin,  Ton  découvre  que  le  jardinier 

25  a  fait  le  coup,  on  le  fait  venir. 

Mais  nous  voici  bien  loin  de  compte.  Le  jardinier,  ap- 
prenant de  quoi  Ton  se  plaint,  commence  à  se  plaindre  plus 
haut  que  nous. 

—  Quoi!  messieurs,  c'est  vous  qui  m'avez  ainsi  gâté  mon 

3c  ouvrage!  J'avais  semé  là  des  melons  de  Malte  dont  la 
graine  m'avait  été  donnée  comme  un  trésor,  et  desquels 
j'espérais  vous  régaler  quand  ils  seraient  mûrs:  mais  voilà 
que,  pour  y  planter  vos  misérables  fèves,  vous  m'avez  détruit 

1  Officier  et  navigateur  espagnol  qui  découvrit  l'Océan  Pacifique  eu 
1513- 


EMILE  23I 

mes  melons  déjà  tout  levés,  et  que  je  ne  remplacerai  jamais. 
Vous  m'avez  fait  un  tort  irréparable,  et  vous  vous  êtes  privés 
vous-mêmes  du  plaisir  de  manger  des  melons  exquis.  — 
Jean-Jacques.  Excusez-nous,  mon  pauvre  Robert.  Vous 
aviez  mis  là  votre  travail,  votre  peine.  Je  vois  bien  que  5 
nous  avons  eu  tort  de  gâter  votre  ouvrage;  mais  nous  vous 
ferons  venir  d'autre  graine  de  Malte,  et  nous  ne  travaillerons 
plus  la  terre  avant  que  de  savoir  si  quelqu'un  n'y  a  point  mis 
la  main  avant  nous.  —  Robert.  Oh  bien  !  messieurs,  vous 
pouvez  donc  vous  reposer;  car  il  n'y  a  plus  guère  de  terre  10 
en  friche.  Moi,  je  travaille  celle  que  mon  père  a  bonifiée; 
chacun  en  fait  autant  de  son  côté,  et  toutes  les  terres  que 
vous  voyez  sont  occupées  depuis  longtemps.  —  Emile.  Mon- 
sieur Robert,  il  y  a  donc  souvent  de  la  graine  de  melon 
perdue?  —  Robert.  Pardonnez-moi,  mon  jeune  cadet;  car  15 
il  ne  nous  vient  pas  souvent  des  petits  messieurs  aussi  étour- 
dis que  vous.  Personne  ne  touche  au  jardin  de  son  voisin; 
chacun  respecte  le  travail  des  autres,  afin  que  le  sien  soit 
en  sûreté.  —  Emile.  Mais  moi  je  n'ai  point  de  jardin.  — 
Robert.  Que  m'importe?  si  vous  gâtez  le  mien,  je  ne  vous  20 
y  laisserai  plus  promener;  car,  voyez-vous,  je  ne  veux  pas 
perdre  ma  peine.  —  Jean- Jacques.  Ne  pourrait-on  pas 
proposer  un  arrangement  au  bon  Robert?  Qu'il  nous  ac- 
corde, à  mon  petit  ami  et  à  moi,  un  coin  de  son  jardin  pour 
le  cultiver,  à  condition  qu'il  aura  la  moitié  du  produit.  —  25 
Robert.  Je  vous  l'accorde  sans  condition.  Mais  souvenez- 
vous  que  j'irai  labourer  vos  fèves  si  vous  touchez  à  mes 
melons. 

Dans  cet  essai  de  la  manière  d'inculquer  aux  enfants  les 
notions  primitives,  on  voit  comment  l'idée  de  la  propriété  30 
remonte  naturellement  au  droit  de  premier  occupant  par  le 
travail.  Cela  est  clair,  net,  simple,  et  toujours  à  la  portée 
de  l'enfant.  De  là  jusqu'au  droit  de  propriété  et  aux  échanges 
il  n'y  a  plus  qu'un  pas,  après  lequel  il  faut  s'arrêter  tout 
court.  35 


vu.   iin 

IVi  :   <!'i  M-ni'-nt    <1<-   l'Histoire  avant  l'Âge  de 

I  )  ■  ;/••    Ans 

On  fait  étudier  aux  enfants  les  langues,  la  g< 

trop  ti',:       I 

a    leur-  esprits.     Qu'on  juge  <\c   l'attention  qu'Ai  y  : 
donnei 

5      Par  une  erreur  i  plus  ridicule,  on  leur  fait  é 

l'histoire:  on  s'imagine  que  l'hi  l  leur  porté 

qu'elle  n'est  <|u*un  recueil  d  I  l-on  par 

ce  mot  de  faits?  croit-on  que  le.-,  rapporta  qui  déterminent 
les  faits  historiques  soient  si  Eacft  ùsir,  que  1 

io  s'en  forment  sans  peine  dan-  l'esprit  de  }    Croit 

([lie  la  véritable  connaissant  événements  soit  séparablc 

de  celle  de  leurs  causes,  de  leur-  effets,  et  que  L'historique 
tienne  si  peu  au  moral  qu'on  puisse  connaître  l'un  sans  l'autre? 
Si  vous  ne  voyez  dans  les  actions  fies  hommes  que  les  mouve- 

15  ments  extérieurs  et  purement  physiques,  qu'apprenez-vous 
dans  l'histoire?  absolument  rien;  et  cette  étude,  dénuée 
de  tout  intérêt,  ne  vous  donne  pas  plus  de  plaisir  que  d'in- 
struction. Si  vous  voulez  apprécier  ces  actions  par  leurs 
rapports  moraux,  essayez  de  faire  entendre  ces  rappo: 

20  vos  élèves,  et  vous  verrez  alors  si  l'histoire  est  de  leur  âge.1 

L'Immoralité  des  Fables  de  La  Fontaine  pour  les  Enfants 
avant  l'Âge  de  Douze  Ans 

Un  des  «  paradoxes  »  les  plus  connus  de  Rousseau. 

On  fait  apprendre  les  fables  de  La  Fontaine  à  tous  les 

enfants,  et  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  les  entende.    Quand 

ils  les  entendraient,  ce  serait  encore  pis;   car  la  morale  en  est 

25  tellement  mêlée  et  disproportionnée  à  leur  âge,  qu'elle  les 

1  C'est  ici  que  la  postérité  a  le  moins  suivi  Rousseau.  Elle  a  estimé 
que  la  puissance  de  la  mémoire  diminuant  avec  l'âge,  il  est  bon  de  se 
servir  des  jeunes  années  pour  accumuler  des  connaissances,  lesquelles 
seront  à  la  disposition  de  l'homme  adulte  quand  il  en  aura  besoin.  C'est 
comme  un  trésor  accumulé. 


EMILE  233 

porterait  plus  au  vice  qu'à  la  vertu.  Ce  sont  encore  là, 
direz-vous,  des  paradoxes.  Soit,  mais  voyons  si  ce  sont  des 
vérités. 

Je  dis  qu'un  enfant  n'entend  point  les  fables  qu'on  lui 
fait  apprendre,  parce  que,  quelque  effort  qu'on  fasse  pour  3 
les  rendre  simples,  l'instruction  qu'on  en  veut  tirer  force  dy 
faire  entrer  des  idées  qu'il  ne  peut  saisir,  et  que  le  tour  même 
de  la  poésie,  en  les  lui  rendant  plus  faciles  à  retenir,  les  lui 
rend  plus  difficiles  à  concevoir;  en  sorte  qu'on  achète  l'agré- 
ment aux  dépens  de  la  clarté.  Sans  citer  cette  multitude  de  iq 
fables  qui  n'ont  rien  d'intelligible  ni  d'utile  pour  les  enfants, 
et  qu'on  leur  fait  indiscrètement  apprendre  avec  les  autres, 
parce  qu'elles  s'y  trouvent  mêlées,  bornons-nous  à  celles  que 
l'auteur  semble  avoir  faites  spécialement  pour  eux. 

Je  ne  connais  dans  tout  le  recueil  de  La  Fontaine  que  15 
cinq  ou  six  fables  où  brille  éminemment  la  naïveté  puérile; 
de  ces  cinq  ou  six,  je  prends  pour  exemple  la  première  de 
toutes,1  parce  que  c'est  .celle  dont  la  morale  est  le  plus  de 
tout  âge,  celle  que  les  enfants  saisissent  le  mieux,  celle  qu'ils 
apprennent  avec  le  plus  de  plaisir,  enfin  celle  que  pour  cela  20 
même  l'auteur  a  mise  par  préférence  à  la  tête  de  son  livre. 
En  lui  supposant  réellement  l'objet  d'être  entendu  des  enfants, 
de  leur  plaire  et  de  les  instruire,  cette  fable  est  assurément 
son  chef-d'œuvre:  qu'on  me  permette  donc  de  la  suivre  et 
de  l'examiner  en  peu  de  mots.  25 

Le  Corbeau  et  Le  Renard 
fable 

Maître  corbeau,  sur  un  arbre  perché, 

Maître!2  que  signifie  ce  mot  en  lui-même?  que  signifie-t-il 
devant  un  nom  propre?  quel  sens  a-t-il  dans  cette  occasion? 

1  C'est  la  seconde  et  non  la  première. 

2  Ici,  titre  donné  aux  siècles  passés  aux  hommes  de  robe  (avocats, 
magistrats)  pour  flatter  la  sagesse  dont  leur  robe  au  moins  témoigne. 


;  4  VIE  ET  <E1 

ou  Y  i  i  e  qu'un  <  orbeau  ? 

Qu'est  ce  qu'un   arbre  perché?     L'on  ni  i   mm 

arbre  (>< ><  hê%  l'on  dit  pet  r  >  rit  il 

faut  parler  des  inversions  de  la  \>-  il  faut  dire  ce  que 

5  c'est  que  prose  ri  qu< 

renaît  eu     d  b©    in  h 

Quel  fromage?  était-ce  un  fromage  de  Suisse,  de  Bric  ou 
de  Hollande?    Si  l'enfant   n'a  point  vu  de  corbeaux,  que 
gagnez- vous  à  lui  en  parler?  s'il  en  a  vu,  comment  o 
t-il  qu'ils  tiennent  un  fromage1  à  leur  bex  ?    1  ■  toujours 

io  des  image-  d'après  nature. 

Maître  renard,  p;ir  l'o  leur  aUéi  hé, 

Encore  un  maître!  mais  pour  celui-ci  c'est  à  bon  titre: 
il  est  maître  passé  dans  les  tours  de  sort  métier.  Il  faut  dire 
ce  que  c'est  qu'un  renard,  et  distinguer  son  vrai  naturel  du 
caractère  de  convention  qu'il  a  dan-  les  fables. 

15  Alléché.  Ce  mot  n'est  pas  usité.  Il  le  faut  expliquer; 
il  faut  dire  qu'on  ne  s'en  sert  plus  qu'en  vers.  L'enfant 
demandera  pourquoi  l'on  parle  autrement  en  vers  qu'en 
prose.     Que  lui  répondrez- vous? 

Alléché  par  l'odeur  d'un  fromage!     Ce  fromage,  tenu  par 

20  un  corbeau  perché  sur  un  arbre,  devait  avoir  beaucoup 
d'odeur  pour  être  senti  par  le  renard  dans  un  taillis  ou  dans 
son  terrier.  Est-ce  ainsi  que  vous  exercez  votre  élève  à  cet 
esprit  de  critique  judicieuse  qui  ne  s'en  laisse  imposer  qu'à 
bonnes  enseignes,  et  sait  discerner  la  vérité  du  mensonge  dans 

25  les  narrations  d'autrui? 

Lui  tint  à  peu  près  ce  langage: 

Ce  langage!  Les  renards  parlent  donc?  ils  parlent  donc 
la  même  langue  que  les  corbeaux?     Sage  précepteur,  prends 

1  Ceux  nommés  par  Rousseau,  et  qui  se  présentent  à  l'esprit  de  maint 
lecteur,  sont  beaucoup  trop  grands  pour  être  tenus  dans  un  bec  de  corbeau. 


EMILE  235 

garde  à  toi:  pèse  bien  ta  réponse  avant  de  la  faire;   elle  im- 
porte plus  que  tu  n'as  pensé. 

Eh  !  bonjour,  monsieur  le  corbeau  ! 

Monsieur!  titre  que  l'enfant  voit  tourner  en  dérision,  même 
avant  qu'il  sache  que  c'est  un  titre  d'honneur.     Ceux  qui 
disent  monsieur  du  Corbeau  auront  bien   d'autres  affaires    5 
avant  que  d'avoir  expliqué  ce  du. 

Que  vous  êtes  joli  !  que  vous  me  semblez  beau  ! 

Cheville,  redondance  inutile.  L'enfant,  voyant  répéter  la 
même  chose  en  d'autres  termes,  apprend  à  parler  lâchement. 
Si  vous  dites  que  cette  redondance  est  un  art  de  l'auteur, 
qu'elle  entre  dans  le  dessein  du  renard  qui  veut  paraître  10 
multiplier  les  éloges  avec  les  paroles,  cette  excuse  sera  bonne 
pour  moi,  mais  non  pas  pour  mon  élève. 

Sans  mentir,  si  votre  ramage 

Sans  mentir!  On  ment  donc  quelquefois?  Où  en  sera 
l'enfant  si  vous  lui  apprenez  que  le  renard  ne  dit  sans  mentir 
que  parce  qu'il  ment?  15 

Répondait  à  votre  plumage, 

Répondait!  Que  signifie  ce  mot?  Apprenez  à  l'enfant 
à  comparer  des  qualités  aussi  différentes  que  la  voix  et  le 
plumage;    vous  verrez  comme  il  vous  entendra. 

Vous  seriez  le  phénix  des  hôtes  de  ces  bois. 

Le  phénix!    Qu'est-ce  qu'un  phénix?     Nous  voici  tout  à 
coup   jetés    dans   la   menteuse  antiquité,  presque   dans   la  20 
mythologie. 

Les  hôtes  de  ces  bois!    Quel  discours  figuré!     Le  flatteur 
ennoblit  son  langage,  et  lui  donne  plus  de  dignité  pour  le 
rendre  plus  séduisant.     Un  enfant  entendra- t-il  cette  finesse? 
sait-il  seulement,  peut-il  savoir  ce  que  c'est  qu'un  style  noble  25 
et  un  style  bas? 

A  ces  mots,  le  corbeau  ne  se  sent  pas  de  joie, 


vu  i.i  .1  • 

Il  faut  avoir  éprou  poui 

ion  proverbial 

El 

M'oubliez  pas  que,  pour  entendre  te  la  fable, 

l'enfant  doit  savoir  ce  qu  que  la  belle  voix  du  i 

Il  «-u\ re  un  I 
5     Ce  vers  est  admirable:    L'harmonie  seule  en  fait  in. 

Je   vois   un   grand    vilain   bec   ouvert;    j'entends   tomber   le 
fromage  à  travers  les  br  :   mais  de  beauté- 

sont  perdues  pour  les  enfant-. 

Le  rmard  s'<  n  -  '.']•  :    Moil  \><>n  monsieur, 

Voilà  donc  déjà  la  bonté  transformée  en  bêtise.    A— uré- 
10  ment  on  ne  perd  pas  de  temps  pour  in-truire  le.-  enfant 

Apprenez  que  tout  flat; 

Maxime  générale;   nous  n'y  sommes  plus. 

Vit  aux  dépens  de  celui  qui  l'écoute. 

Jamais  enfant  de  dix  ans  n'entendit  ce  vers-là. 

Cette  leçon  vaut  bien  un  fromage,  sans  doute. 

Ceci  s'entend,  et  la  pensée  est  très  bonne.     Cependant  il 
y  aura  encore  bien  peu  d'enfants  qui  sachent  comparer  une 
15  leçon  à  un  fromage,  et  qui  ne  préférassent  le  fromage  à  la 
leçon.     Il  faut  donc  leur  faire  entendre  que  ce  propos  : 
qu'une  raillerie.     Que  de  finesse  pour  des  enfar. 

Le  corbeau,  honteux  et  confus, 

Autre  pléonasme;    mais  celui-ci  est  inexcusable. 

Jura,  mais  un  peu  tard,  qu'on  ne  l'y  prendrait  plus. 

Jura  !     Quel  est  le  sot  de  maître  qui  ose  expliquer  à  l'enfant 
20  ce  que  c'est  qu'un  serment? 

Voilà  bien  des  détails,  bien  moins  cependant  qu'il  n'en 
faudrait  pour  analyser  toutes  les  idées  de  cette  fable,  et  tes 


EMILE  237 

réduire  aux  idées  simples  et  élémentaires  dont  chacune 
d'elles  est  composée.  Mais  qui  est-ce  qui  croit  avoir 
besoin  de  cette  analyse  pour  se  faire  entendre  à  la  jeu- 
nesse? Nul  de  nous  n'est  assez  philosophe  pour  savoir  se 
mettre  à  la  place  d'un  enfant.  Passons  maintenant  à  la  5 
morale. 

Je  demande  si  c'est  à  des  enfants  de  six  ans  qu'il  faut 
apprendre  qu'il  y  a  des  hommes  qui  flattent  et  mentent  pour 
leur  profit?  On  pourrait  tout  au  plus  leur  apprendre  qu'il 
y  a  des  railleurs  qui  persiflent  les  petits  garçons,  et  se  moquent  10 
en  secret  de  leur  sotte  vanité:  mais  le  fromage  gâte  tout; 
on  leur  apprend  moins  à  ne  pas  le  laisser  tomber  de  leur  bec 
qu'à  le  faire  tomber  du  bec  d'un  autre.  C'est  ici  mon  second 
paradoxe,  et  ce  n'est  pas  le  moins  important. 

Suivez  les  enfants  apprenant  leurs  fables,  et  vous  verrez  15 
que,  quand  ils  sont  en  état  d'en  faire  l'application,  ils  en  font 
presque  toujours  une  contraire  à  l'intention  de  l'auteur,  et 
qu'au  lieu  de  s'observer  sur  le  défaut  dont  on  les  veut  guérir 
ou  préserver,  ils  penchent  à  aimer  le  vice  avec  lequel  on  tire 
parti  des  défauts  des  autres.  Dans  la  fable  précédente,  les  20 
enfants  se  moquent  du  corbeau,  mais  ils  s'affectionnent  tous 
au  renard;  dans  la  fable  qui  suit,  vous  croyez  leur  donner  la 
cigale  pour  exemple,  et  point  du  tout,  c'est  la  fourmi  qu'ils 
choisiront.  On  n'aime  point  à  s'humilier:  ils  prendront 
toujours  le  beau  rôle;  c'est  le  choix  de  l'amour-propre,  c'est  25 
un  choix  très  naturel.  Or,  quelle  horrible  leçon  pour  l'en- 
fance I  Le  plus  odieux  de  tous  les  monstres  serait  un  enfant 
avare  et  dur,  qui  saurait  ce  qu'on  lui  demande  et  ce  qu'on 
lui  refuse.  La  fourmi  fait  plus  encore,  elle  lui  apprend  à 
railler  dans  ses  refus.  30 

Dans  toutes  les  fables  où  le  lion  est  un  des  personnages, 
comme  c'est  d'ordinaire  le  plus  brillant,  l'enfant  ne  manque 
point  de  se  faire  lion,  et,  quand  il  préside  à  quelque  partage, 
bien  instruit  par  son  modèle,  il  a  grand  soin  de  s'emparer  de 
tout.     Mais  quand  le  moucheron  terrasse  le  lion,  c'est  une  35 


VII.    i    i     fl 


autre  affaire,  aloi   l'enfant  d  e  l  plu    lion,  il  •  •  ron. 

D  apprend  à  tuer  un  jour  à  coup  qu  il  n'ose- 

rait attaquer  de  pied  [en 

Dan-  la  table  du  loup  ii. 
5  leçon  de  modération  qu'on  prétend  lui  donner,  il  en  pn 
une  de  licence.    Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  b< 
pleurer  une  petite  mie  qu'on  avail  ible, 

tout  en  lui  prêchant  toujours  la  docilité.    (i 

>ir  la  cause  de  ses  pleurs:   on  la  >ut  enfin.    La  pauvre 

10  enfant  s'ennuyait  d'être  à  la  chaîne;  elle  tait  le 

pelé;  elle  pleurait  de  n'être  pas  loup. 

Ainsi  donc  la  morale  de  la  première  fable  i 
l'enfant  une  Leçon  <le  la  plus  ha— e  flatterie;  celle  de  la  se  onde 
une  leçon  d'inhumanité;    celle  de  la   troisième  une  1< 

15  d'injustice;  celle  de  la  quatrième  une  leçon  de  satire;  celle 
de  la  cinquième  une  leçon  d'indépendance.     I  dernière 

leçon,  pour  être  superflue  à  mon  élève,  n'en  est  pas  plus 
convenable  aux  vôtres.  Quand  vous  leur  donne/  des  pré- 
ceptes qui  se  contredisent,   quel   fruit  e-pérez-vous  de 

20  soins?  Mais  peut-être,  à  cela  près,  toute  cette  morale  qui 
me  sert  d'objection  contre  les  fables  fournit-elle  autant  de 
raisons  de  les  conserver.  Il  faut  une  morale  en  paroles  et 
une  en  actions  dans  la  société,  et  ces  deux  morales  ne  se 
ressemblent   point.     La   première   est   dans   le   catéchisme, 

25  où  on  la  laisse;  l'autre  est  dans  les  fables  de  la  Fontaine  pour 
les  enfants,  et  dans  ses  contes  L  pour  les  mères.  Le  même 
auteur  suffit  à  tout. 

Composons,  monsieur  de  La  Fontaine.     Je  promets,  quant 
à  moi,  de  vous  lire  avec  choix,  de  vous  aimer,  de  nr  instruire 

30  dans  vos  fables;  car  j'espère  ne  pas  me  tromper  sur  leur 
objet:  mais,  pour  mon  élève,  permettez  que  je  ne  lui  en  laisse 
pas  étudier  une  seule  jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  prouvé 
qu'il  est  bon  pour  lui  d'apprendre  des  choses  dont  il  ne  com- 

1  Charmants,  mais  licencieux,  et  dans  lesquels  Rousseau  voit  un  pro- 
duit de  la  civilisation  frivole  qu'il  combat. 


EMILE  239 

prendra  pas  le  quart;  que  dans  celles  qu'il  pourra  comprendre 
il  ne  prendra  jamais  le  change,  et  qu'au  lieu  de  se  corriger 
sur  la  dupe,  il  ne  se  formera  pas  sur  le  fripon. 

Naturellement,  ayant  de  telles  opinions,   Rousseau  demande 
qu'on  supprime,  à  cet  âge,  tous  les  livres,  «  instruments  de  la  plus    5 
grande  misère  des  enfants  ». 

Mais  après  avoir  dit  ce  qu'il  ne  faut  pas  faire  avec  l'enfant 
avant  12  ans,  Rousseau  dit  ce  que  la  nature  prescrit  de  faire: 
développer  le  corps  au  moyen  duquel  l'enfant  agira  un  jour. 

Le  Vêtement  Conforme  à  la  Nature 

Qu'on    compare   les   peintures    représentant    les   enfants   des  10 
XVIIme  et  XVIIIrae  siècles,  et  la  façon  dont  les  artistes  modernes 
dessinent  et  peignent  les  enfants,  et  on  verra  comment  Rousseau 
a  prévu  et  contribué  à  préparer  le  monde  moderne. 

Les  membres  d'un  corps  qui  croît  doivent  être  tous  au  large 
dans  leur  vêtement,   rien  ne   doit  gêner  leur  mouvement  15 
ni  leur  accroissement:    rien  de  trop  juste,  rien  qui  colle  au 
corps;   point  de  ligatures.     L'habillement  français  gênant  et 
malsain  pour  les  hommes,  est  pernicieux  surtout  aux  enfants. 
Les   humeurs,    stagnantes,    arrêtées   dans   leur   circulation, 
croupissent  dans  un  repos  qu'augmente  la  vie  inactive  et  20 
sédentaire,  se  corrompent,   et  causent  le  scorbut,  maladie 
tous  les  jours  plus  commune  parmi  nous,  et  presque  ignorée 
des  anciens,  que  leur  manière  de  se  vêtir  et  de  vivre  en  préser- 
vait.    L'habillement  de  houssard,   loin  de  remédier  à  cet 
inconvénient,  l'augmente,  et,  pour  sauver  aux  enfants  quel-  25 
ques  ligatures,  les  presse  par  tout  le  corps.     Ce  qu'il  y  a  de 
mieux  à  faire  est  de  les  laisser  en  jaquette  aussi  longtemps 
qu'il  est  possible,  puis  de  leur  donner  un  vêtement  fort  large, 
et  de  ne  se  point  piquer  de  marquer  leur  taille,  ce  qui  ne  sert 
qu'à  la  déformer.     Leurs  défauts  du  corps  et  de   l'esprit  3c 
viennent  presque  tous  de  la  même  cause;   on  les  veut  faire 
hommes  avant  le  temps. 


240  \  Il    II  '1  I 

11   y   ;!  <-m  et    «!«•>  (  ou 

ii ii«  lu  goût  de 

et  je  m'  vois  pas  pourquoi  l'on  n 
en  c  t(  i  des  1  onvenam  es  li  naturelli 
5  qu'ils  préfèrent  une  étoffe  parce  qu'i 
Boni  déjà  livrés  au  Luxe,  à  tout 

ne  leui  nu  d'eu  I  »  1 

ne  -aurait  dire  combien  le  choix  <1<  •  les  m 

de  ce  choix  influent  but  l'éducation.    Non 

10  veugles  mères  promettent  à  leurs  enfants  des  partir» 
10  ompense,  on  voit  même  d'in 

leurs  élèves  d'un  habit  plus  :  plus  simj  nme 

d'un  châtiment      «  Si  VOUS  n'étudiez  mieux,  si 
servez  mieux  vos  bardes,  on  vous  habillera  comme  ce  p 

15  paysan.  »    C'est  comme  s'ils  leurs  disaient:    t Sachez  que 
l'homme  n'est  rien  que  par  ses  habits,  que  votre  j>rï x  est  tout 
dans  les  vôtres.  1     Faut-il  s'étonner  que  de  si  sages  le 
profitent  à  la  jeunesse,  qu'elle  n'estime   que   la  panin 
qu'elle  ne  juge  du  mérite  que  sur  le  seul  extérieur? 

20      Si  j'avais  à  remettre  la  tête  d'un  enfant  ainsi  gâté,  j'aui 
soin  que  ses  habits  les  plus  riches  fussent  le-  plus  incom- 
modes, qu'il  y  fût  toujours  gêné,  toujours  contraint,  toujours 
assujetti  de  mille  manières;   je  ferais  fuir  la  liberté,  la  gaieté, 
devant  sa  magnificence:  s'il  voulait  se  mêler  aux  jeux  d'autres 

25  enfants  plus  simplement  mis,  tout  cesserait,  tout  disparaî- 
trait à  l'instant.  Enfin  je  l'ennuierais,  je  le  rassasierais  tel- 
lement de  son  faste,  je  le  rendrais  tellement  l'esclave  de  son 
habit  doré,  que  j'en  ferais  le  fléau  de  sa  vie,  et  qu'il  verrait 
avec  moins  d'effroi  le  plus  noir  cachot  que  les  apprêts  de  sa 

30  parure.  Tant  qu'on  n'a  pas  asservi  l'enfant  à  nos  préjugés, 
être  à  son  aise  et  libre  est  toujours  son  premier  désir;  le 
vêtement  le  plus  simple,  le  plus  commode,  celui  qui  l'assujettit 
ie  moins,  est  toujours  le  plus  précieux  pour  lui. 


EMILE  241 

Il  faut  Exercer  les  Cinq  Sens 

Ici  Rousseau  a  donné  d'avance  la  théorie  de  nos  «  sports  »  mo- 
dernes, qui  ont  remplacé  les  exercices  des  armes.  Il  parle  succes- 
sivement du  développement  des  cinq  sens,  le  toucher,  la  vue,  l'ouïe, 
le  goût,  l'odorat.     Voici  un  extrait  sur  le  toucher.1 

Exercer  les  sens  n'est  pas  seulement  en  faire  usage;   c'est    5 
apprendre  à  bien  juger  par  eux,  c'est  apprendre,  pour  ainsi 
dire,  à  sentir,  car  nous  ne  savons  ni  toucher,  ni  voir,  ni  enten- 
dre, que  comme  nous  avons  appris. 

Il  y  a  un  exercice  purement  naturel  et  mécanique,  qui 
sert  à  rendre  le  corps  robuste  sans  donner  aucune  prise  au  10 
jugement:  nager,  courir,  sauter,  fouetter  un  sabot,2  lancer 
des  pierres;  tout  cela  est  fort  bien:  mais  n'avons-nous  que 
des  bras  et  des  jambes?  n'avons-nous  pas  aussi  des  yeux,  des 
oreilles?  et  ces  organes  sont-ils  superflus  à  l'usage  des  pre- 
miers? N'exercez  donc  pas  seulement  les  forces,  exercez  15 
tous  les  sens  qui  les  dirigent;  tirez  de  chacun  d'eux  tout  le 
parti  possible,  puis  vérifiez  l'impression  de  l'un  par  l'autre. 
Mesurez,  comptez,  pesez,  comparez.  N'employez  la  force 
qu'après  avoir  estimé  la  résistance:  faites  toujours  en  sorte 
que  l'estimation  de  l'effet  précède  l'usage  des  moyens.  In-  20 
téressez  l'enfant  à  ne  jamais  faire  d'efforts  insuffisants  ou 
superflus.  Si  vous  l'accoutumez  à  prévoir  ainsi  l'effet  de 
tous  ses  mouvements,  et  à  redresser  ses  erreurs  par  l'expé- 
rience, n'est-il  pas  clair  que  plus  il  agira,  plus  il  deviendra 
judicieux?  25 

S'agit-il  d'ébranler  une  masse?  s'il  prend  un  levier  trop 
long,  il  dépensera  trop  de  mouvement;    s'il  le  prend  trop 

1  Rousseau  adopte  ici  l'ordre  d'importance  pratique,  tandis  que  Con- 
dillac,  pendant  quelque  temps  son  ami,  et  l'auteur  du  célèbre  Traité  des 
Sensations  (1754),  adopte  l'ordre  d'importance  psychologique:  la  statue 
imaginée  par  Condillac  reçoit  d'abord  l'odorat,  qui  suffit  pour  donner  le 
sentiment  de  l'existence,  puis  viennent  l'ouïe,  le  goût,  et  la  vue;  le  toucher 
enfin,  très  important  car  il  est  le  seul  sens  qui  juge  par  lui-même  des 
objets  extérieurs.  2  Toupie. 


\  Il    I  I   11  • 

court,  il  n'aura  pa 

apprendre  enl  le  bâton  qu'il  lui  faut     l 

•    i  dont   pa    au  i  .1  de 

porter  un  fardeau?  -il  veuf  le  prendre  quU 

5  peul  le  porter,  ii  n'en  poinl  «  qu'A  ne  ioulè> 

t  il  pas  ton  é  d'en  estimer  le  poid    .  ,|  comp 

des  niasses  de  même  mal  iu'jl 

choisisse  entre  des  masses  <l<  :r  et  de  différentes 

matières;    il  faudra  bien  qu'il  s'applique  parer    i 

10  poids  spécifiques.     J'ai  vu  un  jeune  homme  très  bien  él 
qui  ne  voulut  croire  qu'après  L'épreuve  qu'un  -eau  plein  de 
gros  copeaux  de  bois  de  chêne  fût  moin-  pesant  que  le  même 
seau  rempli  d'eau. 
Nous  ne  sommes  pas  également  maître-  de  1 

15  nos  sens.     Il  y  en  a  un,  savoir  le  toucher,  dont  l'action  n 
jamais  suspendue  durant  la  veille;    il  a  été  répandu  SUT  la 
surface  entière  de  notre  corps,  comme  une  garde  continuelle, 
pour  nous  avertir  de  tout  ce  qui  peut  L'offenser.     C'est  aussi 
celui  dont,  bon  gré,  mal  gré,  nous  acquérons  le  plu-  tôt  l'ex- 

20  périence  par  cet  exercice  continuel,  et  auquel,  par  conséquent, 
nous  avons  moins  besoin  de  donner  une  culture  particulière. 
Cependant  nous  observons  que  les  aveugles  ont  le  tact  plus 
sûr  et  plus  fin  que  nous,  parce  que,  n'étant  pas  guidés  par  la 
vue, ils  sont  forcés  d'apprendre  à  tirer  uniquement  du  premier 

25  sens  les  jugements  que  nous  fournit  l'autre.  Pourquoi  donc 
ne  nous  exerce-t-on  pas  à  marcher  comme  eux  dans  l'ob- 
scurité, à  connaître  les  corps  que  nous  pouvons  atteindre, 
à  juger  des  objets  qui  nous  environnent,  à  faire  en  un  mot, 
de  nuit  et  sans  lumière,  tout  ce  qu'ils  font  de  jour  et  sans 

30  yeux  ?  Tant  que  le  soleil  luit,  nous  avons  sur  eux  L'avantage; 
dans  les  ténèbres,  ils  sont  nos  guides  à  leur  tour.  Nous 
sommes  aveugles  la  moitié  de  la  vie,  avec  la  différence  que 
les  vrais  aveugles  savent  toujours  se  conduire,  et  que  nous 
n'osons  faire  un  pas  au  coeur  de  la  nuit.     On  a  de  la  lumiète, 

3<;  me  dira-t-on.     Eh  quoi!  toujours  des  machines!  Qui  vous 


EMILE  243 

répond  qu'elles  vous  suivront  partout  au  besoin?  Pour 
moi,  j'aime  mieux  qu'Emile  ait  des  yeux  au  bout  de  ses  doigts 
que  dans  la  boutique  d'un  chandelier. 


La  Course,  le  Sens  de  la  Vue,  et  la  Générosité  du 
«  Sportsman  » 

Il  s'agissait  d'exercer  à  la  course  un  enfant  indolent  et 
paresseux,1  qui  ne  se  portait  pas  de  lui-même  à  cet  exercice    5 
ni  à  aucun  autre,  quoiqu'on  le  destinât  à  l'état  militaire;   il 
s'était  persuadé,  je  ne  sais  comment,  qu'un  homme  de  son 
rang  ne  devait  rien  faire  ni  rien  savoir,  et  que  sa  noblesse 
devait  lui  tenir  lieu  de  bras,  de  jambes,  ainsi  que  de  toute 
espèce  de  mérite.     A  faire  d'un  tel  gentilhomme  un  Achille  10 
au  pied  léger,  l'adresse  de  Chiron  même  eût  eu  peine  à  suffire. 
La  difficulté  était  d'autant  plus  grande,  que  je  ne  voulais  lui 
prescrire  absolument  rien;    j'avais  banni  de  mes  droits  les 
exhortations,    les   promesses,    les    menaces,    l'émulation,   le 
désir  de  briller;   comment  lui  donner  celui  de  courir  sans  lui  15 
rien  dire?     Courir  moi-même  eût  été  un  moyen  peu  sûr  et 
sujet  à  inconvénient.     D'ailleurs,  il  s'agissait  encore  de  tirer 
de  cet  exercice  quelque  objet  d'instruction  pour  lui,  afin 
d'accoutumer  les  opérations  de  la  machine  et  celles  du  juge- 
ment à  marcher  toujours   de  concert.     Voici  comment  je  20 
m'y  pris:   moi,  c'est-à-dire  celui  qui  parle  dans  cet  exemple. 

En  m'allant  promener  avec  lui  les  après-midi,  je  mettais 
quelquefois  dans  ma  poche  deux  gâteaux  d'une  espèce  qu'il 
aimait  beaucoup:  nous  en  mangions  chacun  un  à  la  pro- 
menade, et  nous  revenions  fort  contents.  Un  jour  il  s'aperçut  25 
que  j'avais  trois  gâteaux;  il  en  aurait  pu  manger  six  sans 
s'incommoder:    il  dépêche  promptement  le  sien  pour  me 

1  II  s'agit  probablement  du  jeune  Dupin,  que  la  mère,  protectrice  de 
Rousseau,  avait  confié  à  celui-ci  pendant  qu'elle  était  sans  autre  «gou- 
verneur ))  pour  l'enfant.  Rousseau  n'en  a  pas  conservé  un  excellent 
souvenir  {Confessions,  VIIe.     Éd.  Hachette,  VIII,  206). 


:  |  |  VU     i  i    '!  • 

demande!  le  ti 

bien  moi  n  l<-  pai 

le  voir  disputer  à  la 
voilà,  i    Je  les  appelai,  je  h 
5  posai   la  < ondition.    11-  !.. 

teau  fut  posé  but  une  grande  pierre  qui  servit  de  but,  la 
rière  fut  marquée;   nous  ail. 
donné,  les  petits  garçons  partirent;    ' 
du  gâteau,  et  le  man 

io  tuteurs  et  <lu  vaincu. 

Cel  amusement  valait  mieux  que  li  u;  mais  il  ne  prit 

pas  d'abord  et  ne  produisit  ri  sl  Je-  ne  me  rebutai  ni  ne  me 
pressai:  l'institution  l  des  enfants  est  un  métier  où  il  faut 
savoir  perdre  du  temps  pour  en  gagner.     Mous  continuant 

15  nos  promenade-;    souvent  on  prenait  tr  iux,  quelque- 

fois quatre,  et  de  temps  à  autre  il  y  en  avait  un,  même  d< 
pour  les  coureurs.     Si  le  prix  n'était  pas  grand,  ceux  qui  le 
disputaient  n'étaient  pas  ambitieux:   celui  qui  le  remportait 
était  loué,  fêté;    tout  se  faisait  avec  appareil.     Pour  don- 

20  ner  lieu  aux  révolutions  et  augmenter  l'intérêt,  je  marquais 
la  carrière  plus  longue,  j'y  souffrais  plusieurs  concurrents. 
A  peine  étaient-ils  dans  la  lice,  que  tous  les  pa- 
taient  pour  les  voir:  les  acclamations,  les  cris,  les  battements 
des  mains  les  animaient:    je  voyais  quelquefois  mon  petit 

25  bonhomme  tressaillir,  se  lever,  s'écrier  quand  l'un  était  | 
d'atteindre  ou  de  passer  l'autre;   c'étaient  pour  lui  ses  jeux 
olympiques. 

Cependant  les  concurrents  usaient  quelquefois  de  super- 
cherie: ils  se  retenaient  mutuellement,  ou  se  faisaient  tomber, 

30  ou  poussaient  des  cailloux  au  passage  l'un  de  l'autre.  Cela 
me  fournit  un  sujet  de  les  séparer,  et  de  les  faire  partir  de 
différents  termes,  quoique  également  éloignés  du  but:    on 

1  Rousseau  emploie  le  mot  dans  son  ancien  sens  d  éducation  ou  in- 
struction (Institution  chrétienne  de  Calvin,  Essai  de  Montaigne 
stitution  des  Enfants). 


EMILE  245 

verra  bientôt  la  raison  de  cette  prévoyance,  car  je  dois  traiter 
cette  importante  affaire  dans  un  grand  détail. 

Ennuyé  de  voir  toujours  manger  sous  ses  yeux  des  gâteaux 
qui  lui  faisaient  grande  envie,  monsieur  le  chevalier  s'avisa 
de  soupçonner  enfin  que  bien  courir  pouvait  être  bon  à  quelque    5 
chose,  et,  voyant  qu'il  avait  aussi  deux  jambes,  il  commença 
de  s'essayer  en  secret.     Je  me  gardai  d'en  rien  voir,   mais 
je  compris  que  mon  stratagème  avait  réussi.     Quand  il  se 
crut  assez  fort,  et  je  lus  avant  lui  dans  sa  pensée,  il  affecta 
de  m'impor tuner  pour  avoir  le  gâteau  restant.     Je  le  refuse;  10 
il  s'obstine,  et  d'un  air  dépité  il  me  dit  à  la  fin:    «  Eh  bien! 
mettez-le  sur  la  pierre,  marquez  le  champ,  et  nous  verrons. 
—  Bon!  lui  dis-je  en  riant,  est-ce  qu'un  chevalier  sait  courir? 
Vous  gagnerez  plus  d'appétit,  et  non  de  quoi  le  satisfaire.  » 
Piqué  de  ma  raillerie,  il  s'évertue,  et  remporte  le  prix,  d'au-  15 
tant  plus  aisément  que  j'avais  fait  la  lice  très  courte  et  pris 
soin  d'écarter  le  meilleur  coureur.     On  conçoit  comment,  ce 
premier  pas  étant  fait,  il  me  fut  aisé  de  le  tenir  en  haleine. 
Bientôt  il  prit  un  tel  goût  à  cet  exercice,  que,  sans  faveur,  il 
était  presque  sûr  de  vaincre  mes  polissons  à  la  course,  quelque  20 
longue  que  fut  la  carrière. 

Cet  avantage  obtenu  en  produisit  un  autre  auquel  je  n'avais 
pas  songé.  Quand  il  remportait  rarement  le  prix,  il  le  man- 
geait presque  toujours  seul,  ainsi  que  faisaient  ses  concur- 
rents; mais  en  s'accoutumant  à  la  victoire  il  devint  généreux,  25 
et  partageait  souvent  avec  les  vaincus.  Cela  me  fournit 
à  moi-même  une  observation  morale,  et  j'appris  par  là  quel 
était  le  vrai  principe  de  la  générosité. 

En  continuant  avec  lui  de  marquer  en  différents  lieux  les 
termes  d'où  chacun  devait  partir  à  la  fois,  je  fis,  sans  qu'il  30 
s'en  aperçut,  les  distances  inégales,  de  sorte  que  l'un,  ayant 
à  faire  plus  de  chemin  que  l'autre  pour  arriver  au  même 
but,  avait  un  désavantage  visible:  mais,  quoique  je  laissasse 
le  choix  à  mon  disciple,  il  ne  savait  pas  s'en  prévaloir.  Sans 
s'embarrasser  de  la  distance,   il  préférait  toujours  le  plus  35 


VII.     I 

beau  •  hemin:   de    orte  que,  pi  i.>i\ 

j'étai     i  peu  prè  i  le  maître  «1<-  lui  er  )<? 

.  olonté  '  te  ;idr< 

à   plus  d'une  un.    Cependant  d  dessein  • 

5  qu'il  s'aperçût  de  la  d  e  la  Lui  rendre 

sible:   mais,  quoique  indolent  dan-  le  calme,  il  (''ait 
dans  ses  jeux,  et  se  d<  i  peu  de  moi,  que  j'eus  tout 

peines  du  monde  à  lui  faire  apercevoir  que  je  1<-  trichais. 
Enfin  j'en  vins  à  bout  malgré  >(>n  étourderie;  il  m'en  fr 
10  reproches.    Je  lui  dis:    i  De  quoi  vous  pis  lans 

un  don  que  je  veux  bien  faire,  ne  suis-je  DOS  maître  de  mes 
conditions?    Qui  vous  force  à  courir?  vous  ai-je  promis  de 

faire  les  lices  égales?   n'ave/-vous  pas   le  choix  ?     Prenez  la 
plus  courte,  on  ne  vous  en  empêche  point.     Comment  ne 
[5  voyez-vous  pas  que  c'est  vous  que  je  favorise,  et  que  l'iné 

lité  dont  vous  murmurez  est  tout  à  votre  avantage  si  vou^ 
savez  vous  en  prévaloir?  »  Cela  était  clair;  il  le  comprit, 
et,  pour  choisir,  il  fallut  y  regarder  de  plus  près.  D'abord 
on  voulut  compter  les  pas;    mais  la  mesure  des  pas  d'un 

20  enfant  est  lente  et  fautive;  de  plus,  je  m'avisai  de  multiplier 
les  courses  dans  un  même  jour;  et  alors,  l'amusement  de- 
venant une  espèce  de  passion,  l'on  avait  regret  de  perdre  à 
mesurer  les  lices  le  temps  destiné  à  les  parcourir.  La  vivacité 
de  l'enfance  s'accommode  mal  de  ces  lenteurs:    on  s'exerça 

25  donc  à  mieux  voir,  à  mieux  estimer  une  distance  à  la  vue. 
Alors  j'eus  peu  de  peine  à  étendre  et  nourrir  ce  goût.  Enfin 
quelques  mois  d'épreuves  et  d'erreurs  corrigées  lui  formèrent 
tellement  le  compas  visuel,  que,  quand  je  lui  mettais  par  la 
pensée  un  gâteau  sur  quelque  objet  éloigné,  il  avait  le  coup 

30  d'ceil  presque  aussi  sûr  que  la  chaîne  d'un  arpenteur. 

Comme  la  vue  est  de  tous  les  sens  celui  dont  on  peut  le 
moins  séparer  les  jugements  de  l'esprit,  il  faut  beaucoup  de 
temps  pour  apprendre  à  voir 


EMILE  247 


Emile  à  Douze  Ans 


Sa  figure,  son  port,  sa  contenance,  annoncent  l'assurance 
et  le  contentement;  la  santé  brille  sur  son  visage;  ses  pas 
affermis  lui  donnent  un  ait  de  vigueur;  son  teint,  délicat 
encore  sans  être  fade,  n'a  rien  d'une  mollesse  efféminée;  Tair 
et  le  soleil  y  ont  déjà  mis  l'empreinte  honorable  de  son  sexe;  5 
ses  muscles,  encore  arrondis,  commencent  à  marquer  quelques 
traits  d'une  physionomie  naissante;  ses  yeux,  que  le  feu  du 
sentiment  n'anime  point  encore,  ont  au  moins  toute  leur 
sérénité  native;  de  longs  chagrins  ne  les  ont  point  ob- 
scurcis, des  pleurs  sans  fin  n'ont  point  sillonné  ses  joues.  10 
Voyez  dans  ses  mouvements  prompts,  mais  sûrs,  la  vivacité 
de  son  âge,  la  fermeté  de  l'indépendance,  l'expérience  des 
exercices  multipliés.  Il  a  l'air  ouvert  et  libre,  mais  non  pas 
insolent  ni  vain;  son  visage,  qu'on  n'a  pas  collé  sur  des  livres, 
ne  tombe  pas  sur  son  estomac:  on  n'a  pas  besoin  de  lui  dire:  15 
Levez  la  tète;  la  honte  ni  la  crainte  ne  la  lui  firent  jamais 
baisser 

N'attendez  pas  de  lui  des  propos  agréables,  ni  qu'il  vous 
dise  ce  que  je  lui  aurai  dicté;  n'en  attendez  que  la  vérité 
naïve  et  simple,  sans  ornement,  sans  apprêt,  sans  vanité.  20 
Il  vous  dira  le  mal  qu'il  a  fait  ou  celui  qu'il  pense,  tout  aussi 
librement  que  le  bien,  sans  s'embarrasser  en  aucune  sorte 
de  l'effet  que  fera  sur  vous  ce  qu'il  aura  dit;  il  usera  de  la 
parole  dans  toute  la  simplicité  de  sa  première  institution 

Ses  idées  sont  bornées,  mais  nettes;  s'il  ne  sait  rien  par  25 
cœur,  il  sait  beaucoup  par  expérience;  s'il  lit  moins  bien 
qu'un  autre  enfant  dans  nos  livres,  il  lit  mieux  dans  celui 
de  la  nature;  son  esprit  n'est  pas  dans  sa  langue,  mais  dans 
sa  tête;  il  a  moins  de  mémoire  que  de  jugement;  il  ne  sait 
parler  qu'un  langage,  mais  il  entend  ce  qu'il  dit;  et,  s'il  ne  3a 
dit  pas  si  bien  que  les  autres  disent,  en  revanche  il  fait  mieux 
qu'ils  ne  font 

Qu'il  s'occupe  ou  qu'il  s'amuse,  l'un  et  l'autre  est  égal  pour 


24&  VU   m    «i  • 

lui;  «  upations,  il  n'y   ent  p 

il  met  ."i  tout  ce  <!,liI  »';ii!  un  intérêt  qui  fait  rii 
une  liberté  qui  plaît,  en  mont: 
rit  et  la  sphère  de  sea  oonnai 
5  »p«  ta4  le  d  m  npei  ta.  le  i  barman!  et  do 

un  joli  enfant,  l'œil  vif  cl  gai,  l'air  !;i  ph\- 

Bionomie  ouverte  et  riante,  hin  tant,  le 

plus  sérieu  i  profondément  occupé  des  plu-»  frivoles 

amusements? 

10     Voulez-vous  à  présent  le  juger  par  comparaison?    M 
avec  d'autres  enfants,  et  laissez-k  faire.    Voua  verrez  bk 
lequel  est  le  plu-  vraiment  formé,  lequd  approche  le  mieux 
de  la  perfection  de  leur  âge.     Parmi  les  enfants  de  la  ville, 
nul  tt'est  plus  adroit  que  lui,  mais  il  est  plus  fort  qu'aucun 

15  autre.    Parmi  de  jeunes  paysans,  D  île  en  force  et 

passe  en  adresse.     Dans  tout  ce  qui  est  à  portée  de  l'enfance, 
il  juge,   il   raisonne,   il   prévoit  mieux  qu'eux   tous.     I 
question  d'agir,  de  courir,  de  sauter,  d'ébranler  des  cor: 
d'enlever   des   masses,   d'estimer  des  distances,   d'inventer 

20  des  jeux,  d'emporter  des  prix?    On  dirait  que  la  nature 
a  ses  ordres,  tant  il  sait  aisément  plier  toute  chose  à  - 
volonté-.     Il  est  fait  pour  guider,  pour  gouverner  ses  égaux: 
le  talent,  l'expérience,  lui  tiennent  lieu  de  droit  et  d'autorité. 
Donnez-lui  l'habit  et  le  nom  qu'il  vous  plaira,  peu  importe. 

25  il  primera  partout,  il  deviendra  partout  le  chef  des  aur 
ils  sentiront  toujours  sa  supériorité  sur  eux:    sans  vouloir 
commander  il  sera  le  maître,  sans  croire  obéir  ils  obéiront. 

Il  est  parvenu  à  la  maturité  de  l'enfance,  il  a  vécu  de  la 
vie  d'un  enfant,  il  n'a  point  acheté  sa  perfection  aux  dépens 

30  de  son  bonheur;  au  contraire,  ils  ont  concouru  l'un  à  l'autre. 
En  acquérant  toute  la  raison  de  son  âge,  il  a  été  heureux  et 
libre  autant  que  sa  constitution  lui  permettait  de  l'être.  Si 
la  fatale  faux  vient  moissonner  en  lui  la  fleur  de  nos  espé- 
rances, nous  n'aurons  point  à  pleurer  à  la  fois  sa  vie  et  sa  mort. 

1$  nous  n'aigrirons  point  nos  douleurs  du  souvenir  de  celles  que 


EMILE  249 

nous  lui  aurons  causées;  nous  nous  dirons:  Au  moins  il  a 
joui  de  son  enfance;  nous  ne  lui  avons  rien  fait  perdre  de  ce 
que  la  nature  lui  avait  donné. 

Le  grand  inconvénient  de  cette  première  éducation  est 
qu'elle  n'est  sensible  qu'aux  hommes  clairvoyants,  et  que,    5 
dans  un  enfant  élevé  avec  tant  de  soin,  des  yeux  vulgaires 
ne  voient  qu'un  polisson. 

Le  moment  est  venu  maintenant  pour  l'enfant   «  sain,  vigou- 
reux, bien  formé  pour  son  âge  »  d'entrer  en  rapport  avec  le  monde. 
Dans  le  Troisième  âge,  il  entrera  en  rapport  avec  le  monde  phy-  10 
sique,  ou  la  nature;  dans  le  Quatrième  âge,  avec  le  monde  moral 
(des  êtres  pensants  et  sentants)  ou  la  Société,  et  avec  Dieu. 

Le  Troisième  Âge  (De  la  Raison) 

(De  douze  ans  à  quinze  ou  seize  ans) 

«  A  12  ou  13  ans,  les  forces  de  l'enfant  se  développent  bien  plus 
rapidement  que  ses  besoins  .  .  .  Voici  donc  le  temps  des  travaux, 
des  instructions  et  des  études;   et  remarquez  que  ce  n'est  pas  moi  15 
qui  fais  arbitrairement  ce  choix,  c'est  la  nature  elle-même  qui  l'in- 
dique. » 

LES    ÉTUDES 

L'enfant  est  curieux  par  nature.     Il  faut  satisfaire  ce  penchant. 

Que  saura  Emile  ?  La  fameuse  réponse  de  Rousseau  est  :  77 
ne  s'agit  pas  de  savoir  ce  qui  est,  mais  seulement  ce  qui  est  utile.  20 
Mais:  «  Distinguons  toujours  les  penchants  qui  viennent  de  la 
nature  de  ceux  qui  viennent  de  l'opinion.  Il  est  une  ardeur  de 
savoir  qui  n'est  fondée  que  sur  le  désir  d'être  estimé  savant;  il  en 
est  une  autre  qui  naît  d'une  curiosité  naturelle  à  l'homme  pour 
tout  ce  qui  peut  l'intéresser  de  près  ou  de  loin.»  Rousseau  parle  25 
de  la  seconde  seulement.1 

1  Cette  expression  «  ce  qui  est  utile  ))  n'a  pas  un  sens  égoïstement 
utilitaire.  Rousseau  admet  l'existence  d'une  faculté  innée  de  sympathie 
que  l'homme  est  appelé  impérieusement  à  satisfaire,  et  à  laquelle  se 
rap>porte  aussi  ce  mot.  Emile  doit  savoir  ce  qui  est  utile  pour  satisfaire 
son  instinct  de  généreux  humanitarisme;    seulement  le  sentiment  ne 


250  VII     I   I    «1  • 

l    mwiiciii  Emile  apprendra  1  il  ?  Rouiee 
lui  apprendre  par  le 

son  intelligence  directement  sur  la  1  .in- 

stituez jamais  le  oigne  à  la  1  h  l'attenti 

5  de  l'enfant  et  lui  fait  oublier  la  1 

La  Première  Leçon  de  Cosmograph 

Rendez  votre  élève  attentif  aux  phén*  de  la  nature, 

bientôt  voua  le  rendrez  curieux;   ma  ir  nourrir  sa  cu- 

riosité, ne  voua  pressez  jamais  de  la  satisfaire     Mett 
questions  à  sa  portée,  et  laissez-les-lui  résoudi  ;'il  ne 

10  sache  rien  parce  que  vous  le  lui  avez  dit,  mais  parce  qu'il 
l'a  compris  lui-même;    qu'il  n'apprenne  pas  la  .  qu'il 

l'invente.  Si  jamais  vous  substituez  dans  son  esprit  l'auto- 
rité à  la  raison,  il  ne  raisonnera  plus;  il  ne  sera  plu-  que  le 
jouet  de  l'opinion  des  autres. 

15      Vous  voulez  apprendre  la  géographie  à  cet  enfant,  et  v< 
lui  allez  chercher  des  globes,  des  sphères,  des  cartes:    que 
de  machines  I      Pourquoi  toutes  ces  représentation- ?     Oue 
ne  commencez- vous  par  lui  montrer  l'objet  même,  afin  qu'il 
sache  au  moins  de  quoi  vous  lui  parlez! 

20  Une  belle  soirée,  on  va  se  promener  dans  un  lieu  favorable, 
où  l'horizon  bien  découvert  laisse  voir  à  plein  le  soleil  cou- 
chant, et  l'on  observe  les  objets  qui  rendent  reconnaissable 
le  lieu  de  son  coucher.  Le  lendemain,  pour  respirer  le  frais, 
on  retourne  au  même  lieu  avant  que  le  soleil  se  lève.     On 

25  le  voit  s'annoncer  de  loin  par  les  traits  de  feu  qu'il  lance  au 
devant  de  lui.  L'incendie  augmente,  l'orient  paraît  tout 
en  flammes:  à  leur  éclat  on  attend  l'astre  longtemps  avant 
qu'il  se  montre:  à  chaque  instant,  on  croit  le  voir  paraître; 
on  le  voit  enfin.     Un  point  brillant  part  comme  un  éclair  et 


s'éveillera  en  Emile  qu'au  4me  âge;  au  3me  âge,  le  mot  utile  garde  donc 
le  sens  strictement  utilitaire.  C'est  le  problème  moderne  du  Pragma- 
tisme. Voir  Albert  Schinz,  /.-/.  Rousseau,  a  Forer unner  of  Pragmatism 
(Open  Court  Press,  1909). 


L 


EMILE  251 

remplit  aussitôt  tout  l'espace;  le  voile  des  ténèbres  s'efface 
et  tombe.  L'homme  reconnaît  son  séjour  et  le  trouve  embelli. 
La  verdure  a  pris  durant  la  nuit  une  vigueur  nouvelle;  le 
jour  naissant  qui  l'éclairé,  les  premiers  rayons  qui  la  dorent, 
la  montrent  couverte  d'un  brillant  réseau  de  rosée,  qui  réflé-  5 
chit  à  l'œil  la  lumière  et  les  couleurs.  Les  oiseaux  en  chœur 
se  réunissent  et  saluent  de  concert  le  père  de  la  vie;  en  ce 
moment,  pas  un  seul  ne  se  tait;  leur  gazouillement,  faible 
encore,  est  plus  lent  et  plus  doux  que  dans  le  reste  de  la 
journée,  il  se  sent  de  la  langueur  d'un  paisible  réveil.  Le  10 
concours  de  tous  ces  objets  porte  aux  sens  une  impression  de 
fraîcheur  qui  semble  pénétrer  jusqu'à  l'âme.  Il  y  a  là  une 
demi-heure  d'enchantement,  auquel  nul  homme  ne  résiste: 
un  spectacle  si  grand,  si  beau,  si  délicieux,  n'en  laisse  aucun 
de  sang-froid.  1$ 

Plein  de  l'enthousiasme  qu'il  éprouve,  le  maître  veut  le 
communiquer  à  l'enfant:  il  croit  l'émouvoir  en  le  rendant 
attentif  aux  sensations  dont  il  est  ému  lui-même.  Pure 
bêtise!  C'est  dans  le  cœur  de  l'homme  qu'est  la  vie  du 
spectacle  de  la  nature:  pour  le  voir  il  faut  le  sentir.  L'en-  20 
fant  aperçoit  les  objets;  mais  il  ne  peut  apercevoir  les  rapports 
qui  les  lient,  il  ne  peut  entendre  la  douce  harmonie  de  leur 
concert.  Il  faut  une  expérience  qu'il  n'a  point  acquise,  il 
faut  des  sentiments  qu'il  n'a  point  éprouvés,  pour  sentir 
l'impression  composée  qui  résulte  à  la  fois  de  toutes  ces  sen-  25 
sations.  S'il  n'a  longtemps  parcouru  des  plaines  arides,  si 
des  sables  ardents  n'ont  brûlé  ses  pieds,  si  la  réverbération 
suffocante  des  rochers  frappés  du  soleil  ne  l'oppressa  jamais, 
comment  goûtera- t-il  l'air  frais  d'une  belle  matinée?  comment 
le  parfum  des  fleurs,  le  charme  de  la  verdure,  l'humide  vapeur  30 
de  la  rosée,  le  marcher  mol  et  doux  sur  la  pelouse,  enchante- 
ront-ils ses  sens?  Comment  le  chant  des  oiseaux  lui  causera- 
t-il  une  émotion  voluptueuse,  si  les  accents  de  l'amour  et  du 
plaisir  lui  sont  encore  inconnus?  Avec  quels  transports 
verra-t-il  naître  une  si  belle  journée,  si  son  imagination  ne  35 


VII      NT 

sait  pas  lui  peindre  il  la  remplir'    l 

comment  s'attendrira  i  il  mu  la  beauté  du  le  de  la 

nature,  -  'il  ignore  quelle  main  prit  iota  de  l'ora 
\c  tenez  point  à  l'enfant  des  discours  qu'il  i 
5  du-.      Point  de  descriptions,  point  d'élo  e,  point  <\- 

gures,  point  de  poésie.    Il  d  is  maintenant  question  de 

sentiment  ni  de  goût    Continu-  re  clair, 

le  temps  ne   viendra  que   trop   tût  de  prendre  un  autre 
langage. 

10       Élevé  dans  L'esprit  de  DOS  maximes,  accoutumé  à  tirer  tOUfl 

ses  instruments  de  lui-même,  et  à  ne  recourir  jamais  à  autrui 
qu'après  avoir  reconnu   son   tasuffisance,   à   chaque   DOUvd 

objet  qu'il  voit  il  l'examine  Longtemps  sans  rien  dire.     Il 
est  pensif  et  non  questionneur.     Contente/- vou-   donc   de 

15  lui  présenter  à  propos  les  objets;  puis,  quand  vous  verrez 
sa  curiosité  suffisamment  occupée,  faites-lui  quelque  question 
laconique  qui  le  mette  sur  la  voie  de  la  résoudre. 

Dans  cette  occasion,  après  avoir  bien  contemplé  avec  lui 
le  soleil  levant,  après  lui  avoir  fait  remarquer  du  même  côté 

20  les  montagnes  et  les  autres  objets  voisins,  après  l'avoir  la 
causer  là-dessus  tout  à  son  aise,  gardez  quelques  moments  le 
silence  comme  un  homme  qui  rêve,  et  puis  vous  lui  direz: 
Je  songe  que  hier  au  soir  le  soleil  s'est  couché  là,  et  qu'il 
s'est  levé  là   ce    matin.     Comment  cela  peut-il  se   faire? 

25  N'ajoutez  rien  de  plus:  s'il  vous  fait  des  questions,  n'y  ré- 
pondez point;  parlez  d'autre  chose.  Laissez-le  à  lui-même, 
et  soyez  sûr  qu'il  y  pensera. 

Pour  qu'un  enfant  s'accoutume  à  être  attentif,  et  qu'il 
soit  bien  frappé  de  quelque  vérité  sensible,  il  faut  qu'elle  lui 

30  donne  quelques  jours  d'inquiétude  avant  de  la  découvrir. 
S'il  ne  conçoit  pas  assez  celle-ci  de  cette  manière,  il  y  a  moyen 
de  la  lui  rendre  plus  sensible  encore,  et  ce  moyen  c'est  de 
retourner  la  question.  S'il  ne  sait  comment  le  soleil  parvient 
de  son  coucher  à  son  lever,  il  sait  au  moins  comment  il  parvient 

35  de  son  lever  à  son  coucher,  ses  yeux  seuls  le  lui  apprennent. 


L 


EMILE  253 

Éclaircissez  donc  la  première  question  par  l'autre:  ou  votre 
élève  est  absolument  stupide,  ou  l'analogie  est  trop  claire 
pour  lui  pouvoir  échapper.  Voilà  sa  première  leçon  de 
cosmographie. 

Comme  nous  procédons  toujours  lentement  d'idée  sensible  5 
en  idée  sensible,  que  nous  nous  familiarisons  longtemps  avec 
la  même  avant  de  passer  à  une  autre,  et  qu'enfin  nous  ne  for- 
çons jamais  notre  élève  d'être  attentif,  il  y  a  loin  de  cette 
première  leçon  à  la  connaissance  du  cours  du  soleil  et  de  la 
figure  de  la  terre:  mais,  comme  tous  les  mouvements  ap-  10 
parents  des  corps  célestes  tiennent  au  même  principe,  et  que 
la  première  observation  mène  à  toutes  les  autres,  il  faut 
moins  d'effort,  quoiqu'il  faille  plus  de  temps,  pour  arriver 
d'une  révolution  diurne  au  calcul  des  éclipses,  que  pour  bien 
comprendre  le  jour  et  la  nuit 15 

Nous  avons  vu  lever  le  soleil  à  la  Saint- Jean;  nous  Talions 
voir  aussi  lever  à  Noël  ou  quelque  autre  beau  jour  d'hiver; 
car  on  sait  que  nous  ne  sommes  pas  paresseux,  et  que  nous 
nous  faisons  un  jeu  de  braver  le  froid.  J'ai  soin  de  faire 
cette  seconde  observation  dans  le  même  lieu  où  nous  avons  20 
fait  la  première;  et,  moyennant  quelque  adresse  pour  prépa- 
rer la  remarque,  l'un  ou  l'autre  ne  manquera  pas  de  s'écrier: 
«  Oh  !  oh  !  voilà  qui  est  plaisant  I  le  soleil  ne  se  lève  plus  à  la 
même  place  !  Ici  sont  nos  anciens  renseignements,  et  à  pré- 
sent il  s'est  levé  là,  etc.  ...  I)  y  a  donc  un  orient  d'été  et  un  25 
orient  d'hiver,  etc.  ...»  Jeune  maître,  vous  voilà  sur  la  voie. 
Ces  exemples  vous  doivent  suffire  pour  enseigner  très  claire- 
ment la  sphère,  en  prenant  le  monde  pour  le  monde,  et  le 
soleil  pour  le  soleil. 

En  général,  ne  substituez  jamais  le  signe  à  la  chose  que  ?a 
quand  il  vous  est  impossible  de  la  montrer;    car  le  signe 
absorbe  l'attention  de  l'enfant,  et  lui  fait  oublier  la  chose 
représentée. 


VIE    II     C] 


L'Utilité   de  l'AstPMi 


.1  quoi  cela  tst-il  bon  ?    Voilà  désormai 
moi  déterminanl  eut  re  lui  et  moi  dan 
notre  vie;   voilà  la  question  qui  de  ma  pari  rail  infaillible- 
ment toutes  ses  questions,  et  qui  sert  de  frein  à  i  et  multitudes 
$  d'interrogations  sotto  istidieuses  dont   !•  far 

tiguenl  sans  relâche  et  sans  fruit  tou  qui  les  environ] 

plus  pour  exercer  sur  eux  quelque  •  d'empire  que 

m  tirer  quelque  profit.    Celui  à  qui,  pour  sa  plu-  impur 
Leçon,  l'on  apprend  à  ne  vouloir  rien  savoir  que  d'utile,  in- 

10  terroge  comme  Socrate;    il  ne-  fait  pas  une  question  sai 

rendre  à  lui-même  la  raison  qu'il  -ait  qu'on  lui  en  va  demander 
avant  que  de  la  résoudre. 

Voyez  quel  puissant   instrument  je  vous  mets  entre 
mains  pour  agir  sur  votre  élève.     Xe  sachant  les  rai-on-  de 

15  rien,  le  voilà  presque  réduit  au  silence  quand  il  vous  plaît: 
et  vous,  au  contraire,  quel  avantage  vos  connaissant' 
votre  expérience  ne  vous  donnent-elles  point  pour  lui  montrer 
l'utilité  de  tout  ce  que  vous  lui  proposez?     Car,  ne  vous  y 
trompez  pas,  lui  faire  cette  question,  c'est  lui  apprendre  à 

20  vous  la  faire  à  son  tour;  et  vous  devez  compter,  sur  tout  ce 
que  vous  lui  proposerez  dans  la  suite,  qu'à  votre  exemple 
il  ne  manquera  pas  de  dire:  A  quoi  cela  est-il  bon? 

Xous  observions  la  position  de  la  forêt  au  nord  de  Mont- 
morency, quand  il  m'a  interrompu  par  son  importune  ques- 

25  tion:  «.4  quoi  sert  cela?  —  Vous  avez  raison,  lui  dis-je:  il  y 
faut  penser  à  loisir;  et  si  nous  trouvons  que  ce  travail  n'est 
bon  à  rien,  nous  ne  le  reprendrons  plus,  car  nous  ne  manquons 
pas  d'amusements  utiles.  »  On  s'occupe  d'autre  chose,  et  il 
n'est  plus  question  de  géographie  du  reste  de  la  journée. 

30  Le  lendemain  matin,  je  lui  propose  un  tour  de  promenade 
avant  le  déjeuner;  il  ne  demande  pas  mieux;  pour  courir, 
les  enfants  sont  toujours  prêts,  et  celui-ci  a  de  bonnes  jambes. 


EMILE  255 

Nous  montons  dans  la  forêt,  nous  parcourons  les  champeaux,1 
nous  nous  égarons,  nous  ne  savons  plus  où  nous  sommes,  et, 
quand  il  s'agit  de  revenir,  nous  ne  pouvons  plus  retrouver 
notre  chemin.  Le  temps  se  passe,  la  chaleur  vient,  nous 
avons  faim;  nous  nous  pressons,  nous  errons  vainement  de  5 
côté  et  d'autre,  nous  ne  trouvons  partout  que  des  bois,  des 
carrières,  des  plaines,  nul  renseignement  pour  nous  recon- 
naître. Bien  échauffés,  bien  recrus,  bien  affamés,  nous  ne 
faisons  avec  nos  courses  que  nous  égarer  davantage.  Nous 
nous  asseyons  enfin  pour  nous  reposer,  pour  délibérer.  Emile,  10 
que  je  suppose  élevé  comme  un  autre  enfant,  ne  délibère 
point,  il  pleure;  il  ne  sait  pas  que  nous  sommes  à  la  porte  de 
Montmorency,  et  qu'un  simple  taillis  nous  le  cache;  mais 
ce  taillis  est  une  forêt  pour  lui,  un  homme  de  sa  stature  est 
enterré  dans  des  buissons.  15 

Après  quelques  moments  de  silence,  je  lui  dis  d'un  air 
inquiet: 

Mon  cher  Emile,  comment  ferons-nous  pour  sortir  d'ici? 
—  Emile,  en  nage,  et  pleurant  à  chaudes  larmes.     Je  n'en 
sais  rien.     Je  suis  las;  j'ai  faim;  j'ai  soif;  je  n'en  puis  plus.  —  20 
jean-jacques.     Me  croyez-vous  en  meilleur  état  que  vous, 
et  pensez-vous  que  je  me  fisse  faute  de  pleurer  si  je  pouvais 
déjeuner  de  mes  larmes?     Il  ne  s'agit  pas  de  pleurer,  il 
s'agit  de  se  reconnaître.     Voyons  votre  montre;  quelle  heure 
est-il?  —  Emile.     Il  est  midi,   et  je  suis  à  jeun.  —  jean- J5 
Jacques.     Cela  est  vrai,  il  est  midi,  et  je  suis  à  jeun.  — 
Emile.     Oh!  que  vous  devez  avoir  faim!  —  jean- Jacques. 
Le  malheur  est  que  mon  dîner  ne  viendra  pas  me  trouver  ici. 
Il  est  midi,  c'est  justement  l'heure  où  nous  observions  hier 
de  Montmorency  la  position  de  la  forêt.     Si  nous  pouvions  30 
de  même  observer  de  la  forêt  la  position  de  Montmorency? 
... — Emile.     Oui;    mais  hier  nous  voyions  la  forêt,   et 

1  Champeaux,  de  l'ancien  adjectif  «  champal  » .  près  des  champs 
par  opposition  à  près  des  rivières.  Nom  en  usage  dans  quelques  dé- 
partements. 


\  II.  II  <l 

d'il  i  DO  la  vill.  là  le 

mal  ...  m  nous  pouvion  de  la  voir  pour  l 

ver  sa  position? ...      I  1 1  i         bon  ami  !    -  ji 

i  \(  qi  i  b,     Me  disioi  . .  — 

5  i'.  m  i  ii  .     Au  nord   de   Moulu  .    -  ji.  \ 

conséquent]  Montmorency  doit  .  ..      //.ni.!..     \. 

de  la  forêt      jean-jacques.    Mo  un  moyen  de 

trouver  le  nord  à  midi.    -Emile,    Oui,  par  la  direction  de 
l'ombre. —- jean-jacq      .     Biais    le    sudl      Emile.    I 
/o  ment  faire?    -jean-jacques.     Le  sud  est  l'opposé  du  nord 
—  km  i  ii .    (\-la  est  vrai;    il  n'y  a  qu'à  clv 

de  l'ombre.     Oh!  voilà  le  sud!  voilà  le  sudl  mûrement  M 
morency  est  de  ce  cherchons  de  ce 

JACQUES.     Vous  pouvez  avoir  rai>on,  prenons  ce  sentier  à 
15  travers   le    bois.  —  Emile,  frappant   des    mains   >t   / 

un  cri  de  joie.  Ah!  je  vois  Montmorency!  le  voilà  tout 
devant  nous,  tout  à  découvert.  Allons  déjeuner,  allon-  diner, 
courons  vite;    l'astronomie  est  bonne  à  quelque  ch< 

Prenez  garde  que,  s'il  ne  dit  pas  cette  dernière  phra-e,  il 
20  la  pensera;  peu  importe,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  moi  qui 
la  dise.  Or,  soyez  sûr  qu'il  n'oubliera  de  sa  vie  la  leçon  de 
cette  journée;  au  lieu  que,  si  je  n'avais  fait  que  lui  sup!' 
tout  cela  dans  sa  chambre,  mon  discours  eût  été  oublié  dès 
le  lendemain. 

Introduction  à  la  Physique  —  L'Histoire  du  Bateleur 

25  Depuis  longtemps  nous  nous  étions  aperçus,  mon  élève  et 
moi,  que  l'ambre,  le  verre,  la  cire,  divers  corps  frottés,  at- 
tiraient les  pailles,  et  que  d'autres  ne  les  attiraient  pas.  Par 
hasard  nous  en  trouvons  un  qui  a  une  vertu  plus  singulière 
encore;  c'est  d'attirer  à  quelque  distance,  et  sans  être  frotté, 

30  la  limaille  et  d'autres  brins  de  fer.  Combien  de  temps  cette 
qualité  nous  amuse  sans  que  nous  puissions  y  rien  voir  de 
plus!  Enfin  nous  trouvons  qu'elle  se  communique  au  fer 
même  aimanté  dans  un  certain  sens.     Un  iour  nous  allons  à 


EMILE  257 

la  foire;1  un  joueur  de  gobelets  attire  avec  un  morceau  de 
pain  un  canard  de  cire  flottant  sur  un  bassin  d'eau.  Fort 
surpris,  nous  ne  disions  pourtant  pas:  c'est  un  sorcier,  car 
nous  ne  savons  ce  que  c'est  qu'un  sorcier.  Sans  cesse  frap- 
pés d'effets  dont  nous  ignorons  les  causes,  nous  ne  nous  près-  j 
sons  de  juger  de  rien,  et  nous  restons  en  repos  dans  notre 
ignorance  jusqu'à  ce  que  nous  trouvions  l'occasion  d'en 
sortir. 

De  retour  au  logis,  à  force  de  parler  du  canard  de  la  foire, 
nous  allons  nous  mettre  en  tête  de  l'imiter:    nous  prenons  10 
une  bonne  aiguille  bien  aimantée,  nous  l'entourons  de  cire 
blanche,  que  nous  façonnons  de  notre  mieux  en  forme  de 
canard,  de  sorte  que  l'aiguille  traverse  le  corps  et  que  la  tête 
fasse  le  bec.     Nous  posons  sur  l'eau  le  canard,  nous  appro- 
chons du  bec  un  anneau  de  clef,  et  nous  voyons  avec  une  joie  15 
facile  à  comprendre  que  notre  canard  suit  la  clef  précisément 
comme  celui  de  la  foire  suivait  le  morceau  de  pain.     Ob- 
server dans  quelle  direction  le  canard  s'arrête  sur  l'eau  quand 
on  l'y  laisse  en  repos,  c'est  ce  que  nous  pourrons  faire  une 
autre  fois.     Quant  à  présent,  tout  occupés  de  notre  objet,  20 
nous  n'en  voulons  pas  davantage. 

Dès  le  même  soir,  nous  retournons  à  la  foire  avec  du  pain 
préparé  dans  nos  poches;  et  sitôt  que  le  joueur  de  gobelets 
a  fait  son  tour,  mon  petit  docteur,  qui  se  contenait  à  peine, 
lui  dit  que  ce  tour  n'est  pas  difficile,  et  que  lui-même  en  fera  25 
bien  autant.  Il  est  pris  au  mot:  à  l'instant,  il  tire  de  sa  poche 
le  pain  où  est  caché  le  morceau  de  fer;  en  approchant  de  la 
table,  le  cœur  lui  bat:  il  présente  le  pain  presque  en  trem- 
blant; le  canard  vient  et  le  suit:  l'enfant  s'écrie  et  tressaille 
d'aise.  Aux  battements  de  mains,  aux  acclamations  de  31 
l'assemblée,  la  tête  lui  tourne,  il  est  hors  de  lui.  Le  bateleur 
interdit  vient  pourtant  l'embrasser,  le  féliciter,  et  le  prie  de 
l'honorer  encore  le  lendemain  de  sa  présence,  ajoutant  qu'il 

1  Cette  petite  scène  était  arrangée,  et  le  bateleur  était  instruit  du  rôle 
qu'il  avait  à  faire. 


^8  vu    ii  <i  • 

aura  soin  d'à    embler  plui  de  monde  encore  pour  applaudir 
>n  habileté.     Mon  petit  natural  it  babil- 

ler;  mais  sur-le-champ  je  Lui  ferme  la  bouche,  el  L'< 
<  omble  d'élogi 
5      L'enfant,  jusqu'au  lendemain,  compt  minute 

une  risible  inquiétude.     Il  invite  tout  ce  qu'il  rencontn 
voudrait  que  tout  le  genre  humain  rut  témoin  de  la  g 
il  attend  L'heure  avec  peine,  il  la  devant  e:  on  vol  odez- 

VOUS;    la  Salle  est   déjà  pleine.      En  entrant,  son  jeune  « 

ro  s'épanouit.  D'autres  jeux  doivent  précéder;  le  joueur  de 
gobelets  se  surpasse  et  fait  des  choses  surprenantes.  L'en- 
fant ne  voit  rien  de  tout  cela;  il  s'agite,  il  sue,  il  respire  à 
peine;  il  passe  son  temps  à  manier  dans  sa  poche  >on  morceau 
de   pain   d'une   main   tremblante   d'impatience.     Enfin   son 

15  tour  vient;  le  maître  l'annonce  au  public  avec  pompe.  Il 
s'approche  un  peu  honteux,  il  tire  son  pain  .  .  .  Nouvelle 
vicissitude  des  choses  humaines!  le  canard,  si  privé  la  veille, 
est  devenu  sauvage  aujourd'hui;  au  lieu  de  présenter  le  bec, 
il  tourne  la  queue  et  s'enfuit;   il  évite  le  pain  et  la  main  qui 

20  le  présente  avec  autant  de  soin  qu'il  les  suivait  auparavant. 
Après  mille  essais  inutiles  et  toujours  hués,  l'enfant  se  plaint, 
dit  qu'on  le  trompe,  que  c'est  un  autre  canard  qu'on  a  sub- 
stitué au  premier,  et  défie  le  joueur  de  gobelets  d'attirer 
celui-ci. 

25  Le  joueur  de  gobelets,  sans  répondre,  prend  un  morceau  de 
pain,  le  présente  au  canard;  à  l'instant,  le  canard  suit  le  pain, 
et  vient  à  la  main  qui  le  retire.  L'enfant  prend  le  même 
morceau  de  pain;  mais,  loin  de  réussir  mieux  qu'auparavant, 
il  voit  le  canard  se  moquer  de  lui  et  faire  des  pirouettes  tout 

30  autour  du  bassin:  il  s'éloigne  enfin  tout  confus,  et  n'ose 
plus  s'exposer  aux  huées. 

Alors  le  joueur  de  gobelets  prend  le  morceau  de  pain  que 
l'enfant  avait  apporté,  et  s'en  sert  avec  autant  de  succès 
que  du  sien:    il  en  tire  le  fer  devant  tout  le  monde,  autre 

15  risée  à  nos  dépens;   puis  de  ce  pain  ainsi  vidé  il  attire  le  ca- 


'    EMILE  259 

nard  comme  auparavant.  Il  fait  la  même  chose  avec  un 
autre  morceau  coupé  devant  tout  le  monde  par  une  main 
tierce;  il  en  fait  autant  avec  son  gant,  avec  le  bout  de  son 
doigt:  enfin  il  s'éloigne  au  milieu  de  la  chambre,  et,  du  ton 
d'emphase  propre  à  ces  gens-là,  déclarant  que  son  canard  s 
n'obéira  pas  moins  à  sa  voix  qu'à  son  geste,  il  lui  parle,  et 
le  canard  obéit;  il  lui  dit  d'aller  à  droite  et  il  va  à  droite,  de 
revenir  et  il  revient,  de  tourner  et  il  tourne;  le  mouvement 
est  aussi  prompt  que  l'ordre.  Les  applaudissements  re- 
doublés sont  autant  d'affronts  pour  nous.  Nous  nous  éva-  10 
dons  sans  être  aperçus,  et  nous  nous  renfermons  dans  notre 
chambre  sans  aller  raconter  nos  succès  à  tout  le  monde, 
comme  nous  l'avions  projeté. 

Le  lendemain  matin,  l'on  frappe  à  notre  porte:    j'ouvre; 
c'est  l'homme  aux  gobelets.     Il  se  plaint  modestement  de  15 
notre  conduite.     Que  nous  avait-il  fait  pour  nous  engager 
à  vouloir  décréditer  ses  jeux  et  lui  ôter  son  gagnepain? 
Qu'y  a-t-il  donc  de  si  merveilleux  dans  l'art  d'attirer  un 
canard  de  cire,  pour  acheter  cet  honneur  aux  dépens  de  la 
subsistance  d'un  honnête  homme?     «  Ma  foi,  messieurs,  si  20 
j'avais  quelque  autre  talent  pour  vivre,  je  ne  me  glorifierais 
guère  de  celui-ci.     Vous  deviez  croire  qu'un  homme  qui  a 
passé  sa  vie  à  s'exercer  à  cette  chétive  industrie  en  sait  là- 
dessus  plus  que  vous  qui  ne  vous  en  occupez  que  quelques 
moments.     Si  je  ne  vous  ai  pas  d'abord  montré  mes  coups  25 
de  maître,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  se  presser  d'étaler  étourdi- 
ment  ce  qu'on  sait:    j'ai  toujours  soin  de  conserver  mes 
meilleurs  tours   pour   l'occasion,    et   après   celui-ci   j'en    ai 
d'autres    encore    pour    arrêter  de    jeunes    indiscrets.      Au 
reste,  Messieurs,  je  viens  de  bon  cœur  vous  apprendre   ce  30 
secret  qui   vous  a  tant  embarrassés,   vous  priant  de  n'en 
pas  abuser  pour  me  nuire,  et  d'être  plus  retenus  une  autre 
fois.  » 

Alors  il  nous  montre  sa  machine,  et  nous  voyons  avec  la 
dernière  surprise  qu'elle  ne  consiste  qu'en  un  aimant  fort  35 


260  VU.    Il     M 

ci  bien  armé,  qu'un  enfant  i  m  hé 
■  m  aperçût 
L'homme  replie  sa  mai  bii  »ir  fait 

remen  tments  el  □  noua  voulons  Lui  faire  un 

5  il  Le  refuse,     i  Non,  M<  je  n'ai  ■  me  ! 

de  voua  pour  ao  epter  vos  dons  j. 

malgré  vous    c'est    ma  seule   \  Apprenez  qu'il 

y  a  de  La  générosité  dans  tous  1< 
tours  el  non  mes  Leçon 

10       En  sortant  il  m'adl  moi  nommément  et  tout  haut 

une  réprimande.      «  J'excuse  volontii  dit-il,  i  i  :it; 

il  n'a  péché  que  par  ignorance.     Mais  vou  |ui 

deviez  connaître  sa  faute,  pourquoi  la  lui  avoir  lai— é  faire? 
Puisque  vous  vivez  ensemble,  comme  le  plur*  lui 

15  devez  vos  soins,  vos  conseils;  votre  expérience  est  l'autorité 
qui  doit  le  conduire.  En  se  reprochant,  étant  grand,  les 
torts  de  sa  jeunesse,  il  vous  reprochera  sans  doute  ceux  dont 
vous  ne  l'aurez  pas  averti.  »  1 

Il  part  et  nous  laisse  tous  deux  très  confus.     Je  me  blâme 

20  de  ma  molle  facilité;  je  promets  à  l'enfant  de  la  sacrifier 
une  autre  fois  à  son  intérêt,  et  de  l'avertir  de  ses  fautes  avant 
qu'il  en  fasse;  car  le  temps  approche  où  nos  rapports  vont 
changer  et  où  la  sévérité  du  maître  doit  succéder  à  la  complai- 
sance du  camarade;  ce  changement  doit  s'amener  par  degrés; 

25  il  faut  tout  prévoir,  et  tout  prévoir  de  fort  loin. 

Le  lendemain  nous  retournons  à  la  foire  pour  revoir  le  tour 
dont  nous  avons  appris  le  secret.  Xous  abordons  avec  un 
profond  respect  notre  bateleur2  Socrate;  à  peine  osons- 
nous  lever  les  yeux  sur  lui;    il  nous  comble  d'honnêtetés,  et 

30  nous  place  avec  une  distinction  qui   nous  humilie  encore. 

1  Ai-je  dû  supposer  quelque  lecteur  assez  stupide  pour  ne  pas  sentir 
dans  cette  réprimande  un  discours  dicté  mot  à  mot  par  le  gouverneur 
pour  aller  à  ses  vues  ?     (Xotc  de  Rousseau.) 

2  Bateleur,  dérivé  de  «  bâton-de-magie.  »  Aujourd'hui  on  dit  plutôt 
prestidigitateur,  c.  à.  d.,  preste  de  ses  doigts  (legerdemain). 


EMILE  2ÔI 

Il  fait  ses  tours  comme  à  l'ordinaire;  mais  il  s'amuse  et  se 
complaît  longtemps  à  celui  du  canard,  en  nous  regardant 
souvent  d'un  air  assez  fier.  Nous  savons  tout  et  nous  ne 
souriions  pas.  Si  mon  élève  osait  seulement  ouvrir  la  bouche, 
ce  serait  un  enfant  à  écraser.  5 

Tout  le  détail  de  cet  exemple  imparte  plus  qu'il  ne  semble. 
Que  de  leçons  dans  une  seule!  Que  de  suites  mortifiantes 
attire  le  premier  mouvement  de  vanité  1  Jeune  maître,  épiez 
ce  premier  mouvement  avec  soin.  Si  vous  savez  en  faire 
sortir  ainsi  l'humiliation,  soyez  sûr  qu'il  n'en  reviendra  10 
de  longtemps  un  second.  Que  d'apprêts!  direz-vous.  J'en 
conviens,  et  le  tout  pour  nous  faire  une  boussole  qui  nous 
tienne  lieu  de  méridienne. 

Ayant  appris  que  l'aimant  agit  à  travers  les  autres  corps, 
nous  n'avons  rien  de  plus  pressé  que  de  faire  une  machine  15 
semblable  à  celle  que  nous  avons  vue:  une  table  évidée, 
un  bassin  très  plat  ajusté  sur  cette  table,  et  rempli  de  quelques 
lignes  d'eau,  un  canard  fait  avec  un  peu  plus  de  soin,  etc. 
Souvent  attentifs  autour  du  bassin,  nous  remarquons  enfin 
que  le  canard  en  repos  affecte  toujours  à  peu  près  la  même  20 
direction.  Nous  suivons  cette  expérience,  nous  examinons 
cette  direction;  nous  trouvons  qu'elle  est  du  midi  au  nord. 
Il  n'en  faut  pas  davantage;  notre  boussole  est  trouvée,  ou 
autant  vaut;  nous  voilà  dans  la  physique. 

Robinson  Crusoé,  le  Premier  «  Boy  Scout  » 

Je  hais  les  livres;  ils  n'apprennent  qu'à  parler  de  ce  qu'on  25 
ne  sait  pas.  On  dit  qu'Hermès  grava  sur  des  colonnes  les 
éléments  des  sciences  pour  mettre  ses  découvertes  à  l'abri 
d'un  déluge.  S'il  les  eût  imprimées  dans  la  tête  des  hommes, 
elles  s'y  seraient  conservées  par  tradition.  Des  Cerveaux 
bien  préparés  sont  les  monuments  où  se  gravent  le  plus  su-  3a 
rement  les  connaissances  humaines. 

N'y  aurait-il  point  moyen  de  rapprocher  tant  de  leçons 
éparses  dans  tant  de  livres,  de  les  réunir  sous  un  objet  commun 


\  Il    11  <l 
qui  pût  «'ire  fa<  ik  ;t  voir,  inti 

.  il  de   Stimulant,  iin'i:  I  OD  p 

une  situât  ion  où   to  i  de  l'home 

montrent  d'une  ma;  tisible  à  L'esprit  d'un  enfant 

5  où  les  moyens  de  pourvoir  à  lop- 

pent  successivement  ava  la  même  ia<  il.  iture 

vive  et  naïve  de  cet  état  qu'il  but  donner  le  premier  i   • 
à  son  Imagination. 

Philosophe  ardent,   je   VOIS  déjà   -allumer   la   vôtre. 
10  vous  mettez  pas  en   frais;    cette  situation  est  trouvée,  elle 
est    décrite,   et,   sans   VOUS   faire    tort,    beaucoup   mieux   que 

vous  ne  la  décririez  vous-même,  du  moins  avec  plus  de  vérité 

et  de  simplicité.     Puisqu'il  nous  faut  absolument  des  li 

il  en  existe  un  qui  fournit,  à  mon  gré,  le  plus  heureux  traité 

15  d'éducation   naturelle.     Ce   livre   sera   le   premier   que    lira 
mon  Emile;    seul  il  composera  durant  longtemps  tout' 
bibliothèque  et  il  y  tiendra  toujours  une  place  distinguée. 
Il  sera  le  texte  auquel  tous  nos  entretiens  sur  les  sciences 
naturelles   ne   serviront    que    de    commentaire.     Il    servira 

20  d'épreuve  durant  nos  progrès  à  l'état  de  notre  jugement,  et, 
tant  que  notre  goût  ne  sera  pas  gâté,  sa  lecture  nous  plaira 
toujours.  Quel  est  donc  ce  merveilleux  livre?  Est-ce 
Aristote?  est-ce  Pline?  est-ce  Buffon?  Non:  c'est  Robin- 
son  Crusoé. 

25  Robinson  Crusoé  dans  son  île,  seul,  dépourvu  de  l'assis- 
tance de  ses  semblables  et  des  instruments  de  tous  les  arts, 
pourvoyant  cependant  à  sa  subsistance,  à  sa  conservation, 
et  se  procurant  même  une  sorte  de  bien-être;  voilà  un  objet 
intéressant  pour  tout  âge,  et  qu'on  a  mille  moyens  de  rendre 

30  agréable  aux  enfants.  Voilà  comment  nous  réalisons  l'île 
déserte  qui  me  servait  d'abord  de  comparaison. 

Cet  état  n'est  pas,  j'en  conviens,  celui  de  l'homme  social; 
vraisemblablement  il  ne  doit  pas  être  celui  d'Emile;  mais 
c'est  sur  le  même  état  qu'il  doit  apprécier  tous  les  autres. 

35  Le  plus  sûr  moyen  de  s'élever  au-dessus  des  préjugés  et  d'or- 


EMILE  263 

donner  ses  jugements  sur  les  vrais  rapports  des  choses,  est 
de  se  mettre  à  la  place  d'un  homme  isolé  et  de  juger  de  tout 
comme  cet  homme  en  doit  juger  lui-même  eu  égard  à  sa 
propre  utilité. 

Ce  roman,  débarrassé  de  tout  son  fatras,1  commençant  au    5 
naufrage  de  Robinson  près  de  son  île,  et  finissant  à  l'arrivée 
du  vaisseau  qui  vient  l'en  tirer,  sera  tout  à  la  fois  l'amuse- 
ment et  l'instruction  d'Emile  durant  l'époque  dont  il  est  ici 
question.     Je  veux  que  la  tête  lui  en  tourne,  qu'il  s'occupe 
sans  cesse  de  son  château,  de  ses  chèvres,  de  ses  plantations;  10 
qu'il  apprenne  en  détail,  non  dans  des  livres,  mais  sur  les 
choses,  tout  ce  qu'il  faut  savoir  en  pareil  cas;    qu'il  pense 
être  Robinson  lui-même;  qu'il  se  voie  habillé  de  peaux,  por- 
tant un  grand  bonnet,  un  grand  sabre,  tout  le  grotesque 
équipage  de  la  figure,  au  parasol  près,  dont  il  n'aura  pas  besoin.  15 
Je  veux  qu'il  s'inquiète  des  mesures  à  prendre  si  ceci  ou  cela 
venait  à  lui  manquer;    qu'il  examine  la  conduite  de  son 
héros;   qu'il  cherche  s'il  n'a  rien  omis,  s'il  n'y  avait  rien  de 
mieux  à  faire;    qu'il  marque  attentivement  ses  fautes  et 
qu'il  en  profite  pour  n'y  pas  tomber  lui-même  en  pareil  cas;  20 
car  ne  doutez  point  qu'il  ne  projette  d'aller  faire  un  établis- 
sement semblable;   c'est  le  vrai  château  en  Espagne  de  cet 
heureux  âge,  où  l'on  ne  connaît  d'autre  bonheur  que  le  néces- 
saire et  la  liberté. 

Quelle  ressource  que  cette  folie  pour  un  homme  habile,  25 
qui  n'a  su  la  faire  naître  qu'afin  de  la  mettre  à  profit  !  L'en- 
fant, pressé  de  se  faire  un  magasin  pour  son  île,  sera  plus 
ardent  pour  apprendre  que  le  maître  pour  enseigner.  Il 
voudra  savoir  tout  ce  qui  est  utile,  et  ne  voudra  savoir  que 
cela;  vous  n'aurez  plus  besoin  de  le  guider,  vous  n'aurez  30 
qu'à  le  retenir.  Au  reste,  dépêchons-nous  de  l'établir  dans 
cette  île  tandis  qu'il  y  borne  sa  félicité;  car  le  jour  approche 

1  Entre  autres  la  longue  introduction  prêcheuse.  C'est  du  reste  ainsi, 
«  débarrassé  du  fatras  »,  que  l'on  publie  aujourd'hui  le  plus  souvent 
Robinson  Crusoê. 


}  \  11.    II'!' 

où,  l'il  y  \  eut  \  i  voudra  plu 

OÙ    I  //,  qui  maintenant   ne  1,-  !,,  . 

iir;i  paa  longtem 
La  pratique  des  arts  nature]                                      un 
5  seul  homme,  mène  à  la  recherche  det  arts  d'industrie 

LES    ii 

Emile  Apprendra  un   Travail   Manuel 

Rousseau  a  affermé  avec  force       avant  la  Révolution  —  que 
le  travail  n'esl  pas  déshonorant.     <J<>hn  I.  .vaut  lui.  1 

dit;     il  ne   parlait    pas  cependant    'le   l'homme  en  général 

Rousseau,  mais  (le  l'éducation  spécialement  <lu  «  Country  gentle- 

io  man.») 

Or,  de  toutes  les  occupations  qui  peuvent  fournir  la  .sub- 
sistance à  l'homme,  celle  qui  le  rapproche  le  plus  'le  L'état 
de  la  nature  est  le  travail  des  mains;  de  toutes  les  conditioi 
la  plus  indépendante  de  la  fortune  et  des  hommes  est  celle 
iS  de  l'artisan.  L'artisan  ne  dépend  que  de  son  travail;  il 
est  libre,  aussi  libre  que  le  laboureur  est  esclave;  car  celui-ci 
tient  à  son  champ,  dont  la  récolte  est  à  la  discrétion  d'autrui. 
L'ennemi,  le  prince,  un  voisin  puissant,  un  procès,  lui  peut 
enlever  ce  champ;   par  ce  champ  on  peut  le  vexer  en  mille 

1  II  est  très  évident  que  Rousseau  avait  le  fameux  livre  de  Locke 
sous  les  yeux  en  écrivant  cette  page.  Locke,  dans  ses  Thoughls  on  Edu- 
cation (1693)  écrivait  pour  l'éducation  de  la  noblesse.  Son  élève  est  le 
fils  de  Lord  Ashley,  depuis  Comte  de  Shaftesbury  et  Grand  Chancelier 
d'Angleterre.  Locke  choisit  un  métier  qui  vise  surtout  à  distraire  l'élève, 
à  préserver  sa  santé:  «  For  a  country  gentleman  I  should  propose  one.  r 
rather  both  thèse,  viz.  Gardening,  or  Husbandry  in  gênerai,  and  working 
in  wood.  as  a  Carpenter.  Joiner.  Turner,  thèse  things  being  fit  and  healthy 
récréations  for  a  man  of  study  or  business.  »  Et  plus  loin:  «  To  the 
arts  above  mentioned  may  be  added  Perfuming,  Varnishing.  Graving, 
and  ieveral  sorts  of  working  in  Iron,  Brass.  and  Silver  .  .  .  or  he  may 
learn  to  set  precious  stones,  or  employ  himself  in  grinding  and  polishing 
Optical  Glasses.  »  (Cf.  P.  Villey,  Influence  de  Montaigne  sur  Locke  et 
Rousseau,  p.  IX.) 


EMILE  265 

manières;  mais  partout  où  l'on  veut  vexer  l'artisan,  son 
bagage  est  bientôt  fait:  il  emporte  ses  bras,  et  s'en  va. 
Toutefois  l'agriculture  est  le  premier  métier  de  l'homme; 
c'est  le  plus  honnête,  le  plus  utile,  et  par  conséquent  le  plus 
noble  qu'il  puisse  exercer.  Je  ne  dis  pas  à  Emile:  Ap-  5 
prends  l'agriculture,  il  la  sait.  Tous  les  travaux  rustiques 
lui  sont  familiers;  c'est  par  eux  qu'il  a  commencé;  c'est  à 
eux  qu'il  revient  sans  cesse.  Je  lui  dis  donc:  Cultive  l'héri- 
tage de  tes  pères.  Mais  si  tu  perds  cet  héritage,  ou  si  tu 
n'en  as  point,  que  faire?    Apprends  un  métier.  10 

Un  métier  à  mon  fils  !  mon  fils  artisan.  Monsieur,  y  pensez- 
vous!  J'y  pense  mieux  que  vous,  madame,  qui  voulez  le 
réduire  à  ne  pouvoir  jamais  être  qu'un  lord,  un  marquis, 
un  prince,  et  peut-être  un  jour  moins  que  rien;  moi,  je  lui 
veux  donner  un  rang  qu'il  ne  puisse  perdre,  un  rang  qui  15 
l'honore  dans  tous  les  temps;  je  veux  l'élever  à  l'état 
d'homme,  et,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  il  aura  moins 
d'égaux  à  ce  titre  qu'à  tous  ceux  qu'il  tiendra  de  vous. 

La  lettre  tue  et  l'esprit  vivifie.  Il  s'agit  moins  d'ap- 
prendre un  métier  pour  savoir  un  métier  que  pour  vaincre  20 
les  préjugés  qui  le  méprisent.  Vous  ne  serez  jamais  réduit 
à  travailler  pour  vivre.  Eh!  tant  pis,  tant  pis  pour  vous! 
Mais  n'importe,  ne  travaillez  point  par  nécessité,  travaillez 
par  gloire.  Abaissez-vous  à  l'état  d'artisan  pour  être  au- 
dessus  du  vôtre.  Pour  vous  soumettre  la  fortune  et  les  choses,  25 
commencez  par  vous  en  rendre  indépendant.  Pour  régner 
par  l'opinion,  commencez  par  régner  sur  elle. 

Souvenez-vous  que  ce  n'est  point  un  talent  que  je  vous 
demande;  c'est  un  métier,  un  vrai  métier,  un  art  purement 
mécanique,  où  les  mains  travaillent  plus  que  la  tête,  et  qui  ne  $a 
mène  point  à  la  fortune,  mais  avec  lequel  on  peut  s'en  passer. 
Dans  des  maisons  fort  au-dessus  du  danger  de  manquer  de 
pain,  j'ai  vu  des  pères  pousser  la  prévoyance  jusqu'à  join- 
dre au  soin  d'instruire  leurs  enfants  celui  de  les  pourvoir  de 
connaissances  dont,  à  tout  événement,  ils  pussent  tirer  parti  3$ 


VIE  El 

pour  vivre.    Ces  perd  prévoyant  ip  faire 

ils  ne  font  rien,  pan  e  que  h 
nager  à  leur    «niant-  dépendent  ri 

de  laquelle  il  rient  mettre.     En 

5  tous  ces  beaux  talents,  si  celui  qui  les  a  •  lans 

des  circonstances  favorables  pour  en  faire  i 
de  misère  comme  s  il  n'en  avail  aucun. 

Voyez  donc  combien  toutes  ces  brûlantes  ressource!  sont 
peu    solides,    et   combien    d'autn  vous 

10  nécessaires  pour  tirer  parti  de  celles-là.     El  puis,  que  devien- 

drez-vous  dans  ce  lâche  abaissement?  Les  revers,  sans  vous 
instruire,  vous  avilissent;  jouet  plus  que  jamais  de  l'opinion 
publique,  comment  vous  élèverez-vous  au-dessus  des  pré- 
jugés,  arbitres  de  votre   sort?     Comment   mépriserez-vi 

15  la  bassesse  et  les  vices  dont  vous  avez  besoin  pour  subsister? 
Vous  ne  dépendiez  que  des  richesses,  et  maintenant  vous 
dépendez  des  riches;  vous  n'avez  fait  qu'empirer  votre  escla- 
vage, et  le  surcharger  de  votre  misère.  Vous  voilà  pauvre 
sans    être    libre;    c'est    le    pire    état    où    l'homme    puisse 

20  tomber. 

Mais,  au  lieu  de  recourir  pour  vivre  à  ces  hautes  connais- 
sances qui  sont  faites  pour  nourrir  l'âme  et  non  le  corps, 
si  vous  recourez,  au  besoin,  à  vos  mains  et  à  l'usage  que  vous 
en  savez  faire,  toutes  les  difficultés  disparaissent,  tous  les 

25  manèges  deviennent  inutiles;  la  ressource  est  toujours  prête 
au  moment  d'en  user;  la  probité,  l'honneur,  ne  sont  plus  un 
obstacle  à  la  vie;  vous  n'avez  plus  besoin  d'être  lâche  et 
menteur  devant  les  grands,  souple  et  rampant  devant  les 
fripons,  vil  complaisant  de  tout  le  monde,  emprunteur  ou 

30  voleur,  ce  qui  est  à  peu  près  la  même  chose  quand  on  n'a 
rien:  l'opinion  des  autres  ne  vous  touche  point;  vous  n'avez 
à  faire  votre  cour  à  personne,  point  de  sot  à  flatter,  point  de 
suisse  à  fléchir,  point  de  courtisane  à  payer,  et,  qui  pis  est, 
à  encenser.     Que  des  coquins  mènent  les  grandes  affaires. 


EMILE  267 

peu  vous  importe;  cela  ne  vous  empêchera  pas,  vous,  dans 
votre  vie  obscure,  d'être  honnête  homme  et  d'avoir  du  pain. 
Vous  entrez  dans  la  première  boutique  du  métier  que  vous 
avez  appris.  «  Maître,  j'ai  besoin  d'ouvrage.  —  Compa- 
gnon, mettez-vous  là,  travaillez.  »  Avant  que  l'heure  du  5 
dîner  soit  venue,  vous  avez  gagné  votre  dîner;  si  vous  êtes 
diligent  et  sobre,  avant  que  huit  jours  se  passent,  vous  aurez 
de  quoi  vivre  huit  autres  jours;  vous  aurez  vécu  libre,  sain, 
vrai,  laborieux,  juste.  Ce  n'est  pas  perdre  son  temps  que 
d'en  gagner  ainsi.  10 

Je  veux  absolument  qu'Emile  apprenne  un  métier.  Un 
métier  honnête,  au  moins,  direz- vous.  Que  signifie  ce  mot? 
Tout  métier  utile  au  public  n'est-il  pas  honnête?  Je  ne  veux 
point  qu'il  soit  brodeur,  ni  doreur,  ni  vernisseur,  comme  le 
gentilhomme  de  Locke;  je  ne  veux  qu'il  soit  ni  musicien,  ni  15 
comédien,  ni  faiseur  de  livres.  A  ces  professions  près,  et  les 
autres  qui  leur  ressemblent,  qu'il  prenne  celle  qu'il  voudra; 
je  ne  prétends  le  gêner  en  rien.  J'aime  mieux  qu'il  soit 
cordonnier  que  poète;  j'aime  mieux  qu'il  pave  les  grands 
chemins  que  de  faire  des  fleurs  de  porcelaine.  Mais,  direz-  20 
vous,  les  archers,  les  espions,  les  bourreaux,  sont  des  gens 
utiles.  Il  ne  tient  qu'au  gouvernement  qu'ils  ne  le  soient 
point.  Mais  passons,  j'avais  tort;  il  ne  suffit  pas  de  choisir 
un  métier  utile,  il  faut  encore  qu'il  n'exige  pas  des  gens  qui 
l'exercent  des  qualités  d'âme  odieuses  et  incompatibles  25 
avec  l'humanité.  Ainsi  revenant  au  premier  mot,  prenons 
un  métier  honnête;  mais  souvenons-nous  toujours  qu'il  n'y 
a  point  d'honnêteté  sans  l'utilité. 

Quand  on  a  le  choix,  et  que  rien  d'ailleurs  ne  nous  déter- 
mine, pourquoi  ne  consulterait-on  pas  l'agrément,  l'inclina-  30 
tion,  la  convenance,  entre  les  professions  de  même  rang? 
Les  travaux  des  métaux  sont  utiles,  et  même  les  plus  utiles 
de  tous;  cependant,  à  moins  qu'une  raison  particulière  ne 
m'y  porte,  je  ne  ferai  point  de  votre  fils  un  maréchal,  un 


VII      I 

rurier,  un  forgeron;    je  Q'aimeraii  pas  à  lui  voir,  dans 
pc,  la  figure  d'un  i  ><  lop      De  i  ême,  je  d  i 
|m    un  maçon,  encore  moins  un  cordonnier.    Il  fàul  que 
tous  Les  métiers  se  tassent;  mais  qui  peut  choisir  doit  ■■ 
s  égard  à  la  propreté,  car  il  n'y  a  point  là  d'opinio 
point,  les  Bens  mou-  décident     Enfin  je  n'ai: 
stupides  professions  dont  les  ouvriers,  Bans  indu-tri» 
que  automates,  n'exercent  jamais  Leurs  main-  qu'au  n 
travail;  les  tisserands,  les  faiseurs  de  bas,  !• 
10  à  quoi  sert  d'employer  à  ces  métiers  des  nomme 
t  une  machine  qui  en  mène  une  autre 
Tout  bien  considéré,  le  métier  que  j'aimerai-  le  mieux  qui 
fût  du  goût  de  mon  élève  est  celui  de  menuisier.     Il  est  propre, 
il  est  utile,  il  peut  s'exercer  dans  la  maison;    il  tient  suf- 
15  fisamment  le  corps  en  haleine;   il  exige  dans  l'ouvrier  de  l'a- 
dresse et  de  l'industrie;    et,  dans  la  forme  des  ouvrages  que 
l'utilité    détermine,    l'élégance    et    le    goût    ne    sont    pas 
exclus. 

Que  si  par  hasard  le  génie  de  votre  élève  était  décidément 
20  tourné  vers  les  sciences  spéculatives,  alors  je  ne  blâmerais 
pas  qu'on  lui  donnât  un  métier  conforme  à  ses  inclinations; 
qu'il  apprît,  par  exemple,  à  faire  des  instruments  de  mathé- 
matiques, des  lunettes,  des  télescopes,  etc. 

Le  Quatrième  Age  (Du  Sentiment) 

(De  quinze  ou  seize  ans  à  vingt  ans) 

Emile  étant  devenu  sain  et  vigoureux  physiquement  (2me  âge), 
25  et  «  réunissant  l'usage  de  ses  membres  à  celui  de  ses  facultés  .  .  . 
un  être  agissant  et  pensant  »  (3me  âge),  «  il  ne  reste  plus  que  de 
faire  de  lui,  pour  achever  l'homme,  un  être  aimant  et  sensible.» 
Jusqu'ici  Emile  n'a  de  vertu  que  «  ce  qui  se  rapporte  à  lui-même  », 
mais  entrant  dans  l'âge  de  l'adolescence,  il  cesse  d'être  un  enfant . 
30  «  C'est  ici  la  seconde  naissance  .  .  .  C'est  ici  que  l'homme  naît 
véritablement  à  la  vie  et  que  rien  d'humain  ne  lui  est  étranger.» 


EMILE 

Une  faculté  nouvelle  va  alors  se  développer, 
fois  le  domaine  moral  et  religieux,  le  sentiment.1 

qui 

embrasse 

269 

à  la 

L'Étude  de  l'Histoire 

Les  passions  naissantes  étant  dangereuses,  et  la  société  étant 
corrompue:  «Il  importe — dit  Rousseau  —  de  prendre  une  route 
opposée  à  celle  que  nous  avons  suivie  jusqu'à  présent,  et  d'instruire  5 
plutôt  le  jeune  homme  par  l'expérience  d'autrui  que  par  la 
sienne.»  Ce  sera  le  moment  pour  Emile  d'étudier  l'histoire,  qui  fera 
connaître  les  mobiles  qui  font  agir  les  hommes  et  les  sociétés. 

Malheureusement  cette  étude  a  ses  dangers,  ses  incon- 
vénients de  plus  d'une  espèce.  Il  est  difficile  de  se  mettre  10 
dans  un  point  de  vue  d'où  l'on  puisse  juger  ses  semblables 
avec  équité.  Un  des  grands  vices  de  l'histoire  est  qu'elle 
peint  beaucoup  plus  les  hommes  par  leurs  mauvais  côtés 
que  par  les  bons:  comme  elle  n'est  intéressante  que  par  les 
révolutions,  les  catastrophes,  tant  qu'un  peuple  croît  et  15 
prospère  dans  le  calme  d'un  paisible  gouvernement  elle  n'en 
dit  rien;  elle  ne  commence  à  en  parler  que  quand,  ne  pouvant 
plus  se  suffire  à  lui-même,  il  prend  part  aux  affaires  de  ses 
voisins,  ou  les  laisse  prendre  part  aux  siennes:  elle  ne  l'il- 
lustre que  quand  il  est  déjà  sur  son  déclin:  toutes  nos  his-  20 
toires  commencent  où  elles  devraient  finir.  Nous  avons  fort 
exactement  celle  des  peuples  qui  se  détruisent;  ce  qui  nous 
manque  est  celle  des  peuples  qui  se  multiplient;  ils  sont  assez 
heureux  et  assez  sages  pour  qu'elle  n'ait  rien  à  dire  d'eux: 
et  en  effet,  nous  voyons,  même  de  nos  jours,  que  les  gouverne-  25 
ments  qui  se  conduisent  le  mieux  sont  ceux  dont  on  parle  le 
moins.  Nous  ne  savons  donc  que  le  mal,  à  peine  le  bien  fait-il 
époque.  Il  n'y  a  que  les  méchants  de  célèbres,  les  bons  sont 
oubliés  ou  tournés  en  ridicule;  et  voilà  comment  l'histoire, 
ainsi  que  la  philosophie,  calomnie  sans  cesse  le  genre  humain.  $a 

1  Le  sentiment  esthétique  n!est  pas  étudié  spécialement  par  Rous- 
seau, comme  avant  lui,  par  Platon,  et  après  lui  par  maint  philosophe  du 
XIXme  siècle. 


270  vu    ET  ai 

I  )c  plu  .  il    «m  1 .1  i  t  bien  que  !« 
ne  soient  la  peintun  tek  qti 

arrivés:    ils  changent  de  (orme  dam  la  tête  de  l'historien; 
il-  se  moulmt  sur  ses  intérêts;   il-  prennent  la  teinte  ai 
5  préjugés.    Qui  est-ce  qui  sait  met:  oent  le  lecteur 

au  lieu  de  la  scène  pour  voir  un  événement  tel  qu'il 
passé?    L'ignorance  ou   la   partialité  déguise   tout. 

altérer  même  un  trait  historique,  en  étendant  ou  re-errant 
des  circonstances  qui  s'y  rapportent,  que  de  faces  diffén 

10  on  peut  lui  donner!     Mettez  un  même  objet  à  di  nnts 

de  vue,  à  peine  paraîtra-t-il  le  même,  et  pourtant  rien  n'aura 
changé  que  l'œil  du  spectateur.  Suffit-il.  pour  l'honneur 
de  la  vérité,  de  me  dire  un  fait  véritable  en  me  le  faisant  voir 
tout  autrement  qu'il  n'est  arrivé?     Combien  de  fois  un  arbre 

15  de  plus  ou  de  moins,  un  rocher  à  droite  ou  à  gauche,  un 
tourbillon  de  poussière  élevé  par  le  vent,  ont  décidé  de 
l'événement  d'un  combat  sans  que  personne  s'en  soit  aperçu  ! 
Cela  empêche-t-il  que  l'historien  ne  vous  dise  la  cause  de  la 
défaite  ou  de  la  victoire  avec  autant  d'assurance  que  s'il 

20  eût  été  partout?  Or,  que  m'importent  les  faits  en  eux- 
même,  quand  la  raison  m'en  reste  inconnue?  et  quelles  leçons 
puis-je  tirer  d'un  événement  dont  j'ignore  la  vraie  cau>e? 
L'historien  m'en  donne  une,  mais  il  la  controuve;  et  la 
critique  elle-même,  dont  on  fait  tant  de  bruit,  n'est  qu'un 

25  art  de  conjecturer,  l'art  de  choisir  entre  plusieurs  mensonges 

celui  qui  ressemble  le  mieux  à  la  vérité 

Ajoutez  à  toutes  ces  réflexions  que  l'histoire  montre  bien 
plus  les  actions  que  les  hommes,  parce  qu'elle  ne  saisit  ceux-ci 
que  dans  certains  moments  choisis,  dans  leurs  vêtements 

30  de  parade;  elle  n'expose  que  l'homme  public  qui  s'est  ar- 
rangé pour  être  vu;  elle  ne  le  suit  point  dans  sa  maison,  dans 
son  cabinet,  dans  sa  famille,  au  milieu  de  ses  amis;  elle  ne  le 
peint  que  quand  il  représente;  c'est  plus  son  habit  que  sa 
personne  qu'elle  peint. 

35      J'aimerais  mieux  la  lecture  des  vies  particulières  pour 


EMILE  2  71 

commencer  l'étude  du  cœur  humain;  car  alors  l'homme  a 
beau  se  dérober,  l'historien  le  poursuit  partout;  il  ne  lui 
laisse  aucun  moment  de  relâche,  aucun  recoiu  pour  éviter 
l'œil  perçant  du  spectateur;  et  c'est  quand  l'un  croit  mieux 
se  cacher  que  l'autre  le  fait  mieux  connaître S 

Il  faut  encore  ici  recourir  aux  anciens,  par  les  raisons  que 
j'ai  déjà  dites;  et,  de  plus,  parce  que  tous  les  détails  familiers 
et  bas,  mais  vrais  et  caractéristiques,  étant  bannis  du  style 
moderne,  les  hommes  sont  aussi  parés  par  nos  auteurs  dans 
leurs  vies  privées  que  sur  la  scène  du  monde.  La  décence,  ic 
non  moins  sévère  dans  les  écrits  que  dans  les  actions,  ne 
permet  plus  de  dire  en  public  que  ce  qu'elle  permet  d'y  faire, 
et  comme  on  ne  peut  montrer  les  hommes  que  représentant 
toujours,  on  ne  les  connaît  pas  plus  dans  nos  livres  que  sur 
nos  théâtres.  On  aura  beau  faire  et  refaire  cent  fois  la  vie  15 
des  rois,  nous  n'aurons  plus  de  Suétone. 

Plutarque  excelle  par  ces  mêmes  détails  dans  lesquels 
nous  n'osons  plus  entrer.  Il  a  une  grâce  inimitable  à  peindre 
les  grands  hommes  dans  les  petites  choses;  il  est  si  heureux 
dans  le  choix  de  ses  traits,  que  souvent  un  mot,  un  sourire,  2c 
un  geste,  lui  suffit  pour  caractériser  son  héros.  Avec  un  mot 
plaisant,  Annibal 1  rassure  son  armée  effrayée,  et  la  fait 
marcher  en  riant  à  la  bataille  qui  lui  livra  l'Italie;  Agési- 
las,2  à  cheval  sur  un  bâton,  me  fait  aimer  le  vainqueur  du 

1  C'était  avant  la  bataille  de  Cannes,  l'an  216  avant  J.-  C.  Annibal  est 
monté  sur  une  colline  pour  observer  les  ennemis  qui  forment  leurs  rangs. 
«  Un  de  ceux  qui  l'accompagnent,  Giscon,  homme  de  son  rang,  lui  dit 
qu'il  est  étonné  du  nombre  des  ennemis.  Annibal,  fronçant  le  sourcil: 
Il  y  a  autre  chose,  Giscon,  qui  à  ton  insu,  est  plus  étonnante  encore.  — 
Laquelle  ?  dit  Giscon.  —  C'est,  dit  Annibal,  que  dans  tout  ce  monde  il  n'y 
ait  pas  un  homme  qui  se  nomme  Giscon.  Ce  bon  mot  inattendu  excite  un 
rire  général ...  A  cette  vue,  les  Carthaginois  se  sentent  pleins  de  con- 
fiance, persuadés  que  leur  général  devait  avoir  un  grand  et  souverain 
mépris  des  ennemis  pour  rire  de  la  sorte  et  plaisanter  en  face  du  péril.  » 
(Vie  de  Fabius  Maximus.) 

2  Agésilas  (445-361  av.  J.-  C),  roi  de  Sparte  pendant  41  ans,  avec  la 
réputation  du 'plus  grand  et  du  plus  puissant  des  Grecs'.  «Or,  Agésilas 


272  vu  1  1  ai 

grand  roi;   (         '  nt  un  p 

mi  -,  <!«'•<  èl  turbe  qui  disait  ne 

vouloir  qu'être  L'égal  de  Pompé  aie  une  m6- 

<!(•(  ine,  et  ne  dit  p  eu!  mot  ;  c'est  le  phi 

5  de  sa  vie;  Aristide1  écrit  Bon  propre  nom  but  u  tille  et 

aimait  beaucoup  ses  enfants!  et  L'en  nconte  que,  quand  11^»  étaient  tout 
petits,  il  partageait  leurs  jeux,  et  allait,  comme  eux,  à  cheval  sur  un 
bâton.  In  de  Bel  amil  l'ayant  trouvé  dam  celte  posture,  il  le  pria  de 
n'en  rien  dire  à  personne  avant  d'être  lui-même  devenu  père.  » 

d'Agés  Uns.) 

1  C'était  après  que  Marius  et   Sylla   l'étaient   disputé  le  pouvoir  à 
Rome,  et  à  la  veille  de  la  rivalité  de  Pompé  César.     Ce  dernier, 

encore   jeune,  nommé  propréteur  en    I  ;r  M   province. 

Passant  par  une  petite  ville  de  Barbares,  habitée  par  quelques  hommes 
en    haillons,  César  dit   d'un    ton   sérieux:   «Pour    ma    part   j'aim<  - 
mieux  être  le  premier  chez  ces  gens-là  que  le  second  à  Rome.  »     (Vie 
de  Jules  César.) 

2  «  Un  seul  [de  ses  médecins}  Philippe  d'Acarnanie,  voyant  tout 
désespéré  autour  de  lui  .  .  .  voulut  essayer,  pour  sa  guérison,  les  derniers 
remèdes  .  .  .  Dans  le  même  moment,  Parménion  [guerrier  d'Alexandre] 
lui  envoie  du  camp  une  lettre  où  il  l'engage  à  se  tenir  en  garde  contre 
Philippe,  qui,  séduit  par  les  riches  présents  de  Darius  et  par  la  main  de 
sa  fille,  a  promis  de  faire  mourir  Alexandre  ...  Au  temps  voulu,  Philippe, 
accompagné  des  amis  du  roi,  entre,  portant  le  breuvage  dans  une  coupe. 
Alexandre  lui  donne  la  lettre  et  prend  à  son  tour  le  breuvage  bravement 
et  sans  soupçon.  Ce  fut  un  spectacle  admirable  de  voir  l'un  lisant,  l'autre 
buvant,  et  se  regardant  tous  deux,  mais  avec  bien  de  la  différence  ...» 
(Vie  d'Alexandre.) 

3  Aristide  (253-183  av.  J.-C.)  surnommé  à  Athènes,  (le  Juste  >,  ce  qui 
lui  valut  l'envie  de  certains  compatriotes,  et  la  peine  de  l'ostracisme. 
«  Au  moment  où  l'on  écrivait  sur  les  coquilles,  on  dit  qu'un  paysan,  vrai 
rustre  et  ne  sachant  pas  écrire,  présenta  la  coquille  à  Aristide,  qu'il  prit 
pour  un  homme  du  commun,  et  le  pria  d'y  inscrire  le  nom  d'Aristide. 
Celui-ci,  tout  étonné,  lui  demande  si  Aristide  lui  a  fait  quelque  mal: 
Aucun,  répond-il;  je  ne  connais  point  cet  homme-là,  mais  je  suis  ennuyé 
de  V entendre  partout  appelé  le  Juste.  En  entendant  ces  mots,  Aristide 
ne  répond  rien,  inscrit  son  nom  sur  la  coquille  et  la  remet  au  paysan.  » 
(Vie  d'Aristide.) 


EMILE  273 

justifie  ainsi  son  surnom;  Philopœmène,1  le  manteau  bas, 
coupe  du  bois  dans  la  cuisine  de  son  hôte.  Voilà  le  véritable 
art  de  peindre.  La  physionomie  ne  se  montre  pas  dans  les 
grands  traits,  ni  le  caractère  dans  les  grandes  actions;  c'est 
dans  les  bagatelles  que  le  naturel  se  découvre.  Les  choses  5 
publiques  sont  ou  trop  communes  ou  trop  apprêtées,  et 
c'est  presque  uniquement  à  celles-ci  que  la  dignité  moderne 
permet  à  nos  auteurs  de  s'arrêter. 

Un  des  plus  grands  hommes  du  siècle  dernier  fut  incon- 
testablement M.  de  Turenne.  On  a  eu  le  courage  de  rendre  10 
sa  vie  intéressante  par  de  petits  détails  qui  le  font  connaître 
et  aimer;  mais  combien  s'est-on  vu  forcé  d'en  supprimer 
qui  l'auraient  fait  connaître  et  aimer  davantage?  Je  n'en 
citerai  qu'un,  que  je  tiens  de  bon  lieu,  et  que  Plutarque  n'eût 
eu  garde  d'omettre,  mais  que  Ramsay 2  n'eût  eu  garde  d'écrire  15 
quand  il  l'aurait  su. 

Un  jour  d'été,  qu'il  faisait  fort  chaud,  le  vicomte  de 
Turenne,  en  petite  veste  blanche  et  en  bonnet,  était  à  la 
fenêtre  dans  son  antichambre:  un  de  ses  gens  survient,  et, 
trompé  par  l'habillement,  le  prend  pour  un  aide  de  cuisine  2c 
avec  lequel  ce  domestique  était  familier.  Il  s'approche 
doucement  par  derrière,  et  d'une  main  qui  n'était  pas  légère 
lui  applique  un  grand  coup  sur  les  fesses.  L'homme  frappé 
se  retourne  à  l'instant.    Le  valet  voit  en  frémissant  le  visage 

1  Philopœmène  (253-183  av.  J.-  C.)  surnommé  (  le  dernier  des  Hellènes) , 
et  l'un  des  chefs  de  la  (  Ligue  des  Achéens)  pour  maintenir  l'unité  de  la 
Grèce,  était  indifférent  à  la  pompe  de  son  rang.  «  Un  jour,  une  femme 
venait  d'apprendre  que  le  chef  des  Achéens  allait  venir  chez  elle:  la  voilà 
toute  troublée,  préparant  le  dîner  perdant  l'absence  fortuite  de  son  mari. 
Sur  ce  point  Philopœmène  arrive,  vêtu  d'une  chlamyde  toute  simple; 
elle  le  prend  pour  un  des  valets  et  le  prie  de  lui  donner  un  coup  de  main. 
Philopœmène  aussitôt  jette  sa  chlamyde  et  fend  du  bois.  »  {Vie  de 
Philopœmène.) 

2  André  Michel  de  Ramsay,  né  en  Ecosse  (1686),  mort  à  Paris  (1743), 
avait  publié  en  1735,  en  français  et  en  anglais,  une  Histoire  de  Turenne, 
tn  2  vol.,  mais  qui  ne  fait  connaître  que  le  grand  général  et  non  l'homme 
doué  de  vertus  sociales. 


VU.     Il     «1 

de    "ii  maître.    Il  m  Jette  lu:    «  M  n 

seigneur,  j'ai  cru   que  c'était  George...      Et  quand 

George,  s'écrie  Turenne  en  se  frottant  le  derrière,  il  ne 
fallait  pas  frapper  H  fort.*     Voilà  donc  ce  que 
5  dire,  misérable?    Soyez  don   à  jai  naturel, 

entrailles;    trempez,  durcissez  vot  coeurs  de  fer  dam  votre 
vile  décence;    rendez-vous  méprisables  à  force  de  digi 

Mais  toi,  DOU  jeune  homme  qui  li-  <e  trait,  et   qui  -. 

attendrissement  toute  la  douceur  d'âme  qu'il  monta 

10  dans   le  premier   mouvement,   lis  aussi    le-   petitesses   d- 
^rand  homme,  dès  qu'il  était  question  de  sa  na  de 

son  nom.  Songe  que  c'est  le  même  Turenne  qui  affectait 
de  céder  partout  le  pas  à  son  neveu,  afin  qu'on  vit  bien  que 
cet  enfant  était  le  chef  d'une  maison  souveraine.  Rappn>  ne 
15  ces  contrastes,  aime  la  nature,  méprise  l'opinion,  et  connais 
l'homme. 

PROFESSION    DE   FOI   DU   VICAIRE   SAVOYARD 

Le  Credo  moral  et   religieux  auquel   Rousseau  est   arrivé  est 
contenu  dans  cet  important  traité,  qui  est  un  livre  en  lui-même. 
Rousseau  sait  bien  qu'il  heurte  toutes  les  opinions  quand  il 
20  refuse  de  parler  de  religion  à  Emile  avant  l'âge  de  15  ou  18  ans.1 
Il  s'explique  ainsi. 

I  Ce  problème  avait  été  discuté  par  Fénelon  dans  son  Traité  de  l'Édu- 
cation de  Filles  (1687);    voir  chapitre  VII. 

II  sera  intéressant  de  comparer  aux  idées  de  Rousseau  celles  de  Miche- 
let,  dans  son  livre  sur  La  Femme  (Iere  Partie,  Chap.41.  M.  croit  qu'il  faut 
mettre  une  croyance  religieuse  au  cœur  de  l'enfant,  mais  qu'on  écarte  la 
Bible.  Qu'on  lise  avec  l'enfant  les  chants  de  Védah,  «  hymnes  du  matin 
riant  »;  aussi  l'Iliade  et  l'Odyssée,  «  chants  de  nourrice»;  peut-être 
un  peu  du  naïf  Hérodote,  mais  la  Bible  est  seulement  pour  l'homme 
fait: 

«  C'est  le  soir,  c'est  dans  la  nuit,  que  semblent  avoir  été  écrits  la  plupart 
des  livres  bibliques.  Toutes  les  questions  terribles  qui  troublent  l'esprit 
humain  y  sont  posées  âprement,  avec  une  crudité  sauvage.  Le  divorce 
de  l'homme  avec  Dieu,  et  du  fils  avec  son  père,  le  redoutable  problème  de 
l'origine  du  mal,  toutes  ces  anxiétés  du  peuple  dernier-né  de  l'Asie,  je  me 


PROFESSION   DE   FOI  275 

Je  prévois  combien  de  lecteurs  seront  surpris  de  me  voir 
suivre  tout  le  premier  âge  de  mon  élève  sans  lui  parler  de 
religion.  A  quinze  ans,  il  ne  savait  s'il  avait  une  âme,  et 
peut-être  à  dix-huit  n'est-il  pas  encore  temps  qu'il  l'apprenne; 
car,  s'il  l'apprend  plus  tôt  qu'il  ne  faut,  il  court  risque  de  ne  5 
le  savoir  jamais. 

Si  j'avais  à  peindre  la  stupidité  fâcheuse,  je  peindrais  un 
pédant  enseignant  le  catéchisme  à  des  enfants;  si  je  voulais 
rendre  un  enfant  fou,  je  l'obligerais  d'expliquer  ce  qu'il  dit 
en  disant  son  catéchisme.  On  m'objectera  que  la  plupart  10 
des  dogmes  du  christianisme  étant  des  mystères,  attendre 
que  l'esprit  humain  soit  capable  de  les  concevoir,  ce  n'est 
pas  attendre  que  l'enfant  soit  homme,  c'est  attendre  que 
l'homme  ne  soit  plus.  A  cela  je  réponds  premièrement  qu'il 
y  a  des  mystères  qu'il  est  non-seulement  impossible  à  l'homme  15 
de  concevoir,  mais  de  croire,  et  que  je  ne  vois  pas  ce  qu'on 
gagne  à  les  enseigner  aux  enfants,  si  ce  n'est  de  leur  apprendre 
à  mentir  de  bonne  heure.  Je  dis  de  plus  que,  pour  admettre 
les  mystères,  il  faut  comprendre  au  moins  qu'ils  sont  incom- 
préhensibles; et  les  enfants  ne  sont  pas  même  capables  de  20 
cette  conception-là.  Pour  l'âge  où  tout  est  mystère,  il  n'y 
a  point  de  mystères  proprement  dits. 

77  faut  croire  en  Dieu   pour  être  sauvé.      Ce  dogme  mal 
entendu  est  le  principe  de  la  sanguinaire  intolérance,  et  la 
cause  de  toutes  ces  vaines  instructions  qui  portent  le  coup  25 
mortel  à  la  raison  humaine  en  l'accoutumant  à  se  payer  de 


garderai  d'en  troubler  trop  tôt  un  jeune  cœur.  Que  serait-ce,  Grand 
Dieu  !  de  lui  lire  les  rugissements  que  David  poussait  dans  l'ombre,  en 
battant  son  cœur  déchiré  des  souvenirs  du  meurtre  d'Urie? 

Le  vin  fort  est  pour  les  hommes  et  le  lait  pour  les  enfants.  Je  suis 
vieux  et  ne  vaux  guère.  Ce  livre  [la  Bible]  me  va.  L'homme  y  tombe, 
se  relève,  et  c'est  pour  tomber  encore.  Que  de  chutes!  Comment 
ferais-je  pour  expliquer  tout  cela  à  ma  chère  innocente  ?  Puisse-t-elle 
ignorer  longtemps  le  combat  de  Vhomo  duplex  !  Ce  n'est  pas  que  ce  livre-ci 
ait  l'énervante  mollesse  des  mystiques  du  moyen  âge.  Mais  il  est  trop 
orageux,  il  est  trouble,  il  est  inquiet.  )) 


2JÔ  mi    i  i    81 

mot  i.    San    doute  il  n'y  a  pai  un  d 
mériter  le  udul  éternel;   mi  pour  L'obtenir,  il  suffit  de 

répéter  certaines  paroles,  je  ne  voit  pai  ce  qui  ri-' 
de  peupler  Le  ciel  de  sansonnets  el  di  Lieu 

5  que  d'enfants. 

L'obligal  ion  de  i  roire  en  suppose  la  possibilité.  Le  philoso- 
phe qui  ne  croit  pas  a  tort,  parce  qu'il  use  mal  de  la  raison 
qu'il  ;i  cultiver,  el  qu'il  est  en  état  d'entendn  élites 

qu'il  rejette.     Mais  L'enfant  qui  professe  la  religion  chrétienne, 

10  que  croit-il?  ce  qu'il  conçoit,  et  il  conçoit  si  peu  ce  qu'on  lui 
fait  dire,  que  si  vous  lui  dites  Le  contraire  il  L'adoptera  tout 
aussi  volontiers.  La  foi  des  enfants  et  de  beaucoup  d'hommes 
est  une  affaire'  de  géographie.     Seront-i'  d'être 

nés  à  Rome  plutôt  qu'à  la  Mecque?    On  dit  à  l'un  que  Maho- 

15  met  est  le  prophète  de  Dieu,  et  il  dit  que  Mahomet  est  le 
prophète  de  Dieu;    on  dit  à  l'autre  que  Mahomet  est  un 
fourbe,  et  il  dit  que  Mahomet  est  un  fourbe.     Chacun  1 
deux  eût  affirmé  ce  qu'affirme  l'autre,  s'ils  se  fussent  trou 
transposés.     Peut-on  partir  de  deux  disposition^  si  semblables 

20  pour  envoyer  l'un  en  paradis  et  l'autre  en  enfer?  Quand 
un  enfant  dit  qu'il  croit  en  Dieu,  ce  n'est  pas  en  Dieu  qu'il 
croit,  c'est  à  Pierre  ou  à  Jacques,  qui  lui  disent  qu'il  y  a 
quelque  chose  qu'on  appelle  Dieu;  et  il  le  croit  à  la  manière 
d'Euripide: 

Ô  Jupiter  !   car  de  toi  rien  sinon 

Je  ne  connais  seulement  que  le  nom.1 

25  Rousseau  met  ses  idées  dans  la  bouche  d'un  Vicaire  savoyard  2 
qui  avait  trouvé  la  paix  intérieure  en  accomplissant  les  rites  du 
culte  catholique  quand  même  certains  dogmes  lui  paraissaient 
difficiles   à   accepter,    et    qui    considérait    comme   fondamentaux 

1  Plutarque,  Traité  de  l'Amour,  trad.  d'Amyot.  C'est  ainsi  que 
commençait  d'abord  la  tragédie  de  Mésalippe;  mais  les  clameurs  du 
peuple  d'Athènes  forcèrent  Euripide  à  changer  ce  commencement. 

2  II  dit  dans  les  Confessions  qu'il  a  combiné  pour  composer  cette  figure, 
des  traits  de  l'abbé  Gaime,  de  Turin,  et  de  l'abbé  Gâtier,  du  Séminaire 
d'Annecy.     (Voir  1°  Partie  de  ce  livre.) 


PROFESSION   DE   FOI  277 

en  religion  seulement  les  dogmes  révélés  naturellement  par  la 
«  lumière  intérieure  »  qui  est  en  tout  homme;  d'où  le  nom  de 
<  Religion  Naturelle  >  :  l  «  Au  lieu  de  vous  dire  de  mon  chef  ce 
que  je  pense,  je  vous  dirai  ce  que  pensait  un  homme  qui  valait 
mieux  que  moi.  Je  garantis  la  vérité  des  faits  qui  vont  être  rap-  5 
portés;  ils  sont  réellement  arrivés  à  l'auteur  du  papier  que  je 
vais  transcrire:  C'est  à  vous  de  voir  si  l'on  peut  en  tirer  des 
réflexions  utiles  sur  le  sujet  dont  il  s'agit.  Je  ne  vous  propose 
point  le  sentiment  d'un  autre  ou  le  mien  pour  règle;  je  vous 
l'offre  à  examiner.»  Cette  précaution  ne  servit  à  rien,  et  sa  10 
doctrine  valut  à  Rousseau  d'intolérables  persécutions. 

On  était  en  été;  nous  nous  levâmes  à  la  pointe  du  jour. 
Il  me  mena  hors  de  la  ville,  sur  une  haute  colline,  au-dessous 
de  laquelle  passait  le  Pô,  dont  on  voyait  le  cours  à  travers 
les  fertiles  rives  qu'il  baigne;  dans  l'éloignement,  l'immense  15 
chaîne  des  Alpes  couronnait  le  paysage;  les  rayons  du  soleil 
levant  rasaient  déjà  les  plaines  et,  projetant  sur  les  champs 
par  longues  ombres  les  arbres,  les  coteaux,  les  maisons,  en- 
richissaient de  mille  accidents  de  lumière  le  plus  beau  tableau 
dont  l'œil  humain  puisse  être  frappé.  On  eût  dit  que  la  20 
nature  étalait  à  nos  yeux  toute  sa  magnificence  pour  en  of- 
frir le  texte  à  nos  entretiens.  Ce  fut  là  qu'après  avoir  quelque 
temps  contemplé  ces  objets  en  silence,  l'homme  de  paix  me 
parla  ainsi: 

Mon  enfant,  n'attendez  de  moi  ni  des  discours  savants  ni  25 
de  profonds  raisonnements.  Je  ne  suis  pas  un  grand  philoso- 
phe, et  je  me  soucie  peu  de  l'être.  Mais  j'ai  quelquefois 
du  bon  sens,  et  j'aime  toujours  la  vérité.  Je  ne  veux  pas 
argumenter  avec  vous,  ni  même  tenter  de  vous  convaincre; 
il  me  suffit  de  vous  exposer  ce  que  je  pense  dans  la  simplicité  3a 
de  mon  cœur.     Consultez  le  vôtre  durant  mon  discours; 

1  Le  terme  de  (  Religion  Naturelle  )  se  rencontre  d'abord  dans  les 
écrits  de  Jean  Bodin.  La  conclusion  de  son  livre,  De  Republica,  écrit  en 
1588,  est  celle-ci:  «  N'est-il  pas  avantageux  d'embrasser  la  plus  humble, 
la  plus  ancienne,  et  la  plus  vraie  des  religions,  la  religion  naturelle  (naturae 
religionem)?  »  (Cité,  Ducros,  Les  Encyclopédistes,  p.  39.) 


278  VII.    I    I     <) 

l  tout  ce  que  je  voua  demande,    si  je  me  b 
de  bonne  foi;  cela  suffit  pour  q  erreur  1  pas 

imputée  à  crime:  quand  voua  voua  tromperiez  de  1 

y  aurait   peu  de  mal  à  *  «  la.      Si  je  penaC  bien,  la  rai 

esl  commune,  el  nous  avons  le  même  intérêt  à  l'écouter: 
pourquoi  ne  penaeriez-vous  pas  comme  moi? 

Je  suis  né  pauvre  et  pa;  par  mon  él         1  ul- 

tiver  la  terre;  mais  on  crut  plus  beau  que  j'appri  igner 

mon  pain  dans  le  métier  de  prêtre,  h  l'on  trouva  le 

10  de  me  faire  étudier.  Assurément,  ni  me-  parents  ni  moi  ne 
songions  guère  à  chercher  en  cela  ce  qui  était  bon,  véritable, 
utile,  mais  ce  qu'il  fallait  savoir  pour  être  ordonné.  J'ap- 
pris ce  qu'on  voulait  que  j'apprisse,  je  dis  ce  qu'on  voulait 
que  je  disse,  je  m'engageai  comme  on  voulut,  et  je  fus  fait 

15  prêtre.  Mais  je  ne  tardai  pas  à  sentir  qu'en  m'obligeant  de 
n'être  pas  homme,  j'avais  promis  plus  que  je  ne  pouvais 
tenir. 

La  voix  de  la  nature  parle  plus  fort  en  l'abbé  que  la  voix  de  la 
société  civilisée  —  il  viole  le  vœu  de  chasteté  du  prêtre.     Écouter 

20  la  voix  de  la  nature  —  quand  même  celle-ci  peut  être  toujours 
bonne  en  soi  —  n'est  pas  dans  la  société,  toujours  opportun  ou 
permissible;  et  la  punition  infligée  au  prêtre  par  l'Église  au  nom 
de  la  société,  lui  fait  douter  de  la  sagesse  des  représentants  de  la 
Divinité  sur  la  terre;    mais  sa  foi  étant  ébranlée,  où  trouvera-t-il 

25  une  vérité  qui  lui  donne  la  paix  de  l'esprit? 

La  Lumière  Intérieure 

J'étais  dans  ces  dispositions  d'incertitude  et  de  doute 
que  Descartes  exige  pour  la  recherche  de  la  vérité.  Cet 
état  est  peu  fait  pour  durer,  il  est  inquiétant  et  pénible,  il 
n'y  a  que  l'intérêt  du  vice  ou  la  paresse  de  lame  qui  nous  y 
30  laisse.  Je  n'avais  point  le  cœur  assez  corrompu  pour  m'y 
plaire;  et  rien  ne  conserve  mieux  l'habitude  de  réfléchir 
que  d'être  plus  content  de  soi  que  de  sa  fortune. 

Je  méditais  donc  sur  le  triste  sort  des  mortels  flottants 


PROFESSION   DE  FOI  279 

sur  cette  mer  des  opinions  humaines,  sans  gouvernail,  sans 
boussole,  et  livrés  à  leurs  passions  orageuses,  sans  autre 
guide  qu'un  pilote  inexpérimenté  qui  méconnaît  sa  route,  et 
qui  ne  sait  ni  d'où  il  vient  ni  où  il  va.  Je  me  disais:  J'aime 
la  vérité,  je  la  cherche,  et  ne  puis  la  reconnaître;  qu'on  me  5 
la  montre,  et  j'y  demeure  attaché:  pourquoi  faut-il  qu'elle  se 
dérobe  à  l'empressement  d'un  cœur  fait  pour  l'adorer  ! .  .  .  . 

Je  consultai  les  philosophes,  je  feuilletai  leurs  livres, 
j'examinai  leurs  diverses  opinions:  je  les  trouvai  tous  fiers, 
affirmatifs,  dogmatiques,  même  dans  leur  scepticisme  pré-  ic 
tendu,  n'ignorant  rien,  ne  prouvant  rien,  se  moquant  les  uns 
des  autres;  et  ce  point  commun  à  tous  me  parut  le  seul  sur 
lequel  ils  ont  tous  raison.  Triomphants  quand  ils  atta- 
quent, ils  sont  sans  vigueur  en  se  défendant.  Si  vous  pesez 
les  raisons,  ils  n'en  ont  que  pour  détruire;  si  vous  comptez  15 
les  voix,  chacun  est  réduit  à  la  sienne;  ils  ne  s'accordent 
que  pour  disputer:  les  écouter  n'était  pas  le  moyen  de  sortir 
de  mon  incertitude. 

Je  conçus  que  l'insuffisance  de  l'esprit  humain  est  la  pre- 
mière cause  de  cette  prodigieuse  diversité  de  sentiments,  et  20 
que  l'orgueil  est  la  seconde.  Nous  n'avons  point  la  mesure 
de  cette  machine  immense,  nous  n'en  pouvons  calculer  les 
rapports;  nous  n'en  connaissons  ni  les  premières  lois  ni  la 
cause  finale;  nous  nous  ignorons  nous-mêmes;  nous  ne  con- 
naissons ni  notre  nature  ni  notre  principe  actif;  à  peine  25 
savons-nous  si  l'homme  est  un  être  simple  ou  composé;  des 
mystères  impénétrables  nous  environnent  de  toutes  parts; 
ils  sont  au-dessus  de  la  région  sensible; l  pour  les  percer,  nous 
croyons  avoir  de  l'intelligence,  et  nous  n'avons  que  de  l'ima- 
gination. Chacun  se  fraye,  à  travers  ce  monde  imaginaire,  30 
une  route  qu'il  croit  la  bonne  ;  nul  ne  peut  savoir  si  la  sienne 
mène  au  but.  Cependant  nous  voulons  tout  pénétrer,  tout 
connaître.  La  seule  chose  que  nous  ne  savons  point  est  d'ig- 
norer ce  que  nous  ne  pouvons  savoir.     Nous  aimons  mieux 

1  Région  des  choses  perçues  par  les  sens 


-.0  VI!.    I    I     <1 

nous  déterminer  au  ha  ard,  et  <  n  que 

d'avouer  qu'au  un  di  Petite 

partir  d'un  grand  tout  dont  les  bon* 
que  son  auteur  li\  re  à  nos  folles  dispul 
«5  vains  pour  vouloir  déN  ider  ce  qu  tout  en  lui-même,  et 

[ue  nous  sommes  par  rapport  à  lui. 

Rousseau  vise  dans  h  suivant  dément 

les  phi  !  du  XVI 11  *    siècle  i. 

leur  lutte  contre  1<  ,ui  entretenaient  la  SUp 

io  chez  Les  peuples  en  sorte  de  Les  mieux  dominer,  choquaient 
esprits   réfléchis   comme   Rousseau,   par    L'insolent   dogmatisme 

atifique  —le  sensualisme  —  qu'ils  ient  aux  dog 

clésiastiques.    Quand  Rousseau  attaqua  L'insuffisance  des  théo- 
ries matérialistes    de    ces    philosophes,   ceux-ci    l'accusèrent    de 

15  trahir  leur  cause,  car  un  jour  ils  avaient  cru  Rousseau  avec  eux. 
Rousseau  faisait  donc  face  à  la  fois  aux  deux  grands  groupes 
d'adversaires  qui  divisaient  les  esprits  au  X\'IIIme  siècle,  les 
prêtres  trahissant  la  religion,  et  les  philosopties  prétendant  sotte- 
ment réduire  la  vérité  au  niveau  de  leur  intelligence.     Seul  le 

20  vigoureux  génie  dialectique  de  Rousseau  le  sauva  de  l'écrasement 
entre  ces  deux  redoutables  puissances  de  son  temps. 

Quand  les  philosophes  seraient  en  état  de  découvrir  \z 
vérité,  qui  d'entre  eux  prendrait  intérêt  à  elle?  Chacun 
sait  bien  que  son  système  n'est  pas  mieux  fondé  que  les  autres; 

25  mais  il  le  soutient  parce  qu'il  est  à  lui.  Il  n'y  en  a  pas  un  seul 
qui,  venant  à  connaître  le  vrai  et  le  faux,  ne  préférât  le  men- 
songe qu'il  a  trouvé  à  la  vérité  découverte  par  un  autre. 
Où  est  le  philosophe  qui,  pour  sa  gloire,  ne  tromperait  pas 
volontiers  le  genre  humain?     Où  est  celui  qui,  dans  le  secret 

30  de  son  cœur,  se  propose  un  autre  objet  que  de  se  distinguer? 
Pourvu  qu'il  s'élève  au-dessus  du  vulgaire,  pourvu  qu'il  ef- 
face l'éclat  de  ses  concurrents,  que  demande-t-il  de  plus? 
L'essentiel  est  de  penser  autrement  que  les  autres.  Chez 
les  croyants  il  est  athée,  chez  les  athées  il  serait  croyant. 

35  Le  premier  fruit  que  je  tirai  de  ces  réflexions  fut  d'apprendre 
à  borner  mes  recherches  à  ce  qui  m'intéressait  iinrnédiate- 


PROFESSION  DE  FOI  2 Si 

ment,  à  me  reposer  dans  une  profonde  ignorance  sur  tout  le 
reste,  et  à  ne  m'inquiéter,  jusqu'au  doute,  que  des  choses  qu'il 
m'importait  de  savoir. 

Je  compris  encore  que,  loin  de  me  délivrer  de  mes  doutes 
inutiles,  les  philosophes  ne  feraient  que  multiplier  ceux  qui  5 
me  tourmentaient,  et  n'en  résoudraient  aucun.  Je  pris  donc 
un  autre  guide,  et  je  me  dis:  Consultons  la  lumière  intérieure, 
elle  m'égarera  moins  qu'ils  ne  m'égarent,  ou  du  moins,  mon 
erreur  sera  la  mienne,  et  je  me  dépraverai  moins  en 
suivant  mes  propres  illusions  qu'en  me  livrant  à  leurs  10 
mensonges. 

$  Alors,  repassant  dans  mon  esprit  les  diverses  opinions  qui 
m'avaient  tour  à  tour  entraîné  depuis  ma  naissance,  je  vis 
que,  bien  qu'aucune  d'elles  ne  fût  assez  évidente  pour  pro- 
duire immédiatement  la  conviction,  elles  avaient  divers  15 
degrés  de  vraisemblance,  et  que  l'assentiment  intérieur  s'y 
prêtait  ou  s'y  refusait  à  différentes  mesures.  Sur  cette 
première  observation,  comparant  entre  elles  toutes  ces  dif- 
férentes idées  dans  le  silence  des  préjugés,  je  trouvai  que  la 
première  et  la  plus  commune  était  aussi  la  plus  simple  et  la  20 
plus  raisonnable,  et  qu'il  ne  lui  manquait,  pour  réunir  tous 
les  suffrages,  que  d'avoir  été  proposée  la  dernière.  Ima- 
ginez tous  vos  philosophes  anciens  et  modernes  ayant, 
d'abord  épuisé  leurs  bizarres  systèmes  de  forces,  de  chances, 
de  fatalité,  de  nécessité,  d'atomes,  de  monde  animé,  de  ma-  25 
tière  vivante,  de  matérialisme  de  toute  espèce,  et,  après 
eux  tous,  l'illustre  Clarke  l  éclairant  le  monde,  annonçant 
enfin  l'Être  des  êtres  et  le  dispensateur  des  choses:  avec 
quelle  universelle  admiration,  avec  quel  applaudissement 
unanime,  n'eût  point  été  reçu  ce  nouveau  système,  si  grand,  30 
si  consolant,  si  sublime,  si  propre  à  élever  l'âme,  à  donner  une 
base  à  la  vertu,  et  en  même  temps  si  frappant,  si  lumineux, 
si  simple,  et,  ce  me  semble,  offrant  moins  de  choses  incom- 
préhensibles à  l'esprit  humain  qu'il  n'en  trouve  d'absurdes 

1  Célèbre  théologien  anglais,  mort  en  1729. 


vu   i  i  m 

en   tout  au!  ic    ;,  tème  '    Je  i  i  fojei  tkmi  in- 

solubles  Boni  (omnium  .  parce  que  l'esprit  de  1  ) 

est  trop  borné  pour  l<  idre;  elles  ne  promeut  dom  oontre 

aucun    par    préférence:    mais    quelle    différence   entn 
5  épreuves  directes?  celui-là  seul  qui  explique  tout   oc  doit-il 
pas  être  préféré  quand  il  n'a  pas  plus  de  difficulté  que  . 

autre 

Un  Premier  Principe  de  Volonté 

Portant  donc  en  moi  L'amour  de  la  vérité  pour  toute  philo 

phe,  et  pour  toute  méthode  une  règle  facile  et  simple  qui  me 

io  dispense  de  la  vaine  subtilité  des  arguments,  je  reprend-  -ur 
cette  règle  l'examen  des  connaissances  qui  m'intéressent, 
résolu  d'admettre  pour  évidentes  toutes  celles  auxquelles, 
dans  la  sincérité  de  mon  cœur,  je  ne  pourrai  refuser  mon 
consentement,  pour  vraies  toutes  celles  qui  me  paraîtront 

15  avoir  une  raison  nécessaire  avec  ces  premières,  et  de  laisser 
toutes  les  autres  dans  l'incertitude,  sans  les  rejeter  ni  les 
admettre,  et  sans  me  tourmenter  à  les  éclaircir  quand  elles 
ne  mènent  à  rien  d'utile  pour  la  pratique. 

Mais  qui  suis-je?  quel  droit  ai-je  de  juger  les  choses?  et 

20  qu'est-ce  qui  détermine  mes  jugements?  S'ils  sont  entraînés, 
forcés  par  les  impressions  que  je  reçois,  je  me  fatigue  en  vain 
à  ces  recherches;  elles  ne  se  feront  point,  ou  se  feront  d'elles- 
mêmes  sans  que  je  me  mêle  de  les  diriger.  Il  faut  donc 
tourner  d'abord  mes  regards  sur  moi  pour  connaître  l'instru- 

25  ment  dont  je  veux  me  servir,  et  jusqu'à  quel  point  je  puis 
me  fier  à  son  usage. 

J'existe,  et  j'ai  des  sens  par  lesquels  je  suis  affecté.  Voilà 
la  première  vérité  qui  me  frappe  et  à  laquelle  je  suis  forcé 
d'acquiescer.     Ai-je  un  sentiment  propre  de  mon  existence, 

30  ou  ne  la  sens-je  que  par  mes  sensations?  Voilà  mon  premier 
doute,  qu'il  m'est,  quant  à  présent,  impossible  de  résoudre. 
Car,  étant  continuellement  affecté  de  sensations,  ou  im- 
médiatement, ou  par  la  mémoire,  comment  puis-je  savoir 


PROFESSION  DE  FOI  283 

si  le  sentiment  du  moi  est  quelque  chose  hors  de  ces  mêmes 
sensations,  et  s'il  peut  être  indépendant  d'elles? 

Apercevoir,  c'est  sentir;    comparer,  c'est  juger;    juger  et 
sentir  ne  sont  pas  la  même  chose.     Par  la  sensation  les  objets 
s'offrent  à  moi  séparés,  isolés,  tels  qu'ils  sont  dans  la  nature;    5 
par  la  comparaison  je  les  remue,  je  les  transporte  pour  ainsi 
dire,  je  les  pose  l'un  sur  l'autre  pour  prononcer  sur  leur  dif- 
férence ou  sur  leur  similitude,  et  généralement  sur  tous  leurs 
rapports.     Selon  moi,  la  faculté  distinctive  de  l'être  actif 
ou  intelligent  est  de  pouvoir  donner  un  sens  à  ce  mot  est.  10 
Je  cherche  en  vain  dans  l'être  purement  sensitif  cette  force 
intelligente  qui  superpose  et  puis  qui  prononce;    je  ne  la 
saurais  voir  dans  sa  nature.     Cet  être  passif  sentira  chaque 
objet  séparément,  ou  même  il  sentira  l'objet  total  formé  des 
deux;    mais,  n'ayant  aucune  force  pour  les  replier  l'un  sur  15 
l'autre,  il  ne  les  comparera  jamais,  il  ne  les  jugera  point 

Je  ne  suis  donc  pas  simplement  un  être  sensitif  et  passif, 
mais  un  être  actif  et  intelligent,  et,  quoi  qu'en  dise  la  philoso- 
phie, j'oserai  prétendre  à  l'honneur  de  penser.  Je  sais  seule- 
ment que  la  vérité  est  dans  les  choses  et  non  pas  dans  mon  20 
esprit  qui  les  juge,  et  que,  moins  je  mets  du  mien  dans  les  juge- 
ments que  j'en  porte,  plus  je  suis  sûr  d'approcher  de  la  vérité; 
ainsi  ma  règle  de  me  livrer  au  sentiment  plus  qu'à  la  raison 
est  confirmée  par  la  raison  même. 

M'étant,  pour  ainsi  dire,  assuré  de  moi-même,  je  commence  25 
à  regarder  hors  de  moi  et  je  me  considère,  avec  une  sorte  de 
frémissement,  jeté,  perdu  dans  ce  vaste  univers,  et  comme 
noyé  dans  l'immensité  des  êtres,  sans  rien  savoir  de  ce  qu'ils 
sont,  ni  entre  eux,  ni  par  rapport  à  moi.  Je  les  étudie,  je 
les  observe,  et,  le  premier  objet  qui  se  présente  à  moi  pour  30 
les  comparer,  c'est  moi-même. 

Tout  ce  que  j'aperçois  par  les  sens  est  matière  ...  Je  la 
vois  tantôt  en  mouvement  et  tantôt  en  repos,  d'où  j'infère 
que  ni  le  repos  ni  le  mouvement  ne  lui  sont  essentiels;  mais 


2$4  \  Il     !   1    <• 

le  mouvement,  «'tant  une  action,  est  Ve&ei  <\  dont 

le  r<  ;  m  ■  que  l  ... 

J'aperçois  dans  les  <  orpa  d  de  m  -n-, 

savoir:  mouvemenl  communiqué  et  mouvemenl  ipontai 
5  volontaire.     Dans   le  premier,  I  motrice  ran- 

gère  au  corps  mû,  et  dans  L  belle  est  en  Lui-mémi 

Vous  me  demanderez  encore  comment  je  sais  don<  qu'il  y 
a  des  mouvements  spontanés;   je  vous  'lirai  que  je 
pane  que  je  le  sens.    J<  mouvoir  mon  bn  je  le 

io  meus,  sans  que  ce  mouvement  ait  d'autre  cause  immédiate 
que  ma  volonté.    C'est  en  vain  qu'on  voudrait   rai 
pour  détruire  en  moi  ce  sentiment,  il  est  plus  fort  que  toute- 
évidence;  autant  vaudrait  me  prouver  que  je  n'exige  pas 

Cependant  cet  univers  visible  est  matière,  matière  épa 

iS  et  morte,1  qui  n'a  rien  dans  son  tout  de  l'union,  de  l'organisa- 
tion, du  sentiment  commun  des  parties  d'un  corps  animé 
puisqu'il  est  certain  que  nous  qui  sommes  parties  ne  no 
sentons  nullement  dans  le  tout.     Ce  même  univers  est   en 
mouvement,    et,    dans   ses   mouvements   réglés,    uniforn. 

20  assujétis  à  des  lois  constantes,  il  n'a  rien  de  cette  liberté 
qui  paraît  dans  les  mouvements  spontanés  de  l'homme  et  fie- 
animaux.  Le  monde  n'est  donc  pas  un  grand  animal  qui  se 
meuve  de  lui-même,  il  y  a  donc  de  ses  mouvements  quelque 
cause  étrangère  à  lui,  laquelle  je  n'aperçois  pas;  mais  la  per- 

25  suasion  intérieure  me  rend  cette  cause  tellement  sensible  que 
je  ne  puis  voir  rouler  le  soleil  sans  imaginer  une  force  qui  le 
pousse,  ou  que,  si  la  terre  tourne,  je  crois  sentir  une  main  qui 
la  fait  tourner. 

S'il  faut  admettre  des  lois  générales  dont  je  n'aperçois 

30  point  les  rapports  essentiels  avec  la  matière,  de  quoi  serai-;e 

1  J'ai  fait  tous  mes  efforts  pour  concevoir  une  molécule  vi vante,  sans 
pouvoir  en  venir  à  bout.  L'idée  de  la  matière  sentant  sans  avoir  des  sens 
me  paraît  inintelligible  et  contradictoire.  Pour  adopter  ou  rejeter  cette 
idée,  il  faudrait  commencer  par  la  comprendre,  et  j'avoue  que  je  n'ai  pas 
ce  bonheur-là.     (Xote  de  Rousseau.) 


PROFESSION   DE   FOI  285 

avancé?  Ces  lois,  n'étant  point  des  êtres  réels,  des  sub- 
stances, ont  donc  quelque  autre  fondement  qui  m'est  inconnu. 
L'expérience  et  l'observation  nous  ont  fait  connaître  les  lois 
du  mouvement;  ces  lois  déterminent  les  effets  sans  montrer 
les  causes;  elles  ne  suffisent  point  pour  expliquer  le  système  5 
du  monde  et  la  marche  de  l'univers.  Descartes  avec  des  dés 
formait  le  ciel  et  la  terre;  mais  il  ne  put  donner  le  premier 
branle  à  ces  dés,  ni  mettre  en  jeu  sa  force  centrifuge  qu'à 
l'aide  d'un  mouvement  de  rotation.  Newton  a  trouvé  la 
loi  de  l'attraction;  mais  l'attraction  seule  réduirait  bientôt  10 
l'univers  en  une  masse  immobile;  à  cette  loi  il  a  fallu  joindre 
une  force  projectile  pour  faire  décrire  des  courbes  aux  corps 
célestes.  Que  Descartes  nous  dise  quelle  loi  physique  a  fait 
tourner  ses  tourbillons;  que  Newton  nous  montre  la  main 
qui  lança  les  planètes  sur  la  tangente  de  leurs  orbites.  15 

Les  premières  causes  du  mouvement  ne  sont  point  dans  la 
matière,  elle  reçoit  le  mouvement  et  le  communique,  mais 
elle  ne  le  produit  pas.  Plus  j'observe  l'action  et  réaction 
des  forces  de  la  nature  agissant  les  unes  sur  les  autres,  plus 
je  trouve  que,  d'effets  à  effets,  il  faut  toujours  remonter  à  20 
quelque  volonté  pour  première  cause;  car  supposer  un  pro- 
grès de  causes  à  l'infini,  c'est  n'en  point  supposer  du  tout. 
En  un  mot,  tout  mouvement  qui  n'est  pas  produit  par  un 
autre  ne  peut  venir  que  d'un  acte  spontané,  volontaire;  les 
corps  inanimés  n'agissent  que  par  le  mouvement,  et  il  n'y  25 
a  point  de  véritable  action  sans  volonté;  voilà  mon  premier 
principe.  Je  crois  donc  qu'une  volonté  meut  l'univers  et 
anime  la  nature;  voilà  mon  premier  dogme,  ou  mon  premier 
article  de  foi. 

Un  Premier  Principe  d'Intelligence 

Si  la  matière  mue  me  montre  une  volonté,  la  matière  mue  30 
selon  de  certaines  lois  me  montre  une  intelligence;    c'est 
mon  second  article  de  foi.     Agir,   comparer,  choisir,   sont 
les  opérations  d'un  être  actif  et  pensant,  donc  cet  être  existe. 


N5  v  te  n  si 

où   Le  voyez-vous  i  m'all  dire.    No 

ment    dan     les   <  ieui  qui  roulent  [ui   nous 

éclaire;   non-seulement  dans  moi-même,  mais  dam  la  bi 
qui  paît,  dans  L'oiseau  qui  vol'  la  pierre  qui  tombe, 

5  dans  l.i  feuille  qu'emporte  Le  vent 

Je  juge  de  L'ordre  du  monde,  quoique  j  ht  fin, 

parce  que,  pour  juger  de  cet  ordre,  il  me  suffit  de  comparer 
Les  parties  entre  elles,  d'étudier  Leur  Leurs  rapp 

d'en    remarquer    Le    concert    J'ignore    pourquoi    lui.. 

10  existe;     mais    je    ne    lai-  -    de    voir    comment    il 

modifié;  je  ne  laisse  pas  d'apercevoir  l'intime  correspond 
par  Laquelle  Les  êtres  qui  le  composent  se  prêtent  un  secours 
mutuel.     Je  suis  comme  un  homme  qui  verrait  pour  la  pre- 
mière fois  une  montre  ouverte,  et  qui  ne  lai.-.-erait  pu-  d'en 

iS  admirer  l'ouvrage,  quoiqu'il  ne  connût  pas  L'usage  de  la 
machine  et  qu'il  n'eût  point  vu  le  cadran.  Je  ne  sais,  dirait-il, 
à  quoi  le  tout  est  bon,  mais  je  vois  que  chaque  pii  faite 

pour  les  autres;  j'admire  l'ouvrier  dans  le  détail  de  son  ou- 
vrage, et  je  suis  bien  sûr  que  tous  ces  rouages  ne  marchent 

20  ainsi  de  concert1  que  pour  une  fin  commune  qu'il  m'est 
impossible  d'apercevoir. 

Comparons  les  fins  particulières,  les  moyens,  les  rapports 
ordonnés  de  toute  espèce,  puis  écoutons  le  sentiment  in- 
térieur;   quel  esprit  sain  peut  se  refuser  à  son  témoignage? 

25  A  quels  yeux  non  prévenus  l'ordre  sensible  de  l'univers  n'an- 
nonce-t-il  pas  une  suprême  intelligence,  et  que  de  sophismes 
ne  faut-il  point  entasser  pour  méconnaître  l'harmonie  des 
êtres  et  l'admirable  concours  de  chaque  pièce  pour  la  con- 
servation des  autres!    Qu'on  me  parle  tant  qu'on  voudra  de 

30  combinaisons  et  de  chances;  que  vous  sert  de  me  réduire 
au  silence,  si  vous  ne  pouvez  m'amener  à  la  persuasion?  et 

1  Rousseau  est  ici  en  parfait  accord  avec  la  philosophie  spiritualiste 
anglaise  du  XYIIIme  siècle,  et  de  Voltaire  qui  fit  ces  vers  célèbres  dans 
son  Poème  de  la  Nature: 

Et  je  ne  puis  songer 
Que  cette  horloge  existe  et  n'ait  pas  d'horloge/. 


- 


PROFESSION   DE   EOI  287 

comment  m'ôterez-vous  le  sentiment  involontaire  qui  vous 
dément  toujours  malgré  moi?  Si  les  corps  organisés  se  sont 
combinés  fortuitement  de  mille  manières  avant  de  prendre 
des  formes  constantes,  s'il  s'est  formé  d'abord  des  estomacs 
sans  bouches,  des  pieds  sans  têtes,  des  mains  sans  bras,  des  s 
organes  imparfaits  de  toute  espèce  qui  sont  péris  faute  de 
pouvoir  se  conserver,  pourquoi  nul  de  ces  informes  essais  ne 
frappe-t-il  plus  nos  regards?  Pourquoi  la  nature  s'est-elle 
enfin  prescrit  des  lois  auxquelles  elle  n'était  pas  d'abord  as- 
sujétie?  Je  ne  dois  point  être  surpris  qu'une  chose  arrive  10 
lorsqu'elle  est  possible  et  que  la  difficulté  de  l'événement 
est  compensée  par  la  quantité  des  jets;  j'en  conviens.  Ce- 
pendant si  l'on  me  venait  dire  que  des  caractères  d'impri- 
merie, projetés  au  hasard,  ont  donné  l'Enéide  tout  arrangée, 
je  ne  daignerais  pas  faire  un  pas  pour  aller  vérifier  le  men-  15 
songe.     Vous  oubliez,  me  dira-t-on,  la  quantité  des  jets.1 

1  Argument  souvent  employé  au  XVIIIme  siècle,  et  qui  aujourd'hui 
encore  est  estimé  digne  de  discussion  par  certains  savants.  Voici  cet 
argument  exposé  par  Diderot  dans  ses  Pensées  Philosophiques:  «  Quelle 
que  fût  la  somme  finie  des  caractères  avec  laquelle  on  me  proposerait 
d'engendrer  fortuitement  l'Iliade,  il  y  a  telle  somme  finie  de  jets  qui  me 
rendrait  la  proposition  avantageuse;  mon  avantage  serait  même  infini  si 
la  quantité  de  jets  accordée  était  infinie.  Voulez-vous  bien  convenir 
avec  moi  que  la  matière  existe  de  toute  éternité  et  que  le  mouvement  lui 
est  essentiel.  Pour  répondre  à  cette  faveur,  je  vais  supposer  avec  vous 
que  le  monde  n'a  point  de  bornes,  que  la  multitude  des  atomes  était 
infinie,  et  cet  ordre  qui  vous  étonne  ne  se  dément  nulle  part;  or,  de  ces 
aveux  réciproques,  il  ne  s'en  suit  autre  chose  sinon  que  la  possibilité 
d'engendrer  fortuitement  l'univers  est  fort  petite,  mais  que  la  quantité 
des  jets  est  infinie;  c'est  à  dire  que  la  difficulté  de  l'événement  est  plus 
que  suffisamment  compensée  par  la  multitude  des  jets.  Donc  si  quel- 
que chose  doit  répugner  à  la  raison,  c'est  la  supposition  que  la  matière 
s'étant  mue  de  toute  éternité,  et  qu'y  ayant  peut-être  dans  la  forme 
infinie  des  combinaisons  possibles  un  nombre  infini  d'arrangements  ad- 
mirables, il  ne  se  soit  rencontré  aucun  de  ces  arrangements  admirables 
dans  la  multitude  infinie  de  ceux  qu'elle  a  pris  successivement.  Donc 
l'esprit  doit  être  plus  étonné  de  la  durée  hypothétique  du  chaos  que  de 
la  naissance  réelle  de  l'univers.  »     {Pensée  XXI.) 


288  \  h.  ii  'i 

Mais  de  «  là  <  ombicn  faut-il  que 

rendre  la  combinaison  vraisemblable?     Pour  moi.  nui 
vois  qu'un  seul,  j'ai  L'infini  à  parier 

n'est  point  l'effet  du  hasard  ttezqui  imbinaisons 

5  et  des  i  Ikuu  es  ne  donneront  jamais  que  des  prod  dl 
nature  que  les  éléments  combinés,  que  l'organisation  et  la 
vie  ne  résulteront  point  «l'un  jet  d'atome-,  et  qu'un  chimiste 

Combinant  <le->  mixtes  ne  les  fera  point  Bentir  et  penser  dans 
son  i  reu^et. 

Le  Dieu  Puissant,  Sage  et  Bon  n'est  Perçu  que  par  le 

Sentiment 

10  Je  crois  donc  que  le  monde  est  gouverné  par  une  volonté 
puissante  et  sage,  je  le  vois,  ou  plutôt  je  le  sens,  et  cela  m'im- 
porte à  savoir.  Mais  ce  même  monde  est-il  éternel  <>u 
créé?     Y  a-t-il  un  principe  unique  des  cl  -  y  en  a-t-il 

deux  ou  plusieurs?  et  quelle  est  leur  nature?     Je  n'en  sais 

15  rien;  et  que  m'importe?  A  mesure  que  ces  connaissances 
me  deviendront  intéressantes,  je  m'efforcerai  de  les  acqué- 
rir; jusque-là  je  renonce  à  des  questions  oiseuses  qui  peuvent 
inquiéter  mon  amour-propre,  mais  qui  sont  inutiles  à  ma 
conduite  et  supérieures  à  ma  raison. 

20  Souvenez-vous  toujours  que  je  n'enseigne  point  mon 
sentiment,  je  l'expose.  Que  la  matière  soit  éternelle  ou 
créée,  qu'il  y  ait  un  principe  passif  ou  qu'il  n'y  en  ait  point, 
toujours  est-il  certain  que  le  tout  est  un,  et  annonce  une  in- 
telligence unique;  car  je  ne  vois  rien  qui  ne  soit  ordonné  dans 

25  le  même  système,  et  qui  ne  concoure  à  la  même  fin,  savoir,  la 
conservation  du  tout  dans  l'ordre  établi.  Cet  être  qui  veut 
et  qui  peut,  cet  être  actif  par  lui-même,  cet  être  enfin,  quel 
qu'il  soit,  qui  meut  l'univers  et  ordonne  toutes  choses,  je 
l'appelle  Dieu.     Je  joins  à  ce  nom  les  idées  d'intelligence, 

30  de  puissance,  de  volonté,  que  j'ai  rassemblées,  et  celle  de 
bonté,  qui  en  est  une  suite  nécessaire;  mais  je  n'en  connais 
pas  mieux  l'être  auquel  je  l'ai  donné;  il  se  dérobe  également 


PROFESSION   DE  FOI  289 

à  mes  sens  et  à  mon  entendement;  plus  j'y  pense,  plus 
je  me  confonds;  je  sais  très  certainement  qu'il  existe,  et 
qu'il  existe  par  lui-même;  je  sais  que  mon  existence  est  subor- 
donnée à  la  sienne,  et  que  toutes  les  choses  qui  me  sont  con- 
nues sont  absolument  dans  le  même  cas.  J'aperçois  Dieu  5 
partout  dans  ses  œuvres;  je  le  sens  en  moi,  je  le  vois  tout 
autour  de  moi;  mais  sitôt  que  je  veux  le  contempler  en  lui- 
même,  sitôt  que  je  veux  chercher  où  il  est,  ce  qu'il  est,  quelle 
est  sa  substance,  il  m'échappe,  et  mon  esprit  troublé  n'aper- 
çoit plus  rien.  10 

Pénétré  de  mon  insuffisance,  je  ne  raisonnerai  jamais  sur 
la  nature  de  Dieu  que  je  n'y  sois  forcé  par  le  sentiment  de 
ses  rapports  avec  moi.  Ces  raisonnements  sont  toujours 
téméraires;  un  homme  sage  ne  doit  s'y  livrer  qu'en  tremblant, 
et  sûr  qu'il  n'est  pas  fait  pour  les  approfondir;  car  ce  qu'il  15 
y  a  de  plus  injurieux  à  la  Divinité  n'est  pas  de  n'y  point 
penser,  mais  d'en  mal  penser. 

L'Homme,  Roi  de  la  Création 

Après  avoir  découvert  ceux  de  ses  attributs  par  lesquels 
je  conçois  son  existence,  je  reviens  à  moi,  et  je  cherche  quel 
rang  j'occupe  dans  l'ordre  des  choses  qu'elle  gouverne,  et  que  20 
je  puis  examiner.  Je  me  trouve  incontestablement  au  premier 
par  mon  espèce;  car,  par  ma  volonté  et  par  les  instruments 
qui  sont  en  mon  pouvoir  pour  l'exécuter,  j'ai  plus  de  force 
pour  agir  sur  tous  les  corps  qui  m'environnent,  ou  pour  me 
prêter  ou  me  dérober  comme  il  me  plaît  à  leur  action,  qu'aucun  25 
d'eux  n'en  a  pour  agir  sur  moi  malgré  moi  par  la  seule  impul- 
sion physique;  et,  par  mon  intelligence,  je  suis  le  seul  qui 
ait  inspection  sur  le  tout.  Quel  être  ici-bas,  hors  l'homme, 
sait  observer  tous  les  autres,  mesurer,  calculer,  prévoir  leurs 
mouvements,  leurs  effets,  et  joindre,  pour  ainsi  dire,  le  senti-  3a 
ment  de  l'existence  commune  à  celui  de  son  existence  indi- 
viduelle? Qu'y  a-t-il  de  si  ridicule  à  penser  que  tout  est 
fait  pour  moi,  si  je  suis  le  seul  qui  sache  tout  rapporter  à  lui? 


290  vu  ii  m  ■ 

Il  est  donc  vrai  que  L'homme  est  le  roi  de  la  terre  qu'il 
habite;  car  non  teulement  il  dompt  animaux,  non 

seulement  il  dispo  e  le    élément  !  p 
seul  but  la  terre  en  sait  disp  il  s'approprie  encore,  pai 

5  la  contemplation,  Les  astres  mêmes  dont  il  ne  p  ut  approt  ber. 
Qu'on  me  montre  un  autre  animal  but  la  terre  qui 

faire  usage  du  feu,  et  qui  .sache  admirer  Le  SoleiL  Quoi!  je 
puis  observer,  connaître  Les  êtres  et  leur-  rapports;  je  pois 
sentir  ce  que  c'est  qu'ordre,  beauté,  vertu;  y  ontempler 

10  l'univers,  m 'élever  à  la  main  qui  le  gouverne;   je  puis  aimer 
le  bien,  le  faire;    et  je  me  comparerais  aux   bêtes!     Âme 
abjecte,  c'est  ta  triste  philosophie  qui  te  rend  semblabl 
elles;   ou  plutôt  tu  veux  en  vain  t 'avilir;    ton  génie  dép 

contre  tes  principes;  ton  cœur  bienfaisant  dément  ta  doctrine, 

15  et  l'abus  même  de  tes  facultés  prouve  leur  excellence  en 
dépit  de  toi. 

Pour  moi,  qui  n'ai  pas  de  système  à  soutenir,  moi,  homme 
simple  et  vrai  que  la  fureur  d'aucun  parti  n'entraîne  et  qui 
n'aspire  point  à  l'honneur  d'être  chef  de  secte,  content  de  la 

20  place  où  Dieu  m'a  mis,  je  ne  vois  rien,  après  lui,  de  meilleur 

que  mon  espèce;  et  si  j'avais  à  choisir  ma  place  dans  Tordre 

des  êtres,  que  pourrais-je  choisir  de  plus  que  d'être  homme? 

Cette  réflexion  m'enorgueillit  moins  qu'elle  ne  me  touche; 

car  cet  état  n'est  pas  de  mon  choix,  et  il  n'était  pas  dû  au 

25  mérite  d'un  être  qui  n'existait  pas  encore.  Puis-je  me  voir 
ainsi  distingué  sans  me  féliciter  de  remplir  ce  poste  honorable, 
et  sans  bénir  la  main  qui  m'y  a  placé?  De  mon  premier 
retour  sur  moi  naît  dans  mon  cœur  un  sentiment  de  recon- 
naissance et  de  bénédiction  pour  l'auteur  de  mon  espèce,  et 

30  de  ce  sentiment  mon  premier  hommage  à  la  Divinité  bien- 
faisante. J'adore  la  puissance  suprême,  et  je  m'attendris 
sur  ses  bienfaits.  Je  n'ai  pas  besoin  qu'on  m'enseigne  ce 
culte,  il  m'est  dicté  par  la  nature  elle-même. 


PROFESSION   DE   FOI  2ÇI 


La  Liberté  Morale 


Mais  quand,  pour  connaître  ensuite  ma  place  individuelle 
dans  mon  espèce,  j'en  considère  les  divers  rangs  et  les  hommes 
qui  les  remplissent,  que  deviens-je?  Quel  spectacle  !  Où  est 
Tordre  que  j'avais  observé?  Le  tableau  de  la  nature  ne  m'of- 
frait qu'harmonie  et  proportions,  celui  du  genre  humain  ne  5 
m'offre  que  confusion,  désordre  !  Le  concert  règne  entre  les 
éléments,  et  les  hommes  sont  dans  le  chaos!  Les  animaux 
sont  heureux,  leur  roi  seul  est  misérable!  0  sagesse,  où 
sont  tes  lois?  Ô  providence,  est-ce  ainsi  que  tu  régis  le 
monde?  Être  bienfaisant,  qu'est  devenu  ton  pouvoir?  Je  10 
vois  le  mal  sur  la  terre. 

Croiriez-vous,  mon  ami,  que  de  ces  tristes  réflexions  et  de 
ces  contradictions  apparentes  se  formèrent  dans  mon  esprit 
les  sublimes  idées  de  l'âme,  qui  n'avaient  point  jusque-là 
résulté  de  mes  recherches?  En  méditant  sur  la  nature  de  15 
l'homme,  j'y  crus  découvrir  deux  principes  distincts,  dont 
l'un  l'élevait  à  l'étude  des  vérités  éternelles,  à  l'amour  de  la 
justice  et  du  beau  moral,  aux  régions  du  monde  intellectuel, 
dont  la  contemplation  fait  les  délices  du  sage,  et  dont  l'autre 
le  ramenait  bassement  en  lui-même,  l'asservissait  à  l'empire  20 
des  sens,  aux  passions  qui  sont  leurs  ministres,  et  contrariait 
par  elles  tout  ce  que  lui  inspirait  le  sentiment  du  premier. 
En  me  sentant  entraîné,  combattu  par  ces  deux  mouvements 
contraires,  je  me  disais:  Non,  l'homme  n'est  point  un;  je 
veux  et  je  ne  veux  pas,  je  me  sens  à  la  fois  esclave  et  libre;  25 
je  vois  le  bien,  je  l'aime,  et  je  fais  le  mal;  je  suis  actif  quand 
j'écoute  la  raison,  passif  quand  mes  passions  m'entraînent, 
et  mon  pire  tourment,  quand  je  succombe,  est  de  sentir  que 
j'ai  pu  résister. 

Jeune  homme,  écoutez  avec  confiance,  je   serai   toujours  30 
de  bonne  foi.     Si  la  conscience  est  l'ouvrage  des  préjugés, 
j'ai  tort  sans  doute,  et  il  n'y  a  point  de  morale  démontrée; 
mais  si  se  préférer  à  tout  est  un  penchant  naturel  à  l'homme, 


VII.    1.1     'I 

:  pourtant  1»-  premier  sentira 
le  <  cear  humain,  que  <  elui  qui  fail  de  L'homme  un  être  simple 
lève  »ntradi(  dons,  et  je  ni  mais  pi 

s  tance. 

5      Nul  être  matériel  n'est  actif  par  lui-mJ  moi  je  le  suis. 

On  a  beau  me  disputer  cela,  je  le  ntiment 

me  parle  est  plus  fort  que  la  raison  qui  le  comb  u  un 

corps  sur  Lequel  les  autre-  agissent  et  qui  agit  sur  eu 
ion  réciproque  n'est  pas  douteuse,  mais  ma  volonté 

io  indépendante  de  mes  sens;    je  O  OU  je  : 

combe  ou  je  suis  vainqueur,  et  je  sens  parfaitement  en  moi- 
même  quand  je  fais  ce  que  j'ai  voulu  faire,  ou  quand  je  ne  fais 
que  céder  à  mes  passions.     J*ai  toujours  la  pui  de  vou- 

loir, non  la  force  d'exécuter.     Quand  je  me  livre  aux  tenta- 

15  tions,  j'agis  selon  l'impulsion  des  objets  externes.  Quand 
je  me  reproche  cette  faiblesse,  je  n'écoute  que  ma  volonté; 
je  suis  esclave  par  mes  vices  et  libre  par  mes  remords  le 
sentiment  de  ma  liberté  ne  s'efface  en  moi  que  quand  je  me 
déprave  et  que  j'empêche  enfin  la  voix  de  lame  de  s'élever 

20  contre  la  loi  du  corps 

Le  principe  de  toute  action  est  dans  la  volonté  d'un  être 
libre;  on  ne  saurait  remonter  au  delà.  Ce  n'est  pas  le  mot 
de  liberté  qui  ne  signifie  rien,  c'est  celui  de  nécessité.  Sup- 
poser quelque  acte,  quelque  effet,  qui  ne  dérive  pas  d"un 

25  principe  actif,  c'est  vraiment  supposer  des  effets  sans  cau-e. 
c'est  tomber  dans  le  cercle  vicieux.  Ou  il  n'y  a  point  de 
première  impulsion,  ou  toute  première  impulsion  n'a  nulle 
cause  antérieure,  et  il  n'y  a  point  de  véritable  volonté 
sans   liberté.      L'homme  est  donc  libre   dans   ses  actions, 

30  et,  comme  tel,  animé  d'une  substance  immatérielle:  c'est 
mon  troisième  article  de  foi.  De  ces  trois  premiers  vous 
déduirez  aisément  tous  les  autres,  sans  que  je  continue  à 
les  compter. 


PROFESSION  DE   FOI  293 

Le  Mal  Moral 

Si  l'homme  est  actif  et  libre,  il  agit  de  lui-même;  tout  ce 
qu'il  fait  librement  n'entre  point  dans  le  système  ordonné 
de  la  Providence,  et  ne  peut  lui  être  imputé.  Elle  ne  veut 
point  le  mal  que  fait  l'homme  en  abusant  de  la  liberté  qu'elle 
lui  donne;  mais  elle  ne  l'empêche  pas  de  le  faire,  soit  que  5 
de  la  part  d'un  être  si  faible  ce  mal  soit  nul  à  ses  yeux,  soit 
qu'elle  ne  pat  l'empêcher  sans  gêner  sa  liberté  et  faire  un 
mal  plus  grand  en  dégradant  sa  nature.  Elle  l'a  fait  libre 
afin  qu'il  fît  non  le  mal,  mais  le  bien  par  choix.  Elle  l'a 
mis  en  état  de  faire  ce  choix  en  usant  bien  des  facultés  dont  10 
elle  l'a  doué;  mais  elle  a  tellement  borné  ses  forces,  que 
l'abus  de  la  liberté  qu'elle  lui  laisse  ne  peut  troubler  l'ordre 
général.  Le  mal  que  l'homme  fait  retombe  sur  lui  sans 
rien  changer  au  système  du  monde,  sans  empêcher  que  l'es- 
pèce humaine  elle-même  ne  se  conserve  malgré  qu'elle  en  15 
ait.  Murmurer  de  ce  que  Dieu  ne  l'empêche  pas  de  faire 
le  mal,  c'est  murmurer  de  ce  qu'il  la  rit  d'une  nature  excel- 
lente, de  ce  qu'il  mit  à  ses  actions  la  moralité  qui  les  ennoblit, 
de  ce  qu'il  lui  donna  droit  à  la  vertu.  La  suprême  jouis- 
sance est  dans  le  contentement  de  soi-même;  c'est  pour  20 
mériter  ce  contentement  que  nous  sommes  placés  sur  la  terre 
et  doués  de  la  liberté,  que  nous  sommes  tentés  par  les  pas- 
sions et  retenus  par  la  conscience.  Que  pouvait  de  plus  en 
notre  faveur  la  puissance  divine  elle-même?  Pouvait-elle 
mettre  de  la  contradiction  dans  notre  nature,  et  donner  le  25 
prix  d'avoir  bien  fait  à  qui  n'eût  pas  le  pouvoir  de  mal  faire? 
Quoi!  pour  empêcher  l'homme  d'être  méchant,  fallait-il  le 
borner  à  l'instinct  et  le  faire  bête?  Non,  Dieu  de  mon  âme, 
je  ne  te  reprocherai  jamais  de  l'avoir  faite  à  ton  image,  afin 
que  je  puisse  être  libre,  bon  et  heureux  comme  toi.  30 

Le  Mal  Physique 

C'est  l'abus  de  nos  facultés  qui  nous  rend  malheureux  et 
méchants.     Nos  chagrins,  nos  soucis,  nos  peines,  nous  vien- 


294  VIE  ET  0X1 

ncni   de  nou  .     Le  mal  moral  est  incontestablement  notre 
ou  i  i   le  mal  physique  ai     erait 

qui  non-  l'ont  rendu  tensible.     N'est-ce  pa   poui 
ver  que  la  nature  nous  (ait  sentir  nos  be  La  douleur 

5  du  corps  n'est  elle  pas  un  que  la  ma 

et   un  avertissement   d'y  pourvoir?     La  mort  ...{.■ 
chants  n'empoisonnent-ils  pas  leur  vie  et  la  nôtre?    Oui 
est-ce  qui  voudrait  toujours  vivre?    La  mort  est  1< 
aux  maux  que  vous  vous  faites;   la  nature  a  voulu  que  vous 

io  ne  souffrissiez  pas  toujours.     Combien  l'homme  vivant  flans 
la  -implicite  primitive  est  sujet  à  peu  de  maux!  il  vit  pre 
sans  maladies  ainsi  que  sans  passions,  et  ne  prévoit  ni  ne 
sent  la  mort;    quand  il  la  sent,  ses  i  la  lui  rendent 

désirable;    dès  lors  elle  n'est  plus  un  mal  pour  lui.     Si  nous 

x5  nous  contentions  d'être  ce  que  nous  sommes,  nous  n'aura 
point  à  déplorer  notre  sort;    mais  pour  chercher  un  bien- 
être  imaginaire,  nous  nous  donnons  mille  maux  réels.     Oui 
ne  sait  pas  supporter  un  peu  de  souffrance  doit  s'attendre 
à  beaucoup  souffrir.  Quand  on  a  gâté  sa  constitution  par  une 

20  vie  déréglée,  on  la  veut  rétablir  par  des  remèdes;  au  mal  qu'on 
sent  on  ajoute  celui  qu'on  craint;  la  prévoyance  de  la  mort  la 
rend  horrible  et  l'accélère;  plus  on  la  veut  fuir, plus  on  la  sent; 
et  l'on  meurt  de  frayeur  durant  toute  sa  vie,  en  murmurant 
contre  la  nature,  des  maux  qu'on  s'est  faits  en  l'offensant. 

25  Homme,  ne  cherche  plus  l'auteur  du  mal;  cet  auteur, 
c'est  toi-même.  Il  n'existe  point  d'autre  mal  que  celui  que 
tu  fais  ou  que  tu  souffres,  et  l'un  et  l'autre  te  viennent  de  toi. 
Le  mal  général  ne  peut  être  que  dans  le  désordre,  et  je  vois 
dans  le  système  du  monde  un  ordre  qui  ne  se  dément  point. 

30  Le  mal  particulier  n'est  que  dans  le  sentiment  de  l'être  qui 
souffre;  et  ce  sentiment  l'homme  ne  l'a  pas  reçu  de  la  nature, 
il  se  Test  donné.  La  douleur  a  peu  de  prise  sur  quiconque, 
ayant  peu  réfléchi,  n'a  ni  souvenir  ni  prévoyance.  Ôtez 
nos  funestes  progrès,  ôtez  nos  erreurs  et  nos  vices,  ôtez  l'ou- 

35  vrage  de  l'homme,  et  tout  est  bien. 


PROFESSION  DE   FOI  295 

La  Vie  Future  et  l'Âme  Immortelle 

Où  tout  est  bien  rien  n'est  injuste.  La  justice  est  insépa- 
rable de  la  bonté;  or,  la  bonté  est  l'effet  nécessaire  d'une 
puissance  sans  borne  et  de  l'amour  de  soi,  essentiel  à  tout 
être  qui  se  sent.  Celui  qui  peut  tout  étend,  pour  ainsi  dire, 
son  existence  avec  celle  des  êtres.  Produire  et  conserver  5 
sont  l'act d  perpétuel  de  la  puissance;  elle  n'agit  point  sur  ce 
qui  n'est  pas;  Dieu  n'est  pas  le  dieu  des  morts,  il  ne  pour- 
rait être  destructeur  et  méchant  sans  se  nuire.  Celui  qui 
peut  tout  ne  peut  vouloir  que  ce  qui  est  bien.1  Donc  l'Être 
souverainement  bon,  parce  qu'il  est  souverainement  puissant,  10 
doit  être  aussi  souverainement  juste,  autrement  il  se  contre- 
dirait lui-même,  car  l'amour  de  l'ordre  qui  le  produit  s'ap- 
pelle bonté,  et  l'amour  de  l'ordre  qui  le  conserve  s'appelle 
justice. 

Dieu,  dit-on,  ne  doit  rien  à  ses  créatures.  Je  crois  qu'il  15 
leur  doit  tout  ce  qu'il  leur  promit  en  leur  donnant  l'être. 
Or,  c'est  leur  promettre  un  bien  que  de  leur  en  donner  l'idée 
et  de  leur  en  faire  sentir  le  besoin.  Plus  je  rentre  en  moi, 
plus  je  me  consulte,  et  plus  je  lis  ces  mots  écrits  dans  mon 
âme:  Sois  juste  et  tu  seras  heureux.  Il  n'en  est  rien  pourtant,  20 
à  considérer  l'état  présent  des  choses;  le  méchant  prospère, 
et  le  juste  reste  opprimé.  Voyez  aussi  quelle  indignation 
s'allume  en  nous  quand  cette  attente  est  frustrée!  La  con- 
science s'élève  et  murmure  contre  son  auteur;  elle  lui  crie 
en  gémissant:  Tu  m'as  trompé!  25 

Je  t'ai  trompé,  téméraire!  et  qui  te  l'a  dit?  Ton  âme 
est-elle   anéantie!    As-tu   cessé   d'exister?     Ô   Brutus!2     ô 

1  Quand  les  anciens  appelaient  optimus  maximus  le  Dieu  suprême, 
ils  disaient  très  vrai;  mais  en  disant  maximus  optimus  ils  auraient  parlé 
plus  exactement;  puisque  sa  bonté  vient  de  sa  puissance,  il  est  bon  parce 
qu'il  est  grand.     {Note  de  Rousseau.) 

2  Sur  le  suicide  de  Brutus,  voir  note  sur  Nouvelle  Hêloïse,  III,  22.  On 
attribue  à  Brutus  ce  mot  qu'il  aurait  prononcé  avant  de  se  percer  de  son 
epée:   «  Vertu,  tu  n'es  qu'un  nom!  » 


2()<>  va    I  : 

mon  lil  mille  point  l.t  nohle  vie  en  la 

point  ton  espoir  et  ta  gloin  ton  corps  aux  champ 

Philippes.    Pourquoi  dis-tu:   La  vertu  n'est  rien,  quand  tu 
jouir  du  prix  de  la  tienne?    Tu 
s  non,  tu  vas  vivre,  et  c'est  alors  que  je  tiendrai 
t'ai  promis. 

On    dirait,    aux    murmure-    des    impatient-    mi  que 

Dieu  leur  doit   la  récompen  :it  le  i;  et   qu'i 

obligé  de  payer  leur  vertu  d'avance.    Oh!  bons  pre- 

10  mièrement,  et  puis  nous  serons  heureux.     N 

le  prix  avant  la  victoire,  ni  le  salaire  avant  le  travail.     ' 
n'est  point  dans  la  lice,  disait  Plutarque,  que  les  vainqueurs 
de  nos  jeux  sacrés  sont  couronnés,  c'est  après  qu'ils  l'ont 
parcourue. 

15  Si  l'âme  est  immatérielle,  elle  peut  survivre  au  corps:  et 
si  elle  lui  survit,  la  Providence  est  justifiée.  Quand  je  n'aurais 
d'autres  preuves  de  l'immatérialité  de  l'âme  que  le  triomphe 
du  méchant  et  l'oppression  du  juste  en  ce  monde,  cela  seul 
m'empêcherait  d'en  douter.     Une  si  choquante  dissonance 

20  dans  l'harmonie  universelle  me  ferait  chercher  à  la  résoudre. 
Je  me  dirais:  Tout  ne  finit  pas  pour  nous  avec  la  vie,  tout 
rentre  dans  l'ordre  à  la  mort.  J'aurais,  à  la  vérité,  l'em- 
barras de  me  demander  où  est  l'homme,  quand  tout  ce  qu'il 
avait  de  sensible  est  détruit.     Cette  question  n'est  plus  une 

25  difficulté  pour  moi,  sitôt  que  j'ai  reconnu  deux  substances. 
Il  est  très  simple  que,  durant  ma  vie  corporelle,  n'apercevant 
rien  que  par  mes  sens,  ce  qui  ne  leur  est  point  soumis  m'é- 
chappe. Quand  l'union  du  corps  et  de  l'âme  est  rompue, 
je  conçois  que  l'un  peut  se  dissoudre  et  l'autre  se  conserver. 

30  Pourquoi  la  destruction  de  l'un  entraînerait-elle  la  destruc- 
tion de  l'autre?  Au  contraire,  étant  de  natures  si  différentes, 
ils  étaient,  par  leur  union,  dans  un  état  violent;  et  quand 
cette  union  cesse  ils  rentrent  tous  deux  dans  leur  état  naturel: 
la  substance  active  et  vivante  regagne  toute  la  force  au'elle 

35  employait  à  mouvoir  la  substance  passive  et  morte.     Hélas! 


PROFESSION   DE   FOI  297 

je  le  sens  trop  par  mes  vices,  l'homme  ne  vit  qu'à  moitié 
durant  sa  vie,  et  la  vie  de  l'âme  ne  commence  qu'à  la  mort 
du  corps. 

Mais  quelle  est  cette  vie?  et  l'âme  est-elle  immortelle  par 
sa  nature?     Je  l'ignore.     Mon  entendement  borné  ne  conçoit    5 
rien  sans  bornes;    tout  ce  qu'on  appelle  infini  m'échappe. 
Que  puis- je  nier,  affirmer?  quels  raisonnements  puis- je  faire 
sur  ce  que  je  ne  puis  concevoir?     Je  crois  que  l'âme  survit 
au  corps,  assez  pour  le  maintien  de  l'ordre;   qui  sait  si  c'est 
assez  pour  durer  toujours?    Toutefois  je  conçois  comment  le  10 
corps  s'use  et  se  détruit  par  la  division  des  parties;   mais  je 
ne  puis  concevoir  une  destruction  pareille  de  l'être  pensant, 
et  n'imaginant  point  comment  il  peut  mourir,  je  présume 
qu'il  ne  meurt  pas.     Puisque  cette  présomption  me  console 
et  n'a  rien  de  déraisonnable,  pourquoi  craindrais-je  de  m'y  15 
livrer? 

Ne  me  demandez  pas  non  plus  si  les  tourments  des  mé- 
chants seront  éternels,  et  s'il  est  de  la  bonté  de  l'auteur  de  leur 
être  de  les  condamner  à  souffrir  toujours;  je  l'ignore  encore, 
et  n'ai  point  la  vaine  curiosité  d'éclaircir  des  questions  20 
inutiles.  Que  m'importe  ce  que  deviendront  les  méchants? 
Je  prends  peu  d'intérêt  à  leur  sort.  Toutefois  j'ai  peine  à 
croire  qu'ils  soient  condamnés  à  des  tourments  sans  fin.  Si 
la  suprême  justice  se  venge,  elle  se  venge  dès  cette  vie.  Vous 
et  vos  erreurs,  ô  nations!  êtes  ses  ministres.  Elle  emploie  25 
les  maux  que  vous  vous  faites  à  punir  les  crimes  qui  les  ont 
attirés.  C'est  dans  vos  cœurs  insatiables,  rongés  d'envie, 
d'avarice  et  d'ambition,  qu'au  sein  de  vos  fausses  prospé- 
rités, les  passions  vengeresses  punissent  vos  forfaits.  Qu'est-il 
besoin  d'aller  chercher  l'enfer  dans  l'autre  vie?  il  est  dès  3a 
celle-ci  dans  le  cœur  des  méchants  .  .  .  Ô  Être  clément  et  bon  ! 
quels  que  soient  tes  décrets,  je  les  adore;  si  tu  punis  éternel- 
lement les  méchants,  j'anéantis  ma  faible  raison  devant  la 
justice;    mais  si  les  remords  de  ces  infortunés  doivent  s'é- 


2()  vu.  i.i  a 

teindre  ave*  le  temps,  u  leurs  mau  i  doivent  finir,  et  il  la  même 
paix  nous  attend  tous  également  un  jour  □  bue.    Le 

mn  hanl     n'est  il   pafl   mon    I  I  j'ai   été 

tenté  de  lui  ressembler!    Que,  délivré  de  il  perde 

5  aussi  la  malignité  qui  l'accompagne;  qu'il  .->oit  heureux  ainsi 
([uc  moi;    loin  d'exciter  ma  jalou  d  bonheur  ne  fera 

qu'ajouter  au  mien. 

La  Conscience  Morale 

Après  avoir  ainsi,  de  l'impression  des  objets  sensibles  et 

du  sentiment  intérieur  qui  me  porte  à  juger  des  causes  selon 

10  mes  lumières  naturelles,  déduit  les  principales  vérités  qu'il 
m'importait  de  connaître,  il  me  reste  à  chercher  quelles 
maximes  j'en  dois  tirer  pour  ma  conduite,  et  quelles  règles 
je  dois  me  prescrire  pour  remplir  ma  destination  sur  la  terre, 
selon  l'intention  de  celui  qui  m'y  a  placé.     En  suivant  tou- 

15  jours  ma  méthode,  je  ne  tire  point  ces  règles  des  principes 
d'une  haute  philosophie,  mais  je  les  trouve  au  fond  de  mon 
cœur,  écrites  par  la  nature  en  caractères  ineffaçables.  Je 
n'ai  qu'à  me  consulter  sur  ce  que  je  veux  faire;  tout  ce  que 
je  sens  être  mal  est  mal;   le  meilleur  de  tous  les  casuistes  est 

20  la  conscience;  et  ce  n'est  que  quand  on  marchande  avec  elle 
qu'on  a  recours  aux  subtilités  du  raisonnement.  Le  premier 
de  tous  les  soins  est  celui  de  soi-même;  cependant  combien 
de  fois  la  voix  intérieure  nous  dit  qu'en  faisant  notre  bien 
aux  dépens  d'autrui  nous  faisons  mal  !     Nous  croyons  suivre 

25  l'impulsion  de  la  nature,  et  nous  lui  résistons;  en  écoutant 
ce  qu'elle  a  dit  à  nos  sens,  nous  méprisons  ce  qu'elle  dit  à 
nos  cœurs;  l'être  actif  obéit,  l'être  passif  commande.  La 
conscience  est  la  voix  de  l'âme,  les  passions  sont  la  voix  du 
corps.     Est-il  étonnant  que  souvent  ces  deux  langages  se  con- 

30  tredisent?  et  alors  lequel  faut-il  écouter?  Trop  souvent  la 
raison  nous  trompe,  nous  n'avons  que  trop  acquis  le  droit 
de  la  récuser;  mais  la  conscience  ne  trompe  jamais;  elle  est 
le  vrai  guide  de  l'homme;  elle  est  à  l'âme  ce  que  l'instinct 


PROFESSION   DE   FOI  299 

est  au  corps;  qui  la  suit  obéit  à  la  nature  et  ne  craint  point 
de  s'égarer. 

S'il  n'y  a  rien  de  moral  dans  le  cœur  de  l'homme,  d'où 
lui  viennent  donc  ces  transports  d'admiration  pour  les  actions 
héroïques,  ces  ravissements  d'amour  pour  les  grandes  âmes?    5 
Cet  enthousiasme  de  la  vertu,  quel  rapport  a-t-il  avec  notre 
intérêt  privé?     Pourquoi  voudrais-je  être  Caton  l  qui  déchire 
ses  entrailles  plutôt  que  César  triomphant?     Ôtez   de   nos 
cœurs  cet  amour  du  beau,  vous  ôtez  tout  le  charme  de  la  vie. 
Celui  dont  les  viles  passions  ont  étouffé  dans  son  âme  étroite  10 
ces  sentiments  délicieux;   celui  qui,  à  force  de  se  concentrer 
au  dedans  de  lui,  vient  à  bout  de  n'aimer  que  lui-même,  n'a 
plus  de  transports,  son  cœur  glacé  ne  palpite  plus  de  joie, 
un  doux  attendrissement  n'humecte  jamais  ses  yeux,  il  ne 
jouit  plus  de  rien;   le  malheureux  ne  sent  plus,  ne  vit  plus;  15 
il  est  déjà  mort. 

Jetez  les  yeux  sur  toutes  les  nations  du  monde,  parcourez 
toutes  les  histoires;  parmi  tant  de  cultes  inhumains  et  bizar- 
res, parmi  cette  prodigieuse  diversité  de  mœurs  et  de  carac- 
tères, vous  trouverez  partout  les  mêmes  idées  de  justice  et  20 
d'honnêteté,  partout  les  mêmes  principes  de  morale,  partout 
les  mêmes  notions  du  bien  et  du  mal.  L'ancien  paganisme 
enfanta  des  dieux  abominables,  qu'on  eût  punis,  ici-bas, 
comme  des  scélérats,  et  qui  n'offraient  pour  tableau  du  bon- 
heur suprême  que  des  forfaits  à  commettre  et  des  passions  à  25 
contenter.  Mais  le  vice,  armé  d'une  autorité  sacrée,  descen- 
dait en  vain  du  séjour  éternel,  l'instinct  moral  le  repoussait 
du  cœur  des  humains.  En  célébrant  les  débauches  de  Jupiter 
on  admirait  la  continence  de  Xénocrate,2  la  chaste  Lucrèce 
adorait  l'impudique  Vénus;    l'intrépide  Romain  sacrifiait  à  30 

1  Caton  le  Censeur  se  perça  de  son  épée,  en  45  av.  J.-C.  à  Utique, 
car,  luttant  pour  la  liberté  de  Rome,  il  avait  été  vaincu  par  César. 

2  Philosophe  grec  du  IVme  siècle  avant  J.-C. 


300  \  1 1    ii  CEI 

la  Peur,1  il  invoquait  le  dieu  qui  mutila 
pana  murmure  de  la  main  du  sien.      l.<     plu    mépi 
divinités  furent   servies  par  les  plui  grandi  homme.     La 
sainte  voix  de  la  nature,  plus  forte  que  celli 
5  faisait  respecter  sur  la  tem  emblait  reléguer  dan 

ciel  le  (  rime  aw<  les  coupabli 

11  es1  donc  au  fond  des  âmes  un  principe  inné  de  ju 
de  vertu,  sur  lequel,  malgré  dos  propres  maxime-,  nous  ju- 
geons nos  actions  et  celles  d'autrui  comme  bonne-  ou  mau- 
io  vaises;    et   c'est   à  ce  principe   que  je   donne  le  nom  de 
conscience. 

Conscience!  conscience!  instinct  divin,  immortelle  et 
céleste  voix,  guide  assuré  d'un  être  ignorant  et  borné,  mair; 
intelligent  et  libre;    juge  infaillible  du  bien  et  du  mal,  qui 

15  rends  l'homme  semblable  à  Dieu  !  c'est  toi  qui  fais  l'excellence 
de  sa  nature  et  la  moralité  de  ses  actions;  sans  toi  je  ne  >ens 
rien  en  moi  qui  m'élève  au-dessus  des  bêtes  que  le  triste  privi- 
lège de  m'égarer  d'erreurs  en  erreurs  ù  l'aide  d'un  entendement 
sans  règle  et  d'une  raison  sans  principe. 

20  Grâce  au  ciel,  nous  voilà  délivrés  de  tout  cet  effrayant 
appareil  de  philosophie;  nous  pouvons  être  hommes  sans 
être  savants;  dispensés  de  consumer  notre  vie  à  l'étude  de 
la  morale,  nous  avons  à  moindres  frais  un  guide  plus  assuré 
dans  ce  dédale  immense   des  opinions  humaines.     Mais  ce 

25  n'est  pas  assez  que  ce  guide  existe,  il  faut  savoir  le  recon- 
naître et  le  suivre.  S'il  parle  à  tous  les  coeurs,  pourquoi 
donc  y  en  a-t-il  si  peu  qui  l'entendent?     Eh  !  c'est  qu'il  nous 

1  La  Peur:  le  dieu  Pavor  faisait  partie  du  cortège  de  Mars.  Le  roi 
Tullus  Hostilius  lui  fit  construire  un  autel  pour  remplir  un  vœu.  Les 
prêtres  s'appelaient  les  Pavorii. 

2  Kronos,  sur  la  demande  de  sa  mère  Gaea.  mutila  son  père  Uranus, 
car  celui-ci  jetait  dans  les  ténèbres  du  Tartare,  ses  propres  enfants  (les 
Titans,  les  Cyclopes.  les  Hécatonchires). 

8  La  loi  romaine  donnait  au  père  droit  de  vie  et  de  mort  sur  ses  enfants. 


PROFESSION   UE   FOI  3OI 

parle  la  langue  de  la  nature,  que  tout  nous  a  fait  oublier. 
La  conscience  est  timide,  elle  aime  la  retraite  et  la  paix;  le 
monde  et  le  bruit  l'épouvantent,  les  préjugés  dont  on  la  fait 
naître  sont  ses  plus  cruels  ennemis;  elle  fuit  ou  se  tait  devant 
eux;  leur  voix  bruyante  étouffe  la  sienne  et  l'empêche  de  se  5 
faire  entendre;  le  fanatisme  ose  la  contrefaire  et  dicter  le 
crime  en  son  nom.  Elle  se  rebute  enfin  à  force  d'être  écon- 
duite;  elle  ne  nous  parle  plus,  elle  ne  nous  répond  plus,  et 
après  de  si  longs  mépris  pour  elle,  il  en  coûte  autant  de  la 
rappeler  qu'il  en  coûta  de  la  bannir.  10 

La  Prière 

Ô  mon  enfant!  puissiez- vous  sentir  un  jour  de  quel  poids 
on  est  soulagé,  quand,  après  avoir  épuisé  la  vanité  des  opinions 
humaines  et  goûté  l'amertume  des  passions,  on  trouve  enfin 
si  près  de  soi  la  route  de  la  sagesse,  le  prix  des  travaux  de 
cette  vie  et  la  source  du  bonheur  dont  on  a  désespéré  !  Tous  15 
les  devoirs  de  la  loi  naturelle,  presque  effacés  de  mon  cœur 
par  l'injustice  des  hommes,  s'y  retracent  au  nom  de  l'éternelle 
justice,  qui  me  les  impose  et  qui  me  les  voit  remplir.  Je 
ne  sens  plus  en  moi  que  l'ouvrage  et  l'instrument  du  grand 
Être  qui  veut  le  bien,  qui  le  fait,  qui  fera  le  mien  par  le  con-  20 
cours  de  mes  volontés  aux  siennes  et  par  le  bon  usage  de  ma 
liberté;  j'acquiesce  à  l'ordre  qu'il  établit,  sûr  de  jouir  moi- 
même  un  jour  de  cet  ordre  et  d'y  trouver  ma  félicité;  car 
quelle  félicité  plus  douce  que  de  se  sentir  ordonné  dans  un 
système  où  tout  est  bien?  25 

En  proie  à  la  douleur,  je  la  supporte  avec  patience,  en 
songeant  qu'elle  est  passagère  et  qu'elle  vient  d'un  corps 
qui  n'est  point  à  moi.  Si  je  fais  une  bonne  action  sans  témoin, 
je  sais  qu'elle  est  vue,  et  je  prends  acte  pour  l'autre  vie  de  ma 
conduite  en  celle-ci.  30 

Pour  m 'élever  d'avance  autant  qu'il  se  peut  à  cet  état  de 
bonheur,  de  force  et  de  liberté,  je  m'exerce  aux  sublimes  con- 


302  \  il.    m    (El 

templations.    Je  médite  nu  L'ordre  de  l'univers,  non  pour 
l  e  tpliquer  par  de  vains  oui  L'adm 

a    e,  pour  adorer  V  auteur  qui  s'y  tait    sentir.    J<- 

(  onverse  avet  lui,  je  pénètre  to  Livine 

5  essence,  je  m'attendrî  bienfait 

mais  je  ne  le  prie  pa  .    Que  lui  demanderais- je?  qu'il  (  bai  . 
pour  moi  le  COUTS  des  choses,  qu'il  fil   des  miracles  eu  ma 
faveur?    Moi  qui  dois  aimer  par  i  tout  L'ordre  établi 

par  sa  e  et  maintenu  par  sa  providence,  voudiais-je 

10  que  cet  ordre  fût  troublé  pour  moi?  Non,  ce  vœu  téméraire 
mériterait  d'être  plutôt  puni  qu'exaucé.  Je  ne  lui  demande 
pas  non  plus  le  pouvoir  de  bien  faire;  pourquoi  lui  demander 
ce  qu'il  m'a  donné?  Ne  m'a-t-il  pas  donné  la  conscience 
pour  aimer  le  bien,  la  raison  pour  le  connaître,  la  liberté 

15  pour  le  choisir?  Si  je  fais  le  mal,  je  n'ai  point  d'excuse;  je 
le  fais  parce  que  je  le  veux;  lui  demander  de  changer  ma 
volonté,  c'est  lui  demander  ce  qu'il  me  demande;  c'est  vouloir 
qu'il  me  fasse  mon  œuvre  et  que  j'en  recueille  le  salaire;  n'être 
pas  content  de  mon  état,  c'est  ne  vouloir  plus  être  homme, 

20  c'est  vouloir  autre  chose  que  ce  qui  est,  c'est  vouloir  le  dés- 
ordre et  le  mal.  Source  de  justice  et  de  vérité,  Dieu  clément 
et  bon!  dans  ma  confiance  en  toi,  le  suprême  vœu  de  mon 
cœur  est  que  ta  volonté  soit  faite.  En  y  joignant  la  mienne 
je  fais  ce  que  tu  fais,  j'acquiesce  à  ta  bonté,  je  crois  partager 

25  d'avance  la  suprême  félicité  qui  en  est  le  prix. 

Dans  la  juste  défiance  de  moi-même,  la  seule  chose  que  je 
lui  demande,  ou  plutôt  que  j'attends  de  sa  justice,  est  de 
redresser  mon  erreur  si  je  m'égare  et  si  cette  erreur  m'est 
dangereuse.     Pour  être  de  bonne  foi  je  ne  me  crois  pas  in- 

30  faillible;  mes  opinions  qui  me  semblent  les  plus  vraies  sont 
peut-être  autant  de  mensonges  :  car  quel  homme  ne  tient 
pas  aux  siennes?  et  combien  d'hommes  sont  d'accord  en 
tout?  L'illusion  qui  m'abuse  a  beau  me  venir  de  moi,  c'est 
lui  seul  qui  m'en  peut  guérir.     J'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu 

55  pour  atteindre  à  la  vérité;    mais  sa  source  est  trop  élevée; 


PROFESSION   DE    FOI  303 

quand  les  forces  me  manquent  pour  aller  plus  loin,  de  quoi 
puis-je  être  coupable?  c'est  à  elle  à  s'approcher. 

La  Religion  Naturelle  et  la  Religion  Révélée 

Interrogé  maintenant  sur  la  Révélation  des  Écritures,  le  Vicaire 
répond : 

Vous  ne  voyez  dans  mon  exposé  que  la  religion  naturelle;  5 
il  est  bien  étrange  qu'il  en  faille  une  autre!  Par  où  con- 
naîtrai-je  cette  nécessité?  De  quoi  puis-je  être  coupable 
en  servant  Dieu  selon  les  lumières  qu'il  donne  à  mon  esprit 
et  selon  les  sentiments  qu'il  inspire  à  mon  cœur?  Quelle 
pureté  de  morale,  quel  dogme  utile  à  l'homme  et  honorable  à  10 
son  auteur  puis-je  tirer  d'une  doctrine  positive  que  je  ne 
puisse  tirer  sans  elle  du  bon  usage  de  mes  facultés?  Montrez- 
moi  ce  qu'on  peut  ajouter,  pour  la  gloire  de  Dieu,  pour  le  bien 
de  la  société  et  pour  mon  propre  avantage,  aux  devoirs  de  la 
loi  naturelle,  et  quelle  vertu  vous  ferez  naître  d'un  nouveau  15 
culte,  qui  ne  soit  pas  une  conséquence  du  mien.  Les  plus 
grandes  idées  de  la  Divinité  nous  viennent  par  la  raison  seule. 
Voyez  le  spectacle  de  la  nature,  écoutez  la  voix  intérieure. 
Dieu  n'a-t-il  pas  tout  dit  à  nos  yeux,  à  notre  conscience,  à 
notre  jugement?  Qu'est-ce  que  les  hommes  nous  diront  de  20 
plus?  Leurs  révélations  ne  font  que  dégrader  Dieu,  en  lui 
donnant  les  passions  humaines.  Loin  d'éclaircir  les  notions 
du  grand  Être,  je  vois  que  les  dogmes  particuliers  les  em- 
brouillent, que  loin  de  les  ennoblir  ils  les  avilissent;  qu'aux 
mystères  inconcevables  qui  l'environnent  ils  ajoutent  des  25 
contradictions  absurdes,  qu'ils  rendent  l'homme  orgueilleux, 
intolérant,  cruel;  qu'au  lieu  d'établir  la  paix  sur  la  terre,  ils 
y  portent  le  fer  et  le  feu.  Je  me  demande  à  quoi  bon  tout 
cela  sans  savoir  me  répondre.  Je  n'y  vois  que  les  crimes 
des  hommes  et  les  misères  du  genre  humain.  30 

On  me  dit  qu'il  fallait  une  révélation  pour  apprendre  aux 
hommes  la  manière  dont  Dieu  voulait  être  servi;  on  assigne 


304  vu  11  <i 

en  preuve  la  diversité  des  <  ultes  bizarres  qu'ils  ont  institués, 
el  l'on  m-  voit  pas  que  1  ette  di  :  de  la  fan- 

taisie des  révélations.     I  ><     que  les  peup 
de  faire  parler  Dieu,  chacun  la  fait  parler  à  le  et  lui 

5  a  t'ait  «lin-  ce  qu'il  a  voulu,    si  l'on  n'eût  écouté  qu( 
Dieu  (lit  au  cœur  de  l'homme,  il  n'y  aurait  jamais  eu  qu'une 
religion  sur  la  terre. 
Il  fallait  un  culte  uniforme,  je  le  veux  bien;  mai  tint 

était-il  donc  si  important  qu'il  fallût  tout    l'appareil    rie    la 

10  puissance  divine  pour  l'établir?    Ne  confondons  point  le 

cérémonial  oie  la  religion  avec  la  religion.     Le  1  dte   que 

Dieu  demande  est  celui  du  cœur;  et  celui-là,  quand  il  est 
sincère,  est  toujours  uniforme.  C'est  avoir  une  vanité  bien 
folle  de  s'imaginer  que  Dieu  prenne  un  si  grand  intérêt  à  la 

15  forme  de  l'habit  du  prêtre,  à  l'ordre  des  mots  qu'il  prononce, 
aux  gestes  qu'il  fait  à  l'autel  et  à  toutes  ses  génuflexion-. 
Eh!  mon  ami,  reste  de  toute  ta  hauteur,1  tu  seras  toujours 
assez  près  de  terre.  Dieu  veut  être  adoré  en  esprit  et  en 
vérité;  ce  devoir  est  de  toutes  les  religions,  de  tous  les  pa 

20  de  tous  les  hommes.  Quant  au  culte  extérieur,  s'il  doit  être 
uniforme  pour  le  bon  ordre,  c'est  purement  une  affaire  de 
police;  il  ne  faut  point  de  révélation  pour  cela. 

Le  Miracle 

Supposons  que  la  majesté  divine  daigne  s'abaisser  assez 
pour  rendre  un  homme  l'organe  de  ses  volontés  sacrées, 
25  est-il  raisonnable,  est-il  juste  d'exiger  que  tout  le  genre  humain 
obéisse  à  la  voix  de  ce  ministre  sans  le  lui  faire  connaître 
pour  tel?  Y  a-t-il  de  l'équité  à  ne  lui  donner,  pour  toutes 
lettres  de  créance,  que  quelques  signes  particuliers  faits  de- 
vant peu  de  gens  obscurs,  et  dont  tout  le  reste  des  hommes  ne 

1  C.  à.  d.:  reste  debout,  même  sans  t'agenouiller  tu  peux  adorer  en 
humilité. 


PROFESSION   DE   FOI  305 

saura  jamais  rien  que  par  ouï-dire?  Par  tous  les  pays  du 
monde,  si  l'on  tenait  pour  vrais  tous  les  prodiges  que  le  peuple 
et  les  simples  disent  avoir  vus,  chaque  secte  serait  la  bonne; 
il  y  aurait  plus  de  prodiges  que  d'événements  naturels,  et  le 
plus  grand  de  tous  les  miracles  serait  que,  là  où  il  y  a  des  s 
fanatiques  persécutés,  il  n'y  eût  point  de  miracles.  C'est 
l'ordre  inaltérable  de  la  nature  qui  montre  le  mieux  la  sage 
main  qui  la  régit;  s'il  arrivait  beaucoup  d'exceptions,  je  ne 
saurais  plus  qu'en  penser;  et,  pour  moi,  je  crois  trop  en  Dieu 
pour  croire  à  tant  de  miracles  si  peu  dignes  de  lui.  10 

Qu'un  homme  vienne  nous  tenir  ce  langage:  «  Mortels, 
je  vous  annonce  la  volonté  du  Très-Haut;  reconnaissez  à 
ma  voix  celui  qui  m'envoie;  j'ordonne  au  soleil  de  changer 
sa  course,  aux  étoiles  de  former  un  autre  arrangement,  aux 
montagnes  de  s'aplanir,  aux  flots  de  s'élever,  à  la  terre  de  15 
prendre  un  autre  aspect.  »  A  ces  merveilles,  qui  ne  reconnaî- 
tra pas  à  l'instant  le  maître  de  la  nature?  Elle  n'obéit  point 
aux  imposteurs;  leurs  miracles  se  font  dans  des  carrefours, 
dans  des  déserts,  dans  des  chambres;  et  c'est  là  qu'ils  ont 
bon  marché  d'un  petit  nombre  de  spectateurs  déjà  disposés  2a 
à  tout  croire.  Qui  est-ce  qui  m'osera  dire  combien  il  faut 
de  témoins  oculaires  pour  rendre  un  prodige  digne  de  foi? 
Si  vos  miracles,  faits  pour  prouver  votre  doctrine,  ont  eux- 
mêmes  besoin  d'être  prouvés,  de  quoi  servent-ils?  autant 
valait  n'en  point  faire.  25 

Reste  enfin  l'examen  le  plus  important  dans  la  doctrine 
annoncée;  car,  puisque  ceux  qui  disent  que  Dieu  fait  ici- 
bas  des  miracles  prétendent  que  le  diable  les  imite  quelquefois, 
avec  les  prodiges  les  mieux  attestés,  nous  ne  sommes  pas  plus 
avancés  qu'auparavant;  et,  puisque  les  magiciens  de  Pharaon  3c 
osaient,  en  présence  même  de  Moïse,  faire  les  mêmes  signes 
qu'il  faisait  par  l'ordre  exprès  de  Dieu,  pourquoi,  dans  son 
absence,  n'eussent-ils  pas,  aux  mêmes  titres,  prétendu  la 
même  autorité?  Ainsi  donc,  après  avoir  prouvé  la  doctrine 
par  le  miracle,  il  faut  prouver  le  miracle  par  la  doctrine,  de  35 


\  II.  Il    '1  I 

peur  de  prendre  L'œuvre  du  démon  pour  !  de  D 

Que  pensez  voua  de  i  e  dialèle?  ' 

Cciic  doctrine,  venant   de  Dieu,  doit   porter  l< 
ractère  de  la  Divinité;   non  seulement  elle  doit  non-  éclaircii 
5  les  idées  confuses  que  le  raisonnement  en  trace  dan 
i  prit,  mais  elle  doit  aussi  nous  proposer  un  <  ulte,  un  île, 

et  des  maximes  convenables  aux  attributs  p  nls 

nous  concevons  -<>n  essence.    Si  donc  elle  ne  nous  appre- 
nait que  des  choses  absurdes  et  sans  raison,  -i  elle  ne  DOUA 

10  inspirait  que  dc^  sentiments  d'aversion  p<n;r  dos  semblables 
et  de  frayeur  pour  nous-mêmes,  si  elle  ne  nous  peignait  '.u'un 
Dieu  colère,  jaloux,  vendeur,  partial,  haïssant  les  homn. 
un  Dieu  de  la  guerre  et  des  combats,  toujours  prêt  à  détruire 
et  foudroyer,  toujours  parlant  de  tourments,  de  peines,  et 

15  se  vantant  de  punir  même  les  innocents,  mon  cœur  ne  serai 
point  attiré  vers  ce  Dieu  terrible,  et  je  me  garderais  de  quitter 

la  religion  naturelle  pour  embrasser  celle-là 

A  l'égard  des  dogmes,  elle  me  dit  qu'ils  doivent  être  clairs, 
lumineux,  frappants  par  leur  évidence.     Si  la  religion  naturelle 

20  est  insuffisante,  c'est  par  l'obscurité  qu'elle  laisse  dans  les 
grandes  vérités  qu'elle  nous  enseigne:  c'est  à  la  révélation 
de  nous  enseigner  ces  vérités  d'une  manière  sensible  à  l'es- 
prit de  l'homme,  de  les  mettre  à  sa  portée,  de  les  lui  faire 
concevoir,  afin  qu'il  les  croie.     La  foi  s'assure  et  s'affermit 

25  par  l'entendement;  la  meilleure  de  toutes  les  religions  est 
infailliblement  la  plus  claire:  celui  qui  charge  de  mystères, 
de  contradictions,  le  culte  qu'il  me  prêche,  m'apprend  par 
cela  même  à  m'en  défier.  Le  Dieu  que  j'adore  n'est  point 
un  Dieu  de  ténèbres;  il  ne  m'a  point  doué  d'un  entendement 

50  pour  m'en  interdire  l'usage:  me  dire  de  soumettre  ma  raison, 
c'est  outrager  son  auteur.  Le  ministre  de  la  vérité  ne  ty- 
rannise point  ma  raison,  il  l'éclairé. 

1  On  appelle  ainsi  en  logique  l'argument  qui  se  réduit  à  prouver  une 
chose  incertaine  et  obscure  par  une  autre  entachée  des  mêmes  défauts, 
puis  cette  seconde  par  la  première. 


PROFESSION  DE   FOI  307 


Je  sus- Christ  et  Socrate 


Je  vous  avoue  aussi  que  la  sainteté  de  l'Évangile  est  un 
argument  qui  parle  à  mon  cœur,  et  auquel  j'aurais  même 
regret  de  trouver  quelque  bonne  réponse.  Voyez  les  livres 
des  philosophes  avec  toute  leur  pompe:  qu'ils  sont  petits 
près  de  celui-là  !  Se  peut-il  qu'un  livre  à  la  fois  si  sublime  et  j 
si  simple  soit  l'ouvrage  des  hommes?  Se  peut-il  que  celui 
dont  il  fait  l'histoire  ne  soit  qu'un  homme  lui-même?  Est-ce 
là  le  ton  d'un  enthousiaste  ou  d'un  ambitieux  sectaire? 
Quelle  douceur,  quelle  pureté  dans  ses  mœurs  !  quelle  grâce 
touchante  dans  ses  instructions!  quelle  élévation  dans  ses  10 
maximes!  quelle  profonde  sagesse  dans  ses  discours!  quelle 
présence  d'esprit,  quelle  finesse  et  quelle  justesse  dans  ses 
réponses  !  quel  empire  sur  ses  passions  !  Où  est  l'homme,  où 
est  le  sage  qui  sait  agir,  souffrir  et  mourir  sans  faiblesse  et 
sans  ostentation?  Quand  Platon  peint  son  juste  imaginaire  15 
{De  Rep.,  lib.  I),  couvert  de  tout  l'opprobre  du  crime,  et  digne 
de  tous  les  prix  de  la  vertu,  il  peint  trait  pour  trait  Jésus- 
Christ;  la  ressemblance  est  si  frappante  que  tous  les  Pères 
l'ont  sentie,  et  qu'il  n'est  pas  possible  de  s'y  tromper.  Quels 
préjugés,  quel  aveuglement  ne  faut-il  point  avoir  pour  oser  20 
comparer  le  fils  de  Sophronisque  au  fils  de  Marie?  Quelle 
distance  de  l'un  à  l'autre!  Socrate,  mourant  sans  douleur, 
sans  ignominie,  soutint  aisément  jusqu'au  bout  son  person- 
nage; et,  si  cette  facile  mort  n'eût  honoré  sa  vie,  on  douterait 
si  Socrate,  avec  tout  son  esprit,  fut  autre  chose  qu'un  sophiste.  25 
Il  inventa,  dit-on,  la  morale;  d'autres  avant  lui  l'avaient  mise 
en  pratique:  il  ne  fit  que  dire  ce  qu'ils  avaient  fait;  il  ne  fit 
que  mettre  en  leçons  leurs  exemples.  Aristide  avait  été 
juste  avant  que  Socrate  eût  dit  ce  que  c'était  que  justice; 
Léonidas  était  mort  pour  son  pays  avant  que  Socrate  eût  3a 
fait  un  devoir  d'aimer  la  patrie;  Sparte  était  sobre  avant 
que  Socrate  eût  loué  la  sobriété;  avant  qu'il  eût  défini  la 
vertu,  la  Grèce  abondait  en  hommes  vertueux.     Mais  où 


308  vu.  i  i   -) 

puii 

don!  lui  seul  ;i  donné  '  Du  sein  du  plus 

furii  la  plus  ha  <i  la 

simplicité  des  plus  héroïque*  honora  le  plui  vil  d<_ 

5  tous  les  peuples.     La  mort  di  Le,  philosophant  tranquil- 

lement a\i  i  i  la  plus  d 

celle  de  J<  pirant  dai  Injurié,  raillé, 

maudit  de  toul  un  peupb 
craindre.    Socrate,   prenant    la   coupe  énit 

10  celui  qui  la  Lui  présente  et  qui  pleur-  Je  au  milieu  'l'un 
supplice  affreux,  prie  pour  ses  bourreaux  acharnés.  Oui, 
si  la  vie  et  la  mort  de  Socrate  sont  d'i  .  la  vie  et  la  mort 

de  Jésus  sont  d'un  Dieu.  Dirons-nous  que  L'histoire  de 
l'Évangile  est  inventée  à  plaisir?    M  pas 

15  ainsi  qu'on  invente;  et  les  faits  *  .  dont  personnu 

doute,  sont  moins  attestés  que  ceux  de  Jésus-Christ.  Au 
fond,  c'est  reculer  la  difficulté  san>  la  détruire;  il  serait  plus 
inconcevable  que  plusieurs  hommes  d'accord  eussent  fabri- 
qué ce  livre,  qu'il  ne  l'est  qu'un  seul  en  ait  fourni  le  sujet 

20  Jamais  des  auteurs  juifs  n'eussent  trouvé  ni  ce  ton  ni  cette 
morale;   et  l'Évangile  a  des  caractères  de  vérité  si  gr&ft 
frappants,   si  parfaitement   inimitables,   que   l'inventeur  en 
serait  plus  étonnant  que  le  héros.     Avec  tout  cela,  ce  même 
Évangile  est  plein  de  choses   incroyables,  de  choses  qui  ré- 

«5  pugnent  à  la  raison,  et  qu'il  est  impossible  à  tout  homme 
sensé  de  concevoir  ni  d'admettre.  Que  faire  au  milieu  de 
toute»  ces  contradictions?  Être  toujours  modeste  et  cir- 
conspect, mon  enfant;  respecter  en  silence  ce  qu'on  ne 
saurait  ni  rejeter  ni  comprendre,   et   s'humilier  devant  le 

jo  grand  Être  qui  seul  sait  la  vérité. 

Voilà  le  scepticisme  involontaire  où  je  suis  resté;  mais 
ce  scepticisme  ne  m'est  nullement  pénible,  parce  qu'il  ne 
s'étend  pas  aux  points  essentiels  à  la  pratique,  et  que  je  suis 

1  Voyez,  dans  le  discours  sur  la  montagne,  le  parallèle  qu'il  fait  lui- 
même  de  la  morale  de  Moïse  à  la  sienne.    (Matth.,  chap.  V,  vers  21  ss.) 


PROFESSION   DE   FOI  309 

bien  décidé  sur  les  principes  de  tous  mes  devoirs.  Je  sers 
Dieu  dans  la  simplicité  de  mon  cœur.  Je  ne  cherche  à  savoir 
que  ce  qui  importe  à  ma  conduite.  Quant  aux  dogmes 
qui  n'influent  ni  sur  les  actions  ni  sur  la  morale,  et  dont  tant 
de  gens  se  tourmentent,  je  ne  m'en  mets  nullement  en  peine,    5 

Conclusion  de  la  Profession  de  Foi 

Bon  jeune  homme,  soyez  sincère  et  vrai  sans  orgueil;  sachez 
être  ignorant;  vous  ne  vous  tromperez  ni  vous  ni  les  autres. 
Si  jamais  vos  talents  cultivés  vous  mettent  en  état  de  parler 
aux  hommes,  ne  leur  parlez  jamais  que  selon  votre  conscience, 
sans  vous  embarrasser  s'ils  vous  applaudiront.  L'abus  du  10 
savoir  produit  l'incrédulité.  Tout  savant  dédaigne  le  sen- 
timent vulgaire;  chacun  en  veut  avoir  un  à  soi.  L'or- 
gueilleuse philosophie  mène  à  l'esprit  fort  comme  l'aveugle 
dévotion  mène  au  fanatisme.  Évitez  ces  extrémités,  restez 
toujours  ferme  dans  la  voie  de  la  vérité,  ou  de  ce  qui  vous  15 
paraîtra  l'être  dans  la  simplicité  de  votre  cœur,  sans  jamais 
vous  en  détourner  par  vanité  ou  par  faiblesse.  Osez  confesser 
Dieu  chez  les  philosophes;  osez  prêcher  l'humanité  aux  in- 
tolérants; vous  serez  seul  de  votre  parti,  peut-être,  mais 
vous  porterez  en  vous-même  un  témoignage  qui  vous  dis-  20 
pensera  de  ceux  des  hommes.  Qu'ils  vous  aiment  ou  vous 
haïssent,  qu'ils  lisent  ou  méprisent  vos  écrits,  il  n'importe. 
Dites  ce  qui  est  vrai,  faites  ce  qui  est  bien;  ce  qui  importe 
à  l'homme  est  de  remplir  ses  devoirs  sur  la  terre,  et  c'est  en 
s'oubliant  qu'on  travaille  pour  soi.  Mon  enfant,  l'intérêt  25 
particulier  nous  trompe;  il  n'y  a  que  l'espoir  du  juste  qui 
ne  trompe  point. 

La  Profession  de  Foi  du  Vicaire  Savoyard  attira  sur  Rousseau 
des  attaques  violentes.     La  plus  célèbre  est  le  long  Mandement  de 
Monseigneur,  V Archevêque  de   Paris  portant  Condamnation  d'un  30 
Livre  qui  a  pour  titre  Emile  ou  de  L'Éducation,  par  Jean-Jacques 
Rousseau,  citoyen  de  Genève. 


IO  Vil.    I 

(  ni  tSTOi  m    Di    i.  par    la 

et  par  la 

i  du<  de  Sainl  ( lloud,  paix  de  I  .'leur  de 

l'ordre  du  Sainl  Esprit    proviseur  de  Sorbom»  tou^ 

5  les  fidèles  de  notre  di  ..  tion. 

I.  Saint   Paul  a  prédit,  M.    I .  C.  I  .  '  M.      I 
I  |  qu'il  viendrait  <l<  i  jours  ptrUU 

gens  amateurs  d\  fiers,  s* 

enflés  d'orgueil,  amateurs  des  voluptés  plutôt  qui    U    i 

10  des  hommes  d'un  esprit  corrompu  <t  p,  r  J  | 

dans   quels    temps   malheureiu  e   prédiction    l'est-eUe 

accomplie  plus  à  la  lettre  que  dan-  le  nôtre I     L'ir*  rédulité, 
enhardir  par  tonte-  les  passions,  bc  présente  -ou-  toute 
formes,  afin  de  se  proportionner  en  quelque  aorte  à  tous 

15  les  ,'il:< S,  à  tOUS  les  caractère-,  à  tOUS  I  antôt.  [>our 

s'insinuer  dans  des  esprits  qu'elle  trouve  déjà  ensorcelés  par 
la  bagatelle,  elle  emprunte  un  style  léger,  agréable  et  trh 

de  là  tant  de  romans,  également  obscènes  et  impies  dont  le 
but  est  d'amuser  l'imagination  pour  séduire  l'esprit  et 

20  rompre  le  cœur.  Tantôt,  affectant  un  air  de  profondeur  et 
de  sublimité  dans  ses  vues,  elle  feint  de  remonter  aux  premiers 
principes  de  nos  connaissances,  et  prétend  s'en  autoriser  pour 
secouer  un  joug  qui,  selon  elle,  déshonore  l'humanité,  la 
Divinité  même.     Tantôt  elle  déclame  en  furieuse  contre  le 

25  zèle  de  la  religion,  et  prêche  la  tolérance  universelle  avec  em- 
portement. Tantôt  enfin,  réunissant  tous  ces  divers  langages, 
elle  mêle  le  sérieux  à  l'enjouement,  des  maximes  pure-  à  des 
obscénités,  de  grandes  vérités  à  de  grandes  erreurs,  la  foi  au 
blasphème;   elle  entreprend,  en  un  mot,  d'accorder  les  lu- 

50  mières  avec  les  ténèbres.  Jésus-Christ  avec  Bélial:  et  tel  est 
spécialement,  M.  T.  C.  F.,  l'objet  qu'on  paraît  s'être  pro- 
posé dans  un  ouvrage  récent,  qui  a  pour  titre,  Emile  ou  de 
l'Éducation.  Du  sein  de  l'erreur  il  s'est  élevé  un  homme 
plein  du  langage  de  la  philosophie,  sans  être  véritablement 

«5  philosophe;    esprit  doué  d'une   multitude  de  connaissances 


PROFESSION   DE   FOI  311 

qui  ne  l'ont  pas  éclairé,  et  qui  ont  répandu  des  ténèbres  dans 
les  autres  esprits;  caractère  livré  aux  paradoxes  d'opinions 
et  de  conduite,  alliant  la  simplicité  des  mœurs  avec  le  faste 
des  pensées,  le  zèle  des  maximes  antiques  avec  la  fureur  d'é- 
tablir des  nouveautés,  l'obscurité  de  la  retraite  avec  le  désir  5 
d'être  connu  de  tout  le  monde:  on  l'a  vu  invectiver  contre 
les  sciences  qu'il  cultivait,  préconiser  l'excellence  de 
l'Évangile  dont  il  détruisait  les  dogmes,  peindre  la  beauté 
des  vertus  qu'il  éteignait  dans  l'âme  de  ses  lecteurs.  Il 
s'est  fait  le  précepteur  du  genre  humain  pour  le  tromper,  le  10 
moniteur  public  pour  égarer  tout  le  monde,  l'oracle  du  siècle 
pour  achever  de  le  perdre.  Dans  un  ouvrage  sur  l'inégalité 
des  conditions,  il  avait  abaissé  l'homme  jusqu'au  rang  des 
bêtes;  dans  une  autre  production  plus  récente,  il  avait  in- 
sinué le  poison  de  la  volupté  en  paraissant  le  proscrire:  dans  15 
celui-ci,  il  s'empare  des  premiers  moments  de  l'homme  afin 
d'établir  l'empire  de  l'irréligion 

Il  y  a  27  articles  au  Mandement.     L'auteur  d'Emile  est  accusé 
de  ne  «  reconnaître  aucune  religion  »  ;     «  il  n'accorde  pas  même 
à  un  enfant  de  1 5  ans  la  capacité  de  croire  en  Dieu  »  ;    «  il  ne  croit  20 
pas  nécessaire  au  salut  la  connaissance  de  l'existence  de  Dieu.» 
«  Il  semble  qu'il  n'ait  rejeté  la  Révélation  que  pour  s'en  tenir  à 
la  religion  naturelle.»    «  Et  comment  ces  hommes  audacieux  qui 
refusent  de  se  soumettre  à  l'autorité  de  Dieu  même,  respecteraient- 
ils  celle  des  rois  qui  sont  les  images  de  Dieu,  ou  celle  des  magistrats  25 
qui  sont  les  images  des  rois?  »...  etc.     Donc:    «  Malheur  à  vous, 
malheur  à  la  société,  si  vos  enfants  étaient  élevés  d'après  les 
principes  de  l'auteur  d' Emile  !  »     L'article  27  conclut  le  Mande 
ment  ainsi: 

Nous  condamnons  le  dit  livre  comme  contenant  une  30 
doctrine  abominable,  propre  à  renverser  la  loi  naturelle  et  à 
détruire  les  fondements  de  la  religion  chrétienne,  établissant 
des  maximes  contraires  à  la  morale  évangélique  ;  tendant  à 
troubler  la  paix  des  États,  à  révolter  les  sujets  contre  l'au- 
torité de  leur  souverain;    comme  contenant  un  très  grand  35 


vu  i 

non 

pleines  de  haine  <  onin-  1  I 

au  ■  dû  à  !  I.<  riturc  lainti  ■  tradil  I 

blasphématoû 
équem  e,  nous  défcndon- 

nés  de  notre  d  le  lire  ou  retenu;  le  dit  bvn 

peines  de  droit. 

Donné  à  Paris,  en  notre  palais  archié]  '..  le  vii 

jour  d'août  mil  sept  cent  soixante-deux 
10  Signé:  *  CHRISTOPHE,    i 

Par  Monseigneur,  ni  L  .  Tom  he. 

SOPHIE2 

a  Nous  voici  parvenus  au  dernier  acte  de  la  jeunesse.»  Il 
faut  trouver  une  compagne  à  Emile  qui  a  atteint  s  me 

année.     Rousseau  parle  souvent  élève  d'une  femme  idéale — 

15  idéale  pour  Emile,  pas  idéale  en  soi. 

Je  ne  veux  pas  pour  cela  qu'on  trompe  un  jeune  homme  en 
lui  peignant  un  modèle  de  perfection  qui  ne  puisse  exister; 

mais  je  choisirai  tellement  le  sa  maltresse,  qu'il- 

lui  conviennent,  qu'ils  lui  plaisent,  et  qu'ils  servent  à  corriger 
20  les  siens. 

En  voyant  des  femmes  réelles.  Kmile  les  comparera  à  celle  de 
son  rêve,  et  n'en  voudra  pas.  Et  quand  il  est  conduit  à  la  ville,  il 
est  plus  dégoûté  que  jamais  de  la  femme  qui  est  le  produit     de 

1  Rousseau  répondit  une  longue  et  très  éloquente  lettre  à  Christophe 
de  Beaumont,  archevêque  de    Paris,   iS    nov.    1762    (parue   en  1763). 
Ajoutons  ici  que  M.  Masson    Religion  de  Rousseau.  III,  p.  51)  cite 
lettre  de  Seguier  de  Saint-Brisson  à  Rousseau  où  on  lit  que  beaucouj 
dévots  catholiques  le  «  chérissent  ».  et  que  «  l'archevêque  de  Paris  a  été 
très  fâché,  même  avant  votre  Lettre,  des  horribles  épithètes  que 
vous  avait  données  dans  son  Mandement.  »    Ce  ne  serait  donc  pas  l'arche- 
vêque qui  aurait  écrit  le  Mandev 

2  Rappelons  que  le  premier  Traité  sur  l'Éducation  des  Filles  est  celui 
de  Fénelon  (176S). 


SOPHIE  313 

l'éducation  par  la  société.      «  En  passant   ainsi  le  temps,  nous 
cherchons  toujours  Sophie.» 

Sophie    sera    la    femme    élevée    selon    les    mêmes    principes 
qu'Emile,  et  qui  conviendra  à  Emile.      «  En  tout  ce  qui  ne  tient 
pas  au  sexe,  la  femme  est  homme  ...  ils  ne  diffèrent  entre  eux    S 
que  du  plus  au  moins.      En  tout  ce  qui  tient  au  sexe,  la  femme  et 
l'homme  ont  partout  des  rapports  et  partout  des  différences  ...» 

L'homme  étant  le  plus  fort,  la  femme  doit  accepter  cette  loi 
de  la  nature,  et  de  là  cette  phrase  souvent  citée  de  Rousseau: 
«  Il  s'en  suit  que  la  femme  est  faite  spécialement  pour  plaire  à  10 
l'homme.»  Du  reste,  continue  Rousseau,  ce  n'est  pas  l'homme 
qui  gagne  à  cet  arrangement,  c'est  la  femme.  Car  la  femme,  en 
plaisant  à  l'homme  —  selon  l'ordre  de  la  nature  —  devient  facile- 
ment la  maîtresse  de  l'homme  et  a  toutes  les  forces  de  celui-ci 
à  son  service.  Ainsi,  que  la  femme  ne  commette  pas  la  faute  de  15 
désobéir  à  la  nature  et  de  «  provoquer  »  l'homme. 

La  Course 

Rousseau  raconte  dans  les  Confessions,  X,  qu'il  écrivit  le  Cin- 
quième Livre  d'Emile,  Sophie,  dans  les  semaines  où,  pendant 
qu'on  réparait  son  appartement  de  Mont -Louis,  à  Montmorency, 
il  avait  accepté  l'hospitalité  du  Maréchal  de  Luxembourg.  Il  était  20 
logé  dans  un  bâtiment  du  grand  parc,  au  milieu  d'une  nature 
enchanteresse.  «  C'est  dans  cette  profonde  et  délicieuse  solitude 
qu'au  milieu  des  bois  et  des  eaux,  aux  concerts  des  oiseaux  de 
toute  espèce,  au  parfum  de  la  fleur  d'orange,  je  composai,  dans 
une  continuelle  extase,  le  Cinquième  livre  d'Emile,  dont  je  dus,  25 
en  grande  partie,  le  coloris  assez  frais,  à  la  vive  impression  du 
local  où  j'écrivais.» 

Voici  une  des  scènes  de  ce  livre,  qui  est  souvent  un  roman. 
C'est  lors  d'une  des  premières  visites  d'Emile  à  la  maison  de 
Sophie.  30 

A  propos  de  gâteaux,  je  parle  à  Emile  de  ses  anciennes 
courses.1    On  veut  savoir  ce  que  c'est  que  ces  courses:    je 

1  Voir  plus  haut  l'extrait:  La  course,  le  sens  de  la  vue,  et  la  générosité 
du  Sportsman  (2me  âge). 


Ml       I    I     M  i     . 


plique,  on  en  rit .  on  lui  demande 
Mieux  que  jamais,  répond  il;  ;■ 
oublié.    Quelqu'un   de   la  con 
de  le  voir  courir,  et  nue  ]<•  dire;   quelque  autn 
5  de  la  proposition;    il  accepte:    on  fait  rassembler  d< 
trois  jeunes  gens  des  environs;  on  dé  ;>our 

mieux  imiter  les  anciens  jeux,  on  mel  un  gati  i  r  le  hut. 
Chacun  se  tient  prêt;  le  papa  donne  le  signal  en  frappant 
des  mains.    L'agile  Emile  fend  l'air,  et  au  !><>ut  de 

10  la  carrière  qu'à  peine  mes  trois  lourdauds  sont  parti-.    I 
reçoit  le  prix  des  mains  de  Sophie,  et,  non  moi  éreux 

qu'Ênée,  fait  des  présents  à  tous  les  -.' 

Au  milieu  de  l'éclat  du  triomphe,  Sophie  im- 

queur  et  se  vante  de  courir  aussi  bien  que  lui.    Il  ne  n 

15  point  d'entrer  en  lice  avec  elle.  et.  tandis  qu'elle  s'apprête 
à  l'entrée  de  la  carrière,  qu'elle  retrou— e  sa  roi  deux 

côtés,   et   que,   plus  curieuse   d'étaler   une   jambe    fine    aux 
yeux  d'Emile  que  de  le  vaincre  à  ce  combat,  elle  n  g 
ses  jupes  sont  assez  courtes,  il  dit  un  mot  à  l'oreille  de  la 

20  mère;  elle  sourit  et  fait  un  signe  d'approbation.  Il  vient 
alors  se  placer  à  côté  de  sa  concurrente,  et  le  signal  n'est 
pas  plus  tôt  donné,  qu'on  la  voit  partir  et  voler  comme  un 
oiseau. 

Les  femmes  ne  sont  pas  faites  pour  courir;    quand  elle- 

25  fuient,  c'est  pour  être  atteintes.  La  course  n'est  pas  la  seule 
chose  qu'elles  fassent  maladroitement,  mais  c'e^  la  seule 
qu'elles  fassent  de  mauvaise  grâce:  leurs  coudes  en  arrière 
et  collés  contre  leur  corps  leur  donnent  une  attitude  risible, 
et  les  hauts  talons  sur  lesquels  elles  sont  juchées  les  font 

^o  paraître  autant  de  sauterelles  qui  voudraient  courir  san- 
sauter. 

Emile,  n'imaginant  point  que  Sophie  coure  mieux  qu'une 

1  Enéide,  Livre  Y.    Aux  fêtes  données  en  mémoire  de  son  père  Ane: 
Énée  après  avoir  couronné  les  vainqueurs  des  courses  et  des  régates, 
récompense  aussi  les  vaincus. 


SOPHIE  315 

autre  femme,  ne  daigne  pas  sortir  de  sa  place  et  la  voit  partir 
avec  un  souris  moqueur.  Mais  Sophie  est  légère  et  porte  des 
talons  bas;  elle  n'a  pas  besoin  d'artifice  pour  paraître  avoir 
le  pied  petit;  elle  prend  les  devants  d'une  telle  rapidité  que, 
pour  atteindre  cette  nouvelle  Atalante,1  il  n'a  que  le  temps  5 
qu'il  lui  faut  quand  il  l'aperçoit  si  loin  devant  lui.  Il  part 
donc  à  son  tour,  semblable  à  l'aigle  qui  fond  sur  sa  proie;  il 
la  poursuit,  la  talonne,  l'atteint  enfin  tout  essoufflée,  passe 
doucement  son  bras  gauche  autour  d'elle,  l'enlève  comme 
une  plume,  et  pressant  sur  son  cœur  cette  douce  charge,  il  ic 
achève  ainsi  la  course,  lui  fait  toucher  le  but  la  première, 
puis  criant:  Victoire  à  Sophie  !  met  devant  elle  un  genou  en 
terre  et  se  reconnaît  le  vaincu. 

Le  problème  du  mariage  est  au  premier  plan.     Le  père  de 
Sophie  lui  propose  cette  méthode  nouvelle:    «  Les  parents  choi-  15 
sissent  l'époux  de  leur  fille,  et  ne  la  consultent  que  pour  la  forme: 
tel  est  l'usage.     Nous  ferons  entre  nous  tout  le  contraire;   vous 
choisirez  et  nous  serons  consultés.» 

La  grande  beauté  me  paraît  plutôt  à  fuir  qu'à  rechercher 
dans  le  mariage.  La  beauté  s'use  promptement  par  la  pos-  20 
session,  au  bout  de  six  semaines  elle  n'est  plus  rien  pour  le 
possesseur,  mais  ses  dangers  durent  autant  qu'elle.  A  moins 
qu'une  belle  femme  ne  soit  un  ange,  son  mari  est  le  plus 
malheureux  des  hommes,  et,  quand  elle  serait  un  ange,  com- 
ment empêchera-t-elle  qu'il  ne  soit  sans  cesse  entouré  d'en-  25 
nemis?  Si  l'extrême  laideur  n'était  pas  dégoûtante,  je  la 
préférerais  à  l'extrême  beauté;  car  en  peu  de  temps,  l'une 
et  l'autre  étant  nulles  pour  le  mari,  la  beauté  devient  un  in- 
convénient et  la  laideur  un  avantage. 

L'éducation  de  Sophie  n'est  ni  brillante,  ni  négligée;   elle  30 
a  du  goût  sans  étude,  du  talent  sans  art,  du  jugement  sans 

1  Atalante,  célèbre  pour  son  agilité  à  la  course,  déclara  à  la  foule  de 
ses  prétendants  qu'elle  ne  donnerait  sa  main  qu'à  celui  Qui  la  dépasserai* 
à  la  course. 


;  6  VU     I   • 

coni  dtivé 

pour  apprendn 

que  le  grain  pour  rapporter.    Elle  n'a  jamais  lu  de  livre  que 

Barrême,1  et  Télémaque,  qui  lui  tomba  p 
5  mains;    mais  une  611e  capable  •!  .a  sionip 

maque  a-t  ^elle  un  <  oeui 

délicatesse?    Ol'aimabL  Heureua  celui   qu'on 

destine  à  L'instruire!    Elle  ;   le  pi  il  de 

son  mari,  mais  son  disciple;    Loin  de  vouloir  L'assujettir 
io  goûts,  elle  prendra  os. 

phie  a  <le  la  religion;   mais  une  religion  raisonnable 
simple,  peu  de  dogmes  et  moins  de  pratiques  de  dévotion: 

ou  plutôt,  ne  connaissant  de  pratique  [elle  que  la  morale, 

elle  dévoue  sa  vie  entière  à  servir  Dieu  en  faisant  le  bien. 

15  Dans  toutes  les  instructions  nue  ses  parent-  lui  ont  don: 
sur  ce  sujet,  ils  l'ont  accoutumée  à  une  soumi--ion  respec- 
tueuse, en  lui  disant  toujours    1  Ma  fille,  ces  connaissances 
ne  sont  pas  de  votre  âge;    votre  mari  vous  en  instruira  quand 
il  sera  temps.  »      Du  reste,  au  lieu  de  1  iété, 

20  ils  se  contentent  de  la  lui  prêcher  par  leur  exemple,  et  cet 
exemple  est  gravé  dans  son  coeur. 

L'art  de  penser  n'est  pas  étranger  aux  femmes,  mais  elles 
ne  doivent  faire  qu'effleurer  les  sciences  de  raisonnement. 
Sophie  conçoit  tout  et  ne  retient  pas  grand'chose.  Ses  plus 
25  grands  progrès  sont  dans  la  morale  et  les  choses  de  goût; 
pour  la  physique,  elle  n'en  retient  que  quelque  idée  des  lois 
générales  et  du  système  du  monde.  Quelquefois,  dan-  leurs 
promenades,  en  contemplant  les  merveilles  de  la  nature,  leurs 
cœurs  innocents  et  purs  osent  s'élever  jusqu'à  son  auteur; 

1  Barrême  (1640-1703),  mathématicien  célèbre,  auteur  du  Livre  des 
Comptes,  manuel  en  usage  longtemps  pour  l'enseignement  de  l'arith- 
métique en  France. 


SOPHIE  3T7 

ils  ne  craignent  pas  sa  présence,  ils  s'épanchent  conjointe- 
ment devant  lui. 

Quoi!  deux  amants  dans  la  fleur  de  l'âge  emploient  leur 
tête-à-tête  à  parler  de  religion  !  Ils  passent  leur  temps  à  dire 
leur  catéchisme  !  Que  sert  d'avilir  ce  qui  est  sublime?  Oui,  5 
sans  doute,  ils  le  disent  dans  l'illusion  qui  les  charme;  ils  se 
voient  parfaits,  ils  s'aiment,  ils  s'entretiennent  avec  enthou- 
siasme de  ce  qui  donne  un  prix  à  la  vertu.  Les  sacrifices 
qu'ils  lui  font  la  leur  rendent  chère.  Dans  des  transports 
qu'il  faut  vaincre,  ils  versent  quelquefois  ensemble  des  larmes  10 
plus  pures  que  la  rosée  du  ciel,  et  ces  douces  larmes  font  l'en- 
chantement de  leur  vie;  ils  sont  dans  le  plus  charmant  délire 
qu'aient  jamais  éprouvé  des  âmes  humaines. 

Les  Fiançailles 

Emile  est  heureux  autant  qu'un  homme  peut  l'être.  Irai-je 
en  ce  moment  abréger  un  destin  si  doux?  irai-je  troubler  15 
une  volupté  si  pure?  Ah!  tout  le  prix  de  la  vie  est  dans  la 
félicité  qu'il  goûte.  Que  pourrais-je  lui  rendre  qui  valût 
ce  que  je  lui  aurais  ôté?  Même  en  mettant  le  comble  à 
son  bonheur  j 'en  détruirais  le  plus  grand  charme.  Ce  bonheur 
suprême  est  cent  fois  plus  doux  à  espérer  qu'à  obtenir;  on  en  20 
jouit  mieux  quand  on  l'attend  que  quand  on  le  goûte.  O 
bon  Emile,  aime  et  sois  aimé!  jouis  longtemps  avant  que  de 
posséder;  jouis  à  la  fois  de  l'amour  et  de  l'innocence;  fais 
ton- paradis  sur  la  terre  en  attendant  l'autre;  je  n'abrégerai 
point  cet  heureux  temps  de  ta  vie;  j'en  filerai  pour  toi  l'en-  25 
chantement;  je  le  prolongerai  le  plus  qu'il  sera  possible. 
Hélas!  il  faut  qu'il  finisse,  et  qu'il  finisse  en  peu  de  temps; 
mais  je  ferai  du  moins  qu'il  dure  toujours  dans  ta  mémoire, 
et  que  tu  ne  te  repentes  jamais  de  l'avoir  goûté. 

Au  moment  où  les  deux  jeunes  gens  s'attendent  au  mariage  30 
(elle  a  18  ans,  lui  22),  Rousseau  les  sépare,  «  cet  âge  est  celui  de 
l'amour,    mais    non   celui    du    mariage.»     Rousseau   les    sépare, 
d'abord  pour  l'épreuve  de  l'absence,  et  puis,  pour  permettre  à 


I  VII       I    !        . 

Emile  de  \  dant  «i-  un  dam 

L'État  ion  rôle;    il  faut  que,  comme  le   lelémaque  de  I' 

parc  ouïe  le  inonde  Ct  »  om] 

Ajoutons  que  !<•  lit    projeté      et    cornu  un 

5  roman  «lu  mari.i ■.-•     /  et  SopkU,      I  CTOOlpll 

Sophie,   et    «fllcu    siK(oml)i  bonheur 

durable  ne  sont  m  quia  qu'apn 

DU    CONTRAT    SOCIAL 

Rousseau  'lit  que  i e  fut  pendant 
[744),  quand  il  était  au  service  de  l'Ambassadeur  de    Fi 
io  qu'il  réfléchit  aux  problèmes  de  la  politique  [*>ur  la  prem  • 
sérieusement.     Il  toucha  à  ces  question!  le   l> 

l'Origine  de  V Inégalité,  écrit  en  1753;    il  publia  son  «  art  i<  i- 
l'Economie    Politique»,  dans   le   volume    V   de   ï  En<  ydnpé  : 

175;.  à  Montmorency,  en  1759,  à  L'époque  de  sa  grande  activité 

15  littéraire,  en  même  temps  qu'il  travaillait  a  ;  .1  La    '• 

Héloise,  il  décida  de  mettre  par  écrit  ses  idées  sur  la   Politique. 

Mais  en  revoyant  ses  notes,  il  abandonna  un  projet  qu'il 

eu  de  composer  un  traité  complet  sur  Les  Institution    P     tiques; 

et  il  se  borna  à  donner  ses  vues  sur  les  fondements  de  la  société 
20  civile,  et  à  exposer  quelques  principes  d'organization  politique. 

Il  appela  son  petit  livre,  Du  Contrat  Social} 

L'ouvrage  fut  terminé  au  mois  d'août  1761,  et  parut   en  avril 

1762,  à  peu  près  un  an  après  La   Nouvelle  Héloise,  et  quelques 

semaines  avant  Emile. 


*5 


L'idée  de  l'existence  d'un  Contrat  Social  à  l'origine  de  toute 
société  n'appartient  pas  à  Rousseau.     Elle  avait  été  en  quelque 

1  Voir  Confessions,  IX,  (Éd.  Hachette,  VIII,  288-0). 

2  II  y  a  trois  éditions  à  consulter  surtout  pour  l'étude  de  ce  livre:  La 
grande  édition  scientifique  de  Dreyfus-Brisac.  Le  Contrat  Social,  édition 
comprenant,  avec  le  texte  définitif,  les  versions  primitivesde  l'ouvrage  .  .  . 
Paris.  Alcan  1896.  Et  deux  éditions  pour  étudiants:  celle  de  G.  Beaula- 
von,  Paris,  F.  Rieder  et  Cie.  1903.  2meéd.  1914;  et  celle  de  C.  E.  Vaughan, 
Manchester,  L'niversity  Press,  191S.  Des  bibliographies  se  trouvent 
chez  Beaulavon,  pp.  105-113;    et  chez  Vaughan,  pp.  166-171. 


DU  CONTRAT  SOCIAL  319 

sorte  suggérée,  dans  les  temps  modernes,  par  exemple  par  La 
Boétie,  De  la  Servitude   Volontaire  (1574);    et  elle  avait  pris  un 
caractère  défini  dès  le  XVIme  siècle,  chez  Hooker  (1594)  ;    puis  elle 
fut  reprise  au  XVIIme  siècle,  d'abord  chez  Grotius  (1625),  puis 
chez  Milton  (1649);    et  surtout  chez  Hobbes,  qui  dans  son   De    5 
Cive  (1642)  partait  de  l'idée  que  l'homme  étant  méchant  (homo 
homini  lupus)  il  faut  un  contrat  pour  se  garder  en  commun  contre 
la  méchanceté  de  chacun;  et  chez  Locke  qui,  dans  ses  Two  Treatises 
on  Civil  Government  (1690)  adoptait  l'idée  du  contrat  parce  que  les 
hommes  sont  bons,  et  veulent  s'associer  pour  développer  leur  bonté.  10 
Rousseau,  lui,  semble  croire  que  l'homme  d'avant  la  société  civile 
était  assez  bon  pour  ne  pas  avoir  besoin  de  contrat,  mais  que  les 
rapports  devenant  plus  complexes  entre  les  hommes,  le  contrat 
est  devenu  nécessaire  pour  assurer  la  défense  contre  les  égoïsmes 
particuliers  et  l'association  des  intérêts  de  classes.     Le  Tractât  us  15 
Politicus  de  Spinoza  (1670)  serait  probablement  le  plus  proche 
de  la  théorie  de  Rousseau  —  mais  il  n'est  pas  fini.     (Voir  sur  ce 
sujet  l'excellent  résumé  de  C.  E.  Vaughan,  dans  la  Préface  à  son 
édition  du  Contrat  Social,   1918,  pp.   lv-lxv.)     On  a  pensé   que 
Rousseau  avait  emprunté  certaines  de  ses  idées  aux  «  Franchises  »  20 
octroyées  dès  le  XIVme  siècle  aux  bourgeois  de  Genève  par  l'évêque 
Adhémar  Fabri,  ou  à  la  Constitution  de  la  Genève  contemporaine. 
Il  faut  admettre  ceci  avec  beaucoup  de  réserve:    «  Ce  qui  est  vrai 
c'est  que  Rousseau  avait  trouvé  à  Genève  le  principe  de  la  sou- 
veraineté populaire,  très  imparfaitement  réalisé  dans  la  pratique,  25 
mais  du  moins  proclamé  en  théorie.     Il  n'a  pas  été  plus  inspiré  par 
les  institutions  de  Calvin  que  par  les  franchises  de  Fabri,  mais  il 
a  été  frappé  de  ce  qu'une  ville  d'une  population  modérée,  ni  très 
riche,  ni  très  pauvre,  avait  pu  réaliser  une  ombre    du  régime 
démocratique.»     (Beaulavon,   Édition   du   Contrat  Social,   Paris  30 
1914,  p.  68.) 

Le  premier  chapitre  du  livre  commence  par  ces  mots  fameux: 
L'homme  est  né  libre,  et  partout  il  est  dans  les  fers.  C'est-à-dire, 
l'homme  (qui  naît  avec  le  désir  du  bonheur)  avait  trouvé,  dans 
les  temps  préhistoriques,  le  monde  ouvert  pour  réaliser  librement  $z 
ce  bonheur.  Il  pouvait  choisir  pour  y  habiter  les  endroits  de  la 
rerre  où  la  nature  lui  fournissait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  satisfaire 


-•o  vu 

•  ù  le  <  lirn.it  éUil   b 
Mail    voir  le  D 

homme  al  mutucllcmcni   g 

Si  l'homme  avait  continué  ui'Ioini-  urei  ,\t.. 

5  i  boses,  on  lerail  arrivé  à  l'anart  lue     I  1 

organiser  la  et  L'home 

il  y  avait  la  liberté,  à  l'étt 

trainte.    \  où  i  don.  le  point  de  départ  ou  civile 

signifie  à~priori:  icciété  où  l'hoi,  .mme 

10  dana  l'état  de  nature,  maia  «  dan 

Alors  le  problème  fondamental  de  la  politique      -       Qui  aura 
autorité  pour  imposer  ou  régler  i  ette  «  ont  rail 
Rousseau  répond: 

(i)   «  Aucun  homme  n'a  une  autorité  naturelle  sur  son  sem- 
15  blable  1  (I,  4). 

(2)  «  La  force  ne  produit  aucun  droit  1  (1 

(3)  Mais    l'homme   peut  consentir,  par  un  contrat   social  à   se 
contraindre   lui-même    volontairement,   à   abandonner  sa   lib< 
pour  assurer  l'ordre  social  et  la  plus  grande  somme  possible  de 

20  bonheur  pour  lui. 

C'est  précisément  ce  qu'il  a  fait,  et  cette  contrainte  votant 
cette  «  convention  »  de  limiter  son  action,  ce  «  contrat  social  » 
est  la  «  base  de  toute  autorité  légitime  parmi  les  hommes  •  (I, 
Le  Contrat  Social  présuppose    «  l'aliénation  totale  de  chaque 
25  associé  avec  tous  ses  droits  à  toute  la  communauté  »  (I.  6).     Cette 
communauté  —  ou  État  —  organisera  alors,  sur  une  base  équitable, 
ces  «  droits  »  qui  lui  ont  été  abandonnés;    il  faudra  que  chaque 
«  associé  »  ait  autant  d'avantages  que  possible,  et  aussi  peu  de 
désavantages  que  possible.     Les  citoyens  «  n'aliènent  leur  liberté 
30  que  pour  leur  utilité  »  (I,  2). 
Reprenons  ces  trois  thèses: 

(1)  «  Aucun  homme  n'a  une  autorité  naturelle  sur  son  sem- 
blable.» Quand  on  affirme,  comme  déjà  Aristote,  et  plus  tard 
Grotius  et  Hobbes.  qu'il  y  a  des  hommes  faits  pour  gouverner 
35  (les  rois)  et  d'autres  pour  être  gouvernés  (les  peuples»,  on  prend 
l'effet  pour  la  cause:  c'est  à  dire  on  affirme  ce  qui  a  été  longtemps, 
et  ce  qui  est  encore  en  beaucoup  de  pays,  mais  on  ne  le  justifie 
pas.     Rousseau  rappelle  le  raisonnement  naïf  prêté  à  l'empereur 


DU  CONTRAT   SOCIAL  32 1 

romain  Caligula:  «Comme  ceux  qui  régnent  sur  les  bêtes  — 
les  bouviers,  les  chevriers,  les  pasteurs  —  ne  sont  pas  eux-mêmes 
des  bœufs,  des  chèvres,  et  des  brebis,  mais  des  hommes,  et  comme 
ils  sont  nés  pour  de  plus  hautes  destinées  que  leurs  troupeaux, 
ainsi  faut-il  se  souvenir  que  moi,  qui  règne  sur  le  plus  noble  trou-  5 
peau  de  l'espèce  humaine,  je  diffère  en  nature  de  mes  sujets, 
que  je  suis  né  pour  une  destinée  plus  haute  et  plus  divine  qu'eux  »  l 
(Philon,  De  Legatione). 

(2)  «  La  force  ne  produit  aucun  droit.»  Voici  le  grand  chapitre 
de  Rousseau.  10 

Du  Droit  du  plus  Fort  (I,  3) 

Le  plus  fort  n'est  jamais  assez  fort  pour  être  toujours  le 
maître,  s'il  ne  transforme  sa  force  en  droit  et  l'obéissance  en 
devoir.2  De  là  le  droit  du  plus  fort,  droit  pris  ironiquement 
en  apparence  et  réellement  établi  en  principe.  Mais  ne  nous 
expliquera-t-on  jamais  ce  mot?  La  force  est  une  puissance  15 
physique;  je  ne  vois  point  quelle  moralité  peut  résulter  de 
ses  effets.  Céder  à  la  force  est  un  acte  de  nécessité,  non  de 
volonté;  c'est  tout  au  plus  un  acte  de  prudence.  En  quel 
sens  pourra-ce  être  un  devoir? 

Supposons  un  moment  ce  prétendu  droit.     Je  dis  qu'il  2a 
n'en  résulte  qu'un  galimatias   inexplicable;    car  sitôt  que 
c'est  la  force  qui  fait  le  droit,  l'effet  change  avec  la  cause: 3 

1  II  y  a  cependant  une  question  du  droit  divin  des  rois;  mais  c'est  en 
somme  une  question  théologique  que  Rousseau  n'aborde  point  ici.  La 
théocratie  présuppose  tout  un  système  de  croyances  religieuses  ...  et 
dans  le  Contrat  Social  Rousseau  cherche  justement  si  on  peut  justifier  le 
gouvernement  d'hommes  par  des  hommes  sans  avoir  recours  à  une  théolo- 
gie. Il  touche  la  question  dans  l'introduction  à  la  première  ébauche  du 
Contrat  Social,  et  dans  la  6me  des  Lettres  de  la  Montagne. 

2  C'est  à  dire:  à  moins  que  le  plus  fort  ne  s'arrange  de  façon  à  ce  que 
sa  force  corresponde  avec  le  droit;  alors  si,  par  accident,  il  perd  l'autorité 
de  la  force,  celle  du  droit  lui  reste  toujours. 

3  Un  jour  le  droit  sera  une  chose  (quand  le  plus  fort  veut  ceci),  une 
autre  fois,  le  droit  sera  autre  chose  (quand  le  fort  veut  cela);  alors  aussi 
bien  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  droit. 


toute  fon  e  qui    urmonte  la  pi  m  droit 

Sitôt  qu'on  peut  désobéir  impunément,  on  !<•  peut  \é 
ment  i  et  puisque  le  plus  fort  a  toujo 
que  de          en  sorte  qu'on  Or,  qu\ 

5  qu'un  droit   qui  périt   quand  la  fnn  S"il  faut  o 

par  force,  «»n  n'a  pas  besoin  d'obéir  ;  l'on 

n'est  plus  forcé  d'obéir,  on  n'y  est  plus  obligé     (  ta    oit  donc 
que  le  mot  droit  n'ajoute  rien  à  I 
rien  du  tout. 

10     Obéissez  aux  puissances.    Si  cela  veut  din  &  la 

force,  le  précepte  est  bon,  mais  superflu;    je  réponds  qu'il 
ne  sera  jamais  violé.    Toute  puis  vient  de  Dieu,  je 

L'avoue;    mais  toute  maladie  en  vient  aussi:    est-ce  à  dire 
qu'il  soit  défendu  d'appeler  le  médecin?     Ou'un  brigand  me 

15  surprenne  au  coin  d'un  bois,  non-seulement  il  faut  par  force 
donner  la  bourse,  mais  quand  je  pourrai  la  soustraire.  SUÎS-je 
en  conscience  obligé  de  la  donner?  Car  enfin  le  pistolet 
qu'il  tient  est  aussi  une  puissance. 

Convenons  donc  que  force  ne  fait  pas  droit,  et  qu'on  1. 

20  obligé  d'obéir  qu'aux  puissances  légitime-.  Ainsi,  ma  ques- 
tion primitive  revient  toujours.  [C'est  à  dire:  quelle  serait 
une  «  puissance  légitime  1  à  laquelle  l'homme  «  né  libre  »,  mais 
aujourd'hui  «  dans  les  fers  »  doit  et  peut  «  obéir  »  ?    CI,  1.  )] 

25  (3)  Le  Contrat  Social.  «  Puisqu'aucun  homme  n'a  une  autorité 
naturelle  sur  son  semblable,  et  puisque  la  force  ne  produit 
aucun  droit,  restent  donc  les  conventions  pour  base  de  toute 
autorité  légitime  parmi  les  hommes  »    I.  4  . 

Rousseau   discute   la   nature   de   ces    «  conventions  »    dans   le 

30  chapitre, 

Le  Pacte  Social    I,  6) 

Le  problème  peut  se  ramener  à  ceci: 

«  Trouver  une  forme  d'association  qui  défende  et  protège 
de  toute  la  force  commune  la  personne  et  les  biens  de  chaque 
associé,  et  par  laquelle  chacun,  s'unissant  à  tous,  n'obéisse 


DU   CONTRAT   SOCIAL  $2$ 

pourtant  qu'à  lui-même,1  et  reste  aussi  libre  qu'auparavant.  » 
Tel  est  le  problème  fondamental  dont  le  Contrat  social  donne 
la  solution. 

Les  clauses  de  ce  contrat  sont  tellement  déterminées  par 
la  nature  de  l'acte,  que  la  moindre  modification  les  rendrait  5 
vaines  et  de  nul  effet;  en  sorte  que,  bien  qu'elles  n'aient 
peut-être  jamais  été  formellement  énoncées,  elles  sont  partout 
les  mêmes,  partout  tacitement  admises  et  reconnues,  jusqu'à 
ce  que,  le  pacte  social  étant  violé,  chacun  rentre  alors  dans 
ses  premiers  droits  et  reprenne  sa  liberté  naturelle  en  perdant  ia 
la  liberté  conventionnelle  pour  laquelle  il  y  renonça. 

Ces  clauses,  bien  entendues,  se  réduisent  toutes  à  une 
seule,  savoir:  l'aliénation  totale  de  chaque  associé  avec  tous 
ses  droits  à  toute  la  communauté  ;  car,  premièrement,  chacun 
se  donnant  tout  entier,  la  condition  est  égale  pour  tous,  et,  15 
la  condition  étant  égale  pour  tous,  nul  n'a  intérêt  de  la  rendre 
onéreuse  aux  autres. 

De  plus,  l'aliénation  se  faisant  sans  réserve,  l'union  est 
aussi  parfaite  qu'elle  peut  l'être,  et  nul  associé  n'a  plus  rien 
à  réclamer:  car,  s'il  restait  quelques  droits  aux  particuliers,  20 
comme  il  n'y  aurait  aucun  supérieur  commun  qui  pût  pro- 
noncer entre  eux  et  le  public,  chacun,  étant  en  quelque  point 
son  propre  juge,  prétendrait  bientôt  l'être  en  tout;  l'état  de 
nature  subsisterait,  et  l'association  deviendrait  nécessaire- 
ment tyrannique  ou  vaine.  25 

Enfin,  chacun  se  donnant  à  tous  ne  se  donne  à  personne; 
et,  comme  il  n'y  a  pas  un  associé  sur  lequel  on  n'acquière  le 
même  droit  qu'on  lui  cède  sur  soi,  on  gagne  l'équivalent  de 
tout  ce  qu'on  perd,  et  plus  de  force  pour  conserver  ce  qu'on  a. 

Si  donc  on  écarte  du  pacte  social  ce  qui  n'est  pas  de  son  30 
essence,  on  trouvera  qu'il  se  réduit  aux  ternies  suivants: 

1  C'est  à  dire,  veuille  lui-même,  parce  que  c'est  son  avantage  social 
dans  les  conditions  d'agglomération  de  populations,  limiter  ses  désirs 
naturels;  il  y  perdra  moins  qu'en  refusant,  et  il  y  gagnera  la  protection  des 
autres  contre  des  attaques  d'un  «  outlaw  ». 


.'4  VU     r  i    o  ' 

'    iia«  un   de   [mi; 

puissant  <•  dirw  lion  d< 

ii   qou  <  baque  membre  i  omn  i 

indivisible  du  tout 
5     A  l'instant,  au  lieu  <1<-  la  personne  particulière  de 
contractant,  cet  acte  d'association  produit  un  corp 
et  collectif,  composé  d'autant  de  membres  que  l'assemblée 
a  de  voix,  lequel  reçoit  «le  <  e  mén* 
commun,  sa  vie  ri  sa  volonté.    Cette  personne  publique, 

io  qui  se  forme  ainsi  par  l'union  de  bOUt  -ait  au- 

trefois le  nom  de  cité,  et  prend  maintenant  celui  de  répuUi 
ou  de  corps  politique,  lequel  est  appelé  par  BCS  meml  : 

quand  il  est  passif;  souverain^  quand  il  est  actif;  puis*  i 
en  le  comparant  à  >e>  semblables.1     A  L'égard  fies  ass< 

15  ils  prennent  collectivement  le  nom  de  peuple,  et  .-'appellent 
en  particulier  eitoyens,  comme  participants  à  l'autorité  souve- 
raine, et  sujets,  comme  soumis  aux  lois  de  l'État.  Mais  ces 
termes  se  confondent  souvent  et  se  prennent  l'un  pour  l'autre; 
il  suffit  de  les  savoir  distinguer  quand    ils   sont   emp' 

20  dans  toute  leur  précision. 

De  l'État  Civil  (I,  8 

Ce  passage  de  l'état  de  nature  à  l'état  civil  produit  dans 
l'homme  un  changement  très  remarquable,  en  substituant 
dans  sa  conduite  la  justice  à  l'instinct,  et  donnant  à  ses  actions 
la  moralité  qui  leur  manquait  auparavant.  C'est  alors  seule- 
25  ment  que  la  voix  du  devoir,  succédant  à  l'impulsion  physique. 
et  le  droit  à  l'appétit,  l'homme,  qui,  jusque-là,  n'avait  re- 
gardé que  lui-même,  se  voit  forcé  d'agir  sur  d'autres  principes, 
et  de  consulter  sa  raison  avant  d'écouter  ses  penchants. 
Quoiqu'il  se  prive  dans  cet  état  de  plusieurs  avantages  qu'il 

1  Par  exemple,  le  peuple  de  France  sera  état  en  tant  qu'il  est  considéré 
comme  soumis  à  sa  constitution  et  à  ses  lois,  souverain  en  tant  qu'il  s'est 
donné  cette  constitution  et  ces  lois,  puissance  en  tant  qu'il  affirme  ses 
droits  vis-à-vis  de  ceux  d'autres  peuples. 


DU  CONTRAT   SOCIAL  325 

tient  de  la  nature,  il  en  regagne  de  si  grands,  ses  facultés 
s'exercent  et  se  développent,  ses  idées  s'étendent,  ses  senti- 
ments s'ennoblissent,  son  âme  tout  entière  s'élève  à  tel  point, 
que,  si  les  abus  de  cette  nouvelle  condition  ne  le  dégradaient 
souvent  au-dessous  de  celle  dont  il  est  sorti,  il  devrait  bénir  $ 
sans  cesse  l'instant  heureux  qui  l'en  arracha  pour  jamais, 
et  qui,  d'un  animal  stupide  et  borné,  fit  un  être  intelligent  et 
un  homme. 

Réduisons  toute  cette  balance  à  des  termes  faciles  à  com- 
parer. Ce  que  l'homme  perd  par  le  contrat  social,  c'est  sa  10 
liberté  naturelle  et  un  droit  illimité  à  tout  ce  qui  le  tente  et 
qu'il  peut  atteindre;  ce  qu'il  gagne,  c'est  la  liberté  civile  et 
la  propriété  de  tout  ce  qu'il  possède.  Pour  ne  pas  se  tromper 
dans  ces  compensations,  il  faut  bien  distinguer  la  liberté 
naturelle,  qui  n'a  pour  borne  que  les  forces  de  l'individu,  de  15 
la  liberté  civile,  qui  est  limitée  par  la  liberté  générale,  et  la 
possession,  qui  n'est  que  l'effet  de  la  force  ou  le  droit  du  pre- 
mier occupant,  de  la  propriété,  qui  ne  peut  être  fondée  que 
sur  un  titre  positif. 

On  pourrait  sur  ce  qui  précède  ajouter  à  l'acquit  de  l'état  20 
civil  la  liberté  morale,  qui  seule  rend  l'homme  vraiment  maître 
de  lui,  car  l'impulsion  du  seul  appétit  est  l'esclavage,1  et 
l'obéissance  à  la  loi  qu'on  s'est  prescrite  est  la  liberté.  Mais 
je  n'en  ai  déjà  que  trop  dit  sur  cet  article,  et  le  sens  philoso- 
phique du  mot  liberté  n'est  pas  ici  de  mon  sujet.  25 

Les  extraits  suivants,  empruntés  à  des  chapitres  subséquents, 
expliqueront  encore  la  pensée  de  Rousseau. 

Des  Formes  du  Pouvoir  Souverain  Cil,  4) 

Il  est  si  faux  que  dans  le  contrat  social  il  y  ait,  de  la  part 
des   particuliers,    aucune   renonciation   véritable,    que   leur 

1  Esclavage  de  ses  sens,  de  ses  instincts,  de  la  passion  .  .  .  liberté,  car 
on  choisit  intelligemment,  et  non  passivement  et  instinctivement,  entre 
les  différents  motifs  d'action. 


Ml       I    I     <]   ' 

situation,  pai  l'effet  de  1 1  frfltmtnt  p 

rable  à  ce  qu'elle  était  auparavant,  et  qu  alié- 

nation ils  n'ont  fait  qu'un  »•<  ban 

incertaine  et   précaire  (outre  une  autre  meule  plu- 

s  Mire,  de  l'indépendant  e  naturelle  < outre  la  liberté,  du  pouvoir 

de  nuire  à  autrui  (outre  leur  propre  BÛreté,  et   de  leur  I 

que  d'autres  pouvaient  surmonter  i  outre  un  droit  que  l'union 

sociale  rend  invincible.      Leur  vie  |  qu'Ai  ont 

à  l'Etat,  en  est  continuellement  proté 

10  posent  pour  sa  défense,  que  font -ils  alors,  que  lui  rendr- 
qu'ils  ont  reçu  de  lui?    Que  font-ils  qu'ils  ne  fissent  plu^ 
fréquemment  et  ave<   plus  de  danger  dan-  l'état  de  nature. 
lorsque  livrant  des  combats  inévitables,  il-  défendraient,  au 

péril  de  leur  vie,  ce  qui  leur  -ert  à  la  O  rî      I   US  ont  à 

15  combattre  au  besoin  pour  la  patrie,  il  est  vrai,  ma;  nul 

n'a  jamais  à  combattre  pour  soi.  Ne  gagne-t-on  pas  encore 
à  courir,  pour  ce  qui  fait  notre  sûreté,  une  partie  des  risque> 
qu'il  faudrait  courir  pour  nous-mêmes  sitôt  qu'elle  nous 
serait  ôtée? 

Des  Suffrages  (IV,  2) 

20  II  n'y  a  qu'une  seule  loi  qui,  par  sa  nature,  exige  un  con- 
sentement unanime:  c'est  le  pacte  social;  car  l'association 
civile  est  l'acte  du  monde  le  plus  volontaire;  tout  homme 
étant  né  libre  et  maître  de  lui-même,  nul  ne  peut,  sous  quelque 
prétexte  que  ce  puisse  être,  l'assujettir  sans  son  aveu.     Dé- 

25  cider  que  le  fils  d'un  esclave  naît  esclave,  c'est  décider  qu'il 
ne  naît  pas  homme. 

Si  donc,  lors  du  pacte  social,  il  s'y  trouve  des  opposant-, 
leur  opposition  n'invalide  pas  le  contrat,  elle  empêche  seule- 
ment qu'ils  n'y  soient  compris;   ce  sont  des  étrangers  parmi 

30  les  citoyens.  Quand  l'État  est  institué,  le  consentement  est 
dans  la  résidence;  habiter  le  territoire,  c'est  se  soumettre 
à  la  souveraineté. 


du  contrat  social  327 

Formule  du  Pacte  Social 

Rousseau  ne  croit  pas  que  ce  Pacte  Social  ait  été  historique- 
ment juré;  c'est  une  convention  tacite  indispensable  à  la  société 
civile.  Mais  il  ne  dit  pas  qu'une  telle  convention  ne  puisse  pas 
être  explicitement  formulée. 

On  lui  demanda  un  jour  (1764)  de  préparer  un  Projet  de  Con-    5 
stitution  pour  la  Corse 1  qui  essayait  de  secouer  le  joug  de  Gênes. 
Il  commença,  mais  n'acheva  pas  ce  travail.     Parmi  ses  notes  on 
trouve  cette  «  Formule  de  Serment  prononcé  sous  le  Ciel,  et  la 
Main  sur  la  Bible  »: 

Corses,  faites  silence,  je  vais  parler  au  nom  de  tous  .  .  .  Que  10 
ceux  qui  ne  consentiront  pas  s'éloignent,  et  que  ceux  qui 
consentent  lèvent  la  main.  —  Au  nom  de  Dieu  tout  puissant 
et  sur  les  Saints  Évangiles,  par  un  serment  sacré  et  irrévocable, 
je  m'unis  de  corps,  de  biens,  de  volonté,  et  de  toute  ma  puis- 
sance à  la  nation  corse,  pour  lui  appartenir  en  toute  propri-  15 
été,  moi,  et  tout  ce  qui  dépend  de  moi.     Je  jure  de  vivre  et 
de  mourir  pour  elle,  d'observer  toutes  ses  lois  et  d'obéir  à 
ses  chefs  et  magistrats  légitimes  en  tout  ce  qui  sera  conforme 
aux  lois.     Ainsi,  Dieu  me  soit  en  aide  en  cette  vie  et  fasse 
miséricorde  à  mon  âme.     Vivent  à  jamais  la  liberté,  la  justice,  20 
et  la  République  des  Corses.     Amen.  —  Et  tous,  tenant  la 
main  droite  élevée,  répondront:   Amen. 

Voici  deux  applications  de  la  théorie  du  Pacte  Social. 

Le  Droit  de  Propriété  (I,  9) 2 

. .  .  L'État,  à  l'égard  de  ses  membres,  est  maître  de  tous 
leurs  biens  par  le  contrat  social  [aliénation  totale  de  chaque  25 
associé  avec  tous  ses  droits  à  toute  la  communauté]  :    mais  il 
ne  l'est,  à  l'égard  des  autres  puissances  que  par  le  droit  de 
premier  occupant  qu'il  tient  des  particuliers. 

1  Voir  pour  les  circonstances  dans  lesquelles  fut  rédigé  ce  projet,  C.  E. 
Vaughan,  Political  Writings  of  Rousseau  (1915),  Vol.  II,  pp.  292-368. 

2  Voir  déjà  les  extraits  sur  ce  sujet,  du  Discours  sur  V Inégalité. 


\!l      I    I     < 


Le  droit  de  premiei  int,  qui 

du  plufl  f«»rt,  ni-  de>  un!  un  \  rai  droit  q  |  tblitteil 

de  ^lui  de  propriété.    Tout  homme  a  naturellement  droit  à 

tout  ce  qui  lui  est  oéV  essain  itif  qui  1< 

5  propriétaire  de  quelque  bien  L'exclut  i 

part    étant    faite,  il  doit   l'y   bon 

la  l  Ommunauté.      Voilà  pourquoi  le  droit  de  premi< 

-i  faillie  dans  l'état  de  oatui  tout  homme 

civil.     On  respecte  moins  dan-  (c  droit  OC  qui  -  itrui 

io  que  ce  qui  n'est  pas  à  bol 

l'.n  général,  pour  autoriser  BUT  un  terrain  queleonque  le 
droit  de  premier  occupant,  il  faut  éditions  suivantes: 

premièrement,  qu<  rrain  ne  soit  encore  habité  par  per- 

sonne;    secondement,    qu'on    n'en    occupe   que    la    quantité 

15  dont  on  a  besoin  pour  subsister;  en  troisième  lieu,  qu'on 
en  prenne  possession,  non  par  une  vaine  cérémonie,  mais 
par  le  travail  et  la  culture,  seul  signe  de  propriété  qui, 
au  défaut  de  titres  juridiques,  doive  être  rer-pecté 
d'autrui. 

20  En  effet,  accorder  au  besoin  et  au  travail  le  droit  de  premier 
occupant,  n'est-ce  pas  1  étendre  aussi  loin  qu'il  peut  aller? 
Peut-on  ne  pas  donner  des  bornes  à  ce  droit?  Suffira-t-il 
de  mettre  le  pied  sur  un  terrain  commun  pour  s'en  prétendre 
aussitôt  le  maître?     Suffira-t-il  d'avoir  la  force  d'en  écarter 

25  un  moment  les  autres  hommes  pour  leur  ôter  le  droit  d'y 
jamais  revenir?  Comment  un  homme  ou  un  peuple  peut-il 
s'emparer  d'un  territoire  immense  et  en  priver  tout  le  genre 
humain  autrement  que  par  une  usurpation  punissable,  puis- 
qu'elle ôte  au  reste  des  hommes  le  séjour  et  les  aliments  que 

30  la  nature  leur  donne  en  commun?  Quand  Xunès  Balboa  l 
prenait  sur  le  rivage  possession  de  la  mer  du  Sud  et  de  toute 
l'Amérique  méridionale,  au  nom  de  la  couronne  de  Castille, 
était-ce  assez  pour  en  déposséder  tous  les  habitants  et  en 
exclure  tous  les  princes  du  monde?     Sur  ce  pied-là,  ces  ce- 

1  Voir  Note  sur  Emile,  p.  230. 


DU  CONTRAT   SOCIAL  329 

rémonies  se  multipliaient  assez  vainement,  et  le  roi  catholique 
n'avait  tout  d'un  coup  qu'à  prendre  de  son  cabinet  possession 
de  tout  l'univers,  sauf  à  retrancher  ensuite  de  son  empire  ce 
qui  était  auparavant  possédé  par  les  autres  princes 

Le  Droit  de  Vie  et  de  Mort  (II,  5) 

Le  traité  social  a  pour  fin  la  conservation  des  contractants.  s 
Qui  veut  la  fin  veut  aussi  les  moyens,  et  ces  moyens  sont 
inséparables  de  quelques  risques,  même  de  quelques  pertes. 
Qui  veut  conserver  sa  vie  aux  dépens  des  autres,  doit  la  donner 
aussi  pour  eux  quand  il  faut.  Or,  le  citoyen  n'est  plus  juge 
du  péril  auquel  la  loi  veut  qu'il  s'expose;  et  quand  le  prince  10 
lui  a  dit:  Il  est  expédient  à  l'État  que  tu  meures,  il  doit 
mourir;  puisque  ce  n'est  qu'à  cette  condition  qu'il  a  vécu 
en  sûreté  jusqu'alors,  et  que  sa  vie  n'est  plus  seulement 
un  bienfait  de  la  nature,  mais  un  don  conditionnel  de 
l'État.  15 

La  peine  de  mort  infligée  aux  criminels  peut  être  envisagée 
à  peu  près  sous  le  même  point  de  vue;  c'est  pour  n'être  pas  la 
victime  d'un  assassin  que  l'on  consent  à  mourir,  si  on  le 
devient.  Dans  ce  traité,  loin  de  disposer  de  sa  propre  vie, 
on  ne  songe  qu'à  la  garantir,  et  il  n'est  pas  à  présumer  qu'un  20 
des  contractants  prémédite  de  se  faire  pendre. 

D'ailleurs  tout  malfaiteur,  attaquant  le  droit  social,  devient 
par  ses  forfaits  rebelle  et  traître  à  la  patrie;  il  cesse  d'en 
être  membre  en  violant  ses  lois,  et  même  il  lui  fait  la  guerre. 
Alors,  la  conservation  de  l'État  est  incompatible  avec  la  25 
sienne;  il  faut  qu'un  des  deux  périsse:  et  quand  on  fait 
mourir  le  coupable,  c'est  moins  comme  citoyen  que  comme  en- 
nemi. Les  procédures,  le  jugement,  sont  les  preuves  de  la 
déclaration  qu'il  a  rompu  le  traité  social,  et,  par  conséquent, 
qu'il  n'est  plus  membre  de  l'État.  Or,  comme  il  est  reconnu  3a 
tel,  tout  au  moins  par  son  séjour,  il  en  doit  être  retranché  par 
l'exil,  comme  infracteur  du  pacte,  ou  par  la  mort,  comme  en- 
nemi public,  car  un  tel  ennemi  n'est  pas  une  personne  mo- 


^O  vie  ET  0 

ral(  un  homme,  <  l  ic  le  droit  de  I 

de  1 1 ici   le  vam<  ii. 
\  •   :'    te,   li   :■',.'••    f|c  -uppli-  i  toujour 

de  faiblesse  ou  de  paresse  dans  l«  •  :  il  n'y  a  p 

5  de  méchant  qu'on  ne  pût  rendre  bon  à  quelq 
n'a  dn.it  de  faire  mourir.  .-  mpie,  que  celui 

qu'on  ne  peut  conserver  sans  danger 

Le  Pu  1*1.1    &  -in 

Ce  sont  Ici  les  pages  dont 
Révolution  Française  quand  eue  ■  rcnveiaé  la  monarchie,  et  qui 
io  expriment  encore  le  credo  de  la  démocratie  n  iple 

qui  a  accepte  le  pacte  social  est   souverain,  et   rote  tOUJOUH 

verain. 

Que  la  Souveraineté  est  Inaliénable     II,   | 

La  première  et  la  plus  importante  conséquence  des  prin- 
cipes ci-devant  établis  est  que  la  volonté  générale  peut  seule 

15  diriger  les  forces  de  l'État  selon  la  fin  de  son  institution, 
qui  est  le  bien  commun;   car  si  l'opposition  des  intérêt-  par- 
ticuliers a  rendu  nécessaire  l'établissement  des  sociét- 
l'accord  de  ces  mêmes  intérêts  qui  l'a  rendu  possible.     ( 
ce  qu'il  y  a  de  commun  dans  ces  différents  intérêts  qui  forme 

20  le  lien  social;   et,  s'il  n'y  avait  pas  quelque  point  dans  lequel 

tous  les  intérêts  s'accordent,  nulle  société  ne  saurait  exister. 

Or,  c'est  uniquement  sur  cet  intérêt  commun  que  la  société 

doit  être  gouvernée. 

Je  dis  donc  que  la  souveraineté,  n'étant  que  l'exercice  de  la 

25  volonté  générale,  ne  peut  jamais  s'aliéner,  et  que  le  souverain, 
qui  n'est  qu'un  être  collectif,  ne  peut  être  représenté  que 
par  lui-même;  le  pouvoir  peut  bien  se  transmettre,  mais 
non  pas  la  volonté. 

En  effet,  s'il  n'est  pas  impossible  qu'une  volonté  particu- 

}o  lière  s'accorde,  sur  quelque  point,  avec  la  volonté  générale, 


DU   CONTRAT   SOCIAL  331 

il  est  impossible  au  moins  que  cet  accord  soit  durable  et 
constant;  car  la  volonté  particulière  tend,  par  sa  nature, 
aux  préférences,  et  la  volonté  générale  à  l'égalité.  Il  est  plus 
impossible  encore  qu'on  ait  un  garant  de  cet  accord,  quand 
même  il  devrait  toujours  exister:  ce  ne  serait  pas  un  effet  5 
de  l'art,  mais  du  hasard.  Le  souverain  peut  bien  dire:  je 
veux  actuellement  ce  que  veut  un  tel  homme,  ou  du  moins 
ce  qu'il  dit  vouloir;  mais  il  ne  peut  pas  dire:  ce  que  cet 
homme  voudra  demain,  je  le  voudrai  encore,  puisqu'il  est 
absurde  que  la  volonté  se  donne  des  chaînes  pour  l'avenir,  10 
et  puisqu'il  ne  dépend  d'aucune  volonté  de  consentir  à  rien 
de  contraire  au  bien  de  l'être  qui  veut.  Si  donc  le  peuple 
promet  simplement  d'obéir,  il  se  dissout  par  cet  acte;  il 
perd  sa  qualité  de  peuple:  à  l'instant  qu'il  y  a  un  maître, 
il  n'y  a  plus  de  souverain,  et  dès  lors  le  corps  politique  est  15 
détruit. 

Ce  n'est  point  à  dire  que  les  ordres  des  chefs  ne  puissent 
passer  pour  des  volontés  générales,  tant  que  le  souverain, 
libre  de  s'y  opposer,  ne  le  fait  pas.  En  pareil  cas,  du  silence 
universel,  on  doit  présumer  le  consentement  du  peuple.        20 

La  volonté  générale  du  peuple  souverain  est  toujours  bonne; 
au  moins  elle  tend  à  l'être  toujours  dans  ses  intentions,  même  si 
elle  ne  réussit  pas  à  l'être  toujours  en  fait.  Rousseau  traite  cette 
question  capitale  —  car  l'excellence  de  l'État  dépend  avant  tout 
de  l'excellence  du  souverain  —  dans  un  des  chapitres  les  plus  25 
discutés  du  livre:  Si  la  Volonté  Générale  peut  Errer  (II,  3)  dont 
voici  les  premières  lignes: 

...  La  volonté  générale  est  toujours  droite  et  tend  tou- 
jours à  l'utilité  publique;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  les 
délibérations  du  peuple  aient  toujours  la  même  rectitude.  30 
On  veut  toujours  son  bien,  mais  on  ne  le  voit  pas  toujours; 
jamais  on  ne  corrompt  le  peuple,  mais  souvent  on  le  trompe, 
et  c'est  alors  seulement  qu'il  paraît  vouloir  le  mal. 

Rousseau  admet  ici  qu'il  peut  arriver  qu'un  peuple  tout  entier 
se  trompe;    alors  il  distingue  la  «  volonté  de  tous  »  -  -  qui  peut  35 


\2  Ml 

r,  de  la  i  voloni 
du  bien  de   to  io  y  tri  *>n  n 

d'avantage    et    son    minimum   d< 
allait  plus  l«>in  que  I  quand  .  S 

$  d'un  Crime:      L<   p<  •  ;•■  est  toujours  subi 

trompe.»      Mais,    même    SI    la    vol  t    tue 

jamais  la  volonté  générale,  qui  peut 

éclipses       s'allirmer  de  nouveau. 

Que  la  Volonté   Générale  est  Indestructible 
IV,   i 

Tant  que  plusieurs  hommes  réunis  idèrent  comme  un 

10  seul  corps,  ils  n'ont  qu'une   volonté,   qui  se  rapporte  à  la 
commune  conservation  et  au  bien-être  général.     Alors,  t 
les  ressorts  de  l'État  sont  vigoureux  et  simple-,  ses    maximes 
sont  claires  et  lumineuses;    il  n'a  point  d'intérêts  embrouillé.-, 
contradictoires;    le  bien  commun  se   montre  partout   a. 

15  évidence,  et  ne  demande  que  du  bon  sens  pour  être  aperçu. 
La  paix,  l'union,  l'égalité  sont  ennemies  des  subtilité-  politi- 
ques.    Les  hommes  droits  et  simples  sont  difficiles  à  tron:; 
à  cause  de  leur  simplicité;    les  leurres,  les  prétextes  raffi 
ne  leur  en  imposent  point:    ils  ne  sont  pas  même  assez  fins 

20  pour  être  dupes.  Quand  on  voit  chez  le  plus  heureux  peuple 
du  monde  des  troupes  de  paysans  régler  les  affaires  d'État 
sous  un  chêne,1  et  se  conduire  toujours  sagement,  peut-on 
s'empêcher  de  mépriser  les  raffinements  des  autres  nations, 
qui  se  rendent  illustres  et  méprisables  avec  tant  d'art  et  de 

25  mystères? 

Un  État  ainsi  gouverné  a  besoin  de  très  peu  de  lois:    à 
mesure  qu'il  devient  nécessaire  d'en  promulguer  de  nouvel" 
cette  nécessité  se  voit  universellement.     Le  premier  qui  les 
propose  ne  fait  que  dire  ce  que  tous  ont  déjà  senti,  et  il  n'est 

1  Rousseau  parle  des  petits  cantons  de  la  Suisse  qui  ont  chaque  année 
leur  assemblée  populaire  {Landsgemeinde)  pour  voter  des  lois  et  choisir 
des  magistrats. 


DU   CONTRAT   SOCIAL  333 

question  ni  de  brigues  ni  d'éloquence  pour  faire  passer  en  loi 
ce  que  chacun  a  déjà  résolu  de  faire,  sitôt  qu'il  sera  sûr  que 
les  autres  le  feront  comme  lui. 

Ce  qui  trompe  les  raisonneurs,  c'est  que  ne  voyant  que 
des  États  mal  constitués  dès  leur  origine,  ils  sont  frappés  5 
de  l'impossibilité  d'y  maintenir  une  semblable  police.  Ils 
rient  d'imaginer  toutes  les  sottises  qu'un  fourbe  adroit,  un 
parleur  insinuant,  pourrait  persuader  au  peuple  de  Paris 
ou  de  Londres.  Ils  ne  savent  pas  que  Cromwell  eût  été  mis 
aux  sonnettes  *  par  le  peuple  de  Berne,  et  le  duc  de  Beaufort 2  10 
à  la  discipline  par  les  Genevois. 

Mais  quand  le  nœud  social  commence  à  se  relâcher  et  l'État 
à  s'affaiblir,  quand  les  intérêts  particuliers  commencent  à 
se  faire  sentir  et  les  petites  sociétés  à  influer  sur  la  grande, 
l'intérêt  commun  s'altère  et  trouve  des  opposants;  l'unani-  15 
mité  ne  règne  plus  dans  les  voix;  la  volonté  générale  n'est 
plus  la  volonté  de  tous;  il  s'élève  des  contradictions,  des 
débats,  et  le  meilleur  avis  ne  passe  point  sans  disputes. 

Enfin,  quand  l'État,  près  de  sa  ruine,  ne  subsiste  plus  que 
par  une  forme  illusoire  et  vaine,  que  le  lien  social  est  rompu  20 
dans  tous  les  cœurs,  que  le  plus  vil  intérêt  se  pare  effron- 
tément du  nom  sacré  du  bien  public,  alors  la  volonté  gé- 
nérale devient  muette;  tous,  guidés  par  des  motifs  secrets, 
n'opinent  pas  plus  comme  citoyens  que  si  l'État  n'eût  jamais 
existé,  et  l'on  fait  passer  faussement,  sous  le  nom  de  lois,  25 
les  décrets  iniques  qui  n'ont  pour  but  que  l'intérêt  particulier. 

S 'ensuit- il  de  là  que  la  volonté  générale  soit  anéantie  ou 
corrompue?  Non:  elle  est  toujours  constante,  inaltérable 
et  pure:  mais  elle  est  subordonnée  à  d'autres  qui  l'emportent 
sur  elle.  Chacun,  détachant  son  intérêt  de  l'intérêt  commun,  3c 
voit  bien  qu'il  ne  peut  l'en  séparer  tout  à  fait;  mais  sa  part 
du  mal  public  ne  lui  paraît  rien  auprès  du  bien  exclusif  qu'il 

1  L'éditeur  n'a  pu  trouver  aucun  renseignement  sur  cette  expression. 

2  Duc  de  Beaufort  (1616-1619),  célèbre  dans  les  guerres  de  la  Fronde, 
adversaire  de  Mazarin  et  du  parti  royal,  idole  de  la  populace. 


\I!      Il     <) 

prétend  l'approprier.    (  «•  bien  partie  uli< 
le  bien  général  pour  ion  propre  infc  rtemenf 

qu'un  autre.     Même  en  vendant 

il  n'éteint  pa    en  lui  la  volonté            le;    il  l'élude.    La 
5  faute  qu'il  commet  est  de  changer  l'état  de  la  que  de 

répondre  autre  chose  qu          [u'on  lui  fomanAi 
qu'au  lieu  de  dire,  par  bob  suffrage,  U  ■                     .  .  ÉUU 
il  dit,  il  est  avantageux  à  tel  homme  ou  à  (d  park'  que  trt  ou  tel 
(iris  passe.    Ainsi,  la  loi  de  l'ordre  public  dans  les  blées 

ro  n'est  pas  tant  d'y  maintenir  la  volonté  générale,  que  de  faire 
qu'elle  soit  interrogée  et  qu'elle  réponde  toujour> 

Le  Législatiir 

La  volonté  générale  s'exprime  par  la  lois;    mais  la   volonté 
générale  étant   faillible  dans  ses  vues  quoique   bonne  dans  ses 
intentions,  il  lui  faut  un  guide,  une  intelligence  supérieure  qui  lui 
15  inspire  un  «  bien  »  non  trompeur. 

De  la  Loi  (II,  6) 

Le  peuple  soumis  aux  lois  en  doit  être  l'auteur:  il  n'ap- 
partient qu'à  ceux  qui  s'associent  de  régler  les  conditions  de 
la  société;  mais  comment  les  régleront-ils?  Sera-ce  d'un 
commun   accord,   par   une   inspiration   sublime?     Le   corps 

»o  politique  a-t-il  un  organe  pour  énoncer  ses  volonté-"-'  Qui 
lui  donnera  la  prévoyance  nécessaire  pour  en  former  les  actes 
et  les  publier  d'avance,  ou  comment  les  prononcera-t-il  au 
moment  du  besoin?  Comment  une  multitude  aveugle, 
qui  souvent  ne  sait  ce  qu'elle  veut,  parce  qu'elle  sait  rarement 

25  ce  qui  lui  est  bon,  exécuterait-elle  d'elle-même  une  entreprise 
aussi  grande,  aussi  difficile,  qu'un  système  de  législation? 
De  lui-même,  le  peuple  veut  toujours  le  bien;  mais,  de  lui- 
même,  il  ne  le  voit  pas  toujours.  La  volonté  générale  est 
toujours  droite;    mais  le  jugement  qui  la  guide  n'est  pas 

*o  toujours  éclairé.  Il  faut  lui  faire  voir  les  objets  tels  qu'ils 
sont,  quelquefois  tels  qu'ils  doivent  lui  paraître;  lui  montrer 


DU  CONTRAT   SOCIAL  335 

le  bon  chemin  qu'elle  cherche,  la  garantir  de  la  séduction  des 
volontés  particulières,  rapprocher  à  ses  yeux  les  lieux  et  les 
temps,  balancer  l'attrait  des  avantages  présents  et  sensibles, 
par  le  danger  des  maux  éloignés  et  cachés.  Les  particuliers 
voient  le  bien  qu'ils  rejettent,  le  public  veut  le  bien  qu'il  ne  5 
voit  pas.  Tous  ont  également  besoin  de  guides;  il  faut 
obliger  les  uns  à  conformer  leurs  volontés  à  leur  raison;  il 
faut  apprendre  au  peuple  à  connaître  ce  qu'il  veut.  Alors, 
des  lumières  publiques  résulte  l'union  de  l'entendement  et  de 
la  volonté  dans  le  corps  social;  de  là,  l'exact  concours  des  10 
parties,  et  enfin  la  plus  grande  force  du  tout.  Voilà  d'où 
naît  la  nécessité  d'un  législateur. 

Plus   exactement   Rousseau   veut   dire   que   le   peuple  devrait 
être  l'auteur  des  lois,  puisqu'il  va  prouver  que  le  peuple  n'en 
peut  être  l'auteur.     Le  peuple  passera  simplement  ces  lois  du  15 
législateur.     (Voir  II,  7.) 

Du  Législateur  (il,  7) 

Pour  découvrir  les  meilleures  règles  de  société  qui  con- 
viennent aux  nations,  il  faudrait  une  intelligence  supérieure 
qui  vît  toutes  les  passions  et  qui  n'en  éprouvât  aucune;  qui 
n'eût  aucun  rapport  avec  notre  nature  et  qui  la  connût  à  20 
fond  ;  dont  le  bonheur  fût  indépendant  de  nous,  et  qui  pour- 
tant voulût  bien  s'occuper  du  nôtre;  enfin  qui,  dans  le  pro- 
grès des  temps,  se  ménageant  une  gloire  éloignée,  pût  travailler 
dans  un  siècle  et  jouir  dans  un  autre.1  Il  faudrait  des  dieux 
pour  donner  des  lois  aux  hommes 25 

Il  est  vrai  qu'un  grand  prince  est  un  homme  rare;  que 
sera-ce  d'un  grand  législateur?  Le  premier  n'a  qu'à  suivre 
le  modèle  que  l'autre  doit  proposer;  celui-ci  est  le  mécanicien 
qui  invente  la  machine,  celui-là  n'est  que  l'ouvrier  qui  la 

1  Un  peuple  ne  devient  célèbre  que  quand  sa  législation  commence  à 
décliner.  On  ignore  durant  combien  de  siècles  l'institution  de  Lycurguv. 
fit  le  bonheur  des  Spartiates  avant  qu'il  fût  question  d'eux  dans  le  reste 
de  la  Grèce.      (Note  de  Rousseau.) 


VII      II     <l 

monte  et  la  fait  marcher.       Dan  mec  des  soc! 

dit  Montesquieu,  publiques  qui 

l'institution,  i  uite  l'institution  qui  forme  b 

des  républiques.  »l 
5     Celui  qui         i  otreprendre  d'instituer  un  ;  doit  se 

sentir  en  état  de  i  banger,  pour  ainsi  dire,  la  nature  humaine; 
de  transformer  chaque  individu,  qui,  par  lui-m<'  t  un 

tout  parfait  et  solidaire,  en  partie  d'un  plu.^  grand  tout. 
cet  individu  reçoive,  en  quelque  sort  rie  et  son  être; 

10  d'altérer  la  constitution  de   l'homme  pour  la  renfort 
substituer  une  existence  partielle  et  moral»  phy- 

sique et  indépendante  que  non-  avons  tous  reçue  de  la  nature. 
Il  faut,  en  un  mot,  qu'il  ôte  à  l'homme  ses  force-  propres, 

pour  lui  en  donner  qui  lui  soient  étrai  dont   il   ne 

15  puisse  faire  usage  sans  le  secours  d'autrui.     Plu- 
naturelles  sont  mortes  et  anéanties,  plus  les  acquises  sont 
grandes  et  durables,  plus  aussi  L'institution  est   solide  et 

parfaite;  en  sorte  que  si  chaque  citoyen  n'est  rien,  ne  peut 
rien  que  par  tous  les  autres,  et  que  la  force  acquise  par  le  tout 
20  soit  égale  ou  supérieure  à  la  somme  des  forces  naturelles  de 
tous  les  individus,  on  peut  dire  que  la  législation  est  au  plus 
haut  point  de  perfection  qu'elle  puisse  atteindre. 

Le  législateur  est,  à  tous  égards,  un  homme  extraordinaire 
dans  l'État. 

25  La  plupart  des  pays  d'Europe  avaient  des  lois  dont  les  racines 
semblaient  trop  enfoncées  dans  la  nuit  des  temps  pour  s'adapter 
aux  idées  nouvelles.  «  Il  est  encore  en  Europe  —  dit -il  cependant 
—  un  pays  capable  de  législation:  c'est  l'île  de  Corse.  La  valeur 
et  la  constance  avec  laquelle  ce  brave  peuple  a  su  recouvrer  et 

30  défendre  sa  liberté  mériterait  bien  que  quelque  homme  sage  lui 
apprît  à  la  conserver.  J'ai  quelque  pressentiment  qu'un  jour 
cette  petite  île  étonnera  l'Europe  >\2     La  liberté  politique  de  la 

1  Grandeur  et  Décadence  des  Romains.  Chap.  I. 

2  On  a  souvent  voulu  voir  dans  ces  mots  une  prophétie  qui  se  serait 
réalisée  par  l'avènement  de  Napoléon,  né  en  Corse  sept  ans  après  la  du- 


DU   CONTRAT   SOCIAL  337 

Corse  était  alors  discutée  en  Europe,  comme  dans  la  deuxième 
décade  du  XIXme  siècle  celle  de  la  Grèce.  (On  trouvera  l'his- 
toire des  efforts  de  la  Corse  pour  s'affranchir  du  joug  de  Gènes, 
dans  C.  S.  Vaughan,  Political  Writings  of  Rousseau,  Vol.  II, 
pp.  292-305.)  L'allusion  de  Rousseau  ne  fut  pas  perdue  puisque  5 
deux  ans  après  la  publication  du  Contrat  Social,  en  1764,  on  lui 
demandait  un  projet  de  Constitution  pour  la  Corse. 

Le  Prince  et  les  Magistrats 

Pour  veiller  à  l'exécution  des  lois,  le  peuple  souverain  délègue 
son  pouvoir  à  un  gouvernement. 

Du  Gouvernement  en  général  (III,  1) 

.  .  .  Qu'est-ce  donc  que  le  gouvernement?  Un  corps  in-  10 
termédiaire  établi  entre  les  sujets  et  le  souverain  pour  leur 
mutuelle  correspondance,  chargé  de  l'exécution  des  lois  et  du 
maintien  de  la  liberté  tant  civile  que  politique.  Les  membres 
de  ce  corps  s'appellent  magistrats  ou  rois,  c'est  à  dire  gouver- 
neurs,1 et  le  corps  entier  porte  le  nom  de  prince 15 

Du  Principe  qui  Constitue  les  Diverses  Formes  de 
Gouvernement  (III,  2) 

Plus  les  magistrats  sont  nombreux,  plus  le  gouvernement 
est  faible.  Comme  cette  maxime  est  fondamentale,  appli- 
quons-nous à  la  mieux  éclaircir. 

Nous  pouvons  distinguer  dans  la  personne  du  magistrat 
trois    volontés    essentiellement    différentes.     Premièrement,  20 
la  volonté  propre  de  l'individu,  qui  ne  tend  qu'à  son  avantage 
particulier;  secondement,  la  volonté  commune  des  magistrats, 
qui  se  rapporte  uniquement  à  l'avantage  du  prince,  et  qu'on 

blication  du  Contrat  Social.  Rousseau  en  tous  cas  ne  parle  ici  que  de 
l'organisation  politique  de  l'île,  et  sur  ce  point  sa  prophétie  ne  s'est 
point  réalisée. 

1  Rois,  du  latin  «  reges  »,  même  racine  que  le  verbe  «  regulare  »,  régler, 
gouverner,  diriger. 


\&  i m.  i . i  a 

peul  appeler  volonté  de  laquelli  i   l  :■■'■.>'■  Je  pu 

port    ii  gouvernement,  et  particule  •  rapport  fc  II 

dont  le  gouvernement  fait  partir;   en  troisième  lieu,  la  vo- 
lonté du  peuple  ou  la  volonté  souveraine,  laquelle  i  »rale, 

5  tant  pur  rapport   à  l'Étal  .t,  que  p.'tr 

rapport  au  gouvernement  considéré  comme  partie  du  tout. 
Dana  une  législation  parfaite,  la  volonté  particulière  ou 
individuelle  doit  être  nulle,  la  volonté  de  corps  propn 
gouvernement    très    subordonna         .    par   i  icnt,    la 

10  volonté  générale  ou  souveraine  toujours  dominante  et   la 
règle  unique  de  toutes  les  autres. 

Selon  l'ordre  naturel,  au  contraire,  ces  différentes  voloi 
deviennent  plus  actives   à   mesure   qu'elles  se  concentrent. 
Ainsi,  la  volonté  générale  est  toujours  la  plus  faible,  la  volonté 
15  de  corps  a  le  second  rang,  et  la  volonté  particulière  le  premier 
de  tous;  de  sorte  que,  dans  le  gouvernement,  chaque  membre- 
est  premièrement  soi-même,  et  puis  magistrat,  et  pui>  citoyen, 
gradation  directement  opposée  à  celle  qu'exige  l'ordre  a 
Cela  posé,  que  tout  le  gouvernement  soit  entre  les  mains 
20  d'un  seul  homme,  voilà  la  volonté  particulière  et  la  volonté 
de  corps  parfaitement   réunies,   et  par  conséquent   celle-ci 
au   plus   haut   degré   d'intensité   qu'elle  puisse   avoir.     Or. 
comme  c'est  du  degré  de  la  volonté  que  dépend  l'usage  de  la 
force,  et  que  la  force  absolue   du  gouvernement  ne  varie 
25  point,  il  s'ensuit  que  le  plus  actif  des  gouvernements  est 
celui  d'un  seul. 

Au  contraire,  unissons  le  gouvernement  à  l'autorité  légis- 
lative; faisons  le  prince  du  souverain,  et  de  tous  les  citoyens 
autant  de  magistrats;  alors  la  volonté  de  corps,  confondue 
30  avec  la  volonté  générale,  n'aura  pas  plus  d'activité  qu'elle, 
et  laissera  la  volonté  particulière  dans  toute  sa  force.  Ainsi, 
le  gouvernement,  toujours  avec  la  même  force  absolue,  sera 
dans  son  minimum  de  force  relative  ou  d'activité. 

Ces  rapports  sont  incontestables,  et  d'autres  considéra- 
is tions  servent  encore  à  les  confirmer.     On  voit,  par  exemple. 


DU  CONTRAT   SOCIAL  339 

que  chaque  magistrat  est  plus  actif  dans  son  corps  que  chaque 
citoyen  dans  le  sien,  et  que,  par  conséquent,  la  volonté  par- 
ticulière a  beaucoup  plus  d'influence  dans  les  actes  du  gou- 
vernement que  dans  ceux  du  souverain;  car  chaque  magistrat 
est  presque  toujours  chargé  de  quelque  fonction  du  gouverne-  5 
ment,  au  lieu  que  chaque  citoyen,  pris  à  part,  n'a  aucune 
fonction  de  la  souveraineté.  D'ailleurs,  plus  l'État  s'étend, 
plus  sa  force  réelle  augmente,  quoiqu'elle  n'augmente  pas  en 
raison  de  son  étendue;  mais  l'État  restant  le  même,  les  magis- 
trats ont  beau  se  multiplier,  le  gouvernement  n'en  acquiert  10 
pas  une  plus  grande  force  réelle,  parce  que  cette  force  est 
celle  de  l'État,  dont  la  mesure  est  toujours  égale.  Ainsi, 
la  force  relative  ou  l'activité  du  gouvernement  diminue, 
sans  que  sa  force  absolue  ou  réelle  puisse  augmenter. 

Il  est  sûr  encore  que  l'expédition  des  affaires  devient  plus  15 
lente  à  mesure  que  plus  de  gens  en  sont  chargés;  qu'en  don- 
nant trop  à  la  prudence,  on  ne  donne  pas  assez  à  la  fortune; 
qu'on  laisse  échapper  l'occasion,  et  qu'à  force  de  délibérer, 
on  perd  souvent  le  fruit  de  la  délibération. 

Je  viens  de  prouver  que  le  gouvernement  se  relâche  à  20 
mesure  que  les  magistrats  se  multiplient,  et  j'ai  prouvé 
ci-devant  que  plus  le  peuple  est  nombreux,  plus  la  force  ré- 
primante doit  augmenter:  d'où  il  suit  que  le  rapport  des 
magistrats  au  gouvernement  doit  être  inverse  du  rapport 
des  sujets  au  souverain,  c'est-à-dire  que  plus  l'État  s'agrandit,  25 
plus  le  gouvernement  doit  se  resserrer,  tellement  que  le  nom- 
bre des  chefs  diminue  en  raison  de  l'augmentation  du  peuple. 

Au  reste,  je  ne  parle  ici  que  de  la  force  relative  du  gou- 
vernement, et  non  de  sa  rectitude;  car,  au  contraire,  plus  le 
magistrat  est  nombreux,  plus  la  vo^nté  de  corps  se  rapproche  30 
de  la  volonté  générale;  au  lieu  que,  sous  un  magistrat  unique, 
cette  même  volonté  de  corps  n'est,  comme  je  l'ai  dit,  qu'une 
volonté  particulière.  Ainsi,  l'on  perd  d'un  côté  ce  qu'on 
peut  gagner  de  l'autre,  et  l'art  du  législateur  est  de  savoir 
fixer  le  point  où  la  force  et  la  volonté  du  gouvernement,  tou-  35 


340  vu    ii'i' 

jours  en  proportion  réciproque,  le  combinent  dam  le  rapport 
le  plus  avantageux  à  l'État. 

Rousseau  adopte  la  <  Lassifu  al  ion 
ments  en  démot  rat  iq  bique,    l 

5  Rousseau  écrivait  à  la  veille  des  révolutioi  fran- 

çaise, son  appréciation  du  renique  est  pai 

ment   importante.      La  voici  en  grande  ; 

De  la  Monarchie   ^III,  6) 
•  •••••••••« 

Un  défaut  essentiel  et   inévitable,  qui  mettra  tou; 
gouvernement   monarchique  au-de-  .blicain. 

10  que,  dans  celui-ci,  la  voix  publique  n'élève  presque  jamais 
aux  premières  places  que  des  hommes  éclata  ipables, 

qui  les  remplissent  avec  honneur;  au  lieu  que  ceux  qui 
parviennent  dans  les  monarchies  ne  sont,  le  plus  souvent, 
que  de  petits  brouillons,  de  petits  fripon-,  de  petits  intrigants, 

15  à  qui  les  petits  talents,  qui  font,  dans  les  cour.-,  parvenir  aux 
grandes  places,  ne  servent  qu'à  montrer  au  public  leur  ineptie 
aussitôt  qu'ils  y  sont  parvenus.  Le  peuple  se  trompe  bien 
moins  sur  ce  choix  que  le  prince,  et  un  homme  d'un  vrai 
mérite  est  presque  aussi  rare  dans  le  ministère  qu'un  sot  à 

20  la  tête  d'un  gouvernement  républicain.  Aussi  quand,  par 
quelque  heureux  hasard,  un  de  ces  hommes  nés  pour  gouver- 
ner prend  le  timon  des  affaires  dans  une  monarchie  presque 
abîmée  par  ces  tas  de  jolis  régisseurs,  on  est  tout  surpris  des 
ressources  qu'il  trouve,  et  cela  fait  époque  dans  un  pays.1 

25  Pour  qu'un  État  monarchique  pût  être  bien  gouverné, 
il  faudrait  que  sa  grandeur  ou  son  étendue  fût  mesurée  aux 
facultés  de  celui  qui  gouverne.     Il  est  plus  aisé  de  conquérir 

1  «  Compliment  à  l'adresse  de  Choiseul  alors  premier  ministre  dont 
Rousseau  espérait  ainsi  s'assurer  la  bienveillance,  comme  il  le  déclare 
dans  les  Confessions,  II,  n.  Ce  paragraphe  tout  entier  avait  d'ailleurs 
été  intercalé  à  la  dernière  minute  par  Rousseau  dans  le  texte  primitif 
(lettre  à  Rey,  6  janv.  1762).  Il  n'empêcha  pas  les  persécutions.  » 
{Note  de  Beaulavon.) 


DU  CONTRAT   SOCIAL  341 

que  de  régir.  Avec  un  levier  suffisant,  d'un  doigt  on  peut 
ébranler  le  monde,  mais  pour  le  soutenir,  il  faut  les  épaules 
d'Hercule.  Pour  peu  qu'un  État  soit  grand,  le  prince  est 
presque  toujours  trop  petit.  Quand,  au  contraire,  il  arrive 
que  l'État  est  trop  petit  pour  son  chef,  ce  qui  est  très  rare,  5 
il  est  encore  mal  gouverné,  parce  que  le  chef,  suivant  toujours 
la  grandeur  de  ses  vues,  oublie  les  intérêts  des  peuples,  et  ne 
les  rend  pas  moins  malheureux,  par  l'abus  des  talents  qu'il 
a  de  trop,  qu'un  chef  borné,  par  le  défaut  de  ceux  qui  lui 
manquent.  Il  faudrait,  pour  ainsi  dire,  qu'un  royaume  10 
s'étendît  ou  se  resserrât  à  chaque  règne,  selon  la  portée  du 
prince  ;  au  lieu  que  les  talents  d'un  sénat,  ayant  des  mesures 
plus  fixes,  l'État  peut  avoir  des  bornes  constantes  et  l'ad- 
ministration n'aller  pas  moins  bien. 

Le    plus    sensible    inconvénient    du    gouvernement    d'un  15 
seul  est  le  défaut  de  cette  succession  continuelle  qui  forme 
dans  les  deux  autres  une  liaison  non  interrompue.     Un  roi 
mort,  il  en  faut  un  autre;  les  élections  laissent  des  intervalles 
dangereux;   elles  sont  orageuses  et,  à  moins  que  les  citoyens 
ne  soient  d'un  désintéressement,  d'une  intégrité  que  ce  gou-  20 
vernement  ne  comporte  guère,  la  brigue  et  la  corruption  s'en 
mêlent.     Il  est  difficile  que  celui  à  qui  l'État  s'est  vendu 
ne  le  vende  pas  à  son  tour,  et  ne  se  dédommage  pas,  sur  les 
faibles,  de  l'argent  que  les  puissants  lui  ont  extorqué.     Tôt 
ou  tard,  tout  devient  vénal  sous  une  pareille  administration;  25 
et  la  paix  dont  on  jouit  alors  sous  les  rois  est  pire  que  le 
désordre  des  interrègnes. 

Qu'a-t-on  fait  pour  prévenir  ces  maux?  On  a  rendu  les 
couronnes  héréditaires  dans  certaines  familles,  et  l'on  a 
établi  un  ordre  de  succession  qui  prévient  toute  dispute  à  la  30 
mort  des  rois,  c'est-à-dire  que,  substituant  l'inconvénient  des 
régences  à  celui  des  élections,  on  a  préféré  une  apparence 
tranquille  à  une  administration  sage,  et  qu'on  a  mieux  aimé 
risquer  d'avoir  pour  chef  des  enfants,  des  monstres,  des 
imbéciles,  que  d'avoir  à  disputer  sur  le  choix  des  bons  rois;  35 


342  vu.  m   -) 

(.il  n'.i  pe  léré  qu'en     i 

L'alternative,  on  mei  presque  touu-  l<-  <han 
(   était  un  mol  ti  ii  du  j-  i  i    I  >■         I  qui 

père,  en  lui  repro  bant  une  ai  Lion  bo 

5  tT'en  ai-je  donné  l'exemple?-  Ah!  répondit  le  fils,  votre 
père  n'était  pas  roi.  • 

Tout  concourt  à  priver  de  ju  I  de  raison  un  hoi 

élevé  pour  commander  aux  autn       On  pn  ad  beaucoup  de 
peine,  à  ce  qu'on  «lit,  pour  i  lx  jeunes  princes  l'art 

io  de  régner;  il  ne  paraît  pas  que  cette  éducation  leur  profite. 
On  ferait  mieux  <le  commencer  par  leur  «  r  l'art  d'o- 

béir.   Les  plus  grands  rois  qu'ait  célébrés  l'histoire  n'ont 
point  été  élevés  pour  régner,  c'est  une  science  qu'on  ne  pos 
jamais  moins  qu'après  l'avoir  trop  apprise  et  qu'on  acquiert 

15  mieux   en   obéissant   qu'en  commandant.     Nom   uli. 
idem   ac  brevissimus  bonorum   malarumgut  rerum 
cogitare  quid  oui  rudueris  sut  alto  principe,  aut  volueri 

Une  suite  de  ce  défaut  de  cohérence  est  l'incon.-tance  du 
gouvernement  royal,  qui,  se  réglant  tantôt  sur  un  plan,  tantôt 

20  sur  un  autre,  selon  le  caractère  du  prince  qui  règne  ou 
gens  qui  régnent  pour  lui,  ne  peut  avoir  longtemps  un  objet 
fixe  ni  une  conduite  conséquente,  variation  qui  rend  toujours 
l'État  flottant  de  maxime  en  maxime,  de  projet  en  projet, 
et  qui  n'a  pas  lieu  dans  les  autres  gouvernements  où  le  prince 

25  est  toujours  le  même.  Aussi  voit-on  qu'en  général,  s'il  y 
a  plus  de  ruse  dans  une  cour,  il  y  a  plus  de  sagesse  dans  un 
sénat,  et  que  les  républiques  vont  à  leurs  fins  par  des  vues 
plus  constantes  et  mieux  suivies,  au  lieu  que  chaque  révolu- 
tion dans  le  ministère  en  produit  une  dans  l'État,  la  maxime 

30  commune  à  tous  les  ministres,  et  presque  à  tous  les  rois,  étant 
de  prendre  en   toute  chose  le   contre-pied   de  leur  prédé 
cesseur. 

1  «  Car  le  meilleur  moyen  et  le  plus  court  à  la  fois,  de  discerner  ce  qui 
est  bien  et  ce  qui  est  mal.  c'est  de  te  demander  ce  que  tu  aurais  ou  n'aurais 
pas  voulu  si  c'était  un  autre  que  toi  qui  fût  roi  »  (Tacite,  Hist.  I,  16). 


DU   CONTRAT   SOCIAL  343 

De  cette  même  incohérence  se  tire  encore  la  solution  d'un 
sophisme  très  familier  aux  politiques  royaux:  c'est  non- 
seulement  de  comparer  le  gouvernement  civil  au  gouverne- 
ment domestique,  et  le  prince  au  père  de  famille,  erreur 
déjà  réfutée,  mais  encore  de  donner  libéralement  à  ce  magis-  5 
trat  toutes  les  vertus  dont  il  aurait  besoin,  et  de  supposer 
toujours  que  le  prince  est  ce  qu'il  devrait  être,  supposition  à 
l'aide  de  laquelle  le  gouvernement  royal  est  évidemment 
préférable  à  tout  autre,  parce  qu'il  est  incontestablement  le 
plus  fort,  et  que,  pour  être  aussi  le  meilleur,  il  ne  lui  manque  ic 
qu'une  volonté  de  corps  plus  conforme  à  la  volonté 
générale. 

Mais  si,  selon  Platon,1  le  roi,  par  nature,  est  un  personnage 
si  rare,  combien  de  fois  la  nature  et  la  fortune  concourront- 
elles  à  le  couronner?  Et  si  l'éducation  royale  corrompt  15 
nécessairement  ceux  qui  la  reçoivent,  que  doit-on  espérer 
d'une  suite  d'hommes  élevés  pour  régner?  C'est  donc  bien 
vouloir  s'abuser  que  de  confondre  le  gouvernement  royal 
avec  celui  d'un  bon  roi.  Pour  voir  ce  qu'est  ce  gouvernement 
en  lui-même,  il  faut  le  considérer  sous  des  principes  bornés  20 
ou  méchants,  car  ils  arriveront  tels  au  trône,  ou  le  trône  les 
rendra  tels. 

Ces  difficultés  n'ont  pas  échappé  à  nos  auteurs;  mais  ils 
n'en  sont  point  embarrassés.  Le  remède  est,  disent-ils, 
d'obéir  sans  murmure.2  Dieu  donne  les  mauvais  rois  dans  25 
sa  colère,  et  il  les  faut  supporter  comme  des  châtiments  du 
ciel.  Ce  discours  est  édifiant,  sans  doute;  mais  je  ne  sais 
s'il  ne  conviendrait  pas  mieux  en  chaire  que  dans  un  livre 

1  In  civili.  Aujourd'hui  ce  dialogue  de  Platon  est  plutôt  connu 
sous  le  titre  Le  Politique.  Le  «  politique  »  possède  en  quelque  sorte 
naturellement  la  science  du  gouvernement,  des  «  bipèdes  sans  cornes 
et  sans  plumes  »,  c'est  à  dire  la  vraie  «  royauté  ». 

2  Le  grand  théoricien  de  cette  idée  en  France  avait  été  Bossuet.  Voir 
par  exemple  Politique  tirée  de  V Écriture  Sainte  (1709),  Livre  IV, 
article  XX,  1  :  «  L'autorité  royale  est  absolue  ».  De  même  dans  le 
Discours  sur  V Histoire  Universelle  (1681). 


Il  \IJ.  I  . 

de  politique.    Que  'lire-  d'un  n  i  qui  pn 

el    dont    loti!    l'ail    l  inaladr  à   la 

(  )ii  -ait  bien  qu'il  ouffrir  un  ma 

quand  on  l'a;  la  quesl  i<  •  un  bon. 

Moyens  de  Prévenir  les  Usurpations  du  Gouvernement 

III,   18, 

5      Rousseau  conseille  d'exercée  la  plus  grande  pru 
Caire  une  révolution.     Voici  I  r  lesquelles  il  termine 

1HH-  livre: 

L'acte  qui  institue  le  gouvernement  u'esl  point  un  contrat, 

mai-  une  loi;   11--  dépositaires  de  la  \>\..  tive  ne 

io  sont  point  Les  maîtres  du  peuple,  n  rs;   il  peut 

les  établir  et  les  destituer  quand  il  lui  plaît  :  il  n'est  joint 
question  pour  eux  de  contracter,  mai-  d'obéir,  et  en  se  char- 
geant des  fonctions  que  L'État  leur  impose,  i!-  .t  que 
remplir  leur  devoir  de  citoyens,  sans  avoir  en  aucune  sorte 

15  le  droit  de  disputer  sur  les  conditions. 

Quand  donc  il  arrive  que  le  peuple  institue  un  gouverne- 
ment héréditaire,  soit  monarchique  dans  une  famille,  -oit 
aristocratique  dans  un  ordre  de  citoyens,  ce  n'est  point  un 
engagement  qu'il  prend;    c'est  une  forme  provisoire  qu'il 

20  donne  à  l'administration,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  plaise  d'en 
ordonner  autrement. 

Il  est  vrai  que  ces  changements  sont  toujours  dangereux, 
et  qu'il  ne  faut  jamais  toucher  au  gouvernement  établi  que 
lorsqu'il   devient   incompatible   avec   le  bien  public;    mais 

25  cette  circonspection  est  une  maxime  de  politique,  et  non  pas 
une  règle  de  droit;  et  l'État  n'est  pas  plus  tenu  de  laisser 
l'autorité  civile  à  ses  chefs,  que  l'autorité  militaire  à  ses  gé- 
néraux. 

Il  est  vrai  encore  qu'on  ne  saurait,  en  pareil  cas,  observer 

30  avec  trop  de  soin  toutes  les  formalités  requises  pour  distinguer 
un  acte  régulier  et  légitime  d'un  tumulte  séditieux,  et  la 
volonté  de  tout  un  peuple  des  clameurs  d'une  faction.     C'est 


DU   CONTRAT   SOCIAL  345 

ici  surtout  qu'il  ne  faut  donner  au  cas  odieux  1  que  ce  qu'on 
ne  peut  lui  refuser  dans  toute  la  rigueur  du  droit;  et  c'est 
aussi  de  cette  obligation  que  le  prince  tire  un  grand  avantage 
pour  conserver  sa  puissance  malgré  le  peuple,  sans  qu'on 
puisse  dire  qu'il  l'ait  usurpée;  car,  en  paraissant  n'user  que  5 
de  ses  droits,  il  lui  est  fort  aisé  de  les  étendre,  et  d'empêcher, 
sous  le  prétexte  du  repos  public,  les  assemblées  destinées  à 
rétablir  le  bon  ordre;  de  sorte  qu'il  se  prévaut  d'un  silence 
qu'il  empêche  de  rompre,  ou  des  irrégularités  qu'il  fait  com- 
mettre pour  supposer  en  sa  faveur  l'aveu  de  ceux  que  la  10 
crainte  fait  taire,  et  pour  punir  ceux  qui  osent  parler.  C'est 
ainsi  que  les  décemvirs,  ayant  été  d'abord  élus  pour  un  an, 
puis  continués  pour  une  autre  année,  tentèrent  de  retenir  à, 
perpétuité  leur  pouvoir,  en  ne  permettant  plus  aux  comices 
de  s'assembler;  et  c'est  par  ce  facile  moyen  que  tous  les  15 
gouvernements  du  monde,  une  fois  revêtus  de  la  force  pu- 
blique, usurpent  tôt  ou  tard  l'autorité  souveraine. 

Les   assemblées   périodiques   dont   j'ai   parlé    ci-devant2 
sont  propres  à  prévenir  ou  différer  le  malheur,  surtout  quand 
elles  n'ont  pas  besoin  de  convocation  formelle;    car  alors  le  20 
prince  ne  saurait  les  empêcher,  sans  se  déclarer  ouvertement 
infracteur  des  lois  et  ennemi  de  l'État. 

L'ouverture  de  ces  assemblées,  qui  n'ont  pour  objet  que  le 
maintien  du  traité  social,  doit  toujours  se  faire  par  deux  propo- 
sitions qu'on  ne  puisse  jamais  supprimer  et  qui  passent  25 
séparément  par  les  suffrages. 

1  «  Vieille  expression  juridique.  C'est  un  cas  dans  lequel  l'exercice 
du  droit  revendiqué  apparaît  comme  dangereux;  on  invoque  alors  la 
maxime  du  droit  romain:  Odia  restrigenda,  favores  ampliandi;  c'est  à 
dire  qu'il  faut  restreindre  autant  que  possible  les  droits  nuisibles  et  donner 
au  contraire  toute  la  latitude  possible  aux  droits  avantageux.  »  {Note 
de  Beaulavon.) 

2  III,  13;  assemblées  à  dates  fixes,  nécessaires  pour  maintenir  alerte 
l'intérêt  pour  les  affaires  publiques.  Les  assemblées  irrégulières,  con- 
voquées seulement  quand  surgit  une  affaire  spéciale,  favorisent  l'in- 
différence des  gouvernés,  et  les  ambitions  personnelles  des  gouvernants. 


VIF.    II    <1  !    ■ 


La  première:  S'il  plaii  au  fum  la  pré  <nir 

fortm  i  nu  ut. 

La    econde:  S'il  plaii  au  peuple  d'en  lai   t»  V administra- 
don  à  ceux  gui  en  sont  actuellemeni  chat 
5     Je  suppose  ii  i  ce  que  je  <  rois  avoir  démontré,  lavoir,  qu'il 
n'y  a  dans  l'Étal  aucune  loi  fondamentale  qui  ot 
révoquer,  non  pas  même  le  pacte  social;   car  -i  ton 
toyens  tnblaienl  pour  rompre  ce  pacte  d'un  <ommun 

accord,  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  fût  très   légitimement 
[o  rompu.    Grotius  l  pense  même  que  chacun  peut  i  r  à 

L'État  dont  il  est  membre  et  reprendre  Bfl  liberté  naturelle 
et  ses  biens,  en  sortant  du  pa;  Or,  il  Bénit  absurde  que 
tous  les  citoyens  réunis  ne  pussent  pas  ce  que  peut  séparé- 
ment chacun  d'eux. 


15 


Note  sur  Rousseau  et  la  Révolution  Française 

Rousseau  affirme  la  nécessité  de  la  révolution  —  quelquefois 
(11,8): 

Ce  n'est  pas  que,  comme  quelques  maladies  bouleversent 
la  tête  des  hommes  et  leur  ôtent  le  souvenir  du  passé,  il  ne  se 
trouve  quelquefois  dans  la  durée  des  États  des  époques  vio- 

20  lentes  où  les  révolutions  font  sur  les  peuples  ce  que  certaines 
crises  font  sur  les  individus,  où  l'horreur  du  passé  tient  lieu 
d'oubli,  et  où,  l'État,  embrasé  par  les  guerres  civiles,  renaît 
pour  ainsi  dire  de  sa  cendre,  et  reprend  la  vigueur  de  la  jeunesse 
en  sortant  des  bras  de  la  mort.     Telle  fut  Sparte,  au  temps 

25  de  Lycurgue,  telle  fut  Rome  après  les  Tarquins,  et  telles  ont 
été  parmi  nous  la  Hollande  et  la  Suisse  après  l'expulsion  des 
tyrans. 

1  Grotius  (1583-1645),  fameux  juriste  hollandais,  auteur  d'un  livre 
souvent  cité  par  Rousseau,  Du  Droit  de  Guerre  et  de  Paix. 

2  Bien  entendu  qu'on  ne  quitte  pas  pour  éluder  son  devoir  et  se  dis- 
penser de  servir  sa  patrie  au  moment  qu'elle  2  besoin  de  nous.  La 
fuite  alors  serait  criminelle  et  punissable;  ce  ne  serait  plus  retraite,  mais 
désertion.     (Note  de  Rousseau.) 


DU  CONTRAT   SOCIAL  347 

Mais  il  met  en  garde  constamment  contre  les  dangers  et  les 
difficultés  des  révolutions  (p.  ex.,  Lettre  à  Rey,  29  mai  1752;    VIme 
Lettre  de  la  Montagne;   dans  les  Confessions;   dans  les  Dialogues; 
et  dans  un  passage  plus  célèbre  que  les  autres  dans  le  Jugement 
sur  la  Polysynodie  de  VAbbé  de  Saint- Pierre:    «  Qu'on  juge  du    5 
danger  d'émouvoir  une  fois  les  masses  énormes  qui  composent 
la  monarchie  française.     Qui  pourra  retenir  l'ébranlement  donné, 
ou  prévoir  les  effets  qu'il  peut  produire?     Quand  tous  les  avan- 
tages du  nouveau  plan  seraient  incontestables,   quel  homme  de 
sens  oserait  entreprendre  d'abolir  les  vieilles  coutumes,  de  changer  10 
les  vieilles  maximes,  et  de  donner  une  autre  forme  à  l'État  que 
celle  où  l'a  successivement  amené  une  durée  de  treize  cents  ans  ...» 
(Éd.  Hachette,  V,  p.  348-9).     Et,  quant  à  lui,  personnellement, 
Rousseau  s'est  défendu  de  vouloir  une  révolution,  dès  le  Second 
Discours  (Éd.  Hachette,  I,   120-125),  dans  le  Jugement  sur  la  15 
Polysynodie  de  l'Abbé  de  Saint- Pierre  (ibid.  V,  348-9),  et  ailleurs. 
(Cf.   Beaulavon,  Éd.  du  Contrat  Social,  1914,  p.  17,  note  1.) 

Pourtant  Rousseau  comprend  qu'on  n'évitera  pas  la  Grande 
Révolution;  il  en  fait  la  prophétie  solennelle  au  IIIme  livre 
d'Emile:  20 

Vous  vous  fiez  à  l'ordre  de  la  société  sans  songer  que  cet 
ordre  est  sujet  à  des  révolutions  inévitables,  et  qu'il  vous  est 
impossible  de  prévoir  ni  de  prévenir  celle  qui  peut  regarder 
vos  enfants.  Le  grand  devient  petit,  le  riche  devient  pauvre, 
le  monarque  devient  sujet:  les  coups  du  sort  sont-ils  si  rares  25 
que  vous  puissiez  compter  d'en  être  exempt?  Nous  ap- 
prochons de  l'état  de  crise  et  du  siècle  des  révolutions.  Tout 
ce  qu'on  fait  les  hommes,  les  hommes  peuvent  le  détruire, 
il  n'y  a  de  caractères  ineffaçables  que  ceux  qu'imprime  la 
nature,  et  la  nature  ne  fait  ni  princes,  ni  riches,  ni  grands  30 
seigneurs. 

Garanties  pour  la  Stabilité  de  I'État 

Une  des  choses  les  plus  difficiles  dans  l'État  consiste  à  empêcher 
la  volonté  particulière  de  prévaloir  sur  la  volonté  générale.  Pour 
montrer  comment  ce  but  peut  être  atteint,  au  moins  dans  une 
certaine  mesure,  Rousseau  fait  un  tableau  magistral  des  institu- 


348  VU  i 

tioxu  romaine     1 1 

à  L'aurore  de  la  Républi 
de  li  l dictature,  qui  était  une  pgn 

impériale,  il  y  a  eu  une  long  nouvelles 

5  lois,  créai)   de  nouveUi  gistratures,  inventait  de 

mesures  de  Loute  i 
générale  d'être  compromis  par  les  élément         gérera  qui 

pagnaient  chaque  nouveau  rouage  gouvernemental. 

Rousseau  propose  des  remèdes  aux  dan.-  diplexes 

io  (favorisant  les  disputes  politiques)  et  des  magistrats  nombreux 
avec  leurs  tentations  de  céder  aux  sollicitations  de  leurs  volontés 
particulières  (en  interprétant  les  lois  à  leur  profit). 

Avantages   des   Petits  États    (H,  9) 

Le  premier  consiste  à  maintenir  à  l'état  des  proportions  raison- 
nables. 

15  Comme  la  nature  a  donné  des  termes  à  la  stature  d'un 
homme  bien  conformé,  passé  lesquelles  elle  ne  fait  plus  que 
des  géants  et  des  nains,  il  y  a  de  même,  eu  égard  à  la  meil- 
leure constitution  d'un  État,  des  bornes  à  l'étendue  qu'il 
peut  avoir,  afin  qu'il  ne  soit  ni  trop  grand  pour  pouvoir  être 

20  bien  gouverné,  ni  trop  petit  pour  pouvoir  se  maintenir  par 
lui-même.  Il  y  a  dans  tout  corps  politique  un  maximum  de 
force  qu'il  ne  saurait  passer,  et  duquel  souvent  il  s'éloigne  à 
force  de  s'agrandir.  Plus  le  lien  social  s'étend,  plus  il  se 
relâche;  et  en  général,  un  petit  État  est  proportionnellement 

25  plus  fort  qu'un  grand.     (II,  9;  voir  aussi  III,  4,  IV,  1.)  l 

1  Aristote  et  Montesquieu  avaient  déjà  développé  cette  idée.  Rous- 
seau proposait  de  faire  des  États  Confédérés,  comme  la  Suisse,  et  comme 
depuis  son  temps,  les  États-Unis  d'Amérique.  De  cette  façon,  les  états 
sont  autonomes,  mais  cependant,  par  l'union  qui  les  fédéralise,  chacun 
dispose  de  ressources  qui  lui  permettent  de  résister  à  des  ennemis  assez 
puissants.  La  devise  de  la  Suisse  est:  «  Un  pour  tous,  tous  pour  un  ». 
(Cf.  Windenberger,  La  République  conjédératke  des  petits  Ét-ats,  Essai 
sur  la  politique  étrangère  de  J.-J.  Rousseau,  Paris,  1899.) 


DU   CONTRAT   SOCIAL  349 

L'Éducation  par  l'État 

Un  autre  moyen  pour  arriver  au  même  but  serait  de  confier 
l'éducation  du  citoyen  à  l'État  (la  théorie  platonicienne).  Rous- 
seau ne  développe  jamais  en  détail  ce  point,  et  pas  du  tout  dans 
le  Contrat  Social . .  .  Voici  un  court  extrait  de  ses  Considérations 
sur  le  Gouvernement  de  la  Pologne  (Chap.  4,  De  l'Éducation)  :  5 

«  Quelque  forme  qu'on  donne  à  l'éducation  publique,  dont 
je  n'entreprends  pas  ici  le  détail,  il  convient  d'établir  un 
collège  de  magistrats  du  premier  rang,  qui  en  ait  la  suprême 
administration,  et  qui  nomme,  révoque  et  change  à  volonté 
tant  les  principaux  et  chefs  de  collèges  .  .  .  que  les  maîtres  10 
des  exercices  .  .  .  Comme  c'est  de  ces  établissements  que 
dépend  l'espoir  de  la  république,  je  le  trouve,  je  l'avoue  d'une 
importance  que  je  suis  bien  surpris  qu'on  n'ait  songé  à  leur 
donner  nulle  part ...» 

De   la   Religion   Civile  (IV,  8) 

Surtout  il  faut  toujours,  même  dans  un  petit  état  et  même  15 
quand  il  y  a  peu  de  magistrats,  exiger  de  tout  citoyen  qu'il 
adhère  dans  son  coeur  aux  dogmes  d'une  religion  —  d'une  religion 
qui  l'engage  par  une  obligation  plus  forte  que  toute  obligation 
humaine,  à  observer  les  lois  de  l'État.  Si  dans  son  âme  il  ne  peut 
accepter  de  tels  dogmes,  il  ne  peut  être  reçu  dans  l'État,  car  il  20 
n'y  a  aucune  garantie  absolue  qu'il  observera  les  lois  si  les  cir- 
constances sont  telles  qu'il  pourrait  les  violer  sans  être  découvert. 

Il  faut  lire  avec  beaucoup  de  prudence  ce  célèbre  chapitre. 

Rousseau  distingue  deux  sortes  de  religion,  la  religion  générale 
ou  de  l'homme   privé,  et  la  religion   particulière    (ou   civile)   ou  25 
du  citoyen,  —  et,  il  l'avait  dit  déjà  (II,  6),  «  la  politique  et  la  reli- 
gion (générale)  n'ont  pas  parmi  nous  un  objet  commun  ». 

Il  y  a  eu  malentendu  sur  l'attitude  de  Rousseau  dans  cette 
question.     Tantôt  on  a  fait  de  lui  un  représentant  de  la  tolérance, 
tantôt  de  l'intolérance.     Voici  brièvement  résumées  ses  idées  sur  30 
ce  sujet. 

Dans  l'État  toute  religion  générale  qui  ne  commande  pas  une 
conduite  nuisant  aux  intérêts  politiques  doit  être  tolérée. 


350  vu.  i  i  <i 

D'autre  part,  dans  un  état,  toute  religion 
manderait  une  <  « >n< luii <■  nuisant  politiques,  ci  i 

religion  générale  qui  n'accepterait  le  la  religion 

civile,  ne  peuvent  être  toléi  lie  la  religion  des  Lamas  <-t  celle 

5  des  Japonais);  plus  encore  tout  citoyen  qui  n'adh 
dogmes  de  la  religion  civile  ne  peut  dans  ri  la 

mort   même  n'est  pas  une  punition  trop  j>our  pun 

homme  qui  BC  mt.uI   introduit  dans  l'état  en  : 
son  cœur  les  dogmes  de  la  religion  civile. 
10       Ajoutons  encore  que   Rousseau   considère  spécialement   le 

de    la    religion    chrétienne.     Sa    conclusion    est     ((.-lle-ci:     I 
religion  «  sainte,  sublime,  véritable  i  n'est  Me  à  rendre 

un  état  fort  —  au  moins  un  état  qui  dépend  pour  son  existence 
de  vertus  guerrières.      Cependant,  quoique  la  religion  chrétienne 

15  ne  soit  pas  la  meilleure  religion  générale  concevable  pour  un  Ét.it. 
elle  est  assez  sublime  comme  religion  générale  pour  être  aussi 
bonne  que  possible  dans  un  État.  Et  ainsi  il  estime  qu'il  faut 
absolument  la  conserver;  elle  contient  du  reste  tous  les  dogmes 
de  la  religion  civile. 

20  Ces  considérations  sur  l'esprit  de  la  religion  chrétienne  en 
rapport  avec  les  conditions  de  stabilité  et  de  force  d'un  État 
sont  extrêmement  intéressantes  et  suggestives.  Comme  certaines 
appréciations  de  Rousseau,  cependant,  visent  des  conditions  qui 
n'existent  plus  guère  aujourd'hui  et  pourraient  faire  juger  fausse- 

25  ment  son  point  de  vue,  il  paraît  préférable  de  donner  ici  seulement 
les  pages  finales  de  ce  chapitre  si  discuté,  qui  traitent  du  problème 
de  la  tolérance  et  de  l'intolérance.1 

Mais,  laissant  à  part  les  considérations  politiques,  revenons 
au  droit,  et  fixons  les  principes  sur  ce  point  important.  Le 
30  droit  que  le  pacte  social  donne  au  souverain  sur  les  sujets 
ne  passe  point,  comme  je  l'ai  dit,  les  bornes  de  l'unité  politi- 
que. Les  sujets  ne  doivent  donc  compte  au  souverain  de 
leurs  opinions  qu'autant  que  ces  opinions  importent  à  la 

1  Pour  la  discussion  des  problèmes  soulevés  par  ce  chapitre,  voir  outre 
les  éditions  du  Contrat  Social  par  Beaulavon  et  par  E.  C.  Yaughan,  une 
étude  sur  «  La  Question  du  Contrat  Social  »,  Revue  d'Histoire  litt.  de  la 
France,  Vol.  XIX  (191 2),  par  Albert  Schinz. 


DU   CONTRAT   SOCIAL  35 1 

communauté.  Or,  il  importe  bien  à  l'État  que  chaque 
citoyen  ait  une  religion  qui  lui  fasse  aimer  ses  devoirs;  mais 
les  dogmes  de  cette  religion  n'intéressent  ni  l'État  ni  ses  mem- 
bres qu'autant  que  ses  dogmes  se  rapportent  à  la  morale  et 
aux  devoirs  que  celui  qui  la  professe  est  tenu  de  remplir  5 
envers  autrui.  Chacun  peut  avoir,  au  surplus,  telles  opinions 
qu'il  lui  plaît,  sans  qu'il  appartienne  au  souverain  d'en 
connaître,  car,  comme  il  n'a  point  de  compétence  dans  l'autre 
monde,  quel  que  soit  le  sort  des  sujets  dans  la  vie  à  venir,  ce 
n'est  pas  son  affaire,  pourvu  qu'ils  soient  bons  citoyens  dans  10 
celle-ci. 

Il  y  a  donc  une  profession  de  foi  purement  civile  dont  il 
appartient  au  souverain  de  fixer  les  articles,  non  pas  précisé- 
ment comme  dogmes  de  religion,  mais  comme  sentiments  de 
sociabilité,  sans  lesquels  il  est  impossible  d'être  bon  citoyen  15 
ni  sujet  fidèle.1  Sans  pouvoir  obliger  personne  à  les  croire, 
il  peut  bannir  de  l'état  quiconque  ne  les  croit  pas;  il  peut  le 
bannir,  non  comme  impie,  mais  comme  insociable,  comme 
incapable  d'aimer  sincèrement  les  lois,  la  justice,  et  d'im- 
moler, au  besoin,  sa  vie  à  son  devoir.  Que  si  quelqu'un,  2« 
après  avoir  reconnu  publiquement  ces  mêmes  dogmes,  se 
conduit  comme  ne  les  croyant  pas,  qu'il  soit  puni  de  mort; 
il  a  commis  le  plus  grand  des  crimes:  il  a  menti  devant  les 
lois. 

Les  dogmes  de  la  religion  civile  doivent  être  simples,  en  25 
petit  nombre,  énoncés  avec   précision,  sans   explications  ni 
commentaire.     L'existence  de  la  Divinité  puissante,  intelli- 
gente, bienfaisante,  prévoyante  et  pourvoyante,  la  vie  à  venir, 
le  bonheur  des  justes,  le  châtiment  des  méchants,  la  sainteté 

1  César,  plaidant  pour  Catilina,  tâchait  d'établir  le  dogme  de  la  mor- 
talité de  l'âme:  Caton  et  Cicéron,  pour  le  réfuter,  ne  s'amusèrent  point 
à  philosopher;  ils  se  contentèrent  de  montrer  que  César  parlait  en  mauvais 
citoyen  et  avançait  une  doctrine  pernicieuse  à  l'État.  En  effet,  voilà 
de  quoi  devait  juger  le  sénat  de  Rome,  et  non  d'une  question  théologique. 
(Note  de  Rousseau.) 


352  VII.    MO 

(lu    coul  rat      104  ial    et     <!•  ,    voilà    1«  itifs. 

Quant  aux  dogm<  itifs,  je  1< 

l'intolérance;  elle  rentre  dan  i  lus. 

Ceux  qui  distinguent   l'intolérance  civile  et  L'intolérai 
5  théologique  se  trompent,  à  mon  avis.    (  ix  intolé 

sont  inséparables.     Il  est  impossible  de  vivre  en  pe 
des  gens  qu'on  croit  damnés;    les  aimer,  serait  haïr  Dieu, 
qui  les  punit;   il  faut  absolument  qu'on  les  ramène  ou  qu'on 
les    tourmente.     Partout    où    L'intolérance    théologiqw 

io  admise,  il  est  impossible  qu'elle  n'ait  pas  quelque  effet  civil;  ' 
et  sitôt  qu'elle  en  a,  le  souverain  n'est  plus  souverain,  même 
au  temporel:  dès  lors  les  prêtres  sont  les  vrais  maître-;  les 
rois  ne  sont  que  leurs  officiers. 

Maintenant  qu'il  n'y  a  plus  et  qu'A  ne  peut  plus  y  avoir 

15  de  religion  nationale  exclusive,  on  doit  tolérer  toutes  celles 
qui  tolèrent  les  autres,  autant  que  leurs  dogmes  n'ont  rien  de 
contraire  aux  devoirs  du  citoyen.  Mais  quiconque  ose  ri  ire 
hors  de  VÊglise  point  de  salut  doit  être  chassé  de  l'État,  à 
moins  que  l'État  ne  soit  l'Église,  et  que  le  prince  ne  soit  le 

1  Le  mariage,  par  exemple,  étant  un  contrat  civil,  a  des  effets  civils 
sans  lesquels  il  est  même  impossible  que  la  société  subsiste.  Supposant 
donc  qu'un  clergé  vienne  à  bout  de  s'attribuer  à  lui  seul  le  droit  de  pas- 
ser cet  acte,  droit  qu'il  doit  nécessairement  usurper  dans  toute  religion 
intolérante:  alors,  n'est-il  pas  clair  qu'en  faisant  valoir  à  propos  l'autorité 
de  l'Église,  il  rendra  vaine  celle  du  prince,  qui  n'aura  plus  de  sujets  que 
ceux  que  le  clergé  voudra  bien  lui  donner  ?  Maître  de  marier  ou  de  ne  pas 
marier  les  gens,  selon  qu'ils  auront  ou  n'auront  pas  telle  ou  telle  doctrine, 
selon  qu'ils  admettront  ou  rejetteront  tel  ou  tel  formulaire,  selon  qu'ils 
lui  seront  plus  ou  moins  dévoués,  en  se  conduisant  prudemment  et  tenant 
ferme,  n'est-il  pas  clair  qu'il  disposera  seul  des  héritages,  des  charges, 
des  citoyens  de  l'état  même,  qui  ne  saurait  subsister,  n'étant  plus  composé 
que  de  bâtards  ?  Mais,  dira-t-on,  l'on  appellera  comme  d'abus,  on  ajour- 
nera, décrétera,  saisira  le  temporel.  Quelle  pitié!  Le  clergé  pour  peu 
qu'il  ait,  non  pas  de  courage,  mais  de  bon  sens,  laissera  tranquillement 
appeler,  ajourner,  décréter,  saisir,  et  finira  par  être  le  maître.  Ce  n'est 
pas,  ce  me  semble,  un  grand  sacrifice  d'abandonner  une  partie  quand  on 
est  sur  de  s'emparer  du  tout.     {Note  de  Rousseau.) 


DU  CONTRAT   SOCIAL 


353 


pontife.  Un  tel  dogme  n'est  bon  que  dans  un  gouvernement 
théocratique  ;  dans  tout  autre  il  est  pernicieux.  La  raison 
sur  laquelle  on  dit  que  Henri  IV  embrassa  la  religion  romaine  1 
la  devait  faire  quitter  à  tout  honnête  homme,  et  surtout  à 
tout  prince  qui  saurait  raisonner. 

1  «  Péréfixe  rapporte  (Histoire  de  Henry  IV)  que  des  ministres  protes- 
tants ayant  déclaré,  dans  une  controverse,  qu'ils  croyaient  possible  le 
salut  d'un  catholique  honnête  homme,  tandis  que  les  théologiens  catho- 
liques vouaient  tout  protestant  à  la  damnation,  Henry  IV  dit  alors  aux 
protestants:  «  La  prudence  veut  donc  que  je  sois  de  leur  religion  et  non 
pas  de  la  vôtre,  parce  qu'étant  de  la  leur,  je  me  sauve  selon  eux  et  selon 
vous,  et,  étant  de  la  vôtre,  je  me  sauve  bien  selon  vous,  mais  non  selon 
eux  ...»     {Note  de  Beaulavon.) 


... 


QUATRIEME   PARTIE 


LES    DERNIÈRES    ANNÉES 


QUATRIÈME    PARTIE 
LES  DERNIÈRES  ANNÉES 

L'Orage 

Les  deux  ouvrages  qui  allaient  déchaîner  les  persécutions  sur 
Rousseau,  Du  Contrat  Social  (à  cause  de  ses  opinions  sur  la  souve- 
raineté des  peuples  par  opposition  à  la  puissance  des  classes 
privilégiées),  et  Emile  (à  cause  surtout  des  idées  exprimées  dans 
la  «  Profession  de  Foi  du  Vicaire  Savoyard  »)  parurent  à  quelques  ; 
semaines  de  distance,  en  1762  ;  le  premier  au  commencement  d'avril, 
le  deuxième  dans  la  seconde  moitié  de  mai.  Le  Contrat  Social 
imprimé  à  Amsterdam  par  le  libraire-imprimeur  Rey,  ne  fut  pas 
autorisé  en  France,1  c'est-à-dire  qu'on  en  défendit  l'entrée  et 
donc  la  vente.  Emile,  imprimé  en  France,2  fut  mis  en  vente,  ia 
mais  bientôt  après  défendu;  d'abord  par  le  Parlement  de  Paris, 
qui,  le  9  juin  «  condamna  le  livre  au  feu  »  et  décréta  l'auteur 
«  de  prise  de  corps  »  ; 3  et  le  1 1  juin  le  livre  fut  lacéré  et  brûlé 
devant  le  Palais  de  Justice.  Puis  la  Sorbonne,  ou  Faculté  de 
Théologie  prononça  la  Censure;4   celle-ci  fut  décidée  le  17  août,  j  5 

1  Lettre  de  Rousseau  au  libraire  Rey,  29  mai  1762;  Maugras,  Voltaire 
et  Rousseau  (1886),  p.  177. 

2  II  le  fut  aussi  en  Hollande  «  par  Jean  Neaulme,  La  Haye  »  (Mau- 
gras, op.  cit.,  p.  178;  et  Masson,  Éd.  de  la  Profession  de  Foi,  1914, 
Introduction,  Chap.  IV). 

3  C'est-à-dire  décréta  que  Rousseau  devait  être  arrêté.  Voici  le  texte 
de  cette  partie  du  décret:  «  Que  le  nommé  J.-J.  Rousseau  dénommé  au 
frontispice  du  livre  sera  pris  et  appréhendé  au  corps  et  amené  es  prisons 
de  la  Conciergerie  du  Palais  pour  être  ouï  et  interrogé  sur  les  faits  du  dit 
livre  et  répondre  aux  conclusions  que  le  procureur  général  entend  prendre 
contre  lui.  »  (Voir  détails  de  ces  poursuites  dans  Annales  J  .-J .  Rousseau, 
I,  p.  95-115;   article  de  Lanson.) 

4  Le  pape  Clément  XIII  félicita  la  Sorbonne  dans  une  lettre  du  26 
octobre  1763.  L'Espagne  aussi  brûla  Y  Emile  {Annales,  I,  p.  137-8) 
Et  la  Hollande  avait  révoqué  le  Privilège  de  vente  dès  le  30  juillet. 

357 


358 


\  II.     I    I     f] 


mais  rendue  publique  seulement  en  novembre.    L'archet 
Par:  d  i  Mandes  Emile  »,  le 

20  août. 
Longtemps  Rousseau  avail  n  qu'A  courait  aucun 

5  danger  à  cause  d'Emile.     11  avait  du  reste  de  puissants  j>r 
teurs.     Mais  il  fut  bien  forcé  de  modifier  oion:   «  Au  bout 

de  quelques  temps  la  fermentation  devint  terrible  —  dit  il  dans 

les    Confissions       ;     on    entendait    dire    tout     ouvertement    aux 
parlementaires  qu'on   n'avançait   rien  à   brûler  les  lh  qu'il 

10  fallait  brûler  les  auteurs.»  Il  se  décida  à  fuir.  Voici  le  récit  de 
la  nuit  du  S  juin,  veille  du  jour  où  le  décret  devait  être  donné. 

J'ai  conté  comment  je  perdis  le  sommeil  dans  ma  jeunesse. 
Depuis  lors  j'avais  pris  l'habitude  de  lire  tous  les  soirs  dans 
mon  lit  jusqu'à  ce  que  je  sentisse  mes  yeux  .-'appesantir. 

15  Alors  j'éteignais  ma  bougie,  et  je  tâchais  de  m'assoupir  quel- 
ques instants  qui  ne  duraient  guère.  Ma  lecture  ordinaire 
du  soir  était  la  Bible,  et  je  l'ai  lue  entière  au  moins  cinq  ou 
six  fois  de  suite  de  cette  façon.  Ce  soir-là,  me  trouvant  plus 
éveillé   qu'à   l'ordinaire,   je  prolongeai  plus  longtemps   ma 

20  lecture,  je  lus  tout  entier  le  livre  qui  finit  par  le  Lévite  d'E- 
phraïm,  et  qui,  si  je  ne  me  trompe,  est  le  livre  des  Juges;  car 
je  ne  l'ai  pas  revu  depuis  ce  temps-là.  Cette  histoire  m'af- 
fecta beaucoup,  et  j'en  étais  occupé  dans  une  espèce  de  rêve, 
quand  tout  à  coup  j'en  fus  tiré  par  du  bruit  et  de  la  lumière. 

25  Thérèse,  qui  la  portait,  éclairait  M.  La  Roche,1  qui,  me  voyant 
lever  brusquement  sur  mon  séant,  me  dit:  «  Xe  vous  alarmez 
pas;  c'est  de  la  part  de  madame  la  maréchale,  qui  vous 
écrit  et  vous  envoie  une  lettre  de  M.  le  prince  de  Conti.» 
En  effet,  dans  la  lettre  de  madame  de  Luxembourg,  je  trouvai 

30  celle  qu'un  exprès  de  ce  prince  venait  de  lui  apporter,  portant 
avis  que,  malgré  tous  ses  efforts,  on  était  déterminé  à  pro- 
céder contre  moi  à  toute  rigueur.  La  fermentation,  lui 
marquait-il,  est  extrême:  rien  ne  peut  parer  le  coup;  la 
cour  l'exige,  le  parlement  le  veut;   à  sept  heures  du  matin,  il 

J  Valet  de  chambre  et  homme  de  confiance  de  Mme  de  Luxembourg. 


DERNIÈRES   ANNEES  359 

sera  décrété  de  prise  de  corps,  et  l'on  enverra  sur-le-champ 
le  saisir;  j'ai  obtenu  qu'on  ne  le  poursuivra  pas  s'il  s'éloigne; 
mais  s'il  persiste  à  vouloir  se  laisser  prendre,  il  sera  pris.  La 
Roche  me  conjura,  de  la  part  de  madame  la  maréchale,  de 
me  lever  et  d'aller  conférer  avec  elle.  Il  était  deux  heures;  5 
elle  venait  de  se  coucher.  «  Elle  vous  attend,  ajouta-t-il, 
et  ne  veut  pas  s'endormir  sans  vous  avoir  vu.  »  Je  m'habillai 
à  la  hâte,  et  j'y  courus. 

Elle   me   parut   agitée.     C'était    la   première    fois.     Son 
trouble  me  toucha.     Dans  ce  moment  de  surprise,  au  milieu  10 
de  la  nuit,  je  n'étais  pas  moi-même  exempt  d'émotion:  mais 
en  la  voyant  je  m'oubliai  moi-même  pour  ne  penser  qu'à  elle 
et  au  triste  rôle  qu'elle  allait  jouer,  si  je  me  laissais  prendre; l 
car,  me  sentant  assez  de  courage  pour  ne  dire  jamais  que  la 
vérité,  dût-elle  me  nuire  et  me  perdre,  je  ne  me  sentais  ni  15 
assez  de  présence  d'esprit,  ni  assez  d'adresse,  ni  peut-être 
assez  de  fermeté  pour  éviter  de  la  compromettre  si  j'étais 
vivement  pressé.     Cela  me  décida  à  sacrifier  ma  gloire  à  sa 
tranquillité,  à  faire  pour  elle,  en  cette  occasion,  ce  que  rien 
ne  m'eût  fait  faire  pour  moi.     Dans  l'instant  que  ma  réso-  20 
lution  fut  prise,  je  la  lui  déclarai,  ne  voulant  point  gâter  le 
prix   de  mon  sacrifice   en  le  lui   faisant  acheter  ...  M.  de 
Luxembourg  me  proposa  de  rester  chez  lui  quelques  jours 
incognito,  pour  délibérer  et  prendre  des  mesures  plus  à  loisir; 
je  n'y  consentis  point,  non  plus  qu'à  la  proposition  d'aller  25 
secrètement  au  Temple.2    Je  m'obstinai  à  vouloir  partir  dès 
le  jour  même,  plutôt  que  de  rester  caché  où  que  ce  pût  être. 

^La  maréchale,  on  s'en  souvient,  avait  favorisé  l'impression  d'Emile. 
(Voir  plus  haut,  Note  d'Introduction  à  Emile.) 

2  Le  Temple,  établissement  de  l'ordre  des  Templiers  à  Paris,  au  XIIme 
siècle,  ordre  supprimé  au  XIVme  siècle  à  cause  de  sa  puissance;  depuis 
ce  moment,  la  résidence  du  Grand  Prieur  de  France,  jusqu'à  l'époque  de 
la  Révolution  (quand  la  famille  royale  y  fut  enfermée).  En  1762  le  Grand 
Prieur  était  le  Prince  de  Conti,  protecteur  de  Rousseau.  Du  reste,  autour 
des  édifices  du  Temple,  s'étendait  un  vaste  enclos  jouissant  du  droit 
d'asile. 


360 


VIF    II     1 


Le  lendemain  (g  juin    1 
pari,  seul,   l'après-midi.    Thér<  1    l.-       -<-ur  «levait    le  rejoindre 

quand  il  aurait   trouvé  une  retraite.      Il  alla  -  e,  «  terre  de 

liberté  1   pensait-il.     Il   quitte   M  wture 

5  du  Maréchal  de  Luxembourg;  et  il  relate  ce  pei  le       I 

La  Barre1  el   Montmorency,  je  remontrai  dans  un  e  de 

remise2   quatre   hommes  en   noir  qui   me  saluèrent   en  souriant. 
Sur  ce  que  Thérèse  m'a   rapporté  dans  la  suite  de  la  figUH 
huissiers,  de  l'heure  de  leur  arrivée,  et   de  la   façon  dont   ils  se 
10  comportèrent,  je  n'ai  point  de  doute  que  ce  ne  fussent  eux.» 

Môtiers 

Il  arrive  chez  un  ami,  M.  Roguin3  à  Yverdon.  dans  le  pays 
de  Vaud,  en  Suisse.  Il  pensait  aller  à  Genève,  mais  croyant 
savoir  que  le  gouvernement  (pas  le  peuple)  de  sa  ville  natale 
était  peu  favorablement  disposé,  il  prit  ses  précautions:    «  Je  ; 

15  le  parti  de  m'en  rapprocher  seulement  et  d'aller  attendre  en  Si. 
celui  qu'on  prendrait  à  Genève  à  mon  égard.»      Et  en  effet  il 
apprit  bientôt  que  ses  deux  livres  étaient  condamnés  à  Genève 
(19  juin)   au  feu  et  lui-même  décrété  d'arrestation.4     Rousseau 
ne  put  rester  non  plus  à  Yverdon,  car  cette  petite  ville  dépendait 

20  de  l'État  de  Berne  qui  condamna  à  son  tour  les  deux  ouvrages  de 
Rousseau,  et  devait  envoyer  à  celui-ci,  le  11  juillet,  une  lettre 
ordonnant  de  quitter  le  territoire.  Rousseau  prévint  cette  lettre 
et  partit  le  10  juillet.  Une  amie,  Madame  Boy  de  la  Tour,  nièce 
de  Roguin,  lui  offrit  une  maison  à  louer  à  Môtiers.  dans  la  Princi- 

25  pauté  de  Xeuchâtel.  Il  y  arriva  un  mois  après  avoir  quitté 
Montmorency  et  devait  y  séjourner  trois  ans  et  deux  mois  (du 
10  juillet  1762  au  7  septembre  1765).5 

1  Hameau  au  sud  de  Montmorency.  2  Carrosse  de  louage. 

3  Rousseau  l'appelle  dans  les  Confessions  (VII)  le  «  doyen  »  de  ses  amis. 

4  Voir  le  Décret  dans  Mauras,  op.  cit..  p.  205;  il  fut  annulé  par  un 
nouveau  gouvernement  le  2  mars  1791,  comme  étant  illégal.  Dans  une 
lettre  à  M.  d'Ivernois,  Rousseau  écrit:  «  Rien  dans  le  monde  n'a  plus 
affligé  et  navré  mon  cœur  que  le  Décret  de  Genève.» 

5  Description  du  Yal-de-Travers  et  du  village  de  Môtiers  dans  Lettres 
de  Rousseau  à  M.  de  Luxembourg,  20  et  28  janvier  1763.  Thérèse  re- 
joignit Rousseau  le  20  juillet. 


DERNIÈRES   ANNEES  361 

La  Principauté  de  Neuchâtcl  était  sous  la  juridiction  du  roi  de 
Prusse,  Frédéric  le  Grand.  Celui-ci  assura  Rousseau  de  sa  pro- 
tection, et  lui  offrit  même  une  maison  —  que  Rousseau  n'accepta 
pas.  Rousseau  vécut  en  termes  excellents  avec  le  gouverneur, 
Milord  Maréchal.1  Mais  après  trois  ans,  en  suite  de  nouvelles  5 
discussions  théologiques  et  politiques,  le  roi  même  fut  impuissant 
à  rendre  le  séjour  de  Môtiers  possible.  Rousseau  avait  écrit 
deux  ouvrages  de  polémique  puissante,  la  Lettre  à  Christophe  de 
Beaumonty  Archevêque  de  Paris  (18  novembre  1762),  en  réponse 
au  «  Mandement  contre  Emile,  »  et  les  Lettres  de  la  Montagne  (fin  10 
de  Tannée  1764).  Ce  dernier  était  une  réponse  aux  Lettres  de 
la  Campagne  écrites  par  un  magistrat  genevois  pour  justifier 
la  condamnation  d'Emile  et  du  Contrat  Social;2  il  fut  interdit 
à  Genève  et  à  Berne,  et  brûlé  publiquement  à  Genève  en  février 
1765;  le  Parlement  de  Paris  aussi  condamna  le  livre  (19  mars)  15 
à  être  lacéré  et  brûlé;  et  La  Haye  suivit  l'exemple  de  Paris. 
Les  gouvernements  de  Genève  et  de  Berne,  de  plus,  représentèrent 
au  gouvernement  de  Neuchâtel  que  Rousseau  était  un  personnage 
dangereux;  les  pasteurs  soulevèrent  l'opinion  contre  lui,  et  finale- 
ment Rousseau  s'en  alla.  Toute  cette  agitation  avait  abouti  à  2a 
l'épisode  connu  sous  le  nom  de: 

1  Georges  Keith,  maréchal  héréditaire  d'Ecosse,  fut  proscrit  de  son 
pays  pour  s'être  déclaré  partisan  de  la  Maison  Stuart.  Il  finit  par 
s'attacher  au  service  de  Frédéric  II  de  Prusse,  auquel  il  rendit  bien  des 
services  signalés.  Sur  ses  vieux  jours,  il  fut  envoyé  comme  gouverneur 
à  Neuchâtel,  une  sinécure  dans  un  charmant  pays.  Rousseau  lui  resta 
fort  attaché;  il  l'appelait  son  père. 

2  Rousseau  avait,  par  une  lettre  qui  souleva  une  tempête,  renoncé 
à  ses  droits  et  à  son  titre  de  «  Citoyen  de  Genève  »  12  mai  1763.  Sa 
ville  natale  fut  divisée  en  partisans  et  adversaires  acharnés  de  Rousseau. 
Les  partisans  avaient  envoyé  au  Conseil  —  ou  gouvernement — des 
«  Représentations  »  pour  demander  d'examiner  à  nouveau  le  décret  de 
condamnation  d'Emile  et  du  Contrat  Social.  Le  Conseil  refusa;  ce  fut 
pour  calmer  les  esprits  qu'un  des  membres  du  Conseil,  Tronchin  (le 
frère  du  célèbre  médecin)  écrivit  les  Lettres  de  la  Campagne  justifiant 
l'action  du  gouvernement;  elles  parurent  en  automne  de  1763;  Rous- 
seau y  répondit  par  les  foudroyantes  Lettres  de  la  Montagne  (1764). 
Voir  pour  l'histoire  de  ces  troubles  à  Genève,  L'Affaire  Jean-Jacques 
Rousseau,  par  Edouard  Rod  (1906). 


362  VII.    Il    <I 

La  Lapidation  de  Môtiers 

(6  au  7  septembre  1765; ' 

La  fermentation  devenait  plus  vive;  et,  malgré  le   • 
réitérés  du  roi,  malgré  les  ordres  fréquenta  du  conseil  d  1 
malgré  les  soins  du  châtelain  J  et  des  magistrats  du  lieu,  le 
peuple,  me  regardant  tout  de  bon   comme  l'AntichrisI  et 

s  voyant  toutes  ses  clameurs  inutiles,  parut  enfin  vouloir  en 
venir  aux  voies  de  fait;  déjà  dans  les  chemin-  les  cailloux 
commençaient  à  rouler  auprès  de  moi,  lancés  cependant  en- 
core d'un  peu  trop  loin  pour  pouvoir  m 'atteindre.  Enfin  la 
nuit  de  la  foire  de  Môtiers,3  qui  est  au  commencement  de 

10  septembre,  je  fus  attaqué  dans  ma  demeure,  de  manière  à 
mettre  en  danger  la  vie  de  ceux  qui  l'habitaient. 

A  minuit,  j'entendis  un  grand  bruit  dans  la  galerie  qui 
régnait  sur  le  derrière  de  la  maison.  Une  grêle  de  cailloux, 
lancés  contre  la  fenêtre  et  la  porte  qui  donnaient  sur  cette 

15  galerie,  y  tombèrent  avec  tant  de  fracas,  que  mon  chien, 
qui  couchait  dans  la  galerie,  et  qui  avait  commencé  par 
aboyer,  se  tut  de  frayeur,  et  se  sauva  dans  un  coin,  rongeant 
et  grattant  les  planches  pour  tâcher  de  fuir.     Je  me  lève  au 

1  Certains  savants  ont  exprimé  l'opinion  que  la  «  lapidation  »  était 
plutôt  une  mauvaise  farce  de  villageois  à  l'occasion  des  réjouissances  de 
la  foire,  qu'un  acte  d'hostilité  réelle;  et  que  l'imagination  de  Rousseau 
avait  exagéré  les  choses.  Une  tradition  orale  du  Yal-de-Travers  ap- 
puierait cette  interprétation.  (Cf.  Maugras,  op.  cit.,  p.  420.)  Il  est 
possible  que  le  costume  d'Arménien  que  porta  Rousseau  pendant  son 
séjour  à  Môtiers  et  jusqu'à  son  retour  à  Paris  contribua  à  le  faire  re- 
garder avec  un  peu  de  méfiance  par  ces  bons  villageois.  Rousseau  souf- 
frait beaucoup  d'une  maladie  qui  lui  rendait  le  costume  serré  de  l'époque 
fort  incommode;  son  costume  étranger  avait  été  confectionné  par  les 
soins  de  Mme  de  Luxembourg. 

2  Le  titre  du  principal  magistrat  du  village. 

3  Môtiers  était  en  ce  temps  le  chef-lieu  du  vallon;  la  foire  durait 
plusieurs  jours,  et  à  cause  du  grand  concours  de  monde,  on  organisait 
une  police  spéciale  faite  à  tour  par  les  habitants  des  villages  voisins  aussi 
bien  que  par  ceux  de  Môtiers. 


DERNIÈRES   ANNEES  363 

bruit:  j'allais  sortir  de  ma  chambre  pour  passer  dans  la 
cuisine,  quand  un  caillou  lancé  d'une  main  vigoureuse  tra- 
versa la  cuisine  après  en  avoir  cassé  la  fenêtre,  vint  ouvrir 
la  porte  de  ma  chambre  et  rouler  au  pied  de  mon  lit  ;  de  sorte 
que  si  je  m'étais  pressé  d'une  seconde,  j'avais  le  caillou  dans  5 
l'estomac.  Je  jugeai  que  le  bruit  avait  été  fait  pour  m'attirer, 
et  le  caillou  lancé  pour  m'accueillir  à  ma  sortie.  Je  saute 
dans  la  cuisine.  J'y  trouve  Thérèse,  qui  s'était  aussi  levée 
et  qui  toute  tremblante  accourait  à  moi.  Nous  nous  rangeons 
contre  un  mur,  hors  de  la  direction  de  la  fenêtre  pour  éviter  10 
l'atteinte  des  pierres  et  délibérer  sur  ce  que  nous  avions  à 
faire;  car  sortir  pour  appeler  du  secours  était  le  moyen 
de  nous  faire  assommer.  Heureusement  la  servante  d'un 
vieux  bonhomme  qui  logeait  au-dessous  de  moi  se  leva  au 
bruit  et  courut  appeler  M.  le  châtelain,  dont  nous  étions  15 
porte  à  porte.  Il  saute  de  son  lit,  prend  sa  robe  de  chambre 
à  la  hâte  et  vient  à  l'instant  avec  la  garde,  qui,  à  cause  de  la 
foire,  faisait  la  ronde  cette  nuit-là,  et  se  trouva  tout  à  portée. 
Le  châtelain  vit  le  dégât  avec  un  tel  effroi  qu'il  en  pâlit; 
et,  à  la  vue  des  cailloux  dont  la  galerie  était  pleine,  il  s'écria:  20 
«  Mon  Dieu  !  c'est  une  carrière  !  »  En  visitant  le  bas,  on 
trouva  que  la  porte  d'une  petite  cour  avait  été  forcée,  et 
qu'on  avait  tenté  de  pénétrer  dans  la  maison  par  la  galerie. 
En  recherchant  pourquoi  la  garde  n'avait  point  aperçu  ou 
empêché  le  désordre,  il  se  trouva  que  ceux  de  Môtiers  s'étaient  25 
obstinés  à  vouloir  faire  cette  garde  hors  de  leur  rang,  quoique 
ce  fût  le  tour  d'un  autre  village.  Le  lendemain,  le  châtelain 
envoya  son  rapport  au  conseil  d'Etat,  qui  deux  jours  après 
lui  envoya  l'ordre  d'informer  sur  cette  affaire,  de  promettre 
une  récompense  et  le  secret  à  ceux  qui  dénonceraient  les  30 
coupables,  et  de  mettre  en  attendant,  aux  frais  du  prince, 
des  gardes  à  ma  maison  et  à  celle  du  châtelain  qui  la  touchait. 
Le  lendemain,  le  colonel  Pury,  le  procureur  général  Meuron, 
le  châtelain  Martinet,  le  receveur  Guyenet,  le  trésorier  d'Iver- 
nois  et  son  père,  en  un  mot,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  dis-  3$ 


364 


vu.    I   I    l 


tingués  dans  le  pays,  vinrent  me  voir,  d  réunirent  leun 
Bolli(  itationa  pour  m'eng         i  <  éder  à  I 
moins  pour  un  tempe  'l'une  par  lus 

vivre  en  sûreté  ni  avec  honneur.    Je  m'aperçus  même  que  le 

5  châtelain,  effrayé  des  fureur.^  de  ce  peupk  rai- 

gnanl  qu'elles  ne  s'étendissent  jusqu'à  lui,  aurait  été  bi 
aise  de  m'en  voir  partir  au  plus  vite,  pour  n'avoir  plus  L'em- 
barras de  m'y  protéger,  et  pouvoir  la  quitter  lui-même,  comme 
il  fit  après  mon  départ.     Je  cédai  donc,  et  même  avec  peu 

10  de  peine;   car  le  spectacle  de  la  haine  du  peuple  me  cau-ait 
un  déchirement  de  cœur  que  je  ne  pouvais  phlS  supporter. 

Rousseau    n'avait    plus   de   protecteur   à    Xeuchâtel.     Milord 

Maréchal  avait  quitté  la  principauté  quelque  temps  avant  ces 

événements;    il  avait  bien  laissé  à  Rousseau  des  lettres  de  natura- 

iS  lisation  qui  le  mettaient  à  l'abri  d'une  expulsion;    mais  Rousseau 

préféra  partir.1 

L'île  de  Saint-Pierre 

(n  septembre  au  25  octobre)2 

Il  se  réfugia  à  l'île  de  Saint-Pierre,  dans  le  lac  de  Bienne,  où 
il  resta  environ  six  semaines.  Il  en  fut  chassé  sans  tendresse  par 
les  autorités  de  Berne,  dont  dépendait  cette  île  (comme  Yverdon). 
20  Rousseau  demanda  qu'on  lui  permît  de  demeurer  comme  «  prison- 
nier volontaire  »;  on  lui  répondit  qu'il  eût  à  partir  dans  les  24 
heures.  Rousseau  a  conservé  un  souvenir  charmant  de  ce  séjour 
trop  court,  et  il  en  a  laissé  cette  description  bien  connue. 

1  Sur  le  séjour  de  Rousseau  au  Val-de-Travers,  et  les  polémiques 
surtout  religieuses  qu'il  eut  à  soutenir,  voir:  Fr.  Berthoud,  /.-/.  Rous- 
seau au  Val-de-Travers  (1881)  et/.-/.  Rousseau  et  le  pasteur  de  Montmollin 
(1884).     Il  est  moins  hostile  à  Rousseau  que  Maugras. 

2  Rousseau  avait  déjà  passé  huit  à  dix  jours  dans  cette  île  en  juillet 
de  la  même  année  {Lettre  à  M.  d'Ivcrnois,  20  juillet  1 765).  Voir  Metzger, 
/.-/.  Rousseau  à  Vile  de  Saint-Pierre  (1875).  tTn  buste  a  été  élevé  à 
Rousseau  dans  l'île  en  191 2,  année  du  bicentenaire  de  sa  naissance.  La 
maison  du  receveur  est  toujours  là,  fréquemment  visitée.  Rousseau 
resta  à  Xeuchâtel  du  7  au  11  septembre.  Il  reparle  des  beaux  jours  de 
Saint-Pierre  dans  la  5me  Promenade  d'un  Rêveur  solitaire. 


DERNIÈRES   ANNEES  365 

Je  fis  venir  Thérèse  avec  mes  livres  et  mes  effets.  Nous 
nous  mîmes  en  pension  chez  le  receveur  1  de  l'île.  Sa  femme 
avait  à  Nidau  ses  sœurs,  qui  la  venaient  voir  tour  à  tour,  et 
qui  faisaient  à  Thérèse  une  compagnie.  Je  fis  là  l'essai  d'une 
douce  vie  dans  laquelle  j'aurais  voulu  passer  la  mienne,  et  $ 
dont  le  goût  que  j'y  pris  ne  servit  qu'à  me  faire  mieux  sentir 
l'amertume  de  celle  qui  devait  si  promptement  y  succéder. 

J'ai  toujours  aimé  l'eau  passionnément,  et  sa  vue  me  jette 
dans  une  rêverie  délicieuse,  quoique  souvent  sans  objet 
déterminé.  Je  ne  manquais  point  à  mon  lever,  lorsqu'il  10 
faisait  beau,  de  courir  sur  la  terrasse  humer  l'air  salubre  et 
frais  du  matin,  et  planer  des  yeux  sur  l'horizon  de  ce  beau 
lac,  dont  les  rives  et  les  montagnes  qui  le  bordent  enchantaient 
ma  vue.  Je  ne  trouve  point  de  plus  digne  hommage  à  la 
Divinité  que  cette  admiration  muette  qu'excite  la  contempla-  15 
tion  de  ses  œuvres,  et  qui  ne  s'exprime  point  par  des  actes 
développés.  Je  comprends  comment  les  habitants  des  villes, 
qui  ne  voient  que  des  murs,  des  rues  et  des  crimes,  ont  peu 
de  foi;  mais  je  ne  puis  comprendre  comment  des  campa- 
gnards, et  surtout  des  solitaires,  peuvent  n'en  point  avoir.  20 
Comment  leur  âme  ne  s'élève-t-elle  pas  cent  fois  le  jour 
avec  extase  à. l'auteur  des  merveilles  qui  les  frappent?  Pour 
moi,  c'est  surtout  à  mon  lever,  affaissé  par  mes  insomnies, 
qu'une  longue  habitude  me  porte  à  ces  élévations  de  cœur 
qui  n'imposent  point  la  fatigue  de  penser.  Mais  il  faut  25 
pour  cela  que  mes  yeux  soient  frappés  du  ravissant  spectacle 
de  la  nature.  Dans  ma  chambre,  je  prie  plus  rarement  et 
plus  sèchement:  mais  à  l'aspect  d'un  beau  paysage,  je  me  sens 
ému  sans  pouvoir  dire  de  quoi.  J'ai  lu  qu'un  sage  évêque, 
dans  la  visite  de  son  diocèse,  trouva  une  vieille  femme  qui,  30 
pour  toute  prière,  ne  savait  que  dire  Oh!  Il  lui  dit:  Bonne 
mère,  continuez  de  prier  toujours  ainsi;  votre  prière  vaut 
mieux  que  les  nôtres.  Cette  meilleure  prière  est  aussi  la 
mienne. 

1  Le  surveillant;  sa  maison  est  du  reste  la  seule  de  l'île. 


366  \n.  i.i  (i.i  .  i 

Après  le  déjeuner,  je  me  hâtais  <1Y<  rire  i  d  rechignant  quel- 
ques malheureuses  lettre  .  a  pirant  ave<  ardeur  à  l'heureux 
moment  de  n'en  plus  écrire  du  tout    Je  trac  quelques 

instants  autour  de  mes  livres  et  papiers,  pour  les  détail 
5  arranger,  plutôt  que  pour  les  lire;  et  cet  arrangement,  qui 
devenait  pour  moi  L'œuvre  de  Pénélope,  me  donnait  le  plaisir 
de  muser  quelques  moments;  après  quoi  je  m'en  ennuyais 
et  le  quittais,  pour  passer  les  trois  OU  quatre  heure-  qui  me 
restaient  de  la  matinée  à  l'étude  de  la  botanique,  et  .-urtout 

io  du  système  de  Linmeus,  pour  lequel  je  pris  une  passion  dont 
je  n'ai  pu  me  bien  guérir,  même  aprè>  en  avoir  senti  le  vide. 
Ce  grand  observateur  est  à  mon  gré  le  seul,  avec  Ludwi^, 
qui  ait  vu  jusqu'ici  la  botanique  en  naturaliste  et  en  philo- 
sophe; mais  il  l'a  trop  étudiée  dans  des  herbiers  et  dans  des 

15  jardins,  et  pas  assez  dans  la  nature  elle-même.  Pour  moi, 
qui  prenais  pour  jardin  l'île  entière,  sitôt  que  j'avais  besoin 
de  faire  ou  vérifier  quelque  observation,  je  courais  dans  les 
bois  ou  dans  les  prés,  mon  livre  sous  le  bras:  là,  je  me  couchais 
par  terre  auprès  de  la  plante  en  question,  pour  l'examiner 

20  sur  pied  tout  à  mon  aise.  Cette  méthode  m'a  beaucoup 
servi  pour  connaître  les  végétaux  dans  leur  état  naturel, 
avant  qu'ils  aient  été  cultivés  et  dénaturés  par  la  main  des 
hommes.  On  dit  que  Fagon,  premier  médecin  de  Louis  XIV, 
qui  nommait  et  connaissait  parfaitement  toutes  les  plantes 

25  du  Jardin  royal,  était  d'une  telle  ignorance  dans  la  campagne, 
qu'il  n'y  connaissait  plus  rien.     Je  suis  précisément  le  con- 
traire;   je  connais  quelquechose  à  l'ouvrage  de  la  nature, 
mais  rien  à  celui  du  jardinier. 
Pour  les  après-dînées,  je   les   livrais   totalement   à   mon 

30  humeur  oiseuse  et  nonchalante,  et  à  suivre  sans  règle  l'im- 
pulsion du  moment.  Souvent,  quand  l'air  était  calme,  j'al- 
lais immédiatement  en  sortant  de  table  me  jeter  seul  dans 
un  petit  bateau,  que  le  receveur  m'avait  appris  à  mener  avec 
une  seule  rame;   je  m'avançais  en  pleine  eau.    Le  moment 

35  où  je  dérivais  me  donnait  une  joie  qui  allait  jusqu'au  tressail- 


Il 


DERNIÈRES   ANNÉES  367 

lement,  et  dont  il  m'est  impossible  de  dire  ni  de  bien  com- 
prendre la  cause,  si  ce  n'était  peut-être  une  félicitation  secrète 
d'être  en  cet  état  hors  de  l'atteinte  des  méchants.  J'errais 
ensuite  seul  dans  ce  lac,  approchant  quelquefois  du  rivage, 
mais  n'y  abordant  jamais.  Souvent  laissant  aller  mon  5 
bateau  à  la  merci  de  l'air  et  de  l'eau,  je  me  livrais  à  des  rêveries 
sans  objet,  et  qui,  pour  être  stupides,  n'en  étaient  pas  moins 
douces.  Je  m'écriais  parfois  avec  attendrissement:  «  Ô 
nature!  ô  ma  mère!  me  voici  sous  ta  seule  garde;  il  n'y  a 
point  ici  d'homme  adroit  et  fourbe  qui  s'interpose  entre  toi  ic 
et  moi.»  Je  m'éloignais  ainsi  jusqu'à  demi-lieue  de  terre; 
j'aurais  voulu  que  ce  lac  eût  été  l'Océan.  Cependant,  pour 
complaire  à  mon  pauvre  chien,  qui  n'aimait  pas  autant  que 
moi  de  semblables  stations  sur  l'eau,  je  suivais  d'ordinaire 
un  but  de  promenade;  c'était  d'aller  débarquer  à  la  petite  15 
île,  de  m'y  promener  une  heure  ou  deux,  ou  de  m'étendre  au 
sommet  du  tertre  sur  le  gazon,  pour  m'assouvir  du  plaisir 
d'admirer  ce  lac  et  ses  environs,  pour  examiner  et  disséquer 
toutes  les  herbes  qui  se  trouvaient  à  ma  portée,  et  pour  me 
bâtir,  comme  un  autre  Robinson,  une  demeure  imaginaire  20 
dans  cette  petite  île.  Je  m'affectionnai  fortement  à  cette 
butte.  Quand  j'y  pouvais  mener  promener  Thérèse  avec  la 
receveuse  et  ses  sœurs,  comme  j'étais  fier  d'être  leur  pilote 
et  leur  guide!  Nous  y  portâmes  en  pompe  des  lapins  pour 
la  peupler;  autre  fête  pour  Jean- Jacques.  Cette  peuplade  25 
me  rendit  la  petite  île  encore  plus  intéressante.  J'y  allais 
plus  souvent  et  avec  plus  de  plaisir  depuis  ce  temps-là,  pour 
rechercher  des  traces  du  progrès  des  nouveaux  habitants. 

A  ces  amusements  j'en  joignais  un  qui  me  rappelait  la  douce 
vie  des  Charmettes,  et  auquel  la  saison  m'invitait  particulière-  30 
ment.  C'était  un  détail  de  soins  rustiques  pour  la  récolte 
des  légumes  et  des  fruits,  et  que  nous  nous  faisions  un  plaisir, 
Thérèse  et  moi,  de  partager  avec  la  receveuse  et  sa  famille. 
Je  me  souviens  qu'un  Bernois,  nommé  M.  Kirchberger, 
m'étant  venu  voir,  me  trouva  perché  sur  un  grand  arbre,  un  $s 


368  VII.    Il    o  ■ 

attaché  autour  de  ma  ceinture,  el  déjà  u  plein  de  ; 
que  je  oe  pouvais  plus  me  remuer.    J<  ié  de 

celle  rencontre  et  de  quelques  autres  pareille-.  J'espérais 
([ue  les  Bernois,  témoins  de  l'emploi  de  mes  Koisii 
5  raient  plus  à  en  troubler  la  tranquillité  ci  me  laisseraient  en 
paix  dans  ma  solitude.  J'aurais  bien  mieux  aimé  y  être 
confiné  par  leur  volonté  que  par  la  mienne:  j'aurais  été  plus 
assuré  de  n'y  point  VOÛC  troubler  mon  rep 

Je  pris  tant  de  goût  à  l'île  de  Saint-Pierre,  et  our 

10  me  convenait  si  fort,  qu'à  force  d'inscrire  to  désirs 

dans  cette  île,  je  formai  celui  de  n'en  point  sortir.  Les  visites 
que  j'avais  à  rendre  au  voisinage,  les  courses  qu'il  me  faudrait 
faire  à  Neuchâtel,  à  Bienne,  à  Yverdon,  à  Xidau,  fatiguaient 
déjà  mon  imagination.     Un  jour  à  passer  hors  de  l'île  me 

15  paraissait  retranché  de  mon  bonheur,  et  sortir  de  l'enceinte 
de  ce  lac  était  pour  moi  sortir  de  mon  élément.  D'ailleurs, 
l'expérience  du  passé  m'avait  rendu  craintif.  Il  suffisait 
que  quelque  bien  flattât  mon  cœur  pour  que  je  dusse  m 'at- 
tendre à  le  perdre;   et  lardent  désir  de  finir  mes  jours  dans 

20  cette  île  était  inséparable  de  la  crainte  d'être  forcé  d'en  sortir. 
J'avais  pris  l'habitude  d'aller  les  soirs  m'asseoir  sur  la  grève, 
surtout  quand  le  lac  était  agité.  Je  sentais  un  plaisir  singu- 
lier à  voir  les  flots  se  briser  à  mes  pieds.  Je  m'en  faisais 
l'image  du  tumulte  du  monde,  et  de  la  paix  de  mon  habita- 

25  tion;  et  je  m'attendrissais  quelquefois  à  cette  douce  idée, 
jusqu'à  sentir  des  larmes  couler  de  mes  yeux.  Ce  repos  dont 
je  jouissais  avec  passion,  n'était  troublé  que  par  l'inquiétude 
de  le  perdre;  mais  cette  inquiétude  allait  au  point  d'en  altérer 
la  douceur  .  .  .  Enfin,  à  force  de  me  livrer  à  ces  réflexions  et 

30  aux  pressentiments  inquiétants  des  nouveaux  orages  toujours 
prêts  à  fondre  sur  moi,  j'en  vins  à  désirer,  mais  avec  une  ardeur 
incroyable,  qu'au  lieu  de  tolérer  seulement  mon  habitation 
dans  cette  île,  on  me  la  donnât  pour  prison  perpétuelle;  et 
je  puis  jurer  que  s'il  n'eût  tenu  qu'à  moi  de  m'y  faire  con- 

35  damner,  je  l'aurais  fait  avec  la  plus  grande  joie,  préférant 


DERNIÈRES   ANNÉES  369 

mille  fois  la  nécessité  d'y  passer  le  reste  de  ma  vie  au  danger 
d'en  être  expulsé. 
Cette  crainte  ne  demeura  pas  longtemps  vaine 

De  ce  moment,  pendant  quatre  années  et  demie,   Rousseau 
mena  une  vie  terrible  de  vagabondage.     Il  quitte  l'île  le  vendredi    5 
25  octobre,  passe  quelques  jours  à  Nidau,   en  face  de  l'île,  puis 
le  29  part  pour  Bâle;  de  là  pour  Strasbourg  où  il  arrive  le  2  novem- 
bre, hésitant  s'il  acceptera  une  invitation  du  roi  de  Prusse,  à 
Berlin,  ou  une  invitation  du  philosophe  Hume,  en  Angleterre; 
le  9  décembre  il  part  pour  Paris.     La  police  ignore  volontairement  10 
sa  présence  pendant  quelques  jours,  mais  lui  signifie  enfin  de 
partir.     Le  4  janvier  il  part  pour  l'Angleterre.1     Il  reste  à  Londres 
peu  de  temps  (13-17  janvier);    à  la  fin  du  mois  (le  28)  il  est  à 
Chiswick,  5  milles  à  l'ouest  de  Londres;    le  22  mars  il  arrive  à 
Wooton,     Staff ordshire   (pas  Derbyshire,   comme  il  l'a  écrit)  à  15 
50  lieues  de  Londres,  l'hôte  de  Lord  Davenport. 

Il  ne  fut  pas  heureux.     Seul  avec  ses  pensées  de  perpétuel 
exilé,  ignorant  la  langue  du  pays,  se  sentant  dépendant  de  bien- 
faiteurs, enfin  s'étant  brouillé  avec  Hume,  il  fut  pris  un  jour  d'un 
violent   accès   de   désespoir,    quitta   soudainement   Wootton,    et  20 
s'embarqua  à  Douvres,  le  21  mai  1767,  pour  Calais.     Il   avait 
été  en  Angleterre  un  an  et  cinq  mois.     Étant  toujours  décrété  de 
prise  de  corps  en  France,  il  adopta  le  nom  de  Renou  qu'il  garda 
dans  sa  correspondance  jusqu'en  1769.     Du  reste,  protégé  par  le 
Prince  de  Conti,  dont  il  habita  le  Château  de  Trye    pendant  25 
environ  une  année  (depuis  le  21  juin  1767),  il  fait  ensuite  des 
séjours  de  variable  durée  à  Bourgoin  (depuis  le  16  août  1768),  à 
13  lieues  de  Grenoble  —  c'est  là  qu'il  prend  formellement  pour 
femme2  Thérèse  Levasseur  (29  août)  —  ;    à  Monquin  (7  janvier 
1769  à  mai  1770);  à  Lyon,  où  il  demeura  jusqu'à  son  départ  pour  3c 
Paris. 

1  Sur  ce  séjour,  voir  pour  des  faits  et  pour  d'autres  indications  biblio- 
graphiques L.  J.   Courtois,  Annales  J.-J.  Rousseau,  VI  (1910). 

2  C'est-à-dire, autant  que  cela  était  en  son  pouvoir.  Le  mariage  non 
béni  par  l'Eglise  catholique  n'était  pas  reconnu  en  France.  Rousseau 
pour  épouser  légalement  Thérèse  Levasseur  aurait  dû  abjurer  le  protes- 
tantisme.    Il  fit  donc  une  cérémonie    intime  et  civile,  pensant  bien 


37°  \ h.  i.i  a 

Paris,   1770   1778  ' 

Il  arriva  à  Paria  fin  juin  1770.  <•»  vécul  lucoeetivemeni  dans 
trois  ou  quatre  modestes  appartementa  Rue  Plâtrière  (aujourd'hui 
RueJ.  J.  Rousseau).  Il  avait  repria aon nom  de  Rouaaeau;  le  gou- 
vernement ne  l'inquiéta  pa  ir  la  demande 
S  du  Procureur  Général,  il  quitta  l'habit  d'Arménien2  qui  attirait 
trop  les  regards  sur  un  homme  qui  était  encore  BOUJ  le  COUp  d'un 
décret  de  prise  de  COrpS.  Certain  qu'on  l'avait  calomnié,  il  lut, 
pour  confondre  ses  ennemis,  de  Longs  paa&agea  des  Confessions 
auxquelles  il  avait  travaillé  depuis  son  dernier  séjour  en  Suisse. 

10  Puis,  après  quelques  mois,  il  vécut  d'une  vie  bien  tranquille 
en  s'occupant  tantôt  de  botanique,  tantôt  de  copie  de  musique 
(qui  l'aidait  à  vivre),  tantôt  même  reprenant  la  plume  pour 
discuter  des  problèmes  de  politique  (ainsi  ses  Considérations  sur 
le  Gouvernement  de  la  Pologne). 

15  Voici  la  description  d'une  des  demeures  de  Rousseau  par 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  dont  il  était  devenu  l'ami: 

«  Au  mois  de  juin  de  1772,  un  ami  m'ayant  proposé  de  me  mener  chez 
J.-J.  Rousseau,  il  me  conduisit  dans  une  maison  rue  Plâtrière  à  peu  près 
vis-à-vis  de  l'hôtel  de  la  poste.     Nous  montâmes  au  quatrième  étage. 

20  Nous  frappâmes,  et  Mme  Rousseau  vint  nous  ouvrir  la  porte.  Elle 
nous  dit:  Entrez,  Messieurs,  vous  allez  trouver  mon  mari.  Nous  traver- 
sâmes une  fort  petite  antichambre  où  des  ustensiles  de  ménage  étaient 
proprement  arrangés;  de  là  nous  entrâmes  dans  une  chambre  où  J.-J. 
Rousseau  était  assis,  en  redingote  et  en  bonnet  blanc,  occupé  à  copier  de 

25  la  musique.  Il  se  leva  d'un  air  riant,  nous  présenta  des  chaises,  et  se 
remit  à  son  travail  en  se  livrant  toutefois  à  la  conversation. 


qu'elle  suffirait  pour  que  les  amis  de  Rousseau  reconnussent  Thérèse  pour 
sa  femme  et  la  protégeassent  après  sa  mort.  La  Révolution,  abrogeant 
la  loi  du  mariage  exclusivement  catholique,  reconnut  le  mariage  de  Rous- 
seau comme  valable  et  fit  une  pension  à  sa  «  veuve  »  (21  déc.  1790). 
On  trouvera  cette  scène  différemment  rapportée  dans  Mugnier,  Madame 
de  Warens,  Claretie,  /.-/.  Rousseau  et  ses  amies;  et  dans  deux  lettres  de 
Rousseau,  à  Laliaud,  31  août  1768,  et  à  Moultou;  10  oct.  1768. 

1  Sur  ces  années,  pour  des  faits  et  pour  d'autres  indications  biblio- 
graphiques: Eliz.  A.  Foster,  «  Le  dernier  Séjour  de  J.-J.  Rousseau  à 
Paris  »,  dans  Smith  Collège  Studies  in  Modem  Languages,  (1920),  II,  2,  3. 

2  Voir  note  ci-dessus  sur  Lapidation  de  Môtiers. 


Il 


DERNIERES   ANNEES  371 

Il  était  d'un  tempérament  maigre  et  d'une  taille  moyenne.  Une  de 
ses  épaules  paraissait  un  peu  plus  élevée  que  l'autre,  soit  que  ce  fût  l'effet 
d'un  défaut  naturel,  ou  de  l'attitude  qu'il  prenait  dans  son  travail,  ou  de 
l'âge  qui  l'avait  voûté,  car  il  avait  alors  64  ans;  d'ailleurs  il  était  fort 
bien  proportionné.  Il  avait  le  teint  brun,  quelques  couleurs  aux  pom-  5 
mettes  des  joues,  la  bouche  belle,  le  nez  très  bien  fait,  le  front  rond  et 
élevé,  les  yeux  pleins  de  feu.  Les  traits  obliques  qui  tombent  des  narines 
vers  les  extrémités  de  la  bouche,  et  qui  caractérisent  la  physionomie, 
exprimaient  dans  la  sienne  une  grande  sensibilité  et  quelquechose  même 
de  douloureux.  On  remarquait  dans  son  visage  trois  ou  quatre  caractères  10 
de  mélancolie  par  l'enfoncement  des  yeux  et  par  l'affaissement  des  sourcils; 
de  la  tristesse  profonde  par  les  rides  du  front;  une  gaîté  très  vive  et  même 
un  peu  caustique  par  mille  petits  plis  aux  angles  extérieurs  des  yeux, 
dont  les  orbites  disparaissaient  quand  il  riait.  Toutes  ces  passions  se 
peignaient  successivement  sur  son  visage  suivant  que  les  sujets  de  la  15 
conversation  affectaient  son  âme;  mais  dans  une  situation  calme  sa 
figure  conservait  une  empreinte  de  toutes  ces  affections,  et  offrait  à  la 
fois  je  ne  sais  quoi  d'aimable,  de  fin,  de  touchant,  de  digne  de  pitié  et  de 
respect. 

Près  de  lui  était  une  épinette  sur  laquelle  il  essayait  de  temps  en  temps   20 
des  airs.    Deux  petits  lits  de  cotonne  rayée  de  bleu  et  de  blanc  comme  la 
tenture  de  sa  chambre,  une  commode,  une  table,  et  quelques  chaises 
faisaient  tout  son  mobilier.     Aux  murs  étaient  attachés  un  plan  de  la 
forêt  de  Montmorency  où  il  avait  demeuré,  et  une  estampe  du  roi  d'Angle- 
terre, son  ancien  bienfaiteur.     Sa  femme  était  assise  occupée  à  coudre   25 
du  linge;    un  serin  chantait  dans  sa  cage  suspendue  au  plafond;    des 
moineaux  venaient  manger  du  pain  sur  ses  fenêtres  ouvertes  du  côté  de 
la  rue,  et  sur  celle  de  l'antichambre  on  voyait  des  caisses  et  des  pots 
remplis  de  plantes  telles  qu'il  plaît  à  la  nature  de  les  semer.    Il  y  avait 
dans  l'ensemble  de  son  petit  ménage,  un  air  de  propreté,  de  paix,  et  de  30 
simplicité  qui  faisait  plaisir.»     (Vie  et  Ouvrages  de  J.-J.  Rousseau,  chap. 
II.) 

De  temps  en  temps  Rousseau  retombait  dans  des  accès  de 
mélancolie,  suite  des  persécutions  d'autrefois.  N'ayant  pas 
réussi  à  se  justifier  comme  il  avait  espéré  par  ses  lectures  des  35 
Confessions,  il  avait  composé  trois  longs  Dialogues,  Rousseau  juge 
de  Jean-Jacques,  où  il  supposait  un  accusateur  Le  Français, 
auquel  répondait  Rousseau.  Un  jour  l'idée  lui  vint  de  dé- 
poser cet  écrit  sur  l'autel  de  l'église  de  Notre-Dame,  estimant 
que  ce  «  Dépôt  remis  à  la  Providence  »  devrait  sûrement  un  jour  40 
le  justifier  devant  la  postérité.     Il  partit  un  jou*-,  le  24  février 


37-  VΠ  ET  CEI 

deux   beure    de   l'après  midi, 
porte  qui   donnait    accès  au  choeur,  fermée....    Il  remit  alon 
plusieurs  copies  de  Bon  manuscrit  à  diffén  I         So  le 

premier  Dialogue  tut  publié. 
5       Rousseau  écrivit  aussi  dai 
Rêverie*  d'un  Promeneur  Solitaire,  uni  L'adieu  à  la  vie,  très 

beau  et  très  touchant.  Il  mourut  avant  'lavoir  achevé  la 
Dixième. 

Citons  ce  joli  épisode  de  la  IXmr  Promenade. 

Rousseau  et  les  petites  Orphelines 

10  Un  jour,  nous  étions  allés,  ma  femme  et  moi,  dîner  à  la 
Porte  Maillot:    après  le  dîner  nous  traversâmes  le  Bois  de 

Boulogne  jusqu'à  La  Muette;  là  nous  nous  assîmes  sur 
l'herbe  en  attendant  que  le  soleil  fût  baissé,  pour  nous  en 
retourner  ensuite  tout  doucement  par  Passy.     Une  vingtaine 

15  de  petites  filles,  conduites  par  une  manière  de  religieuse, 
vinrent,  les  unes  s'asseoir,  les  autres  folâtrer  assez  près  de 
nous.  Durant  leurs  jeux,  vint  à  passer  un  oublieur  avec  son 
tambour1  et  son  tourniquet,2  qui  cherchait  pratique:  je  vis 
que  les  petites  filles  convoitaient  fort  les  oublies,  et  deux  ou 

20  trois  d'entre  elles,  qui  apparemment  possédaient  quelques 
liards,  demandèrent  la  permission  de  jouer.  Tandis  que  la 
gouvernante  hésitait  et  disputait,  j'appelai  Toublieur  et  lui 
dis:  «  Faites  tirer  toutes  ces  demoiselles  chacune  à  son  tour, 
et  je  vous  paierai  le  tout  ».     Ce  mot  répandit  dans  toute  la 

25  troupe  une  joie  qui  seule  eût  plus  que  payé  ma  bourse,  quand 
je  l'aurais  toute  employée  à  cela. 

Comme  je  vis  qu'elles  s'empressaient  avec  un  peu  de  con- 
fusion, avec  l'agrément  de  la  gouvernante,  je  les  fis  ranger 
toutes  d'un  côté,  et  puis  passer  de  l'autre  côté  l'une  après 

1  Semble  être  ici  une  boîte  légère  en  forme  de  tambour  dans  lequel 
l'oublieur  portait  sa  marchandise.  A  moins  que  ce  ne  fût  un  tambour 
avec  lequel  il  attirait  l'attention  des  passants. 

2  Jeu  de  hasard  qui  consiste  en  un  disque  tournant  autour  duquel 
sont  marqués  des  numéros. 


DERNIERES   ANNEES  373 

l'autre,  à  mesure  qu'elles  avaient  tiré.  Quoiqu'il  n'y  eût 
point  de  billet  blanc,  et  qu'il  revînt  au  moins  une  oublie  à 
chacune  de  celles  qui  n'auraient  rien,  qu'aucune  d'elles  ne 
pouvait  donc  être  absolument  mécontente,  afin  de  rendre  la 
fête  encore  plus  gaie,  je  dis  en  secret  à  l'oublieur  d'user  de  son  5 
adresse  ordinaire  en  sens  contraire,  en  faisant  tomber  autant 
de  bons  lots  qu'il  pourrait  et  que  je  lui  en  tiendrais  compte. 
Au  moyen  de  cette  prévoyance,  il  y  eut  près  d'une  centaine 
d'oubliés  distribuées,  quoique  les  jeunes  filles  ne  tirassent 
chacune  qu'une  seule  fois;  car  là-dessus  je  fus  inexorable,  io 
ne  voulant  ni  favoriser  des  abus,  ni  marquer  des  préférences, 
qui  produiraient  des  mécontentements.  Ma  femme  insinua 
à  celles  qui  avaient  de  bons  lots  d'en  faire  part  à  leurs  cama- 
rades, au  moyen  de  quoi  le  partage  devint  presque  égal,  et 
la  joie  plus  générale.  15 

Je  priai  la  religieuse  de  tirer  à  son  tour,  craignant  fort 
qu'elle  ne  rejetât  dédaigneusement  mon  offre;  elle  l'accepta 
de  bonne  grâce,  tira  comme  les  pensionnaires,  et  prit  sans 
façon  ce  qui  lui  revint.  Je  lui  en  sus  un  gré  infini,  et  je  trouvai 
à  cela  une  sorte  de  politesse  qui  me  plut  fort,  et  qui  vaut  20 
bien,  je  crois,  celle  des  simagrées.  Pendant  toute  cette 
opération,  il  y  eut  des  disputes  qu'on  porta  devant  mon 
tribunal;  et  ces  petites  filles  venant  plaider  tour  à  tour  leur 
cause,  me  donnèrent  occasion  de  remarquer  que,  quoiqu'il 
n'y  en  eût  aucune  de  jolie,  la  gentillesse  de  quelques-unes  25 
faisait  oublier  leur  laideur. 

Nous  nous  quittâmes  enfin,  très  contents  les  uns  des  autres, 
et  cet  après-midi  fut  un  de  ceux  de  ma  vie  dont  je  me  rappelle 
avec  le  plus  de  satisfaction.  La  fête,  au  reste,  ne  fut  pas 
ruineuse;  pour  trente  sous  qu'il  m'en  coûta  tout  au  plus,  il  30 
y  eut  pour  plur>  de  cent  écus  de  contentement;  tant  il  est  vrai 
que  le  plaisir  ne  se  mesure  pas  à  la  dépense,  et  que  la  joie 
est  plus  amie  des  liards  que  des  louis.  Je  suis  revenu  plu- 
sieurs fois  à  la  même  place,  à  la  même  heure,  espérant  d'y 
rencontrer  encore  la  petite  troupe;  mais  cela  n'est  plus  arrivé.  35 


374  vn-  '•'  ,!  ' 

Ermenonville 

Mais  la  vieillesse  devint   plus  lourde  a  rapporta  de  jour  en 
jour.     En  [778,  lui  même  infirme,  et  Thérèse  malade,  Rou 
décida  enfin  d'accepter  l'hospitalité  qui  lui  était  1   le 

Marquis  de  Giradin  dans  une  maisonnette  du  Parc  d'Ei 
5  ville  (à  27  milles  au  Nord  Km  de  Paris).     I  uy  alla  le 

20  mai.     Le  printemps,  la  campagne,  lui  tirent  oubli  DUOS, 

et  il  semblait  heureux,  quand  le  2  juillet  il  mourut  subitement. 
(Voltaire  était  mort  le  30  mai.) 

La  cause  de  la  mort  est  encore  discutée  aujourd'hui.     Sa  mélan- 
10  colie  a  beaucoup  favorisé  la  théorie  du  suicide,  qui,  parce  qu'elle 
est   moins  banale,  ne  sera  jamais  volontiers  abandonnée  par  le 
monde,  toujours  friand  de  sensationnel.      Cependant  l'examen  at- 
tentif des  faits  la  rend  de  moins  en  moins  probable.1 

Rousseau,  comme  protestant,  ne  pouvant  pas  être  inhumé  en 

15  terre  sainte,  fut  enterré  à  Ermenonville  dans  la  charmante  Ile  des 

Peupliers,  où  se  trouve  encore  aujourd'hui  le  cénotaphe   (vide, 

car  les  restes  de  Rousseau  ont  été  transportés  au  Panthéon)  et 

que  visitent  chaque  année  de  nombreux  pèlerins. 

1  Voir  un  examen  des  théories  du  suicide  dans  A.  Lacassagne,  Les 
dernières  années  et  la  mort  de  J.-J.  Rousseau,  Lyon,  1913. 


POSTFACE 

L'INFLUENCE    DE    ROUSSEAU   SUR   SES 
CONTEMPORAINS  ET    SUR 
LA   POSTÉRITÉ 

Les  livres  de  Rousseau  ont  été  lus  abondamment.  Et  si,  à 
cause  des  condamnations  publiques,  des  mandements,  des  cen- 
sures, des  attaques  de  tous  genres  et  des  persécutions  des  premiers 
jours  —  attaques  et  persécutions  dirigées  par  des  hommes  at- 
tachés au  passé  et  qui  devinaient  les  conséquences  si  Rousseau  5 
triomphait  —  l'action  de  Rousseau  fut  longtemps  souterraine, 
elle  n'en  fut  pas  moins  réelle  dès  les  premiers  jours.  On  le  saisit 
bien  en  parcourant  les  lettres  et  les  Mémoires  de  la  fin  du  XVIIIme 
siècle. 

Ce  fut  d'abord  surtout  dans  les  domaines  de  la  morale  et  de  la  10 
religion  que  cette  action  fut  profonde.  Non  seulement  d'une 
part,  des  ennemis  et  des  indifférents  de  la  religion  abandonnaient 
les  «  Philosophes  »  et  Voltaire  pour  Rousseau,  mais  d'autre  part 
des  protestants  et  même  des  catholiques  invoquaient  les  arguments 
apportés  par  la  Profession  de  Foi  du  Vicaire  Savoyard.  Depuis  15 
la  mort  de  Rousseau,  en  1778,  qui  vint  après  une  longue  vie  de 
souffrances  pour  ses  idées,  son  prestige  augmenta  encore;  on 
allait  en  pèlerinage  à  l'île  des  Peupliers,  à  Ermenonville. 

Tout  à  coup  la  Révolution  éclata;  et  alors  on  se  souvint  de 
l'auteur  du  Contrat  Social  qu'on  avait  presque  oublié  pour  celui  de  20 
La  Nouvelle  Héloïse  et  d'Emile:  «  C'était  autrefois  —  dit  Mercier, 
l'auteur  de  Rousseau  auteur  de  la  Révolution  (1791)  — le  moins  lu 
de  tous  les  ouvrages  de  Rousseau.  Aujourd'hui  tous  les  citoyens 
le  méditent  et  l'apprennent  par  cœur.  »  Et  tous,  amis  et  ennemis, 
imputent  à  Rousseau  une  part  considérable  de  la  responsabilité  de  25 
ce  grand  mouvement  des  esprits.     Louis  XVI  dans  la  Prison  du 

375 


37^  vu.  i.i  a  ■ 

Temple,  aurait,  dit-on,  c  douloureu  mnuiqu  R     -seau 

avec   Voltaire   i  avait    perdu   la   Franc  doo   Madame  de 

Staël,  Bonaparte  aurait  'lit  un  jourd  '-au:  «  C'est  pourtani 

lui  qui  a  été  la  cause  de  la  Révolution.  >>    El  le  Gavroche  de 

5  Vu  toi  HugO  (hantera: 

Il  est  tombé  p;ir  terre, 
C'est  la  faute  à  Voltaire; 
Le  nez  dans  le  ruisseau, 
C'est  la  faute  à  Rousseau. 

Dès  17Q1,  Rabaut  Saint-Étienne,  un  des  grands  orateurs  rie  la 
Révolution,  appelait  le  Contrat  Social  le  Code  de  la  Liberté.  El 
c'est  depuis  la  Révolution,  et  comme  réformateur  politique  et 
social  que  Rousseau  reçut  d'abord  les  plus  grands   honneurs   pu- 

10  blics.  Le  23  juin  1790,  un  artiste  offre  à  l'Assemblée  Nationale 
un  buste  de  Rousseau  qui  est  placé  vis-à-vis  des  bustes  de  Franklin 
et  de  Washington.  Le  mardi  21  décembre  1700,  l'Assemblée 
Nationale  vota  d'ériger  une  statue  à  Rousseau  fia  première 
qu'elle  ait  votée)  et  d'offrir  une  pension  à  sa  veuve.1 

15  Le  7  octobre  1701  l'Assemblée  Législative  installe  le  buste  de 
Rousseau  dans  la  salle  de  ses  séances. 

1  Voici  en  partie  l'extrait  du  Journal  de  Paris  relatant  cet  épisode  (le 
23  décembre): 

L'Assemblée  Nationale  voulant  rendre  un  hommage  solennel  à  la 
mémoire  de  J.-J.  Rousseau,  et  lui  donner,  dans  la  personne  de  sa  veuve, 
un  témoignage  de  la  reconnaissance  que  lui  doit  la  Nation  Française, 
a  décrété  et  décrète: 

Art.  I.  Il  sera  élevé,  à  l'auteur  d'Emile  et  du  Contrat  social,  une 
statue  portant  cette  inscription: 

LA   NATION   FRANÇAISE  LIBRE 

À  JEAN-JACQUES   ROUSSEAU 

Et  sur  le  piédestal  sera  gravée  la  devise  (de  Rousseau)  : 
Vitam  impendere  vero 

Art.  IL  Marie-Thérèse  Levasseur,  veuve  de  J.-J.  Rousseau,  sera 
nourrie  aux  dépens  de  l'État;  à  cet  effet,  il  lui  sera  payé  annuellement 
des  fonds  du  trésor  public,  une  somme  de  douze  cents  livres. 

Ce  projet  de  décret  a  été  adopté  aux  acclamations  unanimes  de 
l 'Assemblée  Nationale  . . 


POSTFACE  377 

Le  25  décembre  1791  eut  lieu  une  fête  brillante  à  Montmorency 
en  l'honneur  de  Rousseau.  Lorsque  le  14  juillet  eut  été  déclaré 
un  jour  de  fête  nationale,  on  promena  une  image  de  Rousseau  sur 
les  ruines  de  la  Bastille.  L'éloge  de  Rousseau  était  un  des  thèmes 
favoris  des  orateurs  des  Décadis  (jour  de  repos  du  calendrier  5 
révolutionnaire).  L'Académie  mit  au  concours  l'éloge  de  Rous- 
seau, offrant  un  prix  de  600  francs  au  meilleur  discours,  et  un  ami 
de  Rousseau  doubla  la  somme  de  la  récompense.  En  novembre 
1793  la  Convention  décréta  l'érection  d'une  nouvelle  statue  à 
Rousseau,  et  le  14  avril  1794  (25  Germinal,  an  II)  elle  décréta  10 
que  les  cendres  de  Rousseau  seraient  transportées  au 
Panthéon. 

Cette  translation  des  cendres  de  Rousseau  au  Panthéon  fut 
l'occasion  de  cérémonies  émouvantes.  Elle  eut  lieu  au  mois 
d'octobre  suivant.  Le  Député  Ginguené,  représentant  la  Con-  15 
vention,  s'était  rendu  avec  une  délégation  à  Ermenonville  le 
9  octobre  (18  vendémiaire)  pour  présider  à  l'excavation  du  tom- 
beau de  l'Ile  des  Peupliers,  et  pour  accompagner  le  cercueil  à 
Paris. 

Le  cortège  se  mit  en  marche  le  9  octobre  à  huit  heures  du  matin.  20 
D'Ermenonville  à  Paris,  il  ne  fit  que  s'accroître,  et  le  voyage  dura 
deux  jours.     De  toutes  les  communes,  la  foule  accourait  et  saluait 
les  restes  du  citoyen  de  Genève,  transportés  sur  un  char  préparé 
pour  la  circonstance.     Le  soir  du  premier  jour,  on  arriva  à  Mont- 
morency, séjour  aimé  de  Rousseau,  et  où  il  avait  composé  ses  25 
principales    œuvres.      Le    soleil    était    déjà    descendu    derrière 
l'horizon  quand  le  cortège  arriva  dans  la  petite  ville.     «  La  lune  — 
écrit  Ginguené  —  qui  répandait  sa  lumière  pâle  et  monotone  sur 
les  vignes  d'un  plaine  immense,  le  vent  qui  respectait  les  lumières, 
le  silence  qui  n'était  interrompu  que  par  les  airs  chéris  de  Rous-  30 
seau,  donnaient  à  cette  marche  l'apparence  de  ces  mystères  de 
l'antiquité,  dont  tous  les  initiés  étaient  purs  ou  lavés  de  leurs 
fautes,  et  d'où  l'on  rejetait  soigneusement  ceux  qui  n'étaient  pas 
dignes  d'y  assister.  »     La  Place  du  Marché,   à   Montmorency, 
avait  été  métamorphosée  en  une  allée  de  peupliers;    on  avait  35 
recouvert  le  terrain  sablonneux  de  gazon  et  de  fleurs,  et  une 
estrade  funéraire  y  avait  été  dressée:    C'est  là  que  les  restes  de 
Rousseau  devaient  passer  la  nuit  du  18  au  19  vendémiaire,  gardés 


378  VU    II'!' 

par  L'escorte  des  gêna  d'armes  pari  is  le  mal  in  d'1  avilie.    Le 

lendemain,  vers  midi,  le  cortège  quitta  Montmorency  mit 

en  route  pour  Paria.    A  Saint  Dénia,  toute  la  population  k  i*>ne 

en    avant:    le  COrtègC   M   put    l'y   arrêter,  Car   il  fallait   arriver  a 
5  Paria  avant    la   nuit.      Enfin  on  arrive   danfl    la  grande  ville.      I. 
foule  était    immenae.     Sur  un  des  b  lu  jardin  dea  Tuileries 

on  avait  formé  une  petite  lie,  entom  Miles  pleureurs,  rap[>e- 

lant  aux  spectateurs  les  pi'  1  'I  Ermenonville,  au 

milieu  de  cette  île,  sous  un  petit   édifice  de   forme  antique,  que  le 

10  cercueil  de  Rousseau  fut  déposé  et  demeura  jusqu'au  lendemain 
matin.  Ce  fut  pendant  une  partie  de  la  nuit,  un  défilé  incessant 
de  la  population  parisienne.  Le  20  vendémiaire  (il  octobre), 
jour  de  Décadis,  dès  neuf  heures  du  matin,  la  fête  se  prépara. 
Lorsque  tout  fut  prêt,  Cambacérès,  le  président  de  la  Convention, 

15  donna  lecture  des  décrets  rendus  pour  honorer  la  mémoire  de 
Rousseau,  puis  le  cortège  se  mit  en  marche  pour  le  Panthéon. 
La  Convention  fermait  la  marche,  et,  devant  elle,  on  portait  le 
Contrat  Social. 1 

Il  est  certain  que  la  postérité  ne  s'est  pas  trompée  en  voyant  en 

20  Rousseau  un  grand  apôtre  de  l'Evangile  de  la  Révolution.  Robes- 
pierre l'appelait  «  le  Précepteur  du  Genre  humain  »  (18  floréal, 
an  II).  Le  professeur  Yaughan,  dans  son  excellente  édition  du 
Contrat  Social  (Manchester,  1918)  écrit:  «  En  deux  points,  en 
tous  cas,  on  peut  être  afhrmatif:   le  premier  c'est  que  l'influence 

25  de  Rousseau  a  atteint  son  point  culminant  durant  la  brève  supré- 
matie de  Robespierre  et  de  Saint- Just,  tous  les  deux  ses  disciples 
avoués;  le  second  c'est  qu'on  retrouve  la  trace  de  Rousseau 
nettement  dans  les  différentes  constitutions  auxquelles  la  Révo- 
lution a  donné  naissance  »    (en    1791,  1793.  1795.  1799)-     Cette 

30  influence  semble  incontestable  dans  la  Déclaration  des  Droits  de 
l'Homme  elle-même;  elle  semble  évidente  encore  dans  le  principe 
que  la  souveraineté  civile  «  réside  dans  la  nation  et  ne  peut  émaner 
que  d'elle  »;  dans  la  mise  de  la  Constitution  «  sous  les  auspices 
de  l'Etre  Suprême  »;   et,  peut-être,  dans  la  notion  de  la  «  religion 

35  civile  »  et  de  la  tolérance  religieuse;  enfin  l'idée  de  la  séparation 
très  stricte  des  pouvoirs  législatif  et  exécutif  est  entièrement  dans 

1  Nous  avons  mentionné  seulement  quelques  uns  des  honneurs  publics 
rendus  à  Rousseau. 


POSTFACE  3  y  g 

l'esprit  de  Rousseau,  même  si  elle  ne  lui  est  pas  directement 
empruntée.1 

Souvent  on  a  associé  à  ce  culte  de  l'écrivain  politique,  celui  de 
l'homme  sensible;  ainsi  au  théâtre,  dans  des  pièces  comme  V En- 
fance de  J.-J.  Rousseau,  La  Vallée  de  Montmorency,  Rousseau  au  5 
Paraclet,  et  surtout  Jean-Jacques  à  ses  derniers  moments.  Dans 
cette  pièce,  de  Nicolas  Bouilly,  on  voit  le  bon  vieillard  confiant 
au  Marquis  de  Girardin,  avant  de  mourir,  le  manuscrit 
du  Contrat  Social;  et  M.  de  Girardin  reçoit  cet  «  ouvrage  im- 
mortel »  comme  on  recevrait  une  Bible:  «  On  dirait,  s'écrie-t-il,  10 
que  c'est  Dieu,  oui,  Dieu  lui-même,  qui  a  dicté  cet  écrit,  pour 
rétablir  l'ordre  de  la  nature  et  fonder  le  bonheur  de  la  société.» 
—  «  O  mon  Dieu,  gémit-il  encore,  quand  il  voit  Jean-Jacques  dé- 
faillir, un  pareil  être  sur  la  terre  est  ta  plus  parfaite  image;  pour- 
quoi veux-tu  nous  l'enlever  ?  Pourquoi  ne  permets-tu  pas  que  15 
le  nombre  de  ses  jours  égale  celui  de  ses  vertus  ?»  Mais  l'heure 
dernière  est  arrivée.  Entouré  de  ceux  qu'il  aime  et  de  ceux  qu'il 
a  secourus,  .  .  .  Jean-Jacques  s'éteint  doucement  sur  une  dernière 

1  Toutefois,  il  faut  éviter  tout  dogmatisme;  et  il  faut  dire  ici  au  moins 
ceci:  On  a  attribué  à  Rousseau  parfois,  des  théories  révolutionnaires 
qu'il  n'avait  pas;  parce  qu'il  avait  certaine?  théories,  on  lui  attribue 
volontiers  toutes  celles  qu'on  veut  faire  triompher.  Ainsi,  par  exemple, 
celle  du  Tribunat  de  la  Constitution  du  Directoire,  en  1799,  qui,  sous 
apparence  de  démocratisme,  devait  favoriser  les  lois  du  Consulat. 
(Cf.  Vaughan,  p.  lxxi.)  Autre  remarque:  Parmi  les  idées  proclamées 
par  Rousseau  avant  la  Révolution,  il  y  en  a  parfois  des  plus  importantes 
que  Rousseau  n'avait  pas  été  le  seul  à  avoir  défendues;  et  alors  il  est 
difficile  de  déterminer  la  part  de  Rousseau  et  celle  des  autres.  Ainsi  les 
principes  de  la  Déclaration  des  Droits  de  V Homme  (1791)  eux-mêmes  sont 
bien  entièrement  dans  l'esprit  de  certaines  pages  du  Contrat  Social,  mais 
ils  sont  aussi  dans  l'esprit  de  la  Déclaration  d'Indépendance  de  l'Amérique 
(1776).  Pour  la  constitution  civile  du  clergé,  il  en  est  de  même;  on  peut 
bien  y  voir  l'influence  du  chapitre  de  Rousseau  sur  la  religion  civile,  mai? 
Voltaire  avait  réclamé  aussi  l'emploi  d'une  religion  sans  dogmes  pour 
policer  au  nom  d'un  Etre  absolu  la  vie  privée  de?  citoyens.  Et  la  Con- 
stitution anglaise  contenait  déjà  l'idée  de  la  séparation  des  pouvoirs 
exécutif  et  législatif  dont  on  fait  souvent  honneur  à  Rousseau.  Bref, 
il  y  a  en  réalité  deux  Rousseau,  le  réel,  et  celui  que  la  légende  a  créé; 
et  c'est  souvent  celui  de  la  légende  qu'on  appelle  le  Père  de  la  Révolution 


So  vu.  m  a 

priera:  i  Que  <  <•  joui  <•  I  i"ir  «  l  I    Oh!  (  Nie  la  nal 

grande! .  .  .  Voyea-voua  ...  ette  lui 

\  oilà  Dieu  .  .  .Oui,  Dieu  lui-même  quim'ouvn  aetm'ii      t 

à  aller  goûter  cette  paia  éternelle  el  inaltérable  que  j'avais  I 
désirée,  i      (<  ité  par  Maason,  Religion  de  l  ;.JU.j. 

En    179g   Napoléon   Bonaparte  avait   1  extérieure! 

l'ordre  politique  en    France.      Mais  (e  fut   au  dép  la  dis- 

cuasion  des  idées  de  liberté.     Et  lorsque,  après  près  de  vingt  ans, 
la  discussion  reprit,  il  s'était  formé  une  sorte  de  COrpfl  de  do<  tr 

10  démocratiques,  opposé  aux  idées  pré-révolutionnaires,  mais  formé 
d'un  amalgame  de  toutes  les  pensées  progressistes  et  où  il  serait 
difficile  de  démêler  l'action  spéciale  de  Rousseau. 

Par  contre,  grâce  à  cet  ordre  rétabli,  la  discussion  des  idées  de 
Rousseau  reprit  dans  le  domaine  moral  et   religieux.     Dans  le 

15  domaine  moral,  il  faut  citer  avant  tout  le  nom  de  Madame  de 
Staël.  Elle  écrivit  de  grands  romans  sentimentaux  du  genre  de 
la  Nouvelle  Hêloïsc,  et  elle  discute  avec  une  ardeur  révolution- 
naire la  question  de  l'amour  et  du  mariage;  elle  est  disposée  à 
croire  à  l'union  de  passion  naturelle  de  Julie  et  de  Saint-Preux, 

20  plutôt  qu'à  celle  du  mariage  raisonnable  de  Julie  et  de  Wolmar. 
George  Sand  devait  continuer  dans  la  même  voie  une  génération 
plus  tard,  quitte  à  revenir  à  la  réserve  et  à  la  prudence  de  Rousseau 
dans  des  romans  écrits  dans  l'âge  mûr. 

Dans  le  domaine  religieux  la  discussion  fut  plus  générale.     En 

25  réalité  la  tendance  à  s'éloigner  de  la  «  philosophie  »  pure,  «  déso- 
lante »,  qui  n'a  des  raisons  «  que  pour  détruire  »  avait  commencé 
dès  1762;  après  la  Profession  de  Foi  du  Vicaire  Savoyard  on  ne 
pouvait  plus  parler  de  Jésus  comme  Voltaire  l'avait  fait.1  Grâce 
à  Rousseau,  les  vérités  historiques  et  rationnelles  du  Christianisme 

30  sont  considérées  comme  secondaires,  et  la  vérité  morale  seule  est 
essentielle;  comme  telle,  la  religion  chrétienne  est  belle  et  utile. 
A  la  veille  de  la  Révolution,  en  1788,  Rivarol  écrivait:  «  On  ne 
disputait  autrefois  que  de  la  vérité  de  la  religion;  on  ne  dispute 
aujourd'hui  que  de  son  utilité  ».     (Cf.  Masson,  op.  cit.,  III,  136, 

35  141,  157,  303,  308.)     En  vérité,  Ballanche  (Du  Sentiment,  1801) 

1  Mais  il  était  temps.  Les  prêtres  même  étaient  atteints.  Sur  qua- 
rante souscripteurs  à  V Encyclopédie,,  en  Dordogne,  il  y  avait  vingt-quatre 
prêtres. 


POSTFACE  381 

et  Chateaubriand  {Le  Génie  du  Christianisme,  1802)  donnent 
seulement  une  forme  définitive  à  ce  que,  depuis  Rousseau,  on 
sentait  de  plus  en  plus. 

M.  Masson  l'a  fort  bien  dit:    «  S'il  est  vrai  que  Chateaubriand 
ait  (restauré  la  cathédrale  gothique  >,  c'est  dans  les  démolitions    5 
de  ce  temple  de  la  (  Philosophie  >,  irrémédiablement  profané  par 
Rousseau,  qu'il  en  a  pris  les  matériaux  »  {op.  cit.,  III,  342).     Ail- 
leurs:  «  Nous  retrouvons,  précisément  dans  le  Génie  du  Christia- 
nisme, orchestrés  par  un  maître  qui  <  a  le  secret  des  mots  puissants  ), 
les  appels  les  plus  populaires  de  Jean- Jacques  »  {ibid.  329).     Au  10 
commencement  du  XIXme  siècle  ce  qui  est  arrivé,  c'est  que  «  Pro- 
visoirement la  Profession  de   Foi   est   incorporée   au   Génie   du 
Christianisme,  et  disparaît  dans  son  rayonnement  »  {ibid.  350). 
Chateaubriand    lui-même    n'a-t-il     pas     dit:      «  Peut-être    n'y 
a-t-il  dans  le  monde  entier  que  cinq  ouvrages  à  lire:  L' 'Emile  15 
en  est  un  ». 

La  réforme  du  système  d'éducation,   telle    que  poussée  par 
Rousseau,  fut  plus  lente  à  venir. 

L'idée  de  Rousseau,  dans  les  Considérations  sur  le  Gouverne- 
ment de  la  Pologne  (chap.  IV)  qu'il  convient  d'arracher  l'enfant  20 
à  ceux  qui  ne  l'élèvent  qu'en  vue  de  la  vie  future,  ou  sans  but 
particulier,  et  de  l'élever  en  vue  du  rôle  qu'il  jouera  comme 
citoyen,  fut  reprise  par  Napoléon  Ie  qui  fonda  l'Université  de 
France. 

Et  l'importante  idée  d'Emile,  qu'il  faut  élever  l'enfant  en  25 
adaptant  l'enseignement  aux  facultés  de  l'enfant  et  non  à  celles  de 
l'homme  fait,  a  gagné  du  terrain  lentement  peut-être,  mais  graduel- 
lement et  avec  persistance,  depuis  l'époque  où  Rousseau  eut  parlé. 
D'abord  ce  fut  par  des  disciples  immédiats,  comme  Pestalozzi 
(1746-1827)  et  le  Père  Girard  (1750-1860),  des  compatriotes  de  30 
Rousseau;  et  dans  les  autres  pays,  en  Allemagne  par  exemple, 
par  des  hommes  comme  Basedow  (17 23-1 790),  Frcebel  (1782- 
1852),  et  Herbart  (1776-1841). 

Quant  à  l'idée  enfin,  qui  est  en  quelque  sorte  à  la  base  de  la 
précédente,  des  droits  de  l'enfant  —  une  idée  qui  est  en  même  35 
temps  une  application  spéciale  des  principes  vévolutionnaires,  en 
général,  les  droits  de  l'individu  —  elle  a  été  continuée  en  Angleterre, 


vu  i  i  cEi 

d'abord   par   Wordsworth,  d    pu;s  par   D  En    Fi 

Victor  Hugo  entre  auti  fil  le  porte-voix  éloquent,  et  par 

lui  vraiment  l'idée  devint  européenne      D(      i     première 

vres,  par  exemple  SOD  Ode  à  Louis    AI//     d    dam    100    Dttn 

5  Jours  d'un  Condamné, 'û  avait  affirmé  le  carad 
il  en  était  pénétré  dans  des  oeuvres  aussi  diverse-,  que  les  beaux 

chants  lyriques  sur   la  mort    de  sa  tille  (les  POUCÛ  Mi  k    .  «t    KM) 

gigantesque  roman  des  Misérables,  où  il  a  les  deux  délie  ieux  types 
de  Cosctte  et  de  Gavroche;  dans  sa  vieillesse  on  retrouve  cette 

io  préoccupation  encore  dans  VArt  d'Hre  Grand-Père,  d  et  te 

puissante  histoire  Quatre-V ingt-Treize. 

On  penserait  qu'à  mesure  que  les  idées  de  Rousseau  devenaient 
plus  familières  au  monde,  on  eut  moins  besoin  de  lire  ses  écrits. 
Ce  n'est  pas  ce  qui  arriva  cependant,  puisqu'à  la  fin  du  XIXme 

15  siècle  et  au  commencement  du  XXme  encore,  c'est  très  souvent 
autour  du  nom  de  Rousseau  que  se  livrent  les  grandes  batailles 
d'idées.  C'est  ainsi  que  Brunetière  et  Lemaître,  Maurras  et 
Seillière,  et  maint  autres  contemporains  voient  en  Rousseau 
l'homme    responsable    des    tendances    qu'ils    combattent.      En 

20  Amérique  même,  plusieurs  écrivains  ont  formulé  leurs  critiques 
sévères  aux  idées  démocratiques  en  maudissant  Rousseau.  Rien 
ne  montre  mieux  que  ces  faits  l'importance  de  lire  Rousseau. 
Voltaire  et  les  autres  auteurs  du  XYIIIme  siècle,  même  Montes- 
quieu et  Bufifon,  sont  morts,  Rousseau  seul   semble    demeurer 

25  vivant. 


FIN 


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Vie  et  oeuvres  de 
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