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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
STENDHAL
PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION
O'ÉDOUARD CHAMPION
ŒUVRES COMPLETES
I>E
STENDHAL
VIES DE HAYDN, DE MOZART
ET DE
MÉTASTASE
Il a été tiré de cet ouvrage :
Dix exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 1 à tO,
contenant une double suite des planches hors texte tirées sur
Japon Impérial.
Vingt-cinq exemplaires sur papier des manufactures impé-
riales du Japon, numérotés de 11 à 35, contenant une double
suite des planches hors texte tirées sur Japon Impérial.
Cent exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de
36 à 135, contenant une double suite des planches hors texte
tirées sur Japon Impérial.
Onze cents exemplaires sur papier vélin pur fil des Pape-
teries de Voiron, numérotés de 136 à 1235.
Exemplaire N""
a96
RK PRODUCTION INTERDITE
LETTRES
ÉCRITES DE VIENNE EN AUTRICHE,
SUR
CÉLÈBRE COMPOSITEUR
r. HAYDN,
SUIVIES
D'UNE VIE DE MOZART,
IT
DE CONSIDÉRATIONS SUR MÉTASTASE
ET rÉTÂT PRÉSENT DE LA MUSIQUE
EN FRANCE ET EN ITALIE.
Par Louis- Alexandre-Césaa BOMBET.
^•^^mi^^ttm
A PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE F. DIDOT L'AINÉ,
m DO MIT DE tOM , «* 6.
I814.
Fac-similé du titre de 181*4.
< ( >
STENDHAL /^-"W'.
VIES
DE HAYDN
UE MOZART
ET UE MÉTASTASE
TEXTE ÉTABLI ET ANNOTÉ HAB
DANIEL MULLER
ROMAIN ROLLAND
I IHUA-IHIE \M:ikNNK IIO.NORK t;H\.M['ni>
â. Qui Miliquais. V|-
PRÉFACE
STENDHAL ET LA MUSIQUE
Les premiers livres d'un grand écrivain ont, pour
les amis de sa pensée, un intérêt spécial. Leur inex-
périence même révèle souvent plus de l'être intime
que les ouvrages plus mûrs où la raison de l'auteur
se surveille davantage. Il n'en est pas tout à fait
ainsi, — du moins à première vue, — pour le pre-
mier ouvrage publié de Stendhal. Les Vies de
Haydrij Mozart et Métastase déçoivent un lecteur
superficiel, que poursuit le souvenir de La Char-
treuse de Parme ou de Rouge et Noir ; il s'étonne
que l'œuvre de début d'un des esprits les plus ori-
ginaux et les plus indépendants soit un livre de
biographie anecdotique, d'éléments empruntés, d'ap-
parence incolore, et qu'il serait tout près de quali-
fier, comme Stendhal un peu plus tard, de a robinet
d'eau tiède ».
Nous verrons plus loin combien ce jugement est
inexact, et — sans parler de l'élégance sobre et cava-
lière du style, dont l'alerte simplicité rappelle par
^63467
VIII PREFACE
moments les meilleurs exemples du xviii® siècle, —
combien cet ouvrage nous livre déjà de la pensée de
Stendhal, qui n'a guère changé, depuis, sur les
points essentiels.
Mais d'abord, tâchons d'expliquer pourquoi ce
premier livre d'un romancier est une étude musi-
cale.
On ne sait pas assez quelle place la musique a
tenue dans le cœur de Henri Beyle. Elle n'a pas
été pour lui une simple jouissance, une distraction
aimable, au milieu d'intérêts plus pressants, mais
une passion, et la plus forte, la plus profonde, la
plus constante des passions. C'est lui-même qui le
dit :
« La musique a peut-être été ma passion la plus
forte et la plus coûteuse ; elle dure encore à cin-
quante-deux ans, et plus vive que jamais. Je ne
sais combien de lieues je ne ferais pas à pied, ou
à combien de jours de prison je ne me soumettrais
pas pour entendre Don Juan ou le Matrimonio
segretOy et je ne sais pour quelle autre chose je ferais
cet effort ^. »
A seize ans, quand il arriva de Grenoble à Paris,
il songeait à se consacrer entièrement à la musique ;
et vers la fin de sa vie, il regrettait encore de ne
l'avoir pas fait. Il se reprochait « de n'être pas parti
de Paris pour être laquais de Paisiello à Naples * ».
1. Vie de Henri Brûlard, I, 265.
2. Ihid,, II, 97.
PRÉPACE IX
Cependant, son éducation musicale, contrariée
par le philistinisme de son père, avait été des plus
faibles. EUe se réduisit à quelques méchantes
leçons de violon, de clarinette et de chant, lorsqu'il
était enfant. L'amour fut son meilleur maître.
Le plus sûr de ses connaissances musicales, il le
dut sans doute à Angelina Bereyter, avec qui « il
passa toutes ses nuits, de 1811 à 1813 ». EUe chan-
tait, à Paris, les rôles de seconda et de terza donna.
Trois fois par semaine, il allait la voir jouer à
rOdéon ; et, à la maison, elle lui faisait de bonne
musique. Â joutez-y les entretiens avec les di-
lettanti milanais, et les représentations de la Scala,
ce théâtre qui, de l'aveu de Stendhal, eut sur son
caractère une influence de premier ordre *. — Le
tout ensemble ne pouvait faire de lui qu'un ama-
teur passionné, qui ne comprit jamais bien la
polyphonie instrumeiltale ou vocale, et resta, jus-
qu'à sa mort, fidèle au bel canJto. U ne s'en croyait
pas moins musicien, beaucoup plus que des musi-
ciens de profession ' :
a A peine je connaissais les notes, avoue-t-il,
mais je me disais : « Les notes ne sont que l'art
d'écrire les idées, l'essentiel est d'en avoir. » Et je
croyais en avoir. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que
je le crois encore aujourd'hui... A Milan, de 1814
1. Journal d'Italie, 8 septembre 1811.
2. Voir, dans sa Vie de Rossini, le portrait malicieux, non
sans justesse, du musicien qui n'aime pas la musique, tout en
n'ignorant rien des ressources de son art. (L'espèce n'en est
pas éteinte.) — Il lui oppose « le dilettante sensible », qui a
toutes ses préférences. Et pour cause : c'est son portrait.
X PRÉFACE
à 1821, quand le matin d'un opéra nouveau, j'allais
retirer mon libretto à la Scala, je ne pouvais m'em-
pêcher en le lisant d'en faire toute la musique, de
chanter les airs et les duos. Et oserai-je le dire ?
Quelquefois, le soir, je trouvais ma mélodie plus
noble et plus tendre que celle du maestro ^. »
" Sans attacher plus d'importance qu'il ne con-
vient à cette naïve fatuité, il sied de retenir ce fait
que Stendhal s'est cru sincèrement, toute sa vie,
un musicien manqué, que les circonstances con-
, traires ont tourné vers la littérature :
« Le hasard a fait que j'ai cherché à noter les
sons de mon âme * par des pages imprimées. La
paresse et le manque d'occasion d'apprendre le
physique, le bête de la musique, à savoir jouer du
piano et noter des idées, ont beaucoup de part
à cette détermination qui eût été tout autre, si
j'eusse trouvé un oncle ou une maîtresse aimant la
musique '. »
De fait, s'il fut toujours incapable d'écrire une
i. VUde Henri Brûlard, II, 97-98.
2. Remarquez cette belle expression.
3. VU de Henri Brùlard, II, 103.
Rappelons cet autre passage du Journal^ où Stendhal,
officier, le soir même du passage du Saint-Bernard, entendant
à Ivrée une représentation d'opéra, tombe dans une crise
d'enthousiasme et de désespoir, — tel l'un des jeunes Rostoy,
dans Guerre et Paix :
« Dans les intervalles du plaisir, je me disais : Et me voici
jeté dans un métier grossier, au lieu de vouer ma vie à la
musique !... i
Et il se répond :
c II faut vivre, je vais voir le monde, devenir un brave
militaire, et après un an ou deux, je reviens à la musique,
mes uniques amours... i (Ihid,, II, 192-3).
PREFACE XI
ligne de musique \ on peut dire que sa sensibilité
et son intelligence furent toujours imprégnées
d'une sorte de buée musicale. Il voit, il sent toutes
choses sous la forme musicale. U perçoit l'analogie
des sons et des couleurs '. U trouve une identité
entre des tableaux et des morceaux de musique,
et vérifie souvent cette impression, au musée
Brera *. Un roman est pour lui a comme un archet » ^.
Il voyage, pour jouir a du son que produisent sur
son âme les montagnes et les caractères étran-
gers ^. . . » Et nous venons de voir que, lorsqu'il
écrit, c'est pour « noter la musique de son âme ».
•
Mais pour mieux comprendre les raisons pro-
fondes de cette passion pour la musique, qui, chez
ce dilettante, touche aux fibres les plus intimes
et les plus frémissantes de l'être, il faut violer le
secret de sa sensibilité et montrer Stendhal, non
tel qu*il se plut à vouloir qu'on le vît, maïs tel
qu'il fut en effet. Peu d'artistes se sont appliqués
autant à masquer leur vraie personnalité. Ce n'était
1. Il se yante pourtant d 'avoir fait « une charmante mé-
lodie pour des vers de La Fontaine : Un mort s'en allait tris-
tement... » {Ibid., II, 99.)
2. Le son de la flûte est analogue, pour lui, aux draperies
bleu d'outremer de Carlo Dolci. (Vie de Rossini.)
3. VU de Henri Brûlard, l, 265.
4. Ibid., I, 190. — Même expression pour les paysages :
> C'étaient comme un archet qui jouait sur mon âme. »
5. Journal d'ItaHe, 25 septembre 1811.
XII PREFACE
pas seulepient chez lui cette manie des pseudo-
nymes et des déguisements, ce goût de mystifier,
qui fut un de ses divertissements. Pour son propre
plaisir, et peut-être même pour sa propre duperie,
il aime à se travestir. De son enfance comprimée
dans un milieu hostile lui est toujours restée l'ha-
bitude de se contraindre, la peur de se montrer
à nu, un mélange d'ironie et de timidité qui l'amène
à cacher le meilleur de soi, le plus tendre, le plus
féminin, pour n'étaler que son armure d'intellec-
tuel au regard aigu, à l'esprit mordant, un peu dandy,
qui aime à jouer le cynisme et voudrait se faire
croire qu'il n'est dupe de rien.
Or, ses confessions nous livrent un être tout diffé-
rent, accablé a d'une sensibilité trop vive, d'affec-
tions écrasantes et disproportionnées, d'enthou-
siasmes excessifs ^ », — un perpétuel rêveur,
« dont l'état habituel a été celui d'amant malheu-
reux » *, et qui s'y est complu, — un adolescent
poétique et voluptueux, qui savoure en secret la
douceur du plaisir et des larmes, de ses souvenirs
et de ses illusions, qui défaille en y pensant et ne
pourrait en parler sans souffrance et sans honte ',
1. VU de Henri Brûlard, II, 89.
c Quand une idée se saisit trop de moi au milieu de la rue,
je tombe, i (/frid., II, 7.)
2. « La rêverie a été ce que j'ai préféré à tout, même à
passer pour honmie d'esprit. » (/6(d., I, 18.)
3. Voir la belle page qui termine le second yolume de la
Vie de Henri Brûhrd. Il voudrait peindre son amour pour
Angela Pietragrua. Il ne peut. Il est trop ému. Sa main treznble.
Il renonce... — Tel il est, en présence de ceux qu'il aime :
« muet, ipimobile, stupide, peu aimable, offensant à force de
PREFACE XIII
— oui, sî étrange qu'il soit (et même, un peu co-
mique) de rapprocher ce nom des portraits où Ton
voit la grosse face joufflue et carrée de Henri Beyle,
avec son collier de barbe et son sourire madré, —
un Chérubin qui ne veut point vieillir. Cette com-
paraison, qui m'était venue spontanément à l'es-
prit, je l'ai retrouvée ensuite dans un passage du
Journal £ Italie^ où l'on sent que Stendhal ne l'ex-
prime pas sans honte et craint le ridicule :
a A la grâce près, j'étais à Milan, dans la posi-
tion de Chérubin... Les deux ans de soupirs, de
larmes, d'élans d'amour et de mélancolie que j'ai
passés en Italie sans femmes, sous ce climat, à
cette époque de la vie, et sans préjugés, m'ont
probablement donné cette source inépuisable de-
sensibilité ^. . . »
Un tel tempérament sentimental et sensuel le
prédisposait à goûter voluptueusement la musique.
Inutile de dire qu'il ne l'aime pas en musicien,
pour la beauté de ses lignes et la science de ses
constructions. Il l'aime, en amoureux égoïste^
comme une amie complaisante avec qui longuement
il peut s'entretenir de ce qu'il aime, et dont la voix
caressante réveille en lui l'image de l'absente, la
source vive de l'amour et des larmes, les regrets
bienfaisants...
« Ce sont les regrets qui manquent aux malheu-
dévouement et d'absence du moi... Mon amour-propre, mon
intérêt, mon moi, disparaissent en présence de la pcrspnno
aimée, je suis transformé en elle. » (Ihid,, I, 25.) '*
1. 8 septembre 1811.
HAYDN. B
XIV PREFACE
reux ; ils ne croient plus le bonheur possible»
L'homme qui regrette sent l'existence du bonheur
dont il jouit un jour, et peu à peu il croira de nou-
veau possible de réatteindre à ce bonheur. La
bonne musique ne se trompe pas, et va droit au
fond de l'âme chercher le chagrin qui nous dé-
vore ^... »
« La bonne musique me fait rêver avec délices
à ce qui occupe mon cœur, dans le moment ^. »
« Mes sentiments brodent sur un chant ce qui,
d'après la passion dominante, peut faire le plus de
plaisir à mon âme '. »
Ainsi, la musique lui est précieuse, non pour elle-
même, mais pour ce qu'elle lui suggère ; et il est si
oonscient du caractère intéressé de son amour-
pour elle qu'il avoue :
« Si je perdais toute imagination, je perdrais
peut-être en même temps mon goût pour la mu-
sique *. »
Bien plus, il suffit d'une passion satisfaite pour
que le pouvoir de la musique se volatilise. Il aime
Angela, il est ou se croit aimé, il est heureux ; aus-
sitôt, a mille petites circonstances qui l'intéressaient
à Milan pâlissent. Les cloches, les arts, la musique»
1. Vie de Haydn, lettre XVI.
2. VU de Henri Brûlard, II, 105.
Cf. : « La bonne musique mo fait songer avec plus d'inten-
sité et de clarté à ce qui m'occupe. » (Ibid,^ II, 4.)
3. Journal d'Italie, 31 août 1811.
4. Jhid,
Cf. : « La bonne musique n'est que notre émotion. » (Vie de
Rossini.)
PREFACE XV
Tout cela charmant un cœur inoccupé devient fade
•et nul quand une passion le remplit K »
C'est donc à son « état habituel d'amant malheu-
reux y> que Stendhal a dû son besoin de la musique
et son adoration reconnaissante pour elle, l'amie
fidèle qui console des trahisons de l'amour. Il
écoute sa voix « qui va droit au cœur, sans traverser,
pour ainsi dire, l'esprit » ; et quoiqu'il ne puisse
traduire en des mots ce qu'elle dit, tout ce qu'elle
dit lui est clair, «t Les combinaisons des sons re-
présentent toujours, avec force et clarté, un senti-
ment, une âme, un caractère *. Rien n'égale l'évi-
dence de ce langage ' ». Aucun homme de lettres -r-
n'a rendu hommage, comme lui, au privilège de la
Jangue musicale, qui seule peut exprimer les
nuances fugitives du cœur, dans son changement
•étemel : «
(c Dans les instants de peine et de bonheur, la
-situation du cœur change, à chaque seconde. Il est
tout simple que nos langues vulgaires, qui ne sont
qu'une suite de signes convenus pour exprimer des
choses généralement connues, n'aient point de
•signe pour exprimer de tels mouvements que vingt
personnes peut-être sur mille ont éprouvés... Les
4mes sensibles ne pouvaient donc se communiquer
Jeurs expressions et les peindre. Sept ou huit
1. Journal d'Italie, 11 septembre 1811.
2. De la musique, (comme des autres arts), Stendhal ne
Tcticnt, dit-il, « que ce qui est peinture du cœur humain, i
iJoumal d'Italie, 10 août 1811.)
3. Vie de Rossini.
XVI PREFACE
hommes de génie trouvèrent en Italie, il y a près
d'un siècle, cette langue qui leur manquait. Mais
elle a le défaut d'être inintelligible pour les neuf
cent quatre-vingt personnes sur mille qui n'ont
jamais senti les choses qu'elle peint ^ ».
On entend bien que ce défaut est pour Stendhal
une qualité de plus, et que la musique lui est d'au-
tant plus chère qu'il se flatte d'être du petit nombre
qui reçoivent ses tendres confidences. La musique
est la langue d'une aristocratie du cœur et de la vo-
lupté. Une élite la comprend. Une élite plus res-
treinte encore la parle. A vrai dire, elle se réduit,
pour Stendhal, à trois ou quatre noms :
« J'avouerai que je ne trouve parfaitement beaux
que les chants de ces deux seuls auteurs : Cimarosa
et Mozart, et l'on me pendrait plutôt que de me
faire dire avec sincérité lequel je préfère à l'autre...
Paisiello me semble de la piquette assez agréable ^. »
Joignez-y Pergolèse et quelques poetœ minores
de l'art du bel canto, à la fin du xviii® siècle, —
plus tard, Rossini, qu'il ne découvre qu'après 1813
et qui, bien que Stendhal ait peine à se défendre
contre sa séduction, n'obtient de lui que le troisième
rang, — « surpassé de bien loin par Mozart dans le
genre tendre et mélancolique, et par Cimarosa dans
le style comique et passionné '. »
Cette demi-douzaine de chantres mélodieux,
1. Lettres sur Métastase ^ lettre I, p. 349-50.
2. Vie de Henri Brûlard, II, 100-101.
3. Vie de Rossini, conclusion.
PRÉFACE XVII
c'est peu ; et c'est assez pour remplir un cœur
^ passionné, pendant toute une vie.
De ces cinq musiciens, celui dont l'amour fut,
chez Stendhal, le plus enraciné, le plus irrésis-
tible et le moins raisonné, est Cimarosa. Il l'adora
éperdument. Sa première rencontre avec lui date
du soir de l'arrivée à Ivrée, après le passage du
Saint-Bernard ; et ce fut un coup de foudre. Tout
glorieux et courbaturé de ses exploits militaires,
il entendit chanter par une actrice brèche-dents
le Matrimonio segreto. A l'instant, le reste du
monde disparut. « Ses deux grandes actions : avoir
passé le Saint-Bernard, avoir été au feu,... tout lui
sembla grossier et bas... »
« Ma vie fut renouvelée... Vivre en Italie et en-
tendre de cette musique devint la base de tous mes
raisonnements \ »
De retour à Paris, Arrigo Beyle Milanese continue
de s'envelopper de ces mélodies aimées, pour ou-
blier le pays où il vit et calmer sa nostalgie. Un des
liens les plus forts qui l'attachent à Angelina
Bereyter est leur commun amour pour Cimarosa,
dont elle interprète les rôles, à l'Odéon. De 1811
à 1813, il vient, trois fois par semaine, de Saint-
Cloud à Paris, pour assister, ne fût-ce qu'à un seul
acte du Matrimonio, Il se vante d'avoir entendu
l'œuvre, soixante ou cent fois, à l'Odéon. Il fait
son éducation musicale, en apprenant par cœur
i. VUde Henri Brûlard, II, 192.
HAYDN. B.
XVXII PREFACE
cinq ou six airs du Matrimonio \ En 1823, il écrit
encore que « les chants de Cimarosa sont les plus
beaux qu'il ait été donné à Tâme humaine de con-
cevoir '. » Quand il veut se persuader qu'il y a en
lui l'étoffe d'un grand musicien, c'est l'image de
Cimarosa qu'il a toujours sous les yeux ^. Et, dans
son absurde comparaison des peintres avec les
musiciens *, Cimarosa et Raphaël sont appariés.
Que de fois, dans ses romans, l'émotion des airs
de Cimarosa ne se marie-t-elle pas à l'ivresse amou-
reuse des héros et des héroïnes, qu'elle fait tomber
dans une sorte de délire ! — Aux fêtes pour le
1" mariage de Gelia, Fabrice, dévoré d'amour, entend
'\ chanter l'air : Qudie pupiUe tenere... Sa colère
''^'évanouit, et il éprouve un besoin extrême de ré-
pandre des larmes... Il pleure à chaudes larmes
pendant plus d'une demi-heure »,... puis arrive,
par le bienfait de la musique et des larmes répan-
dues, a à un état de repos parfait ^ ».
Julien Sorel, si maître de lui, fond en larmes,
« aux accents divins du désespoir de Caroline dans
Il Matrimonio * ». Et Mademoiselle de la Mdle,
rêvant à Julien qu'elle aime en dépit de sa volonté,
s'enivre d'une mélodie italienne digne de Cimarosa.
« Du moment qu'elle eut entendu cette cantilène
1. Lettre VIII sur Haydn.
2. Vie de Rossini.
3. Vie de Henri Brùlard, II, 99.
4. Lettre XX sur Haydn, p. 224.
5. La Chartreuse de Parme, chap. xxvi«
6. Rouge et Noir, chap. lx.
PRéFACE XIX
sublime, tout ce qui existait au monde disparut
pour elle. Son extase arriva à un état d'exaltation
violente... La cantilène, pleine d'une grâce divine,
occupait tous les instants où die ne songeait pas
directement à Julien ». Et Stendhal note avec péné-
tration que la musique joue ici le rôle d'entremet-
teuse. Elle fait de cette iille orgueilleuse, dont la
passion est surtout cérébrale^ une amoureuse pro-
fonde, toute livrée à Julien, comme l'était Madame
de Rénal. « Elle passe une partie de la nuit à répéter
cette cantilène sur son piano ». Et c'est la nuit sui-
vante qu'elle reçoit Julien dans son lit \
On peut s'étonner que des opéras-bouffes, quels
qu'en soient la verve et l'insouciant génie, aient
causé chez les dilettantes de pareils transports.
Mais la sensibilité musicale de ce temps recevait
des œuvres, qu'un siècle de distance a pâlies et
attiédies pour nous, des impressions aussi violentes
que celles que nous procurent les drames fréné-
tiques de Wagner et de Richard Strauss ^. Et de
plus, Vopera buffa exerçait sur Stendhal un singu-
lier pouvoir. Par un effet, qui semble paradoxal, ce
n'était que <( là seulement qu'il était attendri jus-
qu'aux larmes... »
« Je ne puis être touché jusqu'à l'attendrissement
qu'après un passage comique. De là mon amour
presque exclusif pour Vopera buffa,,. La prétention
1. Hauge H iVwv chap. xux.
2. Voir, dans La Vie de Eeeemi^ « les attaques de fièvre
cérébrale nerveuse oa de convulsions », produites par la
prière de Moïse, à Naples.
XX PREFACE
de toucher qu'a Vopera seria^ à l'Instant fait cesser
pour moî la possibilité de l'être \ »
Cette réaction étrange provenait d'un des carac-
tères le plus profonds (et, pour mon goût, le plus
attrayants) de l'être de Stendhal : son horreur pour
l'hypocrisie et pour l'emphase, qui en est « la cou-
sine germaine *. »
« Même dans la vie réelle, dit-il, un pauvre qui
me demande l'aumône avec des cris piteux, bien
loin de me faire pitié, me fait songer, avec toute
la sévérité philosophique possible, à l'utilité d'une
maison pénitentiaire '. »
Aussi, la tragédie et l'opéra pompeux lui inspi-
raient-ils une aversion insurmontable, mélangée
d'ironie. Il ne se trouvait à l'aise que dans ce vivant
opéra bouffe, fait à l'image des Italiens qui lui
étaient chers, exubérants et familiers, riant et
pleurant tour à tour, et suivant sans fausse pudeur
les impulsions extrêmes et opposées de leur libre
nature. Uopera buffa de Cimarosa est, disait-il,
1. Vie de Henri Brûlard, II, 135.
2. « L'hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d'aversion. •
{Vie de Henri Brûlard, l, 131.)
a Buflon, dont l'emphase me choquait, comme cousine
germaine de l'hypocrisie... • [Ibid,, II, 45.)
3. Ibid.f II, 135. — Complétons la citation qui, tronquée,
ferait croire à la dureté de cœur de Stendhal :
« Un pauvre qui ne m'adresse pas la parole, qui ne pousse
pas des cris lamentables et tragiques, conmie c'est l'usage
à Rome, et mange une pomme en se traînant à terre, comme
le cul-de-jatte d'il y a huit jours, me touche presque jusqu'aux
larmes à l'instant. »
PRÉFACE XXI
« l'œuvre où Thoinme s'est, jusqu'ici, le plus appro-
ché de la perfection \ »
Son amour pour Mozart fut moins immédiat et
plus lent à prendre conscience de soi ' ; mais une
fois qu'il fut installé dans son cœur, il pénétra
jusqu'aux racines de l'être ; et ce fut pour toujours ;
l'âge ne fit plus que l'accroître, aux heures même
où l'amour pour Cimarosa traversait l'ombre,
légère, d'une crise '. Il l'a dit, de façon charmante :
« Mozart n'amuse jamais : c'est comme une maî-
tresse sérieuse et souvent triste, mais qu'on aime
davantage, précisément à cause de sa tristesse »...
« Et qu'est-ce que la musique, ajoute-t-il plus
loin, sans une nuance de tristesse pensive ? / am
neiger mary when I hear sweet music. . . (Marchand de
Venise) * »
Nous verrons, dans sa Lettre sur Mozart, comme
il en a senti l'amoureuse mélancolie et la douceur
profonde. Pour parler son langage, Cimarosa a
été son amante brûlante des années de jeunesse,
et Mozart la compagne affectueuse de toute la vie.
1. Vie de RossinL
2. En 1809, à Vienne, Stendhal commence seulement
à comprendre Don Juan ; et le Requiem l'ennuie.
3. En 1823, réentendant le Matrimonio, après le Barbier
de SéviUe, il reconnaît que l'œuvre de RoBsini lui fait trouver
des faiblesses dans celle de Cimarosa, « la maîtresse char-
mante, adorée dix ans avant. » (Vie de Rossini.)
4. Vie de Rossini,
ZXII FBéFACE
*
Quand on voit une âme aussi complètement livrée
au pouvoir de la musique, on comprend que le
premier ouvrage de Stendhal lui ait été consacré.
C'était non seulement, de sa part, un acte de re-
connaissance amoureuse, mais une jouissance de
plus. Ce grand voluptueux trouvait plus de bonheur,
à cet âge de la vie où le plaisir est plus fort que
Tattrait de la gloire, à jouir des œuvres aimées
qu'à en produire lui-même \ Et parler de ce qu'on
aime, c'est redoubler son amour, en le rendant plus
conscient. En savourant ainsi sa chère musique,
(qui, pour lui, se confond avec l'âme italienne), il
se fournissait aussi l'occasion de décocher quelques
mahces à la France et au goût français. Il n'y a ja-
mais manqué. C'était comme une rivale qu'il sa-
crifiait avec d^ces à son Italie préférée.
« J'ai cherché, dit-il, à analyser le sentiment que
nous avons en France pour la musique ^. »
Voilà le sujet de ses Vies de Haydn, de Mozart et
de Métastase. Ces grands artistes lui servent d'exem-
ples, — Haydn, pour la musique instrumentale, —
1. 8 L'état habituel de ma vie a été cehii d'amant malheu-
itttx, aimani la Btiiftique et la peinture, c'est-à-diie jouir des
produits de ces arts, et non les pratiquer gandicinient. »
iVU de Hewri Brûlard^ h 18.)
« lien bean idéal littérabe n plutôt rapport à jwàt des
ceuTrea des autres et à k« eatimer, à ruminer sur leur métite
qu'à écrire mot-même;, b (Ibid^ II, 19.)
2. Préface à l'édition de 1817, p. 4.
PREFACE XXIII
MoEorty pour la musique dramatique, — et Métas-
tase, pour la poésie musicale.
La Vie de Haydn a donné lieu à une longue eon-
trovene ^ Chacun sait que Stendhal s'est servi,
pour l'écrire, d'un ouvrage de Giuseppe Carpani :
Le Haydine Oiffero lettere su la vUa e le opère del ce-
feire maesiro Giuseppe Haydn, paru deux ans avant ^.
Carpani a rédamé en vain ; Stendhal n'en a tenu
aucun compte ; ses réponses ou celles de ses amis
daubent sur le plaignant ; et depuis, les Stendha-
liens ont emboîté le pas, à la suite du maître.
Presque tous semblent admettre que Stendhal n'a
pas, en empruntant à Carpani quelques rensei-
gnements historiques, outrepassé les droits d'un
écrivain consciencieux, qui reste original par la
façon libre et vigoureuse dont il transforme les do-
cuments employés...
« Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
£n les croquant, beaucoup d'honneur. »
1. Les opinions extrêmes ont été soutenues par M. L. Bé-
lugou, qui, dans sa préface aux Soirées du Slendhal-^luè
(1905), ne se contente pas de disculper Stendhal, mais accable
Carpani, — et par Michel Brenet, qui refuse à Stendhal
toute originalité et fait de lui, non seulement un copiste
des Haydine, mais un disciple servile de Carpani, en esthé-
tique musicale (Siendhal, Carpani et la Vie de Haydn^ —
pofajîé dans la reTue S, L Af., mai 1909).
Cf. aussi : Bussière (Reifue des Deux-Mondes, 1^ jan^ieff
1843), — Sainte-Beuve (Causeries du Lundi, 2 janvier 1854).
— et Casimir Stryienski («SoMet du Stendhal-duh, 1905).
2. La première édition de Carpani est de 1812, celle de
Stendhal de 1814-1815.
XXIV PRÉFACE
Stendhal, sous le nom de Bombet, (ou son ami
Crozet), ne prétendent-ils pas d'ailleurs qu'il n'y
a aucune comparaison à instituer entre une fasti-
dieuse compilation italienne de 550 pages et un
alerte écrit français de 250 \ et que toutes les
analogies que l'on peut relever entre La Vie de
Haydn et Le Haydine sont de l'ordre de celles qui
existent entre Hume et Rapin-Thoiras « pour avoir
dit tous deux qu'Elisabeth était fille de Henri VH! »,
ou entre Lacretelle et Anquetil <( pour avoir traité
l'un et l'autre le sujet de la guerre de la Ligue » ^ !
— Le moyen de ne pas donner raison aux bons
apôtres !
J'ai tenu cependant à refaire l'enquête, pour
mon compte ; j'ai comparé minutieusement Le
Haydine et La Vie de Haydn ; et, quoi qu'il en coûte
à mon admiration pour Stendhal, j'ai dû arriver
à cette constatation, accablante pour lui, que plus
des trois quarts de son livre avaient été pillés dans
Carpani. Le malheureux Carpani avait toutes
raisons de répliquer à Bombet qu'en premier lieu,
son livre n'avait pas 550 pages, mais 298, et que sur
ces 298, 200 avaient été reprises par Bombet •.
Il ne s'agit pas seulement de quelques faits em-
pruntés. Stendhal a pris à Carpani la forme même
des lettres, les références sur lesquelles il s'appuie *,
1. Lettre de H. C. G. Bombet, 26 sept. 1816. (Voir à V Ap-
pendice, p. 477.)
2. Ihid,, p. 476.
3. Lettre de Carpani, 30 octobre 1816 (Appendice^ p. 484
et 487).
4. Vie de Haydn, lettre II, p. 17-18.
PRÉFACR XXV
des développements entiers, tous les renseignements
biographiques, tous les exposés historiques \ toutes
les analyses musicales, tous les jugements critiques
sur Haydn, presque toutes les anecdotes, même
celles qui étaient personnelles à Carpani et dont il
s'est fait le héros *. — - Mais ce qui est bien plus grave
et ce qui l'atteint, lui et ses défenseurs, jusque dans
leurs derniers retranchements, c'est qu'il n'a pas
beaucoup moins emprunté à la partie esthétique
qu'à la partie historique des Maydine. N'est-il
pas incroyable que les neuf dixièmes des comparai-
sons de musiciens et de peintres, qui foisonnent
dans ce livre, selon le goût de l'époque, soient prises
à Carpani, et que lorsque celui-ci énonce ses préfé-
rences artistiques, Stendhal les transcrive sans
presque rien y changer • ! Et combien des idées
1. Histoire de la symphonie» histoire de la musique sacrée,
histoire de la musique comique, etc. A part une notice sur
la musique napolitaine (lettre XIV), que Stendhal a copiée
dans un opuscule d'ahbé italien, et qu'on retrouve dans son
Journal d'Italie (10 octobre 1811).
2. Ne s'est-il pas attribué jusqu'à un accès de fièvre, que
Carpani avait eu, et que l'audition d'une messe de Haydn
avait guéri ! (Lettre XVI p. 160). — (Réponse de Carpani,
p. 464).
3. Lettre XVIII : liste des préférences musicales (Pergolèse,
Piccinni, Paisiello, Cimarosa, Mozart, Jommelli), p. 174 ; —
Lettre XIX : liste des œuvres-types du « vrai beau absolu »
(Rotonde de Capri, Apollon du Belvédère, Madonna aUa
êeggiola. Nuit du Corrège), p. 197 ; — Lettre XX : burlesque
tableau de comparaisons entre les peintres et les musiciens,
p. 224.
Joignez-y le jugement sur Haydn, « Qaude Lorrain de
la musique » (lettre XII, p. 120), — la comparaison de Haydn,
maniant l'orchestre, et d'Hercule armé de la massue (lettre
XIII, p. 131), — la comparaison de Haydn et de Michel-
Ange (lettr» XX, p. 216), etc.
XXVI PRÉFACE
qui semblent le plus stendhaliennes sont textuelle-
ment copiées dans le livre de Carpani ! En veut-on
quelques exemples ^ ?
Lettre I : — La fin de la musique, prédite après
la mort de Cimarosa, de Haydn et de Mozart.
Lettre II : — L'opposition de l'ancienne musique,
qui était une monarchie, où le chant régnait en
maître, et de la nouvelle musique symphonique,
cette « république de sons divers et cependant
réunis » ; — la comparaison de la musique instru-
mentale avant Haydn <c aux paysages dans les
tableaux d'histoire, aux ornements en architec-
ture ».
Lettre III : — La théorie singulière que la musique
n'a besoin que d'être conçue par l'artiste. « Ses
productions sont finies quand elles sont imaginées. »
Au lieu que^ dans les autres arts, restent la difficulté
«t l'incertitude de la réalisation.
Lettre IV : — L'apologie de l'autodidacte.
Lettre VI : — La belle analyse du sentiment do-
minant dans la musique de Haydn, a cette joie
obstinée, cette exaltation ingénue », cette absence
de tristesse, dont le semblant n'est que « de la joie
contrainte à se masquer ».
Lettre VIII : — De l'utilité des dissonances ; —
l'émotion de l'artiste et l'expérience personnelle
opposées aux règles abstraites.
1. Pour le détail, je renvoie aux Noies H Edaircissemênis
excellents de M. Daniel Muller.
PREFACE ZXTII
Lettre IX : — La comparaison de la composi-
tion musicale à un discours et des symphonies de
Haydn aux harangues de Cicéron ; — la suprématie
de la voix, dans toute composition où elle est asso-
ciée à Forchestre.
Lettre XII : — La théorie que la musique repose
sur le plaisir physique, la peinture et les autres
arts sur le plaisir intellectuel ^ ; — Tinfériorité de
Haydn, au théâtre, causée par sa joie caractéris-
tique, son absence de tristesse.
Lettre XVIII : — L'idée que les arts sont fondés
sur un certain degré de fausseté. ((( Non è il s^ero che
si domanda daW carte,., etc. »)
Lettre XIX : — Le jugement, si stendhalien,
qu' a en musique comme en amour, ce qui est beau,
c'est ce qui plaît », et qu* a une grande partie du
beau consiste dans la nouveauté » (« Gran parte det
bello nella muaica consiste neUa noçità... etc. ») ; —
l'impossibilité de déterminer un beau absolu, en
musique ; — l'idée que l'harmonie est la partie du-
rable de la musique, a Plus il y a de chant dans une
musique, plus eUe est sujette à l'instabilité des choses
humaines ; plus il y a d'harmonie, plus sa fortune
est assurée ». De là, que les compositions religieuses
durent plus que les profanes.
Lettre XXII : — La discussion : « Pourquoi tous
les grands peintres parurent-ils vers l'an 1510 ? » ;
— l'explication donnée à la prétendue mort de la
1. La même idée est reprise dans la lettre XVI (« Le plaisir
physique est la base de toute musique ») et dans la lettre XIX»
XXVIII PREFACE
musique après Haydn : « Les artistes d'aujourd'hui
imitent, les maîtres n'ont imité personne » ; —
l'idée du Sénéquisme en art ; — le jugement sur les
nouveaux compositeurs, qui cherchent plus à éton-
ner qu'à toucher... Etc.
Que répondre à des constatations aussi écra-
santes, et comment excuser l'incroyable sans-gêne
de ce pillage organisé ?
Comme circonstances atténuantes, on remarquera
que Stendhal n'a rien fait pour voiler son larcin \
S'il eût voulu délibérément se faire prendre en
flagrant délit, il n'aurait pu agir autrement. Il
commence par faire choix d'un auteur fort connu
dans la société musicale de Vienne, et dont l'ou-
vrage, tout récemment édité à Milan, dédié aux pro-
fesseurs et aux élèves du Conservatoire de Milan,
ne pouvait être ignoré de beaucoup des mélomanes
milanais, que Stendhal fréquentait. De plus, il ne
change rien à la coupe de l'œuvre ; il reprend la
forme épistolaire, employée par Carpani. Il conserve
la date de la première lettre ', et copie mot pour
mot les pages du début '. N'est-il pas évident qu'un
plagiaire, qui eût voulu cacher ses exploits, eût
1. Tout au contraire de ce qu'aflirme Michel Brenet.
2. A peu de chose près. La première lettre de Stendhal
est datée du 5 avril 1808, celle de Carpani du 15 avril 1808.
3. Il ne se donne même pas la peine de changer les noms
les plus faciles à remplacer et qui attirent immédiatement
l'attention du lecteur :
« ... Ce Haydn, dont la musique s'exécute aujourd'hui du
Mexique à Calcutta, de Naples à Londres, et du faubourg
de Péra jusque dans les salons de Paris. » (P. 11.)
f
PREFACE XXIX
commencé par démarquer la date des premières
pages et par y ajuster un préambule postiche ^ ?
Et quelle maladresse d'aller prendre pour garants
de sa véracité des personnages en renom à Vienne,
et bien vivants encore, qui étaient amis de Carpani
et avec qui, lui, Stendhal, n'avait jamais eu aucune
relation ! Il eût fallu une extraordinaire légèreté,
pour ne pas penser que les réclamations pleuvraient
aussitôt '.
Pour moi, l'explication la plus plausible de la
conduite de Stendhal est celle qu'il a donnée en
1841 ou 1842 à Quérard^. Il allait, prétend-il,
1. Dans la suite du livre, les emprunts sont un peu plus
morcelés. Stendhal prend à droite et à gauche, hâtive-
ment, sans beaucoup de soin. On a relevé plusieurs de ses
erreurs de lecture, qui trahissent parfois son insuffisance
musicale :
Lettre II : — Le signore MartineZy traduit par « Monsieur
Martinez )>.
Lettre III : — « Deux tympanons », pour « Due timpani ».
Lettre VI : — La fameuse comparaison des quatre ins-
truments du quatuor avec quatre personnages. Stendhal y
commet l'étourderie d'attribuer à la basse les caractéris-
tiques de Talto (Voir, à l'Appendice, la réplique moqueuse
de Carpani, p. 467-468).
Lettre VIII : — Des transcriptions inexactes de tons et
de modulations, notés par Carpani. Une confusion inextri-
cable entre les trois Bach : Jean-Sébastien, Philippe-Emma-
nuel et Giovanni, que Carpani avait très bien distingues
l'un de l'autre.
Lettre XVI : — Une inexactitude dans la seconde citation
musicale.
Lettre XXI : — L'exemple musical : Hin ist aile meine
Krajtj est transcrit, par étourderie, de clef d'ut troisième
ligne en clef de sol, sans être transposé..., Etc.
2. Cela ne manqua point. — Voir, à l'Appendice, p. 469, la
protestation de Salieri et d'autres illustres Viennois.
3. Appendice, p. 491-492.
HAYDN. C
XXX PRÉFACE
publier la traduction des Haydine de Carpani,
quand son éditeur Didot lui objecta qu'un livre
annoncé comme traduit de l'italien ne trouverait
pas de lecteurs. Alors, il mit un nom d'invention :
Louis-Alexandre-César Bombet ; après quoi, il se
désintéressa complètement de l'ouvrage et de ses
destinées, ajoutant : « Un anonyme peut-il être
un plagiaire ^ ? »
La question est spécieuse. On peut dire en effet
que Stendhal n'a point voulu tirer profit, et qu'en
réalité il ne tira aucun profit du livre de Bombet.
Mais il n'avait pas le droit d'imposer cet anonymat
à un autre, et d'être désintéressé, aux dépens de
Carpani *. — Aussi bien, ce que je lui reproche le
plus, ce n'est pas d'avoir écrit et publié son livre,
sans mentionner Carpani, c'est d'avoir opposé aux
1. Ce goût de l'anonymat, ou des pseudonymes, ne pro-
vient pas seulement chez Stendhal de son penchant aux mys-
tifications, mais de sa pudeur étrange à parler de ce qui lui
tenait le plus au cœur. — « Pendant tout le cours de ma vie,
écrit-il, je n'ai jamais parlé de la chose pour laquelle j'étais
passionné, la moindre objection m'eût percé le cœur. Je
n'ai jamais parlé littérature. Mon ami, alors intime, M. Adol-
phe de Marcste, m'écrivit à Milan pour me donner son avis
sur Les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, Il ne se doutait
nullement que j'en fusse ihe autor. » (Vie de Henri Brûlard,
I, 208.)
2. Quelques phrases, çà et là, dans le livre, font sentir
que Stendhal avait, malgré tout, une honte secrète à se
parer, sans le dire, de pensées étrangères :
n II n'y a peut-être pas une seule phrase dans cette bro-
chure qui ne soit traduite de quelque ouvrage étranger. »
(Lettre XXII sur Haydn, p. 239.)
« On n'a pas noté avec exactitude toutes les idées pillées.
Cette brochure n'est presque qu'un centon. > (Lettre sur
l'état actuel de la musique en Italie, p. 395, en note.)
PRÉFACE XXXI
réclamations de celui-ci un démenti formel, —
bien plus, d'avoir impudemment retourné contre
sa victime l'accusation de plagiat \ Ceci passe la
plaisanterie. Evidemment, pour qui connaît Sten-
dhal, cette mauvaise affaire a dû le divertir. La
désinvolture gouailleuse de ses réponses ou de celles
de son Achate, Bombet junior (Crozet), montre
assez qu'il se délectait de la fureur du vieux bon-
homme Carpani et de son propre cynisme. Mais si
c'est une explication, ce n'est pas une excuse ; et
nous devons aujourd'hui rendre à Carpani la justice
que lui ont refusée les journaux français du temps.
Bombet junior (qui ne les avait sans doute pas lues),
décrie d'une façon fort inique Le Haydine, On y re-
lève, à la vérité, les défauts italiens d'emphase,
d'exubérance et de désordre dans la composition.
Mais ces lettres sont pleines de verve, parfaitement
informées, et d'un bon musicien.
Réparation faite au vieil ami de Haydn du tort
que lui causa Bombet, — et que Stendhal a, depuis,
largement réparé, puisqu'il entraîne à présent sa
victime dans le sUlage de sa gloire, — ne cherchons
plus dans les Lettres de Stendhal que ce qui lui
appartient en propre. Et d'abord, sachons-lui gré
du choix même qu'il a fait de l'ouvrage de Carpani.
Quand on lit les ineptes notices qui avaient été
publiées à Paris et lues à l'Institut par Framery et
par Le Breton ^, ces compilations d'anecdotes sau-
1. Dans le Constitutionnel du 26 mai 1816. (Appendice,
p. 471.)
2. Notice sur Joseph Haydn associé étranger de l'Institut
XXXII PRÉFACE
grenues, on approuve Stendhal d'avoir voulu faire
connaître en France le meilleur ouvrage qui per-
mît de pénétrer dans l'intimité de Haydn *. Et
nous le louerons aussi d'avoir allégé ce livre de son
pédantisme verbeux, en le présentant au public,
sous une forme plus vive et plus claire. Bombet
junior avait bien vu dans le style de son frère Louis-
Alexandre-César « le premier mérite de l'ouvrage » ;
et il avait été le premier à en célébrer « la grâce, la
sensibilité sans affectation, et qui n'exclut pas le
piquant » ^. On n'est jamais mieux loué que par
soi-même ! Reconnaissons l'élégante simplicité du
récit, l'aisance cavalière, — un peu trop négligée, par-
fois, — avec laquelle il se joue des diflicultés d'une
composition touffue et surchargée, en mêlant l'his-
toire et l'esthétique aux anecdotes spirituelles, aux
souvenirs personnels, sans jamais tomber dans la
confusion ni dans le pédantisme. Si cet art du récit
n'a pas encore atteint la brillante maturité qui
s'épanouit dans La Vie de Rossini (1823), c'est
bien le même esprit, que Stendhal caractérisera
plus tard, par son amusante devise empruntée aux
Nuées : « Laissez aller votre pensée, comme cet in-
de France^ contenant quelques particularités de sa vie prii^ie,
relatives à sa personne et à ses ouvrages, adressée à la classe
des Beaux-Arts par M. Framery, son correspondant. Paris,
Barba, 1810.
Notice historique sur Joseph Haydn, etc., par. T. Le Bre-
ton, membre de l'Institut, etc. Paris, 1810.
1. On en peut dire autant du choix qu'il a fait pour La
Vie de Mozart, qui est assez bien informée.
2. Appendice, p. 477.
PRÉFACE XXXIII
secte qu'on lâche en l'air avec un fil à la patte. »
Rien n'est plus loin de l'érudition massive et gour-
mée de nos musicologues d'à présent ; et ils ne fe-
raient pas mal de relire de temps en temps quelques
lettres de ce grand dilettante, qui d'ailleurs affec-
tait de ne pas se soucier d'eux et mettait son dan-
dysme à prétendre qu'il écrivait a pour les jeunes
femmes qui entrent dans le monde K »
Quant à ses idées, nous avons vu que bien peu
lui appartiennent. Son originalité se réduit, pour
une part, à des nuances de critique ou d'admiration
personnelles, qui viennent corriger les jugements de
Carpani. C'est ainsi qu'il introduit, à tout propos
et même hors de propos, l'éloge enthousiaste de
Cimarosa, dont il analyse le Matrimonio ', ou des
citations de Shakespeare ', son admiration pour
Corrège *, pour Louis Carrache ®, pour le Saint
Michel de Guide •, pour Canova ^. C'est ainsi qu'il
ne manque jamais, quand il rencontre chez Carpani
1. II ne faut pas le prendre trop à la lettre, comme a fait
Michel Brenet, qui prétend que son but unique est de plaire
au public. Stendhal est trop libre, trop dédaigneux, — et
trop paresseux — pour s'astreindre à une pareille contrainte.
Avant tout, il écrit pour son plaisir. « J'écris pour m 'amuser »,
dit-il (Lettre XVI, p. 164). — Nul ne fut jamais moins homme
de lettres :
« Les critiques lui ont dit qu'il n'aurait jamais l'honneur
d'être homme de lettres. A la bonne heure. » (Vie de Ros-
sinL)
2. Lettre XIII.
3. Lettres XII et XX.
4. Lettres IX et X.
5. Lettre XII.
6. Lettre XVI.
7. Lettres XIX et XXII.
HAYDN. C.
JCXXIV PREFACE
un éloge de Gluck, de l'atténuer ou de le suppri-
mer ^ : car « il n'assiste pas sans peine à tout un
opéra de Gluck * » ; et, dix ans plus tard, il taxera
encore de « la plus triste chose du monde » la décla-
mation de Gluck'... Hélas! il semble bien qu'il
faille lui attribuer aussi la paternité des jugements
sur « Mantègne, dont les ouvrages font rire les trois
quarts des personnes qui les voient au musée »,
et sur Léonard, qui lui inspire ce regret baroque :
« Que n'eût pas fait ce grand homme,... s'il lui eût
été accordé de voir les tableaux du Guide * ? »
— En revanche, on aurait tort de lui reprocher sa
critique de Beethoven * : car il l'a empruntée à
Carpani, et il a eu le bon goût de ne pas insister,
comme l'a fait ce dernier, dans une page burlesque
où il accuse Beethoven « d'être le Kant de la mu-
sique ® ». Stendhal semble d'ailleurs comprendre
la grandeur de cet art, qu'il n'aime pas. S'il refuse
aux compositeurs allemands de son temps la grâce,
il leur reconnaît « le terrible. L'ouverture du moindre
1. Lettres XVIII et XIX.
2. Lettre XII.
3. Vie de Bossini.
4. Lettre XVI, p. 158.
5. « Quand Beethoven... a accumulé les notes et les
idées, quand il a cherché la quantité et la bizarrerie des mo-
dulations, ses symphonies savantes et pleines de recherche
n'ont produit aucun efîet... » (Lettre II.)
6. Le Haydine^ lettre XV, p. 252-3. — Cette page a son
intérêt : car elle nous révèle l'opinion de Haydn et do ses
amis sur Beethoven, à l'époque de la symphonie on ui mineur
et de Vlléroïque. Haydn prétend que Beethoven n'écrit
Jamais que « des fantaisies ».
PREFACE XXXV
opéra-comique ressemble à un enterrement ou à une
bataille ^... »
De lui seul sont aussi, à ce qu'il semble, les ré-
flexions railleuses sur l'ennui des concertos^ , la
critique des descriptions en musique ^, l'idée d'unir
les décors à l'exécution des symphonies *, les belles
observations psycho-physiologiques sur le pouvoir
bienfaisant de la musique ^ les charges à fond de
train contre le pédantisme en art ®, — et surtout
les essais remarquables d'une sorte d'esthétique
comparée, d'une géographie de la sensibilité mu-
sicale. Ils lui sont un prétexte à des observations
piquantes sur le caractère des différents peuples :
sur la société viennoise, dont l'intérêt principal est
devenu la musique : car « la politique et les raison-
nements à perte de vue sur les améliorations pos-
sibles étant défendus aux esprits, la douce volupté
s'est emparée de tous les cœurs ; et rien ne pouvait
être plus favorable à la musique ' » ; — sur l'âme
italienne et sa mélancolie foncière, qui est « le ter-
rain dans lequel les passions germent le plus faci-
lement », et, par suite, la musique, donneuse de
regrets et consolatrice de la mélancolie ® ; — sur
la psychologie amoureuse des jeunes Allemands • ;
1. Lctiro IX.
2. Lettre IV.
3. Lettre V.
4. Lettre IX.
5. Lettre XVI.
6. Lettres II, V et passim,
. 7. Lettre I.
8. Lettre VII.
9. Lettre XIIL
i
XXXVI PREFACE
— sur les rapports entre le plaisir musical (artis-
tique, en général), et l'organisation psycho-physio-
logique des diverses races \ — Taine, qui a tant em-
prunté à Stendhal, a trouvé dans ces pages l'idée
de sa théorie du milieu, cause première des person-
nalités, et de « l'histoire, ramenée à un problème
de psychologie ^ ».
Toutes ces observations sur les races étrangères
ont pour contre - partie de malicieuses critiques
adressées à la France, à sa musique ennuyeuse ^,
1. Lettre XIX. — Cf. dans la lettre XX, la lettre suppo-
sée d'une chanoinesse de Brunswick.
2. «... Le premier, Stendhal, sous des apparences de cau-
seur et dliomme du monde, expliquait les plus compliqués
des mécanismes intimes..., marquait les causes fondamen-
tales, j'entends les nationalités, les climats et les tempéra-
ments... » (Taine : Introduction à l'Histoire de la littérature
anglaise.)
3. Voir, dans la Lettre II sur Haydn, sa critique de la mu-
sique française, froide et savante, « ces beaux diseurs insen-
sibles,... beaucoup de patience réunie à un cœur froid...
£n France, dans la musique comme dans les livres, on est
tout fier quand on a étonné par une phrase bizarre... >
(P. 22-23.)
Il n'a jamais varié dans son mépris pour la musique fran-
çaise :
« Le Français me semble avoir le mêlaient le plus marqué
pour la musique. Comme l'Italien pour la danse... Je n'ai
jamais vu un beau chant trouvé par un Français ; les plus
beaux ne s 'élevant pas au-dessus du caractère grossier qui
convient au chant populaire, c'est-à-dire qui doit plaire
à tous. (Exemple : La Marseillaise^ qui est ce qu'ils ont fait
de mieux)... Les Français sont devenus savants depuis
1820, mais toujours barbares au fond ; je n'en veux pour
preuve que le succès de Robert le Diable, » (Vie de Henri
Brûlard, II. 99-102.)
Il ne fait même pas grâce à Rameau, dont il traite l'art
de 0 barbare >, malgré qu'il ait pillé ,1a musique italienne
(Lettre II sur Haydn, p. 22), et il « abhorre tout ce qui
PREFACE XXXVII
à son public vaniteux et froid \ au caractère français
qui est vif et spirituel, mais dénué de vraie mélan-
colie comme de gaieté vraie *.
Mais le meilleur et le plus personnel, dans cette
étude de Haydn où, sur Haydn même, Stendhal ne
dit rien qui ne soit emprunté ^, ce sont ses jugements
sur Mozart. C'est le seul sujet sur lequel il ose, en
musique, tenir tête à Carpani. Celui-ci n'admire
pas Mozart sans restrictions. Stendhal n'en fait
aucune. Il sacrifie même à son amour pour lui ses
préjugés contre la musique instrumentale et les
dangers qu'elle fait courir au beau chant. A cette
croyance enracinée il fait une exception, une seule,
en faveur de Mozart ; et, incapable d'expliquer
cette anomalie, il s'en tire en déclarant que Mozart
« est le La Fontaine de la musique ». C'est tout dire.
Car on sait que, pour Stendhal, La Fontaine est
le plus grand écrivain français. « Comme ceux qui
ont voulu imiter le naturel du premier poète de
la langue française n'ont attrapé que le niais, de
même les compositeurs qui veulent suivre Mozart
tombent dans le baroque le plus abominable ^ ».
Et la comparaison des peintres avec les musiciens ^
est romance française. » [Vie de Henri Brùlard, II, 105.)
Il prête cette antipathie à ses personnages de roman :
« La musique chantée par des Français ennuyait M^^® de la
Môle à la mort. » (Rouge et Noir^ chap. xliii.)
1. Lettre II sur Haydn.
2. Lettres VI et VIL
3. Et pour cause. Qu'avait-il pu entendre de la musique
de Haydn ? .
4. Lettre IX.
5. Lettre XX.
XXXVIII PREFACE
lui est une occasion de dire sa tendresse pour le-
chantre de Tamour et de la mélancolie, — comme-
s'il n'avait point la patience d'attendre, pour
l'exprimer, l'étude qu'il va consacrer spécialement
à la vie et à l'œuvre de Mozart.
*
La Vie de Mozart se divise en deux parties : —
la plus longue, la biographie proprement dite,,
empruntée, comme l'a montré M. Daniel Muller, à
Winckler et à Cramer, non pas à SchlichtegroII, est
un agréable récit, où Stendhal n'a introduit, de
son cru, que quelques traits d'esprit et une note
sur le romantisme, dont nous reparlerons. —
L'autre partie, une Lettre sur Mozart, est une char-
mante étude de la musique de Mozart. Elle est
tout entière de Stendhal, et Stendhal s'y est mis
tout entier. On n'a jamais mieux analysé la psy-
chologie amoureuse de ces beaux chants, et par-
ticulièrement des airs de la comtesse dans Le Nozze
di Figaro, « cette douce mélancolie, ces réflexions
sur la portion de bonheur que le destin nous accorde,
tout ce trouble qui précède la naissance des grandes
passions ». De toutes les œuvres de Mozart, c'est
Figaro qu'il préfère ^. « Mélange sublime d'esprit
et de mélancolie, tel qu'il ne s'en trouve pas un
second exemple... Chef-d'œuvre de pure tendresse
1. Dans la Lettre XVIII sur Haydn, la seule addition qu'il:
fasse à la liste des chefs-d'œuvre musicaux, copiée dans Car—
pani, c'est Figaro de Mozart.
PREFACE XXXIX
•et de mélancolie, absolument exempt de tout mé-
lange importun de majesté et de tragique ; rien au
inonde ne peut être comparé aux Nozze di Figaro.,, »
Mais il n'en réserve pas moins une ardente
adoration aux autres opéras du maître. Chose
remarquable, et qui prouve en faveur de son goût,
IdomeneOj moins connu, mais si riche en musique^
et qui contient peut-être les airs les plus passionnés
de Mozart ^, rivalise avec FigarOy dans les préfé-
rences de Stendhal. « Rien absolument ne peut
être comparé à Idoménée.., C'est le premier opéra
séria existant. » — Il ne peut entendre sans larmes
La Clémence de Titus (surtout le pardon, de la
fin : « Sesto non piû »). Il apprécie magnifiquement le
•caractère tragique de Don Juan^ « l'accompagne-
ment terrible de la réponse de la statue, absolument
pur de toute fausse grandeur, de toute enflure * :
c'est, pour l'oreille, de la terreur à la Shakspeare ».
— Et son amoureuse partialité en faveur de Mozart
lui fait trouver autant de charme au poème qu'à
la musique de La Flûte enchantée^ « cette œuvre
qui ressemble aux jeux d'une imagination tendre
en délire ». — Le naturel de Mozart lui parait ini-
mitable ; et il a vu en lui non seulement le plus
grand mélodiste, mais le plus génial inventeur dans
la langue harmonique '.
1. Les deux airs d'Elcctra.
2. Toujours cette peur de l'emphase, du mensonge.
3. « La science de l'harmonie peut faire tous les progrès
«qu'on voudra supposer, on verra toujours avec étonnement
•que Mozart est allé au bout de toutes lea routes. » (Vie de
Jiossini.)
XL PRÉFACE
Il faut d'autant plus savoir gré à Stendhal d'avoir
si passionnément affirmé sa foi dans le génie de
Mozart que ce génie n'était pas encore pleinement
reconnu, quand il écrivait ces pages, — du moins
parmi ses bons amis les Italiens. Il le dit, dans sa
Lettre sur Mozart^ c'est « contre l'opinion de toute
l'Italie » qu'il soutient la supériorité d' Idomeneo et
de La Clemenza sur tous les opéra séria d'Italie.
Et, dans la Vie de Rossini, nous voyons que le
succès de Mozart n'a guère commencé au delà des
Alpes, qu'entre 1814-1816. Jusque-là, on le consi-
dérait <( comme un barbare romantique, qui vou-
lait envahir la terre classique des beaux-arts ».
Le « patriotisme d'antichambre » faisait appel
à « l'honneur national » contre les représentations
de Don Juan ou de U enlèvement au sérail^ dont les
orchestres italiens étaient d'ailleurs incapables
d'exécuter en mesure une page ^. A Vienne même,
nous avons vu que le vieux Carpani n'était pas
sans faire des réserves, sur l'abus des modula-
tions, la surabondance instrumentale, l'exubérance
de Mozart, cette fébrilité qui choquait les dilet-
tantes de l'époque de l'empereur Joseph II. Et
Stendhal reproche aux Français de ne goûter de
Mozart que ce qu'il a de plus superficiel, non
pas « la nouveauté terrible * » de certaines pages
1. Encore dans La Chartreuse de Parme (écrite en 1830,
publiée en 1839), on entend, au concert donné pour les noces
de Clelia, « une symphonie de Mozart, horriblement écorchée,
comme c'est Tusagc en Italie. »
2. Vie de Henri Brùlard, II, 102.
PRÉFACE XLI
de Don Juan. Son admiration reste donc pure de
tout entraînement mondain ; elle vient du plus
intime de son être ; elle est pour lui un sentiment
sacré.
On a pu le remarquer d'ailleurs, dans les appré-
ciations que nous avons citées : Stendhal n'est
sensible qu'à la mélancolie de Mozart.
« Mozart, l'appelle-t-il, ce génie de la douce mé-
lancolie ^... »
a Sa musique est destinée à toucher, en présentant
à l'âme des images mélancoliques, et qui font songer
aux malheurs de la plus aimable et de la plus tendre
des passions... Il ne comprenait pas qu'on pût ne
pas trembler en aimant *... »
« Ses figures ressemblent aux vierges d'Ossian,
de beaux cheveux blonds, des yeux bleus, souvent
remplis de larmes '... »
« Tout homme qui souffre d'amour, se rappelle
involontairement ses chants divins *. »
n lui dénie le génie comique •. Tout au plus, lui
reconnaît-il quelque gaieté, une ou deux fois dans
sa vie •.
1. Lettre VIII sur Haydn.
2. Vie de Rossini.
3. Lettre XX sur Haydn.
4. Lettre VIII.
5. ■ Mozart n'a ni légèreté, ni comique. » (Vie de Rossini.)
Stendhal trouve que Cosi fan lutte est une œuvre manquée,
parce que « Mozart ne pouvait badiner avec l'amour, t
(Lettre sur Mozart,)
6. « La peur de Leporello est peinte d'une manière très
comique, chose rare chez Mozart. » (Ihid.)
« Mozart n'a été gai que deux fois en sa vie. Juste aussi
souvent que Rossini a été mélancolique. » (Vie de Rossini,)
XLII PRÉFACE
Un tel jugement peut nous surprendre. II était
naturel, au temps de Stendhal, qu'entourait l'abon-
dante floraison de l'opéra huffa. Ces puissants
rieurs italiens, Cimarosa et Rossini, faisaient pa-
raître bien pâle et même un peu forcée la gaieté
nerveuse de Mozart, dont le rire enfantin nous est
une lumière, à nous qui vivons au milieu des
sombres nuées de l'époque Wagnérienne, où s'en-
trechoquent des cris de passions frénétiques.
*
Les Lettres sur Métastctse sont, comme celle sur
Mozart, du plus pur Stendhal. Mais ici, la posté-
rité n'a pas ratifié le jugement enthousiaste de
Bombet, qui fait de son auteur <i l'égal de Sha-
kespeare et de Virgile », « plus grand, de bien loin,
que Racine ^ », et, de tous les poètes italiens, y
compris Dante, Pétrarque, Àrioste et Tasse, « le
seul qui soit resté inimitable * ». — En quoi il était
d'accord avec l'opinion de presque tous les gens
de goût du xviii® siècle *.
Métastase, trop décrié aujourd'hui, — en partie
1. Lettre 1 sur Métastase.
2. Lettre IL — Stendhal trouve même ridicule qu'on ose
lui comparer > le froid amant de Laure. •
3. On se souvient de Voltaire, égalant les belles scènes
de Métastase « à tout ce que la Grèce a eu de plus beau,
si elles ne sont pas supérieures s ; et, cet éloge ne lui suffi-
sant pas, il les proclame t dignes de Corneille, quand il
n'est pas déclamateur, et de Racine, quand il n'est pas
faible. » [DisêerUUion sur la tragédie ancienne H moderne^ ser-
vant d'introduction à Sémiramis.)
PREFACE XLIII
parce qu'on ne le connaît plus, — fut certaine-
ment le plus grand poète musical (je dirais volon-
tiers, le plus grand poète-musicien) du xviii® siècle.
La musique ne lui a pas moins dû que la poésie.
J'ai tâché de montrer, dans plusieurs études, qu'il
exerça sur Topera italien et allemand, pendant
un demi-siècle, une dictature comparable à celle
de LuUy sur l'opéra français, et qui ne fut pas beau-
•coup moins féconde en résultats artistiques : car
les plus fameux compositeurs de son temps, les
Hasse, les Jommelli, furent ses collaborateurs et
«e vantèrent d'être ses disciples ^ ; il ne cessa de les
diriger ; et grâce à leur union intime, il contribua
puissamment, non seulement, comme dit Burney,
à la perfection où atteignit alors la mélodie vocale ^,
mais aux réformes de la tragédie lyrique, — pré-
ludant, vingt ans avant Alceste, à la révolution
mélodramatique de Gluck ^.
1. Surtout Hasse, qui fut son ami et son collaborateur
fidèle. — Jominelli disait qu'il avait plus appris de Métas-
tase que de Durante, Léo, Feo, et Martini, c'est-à-dire de tous
ses maîtres.
2. c Ce grand poète, écrit Burney, dont les écrits ont peut-
être plus contribué à la perfection de la mélodie vocale, et
par suite de la musique en général, que les efforts réunis de
tous les grands compositeurs de l'Europe. »
3. Voir, dans la revue S. I M., ib avril 1912 : Métastase
précurseur de Gluck, On y montre la part qu'a eue Métastase
à l'emploi des chœurs à Tantique, dans l'opéra, à l'inven-
tion et au perfectionnement des scènes récitatives avec
orchestre (Accompagnati), au caractère psychologique attri-
bué à l'orchestre... etc. Une lettre de Métastase à Hasse,
en 1749, à propos de l'opéra Attilio Regolo, est particulière-
ment frappante ; elle met en pleine lumière l'esprit nova-
teur du poète-musicien.
XLIV PRÉFACE
Mais on se doute bien que ce ne sont point ses
innovations qui le rendent cher à Stendhal, et que
celui-ci ne peut lui faire un mérite d'avoir frayé
la route à Gluck, qu'il n'aime point. Tout au con-
traire : il chérit Métastase, pour tout ce qui l'op-
pose à l'idéal gluckiste, à l'idéal de raison et de vé-
rité dramatique. Aussi bien, le portrait qu'il trace
de son poète ost-il surtout l'expression de son
propre rêve d'art ; et le prix principal de cette
peinture est que Stendhal — le Stendhal caché —
s'y est représenté lui-même. Métastase lui est un
type d'Anacréon moderne, de « La Fontaine de la
musique », dont l'image idéalisée l'autorise à une
apologie de la grâce aristocratique et de la libre
fantaisie de l'esprit voluptueux qui rêve, — par
réaction contre l'âge de fer où il se sent écrasé,
contre le réalisme brutal et la raison dominatrice...
« Le commun des hommes, dit-il, méprise la
grâce. C'est le propre des âmes vulgaires de n'es-
timer que ce qu'elles craignent. »
Et, rejetant de son chemin, avec un dédain sans
bornes, « ces pauvres diables de froids critiques,
qui ont examiné les pièces de Métastase comme des
tragédies », et « ces gens raisonnables... qui ont
appelé dans Métastase manque de vérité ce qui est
le comble de l'art », — il fait de leurs critiques
même une couronne à son poète ; il montre en Mé-
tastase le grand libérateur des âmes, qui « nous
enlève, pour notre bonheur, loin de la vie réelle ^ »,
1. Cf. dans la Lettre X sur Haydn, le jugement de Stendhal
sur Corrège. < La Nuit de Dresde donne à l'âme plongée dans
PREFACE XLV
qui « semble dire : Jouissez, ne songez plus au
théâtre, soyez heureux au fond de votre loge, par-
tagez le sentiment si tendre qu'exprime mon per-
sonnage ». Ses êtres « brillants et exempts de tout
ce qu'il y a de terrestre dans le cœur de l'homme »,
sont pareils « aux arabesques de Raphaël, qui sont
peut-être ce que le génie et l'amour ont jamais
inspiré de plus pur et de plus divin ». Il (c ennoblit
la volupté ». On se sent, avec lui, doucement trans-
porté « dans le pays des houris de Mahomet ».
Et s'il est bien facile de critiquer cette concep-
tion de l'art, par trop anti-intellectuelle, (qui s'ex-
plique d'ailleurs, comme presque toujours en pareil
cas, par un besoin de réaction contre soi-même et
contre l'intellectualisme dont on est saturé), il est
plus malaisé de ne point subir la séduction de ces
pages enivrées, où s'expriment la rêverie sensuelle
de notre Stendhal et son cœur avide de jouir, avec
une violence voluptueuse ^.
une douce rêverie cette sensation de bonheur qui rélève et
la transporte hors d'elle-même, et que Ton a appelée le su-
blime. >
1. Je ne crois pas que l'on puisse trouver dans la prose
française avant lui, (si ce n'est dans les lettres de Julie de
Lespinasse), une expression aussi ardente et aussi peu rete-
nue de l'ivresse musicale :
c ... Un tel état ne peut durer : quelques minutes d'une
telle musique épuisent également l'acteur et le spectateur...
Le chanteur habile est le plus grand des bienfaiteurs ; il
vient de donner à tout un théâtre des plaisirs divins.
Jamais homme peut-être n'a causé un plus grand plaisir
à un autre homme. Pour trouver un bonheur égal, il faut
sortir de la vie réelle ; il faut avoir recours aux situations
de roman ; il faut se figurer le baron d'Etange prenant Saint-
Preux par la main et lui accordant sa fille. » (p. 349.)
HAYDN. D
XLVI PRÉFACE
*
Le volume se termine par une Lettre sur Fétat
actuel de la musique en Italie^ qui est datée de 1814.
Elle prête, une fois de plus, à une comparaison entre
la France et l'Italie, où la France n'a point l'a van-
tage. Stendhal s'y montre sarcastique et même assez
injurieux, à l'égard du double pillage des musées
italiens par les conquérants français, et de la mu-
sique italienne par les compositeurs français \ Il
persifle ces moyens expéditifs de se procurer un art
tout fait :
— « A quoi cela vous sert-il ? » demande Arriga
Beyle. « Vous ave« beau vouloir monopoliser les
chefs-d'œuvre et les virtuoses. Il ne manque à votre
art qu'une chose, — l'indispensable, — le public.
Et c'est la flamme du public italien, son ardeur pas-
sionnée, qui ranime et rallume l'art italien, quand il
est près de s'éteindre. »
Là-dessus, Stendhal a beau jeu à dénoncer la
centralisation française, qui annihile les provinces,
— la politique envahissante, qui prend dans la
société française la place de l'art, (comme il devait
advenir, trente ans plus tard, en Italie même),.
— le manque de personnalité dans la classe riche,
« qui apprend, tous les matins, dans son journal,
1. Comme le lait remarquer avec malice Carpani, dans sa
réponse de 1816, il aurait pu ajouter à sa liste le pillage des.
écrits italiens par la famille Bombet.
PRÉFACE XLVII
<c qu'elle doit penser, le reste de la journée ^ ».
Tout au plus, reconnaît-il quelques lueurs d'origi-
nalité dans le peuple, « trop ignorant pour être
imitateur ». — Il n'oublie que cette élite française,
^ont il est un si bel exemple, et qui, depuis huit
siècles, marche en tête de l'Europe, par l'intrépide
indépendance de sa lumineuse raison. Il est vrai
<iue Stendhal ne vise que la sensibilité (l'insensibi-
lité) artistique de la France, et qu'il ne lui a jamais
dénié la primauté de l'intelligence. Car le plus
curieux est que s'il ne trouve de plaisir qu'aux
-œuvres d'art italiennes, il reconnaît lid-mème qu'en
France seulement il a chance de trouver des lec-
teurs capables de s'intéresser aux discussions sur
l'art, et que ses lettres sur l'Italie ne pouvaient
•être publiées qu'à Paris K
Le tableau qu'il fait de l'Italie en 1814 montre
Kl'ailleurs que sous l'apparente splendeur artistique
il voit poindre la décadence. C'est la dernière flam-
bée. Si la France manque d'un public pour l'art.
Je public — si vivant qu'on le suppose — ne suffit
pas en Italie à compenser la médiocrité croissante
des orchestres et du chant. Stendhal, qui ne connaît
-encore du jeune Rossini que quelques airs, « d'une
grâce étonnante », pronostique la fin de l'âge
d'or, dont Canova et Paisiello vieilli lui semblent
1. « Cette haute Bociété (dira-t-il plus tard), dévastée par
l'ironie et la terreur du ridicule, poussée jusqu'à la poltron-
nerie la plus amusante. » (Vie de Rossini,)
2. Cf. dans la Vie de Rossini, ce qu'il dit « de la supério-
rité intellectuelle des gens du Nord, formée par deux cents
-ans de discussion. »
XLVIII PREFACE
les derniers représentants. Mais ses préférences
pour le passé de l'Italie ne l'empêchent point de
voir avec lucidité la nouvelle époque qui s'ouvre
pour elle, sa résurrection politique et morale, de-
puis l'Empire, « sa soif d'être une nation ». Il a été
frappé des changements accomplis dans le caractère
italien, de « la raison simple et profonde », de la
virile franchise, de la bravoure sans jactance qu'il a
pu admirer, à l'armée, chez les officiers et les troupes
d'Italie. Son désintéressement politique va jusqu'à
(( noter avec plaisir en Lombardie, depuis plusieurs
années, un peu d'éloignement pour la France ». Il
encourage les Italiens à rejeter tout à fait l'influence
française. « On n'est grand qu'en étant soi-même ».
Il n'a pas moins bien observé et inscrit, au cours
de ce livre, les transformations du caractère fran*
çais, depuis 1789.
« Il ne faut qu'avoir des yeux pour s'apercevoir
vingt fois la journée que la nation française a
changé de manière d'être depuis trente ans. Rien
de moins ressemblant à ce que nous étions en 1780
qu'un jeune Français de 1814. Nous étions sémil-
lants, et ces messieurs sont presque Anglais. Il y a
plus de gravité, plus de raison, moins d'agrément.
La jeunesse, qui sera toute la nation dans vingt ans
d'ici, a changé \ »
Durant ces trente terribles années, l'âme fran-
çaise a été retrempée dans le feu et dans le sang. De
ces puissantes épreuves, elle est ressortie toute
1. Lettre XIX sur Haydn, p. 206.
PRéPACE XLIX
neuve ; elle ne se reconnaît plus elle-même ; elle ne
comprend plus ses pensées de naguère.
a Depuis la campagne de Moscou, il me semble,
me disait un jeune colonel, qu*I phi génie en Aulide
n'est plus une aussi belle tragédie. Je me sens du
penchant, au contraire, pour le Macbeth de Shakes-
peare \ »
En revanche, ces officiers qui ont perdu le sens de
ridétJ classique, sont pris par la musique et pleurent,
aux représentations de La Clémence de Titus, qu'ils
entendent à Kœnigsberg, après la retraite de
Russie *.
L'intérêt historique de la pensée de Stendhal est
qu'il se trouve placé entre deux mondes. Et sans
doute il prétend qu'il appartient à celui qui finit,
— qu'il est « un homme d'un autre siècle, en mu-
sique comme ailleurs ^ ». Mais il se calomnie. Per-
sonne n'a eu, comme lui, le flair de la vie nouvelle,
et personne ne s'en est fait plus délibérément le
champion. Que de lances rompues, dès 1814 *, pour
le romantisme, contre les néo-classiques !
a Nous en sommes, pour les pièces romantiques,
1. Ibid., p. 207.
2. Lettre sur Mozart, p. 321.
Ce sont les mêmes qui assistaient, en 1809, à Vienne, au
service funèbre pour la mort de Haydn, et montraient une
a£Qiction sincère « de la perte que les arts venaient de faire. »
(Lettre XXII sur Haydn, p. 237).
Voir aussi, dans la Lettre sur l'état actuel de la musique en
Italie, p. 388, > les larmes qu'ils répandent », à des représen-
tations de mélodrames romantiques.
3. Lettre sur l'état actuel de la musique en Italie, p. 399.
4. Neuf ans avant son fameux manifeste, pour le « ro-
manticisme » : Racine et Shakspeare (1823).
HAYDN. D.
L PREFACE
précisément au même point où nous nous trouvions
il y a cinquante ans pour la musique italienne.
On criera beaucoup ; il y aura des pamphlets, des
satires, peut-être même des coups de bâton...
Mais enfin le public, excédé des plats élèves du
grand Racine, voudra voir Hamlel et OtlieUo^...
Le jour où Ton jouera Macbeth^ que deviendront
nos tragédies modernes * ?... Veut-on la vérité sur
cette dispute (des classiques et des romantiques),
qui va faire la gloire des journaux pendant un demi-
siècle ? C'est que le genre romantique, véritable
poésie, ne souffre pas de médiocrité. Des drames
romantiques, faits avec tout le talent qu'on trouve
dans les huit ou dix dernières tragédies de Paris,
ne seraient pas parvenus à la seconde scène. Des
alexandrins bien ronflants sont un cache-sottise,
mais non un antidote contre l'ennui ^. )>
Du commencement à la fin de sa vie, il garda
pour idole celui qui devait être le dieu du roman-
tisme : Shakespeare ^.
1. Lettre XX sur Haydn, p. 214.
2. Vie de Rossini,
3. Vie de Mozart, chapitre vu, p. 311, en note.
4. Parmi les écrivains français, s'il aime par-dessus tout
La Fontaino — entre tous ceux du xviii* siècle, il préfèro
encore, à cette époque de sa vie, Rousseau, « le plus grand
d'eux tous en littérature, le premier des Français pour la belle
prose ». (Lettre XXII sur Haydn, p. 240.) Plus tard, il réagira
un peu contre cette admiration. Mais que de fois il nous le
rappelle ! Ses idées en musique semblent constamment lo
reflet des idées de Jean- Jacques. Et nous venons de voir quo
lorsqu'il veut exprimer une violente émotion musicale, la
première image qui s'offre à lui est celle d'un épisode de La
Nouvelle Hèloïse, (Leiire sur Métastase f p. 349.)
PREFACE LI
... Adarava
Cimarosa, Mozart è Shakapeare,.,
S'il méconnut d'abord Beethoven, plus tard il
sut rendre hommage à sa « fougue à la Michel-
Ange ^ ». Malgré sa méfiance à l'égard des nouveaux
compositeurs italiens, il se fit l'introducteur de
Rossîni en France ; il fut l'un des premiers à pres-
sentir l'éveil du sentiment tragique et de l'héroïsme
belli({ueux dans la musique italienne, vingt ans avant
les premiers opéras de Verdi ^. Malgré ses préjugés
contre l'art français, il fut l'un des premiers à pres-
sentir le réveil de l'imagination musicale, en France,
dix ans avant les premières symphonies roman-
tiques de Berlioz '. Toujours, il fut, comme il dit,
avec les âmes vwanieSy contre les âmes mortes *.
1. Vie de Rossini.
2. « Nous avons fait des progrès dans le malheur, depuis
1793. Je trouve à présent que le désespoir et le malheur sont
exprimés à Teau de rose, chez Cimarosa... La musique ita-
lienne n'a commencé à être belliqueuse que dans Tancrède,
postérieur de dix ans aux prodiges d'Arcole et de Rivoli, —
de toutes les passions généreuses la tyrannie ne permettant
en Italie que Tamour. » (V^ie de RossinL)
3. « La musique va se relever en France... Il n'y a pas
▼ingt oisifs au milieu de toute la société de Paris ; grâce aux
partis qui se fortifient depuis quatre ans, nous sommes
peut-être à la veille de devenir passionnés... Si le ciel nous
donne un peu de guerre civile, nous redeviendrons les Fran-
çais énergiques du siècle de Henri IV et de D'Aubigné ;
nous prendrons les mœurs passionnées des romans de Walter
Scott. Au milieu du fléau de la guerre, la légèreté française
se renfermera dans de justes bornes, l'imagination renaîtra,
et bientôt sera suivie par la musique. Toutes les fois que l'on
trouve solitude et imagination dans un coin du monde, on
ne tarde guère à y voir paraître le goût pour la musique. »
{Vie de Rossini^ à la date du 30 septembre 1823.)
4. Racine et Shakspeare^ p. 245u
LU PRÉFACE
Mais ce cœur voluptueux, qui savoure la dou-
ceur des souvenirs et des regrets, vit naturellement
davantage dans les œuvres qui sont associées à ses
rêves de jeunesse et d'amour. Stendhal reste fidèle
à Pergolèse, à Cimarosa, aux chantres de l'âge
d'or. Même dans son Rossinisme, il prétend ne
point dépasser la borne de 1815-1816, Le Barbier
et Tancrède, Son charme et son originalité sont
dans cette nostalgie poétique du passé, unie à une
curiosité intrépide et perspicace de la vie nouvelle.
II ne s'embarrasse point de les mettre toujours
d'accord. Sa sensibilité et son intelligence semblent
appartenir à deux natures différentes ; et pourtant
on ne remarque jamais d'antagonisme entre elles :
pourquoi sacrifierait-il l'une des deux à l'autre ?
Il les aime toutes les deux, il aime tout...
«... Il n'est rien
Qui ne lui soit souverain bien ;... »
et cette diversité d'âme, qui ferait souffrir certains
autres, lui est un amusement, un jeu harmonieux.
Il ne cherche pas à la voiler ; il ne s'asservit pas plus
à ses théories qu'à celles des autres ; il a le courage
de se contredire, de dire toujours ce qu'il sent,
même lorsque son sentiment a changé. Il ne prétend
pas être impartial ; (il se vante du contraire !)^
Il ne prétend pas avoir raison. II ne s'est jamais
donné pour un homme qui a la vérité, mais pour
1. Il se déclare « partial, c'est-à-dire passionne ». Tout ce
qu'il peut faire, a c'est d'être tolérant et de ne vouloir faire
pendre personne. » (Vie de RossinL)
PRÉFACE LUI
un homme qui est vrai. Qu'importent ses erreurs et
ses contradictions ? Sa belle franchise est rafraîchis*
santé et saine. Il a dit, avec son humour habituel :
« Des gens qui aimeraient passionnément une
mauvaise musique seraient plus près du bon goût
que des hommes sages qui aiment avec bon sens,
raison et modération, la musique la plus parfaite
qui fut jamais ^. »
Nous savons ce qu'il faut penser de ces para-
doxes. Nous ne donnerons pas dans le ridicule de
c ces gens raisonnables », dont il parle à propos de
Métastase, qui discutent gravement la déraison
voulue. A qui Stendhal fera-t-il croire qu'il ne con-
naisse pas mieux que personne le prix de la raison
libre et d'un jugement éclairé ? Et lui-même se fût
bien gardé d'aimer jamais une mauvaise musique.
Pauca sed bona...
« Pour mon malheur, a-t-il dit, j'exècre la musique
médiocre ; à mes yeux elle est un pamphlet sati-
rique contre la bonne *. . . »
Ce qu'il faut retenir de sa boutade, c'est que des
deux éléments essentiels à la possession complète
de l'œuvre d'art : l'amour et la connaissance,
l'amour est, pour lui, le plus indispensable, car il
est la clef de la connaissance même. Et il est aussi,
par malheur, le plus rare, dans le monde de ceux
qui s'occupent de l'art. Cet amour, nous en trouvons
chez Stendhal une fontaine toujours vive...
Visse, scrisse, amâ...
1. Vie de Rossini.
2. Vie de Henri Brûlard, I, 265.
LIV PRÉFACE
Et pour ne point trahir la fraîche sincérité de ses
émotions, il emploie, par haine du mensonge lit-
téraire, le style le plus uni, un style qui, tel celui
de son cher Métastase, « comme un vernis transpa-
rent », recouvre les couleurs de Tâme, protège leur
éclat fragile, « mais sans les altérer ». II a fallu du
temps pour entendre cette voix ironique et nette,
au milieu du vacarme de l'orchestre romantique.
Mais quand on Ta entendue, on ne peut plus l'ou-
blier.
Romain Rolland.
Novembre 1913.
AVANT-PROPOS
BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE
On lit dans le Journal de Stendhal, 30 juin 1814 :
* Je travaille depuis le 10 mai à Métastctse et à
-"^f^zari.,. Ce travail me donne beaucoup de plaisir. »
-^^zydn devait déjà être terminé, Stendhal ayant
^'^^'^emblablement connu les Haydine de Carpani
^^ cours du séjour qu'il fit à Milan de septembre à
Novembre 1813.
Ecrit pendant une période où Henry Beyle pou-
^^t avec raison broyer du noir, son premier Uvre
^t^primé ne se ressent pas de cette circonstance ; à
I^ine y trouve-t-on un ou deux passages de mélan-
colie déjà résignée, notamment la fin de la première
lettre sur Métastase. Le malheur a cela de bon qu'il
mène souvent au bonheur les âmes fortement
trempées.
LVI AVANT-PROPOS
Le traité passé avec Didot pour Timpresslon du
livre n'a pas été retrouvé. Nous savons seulement
que Stendhal s'engageait à payer tous les frais
d'impression, de corrections, de brochage, etc. ;
moyennant quoi, Didot, ou les libraires chargés de
la vente, lui remboursaient cinq francs par exem-
plaire vendu, défalcation faite des treizièmes ; c'est
du moins ce qui semble résulter d'une lettre du
19 avril 1820 au baron de Mareste, où Stendhal,
construisant, à son ordinaire, quelques châteaux
en... Amérique, calcule que la vente de 600 exem-
plaires de la Vie de Haydn lui rapporterait de quoi
aller passer trois mois à Philadelphie.
Quant au manuscrit, il a également disparu : il
n'en reste, à la bibliothèque de Grenoble, que quel-
ques pages en copie, avec corrections autographes
de Stendhal ; elles forment actuellement les f^^^ 68
à 75 du tome XI des papiers de Beyle (R. 5896) :
c'est la deuxième lettre sur Mozart (pages 315-323
de la présente édition). Elles contiennent quelques
variantes que M. Débraye a bien voulu relever
pour nous et que nous indiquerons à leur place.
A la (in de la lettre, on lit cette note, de la main
de Stendhal : « For the stile : una et eadem die jacta^
prima julii 1814 », indication qui concorde bien avec
le renseignement donné par le Journal.
Dans la première semairie d'août 1814, Stendhal
repartit pour Milan, et négligea totalement la cor-
rection des épreuves, dont se chargea son ami
AVANT-PROPOS LVII
Louis Crozety un des rares familiers qui fussent au
courant de la manie stampante du nouvel auteur.
Quelques années plus tard, Stendhal lui-même qua-
lifiait plaisamment la Vie de Haydn de « livre assez
robinet d'eau tiède » (lettre du 24 octobre 1818,
Correspondance, édition Paupe, tome II, page 111).
Mais on sait assez ce qu'il faut penser des décla-
rations de modestie des auteurs.
La Bibliographie des œuvres de Stendhal de
M. Henri Cordier donne la description détaillée des
diverses éditions de la Vie de Haydn ; nous n'y
reviendrons donc pas ici, nous contentant d'ajouter
quelques renseignements concernant le texte et
les destinées de l'ouvrage.
Tirées chez Didot à 1.000 exemplaires, aux frais
de Stendhal, les Lettres sur Haydn, par L. A. C.
Bombet, quoique datées de 1814, ne furent vraisem-
blablement mises en vente qu'au commencement de
1815 ; elles sont annoncées dans le n^ 4 du 28 jan-
vier 1815 de la Bibliographie de la France (n^ 323 :
Lettres écrites de Vienne, etc., in-8^ de 29 feuilles 1 /4.
Prix: 7 francs).
Les frais d'impression qui s'élevèrent à 1790 francs
(cf. Comment a vécu Stendhal, page 190) furent
entièrement soldés dès le mois de mai 1815, ainsi
qu'en témoigne le reçu inédit ci-dessous, que nous
LVIII
AVANT-PROPOS
devons à l'obligeance de M. Débraye (Bîbliothèqne
de Grenoble, R. 5896) :
LIBRAIRIE
de
P. DIDOT aîné,
d-devant au Lonyra, ^
actuellement
VUM DU FOST-DB LODI
prêt la rué de Thionrilla
DOIT Monsieur
300 affiches placard des Lettres sur
Haydn
Timbre
Affichage
c.
50
50
J'ai reçu de M. Crozet la somme de quatre cent cinq francs
cinquante centimes, tant pour solde de rafiiche ci-dessus
que pour celui de l'impression des Litres sut Haydn et la
brochure de deux cents exemplaires mentionnée en mon
mémoire. Paris, ce 2 mai 1815.
RiGAULT,
p' DiDOT l'aîné.
Ce qui caractérise cette première édition, à part
la beauté du papier et des caractères, c'est l'in-
correction absolue du texte : il est criblé de fautes de
toute espèce. Tout indique que les épreuves ont été
relues à la hâte, par quelqu'un qui ignorait Titalien,
l*anglais, la musique. L'auteur était à Milan ; ses
pensées étaient à mille lieues de la Vie de Haydn.
Louis Crozet, s'il a été réellement chargé par Sten -
AVANT-PROPOS LIX
dhal de corriger son livre, a cette fois trahi, sans le
vouloir, son ami. Les six cartons ou feuillets de
rechange, intercalés entre les pages 466 et 467 \
Yerrata de six corrections qui figure au bas de la
page 468 et dernière, étaient des plus insuffisants.
On remarquera que la première édition ne com-
porte pas de titres courants changeant de fa^n
continue à chaque page; c'est encore un si^e
certain de précipitation, car Stendhal tenait beau-
coup à ces titres courants. Seule, une table déve*
loppée figure à la fin du volume : les diverses
rubriques de cette table ne sont que les titres
1. ConiraiTemeiit à IL Matgnten, noos pensons, en effet,
qae ces cartons a 'ont pas été tirés en 1^17, mats bien en 1814 ;
ils étaient déjà joints avx exemplaires de 1614, mis en Tente
brochés ; dans les exemplaires reliée qui sont actuellement
dans les bibliothèques publiques ou privées, les relieurs ont
naturelleinent substitué les cartons aux feuillets primitifs,
qui ont ainsi disparu : ces cartons sont facilement reconnais-
sablés au signe * dont ils sont marqués. M. Edouard Cham-
pion tient de M. Maignien un des deux exemplaires de la
Vie de Hmfdn mise en vente en 1817, trouvés par M. Mai-
gnieii chez un bouqpiiniste de Grenoble ; ces exemplaires
sont brochés et non coupés ; ib oontieniiimt par conséquent
les six cartons et les six feuillets primitifs. Nous avons pu
eonstster, «ur le Tanssime exemplaire -de M. Champion, que
les feuillets primitifs ne contenaient que des fautes de typo-
graphie proprement dites. Il serait trop long de les donner
ici. A signaler cependant, à la page primitive 217, une
phrase restée inachevée : « Il me semble voir Delille voulant
nooB peintire. », qui a été supprimée dans le carton corres-
pondant ; à signaler également le carton 131-132 qui a été
fait uniquement pour corriger le vers du Marchand de
Venise^ défiguré dans le feuillet primitif. Au demeurant, les
cartons contiennent eux-mfemes de nouvelles fautes.
(
LX AVANT-PROPOS
courants qui auraient dû figurer au haut des pages.
L'insuccès du livre fut complet ; les protestations
de Carpani, les entrefilets du Constitutionnel ne
parvinrent pas à galvaniser les acheteurs ; aussi
bien les événements politiques ne se prêtaient guère
au débit d'une brochure sur la musique. On trouvera,
dans la Correspondance et dans plusieurs articles
publiés récemment par M. Paupe ^ des détails
amusants sur les déboires de l'auteur '.
1. M. Ad. Paupe, qui voulut bien nous servir de parrain
lors de notre admission au Stendhal Club, a mis à notre
disposition, pour notre travail, les trésors de son admirable
bibliothèque. Qu'il reçoive ici la nouvelle assurance de nos
vifs remerciements et de notre affectueux dévouement.
2. Voici une lettre inédite, très probablement adressée à
Louis Crozet par le libraire Renouard, que nous communique
M. Débraye (Bibliothèque de Grenoble, R. 5896) :
Monsieur,
M' Didot m'a communiqué le livre dont fait mention la
lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 18 cou-
rant. Très volontiers je me chargerai du débit de cet ouvrage.
Votre prix étant de 7 fr. pour le public, ce qui est un peu
cher, et de 6 pour [le] libraire, je vous tiendrai compte à
cinq francs de tous ceux que j'aurai vendus. Ce prix est pour
les exemplaires fournis brochés, avec les treizièmes gratis,
ainsi qu'il est d'usage constant en librairie.
M' Didot m'a fait ce matin une première fourniture de
cinquante-deux exemplaires brochés. Je ferai tout ce qui
dépendra de moi pour accélérer le débit de cet ouvrage,
ainsi que de l'autre sur la Peinture, que vous annoncez
devoir mettre sous presse dans quelques mois.
J'ai l'honneur de vous saluer très sincèrement.
Ant.-Aug. Renouard.
Paris, le 21« février 1815.
Voir aussi la lettre de Bombet au prince Odescalchi,
publiée par M. Paul Arbelet (Mélanges d'archéologie et d'his^
toire, Ecole Française de Rome, tome XXIX, pages 233-238).
AVANT-PROPOS LXI
Le livre eut pourtant un honneur bien inattendu :
celui d'une traduction anglaise, en 1817, chez John
Murray à Londres, avec quelques notes curieuses ;
nous en reproduirons quelques-unes. Bien que de
nombreux passages aient été ou abrégés ou même
supprimés, elle est relativement fidèle ; mais on y
remarque de nombreux contre-sens. Le traducteur
prenait Bombet au sérieux et ignorait totalement
les lettres de Carpani. La Quarterly Re^fiew {pP d'oc-
tobre 1817, pages 73-99) rendit compte du livre
dans un article qui n'en est qu'une sèche analyse ^.
La traduction anglaise ^ ne fut sans doute pas
étrangère au voyage que fit Stendhal en Angleterre
en 1817 * ; faite en dehors de lui, elle ne lui rap-
porta rien ; mais elle le mit en relations avec des
libraires et des publicistes anglais. Elle lui donna,
en tout cas, l'idée d'essayer un nouveau lancement
de son ouvrage.
1. Citons encore, pour mémoire, un article sur l'histoire
de la Musique, paru dans le n^ 66 de VEdinhurgh-RevieWt
(mai 1820, pp. 351 à 382). Les trois dernières pages de
rarlicle sont consacrées à une notice sommaire sur Haydn
et Mozart, tirée de l'ouvrage de Bombet: l'auteur, dit
l'article, est « un Français qui a vécu dans l'intimité de
Haydn quelques années avant sa mort ». On ignorait donc,
en 1820, à Londres, la polémique Carpani et la vraie person-
xuJité de Bombet.
2. Elle est de Rob. Brewin (d'après Eitner, Biographiach-
Bibliographisches QueUen-Lexicon, etc., au mot Mozart,
tome IX).
3. Au mois d'août. Il existe un manuscrit (non auto-
graphe) contenant le commencement du journal du voyage
à Londres.
HAYDN. B
LXII AVANT-PROPOS
*
Ce lancement eut lieu fin 1817. La librairie Didot
brocha et mit en vente 300 exemplaires de la Vie de
Haydn avec un nouveau titre, sans nom d^atUeur^
une nouvelle préface, et un nouvel errata de 37 cor-
rections, dont quelques-unes très intéressantes.
(Lettres des 29 octobre et 3 novembre 1817, Cor-
respondance^ tome II, pages 35 et 38.) L'errata
fut sans doute confectionné par Mareste. Il est
encore des plus incomplets, et contient lui-même
une ou deux fautes nouvelles. Il est suivi d'une note
de Stendhal ainsi conçue :
« L'auteur, se promenant par hasard dans Albe-
« marle-Street, a vu chez Murray la traduction de
« son livre. Il doit des remerciements au traducteur,
« dont il ignore jusqu'au nom. Le style anglais
« paraît simple et clair ; malheureusement, il y a
tt une trentaine de contre-sens, et ils se rencontrent
« dans les points les plus délicats de l'analyse.
« C'est avec le plus vif plaisir que l'auteur a lu
« les excellentes notes signées de la lettre G ^. Il
« eût cédé à la tentation de les traduire, s'il n'eût
« craint de donner un aspect trop savant à son
a ouvrage. Il est parfaitement d'accord avec M. G.
« sur Beethoifen. En 1808, il n'avait pas entendu un
1. Gardiner (William), auteur des Sacred Mélodies,
AVANT-PROPOS LXIII
« assez grand nombre d'ouvrages de ce compositeur;
« En revanche, Ton n'estime pas assez en Angle-
(t terre le charmant Rossini. On n'y sent pas que
c le beau idéal varie avec le climat. »
En somme, le fait marquant de ce qu'on a appelé
parfois, en termes impropres, V édition de 1817,
c'est, en dehors de l' errata, l'absence de nom d'au-
teur. Faut-il voir, dans cette suppression de nom,
une demi-satisfaction donnée à Carpani ?
Au reste, le livre ne se vendit pas plus cpi'en 1815.
Un compte de Didot, publié dans Comment a 9écu
Stendhal^ nous apprend qu'à la date du 1®' août
1824, sur les 1.000 exemplaires tirés en 1814, il en
restait en magasin 584 ; Stendhal en avait distribué
189 ; les libraires dépositaires en conservaient 100 :
on en avait donc vendu 127 en dix ans !
*
Nous passons rapidement sur le troisième lance-
ment de 1831 (ce sont toujours les exemplaires
de 1814, avec le titre de 1817, mais cette fois avec
le nom de Stendhal), et nous arrivons à la deuxième
édition de 1854 ; le volume de la Vie de Haydn fait
partie de l'édition des œuvres complètes entreprise
par Michel Lévy, sous la direction de Romain Co-
lomb, avec la collaboration de Mérimée. La Biblio-
graphie de la France du samedi 1^' juillet 1854
1 annonce ainsi : a N^ 3790. Vies de Haydn, de
LXIV AVANT-PROPOS
Mozart et de Mélaslasej par de Stendhal (Henry
Beyle). NouifeUe édition, entièrement revue ; in- 18
anglais de 9 feuilles 3/9 (tiré à 1.600 exemplaires).
Imprimerie de Raçon, à Paris. A Paris, chez Michel
Lévy frères. Prix : 3 francs. » De nombreux tirages
ont été effectués depuis cette époque à la même
librairie ; c'est l'édition courante aujourd'hui, les
exemplaires de 1814, 1817 et 1831 devenant rares
et chers.
Bien que le titre annonce une a édition nouvelle,
entièrement repue », l'éditeur de 1854 s'est contenté
de réimprimer le texte incorrect de 1814 en l'agré-
mentant de fautes nouvelles ; il paraît avoir ignoré
l'errata de 1817, dont il ne s'est pas servi. Le texte
fourmille d'erreurs ; la plupart des citations, des
noms d'opéras sont défigurés ; la ponctuation est
souvent défectueuse. L'édition de 1854 ne fait
honneur ni à l'éditeur ni au libraire ; nous aurons
malheureusement à faire cette remarque à propos
de bien d'autres ouvrages de Stendhal publiés dans
la même collection.
En résumé, les deux seules éditions de la Vie de
Haydn, celle de 1814 et celle de 1854, sont des plus
incorrectes. Nous avons dû, pour établir le texte de
la présente édition, procéder à un travail de révi-
sion minutieux ; nous avons utilisé, pour la première
AVANT-PROPOS LXV
{ois, Terrata de 1817, en le complétant ; nous rele-
vons, au fur et à mesure, dans nos notes, les diverses
variantes de 1814 et de 1854, ainsi que les corrections
de 1817. Nous n'avons fait qu'une conjecture^ mais
qui nous a paru nécessaire ; c'est à la page 60 :
deux ans au lieu de deux jours. Nous avons revu
avec soin les citations italiennes ou anglaises, les
noms italiens d'opéras, de chanteurs, de composi-
teurs, de peintres. La ponctuation a été vérifiée ;
quant à l'orthographe, nous avons, comme l'éditeur
de 1854, adopté l'orthographe moderne (habitants
au lieu de hahitans ; rythme au lieu de rhythme ; très
simple au lieu de très-simple^ etc.) ; enfin nous pré-
venons une fois pour toutes que nous avons, dans
tout le cours du volume, considéré comme aspirée
la première lettre du mot Haydn [ce 'Haydn au lieu
de cet Haydn, de Haydn au lieu de d^ Haydn) y alors
que l'édition de 1854 imprime tantôt de Haydn,
tantôt d^Haydn, Bref, nous n'avons rien négligé
pour donner aux Stendhaliens, pour la première
fois, un texte aussi correct que possible du premier
ouvrage imprimé de Henry Beyle.
Les notes de Stendhal, marquées par des chiffres,
ont été imprimées au bas des pages, selon l'usage ;
nos notes, marquées par le signe *, ont été rejetées
à la fin du volume.
Stendhal a donné lui-même en note les dates,
parfois inexactes, de quelques opéras, de quelques
onusiciens. Il nous a paru inutile de surcharger le
HAYOIf«* E.
LXVI AVANT-PROPOS
présent volume en donnant les mêmes renseigne-
ments pour la foule d'opéras, de compositeurs, de
chanteurs, de peintres cités dans la Vie de Haydn,
Qu'apprendrait de plus au lecteur cette érudition
trop facile ? Ceux que ces questions intéressent
pourront consulter les dictionnaires spéciaux. Nous
avons préféré indiquer en note les observations, les
rapprochements les plus curieux auxquels peuvent
donner lieu les idées de Stendhal sur les beaux-
arts, la littérature ou les mœurs, idées qu'il a déve-
loppées plus tard dans ses autres ouvrages, mais qui
sont déjà presque toutes en germe dans la Vie de
Haydn.
*
Le premier ouvrage de Stendhal se compose de
vingt-deux lettres sur Haydn, deux lettres sur
Mozart (avec une vie de Mozart, en sept chapitres,
annexée à la première lettre), deux lettres sur
Métastase, et une lettre sur l'état actuel de la
musique en France et en Italie. .
On sait que Stendhal a puisé les éléments biogra»
phiques et historiques des Lettres sur Haydn dans
un ouvrage italien de Carpani, intitulé : Le Haydine^
ovvero Lettere sulla cita e le opère del célèbre maestro
Giuseppe Haydn (1 vol. in-8° de viii-298 pages, avec
figures et portrait de Haydn, Milan, chez Bucinelli,
1812 ; — 2^ édition : 1 vol. in-8o de xii-307 pages.
AVANT-PROPOS LXVII
avec portrait au trait de Haydn, Padoue, imprimerie
de la Minerve, 1823 ; — traduction française de
D. Mondo, 1 vol. in-8® de 362 pages, Paris, chez
Schwartz et Gagnot, 1837, sous le titre de : Haydn^
sa i^ie, ses ombrages, ses voyages et ses aventures,)
Joseph Carpani (1752-1825) était Tauteur du
livret de la Camilla, opéra de Paër, dont parle
souvent Stendhal, et de la traduction italienne du
poème de la Création de Haydn. Il avait été, à
Vienne, en relations directes avec l'illustre maestro,
et ses Haydine, parues trois ans après la mort de
Haydn, pleines d'anecdotes, de conversations et
d'érudition, constituaient un ouvrage des plus inté-
ressants pour l'époque, malgré l'emphase et le pédan-
tisme de bien des pages. Il est inutile, pour essayer
de justifier Stendhal de l'accusation de plagiat, de
déprécier injustement Carpani^. Stendhal, que son
séjour à Milan en 1813 avait mis à même de con-
naître les Haydine^ utilisa largement les matériaux
des dix-sept lettres de Carpani, notanmient les
anecdotes, qu'il mit en valeur et dont il tira des
conclusions, et les parties historiques qu'il condensa
1. Encore moins est-il nécessaire d'insinuer, comme l'a
fait un article du Temps, du 13 octobre 1909, sans preuves
à l'appui, que Carpani faisait partie de la police. La corres-
pondance inédite de Carpani et d'Acerbi, qui existe à la
Bibliothèque de Mantoue et que M. Ferrarini a bien voulu
dépouiller pour nous, ne fournit aucune indication dans ce
sens ; bien au contraire, elle nous le représente uniquement
conune un brave homme de librettiste et de musicographe»
qui n'avait qu'un défaut : il souffrait de l'estomac.
LXVIII AVANT-PROPOS
en raccourcis élégants. Les Lettres sur Haydn sont
sûrement moins précises, en maint endroit, que les
Haydine, mais elles conviennent mieux aux gens
du monde, et du monde français, auxquels elles
étaient destinées.
Le tort de Stendhal (mais il avait pour lui l'illustre
exemple de Chateaubriand) fut de ne pas citer
expressément, au moins une fois, l'ouvrage italien
où il avait puisé des renseignements aussi abondants,
et même le germe de certaines de ses idées artis-
tiques et esthétiques. Son silence, plein de désin-
volture, est d'autant plus piquant que la 1'® édition
des Haydine contient, en tête, une note indiquant
que (( l'ouvrage est placé sous la protection des
lois ». Vaine précaution à une époque où la pro-
priété littéraire n'était pas encore protégée. L'affaire
Carpani-Bombet se dénouerait aujourd'hui devant
un tribunal ^ ; en 1815, les protestations de Carpani
se perdirent dans le ridicule. Au reste, le livre de
Bombet étant surtout un dithyrambe en l'honneur
de l'ItaUe et de la musique italienne, les compa-
triotes de Carpani qui auraient eu la curiosité de
se reportera Bombet n'auraient pu qu'être extrême-
1. Et il n'est pas sûr que Bombet serait condamné à autre
chose qu'à insérer dans sa brochure une note indiquant que
certaines parties de la Vie de Haydn sont imitées ou tra-
duites de Carpani. L'avocat de Bombet ne manquerait pas
de faire ressortir que son client n'est pas un professionnel^
mais un amateur imprimant à ses frais.
AVANT-PROPOS I.XIX
ment flattés : leur sympathie était acquise d'avance
au futur Milanese.
Au total, une bonne moitié des Lettres sur
Haydn est tirée des Haydine. Nous avons noté
scrupuleusement les emprunts faits à Carpani. Les
lecteurs pourront ainsi se rendre compte, pour la
première fois, de ce qui appartient à chacun des
deux auteurs, et apprécier le jugement sommaire
de Fétis qui, dans sa Biographie universelle des
musiciens f traite Stendhal àHmpudenl plagiaire ;
il est vrai que, dans sa première édition, il l'appelait
également : Louis-Alexandre-César Beyle, prénoms
auxquels M. P. Colomb de Batines, dans son Cala''
hgue des Dauphinois dignes de mémoire ^, ajoutait
celui, plus glorieux encore, d'Arthur.
Nous avons réuni, en appendice, le dossier com-
plet de la polémique Carpani-Bombet, qui dura de
1815 à 1824 ; nous donnons une traduction intégrale
et inédite des fameuses lettres du GiornaledelV iia*
liana letieratura de Padoue, lettres qu'on ne connaît
guère en France que par l'analyse sommaire qu'en
a faite M. Chuquet dans son livre sur Stendhal,
pages 240-242 ; nous y joignons la série des lettres
et entrefilets parus dans le Constitutionnel^ dont
quelques-uns n'avaient pas encore été réimprimés,
— un curieux document tiré d'une liasse de lettres
inédites de Carpani conservées à la Bibliothèque
1. Une brochure in-8<* de 92 pages, Grenoble, Prudhomme,
1840. Page 26, au mot : BeyU.
LXX AVANT-PROPOS
municipale de Mantoue, et que, grâce à l'intermè*
diaire de M. Carlo Frati, archiviste de la biblio-
thèque Saint-Marcy à Venise, M. le D^ Cesare Fcr-
rarini a bien voulu copier à notre intention, —
enfin la Décktration de Carpani de 1824, dernier épi*
sodé de la polémique.
Ce que l'on ne manquera pas de remarquer,
après avoir lu cette déclaration, c'est que Carpani,
de 1816 à 1824, ne releva pas le défi des trente
pages que lui portait H. C. G. Bombet dans la
lettre de Rouen. Quoi qu'il en ait dit, c'était à lui
de le faire , et il est regrettable qu'il ne l'ait pas
fait, car le public aurait su, dès cette époque, à
quoi s'en tenir exactement sur le plagiat de
Bombet.
Comme les lettres de 1815, la déclaration de 1824
fit long feu. Â moins d'un an de là, quelque temps
après la publication de la deuxième partie de Racine
et Shakspeare, un mardi matin du printemps de
1825 ^, M"'* Ancelot reçut de Henry Beyle un exem-
plaire de 1814 des Lettres sur Haydn signées César
Bombet. C'est sous ce nom que Beyle se présenta,
le soir, plus joufflu qu'à l'ordinaire, dans le salon
de M™® Ancelot : il se donna pour un marchand de
bonnets de coton, et divertit l'assemblée, pendant
une grande demi-heure, par un feu roulant de plai-
santeries, décochant, à propos de bonnets, des
1. Il est vrai que Carpani était mort.
AVANT-PROPOS LXXI
«pîgrammes mordantes sur les livres, les tableaux»
les opéras à la mode, toutes frappées au coin de son
inimitable esprit. M. Ancelot fut obligé de se sauver
dans une pièce a côté pour rire à son aise de l'effai^-
ment de ceux de ses invités — et c'étaient les plus
nombreux — qui ne connaissaient pas encore cette
originale figure ^
*
Des deux lettres qui composent la Vie de Mozart^
la deuxième appartient tout entière à Stendhal.
La première, qui a six lignes, est suivie de la Vie
proprement dite en sept chapitres, traduite, annonce
Stendhal lui-même, de l'allemand par M. Schlichte-
groU (il aurait été plus exact d'imprimer : de
l'allemand Schlichtegroll).
Même corrigée ainsi, la déclaration de Stendhal
est encore fantaisiste. L'allemand Schlichtegroll
•avait bien publié à Gotha, en 1793, dans sa Nécro'
iogie (2® année, tome II, pp. 82-112) un article sur
Mozart ^. Mais, quoi qu'en ait dit M. Anders, de la
fiibUothèque Impériale, dans la note publiée par
Sainte-Beuve (Causeries du Lundis tome IX), ce
n'est nullement cet article qu'a traduit Stendhal ;
1. Le Saion du baron Gérard, par yU"^^ Ancelot (Musée
da FamiUes, avril 1857).
2. Publié peu après en tirage à part ( Mozart' e Lehen^
Crœlz, 1794).
LXXII WANT-PROPOS
il ne Va même vraisemblablement jamais eu entre
les mains.
Stendhal s'est purement et simplement appro-
prié une Notice biographique sur Jean-Chrysostome-
Wûlfang-Théophile Mozart de C. WinckJer (1 bro-
chure de 48 pages in-S", à Paris, chez Fuchs, rue
des Matfaurins, 1801) '. Winckler prévient le lec-
teur, à la première page, que « dans la rédaction de
cette notice, îl s'est servi surtout de celle que
M. Schlichtegroll a insérée dans son excellent
Nécrologe. r> Stendhal a reproduit, à quelques mots
près, le texte de Winckler, non divisé en chapitres,
mais qui commence exactement à la première ligne
du chapitre I^' de la Vie de Mozart de Stendhal,
et qui finit, non moins exactement, à la dernière
ligne du chapitre VII. Stendhal a ajouté seulement
au chapitre P' toute l'histoire du Miserere, par-ci
par-là quelques phrases, au chapitre IV l'anecdote
du vieil accordeur de clavecin, au chapitre VI le
dernier paragraphe. L'anecdote de l'accordeur est
tirée d'une petite brochure, contenant 32 Anecdote»
sur W. C. Mozart, traduites de Rochlitz par Ch. Fr.
Cramer, et publiée en 1801 (in-8° de 68 pages, chez
1. Cetta notice avait paru d'abord dans lo Magasin
Encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts,
(VU» anncp, tome III, 1801, pagct 29-72) do A. L. MiUio,
< membre de tant d'académies i, comme Stendhal diiait
en 1817. Le nom do Hillin, dans le Magasin Encyclopédique,
est suivi do douze lignes de titres.
AVANT-PROPOS LXXIII
Cramer, rue des Bons Enfants, n^ 12). Un certain
nombre d'anecdotes de Winckler se retrouvent dans
cette dernière brochure, mais racontées en d'autres
termes.
On voit combien il est inexact de répéter après
M. Anders, — comme l'ont fait, depuis 1854, tous
les critiques qui se sont occupés de cette question,
notamment MM. Chuquet, Stryienski, Lumbroso,
Brenet, Roustan ^, etc., — que les quatre premiers
chapitres de la Vie de Mozart contiennent des
détails pris dans Schlichtegroll, et que les trois
derniers sont tirés de la brochure de Cramer. La
vérité est que toute la Vie de Mozart est la repro-
duction d'une notice de Winckler, à l'exception
d'une anecdote prise dans Cramer.
Quant à la dernière partie, Lettres sur Métastase
et Considérations sur Vétat présent de la musique
1. Et même l'érudit critique allemand M. Richard Kûh-
nau, qui, dans une thèse remarquable de doctorat (QuéUen'
Uniersuchungen zu Stendhal-Beyle'a Jugendwerken ; une bro-
chure in-8^ de 91 pages, Marburg, 1908), a dépouillé, avec
une patience digne d'éloges, les lettres de Carpani et la
notice de SchlichtegroU, et a dressé une liste complète des
emprunts et des imitations de Bombet ; c'est la première
lois que le travail était fait. Chose singulière, M. Kûhnau,
<iui était renseigné à fond sur la question, n'en estime pas
moins que Bombet a fait œuvre originale en 6% servant des
matériaux, et même de quelques idées, de Carpani.
LXXIV AVANT-PROPOS
en France et en Italie, elle appartient à Stendhal ;
il y examine en détail la structure d'un lii^ret
d'opéra italien, avec, à l'appui, un long extrait
de VOlympiade, case, en passant, la délicieuse Can-
zonetta a Nice, qui charmait déjà J.-J. Rousseau,
annonce aux Français l'apparition de l'astre nou-
veau qui devait briller d'un si vif éclat dans le
monde musical, l'immortel Rossini, et termine le
tout par une dédicace ^ émue à Madame Doligny, où
il y a un peu de mélancolie et un peu de bravade :
ce sont les paroles d'adieu d'un homme qui, se
croyant sûr d'un héritage prochain, a résolu de
rompre à tout jamais avec des occupations qui, au
fond, lui pesaient, et de ne plus vivre désormais
qu'en dilettante, épris de musique, de peinture, de
littérature et d'amour. Nous ne croyons pas trop
nous écarter de la vérité stendhalienne, en affir-
mant que Stendhal eût donné, pour ce charmant
petit morceau, tout le reste du livre.
* *
Nous joignons au présent volume cinq planches
hors texte :
1^ Un fac-similé du titre de l'édition originale de
1814 signée Bombet ;
1. Datée d'ailleurs de Londres, où Stendhal n était pas
encore allé en 1814.
AVANT-PROPOS LXXV
TiP Un fac-similé du nouveau titre imprimé en
1817 sans nom d'auteur ;
3^ Un fac-similé du titre de la traduction anglaise
de 1817 ;
4<> Le portrait de Mozart, tiré du tome II de
l'édition originale de la Vie de Rossini (Paris, 1824) ;
5^ Le canon que Haydn composa pour l'univer-
sité d'Oxford, et que nous empruntons à la traduc-
tion anglaise de 1817.
Daniel Muller.
VIES
DE HAYDN
DE
MOZART ET DE MÉTASTASE
■AYDN.
PRÉFACE
DE L'ÉDITION DE 1814
J'étais à Vienne en 1808. J'écrivis a un ami quel-
ques lettres sur le célèbre compositeur Haydn, dont
an hasard heureux m'avait procuré la connaissance
quelques années auparavant. De retour à Paris, je
trouve que mes lettres ont eu un petit succès ;
qu'on a piis la peine d'en faire des copies. Je suis
tenté de devenir aussi un auteur, et de me voir
imprimer tout vif. J'ajoute donc quelques éclaircis-
sements, j'efface quelques répétitions, et je me
présente aux amis de la musique, sous la forme d'un
petit in-8^.
NOTE AJOUTÉE EN 1817.
Lorsque l'auteur se détermina, en 1814, à relire
sa correspondance, et à en faire une brochure, il
cherchait quelques distractions à des chagrins très
graves, et ne prit pas la précaution d'écrire à Paris
pour avoir du succès. Ainsi aucun journal n'annonça
ce petit ouvrage ; mais en Angleterre il a eu les
honneurs d'une traduction \ et les revues les plus
estimées ont bien voulu discuter les idées de
l'auteur. Voici sa réponse.
J'ai cherché à analyser le sentiment que nous
avons en France pour la musique. Une première
difficulté, c'est que les sensations que nous devons à
cet art enchanteur sont extrêmement difficiles à
rappeler par des paroles. Je me suis aperçu que,
pour donner quelque agrément à l'analyse philoso-
phique que j'avais entreprise, il fallait écrire les
vies de Haydn, de Mozart et de Métastase. Haydn
m'offrait tous les genres de musique instrumentale ;
Mozart, sans cesse comparé à son illustre rival
Cimarosa, donnait les deux genres de musique dra-
matique ; celle où la voix est tout, et celle où la voix
ne fait presque que nommer les sentiments que les
instruments réveillent avec une si étonnante puis-
sance. La vie de Métastase amenait naturellement
l'examen de ce que doivent être les poèmes destinés
à conduire l'imagination, cette folle de la maison,
dans les contrées romantiques que la musique rend
visibles aux Ames qu'elle entraîne.
Il me semble que la première loi que le dix-neu-
1. Ches Murray, 1817 ; 496 pages, avec dci notes savaDtci.
PREFACE 5
vième siècle impose à ceux qui se mêlent d'écrire,
c'est la clarté. Une autre considération m'en faisait
un devoir.
Nous parlons beaucoup musique en France, et
nen dans notre éducation ne nous prépare à en juger.
Car c'est une chose reconnue que, plus un homme
est fort sur un instrument, moins il sent les effets
du charme qu'il fait naître. Son âme est ailleurs,
et il n'admire que le difficile. J'ai pensé que les
jeunes femmes qui entrent dans le monde trouve-
raient avec plaisir, en un seul volume, tout ce qu'il
faut savoir sur cet objet.
Dans l'analyse de sentiments aussi délicats, l'es-
sentiel est de ne rien outrer. Ceci me convenait par-
faitement ; le talent de l'éloquence, que je n'avais
point, eût été déplacé dans un tel ouvrage.
Ile de Wight, le 16 septembre 1817.
BAYDN.
1.
VIES
DE HAYDN,
DE
MOZART ET DE METASTASE
Tbe présent work is presnmed to
contain more matical information,
- in a popnlar form, than is to be
met with in any other book of a
size eqnallj moderate.
PaÉFACB de la Tradaction anglaise.
PARIS,
DE l'imprimerie DE P. DIDOT, L*AtNÉ,
mpRiMEua DD aoL
1817.
Fac-similé du titre de 1817.
i-i/rTîiKs
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I.». !S1
LETTRES
SUR
LE CELEBRE COMPOSITEUR
• •
HAYDN
LETTRE PREMIÈRE
A M. LOUIS DE LECH**,
Vienne, le 5 avril 1808.
Mon ami *,
Ce Haydn que vous aimez tant, cet hpmme rare
dont le nom jette un si grand éclat dans le temple
de l'harmonie, vit encore, mais l'artiste n'est plus.
 l'extrémité d'un des faubourgs de Vienne, du
côté du parc impérial de Schœnbrunn, on trouve,
près de la barrière de Maria- Hilff, une petite rue
non pavée, et où l'on passe si peu qu'elle est couverte
d'herbe. Vers le miUeu de cette rue, s'élève une
humble petite maison, toujours environnée par le
silence : c'est là, et non pas dans le palais Esterhazy,
comme vous le croyez, et en effet comme il le pour-
rait s'il le voulait, qu'habite le père de la musique
10 STENDHAL
instrumentale, un des hommes de génie de ce dix*
huitième siècle, qui fut Tâge d'or de la musique.
Cimarosa, Haydn et Mozart viennent seulement
de quitter la scène du monde. On joue encore leurs-
ouvrages immortels ; mais bientôt on les écartera :
d'autres musiciens seront à la mode, et nous tombe*
rons tout à fait dans les ténèbres de la médiocrité»
Ces idées remplissent toujours mon âme quand
j'approche de la demeure tranquille où Haydn- re«
pose. On frappe, une bonne petite vieille, son an-
cienne gouvernante, vous ouvre d'un air riant ; vous-
montez un petit escalier de bois, et vous trouvez,
au milieu de la seconde chambre d'un appartement
très simple, un vieillard tranquille, assis devant un
bureau, absorbé dans la triste pensée que la vie lui
échappe, et tellement nul dans tout le reste, qu'il a
besoin de visites pour se rappeler ce qu'il a été autre-
fois. Lorsqu'il voit entrer quelqu'un, un doux sou-
rire parait sur ses lèvres, une larme mouille ses yeux,
son visage se ranime, sa voix s'éclaircit, il reconnaît
son hôte, et lui parle de ses premières années, dont
il se souvient bien mieux que des dernières : vous^
croyez que l'artiste existe encore ; mais bientôt il
retombe à vos yeux dans son état habituel de
léthargie et de tristesse.
Ce Haydn tout de feu, plein de fécondité, si
original, qui, assis à son piano, créait des merveilles
musicales, et, en peu de moments, enflammait tous
les cœurs, transportait toutes les âmes au milieu de^
LETTRES SUR HAYDN li
sensations délicieuses ; ce Haydn a disparu du
inonde. Le papillon dont Platon nous parle a déployé
vers le ciel ses ailes brillantes, et n'a laissé ici-bas
-que la larve grossière sous laquelle * il paraissait à
nos yeux.
Je vais de temps en temps visiter ces restes chéris
d'un grand homme, remuer ces cendres encore
chaudes du feu d'ÂpoUon ; et si je parviens à y
découvrir quelque étincelle qui ne soit pas tout à
fait éteinte, je sors l'âme pleine d'émotion et de
tristesse. Voilà donc ce qui reste d'un des plus grands
génies qui aient existé !
Muojono le cittày muojono i regni...
E l'uom d* esser mortale par che si sdegni ^.
Tasso, c. XV, oit. 20.
Voilà, mon cher Louis, tout ce que je puis vous
•dire avec vérité de l'homme célèbre dont vous me
demandez des nouvelles avec tant d'instances. Mais
à vous qui aimez la musique de Haydn, et qui
désirez la connaître, je puis donner bien d'autres
détails que ceux qui sont relatifs à sa personne. Mon
séjour ici et la société que j'y vois me mettent à
même de vous parler au long de ce Haydn dont la
musique s'exécute aujourd'hui du Mexique à Cal-
-cutta, de Naples à Londres, et du faubourg de Péra
jusque dans les salons de Paris *.
Vienne est une ville charmante. Figurez-vous une
réunion de palais et de maisons très propres, habités
12 STENDHAL
par les plus riches propriétaires d'une des grandes
monarchies de F Europe, par les seuls grands sei-
gneurs auxquels on puisse encore appliquer ce nom
avec quelque justesse. Cette ville de Vienne, propre-
ment dite, a soixante-douze mille habitants, et des
fortifications qui ne sont plus que des promenades
agréables : mais heureusement, pour laisser leur effet
aux canons, qui n'y sont point, on a réservé tout
autour de la ville un espace de six cents toises de
large, dans lequel il a été défendu de bâtir. Cet
espace, comme vous le pensez bien, est couvert de
gazon et d'allées d'arbres qui se croisent en tout
sens. Au delà de cette couronne de verdure sont les
trente-deux faubourgs de Vienne, où vivent cent
soixante-dix mille habitants de toutes les classes.
Le superbe Danube touche, d'un côté, à la ville du
centre, la sépare du faubourg de Léopoldstadt, et,
dans une de ses îles, se trouve ce fameux PrcUer,
la première promenade du monde, et qui est aux
Tuileries, à l'Hyde- Parle de Londres, au Prado de
Madrid, ce que la vue de la baie de Naples, prise de
la maison de l'ermite du mont Vésuve, est à toutes
les vues qu'on nous vante ailleurs. L'île du Prater,
fertile comme toutes les îles des grands fleuves, est
couverte d'arbres superbes, et qui semblent plus
grands là qu'ailleurs. Cette île, qui présente de toutes
parts la nature dans toute sa majesté, réunit les
allées de marronniers alignées par la magnificence,
aux aspects sauvages des forêts les plus solitaires.
LETTRES SUR HAYDN 13
Cent chemins tortueux la traversent ; et quand on
arrive aux bords de ce superbe Danube, qu'on trouve
tout à coup sous ses pas, la vue est encore charmée
par le Léopoldsberg, le Kalemberg, et d'autres
coteaux pittoresques qu'on aperçoit au delà. Ce
jardin de Vienne, qui n'est gâté par l'aspect des
travaux d'aucune industrie cherchant péniblement
à gagner de l'argent, et où quelques prairies seule-
ment interrompent de temps en temps la forêt, a
deux lieues de long sur une et demie de large. Je ne
sais si c'est une idée singulière, mais pour moi ce
superbe Prater a toujours été une image sensible
du génie de Haydn.
Dans cette Vienne du centre, séjour d'hiver des
Esterhazy, des PaUy, des Trautmannsdorf, et de
tant de grands seigneurs environnés d'une pompe
presque royale, l'esprit n'a point le développement
brillant que l'on trouvait dans les salons de Paris
avant notre maussade révolution. La raison n'y a
point élevé ses autels comme à Londres ; une cer-
taine réserve, qui fait partie de la politique savante
de la maison d'Autriche, a porté les peuples vers dos
plaisirs plus physiques, et moins embarrassants
pour ceux qui gouvernent.
Cette maison a eu des rapports fréquents avec
ritalie, dont elle possède une partie ; plusieurs de
ses princes y sont nés. Toute la noblesse de Lom-
bardie se rend à Vienne pour solliciter de l'emploi,
et la douce musique est devenue la passion domi-
14 STENDHAL
nante des Viennois. Métastase a vécu cinquante ans
parmi eux ^ ; c'est pour eux qu'il composa ces
opéras charmants que nos petits littérateurs à la <
Laharpe prennent pour des tragédies imparfaites.
Les femmes ici ont de l'attrait ; un teint superbe
sert de parure à des formes élégantes : l'air plein
de naturel et quelquefois un peu languissant et un
peu ennuyeux des Allemandes du nord, est mélangé
ici d'un peu de coquetterie et d'uin peu d'adresse :
effet de la présence d'une cour nombreuse. En un
mot, à Vienne, comme dans l'ancienne Venise, la
politique et les raisonnements à perte de vue sur
les améliorations possibles étant défendus aux
esprits, la douce volupté s'est emparée de tous les
cœurs. Je ne sais si cet intérêt des mœurs, dont on
nous ennuie si souvent, y trouve son compte ; mais
ce dont vous et moi sommes sûrs, c'est que rien ne
pouvait être plus favorable à la musique. Cette
enchanteresse l'a emporté ici même sur la hauteur
allemande ; les plus grands seigneurs de la monar*
chie se sont faits directeurs des trois théâtres où
l'on chante ; ce sont eux encore qui sont à la tète de
la Société de musique, et tel d'entre eux dépense fort
bien huit ou dix mille francs par an pour les intérêts
de cet art. On est peut-être plus sensible en Italie ;
mais il faut convenir que les beaux-arts sont loin
1. Né en 1698, appelé à Vienne en 1730, il y vécut jusqu'en
1782.
LETTRES SUR HAYDN 15
d'y recevoir de tels encouragements. Aussi Haydn
est né à quelques lieues de Vienne, Mozart un peu
plus loin, vers les montagnes du Tyrol, et c'est à
Prague que Cimarosa a composé son Matrimonio
segreio.
LETTRE II
Vienne, le 15 avril 1808.
Grâces au ciel, mon cher Louis, je vis beaucoup
dans ces sociétés de musique qui sont si fréquentes
ici. C'est la réunion des choses aimables dont je
vous parle dans ma dernière lettre, qui a enfin fixé
à Vienne mon sort errant, et conduit au port
Me peregrino errante, e fra gli acogli
E fra V onde agitato e quasi assorio *,
Tasso, c. I, ott. 4.
J'ai de bonnes autorités pour tout ce que je puis
vous dire sur Haydn : je tiens son histoire d'abord
de lui-même, et ensuite des personnes qui ont le
plus vécu avec lui aux diverses époques de sa
vie. Je vous citerai M. le baron Van Swieten, le
HAYDN. 2
18 STENDHAL
maestro Frieberth, le maestro PichI, le violoncelle
Bertoja, le conseiller Griesinger, le maestro Weigl,
M. MartineZy mademoiselle de Kurzbeck, élève d*un
rare talent et amie de Haydn, et enfin le copiste
fidèle de sa musique *. Vous me pardonnerez les
détails, il s'agit d*un de ces génies qui, par le déve-
loppement de leurs facultés, n'ont fait autre chose
au monde qu'augmenter ses plaisirs, et fournir de
nouvelles distractions à ses misères ; génies vrai-
ment sublimes, et auxquels le vulgaire stupide
préfère les hommes qui se font un nom en faisant
entre-battre quelques milliers de ces tristes badauds.
Le Parnasse musical comptait déjà un grand nom-
bre de compositeurs célèbres, quand, dans un
village de TAutriche, vint au monde le créateur de
la symphonie. Les études et le génie des prédéces-
seurs de Haydn avaient été dirigés vers la partie
vocale, qui, dans le fait, forme la base des plaisirs
que peut nous donner la musique ; ils n'employaient
les instruments que comme un accessoire agréable :
tels sont les paysages dans les tableaux d'histoire,
ou les ornements en architecture.
La musique était une monarchie : le chant régnait
en maître ; les accompagnements n'étaient que des
sujets. Ce genre, où l'on ne fait pas entrer la voix
humaine, cette république de sons divers et cepen-
dant réunis, dans laquelle tout à tour chaque instru-
ment peut attirer l'attention, avait à peine com-
mencé à se montrer vers la fin du dix-septième siècle.
LETTRBS SUR HAYDN 19
Ce fut, je crois, Lulli qui inventa ces symphonies
que nous appdons ouvertures ; mais même dans les
symphonies, dès que le morceau fugué ^ cessait,
on sentait la monarchie.
La partie du violon contenait tout le chant, et
les autres instruments servaient d'accompagnement,
comme dans la musique vocale ils en servent encore
au soprano^ au ténory au contrako^ auxquels seuls
on confie la pensée musicale ou la mélodie.
Les symphonies n'étaient donc qu'un air joué
1. La fugue est une espèce de musique où Ton traite,
suivant certaines règles, un chant appelé «u/ef, en le faisant
passer successiTement et altematiTement d'une partie à
l'autre. Tout le monde connaît le canon de
Frire Jacquu, darmes-iHfUM ?
Sonnez le9 malines.
C'est une espèce de fugue. Les fugues^ en général, rendent
la musique phis bruyante qp'agréable ; c'est pourquoi elles
conyiennent mieux dans les chœurs que partout ailleurs ;
or, comme leur principal mérite est de fixer toujours l'oreille
sur le chant principal, ou sujet, qu'on fait pour cela passer
incessamment de partie en partie, le compositeur doit
mettre tous ses soins à rendre toujours ce chant bien dis-
tinct, et à empêcher qu'il ne soit étoufiFé ou confondu parmi
les autres parties.
Le plaisir que donne cette espèce de composition étant
toujours médiocre, on peut dire qu'une belle fugue est
l'ingrat chef-d'œuvre d'un bon harmoniste (Rousseau, I,
407) ♦.
Tout le monde a entendu Dusseck jouer sur le piano les
variations de Marlborough, ou de l'air Charmante Gabrielle.
Dttns ce pauvre genre de musique, l'air primitif, que l'on
gâte avec tant de prétention, est ce qu'on appelle le thème,
le «u/ef, le inatif. C'est le sens dans lequel ces mots sont
employés ici.
20 STENDHAL
par le violon, au lieu d'être chanté par un acteur.
Les savants vous diront que les Grecs, et ensuite
les Romains, n'eurent pas d'autre musique instru-
mentale : ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on n'en connais-
sait pas d'autre en Europe, avant les symphonies
de LuUi, que celle qui est nécessaire à la danse ;
encore cette musique imparfaite, dans laquelle une
seule partie chantait, n'était-elle exécutée en Italie
que par un petit nombre d'instruments. Paul
Véronèse nous a conservé la figure de ceux qui
étaient en usage de son temps, dans cette fameuse
Cène de Saint- Georges, qui est à la fois le plus grand
tableau du Musée de Paris et un des plus agréables.
Au devant du tableau, dans le vide du fer à cheval
formé par la table où les convives de la noce de
Cana sont assis, le Titien joue de la contre-basse,
Paul Véronèse et le Tintoret du violoncelle, un
homme qui a une croix sur la poitrine joue du vio-
lon, le Bassan joue de la flûte, et un esclave turc de
la trompette *.
Quand le compositeur voulait une musique plus
bruyante, il ajoutait à ces instruments les trom-
pettes droites. L'orgue, en général, se faisait en-
tendre seul. La plupart des instruments employés
par les troubadours de Provence ne furent jamais
connus hors de France, et ne survécurent pas au
quinzième siècle. Enfin, Viadana ^ ayant inventé la
1. Né à Lodi, dans lo Milanais ; il était maître de chapelle
à Mantoue en 1644.
LETTRES SUR HAYDN 21
basse continue, et la musique faisant tous les jours
des progrès en Italie, les violons, nommés alors
violes, chassèrent peu à peu tous les autres instru*
ments ; et vers le milieu du dix-septième siècle les
orchestres prirent la composition que nous leur
voyons aujourd'hui.
Sans doute à cette époque les âmes les plus faites
pour la musique n'imaginaient même pas, dans leurs
rêveries les plus douces, une réunion telle que l'ad-
mirable orchestre de VOdéon *, formé d'un si grand
nombre d'instruments, tous donnant des sons gra-
dués d'une manière si flatteuse pour l'oreille, et
joués avec un ensemble si parfait. La plus belle
ouverture de Lulli, telle que l'entendait Louis XIV
au milieu de sa cour, vous ferait fuir à l'autre bout
de Paris. Ceci me rappelle quelques compositeurs
allemands et français qui ont voulu, de nos jours,
nous donner le même genre de plaisir à coups de
timbales ; mais ce n'est plus la faute de l'orchestre.
Chacun des musiciens qui composent celui de l'Opéra,
pris à part, joue fort bien : ils ne sont que trop
habiles ; c'est ce qui donne à ces cruels composi-
teurs le moyen de mettre nos oreilles au supplice.
Us oublient, ces compositeurs, que dans les arts,
rien ne vit que ce qui donne continuellement du
plaisir. Ils ont pu séduire facilement la partie nom-
breuse du public qui ne trouve aucune jouissance
directe à la musique, et qui n'y cherche, comme
dans les autres beaux-arts, qu'une occasion de bien
HAYDN. 2.
22 STENDHAL
parler et de s'extasier. Ces beaux diseurs insensibles
ont égaré quelques véritables amateurs ; mais tout
oet épisode de l'histoire de la musique retombera
bientôt dans le profond oubli qu'il mérite, et les
ouvrages de nos grands maîtres actuels tiendront,
dans cinquante ans, fidèle compagnie à ceux de ce
Rameau que nous admirions tant il y a cinquante
ans : encore Rameau avait-il pillé en Italie un bon
nombre d'airs charmants qui ne furent pas tout à
fait étouffés par son art barbare.
Au reste, la secte de musiciens qui vous excède à
Paris, et dont vous vous plaignez si fort dans votre
lettre, existe depuis longues années * : elle est le pro-
duit naturel de beaucoup de patience réunie à un
cœur froid et à la malheureuse idée de s'appliquer
aux arts. La même espèce de gens nuit à la pein-
ture : ce furent eux qui, après Vasari, inondèrent
Florence de froids dessinateurs, et ils sont déjà le
fléau de votre école de peinture. Dès le temps de
Métastase, les musiciens allemands cherchaient à
écraser les chanteurs avec leurs instruments ; et
ceux-ci, désirant reconquérir l'empire, se mettaient
à faire des concertos de ^oix *, comme disait ce grand
poète. C'est ainsi que, par un renversement total du
goût, les voix imitant les instruments qui cherchaient
à les étouffer, on entendit rAgujari, Marchesi \
1. Le divin Marchesi, né à Milan vers 1755. Jamais on
ne chantera comme lui le rondeau Mia apercmia, de Sarti.
LETTRES SUR HAYDN *?Z
la Marra, la Gabrielli ^, la Danzi, la Billington,
et autres grands talents, faire de leurs voix un
flageolet, défier tous les instruments, et les sur-
passer par la di£5culté et la bizarrerie des passages.
Les pauvres amateurs étaient obligés d'attendre,
pour avoir du plaisir, que ces talents divins ne vou-
lussent plus briller. Poursuivi par les instruments,
leur chant, dans les airs de bra^ura, ne présenta "' T'
plus qu'une seule des deux choses qui constituent
les beaux-arts, dans lesquels, pour plaire, l'imita-
tion de la nature passionnée doit se joindre, pour le
spectateur, au sentiment de la difficulté vaincue.
Quand cette dernière partie se montre seule, l'âme
des auditeurs reste froide ; et quoique soutenus un
instant par la vanité de paraître connaisseurs en
musique, ils sont comme ces gens aimables dont
parle Montesquieu, qui, en bâillant à se démettre
la mâchoire, se tiraient par la manche pour se dire :
< Mon Dieu ! comme nous nous amusons ! comme
cela est beau * ! » C'est à force de beautés de ce genre
que notre musique s'en va grand train.
En France, dans la musique comme dans les
livres, on est tout fier quand on a étonné par une
phrase bizarre : le bon public ne s'aperçoit pas que
1. La Gabrielli, née à Rome en 1730, élève de Porpora
et de Métastase, si connue par ses caprices incroyables. Les
vieillards citaient encore dans ma jeunesse la manière dont
elle cbanta à Lucques, en 1745, avec Guadagni, qui était
alors son amant.
2. Lettres persanes.
24 STENDHAL
l'auteur n'a rien dit, trouve quelque chose de sin-
gulier dans son fait, et applaudit ; mais au bout de
deux ou trois singularités dûment applaudies, il
bâille, et cette triste manière d'être termine tous
nos concerts.
De là cette opinion si générale dans les pays à
mauvaise musique, qu'il est impossible d'en enten-
dre plus de deux heures de suite sans périr d'ennui.
A Naples, à Rome, chez les véritables amateurs où
la musique est bien choisie, elle charme sans peine
toute une soirée. Je n'ai qu'à rappeler les aimables
concerts de madame la duchesse L..., et je suis sûr
de gagner ma cause auprès de tous ceux qui ont eu
le bonheur d'y être admis.
Pour revenir à l'histoire un peu sèche de la musi-
que instrumentale, je vous rappellerai que l'inven-
tion de LuUi, quoique très propre à l'objet qu'il se
proposait, et qui était d'ouvrir avec pompe une
représentation théâtrale, trouva si peu d'imitateurs,
que pendant longtemps on joua en Italie ses sym-
phonies devant les opéras des plus grands maîtres,
ceux-ci ne voulant pas se donner la peine de faire
des ouvertures ; et ces maîtres étaient Vinci, Lco,
le divin Pergolèse. Le vieux Scarlatti fut le premier
qui fit paraître des ouvertures de sa façon : elles
eurent un grand succès, et il fut imité par Corelli,
Ferez, Porpora, Carcano, le Buononcini, etc. Toutes
ces symphonies, écrites comme celles de LuUi,
étaient composées d'une partie chantante, d'une
LETTRES SUR HAYDN 25
basse, et rien de plus. Les premiers qui y introdui-
sirent trois parties furent Sammartini, Palladini, le
vieux Bach, Gasparini, Tartini et Jomelli.
Quelquefois seulement ils essayaient de ne pas
donner le même mouvement * à toutes les parties.
Telles furent les faibles lueurs qui annoncèrent au
monde le soleil de la musique instrumentale. Corelli
avait donné des duos, Gasmann des quatuors ; mais
il suffit de parcourir ces compositions austères,
savantes et d'un froid glacial, pour sentir que Haydn
est le véritable inventeur de la symphonie : et non
seulement il inventa ce genre, mais il le porta à un
tel degré de perfection, que ses successeurs de-
vront ou profiter de ses travaux, ou retomber dans
la barbarie.
L'expérience prouve déjà la vérité de cette asser-
tion hardie.
Pleyel a diminué le nombre des accords et écono-
misé les transitions : ses ouvrages ont moins de
dignité et d'énergie.
Quand Beethoven * et Mozart lui-même ont
accumulé les notes et les idées, quand ils ont cherché
la quantité et la bizarrerie des modulations, leurs
symphonies savantes et pleines de recherche n'ont
produit aucun effet, tandis que, lorsqu'ils ont suivi
les traces de Haydn, ils ont touché tous les cœurs *.
LETTRE III
Vienne, le 24 mai 1808.
Natura il fece, e poi ruppe la slampa *.
Ariosto.
François- Joseph Haydn naquit le dernier jour
de mars 1732, à Rohrau, bourg situé à quinze lieues
de Vienne. Son père était charron, et sa mère, avant
de se marier, avait été cuisinière au château du
comte de Harrach, seigneur du village.
Le père de Haydn réunissait à son métier de char^
ron la charge de sacristain de la paroisse. Il avait
une belle voix de ténoTy aimait son orgue et la musi-
que quelle qu'elle fût. Dans un de ces voyages que
les artisans d'Allemagne entreprennent souvent,
étant à Francfort-sur-le-Mein, il avait appris à
28 STENDHAL
jouer un peu de la harpe : les jours de fête, après
rofiice, il prenait sa harpe, et sa femme chantait.
La naissance de Joseph ne changea point les habi-
tudes de ce ménage paisible. Le petit concert de
famille revenait tous les huit jours, et l'enfant, de-
bout devant ses parents, avec deux petits mor-
ceaux de bois dans les mains, dont l'un lui servait
de violon et l'autre d'archet, accompagnait cons-
tamment la voix de sa mère. J'ai vu Haydn, chargé
d'ans et de gloire, se rappeler encore les airs simples
qu'elle chantait, tant ces premières mélodies avaient
fait d'impression sur cette âme toute musicale !
Un cousin du charron, nommé Frank, maître d'école
à Haimbourg, vint à Rohrau un dimanche, et assista
à ce trio. Il remarqua que l'enfant, à peine âgé de
six ans, battait la mesure avec une exactitude et
une sûreté étonnantes. Ce Frank savait fort bien
la musique : il offrit à ses parents de prendre le
petit Joseph chez lui, et de la lui enseigner. Ceux-ci
reçurent la proposition avec joie, dans l'espérance
de réussir plus facilement à faire entrer Joseph dans
les ordres sacrés, s'il savait la musique.
Il partit donc pour Haimbourg. Il y avait à peine
séjourné quelques semaines, qu'il découvrit chez
son cousin deux tympanons *, sortes de tambours.
A force d'essais et de patience, il réussit à former
sur cet instrument, qui n'a que deux tons, une
espèce de chant qui attirait l'attention de tous
ceux qui venaient chez le maître d'école.
LETTRES SUR HAYDN 29
Il faut avouer, mon ami, qu'en France, dans une
classe du peuple aussi pauvre que la famille de
Haydn, il n*est guère question de musique.
La nature avait donné à Haydn une voix sonore
et délicate. En Italie, à cette époque, un tel avan-
tage eût pu devenir funeste au petit paysan : peut-
être Marchesi eût eu un émule digne de lui, mais
TEurope attendrait encore son symphoniste. Frank,
donnant à son jeune cousin, pour me servir des
propres expressions de Haydn, plus de taloches que
de bons morceaux, mit bientôt le jeune tympaniste *
en état non seulement de jouer du violon et d'autres
instruments, mais encore de comprendre le latin,
et de chanter au lutrin de la paroisse, de manière
à se faire une réputation dans tout le canton.
Le hasard conduisit chez Frank, Reûter, maître
de chapelle de Saint-Etienne, cathédrale de Vienne.
Il cherchait des voix pour recruter ses enfants de
chœur. Le maître d'école lui proposa bien vite son
petit parent : il vient ; Reûter lui donne un canon
à chanter à première vue.
La précision, la pureté des sons, le brio ^ avec
1. Je demande pardon de me servir de ce mot italien, ou
plutôt espagnol, que je ne sais comment traduire : chanter
avec une chaleur pleine de gaieté, ne rendrait qu'imparfai-
tement ce qu'on entend en Italie par cantar con brio. Au
delà des Alpes, portar ai con brio est un éloge ; en France, ce
serait un ridicule énorme. Brio è quella vaghezza spiritosa
che risulia dal galante portamento, o daW aflegra aria délia
persona.
30 STENDHAL
lequel l'enfant exécute, le frappent ; mais il est sur-
tout charmé de la beauté de la vmx. Il remarqua
seulement qu'il ne trillaU pas, et lui en demanda
la cause en riant. Celui-ci répondit avec vivacité :
« Comment voulez-vous que je sache triller, si mon
cousin lui-même l'ignore ? — Viens ici, je vais te
l'apprendre », lui dit Reûter. Il le prend entre ses
jambes, lui montre comment il fallait rapprocher
avec rapidité deux sons, retenir son sou£Qe, et battre
la luette. L'enfant trilla sur-le-champ et bien.
Reûter, enchanté du succès de son écolier, prend
une assiette de belles cerises que Frank avait fait
apporter pour son illustre confrère, et les verse
toutes dans la poche de l'enfant. On conçoit la joie
de celui-ci. Haydn m'a souvent rappelé ce trait, et il
ajoutait, en riant, que toutes les fois qu'il lui arrivait
de triller, il croyait voir encore ces superbes cerises.
On sent bien que Reûter ne retourna pas seul à
Vienne ; il emmena le nouveau trilleur. Haydn avait
huit ans environ. Dans sa petite fortune, on ne
trouve aucun avancement non mérité, aucun effet
de la protection de quelque homme riche. C'est
parce que le peuple en Allemagne aime la musique,
que le père de Haydn l'apprend un peu à son fik,
que son cousin Frank la lui enseigne un peu mieux,
et qu'enfin il est choisi par le maître de chapelle
de la première église de l'empire. C'est une suite
toute simple de la manière d'être du pays, relative-
ment à l'art que nous aimons.
LETTRES SUR HAYDN 31
Haydn m'a dit qu'à partir de cette époque, il ne
se souvenait pas d'avoir passé un seul jour sans tra-
vailler seize heures, et quelquefois dix-huit. Il faut
remarquer qu'il fut toujours son maître, et qu'à
Saint-Etienne le travail obligé des enfants de chœur
n'était que de deux heures. Nous cherchions en-
semble la cause de cette étonnante application. H
me contait que, dès l'âge le plus tendre, la musique
lui avait fait un plaisir étonnant. Entendre jouer
d'un instrument quelconque, était plus agréable
pour lui que courir avec ses petits camarades. Quand,
badinant avec eux dans la place voisine de Saint-
Etienne, il entendait l'orgue, il les quittait bien vite,
et entrait dans l'église.
Arrivé à l'âge de composer, l'habitude du travail
était prise : d'ailleurs, le compositeur de musique a
des avantages sur les autres artistes ; ses produc-
tions sont finies quand elles sont imaginées.
Haydn, qui trouvait des idées si belles, et en si
grand nombre, sentait sans cesse le plaisir de la
création, qui est sans doute une des meilleures
jouissances que l'homme puisse avoir. Le poète et
le compositeur partagent cet avantage ; mais le
musicien peut travailler plus vite. Une belle ode, \
une belle symphonie n'ont besoin que d'être ima-
ginées pour répandre dans l'âme de leur auteur cette /
secrète admiration qui fait la vie des artistes.
Le guerrier, au contraire, l'architecte, le sculpteur,
le peintre, n'ont pas assez de l'invention pour être
32 STENDHAL
pleinement satisfaits d'eux-mêmes; il faut encore
d'autres fatigues. L'entreprise la mieux conçue peut
manquer dans l'exécution ; le tableau le mieux
inventé peut être mal peint : tout cela laisse dans
l'âme de l'inventeur un nuage, une sorte d'incerti-
tude du succès, qui rend le plaisir de la création
moins pur. Haydn, au contraire, en imaginant une
symphonie, était parfaitement heureux ; il ne lui
restait plus que le plaisir physique de l'entendre
exécuter, et le plaisir tout moral de la voir
applaudie. Je l'ai vu souvent, quand il battait la
mesure de sa propre musique, ne pouvoir s'em-
pêcher de sourire à l'approche des morceaux
qu'il trouvait bien. J'ai vu aussi, dans les grands
concerts qui se donnent à Vienne à certaines
époques, quelques-uns de ces amateurs des arts
à qui il ne manque que d'y être sensibles, se
placer adroitement de manière à apercevoir la
figure de Haydn, et régler sur son sourire les
applaudissements d'inspirés par lesquels ils témoi-
gnaient à leurs voisins toute l'étendue de leur
ravissement. Démonstrations ridicules ! Ces gens
sont si loin de sentir le beau dans les arts, qu'ils
! ne se doutent pas même que la sensibilité a sa
pudeur. C'est une petite vérité de sentiment, que
la secte de nos femmes sentimentales me saura
quelque gré sans doute de lui avoir enseignée. J'y
joindrai une anecdote qui peut servir à la fois de
modèle dans l'art de s'extasier, et d'excuse si quel-
LETTRES SUR HAYDN 33
que âme froide cherche à employer l'ironie, et à faire
de mauvaises plaisanteries.
On représentait, sur un des premiers théâtres de
Rome, VArtaserce de Métastase, musique de Ber-
toni ; l'inimitable Pacchiarotti ^, si je ne me trompe,
chantait le rôle d'Arbace : à la troisième représen-
tation, arrivé à la fameuse scène du jugement, où
le compositeur avait placé quelques mesures instru-
mentales après les paroles
Eppur sono innocente,
la beauté de la situation, la musique, l'expression
du chanteur, avaient tellement ravi les musiciens,
que Pacchiarotti s'aperçoit qu'après qu'il a pro-
noncé ces paroles, l'orchestre ne fait pas son trait.
Impatienté, il baisse les yeux vers le chef d'orches-
tre, tt Eh bien ! que faites-vous donc ? » Celui-ci,
réveillé comme d'une extase, lui répond en sanglo-
tant et tout naïvement : a Nous pleurons. » En effet,
aucun des musiciens n'avait songé au passage, et
tous avaient leurs yeux pleins de larmes fixés sur le
chanteur.
Je vis à Brescia, en 1790, l'homme d'Italie qiti
était peut-être le plus sensible à la musique. Il
passait sa vie à en entendre : quand elle lui plaisait,
il ôtait ses souliers sans s'en apercevoir ; et si le
1. Pacchiarotti, né près de Rome en 1750, excellait dans
te pathétique. Il vit encore, je crois, retiré à Padouc.
BAYOlf. 3
34 STENDHAL
pathétique allait à son comble, il était dans l'usage
de les lancer derrière lui sur les spectateurs.
Adieu. La longueur de mon épître me fait peur ;
la matière s'étend sous ma plume : je croyais vous
écrire trois ou quatre lettres tout au plus, et je
deviens infini. Je profite de l'offre obligeante de
M. de C..., qui vous fera parvenir mes lettres fran-
ches de port jusqu'à Paris, à commencer par celle-ci :
j'en suis bien aise. Si l'on vous voyait recevoir par
la poste ces paquets énormes arrivant de l'étranger,
on pourrait nous croire occupés de bien plus grandes
affaires ; et pour être heureux, quand on a un cœur,
il faut cacher sa vie *.
Vcde et me ama.
LETTRE IV
Bade, le 20 juin 1808.
Ma foi, mon aimable Louis, il me semble que je
n'aime plus la musique. Je sors d'un concert que
Ton a donné pour l'inauguration de la jolie salle de
Bade. Vous savez que j'ai fait mes preuves en fait
de patience : je me suis fait à l'ennui d'assister
régulièrement aux séances d'une assemblée délibé-
rante * ; j'ai supporté, au milieu des sociétés les
plus aimables, l'amitié dont m'honorait, pour mes
péchésy un homme puissant et sans esprit *, un
peu de votre connaissance ; mais j'avoue que depuis
que j'entends de la musique, je n'ai pu encore me
taire à l'ennui des concertos : c'est pour moi le der-
nier des supplices, comme il me semble que la pre-
mière des niaiseries est de venir montrer au public
36 STENDHAL
les exercices auxquels on doit se livrer pour lui plaire,
dont on doit lui offrir les résultats, mais qu'il est
cruel de lui faire essuyer en nature. Cela me semble
aussi spirituel que si votre fils, au lieu de vous écrire
du collège une lettre disant quelque chose, vous
envoyait une collection de grands O ou des F qu'on
fait faire aux enfants pour leur montrer à écrire.
,.Les joueurs d'instruments sont des gens qui
apprennent à bien prononcer les mots d'une langue,
à en bien faire sentir les longues et les brèves, mais
qui, chemin faisant, oublient le sens de ces mots :
sans cela un joueur de flûte, au lieu d'enfiler des
difficultés insignifiantes, et de faire des points d'orgue
d'un quart d'heure, prendrait un air vif et chantant,
tel que
Quattro haj e sei morelli,
de Cimarosa, le gâterait, et le varierait avec autant
de difficultés qu'il voudrait : et au moins il ne nous
ennuierait qu'à moitié. Si jamais il revenait au bon
sens, il nous ferait pleurer en jouant, sans y rien
changer, quelque bel air triste et tendre, ou nous
électriserait avec la belle Valse de la reine de Prusse.
Quant à moi, je suis réellement assommé de trois
concertos entendus dans la même soirée. J'ai besoin
d'une forte distraction, et je m'impose la loi de ne
pas me coucher avant de vous avoir achevé l'his-
toire de la jeunesse de Haydn.
Moins précoce que Mozart, qui, à treize ans,
LETTRES SUR HAYDN 37
composa un opéra applaudi, Haydn, à cet âge, fit
une messe dont le bon Reûter se moqua avec raison.
Cet arrêt étonna le jeune homme ; mais déjà plein
de raison, il comprit sa justice : il sentit qu'il fallait
apprendre le contre-point et les règles de la mélodie ;
mais de qui les apprendre ? Reûter n'enseignait
pas le contre-point ^ aux enfants de chœur, et n'en
a jamais donné que deux leçons à Haydn. Mozart
trouva un excellent maître dans son père, violon
estimé. Il en était autrement du pauvre Joseph,
enfant de chœur abandonné dans Vienne, qui ne
pouvait avoir de leçons qu'en les payant, et qui
n'avait pas un sou *. Son père, malgré ses deux mé-
tiers, était si pauvre que, Joseph ayant été volé de
ses habits, et ayant mandé ce malheur à sa famille,
son père, faisant un effort, lui envoya six florins
pour remonter sa garde-robe.
Aucun des maîtres de Vienne ne voulut donner de
leçons grcUis à un petit enfant de chœur sans pro-^
tection : c'est peut-être à ce malheur que Haydn \
doit son originalité. Tous les poètes ont imité Ho-
mère, qui n'imita personne : en cela seulement il n'a
pas été suivi, et c'est peut-être à cela surtout qu'il
doit d'être le grand poète que tout le monde admire. \
Pour moi, je voudrais, mon cher ami, que tous les
cours de littérature fussent au fond de l'Océan : ils
apprennent aux gens médiocres à faire des ouvrages
1. C'est l'art de la composition.
■AYDIf. 3.
38 STENDHAL
sans fautes, et leur naturel les leur fait produire sans
beautés. Il nous faut ensuite essuyer tous ces mal-
heureux essais : notre amour pour les arts en est
^ diminué ; tandis que le manque de leçons n'arrêtera
( certainement pas un homme fait pour aller au grand:
] voyez Shakspeare, voyez Cervantes ; c'est aussi
l'histoire de notre Haydn. Un maître lui eût fait
éviter quelques-unes des fautes dans lesquelles il
tomba dans la suite en écrivant pour l'église et pour
le théâtre ; mais certainement il eût été moins ori-
ginal. L'homme de génie est celui-là seulement qui
trouve une si douce jouissance à exercer son art,
qu'il travaille malgré tous les obstacles. Mettez
des digues à ces torrents, celui qui doit devenir un
fleuve fameux saura bien les renverser.
Comme Jean-Jacques, il acheta chez un bouqui-
niste des livres de théorie, entre autres le Traité de
Fux, et se mit à l'étudier avec une opiniâtreté que
l'effroyable obscurité de ces règles ne put rebuter.
Travaillant seul et sans maître, il fit une infinité
de petites découvertes dont il se servit par la suite.
Pauvre, grelottant de froid dans son grenier, sans
feu, étudiant fort avant dans la nuit, accablé de
sommeil, à côté d'un clavecin détraqué, tombant
en ruines de toutes parts, il se trouvait heureux. Les
jours et les années volaient pour lui, et il dit souvent
n'avoir pas rencontré en sa vie de pareille félicité.
La passion de Haydn était plutôt l'amour de la mu-
sique que l'amour de la gloire ; et encore, dans ce
LETTRES SUR HAYDN 39
désir de gloire, n'y avait-il pas l'ombre d'ambition.
Il songeait plus à se faire plaisir, en faisant de la
musique, qu'à se donner un moyen d'acquérir un
rang parmi les hommes.
Haydn n'apprit pas le récitatif de Porpora, comme
on vous l'a dit ; ses récitatifs, tellement inférieurs
i ceux de l'inventeur de ce genre, le prouveraient
de reste * : il apprit de Porpora la vraie manière
de chanter à l'itahenne, et l'art d'accompagner au
piano, qui n'est pas si facile qu'on le pense. Voici
eomment il vint à bout d'attraper ces leçons.
Un noble vénitien, nommé Corner, était alors à
Vienne, ambassadeur de sa répubUque. Il avait une
maîtresse folle de musique, qui avait hébergé le
vieux Porpora ^ dans l'hôtel de l'ambassade. Haydn,
uniquement en sa quaUté de mélomane, trouva
moyen de s'insinuer dans cette maison. Il y plut ; et
Son Excellence le mena, avec sa maîtresse et Por-
pora, aux bains de Manensdorf, qui alors étaient
à la mode.
Notre jeune homme, qui n'avait d'amour que
pour le vieux Napolitain, se mit à employer toutes
sortes de ruses pour entrer dans ses bonnes grâces,
et obtenir ses faveurs harmoniques. Tous les jours
1. Né à Naples en 1685. Voici les époques de quelques
grands artistes dont je parlerai souvent :
Pergolèse, né en 1704, mort en 1733.
Cimarosa, — 1754, — 1801.
Mozart, — 1756, — 1792.
40 STENDHAL
il se levait de bonne heure, battait l'habit, nettoyait
les souliers, arrangeait de son mieux la perruque
antique du vieillard, grondeur au delà de tout ce
qu'on peut l'être. Il n'en obtint d'abord que quelques
épithètes de sot *, quand il entrait le matin dans sa
chambre. Mais l'ours, se voyant servi gratis y et dis*
tinguant cependant des dispositions rares dans son
jockey volontaire, se laissait attendrir de temps en
temps, et lui donnait quelques bons avis. Haydn
en obtenait surtout quand il devait accompagner
la belle Wilhelmine, chantant quelques-uns des airs
de Porpora, tous remplis de basses difficiles à de«
viner. Joseph apprit dans cette maison à chanter
dans le grand goût italien. L'ambassadeur, étonné
des progrès de ce pauvre jeune homme, lui fit, à son
retour en ville, une pension de six sequins par mois
(soixante-douze francs), et l'admit à la table de ses
secrétaires.
Cette générosité mit Haydn au-dessus de ses
affaires. Il put acheter un habit noir. Ainsi vêtu,
il sortait avec le jour, et allait faire la partie de
premier violon à l'église des Pères-de-la-Miséri-
corde ; de là il se rendait à la chapelle du comte
Haugwitz, où il touchait l'orgue * ; plus tard, il
chantait la partie de ténor à Saint- Etienne. Enfin,
après avoir couru toute la journée, il passait une
^partie des nuits au clavecin. Se formant ainsi d'après
les préceptes de tous les musiciens qu'il pouvait
accrocher, saisissant toutes les occasions d'entendre
LETTRES SUR HAYDN 41
la musique réputée bonne, et n'ayant aucun maître
fixe, il commençait à concevoir le beau musical à sa
manière, et se préparait, sans s'en douter, à se fairej
un jour un style tout à lui *.
LETTRE V
Bade, lo 28 août 1808.
Mon ami,
Les ravages du temps vinrent déranger la petite
fortune de Haydn. Sa voix changea, et il sortit à
dix-neuf ans de la classe des soprani de Saint-
Etienne, ou pour mieux dire, et ne pas tomber sitôt
dans le style du panégyrique, il en fut chassé. Un
peu impertinent, comme tous les jeunes gens vifs,
un jour il s'avisa de couper la queue de la robe d'un
de ses camarades, crime qui fut jugé impardonnable,
n avait chanté onze ans à Saint-Étienne : le jour
qu'il en fut chassé, il ne se trouva, pour toute for-
tune, que son talent naissant, pauvre ressource
quand elle est inconnue. Il avait cependant un
44 STENDHAL
admirateur. Forcé de chercher un logement, le
hasard lui fit rencontrer un perruquier nommé
Keller, qui avait souvent admiré, à la cathédrale,
la beauté de sa voix et qui, en conséquence, lui offrit
un asile. Keller le reçut comme un fils, partageant
avec lui son petit ordinaire, et chargeant sa femme
du soin de le vêtir.
Haydn, délivré de tous soins temporels, établi
dans la maison obscure du perruquier, put se livrer,
sans distraction, à ses études, et faire des progrès
rapides. Ce séjour eut cependant une influence fa-
tale sur sa vie : les Allemands ont la manie du
mariage. Chez un peuple doux, aimant et timide,
les jouissances domestiques sont de première néces-
sité. Keller avait deux filles ; sa femme et lui son-
gèrent bientôt à en faire épouser une au jeune musi-
cien ; ils lui en parlèrent : lui, tout absorbé dans ses
méditations, et ne pensant point à l'amour, ne se
montra pas éloigné de ce mariage. Il tint parole dans
la suite avec cette loyauté qui était la base de son
caractère, et cette union ne fut rien moins qu'heu-
reuse.
Ses premières productions furent quelques petites
sonates de piano, qu'il vendait à vil prix à ses éco-
lières, car il en avait trouvé quelques-unes : il
faisait aussi des menuets^ des allemandes et des vàlsee
pour le Ridotto *. Il écrivit, pour se divertir, une
sérénade à trois instruments, qu'il allait, dans les
belles nuits d'été, exécuter en divers endroits de
LETTRES SUR HAYDN 45
Yienne, accompagné de deux de ses amis. Le théfttre
de Carintliie ^ * avait alors pour directeur Bemar-
done Curtz, célèbre arlequin, en possession de
charmer le public par ses calembours. Bemardone
attirait la foule à son théâtre par son originalité
et par de bons opéras bouffons. Il avait de plus une
johe femme ; ce fut une raison pour nos aventuriers
nocturnes d'aller exécuter leur sérénade sous les
fenêtres de l'arlequin. Curtz fut si frappé de l'origi-
nalité de cette musique, qu'il descendit dans la rue
pour demander qui l'avait composée, a C'est moi,
répond hardiment Haydn. — Comment, toi ? à ton
âge ? — Il faut bien commencer une fois. — Par-
dieu ! c'est plaisant ; monte. » Haydn suit l'arlequin,
est présenté à la jolie femme, et redescend avec le
poème d'un opéra intitulé le Diable Boiteux. La
musique, composée en quelques jours, eut le plus
heureux succès, et fut payée vingt-quatre sequins.
Mais un seigneur, qui apparemment n'était pas
beau, s'aperçut qu'on le mystifiait sous le nom de
Diable Boiteux, et fit défendre la pièce.
Haydn raconte souvent qu'il eut plus de peine
pour trouver le moyen de peindre le mouvement
des vagues dans une tempête de cet opéra, que, dans
la suite, pour faire des fugues à double sujet. Curtz,
qui avait de l'esprit et du goût, était difficile à con-
tenter ; mais il y avait biei^ une autre difficulté.
1. Le plus fréquenté des trois théâtres do Vienne.
46 STENDHAL
Ni l'un ni l'autre des deux auteurs n'avait jamais
vu ni mer ni tempête. Comment peindre ce qu'on ne
connaît pas ? Si l'on trouvait cet art heureux, beau-
coup de nos grands politiques parleraient mieux de
la vertu *. Curtz, tout agité, se démenait dans la
chambre autour du compositeur assis au piano.
c( Figure-toi, lui disait-il, une montagne qui s'élève,
et puis une vallée qui s'enfonce, puis encore une
montagne, et encore une vallée ; les montagnes et
les vallées se courent rapidement après, et, à chaque
instant, les alpes et les abîmes se succèdent. »
Cette belle description n'y faisait rien. L'arlequin
avait beau ajouter les éclairs et le tonnerre. « Allons,
peins-moi toutes ces horreurs, mais bien distincte-
ment ces montagnes et ces vallées », répétait-il sans
cesse.
Haydn pron^enait rapidement ses doigts sur le
clavier, parcourait les semi-tons, prodiguait les
septièmes, sautait des sons les plus bas aux plus
aigus. Curtz n'était pas content. Â la fin, le jeune
homme, impatienté, étend les mains aux deux bouts
du clavecin, et, les rapprochant rapidement, s'écrie :
a Que le diable emporte la tempête ! — La voilà ! la
voilà ! » s'écrie l'arlequin en lui sautant au cou et
l'étouffant. Haydn ajoutait qu'ayant passé, bien
des années après, le détroit de Calais, et y ayant eu
mauvais temps, il avait ri toute la traversée, en
songeant à la tempête du Diable Boiteux.
« Mais comment, lui disais-je, avec des sons pein-
. LETTRES SUR HAYDN 47
dre une tempête ? et bien distinctement encore ! »
Comme ce grand homme est l'indulgence même,
j'ajoutais qu'en imitant les intonations particulières
de l'homme effrayé ou au désespoir, on peut, si l'on
a du talent, donner au spectateur les sentiments que
loi inspirerait la vue d'une tempête ; mais, disais-je,
la musique ne peut pas plus peindre distinctement
une tempête que dire : M. Haydn demeure près de
la barrière de Schœnbrunn. — « Vous pourriez bien
avoir raison, me répondait-il ; songez néanmoins
que les paroles, et les décorations surtout, guident
l'imagination du spectateur *. »
Haydn avait dix-neuf ans quand il fit cette tem-
pête. Vous savez que le prodige de la musique,
Mozart, écrivit son premier opéra à Milan à l'âge de
treize ans, en concurrence avec Hasse, qui, après
avoir entendu les répétitions, disait à tout le monde :
( Cet enfant nous fera tous oublier. » Haydn n'eut
pas le même succès ; son talent li' était pas pour le
théâtre ; et quoiqu'il ait donné des opéras qu'aucun
maître ne désavouerait, cependant il est resté bien
au-dessous de la Clémence de Titus et de Don Juan.
Un an après le Diable Boiteux, Haydn entra dans
sa véritable carrière ; il se présenta dans la lice avec
six trios. La singularité du style et l'attrait de cette
manière nouvelle leur donnèrent sur-le-champ la
plus grande vogue ; mais les graves musiciens
allemands attaquèrent vivement les innovations
dangereuses dont ils étaient remplis. Cette nation.
48 STENDHAL
qui a toujours eu un faible pour la science, compo-
sait encore la musique de chambre dans toute la
rigueur du contre-point fugué K
L'Académie musicale établie à Vienne par le grand
contre-pointiste qui siégeait sur le trône, je veux
dire par Fempereur Charles VI, se maintenait dans
toute sa vigueur. Ce grave monarque, qui, dit-on,
n'avait jamais ri, était un des amateurs les plus forts
de son temps ; et les compositeurs en us qu'il avait
auprès de lui étaient indignés de tout ce qui avait
plutôt l'air de l'amabilité que du savoir. Les char-
mantes petites idées du jeune musicien, la chaleur
de son style, les licences qu'il prenait quelquefois,
excitèrent contre lui tous les Pacômes du monastère
de l'harmonie. Ils lui reprochaient des erreurs de
1. Il faut savoir que rien n'est plus ridicule et plus pédan-
tesque que les règles du plus séduisant des arts. La musique
attend son Lavoisier. Je supplie qu'on me permette de ne
pas expliquer les mots baroques dont je suis quelquefois
obligé de me servir ; on a le Dictionnaire de musique de
Rousseau. Après beaucoup de peine pour comprendre ce
que c'est que le contre-point, par exemple, on trouve que
si l'on traitait la musique avec un peu d'ordre, vingt lignes
suffiraient pour donner une idée de ce mot. Tous les corps
de la nature, depuis la pierre qui pave les rues do Paris»
jusqu'à l'eau de Cologne, sont en plus grand nombre cer-
tainement que les diverses circonstances que l'on peut
remarquer dans deux ou trois sons chantés l'un après l'autre,
ou ensemble ; cependant le moindre élève de l'École poly-
technique, après vingt leçons de Fourcroy, avait tous les
corps de la nature classés dans sa tête : c'est que dans cette
école, avant 1804, tout était éminemment raisonnable ;
l'atmosphère de raison qu'on y respirait alors repoussait
tout ce qui eût été obscur ou faux.
LETTRES SUR HAYDN 49
contre-point, des modulations hérétiques, des mou-
vements trop hardis. Heureusement tout ce bruit
ne fait aucun mal au génie naissant : une seule chose
pourrait lui nuire, le silence du mépris ; et le début
de Haydn fut accompagné, de circonstances absolu-
ment opposées.
Il faut que vous sachiez, mon ami', qu'avant
Haydn on n'avait pas d'idée d'un orchestre com-
posé de dix-huit sortes d'instruments. Il est l'in-
venteur du prestissimo, dont la seule idée faisait
frémir les antiques croque-sol de Vienne. En musi-
que, comme en toute autre chose, nous avons peu
d'idées de ce qu'était le monde il y a cent ans :
YallegrOy par exemple, n'était qu'un andantino.
Dans la musique instrumentale, Haydn a révolu-
tionné les détails comme les masses : c'est lui qui
a forcé les instruments à vent à exécuter le pianis-
simo.
C'est à vingt ans qu'il donna son premier quatuor
en B /a à sextuple *, que tous les amateurs de musi-
que apprirent sur-le-champ par cœur. Je n'ai pas
su pourquoi Haydn quitta vers ce temps-là la mai-
son de son ami Keller : ce qu'il y a de sûr, c'est que
sa réputation, naissant sous les plus brillants aus-
pices, n'avait point chassé la pauvreté. Il alla loger
chez un M. Martinez, qui lui offrit la table et le
logement, à condition qu'il donnerait des leçons de
piano et de chant à ses deux filles. Ce fut alors qu'une
même maison, située près de l'église de Saint-Michel,
■ATDIV. 4
50 STENDHAL
posséda, dans deux chambres situées Tune au-
dessus de l'autre, aux troisième et quatrième
étages, le premier poète du siècle et le premier
symphoniste du monde.
Métastase logeait aussi chez M. Martinez : mais,
poète de l'empereur Charles VI, il vivait dans l'ai-
sance, tandis que le pauvre Haydn passait les jour-
nées d'hiver au lit, faute de bois. La société du poète
romain lui fut cependant d'un grand avantage.
Une sensibilité douce et profonde avait donné à
Métastase un goût sûr dans tous les arts : il aimait
la musique avec passion, la savait très bien ; et
cette âme, souverainement harmonique, goûta les
talents du jeune Allemand. Métastase, en dînant
tous les jours avec Haydn, lui donnait les règles
générales des beaux-arts, et, chemin faisant, lui
apprenait l'italien.
Cette lutte contre la misère, première compagne
de presque tous les artistes qui se sont fait un nom,
dura pour Haydn six longues années. Qu'un grand
seigneur riche l'eût déterré alors, et l'eût fait voyager
deux ans en Italie, avec une pension de cent louis,
rien n'eût peut-être manqué à son talent : mais,
moins heureux que Métastase, il n'eut pas son Gra-
vina *. Enfin il trouva à se caser, et quitta, en 1758,
la maison Martinez, pour entrer au service du comte
de Mortzin.
Ce comte donnait des soirées de musique, et avait
un orchestre à lui. Le hasard amena le vieux prince
LETTRES SUR HAYDN 51
Antoine Esterhazy, amateur passionné, à un de ces
concerts, qui commençait justement par une sym-
phonie de Haydn (c'était celle en D !a sol ré^ temps
3/4). Le prince fut tellement charmé de ce morceau,
qu'il pria sur-le-champ le comte de Mortzin de lui
céder Haydn, dont il voulait faire le directeur en
second de son propre orchestre. Mortzin y consentit.
Malheureusement l'auteur, qui était indisposé, ne
se trouvait pas ce jour-là au concert ; et comme les
volontés des princes, quand elles ne sont pas exécu-
tées sur-le-champ, sont sujettes à bien des retards,
plusieurs mois se passèrent sans que Haydn, qui
désirait beaucoup passer au service du plus grand
seigneur de l'Europe, entendît parler de rien.
Friedberg, compositeur attaché au prince Antoine,
et qui goûtait les talents naissants de notre jeune
homme, cherchait un moyen de le rappeler à Son
Altesse. Il eut l'idée de lui faire composer une sym-
phonie qu'on exécuterait à Eisenstadt, résidence du
prince, le jour anniversaire de sa naissance. Haydn
la fit, et elle est digne de lui. Le jour de la cérémonie
arrivé, le prince, entouré de sa cour et assis sur son
trône, assistait au concert accoutumé. On com-
mence la symphonie de Haydn : à peine était-on au
milieu du premier allegro, que le prince interrompt
ses musiciens, et demande de qui est une si belle
chose. « De Haydn », répond Friedberg ; et il fait
avancer le pauvre jeune homme tout tremblant. Le
prince, en le voyant : « Quoi ! dit-il, la musique est
52 STENDHAL
de ce Maure (il faut avouer que le teint de Haydn
méritait un peu cette injure )? Eh bien ! Maure,
dorénavant tu seras à mon service. Comment
t*appelles-tu ? — Joseph Haydn. — Mais je me
rappelle ce nom ; tu es déjà à mon service : pour-
quoi ne t'ai-je pas encore vu ? » Haydn, troublé
par la majesté qui environnait le prince, ne répond
pas ; celui-ci ajoute : « Va, et habille-toi en maître
de chapelle, je ne veux plus te voir ainsi, tu es trop
petit, tu as une figure mesquine : prends un habit
neuf, une perruque à boucles, le collet et les talons
rouges ; mais je veux qu'ils soient hauts, afin que
ta stature réponde à ton savoir ; tu entends, va, et
tout te sera donné. »
Haydn baisa la main du prince, et alla se remettre
dans un coin de l'orchestre, un peu dolent, ajoutait-
il, d'être obligé de renoncer à ses cheveux et à son
élégance de jeune homme. Le lendemain matin, il
parut au lever de Son Altesse, emprisonné dans le
costume grave qu'Elle lui avait indiqué. Il avait
le titre de second maître de musique, mais ses
nouveaux camarades l'appelèrent tout simplement
le Maure.
Un an après, le prince Antoine étant mort, son
titre passa au prince Nicolas, encore plus passionné,
s'il est possible, pour l'art musical. Haydn fut obligé
de composer un grand nombre de morceaux pour
le baryton *, instrument très compliqué, hors
d'usage aujourd'hui, et dont la voix, entre le ténor
LETTRES SUR HAYDN 53
et la basse, est fort agréable. C'était rinstrument
(avori du prince, qui en jouait tous les jours, et tous
les jours voulait avoir, sur son pupitre, une pièce
nouvelle. La plus grande partie de ce que Haydn
avait fait pour le baryton a péri dans un incendie ;
le reste n'est d'aucun usage. Il disait souvent que la
nécessité de composer pour cet instrument singulier
avait beaucoup ajouté à son instruction.
Avant de détailler les autres ouvrages de Haydn,
je vous dois quelques mots sur un événement qui
troubla pendant longtemps la tranquillité de sa vie.
11 n'oublia point, dès qu'il eut de quoi vivre, la
promesse qu'il avait faite autrefois à son ami Keller
le perruquier ; il épousa Anne Keller, sa fille. Il se
trouva que c'était une honesta, qui, outre sa vertu
incommode, avait encore la manie des prêtres et des
moines. La maison de notre pauvre compositeur
en était toujours remplie. L'éclat d'une conversa-
tion bruyante l'empêchait de travailler ; et, en
outre, sous peine d'avoir des scènes avec sa femme,
il fallait fournir, gralisy de messes et de motets, les
couvents de chacun de ces bons pères.
Des corvées imposées par des scènes continuelles
sont le contraire de ce qu'il faut aux hommes qui lîe^
travaillent qu'en écoutant leur âme. Le pauvre
Haydn chercha des consolations auprès de made-
moiselle Boselli, aimable cantatrice attachée au
service de son prince. La paix d>u ménage n'en fut
pas augmentée. Enfin il se sépara de sa femme, qu'il
■AYDIV. 4.
54 STENDHAL
traita, sous les rapports d'intérêt, avec une loyauté
parfaite *.
Vous voyez ici, mon ami, une jeunesse tranquille,
point de grands écarts, de la raison partout, un
homme qui marche constamment à son but. Adieu *.
LETTRE VI
Vallée de Sainte-Hélène, le 2 octobre 1808.
Mon cher ami.
Je finis mon histoire. Haydn, une fois entré dans
la maison Esterhazy, mis à la tête d'un grand orches-
tre, attaché au service d'un patron immensément
riche, et passionné pour la musique, se trouvait
dans cette réunion de circonstances, trop rares pour
nos plaisirs, qui permettent à un grand génie de
prendre tout son essor. De ce moment, sa vie fut
uniforme et remplie par le travail. Il se levait le
matin de bonne heure, s'habillait très proprement,
se mettait à une petite table à côté de son piano,
et ordinairement l'heure du dîner l'y retrouvait
encore. Le soir, il allait aux répétitions, ou à l'opéra,
qui avait lieu au palais du prince quatre fois par
56 STENDHAL
semaine. Quelquefois, mais rarement, il donnait
une matinée à la chasse. Le peu de temps qui lui
restait, les jours ordinaires, était partagé entre ses
amis et mademoiselle Boselli. Telle fut sa vie pen-
dant plus de trente ans. Ce détail explique le nom-
bre étonnant de ses ouvrages. Ils se divisent en trois
classes : la musique instrumentale, la musique
d'église et les opéras.
Dans la symphonie, il est le premier des premiers ;
dans la musique sacrée, il ouvrit une route nouvelle,
qu'on peut critiquer, il est vrai, mais par laquelle
il se place à côté des premiers génies. Dans le troi-
sième genre, celui de la musique de théâtre, il ne
fut qu'estimable, et cela par plusieurs raisons : une
des meilleures, c'est qu'il n'y fut qu'imitateur.
Puisque vous m'assurez que la longueur de mon
bavardage ne vous déplaît pas, je vous parlerai
successivement de ces trois genres.
La musique instrumentale de Haydn est com-
posée de symphonies de chambre à plus ou moins
d'instruments, et de symphonies à grand orchestre,
qu'à cause du grand nombre d'instruments néces-
saires on ne peut guère jouer que dans un théâtre.
La première classe comprend les duos, trios,
quatuors, sextuors, oUaifetli et divertissements, les
sonates de piano-forte, les fantaisies, les variations,
les caprices. On met dans la seconde classe les
symphonies à grand orchestre, les concertos pour
divers instruments, les sérénades et les marches.
LETTRES SUR HAYDN 57
Ce qu'on préfère dans toute cette musique, ce
sont les quatuors et les symphonies à grand orches-
tre. Haydn a fait quatre-vingt-deux quatuors et
cent quatre-vingts symphonies. Les dix-neuf pre-
miers quatuors passent auprès des amateurs pour
de simples divertissements. L'originalité et le gran-
diose du style ne s'y déploient encore que faiblement.
Mais, en revanche, chacun des quatuors, depuis
celui qui porte le n^ 20 jusqu'au n^ 82, aurait suffi
pour faire la réputation de son auteur.
On sait que les quatuors sont joués par quatre
instruments, un premier violon, un deuxième
violon, un alto et un violoncelle. Une femme d'es-
prit disait qu'en entendant les quatuors de Haydn
elle croyait assister à la conversation de quatre
personnes aimables. Elle trouvait que le premier
violon avait l'air d'un homme de beaucoup d'esprit,
de moyen âge, beau parleur, qui soutenait la con-
versation dont il donnait le sujet. Dans le second
violon, elle reconnaissait un ami du premier, qui
cherchait par tous les moyens possibles à le faire
briller, s'occupait très rarement de soi, et soutenait
la conversation plutôt en approuvant ce que di-
saient les autres qu'en avançant des idées parti-
chères. Le violoncelle * était un homme solide,
savant et sentencieux. Il appuyait les discours du
premier violon par des maximes laconiques, mais
frappantes de vérité. Quant à l'alto ♦, c'était une
bonne femme un peu bavarde, qui ne disait pas
58 STENDHAI.
grand'chose, et cependant voulait toujours se mêler
à la conversation. Mais elle y portait de la grâce, et
pendant qu'elle parlait, les autres interlocuteurs
avaient le temps de respirer. On voyait cependant
qu'elle avait un penchant secret pour le violon*
celle *, qu'elle préférait aux autres instruments.
Haydn, en cinquante années de travaux, a donné
cinq cent vingt-sept compositions instrumentales^
et il ne s'est jamais copié que quand il l'a bien
voulu. Par exemple, l'air de l'agriculteur, dans
VorcUorio des Quatre Saisons est un andarUe d'une
de ses symphonies, dont il a fait un bel air de basse*
taille, qui, il est vrai, languit un peu vers la fin.
Vous sentez, mon ami, que la plupart des observa-
tions que j'aurais à vous faire ici exigent un piano-
forte, et non pas une plume. A quatre cents lieues
de vous et de notre aimable France, ce n'est que
de la partie poétique du style de Haydn que je puis
vous parler.
Les allegro de ses symphonies, pour la plupart
très vifs et pleins de force, vous enlèvent à vous-
même : ils commencent ordinairement par un
thème court, facile et très clair ; peu à peu, et par
un travail plein de génie, ce thème, répété par les
divers instruments, acquiert un caractère mélangé
d'héroïsme et de gaieté. Ces teintes de sérieux sont
les grandes ombres de Rembrandt et du Guerchin,
qui donnent tant d'effets aux parties éclairées de
leurs tableaux.
LETTRES SUR HAYDN 59
' L'auteur semble vous conduire au milieu d'abî-
mes ; mais un plaisir continu fait que vous, le suivez
dans sa marche singulière. Le caractère que je viens
de décrire me semble commun aux presto et aux
rondo.
Il y a plus de variété dans les andarUe et les
adagio : le style grandiose y brille dans toute sa
majesté.
Les phrases ou idées musicales ont de beaux et
grands développements ; chaque membre en est
clair et distinct ; le tout a de la saillie. C'est le style
de Buflon quand il a beaucoup d'idées. Il faut, pour
bien jouer les adagio de Haydn, plus d'énergie que
de douceur. Us ont plutôt les proportions d'une
Junon que d'une Vénus. Plus graves que mignards,
ils respirent la dignité tranquille, pleine de force et
quelquefois un peu lourde des Allemands.
Dans les andante, cette dignité se laisse vaincre,
de temps en temps, par une gaieté modérée, mais
cependant elle domine toujours. Quelquefois, dans
les andarUe et les adagio^ l'auteur se laisse tout à coup
emporter à la force et à l'abondance de ses idées.
Cette folie, cet excès de vigueur anime, réjouit,
entraîne toute la composition, mais n'en exclut
pas la passion et le sentiment.
Quelques-uns des andarUe et des allegro de Haydn
semblent ne pas avoir de thème. On serait tenté de
croire que les musiciens ont commencé par le milieu
de leur cahier ; mais peu à peu l'âme du véritable
60 STENDHAL
amateur s'aperçoit, à ses sensations, que le corn-
positeur a eu un but et un plan.
Ses menuets, pures émanations du génie, si riches
d'harmonie, d'idées, de beautés accumulées dans un
petit espace, suffiraient à un homme ordinaire pour
faire une sonate. C'est dans ce sens que Mozart
disait de nos opéras-comiques, que tout homme qui
se portait bien devait faire tous les jours un opéra
comme cela avant déjeuner. Les secondes parties
des menuets de Haydn, ordinairement comiques,
sont ravissantes d'originalité.
En général, le caractère de la musique instru-
mentale de notre compositeur est d'être pleine d'une
imagination romantique. C'est en vain qu'on y
chercherait la mesure racinienne ; c'est plutôt
l'Ârioste ou Shakspeare, et c'est ce qui fait que
je ne comprends pas encore le succès de Haydn en
France.
Son génie parcourt toutes les routes avec la rapi-
dité de l'aigle : le merveilleux et le séduisant se
succèdent tour à tour et sont peints des couleurs
les plus brillantes. C'est cette variété de coloris,
c'est l'absence du genre ennuyeux qui lui a peut-
être valu la rapidité et l'étendue de ses succès. Il
n'y avait pas deux ans * qu'il faisait des sympho-
nies, qu'on les jouait déjà en Amérique et dans les
Indes.
Il me semble que la magie de ce style consiste
dans un caractère dominant de liberté et de joie.
LETTRES SUR HAYDN 61
Cette joie de Haydn est une exaltation tout ingénue,
toute nature, pure, indomptable, continue : elle
règne dans les allegro ; on l'aperçoit encore dans
les parties graves, et elle parcourt les andante d'une
manière sensible.
Dans les compositions où l'on voit, par le rythme,
par le ton, par le genre, que l'auteur a voulu inspirer
la tristesse, cette joie obstinée, ne pouvant se mon-
trer à visage découvert, se transforme en énergie et
en force. Observez bien : ce n'est pas de la douleur
que cette sombre gravité, c'est de la joie contrainte
à se masquer : on dirait la joie concentrée d'un sau-
vage ; mais de la tristesse, de l'affliction d'âme, de
la mélancolie, jamais. Haydn n'a pu être vraiment
triste que deux ou trois fois en sa vie, dans un verset
de son Stabat Mater, et dans deux adagio des Sept
paroles *. .„
Et voilà pourquoi il n'a pu exceller dans la musi-(
que dramatique. Sans mélancolie, point de musique 1
passionnée : c'est ce qui fait que le peuple français,
vif, vain, léger, exprimant bien vite tous ses senti-
ments, quelquefois ennuyé, mais jamais mélanco-
lique, n'aura jamais de musique.
Puisque nous sommes sur cet article, et que je
vous vois déjà faire la mine, voici ma pensée tout
entière : je vais employer exprès les images les plus
triviales et les plus claires ; j'invite tous mes con-
frères, les faiseurs de paradoxes, à se servir de la
XDême méthode.
LETTRE VII ♦
Vienne, le 3 octobre 1808.
J'entrais une fois en Italie par le Simplon ; j'avais
avec moi quelqu'un qui n'avait jamais fait ce voyage,
et passant à un quart de lieue des îles Borromées,
je fus bien aise de les lui faire voir. Nous prîmes une
barque, nous courûmes les jardins de ce lieu magni-
fique et cependant touchant. Nous revînmes enfin
à la petite auberge de V Isola Bella : nous vîmes
qu'on mettait trois couverts à une table, et un jeune
Milanais, dont l'extérieur annonçait beaucoup d'ai-
sance, vint s'asseoir à côté de nous, en nous faisant
quelques politesses. Il répondait très bien aux ques-
tions que je lui adressais. Comme il était occupé à
découper une perdrix, mon ami tira une lettre de
sa poche, et, faisant semblant de lire, il me dit en
64 STENDHAL
anglais : « Mais voyez donc ce jeune homme ! sans
doute il a commis quelque crime dont l'idée le pour-
suit : voyez les regards qu'il lance sur nous ; il croit
que nous tenons à la police *, ou c'est un Werther,
qui a choisi ce lieu célèbre pour finir son existence
d'une manière piquante. — Pas du tout, lui répon-
dis-je, c'est un jeune homme des plus communi-
catifs que nous ayons à rencontrer, et même très
gai. »
7 Tous les Français arrivant en Italie tombent dans
yla même erreur. C'est que le caractère de ce peuple
/ est souverainement mélancolique ; c'est le terrain
I dans lequel les passions germent le plus facilement :
de tels hommes ne peuvent guère s'amuser que par
les beaux-arts. C'est ainsi, je crois, que l'Italie a
produit et ses grands artistes et leurs admirateurs,
qui, en les aimant et payant leurs ouvrages, les font
naître *, Ce n'est pas que l'Italien ne soit suscep-
tible de gaieté : mettez-le à la campagne, en partie
de plaisir avec des femmes aimables, il aura une joie
folle, son imagination sera d'une vivacité éton-
nante.
Je ne suis jamais tombé en Italie dans ces parties
de plaisir que le moindre désappointement de
vanité nous fait trouver si tristes quelquefois dans
les jolis parcs qui environnent Paris : un froid mortel
vient tuer tous les amusements ; le maître de la
maison est de mauvaise humeur parce que son cuisi-
nier a manqué le dîner ; moi, }e suis piqué de ce que
LETTRES SUR HAYDN 65
M. le vicomte de V..., abusant de la rapidité de
son cheval anglais, m'a coupé avec son carrick, dans
la plaine de Saint-Gratien, et a couvert de poussière
les dames que j'avais dans ma jolie calèche neuve ;
mais je le lui rendrai bien, ou mon cocher aura son
congé. Toutes ces idées-là sont à mille lieues d'un
jeune Italien allant recevoir des dames à sa villa»
Vous souvient-il d'avoir lu le Marchand de Venise
de Shakspeare ? Si vous vous rappelez Gratiano
disant :
Let me play the fool :
With mirih and laughter let old wrinkles corne * !
Acte If se. I.
voilà la gaieté italienne ; c'est de la gaieté annon-
çant le bonheur : parmi nous elle serait bien près
du mauvais ton ; ce serait montrer soi Iieureux, et
en quelque sorte occuper les autres de soi. La gaieté
française doit montrer aux écoutants qu'on n'est gai
que pour leur plaire ; il faut même, en jouant la joie
extrême, cacher la joie véritable que donne le succès.
La gaieté française exige beaucoup d'esprit : c'est
celle de Le Sage et de Gil Blas; la gaieté d'Italie
est fondée sur la sensibilité, de manière que, quand
rien ne l'égayé, l'Italien n'est point gai.
Notre jeune homme des îles Borromées ne voyait
rien d'infiniment réjouissant à rencontrer à une
table d'hôte deux Français bien élevés : il était poli ;
nous, nous l'aurions voulu amusant.
BAYON. 5
66 STENDHAL
De manière qu'en Italie, les actions dépendant
davantage de ce qu'éprouve l'homme qui agit, quand
cette âme est commune, l'Italien est le plus triste
compagnon du monde. J'en portais un jour mes
plaintes à l'aimable baron W. . . : « Que voulez-vous ?
me dit-il, nous sommes, à votre égard, comme les
melons d' Italie comparés à ceux de France : chez
vous, achetez-les sans crainte sur la place, ils sont
tous passables ; chez nous, vous en ouvrez vingt
exécrables, mais le vingt et unième est divin. »
La conduite des Italiens, presque toujours fondée
sur ce que sent leur âme, explique bien leur amour
pour la musique, qui, en nous donnant des regrets,
soulage la mélancolie ♦, et qu'un homme vif et
sanguin, comme sont les trois quarts des Français,
ne peut aimer de passion, puisqu'elle ne le soulage
de rien, et ne lui donne habituellement aucune
jouissance vive.
Que dites-vous de ma philosophie ? Elle a le
malheur d'être assez conforme à la théorie des philo-
sophes français que vous vilipendez aujourd'hui ;
théorie qui fait naître les beaux-arts de Vennui ^ :
je mettrais à la place de l'ennui la mélancolie, qui
suppose tendresse dans l'âme.
L'ennui de nos Français, que les choses de senti-
ment n'ont jamais rendus ni très heureux ni très
malheureux, et dont les plus grands chagrins sont
1. Knnui d'un homme tendre, toujours mêlé de regrets.
LETTRES SUR HAYDN 67
des malheurs de vanité, se dissipe par la corn^ersa'
tion^ où la vanité, qui est leur passion dominante,
trouve à chaque instant l'occasion de briller, soit
par le fonds de ce qu'on dit, soit par la manière de
le dire. La conversation est pour eux un jeu, une
mine d'événements. Cette conversation française,
telle qu'un étranger peut l'entendre tous les jours
au café de Foy et dans les lieux publics, me paraît
le commerce armé de deux vanités. ^-^-
Toute la différence entre le café de Foy et le salon
de madame la marquise du Deffant^, c'est qu'au café
de Foy, où se rendent de pauvres rentiers de la
petite bourgeoisie, la vanité est basée sur le fonds de
ce qu'on dit : chacun raconte à son tour des choses
flatteuses qui lui sont arrivées ; celui qui est censé
écouter attend, avec une impatience assez mal
déguisée, que son tour soit arrivé, et alors entame
son histoire, sans répondre à l'autre en aucune
manière.
Le bon ton, qui, là comme dans un salon, part du
même principe ^, consiste, au café de Foy, à écou-
ter Vautre avec une apparence d'intérêt, à sourire
aux parties comiques de ses contes, et, en parlant
de soi, à déguiser un peu l'air hagard et inquiet
de l'intérêt personnel. Voulez- vous des portraits bien
francs de cet intérêt personnel dans toute sa rudesse ?
t. En 1779.
2. Dans une société composée d'indifférents, se donner
réciproquement le plus grand plaisir qu'il est possible.
X
68 STENDHAL
Entrez un instant à la Bourse d'une ville de com-
merce du Midi * : voyez un courtier proposer un
marché à un négociant. Cet intérêt personnel trop
mal couvert donne à certains couples de causeurs
du café de Foy l'air de deux ennemis rapprochés
par force pour discuter leurs intérêts.
Dans une société plus riche et plus civilisée, ce
n'est pas du fonds de l'histoire, mais de la manière
de la conter, que celui qui parle attend une bonne
récolte de jouissances de vanité : aussi choisit-on
l'histoire aussi indifférente que possible à celui: qui
parle.
Volney raconte ^ que les Français cultivateurs
aux États-Unis sont peu satisfaits de leur position
isolée, et disent sans cesse : « C'est un pays perdu,
on ne sait avec qui faire la conversation », au con-
traire des colons d'origine allemande et anglaise,
qui passent fort bien dans le silence des journées
entières.
Je croirais que cette bienheureuse conversation,
remède à l'ennui français, n'excite pas assez le sen^
timent pour soulager la mélancolie italienne.
1. « Voisiner et causer sont, pour des Français, un besoin
d'habitude si impérieux, que, sur toute la frontière de la
Louisiane et du Canada, on ne saurait citer un colon de
cette nation établi hors de la portée ou de la vue d'un autre.
En plusieurs endroits, ayant demandé à quelle distance
était le colon le plus écarté : « Il est dans le désert, me
« répondait-on, avec les ours, à une lieue de toute habita-
a tion, sans avoir personne avec qui causer, »
Volney, TabL des Etats-Unis^ p. 415.
LETTRES SUR HAYDN 69
C'est d'après des habitudes filles * de cette ma-
nière de chercher le bonheur que le prince N...,
qu'on me citait à Rome comme un des hommes les
plus aimables d'Italie, les plus roués, nous faisait
de la musique à tout bout de champ chez la com-
tesse S..., sa maîtresse. II était en train de manger
une fortune de deux ou trois millions : son rang, sa
fortune, ses habitudes, auraient dû en faire un
ci-devant jeune homme ; et quoique son habit d'uni-
forme fût couvert de pktques, ce n'était qu'un
artiste.
Chez nous, l'homme qui va à un rendez-vous, ou
qui va voir si le décret qui le nomme à une place
importante est signé, a assez d'attention de reste
pour être jaloux d'un cabriolet à la mode.
La nature a fait le Français vain et vif plutôt que
gai. La France produit les meilleurs grenadiers du
monde pour prendre des redoutes à la baïonnette,
et les gens les plus amusants. L'Italie n'a point de
Collé, et n'a rien qui approche de la délicieuse gaieté
de la VérUé dans le vin.
Son peuple est passionné, mélancolique, tendre :
elle produit des Raphaël, des Pergolèse, et des
comte Ugolin ^.
1. Le comte Ugolin, du Dante.
La boeea wlevô dal fiero poito
Quel peecator, etc *.
Voir l'abondance des caractères de cette espèce dans
l'exceUente Histoire des républiques d'Italie, par Sismondi.
HAYDN. 5.
LETTRE VIII *
Salzbourg, le 30 avril 1809.
Enfin, mon cher ami, vous avez reçu mes lettres :
la guerre qui m'environne ici de toutes parts me
donnait quelque inquiétude sur leur sort. Mes pro-
menades dans les bois sont troublées par le bruit
des armes : dans ce moment j'entends bien distincte-
ment le canon que l'on tire à une lieue et demie
d'ici, sur la route de Munich ; cependant, après
quelques réflexions assez tristes sur le sort qui m'a
été ma compagnie de grenadiers, et qui, depuis
vingt ans, m'éloigne de ma patrie, je m'assois sur
le tronc d'un grand chêne couché par terre : je me
trouve à l'ombre d'un beau tilleul, je ne vois autour
de moi qu'une verdure charmante, et qui se dessine
bien nettement sur un ciel d'un bleu foncé ; je prends
72 STENDHAL
mon petit cahier, mon crayon, et je vais, après un
long silence, vous parler de notre ami Haydn.
Savez- vous que je vais presque vous accuser de
schisme ? Vous semblez le préférer aux chantres
divins de l'Ausonie. Ah ! mon ami, les Pergolèse,
les Cimarosa, ont excellé dans la partie la plus tou-
chante et en même temps la plus noble du bel art
jqizLjlous console. Vous me dites qu'un des motifs
de votre préférence pour Haydn, c'est qu'on peut
l'entendre à Londres et à Paris comme à Vienne,
tandis que, faute de voix, la France ne jouira jamais
de VOlympiade du divin Pergolèse. Sous ce rapport,
je partage votre opinion. L'organisation dure des
Anglais et de nos chers compatriotes peut laisser
naître chez eux de bons joueurs d'instruments, mais
leur défend à jamais de chanter. Ici, au contraire,
en traversant le faubourg de Léopoldstadt, je viens
d'entendre une voix très douce chanter agréable-
ment la chanson
Nach dem Todt bin ich dein.
Quant à ce qui me regarde, j'aperçois fort bien
la malice de votre critique au milieu de vos com-
pUments. Vous me reprochez encore cette légèreté
qui, grâce au ciel, faisait autrefois le texte habituel
de vos leçons. Vous dites que je vous écris sur
Haydn, et que je n'oublie qu'une chose, qui est
d'aborder franchement la manière de ce grand maî-
tre, et de vous expliquer, en ma qualité d'habitant
LETTRES SUR HAYDN 73
de rAllemagne, et en votre qualité d'ignoraat,
comment il plaît et pourquoi il plaît ? D'abord vous
n'êtes point un ignorant ;(Tous aimez passionnément
la musique, et l'amour sultit dans les beaux-arts.
Ws dites qu'à peine déchiffrez-vous un air :
n'avez-vous pas honte de cette mauvaise objection?
Prenez-vous pour un artiste l'ouvrier croque-sol
qui depuis vingt ans donne des leçons de piano,
comme son égal en génie fait des habits chez le
tailleur voisin ? Faites-vous un art d'un simple
métier où l'on réussit, comme dans les autres, avec
un peu d'adresse et beaucoup de patience ?
Rendez-vous plus de justice. Si votre amour
pour la musique continue, un voyage d'un an en
ItaUe vous rendra plus savant que vos savants de
Paris.
Une chose que je n'aurais pas crue, c'est qu'en
étudiant les beaux-arts, on puisse apprendre à les
sentir. Un de mes amis * n'admirait, dans tout le
Musée de Paris, que l'expression de la Sainte Cécile
de Raphaël, et un peu le tableau de la Transfigura-
lion ; tout le reste ne lui disait rien, et il aimait
mieux les peintures d'éventails qu'on expose tous
les deux ans, que les chefs-d'œuvre enfumés des
anciennes écoles ; en un mot, la peinture était une
source de jouissances presque fermée pour lui. Il
est arrivé que, par complaisance, il a lu une his-
toire de la peinture pour en corriger le style : il est
allé par hasard au Musée, et les tableaux lui ont
74 STENDHAL
rappelé ce qu'il venait de lire sur leur compte. Il
s'est mis, sans s'en apercevoir, à ratifier ou à casser
les jugements qu'il avait vus dans le manuscrit ;
il a bientôt distingué le style des écoles différentes.
Peu à peu, et sans dessein formé, il est allé trois ou
quatre fois la semaine au Musée, qui est aujourd'hui
un des lieux du monde où il se plaît le plus. Il
trouve mille sujets de réflexions dans tel tableau
qui ne lui disait rien, et la beauté du Guide, qui ne
le frappait pas jadis, le ravit aujourd'hui.
Je suis convaincu qu'il en est de même de la
musique, et qu'en commençant par apprendre par
cœur cinq ou six airs du Mariage secret, l'on finit
par sentir la beauté de tous les autres : seulement
il faut avoir la précaution de se priver de toute autre
musique que celle de Cimarosa, pendant un ou deux
mois. Mon ami avait soin de ne voir chaque semaine
au Musée que les tableaux d'un même maître ou
d'une même école.
Mais, mon cher, que la tâche que vous m'imposez
pour les symphonies de Haydn est difficile ! Non pas
faute d'idées, bonnes ou mauvaises, j'en ai : la
difficulté est de les faire parvenir à quatre cents
lieues, et de les peindre avec des paroles.
Puisque vous le voulez, mon ami, garantissez-
vous de l'ennui comme vous pourrez ; moi je vais
vous transcrire ce qu'on pense ici du style de
Haydn.
Dans les premiers temps de notre connaissance,
LETTRES SUR HAYDN 75
je l'interrogeais souvent à ce sujet ; il est bien natu-
rel de demander à quelqu'un qui fait des miracles :
« Comment vous y prenez- vous ? » ; mais je voyais
que mon homme évitait toujours d'entrer en ma-
tière. Je pensai qu'il fallait le tourner, et je me mis
à prononcer, avec une effronterie de journaliste et
une force de poumons intarissable, des jugements
ténébreux sur Hœndel, Mozart, et autres grands
maîtres, auxquels j'en demande pardon. Haydn,
qui était très bon et très doux, me laissait dire et
souriait ; mais quelquefois aussi, après m'avoir
fait boire de son vin de Tokay, il me corrigeait
par cinq ou six phrases pleines de sens et de chaleur,
partant de l'âme et montrant sa théorie : je me hâ-
tais de les noter en sortant de chez lui. C'est ainsi
qu'en faisant à peu près le métier d'un agent de
M. de Sartine *, je suis parvenu à connaître les
opinions du maître.
Qui le croirait ? Ce grand homme, dont nos
pauvres diables de musiciens savants et sans génie
veulent se faire un bouclier, répétait sans cesse :
« Ayez un beau chant, et votre composition, quelle
qu'elle soit, sera belle, et plaira certainement. »
a C'est l'âme de la musique, continuait-il, c'est la
vie, l'esprit, l'essence d'une composition : sans elle,
Tartini peut trouver les accords les plus rares et
les plus savants, mais vous n'entendez qu'un bruit
bien travaillé, lequel, s'il ne déplaît pas à l'oreille,
laisse du moins la tête vide et le cœur froid. »
76
STENDHAL
Un jour que je combattais, avec plus de déraison
qu'à l'ordinaire, ces oracles de l'art, le bon Haydn
alla me chercher un petit journal barbouillé qu'il
avait fait pendant son séjour à Londres. Il m'y fit
voir qu'étant allé un jour à Saint-Paul, il y entendit
chanter à l'unisson une hymne par quatre mille
enfants : « Ce chant simple et naturel, ajouta-t-il,
me donna le plus grand plaisir que la musique exé-
cutée m'ait jamais procuré *. »
Or ce chant *, qui produisit un tel effet sur
l'homme du monde qui avait entendu la plus belle
musique instrumentale, n'est autre chose que :
Chercherai-je, pour que vous ne m'accusiez pas
de sauter les difficultés, à vous définir le chant ?
Écoutez madame Barilli, chantant dans les Nemici
generosi, que je vois annoncés dans le Journal des
Débats :
Piaceri'deW anima,
Contenu soauL
Écoutez-la dire, dans le Mariage secret, en se
moquant de sa sœur, toute fière d'épouser un comte :
Signora Contessina *.
LETTRES SUR HAYDN 77
Écoutez PaolinO'Crivelli chanter à ce comte, qui
devient amoureux de sa maîtresse :
Deh I Signor ♦ /
Voilà ce que c'est que le chant. Voulez-vous, par
une méthode aussi facile, connaître ce qui n*est pas
du chant ? Allez à Feydeau ; prenez garde qu'on ne
joue ni du Grétry, ni du Della-Maria, ni la Mélo^
manie. Écoutez la première ariette venue, et vous
saurez mieux que par mille définitions ce que c'est
que de la musique sans mélodie.
Il y a peut-être plus d'amour pour la musique dans
vingt de ces gueux insouciants de Naples, appelés
lazzaroni, qui chantent le soir le long de la rive de
Chiaja, que dans tout le public élégant qui se réunit
le dimanche au Conservatoire de la rue Bergère *.
Pourquoi s'en fâcher ? Depuis quand est-on si
orgueilleux des qualités purement physiques ?
La Normandie n'a point de bois d'orangers, et ce-
pendant c'est un beau et bon pays : heureux qui
a des terres en Normandie, et qui a la permission
de les habiter ! Mais revenons au chant.
Comment définir, d'une manière raisonnable,
quelque chose qu'aucune règle ne peut apprendre à
produire ? J'ai sous les yeux cinq ou six définitions — n
que j'ai notées dans mon carnet : en vérité, si quel*
que chose était capable de me faire perdre l'idée
bien nette que j'ai de ce que c'est que le chant, ce v
serait la lecture de ces définitions. Ce sont des mots i
78 STENDHAL
assez bien arrangés, mais qui, au fond, ne présen-
tent qu'un sens vague. Par exemple, qu'est-ce que
la douleur ? Nous avons tous, hélas ! assez d'expé-
rience pour sentir la réponse à cette question ; et
cependant, quoi que nous puissions dire, nous
aurons obscurci le sujet. Je croirai donc, monsieur,
être à l'abri de vos reproches, en me dispensant de
vous définir le chant : c'est, par exemple, ce qu'un
amateur sensible et peu instruit a retenu en sortant
d'un opéra. Qui est-ce qui a entendu le Figaro de
Mozart, et qui ne chante pas en sortant, souvent
avec la voix la plus fausse du monde :
Non pià andrai, farfallone amoroso.
Délie donne turbando il riposo, etc, * ?
Les maîtres vous disent : Trouvez des chants qui
soient à la fois clairs, faciles, significatifs, élégants,
et qui, sans être recherchés, ne tombent pas dans le
trivial. Vous éviterez ce dernier défaut et la triste
monotonie en introduisant des dissonances : elles
produisent d'abord un sentiment un peu désagréa-
ble ; l'oreille a soif de les voir résolues, et éprouve
une jouissance bien distincte quand enfin le com-
positeur les résout.
Les dissonances réveillent l'attention ; ce sont des
stimulants administrés à un léthargique : ce mo-
ment d'inquiétude qu'elles produisent en nous se
transforme en plaisir très vif, lorsque nous arrivons
enfin à l'accord que notre oreille ne cessait de pré-
LETTRES SUR HAYDN 79
voir et de désirer. Nous devons des louanges à
Monteverde, qui découvrit cette mine de beautés, et
à Scarlatti, qui l'exploita.
Mozart, ce génie de la douce mélancolie, cet hom-
me plein de tant d'idées et d'un goût si grandiose,
cet auteur de l'air
Non 80 più coaa son, coaa faccio *,
a quelquefois un peu abusé des modulations.
Il lui est arrivé de gâter ces beaux chants dont les
premières mesures sont exactement les soupirs d'une
âme tendre. En les tourmentant un peu vers la fin,
souvent il les rend obscurs pour l'oreille, quoique
dans la partition ils soient clairs pour le lecteur ;
quelquefois, dans ses accompagnements, il met des
chants trop différents de celui de l'acteur en scène ;
mais que ne pardonnerait-on pas en faveur du chant
de l'orchestre, vers le milieu de l'air
Vedrô merUr' io soapiro
Felice un servo mio ♦ !
Figctro.
chant divin, et que tout homme qui souffre d'amour
se rappelle involontairement ^.
1. Je ne me fais pas un scrupule de prendre mes exemples
dans la musique que j'ai entendue à Paris depuis ma rentrée
en France, et postérieurement à la date de ces lettres. Il
n'est pas permis à tout le monde d'imiter un grand écriyain,
qui, cherchant à donner à son ami une idée exacte du pays
80 STENDHAL
Les dissonances sont, en musique, comme le
clair-obscur en peinture : il ne faut pas en abuser.
Voyez la Transfiguration et la Communion de
saint Jérôme, placées vis-à-vis l'une de l'autre à
votre Musée de Paris ; il manque un peu de clair-
obscur à la TransfigurcUion ; le Dominiquin, au
contraire, en a fait le meilleur usage : c'est là qu'il
faut s'arrêter, ou vous tombez dans la secte des
tenebrosi, qui, au seizième siècle, firent périr la
peinture en Italie. Les gens du métier vous diront
que Mozart abuse surtout des intervalles de diminuée
et de superflue.
Quelques années après que Haydn se fut établi
à Eisenstadt, et aussitôt qu'il se fut formé un style,
il songea à nourrir son imagination en recueillant
soigneusement ces chants antiques et originaux qui
courent dans le peuple de chaque nation.
L'Ukraine, la Hongrie, l'Ecosse, l'Allemagne, la
Sicile, l'Espagne, la Russie, furent mises par lui à
contribution.
On peut se former une idée de l'originalité de ces
mélodies par le chant tyrolien que les of&ciers qui
désert qu'il faut traverser pour arriver à Rome, lui dit :
« Vous avez lu, mon cher ami, tout ce qu'on a écrit sur
ce pays, mais je ne sais si les voyageurs vous en ont donné
une idée bien juste... Figurez-vous quelque chose de la
désolation de Tyr et de Babylone, dont parle rÉcriture« •
Génie du Christianisme, tom. III, p. 367.
Citer à Paris la plupart des chefs-d'œuvre de Pergolèse,
de Galuppi, de Sacchini, etc., ce serait un peu parler des
plaines de Babylone *.
LETTRES SUR HAYDN 81
ont fait la campagne d'Autriche en 1809 ont rap-
porté en France :
Wenn ich war in mein...
Tous les ans, un peu avant Noël, on voit arriver,
de Calabre à Naples, des musiciens ambulants qui,
armés d'une guitare et d'un violon, dont ils jouent,
non pas en l'appuyant sur l'épaule, mais comme
nous de la basse *, accompagnent des chants sau*
vages, et aussi différents de la musique de tout le
reste de l'Europe qu'il soit possible de l'imaginer.
Ces chants si baroques ont cependant leur agré-
ment, et n'offensent point l'oreille.
On peut en juger, en quelque façon, à Paris, par
la romance que Crivelli chante d'une manière si
délicieuse dans la Nina de Paisiello. Ce maître s'est
occupé à rassembler d'anciens airs qu'on croit grecs
d'origine, et qui sont encore chantés aujourd'hui
par les paysans demi-sauvages de l'extrémité de
r Italie ; et c'est d'un de ces airs arrangés qu'il a fait
cette romance si simple et si belle.
Quoi de plus différent que le boléro espagnol et
l'air Charmante GahrieUe de Henri IV ? Ajoutez-y
un air écossais et une romance persane tels qu'on
les chante à Constantinople *, et vous verrez
jusqu'où la variété peut aller en musique. Haydn se
nourrissait de tout cela, et savait par cœur tous ces
chants singuliers.
Comme Léonard de Vinci dessinait, sur un petit
■AYDIV. 6
82 STENDHAL
Kvret qu'il portait toujours sur lui, les physionomies
singulières qu'il rencontrait, Haydn notait soigneu-
sement tous les passages et toutes les idées qui lui
passaient par la tête.
Quand il était heureux et gai, il courait à sa petite
table, et écrivait des motifs de menuets et de chan-
sons : se sentait-il tendre et porté à la tristesse, il
notait des thèmes d^andante ou d^adagio. Lorsque
ensuite, en composant, il avait besoin d'un passage
de tel caractère, il recourait à son magasin.
Cependant, d'ordinaire, Haydn n'entreprenait
une symphonie qu'autant qu'il se sentait bien dis-
posé. On a dit que les belles pensées viennent du
cœur ; cela est d'autant plus vrai que le genre dans
lequel on travaille s'éloigne davantage de l'exacti-
tude des sciences mathématiques. Tartini, avant de
se mettre à composer, lisait un de ces sonnets si
doux de Pétrarque. Le bilieux Alfieri, qui, pour
peindre les tyrans, leur a dérobé la farouche amer-
tume qui les dévore, aimait à entendre de la musi-
que avant de se mettre au travail. Haydn, ainsi que
BufTon, avait besoin de se faire coiffer avec le même
soin que s'il eût dû sortir, et de s'habiller avec une
sorte de magnificence. Frédéric II lui avait envoyé
un anneau de diamants : Haydn avoua plusieurs
fois que si, en se mettant à son piano, il oubliait
de prendre cette bague, il ne lui venait pas une idée.
Le papier sur lequel il composait devait être le plus
fin possible et le plus blanc. Il écrivait ensuite avec
LETTRES SUR HAYDN 83
tant de propreté et d'attention, que le meilleur
copiste ne l'aurait pas surpassé pour la netteté et
l'égalité des caractères. Il est vrai que ses notes
avaient la tête si petite et la queue si fine, qu'il
les appelait, avec assez de justice, ses pieds de
mouches.
Après toutes ces précautions mécaniques, Haydn
commençait son travail par écrire son idée princi-
pale, son thème, et par choisir les tons dans lesquels
il voulait le faire passer. Son âme sensible lui avait
donné une connaissance profonde du plus ou moins
d'effet que produit un ton en succédant à un autre K
Haydn imaginait ensuite une espèce de petit roman
qui pût lui fournir des sentiments et des couleurs
musicales.
Quelquefois, il se figurait qu'un de ses amis, père
d'une nombreuse famille et mal partagé des biens
de la fortune, s'embarquait pour l'Amérique, espé-
rant y changer son sort.
Les principaux événements du voyage formaient
la symphonie. Elle commençait par le départ. Un
vent favorable agitait doucement les flots, le navire
1. Exemple trivial. Touchez le piano en C sol fa ut mineur,
faites la cadence ; sautez ensuite au G sol ré ut, vous trouverez
que ce saut ne déplaît pas. Mais si, au lieu de sauter au
G sol ré ut, vous passez du C sol fa ut mineur à l'E la fa,
vous verrez combien cette succession de sons est plus sonore,
plus majestueuse et plus agréable que la première. On
trouverait facilement mille exemples plus compliqués :
Mozart et Haydn en sont remplis *.
84 STENDHAL
sortait heureusement du port, pendant que, sur le
rivage, la famille du voyageur le suivait des yeux
en pleurant, et que ses amis lui faisaient des signaux
d'adieu. Le vaisseau naviguait heureusement, et
on abordait enfin à des terres inconnues. Une musi-
que sauvage, des danses, des cris barbares, s'enten-
daient vers le milieu de la symphonie. Le navigateur
fortuné faisait d'heureux échanges avec les natu-
rels du pays, chargeait son vaisseau de riches mar-
chandises, et, enfin, se remettait en route pour
l'Europe, poussé par un vent propice. Voilà le pre-
mier motif de la symphonie qui revient. Mais bientôt
la mer commence à s'agiter, le ciel s'obscurcit, et
une tempête horrible vient mêler tous les tons et
presser la mesure. Tout est en désordre sur le vais-
seau. Les cris des matelots, le mugissement des
vagues, les sifflements des vents portent la mélodie
du genre chromatique au pathétique. Les accords
de superflue et de diminuée, les modulations se
succédant par semi-tons, peignent l'effroi des
navigateurs.
Mais peu à peu la mer se calme, les vents favo-
rables reviennent enfler les voiles. On arrive au port.
L'heureux père de famille jette l'ancre au milieu
des bénédictions de ses amis et des cris de joie de
ses enfants et de leur mère, qu'il embrasse enfin en
mettant pied à terre. Tout, sur la fin de la sympho-
nie, était allégresse et bonheur.
Je ne puis me rappeler à laquelle des symphonies
LETTRES SUR HAYDN 85
de Haydn ce petit roman a servi de fil. Je sais qu'il
me l'indiqua ainsi qu'au musicien Pichl, mais je l'ai
entièrement oubliée.
Pour une autre symphonie, le bon Haydn s'était
figuré une espèce de dialogue entre Jésus et le pé-
cheur obstiné ; il suivait ensuite la parabole de
r Enfant prodigue.
C'est de ces petits romans que proviennent les
noms par lesquels notre compositeur désignait
quelquefois ses symphonies. Sans cette indication,
il est impossible de comprendre les noms de la Belle
Circassiehney de Roxelane^ du Solitaire^ du Maître
JCécole amoureux, de la Persane, du Poltron, de la
Reine, de Laudon, titres qui indiquent tous le petit
roman qui guidait l'âme du compositeur. Je vou-
drais que les symphonies de Haydn eussent gardé
des noms au lieu d'avoir des numéros. Un numéro
ne dit rien ; un titre, tel que le Naufrage, la Noce,
etc., guide un peu l'imagination de l'auditeur, qu'on
ne saurait trop tôt chercher à ébranler.
On dit que jamais homme ne connut les divers
effets des couleurs, leurs rapports, les contrastes
qu'elles peuvent former, etc., comme le Titien.
Haydn, aussi, avait une* connaissance incroyable
de chacun des instruments qui composaient son
orchestre. Dès que son imagination lui fournissait
un passage, un accord, un simple trait, il voyait
sur-le-champ par quel instrument il devait le faire
exécuter pour qu'il produisît l'effet le plus sonore
HAYDN. 6.
86 STENDHAL
et le plus agréable. Âvait-il quelque doute en com-
posant une symphonie ? La place qu'il occupait à
Eisenstadt lui donnait un moyen facile de l'éclair-
cir *. II sonnait de la manière convenue pour annon-
cer une répétition : les musiciens se rendaient au
foyer. Il leur faisait exécuter de deux ou trois ma-
nières différentes le passage qu'il avait dans la
tête, choisissait, les congédiait, et rentrait pour
continuer son travail.
Rappelez-vous, mon cher Louis, la scène d'Oreste
dans Ylphigénie en Tauride^ de Gluck. L'effet éton-
nant des passages exécutés par les violes agitées eût
disparu si l'on eût donné ces passages à un autre
instrument *.
On trouve souvent chez Haydn de singulières
modulations ; mais il sentait que l'extravagant
éloigne de l'âme de l'auditeur la sensation du heau^
et il ne hasarde jamais un changement un peu sin-
gulier sans l'avoir préparé imperceptiblement par
les accords précédents. Ainsi, au moment où ce
changement arrive, vous ne lui trouvez ni crudité
ni invraisemblance. Il disait avoir trouvé l'idée de
plusieurs de ces transitions dans les ouvrages de
Bach l'ancien. Vous savez que Bach lui-même les
avait rapportées de Rome *.
En général, Haydn parlait volontiers des obliga-
tions qu'il avait à Emmanuel Bach, qui, avant la
naissance de Mozart, passait pour le premier pia-
niste du monde ; mais il assurait aussi ne rien devoir
LETTRES SUR HAYDN 87
au Milanais Sammartini, qui, ajoutait-il, n'était
qu'un brouillon.
Je me rappelle fort bien cependant que, me trou-
vant à Milan, il y a une trentaine d'années, à une
soirée de musique qu'on donnait au célèbre Mis-
livicek, on vint à jouer quelques vieilles symphonies
de Sammartini, et le musicien bohème s'écria tout
à coup : « J'ai trouvé le père du style de Haydn. »
C'était trop dire, sans doute ; mais ces deux ar-
tistes avaient reçu de la nature une âme à peu près
semblable, et il est prouvé que Haydn eut de gran-
des facilités pour étudier les ouvrages du Milanais.
Quant à la ressemblance, remarquez dans le premier
quatuor de Haydn en B /a, au commencement de
la seconde partie du premier temps, le mouvement
du deuxième violon et de la viole : c'est le genre de
Sammartini tout pur.
Ce Sammartini, homme tout de feu et extrême-
ment original, était aussi, quoique de loin, au service
du prince Nicolas Esterhazy. Un banquier de Mi-
lan, nommé Castelli, était chargé par le prince de
compter à Sammartini huit sequins (quatre-vingt-
seize francs) pour chaque pièce de musique qu'il
lui remettrait : le compositeur devait en fournir
au moins deux par mois, et il lui était libre d'en
remettre au banquier autant qu'il le voudrait ;
mais sur la fin de ses jours, la vieillesse le rendant
paresseux, je me souviens fort bien d'avoir entendu
le banquier se plaindre à lui des reproches qu'il
/
88 STENDHAL
recevait de Vienne au sujet de la rareté de ses envois.
Sammartini répondait en grondant : « Je ferai, je
ferai ; mais le clavecin me tue *. »
Malgré sa paresse, la seule bibliothèque de la mai-
son Palfy compte plus de mille morceaux de ce com-
positeur. Haydn eut donc toutes sortes de facilités
pour le connaître et l'étudier, si jamais il eut ce
dessein.
Haydn, en observant les sons, avait trouvé de
bonne heure, pour me servir de ses propres termes,
« ce qui fait bierif ce qui fait mieux^ ce qui fait mal. »
Voilà, mon ami, un exemple de cette manière
simple de répondre qui embarrasse beaucoup. On lui
demande la raison d'un accord, d'un passage assigné
plutôt à un instrument qu'à un autre, il ne répond
guère autre chose que : « Je l'ai fait parce que cela
va bien. »
Cet homme rare, repoussé dans sa jeunesse par
l'avarice des maîtres, avait pris sa science dans son
cœur : il avait soumis son âme à l'effet de la musi-
que ; il avait remarqué ce qui se passait en lui, et
cherchait à reproduire ce qu'il avait éprouvé. Un
artiste médiocre cite tout simplement la règle ou
l'exemple auquel il s'est conformé ; il tient cela bien
clairement dans sa petite tête.
Haydn s'était fait une règle singulière dont je
ne puis rien vous apprendre, sinon qu'il n'a jamais
voulu dire en quoi elle consistait. Vous connaissez
trop les arts pour que j'aie besoin de vous rappeler
LETTRES SUR HAYDN 89
au long que les anciens sculpteurs grecs avaient
certaines règles de beauté invariables, nommées
canons ^. Ces règles sont perdues, et leur existence
recouverte d'une profonde obscurité. Il paraît que
Haydn avait trouvé en musique quelque chose de
semblable. Le compositeur Weigl, le priant un jour
de lui donner ces règles, n'en put obtenir que cette
réponse : a Essayez et trouvez. »
On vous dira que le charmant Sarti composait
quelquefois ainsi par des bases numériques ; il se
vantait même de montrer cette science en peu de
leçons ; mais tout l'arcane de sa méthode consistait
à accrocher de l'argent aux riches amateurs, assez
bons pour espérer pouvoir parler une langue sans
la savoir. Comment se servir à l'aveugle du lan-
gage des sons, sans avoir étudié le sens de chacun
d'eux ?
Quant à Haydn, dont le cœur était le temple de
la loyauté, tous ceux qui l'ont connu savent qu'il
avait un secret et qu'il ne l'a jamais voulu dire.
Il n'a donné autre chose au public, dans ce genre,
qu'un jeu philharmonique, pour lequel on se procure,
au hasard, des nombres en jetant des dés : les pas-
sages auxquels ces nombres correspondent, étant
réunis, même par quelqu'un qui ne se doute pas
du contre-point, forment des menuets réguliers.
1. Voir Winckclmann, Visconti, ou plutôt Visconti et
Winckelmann *.
90
STENDHAL
Haydn avait un autre principe bien original.
Quand son objet n'était pas d'exprimer une affection
quelconque, ou de peindre telle image, tous les
motifs lui étaient bons : « Tout l'art consiste, disait-
il, dans la manière de traiter un thème et de le con-
duire. » Souvent un de ses amis entrant chez lui
comme il allait commencer une pièce : « Donnez-moi
un motif », disait-il en riant. Donner un motif à
Haydn ! qui l'aurait osé ? — « Allons ! bon ! cou-
rage ! donnez-moi un motif pris au hasard, quel
qu'il soit. » Et il fallait obéir.
Plusieurs de ses étonnants quatuors rappellent
ce tour de force : ils commencent par l'idée la plus
insignifiante, mais peu à peu cette idée prend une
physionomie, se renforce, croît, s'étend, et le nain
devient géant à nos yeux étonnés *.
LETTRE IX
Salzbourg, le 4 mai 1809.
Mon ami,
En 1741, Jomelli, un des génies de la musique, fut
appelé à Bologne pour y composer un opéra. Le
lendemain de son arrivée, il alla voir le célèbre père
Martini, sans se faire connaître, et le pria de l'ad-
mettre au nombre de ses élèves. Le père Martini
lui donne un sujet de fugue ; et voyant qu'il le rem-
plissait d'une manière supérieure : « Qui êtes-vous?
lui dit-il ; vous moquez-vous de moi ? c'est moi qui
veux apprendre de vous. — Je suis Jomelli, je suis
le maître qui doit écrire l'opéra qu'on jouera ici
l'automne prochain, et je viens vous prier de m'ap-
prendre le grand art de n'être jamais embarrassé
par mes idées. »
92 STENDHAL
Nous autres, qui ne faisons que jouir de la musi-
que, nous ne nous doutons pas de la difficulté qu'on
trouve à arranger de beaux chants de manière qu'ils
plaisent à l'auditeur, sans choquer certaines règles,
dont à la vérité un bon quart au moins sont de pure
convention. Tous les jours il nous arrive, en écrivant,
d'avoir des idées qui paraissent bonnes, et de trou-
ver une difficulté extrême à les tourner d'une
manière agréable et à les écrire. Cet art difficile, que
Jomelli priait le père Martini de lui enseigner, Haydn
l'avait trouvé tout seul. Dans sa jeunesse, il jetait
souvent sur le papier un certain nombre de notes
au hasard, en marquait les mesures et s'obligeait à
faire quelque chose de ces notes, en les prenant pour
fondamentales. On rapporte le même exercice de
Sarti. A Naples, l'abbé Speranza obligeait ses
élèves à prendre une aria de Métastase, et à faire
de suite, sur les mêmes paroles, trente airs différents :
c'est par ces moyens qu'il forma le célèbre Zinga-
relli, qui jouit encore de sa gloire à Rome, et qui a
pu écrire ses meilleurs ouvrages en huit jours et
quelquefois en moins de temps. Moi, indigne, je
suis témoin qu'en quarante heures, distribuées en
dix jours de travail, il a produit son inimitable
Roméo et Juliette. A Milan, il avait écrit son opéra
d^Alcinda, le premier de ses ouvrages célèbres, en
sept jours. Il est supérieur à toutes les difficultés
matérielles de son art.
Une qualité remarquable chez Haydn, la première
LETTRES SUR HAYDN 93
parmi celles qui ne sont pas données par la nature,
c'est l'art d'avoir un style. Une composition musicale
est un discours qui se fait avec des sons au lieu
d'employer la parole. Dans ses discours, Haydn a,
au suprême degré, non seulement l'art d'augmenter
l'effet de l'idée principale par les idées accessoires,
mais encore de rendre les unes et les autres de la
manière qui convient le mieux à la physionomie du
sujet : c'est un peu ce qu'en littérature on nomme
coni^enance de style *, Ainsi le style soutenu de
Buffon n'admet pas ces tournures vives, originales
et un peu familières qui font tant de plaisir dans
Montesquieu.
Le motif d'une symphonie est la proposition que
l'auteur entreprend de prouver, ou, pour mieux dire,
de faire sentir. De même que l'orateur, après avoir
proposé son sujet, le développe, présente ses preu-
ves, répète ce qu'il veut démontrer, apporte de
nouvelles preuves, et enfin conclut, de même Haydn
cherche à faire sentir le motif de sa symphonie.
Il faut rappeler ce motif pour qu'on ne l'oublie
pas : les compositeurs vulgaires se contentent, en
le répétant servilement, de le faire passer d'un ton
à un autre ; Haydn, au contraire, toutes les fois
qu'il le reprend, lui donne un air de nouveauté,
tantôt lui fait revêtir une certaine âpreté, tantôt
l'embellit d'une manière délicate, et toujours donne
i l'auditeur surpris le plaisir de le reconnaître
sous un déguisement agréable. Vous que les sym-
94 STENDHAL
phonies de Haydn ont frappé, je suis sûr que si
vous avez suivi ce paihos, vous avez actuellement
présents à la pensée ses admirables andante.
Au milieu de ce torrent d'idées, Haydn sait ne
jamais sortir de ce qui semble naturel ; il n'est ja-
mais baroque : tout est chez lui à la place la plus
convenable.
Les symphonies de Haydn, comme les harangues
de Cicéron, forment un vaste arsenal où se trouvent
rassemblées toutes les ressources de Tart. Je pour-
rais, avec un piano, vous faire distinguer bien ou
mal douze ou quinze figures musicales, aussi diffé-
rentes entre elles que l'antithèse et la métonymie ^
de la rhétorique ; mais je ne vous ferai remarquer
que les suspensions.
Je parle de ces silences imprévus de tout l'or-
chestre, quand Haydn, parvenu, dans la cadence du
période musical, à la dernière note qui résout et
ferme la phrase, s'arrête tout à coup au moment où
les instruments semblaient le plus animés, et les
fait taire tous.
Aussitôt qu'ils recommenceront, le premier son
que vous entendrez, pensez-vous, sera cette der-
nière note, celle qui conclut la phrase, et que vous
avez pour ainsi dire déjà entendue en esprit. Pas
du tout. Haydn s'échappe alors, pour l'ordinaire.
1. Grands mois que Pradon prend pour termes de chimie.
BOILBAU.
LETTRES SUR HAYDN 95
à la quinlBy par un petit passage plein de grâce qu'il
avait déjà indiqué auparavant. Après vous avoir
détourné un instant par ce trait léger, il revient au
ton principal, et vous donne alors, tout entière, et
à votre pleine satisfaction, cette cadence qu'il
n'avait d'abord semblé vous refuser que pour vous
la rendre ensuite plus agréable *.
n profite très bien d'un des grands avantages que
la musique instrumentale ait sur la musique chantée.
Les instruments peuvent peindre les mouvements
les plus rapides et les plus énergiques, tandis que le
chant ne peut atteindre à l'expression des passions
dès que celles-ci exigent un mouvement un peu
rapide dans les paroles. Il faut du temps au composi-
teur, comme de la place sur sa toile au peintre. Ce
sont là les infirmités de ces beaux arts. Voyez le
duo
Soriite, sortite ♦,
entre Suzanne et Chérubin, au moment où il va
sauter par la fenêtre ; on jouit de l'accompagne-
ment ; mais, pour les paroles, elles marchent trop
vite pour faire plaisir ; dans le duo
Si^enami
du troisième acte des Horaces *, n'est-il pas d'une
invraisemblance choquante que Camille, furieuse,
se disputant avec le farouche Horace, parle aussi
lentement ? Je trouve le duo très bien ; mais ces
96 STENDHAL
paroles si lentes, dans une situation si vive, tuent
le plaisir. Je me chargerais même de faire des paroles
italiennes dans lesquelles Camille et Horace seraient
deux amants déplorant ensemble le chagrin de ne
pas se voir de quelques jours ; je les adapterais à
l'air du duo Si^enami, et je prétends que la musique
peindrait aussi bien la douleur modérée de mes
amants, que le patriotisme furieux et le désespoir
de madame Grassini et de Crivelli. Si Gmarosa n'a
pas réussi à exprimer ces paroles, qui se vantera de
le faire ? Pour moi, il me semble que nous sommes
arrivés là à une des bornes de l'art musical.
Un habitué de l'Opéra disait à un de mes amis :
« Le grand homme que ce Gluck ! ses chants ne sont
pas très agréables, il est vrai ; mais quelle expres-
sion ! Voyez Orphée chantant :
J'ai perdu mon Eurydice,
Rien n'égale mon malheur. »
Mon ami, qui a une belle voix, lui répondit en
chantant sur le même air :
J*ai trouvé mon Eurydice^
Rien n'égale mon bonheur *.
Je vous engage à faire cette petite expérience, la
partition sous les yeux.
Si vous voulez de la douleur, rappelez-vous
Ah ! rimemhranza amara l
LETTRES SUR UAYDN 97
du commencement de Don Juan *. Remarquez que
le mouvement est nécessairement lent, et que,
peut-être, Mozart lui-même n'eût pu réussir à pein-
dre un désespoir impétueux ; le désespoir de l'amant
bourru, par exemple, quand il reçoit la lettre terrible
qui consiste en ces mots : Eh bien^ non ! Cette situa-
tion est très bien exprimée dans l'air de Cima-
rosa :
Senti, indegna î io ti t^olea aposar,
E ti tro\fo innamorata.
Ici encore, le pauvre amant malheureux est sur
le point de pleurer, sa raison s'égare, mais il n'est pas
furieux. La musique ne peut pas plus représenter la
fureur, qu'un peintre nous montrer deux instants
différents de la même action. Le vrai mouvement de
la musique vocale est celui des nocturnes. Rappe-
lez-vous le nocturne de Ser Marc^ Antonio *. C'est
ce que savaient bien les Hasse, les Vinci, les Faustina
et les Mingotti, et c'est ce qu'on ignore aujourd'hui.
Encore moins la musique peut-elle peindre tous
les objets de la nature : les instruments ont la rapi-
dité du mouvement ; mais aussi, n'ayant point de
paroles, ils ne peuvent rien préciser. Sur cinquante
personnes sensibles qui écoutent avec plaisir la
même symphonie, il y a à parier que pas deux
d'entre elles ne sont émues par la même image.
J'ai souvent pensé que l'eiTet des symphonies de
Haydn et de Mozart s'augmenterait beaucoup si on
MAYON. 7
98 STENDHAL
les jouait dans l'orchestre d'un théâtre, et si, pen-
dant leur durée, des décorations excellentes et ana-
logues à la pensée principale des différents morceaux
se succédaient sur le théâtre. Une belle décoration,
représentant une mer calme et un ciel immense et
pur, augmenterait, ce me semble, l'effet de tel
andarUe de Haydn qui peint une heureuse tranquil-
lité.
En Allemagne, on est dans l'usage de figurer des
tableaux connus. Toute une société, par exemple,
prend des costumes hollandais, se divise en groupes,
et figure, dans la plus parfaite immobilité et avec
une rare perfection, un tableau de Téniers ou de
Van Ostade *.
De tels tableaux sur le théâtre seraient un excel-
lent commentaire aux symphonies de Haydn, et
les fixeraient à jamais dans la mémoire. Je ne puis
oublier la symphonie du chaos qui commence la
Créatiouy depuis que j'ai vu, dans le ballet de
Prométhée *, les charmantes danseuses de Vigan6
peindre, en suivant les mouvements de la sym-
phonie, l'étonnement des filles de la terre sensibles
pour la première fois aux charmes des beaux-arts.
On a beau faire ; la musique, qui est le plus vague
des beaux-arts, n'est point descriptive à elle
seule.
Quand elle atteint une des conditions qu'il faut
remplir pour décrire, la rapidité du mouvement *,
par exemple, elle perd la parole et les intonations si
LETTRES SUR HAYDN 99
touchantes de la voix humaine : a-t-elle la voix, elle
perd la rapidité nécessaire.
Comment peindre une prairie émaillée de fleurs
par des traits différents de ceux qui exprimeraient
le bonheur d'un vent propice qui vient enfler les
voiles de Paris enlevant la belle Hélène ?
Paisiello et Sarti partagent avec Haydn * le grand
mérite de savoir bien distribuer les diverses parties
d'un ouvrage : c'est au moyen de cette sage économie
intérieure que Paisiello compose, non pas un air,
mais un opéra tout entier, avec deux ou trois pas-
sages délicieux. Il les déguise, les rappelle à la mé-
moire, les réunit, leur donne un air plus imposant ;
peu à peu il les fait pénétrer dans l'âme de ses audi-
teurs, leur fait sentir la douceur des moindres notes,
et produit enfin cette musique si pleine de grâces,
et qui donne si peu de peine à comprendre. Voyez la
Molinara *, que vous aimez tant. Voyez les accom-
pagnements de Pirro * comparés à ceux de la
Gineçra de Mayer, par exemple ; ou, si vous voulez
mettre du noir à côté d'une rose, songez aux accom-
pagnements de VAlceste de Gluck.
Notre âme a besoin d'un certain temps pour com-
prendre un passage musical, pour le sentir, pour s'en
pénétrer. La plus belle idée du monde ne produit
qu'une sensation passagère, si le compositeur n'in-
siste pas. S'il passe trop vite à une autre pensée, la
grâce s'évanouit. Haydn est encore admirable en
cette partie, si essentielle dans des symphonies qui
100 STENDHAL
n'ont point de paroles pour les expliquer, et qui ne
sont interrompues par aucun récitatif, par aucun
moment de silence. Voyez V adagio du quatuor
n° 45 : mais tous ses ouvrages fourmillent de tels
exemples. Dès que son sujet commence à s'épuiser,
il présente une agréable digression, et, sous des for*
mes diverges et piquantes, le plaisir se reproduit. Il
sait que, dans une symphonie comme dans un poème,
les épisodes doivent orner le sujet, et non le faire
oublier. Dans ce genre, Haydn est unique.
Voyez, dans les Quatre Saisons, le ballet des pay-
sans, qui, peu à peu, devient une fugue pleine de
feu, et forme une digression charmante.
La bonne économie des parties diverses d'une
symphonie produit dans l'âme de l'auditeur une
certaine satisfaction mêlée d'une douce tranquillité,
sensation semblable, ce me semble, à celle que donne
à l'œil l'harmonie des couleurs dans un tableau bien
peint. Voyez le Saint Jérôme du Corrège ^ : le specta-
teur ne se rend point raison lie ce qu'il éprouve, mais
ses pas se tourneat, sans qu'il s'en aperçoive, vers
ce SaiTit Jérôme, tandis qu'il ne revient qu'en vertu
d'une résolution formée au Saint Sépulcre du Carra-
vage *. En musique, combien de Carravages pour
1. N" 897.
2. NO S38. Cette dilTércnce serait encore plus sensible, *i
je pouvais citer le Saint George* de la gtleric de Dresde. La
beauté de Marie, l'expression divine de la Madeleine dam
le Saint Jérôme de Paris, ne laissent pas le temps de sentir
combien ce tableau est bien peint.
LETTRES SUR HAYDN 101
un Corrège ! Mais un tableau peut avoir un grand
mérite, et ne pas donner à l'œil un plaisir sensible :
tels sont plusieurs ouvrages des Carraches, qui ont
poussé au noir, tandis que toute musique qui ne
plaît pas d'abord à l'oreille n'est pas de la musique.
La science des sons est si vague, qu'on n'est sûr de
rien avec eux, sinon du plaisir qu'ils donnent
actuellement.
C'est en vertu de combinaisons très profondes que
Haydn divise la pensée musicale ou le chant entre
les divers instruments de l'orchestre ; chacun a sa
part, et la part qui lui convient. Je voudrais, mon
ami, que, dans l'intervalle de cette lettre à la sui-
vante, vous pussiez aller à votre Conservatoire de
Paris, où, dites-vous, l'on exécute si bien les sym-
phonies de notre compositeur. Voyez, en les écou-
tant, si vous reconnaissez la vérité de mes rêveries ;
sinon, faites-moi une guerre impitoyable ; car, ou
je me serai mal exprimé, ou mes idées seront aussi
réelles que celles de cette bonne dame qui croyait
voir, dans les taches de la lune, des amants heureux
se penchant l'im vers l'autre.
Quelques faiseurs d'opéras ont voulu, de même,
partager l'exposition de leurs idées entre l'orchestre
et la voix de l'acteur. Us ont oublié que la voix
humaine a cela de particulier, que, dès qu'elle se fait
entendre, elle attire à soi toute l'attention. Nous
éprouvons tous, malheureusement, en avançant
en âge, qu'à mesure qu'on est moins sensible et plus
MAYDN. 7.
102 STENDHAL
savant, on devient plus attentif aux instruments
de Torchestre. Mais chez la plupart des hommes
sensibles et faits pour la musique, plus le chant est
clair et donné avec netteté, plus le plaisir est grand.
Je ne vois d'exception à cela que dans certains mor-
ceaux de Mozart. Mais il est le La Fontaine de la
musique ; et comme ceux qui ont voulu imiter le
naturel du premier poète de la langue française n'ont
attrapé que le niais, de même les compositeurs qui
veulent suivre Mozart tombent dans le baroque le
plus abominable. La douceur des mélodies de ce
grand homme assaisonne tous ses accords, fait tout
passer. Les compositeurs allemands, que j'entends
tous les jours, renoncent à la grâce, et pour cause,
dans un genre qui la demande impérieusement : ils
veulent toujours donner du terrible. L'ouverture
du moindre opéra-comique ressemble à un enterre-
ment ou à une bataille. Ils vous disent que l'ouver-
ture de la Frascatana * n'est pas forte d'harmonie.
C'est un peintre qui ne sait pas nuancer ses cou-
leurs, qui ne connaît rien au doux et au tendrey et qui
veut à toute force faire des portraits de femme. Il
dit ensuite à ses élèves, d'un ton d'oracle : « Gardez-
vous d'imiter ce malheureux Corrège, cet ennuyeux
Paul Véronèse ; soyez dur et heurté comme moi. »
Jadis en aa volière un riche curieux
Rassembla des oiseaux le peuple harmonieux ;
Le chantre de la nuit, le serin, la fau^fetle,
De leurs sons enchanteurs égayaieni sa retraite ;
LETTBES SUR HAYDN 103
// eut soin d*ècarter les lézards et les rats ;
Ils n'osaient approcher ; ce temps ne dura pas.
Un nouveau maître vint ; ses gens se négligèrent ;
La volière tomba ; les rats s'en emparèrent ;
Ils dirent aux lézards : « Illustres compagnons.
Les oiseaux ne sont plus, et c'est nous qui régnons * ! »
Voltaire.
LETTRE X
Salzbourg, le 6 mai 1809.
J'ai souvent vu demander à Haydn quel était
celui de ses ouvrages qu'il préférait, il répondait :
t Les Sept Paroles. » Voici d'abord l'explication du
titre, n y a cinquante ans, je crois, que l'on célébrait,
le jeudi saint, à Madrid et à Cadix, une prière appe-
lée de YerUierro * : ce sont les funérailles du Rédemp-
teur. La religion et la gravité du peuple espagnol
environnaient cette cérémonie d'une pompe extra-
ordinaire : un prédicateur expliquait successive-
ment chacune des sept paroles prononcées par Jésus
du haut de sa croix ; une musique digne de ce grand
sujet devait remplir les intervalles laissés à la com-
106 STENDHAL
ponction des fidèles entre Texplication de chacune
des sept paroles. Les directeurs de ce spectacle sacré
firent courir une annonce dans toute T Europe, par
laquelle ils promettaient un prix considérable à
l'auteur qui enverrait sept grandes symphonies
exprimant les sentiments que devait doyier cha-
cune des sept paroles du Sauveur. Haydn seul
concourut ; il envoya ces symphonies où
Spiega con tal pieteUe il suo concetto,
E il suon con tal dolcezza s>* accompagna^
Che al crudo inferno intenerisce il petto l.
Dante.
A quoi bon les louer ? Il faut les entendre, être
chrétien, pleurer, croire et frémir. Dans la suite,
Michel Haydn, frère de notre compositeur, ajouta
des paroles et un chant à cette sublime musique
instrumentale : sans y rien changer, il la fit devenir
accompagnement ; travail énorme, qui aurait ef-
frayé un Monteverde ou un Palestrina. Ce chant
ajouté est à quatre voix.
Quelques-unes des symphonies de Haydn ont été
écrites pour les jours saints \ Au milieu de la dou-
leur qu'elles expriment, il me semble entrevoir la
vivacité caractéristique de Haydn, et çà et là des
1. Il exprime sa prière avec un accent si tendre, les sons
qui l'accompagnent sont si doux, que le dur enfer en est
touché.
2. Elles sont en G sol ré ut, D la sol ré, C sol faui mineur.
LETTRES SUR HAYDN 107
mouvements de colère par lesquels Fauteur désigne
peut-être les Hébreux crucifiant leur Sauveur.
Voilà, mon cher Louis, le résumé de ce que j'ai
senti bien souvent en écoutant les plus belles sym-
phonies de Haydn, et cherchant à lire dans mon
âme la manière dont elles parvenaient à me plaire.
Je distinguais d'abord ce qui est commun entre
elles, ou le style général qui y règne.
Je cherchais ensuite les ressemblances que ce
style pouvait avoir avec celui de maîtres connus.
On y trouve quelquefois mis en pratique les précep-
tes donnés par Bach ; on voit que, pour la conduite
et le développement du chant des divers instru-
ments, l'auteur a pris quelque chose dans Fux et
dans Porpora ; que, pour la partie idéale, il a déve-
loppé de très beaux germes d'idées contenus dans
les ouvrages du Milanais Sammartini et de Jomelli.
Mais ces légères traces d'imitation sont loin de lui
ôter le mérite incontestable d'avoir un style original,
et digne de produire, ainsi qu'il est arrivé, une révo-
lution totale dans la musique instrumentale. C'est
ainsi qu'il n'est pas impossible que l'aimable Cor-
rège ait pris quelques idées du clair-obscur sublime
qui fait le charme de la Léda, du Saint Jérôme y de la
Madonna alla scodella, dans les tableaux de Fra
Bartolomeo et de Léonard de Vinci. Il n'en est pas
moins réputé, et à juste titre, l'inventeur de ce
clair-obscur qui a fait connaître aux modernes une
seconde source de beauté idéale. Comme V Apollon
108 STENDHAL
offre la beauté des formes et des contours, de même
la Nuit de Dresde, par ses ombres et ses demi-teintes,
donne à l'ftme plongée danç une douce rêverie cette
sensation de bonheur qui l'élève et la transporte
hors d'elle-même, et que l'on a appelée le sublime *•
LETTRE XI
Salzbourg, lo 11 mai 1809.
Mon ami,
Avec une physionomie un peu bourrue, et une
espèce de laconisme dans le discours, qui semblait
indiquer un homme brusque, Haydn était gai, d'une
humeur ouverte, et plaisant par caractère. Cette
vivacité était, il est vrai, facilement comprimée par
la présence d'étrangers ou de gens d'un rang supé-
rieur. Rien ne rapproche les rangs en Allemagne ;
c'est le pays du respect. A Paris, les cordons-bleus
allaient voir d'Alembert dans son grenier ; en Autri-
che, Haydn ne vécut jamais qu'avec les musiciens
ses collègues : il y perdit sanB doute, et la société
110 STENDHAL
aussi. Sa gaieté et Tabondance de ses idées le ren-
daient très propre à porter l'expression du comique
dans la musique instrumentale, genre à peu près
neuf, et où il fût allé loin, mais pour lequel il est
indispensable, comme pour tout ce qui tient à la
comédie, que l'auteur vive au milieu de la société
la plus élégante. Haydn ne vit le grand monde que
dans sa vieillesse, pendant ses voyages à Londres.
Son génie le portait naturellement à employer
ses instruments à faire naître le rire. Souvent, aux
répétitions, il donnait aux musiciens ses camarades
de petites pièces de ce genre, qui, jusqu'ici, est bien
borné. Vous me pardonnerez donc de vous faire part
de ma petite érudition comique.
La plus ancienne des plaisanteries musicales que
je connaisse est celle de Mérula ^ un des plus pro-
fonds contre-pointistes d'une époque où le chant
n'avait pas encore pénétré dans la musique. Il
imagina une fugue représentant des écoliers qui
récitent devant leur pédagogue le pronom latin qui^
qusRy quodj qu'ils ne savent pas bien. La confusion,
les embrouillamini, les barbarismes des écoliers mêlés
aux cris du pédagogue qui entre en fureur et leur
distribue des férules, eurent les plus grands succès.
Benedetto Marcello, ce Vénitien si grave et si
sublime dans son style sacré, le Pindare de la musi-
que, est l'auteur de ce morceau connu intitulé
1. Il florissait vers 1630.
LETTRES SUR HAYDN 111
le Capriccioj où il se moque des castrats^ qu'il détes-
tait cordialement.
Deux basses-tailles et deux ténors commencent
par chanter ensemble ces trois vers :
NOf che lasaù nei cori almi e beati
Non intrano caatrati^
Perche scritto è in quel loco,,.
Le soprano alors part tout seul, et demande.
Dite : che è scritto mai ?
Les ténors et les basses-tailles répondent sur un
ton extrêmement bas :
Arhor che non fa frutto
Arda nel fuoco ♦.
Sur quoi le soprano s'écrie, à l'autre bout de
réchelle :
Ahi ! ahi !
L'effet de ce morceau plein d'expression est in-
croyable. La distance extrême que l'auteur a mise
entre les sons très aigus du malheureux soprano et
les voix sombres des basses-tailles, produit la mélodie
la plus ridicule du monde.
Le nazillement uniforme des capucins, auxquels
même il est expressément défendu de chanter et de
sortir du ton, a fourni un morceau plaisant à
Jomelli.
112 STENDHAL
L'élégant Galuppi, si connu par ses opéra buffa et
par sa musique d'église, n'a pas dédaigné de mettre
en musique le chant d'une synagogue, et une dis-
pute de vendeuses de fruits rassemblées dans un
marché de Venise.
A Vienne, l'esprit méthodique du pays fixa un
jour pour les plaisanteries de ce genre ; la soirée
de la fête de Sainte-Cécile était consacrée, vers le
milieu du dix-huitième siècle, à faire de la musique
dans toutes les maisons, et l'usage voulait que les
musiciens les plus graves présentassent ce jour-là
à leurs amis des compositions comiques. Un père
augUstin, du beau couvent de Saint-Florian, en
Autriche, prit un singulier texte pour ses plaisan-
teries : il composa une messe qui, sans scandale, a
eu longtemps le privilège de faire pouffer de rira
chanteurs et auditeurs.
Vous connaissez les canons bernesques *,du pèra
Martini de Bologne, celui des Ivrognes, celui des
Cloches, celui des Vieilles Religieuses.
Le célèbre Gementi, l'émule de Mozart, dane ses
compositions pour le piano, a publié à Londres, cette
patrie des caricatures, un recueil de caricatures har-
moniques, dans lesquelles il contrefait les plus
célèbres compositeurs de piano : quiconque a la
connaissance la plus légère des manières de Mozart,
Haydn, Kozeluck, Sterkel, etc., et entend ces
petites sonates, composées d'un prélude et d'une
cadence, devine sur-le-champ le maître duquel on
TJIfi
LIFE OF HAYDN,
IN A SLir F.S OF
•LlTTVf.^ v, HiTlEN AT VIENNA.
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■ . ■■ ' • ^i'- >'..i'j'e-Céeile était eonsarrét-, vt-rs le
' » n\ ôw ', >'\no sl«''el(*, à faire de la Uitisupje
taito î !..;;isons, et rusai.'^e vo\.i].ijt nur Irs
. H 'US U ^ i< .;.s graves prr-jen lassent ce jour-là
• l'Miis ;r, .' dr^ C(Mn})ositi(ui.s cnuiiques. Lu j>ère
itioîjvt ,. • : bt'au eouvent do Saint-l'inriau. eu
Aa*f i-' , I • '1 uîi sinijulier tr'xte ]><uir s^'s pliu'^an-
trii'- : il <.iti.|M><a uue int.'sse qui, saïis scand.de, a
«u 1 M .:!• nip-i U' [u'ivdèj/o. de faire poulTrr dv rjre
• :• Ui!(uirs et i!i:<ii leurs.
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( i '. ••« !.ii des Vieilles Rcli^iriiscs.
r • • '( vilement i, Térnule de Mo/art, dans ses
. ' • • if le piano» a pu hué à I.oniin's, cotle
Wures, un reeu^'il de eaiii*afures liar-
, JN lesquelles il contrefait les plus
ri! "-^itcurs de piano : quiconque a la
»- f !•* ;!as leurre des manières de Mozart,
..:, 1. • ;w Slerkel, etc., et entend ce?
p»i! •• . «.••unposées d'un pr''dude et d'une
cîh;.'-.. • -v.îie sur-le-champ le maître du<piel on
TUK
LIFE OF HAYDN,
IN A SBBI£S OF
LETTERS WRITTEN AT YIEBMA.
POLLOWED BT
THE LIFE OF MOZART,
OBSERVATIONS
OR
METASTASIO.
AVI» OW
THS PRESENT Sl'ATE
OF
MUSIC IN FRANCE AND ITALY.
TRAN8LATBD FROM THB FRBNCH OF
L. A. a BOMBET.
WITH NOTES,
BY
THE AUTHOR OF THE SACRED MELODIES,
LONDOX:
JOHN BIUBBAY» ALBEMARLB-STRBKT.
1817.
Titre de la traduction anglaise.
i
LETTRES SUR HAYDN 113
se moque ; on y reconnaît son style, et surtout les
petites affectations et les petites erreurs dans les-
quelles il est sujet à tomber.
Du temps de Charles VI, le célèbre Porpora vivait
à Vienne, pauvre et sans travail : sa musique ne
plaisait pas à ce monarque connaisseur, comme
trop pleine de trilles et de morderUi, Hasse fit un
oratorio pour l'empereur, qui lui en demanda un
second. Il supplia Sa Majesté de permettre que
Porpora exécutât ce travail : l'empereur refusa
d'abord, disant qu'il n'aimait point ce style chevro-
tant : mais touché de la générosité de Hasse, il finit
par consentir à sa demande. Porpora, prévenu par
son ami, ne mit pas un trille dans tout l'oratorio.
L'empereur étonné répétait pendant la répétition
générale : a C'est un autre homme : plus de trilles ! »
Mais, arrivé à la fugue qui terminait la compo-
sition sacrée, il vit que le thème commençait par
quatre notes triUées. Or vous savez que dans les
fugues le sujet passe d'une partie à une autre, mais
ne change pas : quand l'empereur, qui avait le
privilège de ne rire jamais, entendit, dans le grand
plein de la fugue, ce déluge de trilles qui semblait
faire une musique de paralytiques enragés, il n'y
put tenir, et rit peut-être pour la première fois de
sa vie. En France, pays de la plaisanterie, celle-ci
eût peut-être paru déplacée ; à Vienne, elle com-
mença la fortune de Porpora.
De tous les morceaux comiques de Haydn, il ne
HAYON. 8
114 STENDHAL
nous en reste qu'un : c'est cette symphonie connue,
pendant laquelle tons les instruments disparaissent
successivement, de façon qxi'k la fin le premier
violon se trouve jouer tout seul. Cette pièce sin^-
Itère a fourni trois anecdotes, qui toutes sont attes-
tées à Vienne par des témoins oculaires ; jugez de
mon embarras. Les uns disent que Haydn, s'aperce-
vant que ses innovations le faisaient voir de mau-
vais ceil par les musiciens du prince, voulut se
moquer d'eux. Il fit jouer sa symphonie, sans répé-
tition préhminaire, devant Son Altesse, qui avait
le mot de l'énigme : l'embarras des musiciens qui
croyaient tous s'être trompés, et surtout la confu-
sion du premier violon, quand à la fin il s'entendait
jouer seul, divertit la cour d'Eisenstadt.
D'autres assurent que, le prince voulant congé-
dier tout son orchestre, à l'exception de Haydn,
celui-ci trouva ce moyen ingénieux de figurer te
départ général, et la tristesse qui s'ensuivrait :
chaque musicien sortait de la salle à mesure que sa
partie avait fini. Je vous fais grâce de la troisième
Une autre fois, Haydn cherchant à amuser la
société du prince, alla acheter, dans une foire d'un
bourg de Hongrie, voisin d'Eisenstadt, un plein
panier de sifflets, de petits violons, de coucous, de
trompettes de bois, et de tous les instruments qui
font le bonheur des enfants. I) prit la peine d'étudier
leur portée et leur caractère, et composa la sympho-
LETTRES SUR HAYDN 115
nie la plus plaisante avec ces seuls instruments, dont
quelques-uns même exécutent des solo : le coucou
est la basse générale de cette pièce.
Beaucoup d'années après, Haydn, étant en Angle-
terre, s'aperçut que les Anglais, qui aimaient beau-
coup ses compositions instrumentales quand le
mouvement en était vif et allegro, s'endormaient
ordinairement à Vandante ou à Vculagio, quelques
beautés qu'il cherchât à y accumuler : il fit un
andarUe plein de douceur, de suavité, et du chant
le plus tranquille ; tous les instruments semblèrent
s'éteindre peu à peu ; et au milieu du plus grand
pianissimo, partant tous à la fois, et renforcés par
un coup de timbale, ils firent ressauter l'auditoire
endormi *.
LETTRE XI F
Salzbourg, le 17 mai 1809.
Mon cher ami,
Assez longtemps nous avons suivi Haydn dans
la carrière où il fut supérieur ; voyons maintenant
ce qu'il a été dans la musique vocale. Nous avons
de lui des messes, des opéras et des oratorios : ce
sont trois genres.
Ce n*est guère que par conjectures que nous
pouvons savoir ce que Haydn fut dans la musique
théâtrale.
Les opéras qu'il composait pour le prince Ester-
hazy ne sortaient point des archives d'Eisenstadt,
BAYDK. 8.
118 STENDHAI.
qui un jour brûlèrent entièrement, ainsi que la
maison de Haydn. Il perdit la plus grande partie de
ce qu'il avait composé dans ce genre. On n'a con-
servé que VArmide, VOrlaiido paladino, la Vera
Coslanza et lo Speziale, qui sont peut-être ce qu'il
avait fait de moins bon.
Jomelli, arrivant à Padoue pour y écrire un opéra,
s'aperçut que les chanteurs et cantatrices ne valaient
rien, et de plus, n'avaient nulle envie de bien faire :
i< Ah ! canailles, leur dit-il, je ferai chanter l'or-
chestre ; l'opéra ira aux nues, et vous à tous les
diables. »
La troupe du prince Esterhazy, sans être précisé-
ment comme celle de Padoue, n'était pas excel-
lente ; d'ailleurs Haydn, retenu dans sa patrie par
mille liens, n'en sortit que déjà vieux, et n'écrivit
jamais pour des théâtres publics.
Ces considérations vous préparent, mon cher
Louis, à l'aveu que j'ai à vous faire relativement à
la musique dramatique de notre compositeur.
Il avait trouvé la musique instrumentale dans
l'enfance ; la musique chantée était au contraire,
quand il parut, dans toute sa gloire : Pergolèse, Léo,
Scarlatti, Guglielmi, Piccini et vingt autres l'avaient
portée à un point de perfection qui depuis n'a été
atteint et quelquefois surpassé que par Cimarosa
et Mozart. Haydn ne s'éleva point à la beauté des
mélodies de ces hommes célèbres : il faut avouer que,
dans ce genre, il a été surpassé et par ses contem-
LETTRES SUR HAYDN 119
porains Sacchini, Cimarosa, Zingarelli, Mozart, etc.,
et même par ses successeurs, Tarchi, Nazolini,
Fioravanti, Farinelli, etc.
Vous qui aimez à chercher dans l'âme des artistes
les causes des qualités de leurs ouvrages, vous parta-
gerez peut-être mon idée sur Haydn. On ne peut lui
refuser sans doute une imagination vaste, pleine de
vigueur, créatrice au suprême degré : mais peut-
être ne fut-il pas aussi bien partagé du côté de la
sensibilité ; et sans ce malheur-là plus de chant, plus
d*amour, plus de musique théâtrale. Cette hilarité
naturelle, cette joie caractéristique dont je vous ai
parlé, ne permirent jamais à une certaine tristesse
tendre d'approcher de cette âme heureuse et calme.
Or, pour faire, comme pour entendre de la musi-
que dramatique, il faut pouvoir dire, avec la belle
Jessica :
/ am neiger merry when I hear sweet music *.
The Merchani of Venice, acte V, se. i.
Il faut être tendre et un peu triste pour trouver
du plaisir même aux Cantatrice \fiUane ^, ou aux
Nemici generosi * ; c'est tout simple : si vous êtes
gai, votre imagination n'a que faire d'être distraite
des images qui l'occupent.
Autre raison. Pour dominer l'âme des spectateurs,
1. Chef-d'œuvre de Fioravanti, très goûté à Paris.
2. Opéra très comique de rexccllent Cimarosa.
120 STENDHAL
l'imagination de Haydn a besoin d'agir en souve-
raine ; dès qu'elle est enchaînée à des paroles, on
ne la reconnaît plus : il semble que des scènes écrites
la ramènent trop souvent aux choses de sentiment.
Haydn aura donc toujours la première place parmi
les peintres de paysages ; il sera le Claude Lorrain
de la musique, mais il n'aura jamais au théâtre,
c'est-à-dire dans la musique tout à fait de sentiment,
la place de Raphaël.
Vous me direz que celui qui occupe cette place fut
le plus gai des hommes. Sans doute Cimarosa était
gai dans le monde ; n'est-ce pas ce qu'on a de mieux
à y faire ? Mais je serais bien fâché pour ma théorie,
que l'amour ou la vengeance ne lui eussent jamais
fait faire quelque bonne folie, ne l'eussent jamais
mis dans quelque position bien ridicule. Un des
plus aimables de ses successeurs ne vient-il pas de
passer, au mois de janvier, une nuit tout entière
dans le plus triste lieu du monde, attendant sans
cesse que la plus gaie des cantatrices tînt la pro-
messe qu'elle lui avait faite ?
Je parierais bien que la gaieté de Cimarosa n'était
pas une gaieté de traits et d'épigrammes comme
celle de Gentil-Bernard.
Vous voyez, mon ami, que la dévotion à mon saint
ne m'entraîne pas trop loin : je mets les faiseurs de
symphonies dans la classe des paysagistes, et les
compositeurs d'opéras dans celle des peintres d'his-
toire. Deux ou trois fois seulement Haydn s'éleva
LETTRES SUR HAYDN 121
à ce grand genre, et alors il fut Michel-Ange et
Léonard de Vinci.
Consolons-noufty nous verrons son talent reparaître
quand nous parlerons de sa musique d'église et de
ses oratorios : dans ces derniers surtout, où le génie
de Pindare trouve plus d'occasions de paraître que
le génie dramatique, il fut de nouveau sublime, et
étendit encore la gloire qu'il s'était aeqnise comme
symphoniste.
Je m'aperçois qu'à force d'impartialité, je dis
peut-être trop de mal de notre ami. Avez-vous
entendu son Ariane abandonnée dans Vtle de Naxos?
Toutes mes calomnies seront mises à leur place.
Il me semble que la musique diffère en cela de
la peinture et des autres beaux-arts, que chez elle
le plaisir physique, senti par le sens de l'ouïe, est
plus dominant et plus de son essence que les jouis-
sances intellectuelles. La base de la musique est ce
plaisir physique ; et je croirais que notre oreille jouit
encore plus que notre cœur en entendant madame
Barilli chanter :
Voi che sapete
Che cosa è amor *.
Mozart, Figaro,
Un bel accord enchante l'oreille, un son faux la
déchire ; cependant aucune de ces deux choses ne
dit rien d'intellectuel à l'âme, rien que nous pussions
écrire si nous en étions requis. Seulement cela lui fait
122 STENDHAL
peine ou plaisir. Il paraît que, de tous nos organes,
l'oreille est celui qui est le plus sensible aux secousses
agréables ou déplaisantes. L'odorat et le tact sont
aussi très susceptibles de plaisir ou de peine ; l'œil
est le plus endurci de tous ; aussi ii sent très peu
le plaisir physique. Montrez un beau tableau * à
un sot, il n'éprouvera rien de très ag^réable, parce
que la jouissance que donne la vue d'un beau ta-
bleau vient presque toute de l'esprit. Il ne manquera
pas de préférer une enseigne bien enluminée au
Jésus-Christ appelant saint Matthieu, de Louis Car-
rache ', Faites entendre, eu contraire, à votre sot
un bel air bien chanté, il donnera peut-être quelques
signes de plaisir, tandis qu'un air mal chanté lui
fera quelque peine. Allez au Musée un dimanche,
vous trouverez, à un certain point de la galerie, le
passage intercepté par la toute rassemblée devant
un tableau, et tous les dimanches devant le même.
Vous croyez que c'est un chef-d'œuvre ; pas du
tout : c'est une croûte de l'école allemande, repré-
sentant le Jugement dernier. Le peuple aime à voir
la grimace des damnés. Suivez le soir ce peuple au
spectacle gratis, vous le verrez applaudir avec trans-
port aux airs chantés par madame Branchu, tandis
que, le matin, les tableaux de Paul Véronèse ne lui
disaient rien.
e CaOïerine, du Corrégc, n° 895.
LETTRES SUR HAYDN 123
J€ conclurais de tout ceci que si, en musique, on ^
'Sacrifie à quelque autre vue le plaisir physique qu'elle ( ^ ")
^^it nous donner avant tout, ce qu'on entend n'est r
I . ... la:?
P*^s de la musique, c'est un bruit qui vient offenser 1
*^otre oreille sous prétexte d'émouvoir notre âme. J
^ ^st pour cela, je crois, que je n'assiste pas sans
P^ine à tout un opéra de Gluck. Adieu ♦.
LETTRE XIII
Salzbourg, le 18 mai 1809.
La mélodie^ c'est-à-dire cette succession agréable
de tons analogues qui émeuvent doucement l'oreille,
sans jamais lui déplaire ; la mélodie^ par exemple
l'air
Signora contessina l
1. Je parle si souvent du Matrimonio aegretOt qui est le
chef-d'œuvre de Cimarosa, et que je regarde comme très
connu à Paris, que l'on me conseille de nicher dans quelque
coin un petit extrait de la pièce pour les amateurs de musique
qui n'habitent pas Paris.
Geronimo, un marchand de Venise très riche et un peu
lourd, avait deux filles, Caroline et Élisette. L'aimable
Caroline venait de consentir à épouser secrètement Paolino,
le premier commis de son père (a) ; mais celui-ci avait la
(û) La pièce oommenoe par deux duos pleins de tendresse, qui
nous intéresient sur-le-champ aux amants, et qui font l'exposition.
C§ra/ Caral est le commencement du premier duo. Les premières
psroles du second sont : lo ti latcio, perche uniti.
126 STENDHAL
chanté par madame Barilli dans le Matrimonio
segretOy est le moyen principal de produire ce plaisir
physique. L'harmonie vient ensuite. « C'est le chant
manie de la noblesse, et ils étaient fort embarrassés pour
lui déclarer leur mariage. Paolino, qui cherchait toutes les
occasions de lui faire sa cour, avait arrangé celui d'Élisette,
sa fille aînée, avec le comte Robinson : Geronimo est charmé
de s'allier à un homme titré, et de voir sa fille devenir com-
tesse (b). Le comte arrive, on le présente à la famille fc) :
les grâces de Caroline lui font changer de dessein (d) ; il
déclare à Paolino, l'amant de Caroline, qu'il va la demander
pour épouse au lieu d'Éliscttc, et que, pour faire consentir
le vieux marchand à ce troc, assez simple dans un mariage
de convenance, il se contentera d'une dot de cinquante
mille écus au lieu de cent mille qui ont été promis (e). Éli-
sctte, très piquée de la froideur du comte, et qui le surprend
baisant la main de Caroline, le dénonce à Fidalma, sœur
du vieux marchand (f)t qui, de son côté, pense que sa grande
fortune la rend un parti très sortable pour Paolino. Gero-
nimo, qui est sourd, n'entend pas bien la proposition du
comte et les plaintes d'Élisette fgj^ -et entre dans u^ accè^
de colère qui fait le finale du premier acte (h).
(b) Il chante ce bel air de basse-taille, le Orecchie êpalanaUe^ où
se trouve la réunion singulière du ridicule le plus vrai et d'une onction
touchante. On rit de Geronimo, mais on l'aime, et le sentiment de
Fodieux est éloigné de l'âme du spectateur pour tout le reste de la
pièce.
(c) 11 chante, en entrant, l'air Sensa far eerimanie.
(d) Jl cor m* a ingannaio ; et ensuite beau quatuor peignant les
passions les plus profondes sans mélange de tristesse. C'est un des
morceaux qui marquent ]e mieux la différence des routes suivies par
Cimarosa et par Mozart. Qu'on se figure ce dernier traitant le aujet de
ce quatuor.
(e) Duo touchant que Paolino commence par cette belle phrase :
Deh signor f
(f) Air : Jo voglio êuaurrar la eaaa e la città.
(g) Air : Voi credeie che gli apoai faccian corne i sigiêbei.
(h) On ne trouve jamais, dans Moiart, de ces sortes de morceaux,
chefs-d'œuvre de verve et de gaieté ; mais aussi un air tel que Dot>e
êono i bei momenti, dans la bouche de Caroline, peindrait sa situation
d'une manière plus touchante.
LETTRES SUR HAYDN 127
qui est le charme de la musique, d disait sans cesse
Haydn. C'est aussi ce qu'il y a de plus difficile à faire.
Il ne faut que de l'étude et de la patience pour pro-
duire des accords agréables ; mais trouver un beau
chant est l'œuvre du génie. J'ai souvent pensé que
s'il y avait une académie de musiciens en France,
Au second, dispute entre le comte et Gcronimo : c'est le
fameux duo Se fiato in corpo at^eie. Désespoir de Caroline,
qu'on veut mettre au couvent ; proposition de Fidalma à
Paolino fi) ; jalousie de Caroline, air superbe chanté par
elle et supprimé à Paris : elle pardonne à Paolino, qui lui
expose les mesures qu'il a prises pour leur secret départ ;
c'est l'air à prétention de la pièce : Pria che spunti in ciel
l'aurora.
Le comte et Élisette se rencontrent en venant prendre
des flambeaux au salon pour rentrer se coucher dans leurs
appartements. Le comte lui déclare qu'il ne peut l'épouser ^/^.
Il est près de minuit, la tremblante Caroline paraît avec
son amant; comme ils traversent le salon pour prendre la
fuite, ils entendent encore quelque bruit dans la maison, et
Paolino rentre avec sa femme dans la chambre de celle-ci.
Élisette, que la jalousie tient éveillée, entend parler distinc-
tement dans cette chambre, croit que c'est le comte, appelle
son père (k) et sa tante, qui s'étaient déjà retirés chez eux.
On frappe à la porte de Caroline ; elle en sort avec son amant :
tout se découvre, et sur les instances du comte, qui chante
au père le bel air Ascoltate un uom del mondo, et qui, pour
obtenir la grâce de Caroline, consent à épouser Élisette,
eelui-ci pardonne aux amants.
Cette pièce est originairement du fameux acteur Garrick.
En anglais, le caractère de la sœur est atroce, et tout le
drame est sombre et triste ; la pièce italienne est, au con-
traire, une jolie petite comédie, très bien coupée par la
musique *.
(i) Air : Ma eon un mariio via megUo si êUL
(I) Trèfl joli air de Farinelli : Signorina, io non f ' amo,
(k) Air Jl eanie tla ckiuêo con mia toreUina,
128 STENDHAL
ïl y aurait un moyen bien simple de leur faire faire
leurs preuves ; ce serait de les prier d'envoyer à
l'académie dix lignes de musique, sans plus.
Mozart écrirait :
Voi che tapele.
Cimaro3a :
Da eh« il eaao è ditptrato.
Matrinumio.
Paisiello :
Qudli là.
La Molinara.
Mais qu'écriraient M.""*, et M.***, et M.*** ?
En effet, un beau chant n'a pas besoin d'orne-
ments ni d'accessoires pour donner du plaisir. Vou*
lez-vou3 voir si un chant est beau, dépouillez-le de
SCS accompagnements. On peut dire d'une belle
mélodie ce qu'Aristenète disait de son amie :
Induitur, formata esl ; exuilur, ipaa forma est.
Vêtup, elle Cil belle ; nue, c'e»t la beauté elle-même.
Quant à la musique de Gluck, que vous me citez.
César dit à un poète qui lui récitait des vers : « Tu
chantes trop pour un homme qui Ht, et tu lis trop
pour un homme qui chante. » Quelquefois cependant
Gluck a su parler au cœur, ou avec des chants déU-
cats et tendres, comme dans les gémissements des
nymphes de Thcssalie sur la tombe d'Admète *, ou
LETTRES SUR HAYDN 129
par des notes fortes et vibrées, comme dans la scène
d'Orphée avec les Furies.
n en est de la musique dans une pièce comme de
Famour dans un cœur : s'il n'y règne pas en despote,
si tout ne lui a pas été sacrifié, ce n'est pas de
l'amour.
Cela posé, comment trouver un beau chant ?
Justement par la méthode que Corneille employa
pour trouver le Qu*il mourût. Deux cents Laharpe
peuvent faire des tragédies raisonnables, ce sont les
musiciens grands harmonistes qui remplissent l'Alle-
magne. Leur musique est correcte ; elle est savante,
elle est bien travaillée ; elle n'a qu'un seul défaut,
c'est qu'on y bâille.
Je croirais que, pour faire un Corneille en musique,
il faut que le hasard réunisse à une âme passionnée
une oreille très sensible. Il faut que ces deux genres
de sensations soient liés de manière que, dans ses
moments les plus tristes, lorsqu'il croit sa maîtresse
infidèle, le jeune Sacchini soit un peu consolé par
quelques notes qu'il entend chanter à demi-voix
par im passant. Or, jusqu'ici, de telles âmes ne sont
guère nées que dans les environs du Vésuve. Pour-
quoi? Je n'en sais rien ; mais voyez la liste des grands
musiciens.
La musique des Allemands est trop altérée par la
fréquence des modulations et la richesse des accords.
Cette nation veut du savoir en tout, et aurait sans
doute une meilleure musique, ou plutôt une musique
■AYDN. 9
130 STENDHAL
plus italienne, si ses jeunes gens, un peu moins fi-
dèles à la science, aimaient un peu plus le plaisir.
Promenez-vous dans Gœttingue, vous remarquerez
de grands jeunes gens blonds un peu pédants, un
peu mélancoliques, marchant par ressorts dans les
rues, scrupuleusement exacts à leurs heures de
travail, dominés par l'imagination, mais rarement
très passionnés.
L'ancienne musique des Flamands n'était qu'un
tissu d'accords dénué de pensées. Cette nation faisait
sa musique comme ses tableaux : beaucoup de tra-
vail, beaucoup de patience, et rien de plus.
Les amateurs de toute l'Europe, à l'exception des
Français, trouvent que la mélodie d'une nation
voisine * est irréguUère et sautillante, languissante
à la fois et barbare, surtout très sujette à ennuyer.
La mélodie des Anglais est trop uniforme, si toute-
fois ils en ont une. Il en est de même des Russes, et,
chose étonnante, des Espagnols. Comment se figu-
rer que ce pays favorisé du soleil, que la patrie du
Cid et de ces guerriers troubadours qu'on trouvait
encore dans les armées de Charles-Quint, n'ait pas
produit des musiciens célèbres ? Cette brave nation,
si capable de grandes choses, dont les romances res-
pirent tant de sensibihté et de mélancolie, a deux ou
trois chants différents, et puis c'est tout. On dirait
que les Espagnols n'aiment pas la multiplicité des
idées dans leurs affections ; une ou deux idées, mais
profondes, mats constantes, mais indestructibles.
LETTRES SUR HAYDN 131
La musique des Orientaux n'est pas assez dis-
tincte, et ressemble plutôt à un gémissement con-
tinu qu'à un chant quelconque.
En Italie, un opéra est composé de chant et d'ac-
compagnements ou de musique instrumentale :
celle-ci doit être la très humble servante de l'autre,
et servir seulement à en augmenter l'effet ; quelque-
fois, cependant, la peinture de quelque grande révo-
lution de la nature donne à la musique instrumen-
tale une occasion raisonnable de briller. Les instru-
ments, ayant une échelle plus étendue que la voix
de l'homme et une grande variété de sons, peuvent
figurer des choses auxquelles la voix ne saurait
atteindre : ils feront, par exemple, la peinture d'une
tempête, celle d'une forêt troublée la nuit par les
hurlements des bêtes féroces.
Dans l'opéra, les instruments peuvent donner de
temps en temps ces touches énergiques, claires et
caractéristiques qui raniment toute la composition ;
par exemple, dans le Mariage secret^ le trait de l'or-
chestre, dans le quatuor du premier acte, après ces
mots :
Cosi un poco il suo orgoglio.
Haydn, accoutumé à se livrer à la fougue de son
imagination, à manier l'orchestre comme Hercule
se servait de sa massue, obligé de suivre les idées
du poète, et de modérer son luxe instrumental, se
trouve comme un géant enchaîné : c'est de la musi-
132 STENDHAL
que bien faite ; mais plus de chaleur, plus de génie,
plus de naturel ; cette originalité brillante a dis-
paru, et, chose étonnante ! cet homme qui vante le
chant à tout propos, qui revient sans cesse à ce pré-
cepte, ne met pas assez de chant dans ses ouvrages.
Je crois entendre vos auteurs à la mode nous vanter,
en style d'amphigouri, la belle simplicité des écri-
vains du siècle de Louis XIV.
Haydn avoue en quelque sorte sa médiocrité en
ce genre. Il dit que s'il avait pu passer quelques
années en Italie, entendre les voix délicieuses et
étudier les maîtres de l'école de Naples, il aurait
aussi bien fait dans l'opéra que dans la musique
instrumentale ; c'est ce dont je doute : imagination
et sensibilité sont deux choses. On peut faire le
cinquième livre de VEnéide, décrire des jeux funè-
bres avec une touche brillante et majestueuse, faire
combattre Entelle et Darès, et ne savoir pas faire
mourir Didon d'une manière vraisemblable et tou-
chante *. On ne voit pas les passions comme un
coucher du soleil. Vingt fois par mois, à Naples,
la nature présente de superbes couchers du soleil
aux Claude Lorrain : mais où Raphaël a-t-il pris
l'expression de la Madonna alla seggiola ? Dans
son cœur *.
LETTRE XIV ♦
Salzbourg, le 21 mai 1809.
Vous désirezy mon cher Louis, que j'écrive à
Naples pour avoir une notice sur la musique de ce
pays ; puisque je la cite si souvent, dites- vous, je
dois vous la faire connaître. Vous avez ouï dire que
la musique devenait plus originale à mesure qu'on
avançait dans l'espèce de botte que forme l'Italie :
vous aimez la douce Parthénope qui inspira Virgile ;
vous enviez son sort : fatigués de tempêtes révolu-
tionnaires, nous voudrions pouvoir dire :
... lUo me tempore dulcis alebat
Parihenope, studiis florenUm ignobilis oli.
Enfin, vous prétendez que la musique qu'on y
taisait du temps de ce bienheureux repos, ayant été
HAYDN. 9.
134 STENDHAL
destinée à plaire à des Napolitains et ayant si bien
rempli son objet, c'est par un homme du pays qu'elle
doit être jugée.
Ce que vous désirez, je l'ai fait depuis longtemps.
Voici une esquisse de la musique de l'école de Naples,
qui m'a été fournie, il y a quelques années, par un
grand abbé sec, fou du violoncelle, et habitué du
théâtre de Saint-Charles, où il n'a pas manqué une
représentation depuis quarante ans, je crois.
Je ne suis que traducteur, et ne change rien à ses
jugements, qui ne sont pas les miens tout à fait.
Vous remarquerez qu'il ne parle pas de Cimarosa ;
c'est qu'en 1803, il ne fallait pas nommer Cimarosa
à Naples.
Naples, 10 octobre 1803.
Amico siimaiissimoy
« Naples a eu quatre écoles de musique vocale et
instrumentale ; mais il n'en existe plus aujourd'hui
que trois, où se trouvent environ deux cent trente
élèves. Ceux de chaque école ont un uniforme diffé*
rent : les élèves de Sainte-Marie-de-Lorette sont en
blanc ; ceux de la Pietà en bleu turquin ou bleu de
ciel ; de là vient qu'on les appelle Turchini ; ceux
de Saint-Onuphre sont couleur de puce et blanc.
C'est de ces écoles que sont sortis les plus grands
musiciens du monde ; chose naturelle, notre pays
est celui où l'on aime le mieux la musique. Les
LETTRES SUR HAYDN 135
grands compositeurs que Naples a produits vécurent
vers le commencement du dix-huitième siècle.
« Il est naturel de distinguer les chefs d'école qui
ont produit des révolutions dans toute la musique
de ceux qui n'ont cultivé qu'un seul genre de com-
position.
« Parmi les premiers, nous mettrons, avant tous
les autres, Alexandre Scarlatti, qui doit être consi-
déré comme le fondateur de l'art musical moderne,
puisqu'on lui doit la science du contre-point. Il
était de Messine, et mourut vers 1725.
<t Porpora mourut pauvre, à quatre-vingt-dix ans,
vers 1770. Il a donné au théâtre un grand nombre
d'ouvrages qui sont regardés comme des modèles.
Ses cantates leur sont encore supérieures.
a Léo fut son disciple, et surpassa son maître. Il
mourut à quarante-deux ans, en 1745. Sa manière
est inimitable : l'air :
Misera pargoUtto i,
de Démophon, est un chef-d'œuvre d'expression.
1. Cette situation est une des plus touchantes du théâtre
de Métastase, et Léo Ta rendue divinement. Timante, jeune
prince qui se croit fils du farouche Démophon, roi d'Ëpire,
est marié secrètement depuis deux ans à Dircée ; il en a un
fils. Démophon découvre ce mariage, et trouve dans les
lois de son royaume le moyen de les faire périr tous deux ;
on les conduit à la mort ; mais son âme cruelle est touchée
par les prières du peuple : il leur pardonne. Au moment où
Timante vole dans les bras de Dircée, un ami fidèle lui
136 STENDHAL
« Francesco Durante naquit à GrumO| village des
environs de Naples. La gloire de rendre facile le
contre-point lui était réservée. Je regarde comme
son plus bel ouvrage les cantates de Scarlatti arran-
gées en duos.
donne la preuve évidente que Dircée est fille de Démophon.
Plein d'horreur pour le crime involontaire dont il s'est
rendu coupable en épousant sa sœur, au désespoir d'être
obligé de renoncer à Dircée, il voit en lui un nouvel Œdipe,
il demeure immobile et plongé dans une sombre horreur.
Dircée, qui no peut comprendre cette étrange froideur,
le supplie de parler, au nom de leur amour ; son horreur
redouble : elle lui présente son fils, en le suppliant du moins
de jeter un regard sur cet enfant qui le caresse : le malheu-
reux Timante ne peut plus contenir sa douleur ; il embrasse
son fils, et l'air commence :
Miêero pargoletto.
Il tuo (Uêiin ru>n êai :
Ah I non gli dite mai
Quai era il genitor.
Corne in un punio, oh Dio l
TuUo eambià d'oêpeUo /
Voi fœte il mio diletto,
Voi êiete il mio ténor,
c'est-à-dire :
Trop malheureux enfant^
Tu ignorée ton deetin :
Ah ! ne lui diiee jamaie
Quel fut eon triete père.
Grand Dieu ! combien en un inetant
Tout a changé d^aepect pour moi!
Voue fûiee un jour le hofîhêur de ma $ne,
Et voue en êtêe le tourment,
A chaque répétition de ces paroles que Timante adresse
tantôt à son fils, tantôt à Dircée, Léo a su peindre une nou-
velle nuance de son profond désespoir.
LETTRES SUR HAYDN 137
« Nous mettrons au premier rang des musiciens
du second genre, Vinci, le père de ceux qui ont écrit
pour le théâtre. Son mérite est de réunir l'expression
la plus vive à une profonde connaissance du contre-
point. Son chef-d'œuvre est VArtaserce de Métas-
tase. Il mourut en 1732, à la fleur de l'ftge, et, à ce
qu'on dit, empoisonné par un parent d'une dame
romaine qu'il avait aimée.
« Jean-Baptiste Jesi était né à Pergola, dans la
Marche, ce qui le fit appeler Pergolese. Il fut élevé
dans une des écoles de Naples, où Durante fut son
maître, et il mourut à vingt-cinq ans, en 1733. Celui*
ci fut un vrai génie. Ses ouvrages immortels sont le
StabcU Mater j l'air Se cerca^ se dice de YOlympiade^
et la Servante maîtresse, dans le genre bouffe. Le
P. Martini a dit que PergoIèse était tellement supé-
rieur dans ce genre, et y était tellement porté par
la nature, qu'il y a des motifs bouffes jusque dans
le Stabai Mater, En général, sa manière est mélan-
colique et expressive.
« Hasse, appelé il Sassone, fut élève d'Alexandre
Scarlatti, et le plus naturel des compositeurs de son
temps.
« Jomelli naquit à Averse, et mourut en 1775. Il a
montré un génie étendu. Le Miserere et le Benedictus
sont ses plus beaux ouvrages dans la manière noble
et simple, VArmide et VIphigénie, ce qu'il a fait de
mieux pour le théâtre. Il a trop aimé les instru-
ments.
138 STENDHAL
« David Ferez, né à Naples, et qui est mort vers
1790, a composé un Credo qui, à certaines solennités,
se chante encore dans l'église des Pères de l'Oratoire,
où l'on va l'entendre comme original. C'est un des
compositeurs qui ont soutenu le plus tard la rigueur
d'un contre-point. Il a travaillé avec succès pour le
théâtre et pour l'église.
« Traetta, le maître et le compagnon de Sacchini
dans le Conservatoire de Sainte-Marie-de-Lorette,
a couru la même carrière que lui. Il eut plus d'art
que Sacchini, qui passe pour avoir eu plus de génie.
Le caractère de Sacchini est une facilité pleine de
gaieté. On distingue parmi ses compositions série
le récitatif Bérénice^ che fai ? avec l'air qui le suit.
<( Bach, né en Allemagne, fut élevé à Naples. On
l'aime à cause de la tendresse qui anime ses com-
positions. La musique qu'il fit sur le duo
Se mai più sarô geloso
paraît avec avantage dans le recueil des airs que
les plus excellents maîtres ont composés sur ces
paroles. On pourrait dire que Bach a particulière-
ment réussi à exprimer l'ironie.
« Tous ces musiciens moururent vers 1780.
(( Piccini a été le rival de Jomelli dans la manière
noble. On ne peut rien préférer à son duo
Fra queste ombre meste, o cara I
Peut-être doit-on le regarder comme le fonda-
teur du théâtre buffa actuel.
LETTRES SUR HAYDN 139
(c Paisiello, Guglielmi et Anfossi sont ceux de ses
disciples qui ont un nom. Mais, malgré leurs ouvra-
ges, la décadence de la musique à Naples est sen-
sible et rapide ^. Adieu. »
1. Époques de quelques compositeurs :
Durante, né en 1693, mort en 1755.
Léo,
— 1694,
1745.
Vinci,
— 1705,
1732.
Hasse,
— 1705,
- 1783.
Haendel,
— 1684,
1759.
Galuppi,
Jomelli,
— 1703,
— 1714,
1785.
1774.
Porpora,
Benda,
— 1685,
1714,
1767.
1795 ♦.
Piccini,
— 1728,
1800.
Sacchini,
— 1735,
1786.
Paisiello,
— 1741,
Guglielmi,
Anfossi,
— 1727,
— 1736,
1804.
- 1775.
Sarti,
— 1730,
1802.
Zingarelli,
Traetta,
— 1752,
— 1738,
1779 (•)
Ch. Bach,
— 1735,
- 1782.
Mayer, né vers 1760.
Mosca, né vers 1775.
(a) Traetta, artiste profond et mélancolique, excelle dans les effets
pittoresques et sombres de l'harmonie. Dans sa Sophonùbe^ cette reine
te jette entre son époux et son amant, qui veulent combattre : * Cruels,
leur dit-elle, que faites-vous ? Si vous voulez du sang, frappez, voilà
mon sein. » Et, comme ils s'obstinent à sortir, elle s'écrie : « Où allez-
vous ? Ah ! non ! > Sur cet Ah I l'air est interrompu : le compositeur,
voyant qu'il fallait ici sortir de la règle générale, et ne sachant com-
ment exprimer le degré de voix que l'actrice devait donner, a mis
au-dessus de la note «o/, entre deux parenthèses : un urlo franeese.
LETTRE XV
Salzbourg, le 25 mai 1800.
Mon cher ami.
A mon dernier voyage en Italie, j'ai encore visité
la petite maison d' Arqua, et la vieille chaise où
Pétrarque était assis en écrivant ses Triomphes, Je
ne passe jamais à Venise * sans me faire ouvrir le
magasin qu'on a établi dans l'église où notre divin
Cimarosa a été inhumé en 1801.
Vous prendrez donc peut-être quelque intérêt
aux détails, peu intéressants en eux-mêmes, que j'ai
rassemblés sur la vie de notre compositeur.
En marquant l'arrangement d'une des journées
de Haydn, depuis son entrée au service du prince
Esterhazy, nous avons décrit sa vie pendant trente
années. Il travaillait constamment, mais il travail-
142 STENDHAL
lait avec peine, ce qui certainement n'était pas chez
lui défaut d'idées ; mais la délicatesse de son goût
était très difficile à contenter. Une symphonie lui
coûtait un mois de travail, une messe plus du double.
Ses brouillons sont pleins de passages différents.
Pour une seule symphonie, on trouve notées des
idées qui suffiraient à trois ou quatre. C'est ainsi
que j'ai vu à Ferrare la feuille de papier sur laquelle
l'Arioste a écrit, de seize manières différentes, la
belle octave de la Tempête ; et ce n'est qu'à la fin
de la feuille qu'on trouve la version qu'il a pré-
férée :
Siendon le nubi un tenebroso vélo, etc.
Comme Haydn le disait lui-même, son plus grand
bonheur fut toujours le travail.
C'est ainsi que l'on peut concevoir l'énorme quan-
tité d'ouvrages qu'il a mis au jour. La société, qui
vole les trois quarts de leur temps aux artistes vi-
vant à Paris *, ne lui prenait que les moments dans
lesquels il est impossible de travailler.
Gluck, pour échauffer son imagination et se
transporter en Aulide ou à Sparte, avait besoin de
se trouver au milieu d'une belle prairie : là, son
piano devant lui, et deux bouteilles de Champagne
à ses côtés, il écrivait en plein air ses deux Iphigé-
nies, son Orphée et ses autres ouvrages.
Sarti, au contraire, voulait une chambre vaste,
obscure, éclairée à peine par une lampe funèbre sus-
LETTRES SUR HAYDN 143
pendue au plafond ; et c'était seulement dans les
moments les plus sileneieux de la nuit qu'il trouvait
les pensées musicales. C'est ainsi qu'il écrivit le
Medonte, le rondo
Mia aperanza,
et le plus bel air qu'on connaisse, je veux dire
La dolce compagna.
Cimarosa aimait le bruit ; il voulait avoir ses amis
autour de lui en composant. C'est en faisant des
folies avec eux que lui vinrent les Horaces et le
Mariage secret, c'est-à-dire l'opéra séria le plus
beau, le plus riche, le plus original, et le premier
opéra buffa du théâtre italien. Souvent, en une seule
nuit, il écrivait les motifs de huit ou dix de ces airs
charmants, qu'il achevait ensuite au milieu de ses
amis. Ce fut après avoir été quinze jours à ne
rien faire et à se promener dans les environs de
Prague, que l'air
Pria che apunii in ciel Vawrora,
lui vint tout à coup, au moment où il y songeait
le moins.
Sacchini ne trouvait pas un chant s'il n'avait sa
maîtresse à ses côtés, et si ses jeunes chats, dont il
admirait toute la grâce, ne jouaient autour de lui.
Paisiello compose dans son lit. C'est entre deux
draps qu'il a trouvé le Barbier de Séi^ille, la Molinara
et tant de chefs-d'œuvre de grâce et de facilité.
144 STENDHAL
La lecture d'un passage de quelque saint père ou
de quelque classique latin est nécessaire à Zinga-
relli pour improviser ensuite en moins de quatre
heures un acte entier de Pirro ou de Roméo et Ju-
liette, Je me souviens d'un frère d'Anfossi, qui pro-
mettait beaucoup et qui mourut jeune. Il ne pouvait
écrire une note s'il n'était au milieu de poulets rôtis
et de saucisses fumantes.
Pour Haydn, solitaire et sobre comme Newton,
ayant au doigt la bague que le grand Frédéric lui
avait envoyée, et qui, disait-il, était nécessaire à
son imagination, il s'asseyait à son piano, et après
quelques instants son imagination planait au milieu
des anges. Rien ne le troublait à Eisenstadt ; il
vivait tout entier à son art, et loin des pensées *
terrestres.
Cette existence monotone et douce, remplie par
un travail agréable, ne cessa qu'à la mort du prince
Nicolas, son patron, en 1789.
Un effet singulier de cette vie retirée, c'est que
notre compositeur, ne sortant jamais de la petite
ville, apanage de son prince, fut le seul homme,
s'occupant de musique en Europe, qui ignorât pen-
dant longtemps la célébrité de Joseph Haydn. Le
premier hommage qu'on lui rendit fut original.
Comme si c'était un sort que tous les ridicules, en
fait de musique, naquissent à Paris, Haydn reçut
d'un amateur célèbre de ce pays-là la commission
de composer un morceau de musique vocale. En
LETTRES SUR HAYDN 145
même temps, pour lui servir de modèle, on joignait
à la lettre des morceaux choisis de Lulli et de Ra-
meau. On juge de l'effet que cette paperasse dut
faire, en 1780, sur Haydn, nourri des chefs-d'œuvre
de l'école d'Italie, qui depuis cinquante ans était
au comble de sa gloire. Il renvoya les morceaux
précieux, en répondant, avec une simplicité mali-
cieuse, « qu'il était Haydn, et non pas Lulli et
Rameau ; que si l'on voulait de la musique de ces
grands compositeurs, on en demandât à eux ou à
leurs élèves ; que, quant à lui, il ne pouvait malheu-
reusement faire que de la musique de Haydn. »
On parlait de lui depuis bien des années, quand,
presque en même temps, il fut invité par les direc-
teurs les plus renommés des théâtres de Naples, de
Lisbonne, Venise, Londres, Milan, etc., à composer
des opéras pour eux. Mais l'amour du repos, un
attachement bien naturel pour son prince, et pour
sa manière de vivre méthodique, le retinrent en
Hongrie et l'emportèrent sur son désir constant de
passer les monts. Il ne serait peut-être jamais sorti
d'Eisenstadt, si mademoiselle Boselli n'était venue
à mourir. Haydn, après cette perte, commença à
sentir du vide dans ses journées. Il venait de refuser
l'invitation des directeurs du Concert spirituel *
de Paris. Après la mort de son amie, il accepta les
propositions d'un violon de Londres, nommé Sa-
lomon, qui dirigeait dans cette ville une entreprise
de concerts. Salomon pensa qu'un homme de génie,
MAYDN. 10
146 STENDHAL
déniché tout exprès pour les amateurs de Londres,
mettrait son concert à la mode. Il donnait vingt
concerts par an, et promit à Haydn cent sequins par
concert (douze cents francs). Haydn, ayant accepté
ces conditions, partit pour Londres en 1790, à Tâge
de cinquante-neuf ans. Il y passa plus d'un an. La
musique nouvelle qu'il composa pour ces concerts
fut très goûtée. La bonhomie dans les manières,
réunie à la présence certaine du génie, devait réussir
chez une nation généreuse et réfléchie. Souvent un
Anglais s'approchait de lui dans la rue, le toisait
en silence de la tête aux pieds, et s'éloignait en
disant : a Voilà donc un grand homme ! »
Haydn racontait avec plaisir beaucoup d'anecdo-
tes de son séjour à Londres, lorsqu'il contait encore.
Un lord, passionné pour la musique, à ce qu'il
disait, vint le trouver un matin, et lui demanda des
leçons de contre-point, à une guinée la leçon. Haydn,
voyant que le milord avait quelques connaissances
en musique, accepte. « Quand commençons-nous ? —
Actuellement, si vous voulez, dit le lord » ; et il tire
de sa poche un quatuor de Haydn, a Pour première
leçon, reprend-il, examinons ce quatuor, et dites-
moi le pourquoi de certaines modulations, et de la
conduite générale de la composition, que je ne puis
approuver totalement, parce qu'elles sont con-
traires aux principes. »
Haydn, un peu surpris, dit qu'il est prêt à ré-
pondre. Le lord commence, et dès les premières
LETTRES SUR HAYDN 147
mesures il trouve à redire à chacjue note. Haydn, qui
inventait habituellement, et qui était le contraire
d'un pédant, se trouvait fort embarrassé, et répon-
dait toujours : « J'ai fait ceci, parce que ça fait un
bon effet ; j'ai placé ce passage ainsi, parce qu'il
fait bien. » L'Anglais, qui jugeait que ces réponses
ne prouvaient rien, recommençait ses preuves, et
lui démontrait par bonnes raisons que son quatuor
ne valait rien, a Mais, milord, arrangez ce quatuor
à votre fantaisie ; faites-le jouer, et vous verrez
laquelle des deux manières est la meilleure. —
Mais pourquoi la vôtre, qui est contraire aux règles,
peut-elle être la meilleure ? — Parce qu'elle est la
plus agréable. » Le lord réplicjuait ; Haydn répondait
du mieux qu'il pouvait ; mais enfin, impatienté :
< Je vois, milord, que c'est vous qui avez la bonté
de me donner des leçons, et je suis forcé de vous
avouer que je ne mérite pas l'honneur d'avoir un
tel maître. » Le partisan des règles sortit, et est
encore étonné qu'en suivant les règles à la lettre, on
ne fasse pas infailliblement un Matrimonio segreto.
Un marin entra un matin chez Haydn : « Vous
êtes M. Haydn ? — Oui, monsieur. — Vous convient-
3 de me faire une marche pour égayer les troupes
que j'ai à mon bord ? Je vous payerai trente gui-
nées ; mais il me faut la marche aujourd'hui, parce
que je pars demain pour Calcutta. » Haydn accepte.
Le capitaine de vaisseau sorti, il ouvre son piano,
et en un quart d'heure fait la marche.
148 STENDHAL
Ayant des scrupules d'avoir gagné si vite une
somme qui lui semblait très forte, il rentre de bonne
heure le soir, et fait deux autres marches, dans le
dessein de laisser le choix au capitaine, et ensuite de
les lui ofTrir toutes les trois pour répondre à sa géné-
rosité. Au point du jour arrive le capitaine : « Eh
bien, ma marche ? — La voici. — Voulez-vous la
jouer sur le piano ? a Haydn la joue. Le capitaine,
sans ajouter une parole, compte les trente guinées
sur le piano, prend la marche, et s'en va. Haydn
court après lui, et l'arrête : « J'en ai fait deux autres,
lui dit-il, qui sont meilleures ; entendez-les, et choi-
sissez. — La première me plaît, cela suffit. — Mais
écoutez. » Le capitaine se jette dans l'escalier et ne
veut rien entendre. Haydn le poursuit en lui criant :
>< Je vous en fais cadeau, s Le capitaine, descendant
encore plus vite, répond ; « Je n'en veux point. —
Mais entendez- les, au moins. — Le diable ne me les
ferait pas entendre. »
Haydn, piqué, sort à l'instant, court à la Bourse,
s'informe du vaisseau qui va partir pour les Indes,
du nom de celui qui le commande ; il fait un rouleau
des deux marches, y ajoute un billet poh, et envoie
le tout à son capitaine, h bord. Cet homme obstiné,
se doutant que c'était le musicien qui le poursuivait,
ne veut pas même ouvrir le billet, et renvoie le tout.
Haydn mit les marches en mille morceaux, et toute
sa vie s'est rappelé la figure de son capitaine de
vaisseau.
LETTRES SUR HAYDN 149
Il prenait beaucoup de plaisir à nous conter sa
dispute avec un marchand de musique de Londres.
Un matin, Haydn, s'amusant à courir les boutiques,
selon l'usage anglais, entre chez un marchand de
musique en lui demandant s'il avait de la musique
belle et choisie : « Précisément, répond le marchand,
je viens d'imprimer de la musique sublime de
Haydn. — Ah ! pour celle-là, reprend Haydn, je
n'en ai que faire. — Comment, monsieur, vous
n'avez que faire de la musique de Haydn ! et qu'y
trouvez-vous à reprendre, s'il vous plaît ? — Oh !
beaucoup de choses ; mais il est inutile d'en parler,
puisqu'elle ne me convient pas : montrez-m'en
d'autre. » Le marchand, qui était un haydniste *
passionné : « Non, monsieur, répond-il, j'ai de la
musique, il est vrai, mais elle n'est pas pour vous » ;
et il lui tourne le dos. Comme Haydn sortait en
riant, entre un amateur de sa connaissance, qui le
salue en le nommant. Le marchand, qui se retourne
à ce nom, encore plein d'humeur, dit à l'homme qui
entrait : « Eh bien, oui, M. Haydn ! voilà quelqu'un
qui n'aime pas la musique de ce grand homme. »
L'Anglais rit ; tout s'explique, et le marchand
connaît cet homme qui trouvait à redire à la musique
de Haydn.
Notre compositeur, à Londres, avait deux grands
plaisirs : le premier, d'entendre la musique de Hœn-
del ; le second, d'aller au concert antique. C'est une
société établie dans le but de ne pas laisser perdre
BAYDX. 10.
150 STENDHAL
la musique que les gens à la mode appellent ancienne;
elle fait exécuter des concerts où Ton entend les
chefs-d'œuvre des Pergolèse, des Léo, des Durante,
des Marcello, des Scarlatti : en un mot, de cette
volée d'hommes rares qui parurent presque tous à
la fois vers l'an 1730.
Haydn me disait avec étonnement que beaucoup
de ces compositions qui l'avaient transporté au
ciel quand il les étudiait dans sa jeunesse lui avaient
paru beaucoup moins belles quarante ans plus tard :
(c Cela me fit presque le triste effet de revoir une
ancienne maîtresse », disait-il. Était-ce tout simple-
ment l'effet ordinaire de l'âge avancé, ou ces mor-
ceaux superbes ne faisaient-ils plus autant de plaisir
à notre compositeur, comme ayant perdu le charme
de la nouveauté ?
Haydn fit un second voyage de Londres en 1794.
Gallini, entrepreneur du théâtre d'Haymarket,
l'avait engagé pour composer un opéra qu'il voulait
donner avec la pompe la plus riche : le sujet était
Orphée pénétrant aux enfers. Haydn commença
à travailler ; mais Gallini trouva des difficultés à
obtenir la permission d'ouvrir son théâtre. Le com-
positeur, qui regrettait son chez-lui, n'eut pas la
patience d'attendre que la permission fût obtenue :
il quitta Londres avec onze morceaux de son Orphée,
qui sont, à ce qu'on m'assure, ce qu'il a fait de mieux
en musique de théâtre, et il revint en Autriche, pour
ne plus en sortir.
LETTRES SUR HAYDN 151
n voyait beaucoup à Londres la célèbre BiUing-
ton, dont il était enthousiaste. Il la trouva un jour
avec Reynolds, le seul peintre anglais qui ait su
dessiner la figure : il venait de faire le portrait de
madame Billington en sainte Cécile écoutant la
musique céleste, comme c'est l'usage. Madame Bil-
lington montra le portrait à Haydn : « Il est ressem-
blant, dit-il, mais il y a une étrange erreur. — La-
quelle ? reprend vivement Reynolds. — Vous l'avez
peinte écoutant les anges : il aurait fallu peindre les
anges écoutant sa voix divine. » La Billington sauta
au cou du grand homme. C'est pour elle qu'il fit
son Ariane ahandonnéey qui soutient le parallèle
avec celle de Benda.
^ Un prince anglais chargea Reynolds de faire le
portrait de Haydn. Celui-ci, flatté de cet honneur,
se rend chez le peintre et pose ; mais l'ennui le
gagne : Reynolds, soigneux de sa réputation, ne
veut pas peindre, avec une physionomie d'idiot, un
homme connu pour avoir du génie ; il remet la
séance à un autre jour. Au second rendez-vous,
même ennui, même manque de physionomie ; Rey-
nolds va au prince et lui raconte son accident. Le
prince trouve un stratagème : il envoie chez le
peintre une Allemande très jolie, attachée au ser-
vice de sa mère. Haydn vient poser pour la troi-
sième fois ; et, au moment où la conversation languit,
une toile tombe, et la belle Allemande, élégamment
drapée avec une étoffe blanche, et la tête couronnée
152
STENDHAL
de roses, dit à Haydn, dans sa langue maternelle :
« O grand homme ! que je suis heureuse de te voir
et d'être avec toi ! » Haydn, ravi, accable de ques-
tions Taimable enchanteresse : sa physionomie
s'anime, et Reynolds la saisit rapidement.
Le roi Georges HI, qui n'aima jamais d'autre
musique que celle de Hœndel, ne fut pas insensible
à celle de Haydn : la reine et le monarque firent un
accueil distingué au virtuose allemand ; enfin, l'uni-
versité d'Oxford lui envoya le diplôme de docteur,
dignité qui, depuis l'an 1400, n'avait été conférée
qu'à quatre personnes, et que Hœndel lui-même
n'avait pas obtenue.
Haydn, devant, d'après l'usage, envoyer à l'uni-
versité un morceau de musique savante, lui adressa
une feuille de musique tellement composée, qu'en la
lisant à commencer par le haut ou par le bas de la
page, par le milieu ou à rebours, enfin de toutes les
manières possibles, elle présente toujours un chant
et un accompagnement correct *.
Il quitta Londres, enchanté de la musique de
Hœndel, et avec quelques centaines de guinées qui
lui semblaient un trésor. En revenant par l'Alle-
magne, il donna plusieurs concerts, et pour la pre-
mière fois sa très petite fortune reçut une augmenta-
tion. Les appointements qu'il avait de la maison
Esterhazy étaient peu considérables ; mais la bonté
avec laquelle le traitaient les membres de cette au-
guste famille valait mieux pour l'homme qui tra-
LETTRES SUR HAYDN 153
vaille avec son cœur que tous les salaires possibles.
Il avait toujours son couvert mis à la table du
prince ; et, lorsque Son Altesse donna un uniforme
aux membres de son orchestre, Haydn reçut Thabit
que les personnes qui viennent faire leur cour au
prince^ à Eisenstadt, ont coutume de porter. C'est
par une longue suite de traitements de cette espèce
que les grands seigneurs autrichiens s'attachent tout
ce qui les entoure ; c'est par cette modération qu'ils
font supporter et même chérir des privilèges et
des manières qui les égalent presque aux têtes cou-
ronnées. La hauteur allemande n'est ridicule que
dans les relations imprimées des cérémonies publi-
ques ; observée dans la nature, l'air de bonté fait
tout passer. Haydn rapportait quinze mille florins
de Londres ; quelques années après, la vente des
partitions de la Création et des Quatre Saisons lui
valut une somme de deux mille sequins (vingt-quatre
mille francs), avec laquelle il acheta le jardin et la
petite maison où il loge, au faubourg de Gumpen-
dorf , sur la route de Schœnbrunn : telle est sa fortune.
J'étais avec lui à cette nouvelle maison lorsqu'il
reçut la lettre flatteuse que l'Institut de France lui
écrivait pour lui annoncer qu'il avait été nommé
associé étranger. Haydn, en la lisant, fondit en
larmes tout d'un coup, et jamais il ne montra sans
attendrissement cette lettre réellement pleine de
cette grâce noble que nous saisissons beaucoup plus
facilement que les autres nations *.
LETTRE XVI
Salzbourg, le 28 mai 1809.
Venez, mon ami ; ce Haydn qui fut sublime dans
la musique instrumentale, qui ne fut qu'estimable
dans l'opéra, vous invite à le suivre dans le sanc-
tuaire où
La gloria di colui che tuUo muos>e
lui inspira des cantiques dignes quelquefois de leur
objet.
Rien de plus justement admiré, et en même temps
de plus vivement censuré que ses messes ; mais,
pour pouvoir sentir ses beautés, ses fautes, et les
raisons qui l'y entraînèrent, le moyen le plus
expéditif est de voir ce qu'était la musique d'église
vers l'an 1760.
156 STENDHAL
Tout le monde sait que les Hébreux et les Gentils
mêlèrent la musique à leur culte : c'est à cette asso-
ciation que nous devons ces mélodies pleines de
beauté et de grandiose, quoique privées de mesure,
que nous ont conservées les chants grégorien et
ambrosien. Les savants établissent, par de bonnes
raisons, que ces chants dont nous avons les vestiges
sont les mêmes qui servaient, en Grèce, au culte de
Jupiter et d'Apollon.
Après Guy d'Arezzo, qui passe pour avoir trouvé,
en 1032, les premières idées du contre-point, on
l'introduisit bientôt dans la musique d'éf/lise ; mais
jusqu'à l'époque de Palestrina, c'est-à-dire vers
l'an 1570, cette musique ne fut qu'un tissu de sons
harmonieux presque entièrement privés de mélodie
perceptible. Dans le quinzième siècle et la première
moitié du suivant, les maîtres, pour donner de l'agré-
ment à leurs messes, les faisaient sur l'air de quelque
chanson populaire ; c'est ainsi que plus de cent
messes furent composées sur l'air connu de la chan-
son de Y Homme armé.
La bizarrerie studieuse du moyen âge poussa
d'autres maîtres à composer leur musique sacrée
à coups de dés : chaque nombre amené ainsi avait
des passages de musique qui lut correspondaient.
Enfin parut Palestrina * : ce génie immortel, auquel
nous devons la mélodie moderne, se débarrassa des
1. Né en 1529, neuf ans aprèi la mort de Raphail, mort
LETTRES SUR HAYDN 157
entraves de la barbarie ; il introduisit dans ses com-
positions un chant grave à la vérité, mais continu et
sensible; et l'on exécute encore de sa musique à
Saint-Pierre de Rome.
Vers le milieu du seizième siècle, les compositeurs
avaient pris un tel goût aux fugues et aux canons,
et rassemblaient ces figures d'une manière si bizarre
dans leur musique d'église, que la plupart du temps
cette musique pieuse était extrêmement bouffonne.
Cet abus excitait, depuis longtemps, les plaintes des
dévots ; plusieurs fois on avait proposé de chasser
la musique des églises. Enfin le pape Marcel II, qui
régnait en 1555, était au moment de porter le décret
de suppression, lorsque Palestrina demanda au pape
la permission de lui faire entendre une messe de sa
composition : le pape y ayant consenti, le jeune
musicien fit exécuter devant lui une messe à six
voix, qui parut si belle et si pleine de noblesse, que
le pontife, loin d'exécuter son projet, chargea
Palestrina de composer des ouvrages du même genre
pour sa chapelle. La messe dont il s'agit existe en-
core ; elle est connue sous le nom de messe du pape
Marcel.
Il faut distinguer les musiciens grands par leur
génie de ceux qui sont grands par leurs ouvrages.
Palestrina et Scarlatti firent faire des progrès
étonnants à l'art : ils ont eu peut-être autant de
génie que Cimarosa, dont les ouvrages donnent
immensément plus de plaisir que les leurs. Que
158 STENDHAL
n'eût pas fait Mantègne, dont les ouvrages font rire
les trois quarts des personnes qui les voient au
Musée, si, au lieu de contribuer à l'éducation du
Corrége, il fût né à Parme dix ans après ce grand
homme ? Que n'eût pas fait surtout le grand Léonard
de Vinci, celui de tous les hommes que la nature a
peut-être jamais le plus favorisé, lui dont l'âme était
créée pour aimer la beauté, s'il lui eût été accordé
de voir les tableaux du Guide ?
Un ouvrier en peinture ou en musique surpasse
facilement aujourd'hui Giotto ou Palestrina ; mais
où ne fussent pas allés ces véritables artistes s'ils
eussent eu les mêmes secours que l'ouvrier notre
contemporain * ? Le Coriolan de M. de Laharpe,
publié du temps de Malherbe, eût assuré à son au-
teur une réputation presque égale à celle de Racine.
Un homme né avec quelque talent est naturelle-
ment porté par son siècle au point de perfection où
ce siècle est arrivé : l'éducation qu'il a reçue, le
degré d'instruction des spectateurs qui lui applau-
dissent, tout le conduit jusque-là ; mais, s'il va plus
loin, il devient supérieur & son siècle, il a du génie ;
alors il travaille pour la postérité, mais aussi ses
ouvrages sont sujets à être moins goûtés de ses
contemporains.
On voit que vers la fm du seizième siècle la musi-
que d'église se rapprochait de la musique dramati-
que, Bientdt on donna aux chants sacrés l'accom-
pagnement des instruments.
LETTRES SUR HAYDN 159
Enfin, vers 1740, pas plus tôt *, Durante eut
ridée de marquer le sens des paroles \ et chercha des
mélodies agréables qui rendissent plus frappants
les sentiments qu'elles exprimaient. La révolution
produite par cette idée si naturelle fut générale au
delà des Alpes : mais les musiciens allemands,
fidèles aux anciennes pratiques, conservèrent tou-
jours dans le chant sacré quelque chose de la rudesse
et de l'ennui du moyen âge. En Italie, au contraire,
le sentiment faisant oublier les bienséances, la
musique dramatique et la musique d'église ne firent
bientôt plus qu'une : un Gloria in excelsis n'était
qu'un air plein de gaieté, sur lequel un amant aurait
fort bien pu exprimer son bonheur ; un Miserere^
ime plainte remplie de tendre langueur.
Les airs, les duos, les récitatifs, et jusqu'aux ron-
dos folâtres s'introduisirent dans les prières. Benoît
XIV crut détruire le scandale en proscrivant les
instruments à vent : il ne conserva que l'orgue ;
mais l'inconvenance n'était pas dans les instruments,
elle se trouvait dans le genre même de la musique.
Haydn, qui connut de bonne heure la sécheresse
de l'ancienne musique sacrée, le luxe profane que
les Italiens portent de nos jours dans le sanctuaire,
et le genre monotone et sans expression de la musi-
que allemande, vit qu'en faisant ce qu'il sentait être
convenable, il se créerait une manière entièrement
1. Durante, né à Naples en 1693, élève de Scarlatti, mort
en 1755, la même année que Montesquieu.
160
STENDHAL
nouvelle : il prit donc peu ou rien de la musique de
théâtre ; il conserva, par la solidité de l'harmonie,
une partie de Tair grandiose et sombre de l'ancienne
école ; il soutint, par tout le luxe de son orchestre,
des chants solennels, tendres, pleins de dignité et
cependant brillants : des grâces et des fleurs vinrent
adoucir de temps en temps cette grande manière
de chanter les louanges de Dieu, et de le remercier
de ses bienfaits.
Il n'avait eu de précurseur dans ce genre que
Sammartini, ce compositeur de Milan dont je vous
ai déjà parlé.
Si, dans une de ces immenses cathédrales gothi-
ques qu'on rencontre souvent en Allemagne, par
un jour sombre pénétrant à peine au travers de
vitraux colorés, vous venez à entendre une des
messes de Haydn, vous vous sentez d'abord troublé,
et ensuite enlevé par ce mélange de gravité, d'agré-
ment, d'air antique, d'imagination et de piété qui
les caractérise.
En 1799, j'étais à Vienne, malade de la fièvre ;
j'entends sonner une grand'messe dans une église
voisine de ma petite chambre : l'ennui l'emporte
sur la prudence ; je me lève, et vais écouter un peu
de musique consolatrice. Je m'informe en entrant ;
c'était le jour de Sainte-Anne, et on allait exécuter
une messe de Haydn, en B /a, que je n'avais jamais
entendue. Elle commençait à peine, que je me sentis
tout ému, je me trouvai en nage, mon mal à la tète
LETTRES SUR HAYDN
161
se dissipa : je sortis de l'église au bout de deux
heures, avec une hilarité que je ne connaissais plus
depuis longtemps, et la fièvre ne revint pas.
Il me semble que beaucoup de maladies de nos
femmes nerveuses pourraient être guéries par mon re-
mède, mais non par cette musique sans effet qu'elles
vont chercher dans un concert après avoir mis un
chapeau charmant *. Les femmes toute leur vie7
et nous-mêmes tant que nous sommes jeunes, nous
ne donnons une pleine attention à la musique qu'au-
tant que nous l'entendons dans l'obscurité. Dégagés
du soin de paraître aimables, n'ayant plus de rôle
à jouer, nous pouvons nous laisser aller à la musi-
que : or des dispositions précisément contraires son1
celles qu'en France nous portons au concert ; c'est
même une des circonstances où je me croyais obligé
d'être le plus brillant. Mais qu'en vous promenant le
matin à Monceaux, assis seul dans un bosquet de
verdure, assuré que personne ne vous voit, et te-
nant un livre, vous soyez tout à coup détourné par
quelques accords d'instruments et des voix partant
d'une maison voisine, vous distinguiez un bel air,
deux ou trois fois vous voudrez reprendre votre
lecture, mais en vain : votre cœur sera enfin tout à
fait entraîné, vous tomberez dans la rêverie ; et deux
heures après, en remontant en voiture, vous vous
sentirez soulagé de la peine secrète qui vous rendait
malheureux souvent sans que vous vous fussiez
bien rendu compte à vous-même de la nature de
■AYDN. 11
162
STENDHAL
cette peine secrète ; vous serez attendri, vous seres
prêt à pleurer sur votre sort ; vous serez regrettaïUf
et ce sont les regrets qui manquent aux malheureux :
ils ne croient plus le bonheur possible *• L'homme
qui regrette sent l'existence du bonheur dont il jouit
un jour, et peu à peu il croira de nouveau possible
de réatteindre à ce bonheur. La bonne musique ne
se trompe pas, et va droit au fond de l'âme chercher
le chagrin qui nous dévore.
Dans tous les cas de guérison par la musique, il
me semble, pour parler en grave médecin, que c'est
le cerveau qui réagit fortement sur le reste de l'or-
ganisation ^. U faut que la musique commence par
nous égarer et par nous faire regarder comme pos-
sibles des choses que nous n'osions espérer. Un des
traits les plus singuliers de cette folie passagère, et
de l'oubli total de nous-même, de notre vanité et
du rôle que nous jouons, est celui de Senesino, qui
devait chanter sur le théâtre de Londres un rôle de
tyran * dans je ne sais quel opéra : le célèbre Fari-
nelli chantait le rôle du prince opprimé. Us connais-
saient tous deux l'opéra. Farinelli, qui faisait une
tournée de concerts en province, arrive seulement
quelques heures avant la représentation ; enfin le
héros malheureux et le tyran cruel se voient pour
la première fois sur le théâtre : Farinelli, arrivé à son
premier air, par lequel il demandait grâce, le chante
1. On se sent bientôt une barre à l'estomac : ce sont les
nerfs du diaphragme qui sont irrités.
LETTRES SUR HAYDN 163
avec tant de douceur et d'expression, que le pauvre
tyran, tout en larmes, lui saute au cou et l'embrasse
trois ou quatre fois, absolument hors de lui.
Encore une histoire. Dans ma première jeunesse,
au milieu des plus grandes chaleurs de l'été, j'allai
une fois avec d'autres jeunes gens sans soucis cher-
cher la fraîcheur et l'air pur sur une des hautes mon-
tagnes qui entourent le lac Majeur, en Lombardie :
arrivés, au point du jour, au milieu de la montée,
comme nous nous arrêtions pour contempler les îles
Borromées, qui se dessinaient à nos pieds au milieu
du lac, nous sommes environnés par un grand trou-
peau de brebis qui sortaient de l'étable pour aller au
pâturage. Un de nos amis qui ne jouait pas mal de
la flûte, et qui portait la sienne partout, la sort de
sa poche : « Je vais, dit-il, faire le Corydon et le
Ménalque ; voyons si les brebis de Virgile reconnaî-
tront leur pasteur. » Il commence : les brebis et les
chèvres, qui, l'une à la suite de l'autre, s'en allaient
le museau baissé vers la montagne, au premier son
de la flûte soulèvent la tête : toutes, par un mouve-
ment général et prompt, se tournent du côté d'où
venait le bruit agréable ; peu à peu elles entourent
le musicien, et l'écoutent sans remuer. Il cesse de
jouer, les brebis ne s'en vont pas. Le bâton du berger
intime l'ordre d'avancer à celles qui se trouvent le
plus près de lui : celles-là obéissent ; mais à peine
le flûteur recommence-t-il à jouer, que ses inno-
centes auditrices reviennent l'entourer. Le berger
164 STENDHAL
s'impatiente, lance avec sa houlette des mottes de
terre sur son troupeau, mais rien ne remue. Le Au-
teur joue de plus belle ; le berger entre en fureur,
jure, siffle, bat, lance des pierres aux pauvres ama-
teurs de musique : ceux qui sont atteints par les
pierres se mettent en marche ; mais les autres ne
remuent pas. Enfin le berger est obligé de prier notre
Orphée de cesser ses sons magiques : les brebis se
mettent alors en route ; mais elles s'arrêtaient encore
de loin, toutes les fois que notre ami leur faisait en-
tendre l'instrument agréable. L'air joué était tout
simplement l'air à la mode de l'opéra qu'on donnait
alors à Milan.
Comme nous musiquions sans cesse, nous fûmes
enchantés de notre aventure ; nous raisonnâmes
toute la journée, et nous conclûmes que le plaisir
physique est la base de toute musique.
Et les messes de Haydn ? Vous avez raison ; mais
que voulez-vous ? J'écris pour m'amuser, et il y a
longtemps que nous sommes convenus d'être ruUu^
rels l'un pour l'autre.
Les messes de Haydn, donc, sont inspirées par une
douce sensibilité : la partie idéale en est brillante, et
en général pleine de dignité ; le style est enflammé,
noble, rempli de beaux développements : les Amen
et les Alléluia respirent une joie véritable, et sont
d'une vivacité sans égale. Quelquefois, quand le
caractère d'un passage serait trop gai et trop pro-
fane, Haydn le rembrunit par des accords profonds
LETTRES SUR HAYDN 165
et retentissants * qui en modèrent la joie mon-
daine. Ses AgnusDei sont pleins de tendresse ; voyez
surtout celui de la messe n^ 4, c'est la musique du
ciel. Ses fugues sont de premier jet ; elles respirent
à la fois le feu, la dignité et l'exaltation d'une âme
ravie.
Il emploie quelquefois cet artifice qui caractérise
les ouvrages de Paisiello.
Il choisit, dès le commencement, un passage
agréable, qu'il rappelle dans le cours de l'ouvrage :
souvent, au lieu d'un passage, ce n'est qu'une simple
cadence. Il est incroyable combien ce moyen si
simple, la répétition du même trait, sert à donner au
tout une unité et une teinte religieuse et touchante.
Vous sentez que ce genre côtoie la monotonie ; mais
les bons maîtres l'évitent : voyez la Molinaray voyez
les Deux Journées, de Cherubini ; vous remarquez
une cadence dans l'ouverture de ce bel ouvrage, et
votre oreille la distingue parce qu'elle a quelque
chose d'étranglé ♦ et de singulier ; elle paraît de nou-
veau dans le trio du premier acte, ensuite dans un
air, ensuite dans le finale ; et chaque fois qu'elle
revient, s'augmente le plaisir que nous avons à l'en-
tendre. Le passage dominant se sent tellement dans
la Frascatana, de Paisiello, qu'il forme à lui seul
tout le finale. Dans les messes de Haydn, ce trait est
d'abord à peine remarqué à cause de sa grâce ; mais
ensuite, à chaque fois qu'il revient, il acquiert plus
de force et de charmes.
HAYDN. 11.
166 STENDHAL
Voici maintenant le plaidoyer de la partie adverse,
et je vous assure que ce n'est pas l'énergie qui
manque aux accusateurs de Haydn. Ils l'accusent
d'abord d'avoir détruit le genre de musique sacrée
établi et adopté par tous les professeurs : mais ce
genre n'existait déjà plus en Italie, et en Allemagne
on retournait vers le bruit monotone et surtout sans
expression du moyen âge. Si la monotonie est de la
gravité, certainement jamais genre ne fut plus
grave.
Ou ne faites pas de musique à l'église, ou ad-
mettez-y la musique véritable. Avez-vous défendu
à Raphaël de mettre des figures célestes dans ses
tableaux de dévotion ? Le charmant Saint Michel
du Guide, qui donne des distractions aux dévotes,
ne se voit-il pas toujours dans Saint-Pierre de
Rome ? Pourquoi serait-il défendu à la musique de
plaire ? Si l'on veut des raisons théologiques, l'exem-
ple des Psaumes de David est pour nous : a Si le
psaume gémit, dit saint Augustin, gémissez avec
lui ; s'il entonne les louanges de Dieu, et vous aussi
chantez les merveilles du Créateur. »
On ne doit donc pas chanter un Alléluia sur l'air
d'un Miserere. Là-dessus les maîtres allemands
reculent d'un pas ; ils permettent un peu de variété
dans le chant, mais veulent que l'accompagnement
soit toujours austère, lourd et bruyant : ont-ils
tort ? Je sais qu'un célèbre médecin de Hanovre,
digne d'être le compatriote des Frédéric II, des
LETTRES SUR HAYDN 167
Catherine, des Mengs, des Mozart, me disait en
riant : a L'Allemand du commun a besoin de plus
d'efforts physiques, de plus de mouvement, de plus
de bruit pour être ému, qu'aucun autre citoyen de
la terre ; nous buvons trop de bière, il faut nous
écorcher pour nous chatouiller un peu. »
Si l'objet de la musique, à l'église comme ailleurs,
est de donner plus de force, dans le cœur des specta-
teurs, aux sentiments exprimés par les paroles,
Haydn a atteint la perfection de son art. Je défie le
chrétien qui entend, le jour de Pâques, un Gloria
de ce compositeur, de ne pas sortir de l'église le cœur
plein d'une sainte joie, effet que le père Martini
et les harmonistes allemands ne veulent pas produire
apparemment ; et il faut avouer qu'ils n'ont jamais
manqué à leur projet.
Si ces messieurs ont tort dans l'accusation prin-
cipale intentée à Haydn, ils ont raison dans quelques
détails ; mais le Corrège aussi, en cherchant la grâce,
est tombé une ou deux fois dans l'affectation de la
grâce. Voyez au Musée cette divine Madonna alla
scodeUa : les jours où vous aurez de l'humeur, vous
trouverez affecté le mouvement de l'ange qui
attache l'âne de Joseph ; dans des jours plus heu-
reux, cet ange vous paraîtra charmant. Les fautes de
Haydn sont quelquefois plus positives : dans un
Dona nobis pacem d'une de ses messes, on trouve
pour passage principal et souvent répété, ce badi-
nage en tempo presto :
168
STENDHAL
Dans un de ses BenedictuSj après plusieurs jeux
d'orchestre, revient souvent cette pensée^ et tou-
jours en tempo allegro :
j^ . J I 1 ^— H 1 , e-T-ï 1 ^ 1 h —
La même idée précisément se trouve dans une aria
buffa d'Anfossi, et y fait un très bon effet, parce
qu'elle est bien placée.
Il a écrit des fuges en tempo di sestupla, qui, dès
que le mouvement devient vif, sont absolument du
style bouffon. Quand le pécheur repentant pleure
ses fautes au pied de l'autel, souvent Haydn peint
le charme de ces péchés trop séducteurs, au lieu
d'exprimer le repentir du chrétien. Il emploie quel-
quefois les mouvements * de 3 /4 et de 3 /8, qui rap-
pellent facilement à l'auditeur la valse et la contre-
danse.
C'est choquer les principes physiques du chant.
Cabanis * vous dira que la joie accélère le mouve-
ment du sang, et veut le temps presto ; la tristesse
abat, ralentit le cours des humeurs, et nous porte
au tempo largo ; le contentement veut le mode
LETTRES SUR HAYDN 169
majeur ; la mélancolie s'exprime par le mode mî-^\
neur : cette dernière vérité est le fondement des )
styles de Cimarosa et de Mozart.
Haydn s'excusait de ces erreurs, que sa raison
reconnaissait bien pour telles, en disant que, quand
il pensait à Dieu, il ne pouvait se le figurer que comme
un être infiniment grand et infiniment bon. Il ajou-
tait que cette dernière des qualités divines le rem-
plissait tellement de confiance et de joie, qu'il aurait
mis en tempo allegro jusqu'au Miserere.
Pour moi, je trouve ses messes un peu trop en
style allemand, je veux dire que les accompagne-
ments spnt souvent trop chargés, et nuisent un peu
à l'effet du chant.
Elles sont au nombre de quatorze : quelques-unes,
composées dans les moments de la guerre de Sept ans
les plus malheureux pour la maison d'Autriche, res-
pirent une ardeur vraiment martiale ; elles ressem-
blent, en ce sens, aux chansons sublimes que vient
d'improviser, en 1809, à l'approche de l'armée
française, le célèbre poète tragique CoUin *.
LETTRE XVII
Salzbourg, le 30 mai 1809.
Mon cher Louis,
Il me restait à vous parler de la Création. C'est
le plus grand ouvrage de notre compositeur ; c'est
le poème épique de la musique. Vous saurez que j'ai
fait confidence des épîtres que je vous écris à une
de mes amies de Vienne, réfugiée dans ces mon-
tagnes, ainsi que plusieurs des premières familles
de cette malheureuse ville. Le secrétaire de cette
amie transcrit mes lettres, et m'évite ainsi le plus
grand des ennuis, selon moi, qui est de revenir deux
fois sur les mêmes idées. Je lui disais que je serais
obligé de sauter à pieds joints la Création, que je n'ai
entendue qu'une ou deux fois : « Eh bien ! m'a-t-elle
répondu, c'est moi qui ferai cette lettre à votre ami
172 STENDHAL
de Paris. » Comme je lui faisais quelques petites
objections de politesse : « Me croyez-vous donc
incapable d'écrire à un aimable Parisien qui vous
aime, vous et la musique ? Allez, monsieur, vous
corrigerez tout au plus dans ma lettre quelques
fautes de langue ; mais tâchez de ne pas trop gâter
mes idées, voilà tout ce que je vous demande. »
Comme vous voyez, ce préambule est une trahi-
son. Ne manquez pas de me répondre à l'occasion de
la lettre sur la Création, et surtout critiquez impi-
toyablement : dites-moi que mon style est efféminé,
que je me perds dans de petites idées, que je vois
des effets qui n'ont jamais existé que dans ma tête :
surtout répondez promptement, pour éviter toute
idée d'accord entre nous. Vos critiques nous vau-
dront ici des accès de vivacité charmants *.
LETTRE XVIII
Salzbourg, le 31 mai 1809.
Nous nous plaignons toujours, mon cher ami. de
venir trop tard, de n'avoir plus qu'à admirer des
choses passées, de n'être contemporains de rien
de grand dans les arts. Mais les grands hommes sont
comme les sommets des Alpes : êtes-vous dans la
vallée de Chamouny ♦, le mont Blanc lui-même,
au milieu des sommets voisins couverts de neige
comme lui, ne vous semble qu'une haute montagne
ordinaire ; mais quand, de retour à Lausanne, vous
le voyez dominer tout ce qui l'entoure ; quand, de
plus loin encore, du milieu des plaines de France,
lorsque toutes les montagnes ont disparu, vous
apercevez toujours à l'horizon cette masse énorme
et blanche, vous reconnaissez le colosse de l'ancien
174 STENDHAL
monde. Comment avez-vous senti en France tout
le génie de Molière, hommes vulgaires que vous êtes?
Uniquement par Texpérience, et en voyant qu'après
cent cinquante ans il s'élève encore seul à l'horizon.
Nous en sommes, pour la musique, où l'on en était
à Paris, pour la littérature, à la &n du siècle de
Louis XIV. La constellation des grands hommes
vient seulement de se coucher.
Aucun d'eux n'a produit, dans le genre académi-
que, d'ouvrage plus célèbre que la CréatioUy qui
peut-être ira à la postérité.
Je pense que le Stabat Mater et un intermède *
de Pergolèse, la Buona Figliuola et la Didon de
Piccini, le Barbier de Sé^ilie et la Frascatana de Pai-
siello, le Mairimonio segreto et les Horaces de Cima-
rosa, le Don Juan et le Figaro de Mozart, le Miserqre
de Jomelli, et quelques autres pièces en petit nom*
bre, lui tiendront fidèle compagnie.
Vous allez voir, mon cher ami, ce que nous admi-
rons à Vienne dans cet ouvrage. Songez bien qu'au-
tant mes idées seraient claires si vous et moi causions
à côté d'un piano, autant je crains qu'elles le soient
peu, envoyées par la poste de Vienne à Paris, à ce
Paris dédaigneux qui croit que ce qu'il n'entend
pas sur-le-champ et sans effort ne vaut pas la peine
d'être compris ; c'est tout simple : obligés de con-
venir que celui qui vous écrit est un sot, ou que
vous n'avez pas tout l'esprit possible, vous n'hési-
tez pas.
LETTRES SUR HAYDN 175
Haydn, longtemps avant * de s'élever à la
Création^ avait composé (en 1774) un premier ora-
torio intitulé Tobicy œuvre médiocre, dont deux ou
trois morceaux seulement annoncent le grand
maître. Vous savez c[u'i Londres Haydn fut frappé
de la musique de Haendel : il apprit dans les ouvrages
du musicien des Anglais Tart d'être majestueux.
Me trouvant un jour à côté de lui chez le prince
Schwartzenberg pendant qu'on exécutait le Messie
de Hsendel, comme j'admirais un des chœurs subli-
mes de cet ouvrage, Haydn me dit tout pensif :
tf Celui-là est le père de tous, b
Je suis convaincu que s'il n'eût pas étudié Hsendel,
Haydn n'eût pas fait la Création : son génie fut
enflammé par celui de ce maître. Tout le monde a
reconnu ici que, depuis son retour de Londres, il
eut plus de grandiose dans les idées * ; enfin, il
s'approcha, autant qu'il est donné à un génie hu-
maiQ, de l'inapprochable but de ses chants. Hœndel
est simple : ses accompagnements sont écrits à trois
parties seulement ; mais, pour me servir d'une*
phrase napolitaine adoptée par Gluck, il n'y a pas
une note che non tiri sangue. Hœndel se garde sur-
tout de faire un usage continuel des instruments à
vent, dont l'harmonie si suave éclipse même la
voix humaine. Gmarosa n'a employé les flûtes
que dans les premiers morceaux du Mariage secret :
Mozart, au contraire, s'en sert toujours.
On croyait avant Haydn que V oratorio, inventé
176 STENDHAL
en 1530 par saint Philippe Neri, pour réveiller la
ferveur dans Rome un peu profane, en attachant
les sens par l'intérêt du drame et par une innocente
volupté, avait atteint la perfection dans les mains de
Marcello, de Hasse et de Haendel, qui en écrivirent
un si grand nombre et de si sublimes. La Destruction
de Jérusalem^ de Zingarelli, qu'on vous donne à
Paris, et qui vous plaît encore, quoique indignement
mutilée, n'est déjà plus un véritable oratorio. Un
morceau vraiment pur en ce genre doit présenter,
comme ceux des maîtres que je viens de citer, le
mélange du style grave et fugué de la musique
d'église et du style clair et expressif de celle de
théâtre. Les oratorios de Haendel et de Marcello
ont des fugues presque à chaque scène ; Weigl en a
usé de même dans son superbe oratorio de la Pcls-
sion : les Italiens de nos jours, au contraire, ont
rapproché extrêmement l'oratorio de l'opéra. Haydn
voulut suivre les premiers ; mais ce génie ardent
ne pouvait sentir d'enthousiasme qu'autant qu'il
créait.
Haydn était ami du baron Van Swieten, bi-
bliothécaire de l'empereur, homme très savant,
même en musique, et qui composait assez bien : ce
baron pensait que la musique, qui sait si bien ex-
primer les passions, peut aussi peindre les objets
physiques, en réveillant dans l'âme des auditeurs
les émotions que leur donnent ces objets. Les hom-
mes admirent le soleil : donc, en peignant le plus
LETTRES SUR HAYDN 177
haut degré de l'admiration, on leur rappellera l'idée
du soleil. Cette manière de conclure peut paraître
un peu légère, mais M. Van Swieten y croyait fer-
mement. Il fit observer à son ami que, quoique Ton
rencontrât dans les œuvres des grands maîtres
quelques traits épars de ce genre descriptif, cepen-
dant ce champ restait tout entier à moissonner.
Il lui proposa d'être le Delille de la musique, et
l'invitation fut acceptée.
Du vivant de Hœndel, Milton avait fait pour ce
grand compositeur un oratorio intitulé la Création /
du monde, qui, je ne sais pourquoi, ne fut pas mis en
musique *. L'Anglais Lydley tira du texte de Milton
un second oratorio ; et enfin, lorsque Haydn quitta
Londres, le musicien Salomon lui donna ces paroles
de Lydley. Haydn les apporta à Vienne, sans trop
songer à s 'en servir ; mais M. Van Swieten, pour
donner du courage à son ami, non seulement tra-
duisit en allemand le texte anglais, mais y ajouta
des chœurs, des airs, des duos, afin que le talent du
maître trouvât plus d'occasions de briller. En 1795,
Haydn, déjà âgé de soixante- trois ans, entreprit
ce grand ouvrage ; il y travailla deux années en-
tières. Quand on le pressait de finir, il répondait
avec tranquillité : a J'y mets beaucoup de temps,
parce que je veux qu'il dure beaucoup. »
Au commencement de 1798, l'oratorio fut terminé,
et le carême suivant il fut exécuté, pour la première
fois, dans les salles du palais Schwartzenberg, aux
■AYDN. 12
178 STENDHAL
dépens de la société des dilettcuUif qui l'avait de-
mandé à l'auteur.
Qui pourrait vous décrire l'enthousiasme, le
plaisir, les applaudissements de cette soirée ? J'y
étais, et je puis vous assurer ne m'être jamais
trouvé à pareille fête : l'élite des gens de lettres et
de la société était réunie dans cette salle, très favo-
rable à la musique ; Haydn lui-même dirigeait
l'orchestre. Le plus parfait silence, l'attention la
plus scrupuleuse, un sentiment je dirais presque de
religion et de respect dans toute l'assemblée : telles
étaient les dispositions qui régnaient quand partit
enfin le premier coup d'archet. L'attente ne fut pas
trompée. Nous vîmes se dérouler devant nous une
longue suite de beautés inconnues jusqu'à ce mo-
ment : les âmes, surprises, ivres de plaisir et d'admi-
ration, éprouvèrent pendant deux heures consécu-
tives ce qu'elles avaient senti bien rarement : une
existence heureuse, produite par des désirs toujours
plus vifs, toujours renaissants et toujours satisfaits.
Vous parlez si souvent en France de M. Delille
et du genre descriptif, que je ne vous demande pas
d'excuse pour une digression sur la musique des-
criptive ; digressions et genre descriptif se tiennent
par la main ; ce pauvre genre mourrait d'inanition
s'il était privé de tout ce qui n'est pas lui.
On peut faire une objection plus forte à la musique
descriptive. Quelque mauvais plaisant peut fort
bien lui dire :
LETTRES SUR HAYDN 179
Mais, entre nous^ je crois que vous n'existez pas.
Voltaire.
Voici les raisons de ceux qui croient à la présence
réelle *. Tout le monde voit que la musique peut
imiter la nature de deux manières : elle a l'imitation
physique et l'imitation sentimentale. Vous vous
rappelez, dans les Nozze di Figaro^ le dindin et le
dondon par lesquels Suzanne rappelle si plaisam-
ment le bruit de la sonnette du comte Almaviva,
donnant à son mari quelque bonne longue commis-
sion, dans le duo
Se a caso madama
Ti chiamOf etc. ;
voilà l'imitation physique. Dans un opéra allemand,
un badaud s'endort sur la scène, pendant que sa
femme, qui est à la fenêtre, chante un duo avec son
amant : l'imitation physique du ronflement du mari
forme une basse plaisante aux douceurs que l'amant
débite à la femme ; voilà encore une imitation
exacte de la nature.
Cette imitation directe amuse un instant, et
ennuie bien vite : au seizième siècle, des maîtres
italiens faisaient de ce genre facile la base de tout
un opéra. On a le Podesta di Coloniola, où le maestro
Melani a mis l'air suivant, pendant lequel tout
l'orchestre ne manque pas d'imiter les bêtes qui y
sont nommées :
180 STENDHAL
Talor la granocchiella nel parUano
Per alUgrezza canta : quàt quà, rà ;
Tribbia il grillo : tri, tri, tri ;
L*agnellino fa : bè, bè ;
Uusignuolo : chiù, chiù, chiù;
Ed il gai : curi cki chi *.
Les savants vous diront qu'un peu plus ancienne-
ment Aristophane avait employé sur le théâtre ce
genre d'imitation. Pour Haydn, il en a usé très
sobrement dans la Création et dans les Quatre Sai-
sons : il rend, par exemple, divinement bien le rou-
coulement des colombes ; mais il résista courageu-
sement au baron descriptif, qui voulait aussi en-
tendre le cri des grenouilles.
En musique, la meilleure des imitations physi-
ques est peut-être celle qui ne fait qu'indiquer
l'objet dont il est question, qui nous le montre à
travers un nuage, qui se garde bien de nous rendre
avec une exactitude scrupuleuse la nature telle
qu'elle est : cette espèce d'imitation est ce qu'il y a
de mieux dans le genre descriptif. Gluck en fournit
m exemple agréable dans l'air du Pèlerin de la
Mecque, qui rappelle le murmure d'un ruisseau ;
Hœndel a imité le bruit tranquille de la neige, dont
les flocons tombent doucement sur la terre muette ♦ ;
et Marcello a surpassé tous ses rivaux dans sa can-
tate de Calisto changée en ourse : au moment où
Junon a transformé en bête cruelle cette amante
infortunée, l'auditeur frissonne à la férocité des ac-
LETTRES SUR HAYDN 181
compagnements sauvages qui peignent les cris de
l'ourse en fureur.
C'est ce genre d'imitation que Haydn a perfec-
tionné. Vous savez, mon ami, que tous les arts sont
fondés sur un certain degré de fausseté ; principe
obscur malgré son apparente clarté, mais duquel
découlent les plus grandes vérités : c'est ainsi que,
d'une grotte sombre, sort le fleuve- qui doit arroser
d'immenses provinces. Nous en parlerons un jour
plus au long.
Vous avez bien plus de plaisir devant une belle
vue du jardin des Tuileries qu'à regarder ce même
jardin fidèlement répété dans une des glaces du
château ; cependant le spectacle fourni par la glace
a bien d'autres couleurs que le tableau, fût-il de
Claude Lorrain : les personnages y ont du mouve-
ment, tout y est plus fidèle ; mais vous préférez
obstinément le tableau. L'artiste habile ne s'éloigne
jamais du degré de fausseté qui est permis à l'art
qu'il cultive ; il sait bien que ce n'est pas en imitant
la nature jusqu'au point de produire l'illusion que
les arts plaisent : il fait une différence entre ces
barbouillages parfaits, nommés des trompe-l'œil,
et la Sainte Cécile de Raphaël.
Il faut que l'imitation produise l'effet qui serait
occasionné par l'objet imité, s'il nous frappait dans
ces moments heureux de sensibilité et de bonheur
qui donnent naissance aux passions *.
■AYDN. 1 2.
182 STENDHAL
Voilà pour l'imitation physique de la nature par
la musique.
L'autre imitation, que nous appellerons senti-
merUaley si ce nom n'est pas trop ridicule à vos yeux,
ne retrace pas les choses, mais les sentiments qu'elles
inspirent. L'air :
Deh ! signor I
de Paolino dans le Mariage secret, ne peint pas
précisément le malheur de se voir enlever sa maî-
tresse par un grand seigneur, mais il peint une tris»
tesse profonde et tendre. Les rôles particularisent
cette tendresse, dessinent les contours du tableau,
et la réunion des paroles et de la musique, à jamais
inséparables dans nos cœurs dès que nous les avons
entendues une fois, forme la peinture la plus vive
qu'il ait été donné à l'homme passionné de tracer
de ses sentiments.
Cette musique, ainsi que les morceaux passionnés
de la Noui^elle Héloîse, ainsi que les Lettres (Tune
religieuse portugaise, peut paraître ennuyeuse à
beaucoup de gens :
On peut être honnête homme,
et ne pas la goûter ; on peut avoir cette petite
incommodité, et être d'ailleurs un homme très
remarquable. M. Pitt, je le parierais, n'avait pas
une haute estime pour l'air
Fra miUe perigti^
LETTRES SUR HAYDN 183
chanté par madame Barilli dans les Nemici gène-
rosi ; et cependant, si j'ai jamais un royaume à
gouverner, M. Pitt peut être sûr du ministère des
finances.
Voulez-vous me passer une comparaison bien
ridicule ? Me promettez-vous bien sérieusement
de ne pas rire ? C'est une idée allemande que je vais
vous présenter. Je lis dans Ouilie ou les Affinités
électives de Gœthe :
FRAGMENT d'uNE LETTRE d'oTTILIE
« Le soir j'allai au spectacle avec le capitaine :
l'opéra commençait plus tard que dans notre petite
ville, et nous ne pouvions parler sans être entendus.
Nous nous mîmes insensiblement à examiner les
figures qui étaient autour de nous ; j'aurais bien
voulu pouvoir travailler : je demandai mon sac au
capitaine, il me le donna, mais me conjura à voix
basse de ne pas prendre mon filet. Je vous assure,
me dit-il, que travailler dans une loge paraîtra
ridicule à Munich ; cela est bon à Lombach. Je tenais
déjà ma bourse d'une main, et de l'autre la petite
bobine garnie de fil d'or ; j'allais travailler : — Tenez,
je m'en vais vous faire une histoire sur les bobines
garnies de fil d'or, me dit le capitaine alarmé. —
Est-ce un conte de fée ? — Non pas, malheureuse-
ment.
184 STENDHAL
« C'est que je comparais, malgré moi, la sensibi-
lité de chacun des spectateurs qui nous entourent
à votre petite bobine recouverte de fil d'or : la bo-
bine qui est dans l'âme de chacune des personnes qui
ont pris un billet, est plus ou moins garnie de fil
d'or : il faut que l'enchanteur Mozart accroche, par
ses sons magiques, le bout de ce fil ; alors le posses-
seur de la bobine commence à sentir : il sent pen-
dant que se dévide le fil d'or qui est sur sa bobine ;
mais aussi il n'a le sentiment que le compositeur
veut mettre en lui qu'autant de temps que dure ce
fil précieux : dès que le musicien peint un degré
d'émotion que le spectateur n'a jamais éprouvé,
crac ! il n'y a plus de fil d'or sur la bobine, et ce
spectateur-là s'ennuiera bientôt. Ce sont les souve-
nirs d'une âme passionnée qui garnissent plus ou
moins la bobine. A quoi tout le talent de Mozart
lui sert-il, s'il a affaire à des bobines qui ne soient
pas garnies ?
« Menez Turcaret au Matrimonio segreto : quoi-
qu'il y ait beaucoup d'or sur son habit, il n'y a guère
de fil d'or sur la petite bobine à laquelle nous com-
parons son âme ; ce fil sera bientôt épuisé, et Tur-
caret s'ennuiera des gémissements de Carolina :
c'est tout simple. Que trouverait-il dans ses souve-
nirs ? quelles sont les émotions les plus vives qu'il
ait senties ? Le chagrin de se trouver compris pour
une grosse somme dans quelque banqueroute ; le
malheur de voir le beau vernis de sa berline écorché
LETTRES SUR HAYDN 185
indignement par une charrette de roulier : c'est à
la peinture de tels malheurs qu'il serait sensible ;
du reste, il a bien dîné, il est tout joyeux, il lui faut
des contredanses. Sa pauvre femme, au contraire,
qui est à côté de lui, et qui a perdu un amant adoré
dans la dernière campagne, arrive au spectacle sans
plaisir ; elle cède à un devoir de convenance ; elle
est pâle, son œil ne se fixe sur rien avec intérêt :
elle n'en prend pas d'abord un fort grand à la situa-
tion de Carolina.
(( La fille de Geronimo a son amant auprès d'elle ;
il vit, comment saurait-elle être malheureuse ? La
musique devient presque importune à cette âme souf-
frante qui voudrait ne pas sentir. Le magicien a
beaucoup de peine à accrocher le petit fil d'or ;
mais enfin elle est attentive, .son œil se fixe et de-
vient humide. Le profond malheur exprimé par l'air
Deh I signor I
commence à l'attendrir ; bientôt ses larmes coule-
ront : elle est embarrassée pour les cacher à son gros
mari, qui est sur le point de s'endormir, et qui
trouverait cet attendrissement bien bête. Le com-
positeur mènera cette pauvre âme souffrante où il
voudra : il lui coûtera bien des larmes ; le fil d'or
ne finira pas de longtemps. Voyez ces personnes qui
vous entourent ; voyez- vous dans leurs yeux... Le
spectacle commença *. »
186 STENDHAL
Lorsque la musique réussit à peindre les images»
le silence d'une belle nuit d'été, par exemple, on dit
qu'elle est pittoresque. Le plus bel ouvrage de ce
genre est la Création de Haydn, comme Don Juan
ou le Matrimonio sont les plus beaux exemples de la
musique expressive.
La Création commence par une ouverture qui
représente le chaos. L'oreille est frappée d'un bruit
sourd et indécis, de sons comme inarticulés, de notes
privées de toute mélodie sensible ; vous apercevez
ensuite quelques fragments de motifs agréables,
mais non encore bien formés, et toujours privés de
cadence ; viennent après des images à demi ébau-
chées, les unes graves, les autres tendres : tout est
mêlé ; Yagréahle et le fort se succèdent au hasard :
le grand touche au très petit, l'austère et le riant se
confondent. La réunion la plus singulière de toutes
les figures de la musique, de trilles, de volate *, de
mordenti, de syncopes, de dissonances, peignent,
dit-on, fort bien le chaos.
C'est mon esprit qui m'apprend cela : j'admire
le talent de l'artiste ; je reconnais bien dans son
œuvre tout ce que je viens de dire ; je conviens aussi
que peut-être on ne pouvait faire mieux : mais je
demanderais toujours au baron de Yan Swieten qui
eut l'idée de cette symphonie : « Le chaos peut-il se
peindre en musique ? Quelqu'un qui n'aurait pas
le mot reconnaîtrait-il là le chaos ? » J'avouerai une
chose avec candeur, c'est que dans un ballet que
LETTRES SUR HAYDN
187
Yigànô a fait jouer à Milan, et où il a montré Pro-
méthée donnant une âme à des êtres humains non
encore élevés au-dessus de la brute, cette musique
du chaos avec le commentaire des pas de trois
charmantes danseuses, exprimant, avec un naturel
divin, les premières lueurs du sentiment dans l'âme
de la beauté ? j'avouerai, dis-je, que ce commentaire
a dévoilé à mes yeux le mérite de cette symphonie ;
je la comprends aujourd'hui, et elle me fait beau-
coup de plaisir. La musique de tout le reste du
Prométhée me parut, à côté de celle-ci, insignifiante
et ennuyeuse.
Avant d'avoir vu le ballet de Viganô, qui fit
courir toute l'Italie, je me disais que, dans la sym-
phonie du chaos, les thèmes n'étant pas résolus, il
n'y a pas de chant, par conséquent pas de plaisir
pour l'oreille, par conséquent pas de musique. C'est
comme si l'on demandait à la peinture de repré-
senter une nuit parfaite, une privation totale de
lumière. Une grande toile carrée, du plus beau noir,
entourée d'un cadre, serait-elle un tableau * ?
La musique reparaît avec tous ses charmes dans
l'oratorio de Haydn, quand les anges se mettent à
raconter le grand ouvrage de la création. Arrivo
bientôt ce passage c[ui peint Dieu créant la lumière :
DUu dit un seul mot, et la lumière fut.
Il faut avouer que rien n'est d'un plus grand effet.
Avant ce mot du Créateur, le musicien diminue peu
188 STENDHAL
à peu les accords, introduit l'unisson et le piano
toujours plus adouci à mesure qu'approche la ca-
dence suspendue, et fait enfin éclater cette cadence
de la manière la plus sonore à ces mots :
Voilà le four.
Cet éclat de tout l'orchestre dans le ton résonnant
de C sol fa ut, accompagné de toute l'harmonie pos-
sible, et préparé par cet évanouissement progressif
des sons, produisit vraiment à nos yeux, à la pre-
mière représentation, l'eiTet de mille flambeaux
portant tout à coup la lumière dans une caverne
sombre *.
Les anges fidèles décrivent ensuite, dans un
morceau fugué, la rage de Satan et de ses complices,
précipités dans un abîme de douleurs, et par la main
de celui qu'ils détestent. Ici Milton a un rival.
Haydn répand à profusion tout le disgracieux du
genre enharmonique, l'horreur des dissonances, le
jeu des modulations étranges et des accords de
septième diminuée. L'âpreté des paroles tudesques
ajoute encore à l'horreur de ce chœur. On frissonne,
mais la musique se met à décrire les beautés de la
terre nouvellement créée, la fraîcheur céleste de la
première verdure qui para le monde, et l'âme est
enfin soulagée. Le chant que Haydn choisit pour
décrire les bosquets du jardin d'Éden pourrait être,
il est vrai, un peu moins commun. Il fallait là un
peu de la céleste mélodie de l'école italienne. Mais
LETTRES SUR HAYDN 189
cependant, dans la réplique, Haydn le renforce avec
tant d'art, Tharmonie qui l'accompagne est alors si
noble, qu'il faut avoir dans l'oreille les chants de
Sacchini pour sentir ce qui peut manquer à celui-
ci.
Une tempête vient troubler le séjour délicieux
d'Adam et de sa compagne : vous entendez mugir
les vents ; la foudre déchire l'oreille, et retentit
ensuite au loin par des sons prolongés ; la grêle
frappe les feuilles en sautillant ; enfin la neige,
tranquille et lente, tombe à gros flocons sur le ter-
rain muet.
Des flots de l'harmonie la plus brillante et la plus
majestueuse entourent ces peintures. Les chants de
l'archange Gabriel, qui est le coryphée, déploient
surtout au milieu des chœurs une énergie et une
beauté rares.
Un air est consacré à la peinture des effets des
eaux, depuis les grandes vagues mugissantes d'une
mer agitée jusqu'au petit ruisseau qui murmure
doucement au fond de sa vallée. Le petit ruisseau
est rendu avec un bonheur rare ; mais je n'en avoue
pas moins qu'un air consacré à peindre les effets
des eaux est quelque chose de bien bizarre, et qui ne
promet pas de grands plaisirs *.
Qu'on demande au Corrége le tableau d'une nuit
complète, ou d'un ciel inondé de lumière en tout
sens ; le sujet est absurde, mais comme il est le
Corrége, il y fera encore entrer, malgré cette absur-
190 STENDHAL
dite, mille petits moyens accessoires de plaire, et
son ouvrage sera agréable.
On distingue encore dans la Création quelques
points brillants ; par exemple, un air que Haydn
aimait beaucoup, et qu'il avait refait trois fois ; il
doit peindre la terre se couvrant d'arbres, de fleurs,
de plantes de toute espèce, de baumes odorants.
Il fallait un air tendre, gai, simple ; et j'avoue que
j'ai toujours trouvé dans cet air chéri de Haydn plus
d'affectation que d'ingénuité et de grâce.
Cet air est suivi d'une fugue brillante dans la-
quelle les anges louent le Créateur, et où Haydn re-
prend tous ses avantages. La répétition du chant,
qui est l'essence de la fugue, a l'avantage de peindre
ici l'empressement des anges que l'amour porte à
chanter, tous en même temps, leur divin Créateur.
Vous passez au lever du soleil, qui, pour la pre-
mière fois, paraît dans toute la pompe du plus beau
spectacle qu'il ait été donné à l'œil humain de con-
templer.
Il est suivi du lever de la lune, qui s'avance sans
bruit au milieu des nuages, et vient éclairer les nuits
de sa lumière argentine. On voit qu'il faut sauter
une journée entière, sans cela le lever du soleil ne
peut pas être suivi du lever de la lune ; mais nous
sommes dans un poème descriptif, une transition
sauve tout. La première partie finit par un chœur
d'anges.
On trouve un charmant artifice d'harmonie dans
LETTRES SUR HAYDN 191
la stretta du finale de cette première partie de la
Création. Arrivé à la cadence, Haydn n'arrête pas
l'orchestre, comme cela lui arrive quelquefois dans
ses symphonies ; mais il se jette dans des modula-
tions montant de semi-ton en semi-ton. Les transi-
tions sont renforcées par des accords sonores qui,
à chaque mesure, semblent annoncer cette cadence
si désirée par l'oreille, et toujours retardée par quel-
que modulation plus inattendue et plus belle. L'éton-
nement s'accroît avec l'impatience ; et quand elle
arrive enfin, cette cadence, elle est saluée par un
applaudissement général.
La seconde partie s'ouvre par un air majestueux
dans le commencement, gai ensuite, et tendre sur
la fin, qui décrit la création des oiseaux. Les carac-
tères différents de cet air indiquent bien l'aigle
audacieux, qui, à peine créé, semble quitter la terre
et s'élancer vers le soleil ; la gaieté de l'alouette :
C'est toif jeune alouette, habitante des airs !
Tu meurs en préludant à tes tendres concerts.
les colombes amoureuses, et enfin le plaintif rossi-
gnol. Les accents du chantre des nuits sont imités
avec toute la fraîcheur possible *.
Un beau trio est relatif à l'effet que l'immense
baleine produit en agitant les flots que sa masse
énorme sépare. Un récitatif très bien fait nous mon-
tre le coursier généreux qui hennit fièrement au
milieu des immenses prairies ; le tigre agile et féroce
192 STENDHAL
qui parcourt rapidement les forêts et glisse entre
les arbres ; le fier lion rugit au loin, tandis que les
douces brebis, ignorant le danger, paissent tran-
quillement.
Un air plein de dignité et d'énergie nous annonce
la création de Thomme. Le mouvement d'harmonie
qui répond à ces paroles :
Voilà Vhomm€f ce roi de la nature.
a été bien servi par la langue allemande. Cette langue
permet une figure augmentative, ridicule en fran-
çais, et en allemand pleine de majesté. Le texte,
traduit littéralement, dit : « Voilà l'homme, le pîn7,
le roi de la nature. » L'épithète du mot homme éloigne
toute idée basse et vulgaire pour concentrer notre
attention sur les attributs les plus nobles et les plus
majestueux de l'être heureux et grand que Dieu
vient de créer.
La musique de Haydn s'élève avec une énergie
croissante sur chacune de ces premières paroles, et
fait une superbe cadence sur roi de la nature. Il est
impossible de n'être pas saisi.
La seconde partie de cet air peint la création de
la charmante Eve, de cette belle créature qui, en
naissant, est tout amour. Cette fin de l'air donne une
idée du bonheur d'Adam. C'est, du consentement de
tout le monde, le morceau le plus beau de la Créa-
tion ; et j'ajoute, d'après mes idées, c'est parce que
Haydn est rentré dans le domaine des passions, et
LETTRES SUR HAYDN 193
qu'il a eu à peindre un des plus grands bonheurs
que le cœur de l'homme ait jamais senti.
Le troisième morceau de la Création est le plus
court. C'est une belle traduction de la partie
agréable du poème de Milton. Haydn peint le% trans-
ports du premier et du plus innocent des amours,
les tendres conversations des premiers époux, et leur
reconnaissance pure et exempte de crainte envers le
prodige de bonté qui les créa, et qui semble avoir
créé pour eux toute la nature. La joie la plus en-
flammée respire dans chaque mesure de Vallegro.
On trouve aussi, dans cette partie, de la dévotion
ordinaire mêlée de terreur.
Enfin un chœur, en partie fugué et en partie
idéal, termine cette étonnante production avec le
même feu et la même majesté qu'elle avait com-
mencé.
Haydn eut un bonheur rare qui lui permit de faire
de la musique vocale. Il pouvait disposer, pour la
partie de soprano, d'une des plus belles voix de
femme qui existât peut-être alors, celle de made-
moiselle Gherard.
Cette musique doit être exécutée avec simplicité,
exactitude, expression ^. Le moindre ornement
changerait absolument le caractère du style. Il faut
nécessairement un Crivelli ; les grâces de Tachi-
nardi y seraient déplacées.
1. Avec portame^iOt diraient les Italiens.
HAYDN. 13
LETTRE XIX
Salzbourg, le 2 juin 1809.
Mon amiy
Je rentre en scène. La Création eut un succès
rapide : toutes les feuilles de l'Allemagne rendirent
compte de l'efTet étonnant qu'elle avait produit à
Vienne ; et la partition, qui parut imprimée peu de
semaines après, permit aux amateurs de toute
r Europe de la juger. Le rapide débit de cette parti-
tion augmenta de quelques centaines de louis la
médiocre fortune de l'auteur. Le libraire avait mis
sous la musique des paroles allemandes et anglaises ;
elles furent traduites en suédois, en français, en
espagnol, en bohème et en italien. La traduction
française est pompeusement plate, ainsi qu'on peut
en juger au Conservatoire de la rue Bergère ; mais
19G STENDHAL
cependant l'auteur est innocent du peu d'effet que
la Créofion produisit la première fois qu'elle se mon-
tra à Paris. Quelques minutes avant qu'on la com-
mençât à l'Opéra, la machine infernale du 3 nivôse
éclata dans la rue Saint- Ni caise.
Il y a deux traductions italiennes : la première,
qui est ridicule, a été imprimée sous la partition de
Paris ; la seconde fut dirigée par Haydn et par le
baron Van Swieten : comme c'est le meilleure, elle
n'a été imprimée que sous la petite partition pour
le piano, publiée chez Artaria. L'auteur, M. Car-
pani, est homme d'esprit, et de plus excellent con-
naisseur en musique *. Cette traduction fut exécu-
tée sous la direction de Haydn et de Carpani, chez
un de ces hommes rares qui manquent à la splen-
deur de la France, chez M. le prince Lobkowitz,
qui consacre une grande existence et une immense
fortune à jouir des arts et à les protéger.
Remarquez que cette musique, qui est toute
harmonie, ne peut être jugée qu'autant que cette
harmonie est complète. Une douzaine de chanteurs
et d'instruments réunis autour d'un piano, si bons
qu'on veuille les supposer, n'en donneraient qu'une
idée imparfaite, tandis qu'une belle voix et un ac-
compagnateur médiocre peuvent faire jouir du
Stabat de Pergolèse, 11 faut à cet ouvrage de Haydn
vingt-quatre chanteurs, et soixante instruments
au moins. La France, l'Italie, l'Angleterre, la Hol-
lande, la Russie, l'ont entendu ainsi exécuté.
LETTRES SUR HAYDN 197
On critique dans la Création deux choses, la partie
chantante, et le style général de l'ouvrage. Les chants
sont certainement au-dessus du médiocre ; mais je
pense, avec les critiques, que cinq ou six airs de
Sacchini, jetés au milieu de cette masse d'har-
monie, y eussent porté une grâce céleste, une no-
blesse et une facilité qu'on y chercherait en vain.
Porpora ou Zingarelli eussent peut-être mieux fait
les récitatifs.
J'avouerai aussi qu'un Marchesi, un Pacchia-
rotti, un Tenducci, un Aprile, seraient au désespoir
d'avoir à exécuter une telle musique, où souvent la
partie chantante s'arrête pour donner lieu aux ins-
truments d'expliquer la pensée. Dès le commence-
ment, par exemple, à la première partie du premier
air du ténor, il est obligé de s'arrêter après ces
mots :
Cessa il disordine,
pour laisser parler les instruments.
A cela près, Haydn peut être justifié ; je dirai
hardiment à ses critiques : « En quoi consiste la
beauté du chant ? » Ils me répondront, s'ils sont
vrais, qu'en musique comme en amour, ce qui est
beau, c'est ce qui plaît. La Rotonde de Capri, V Apol-
lon du Belvédère, la Madonna alla seggiola^ la Nuit
du Corrége, seront le vrai beau partout où l'homme
ne sera pas sauvage. Tandis qu'au contraire les
ouvrages de Carissimi, de Pergolèse, de Durante,
BAYDN. 13.
198 STENDHAL
je De dis pas dans les froides régions du Nord, mais
dans le beau pays même qui les inspira, sont encore
vantés par tradition, mais ne produisent plus le
même plaisir qu'autrefois. On en parle toujours ;
mais je vois préférer partout un rondo d'Andreossi,
une scène de Mayer, ou quelque ouvrage de compo-
siteurs moins célèbres. Je suis tout étonné de cette
révolution, qu'à la vérité je n'éprouve pas dans ma
manière de sentir, mais que j'aî vue bien réelle en
Italie. Au reste, c'est un sentiment bien naturel que
de trouver beau ce qui plaît. Quel amant sincère
n'a pu dire à sa maîtresse :
Ma epeMO ingitulo al vero,
Condanno ogni allro atptUo -,
TuUo mi par diffeUo,
Fuor che la tua heltà *.
Mbtastasio.
Peut-être les mêmes choses sont-elles toujours
belles dans les arts du dessin, parce que dans ces
arts le plaisir intellectuel l'emporte de beaucoup sur
le plaisir physique. La raison a eu plus de prise ; et
tout homme sensible sait, par exemple, que les
Bgures du Guide sont plus belles que celles de
Raphaël, qui, à leur tour, ont plus d'expression.
Dans la musique, au contraire, où les deux tiers au
moins du plaisir sont physiques, ce sont les sens qui
décident. Or les sens ont du plaisir ou de la peine
dans un moment donné, mais ne comparent point.
Tout homme sensible peut Voir dans ses souvenirs
LETTRES SUR HAYDN 199
que les moments les plus vifs de plaisir ou de peine
ne laissent pas de souvenirs distincts *.
Mortimer revenait tremblant d'un long voyage ; il
adorait Jenny ; elle n'avait pas répondu à ses let-
tres. En arrivant à Londres, il monte à cheval, et
va la chercher à sa maison de campagne. Il arrive.
Elle se promenait dans le parc. Il y court, le cœur
palpitant ; il la rencontre, elle lui tend la main, le
reçoit avec trouble : il voit qu'il est aimé. En par-
courant avec elle les allées du parc, la robe de Jenny
s'embarrassa dans un buisson d'acacia épineux. Dans
la suite, Mortimer fut heureux ; mais Jenny fut
infidèle. Vingt fois je lui ai soutenu que Jenny ne
l'avait pas aimé, toujours il m'a cité en preuve de
son amour la manière dont elle le reçut à son retour
du continent ; mais jamais il n'a pu me donner le
moindre détail ; seulement il tressaille dès qu'il voit
un buisson d'acacia : c'est réellement le seul souvenir
distinct qu'il ait conservé du moment le plus déli-
cieux de sa vie *.
Le plaisir augmente les sept ou huit premières
fois que vous entendez le duo
Piiiceri deW anima.
Contenu 9oas*i !
CiMARosA, Nemici generosi.
Mais une fois que vous l'aurez bien compris,
l'agrément diminuera à chaque répétition. Si, en
musique, le plaisir est le seul thermomètre du beau,
ZW STENDHAL
ce duo deviendra moins admirable à mesure que
vous l'entendrez davantage. Quand vous l'aurez
entendu trente fois, que l'actrice y substitue le
duo
Cara, cara !
du Matrimonio, que vous ne connaîtriez pas, celui-
ci voua fera beaucoup plus de plaisir, parce qu'il
sera nouveau pour vous. Si l'on vous demandait
ensuite lequel est le plus beau de ces deux duos, et
que vous voulussiez répondre d'après votre cœur,
je pense que vous seriez fort en peine.
Je suppose que vous ayez un appartement dans
le palais de Fontainebleau, et que dans une des salles
de cet appartement se trouve la Sainte Cécile de
Raphaël ^. Ce tableau rentre au Musée, on le rem-
place par V Enlèpement d'Hélène ' du Guide. Vous
admirez les charmantes Ggures d'Hermione et
d'Hélène ; mais cependant, si l'on vous demande
quel est le plus beau de ces deux ouvrages, l'ex-
pression sublime de sainte Cécile ravie par la musi-
que céleste, et laissant tomber les instruments
dont elle jouait, cette expression vous décide en sa
faveur, et vous lui donnez la palme. Or pourquoi
cette expression est-elle sublime ? Par trois ou
quatre raisons que je vous vois prêt à me dire. Mais
c'est le raisonnement, et un raisonnement facile à
LETTRES SUR HAYDN 201
écrire, qui vous fait voir que ces trois ou quatre
raisons sont bonnes ; tandis qu'il me semble impos-
sible d'écrire quatre lignes, à moins que ce ne soit
de la prose poétique qui ne compte pas, pour prou-
ver que le duo Piaceri delV anima vaut moins ou
plus que le duo Cara ! cara ! ou que le duo
Crudel ! perché finora ?
Mozart, Figaro.
On ne peut pas sentir dans le même moment
l'eflet de deux mélodies, et le plaisir qu'elles peuvent
donner ne laisse pas assez de traces dans la mémoire
pour qu'on puisse les juger de loin.
Je ne vois qu'une exception. Un homme entend
l'air
FanciuUa aventurata.
Nemici generosi.
A Venise, au théâtre de la Fenice, il est à côté
d'une femme qu'il aime éperdument, mais qui ne
répond pas à sa passion. Dans la suite, revenu en
France, il entend de nouveau cet air charmant : il
tressaille ; le plaisir pour lui est à jamais attaché
à ces sons si doux ; mais cet air, dans ce cas, est le
buisson d'acacia épineux de Mortimer.
Les ouvrages des grands artistes, une fois qu'ils
atteignent à un certain degré de perfection, ont des
droits égaux à notre admiration : et la préférence
que nous accordons tantôt à l'un, tantôt à l'autre.
202 STENDHAL
dépend absolument de notre tempérament ou de la
disposition où nous nous trouvons. Un jour c'est le
Dominiquin qui me plaît, et que je préfère au Guide ;
le lendemain, la céleste beauté des têtes de celui-ci
l'emporte, et j'aime mieux l'Aurore du palais Ros-
piglîosi que la Communion de saint Jérôme.
J'ai souvent entendu dire, en Italie, qu'en musi-
que, une grande partie du beau consistait dans la
nouveauté *. Je ne parle pas du mécanisme de cet
art. Le contre-point tient aux mathématiques ; un
sot, avec de la patience, y devient un savant res-
pectable. Dans ce genre, il y a, non pas un beau,
mais un régulier susceptible de démonstration.
Quant à la partie du génie, à la mélodie, elle n'a pas
de règles. Aucun art n'est aussi privé de préceptes
pour produire le beau. Tant mieux pour lui et pour
nous.
Le génie a marcbé, mais les pauvres critiques
n'ont pu tenir note du chemin suivi par les premiers
génies, et signiBer aux grands hommes venus de-
puis qu'ils eussent à ne s'en pas écarter. Cimarosa,
faisant exécuter, à Prague, son air
Pria ehe ipunti in ciel l'aurora,
n'a pas entendu les pédants lui dire :
« Votre air est beau, parce que vous avez suivi
telle règle établie par Pet^olèse dans tel de ses airs ;
mais il serait encore plus beau si vous vous étiez
conformé à telle autre règle dont Galuppi ne s'écar-
LETTRES SUR HAYDN 203
tait jamais. » Est-ce que les peintres contemporains
du Dominiquin ne lui avaient pas presque persuadé
que son Martyre de saint André, à Rome, n'était
pas beau ?
Je pourrais vous ennuyer ici des prétendues règles
trouvées pour faire de beaux chants ; mais je suis
généreux, et résiste à la tentation de vous rendre
l'ennui qu'elles m'ont donné à les entendre.
Plus il y a de chant et de génie dans une musique,
plus elle est sujette à l'instabilité des choses hu-
maines ; plus il y a d'harmonie, et plus sa fortune
est assurée. Les graves chants d'église contemporains
de la divine Serinante Maîtresse de Pergolèse ne se
sont pas usés avec la même rapidité.
Au reste, je parle peut-être de tout ceci au hasard ;
car je vous avoue que cette Servante Maîtresse,
mais chantée en Italie, me fait plus de plaisir, et
surtout un plaisir plus intime, que tous les opéras
du très moderne Paër, pris ensemble.
S'il est vrai que nous ayons reconnu la partie
d'un morceau de musique que le temps use le plus
vite, Haydn peut espérer une plus longue vie qu'au-
cun autre compositeur. Il a mis du génie dans l'har-
monie, c'est-à-dire dans la partie durable.
Je vais citer le Spectateur, c'est-à-dire des gens
très raisonnables :
<x La récitation musicale dans toutes les langues
devrait être aussi différente que leur accent naturel,
puisque, à moins de cela, ce qui exprimerait bien
20i STENDHAL
une passion dans une langue l'exprimerait fort mal
dauB une autre... Tous ceux qui ont fait quelque
séjour en Italie savent très bien que la cadence que
les Italiens observent dans le récitatif de leurs
pièces... n'est que l'accent de leur langue rendu plus
musical et plus sonore... C'est ainsi que les marques
d'interrogation ou d'admiration de la musique
italienne... ont quelque rapport avec les tons natu-
rels d'une voix anglaise, quand nous sommes en
colère ; jusque-là que j'ai vu souvent nos auditeurs
fort trompés à l'égard de ce qui se passait sur le
théâtre, et s'attendre à voir le héros casser la tête
à son domestique lorsqu'il lui faisait une simple
question, ou s'imaginer qu'il se querellait avec son
ami lorsqu'il lui souhaitait le bonjour *. » (Specta-
teur, Disc. XXIII, p. 170),
La musique, qui met en jeu l'imagination de cha-
que homme, tient plus intimement que la peinture,
par exemple, à l'organisation particulière de cet
homme-là. Si elle le rend heureux, c'est en faisant
que son imagination lui présente certaines images
agréables. Son cœur, disposé à l'attendrissement
par le bonheur actuel que lui donne la douceur des
sons, goûte ces images, jouit de la félicité qu'elles
lui présentent avec une ardeur qu'il n'aurait pas dans
un tout autre moment. Or il est évident que ces
images doivent être différentes, suivant les diverses
imaginations qui les produisent. Quoi de plus
opposé qu'un gros Allemand, bien nourri, bien blond,
LETTRES SUR HAYDN 205
bien frais, buvant de la bière, et mangeant des
butterbrod toute la journée, et un Italien mince,
presque maigre, très brun, l'œil plein de feu, le teint
jaune, vivant de café et de quelques petits repas
très sobres ! Comment diable veut-on que la même
chose plaise à des êtres si dissemblables et parlant
des langues si immensément éloignées Tune de l'au-
tre ? Le même beau ne peut pas exister pour ces
deux êtres. Si les rhéteurs veulent absolument leur
donner un beau idéal commun, le plaisir produit
par les choses que ces deux êtres admirent égale-
ment sera nécessairement très faible. Ils admireront
tous les deux les jeux funèbres du cinquième livre de
V Enéide ; mais dès que vous voudrez les émouvoir
fortement, il faudra leur présenter des images pré-
cisément analogues à leurs natures si différentes.
Comment voulez-vous faire sentir à un pauvre petit
écolier prussien de Kœnigsberg, qui a froid onze
mois de l'année, les églogues de Virgile, et la douceur
de se trouver à l'ombre, à côté d'une source jaillis-
sante, ^u fond d'une grotte bien fraîche ?
Viridi projecius in antro.
Si vous vouliez lui offrir une image agréable, il
eût mieux valu parler d'une belle chambre bien
échauffée par un bon poêle.
On peut appliquer cet exemple à tous les beaux-
arts. Pour un honnête Flamand qui n'a jamais
étudié le dessin, les formes des femmes de Rubens
206 STENDHAL
sont les plus belles du monde. Ne nous moquons
pas trop de lui, nous qui admirons par-dessus tout
des formes infiniment sveltes, et qui trouvons les
figures de femmes de Raphaël un peu massives \
Si on y regardait de près, chaque homme, et par
conséquent chaque peuple, aurait son beau idéal,
qui serait la collection de tout ce qui lui plaît le plus
dans les choses d'une même nature.
Le beau idéal des Parisiens est ce qui plaît le plus
à la majorité des Parisiens. En musique, par exem-
ple, M. Garât leur fait cent fois plus de plaisir que
madame Catalani. Je ne sais pourquoi tous, peut-
être, ne voudraient pas avouer cette manière de
sentir. Dans les beaux-arts, chose si indifférente
au salut de l'État, quel mal peut faire cette pauvre
liberté ?
Il ne faut qu'avoir des yeux pour s'apercevoir
vingt fois la journée que la nation française a changé
de manière d'être depuis trente ans. Rien de moins
ressemblant à ce que nous étions en 1780, qu'un
jeune Français de 1814. Nous étions sémillants, et
ces messieurs sont presque Anglais. Il y a plus de
gravité, plus de raison, moins d'agrément. La jeu-
nesse, qui sera toute la nation dans vingt ans d'ici,
ayant changé, il faut que nos pauvres rhéteurs
1. Voir chez tous les marchands d'estampes une figure
de femme tirée de l'œuvre de Raphaël, gravée par ***, et
Adam et Eve, sujet pris des loges du Vatican, gravé par
Mûller en 1813.
LETTRES SUR HAYDN 207
déraisonnent encore plus qu'à l'ordinaire pour vou-
loir que les beaux-arts restent les mêmes.
« Pour moi, je l'avouerai, me disait un jeune colo-
nel, il me semble, depuis la campagne de Moscou,
qu^I phi génie en Aulide n'est plus une aussi belle
tragédie. Je trouve cet Achille un peu dupe et un
peu faible. Je me sens du penchant, au contraire,
pour le Macbeth * de Shakspeare. »
Mais je divague un peu : on voit bien que je ne
suis pas un jeune Français de 1814. Revenons à la
question de savoir si, en musique, le beau idéal du
Danois peut être le même que celui du Napolitain.
Le rossignol plaît à tous les peuples ; c'est que son
chant entendu pendant les nuits des beaux jours de
la fin du printemps, qui partout sont l'instant le plus
aimable de l'année, est une chose agréable, signe
d'une chose charmante. J'ai beau être un homme
du Nord, le chant du rossignol me rappelle toujours
les courses que l'on fait pour rentrer chez soi, à
Rome, après les conifersazioni^ vers les deux heures
du matin, durant les belles nuits d'été. On est as-
sourdi, en passant dans ces rues solitaires, par les
sons scintillants des rossignols qu'on élève dans
chaque maison. Ce chant rappelle d'autant plus
vivement les beaux jours de l'année, que, ne pou-
vant pas entendre le rossignol à volonté, nous
n'usons pas ce plaisir en nous le donnant à con-
tre-temps, quand nous ne sommes pas disposés à le
goûter.
208 STENDHAL
Haydn écrivait sa Création sur un texte allemand,
qui ne peut recevoir la mélodie italienne. Comment
aurait-il pu, même en le voulant, chanter comme
Sacchini ? Ensuite, né en Allemagne, connaissant
son âme et les âmes de ses compatriotes, c'est appa-
remment à eux qu'il voulait plaire d'abord. On peut
critiquer un homme quand on voit qu'il manque la
route qui conduit au but qu'il se propose d'attein-
dre ; mais est-il raisonnable de lui chercher querelle
sur le choix de ce but ?
Au reste, un grand maître italien a produit la
seule critique digne de lui et digne de Haydn. Il a
refait d'un bout à l'autre toute la musique de la
Création^ qui ne verra le jour qu'après sa mort.
Ce maître pense que Haydn est homme de génie
dans le genre de la symphonie. Dans tout le reste, il
ne le trouve qu'estimable. Moi je pense que, quand
les deux Créations verront le jour ensemble, l'alle-
mande sera toujours la première à Vienne, comme
l'italienne sera la meilleure à Naples *.
FRAGMENT
DB LA RÉPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE
Montmorency, le 29 juin 1809.
Je suis charmé de votre lettre, mon cher Edouard ;
nous avons les mêmes idées en d'autres termes. Ne
vous affligez point. Je trouve que ce n'est pas la
faute de vos grands compositeurs, si leurs char*
mantes mélodies ne sont pas également agréables
à tous les hommes. La raison de cela est dans la
nature même du bel art qui les immortalise. Sous
le rapport de la manière de plaire aux hommes,
la sculpture et la musique sont aussi opposées que
possible.
Remarquez que c'est toujours de la sculpture que
viennent les exemples du beau idéal. Or la sculp-
■ATDir. 14
210 STENDHAL
ture a un beau idéal généra), parce que la différence
des formes du corps humain dans les divers pays
est beaucoup moins grande que celle des tempéra-
ments donnés par les climats. Un beau jeune paysan
des environs de Copenhague, et un jeune Napolitain
également renommé pour sa beauté, différent moins
par leurs formes que par leurs passions et leurs ca-
ractères. Il est donc plus aisé d'établir un beau idéal
universel pour l'art qui reproduit ces formes exté-
rieures, que pour ceux qui mettent en jeu les diverses
affections d'âmes aussi différentes.
Outre la beauté absolue des figures, on attache
beaucoup de prix, dans les arts du dessin, à leur
expression. Mais ces arts n'imitent point d'aussi
près que la poésie la nature morale de l'homme, et
par conséquent ne sont pas sujets à déplaire au
Danois parce qu'ils plaisent trop au Napolitain.
Dans mille actions de la vie, très susceptibles d'être
reproduites exactement dans le romaa ou dans la
comédie, ce qui paraîtra charmant à Naples sera
trouvé fou et indécent k Copenhague ; ce qui sem-
blera délicat en Zélande sera glacial aux bords du
Sebètc *. Le poète doit donc prendre son parti, et
chercher k plaire aux uns ou aux autres. Canova, au
contraire, n*a point à s'embarrasser de tels calculs.
Son Paris, son Hélène, seront aussi divins à Copen-
hague qu'à Rome, et seulement chaque homme
jouira de leur beauté et admirera leur auteur en
proportion de sa propre sensibilité. Pourquoi ?
LETTaBS SUR HAYDN 211
C'est que ces figures charmantes ne peignent que
des affections modérées, communes au Danois et au
Napolitain : s'il leur était donné d'imiter des pas-
sions plus fortes, elles arriveraient bientôt au point
où la sensibilité de l'homme du Midi se sépare de
celle de l'homme du Nord. Quel doit donc être l'em*
barras du musicien, celui des artistes qui peint de
plus près les affections du cœur humain, et qui en-
core ne peut les peindre qu'en faisant agir l'imagina-
tion et la sensibilité de chacun de ses auditeurs,
qu'en mettant, pour ainsi dire, chacun d'eux de
moitié dans son travail ! Comment voulez-vous
qu'un homme du Nord sente l'air
Corne î io vengo per sposarti
de Cimarosa ? L'amant désespéré qui le chante
doit lui paraître simplement un malheureux échappé
des Petites-Maisons. Le God sai^e the Kingy d'un
autre côté, semblerait peut-être insipide à Naples.
Ne soyez donc point inquiet pour votre cher Cima-
rosa ; il peut passer de mode, mais l'équitable
postérité le mettra sûrement, pour le talent, à
côté de Raphaël. Seulement le talent de celui-ci
est pour toute la terre, ou du moins pour toute
l'Europe, et en musique il est naturel que chaque
pays ait son Raphaël. Chacun des mondes qui rou-
lent sur nos têtes a bien son soleil, qui, pour le
monde voisin, n'est qu'une étoile plus ou moins
brillante, suivant le degré de proximité. Ainsi
212 STENDEAL
Hœiidel, ce soleil de l'Angleterre, n'est plus qu'une
étoile de première grandeur pour la patrie des
Mozart et des Haydn ; et en descendant plus près
de l'équateur, Hiendel n'est plus qu'une étoile ordi-
naire pour l'heureux habitant de la rive de Pausi-
lippe *.
Your,
Lewis.
LETTRE XX
Halein, le 5 juin 1809.
Mon cher Louis,
Deux ans après la Création, Haydn, animé par le
succès et encouragé par son ami Van Swieten, com-
posa un nouvel oratorio, les Quatre Saisons. Le
baron descriptif en avait tiré le texte de Thompson.
Il y a moins de sentiment que dans la Création ;
mais le sujet admettait la gaieté, la joie des ven-
danges, l'amour profane ; et les Quatre Saisons
seraient la plus belle chose du monde, dans le genre
de la musique descriptive, si la Création n'existait
pas.
La musique y est plus savante et moins sublime
que dans la Création. Elle surpasse cependant sa
sœur aînée en un point : ce sont les quatuors. Du
BAYDTf. 14.
214 STENDHAL
reste, pourquoi blâmer cette musique ? Elle n'est
pas italienne, dit-on : à la bonne heure *. J'avoue
que la sympbonie convient aux organes difllciles à
émouvoir des Allemands : mais nous en profitons.
C'est ainsi que, dans les arts, il n'est pas mal que
chaque pays ait une physionomie particulière. Les
jouissances du monde entier s'en augmentent. Nous
jouissons des chants napolitains de Paisiello et des
symphonies allemandes de Haydn. Quand verrons-
nous Talma, après avoir joué un jour Andromaque,
nous montrer le lendemain le malheureux Macbeth
entraîné au crime par l'ambition de sa femme ?
Il faut savoir que les Macbeth, Hamlet, etc., de
M. Ducis *, sont de fort bonnes pièces, sans doute,
mais ressemblent autant aux pièces du poète anglais
qu'à celles de Lope de Vega. Il me semble que nous
en sommes, pour les pièces romantiques, précisé-
ment au même point où nous nous trouvions, il y a
cinquante ans, pour la musique italienne. On criera
beaucoup ; il y aura des pamphlets, des satires,
peut-être même des coups de bâton de distribués
dans quelque moment où le public, dans une pro-
fonde tranquillité politique, sera juge compétent en
littérature. Mais enfin ce public, excédé des plats
élèves du grand Racine, voudra voir Hamlet et
Othello. La comparaison ne cloche qu'en un seul
point : c'est que ces pièces ne tueront point Phèdre
et Cinna, et que Molière restera sans rival, par la
raison simple qu'il est unique *.
LETTRES SUR HAYDN 215
Le texte des Quatre Saisons est un pauvre texte.
Quant à la musique, figurez*vous une galerie de
tableaux différents par le genre y le sujet et le coloris.
Cette galerie est divisée en quatre salles ; au milieu
de chacune d'elles, paraît un grand tableau prin*
cipal.
Les sujets de ces quatre tableaux sont : pour le
premier, la neige, les aquilons, le froid et ses hor-
reurs ; pendant Tété, la tempête ; dans l'automne,
la chasse ; et pour l'hiver, la soirée des villageois.
On voit d'abord qu'un habitant d'un climat plus
fortuné n'aurait pas mis la neige et les horreurs de
l'hiver dans la peinture du printemps. Suivant
moi, c'est un assez triste commencement d'ou-
vrage. Suivant les amateurs du genre, ces sons rudes
préparent merveilleusement au plaisir qu'on aura
par la suite.
Avec vous, mon ami, je ne suivrai point pied à
pied les Quatre Saisons,
Haydn, dans la peinture du soleil d'été, a été
obligé de lutter contre le premier lever du soleil
dans la Création : et cet art, qu'on veut faire des-
criptif, est si vague, si antidécri^ant, que, malgré
les soins incroyables que s'est donnés le premier
symphoniste du monde, il est tombé un peu dans la
répétition. L'abattement, l'anéantissement de tout
ce qui respire, et même des plantes, pendant la
grande chaleur d'un jour d'été, est parfaitement
bien rendu. Ce tableau, très vrai, finit par un
216 STENDHAL
silence universel. Le coup de tonnerre qui commence
la tempête vient rompre ce silence. Ici Haydn est
dans son fort : tout est feu, cris, rumeur, épouvante.
C'est un tableau de Michel-Ange. Cependant la
tempête finit, les nuages se dissipent, le soleil re-
paraît, les gouttes d'eau dont sont chargées les
feuilles des arbres brillent dans la forêt, une soirée
charmante succède à l'orage, la nuit vient, tout est
silencieux ; de temps en temps seulement le gémisse-
ment d'un oiseau nocturne et le son de la cloche
éloignée,
Che pote il giorno pianger che si muore *,
viennent rompre le silence universel.
Ici l'imitation physique est portée aussi loin
qu'elle peut aller. Mais cette peinture tranquille
fait une fin peu frappante pour l'été, après le mor-
ceau terrible de la tempête ^.
1. Je prie qu'on me permette une répétition. J'ai envie
de citer une lettre que j'envoyai en original à mon ami, en
même temps que celle-ci. Elle fut écrite en français par une
aimable chanoinesse de Brunswick que nous pleurons
aujourd'hui.
Elle fmissait ainsi une lettre sur Werther, qui, comme on
sait, est né à Brunswick, et était le fils de M. l'abbé
de J***. Elle décrivait exactement, à ma demande, l'espèce
de goût que Werther avait pour la musique.
«... La musique étant l'art qui peint le mieux les nuances,
et dont les descriptions suivent ainsi le plus loin les mouve-
ments de l'ftme, je crois distinguer la sensibilité à la Mozart
de la sensibilité à la Cimarosa.
tt Les figures comme celle de Wilhelmine do M*** et do
LETTRES SUR HAYDN 217
La chasse du cerf, qui ouvre Tautomne, est un
sujet heureux pour la musique. Tout le monde se
rappelle l'ouverture du Jeune Henri,
Les vendanges, où des buveurs chantent d'un
côté, pendant que la danse occupe les jeunes gens
du village, forment un tableau agréable. Le chant
des buveurs est mélangé avec l'air d'une danse
nationale de l'Autriche, arrangée en fugue. L'effet
l'ange du tableau du Parmesan que j'ai dans ma chambre (a)
me semblent annoncer de ces êtres dont la force est surmontée
par la sensibilité, qui, dans leurs moments d'émotion,
deviennent l'émotion eUe-méme» Il n'y a plus de place pour
autre chose ; le courage, le soin de la réputation, tout est,
non pas surmonté, mais banni. Tel serait, je crois, le joli
ange dont je vous parle chantant aux pieds d'une marraine
adorée :
Voi che sapete,
« Les peuples du Nord me semblent être les sujets de
cette musique : which is their queen.
« Quand vous connaîtrez mieux l'Allemagne, et que vous
aurez rencontré quelques-unes des malheureuses filles qui,
chaque année, y périssent d'amour, ne riez pas, monsieur le
Français, vous verrez le genre de pouvoir que notre musique
exerce sur nous. Voyez, le dimanche soir, à Hantzgarten, et
dans ces jardins anglais où toute la jeunesse des villes du
Nord va se promener le soir des jours de fête ; voyez ces
couples d'amants, prenant du café à côté de leurs parents,
tandis que des troupes de musiciens bohèmes jouent avec
leurs cors leurs valses et leur musique lente et si touchante ;
voyez leurs yeux se fixer ; voyez-les se serrer la main par-
dessus la petite table, et sous les yeux de la mère, car ils
(a) C'était une copie do la Madonna al longo collo, qui est au Musée
de Paris, n® 1070. U s'agit de l'ange qui est à la droite de Marie et qui
regarde le spectateur.
2t8 STBNDBJLL
d* ce morceau plein <fc verve est tris piquuit,
surtout dans le pays. On le joue souvent en Hongrie
pendant les vendanges. C'est la se<de (ois, je crois,
que Haydn, en imitant directement la nature, se
soit fait un moyen de succès des souvenin de ses
compatriotes.
Les critiques reprochèreut aux Quatn SaisMu
d'avoir encore moins de dMnts que la Cnte(*Mt,
sont ce qu'oD appelle ici promu ; eh bien \ une conscription
enlève l'amant, aa promiat n'est pas au dësaapoir, maïs elle
est triste ; elle lit des romans toute la nuit ; peu i peu elle
est attaqufe de la poitrine, et elle meurt sans que les meil~
leurs médecins aient trouvé un remède à ce mal-là. Mais
rieo DC parait à l'extérieur. Voua l'aviez vue quinze jours
auparavant chez sa mère, vous ocrant du thé ; vou* ne
l'aviez trouvée que triste ; vous demandez de sea nouvelles :
d La pauvre une telle 7 vous répond-on ; cIIr est morte de
cha^n. > Ici une telle réponse n'a rien d'extraordinaire.
D Et le promis, «h est-il ? — A l'anné«, mait on n'a plus de
• VoiU les c«ur* qu« Handel, Mocart, Boccherini, Benda,
savent toucher.
'I Ces femmes, brunes et pleines d'énergie, que produit la
Midi de l'Europe doivent aimer la musique de Cimamaa.
Elles se poignarderaient pour un amant vivant, mais nfi so
iaissenicnt pas mourir de langueur pour un infidèle.
" Les airs de femmes de Cimar«»a et de tous les Napoti-
tetns annoncent de la force même dans les moments les plus
passionnés. Dans les jVemiti genrrosi, qu'on donna A Dresde
il y ■ deux ans, notre Mozart eût fait UBO chose diTÎnenwitt
.Von Mn vilUam, ma jon dama.
Cimarosa a (ait de cette déclaration un petit air léger et
rapide, parce que la situation l'exigeait ; mais une Alle-
mande n'eût pas prononcé ces paroles sans larmes... ■
LETTRES SUR HAYDN 219
«t dirent que c'était une pièce de musique instru-
mentale, avee accompagnement de voix. L'auteur
vieillissait. On lui objecte aussi, assez ridiculement
suivant moi» d'avoir mêlé un peu de gaieté à un
sujet sérieux. Et pourquoi sérieux ? Parce que la
pièce de musique s'appelle oratorio. Le titre peut
être mal choisi ; mais la symphonie» qui n'émeut
pas bien profondément, n'est-elle pas trop heureuse
d'être gaie quelquefois ? Les frileux lui reprochent,
avec plus de raison, d'avoir mis deux hivers dans
une seule année.
La meilleure critique qu'on ait faite de cet ou-
vrage est celle que Haydn m'adressa lorsque j'allai
lui rendre compte de la représentation qu'on venait
•d'en donner au palais de Schwartzenberg. Les
applaudissements avaient été unanimes. Je me
hâtai de sortir pour aller faire mon compliment à
l'auteur. Je commençais à peine à ouvrir la bouche,
que le loyal compositeur m'arrêta :
« J'ai du plaisir que ma musique ait plu au public ;
mais de vous, je ne reçois pas de compliment sur
cet ouvrage. Je suis convaincu que vous sentez
vous-même que ce n'est pas là la Création : et la
raison, la voici. Dans la CréeUion^ les personnages
sont des anges ; ici, ce sont des paysans. » Cette
objection est excellente, appliquée à un homme
dont le talent était plutôt le sublime que le tendre.
Les paroles des Quatre Saisons^ assez communes
en elles-mêmes, furent platement traduites en plu-
220 STENDHAL
sieurs langues. On mit la musique en quatuors et
quintettes, et elle servit plus que celle de la Création
aux petits concerts d'amateurs. Le peu de mélodie
qui s*y trouve étant davantage dans l'orchestre,
en ôtant les voix, le chant reste presque en entier.
Au reste, je suis probablement mauvais juge des
Quatre Saisons. Je n'ai entendu cet oratorio qu'une
fois, et encore étais-je fort distrait *.
Je disputais avec un Vénitien assis à côté de moi,
sur la quantité de mélodie existant dans la musique
vers le milieu du dix-huitième siècle. Je lui disais
qu'il n'y avait guère de chant dans ce temps-là,
et que la musique n'était sans doute alors qu'un
bruit agréable.
A ces mots, mon homme bondit sur sa chaise, et
se mit à me conter les aventures d'un de ses com-
patriotes, le chanteur AJessandro Stradella, qui
vivait vers 1650.
Il fréquentait les maisons les plus distinguées de
Venise, et les dames de la première noblesse se
disputaient l'avantage de prendre de ses leçons.
Ce fut ainsi qu'il fit la connaissance d'Hortensia,
dame romaine qui était aimée d'un noble vénitien.
Stradella en devint amoureux, et n'eut pas de peine
à supplanter son rival. II enleva Hortensia, et la
conduisit à Rome, où ils se firent passer pour mariés.
Le Vénitien, furieux, mit sur leurs traces deux
assassins, qui, après les avoir cherchés inutilement
dans plusieurs villes d'Italie, découvrirent enfin le
LETTRES SUR HAYDN 221
lieu de leur retraite, et arrivèrent à Rome, un soir
que Stradella donnait un oratorio dans la belle église
de Saint-Jean-de-Latran. Les assassins résolurent
d'exécuter leur commission lorsqu'on sortirait de
l'église, et entrèrent pour veiller sur une de leurs
victimes, et chercher si Hortensia ne serait point
parmi les spectateurs.
A peine eurent-ils entendu pendant quelques
instants la voix délicieuse de Stradella, qu'ils se
sentirent attendris. Ils eurent des remords, ils ré-
pandirent des larmes, et enfin ne songèrent plus
qu'à sauver les amants dont ils avaient juré la perte.
Ils attendent Stradella à la porte de l'église ; ils le
voient sortir avec Hortensia. Us s'approchent, le
remercient du plaisir qu'il vient de leur donner, et
lui avouent que c'est à l'impression que sa voix a
faite sur eux qu'il est redevable de son salut. Us lui
expliquent ensuite l'affreux motif de leur voyage,
et lui conseillent de quitter Rome sur-le-champ,
pour qu'ils puissent faire croire au Vénitien qu'ils
sont arrivés trop tard.
Stradella et Hortensia se hâtèrent de profiter
du conseil, et se rendirent à Turin. Le noble Véni-
tien, de son côté, ayant reçu le rapport de ses agents,
n'en devint que plus furieux. Il alla à Rome se
concerter avec le père même d'Hortensia. Il fit
entendre à ce vieillard qu'il ne pouvait laver son
déshonneur que dans le sang de sa fille et de son
ravisseur. Ce père dénaturé prit avec lui deux
222 STENDHAL
assassins, et partit pour Tuiiiii après s'être fait
donner des lettres de recommandation pour le mar-
quis de VillarSy qui était alors ambassadeur de
France à cette cour.
Cependant la duchesse régente de Savoie, ins-
truite de l'aventure des deux amants à Rome, voulut
les sauver. Elle fit entrer Hortensia dans un couvent,
et donna à Stradella le titre de son premier masi-
cien, ainsi qu'un logement dans son palais. Ces pré-
cautions parurent suffisantes, et les amants jouis-
saient depuis quelques mois d'une parfaite tran-
quillité, quand, un soir, Stradella, qui prenait l'air
sur le rempart de la ville, fut assailli par trois hom-
mes qui le laissèrent pour mort avec un coup de
poignard dans la poitrine. C'était le père d'Horten-
sia et ses deux compagnons, qui se réfugièrent aussi-
tôt au palais de l'ambassadeur de France. M. de
Villars, ne voulant ni les protéger après un crime qui
avait fait autant de bruit, ni les livrer à la justice
après leur avoir donné un asile, les fit évader quel-
ques jours après.
Cependant, contre toute apparence, Stradella
guérit de sa blessure, et le Vénitien vit échouer ses
projets pour la seconde fois, mais sans abandonner
sa vengeance. Seulement, rendu prudent par le
manque de succès, il voulut prendre des mesures
plus assurées, et se contenta pour le moment de
faire épier Hortensia et son amant. Un an se passa
ainsi. La duchesse, de plus en plus touchée de leur
LETTRES SUR HAYDN 223
sorty voulut légitimer leur union et les marier. Après
la cérémonie. Hortensia, ennuyée du séjour du cou-
vent, eut envie de voir le port de Gènes. Stradella
Vy conduisit, et le lendemain de leur arrivée, ib
furent trouvés poignardés dans leur Ut.
On fixe cette triste aventure à l'an 1670. Stradella
était poète, compositeur, et le premier chanteur de
son siècle *.
Je répliquai au compatriote de Stradella que la
seule douceur des sons, quand ils seraient privés
de toute mélodie, donne un plaisir bien réel, même
aux âmes les plus sauvages. Lorsqu'en 1637 Mu-
rad IV, après avoir pris Bagdad d'assaut, ordonna
qu'on fît main basse sur tous ses habitants, un seul
Persan osa élever la voix : il s'écria qu'on le con-
duisît à l'empereur, qu'il avait des choses impor-
tantes i lui communiquer avant de mourir.
Arrivé aux pieds de Murad, Scakculi (tel était le
nom du Persan) s'écria, la face contre terre : « Sei-
gneur, ne fais pas périr avec moi un art qui vaut
tout ton empire ; entends-moi chanter, et puis tu
ordonneras ma mort. » Murad ayant fait un signe
de consentement, Scakculi sortit de dessous sa
robe une petite harpe, et improvisa une espèce de
romance sur la ruine de Bagdad. Le farouche Murad,
malgré la honte qu'éprouve un Turc à laisser pa-
raître la moindre émotion, répandit des larmes et
fit cesser le massacre. Scakculi le suivit à Constanti-
nople, comblé de richesses ; il y introduisit la musique
224
STENDHAL
persane, dans laquelle aucun Européen n'a jamais
pu distinguer un chant quelconque *.
Je crois voir dans Haydn le Tintoret de la musi-
que. Il unit, comme le peintre vénitien, à l'énergie
de Michel-Ange, le feu, l'originalité, l'abondance des
inventions. Tout cela est revêtu d'un coloris aimable,
qui donne de l'agrément aux moindres parties. Il
me semble cependant que le Tintoret d'Eisenstadt
était plus profond dans son art que celui de Ve-
nise ; surtout il savait travailler lentement.
La manie * des comparaisons s'empare de moi.
Je vous confie mon recueil, à condition cependant
que vous n'en rirez pas trop. Je trouve donc que
Pergolèse et
Cimarosa
sont les Raphaël de la musique.
Paisiello est Le Guide.
Durante,
Léonard de Vin<
Hasse,
Rubens.
Hœndel,
Galuppi,
Jomelli,
Michel- Ange.
Le Bassan.
Louis Carrache.
Gluck,
Piccini,
Le Caravage.
Le Titien.
Sacchini,
Vinci,
Le Corrége.
Fra Bartolomeo.
Anfossî,
L'Albane.
Zingarelli,
Mayer,
Mozart,
|-\ ÎN N^ tl K
Le Guerchin.
Carie Maratte.
Le Dominiquin.
La \Kto\-o t
LETTRES SUR HAYDN 225
La ressemblance la moins imparfaite est celle de
Paisiello et du Guide. Quant à Mozart, il faudrait
que le Dominiquin eût eu un caractère encore plus
mélancolique pour lui ressembler entièrement.
Le peintre a eu l'expression, mais elle s'est à peu
près bornée à celle de l'innocence, de la timidité et
du respect \ Mozart a peint la tendresse la plus pas-
sionnée et la plus délicate dans les airs :
Vedrô mentr' io sospiro,
Du comte Almaviva ;
Non 80 più cosa son, cosa faceio.
De Chérubin ;
Dove sono i bei momenti,
De la comtesse ;
Andiam, mio bene,
De Don Juan ;
la grâce la plus pure dans
La mia Doraîice capace non è,
De Cosi fan lutte ;
et dans
Giovannit che fate aW amore.
De Don Juan,
i.WoÏT les Deux jeunes Filles innocentes et craintii^es, n^ 914
du Musée, où Ton peut remarquer que la gaieté manque
aussi au Dominiquin. Les anges/ qui devraient exprimer les
mystères joyeux, n'ont point l'air heureux.
Voir aussi la Jeune Femme amenée au tribunal d'Alexandre^
o9 919.
HAYDN. 15
226 STENDHAL
La beauté et Tair de bonheur des figures de
Raphaël se reconnaissent bien dans les mélodies de
Cimarosa.
On sent que les figures qu'il a peintes dans l'in-
fortune sont ordinairement heureuses. Voyez Caro-
lina, dans le Mariage secret. Celles de Mozart, au
contraire, ressemblent aux vierges d'Ossian, de
beaux cheveux blonds, des yeux bleus, souvent
remplis de larmes. Elles ne sont peut-être pas aussi
belles que ces brillantes Italiennes, mais elles sont
plus touchantes.
Entendez le rôle de la comtesse, chanté dans les
Noces de Figaro par madame Barilli ; supposez-le
joué par une actrice passionnée, par madame Strina-
Sacchi, belle comme mademoiselle Mars ; vous direz
avec Shakspeare :
Like patience sitting on her tomb *.
Les jours de bonheur, vous préférerez Cimarosa ;
dans les moments de tristesse, Mozart aura l'avan-
tage.
J'aurais pu allonger ma liste en y plaçant les
peintres maniéristes, et mettant à côté de leurs noms
ceux de Grétry et de presque tous les jeunes com-
positeurs allemands et italiens. Mais ces idées sont
peut-être tellement particulières à celui qui les écrit,
qu'elles vous sembleront bizarres.
Le baron Van Swieten voulait faire faire à
Haydn un troisième oratorio descriptif, et il y aurait
LETTRES SUR HAYDN 227
réussi ; mais la mort Tarrêta. Je m'arrête aussi,
après avoir parcouru avec vous le recueil de toutes
les compositions de mon héros.
Qui m'eût dit, en vous écrivant pour la première
fois sur Haydn, il y a quinze mois, que mon bavar-
dage se prolongerait autant ?
Vous avez eu la bonté de ne pas trop vous ennuyer
de ces lettres, et elles m'ont procuré deux ou trois
fois par semaine une distraction agréable. Conservez-
les. Si jamais je vais à Paris, je les relirai peut-être
avec plaisir.
Adieu.
LETTRE XXI
Salzbourg, le 8 juin 1809.
La carrière musicale de Haydn finit avec les
Quatre Saisons. Ce travail et l'âge l'avaient affaibli.
« J'ai fini, me dit-il quelque temps après avoir ter-
miné cet oratorio, ma tête n'est plus la même ;
autrefois les idées venaient me trouver sans que je
les cherchasse, maintenant je suis obligé de courir
après elles, et je ne me sens pas fait pour les visites. »
Il fit cependant encore quelques quatuors, mais
il ne put jamais achever celui qui porte le numéro 84,
quoiqu'il y travaillât depuis trois ans presque sans
interruption. Dans les derniers temps, il s'occupait
à mettre des basses à d'anciens airs écossais : un
libraire de Londres lui donnait deux guinées pour
chaque air. Il en arrangea près de trois cents ;
BAYDN. 15.
230 STENDHAL
mais en 1805 il discontinua aussi ce travail, par
ordre du médecin. La vie se retirait de lui ; dès
qu'il se mettait à son piano, il avait des vertiges.
C'est aussi à compter de cette époque qu'il n'est
plus sorti de son jardin de Gumpendorf : il envoie
à ses amis, quand il veut se rappeler à leur souvenir,
un billet de visite de sa composition.
Les paroles disent :
t Mes forces m'ont abandonné, je ne puis plus continuer, »
La musique qui les accompagne, s'arrêtant au
milieu de la période, et sans arriver à la cadence,
exprime bien l'état languissant de l'auteur :
Adagio moUo
^^J^t^ggffT^
Hin ist aile meine KrafL AU und achwach bin ich *.
Au moment où je vous écris, ce grand homme, ou
plutôt la partie de lui-même qui est encore ici-bas,
n'est plus occupée que de deux idées : la crainte de
tomber malade, et la crainte de manquer d'argent.
A tous instants il prend quelques gouttes de vin de
Tokay, et c'est avec le plus grand plaisir qu'il reçoit
les présents de gibier qui peuvent diminuer la dé-
pense de son petit ordinaire.
Les visites de ses amis le réveillent un peu ;
quelquefois même il suit assez bien une idée. Par
LETTRES SUR HAYDN 231
exemple, en 1805, les journaux de Paris annoncèrent
sa mort, et comme il était membre honoraire de
l'Institut, cette compagnie illustre, qui n'a pas la
pesanteur allemande, fit célébrer une messe en son
honneur. Cette idée amusa beaucoup Haydn. Il
répétait : <t Si ces messieurs m'avaient averti, je
serais allé moi-même battre la mesure de la belle
messe de Mozart qu'ils ont fait exécuter pour moi. »
Mais, malgré sa plaisanterie, au fond du cœur il
était fort reconnaissant.
Peu après, la veuve et le fils de Mozart célébrèrent
le jour de naissance de Haydn par un concert qu'ils
donnèrent au joli théâtre de la Wieden. On exécuta
une cantate que le jeune Mozart avait composée en
l'honneur du rival immortel de son père. 11 faut
connaître la profonde bonté des cœurs allemands
pour se figurer l'effet de ce concert. Je parierais
que, pendant les trois heures qu'il dura, il n'y eut
pas une plaisanterie, bonne ou mauvaise, de faite
dans la salle.
Ce jour rappela au public de Vienne la perte qu'il
avait faite, et celle qu'il était sur le point de faire.
On s'arrangea pour donner la Création avec les
paroles italiennes de Carpani. Cent soixante musi-
ciens se réunirent chez M. le prince Lobkowitz.
Ils étaient secondés par trois belles voix, madame
Frischer de Berlin, MM. WeitmûUer et Radichi. Il
y avait plus de quinze cents personnes dans la salle.
Le pauvre vieillard voulut, malgré sa faiblesse,
232 STENDHAL
revoir encore ce public pour lequel il avait tant
travaillé. On l'apporta sur un fauteuil dans cette
belle salle, pleine en ce moment de cœure émus.
Madame la princesse Esterhazy et madame de
Kurzbeck, amie de Haydn, vont à sa rencontre. Les
fanfares de l'orchestre, et plus encore l'attendrisse-
ment des assistants, annoncent son arrivée. On le
place au milieu de trois rangs de sièges destinés à ses
amis et à tout ce qu'il y avait alors d'illustre à
Vienne, Salieri, qui dirigeait l'orchestre, vient pren-
dre les ordres de Haydn avant de commencer. Ils
s'embrassent ; Salieri le quitte, vole à sa place, et
l'orchestre part au milieu de l'attendrissement
général. On peut juger si cette musique, toute reli*
gieuse, parut sublime à des cœurs pénétrés du spec-
tacle d'un grand homme quittant la vie. Environné
des grands, de ses amis, des artistes, de femmes
charmantes dont tous les yeux étaient fixés sur lui,
écoutant les louanges de Dieu imaginées par lui-
même, Haydn fit un bel adieu au monde et à la vie.
Le chevalier Capellint, médecin du premier
ordre, vint à s'apercevoir que les jambes de Haydn
n'étaient pas assez couvertes. A peine avait-il dit
un mot à ses voisins, que les plus beaux châles
abandonnèrent les femmes charmantes qu'ils cou-
vraient pour venir réchauffer le vieillard chéri.
Haydn, que tant de gloire et d'amour avaient fait*
pleurer plusieurs fois, se sentit faible à la fin de la
première partie. On enlève son fauteuil : au moment
LETTRES SUR HAYDN 233
de sortir de la salle, il fait arrêter les porteurs, re-
mercie d'abord le public par une inclination, ensuite
se tournant vers l'orchestre, par une idée tout à fait
allemande, il lève les mains au ciel, et, les yeux pleins
de larmes, il bénit les anciens compagnons de ses
travaux ♦.
LETTRE XXII
Vienne, le 22 août 1809.
De retour dans la capitale de l'Autriche, j'ai à
vous apprendre, mon cher ami, que la larve * de
Haydn nous a aussi quittés. Ce grand homme
n'existe plus que dans notre mémoire. Je vous ai
dit souvent qu'il s'était extrêmement affaibli avant
d'entrer dans la soixante-dix-huitième année de sa
vie, qui en a été la dernière. Il s'approchait de son
piano, les vertiges paraissaient, et ses mains quit-
taient les touches pour prendre le rosaire, dernière
consolation.
La guerre vint à s'allumer entre l'Autriche et la
France. Cette nouvelle ranima Haydn, et vint user
' le reste de ses forces.
 chaque instant, il demandait des nouvelles, il
236 STENDHAL
allait à son piano, et avec le filet de voix qui lui
restait, il chantait :
Dieu, sauvez François !
Les armées françaises firent des pas de géant.
Enfin parvenues à Schœnbrunn, à une demi-lieue
du petit jardin de Haydn, dans la nuit du 10 mai,
elles tirèrent le lendemain matin quinze cents coups
de canon à deux cents pas de chez lui, pour pren-
dre cette Vienne, cette ville qu'il aimait tant.
L'imagination du vieillard la voyait mise à feu et à
sang. Quatre obus vinrent tomber tout près de sa
maison. Ses deux domestiques, pleins de frayeur,
accourent auprès de lui ; le vieillard se ranime, se
lève de son fauteuil, et, avec un geste altier, s'écrie :
« Pourquoi cette terreur ? Sachez que là où est
Haydn, aucun désastre ne peut arriver. » Un frémis-
sement convulsif l'empêche de continuer, et on le
porte à son lit. Le 26 mai, les forces diminuèrent
sensiblement. Cependant, s'étant fait porter à son
piano, il chanta trois fois, avec la voix la plus forte
qu'il put.
Dieu, sauviez François I
Ce fut le chant du cygne. Â son piano même, il
tomba dans une espèce d'assoupissement, et il
s'éteignit enfin le 31 mai au matin. Il avait soixante-
dix-huit ans et deux mois.
Madame de Kurzbeck, au moment de l'occupa-
LETTRES SUR HAYDN 237
tion de Vienne, l'avait prié de permettre qu'on le
transportât chez elle, dans l'intérieur de la ville ; il la
remercia et souhaita ne pas quitter sa retraite chérie.
Haydn fut enterré à Gumpendorf, comme un
petit particulier qu'il était. On dit cependant que
le prince Esterhazy a le projet de lui faire ériger un
tombeau.
Quelques semaines après sa mort, on exécuta en
son honneur, dans l'église des Écossais, le Requiem
de Mozart. Je me hasardai à venir en ville pour
cette cérémonie. J'y vis quelques généraux et quel-
ques administrateurs de l'armée française^Us avaient
l'air touchés de la perte que les arts venaient de
faire. Je reconnus l'accent de ma patrie. Je parlai
à plusieurs, entre autres à un homme aimable qui
portait, ce jour-là, l'uniforme de l'Institut de
France, que je trouvai fort élégant ♦.
La mémoire de Haydn reçut un hommage de
même nature à Breslau et au Conservatoire de
Paris ; on chanta à Paris un hymne de la composi*
tion de Cherubini. Les paroles sont assez plates, à
l'ordinaire ; mais la musique est digne du grand
homme qu'elle célèbre.
Toute sa vie, Haydn avait été très religieux. On
peut même dire, sans vouloir faire le prédicateur,
que son talent fut augmenté par la foi sincère qu'il
avait aux vérités de la religion. Toutes ses partitions
portent en tête les mots :
In nomine Domini,
238 STENDHAt
OU ceux>ci :
SoU Deo gloria ;
Et on lit à la fin de toutes :
Lau» Deo.
Quand, au milieu de la composition, il sentait
son imagination se refroidir, ou que quelque diffi-
culté insurmontable l'arTStait, il se levait du piano,
prenait son rosaire et se mettait à le réciter. Il
racontait que ce moyen n'avait jamais manqué de
lui réussir, n Quand je travaillais à la Création, me
disait-i!, je me sentais si pénétré de religion, qu'a-
vant de me mettre au piano, je priais Dieu avec con-
fiance de me donner le talent nécessaire pour le
louer dignement. »
Haydn a eu pour héritier un maréchal ferrant
auquel il a laissé trente-huit mille florins en papier,
soustraction faite de douze mille florins, légués par
lui & ses deux fidèles domestiques. Ses manuscrits,
vendus à l'encan, ont été achetés par le prince
Esterhazy.
Le prince Lichtenstein voulut avoir l'ancien
perroquet de notre compositeur. On racontait des
merveilles de cet oiseau : quand il était moins vieux,
il chantait, disait-on, et parlait plusieurs langues.
On voulait qu'il fût élève de son maître. L'étonne-
ment du maréchal héritier, quand il vit que le per-
roquet était payé quatorze cents florins, divertit
LETTRES SUR HAYDN 239
toute l'assemblée assistant à la vente. Je ne sais qui
a acheté sa montre. L'amiral Nelson, passant par
Vienne, Talla voir, lui demanda en cadeau une des
plumes dont il se servait, et en échange le pria d'ac-
cepter la montre qu'il avait portée dans tant de
combats.
Haydn avait fait son épitaphe :
Veni, scripai, vixL
Il ne laisse pas de postérité.
On peut considérer comme ses élèves Cherubini,
Pleyel, Neukomm et Weigl ^.
1. Il y a plusieurs biographies de Haydn. Je crois, comme
de juste, la mienne la plus exacte. Je fais grâce au lecteur
des bonnes raisons sur lesquelles je me fonde. Si cependant
quelque homme instruit attaquait les faits avancés par moi,
je défendrais leur véracité. Quant à la manière de sentir la
musique, tout homme en a une à lui, ou n'en a pas du tout.
Au reste, il n'y a peut-être pas tme seule phrase dans cette
brochure qui ne soit traduite de quelque ouvrage étranger.
On ne peut pas tirer grande vanité de quelques lignes de
réflexions sur les beaux-arts. On est fort, dans notre siècle,
pour enseigner aux autres comment il faut faire. Dans des
temps plus heureux, on faisait soi-même ; et il faut avouer
que c'était une manière plus directe de prouver qu'on con-
naissait les vrais principes :
Optumus quisque facere, quàm dicerej sua ab aliia hene/acta
laudarif quàm ipse aliorum narrare malebat, (Salluste, Cati^
lina,)
L'auteur a fait ce qu'il a pu pour ôter les répétitions qui
étaient sans nombre dans les lettres originales *, écrites
à un homme fait pour être supérieur dans les beaux-arts,
mais qui venait seulement de s'apercevoir qu'il aimait la
musique.
240 STENDHAL
Haydn eut la même faiblesse que le célèbre mi-
nistre autrichien prince de Kaunitz : il ne pouvait
souffrir d'être peint en vieillard. En 1800, il gronda
sérieusement un peintre qui l'avait représenté tel
qu'il était alors, c'est-à-dire dans sa soixante-hui-
tième année. <c Si j'étais Haydn quand j'avais qua-
rante ans, lui dit-il, pourquoi voulez-vous envoyer
à la postérité un Haydn de soixante-huit ans ? Ni
vous, ni moi, ne gagnons à cet échange. »
Telles furent la vie et la mort de cet homme
célèbre ♦.
Pourquoi tous les Français illustres dans les belles-
lettres proprement dites, La Fontaine, Corneille,
Molière, Racine, Bossuet, se donnèrent-ils rendez-
vous vers l'an 1660 ? Pourquoi tous les grands
peintres parurent-ils vers l'an 1510 ? Pourquoi,
depuis ces époques fortunées, la nature a-t-elle été
si avare ? Grandes questions pour lesquelles le public
adopte une réponse nouvelle tous les dix ans, parce
qu'on n'en a jamais trouvé de satisfaisante.
Une chose sûre, c'est qu'après ces époques il n'y
a plus rien. Voltaire a mille mérites différents ;
Montesquieu nous enseigne avec tout le piquant
possible la plus utile des sciences ; Buffon a parlé
avec pompe de la nature ; Rousseau, le plus grand
d'eux tous en littérature *, est le premier des
Français pour la belle prose. Mais, comme littéra-
teurs, c'est-à-dire comme gens donnant du plaisir
avec des paroles imprimées, combien ces grands
LETTRES SUR HAYDN 241
hommes ne sont-ils pas au-dessous de La Fontaine
et de Corneille, par exemple !
Il en est de même en peinture, si vous exceptez
l'irruption heureuse qui, un siècle après Raphaël
et le Corrége, donna au monde le Guide, les Carraches
et le Dominiquin.
La musique aura-t-elle le même sort ? Tout porte
à le croire. Cimarosa, Mozart, Haydn viennent de
nous quitter. Rien ne paraît pour nous consoler.
Pourquoi ? me dira-t-on. Voici ma réponse : les
artistes d'aujourd'hui les imitent ; eux n'ont imité
personne. Une fois qu'ils ont su le mécanisme de
l'art, chacun d'eux a écrit ce qui faisait plaisir à
son âme. Ils ont écrit pour eux et pour ceux qui
étaient organisés comme eux.
Les Pergolèse et les Sacchini ont écrit sous la
dictée des passions. Actuellement les artistes les
plus distingués travaillent dans le genre amusant.
Quoi de plus divertissant que les Cantatrice villane
de Fioravanti ? Comparez-les au Matrimonio se-
greto. Le Matrimonio fait un plaisir extrême quand
on est dans une certaine disposition ; les Cantatrice
amusent toujours. Je prie qu'on se souvienne des
spectacles qu'on donnait aux Tuileries en 1810.
Tout le monde préférait les Cantatrice à tous les
autres opéras italiens, parce que, pour être amusé
par ces aimables habitantes de Frascati, il faut la
moindre dose de sensibilité dont la musique puisse
se contenter, et c'était précisément ce qu'on avait à
HAYDIf. 16
242 STENDHAL
leur offrir. Etre en habit habillé, et au spectacle
d'une cour toute remplie des anxiétés de l'ambition,
est certainement la disposition la moins favorable
à la musique.
Dans les arts, et, je crois, dans toutes les actions
de l'homme qui admettent de l'originalité, ou l'on
est soi-même, ou l'on n'est rien. Je suppose donc
que les musiciens qui travaillent dans le genre amu-
sant trouvent que ce genre est le meilleur de tous,
et sont des gens sans véritable chaleur dans l'âme,
sans passion. Or, que sont les arts sans véritable
passion dans le cœur de l'artiste ?
Après la pureté angélique de Virgile, on eut à
Rome l'esprit de Sénèque. Nous avons aussi nos
Sénèques à Paris, qui, tout en vantant la belle sim-
plicité et le naturel de Fénelon et du siècle de
Louis XIV, s'en éloignent le plus possible par un
style pointu et plein d'affectation. De même Sac-
chini et Cimarosa disparaissent des théâtres d'Italie,
pour faire place à des compositeurs qui, brûlant de
se distinguer, tombent dans la recherche, dans
l'extravagance, dans la déraison, et cherchent plus
à étonner qu'à toucher. La difiicullé et l'ennui du
concerto s'introduisent partout. Ce qu'il y a de pis,
c'est que l'habitude des mets préparés avec toutes
les épices de l'Inde rend insensible au parfum suave
de la pêche *.
On dit que les hommes qui, à Paris, veulent se
conserver le goût pur en littérature, ne lisent, comme
LETTRES SUR HAYDN 243
modèles, que les écrivains qui ont paru avant la fin
du dix-septième siècle, et les quatre grands auteurs
du siècle suivant ; ils voient les livres qui ont paru
depuis et tous ceux qui s'impriment journellement
pour les faits qu'ils peuvent contenir.
Hiatoria, quoquo modo acripta, placei.
Mais ils cherchent à se garantir de la contagion
de leur style.
Peut-être les jeunes musiciens devraient-ils faire
de même. Sans cela, quel moyen de se garantir de
ce sénéquisme général *, qui vicie tous les arts, et
auquel je ne connais d'exception vivante que Ca-
nova, car Paisiello ne travaille plus ?
CAT/VLOGUE
DES ŒUVRES QUE JOSEPH HAYDN, AGE DE SOIXANTE-TREIZE
ANS, SE RAPPELA AVOIR COMPOSEES DEPUIS
l'aGE DE DIX-HUIT ANS *
118 symphonies.
MORCEAUX POUR LE BARYTON, INSTRUMENT FAVORI DU FEU
PRINCE NICOLAS ESTERHAZY
125 Divertissements pour le baryton, la viole et le violon-
celle.
G Duos *.
12 Sonates pour le baryton et le violoncelle.
6 Morceaux de sérénade.
5 Idem à huit parties.
3 Idem à cinq.
1 Idem à trois.
1 Idem à quatre.
1 Idem à six.
3 Concertos avec deux violons et basse.
En tout cent soixante-trois pièces pour le baryton.
HAYDN. 16.
246 STENDHAL
DIVERTISSEMENTS POUR DIVERS INSTRUMENTS A CINQ, SIX
SEPT, HUIT ET NEUF PARTIES
5 Morceaux à cinq parties.
1 Idem à quatre.
9 Idem à six.
1 Idem à huit.
2 Idem à neuf.
2 Idem (Haydn ne se souvenait pas à combien d'instru-
ments).
2 Marches.
21 Morceaux pour deux violons et violoncelle.
6 Sonates à violon seul avec accompagnement de viole.
Écho pour quatre violons et deux violoncelles.
CONCERTOS
3 pour le violon.
3 pour le violoncelle.
2 pour la contre-basse.
1 pour le cor en D.
2 pour deux cors.
1 pour la clarinette.
1 pour la flûte.
MESSES, OFFERTOIRES, TE DEUM, SALVE REGINA, CHŒURS
1 Messe Celleruiê.
2 Messes : Sunt bona mixta médis.
2 Messes Brevis,
1 Messe de saint Joseph.
6 Messes pour les troupes en temps de guerre.
7 Messes solennelles.
4 Offertoires.
1 Saline regina à quatre voix,
1 Salye pour l'orgue seul.
• LETTRES SUR HAYDN 247
1 Chant pour rAvent.
1 Répons : Lauda, Sion, SaWalorem,
1 Te Deum.
2 Chœurs.
1 Stahai Mater à grand orchestre.
82 Quatuors.
1 Concerto pour l'orgue.
3 Idem pour le clavecin.
1 Divertissement pour le clavecin avec un violon, deux
cors et un alto.
1 Idem à quatre mains.
1 Idem avec le baryton et deux violons.
4 Idem avec deux violons et alto.
1 Idem composé de vingt variations.
15 Sonates pour le piano-forte.
1 Fantaisie.
1 Caprice.
1 Thème avec variations en G.
1 Thème avec variations en F.
29 Sonates pour le piano-forte avec violon et violoncelle.
42 Allemandes, parmi lesquelles quelques chansons ita-
liennes et des duos.
39 Canons pour plusieurs voix.
OPERAS ALLEMANDS
Le Diable Boiteux.
PhiUmon et Baucis, pour les Marionnettes, en 1773.
Le Sahhat des Sorcières^ idem en 1773.
Genoviefa, opéra, idem en 1777.
Didon, opéra, idem en 1778.
14 OPÉRAS ITALIENS
La Cantarina,
L'IncorUro improsfiso.
248 STENDHAL
Lo Speziale.
La Pescatrice.
Il Mondo délia Luna,
L'Isola desahitata,
La fedeltà premiata *,
La Vera Costanza.
Orlando paladino.
Armidê.
Acide e Galatea.
L'IndefeUà delusa.
Orfeo,
VInfedeltà fedeU ♦.
ORATORIOS
Le Retour de Tobie.
Les Paroles du Sauveur sur la Croix,
La Création du monde.
Les Quatre Saisons.
13 Cantates, à trois et à quatre voix.
EN ANGLAIS
Sélection of original songs, 150.
216 Scoth songs wilh symphonies and ace,
OUVRAGES ÉCRITS PAR HAYDN PENDANT SON SEJOUR
A LONDRES
(Liste copiée sur son journal),
Orfeo, opéra séria,
6 Symphonies.
Symphonie concertante.
La Tempête, chœur.
3 Symphonies.
Air pour Davide le père.
LETTRES SUR HAYDN 249
Maccone pour Gallini.
G Quatuors.
3 Sonates pour Broderip *.
3 Sonates pour P.
3 Sonates pour M. Johnson.
1 Sonate en F. mineur.
1 Sonate en G.
Le Songe,
1 Compliment pour Harrington.
6 Chansons anglaises.
100 Chansons écossaises.
50 Idem.
2 Divertissements de flûte.
3 Symphonies.
4 Chansons pour S.
2 Marches.
1 Air pour mistress P.
1 God sas>e the King.
1 Air avec orchestre.
InvoccUion à Neptune.
1 Canon, les Dix Commandements.
1 Marche, le Prince de Galles,
2 Divertissements à plusieurs voix.
24 Menuets et airs de danse allemands.
12 Ballades pour lord A.
Dififérentes chansons.
Des Canons.
1 Chanson avec orchestre pour lord A.
4 Contredanses.
6 Chansons.
Ouverture pour Covent-Garden.
Air pour M® Banti.
4 Chansons écossaises.
2 Chansons.
2 Contredanses.
3 Sonates pour Broderip *.
FIN DES LETTRES SUR HAYDN
VIE DE MOZART
\>'CJLFGAXG AMEDEE MOZART
\'C' i Sîlzbourg le 27 Janvier 1756
Mt'. i Vienne le 5 Décembre 1791
IJTTRIi:
Venise, le Jl juillet 181'i.
\{t ' • /. mon chu i^tui^ une uotj^r sur la vie
Je Mo/ f • : demandé •♦• iju'on avait «î«: mieux
^ar cet ' . •♦^Ichrc, et j *jj ( m cnsuile l-î |iaiience
''* tra»l« • • '»r vous la hj« irraplûe qu'a n.«nn«ic
Soblj' »^H. Elle me «•«ml «If rcritr ;i\«-.' can-
.h^ - : 1 présf^nte, '^\« • • / '^on air 5^irii]tlt*.
Vf; AMÉDÉE MOZART
. ,r,-:n 2" 'envier 1756
LETTRE
Venise, le 21 juillet 1814.
Vous désirez, mon cher ami, une notice sur la vie
de Mozart. J'ai demandé ce qu'on avait de mieux
sur cet homme célèbre, et j'ai eu ensuite la patience
de traduire pour vous la biographie qu'a donnée
M. SchlichtegroU. Elle me semble écrite avec can-
deur. Je vous la présente, excusez son air simple.
VIE DE MOZART
TRADUITE DE l'aLLEMAND
PAR M. SCHLICHTEGROLL
CHAPITRE PREMIER
DE SON ENFANCE
Le père de Mozart a eu la plus grande influence
sur la singulière destinée de son fils, dont il a déve-
loppé et peut-être modifié les dispositions ; il est
donc nécessaire que nous en disions d'abord quel-
ques mots. Léopold Mozart père était fils d'un relieur
d'Augsbourg ; il étudia à Salzbourg, et, en 1743, il fut
admis parmi les musiciens du prince archevêque de
Salzbourg. Il devint, en 1762, sous-directeur de la
<;hapelle du prince. Les devoirs de son emploi n'ab-
sorbant pas tout son temps, il donnait en ville des
leçons de composition musicale et de violon. Il
publia même un ouvrage intitulé Versuch einer
grundlichen Violinschule *, ou Essai sur V Enseigne'
256 STENDHAL
ment raisonné du violon, qui eut beaucoup de succès.
Il avait épousé Anne-Marie Pertl, et l'on a remar-
qué, comme une circonstance digne de l'attention
d'un observateur exact, que ces deux époux, qui
ont donné le jour à un artiste si heureusement orga-
nisé pour l'harmonie musicale, étaient cités dans
Salzbourg à cause de leur rare beauté.
De sept enfants, nés de ce mariage, deux seuls
ont vécu, une fille, Marie-Anne, et un fils, celui
dont nous allons parler. Jean-Chrysostôme-Wolf-
gang-Théophile Mozart naquit à Salzbourg le 27 jan-
vier 1756. Peu d'années après, Mozart père cessa de
donner des leçons en ville, et se proposa de consacrer
tout le temps que ses devoirs chez le prince lui
laisseraient à soigner lui-même l'éducation musicale
de ces deux enfants. La fille, un peu plus âgée que
Wolfgang, profita très bien de ses leçons, et, dans
les voyages qu'elle fit dans la suite avec sa famille,
elle partageait l'admiration qu'inspirait le talent de
son frère. Elle finit par se marier à un conseiller
du prince archevêque de Salzbourg, préférant le
bonheur domestique à la renommée d'un grand
talent.
Le jeune Mozart avait à peu près trois ans lorsque
son père commença à donner des leçons de clavecin
à sa sœur, qui alors en avait sept. Mozart manifesta
aussitôt ses étonnantes dispositions pour la musi-
que. Son bonheur était de chercher des tierces sur
le piano, et rien n'égalait sa joie lorsqu'il avait
VIE DE MOZART 257
trouvé cet accord harmonieux. Je vais entrer dans
des détails minutieux qui, je suppose, pourront
intéresser le lecteur.
Lorsqu'il eut quatre ans, son père commença à
lui apprendre, presque en jouant, quelques menuets,
et d'autres morceaux de musique ; cette occupation
était aussi agréable au maître qu'à l'élève. Pour
apprendre un menuet il fallait une demi-heure à
Mozart, et à peine le double pour un morceau de
plus grande étendue. Aussitôt après il les jouait avec
la plus grande netteté, et parfaitement en mesure.
En moins d'une année il fit des progrès si rapides,
qu'à cinq ans il inventait déjà de petits morceaux de
musique qu'il jouait à son père, et que ce dernier,
pour encourager le talent naissant de son fils, avait
la complaisance d'écrire. Avant l'époque où le petit
Mozart prit du goût pour la musique, il aimait telle-
ment tous les jeux de son âge qui pouvaient un peu
intéresser son esprit, qu'il leur sacrifiait jusqu'à ses
repas. Dans toutes les occasions, il montrait un cœur
sensible et une âme aimante. Il lui arrivait souvent
de dire, jusqu'à dix fois dans la journée, aux per-
sonnes qui s'occupaient de lui : M^ aimez-vous bien ?
et lorsqu'en badinant elles lui disaient que non, on
voyait aussitôt des larmes rouler dans ses yeux.
Du moment où il connut la musique, son goût pour
les jeux et les amusements de son âge s'évanouit,
ou, pour que ces amusements lui plussent, il fallait
y mêler de la musique. Un ami de ses parents s'amu-
HAYDN. 17
258 STENDHAL
sait souvent à jouer avec lui ; quelquefois ils por-
taient des joujoux en procession d'une chambre
dans une autre ; alors celui qui n'avait rien à porter
chantait une marche, ou la jouait sur le violon.
Durant quelques mois, le goût des études ordi-
naires de l'enfance prit un tel ascendant sur Wolf-
gang, qu'il lui sacrifia tout, et jusqu'à la musique.
Pendant qu'il apprit à calculer, on voyait toujours
les tables, les chaises, les murs, et même le plancher
couverts de chiffres qu'il y traçait avec de la craie.
La vivacité de son esprit le portait à s'attacher faci-
lement à tous les objets nouveaux qu'on lui présen-
tait. La musique cependant redevint l'objet favori
de ses études ; il y fit des progrès si rapides, que son
père, quoiqu'il fût toujours avec lui et à portée d'en
observer la marche, les regarda plus d'une foi&
comme un prodige.
L'anecdote suivante, racontée par un témoin
oculaire, prouvera ce qui vient d'être dit. Mozart le
père revenait un jour de l'église avec un de ses amis ;
il trouva son fils occupé à écrire. « Que fais-tu donc
là, mon ami ? lui demanda-t-il. — Je compose un
concerto pour le clavecin. Je suis presque au bout
de la première partie. — Voyons ce beau griffonnage.
— Non, s'il vous plaît, je n'ai pas encore fini. »
Le père prit cependant le papier et montra à son
ami un griffonnage de notes qu'on pouvait à peine
déchiffrer à cause des taches d'encre. Les deux amis
rirent d'abord de bon cœur de ce barbouillage ;
VIE DE MOZART 25^
mais bientôt, lorsque Mozart le père Feut regardé
-avec attention, ses yeux restèrent longtemps fixés
sur le papier, et enfin se remplirent de larmes d'ad-
miration et de joie. « Voyez donc, mon ami, dit-il
avec émotion et en souriant, comme tout est com-
posé d'après les règles ; c'est dommage qu'on ne
puisse pas faire usage de ce morceau, parce qu'il est
trop difiicile, et que personne ne pourrait le jouer. —
Aussi c'est un concerto, reprit le jeune Mozart ; il
faut l'étudier jusqu'à ce qu'on parvienne à le jouer
comme il faut. Tenez, voilà comme on doit s'y
prendre. » Aussitôt il commença à jouer, mais il ne
réussit qu'autant qu'il fallait pour faire voir quelles
avaient été ses idées. A cette époque, le jeune Mozart
croyait fermement que jouer un concerto et faire
un miracle était la même chose ; aussi la composi-
tion dont on vient de parler était-elle un amas de
notes posées avec justesse, mais qui présentaient
tant de difficultés, que le plus habile musicien eût
trouvé impossible de les jouer.
Le jeune Mozart étonnait tellement son père,
■qu'il conçut l'idée de voyager et de faire partager
son admiration pour son fils aux cours étrangères et
à celles de l'Allemagne. Une telle idée n'a rien d'ex-
traordinaire en ce pays. Ainsi, dès que Wolfgang eut
atteint sa sixième année, la famille Mozart, com-
posée du père, de la mère, de la fille et de Wolfgang,
fit un voyage à Munich. L'électeur entendit les
•deux enfants, qui reçurent des éloges infinis. Cette
260 STENDHAL
première course réussit de tous points. Les jeunes
virtuoses, de retour à Salzbourg, et charmés de
Taccueil qu'ils avaient reçu, redoublèrent d'applica-
tion, et parvinrent à un degré de force sur le piano,
qui n'avait plus besoin de leur jeunesse pour être
extrêmement remarquable. Pendant l'automne de
l'année 1762, toute la famille se rendit à Vienne, et
les enfants firent de la musique à la cour.
L'empereur François I®' dit alors par plaisanterie
au petit Wolfgang : « Il n'est pas très difficile de
jouer avec tous les doigts, mais he jouer qu'avec un
seul doigt, et sur un clavecin caché, voilà ce qui
mériterait l'admiration. » Sans montrer la moindre
surprise à cette étrange proposition, l'enfant se mit
sur-le-champ à jouer d'un seul doigt, et avec toute
la netteté et la précision possibles. U demanda qu'on
mit un voile sur les touches du clavecin, et continua
de même et comme si depuis longtemps il se fût
exercé à cette manière.
Dès l'âge le plus tendre, Mozart, animé du véri-
table amour-propre de son art, ne s'enorgueillissait
nullement des éloges qu'il recevait des grands per-
sonnages. Il n'exécutait que des bagatelles insigni-
fiantes lorsqu'il avait affaire à des gens qui ne se
connaissaient pas en musique. Il jouait, au contraire,
avec tout le feu et toute l'attention dont il était sus-
ceptible, dès qu'il était en présence de connaisseurs,
et souvent son père fut obligé d'user de subterfuges
et de faire passer pour connaisseurs en musique les
VIE DE MOZART 261
grands seigneurs devant lesquels il devait paraître.
Lorsque, âgé de six ans, le jeune Mozart se mit au
clavecin pour jouer en présence de l'empereur Fran-
çois, il s'adressa au prince, et lui dit : « M. Wa-
genseil n'est-il pas ici ? C'est lui qu'il faut faire venir ;
il s'y connaît. )> L'empereur fit appeler Wagenseil,
et lui céda sa place auprès du clavecin. « Monsieur,
dit alors Mozart au compositeur, je joue un de vos
concertos, il faut que vous me tourniez les feuilles. »
Jusqu'alors Wolfgang n'avait joué que du clave-
cin, et l'habileté extraordinaire qu'il montrait sur
cet instrument semblait éloigner jusqu'à l'idée de
vouloir qu'il s'appliquftt aussi à quelque autre. Mais
le génie qui l'animait devança de beaucoup tout
ce qu'on aurait osé désirer : il n'eut pas même
besoin de leçons.
En revenant de Vienne à Salzbourg avec ses
parents, il rapporta un petit violon dont on lui
avait fait présent pendant son séjour dans la capi-
tale ; il s'amusait avec cet instrument. Peu de temps
après ce retour, Wenzl, habile violon, et qui com-
mençait alors à composer, vint trouver Mozart le
père, pour lui demander ses observations sur six
trios qu'il avait faits pendant le voyage de celui-ci
à Vienne. Schachtner, trompette de la musique de
l'archevêque, l'une des personnes auxquelles le
jeune Mozart était le plus attaché, se trouvait en
ce moment chez son père, et c'est lui-même que
nous laisserons parler, a Le père, dit Schachtner,
HAYDN. 17.
262 STENDHAL
« jouait de la basse, Wenzl le premier violon, et mot
(( je devais jouer le second violon. Le jeune Mozart
« demanda la permission de faire cette dernière
(( partie ; mais le père le gronda de cette demande
a enfantine, lui disant que, puisqu'il n'avait pas reçu
« de leçons régulières de violon, il ne devait pas être
« en état de bien jouer. Le fils répliqua que, pour
(( jouer le second violon, il ne lui semblait pas indis-
a pensable d'avoir reçu des leçons. Le père, à moitié
(( f ftché de cette réponse, lui dit de s'en aller et de ne
« plus nous interrompre. Wolf gang en fut tellement
« affecté, qu'il commença à pleurer à chaudes larmes :
« comme il s'en allait avec son petit violon, je priai
a qu'on lui accordftt la permission de jouer avec moi.
« Le père y consentit après bien des difficultés. — Eh
« bien, dit-il à Wolf gang, tu pourras jouer avec
(( M. Schachtner, mais sous la condition que ce sera
(( tout doucement, et qu'on ne t'entendra pas ; sans
ce cela, je te ferai sortir sur-le-champ. — Nous com-
a mençons le trio, et le petit Mozart joue avec moi :
(( je ne fus pas longtemps à m'apercevoir, avec le plus
a grand étonnement, que j'étais tout à fait inutile.
« Sans dire un mot, je mis mon violon de côté, en
a regardant le père, à qui cette scène faisait verser
« des larmes de tendresse. L'enfant joua de même les
(( six trios. Les éloges que nous lui prodiguâmes alors
<c le rendirent assez hardi pour prétendre qu'il joue-.
(( rait bien aussi le premier violon. Par plaisanterie^
« nous en fîmes l'essai, et nous ne pouvions pas nous
VIE DE MOZART 263
« empêcher de rire en Tentendant faire cette partie,
a d'une manière tout à fait irrégulière, il est vrai,
« mais du moins de façon à ne jamais rester court. »
Chaque jour amenait de nouvelles preuves de
Texcellente organisation de Mozart pour la musique.
Il savait distinguer et indiquer les plus légères di£fé-
rences entre les sons ; et tout son faux, ou seulement
rude et non adouci par quelque accord, était pour lui
une torture. C'est ainsi que, durant sa première
«nfance, et même jusqu'à l'âge de dix ans, il eut une
horreur invincible de la trompette, lorsqu'elle ne
servait pas uniquement pour accompagner un mor-
•ceau de musique ; quand on lui montrait cet instru-
ment, il faisait sur lui à peu près l'impression que
produit sur d'autres enfants un pistolet chargé
-qu'on tourne contre eux par plaisanterie. Son père
«rut pouvoir le guérir de cette frayeur en faisant
sonner de la trompette en sa présence, malgré les
prières du jeune Mozart pour qu'on lui épargnât
-ce tourment ; mais, au premier son, il pâlit, tomba
sur le plancher ; et vraisemblablement il aurait eu
des convulsions si on n'avait cessé de jouer sur-le-
•champ.
Depuis qu'il avait fait ses preuves sur le violon,
il se servait quelquefois de celui de Schachtner, cet
ami de la famille Mozart, dont il vient d'être ques-
tion ; il en faisait un grand éloge, parce qu'il en tirait
des sons extrêmement doux. Schachtner arriva un
jour chez le jeune Mozart pendant qu'il s'amusait
264 STENDHAL
à jouer de son propre violon. Que fait cotre çiolon?
fut la première demande de l'enfant, et puis il
continua de jouer des fantaisies. Enfin, après avoir
réfléchi quelques instants, il dit à Schachtner : (c Ne
pourriez-vous pas laisser votre violon accordé
comme il Tétait la dernière fois que je m'en suis
servi ? Il est à un demi-quart de ton au-dessous de
celui que je tiens. » On rit d'abord de cette exacti-
tude scrupuleuse ; mais Mozart père, qui déjà plu-
sieurs fois avait eu occasion d'observer la singulière
mémoire que son fils avait pour retenir les tons, fit
apporter le violon ; et, au grand étonnement de
tous les assistants, il était à un demi-quart de ton
au-dessous de celui que Wolfgang tenait.
Quoique l'enfant vit tous les jours de nouvelles
preuves de l'étonnement et de l'admiration que ses
talents inspiraient, il ne devint ni opinifttre ni or-
gueilleux ; homme pour le talent, il a toujours été,
dans tout le reste, l'enfant le plus complaisant et
le plus docile. Jamais il ne s'est montré mécontent
de ce que lui ordonnait son père. Lors même qu'il
s'était fait entendre une journée entière, il conti-
nuait de jouer, sans la moindre humeur, dès que son
père le désirait. Il comprenait et exécutait les moin-
dres signes que lui faisaient ses parents. Il poussait
même l'obéissance jusqu'au point de refuser des
bonbons lorsqu'il n'avait pas la permission de les
accepter.
Au mois de juillet 1763, par conséquent lorsqu'il
VIE DE MOZART 265
avait sept ans, sa famille entreprit son premier
voyage hors de TAllemagne, et c'est de cette époque
que date, en Europe, la célébrité du nom de Mozart.
La tournée commença par Munich, où le jeune vir-
tuose joua un concerto de violon en présence de
l'électeur, après avoir préludé de fantaisie. A Augs-
bourg, à Manheim, à Francfort, à Coblentz, à Bru-
xelles, les deux enfants donnèrent des concerts
publics ou jouèrent devant les princes du pays, et
partout ils reçurent les plus grands éloges.
Au mois de novembre, ils arrivèrent à Paris, où ik
restèrent cinq mois. Ils se firent entendre à Ver-
sailles, et Wolfgang toucha l'orgue, en présence de
la cour, dans la chapelle du roi. A Paris, ils donnè-
rent deux grands concerts publics, et reçurent de
tout le monde l'accueil le plus distingué. Ils y eurent
même l'honneur du portrait : on grava le père au
milieu de ses deux enfants, d'après un dessin de
Carmontelle. Ce fut à Paris que le jeune Mozart
composa et publia ses deux premières œuvres. Il
dédia la première à madame Victoire, seconde fille
de Louis XV, et l'autre à madame la comtesse de
Tessé.
En avril 1764, les Mozart passèrent en Angleterre,
où ils demeurèrent jusque vers le milieu de l'année sui-
vante. Les enfants jouèrent devant le roi, et, comme
à Versailles, le fils toucha l'orgue de la chapelle
royale. On fit plus de cas, à Londres, de son jeu sur
l'orgue que sur le clavecin. Il y donna, avec sa sœur.
266 STENDHAL
un grand concert dont toutes les symphonies étaient
de sa composition.
On pense bien que les deux enfants, et surtout
Wolf gang, ne s'arrêtèrent pas au degré de perfection
qui leur procurait tous les jours des applaudisse-
ments si flatteurs. Malgré leurs déplacements con-
tinuelsy ils travaillaient avec une régularité extrême.
Ce fut à Londres qu'ils commencèrent à jouer des
concertos sur deux clavecins. Wolfgang commença
aussi à chanter de grands airs, ce dont il s'acquittait
avec beaucoup de sentiment. A Paris et à Londres,
les incrédules lui avaient présenté différents mor-
ceaux difficiles de Bach, de Hsndel, et d'autres
maîtres ; il les jouait sur-le-champ à la première
vue et avec toute la justesse possible. Un jour, chez
le roi d'Angleterre, d'après une basse seulement, il
exécuta un morceau plein de mélodie. Une autre
fois, Christian Bach, le maître de musique de la
reine, prit le petit Mozart entre ses genoux, et joua
quelques mesures. Mozart continua ensuite, et ils
jouèrent ainsi alternativement une sonate entière
avec tant de précision, que tous ceux qui ne pou-
vaient les voir crurent que la sonate avait été jouée
par la même personne. Pendant son séjour en
Angleterre, et par conséquent à l'âge de huit ans,
Wolfgang composa six sonates, qu'il fit graver à
Londres, et qu'il dédia à la reine.
Au mois de juillet 1765, la famille Mozart repassa
à Calais ; de là elle continua son voyage par la Flan-
VIE DE MOZART 267
dre, où le jeune virtuose toucha souvent l'orgue dans
les églises des monastères et dans les cathédrales.
A La Haye, les deux enfants firent, l'un après l'autre»
une maladie qui donna à craindre pour leurs jours.
Ils furent quatre mois à se rétablir. Wolf gang, pen-
dant sa convalescence, fit six sonates pour le piano,
(|u'il dédia à la princesse de Nassau-Weilbourg. Au
commencement de l'année 1766, ils passèrent un
mois à Amsterdam, d'où ils se rendirent à La Haye,
pour assister à la fête de l'installation du prince
d'Orange. Le fils composa, pour cette solennité, un
quolibet * pour tous les instruments, ainsi que diffé-
rentes variations et quelques airs pour la princesse.
Après avoir joué plusieurs fois en présence du
stathouder, ils revinrent à Paris, où ils passèrent
deux mois. Enfin, ils rentrèrent en Allemagne
par Lyon et la Suisse *. A Munich, l'électeur proposa
au jeune Mozart un thème musical, et lui demanda
de le développer et de l'écrire sur-le-champ. C'est
ce qu'il fit en présence du prince, et sans se servir
de clavecin ni de violon. Après avoir fini de l'écrire,
il le joua, ce qui excita au plus haut degré l'étonne-
ment de l'électeur et de toute sa cour. Après une
absence de plus de trois ans, ils revinrent à Salz-
bourg vers la fin de novembre 1766 ; ils y restèrent
jusqu'à l'autonme de l'année suivante ; et Wolfgang,
plus tranquille, sembla doubler son talent. En 1768,
les enfants jouèrent à Vienne, en présence de l'em-
pereur Joseph n, qui chargea le jeune Mozart de
268 STENDHAL
composer la musique d'un opéra buffa. C'était la
Finta simplice : elle fut approuvée par le maître de
chapelle Hasse et par Métastase ; mais elle ne fut
pas exécutée sur le théâtre. Plusieurs fois, chez les
maîtres de chapelle Bono et Hasse, chez Métastase,
chez le duc de Bragance, chez le prince de Kaunitz,
le père fit donner à son fils le premier air italien
qu'on trouvait sous la main, et celui-ci composait
les parties de tous les instruments en présence de
l'assemblée. Lors de l'inauguration de l'église des
Orphelins, il fit la musique de la messe, celle du
motet, et un duo de trompettes ; et, quoiqu'il n'eût
alors que douze ans, il dirigea cette musique solen-
nelle en présence de la cour impériale.
Il revint passer l'année 1769 à Salzbourg. Au mois
de décembre, son père le mena en Italie. Wolfgang
venait d'être nommé maître de concert de l'arche-
vêque de Salzbourg. On s'imagine facilement l'ac-
cueil que reçut en Italie cet enfant célèbre, qui avait
excité tant d'admiration dans les autres parties de
l'Europe.
Le théâtre de sa gloire, à Milan, fut la maison du
comte Firmian, gouverneur général. Après avoir
reçu le poème de l'opéra qu'on devait représenter
pendant le carnaval de l'année 1771, et dont il se
chargea de faire la musique, Wolfgang quitta Milan
au mois de mars 1770. A Bologne il trouva un admi-
rateur animé du plus vif enthousiasme dans la per-
sonne du fameux père Martini, le même auquel
VIE DE MOZART 269
Jomelli était venu demander des leçons *. Le père
Martini et les amateurs de Bologne furent transportés
de voir un enfant de treize ans, très petit pour son
âge, et qui ne paraissait pas en avoir dix, dévelop-
per tous les thèmes de fugue proposés par Martini,
et les exécuter sur le piano sans hésiter et avec toute
la précision possible. A Florence, il excita le même
étonnement par la précision avec laquelle il joua,
à la première vue, les fugues et les thèmes les plus
dii&ciles que lui proposa le marquis de Ligneville,
célèbre amateur. Nous avons sur son séjour à Flo-
rence une anecdote étrangère à la musique. Il fit
dans cette ville la connaissance d'un jeune Anglais
nommé Thomas Linley, qui avait environ quatorze
ans, c'est-à-dire à peu près son âge. Linley était
élève de Martini, célèbre violon, et jouait de cet
instrument avec une grâce et une habileté admi-
rables. L'amitié de ces deux enfants devint une
passion. Le jour de leur séparation, Linley donna à
son ami Mozart des vers qu'il avait demandés sur ce
sujet à la célèbre Corilla ; il accompagna la voiture
de Wolfgang jusqu'à la ville, et les deux enfants
prirent congé l'un de l'autre en versant des torrents
de larmes.
Mozart et son fils se rendirent à Rome pour la
semaine sainte. On pense bien qu'ils ne manquèrent
pas d'aller, le soir du mercredi saint, à la chapelle
Sixtine, entendre le célèbre Miserere. Comme on
disait alors qu'il était défendu aux musiciens du
270 STENDHAL
pape, 80US peine d'excommunication, d'en donner
des copies, Wolfgang se proposa de le retenir par
cœur. Il l'écrivit, en effet, en rentrant à l'auberge.
Ce Miserere étant répété le vendredi saint, il y
assista encore, en tenant le manuscrit dans son
chapeau, et y put faire ainsi quelques corrections.
Cette anecdote fit sensation dans la ville. Les Ro-
mains, doutant un peu de la chose, engagèrent
l'enfant à chanter ce Miserere dans un concert.
Il s'en acquitta à ravir. Le castrat Cristofori, qui
l'avait chanté à la chapelle Sixtine, et qui était
présent, rendit, par son étonnement, le triomphe de
Mozart complet *.
La difficulté de ce que faisait Mozart est bien
plus grande encore qu'on ne se l'imaginerait d'abord.
Mais je suppUe qu'on me permette quelques détails
sur la chapelle Sixtine et sur le Miserere.
Il y a ordinairement dans cette chapelle au moins
trente-deux voix, et ni orgue, ni aucun instrument
pour les accompagner ou les soutenir. Cet établisse-
ment atteignit le plus haut point de perfection au-
quel il soit parvenu vers le commencement du
dix-huitième siècle. Depuis, les salaires des chantres
étant restés nominativement les mêmes à la cha-
pelle du pape, et par conséquent ayant beaucoup
diminué, tandis que l'opéra prenait faveur, et qu'on
offrait aux habiles chanteurs des prix inconnus
jusqu'alors, peu à peu la chapelle Sixtine n'a plus
eu les premiers talents.
VIE DE MOZART 271
Le Miserere qu'on y chante deux fois pendant la
semaine sainte, et qui fait un tel effet sur les étran-
gers, a été composé, il y a deux cents ans environ,
par Gregorio Allegri, un des descendants d'Antonio
Allegri, si connu sous le nom du Corrége. Au mo-
ment où il commence, le pape et les cardinaux se
prosternent : la lumière des cierges éclaire le Juge-
ment dernier^ que Michel-Ange peignit contre le mur
auquel l'autel est adossé. A mesure que le Miserere
avance, on éteint successivement les cierges ; les
figures de tant de malheureux, peintes avec une
énergie si terrible par Michel-Ange, n'en devien-
nent que plus imposantes, à demi éclairées par la
pâle lueur des derniers cierges qui restent allumés.
Lorsque le Miserere est sur le point de finir, le maître
de chapelle, qui bat la mesure, la ralentit insensible-
ment, les chanteurs diminuent le volume de leurs
voix, l'harmonie s'éteint peu à peu, et le pécheur,
confondu devant la majesté de son Dieu, et prosterné
devant son trône, semble attendre en silence la voix
qui va le juger.
L'effet sublime de ce morceau tient, ce me sem-
ble, et à la manière dont il est chanté, et au lieu où
on l'exécute. La tradition a appris aux chanteurs
du pape certaines manières de porter la voix qui
sont du plus grand effet, et qu'il est impossible d'ex-
primer par des notes. Leur chant remplit au plus
haut point la condition qui rend la musique tou-
chante. On répète la même mélodie sur tous les
272 STENDHAL
versets du psaume : mais cette musique, semblable
par les masses, n'est point exactement la même dans
les détails. Ainsi elle est facilement comprise, et
cependant évite ce qui pourrait ennuyer. L'usage
de la chapelle Sixtine est d'accélérer ou de ralentir
la mesure sur certains mots, de renfler ou de dimi-
nuer les sons suivant le sens des paroles, et de
chanter quelques versets entiers plus vivement que
«
d'autres.
Voici maintenant ce qui montre la difficulté du
tour de force exécuté par Mozart en chantant le
Miserere. On raconte que l'empereur Léopold I®*,
qui non seulement aimait la musique, mais encore
était bon compositeur lui-même, fit demander au
pape, par son ambassadeur, une copie du Miserere
d'AUegri pour l'usage de la chapelle impériale de
Vienne, ce qui fut accordé. Le maître de la chapelle
Sixtine fit faire cette copie, et l'on se hâta de l'en-
voyer à l'empereur, qui avait alors à son service les
premiers chanteurs de ce temps-là.
Malgré leurs talents, le Miserere d'Allegri n'ayant
fait à la cour de Vienne d'autre effet que celui d'un
faux bourdon assez plat, l'empereur et toute sa
cour pensèrent que le maître de chapelle du pape,
jaloux de garder le Miserere, avait éludé l'ordre
de son maître et envoyé une composition vulgaire.
L'empereur expédia sur-le-champ un courrier au
pape, pour se plaindre de ce manque de respect ; et
le maître de chapelle fut renvoyé, sans que le pape.
VIE DE MOZART 273
indigné, voulût même écouter sa justification. Ce
pauvre homme obtint pourtant d'un des cardinaux
qu'il plaiderait sa cause et ferait entendre au pape
que la manière d'exécuter ce Miserere ne pouvait
s'exprimer par des notes, ni s'apprendre qu'avec
beaucoup de temps et par des leçons répétées des
chantres de la chapelle qui possédaient la tradition.
Sa Sainteté, qui ne se connaissait pas en musique,
put à peine comprendre comment les mêmes notes
n'avaient pas, à Vienne, la même valeur qu'à Rome.
Cependant Elle ordonna au pauvre maître de cha-
pelle d'écrire sa défense pour être envoyée à l'em-
pereur, et, avec le temps, il rentra en grâce.
C'est cette anecdote très connue qui frappa les
Romains quand ils virent un enfant chanter par-
faitement leur Miserere après deux leçons ; et rien
n'est plus difficile, en fait de beaux-arts, que d'exci-
ter l'étonnement dans Rome. Toutes les réputations
se font petites en entrant dans cette ville célèbre,
où l'on a l'habitude des plus belles choses en tout
genre.
Je ne sais si c'est à cause du succès qu'il lui pro-
cura, mais il paraît que le chant solennel et mélan-
colique du Miserere fit une impression profonde sur
l'âme de Mozart, qui depuis eut une prédilection
marquée pour Hœndel et le tendre Boccherini.
BAYD2f. 18
CHAPITRE II
SUITE DE l'enfance DE MOZART
De Rome, les Mozart allèrent à Naples, où Wolf-
gang joua du piano au Conser^atorio alla pietà.
Comme il était au milieu de sa sonate, les auditeurs
s'avisèrent de croire qu'il avait un charme dans son
anneau ; il fallut comprendre ce que signifiaient
leurs cris, et enfin ôter cet anneau prétendu magique.
On conçoit l'effet sur de telles gens lorsqu'ils virent
que» la bague ôtée, la musique n'en était pas moins
belle. Wolfgang donna un second grand concert
chez le comte de Kaunitz, ambassadeur de l'em-
pereur, et retourna ensuite à Rome. Le pape désira
le voir, et lui conféra à cette occasion la croix et le
brevet de chevalier de la Milice dorée (auratœ
MilUiss eques), A Bologne, il fut nommé, à l'unani-
mité, membre et maître de VAccuiémie philharmo-
nique. On l'avait enfermé seul, suivant l'usage, et
276 STENDHAL
en moins d'une demi-heure * il avait composé une
antiphone à quatre voix.
Mozart père se hâta de revenir à Milan, pour que
son fils pût travailler à Topera dont il s'était chargé.
Il se faisait tard. Ils n'arrivèrent que vers la fin du
mois d'octobre 1770. Sans la promesse qu'il avait
faite, Mozart eût pu obtenir ce qui est regardé en
Italie comme le premier honneur pour im musicien,
l'engagement de composer un opéra séria pour le
théâtre de Rome.
Ce fut le 26 décembre qu'on donna pour la pre-
mière fois, à Milan, le MithridaUf composé par Wolf-
gang, âgé alors de quatorze ans. Cet opéra eut plus
de vingt représentations de suite. On peut juger du
succès par cette circonstance : l'entrepreneur fit
aussitôt avec lui un accord par écrit pour le charger
de la composition du premier opéra pour l'année
1773. Mozart quitta Milan, qui retentissait de sa
gloire, pour aller passer, avec son père, les derniers
jours du carnaval à Venise. A Vérone, qu'il ne fit
que traverser, on lui présenta un diplôme de mem-
bre de la Société philharmonique de cette ville.
Partout où il allait en Italie, on le recevait de la
manière la plus distinguée ; on ne l'appelait plus que
il cavalière filarmonico.
Lorsque, au mois de mars 1771, Mozart revint
avec son père à Salzbourg, il y trouva ime lettre du
comte Firmian, de Milan, qui le chargeait, au nom
de l'impératrice Marie-Thérèse, de composer une
VIE DE MOZART 277
cantate théâtrale pour le mariage de rarchiduc
Ferdinand. L'impératrice avait choisi le célèbre
Hasse, comme le plus ancien des maîtres de chapelle,
pour composer l'opéra, et elle voulut que le plus
jeune compositeur fût chargé de la cantate, dont le
sujet était Ascanio in Alba, Il promit d'entreprendre
ce travail, et partit au mois d'août pour Milan, où,
pendant les solennités du mariage, on exécuta
alternativement l'opéra et la sérénade.
En 1772 il composa, pour l'élection du nouvel
archevêque de Salzbourg, la cantate intitulée le
Songe de Scipion ; il passa l'hiver de l'année sui-
vante à Milan, où il composa Lucio Silla, opéra
serin, qui eut vingt-six représentations de suite.
Au printemps de l'année 1773, Mozart était de retour
à Salzbourg. Quelques voyages qu'il fit avec son
père cette année et la suivante, à Vienne et à Mu-
nich, lui donnèrent occasion de faire différentes
compositions excellentes, telles qu'un opéra bufja,
intitulé la Finta Giardinieria, deux grand'messes
pour la chapelle de l'électeur de Bavière, etc.
En 1775, l'archiduc Maximilien s'arrêta quelque
temps à Salzbourg, et ce fut à cette occasion que
Mozart composa la cantate intitulée II Re Pastore.
La partie la plus extraordinaire de la vie de
Mozart, c'est son enfance ; le détail peut en être
agréable au philosophe et à l'artiste. Nous serons
plus succinct sur le reste de sa trop courte car-
rière *.
HAYON. 18.
CHAPITRE III
A dix-neuf ans, Mozart pouvait croire avoir at-
teint le plus haut degré de son art, puisque tout le
monde le lui répétait de Londres jusqu'à Naples.
Sous le rapport de la fortune et d'un établissement,
il était le maître de choisir entre toutes les capitales
de l'Europe. Partout l'expérience lui apprenait
qu'il pouvait compter sur l'admiration générale.
Son père jugea que Paris était la ville qui lui con-
venait le plus, et, au mois de septembre 1777, il
partit pour cette capitale, où sa mère seule l'ac-
compagna.
Il eût été, sans contredit, très avantageux pour
lui de s'y fixer ; mais d'abord la musique française
d'alors n'était pas de son goût ; l'état de la musique
vocale ne lui eût guère permis de travailler dans le
genre instrumental ; et ensuite, l'année suivante, il
\
280 STENDHAL
eut le malheur de perdre sa mère. Dès lors le séjour
de Paris lui devint insupportable. Après avoir
composé une symphonie pour le Concert spirituel^
et quelques autres morceaux, il s*empressa de re-
tourner auprès de son père au commencement
de 1779.
Au mois de novembre de l'année suivante, il se
rendit à Vienne, où son souverain, Tarchevêque de
Salzbourg, l'avait appelé. Il était alors âgé de vingt-
quatre ans. Le séjour de Vienne lui convint, et
encore plus, à ce qu'il paraît, la beauté des Vien-
noises. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il s'y fixa, et que
rien n'a jamais pu l'en détacher. Les passions étant
entrées dans cette âme sensible, et qui possédait à
un si haut degré le mécanisme de son art, il devint
bientôt le compositeur favori de son siècle, et donna
le premier exemple d'un enfant célèbre devenu un
grand homme \
1. Mozart composa la musique de l'opéra d'Idoménée sous
les auspices les plus favorables. L'électeur de Bavière, qui
l'avait toujours comblé de grâces et de prévenances, lui
avait demandé cet opéra pour son théâtre de Munich, dont
l'orchestre était un des mieux composés de l'Allemagne*
Mozart se trouvait alors dans toute la fleur de son génie :
il avait vingt-cinq ans, était éperdument amoureux de made-
moiselle Constance Weber, virtuose célèbre, qu'il épousa
depuis. La famille de sa maîtresse, considérant qu'il n'avait
point d'emploi fixe, qu'il voyageait toujours, que ses mœurs
n'avaient été jusque-là rien moins qu'exemplaires, s'opposait
à ce mariage. Il prit à tâche de montrer à cette famille que,
quoiqu'il n'eût pas de rang assuré dans la société, il possédait
cependant quelques moyens de considération, et il trouva
VIE DE MOZART 281
II serait trop long et surtout trop difficile de faire
une analyse particulière de chacun des ouvrages de
Mozart; les amateurs doivent les connaître tous.
La plupart de ses opéras furent composés à
Vienne, et y eurent le plus grand succès ; mais
aucun ne fit plus de plaisir que la Flûte enchantée^
qui, en moins d'un an, eut cent représentations.
Comme Raphaël, Mozart embrassa son art dans
toute son étendue. Raphaël ne paraît avoir ignoré
qu'une chose, la manière de peindre dans un pla-
fond des figures en raccourci. II feint toujours que
la toila du tableau est attachée à la voûte ou sup-
portée par des figures allégoriques.
Pour Mozart, je ne vois pas de genre dans lequel
il n'ait triomphé : opéras, symphonies, chansons,
airs de danse, il a été grand partout. Le baron de
Van Swieten, l'ami de Haydn, allait jusqu'à dire
que, si Mozart eût vécu, il aurait enlevé à Haydn
le sceptre de la musique instrumentale. Dans l'opéra
bu/fa, la gaieté lui a manqué, et en cela il est infé-
rieur aux Galuppi, aux Guglielmi, aux Sarti.
Les qualités physiques qui frappent dans sa
musique, indépendamment du génie, c'est une ma-
nière neuve d'employer l'orchestre, et surtout les
dans SCS sentiments pour Constance les motifs des airs pas-
sionnés dont il avait besoin pour son ouvrage. L'amour et
l'amour-proprc du jeune compositeur, exaltés au plus haut
degré, lui firent produire un opéra qu'il a toujours regardé
comme ce qu'il avait fait do mieux, et dont il a même sou-
vent emprunté des idées pour ses compositions suivantes.
282 STENDHAL
instruments à vent. Il tire un parti étonnant de la
flûte, instrument dont Cimarosa s'est rarement
servi. Il transporte dans l'accompagnement toutes
les beautés des plus riches symphonies.
On a reproché à Mozart de ne prendre d'intérêt
qu'à sa musique et de ne connaître que ses propres
ouvrages. C'est bien là le reproche de la petite
vanité blessée. Mozart, occupé toute sa vie à écrire
ses idées, n'a pas eu, il est vrai, le temps de lire
toutes celles des autres. Du reste, il approuvait
avec franchise tout ce qu'il rencontrait de bon, la
plus simple chanson, pourvu qu'il y eût de l'origi-
nalité ; mais, moins politique que les grands artistes
d'Italie, il était inexorable pour la médiocrité.
Il estimait principalement Porpora, Durante, Léo,
Alex. Scarlatti ; mais il mettait Haendel au-dessus
d'eux tous. Il savait par cœur les ouvrages princi-
paux de ce grand maître. « De nous tous, disait-il,
Hœndel connaît le mieux ce qui est d'un grand
effet. Lorsqu'il le veut, il va et frappe comme la
foudre. »
Il disait de Jomelli : « Cet artiste a certaines parties
où il brille et où il brillera toujours ; seulement il
n'aurait pas dû en sortir et vouloir faire de la musi-
que d'église dans l'ancien style. » Il n'estimait pas
Vincenzo Martini, dont la Cosa rara avait alors
beaucoup de succès, a II y a là de fort johes choses,
disait-il, mais dans vingt ans d'ici personne n'y fera
attention. » Il nous reste de lui neuf opéras écrits
VIE DE MOZART 283
sur des paroles italiennes : la Finta Simplice^ opéra
buffay son début dans le genre dramatique ; Mithri'
date, opéra séria ; Lucio Silla, idem ; la Giardiniera^
opéra buffa ; Idomeneo, opéra séria ; le Nozze di
Figaro et Don Giovanni, composés en 1787 ; Cosi
fan lutte, opéra buffa ; la Clemenza di Tito, opéra de
Métastase, représenté en 1792.
Il n'a fait que trois opéras allemands : VEnlèi^e"
ment du Sérail, le Directeur de Spectacles, et la Flûte
enchantée, en 1792.
Il a laissé dix-sept symphonies et des pièces ins-
trumentales de tout genre *.
Comme exécutant, Mozart a été un des premiers
pianistes de l'Europe. Il jouait avec une vitesse
extraordinaire : on admirait surtout celle de sa main
gauche.
Dès 1785, le célèbre Joseph Haydn avait dit au
père de Mozart, qui se trouvait alors à Vienne : « Je
vous déclare, devant Dieu et en honnête homme,
que je regarde votre fils comme le plus grand com-
positeur dont j*aie jamais entendu parler. »
Voilà ce que fut Mozart comme musicien. Celui
qui connaît la nature humaine ne sera pas étonné
qu'un homme qui, sous le rapport du talent, était
l'objet de l'admiration générale, n'ait pas été aussi
grand dans les autres situations de la vie. Mozart ne
se distinguait ni par une figure prévenante ni par
un corps bien fait, quoique son père et sa mère
eussent été cités à cause de leur beauté.
284 STENDHAL
Cabanis nous dit :
« Il paraît que la sensibilité se comporte à la
manière d'un fluide dont la quantité totale est déter-
minée, et qui, toutes les fois qu'il se jette en plus
grande abondance dans un de ses canaux, diminue
proportionnellement dans les autres *. »
Mozart ne prit point avec l'âge l'accroissement
ordinaire : il eut toute sa vie une santé faible ; il
était maigre, pâle ; et quoique la forme de son visage
fût extraordinaire, sa physionomie n'avait rien de
frappant que son extrême mobilité. L'air de son
visage changeait à chaque instant, mais n'indiquait
autre chose que la peine ou le plaisir qu'il éprouvait
dans le moment. On remarquait chez lui une manie
qui ordinairement est un signe de stupidité : son
corps était dans un mouvement perpétuel ; il jouait
sans cesse avec les mains, ou du pied frappait la
terre. Du reste, rien d'extraordinaire dans ses
habitudes, sinon son amour passionné pour le bil-
lard. Il en avait un chez lui, sur lequel il lui arrivait
presque tous les jours de jouer seul quand il n'avait
plus de partner. Les mains de Mozart avaient une
direction tellement décidée pour le clavecin, qu'il
était peu adroit pour toute autre chose. A table
il ne coupait jamais ses aliments, ou s'il entrepre-
nait cette opération, il ne s'en tirait qu'avec beau-
coup de peine et de maladresse. Il priait ordinaire-
ment sa femme de lui rendre ce service.
Ce même homme qui, comme artiste, avait
VIE DE MOZART 285
atteint le plus haut degré de développement dès
Tâge le plus tendre, est toujours demeuré enfant
sous tous les autres rapports de la vie. Jamais il n'a
su se gouverner lui-même. L'ordre dans les affaires
domestiques, l'usage convenable de l'argent, la
tempérance et le choix raisonnable des jouissances,
ne furent jamais des vertus à son usage. Le plaisir
du moment l'emportait toujours. Son esprit, cons-
tamment absorbé dans une foule d'idées qui le ren-
daient incapable de toute réflexion sur ce que nous
appelons les choses sérieuses, fit que pendant toute
sa vie il eut besoin d'un tuteur qui prît soin de ses
affaires temporelles. Son père connaissait bien ce
faible : ce fut ce qui l'engagea, en 1777, à le faire
suivre à Paris par sa femme, son emploi à Salzbourg
ne lui permettant point alors de s'éloigner.
Mais ce même homme, toujours distrait, toujours
jouant et s'amusant, paraissait devenir un être d'un
rang supérieur dès qu'il se plaçait devant un piano.
Son âme s'élevait alors, et toute son attention
pouvait se diriger vers le seul objet pour lequel il
fût né, Vharmonie des sons. L'orchestre le plus nom-
breux ne l'empêchait point d'observer, pendant
l'exécution, le moindre son faux, et il indiquait sur-
le-champ, avec la précision la plus surprenante,
sur quel instrument on avait fait la faute, et quel
son il eût fallu en tirer.
Lors du voyage de Mozart à Berlin, il n'y arriva
que le soir très tard. A peine fut-il descendu de sa
286 STENDHAL
voiture, qu'il demanda au garçon de l'auberge s'il
y avait opéra. « Oui, V Enlèvement du Sérail. — Cela
est charmant ! » Et déjà il était en route pour le
spectacle ; il se mit à l'entrée du parterre pour écou-
ter sans être reconnu. Mais tantôt il était si satisfait
de la bonne exécution de certains morceaux, tantôt
si mécontent de la manière dont on jouait quelques
autres, ou du mouvement dans lequel on les exécu-
tait, ou des broderies que faisaient les acteurs, que,
tout en témoignant sa satisfaction et son déplaisir,
il se trouva contre la barre de l'orchestre. Le direc-
teur s'était permis de faire des changements à un
des airs : lorsqu'on y fut arrivé, Mozart, ne pouvant
plus se contenir, cria presque tout haut à l'orchestre
la manière dont il fallait jouer. On se retourna pour
voir l'homme en redingote de voyage qui faisait ce
bruit. Quelques personnes reconnurent Mozart, et
dans un instant les musiciens et les acteurs surent
qu'il était parmi les spectateurs. Quelques-uns de
ceux-ci, entre autres une très bonne cantatrice,
furent tellement frappés de cette nouvelle, qu'ils
refusèrent de reparaître sur le théâtre. Le directeur
fit part à Mozart de l'embarras où ce refus le mettait.
Celui-ci fut à l'instant dans les coulisses, et réussit,
par les éloges qu'il donna aux acteurs, à leur faire
continuer l'opéra.
La musique fut l'occupation de sa vie, et en même
temps sa plus douce récréation. Jamais, même dans
sa plus tendre enfance, on n'eut besoin de l'engager
VIE DE MOZART 287
à se mettre au piano. Il fallait, au contraire, le sur-
veiller pour qu'il ne s'y oubliât point, et qu'il ne
nuisît pas à sa santé. Dès sa jeunesse, il eut une pré-
dilection marquée pour faire de la musique pendant
la nuit. Quand, le soir à neuf heures, il se mettait au
clavecin, il ne le quittait pas avant minuit, et même
alors il fallait lui faire violence, car il aurait continué
toute la nuit à préluder et à jouer des fantaisies.
Dans la vie habituelle, c'était l'homme le plus doux ;
mais le moindre bruit pendant la musique lui cau-
sait l'indignation la plus vive. Il était bien au-dessus
de cette modestie affectée ou mal placée qui porte
la plupart des virtuoses à ne se faire entendre
qu'après en avoir été priés à différentes reprises.
Souvent des grands seigneurs de Vienne lui repro-
chèrent de jouer avec le même intérêt devant tous
ceux qui prenaient plaisir à l'entendre *.
CHAPITRE IV
Un amateur d'une ville où Mozart passait dans un
de ses voyages réunit chez lui une nombreuse société
pour procurer à ses amis le plaisir d'entendre ce
musicien célèbre, qui lui avait promis de s'y trouver.
Mozart arrive, ne dit pas grand'chose, et se met au
piano. Croyant n'être entouré que de connaisseurs,
il commença, dans un mouvement très lent, à exécu-
ter de la musique d'une harmonie suave, mais ex-
trêmement simple, voulant ainsi préparer ses audi-
teurs aux sentiments qu'il avait dessein d'exprimer.
La société trouva cela fort commun. Bientôt son
jeu devint plus vif ; on le trouva assez joli. Il devint
sévère et solennel, d'une harmonie frappante, élevée,
et en même temps plus difficile ; quelques dames
HAYON. 19
290 STENDHAL
commencèrent à le trouver décidément ennuyeux et
à se communiquer quelques mots de critique ;
bientôt la moitié du salon se mit à causer. Le maître
de la maison était sur les épines ; et enfin Mozart
s'aperçut de l'impression que sa musique faisait sur
l'auditoire. Il n'abandonna point l'idée principale
qu'il avait commencé à exprimer, mais il la déve-
loppa avec toute l'impétuosité dont il était capable.
On n'y fit pas encore attention. Il se mit alors à
apostropher son auditoire d'une manière assez
brusque, mais toujours en continuant de jouer ; et
comme heureusement ce fut en italien, presque per-
sonne ne le comprit. Cependant on commençait à
être plus tranquille. Quand sa colère fut un peu
apaisée, il ne put s'empêcher de rire lui-même de
son impétuosité. Il donna à ses idées ime tournure
plus vulgaire, et finit par jouer un air très connu^
dont il fit dix à douze variations charmantes. Tout
le salon était ravi, et très peu de ceux qui s'y trou-
vaient s'étaient aperçus de la scène qui venait de se
passer. Mozart cependant sortit bientôt, en invitant
le maître de la maison, qui l'accompagnait, et quel-
ques connaisseurs à venir le voir le même soir dans
son auberge. Il les y retint à souper ; et à peine lui
eurent-ils témoigné quelque désir de l'entendre, qu'il
se mit à jouer des fantaisies sur le clavecin, où, au
grand étannement de ses auditeurs, il s'oublia
jusqu'après minuit.
Un vieil accordeur de clavecin était venu mettre
VIB DE MOZART 291
<}ueiques cordes à son forte-piano de voyage. <( Bon
vieillard, lui dit Mozart, combien vous faut-il ? je
pars demain. » Ce pauvre homme, le regardant pour
-ainsi dire comme un Dieu, lui répondit, déconcerté,
anéanti et balbutiant : « Majesté Impériale !... Mon-
sieur le maître de chapelle de Sa Majesté Impériale !
Je ne puis... Il est vrai que j'ai été plusieurs fois
•chez vous... Et bien, vous me donnerez un écu. —
Un écu ! répondit Mozart ; allons donc ! un brave
homme comme vous ne doit pas se déranger pour
un écu, » et il lui donna quelques ducats. Le bonhom-
me, en se retirant, répétait encore, avec de grandes
révérences : <c Ah ! Majesté Impériale I »
Idoménée et Don Juan étaient ceux de ses opéras
qu'il estimait le plus. Il n'aimait pas à parler de ses
ouvrages, ou, s'il en parlait, ce n'était jamais qu'en
•quelques mots. Au sujet de Don Juan^ il dit un jour :
« jCet opéra n'a pas été composé poiur le public de
yienne ; il convenait mieux à celui de Prague ; ^
gaais, yiu fond, je ne l'ai fait que/pour moi et mes
amis.^
Le temps qu'il donnait le plus volontiers au travail
-était le matin, depuis six ou sept heures jusqu'à
•dix. Alors il sortait du ht. Le reste de la journée il
ne composait plus, à moins qu'il n'eût à terminer
quelque morceau pressé. Il fut toujours très inégal
<dans sa manière de travailler. Quand il était saisi
d'une idée, on ne pouvait l'arracher à son ouvrage.
Si on Tôtait du piano, il composait au milieu de ses
292 STENDHAL
amis, et passait ensuite des nuits entières la plume
à la main. Dans d'autres temps, son âme était telle-
ment rebelle à l'application, qu'il ne pouvait achever
une pièce qu'au moment même où l'on devait l'exé*
cuter. II lui arriva même un jour de renvoyer telle-
ment au dernier moment un morceau qui lui avait
été demandé pour un concert de la cour, qu'il n'eut
pas le temps d'écrire la partie qu'il devait exécuter.
L'empereur Joseph, qui furetait partout, jetant par
hasard les yeux sur le papier de musique que Mozart
avait l'air de suivre, fut étonné de n'y voir que des
lignes sans notes, et lui dit : ce Où est donc votre
partie ? — Là, répondit Mozart, en portant la main
au front. »
Le même accident iut sur le point de lui arriver
au sujet de l'ouverture de Don Juan. On convient
assez généralement que c'est la meilleure de ses
ouvertures ; cependant il n'y travailla que dans la
nuit qui précéda la première représentation et lors-
que la répétition générale avait déjà eu lieu. Le
soir, vers les onze heures, en se retirant, il pria sa
femme de lui fiaire du punch, et de rester avec lui
pour le tenir éveillé. Elle y consentit, et se mit à lui
raconter des contes de fées, des aventures bizarres,
qui le firent pleurer à force de rire. Cependant le
punch l'excita au sommeil, de sorte qu'il ne travail-
lait que pendant que sa femme racontait, et il fer-
mait les yeux dès qu'elle s'arrêtait. Ses efforts pour
se tenir éveillé, cette alternative continuelle de veille
VIE DE MOZART 293
et de sommeil, le fatiguèrent tellement, que sa femme
l'engagea à prendre quelque repos, lui donnant sa
parole de le réveiller une heure après. Il s'endormit
si profondément qu'elle le laissa reposer deux heures.
Elle l'éveilla vers les cinq heures du matin. Il avait
donné rendez-vous aux copistes à sept heures, et,
à leur arrivée, l'ouverture était finie. Us eurent à
peine assez de temps pour faire les copies nécessaires
à l'orchestre, et les musiciens furent obligés de jouer
sans avoir fait de répétition. Quelques personnes
prétendent reconnaître dans cette ouverture les
passages où Mozart doit avoir été surpris par le
sommeil, et ceux où il s'est réveillé en sursaut.
Don Juan ne fut pas très bien accueilli à Vienne
dans la nouveauté. Peu de temps après la première
représentation, on en parlait dans une assemblée
nombreuse où se trouvaient la plupart des connais-
seurs de la capitale, et entre autres Haydn. Mozart
n'y était point. Tout le monde s'accordait à dire que
c'était un ouvrage très estimable, d'une imagination
brillante et d'un génie riche ; mais tout le monde
aussi y trouvait à reprendre. Tous avaient parlé, à
l'exception du modeste Haydn. On le pria de dire
son opinion, a Je ne suis pas en état de juger de
cette dispute, dit-il avec sa retenue accoutumée :
tout ce que je sais, c'est que Mozart est le plus grand
compositeur qui existe dans ce moment. » On parla
d'autres choses.
Mozart, de son côté, avait beaucoup d'estime pour
HAYDN. 19.
294
STENDHAL
Haydn. Il lui a dédié un recueil de quatuors qu'on
peut mettre parmi ce qu'il y a de plus beau en ce
genre. Un compositeur viennois, qui n'était pas sans
quelque mérite, mais qui était bien loin de valoir
Haydn, se faisait un malin plaisir de rechercher dans
les compositions de ce dernier toutes les petites in-
corrections qui avaient pu s'y glisser. Il venait sou-
vent trouver Mozart pour lui montrer avec joie des
symphonies ou des quatuors de Haydn qu'il avait
mis en partition, et où il avait découvert, par ce
moyen, quelques négligences de style. Mozart
tâchait toujours de changer le sujet de la conversa*
tion ; enfin, n'y pouvant plus tenir : <c Monsieur, lui
dit-il une fois d'un ton un peu brusque, si l'on nous
fondait tous les deux ensemble, on ne trouverait pas
encore de quoi faire un Haydn ♦. »
Un peintre, voulant flatter Cimarosa, lui dit un
jour qu'il le regardait comme supérieur à Mozart«
<c Moi, monsieur !répliqua-t-il vivement ; que diriez-
vous à un homme qui viendrait vous assurer que
vous êtes supérieur à Raphaël ? »
CHAPITRE V
Mozart jugeait ses propres ouvrages avec impar-
tialité, et souvent avec une sévérité qu'il n'aurait
pas soufferte aisément dans un autre. L'empereur
Joseph II aimait Mozart, et l'avait fait son maitre
de chapelle ; mais ce prince avait la prétention d'être
un dilettante. Son voyage en Italie lui avait donné
l'engouement de la musique italienne» et quelques
Italiens qu'il avait à sa cour ne manquaient pas
d'entretenir cette prévention, qui, au reste, me
semble assez fondée.
Ils parlaient avec plus de jalousie que de justice
des premiers essais de Mozart, et l'empereur, ne
jugeant guère par lui-même, fut facilement entraîné
par les décisions de ces amateurs. Un jour qu'il
296 STENDHAL
venait d'entendre la répétition d'un opéra^comique
{VEnlèf>ement du Sérail), qu'il avait demandé lui-
même à Mozart, il dit au compositeur : s Mon cher
Mozart, cela est trop beau pour nos oreilles ; il y a
beaucoup trop de notes là-dedans. — J'en demande
pardon à Votre Majesté, lui répondit Mozart très
sèchement ; il y a précisément autant de notes qu'il
en faut. » Joseph ne dit rien, et parut un peu em-
barrasse de la réponse ; mais lorsque l'opéra fut joué,
il en fit les plus grand éloges.
Mozart fut ensuite moins content lui>mSme de son
ouvrage ; il y fit beaucoup de corrections et de re-
tranchements ; et depuis, en exécutant sur le piano
un des airs qui avaient été le plus applaudis : « Cela
est bon dans la chambre, dit-il, mais pour le théâtre
il y a trop de verbiage. Dans le temps où je compo-
sais cet opéra, je me complaisais dans ce que je
faisais, et n'y trouvais rien de trop long. »
Mozart n'était nullement intéressé ; la bienfai-
sance, au contraire, faisait son caractère : il donnait
souvent sans choix, et dépensait son argent plus
souvent encore sans raison.
Dans un voyage qu'il fit à Berlin, le roi Frédéric-
Guillaume II lui proposa trois mille écus d'appoin-
tements (onze mille francs) s'il voulait rester à sa
cour et se charger de la direction de son orchestre.
Mozart répondit seulement : « Doîs-je quitter mon
bon empereur ? » Cependant, à cette époque, Mo-
zart n'avait point encore d'appointements fixes à
VIE DE MOZART 297
Vienne. Un de ses amis lui reprochant, dans la
suite, de n'avoir pas accepté les propositions du roi
de Prusse : « J'aime à vivre à Vienne, répliqua
Mozart ; l'empereur me chérit, je me soucie peu de
l'argent. »
Des tracasseries qu'on lui avait suscitées à la cour
le portèrent cependant à demander sa démission à
Joseph ; mais un mot de ce prince, qui aimait ce
compositeur, et surtout sa musique, le fit sur-le-
champ changer de résolution. Il n'eut pas l'habileté
de profiter de ce moment favorable pour demander
un traitement fixe ; mais l'empereur eut enfin de
lui-même l'idée de régler son sort ; malheureusement
il consulta sur ce qu'il était convenable de faire un
homme qui n'était pas des amis de Mozart, et qui
proposa huit cents florins (un peu moins de deux
mille deux cents francs). Jamais Mozart n'eut un
traitement plus considérable. Il le touchait comme
compositeur de la chambre, mais il ne fit jamais rien
en cette qualité. On lui depaanda une fois, en vertu
d'un de ces ordres généraux du gouvernement, fré*
quents à Vienne, l'état des traitements qu'il rece-
vait de la cour. Il écrivit, dans un billet cacheté :
« Trop pour ce que j'ai fait, trop peu pour ce que
j'aurais pu faire. »
Les marchands de musique, les directeurs de
théâtre et autres gens à argent abusaient tous les
jours de son désintéressement connu. C'est ainsi qtié
la plupart de ses compositions pour le piano ne lui
298 STENDHAL
ont rien rapporté. Il les écrivait par complaisance
pour des gens de sa société, qui lui témoignaient le
désir de posséder quelque chose de sa propre main
pour leur usage particulier : dans ce cas, il était
obligé de se conformer au degré de force auquel ces
personnes étaient parvenues ; et c'est ce qui expli-
que comment, dans le nombre de ses compositions
pour le clavecin, il s'en trouve beaucoup qui parais-
sent peu dignes de lui. Artaria, marchand de musi-
que à Vienne, et d'autres de ses confrères, savaient
se procurer des copies de ces pièces, et les publiaient
sans demander l'agrément de l'auteur, et surtout
sans lui proposer d'honoraires *•
CHAPITRE VI
Un jour un directeur de spectacle, qui était fort
mal dans ses affaires et presque au désespoir, vint
trouver Mozart, et lui exposa sa situation, en ajou-
tant : a Vous êtes le seul homme au monde qui
puissiez me tirer d'embarras 1 — Moi, réplique
Mozart ; comment cela ? — En me composant un
opéra tout à fait dans le goût du public qui fréquente
mon théâtre ; vous pourrez également travailler,
jusqu'à un certain point, pour les connaisseurs et
pour votre gloire ; mais ayez surtout égard aux clas-
ses du peuple qui ne se connaissent pas à la belle
musique. J'aurai soin que vous ayez bientôt le
poème, que les décorations soient belles ; en un mot,
que tout soit comme on le veut aujourd'hui. i> Mo-
300 STENDHAL
zart, touché de la prière de ce pauvre diable, lui
promit de se charger de son affaire, a Combien
demandez-vous pour vos honoraires ? répliqua le
directeur du théâtre. — Mais vous n'avez rien, dit
Mozart : écoutez cependant, voici comment nous
arrangerons la chose pour que vous puissiez sortir
d'embarras, et pour qu'en même temps je ne perde
pas tout à fait le fruit de mon travail : je ne donnerai
ma partition qu'à vous seul, vous m'en payerez ce
que vous voudrez ; mais c'est sous la condition
expresse que vous n'en laisserez pas prendre de
copie : si l'opéra fait du bruit, je le vendrai à d'au-
tres directions. » Le directeur, ravi de la générosité
de Mozart, s'épuise en promesses. Celui-ci se hâte
de composer sa musique, et la fait exactement dans
le genre qui lui était indiqué. On donne l'opéra ; la
salle est toujours pleine : on en parle dans toute
l'Allemagne, et quelques semaines après, on le joue
sur cinq ou six théâtres différents, sans qu'aucun
d'eux eût reçu de copie du directeur dans l'em-
barras.
D'autres fois encore, il ne trouva que des ingrats
dans ceux auxquels il avait rendu des services ; mais
rien ne put le guérir de son obligeance pour les mal-
heureux. Toutes les fois que des virtuoses peu for-
tunés passaient par Vienne, et que, n'y connaissant
personne, ils s'adressaient à lui, il leur offrait d'abord
sa table et son logement, leur faisait faire la connais-
sance de ceux qui pouvaient leur devenir utiles, et
VIE DE MOZART 301
rarement les laissait partir sans composer pour eux
des concertoSf dont il ne gardait pas même de copie,
afin qu'étant les seuls à les jouer ils pussent se pro-
duire avec plus d'avantages.
Mozart avait souvent le dimanche des concerts
chez lui. Un comte polonais qu'on y mena un jour
fut enchanté, ainsi que tous les assistants, d'im mor-
ceau de musique pour cinq instruments, qu'on exé^
cutait pour la première fois. Il témoigna à Mozart
combien ce morceau lui avait fait de plaisir, et le
pria de composer pour lui un trio de flûte quand il se
trouverait de loisir. Mozart le lui promit, sous cette
condition, qu'il ne serait nullement pressé. Le comte,
en rentrant chez lui, envoya au compositeur cent
demi-'souverains d'or (un peu plus de deux mille
francs), avec un billet très poli, dans lequel il le
remerciait du plaisir dont il venait de jouir. Mozart
envoya au comte la partition originale du morceau
de musique à cinq instruments qui avait paru lui
plaire. Ce comte partit. Une année après, il revint
voir Mozart, et lui demanda des nouvelles de son
trio : (( Monsieur, répondit le compositeur, je ne me
suis pas encore senti disposé à composer quelque
chose qui fût digne de vous. — Par conséquent,
répliqua le comte, vous ne vous sentirez pas non
plus disposé à me rembourser les cent demi-souve-
rains d'or que je vous ai payés d'avance pour ce
morceau de musique. » Mozart, indigné, lui rendit
sur-le-champ ses souverains ; mais le comte ne
302 STENDHAL
parla pas de la partition originale du morceau à
cinq instrumenta, et bientôt après eUe parut chez
Artaria, comme quatuor de clavecin, avec accom-
pagnement de violon, d'alto et de violoncelle.
On a remarqua que Mozart était très prompt à
prendre des habitudes nouvelles. La santé de sa
femme, qu'il aima toujours avec passion, était fort
chancelante ; dans une longue nudadie qu'elle fit,
il courait au-devant de ceux qui venaient la voir,
en mettant un doigt sur la bouche, et leur faisant
signe de ne pas faire de bruit. Sa femme guérit,
mais pendant longtemps il aborda les gens qui en-
traient chez lui en mettant le doigt sur la bouche, et
en ne leur parlant lui-mSme qu'à voix basse.
Pendant cette maladie, il allait quelquefois, de
grand matin, se promener seul à cheval ; mats il
avait toujours soin, avant de partir, de laisser au-
près de sa femme un papier en forme d'ordonnance
du médecin. Voici une de ces ordonnances : ■ Bon-
jour, ma bonne amie, je souhaite que tu aies bien
dormi, que rien ne t'ait dérangée ; prends garde de ne
point prendre froid, et d« ne pas te faire mal en ta
baissant ; ne te fâche pas contre tes domestiques ;
évite toute espèce de chagrin jusqu'à mon retour ;
aie bien soin de toi : je reviendrai à neuf heures. »
Constance Weber fut une excellente compagne
pour Mozart, et elle lui donna plusieurs fois des
conseils utiles. 11 eut d'elle deux enfants qu'il aima
tendrement. Mozart jouissait d'un revenu considé-
VIE DE MOZART 303
Table! mais son amour effréné pour le plaisir, et le
désordre de ses affaires domestiques, firent qu'il ne
laissa à sa famille que la gloire de son nom et l'at-
tention du public de Vienne. Après la mort de ce
grand compositeur, les Viennois cherchèrent à
témoigner leur reconnaissance à ses enfants pour
les plaisirs qu'il leur avait si souvent procurés.
Dans les dernières années de la vie de Mozart,
sa santé, qui avait toujours été délicate, s'affaiblis-
sait rapidement. Il était timide à l'égard des mal-
heurs futurs, comme tous les gens à imagination,
et l'idée qu'il n'avait plus longtemps à vivre le tour-
mentait souvent : alors il travaillait tant, avec une
telle rapidité et une si grande force d'attention, qu'il
oubliait quelquefois tout ce qui n'était pas son art.
Souvent, au milieu de son enthousiasme, ses forces
l'abandonnaient, il tombait en faiblesse, et l'on
était obhgé de le porter sur son ht. Tout le monde
voyait que cette rage de travail ruinait sa santé. Sa
femme et ses amis faisaient tout ce qu'ils pouvaient
pour le distraire : par complaisance pour eux, il les
accompagnait dans les promenades et aux visites
où on le menait, mais son esprit n'y était pas. Il ne
sortait de temps en temps de cette mélancohe habi-
tuelle et silencieuse que par le pressentiment de
sa fin prochaine, idée qui lui causait toujours une
terreur nouvelle. On reconnaît le genre de folie du
Tasse, et celle qui rendit Rousseau si heureux dans
le vallon des Charmettes, en le portant, par la
304 STENDHAL
crainte d'une mort prochaine, à la seule bonne philo-
sophie, celle de jouir du moment présent et d'oublier
les chagrins. Peut-être, sans cette exaltation de la
sensibihté nerveuse qui va jusqu'à la folie, n'y a-t-il
pas de génie supérieur dans les arts qui exigent de la
tendresse. La femme de Mozart, inquiète de cette
manière d'être singulière, avait l'attention de faire
venir chez son mari les personnes qu'il aimait à voir,
et qui faisaient semblant de le surprendre au mo-
ment où, après plusieurs heures de travail, il aurait
dû naturellement songer au repos. Ces visites lui
faisaient plaisir, mais il ne quittait point la plume :
on causait, on cherchait à l'engager dans la conversa-
tion, il n'y prenait aucune part ; on lui adressait
la parole, il répondait quelques mots sans suite, et
continuait d'écrire *.
Cette extrême application, au reste, accompagne
quelquefois le génie, mais n'en est pas du tout la
preuve. Voyez Thomas : qui est-ce qui peut Ure son
emphatique collection de superlatifs ? et cependant
il était tellement absorbé par ses méditations sur
les moyens d'être éloquent, qu'il lui est arrivé à
Montmorency, lorsque son laquais lui amenait le
cheval sur lequel il avait coutume de faire de l'exer-
cice, d'offrir à ce cheval une prise de tabac. Raphaël
Mengs aussi a été dans ce siècle un modèle de
préoccupation, et ce n'est cependant qu'un peintre
de troisième ordre ; tandis que le Guide, le plus
joueur des hommes, et qui faisait, vers la fin de sa
VIE 0E MOZART 305
vie, jusqu'à trois tableaux par jour pour payer les
dettes de la nuit, a laissé des ouvrages dont le plus
faible donne plus de plaisir que les meilleurs des
Mengs ou des Carie Maratte, gens très appliqués.
Une femme me disait un jour : a Monsieur un tel me
jure que je régnerai à jamais sur son ftme ; il pro-
teste sans cesse que je serai la maltresse unique de
cette âme : mon Dieu ! je le crois ; mais à quoi bon,
si cette âme ne me plaît pas ? » Â quoi bon l'applica-
tion d'un homme sans génie ? Mozart a été peut-
être, dans le dix-huitième siècle, l'exemple le plus
frappant de la réunion des deux choses. Benda,
l'auteur d^Ariane dans Vile de Naxos, a aussi de
bons traits de préoccupation.
HAYDN. 20
CHAPITRE VII
Ce fut dans cet état qu'il composa la Flûte en'-
chantée \ la Clémence de Titus^ son Requiem^ et
1. A l'époque où Ton donna les Mystères d'Isis à l'Opéra
de Paris, un journal publia une lettre écrite à ce sujet par
une dame allemande, et dont Toici l'extrait :
« J'ai vu les Mystères d'Isis : décorations, ballet, costumes,
tout est fort beau ; mais ai-je vu la pièce de Mozart ? ai-je
reçu l'impression de sa musique ? Nullement.
« La Flûte enchantée est, dans l'original, ce que tous
appelez un opéra-comique, une comédie mêlée d'ariettes.
Le sujet est tiré du roman connu de Sétbos ; le dialogue en
est alternativement parlé et chanté. C'est sur ce canevas
que Mozart a composé sa délicieuse musique, si bien d'accord
avec les paroles.
« Comment n'a-t-on pas vu que c'était dénaturer cet
ouvrage que de le transformer en grand opéra ? II a fallu
d'abord, pour le rendre digne de votre académie de musique,
couvrir tout le poème d'un récitatif étranger; il a fallu y
308 STENDHAL
d*autres morceaux moins connus. C*est pendant
qu'il faisait la musique du premier de ces opéras
intercaler des airs, des chants, qui, pour être du même
auteur, ne sont ni de la même pièce ni du même faire ; il a
fallu enfin ajouter à cette pièce un grand nombre de mor-
ceaux hétérogènes, pour amener les superbes ballets dont
elle est ornée. II résulte de tout cela un ensemble qui n'est
plus celui de Mozart : l'unité musicale est troublée, l'inten-
tion générale est effacée, l'enchantement disparaît.
« Encore si l'on nous eût donné la musique de Mozart
telle qu'il l'a faite I mais nombre des morceaux les plus
saillants ont perdu, dans la parodie, leur caractère et leur
physionomie primitive : on en a altéré le mouvement, le ton,
la signification.
a Le Bochoris de la pièce allemande est un jeune oiseleur,
gai, naïf, un peu bouffon, qui porte, sans le savoir, une flûte
enchantée : il paraît vêtu d'un habit fait de plumes d'oiseaux ;
il a sur le dos la cage où il met ceux qu'il a pris, et à la main
la flûte dont il les pipe. Une ritournelle pleine de gaieté
l'annonce, et il entre en chantant :
Der Vogelfaenger hin ich^ ja,
Stetê lustigf heiêêa ! hoptassa I
Ich Vogelfaenger bin bekannl
Bel ait und jung, im garuen Land ;
Weitê mit dem Locken umxugehn,
Und mich auf'e Pfeifen zu veretehn, (Gamme de flûte.)
Drum kann ich froh und luetig êein ;
Denn alU Vœgel eitid ja mein (a). (Gamme de flûte.)
(a) Voici la version exacte et littérale de ce couplet allemand. Si
quelqu'un veut essayer de la substituer aux paroles françaises : août
les yeux de la déeêse, il s'apercevra combien elle s'adapte mieux au
caractère de l'air :
C'est moi qui suis l'oiseleur, oui, oui.
Joyeux et dispos, ta la la, la la la !
C'est moi qui suis Voiuieur si connu
Des vieux et des jeunes, par tout le pays :
Je sais piper, tendre un filet.
Tirer des sons du flageolet. (Gamme de flûte.)
Allons, soyons gai / car, sur ma foi.
Tous gentUs oiseaux sont à moi, (Gamme de flûte.) *
VIE DE MOZART 309
qu'il commença à avoir, au milieu de son travail,
ces moments d'évanouissement dont nous avons
a Tel est le texte que Mozart a reçu de son poète, et qui
est ressorti de son esprit sous la forme musicale qui lui con-
venait. Au lieu de ces paroles joyeuses et simples, le poète
français met des couplets de sentiment dans la bouche de
son Bochoris. Il y est question de la Mère de la Nature, des
Grâces fidèles et de VAmour qui sfole autour d'elles... Tout
cela peut être fort joli en France, mais l'air de Mozart ne
va plus aussi bien.
« Sur la mélodie qui sert au Bochoris allemand à exprimer
son désir inquiet de rencontrer une jeune fille qui réponde
à son amour, le Français débite de la morale bien éloignée
de rame du jeune oiseleur :
La vie est un voyage ;
Tâchons de V embellir , etc.
R Ce n'est pas là ce que Mozart a voulu dire.
« Ce n'est pas là non plus ce qu'il a voulu dire quand, du
bel air à couplets que chantent ensemble l'oiseleur et la
princesse Pamina, on a fait ce trio de circonstance :
Je vais revoir Vamant que faime, etc.
Dans l'allemand, c'est une hynme à l'Amour, chantée par
deux jeunes gens, une princesse et un oiseleur, qui se ren-
contrent seuls au milieu des forêts : le chant en est très
beau, et il devient touchant quand on songe à l'innocence,
à l'ingénuité, à l'émotion vague des deux jeunes acteurs qui
sont en scène.
« Il en est de même des nymphes de la nuit, qui viennent
sauver le prince d'un serpent prêt à l'attaquer durant son
sommeil : ces jeunes filles n'ont jamais vu d'homme ; leur
surprise, leur crainte, se peint dans leurs acpents : rien de
tout cela ne peut se trouver dans le trio des femmes de
Myrrhènc.
« On voit que, constamment, une situation intéressante,
et dont les développements sont pleins de naturel, est rem-
HAYDN. 20.
7
310 STENDHAL
parlé. II aimait beaucoup la Flûte encharUée^ quoi-
qu'il ne fût pas très content de quelques morceaux
que le public avait pris en affection et qu'il ne cessait
d'applaudir. Cet opéra eut un grand nombre de
représentations ; mais l'état de faiblesse dans lequel
Mozart se trouvait ne lui permit de diriger l'orches-
tre que pendant les neuf ou dix premières. Quand il
était hors d'état d'aller au théâtre, il plaçait sa
montre à côté de lui, et semblait suivre l'orchestre
<ians sa pensée : ce Voilà le premier acte terminé.
placée par une de ces combinaisons si rebattues et si froides
qui font vivre le théâtre français.
c Je ne parlerai pas de quelques chants transposés, à leur
grand désavantage, dans d'autres tons, ni de plusieurs
autres altérations ; mais je mo plaindrai de ce que Ton a
supprimé de très beaux morceaux : je regrette surtout un
•duo naïf, chanté par deux enfants ; un autre chanté par le
prince et par la princesse, après avoir passé ensemble par
les épreuves de Teau et du feu. Cette circonstance de deux
amants qui supportent de compagnie les périls de l'initiation
«st un des motifs qui me feraient donner la préférence au
poème allemand, quelque baroque qu'il puisse être d'ailleurs.
c Nous devons donc dire aux Français, pour l'honneur de
Mozart : votre opéra des Mystères d'Isis est un fort bel
ouvrage, plein de noblesse, et peut-être très supérieur à
notre Flûte enchantée ; mais ce n'est pas du tout l'ouvrage
•de Mozart.
WXLHELMINE. »
Les personnes qui se rappelleront l'original et l'imitation
y trouveront, ce me semble, la lutte du genre classique et
•du genre romantique. Le versificateur français, dont j'ignore
jusqu'au nom, a dû être tout fier d'avoir fait quelque chose
•qui eût un air de famille avec les chefs-d'oeuvre de Racine
•«t de Quinault. Il ne s'est pas aperçu qu'il perdait tout
Jiaturel, toute grâce, toute originalité, et que rien n'est sujet
VIE DE MOZART 311
disait-il ; maintenant on chante tel ou tel air, etc. » ;
puis il était de nouveau saisi de l'idée que bientôt il
serait obligé de quitter tout cela.
Un événement assez singulier vint accélérer l'effet
de cette funeste disposition. Je prie qu'on me per-
mette de rapporter cet événement avec détails,
parce qu'on lui doit le fameux Requiem^ qui passe,
avec raison, pour un des chefs-d'œuvre de Mozart.
Un jour qu'il était plongé dans une profonde
rêverie, il entendit un carrosse s'arrêter à sa porte.
fii endormir comme une pièce où les spectateurs qui ont fait
îgufjours de littérature a l'Athénée prévoient à chaque
scène l'événement (^ui va suivre. Le genre romantique, à
égalité de talent dans Tauteur, aurait au moins le mérite
de nous surprendre un peu. Veut-on la vérité sur cette
dispute qui va faire la gloire des journaux pendant un demi-
siècle ? C'est que le genre romantique, véritable poésie, ne
souffre pas de médiocrité. Des drames romantiques, faits
avec tout le talent qu'on trouve dans les huit ou dix der-
nières tragédies que vous mfavez envoyées de Paris, faits
avec le talent qui créa les Ninus II ^ les Ulysse, les Artajcerxès,
les Pyrrhus, etc., ne seraient pas parvenus à la seconde
scène. Des alexandrins bien ronflants sont un cache-sottise,
mais non un antidote contre l'ennui. Qu'est-ce qu'un style
qui se refuse à répéter le mot le plus caractéristique du plus
français de nos grands hommes ?
Pour faire supporter Henri IV disant qu'il souhaiterait
que le plus pauvre paysan pût au moins avoir la poule au
pot le dimanche, Legouvé fait dire à cet homme qui avait
tant d'esprit :
Je veux enfin qu'au jour marqué pour le repos,
L'hôte laborieux des modestes hameaux,
Sur sa table moins humble, ait, par ma bienfaisance.
Quelques-uns de ces mets réservés à l'aisance ;
Et que, grâce à mes soins, chaque indigent nourri.
Bénisse avec les siens la bonté de Henri.
312
STENDHAL
On lui annonce un inconnu qui demande à lui
parler : on le fait entrer ; il voit un homme d'un cer*
tain âge, fort bien mis, les manières les plus nobles*
et même quelque chose d'imposant : « Je suis chargé,
monsieur, pour un homme très considérable, de
venir vous trouver. — Quel est cet homme ? in-
terrompit Mozart. — Il ne veut pas être connu. —
A la bonne heure ! et que désire-t-il ? — Il vient de
perdre une personne qui lui était bien chère, et dont
la mémoire lui sera éternellement précieuse ; il
veut célébrer tous les ans sa mort par un service
solennel, et il vous demande de composer un
R^uiem pour ce service. » Mozart se sentit vive-
ment frappé de ce discours, du ton grave dont il
était prononcé, de l'air mystérieux qui semblait
répandu sur toute cette aventure. Il promit de faire
le Requiem. L'inconnu continue : « Mettez à cet
ouvrage tout votre génie ; vous travaillez pour un
connaisseur en musique. — Tant mieux. — Combien
de temps demandez-vous ? — Quatre semaines. —
Eh bien, je reviendrai dans quatre semaines. Quel
prix mettez-vous à votre travail ? — Cent ducats. »
L'inconnu les compte sur la table et disparait.
Mozart reste plongé quelques moments dans de
profondes réflexions ; puis tout à coup demande
une plume, de l'encre, du papier, et, malgré les re-
montrances de sa femme, il se met à écrire. Cette
fougue de travail continua plusieurs jours : il com-
posait jour et nuit, et avec une ardeur qui semblait
VIE DE MOZART 313
augmenter en avançant ; mais son corps, déjà
faible, ne put résister à cet enthousiasme : un matin
il tomba enfin sans connaissance, et fut obligé de
suspendre son travail. Deux ou trois jours après, sa
femme cherchant à le distraire des sombres pensées
qui l'occupaient, il lui répondit brusquement :
« Cela est certain, c'est pour moi que je fais ce
Requiem ; il servira à mon service mortuaire. » Rien
ne peut le détourner de cette idée.
A mesure qu'il travaillait, il sentait ses forces
diminuer de jour en jour, et sa partition avançait
lentement. Les quatre semaines qu'il avait deman-
dées s'étant écoulées, il vit un jour entrer chez lui
le même inconnu. « Il m'a été impossible, dit Mozart,
de tenir ma parole. — Ne vous gênez pas, dit l'étran-
ger : quel temps vous faut-il encore ? — Quatre se-
maines. L'ouvrage m'a inspiré plus d'intérêt que je
ne pensais, et je l'ai étendu beaucoup plus que je
n'en avais le dessein. — En ce cas, il est juste d'aug-
menter les honoraires ; voici cinquante ducats de
plus. — Monsieur, dit Mozart, toujours plus étonné,
qui êtes-vous donc ? — Cela ne fait rien à la chose ;
je reviendrai dans quatre semaines. »
Mozart appelle sur-le-champ un de ses domesti-
ques pour faire suivre cet homme extraordinaire,
et savoir qui il était : mais le domestique maladroit
vint rapporter qu'il n'avait pu retrouver sa trace.
Le pauvre Mozart se mit dans la tête que cet
inconnu n'était pas un être ordinaire ; qu'il avait
314 STENDHAL
sûrement des relations avec l'autre monde, et qu'il
lui était envoyé pour lui annoncer sa fin prochaine.
Il ne s'en appliqua qu'avec plus d'ardeur à son
Requiem, qu'il regardait comme le monument le plus
durable de son génie. Pendant ce travail, il tomba
plusieurs fois dans des évanouissements alarmants»
Enfin, l'ouvrage fut achevé avant les quatre se-
maines. L'inconnu revint au terme convenu :
Mozart n'était plus.
Sa carrière a été aussi courte que brillante. Il est
mort à peine âgé de trente-six ans ; mais dans ce
peu d'années il s'est fait un nom qui ne périra point
tant qu'il se trouvera des âmes sensibles *.
LETTRE SUR MOZART
Monticello, le 29 août 1814 ^
Il résulte, mon cher ami, de la lettre citée ci-
-dessus *, dont l'exposé me semble très vrai, que,
des ouvrages de Mozart, on ne connaît à Paris que
FigarOy Don Juan et Cosi fan tuUe^ qui ont été joués
À rOdéon.
La première réflexion qui se présente sur Fi^aro^
v^c'est que le musicien, dominé par sa sensibilité, a _
-changé en véritables passions les goûts assez légers_
qui, dans Beaumarchais, amusent les aimables
habitants du château d'Aguas-Frescas. Le comte
Almaviva y désire Suzanne, rien de plus, et est bien
éloigné de la passion qui respire dans l'air
Vedrô mentr* io soapiro
Felice un aersfo mio 1
31G STENDHAL
et dans le duo
Crudel ! perché finora ?
Certainement ce n'est pas là l'homme qui dit,
acte III, scène iv de la pièce française :
« Qui donc m'enchaîne à cette fantaisie ? j'ai
voulu vingt fois y renoncer... Étrange effet de
l'irrésolution ! si je la voulais sans débat, je la dési-
rerais mille fois moins. » Comment le musicien aurait-
il pu atteindre * à cette idée, qui cependant est fort
juste ? comment peindre un calembour en musi-
que ?
On sent, dans la comédie, que le goût de Rosine
pour le petit page pourrait devenir plus sérieux :
la situation de son âme, cette douce mélancolie, ces
réflexions sur la portion de bonheur que le destin
nous accorde, tout ce trouble qui précède la nais-
sance des grandes passions, est infiniment plus dé-
veloppé chez Mozart que dans le comique français.
Cette situation de l'âme n'a presque pas de termes
pour l'exprimer, et est peut-être une de celles que
la musique peut beaucoup mieux peindre que la
parole. Les airs de la comtesse font donc une pein-
ture absolument neuve : il en est de même du carac-
tère de Bartholo, si bien marqué par le grand air :
La sf endetta ! la sfendetta I
La jalousie de Figaro, dans l'air
Se yuol hallare aignor Contino,
VIE DE MOZART 317
est bien éloignée de la légèreté du Figaro français.
Dans ce sens, on peut dire que Mozart a défiguré la
pièce autant que possible. Je ne sais trop si la musi-
que peut peindre la galanterie et la légèreté fran-
çaises pendant quatre actes, et dans tous les per-
sonnages : cela me semble difficile ; il lui faut des
passions décidées, du bonheur ou du malheur. Une
repartie fine ne fait rien sentir à l'âme, ne donne rien
à sa méditation. En parlant du saut par la fenêtre :
« La rage de sauter peut prendre, dit Figaro ; voyez
plutôt les moutons de Panurge. » Cela est délicieux,
mais pendant trois secondes * ; si vous insistez, si
vous prononcez lentement, le charme disparaît.
Je voudrais voir l'aimable Fioravanti faire la
musique des Noces de Figaro. Dans celle de Mozart,
je ne trouve la véritable expression de la pièce
française que dans le duo
Se a caso madama,
entre Suzanne et Figaro ; et encore celui-ci est-il
jaloux beaucoup trop sérieusement, lorsqu'il dit :
Udir bramo il resto.
Enfin, pour achever le déguisement, Mozart finit
la FoUe journée par le plus beau chant d'église qu'il
soit possible d'entendre : c'est après le mot
Perdono,
dans le dernier finale *. '
318 STENDHAL
Il a changé entièrement le tableau de Beaumar»
chais : l'esprit ne reste plus que dans les situations ;
tous les caractères ont tourné au tendre et au
passionné. Le page est indiqué dans la pièce fran-
çaise ; son âme entière est développée dans les airs
Non 80 più cosa son,
et
Voi che aapele
Che cosa è amor ;
et dans le duo de la fin avec la comtesse, lorsqu'ils
se rencontrent dans les allées obscures du jardin,
près du bosquet des grands marronniers.
L'opéra de Mozart est un mélange sublime d'es-
prit et de mélancolie, tel qu'il ne s'en trouve pas
un second exemple. La peinture des sentiments
tristes et tendres peut quelquefois tomber dans
l'ennuyeux : ici l'esprit piquant du comique fran-
çais, qui brille dans toutes les situations, repousse
bien loin le seul défaut possible du genre.
Pour être dans le sens de la pièce, la musique au-
rait dû être faite à frais communs par Cimarosa et
Paisiello. Le seul Cimarosa * pouvait donner à Figaro
la brillante gaieté et l'assurance que nous lui
connaissons. Rien ne ressemble plus à ce caractère
que l'air
Alentr' io era un /raschelone,
* Sono staio il pià felice ;
VIE DE MOZART 319
et il faut avouer qu*il est faiblement rendu par le
seul air gai de Mozart :
Non più andraif farfallone amoroso,
La mélodie de cet air est même assez commune :
c'est l'expression qu'il prend peu à peu qui en fait
tout le charme.
Quant à Paisiello, il suffit de se rappeler le quin-
tette du Barbiere di Swiglia, dans lequel on dit à
Bazile
Allez sfoua coucher*^
pour voir qu'il était parfaitement en état de rendre^
les situations purement comiques, et où il n'y aj
point de chaleur de sentiment.
Comme chef-d'œuvre de pure tendresse et de
mélancolie, absolument exempt de tout mélange
importun de majesté et de tragique, rien au monde
ne peut être comparé aux Nozze di Figaro. J'ai
vraiment du plaisir à me figurer cet opéra joué par
une des Monbelli, pour le rôle de la comtesse ; Bassi,
pour celui de Figaro ; Davide ou Nozzari, pour le
comte Almaviva ; madame Gaforini pour Suzanne :
encore une des Monbelli pour le petit page, et Pelle-
grini pour le docteur Bartholo.
Si vous connaissiez ces voix délicieuses, vous
partageriez le plaisir que me donne cette supposi-
tion ; mais en musique on ne peut parler aux gens
que de leurs souvenirs. Je pourrais, à toute force.
320 STENDHAL
VOUS donner une idée de V Aurore du Guide, au palais
Rospigliosi, quoique vous ne l'ayez jamais vue ;
mais je serais ennuyeux comme un auteur de prose
poétique, si j'essayais de vous parler d^ldoménécy
ou de la Clémence de Titus, avec autant de détails
que je l'ai fait de Figaro,
On peut dire avec vérité, et sans tomber dans les
illusions exagérantes auxquelles on est sans cesse
conduit lorsqu'il s'agit d'un homme tel que Mozart,
que rien absolument ne peut être comparé à Vldo^
menée. J'avoue que, contre l'opinion de toute l'Ita-
lie, ce ne sont pas les Horaces qui, pour moi, sont
le premier opéra séria existant ; c'est Idoménée^ ou
la Clémence de Titus,
La majesté en musique devient bientôt ennuyeuse.
Cet art ne peut absolument pas rendre le mot
d'Horace :
Aîbano tu sei, io non ti conosco più,
et l'exaltation patriotique de tout ce rôle ; tandis
que la tendresse seide anime tous les personnages de
la Clémence. Quoi de plus tendre que Titus disant
à son ami :
Af^oue-moi ta faute^ V empereur n'en saura rien; l'ami
aeut est avec toi *.
Le pardon de la fin, quand il lui dit :
Soyons amis *,
VIE DE MOZART 321
fait venir les larmes aux yeux aux traitants * les
plus endurcis. C'est ce que j'ai vu à Kœnigsberg,
après la terrible retraite de Moscou. En réabordant
au monde civilisé, nous trouvâmes la Clémence de
Titus très bien montée dans cette ville, où les
Russes eurent la politesse de nous donner vingt
jours de repos, dont, en vérité, nous avions grand
besoin.
Il faut absolument avoir vu la Flûte enchantée
pour s'en faire une idée. La pièce, qui ressemble aux
jeux d'une imagination tendre en délire, est divi-
nement d'accord avec le talent du musicien. Je
suis convaincu que, si Mozart avait eu le talent
d'écrire, il eût sur-le-champ tracé la situation du nègre
Monostatos, venant dans le silence de la nuit, au
clair de lune, dérober un baiser sur les lèvres de la
princesse endormie. Le hasard a fait ce que les
amateurs n'avaient rencontré qu'une fois dans le
Devin du ifiUage^ de Rousseau. On peut dire, de la
Flûte enchantée, que le même homme a fait les
paroles et la musique.
L'imagination toute romantique de Molière dans
Don Juany cette peinture si vraie d'un si grand nom-
bre de situations intéressantes, depuis le meurtre
du père de donna Anna, jusqu'à l'invitation faite
à la statue, parlant à elle-même, la réponse terrible
de cette statue ; tout cela encore est merveilleuse-
ment dans le talent de Mozart.
Il triomphe dans l'accompagnement terrible de la
■AYDN. 21
322 STENDHAL
réponse de la statue, accompagnement absolument
pur de toute fausse grandeur, de toute enflure :
c'est, pour l'oreille, de la terreur à la Shakspeare.
La peur de Leporello, lorsqu'il se défend de parler
au commandeur, est peinte d'une manière très
comique, chose rare chez Mozart ; en revanche, les
âmes sensibles retiennent de cet opéra vingt traits
mélancoliques ; même à Paris, qui ne se souvient
pas du mot
Ah ! rimembranza amara !
// padre mio dov' è ?
Don Juan n'a pas eu de succès à Rome : peut-être
l'orchestre n'a-t-il pas pu jouer cette musique très
difficile * ; mais je parierais qu'un jour elle plaira
aux Romains.
La pièce de Coai fan lutte était faite pour Cima-
rosa, et tout à fait contraure au talent de Mosart,
qui ne pouvait badiner avec l'amour. Cette passion
était toujours pour Im le bonheur ou le malheur de
la vie. Il n'a rendu que la partie tendre des carac-
tères, et nullement le rôle plaisant du vieux capi-
taine de vaisseau caustique. Il s'est sauvé quelque-
fois à l'aide de sa sublime science en harmonie,
comme à la fin, dans le trio
Tuite fan coai.
Mozart, considéré sous le rapport philosophique,
est encore plus étonnant que comme auteur d*ou-
VIE DE MOZART 323
vrages sublimes. Jamais le hasard n'a présenté plus
à nu, pour ainsi dire, l'âme d'un homme de génie.
Le corps était pour aussi peu que possible dans cette
réunion étonnante qu'on appela Mozart, et que les
Italiens nomment aujourd'hui quel mostro d'ingegno.
LETTRES
SUR
MÉTASTASE
■AYD?I. 21.
LETTRE I
Varèse, le 24 octobre 1812.
Mon ami,
Le commun des hommes méprise facilement la
^âce. C'est le propre des âmes vulgaires de n'esti-^
mer que ce qu'elles craignent un peu. De là, dans le
monde, l'universalité de la gloire militaire, et, au
théâtre, la préférence pour le genre tragique. Il faut
à ces gens-là, en littérature, l'apparence de la di£S-
■culté vaincue; et voilà pourquoi Métastase jouit
de peu de réputation, si on compare cette réputation
à son mérite. Tout le monde comprend, au Musée,
le Martyre de saint Pierre par le Titien ; peu sentent
le saint Jérôme du Corrége : ils ont besoin qu'on
leur apprenne que cette beauté, si pleine de grâce,
«st pourtant de la beauté. Dans ce genre, les femmes,
328 STENDHAL
moins courbées que les hommes sous le joug habituel
des calculs d'intérêt, leur sont bien supérieures.
Jja musique doit faire naître la volupté, et^ Mé*
^tastase a été le poète de la musique. Son génie tendre
Jja porté à fuir tout ce qui pouvait donner la moindre
peine, même éloignée, à son spectateur. Il a reculé
^e ses yeux ce qu'ont de trop poignant les peines de
^sentiment : jamais de dénoûment malheureux ;
jamais les tristes réalités de la vie ; jamais ces froids
soupçons qui viennent empoisonner les passions les
plus tendres.
Il a senti que, si la musique de ses opéras était
bonne, elle donnerait des distractions au specta-
teur, en le faisant songer à ce qu'il aime : aussi, à
chaque instant, rappelle-t-il ce qu'il faut savoir du
personnage pour comprendre ce qu'il chante. Il
semble dire aux spectateurs : « Jouissez, votre
attention même n'aura pas la moindre peine ;
laissez-vous aller à l'oubli, si naturel, du plan d'une
pièce dramatique ; ne songez plus au théâtre ; soyez
heureux au fond de votre loge ; partagez le senti-
ment si tendre qu'exprime mon personnage. » Ses
théros ne retiennent presque rien de la triste réalité.
Il a créé des êtres qui ont un grain de verve et de
génie que les hommes le plus heureusement nés n'ont
rencontré que dans quelques moments fortunés de
leur existence : Saint-Preux arrivant dans la cham-
bre de Julie.
Les gens raisonnables qui ne sont pas rebutés
LETTRES SUR MÉTASTASE 329
par l'amertume de Tacite et d'Alfieri ; qui, à peine
sensibles à la musique, sont bien loin de soupçonner
le but de cet art charmant ; qui, non sensibles à ces_
miUe pointes qui, dans la vie réelle, viennent, à
^chaque instant, percer l'âme tendre, ou, ce qui est
bien pis, la replonger dans la plate réalité ; ces
gens-là, dis- je, ont appelé, dans Métastase, manque
de vérité ce qui est le comble de l'art. C'est l'effet
d'un art, puisque c'est une condition nécessaire
poiu* obtenir un certain plaisir. C'est comme si l'on
blâmait le sculpteur qui fit V Apollon du Belvédère
d'avoir omis les petits détails de muscles que l^n
voit dans le Gladiateur et dans les autres statueaqui
jie représentent que des hommesj Tout ce qu'on
peut dire de vrai, c'est que le plaisir que donne un
opéra de Métastase n'est pas senti dans le pays
situé entre les Alpes, le Rhin et les Pyrénées. Je
crois voir un Français, homme d'esprit, bien sûr
de ce qu'il doit dire sur tout ce qui peut occuper
l'attention d'un homme du monde, arrivant dans
le palais du Vatican, à ces délicieuses loges que
Raphaël orna de ces arabesques charmantes qui
sont peut-être ce que le génie et l'amour ont jamais
inspiré de plus pur et de plus divin. Notre Français
est choqué des manques de vraisemblance : sa rai-
son ne peut admettre ces têtes de femmes portées
par des corps de lions, ces amours à cheval sur des
chimères. Cela n'est pas dans la nature, dit-il d'un
ton dogmatique ] rien de plus vrai, et il l'est égale-
330 STENDHAL
ment que vous n'êtes pas susceptible de ce plaisir,
mêlé d'un peu de folie, qu'un homme, né sous un
ciel plus heureux, trouve le soir d'une journée
brûlante en prenant des glaces dans la villa d'AI-
bano. Il est avec une société de femmes aimables ;
la chaleur qui vient de cesser le porte à une douce
langueur : couché sur un divan d'étoffe de crin, il
suit, à un plafond brillant des plus riches couleurs,
les formes charmantes que Raphaël a données à ces
êtres qui, ne ressemblant à rien que nous ayons
rencontré ailleurs, ne nous apportent aucune de ces
idées communes qui, dans ces instants rares et
délicieux, nuisent tant au bonheur.
Je crois bien aussi que les théâtres sombres de
l'Italie, et ces loges, qui sont des salons, contribuent
beaucoup à l'effet de la musique. Combien, en Fran-
ce, de femmes aimables qui savent l'anglais, et
pour qui le mot loi^e a un charme que le mot amour
ne peut plus présenter! C'est que le mot loçe n'a
jamais été prononcé devant elles par ces êtres
indignes d'en éprouver le sentiment. Rien ne souille
la brillante pureté de love^ tandis que tous les cou-
plets du vaudeville viennent gâter, dans ma mé-
moire, Vamour.
Eh bien, les personnes sensibles à ces distinctions*
là goûteront les arabesques de Raphaël, et les êtres
brillants, et exempts de tout ce qu'il y a de terrestre
^ans le cœur de l'homme, que Métastase nous a
montrés.
LETTRES SUR MÉTASTASE 331
Il éloigne, le plus possible, le souvenir du côté
réel et triste de la vie. Il n'a pris des passions que ce
qu'il en fallait pour intéresser ; rien d'acre et de
farouche : il ennoblit la volupté.
^a musique chérie, de laquelle il n'a jamais sé-
paré ses vers, et qui sait si bien exprimer les pas-
sions, ne peut marquer les caractères. Aussi, chez -
Métastase, le Romain amoureux, et le Prince persan^
touchés de la même passion, ont le même langage
dans ses vers, parce que Cimarosa va leur donner
le même langage dans ses chants. L'amour de la
patrie, le dévouement de l'amitié, l'amour filial,
l'honneur chevaleresque, sont encore ces passions
que l'histoire ou la société nous ont fait connaître ;
mais elles ont un charme nouveau : vous vous sentez
doucement transporté dans le pays des houris de
Mahomet.
Ce sont des pièces portées à ce degré d'idéal, et
qu'il faut absolument ne pas lire, et entendre seule-
ment avec la musique, que les froids critiques d'un
certain peuple ont examinées comme des tragédies.
Ces pauvres diables, assez semblables à ce Crescem-
beni, un de leurs illustres prédécesseurs en Itahe,
qui, dans son cours de littérature, prit le MorgarUe j
maggiore, le poème le plus bouffon, et même quelque
chose de plus, pour un ouvrage sérieux ; ces pauvres
gens, qui auraient bien dû s'appUquer a quelque
métier plus soUde, ne se sont seulement pas aperçus
que Métastase était si loin de chercher à inspirer
332
STENDHAL
la terreur, qu'il se refuse même la peinture de
Todieux : et c'est en cela qu'il a dû être protégé
par les gouvernements qui veulent inspirer la vo-
lupté à leurs peuples. Trouver une meilleure ma-
nière d'arranger les choses, blâmer ce qui existe ; fi
donc I c'est nous rendre haïssants, c'est chercher à
nous rendre malheureux ; c'est un manque de
politesse.
Ces pauvres critiques ont été bien scandalisés des
fréquentes infractions commises par Métastase à la
règle de l'unité de lieu ; ils ne se sont pas doutés
^ue le poète italien, au lieu de songer à cette règle,
en suivait une toute contraire qu'il s'était faite, et
,qui est de changer le lieu de la scène le plus souvent
possible, afin que l'éclat des décorations, si belles
^en Italie, vienne donner un nouveau plaisir à son
heureux spectateur.
Métastase, nous enlevant, pour notre bonheur,
si loin de la vie réelle, avait besoin, pour nous
montrer, dans ses personnages, des êtres sem-
blables à nous, et qui fussent intéressants, du
naturel le plus parfait dans les détails ; et c'est en
quoi il a égalé Shakspeare et Virgile, et surpassé,
de bien loin. Racine et tous les autres grands
poètes.
Je cours aux armes, car je vois que je scandalise ;
mes armes sont des citations.
Mais en quelle langue pourriez-vous traduire :
LETTRES SUR MÉTASTASE 333
Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur.
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos *.
Il en est de Métastase comme de notre fabuliste :
ce sont peut-être les deux auteurs les plus intradui-
sibles.
Parcourons quelques situations. Dans VOlym-
piade *, ce chef-d'œuvre de Pergolëse, Clisthène,
roi de Sicyone, préside aux jeux olympiques. Sa
fille Aristée sera le prix du tournoi : depuis long-
temps elle aime Mégaclès, et elle en est aimée, mais
ce jeune Athénien, célèbre par ses succès dans les
jeux olympiques, a été refusé par le roi, qui a en
horreur le nom d'Athènes. Obligé de quitter Si-
cyone, il s'est réfugié en Crète, où Licidas, prince
Cretois, lui a sauvé la vie au péril de la sienne. Les
deux amis arrivent aux jeux, présidés par Clis-
thène. Licidas voit Aristée et en devient amoureux.
Il se souvient des succès de son ami dans ces jeux
célèbres : comme ces exercices ne sont pas d'usage
en Crète, il prie son ami de combattre pour lui, sous
son nom, et de lui mériter ainsi la belle Aristée.
M égaclès combat, est vainqueur ; il a été reconnu
par la tremblante Aristée. Il parvient à éloigner
334 STENDHAL
Licidas pour un moment, et à se trouver tête à tête
avec sa maîtresse : elle est au comble du bonheur.
SCENA NONA
MEGACLE, ARISTEA.
ARISTEA
Al fin siam êoli :
Potrô senza ritegni
Il mio corUento esagerar^ chiamarti
Mia speme, mio diletto^
Luce degli occhi miei...
MEGACLE
Noy principessay
Questi aoavi nomi
Non son per me. Serbali pure ad altro
Piu fortunato amante.
SCÈNE IX
MÉGACLÊS, ARISTÊE
ARISTÉE
A la fin nous sommes seuls. Je puis donc^ sans con*
trainte, ^exprimer toute ma joie, l'appeler ma seule espè'
rancey mon seul bien, la lumière de mes yeux.,.
MÉGACLÈS
Non, princesse, ces noms charmants ne sont plus faits
pour moi; conser^^ez-les pour un amant plus fortuné.
LETTRES SUR MÉTASTASE 335
ARISTBA
E il tempo è questo
Di parlarmi cosi?,..
MEGACLE
Tutto Varcano
Ecco ti si^elo. Il principe di Creta
Langue per te (Tamor. Pietà mi chiede^
E la vita mi diede. Ah ! principessa^
Se negarla pose* io, dillo tu stessa,
ARISTEA
E pugnasti...
MEGACLE
Per lui.
ARISTÉE
Est-ce dans cet heureux moment que tu dois parler
ainsi ?
MEGACLES
Écoute ; je i^ais te révéler tout le secret Le prince de
Crète brûle i amour pour toi : U a imploré mon amitié ;
etj en Crète, il nCa saupé la vie. Ah I princesse, puis-je
aujourd'hui lui en refuser le sacrifice ? dis-le toi-même,
ARISTÉE
Et tu as combattu ?
HÉGACLÈS
Pour lui.
336 stendhal
Aristba
Perder mi i^uoL,.
MEGACLE
SI : per serbarmi sempre
Degno di te,
ARISTEA
Dunque io doprà.,.
MEGACLE
Tu dei
Coronar Vopra mia. Si, generosa,
Adorata Aristea^ seconda i moti
D' un graio cor, Sia^ quai io fui fin ora^
Licida in av^fenire, Anudo. E degno
Di si gran sorte il caro amico...
ARISTÉE
Tu ceux me perdre.
MÉGACLES
Ouif pour me conserifer toujours digne de toi,
ARISTÉE
Je dois donc,
MÉGACLES
Tu dois conserver mon ouvrage Oui, généreuse^ ado^
rahle Aristée^ seconde les mouvements iun cœur recon*
naissant; que Licidas soit désormais pour toi ce que je
fus jusqiCà ce jour ; aime-le ; il est digne d^un bonheur
aussi grand.
LETTRES SUR MÉTASTASE 337
ARISTEA
Ah quai passaggio è questo I io dalle stelle
Precipito agli abissi. Eh ! no : si cerchi
Miglior compensa. Ah I senza te la i^ita
Per me vita non è.
MEGACLE
Bella Aristea^
Non congiurar tu ancora
Contro la mia virtù. Mi costa assai
Il prepararmi a si gran passo. Un solo
Di quei teneri sensi
Quant* opéra distrugge !
ARISTEA
E di lasciarmi...
MEGACLE
Ho risoluto.
ARISTEE
Ah ! ciel ! quel changement ! Du faite du bonheur je
tombe dans les abîmes. Ah 1 non, sois reconnaissant d!une
autre manière. Ah l ^^ivre sans toi, ce n^est plus vivre,
MÉGACLÈS
Belle Aristée, ne combats plus ce que la vertu m'or*
donne ; il m'en coûte assez pour me préparer à ce grand
sacrifice. Si tu savais que d'efforts détruit un seul de tes
soupirs !
ARISTÉE
Et tu me laisseras,,,
MÉGACLÈS
// le faut,
HAYDN. 22
338 STENDHAL
ARISTEA
Hai risoluto ? E quando ?
HEGACLE
Questo (morir mi sento)
Questo è V ultimo addio.
ARISTEA
U uUimo I ingrcUo,.,
Soccoretemij o Numi ! il piè i>acilla :
Freddo sudor mi bagna il voUo ; e parmi
Ch* una gelida mon m' opprimai il core !
MEGACLB
Sento che il mio valore
Mancando va, Più che a partir dimoro,
Meno ne son capace,
Ardir, Vado, Aristea : rimxinti in pace.
ARISTÉE
Il le fautf â ciel ! et quand ?
MéCACLÈS «
Cet adieu (oh I je me sens mourir !), cet adieu est U
dernier.
ARISTÉE
Le dernier l ingrat.,. 0 dieux! venez à mon secours.
Je ne puis me soutenir... Il me semble qu*une main
glacée me serre le cœur,
MÉGACLès
Je sens que mon courage nC abandonne. Plus je diffère
mon départ et moins fen suis capable. Courage ! (Se
rapprochant d'Âristée.) Je pars^ Aristée ; vis heureuse*
LETTRES SUR MÉTASTASE 339
ARISTEA
\
Corne I già irC ahhandoni ?
MEGACLE
E forza, o cara,
Separarsi una i>olta.
ARISTEA
E parti,..
MEGACLE
E parto
Per non tornar più mai.
(In atto di partire )
ARISTEA
Senti. Ah no... Dove i^ai ?
ARISTÉE
Comment ! tu nC abandonnes déjà ?
MÉGACLÈS
Il fauty mon amie, nous séparer une fois.
ARISTÉE
Et tu pars...
MÉGACLÈS
Pour ne revenir jamais. (Il fait quelques pas pour
sortir.)
ARISTÉE
Écoute. Ah I non.,. Où vas-tu ?
340 STENDHAL
MEGACLE
A spirarj mio tesorOy
Lungi dagli occhi tuoL
(Parte resoluto, poî si ferma.)
ARISTEA
Soccorso... lo,.. moro.
(Sviene sopra un sasso.)
MEGACLE
Misera me, che i^eggo !
Ah V oppresse il dolor ! Cara mia speme,
(Tornando.)
Bella Aristea, non a^fç^ilirti; ascolta :
Megacle è qui. Non partira. Sarai,..
Che parlo ? Ella non m* ode, Ai^ete, o stelle,
Più sveniure per me ? No, questa sola
MEGACLES
0 mon unique bien! expirer loin de tes yeux! (II
s'éloigne avec courage, puis s'arrête.)
ARISTÉE
0 dieux ! je me meurs, (Elle s'évanouit et tombe sur
un bloc de pierre.)
MÉGACLES
Malheureux! que vois- je? Ah! la douleur F accable.
0 ma seule espérance / (Il revient.) Belle Aristée^ ne
perds pas courage ; écoute : Mégaclès est avec toi, je ne
partirai pas, tu seras,,. Pourquoi parler? elle ne peut
entendre, Avez-vous, ô dieux! quelque nouveau malheur
LETTRES SUR MÉTASTASE 341
Mi restava a proifar. Chi mi consiglia ?
Che risolvo ? Che fo ? Partir ? Sarebbe
Crudeltà, tirannia. Restar? Che giova?
Forse ad esserle sposo ? E il re inganruUo^
E V amico traditOy e la mia fede,
E r onor mio lo soffrirebbe ? Almeno
Partiam più tardi. Ah ! che sarem di nuo^fo
A quesC orrido passo ! Ora è pietade
U esser crudele. Addio, mia vita : addio^
(Le prende la mano, e la baccia.)
Mia perdiUa speranza. Il ciel ti renda
Più felice di me, Dehy consen^ale
Questa belV opra vostra^ eterni Dei ;
E i di, cK io perderd, donate a lei.
Licida,,. Dov>* è mai ? Licida t
pour moi ? Non, cette dernière épreuve me manquait
seule. Qui me donnera conseil ? que résoudre ? que faire ?
Partir? Ce serait une horrible cruauté. Rester? Pour-
quoi? pour être son époux? Et le roi trompé, mon ami
trahi, mon honneur, peuveni-ils le souffrir? Au moins,
partons plus tard, 0 ciel ! pour avoir encore des adieux
aussi cruels. Il y a maintenant de la pitié à être cruel.
Adieu, ma vie, adieu (Il prend la main d*Aristée et la
baise], toi qui étais toute mon espérance et que je perds.
Le ciel te rende plus heureuse que moi ! 0 dieux immor-
tels I conservez ce bel ouvrage que vous avez créé ! et les
jours que je perdrai, ajoutez-les aux siens, Licidas !,,,
Où est-il ? Licidas !
342 STENDHAL
SCENA DECIMA
LICIDA, E DETTI
LICIDA
Iniese
Tutto Aristea?
MEGACLE
Tutto, 'Paffretta, o prence ;
Soccorri la tua sposa.
(In atto dî partire.)
LICIDA
Ahimè ! Che miro ?
Che fù ?
SCÈNE X
LES PRÉCÉDENTS, ET LICIDAS
LICIDAS
As- tu tout déclaré à Aristée ?
MÉGACLÈS
Ne perds pas de temps, prince, donne des secours à ion
épouse.
(Il veut sortir.)
LICIDAS
0 ciel ! que rois- je ? qu est-il arrivé ?
LETTRES SUR METASTASE 343
MEGACLE
Doglia improif^isa
Le oppresse i sensi.
LICIDA
E tu mi lasci ?
MEGACLE
lo vado,.,
Deh I pensa ad Aristea. (Che dira mai
Quando in se tornerà ! Tutte ho presenti
Tutte le smanie sue.) Licida, ah ! senti.
Se cerca, se dice :
V amico dosf' è ?
V amico infelice,
Rispondiy morL
Ahno ! si gran duolo
Non darle per me :
MÉGACLÂS
On chagrin subit lui a fait perdre F usage de ses sens,
LICIDAS
Et tu me laisses ?
MÉGACLBS
Je pars. Pense à Aristée. (Que dira-t-elle^ ô ciel ! en
re^^enant à elle ? Il me semble voir ses douleurs,) Licidas^
écoute. Si elle me cherche^ si elle te dit : « Mon ami, où
est-il ? » — a Mon ami malheureux, répondras-tu, vient
de mourir. »
Oh I non, ne lui donne pas pour moi une si grande
344 STENDHAL
Rispondi ma solo :
Piangendo parti.
Che abisso di pêne !
Lasciare il sua bene^
Lasciarlo per sempre^
LasciarU) cosi ! (Parte.)
douleur ; réponds-lui, mais dis seulement : a // est parti
en pleurant. »
Quel abîme de peines I Laisser tout ce qiCon aime ! le
laisser pour toujours, et le laisser ainsi I (Il sort.)
C'est en 1731, je crois, que Pergolèse alla à Rome
pour écrire VOlympiade ; elle tomba. Comme Rome
est, en Italie, la capitale des arts, et que c'est sur-
tout sous les yeux de ce public si sensible, et si digne
de les juger, qu'un artiste doit faire ses preuves,
cette chute affligea beaucoup Pergolèse. Il retourna
à Naples, où il composa quelques morceaux de
musique sacrée. Cependant sa santé dépérissait
tous les jours : il était attaqué, depuis quatre ans,
d'un crachement de sang qui le minait insensible-
ment. Ses amis l'engagèrent à prendre une petite
maison à Torre del Greco, village situé sur le bord de
la mer, au pied du Vésuve. On dit à Naples que,
dans ce lieu, les malades affectés de la poitrine gué-
rissent plus promptement, ou succombent plus tôt,
si leur mal est incurable.
LETTRES SUR MÉTASTASE 345
Pergolèse, retiré seul dans sa petite maison, allait
à Naples tous les huit jours pour faire exécuter les
morceaux de musique qu'il avait composés. Il fit,
à Torre del Greco, son fameux Stabat, la cantate
d^OrphéCy et le Salç^e Regina, qui fut le dernier de
ses ouvrages.
Au commencement de 1733, ses forces étant
entièrement épuisées, il cessa de vivre, et l'article
de gazette qui annonçait sa mort fut le signal de sa
gloire. Tous les directeurs des théâtres d'Italie* ne
firent plus jouer que ses opéras, que peu de temps
avant ils dédaignaient. Rome voulut revoir son
Olympiade, qui fut remise avec la plus grande
magnificence. Plus, du vivant de l'auteur, on y
avait montré d'indifférence pour son ouvrage
sublime, plus on s'empressa alors d'en admirer les
beautés.
Dans cet opéra, chef-d'œuvre d'expression de la
musique italienne, rien ne l'emporte sur la scène
entre Aristée et Mégaclès, que nous venons de citer.
L'air
Se cerca, se dice,
est su par cœur de toute l'Italie, et js'est peut-être
la principale raison pour laquelle on ne reprend pas
yOlympicule, Aucun directeur ne voudrait se hasar-
sder à faire jouer un opéra dont l'air principal sej
déjà dans la mémoire de tQus ses fliirlitAurs
Dans VOlympiadef la musique est une langue dont
346 STENDHAL
Pergolèse ajoute l'expression à celle du langage
ordinaire que parlent les personnages de Métastase.
Mais la langue de Pergolèse, qui peut rendre jus*
qu'aux moindres nuances des mouvements inspirés
par les passions, et des nuances bien au delà de la
portée de toute langue écrite, perd tout son charme-
dés qu'on la force d'aller vite. Il a donc mis en
simple récitatif l'explication qui a lieu entre Méga*
clés et Aristée, et n'a déployé toute l'énergie de la
langue divine qu'il sut parler qu'à l'air
Se cerca, se dice,
qui est peut-être ce qu'il a fait de plus touchant*
Il eût été contre les moyens de l'art de chanter
pendant toute la scène. Il n'y a pas d'air propre à
peindre les raisons qui font un devoir au malheureux
Mégaclès de sacrifier son amante à son ami.
Mais quand le plus grand talent dramatique du
monde déclamerait les vers
Se cerca, se dice :
Si elle me cherche, si elle te dit:
L'amico dov* è ?
Mon ami, où est-il ?
L'amico injelice^
Mon ami malheureux,
Rispondif mori.
Répondras-tu, vient de mourir.
Ah l nOf si gran duolo
Ah ! non, une si cruelle douleur
Non darle per me;
Ne lui donne pas pour moi ;
LETTRES SUR MÉTASTASE 347
Rispondi, ma solo :
Réponds, mais seulement :
Piangendo parti.
Il est parti en pleurant.
Che ahiêso di pêne I
Quel abîme de peines !
Lasciare il suo bene,
Laisser tout ce qu'on aime,
Lasciarlo per sempre,
Le quitter pour toujour3,
Lasciarlo cosl !
Et le quitter ainsi !
•
<iuelque tendresse qu'un habile acteur mit dans la
manière de les réciter, il ne les dirait qu'une fois : il
ne peindrait qu'une des mille manières dont l'âme
du malheureux Mégaclès est déchirée. Chacun de
nous sent confusément qu'au moment d'un départ
si cruel, on répète, de vingt manières passionnées et
rdifférentes, à l'ami qui reste auprès d'une maîtresse
•chérie,
Ah ! no, si gran duolo
Non darle per me ;
Bispondij ma solo :
Piangendo parti.
L'amant malheureux dira ces vers, tantôt avec
«un attendrissement extrême, tantôt avec résigna-
tion et courage, tantôt avec un peu d'espérance d'un
meilleur sort, tantôt avec tout le désespoir du mal-
Aieur évident.
Il ne pourra parler à son ami de la douleur où
348 STENDHAL
va être plongée Aristée quand elle reprendra ses
sens, sans songer lui-même à la situation où il va
se trouver dans un moment ; aussi les mots
Ah ! no, ai gran duolo
Non darle per me,
répétés cinq ou six fois par Pergolèse, ont cinq ou
six expressions tout à fait différentes dans la langue
qu'il leur prête. La sensibilité humaine ne peut aller
plus loin que la peinture que ce grand homme a
laissée de la situation de Mégaclès. On sent qu'un
tel état ne peut durer : quelques minutes d'une telle
musique épuisent également l'acteur et le specta-
teur ; et cela vous explique, mon ami, l'ivresse avec
laquelle on applaudit, en Italie, un air bien chanté.
C'est que le chanteur habile est le plus grand des
bienfaiteurs ; c'est qu'il vient de donner à tout un
théâtre des plaisirs divins, et dont la moindre in-
disposition, ou la moindre négligence de sa part,
eût pu priver les spectateurs. Jamais homme, peut-
être, n'a causé un plus grand plaisir à un autre
homme, que Marches! , chantant le rondo
Mia speranza ! io pur i^orrei
de V Achille in Sciro * de Sarti \
1. Une femme sensible, qui était bien éloignée de soup-
çonner qu'un jour ses lettres seraient imprimées, écrivait
à son ami, le 29 août 1774 :
« Est-ce que je no vous aurais pas dit que j'ai entendu
chanter Millico ? C'est un Italien. Jamais, non jamais on
LETTRES SUR MÉTASTASE 349
Ce bonheur est réel, son existence est historique.
Pour trouver un bonheur égal, il faut sortir de la vie
réelle ; il faut avoir recours aux situations de roman ;
il faut se figurer le baron d'Étange prenant Saint-
Preux par la main, et lui accordant sa fille.
On voit qu'avec sept ou huit petits vers que le
poète fournit au musicien, après avoir amené et fait
comprendre une situation intéressante, celui-ci
peut attendrir toute une foule de spectateurs. Il
exprimera non seulement le principal mouvement
de la passion du personnage, mais quelques-unes des
cent manières dont son cœur change en parlant à
ce qu'il aime. Quel homme, en se séparant d'une
maîtresse chérie,' ne lui répète souvent : Adieu,
adieu ! C'est le même mot dont il se sert ; mais quel
est l'être assez malheureux pour ne pas se souvenir
qu'à chaque fois ce nom est prononcé d'une manière
différente ? C'est que, dans ces instants de peine et
de bonheur, la situation du cœur change à chaque
seconde. Il est tout simple que nos langues vul-
gaires, qui ne sont qu'une suite de signes convenus
pour_exprimer des choses généralement connues,
n'aîgntjpint de signe pour ftxprimpir Hp. tels moiiyp!-
n'a réuni la perfection du chant avec tant de sensibilité
et d'expression. Quelles larmes il fait verser ! quel trouble il
porte dans l'âme ! j'étais bouleversée : jamais rien ne m'a
laissé une impression plus profonde, plus sensible, plus
déchirante même ; mais j'aurais voulu l'entendre jusqu'à
en mourir. » (Lettres de mademoiselle de LespinassCf t. I,
p. 185.)
350 STENDHAL
jnents, que vingt personnes peut-être, sur millcy
ont éprouvés. Les âmes sensibles ne pouvaient donc
-j— se communiquer leurs impressions et les peindre.
Sept ou huit hommes de génie trouvèrent en Italie,
il y a près d'un siècle, cette langue qui leur manquait.
Mais elle a le défaut d'être inintelligible pour les
neuf cent quatre-vingts personnes sur mille qui
n'ont jamais senti les choses qu'elle peint. Ces
gens-là sont devant Pergolèse comme nous devant
un sauvage Miami, qui nous nommerait, en sa langue
sauvage, un arbre particulier à l'Amérique, qui croît
^ dans les vastes forêts qu'il parcourt en chassant, et
que nous n'avons jamais vu. C'est un simple bruit
que ce que nous entendons, et il faut convenir que
si le sauvage prolonge son discours, ce bruit-là nous
ennuiera bientôt.
Il faut pousser la franchise plus loin. Si, en bâil-
lant, nous voyons, chez les gens assis à côté de nous,
les symptômes du plaisir le plus vif, nous cherche-
rons à déprimer ce bonheur insolent dont nous
sommes privés ; et, tout naturellement, les jugeant
d'après nous, nous leur nierons leur sensation, et
nous chercherons à jeter du ridicule sur leur pré-
tendu ravissement.
Rien n'est donc plus absurde que toute discussion
sur la musique. On la sent, ou on ne la sent pas ;
puis c'est tout. Malheureusement pour les intérêts
de la vérité, il est devenu de mode d'être passionné
pour cet art. Le vieux Duclos, cet homme qui avait
LETTRES SUR METASTASE 351
tant d'esprit, et un esprit si sec, partant pour Tltalie-^
à soixante ans, se croit obligé de nous dire qu'il
est passionné pour la musique : quelle diable d'idée !
Cette langue donc, pour laquelle il est d'usage
d'être passionné, est très vague de sa nature. Elle
avait besoin d'un poète qui pût guider notre ima-
gination, et les Pergolèse et les Cimarosa ont eu le
bonheur de trouver Métastase. Les expressions de
cette langue vont droit au cœur, sans traverser,
pour ainsi dire, l'esprit ; elles produisent directe-
ment peine ou plaisir : il fallait donc que le poète
des musiciens portât une extrême clarté dans les
discours de ses personnages ; c'est ce qu'a fait
Métastase.
La musique élève à une beauté idéale tous les
caractères qu'elle touche. Beaumarchais a peint
Chérubin d'une manière charmante ; Mozart, em-
ployant une langue plus puissante, a fait chanter à
Chérubin les airs
Non 80 più cosa «on, casa faccio.
et
Voi che sapete
Chê cosa è arnor,
et a laissé bien loin derrière lui le charmant comique
des Français. Les scènes de Molière ravissent
l'homme de goût ; mais ce grand génie, qui d'ail-
leurs a fait tant de choses que la musique ne peut
352 STENDHAL
atteindre, a-t-il produit des peintures comiques
égales à l'effet des airs de Cimarosa :
Menlr' io era un fraschetone.
Sono staio il pià felice ;
et
et
Quattro haj e aei morelli ;
Le orecchie spalancate ?
Notez que toute la musique bouffe de Cimarosa
produit son effet malgré les paroles, qui, les trois
quarts du temps, sont les plus absurdes du monde.
Remarquez cependant qu'elles offrent presque
toujours, dans les personnages, du malheur ou du
bonheur bien décidé, ou un ridicule bouffon plein de
verve et de folie, et que c'est précisément ce qu'il
faut à la musique. Cet art a en horreur la finesse,
quelquefois pleine de sentiment, de l'aimable Mari-
vaux. Je citerais toute la Sentante maîtresse de
Pergolèse, si elle était connue à Paris ; mais, puisque
je ne puis rappeler cette musique délicieuse, qu'il
me soit permis de citer un des hommes les plus
aimables qu'ait produits notre France. M. le prési-
dent de Brosses *, se trouvant à Bologne en 1740,
écrivait à un de ses amis de Dijon une lettre où se
trouve ce passage, qu'il ne croyait certainement
pas devoir jamais être imprimé :
« ...Mais l'un des premiers et des plus essentiels
a de tous ses devoirs (du cardinal Lambertini,
LETTRES SUR MÉTASTASE 353
« archevêque de Bologne, depuis pape sous le nom
« de Benoit XIV) est d'aller trois fois la semaine à
« l'Opéra. Ce n'est pas ici qu'est cet Opéra; vrai-
« ment personne n'irait, cela serait trop bourgeois :
« mais, comme il est dans un village à quatre lieues
« de Bologne, il est du bon ordre d'y être exact.
« Dieu sait si les petits-maîtres ou petites-maî-
« tresses manquent de mettre quatre chevaux de
« poste à une berline, et d'y voler de toutes les
« villes voisines, comme à un rendez-vous ! C'est
« presque le seul Opéra qu'il y ait, dans cette saison,
a en Italie. Pour un Opéra de campagne, il est assez
« passable : ce n'est pas qu'il y ait ni chœurs, ni
« danses, ni poèmes supportables, ni acteurs ;
« mais les airs italiens sont d'une telle beauté qu'ils
« ne laissent plus rien à désirer dans le monde
a quand on les entend. Surtout il y a un bouffon et
« une actrice bouffe qui jouent une farce dans les
« entr'actes, d'un naturel et d'une expression co-
« miques qui ne se peuvent payer ni imaginer.
« Il n'est pas vrai qu'on puisse mourir de rire, car,
« à coup sûr, j'en serais mort, malgré le déplaisir
« que je ressentais de l'épanouissement de ma rate,
« qui m'empêchait de sentir, autant que je l'aurais
« voulu, la musique céleste de cette farce. La mu-
et sique est de Pergolèse. J'ai acheté, sur le pupitre,
« la partition originale, que je veux porter en
« France. Au reste, les dames se mettent là fort à
(( l'aise, causent, ou, pour mieux dire, crient d'une
HAYDN. 23
354 STENDHAL
■ loge à celle qui est vis-à-vis, se lèvent en pied,
■ battent des mains, en criant : brat^ I bravo t
« Pour les hommes, ils sont plus modérés : quand ua
■ acte est fini, et qu'il leur a plu, ils se contentent
■ de hurler jusqu'à ce qu'on le recommence ; après
a quoi, sur le minuit, quand l'opéra est Gni, on s'en
« retourne chez soi, en partie carrée de madame d»
< Bouillon, à moins que l'on n'aime mieux souper
« ici, avant le retour, dans quelque petit réduit *. >■
' Dans ces œuvres charmantes, soit tragiques, soît
comiques, l'air et le chant commencent avec la
passion. Dès qu'elle se montre, le musicien s'en em-
pare. Tout ce qui ne fait que préparer ses explosions-
est en récitatif.
Lorsque l'âme du personnage commence à être
vivement émue, le récitatif a un accompagnement
écrit par Je musicien, comme le beau récitatif de
Crivelli, au second acte de Pû-ro :
L'omhra d'Achille
Mi par di sentir* ;
OU celui de Carolina, au second acte du Mariage-
secret :
Corne tacerlo pot f
La passion s'empare-t-elle tout à fait de l'acteur^
l'air commence.
Il y a une chose singulière, c'est que le poète ne
doit être éloquent et développé que dans les récita-
tifs. Dès que la passion parait, le musicien ne lui
LETTRES SUR MÉTASTASE 355
•demande qu'un très petit nombre de paroles ; c'est
lui qui se charge de toute l'expression *.
Voyons encore quelques situations du charmant
Métastase. Si je montrais ce soir ma lettre à l'aima-
hle société que je vais joindre à la M adonna del
Monte, tout le monde, mon aimable Louis, saurait
les airs touchants faits sur les paroles que je vais
transcrire,' et les chanterait à demi- voix. Qu'il en
■€st autrement aux lieux où vous êtes !
Oh I fortunatos nimium, sua si bona norint 1 /
Quelle folie de s'indigner, de blâmer, de se rendre
haïssant, de s'occuper de ces grands intérêts de poli-
tique qui ne nous intéressent point ! Que le roi
d'Espagne * fasse pendre tous les philosophes ;
que la Norwège se donne une constitution, ou sage,
ou ridicule, qu'est-ce que cela nous fait ? Quelle
duperie ridicule de prendre les soucis de la grandeur,
-et seulement ses soucis ! Ce temps que vous perdez
-en vaines discussions compte dans votre vie ; la
"vieillesse arrive, nos beaux jours s'écoulent.
Cosi irapassa al trapassar d'un giorno
Délia ifita moriale il flore e'I verde :
Ne perché faccia indieiro april riiorno.
Si rinfiora ella mai^ ne si rinverde.,,
AmiamOy or quando
Esser si puote riamato amando *.
Tasso, c. XVI, ott. 15.
1 . Ah î malheureux, connaissez le bonheur pendant qu'il
-en est temps encore !
LETTRE II
Le Dante reçut de la nature une manière de pen-
ser profonde ; Pétrarque, un penser agréable ;
Bojardo et l'Arioste, une tête à imagination ; le
Tasse, un penser plein de noblesse : mais aucun
d'eux n'eut une pensée aussi claire et aussi précise
que Métastase ; aucun d'eux encore n'est parv^enu,
en son genre, au point de perfection que Métastase
atteignit dans le sien.
Le Dante, Pétrarque, l'Arioste, le Tasse, ont
laissé quelque petite possibilité à ceux qui sont
venus après eux d'imiter quelquefois leur manière.
Il est arrivé à un petit nombre d'hommes d'un rare
talent d'écrire quelques vers que ces grands hommes
n'auraient peut-être pas désavoués.
HAYDN. 2S.
358 STENDHAL
Plusieurs sonnets du cardinal Bembo se rappro-
chent de ceux de Pétrarque ; Monti, dans sa Basvi-
gliana, a quelques lerzine dignes du Dante; Bojardo
a trouvé, dans Agostini, un heureux imitateur de
son style, si ce n'est une imagination digne d'être
comparée à la sienne. Je pourrais vous citer quelques
octaves qui, par la richesse et le bonheur des rîmes,
rappellent d'abord l'Arioste. J'en connais un plus
grand nombre dont l'harmonie et la majesté auraient
peut-être trompé le Tasse lui-même ; tandis que,
malgré des milliers d'essais tentés depuis près d'un
siècle pour produire une seule aria dans le genre de
Métastase, l'Italie n'a pas encore vu deux vers qui
pussent lui faire l'illusion d'un moment.
Métastase est le seul de ses poètes qui, littérale-
ment, soit resté jusqu'ici inimitable.
Combien n'a-t-on pas fait de réponses à la Can-
zonnelta a Nice ! Aucune n'a pu être lue ; et rien de
comparable n'existe, à ma connaissance, dans au-
cune langue, pas même Anacréon, pas même
Horace.
LETTRES SUR MÉTASTASE 359
LA LIBERTA
A NICE
CANZONXETTA ^ *
Grazie agV inganni tiioi.
Al fin respiro, o Nice !
Al fin d'un infelice
Ebber gli Dei pietà !
Sento da lacci suoiy
Sento che V aima è sciolta ;
Non sogno quesia i^olta,
Non sogno libertà.
LA LIBERTE
A NICE
CHANSON
Grâce à ta perfidie, à la fin je respire, ô Nice ! à la fin
les dieux ont eu pitié d'un malheureux I
Je sens que mon âme est dégagée de ses liens ; non,
cette fois ce nest pas un songe, je ne rêi^e pas la liberté,
1. Faite à Vienne en 1733.
360 STENDHAL
Manco V arUico ardore,
E son tranquillo a segnOy
Che in me non troi^a sdegno
Per mascherarsi amor.
Non cangio più colore,
Quando il tuo nome (ucolto ;
Quando ti miro in sfoUo^
Più non batte il cor.
Sogno^ ma te non miro
Sempre ne* sogni miei ;
Mi destOy e tu non sei
Il primo mio pensier,
Lungi da te m' aggiro
Senza bramarti mai ;
Son Uco, e non mi fai
Ne pena, ne piacer.
Ce feu qui m'enflamma si longtemps s* est éteint, et
je suis tranquille, au point que V amour, pour se déguiser^
ne trouve pas de dépit dans mon cœur.
Je ne change plus de couleur quand f entends prononcer
ton nom ; quand je regarde tes yeux, je ne sens plus battre
mon cœur.
Si des songes viennent occuper mon sommeil, tu fien
es pas sans cesse V objet ; au moment où je m^ éveille, tu
n^es plus ma première pensée.
Je m^ éloigne de toi, sans sentir, à chaque instant, le
besoin de revenir ; si je suis assis à tes côtés, je n éprouve
ni peine ni plaisir.
LETTRES SUR MÉTASTASE 361
Di tua beUà ragiono,
Ne intenerir mi sento ;
I torti miei rammentOy
E non mi so sdegnar.
Confuso più non sono
Quando mi vieni appresso ;
Col mio rivale istesso
Posso di te parlar.
Volgimi il guardo altero,
Parlami in volto ufnano ;
II tua disprezzo è vano^
E i^ano il tuo favor.
Che più V usaio impero
Quei labbri in me non hanno ;
Quegli occhi più non sanno
La {fia di questo cor.
Je parle de ta beauté, et je ne me sens plus attendrir ;
je rappelle mes torts, et ne suis point en colère.
Je ne suis plus tout troublé si tu viens à Rapprocher de
moi ; je puis parler de toi, même avec mon rival*
Regarde-moi dHun œil altier, ou parle-moi avec bonté,
ton mépris fCa plus d^ effet, et ta faveur est vaine.
Non, cette bouche charmante n^a plus sur moi son
empire accoutumé ; ces yeux brillants ne connaisses plus
le chemin de mon cœur.
362 STENDHAL
Quel che or rn aUetta o spiace.
Se lieto o mesto or sono,
Già non è più tuo donc,
Già colpa tua non è.
Che senza te mi place
La sels^a, il colle, il prato ;
Ogni soggiorno ingrcUo
M* annoja ancor con te,
Odiy 5' io son sincero :
Ancor mi sembri bella ;
Ma non mi sembri quella
Che paragon non ha.
E (non i* offenda il vero)
Nel tuo leggiadro aspetto
Or i^edo alcun difetto,
Che mi parea beltà.
Aujourd'hui, ce qui me charme ou ce qui fait mon
tourment, ce qui me rend triste ou heureux, ce rCest plus
une marque de ta tendresse, ce rCest plus un instant de
rigueur.
Sans toi, la forêt, la prairie, la colline ombragée,
peuvent m* être agréables ; et un séjour déplaisant nC en-
nuie encore à tes côtés.
Vois si je suis sincère : tu me semblés encore belle ;
mais tu ne me semblés plus celle à laquelle rien ne pour-
rait être comparé.
Et que la vérité ne t'offense pas : dans cette figure char-
mante f aperçois maintenant des défauts que je prenais
pour des beautés.
LETTRES SUR MÉTASTASE 3C3
Quando h stral spezzai,
(Confessa il mio rossore)
Spezzar m' intesi il corey
Mi pariée di morir.
Ma per uscir di giiaij
Per non vedersi oppressa ^
Per racquistar se stesso,
Tutto si puo soffrir.
Nel i^isco, in oui 5' ai*i^enne
Queir augellin talora,
Lascia le penne ancora,
Ma torna in libertà,
Poi le perdute penne
In pochi di rinnova,
CauLo divien per prova^
Ne più tradir si fa.
Quand je rompis ma chaîne, je confesse ma honte , je
sentis mon cœur se briser ; il me sembla mourir.
Mais, pour sortir du malheur, pour ne pas se voir
opprimé, pour redei^enir soi-même, on peut tout souffrir.
Tel est cet oiseau que son imprudence conduit dans un
piège ; il y laisse quelques plumes, il est i^rai, mais il
retourne à la liberté.
Ensuite, en peu de jours, ses plumas perdues reviennent :
la prudence est un fruit du malheur, et il ns se laisse plus
tromper.
364
STENDHAL
iSo che non credi estinto
In me V incendia antico^
Perché si spesso il dico^
Perché tacer non so :
Quel ncAurale istintOy
Nice, a parlar mi sprona^
Per cui ciascun ragiona
De' rischj che passa.
Dopo il crudel cimenta
Narra i passati sdegni^
Di sue ferite i segni
Mostra il guerrier cosï,
Mostra cosi contento
Schiavo, che uscl di pena^
La barbara catena^
Che stra^cinava un du
Je sais que tu ne crois pas éteint le feu qui rrC enflamma
jadis ; fen parlerais moins soutient, penses 'tu, et je sau-
rais me taire.
0 Nice ! ce penchant naturel nC excite à parler ^ qui
porte chacun de nous à se rappeler les dangers qu^il
courut.
Après la bataille sanglante, le guerrier conte la fureur
qui Canimait, et montre la place de ses blessures,
C*est ai^ec une joie pareille que Vescla^^e dont le sort a
changé montre la chaîne cruelle qu'autrefois il traînait
après lui.
LETTRES SUR MÉTASTASE 3G5
Parlo, ma sol parlando
Me soddisfar procura ;
Parlo^ ma nuUa io cura
Che tu mi presti je.
Parla, ma non dimando
Se appro^i i detti miei^
Ne se tranquilla sei
Nel ragionar di me.
Io lascio un* inœstarUe ;
Tu perdi un cor sincero ;
Non so di noi primiero
Chi s* abbia a consolar.
So che un si fido amante
Non troverà più Nice ;
Che un* altra ingannatrice
E facile a trovar.
Je parle, il est vrai, mais seulement pour me satisfaire ;
mais sans songer si tu prêtes foi à mes paroles.
Je parUy mais je ne demande point si tu approu^^es
mes pensées ; je ne demande point si tu es tranquille en
(occupant de moi.
Je quitte une inconstante ; tu perds un cœur sincère :
f ignore qui de nous deux se consolera le premier.
Je sais que Nice ne trouvera plus un amant si fidèle ;
je sais quune autre trompeuse est facile à trouver fa).
(a) VoilÀ l'amour dans la manière italienne, dans celle de Cimarosa :
ses peines attaquent le bonheur, il est vrai, mais ne détruisent pas
l'être sensible. Un Allemand nous eût décrit les ravages que le malheur
366 STENDHAL
La clarté, la précision, la facilité sublime, qui,
comme on voit, caractérisent le style de ce grand
poète, qualités si indispensables dans des paroles
qui doivent être chantées, produisent aussi le sin-
gulier effet de rendre ses ouvrages extrêmement
faciles à apprendre par cœur. On retient, sans s'en
douter, cette poésie divine, qui, soumise à la cor-
rection la plus parfaite, repousse cependant jusqu'à
ridée de la moindre gêne.
La canzonnetta a Nice vient plaire à la même
partie de l'âme qui est charmée de la petite Mode-
leine du Corrége, qui est à Dresde, et que le burin
de Longhi nous a si bien rendue.
Il est difficile de lire, sans répandre des larmes, la
Clémence de Titus, ou Joseph ; et l'Italie a peu de
morceaux plus sublimes que certains passages des
rôles de Cléonice, de Démétrius, de Thémistocle et
de Régulus.
Je ne vois pas ce qu'on peut comparer, en aucune
langue, aux cantates de Métastase. On serait tenté
de tout citer.
a faits dans son £tre : il ne prouve l'énergie dos passions que par I«
vilain tableau des maladies. Voyez, en français, les romans de ma-
dame Cottin.
La version qu'on vient de donner n'est destinée qu'à faciliter l'intel-
ligence de l'original. On sent à chaque vers, en traduisant cette chanson
célèbre, combien la langue italienne admet plus de naturel que la
nôtre. Pour n'être pas excessivement plat, il faut à tout moment
s'éloigner du texte, tourner en maxime ce que le personnage exprime
comme un sentiment ; on ajoute une épithèto à un mot qui eût semblé
trop nu à une oreille française. Ce n'est pas sous ces couleurs que les
quinze ou vingt Coure de lilUrature qui ont paru en France depui»
quelques années peignent la langue italienne.
LETTRES SUR MÉTASTASE 367
Alfieri a surpassé tous les poètes dans la manière
de peindre le cœur des tyrans, parce que, s'il eût
été moins honnête homme, lui-même, je crois, sur
le trône, eût été un tyran sublime. Les scènes de
son Timoléon sont bien belles ; je le sens, la manière
est absolument différente de celle de Métastase, mais
je ne pense pas que la postérité trouve que le mérite
soit supérieur. On songe trop au style en lisant
Alfieri. J^e style, qui, comme un vernis transparentTT
^oit recouvrir les couleurs, les rendre plus bril- J^
lantes, mais non les altérer, dans Alfieri, usurpe
une part de l'attention.
Qui songe au style en lisant Métastase ? On se
jaisse entraîner. C'est le seul style étranger qui
m'ait reproduit le charme de La Fontaine.
La cour de Vienne n'a pas eu, pendant cinquante
ans, un jour de naissance ou un mariage à célébrer,
qu'on n'ait demandé une cantate à Métastase.
Quel sujet plus aride ! Parmi nous, on n'exige du
poète que de n'être pas détestable : Métastase y
est divin ; l'abondance naît du sein de la stéri-
lité.
Remarquez, mon ami, que, par ses opéras, Métas-
tase a charmé, non pas l'Italie seulement, mais tout
oe qu'il y a de spirituel dans toutes les cours de
l'Europe, et cela en observant fidèlement les petites ^^^
règles commodes que voici :
Il faut, dans chaque drame, six personnages, tous
amoureux, pour que le musicien puisse avoir des
368 STENDHAL
contrastes. Le primo soprano^ la prima donna et le
ténor, les trois principaux acteurs de l'opéra, doi-
vent chacun chanter cinq airs : un air passionné
(Varia patetica)^ un air brillant (di bravura), un air
d'un style uni (aria parlantejj un air de demi-
caractère, et enfin un air qui respire la joie (aria
brillante). Il faut que le drame, divisé en trois
actes, n'outrepasse pas un certain nombre de vers ;
que chaque scène soit terminée par un aria ; que le
même personnage ne chante jamais deux airs de
suite ; que jamais aussi deux airs du même carac-
tère ne se présentent l'un après l'autre. Il faut que
le premier et le deuxième acte soient terminés par
des airs d'une plus grande importance que ceux qui
se rencontrent dans le reste de la pièce. Il faut que,
dans le deuxième et le troisième actes, le poète mé-
nage deux belles niches, l'une pour y placer un réci-
tatif obligé, suivi d'un air à prétention (di Iran-
busto) ; l'autre pour un grand duo, sans oublier que
ce duo doit toujours être chanté par le premier
amoureux et la première amoureuse. Sans toutes
ces règles, pas de musique. Il est bien entendu, outre
cela, que le poète doit fournir au décorateur de
fréquentes occasions de faire briller son talent. Ces,
règles, si singulières en apparence, et dont quelques-
unes ont été trouvées par Métastase, l'expérience a
rouvé qu'on ne pouvait s'en écarter sans nuire à
l'effet de l'opéra.
Enfin ce grand poète lyrique, pour produire tant
LETTRES SUR METASTASE 369
de miracles, n*a pu se servir que. d'un septième,
environ, des mots de la langue italienne. Elle en a
quarante-quatre mille, selon un moderne lexico-
graphe, qui a pris la peine de les compter, et la
langue de l'opéra n'en admet que six ou sept mille i^
au plus.
Voici ce que, sur ses vieux jours, Métastase
écrivait à un de ses amis :
« Il se trouve, pour mes péchés, que les
« rôles de femmes del Re pastore ont tellement plu à
« Sa Majesté, qu'EUe m'a ordonné de faire, pour
(( le mois de mai prochain, une autre pièce du même
« genre. Dans l'état où est ma pauvre tête, par la
(( tension constante de mes nerfs, c'est une terrible
« tâche, que d'avoir affaire à ces friponnes de
« Muses. Mais mon travail est mille fois plus désa-
« gréable encore par toutes les gênes qu'on m'im-
« pose. D'abord il ne peut être question de sujets
« grecs ou romains, parce que nos chastes nymphes
« ne veulent pas de ces costumes indécents. Je
(( suis obligé d'avoir recours à l'histoire de l'Orient,
tt pour que les femmes qui jouent les rôles d'hommes
(( puissent être dûment enveloppées, de la tête aux
(( pieds, dans les draperies asiatiques. Lés contrastes
« entre le vice et la vertu sont nécessairement
« exclus de ces pièces, parce qu'aucune femme ne
a veut jouer un rôle odieux. Je ne puis employer
« que cinq personnages, par la très bonne raison
<c que donnait un certain gouverneur de château,
HAYDN. 24
370 STENDHAL
K qu'il ne faut pas cacher ses supérieurs dans la
a foule '. La durée de la représentation, les chan-
v gements de scènes, les airs et presque le nombre
n des mots, tout est limité. Dites-moi s'il n'y aurait
ir pas de quoi faire devenir fou l'homme le plus
n patient ! Imaginez donc l'effet de tout cela sur
n moi, qui suis le grand-prêtre de tous les maux da
M cette vallée de misère. »
Ce qu'il y a de plaisant, et qui prouve que le
hasard entre dans tout, même dans les jugements de
cette postérité dont on nous fait tant de peur, c'est
qu'on ait cru faire une espèce de grâce à un tel
homme en l'admettant au rang du froid amant de
Laure, duquel i) nous reste une cinquantaine de
sonnets, à la vérité, pleins de douceur.
Métastase, né à Rome en 1698, était déjà, à dix ans,
un improvisateur célèbre. Un riche avocat romain,
nommé Gravina, qui faisait de mauvaises tragédies
pour se désennuyer, fut charmé de cet enfant : il
commença, pour l'amour du grec, par changer son
nom de Trapassi en celui de Métastase ; il l'adopta,
donna les plus grands soins à son éducation, qui,
par hasard, fut excellente, et enfin lui laissa de la
fortune.
Métastase avait vingt-six ans lorsque son premier
opéra, la Didone, fut joué h Naples en 1724. II l'avait
composé d'après les conseils de la belle Marianne
1. Ces opéras étaient joues par les archîduea et archidu-
chesses.
LETTRES SUR METASTASE 371
Romanîna, qui chanta supérieurement le rôle de
Didone, parce qu'elle aimait passionnément le
poète ; il paraît que cet attachement dura. Métas-
tase, intime ami du mari de Marianne, vécut plu-
sieurs années dans cette maison, se laissant charmer
par la douce musique, et étudiant sans relâche les
poètes grecs.
En 1729, l'empereur Charles VI, ce grand musi-
cien qui ne riait jamais, et qui, dans sa jeunesse,
avait joué un si pauvre rôle en Espagne, l'appela
à Vienne pour être le poète de son Opéra. Il hésita
un peu, mais partit.
Métastase ne sortit plus de Vienne ; il y parvint
à une extrême vieillesse, au milieu d'une volupté
délicate et noble,^n'ayant d'autre soin que d'expri-
mer, dans de beaux vers, les sentiments qui ani-
maient sa belle âme. Le docteur Burney, qui le vit
à soixante-douze ans, le trouva encore le plus bel
homme de son siècle et l'homme le plus gai. Il re-
fusa toujours les cordons et les titres, sut cacher sa
vie, et fut heureux. Aucun des sentiments tendres ne
manqua à cette âme sensible.
En 1780, âgé de quatre-vingt-deux ans, au mo-
ment de recevoir le viatique, il rassembla ses forces,
et chanta à son Créateur :
Eterno Genilor,
lo i'offro il proprio figlio
Che in pegno del iuo amor
Si vuole a me donar.
372 STENDHAL
A lui riifolgi il cigUo,
Mira chi t'offro ; e poi
Niega^ Sigfior, ae puoi,
Niega di perdonar *.
Cet homme heureux et grand mourut le 2 avril
1782, ayant pu connaître, pendant sa longue car-
rière, tous les grands musiciens qui ont charmé le
monde.
LETTRE
SUR l'état actuel de la musique en ITALIE
Venise, le 29 août 1814.
Vous vous souvenez donc encore, mon ami, des
lettres que je vous écrivais de Vienne, Il y a six ans.
Vous voulez que je vous donne une esquisse de l'état
actuel de la musique en Italie. Mes Idées ont bien
changé de cours depuis cette époque. Je suis au-
jourd'hui plus riche, plus heureux qu'à Vienne, et
les moments que je ne donne pas à la société sont
entièrement consacrés à l'histoire de la peinture.
Vous savez quelle a été ma joie lorsqu'on m'a
rendu un revenu suffisant juste * au nécessaire.
Il parait que j'avais été trompé par mon ambition ;
car, sur ce prétendu nécessaire, je trouve tous les
HAYDN. 2\.
374 STENDHAL
jours de quoi acheter de bons petits tableaux, que
les grands faiseurs de collections ont négligés, ou
plutôt n'ont pas reconnus. J'ai vu, il y a quelques
jours, à la Rwa dei schiaponiy chez un capitaine de
vaisseau, le plus poli des hommes, de charmantes
petites esquisses de Paul Véronèse, remplies de ce
beau ton de couleur dorée qui donne tant de vie
à ses grands tableaux : eh bien, j'ai déjà l'espérance
de pouvoir me procurer une ou deux ébauches
pareilles de ce grand maître, dont les chefs-d'œuvre
sont enterrés, avec tant d'autres, dans votre im-
mense Musée. Vous croyez être bien civilisés, et vous
avez fait, en les ôtant à l' Italie, un trait de barbares *.
Vous ne vous êtes pas aperçus, messieurs les voleurs,
que vous n'emportiez pas, avec les tableaux, l'at-
mosphère qui en fait jouir. Vous avez diminué les
plaisirs du monde. Tel tableau, qui est solitaire et
comme inconnu dans un des coins de votre galerie,
faisait ici la gloire et la conversation de toute une
ville. Dès que vous arriviez à Milan, on vous parlait
du Couronnement éC épines du Titien : à Bologne, le
premier mot de votre valet de place était de vous
demander si vous vouliez voir la Sainte Cécile de
Raphaël : ce valet de place, lui-même, savait par
cœur cinq ou six phrases sur ce chef-d'œuvre.
Je sais bien que ces phrases ennuient l'amateur
qui veut juger et sentir par lui-même ; il est souvent
importuné des superlatifs italiens ; mais ce ; super-
latifs montrent quel est l'esprit général du pays par
LETTRES SUR MéTASTASE 375
rapport aux arts. Ces superlatifs, qui m'ennuient,
éveillent peut-être Tamour de l'art chez un jeune
tailleur de Bologne, qui un jour sera un Annibal
Carrache. Ces superlatifs-là sont un peu comme les
signes de respect que l'on rend au marquis de Wel-
lington lorsqu'il passe dans les rues de Lisbonne :
certainement le petit clerc du procureur qui crie
e vwa ! ne peut pas juger des talents militaires et de
la prudence sublime de cet homme rare ; mais,
n'importe, ces cris-là sont pour lui une récompense
de ses vertus, et feront peut-être un autre Wel-
lington de ce jeune capitaine qui est son aide de
camp.
Le personnage le plus estimé, le plus connu dans
Rome, c'est Canova. Le peuple d'un quartier de
Paris connaît monsieur le duc un tel, dont l'hôtel
est au bout de la rue. Il n'en faut pas davantage
pour voir que vous avez beau emporter à Paris la
Transfiguration et Y Apollon ; vous avez beau faire
transporter sur toile la Descente de croix peinte à
fresque par Daniel de Volterre, toutes ces œuvres
sont des œuvres mortes : il manque à vos beaux-arts
un public.
Ayez un Opéra italien, ayez un Musée ; c'est fort
bien : vous pourrez parvenir peut-être à acquérir,
dans ces genres-là, un goût d'une belle médiocrité ;
mais vous ne serez jamais grands que dans la co-
médie, dans la chanson, dans les livres d'une morale
piquante :
376 STENDHAL
Excudenl alii spirantia moUius sera.
ViRc, VI, V. 847.
Vous, Français, vous aurez des Molière, des Collé,
des Pannard, des Hamilton, des La Bruyère, des
Dancourt, des Lettres persanes. Dans ce genre
charmant, vous serez toujours le premier peuple
du monde : cultivez-le, mettez-y votre luxe, encou-
ragez les écrivains de ce genre ; les grands hommes
sont produits par la terre que vous foulez. Donnez
un orchestre supportable à votre Théâtre-Français ;
achetez pour lui ces belles décorations du théâtre de
la Scala, de Milan, que l'on recouvre d'une nouvelle
couleur tous les deux mois, et que vous auriez pour
une quantité de toile égale en étendue à la décora-
tion. Les hommes d'esprit de Naples et de Stock-
holm se rencontreront sur la place du Carrousel,
allant à votre théâtre voir jouer Tartufe et le
Mariage de Figaro. Nous, qui avons voyagé, nous
savons que ces pièces sont injouables partout ail-
leurs qu'à Paris.
De même, les tableaux de Louis Carrache peu-
vent être regardés comme invisibles ailleurs qu'en
Lombardie. Quelle est celle de vos femmes aimables
qui a jamais regardé autrement qu'en bâillant cette
Vocation de saint Matthieu ^, cette Vierge portée au
tombeau^ dont les couleurs ont un peu poussé au
1. Musée, n« 878.
LETTRES SUR MÉTASTASE 377
noir ? Je suis convaincu que les plus mauvaises
copies, mises dans le cadre de ces tableaux, produi-
raient juste autant d'effet sur la grande société de
France. Or, à Rome, cette grande société parlera
pendant quinze jours de la manière dont cette fres-
que, peinte par le Dominiquin au couvent de Saint-
Nil, va être transportée sur toile. A Rome, la
considération est pour le grand artiste ; à Paris, elle
est pour le général heureux, pour le conseiller
d'État en faveur, pour le maréchal de Saxe, ou pour
M. de Galonné. Je ne dis pas que cela est bien ou
mal ; je fais seulement observer que cela est. Et le
grand artiste qui aime sa gloire, et qui connaît le
faible du cœur humain, doit vivre là où l'on est le
plus sensible à son mérite, et où, par conséquent, on
est le plus sévère à ses fautes. A Rome, MM. G. G.
G. G., dont je n'ai jamais vu que les charmants
ouvrages, au reste, pourraient impunément habiter
au quatrième étage : la considération de la ville
entière, depuis le neveu du pape jusqu'au moindre
petit abbéy y monterait avec eux ; on leur saurait
beaucoup plus de gré d'un joli tableau que d'une
repartie aimable. Voilà l'atmosphère qu'il faut à
l'artiste ; car l'artiste aussi, comme un autre
homme, a ses moments de découragement.
Une des conversations les plus intéressantes pour
moi, dans une ville où j'arrive, est celle que j'établis
avec le sellier qui me loue la voiture dans laquelle
je vais rendre mes lettres de recommandation. Je
378 STENDHAL
lui demande quelles sont les curiosités à voir, quels
sont les plus grands seigneurs du pays ; il me répond
en me disant un peu de mal des collecteurs des
impôts indirects ; mais, après ce tribut payé au
rang qu'il occupe dans la société, il m'indique fort
bien où se trouve le courant actuel de Topinioik
publique.
Lorsque je suis rentré à Paris, vous aviez encore-
vôtre charmante madame Barilli : Dieu sait si le-
maître de mon bel hôtel garni de la rue Cérutt * m'en,
a dit le moindre mot ; à peine s'il connaît de nom
mademoiselle Mars et Fleury. Arrivez à Florence,,
chez Schneider : le moindre marmiton va vous dire :
tf Davide le fils est arrivé il y a trois jours ; il va chan*
ter avec les Monbelli, l'opéra fera furore ; tout le-
monde arrive à Florence pour le voir. »
Vous serez bien scandalisé, mon cher Loui«, si
jamais vous venez en Italie, de trouver des orches-
tres bien inférieurs à celui de l'Odéon, et des trou-
pes où il n'y a qu'une voix ou deux. Vous me croirez,
menteur comme un voyageur de long cours. Jamais
de réunion égale à celle que vous possédiez à Paris,
lorsque vous aviez, dans le même opéra, madame
Barilli, mesdames Neri et Festa, et, en hommes,
Crivelli, Tachinardi et Porto. Mais ne désespérez,
pas de votre soirée : les chanteurs que vous trouvez^
^médiocres ici seront électrisés par un public sensible
et capable d'enthousiasme ; et le feu circulant du
théâtre aux loges, et des loges au théâtre, vous en*^
LETTRES SUR MÉTASTASE 379
tendrez chanter avec un ensemble, une chaleur, un
irioy dont vous n'avez pas même d'idée. Vous verrez
de ces moments d'entraînement où, chanteurs et
spectateurs, tous s'oublient pour n'être sensibles
qu'à la beauté d'un finale de Cimarosa. Ce n'est pas
assez de donner, à Paris, trente mille francs à Cri-
^lli ; il faudrait encore acheter un public fait pour
'Kentendre et pour nourrir l'amour qu'il a pour son
;art. Il fait un trait superbe et simple, pas un applau-
dissement ; il se permet un de ces agréments com-
muns et aisés à distinguer ; chaque spectateur,
'charmé de prouver qu'il est connaisseur, assourdit
son voisin par des battements de mains d'éner-
gumène : mais ces applaudissements sont sans véri-
table chaleur ; son âme ne vient pas de recevoir un
grand plaisir, c'est seulement son esprit qui approu-
ve. Un Italien se livre franchement à la jouissance
•d'admirer un bel air qu'il entend pour la première
fois ; un Français n'applaudit qu'avec une sorte
d'inquiétude, il craint d'approuver une chose mé-
diocre : ce n'est qu'à la troisième ou quatrième
représentation, lorsqu'il sera bien décidé que cet
air est délicieux, qu'il osera crier brai^o ! en appuyant
sur la première syllabe, pour montrer qu'il sait
l'italien. Voyez-le dire, le jour d'une première re-
présentation, à son ami, qu'il aborde au foyer :
'« Cela est divin ! » ; sa bouche afiirme, mais son œil
interroge. Si son ami ne lui répond pas par un autre
rsuperlatif, il est prêt à détrôner sa divinité. Aussi
380 STENDHAL
l'enthousiasme musical de Paris n'admet-il aucune
discussion ; cela est toujours délicieux ou exécrable :
au delà des Alpes, comme chacun est sûr de ce
qu'il sent, les discussions sur la musique sont în-
Gniea.
J'ai trouvé froids tous les grands chanteurs que
j'ai vus à rOdéon : Crivelli n'est plus le même qu'à
Naples ; Tachinerdi seul avait des moments parfaits
dans la Distruzzione di Gerusalemme. Ce malheur-là
n'est pas de ceux qui se réparent avec de l'argent,
il tient aux qualités intimes du public français.
Voyez ce même Français, si contraint en parlant
de musique, si craintif pour les intérêts de son
amour-propre, voyez-le admirer un bon mot ou
une repartie ingénieuse ; avec quel esprit, avec quel
sentiment plein de feu et de finesse, avec quelle
abondance n'en détaille-t-il pas tout le piquant !
Vous diriez, si vous étiez un songe-creux : ce pays-
là doit produire des Molière et des Regnard, et non
pas des Galuppi et des Anfossi.
Un jeune prince italien est dilettante ; il compose,
bien ou mal, quelques airs, et est éperdûment
amoureux d'une actrice : s'il parait à la cour de son
souverain, il y est embarrassé et respectueux. Un
jeune duc français arrive jusqu'à la chambre du roi,
en se donnant des airs élégants ; on voit qu'il est
heureux, son âme jouit pleinement de ses facultés :
il va s'appuyer, en fredonnant, contre la balustrade
qui sépare le Ut du roi du reste de la chambre. Un
LETTtlES SUR MÉTASTASE 381
huissier, un homme noir, s'approche et lui dit qu'il
n'est pas permis de s'asseoir ainsi, qu'il profanise
la balustrade du roi. — « Âh ! vous avez raison,
mon ami ; allez, je préconerai partout votre zèle » ;
et il fait une pirouette en riant.
Je vous avouerai, mon cher Louis, que je n'ai
point varié dans l'opinion que j'avais, il y a six ans,
en vous parlant du premier symphoniste du monde.
Le genre instrumental a perdu la musique. On joue
plus souvent et plus facilement du violon ou du
piano qu'on ne chante : de là la malheureuse facilité
qu'a la musique instrumentale pour corrompre le
goût des amateurs de la musique chantée ; c'est
aussi ce dont elle s'acquitte fort bien depuis une
cinquantaine d'années.
Un seul homme connaît encore, en Italie, la belle
manière de conduire la voix : c'est Monbelli, et le
principal avantage de ses charmantes filles est sans
doute d'avoir eu un tel maître.
Cette vraie manière de chanter, que je soutien-
drai jusqu'à la mort exclusivement, était celle que
nous avions à Vienne, dans mademoiselle Martinez,
l'élève de Métastase, qui s'y connaissait, et qui,
ayant passé sa jeunesse, au commencement du
dix-huitième siècle, à Rome et à Naples, avec la
célèbre Romanina, savait ce que doit faire la voix
humaine pour charmer tous les cœurs.
Son secret est bien simple : elle doit être belle et
se montrer.
382 STENDHAL
Voilà tout. Pour cela il faut des accompagnements
peu forts, des pizzicati sur le violon \ et, en général,
que la voix exécute des morceaux lents. Actuelle-
ment les belles voix se sauvent dans les récitatifs :
c'est dans ces morceaux-là que madame Catalani
et Velluti sont le plus beaux. C'est ainsi qu'on chan-
tait, il y a quatre-vingts ans, les cantates à la mode
alors : aujourd'hui on exécute, au galop, une polo-
naise ; vient ensuite un grand air, pendant lequel
les instruments luttent de force avec la voix, ou ne
se taisent un instant que pour les points d'orgue,
et pour permettre au chanteur de faire des roulades
[éternelles ; et tout cela s'appelle un opéra ; et tout
cela amuse un quart d'heure ; et tout cela n'a jamais
fait verser une larme.
Les meilleures cantatrices que j'aie entendues en
ItaUe (remarquez, pour l'acquit de ma conscience,
que les plus grands talents peuvent avoir eu le
malheur de ne jamais chanter devant moi) ; les
meilleures cantatrices donc que j'aie entendues dans
ces derniers temps, ce sont mademoiselle Eliser et
les demoiselles MonbelU. La première a épousé un
1. Pa^aninii Génois, est, ce me semble, le premier violon
de ritalie : il a une douceur extrême ; il joue des concertos
aussi insignifiants que ceux qui font bâiller à Paris, mais
il a toujours pour lui la douceur. J'aime surtout à lui entendre
jouer des variations sur la quatrième corde *. Au reste, ce
Génois a trente-deux ans : peut-être qu'il jouera mieux que
des concertos avec le temps ; peut-être qu'il aura le bon sens
de comprendre qu'il vaut mieux jouer un bel air de Mozart-
LETTRES SUR MÉTASTASE 383
poète aimable, et ne chante plus en public ; les
autres sont les espérances de la Polymnie italienne.
Figurez-vous la plus belle méthode, la plus grande
douceur dans les sons, l'expression la plus parfaite ;
figurez*vous la pauvre madame Barilli avec une
voix encore plus belle et toute la chaleur désirable.
Je crois que les Monbelli ne chantent que le sérieux ;
madame Barilli aurait donc toujours gardé sur elles
l'avantage de chanter si divinement la Fanciulla
sçerUurata des Ennemis généreux, la comtesse Aima-
viva de Figaro, donna Anna de Don Juan, etc. Il
faut avoir entendu les petites Monbelli, à Milan,*
chanter VAdriano in Siria de Métastase : cela était
admirable et fit furore. Heureusement pour vous,
elles sont de la première jeunesse, et vous pouvez
espérer d'entendre un jour la cadette, celle qui
s'habille en homme.
Il ne manquait au plaisir des amateurs que de voir
réunis dans le même opéra l'excellent Velluti, le
seul bon soprano, d'une certaine façon, que l'Italie
ait aujourd'hui à ma connaissance, et Davide le fils.
Celui-ci a une voix charmante, mais il est bien loin
encore de la belle méthode des Monbelli. C'est un
homme qui fait sans cesse des ornements délicieux,
un vrai chanteur de concert à Paris ; je suis con-
vaincu qu'il y balancerait la réputation de M. Garât.
Pour les pauvres petites Monbelli, tous nos connais-
seurs diraient : N'est-ce que ça ? En Italie, elles sont
faites pour aller & la plus haute réputation ; il ne
384
STENDHAL
faut demander qu'une chose au ciel, c'est qu'elles
n'aillent pas se marier à quelque homme riche qui
nous en priverait.
Madame Manfredini vous ferait un plaisir extrême
dans la Camille de Paër : elle a une voix retentis-
sante : mais ce qui m'a enlevé dans cet opéra, que
j'ai vu à Turin, c'est le bouffe Bassi, sans contredit
le premier bouffe qu'ait aujourd'hui l'Italie. Il faut
le voir, dans cette même Camille, dire à son maître
jeune officier, qui veut passer la nuit dans un châ-
teau de mauvaise mine :
Signor, la vita è corta ;
Andianif per carità.
Il a la chaleur, il a les jeux de scène, il a la passion
pour son métier ; il joint à cela une profonde intelli-
gence du comique, et fait lui-même des comédies
agréables. Toute cette admiration-là m'est venue en
le voyant jouer Ser M arc* Antonio à Milan. Je ne
sais où il se trouve actuellement. Il a d'ailleurs une
bonne voix, et serait parfait s'il avait la basse-taille
de votre Porto.
Mais que voulez-vous ? Dans mon système, un
certain degré de passion détruit la voix chez les
hommes ; et, chez les femmes, une certaine fraî-
cheur dans les attraits. Vous direz que c'est encore
une de mes pensées singulières ; je vous répondrai,
comme César de Senneville : A la bonne heure ♦ .'
Nozzari, que vous avez vu à Paris, est le premier
LETTRES SUR MÉTASTASE 385
homme du monde pour chanter le rôle de Paolino
du Mariage secret, que j'ai trouvé un peu haut pour
les moyens de votre superbe Crivelli.
Pellegrini a une basse-taille magnifique : il aurait
besoin de prendre quelques leçons de Baptiste cadet,
de Thénard et de Potier, ou, mieux encore, de l'ex-
cellent Dugazon, si vous aviez encore ce bouffon
charmant, que vous avez méconnu, gens graves et
importants que vous êtes.
Vous connaissez mieux que moi mesdames Gras-
sini, Correa, Festa, Neri, Sessi, qui ont été à Paris.
Vous regrettez encore madame Strina-Sacchi, si
supérieure dans le rôle de Caroline du Mariage
secret, et que vos habitués de spectacle appelaient,
avec assez de justesse, la Dumesnil du théâtre
Louvois.
J'ai entendu avec beaucoup de plaisir, dans la
superbe salle neuve de Brescia, madame Carolina
Bassi : c'est une actrice pleine de feu. C'est aussi
par cette qualité que brille madame Malanotti.
Vittoria Sessi, de son côté, a une très jolie figure et
une voix très forte.
Je n'ai jamais vu madame Camporesi, qui doit
être à Paris, et dont on fait beaucoup de cas à Rome.
Je ne vous parle pas de Tachinardi, qui est si
bon lorsqu'il s'anime ; le ténor Siboni marche sur
ses traces. Parlamagni et Ranfagni sont toujours
ce que vous les avez vus, c'est-à-dire d'excellents
bouffes. De Grecis et Zamboni jouent fort bien :
HAYDN. 25
386 STENDHAL
de Grecis était parfait dans les PretenderUi delusiy
qui avaient beaucoup de succès à Milan il y a trois
ans. C'est notre opéra des Prétendus^ fort bien arran-
gé pour la scène italienne, et sur lequel Mosca a fait
une musique amusante. Le trio
Con rispetto e riverenza,
avec l'air de flûte de la fin, m'a fait beaucoup dé-
plaisir.
Je ne vous dirai rien ni de madame Catalani, ni
de madame Gaforini. Je n'ai pas vu la première
depuis ses débuts à Milan, il y a treize ans, et mal*
heureusement la seconde s'est mariée. C'était le
chant bouffe dans toute sa perfection. Il fallait la
voir dans la Dama sokUUo, dans Ser Marc' Antonio^
dans le CiabcUtino. Un être plus vif, plus sémillant^
plus pétillant d'esprit, plus gai, plus enflammé, ne>
renaîtra jamais pour les menus plaisirs des gens
d'esprit. Madame Gaforini était, pour la Lombardie^
ce que madame Barilli était pour Paris : on ne rem-
placera pas plus l'une que l'autre. Le caractère des
peuples vous fait présumer que, sous beaucoup de
rapports, madame Gaforini devait être le contraire
de madame Barilli, et vous présumez bien.
J'ai entendu, il y a trois mois, une très belle voix
au conservatoire de Milan. J'entendais mes voisins
se dire : « N'est-il pas bien ridicule qu'on laisse tel
excellent bouffe, plein d'âme et de feu, végéter dans
un coin de Milan, et qu'on ne le fasse pas professeur
LETTRES SUR MÉTASTASE 387
«u Conservatoire, pour qu'il anime cette belle
statue ?» Je ne me souviens pas du nom de la
«tatue.
Les gens qui reviennent de Naples font le plus
grand éloge du bouffon Casacieli. J'ai aussi entendu
Aranter madame Paër et le ténor Marzochi \ Voilà,
1. II y a ici une omission assez étendue. L'auteur, au lieu
•de faire connaître ses jugements ténébreux sur des compo-
siteurs très estimables, quoique peut-être entraînés, par la
.mode, dans une fausse route, va rappeler les faits relatifs
-à chacun d'eux.
Paisiello et Zingarelli ne sont pas de l'école actuelle : ce
sont les derniers contemporains des Piccini et des Cima-
cosa.
Valentin Fioravanti, si connu à Paris par ses Cantatrice
i^illane, est de Rome, et jeune encore. On goûte beaucoup
«es opéras bulTas : le Pazzie a vicenday qu'il donna en 1791,
^ Florence, il Furbo, et il Fabro Parigino, joués à Turin
-en 1797, sont ses principaux ouvrages.
Simone Mayer, né en Bavière, mais élevé en Italie, est
peut-être le compositeur qu'on y estime le plus ; c'est en
-même temps celui dont je puis le moins parler : sa manière
•est précisément celle qui me semble nous mener le plus
rapidement à la perte totale de la musique de théâtre. Ce
•compositeur habite Bergame, et les propositions les plus
•avantageuses n'ont jamais pu l'attirer ailleurs. Il travaille
beaucoup. J'ai vu jouer vingt ouvrages de lui au moins. Il
€st connu à Paris par les Finti ris^ali^ opéra buffa, joué par
madame Correa. On y trouve quelques chants, mais pas
toujours assez nobles, et un grand luxe d'accompagnements.
•ISon Pazzo per la musica est joli ; Adelasia ed Aleramo, opéra
«eria, a eu un grand succès à Milan. Mayer nous fait jouir
•des immenses progrès que la musique instrumentale a faits
•depuis le siècle des Pcrgolèse, et en même temps nous fait
«regretter les beaux chants de cette époque.
Ferdinando Paër, sur le compte duquel j'ai le malheur do
penser comme sur Mayer, est né à Parme en 1774. J'ai vu
388 STENDHAL
mon ami, ce que je connais de mieux en Italie. J'y
ajouterai madame Sandrini que j'ai entendue avec
plaisir à Dresde. Je ne vous dirai rien de nos théâtres
de Vienne ; j'aurais trop à en dire : demandez aux
officiers français qui y furent en 1809 ; je parie qu'ils
se souviennent encore des larmes qu'ils répandaient
au Croiséy mélodrame égal, pour l'effet, aux meil-
leures tragédies romantiques, et du rire inextin-
guible que provoquait l'excellent danseur Rainaldi,
je crois, qui jouait si bien le ballet des Vendanges.
En même temps on exécutait supérieurement Don
Juan, le Mariage secret, la Clémence de Titus, le
Sargines de Paër, Eliska de Chérubini, une Lisbeih
folle par amour, et plusieurs autres ouvrages alle-
mands justement estimés.
les gens les plus spirituels de Paris faire Téloge de son esprit.
Ce compositeur a déjà fait trente opéras. La Camilla et
Sargines étaient joues en même temps il y a deux ans, à
Naples, à Turin, à Vienne, à Dresde et à Paris.
Pavesi et Mosca, auteurs très aimés en Italie» ont fait
beaucoup d'opéras buiîas. On y trouve des chants aimables,
qui ne sont pas tout à fait étouiïés par l'orchestre. Ces deuac
compositeurs sont jeunes.
On entend avec plaisir les opéras de Farinelli, né près de
Padoue ; c'est un élève du conservatoire de' Turchini, à
Naples : il a déjà composé huit ou dix opéras.
On conçoit les plus hautes espérances de M. Rossini, jeune
homme de vinç^t-cinq ans, qui débute. II faut avouer que
ses airs, ch<aiités par les aimables Monbelli, ont une grâce
étonnante. Lt^ chef-d'œuvre de ce jeune homme, qui a une
charmante ii^fure, est Vltaliana in Algeri. Il parait que
déjà il se répète un pou. Je n'ai trouvé nulle originalité et
nul feu dans le Turco in Italia, qu'on vient de donner à
Milan, et qui est tombé *.
LETTRES SUR MÉTASTASE 389
Ai-je besoin de vous répéter que, probablement,
plusieurs grands talents jouissent en Italie d'une
réputation méritée et sont passés par moi sous si-
lence parce que je ne les connais pas ? Je ne suis
jamais allé en Sicile ; il y a bien longtemps que j'ai
quitté Naples. C'est dans cette terre heureuse, c'est
dans ce pays produit par le feu, que naissent les
belles voix. J'y trouvai autrefois des usages bien
différents des nôtres et un peu plus gais. On ne
dénonce pas les plagiats par des brochures dans ce
pays-là ; on prend les voleurs sur le fait. Si donc le
compositeur dont on exécute l'ouvrage a dérobé à
un autre un aria ou seulement quelques passages,
quelques mesures, dès que le morceau volé commen-
ce à se faire entendre, il s'élève de tous côtés des
bravos auxquels est joint le nom du véritable pro-
priétaire. Si c'est Piccini qui a pillé Sacchini, on lui
criera sans rémission : Bravo Sacchini ! Si l'on re-
connaît, pendant son opéra, qu'il ait pris un peu de
tout le monde, on criera fort bien : Bravo Galuppi !
bravo Traetta ! bravo Guglielmi !
Si on avait le même usage en France, combien
des opéras de Feydeau auraient de ces bravos-là !
Mais ne parlons pas des vivants.
Tout le monde sait aujourd'hui que dans les
Visitandines l'air si connu
Enfant chéri des dames,
est de Mozart.
BAYDN. 23.
390 STENDHAL
Duni eût entendu crier : Bravo Hasse ! pour le
début de l'air
Ah I la maison maudite !
dont les quinze premières mesures sont aussi les
quinze premières de l'air
Prwa del caro bene l.
Monsigny eût eu un : Bravo Pergolèse ! pour le
début de son duo
Venez, tout nous réussit,
qui est précisément celui de l'air
Tu sei troppo scelerato.
Autre bravo pour l'air
Je ne sais à quoi me résoudre.
Philidor eût entendu crier : Bravo Pergolèse !
pour son air
On me fête, on me cajole,
dont l'accompagnement se trouve dans Taîr
Ad un povero polacco ;
Bravo Cocchi ! pour l'air
Il fallait le voir au dimiuiche.
Quand il sortait du cabaret,
qui n'est autre chose que l'air tout entier
Donne belle che pigliate ;
1. Voyage de Roland,
LETTRES SUR MÉTASTASE 391
Bravo Galuppi ! pour la cavatine
Vois le chagrin qui me désire.
Grétry eût eu aussi quelques paquets à son adresse.
Quoi de plus aisé que de faire un tour en Italie où,
en général, on ne grave pas la musique, de prendre
des copies de tout ce qu'on entend de bon ou de
conforme au goût qu'on sait régner à Paris dans les
cent théâtres chantants ouverts chaque année dans
ce pays ; de lier les morceaux par un peu d'harmo-
nie et de venir être en France un compositeur
renommé ! On ne court pas de danger : jamais une
partition française ne passe les Alpes.
Quel succès n'auraient pas à Feydeau l'air
Con rispetto e riverenxa
de Mosca, dans les Pretendenti delusi, le quatuor
Da che siam uniti,
Parliam de* nostri affari,
du même opéra ; et surtout qui les y reconnaîtrait ?
Quant aux belles voix d'Italie, une des sottises
de messieurs nos petits philosophes nuira probable-
ment à nos plaisirs encore pendant un grand nom-
bre d'années. Ces messieurs sont montés en chaire
pour nous apprendre qu'une petite opération faite
à quelques enfants de chœur allait faire de l'Italie
un désert : la population allait périr, l'herbe crois-
sait déjà dans la rue de Tolède * ; et d'ailleurs, les
droits sacrés de l'humanité ! Ah ciel ! Ces messieurs
392 STENDHAL
doivent être de bien bonnes têtes, si Ton en juge par
leur froideur pour les arts. Malheureusement une
autre bonne tête, un peu meilleure, M. Malthus,
docteur anglais, s'est avisé de faire sur la popula-
tion un ouvrage de génie qui contrebalancera un
peu les petites assertions des Roland, des d'Âlem-
bert, et autres honnêtes gens, qui auraient dû se
rappeler le mot ne sutor, et ne jamais parler des arts
ni en bien ni en mal *.
Malthus donc explique fort bien à nos chatouil-
leux philosophes que la population d'un pays aug-
mente toujours en raison de la nourriture qu'on
peut s'y procurer. Il ajoute que la principale cause
de cette triste pauvreté, si commune, est la ten-
dance qu'en vertu des penchants de la nature et de
l'imprévoyance humaine, la population a de s'ac-
croître au delà des limites de la production. Il ex-
prime souvent le vœu de voir les gouvernements
cesser de donner au mariage des encouragements
dont il n'aura jamais besoin. Créez un produit,
montrez une nouvelle terre, une nouvelle industrie,
et vous verrez des mariages et des enfants ; formez
des mariages sans cela, vous aurez des enfants ;
mais ils ne croîtront pas, ou mettront obstacle à
la naissance d'autres enfants.
Le nombre des mariages est toujours, lorsque la
raison s'en mêle, en harmonie avec les moyens
d'élever une famille. Dans des villages de Hollande
que le docteur Malthus a observés, un homme meurt,
LETTRES SUR MÉTASTASE 393
voilà un héritage, des capitaux vacants^ une indus-
trie dont on peut s'emparer : vous voyez sur-le-
champ un mariage ; pas de mort, pas d'hymen. Les
plus terribles causes de mortalité, la peste, la guerre,
une famine passagère, ne dépeuplent pas pour long-
temps une contrée où Findustrie et la fertilité sont
dans un état croissant.
Sans entrer dans une dissertation savante et dans
de beaux calculs, je dirai, avec M. Malthus, que si
les moines, à qui les philosophes doivent tant de
reconnaissance pour leur avoir fourni de si vastes
sujets de déclamation ; si les moines nuisaient à la
population, ce n'est point parce qu'ils n'y partici-
paient pas directement, mais parce qu'ils étaient
inutiles à la production. Cependant les moines ne
peuvent pas être tout à fait comparés à nos ravis-
sants Napolitains ; mais aussi ils étaient en bien plus
grand nombre.
Il ne faut qu'avoir une âme pour sentir que
l'Italie est le pays du beau dans tous les genres. Ce
n'est pas à vous qu'il faut prouver cela, mon ami ;
mais mille choses de détail semblent y favoriser
particulièrement la musique. La chaleur extrême,
suivie, le soir, d'une fraîcheur qui rend tous les êtres
respirants heureux, fait, de l'heure où l'on va au
spectacle, le moment le plus agréable de la journée.
Ce moment est, à peu près partout, entre neuf et
dix heures du soir, c'est-à-dire quatre heures au
moins après le dîner.
394 STENDHAL
On écoute la musique dans une obscurité favo-
rable. Excepté les jours de fête, le théâtre de la
Scala^ de Milan, plus grand que TOpéra de Paris,
n'est éclairé que par les lumières de la rampe ; enfin
on est parfaitement à son aise dans des loges obs-
cures, qui sont de petits boudoirs.
Je croirais volontiers qu'il faut une certaine lan-
gueur pour bien jouir de la musique vocale. Il est
de fait qu'un mois de séjour à Rome change l'allure
du Français le plus sémillant. Il ne marche plus avec
la rapidité qu'il avait les premiers jours ; il n'est
plus pressé pour rien. Dans les climats froids, le
travail est nécessaire à la circulation ; dans les
pays chauds, le diçino far nierUe est le premier
bonheur.
A Paris l...
Me reprocherez-vous, en cherchant où en est la
musique en France, de ne parler que de Paris ? En
Italie, on peut citer Livourne, Bologne, Vérone,
Ancone, Pise, et vingt autres villes qui ne sont pas
des capitales ; mais la province, en France, n'a nulle
originalité : Paris seul, dans ce grand royaume, peut
compter pour la musique.
1. L'aateur supprime tout ce qu'il disait, dans une cor-
respondance intime, des compositeurs et des chanteurs
vivant à Paris. Il est bien fâché que cet acte de politesse le
prive du plaisir de répéter tout le bien qu'il pense de mes-
dames Branchu et Regnaut, ainsi que d'Ellevîou.
LETTRES SUR MÉTASTASE 395
Les provinces sont animées d'un malheureux
esprit d'imitation qui les rend nulles pour les arts
comme pour beaucoup d'autres choses. Allez à
Bordeaux, à Marseille, à Lyon, vous croyez être au
Marais. Quand ces villes-là se résoudront-elles à être
elles-mêmes, et à siffler ce qui vient de Paris, quand
ce qui vient de Paris ne leur plaît pas ? Dans l'état
actuel de la société, on y imite pesamment la
légèreté de Paris ; on y est simple avec affectation,
naïf avec étude, sans prétention avec prétention.
A Toulouse, comme à Lille, le jeune homme qui
>ge met bien, la jolie femme qui veut plaire, veulent
^être surtout comme on est à Paris ; et dans les choses
où la pédanterie est la plus inconcevable, on trouve
des pédants. Ces gens-là semblent n'être pas bien
sûrs de ce qui leur fait peine ou plaisir ; il faut savoir
ce qu'on en dit à Paris. J'ai souvent ouï dire à des
étrangers, et avec assez de raison, qu'il n'y a en
France que Paris, ou le village. Un homme d'esprit,
né en province, a beau faire : pendant longtemps il
aura moins de simplicité dans les manières que s'il
fût né à Paris. La simplicité, « cette droiture d'une
âme qui s'interdit tout retour sur elle et sur ses
actions ^ », est peut-être la qualité la plus rare en
France.
Pour qui connaît bien Paris, rien de nouveau à
1. Fénélon. On n'a pas noté avec exactitude toutes les
idées pillées. Cette brochure n'est presque qu'un centon. .
396 STENDHAL
voir à Marseille et à Nantes, que la Loire et le port,
que les choses physiques ; le moral est le même ;
tandis que de belles villes de quatre-vingt mille
âmes, dans des positions aussi différentes, seraient
fort curieuses à examiner si elles avaient quelque
originalité. L'exemple de Genève, qui n'est pas le
quart de Lyon, et où, malgré un peu de pédantisme
dans les manières, les étrangers s'arrêtent beaucoup
plus, et avec raison, devrait être un exemple pour
Lyon. En Italie, rien de plus différent, et souvent
de plus opposé, que des villes situées à trente lieues
l'une de l'autre. Madame Gaforinij si aimée à Milan,
fut presque sifilée à Turin.
Pour juger de l'état de la musique en France et
en Italie, il ne faut pas comparer Paris à Rome ; on
se tromperait encore en faveur de notre chère patrie.
Il faut considérer qu'en Italie des villes de quatre
mille âmes, comme Créma et Como, que je cite entre
cent, ont de beaux théâtres, et de temps en temps
d'excellents chanteurs. L'année dernière on allait
de Milan entendre les petites Monbelli à Como ; c'est
comme si de Paris on allait au spectacle à Melun ou
à Beauvais. Ce sont des mœurs tout à fait diffé-
rentes ; on se croit à mille lieues.
Dans les plus grandes villes de France, on ne trou-
ve que le chant aigre du petit opéra-comique fran-
çais. Un opéra réussit-il à Feydeau, deux mois après
on est sûr de le voir applaudir à Lyon. Quand les
gens riches d'une ville de cent mille âmes, située à la
LETTRES SUR METASTASE 397
porte de l'Italie, auront-ils l'idée d'appeler un
compositeur, et de faire faire de la musique pour
eux ?
Le ciel de Bordeaux, les fortunes rapides, les
idées nouvelles que donne le commerce de mer ;
tout cela, joint à la vivacité gasconne, devrait y
faire naître une comédie plus gaie et plus fertile
en événements que celle de Paris. Pas la moindre
trace d'un tel mouvement. Le jeune Français, là
comme ailleurs, étudie son Laharpe, et ne s'avise
pas de poser le livre, et de se dire : Mais cela me
plaît-il réellement ?
On ne trouve un peu d'originalité en France que
dans les classes du peuple, trop ignorantes pour être
imitatrices ; mais le peuple ne s'y occupe pas de
musique, et jamais le fils d'un charron de ce pays-là
ne sera un Joseph Haydn.
La classe riche y apprend tous les matins, dans
son journal, ce qu'elle doit penser le reste de la
journée en politique et en littérature. Enfin la der«
^ière source de la décadence des arts en France, c'est
l'attention anglaise que les gens qui ont le plus
d'âme et d'esprit y donnent aux intérêts politiques.
Je trouve très commode d'habiter un pays pourvu
d'une constitution libre ; mais, à moins d'avoir un
orgueil extrêmement irritable, et une sensibilité
mal placée pour les intérêts du bonheur, je ne vois
pas quel plaisir on peut trouver à s'occuper sans
cesse de constitution et de politique. Dans l'état
398 STENDHAL
actuel des jouissances et des habitudes d'un homme
du monde, le bonheur que nous pouvons tirer de la
manière dont le pouvoir est distribué dans le pays
où nous vivons n'est pas très grand : cela peut nous
nuire, mais non nous faire plaisir.
Je compare l'état de ces patriotes qui songent
sans cesse aux Jiois et à la balance des pouvoirs, à
celui d'un homme qui prendrait un souci continuel
de l'état de soUdité de la maison qu'il habite. Je
veux bien, une fois pour toutes, choisir mon appar-
tement dans une maison soUde et bien bâtie ; mais
enfin on a bâti cette maison pour y jouir tranquille-
ment de tous les plaisirs de la vie, et il faut être, ce
me semble, bien malheureux, quand on est dans un
salon, avec de jolies femmes, pour aller s'inquiéter
de l'état de la toiture de la maison,
Et propier ifitam ifiifendi perdere causas *.
Vous voyez, mon ami, que je vous ai obéi courrier
par courrier. Voilà le relevé des idées assez peu
approfondies que je me trouve avoir sur l'état actuel
de la musique en Italie. Elle y est en pleine déca-
dence, si Ton en croit l'opinion publique, qui, par
hasard, a raison. Pour moi, je jouis tous les soirs de
la décadence ; mais pendant la journée je vis avec
un autre art *.
Ainsi tout ce que je viens de vous écrire doit être
bien médiocre et bien incomplet ; par exemple, je
me souviens seulement à cette heure que Mosca a
LETTRES SUR MÉTASTASE 399
un frère, qui, ainsi que lui, est un compositeur très
agréable.
J'aurais bien mieux aimé avoir à vous parler de
la superbe copie, faite par M. le chevalier Bossi, de
la Cène peinte à Milan par Léonard de Vinci ; des
jolis tableaux esquissés par ce grand peintre et cet
homme aimable pour le feu comte Battaglia, et
relatifs au caractère des quatre ^ands poètes ita-
liens ; des fresques d'Appiani au palais royal ; de
la villa bâtie par M. Melzi sur le lac de Como, etc.
Tout cela m'irait mieux aujourd'hui que de vous
parler du plus bel opéra moderne.
En musique, comme pour beaucoup d'autres]
choses, hélas ! je suis un homme d'un autre sièclej
Madame de Sévigné, fidèle à ses anciennes admi-
rations, n'aimait que Corneille, et disait que Racine/
et le café passeraient. Je suis peut-être aussi injuste T
envers MM. Mayer, Paër, Farinelli, Mosca, Rossini, \
qui sont très estimés en Italie. L'air ^
Ti rwedràt mi rivedrai ♦ ,
du Tancrède de ce dernier, qu'on dit fort jeune,
m'a pourtant fait un vif plaisir. J'en ai toujours à
entendre certain duo de Farinelli, qui commence par
No, non v' amo ♦,
et que, sur plusieurs théâtres, on ajoute au second
acte du Mariage secret.
400 STENDHAL
Je VOUS avouerai, mon aimable Louis, que depuis
que je vous écrivais en 1809, de ma retraite de Salz-
bourg, je n'ai pu encore parvenir à m'expliquer
d'une manière satisfaisante le peu d'empressement
que l'on montre en Italie pour Pergolèse et les grands
maîtres ses contemporains. C'est à peu près aussi
singulier que si nous préférions nos petits écrivains
actuels aux Racine et aux MoUère. Je vois bien que
Pergolèse est né avant que la musique eût atteint,
dans toutes ses branches, une entière perfection :
le genre instrumental a fait, depuis sa mort apparem-
ment, tout le chemin qu'il lui est donné de faire ;
mais le clair-obscur a fait des progrès immenses
après Raphaël, et Raphaël n'en est pas moins resté
le premier peintre du monde.
Montesquieu dit fort bien : « Si le ciel donnait un
jour aux hommes les yeux perçants de l'aigle, qui
doute que les règles de l'architecture ne changeas-
sent sur-le-champ ? Il faudrait des ordres plus
compliqués. »
Il est évident que les Italiens sont changés depuis
le temps de Pergolèse.
La conquête de l'Italie, opérée au moyen d'ac-
tions qui avaient de la grandeur, réveilla d'abord
les peuples de la Lombardie ; dans la suite, les
exploits de ses soldats en Espagne et en Russie,
son association aux destinées d'un grand empire,
quoique cet empire ait eu du malheur, le génie
d'Alfieri, qui est venu ouvrir les yeux à son ardente
LETTRES SUR MÉTASTASE 401
jeunesse sur les études niaises où l'on égarait son
ardeur, tout a fait naître dans ce beau pays,
Il bel paese
Ch' Apennin parle e* l mar circonda e l'Alpe *.
PÉTRARQUE.
la soif d'être une nation.
L'on m'a même dit qu'en Espagne les troupes
d'Italie passaient pour l'avoir emporté, en quelques
occasions, sur les vieilles bandes françaises. Plu-
sieurs beaux caractères se sont fait distinguer dans
les rangs de cette armée. A en juger par un jeune
officier général que je vis blessé au cou à la bataille
de la Moskowa, cette armée a des officiers aussi re-
marquables par la noblesse de leur caractère que
par leur mérite militaire. J'ai trouvé parmi eux
beaucoup de naturel dans les manières, une raison
simple et profonde, et nulle jactance. Tout cela
n'était pas en 1750.
Voilà donc un changement bien réel dans les habi-
tants de l'Italie. Ce changement n'a pas encore eu
le temps d'influer sur les arts. Les peuples de l'an-
cien royaume d'Italie n'ont pas encore joui de ces
longs intervalles de repos, pendant lesquels les
nations demandent des sensations aux beaux- arts.
Je suis très content de remarquer depuis plusieurs
années, en Lombardie, une chose qui ne plaît pas
également à tous nos compatriotes : je veux dire
un peu d'élôignement pour la France. Alfieri a
commencé ce mouvement, qui a été fortifié par les
HAYDN. 26
402 STENDHAL
vingt ou trente millions que le budget du royaume
d'Italie payait chaque année à l'empire français *.
Un jeune homme fougueux qui entre dans la
carrière, brûlant de se distinguer, est importuné
par l'admiration à laquelle le forcent ceux qui l'ont
précédé dans cette même carrière, et qui y ont reçu
les premières places des mains de la victoire. Si les
Italiens nous admiraient davantage, ils nous res-
sembleraient moins dans nos qualités brillantes. Je
ne serais pas trop surpris qu'ils sentissent aujour-
d'hui qu'il n'y a point de vraie grandeur dans les
arts sans originalité, et de vraie grandeur dans une
nation sans une constitution à l'anglaise. Peut-être
vivrai-je encore assez pour voir rejouer en Italie la
Mandragore de Machiavel, les comédies iUlT aru
et tes opéras de Pergolèse. Les Italiens sentiront
tôt ou tard que ce sont là leurs titres de gloire ; ils
en seront plus estimés des étrangers. Pour moi,
j'avoue que j'ai été tout désappointé, entrant un
de ces jours au spectacle à Venise, de trouver qu'on
donnait Zaïre. Tout le monde pleurait, même le
caporal de garde qui était à la porte du parterre, et
les acteurs n'étaient pas sans mérite. Mais, quand
je veux voir Zaïre, je vais à Paris, au ThéAtre-
Francais. J'ai été bien satisfait le lendemain en
voyant VAjo nel imbarazzo (le Gouverneur embar-
rassé), comédie faite par un Romain, et supérieure-
ment jouée par un gros acteur, qui m'a rappela
sur-le-champ Iflland de Berlin, et Mole, dans les
LETTRES SUR METASTASE 403
rôles demi-sérieux qu*il avait pris vers la fin de sa
carrière. Ce gros acteur m'a paru tout à fait digne
d'entrer dans ce triumvirat. Mais c'est en vain
que j'ai cherché à Venise la comédie de Gozzi et la
comédie delV arte : au lieu de cela, on donnait pres-
que tous les jours des traductions du théâtre fran-
çais. Avant-hier je me suis sauvé de la triste Femme
jalouse, pour aller un peu rire, sur la place Saint-
Marc, devant le théâtre de Polichinelle. C'est, en */
vérité, ce qui m'a fait le plus de plaisir à Venise, en
fait de théâtres non chantants. Je trouve cela tout
simple, c'est que Polichinelle et Pantalon sont
indigènes en Italie, et que, dans tous les genres, on
a beau faire, on n'est grand, si l'on est grand, qu'en
étant soi-même^
DÉDICACE
A MADAME DOLIGNY •
Londres f 13 octobre 1814.
// est bien naturel, madame, que je i^ous présente ce
petit ouvrage, le premier que faie jamais écrit. Il
fut fait dans un moment où le malheur aurait pu
m'atteindre, si je ne m^étais pas donné une distrac-
tion. Vous daigniez me demander quelquefois ce que
je faisais, et comment je n'étais pas plus affecté de
ce qui m^arrivait. Voici mon secret : je i^ii^ais dans
un autre monde ; je n^ aurais jamais quitté celui dont
i^ous faites Vornement, si j^a^ais connu dans ce pays-
là quelques âmes comme la vôtre, ou sHl eût été pos-
BAYDN. 26.
406 BTENDHAt
aible que celle que j'admirais sentit pour moi autre
chose que de Vamitié.
Je pars avec le regret d'avoir vu un nuage s'élever
entre vous et moi dans ces derniers fours ; et comme,
entre amis, c'est le moment de la séparation qui décide
de l'intimité future, je crains que, par la suite, nous
ne vivions en étrangers. J'ai trouvé de la douceur à
déposer dans ce petit endroit caché l'expression
simple des sentiments qui m'animent, et dont je ne
prétends point de reconnaissance ; j'aime parce que
j'y trouve du plaisir.
Je sais bailleurs ce que vous avez voulu jaire pour
moi. Vous l'avez voulu, j'en suis certain ; et cette
volonté, quoique privée de succès, me donne le plaisir
d'être reconnaissant à jamais.
Adieu, madame. La vaine fierté que le monde im-
pose me fera peut-être vous parler en indifférent ,•
mais il est impossible que je le sois jamais pour
vous, dans quelque pays éloigné que le sort me con-
duise.
Je suis, avec un profond respect,
THE AUTHOR.
TABLE
Préface 3
i
LETTRES SUR HAYDN
Lettre I'*. — Maison de Haydn ; — la petite vieille ;
— la larve de Haydn ; — mélancolie qu'inspire la
vue de ce grand homme ; — description de Vienne ;
— le Prater et Haydn ; — les femmes de Vienne ;
— les mœurs et le gouvernement favorables à la
musique 9
Lettre IL — Lulli ; — les ouvertures ; — la Cène
de Paul Véronèse ; — les troubadours ; — l'or-
chestre de rOdéon ; — Rameau» — Scarlatti, —
Pleyel ; — la symphonie 17
Lettre IIL — Naissance de Haydn ; — son père,
charron et musicien de village ; — Frank, cousin
du charron, premier maître de Haydn ; — Haydn
chante au lutrin à Haimbourg ; — cerises qui lui
apprennent à triller ; — devient enfant de chœur
408 TABLE
à la cathédrale de Vienne ; — son extrême assiduité
au travail ; — les plaisirs du musicien qui compose ;
— ses avantages sur le poète, le peintre, le sculp-
teur, l'architecte, le guerrier ; — avis à nos femmes
sentimentales ; — ôtcr ses souliers, signe de plaisir ;
— les lancer en l'air, extase complète 27
Lettre IV. — Première messe de Haydn ; — sa
pauvreté extrême ; — il travaille seul à apprendre
le contre-point ; — Porpora ; — Haydn se fait son
jockey pour en tirer quelques bons conseils ; —
il y gagne d'apprendre à chanter dans le grand
goût italien ; — son originalité se développe 35
Lettre V. — Haydn chassé de Saint-Étiennc après
onze ans de service ; — le perruquier Keller devient
son protecteur ; — petites sérénades qu'il exécute
la nuit, et qui lui font donner un opéra à composer ;
— la tempête du Diable Boiteux ; — il donne six
trios ; — la nomenclature de la musique ; — insur-
rection générale des pédants, heureuse pour Haydn ;
— il loge avec Métastase ; — fait des symphonies ;
— entre chez le prince Esterhazy ; — compose
pour le baryton ; — épouse la fille du perruquier
Keller ; — mademoiselle Boselli 43
Lettre VL — Distribution du temps de Haydn au
fort de son génie ; — caractère de ses ouvrages ;
— mot de Mozart sur nos opéras-comiques 55
Lettre VIL — Le jeune Italien des îles Borromées ;
— le caractère italien comparé au caractère fran-
çais ; — la gaieté et la mélancolie ; — le bon ton
français ; — le salon de madame du DeiTant ; —
le café de Foy ; — influence comparative des carac-
tères des deux nations sur leur musique 53
Lettre VI IL — Anecdote encourageante pour
l'étude des beaux-arts ; — on apprend à sentir ; — -
secrets de la composition de Haydn ; — du chant ;
TABLE 409
— romans qui guidaient Haydn dans la composi-
tion des symphonies 71
Lettre IX. — Suite des jugements sur le style de
Haydn ; — considérations fort peu savantes sur
la musique 91
Lettre X. — Les Sept Paroles ; — symphonies pour
les jours saints 105
Lettre XL — Gaieté et vivacité de Haydn ; — il
pouvait porter le comique dans la musique instru-
mentale ; — symphonie comique ; — anecdotes. . 109
Lettre XIL — Opéras de Haydn ; — leur mérite ;
— plaisir donné par la musique, différent du
plaisir que cause la peinture ; — en quoi 117
Lettre XI IL — De la mélodie ; — du chant chez les
différentes nations ; — Haydn en manque dans ses
opéras 125
Lettre XIV. — Lettre adressée à l'auteur sur l'école
de Naples ; — Scarlatti, — Porpora, — Léo, —
Durante, — Vinci, — Pergolèse, — il Sassone, —
Jomelli, — Ferez, — Tractta, — Sacchini, —
Bach, — Piccini, — Paisiello, — Guglielmi, —
Anfossi 133
Lettre XV. — Nouveaux détails sur la vie de
célèbres compositeurs ; — Haydn, — Gluck, —
Sarti, — Cimarosa, — Sacchini, — Paisiello, —
Zingarelli ; — bague de Haydn ; — mort du prince
Nicolas ; — trait de ridicule fort précieux de la
part d'un amateur parisien ; — la mort de made-
moiselle Boselli décide Haydn à faire un voyage à
Londres ; — anecdotes sur son séjour dans cette
ville ; — second voyage de Haydn à Londres ; —
mademoiselle Billington ; — l'Ariane abandonnée ;
— son retour ; — sa fortune 141
Lettre XVI. — Les messes de Haydn ; — Pales-
trina, — Durante ; — aventure de FarincUi et de
410 TABLE
Scncsino ; — let brebii mmicieium des tlea Bor-
romécs ; — caractère des mcases de Haydn J5S
Lettre XVU. — Petit avertÎMement 17ft
Letths XVIII. — Ridczions un p«u Binirea ; —
Tobie ; — la Criatiçn ; — détaiU iur l'oratorio ;
— Ilxodel ; — la Destruction de Jirutaltm ; —
1 physique de la nature par la muiique ;
•niimentale ; — musique pittoresque ;
— cxamra de la Création 173;
Lettre XIX. — Sucrés de la Création ; -^ la machine
infernale ; — les moments de plaisir et de peine ne
laissent pas de souvenir distinct ; — anecdotes ; —
du beau en musique ; — du beau idéal en général. . 195-
Fragment de la réponse à la lettre précédente 209
Letthe XX. — L'oratorio des Qumlre SaisonM ; —
histoire de Stradella et d'Hortensia ; — compa-
raison des principaux musiciens avec les peintres
les plus célibres 21»
Lettre XXI. — Dernières années de Haydn ; —
la messe de l'Institut ; — touchante célébration
du jour de la naissance de Haydn, chez le prince
Lobkowitr 22»
Letthe XXII. — Mort do Haydn ; — sa piété : —
son héritier ; — ton épitapho ; — des artiste» du
jour 235-
Catalocve des œuvres de Haydn 24S
VIE DE MOZART
Lettre 25a
CiiAPiTHR I", — Son enfance; — «es étonnantes
dispositions ; — ses succès li l'âfe de six ans ; —
voya^ jk Vienne ; — il vient i Paris à l'ige de
sept eus, y joue dans des ronecrts publics, et y
compose ; — il va à Londres, y joue des sympho-
nies tic sa composition ; — conlinue ses voyages à
\
TABLE 411
"La Haye, à Amsterdam ; — retourne à Salzbourg ;
— son séjour à Milan, — à Rome ; — Miserere de
la chapelle Sixtine 255
Chapitre IL — Suite des merveilles de son enfance. . 275
'Chapitre III. — Mozart vient à Paris dans l'inten-
tion de s*y fixer ; — il quitte cette ville au bout de
dix-huit mois ; — Idoménèe ; — la Flûte enchantée ;
— liste de ses œuvres ; — son portrait ; — son
caractère ; — son aventure au théâtre de Berlin. . 279
"Chapitre IV. — Habitudes de Mozart ; — anec-
dotes 289
■Chapitre V. — Son desintéressement ; — son trai-
tement à la cour de Vienne 295
Chapitre VI. — La femme de Mozart ; — singuliers
pressentiments de ce grand artiste ; — son extrême
application au travail 299
Chapitre VIL — Comparaison de la Flûte enchantée
et des Mystères d'Isis ; — le fameux Requiem ; —
mort de Mozart 307
Xettre sur Mozart ; — caractère de sa musique .... 315
LETTRES SUR MÉTASTASE
I'® LETTRE. — Manière dont on doit envisager ses
ouvrages ; — l'Olympiade ; — musique de Pcrgo-
lèse 327
JI® LETTRE. — Son génie comparé à celui des autres
grands poètes de l'Italie ; — la Canzonnetta a
Nice ; — quelques détails sur sa vie 357
iiETTRE sur l'état actuel de la musique en Italie. . . . 373
J)£DICACE 405
fin de la table
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
LETTRES SUR HAYDN
Lettre Première
Page 9. Mon ami,... — Sans doute, dans la pensée de
Stendhal, son fidèle ami d'enfance Louis Crozet.
Page 11. ... la larçe grossière sous laquelle... — Edit.
1814 : le larçe grossier sous lequel...
P^ge 11. ... par che si sdegni. — Les cités meurent, les
royaumes meurent... Et il semble que V homme s* in-
digne (Têtre mortel /... Les éditions de 1814 et de 1854
donnent : cadono au lieu de muojono. Nous rétablis-
sons le vrai texte du Tasse. Cette citation est déjà
dans Corinne.
Page 11. ... jusque dans les salons de Paris. — Tout ce
début, y compris Tallusion au papillon de Platon,
est tiré de la lettre première de Carpani, datée de
Vienne, 15 avril 1808. Par contre, la charmante des-
cription de Vienne et l'intéressant développement
sur la société viennoise appartiennent en propre à
Stendhal.
Lettre II
Page 17. ... e quasi assorte. — Moi, pèlerin errant,
ballotté au milieu des écueils, presque englouti sous les
eaux.
414 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
Page 18. ... enfin le copiste fidèle de sa musique. — Tous
ces noms propres, cités par Carpani, sont plus ou
moins défigurés dans les éditions de 1814 et de 1854.
Page 19. ... V ingrat ùhef-d^œus^re (Tun bon harmoniste, —
J.- J. Rousseau, Dictionnaire de musique, article Fugue.
Page 20. ... un esclaffe turc de la trompette, — Cf. Lettres
de Ch. de Brosses, lettre XVII : «Au devant du tableau,
dans le vide de Tintérieur du triclinium, le Titien joue
de la basse, Paul [Véronèse] joue de la viole, le
Tintoret, du violon, et le Bassan, de la flûte, par où
il [le peintre] a voulu faire allusion à la profonde
science et à l'exécution lente et sage du Titien, aux
brillants et aux agréments de Paul, à la rapidité du
Tintoret et à la suavité du Bassan » (édition Romain
Colomb, tome I, page 209).
Page 21. ... V admirable orchestre de rOdéon,.,, — On
jouait alors à TOdéon Topéra-boufTe italien ; Ange-
line Bereyter, une des amies de Stendhal, chantait
à ce théâtre.
Page 22. ... depuis longues années :... — Conforme aux
éditions 1814 et 1854.
Page 22. ... des concertas de voix,... — Sonatine di gala.
(Carpani.)
Page 25. ... donner le même mou^emerU,,. — Edit. 1814
et 1854 : donner le mouvement. L' errât, de 1817 donne
la vraie lecture : le même mouvement.
Page 25. ... Beethoven... — C'est la seule fois que le
nom de Beethoven est cité dans le cours de cet ou-
vrage. Stendhal s'en excusera k la fin de Terrât, de
1817 (voir notre Avant- propos). Mais, en 1814,
Beethoven était encore peu connu en France, et
apprécié de façons très diverses en Allemagne. L'opi-
nion sur Beethoven est d'ailleurs de Carpani.
Page 25. ... ils ont touché tous les cœurs. — Toute la
partie historique de cette lettre est un abrégé de la
lettre première de Carpani. On reconnaîtra assez
facilement les passages qui appartiennent à Stendhal.
NOTES £T ÉCLAIRCISSEMENTS 415
Lettre III
Page 27. Natura il fece, e poi ruppe la stampa, — La
nature le fit, et puis brisa le moule.
Page 28. ... deux tympanons,,,. — Edit. 1814 et 1854,
que nous suivons. Mais Carpani donne : timpani
(timbales) qui serait bien préférable. Le tympanon,
ancêtre de l'épinette et du clavecin, n'avait en effet
rien du tambour. Deux timbales, au contraire,
accordées en quinte ou en quarte, donnent les deux
tons, ou plutôt les deux sons, dont parle Bombet-
Carpani. Bombet, cette fois, a mal traduit.
Page 29. ,,, le jeune tympaniste,,, — Ou plutôt : tim-
balier.
Page 34. ... il faut cacher sa vie. — Cette lettre, y com-
pris l'épigraphe et le singulier développement sur
l'infériorité de l'architecte, du sculpteur, du peintre
par rapport au musicien, est tirée de la lettre II de
Carpani ; l'anecdote de Pacchiarotti est tirée de la
lettre VIII. L'anecdote de l'homme de Brescia est
de Stendhal (cf. Vie de Rossini, Introduction, m),
ainsi que la fin, avec l'allusion à la police secrète.
« La sensibilité a sa pudeur » est aussi une phrase où
l'on reconnaîtra la subtile délicatesse du futur auteur
de V Amour»
Lettre IV
Page 35. ... d^une assemblée délibérante ;... — Le Conseil
d'Etat.
Page 35. ... un homme puissant et sans esprit,,.. —
Sans doute le Burrhus de la Consultation pour Banti,
celui dont Napoléon disait : « C'est le travail du bœuf
et le courage du lion. »
Page 37. ...et qui n avait pas un sou. — Edit. 1854 :
et n'avait pas un sou. Nous rétablissons le qui d'après
l'édit. de 1814.
41G NOTES ET ÉCLAIRCtSSBllENTS
Page 39. ... le prouveraient tU re»le :... — Edît. 1814
et 1854 : du reste. Nous adoptons de reste, d'après
l'emit. de 1817.
Page 40. ... quelques épUhites de sot,,.. — C'utceio, ftne
(Carpani).
Page 40. ... où il touchait Vorgue;... — Edit. 1854 :
de l'orgue. Nous rétablissons le texte de 1814.
Page 41. ... à se faire un four un style tout à lui. —
Texte tiré, à partir du quatrième alinéa, de la lettre III
de Carpani, Bade, 20 juin 1808, sauf le développe-
ment sur l'imitation, qui est de Stendhal, quoique le
germe en soit déjà dans Carpani.
Lettre V
Page 44. ... le Ridotto. ■ — La Redoute.
Page 45. Le théâtre de Carinlhie... — Ou, plus exacte-
ment, théâtre de la porte de Carinthie.
Page 46. ... parUraient mieux de la vertu. — On devine
que cet excellent trait n'est pas tiré de Carpani.
Page 47. ... rimaginalion du spectateur. — Ce para-,
graphe, avec le dialogue entre Haydn et l'auteur,
est une invention de Stendhal.
Page 49. ... son premier quatuor en B fa à sextuple,...
~ < Sextuple : nom donné assez improprement aux
a mesures à deux temps, composées de six notes
« égales, trois pour chaque temps ; ces sortes de me-
« sures ont été appelées encore plus mal à propos par
H quelques-uns : mesures à six temps» (J.-J. Rousseau,
Dict. de musique).
Page 50. ... il n'eut pas son Gravina. — Voir Vie de
Métastase, page 370.
Page 52 .... le baryton,... — « Comme forme, cet instru-
« ment avait beaucoup de rapport avec la viole de
« gambe. On y mettait des cordes de boyaux, aux*
« quelles correspondaient des cordes de laiton pla-
1 cées au-dessous ; les premières se jouaient avec
« l'archet, les autres se pinçaient avec les doigts ■
NOTB8 BT éCLAIRCISSBMBNTS 417
(Carpani). C'était un instrument dans le genre de la
çiole d^amouTy avec des cordes métalliques vibrant
par sympathie sous l'influence des cordes supérieures.
Voir sur le baryton un intéressant article dans la revue
musicale 5. /. M., n^ du 15 janvier 1910, pp. 45-56.
Page 54. ... ocae une loyauté parfaiu, — Le traducteur
anglais ne manque pas de faire suivre ces deux para-
graphes d'une note vertueuse ainsi conçue : c Quoique
les circonstances ici racontées puissent dans une
certaine mesure excuser la conduite de Haydn, le
relâchement des mœurs, qui s'observe si généralement
parmi les musiciens, est, pour les moralistes, une
ëérieuse objection contre la musique eUe-mime, etc. »
Page 54. ... un homme qui marche constamment à son
but. Adieu. — Tiré de la lettre V de Carpani, Bade,
le 16 août 1808. La note de la page 48 sur le pédan-
tisme des règles de la musique et sur l'Ecole poly-
technique avant 1804 est naturellement de Stendhal.
Lettre YI
Page 57. Ls violoncelle... — Edit. 1814 et 1854 : FoUo.
Errât. 1817 : le ifioloncelle.
Page 57. ... F alto, ...— Edit. 1814 et 1854 : la basse.
Errât. 1817 : Falto.
Page 58. ... ^ çioloncelle,... — Edit. 1814 et 1854 :
ralto, L'errat. de 1817 ne propose aucune correction ;
mais la substitution du violoncelle à l'alto est une
conséquence forcée des deux corrections ci-dessus.
Carpani (voir Appendice) relève vertement ces trois
inadvertances, qui indiquent, non pas l'ignorance de
l'auteur, mais seulement la hâte avec laquelle le
livre a été fait, imprimé et corrigé. Le traducteur
anglais n'a pas vu la confusion, pourtant évidente,
entre l'alto et le violoncelle, et, dans une des c notes
savantes » dont parle Stendhal, M. G., l'auteur des
HAYDN. 27
418 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
Sacred Mélodies^ disserte gravement pendant deux
pages sur la différence des quatuors de Haydn et de
ceux de Beethoven ; chez Haydn, la bcuse est bien,
dit-il, la bonne femme un peu bavarde dont parle
Bombet ; chez Beethoven, au contraire, la partie
de basse est beaucoup plus sérieuse. Bombet, taxé
d'ignorance par Carpani pour de simples cocpiilles,
dut bien rire de l'ignorance véritable du savant
M. G.
Page 60. // n*y apaii pas deux ans,,, — Edit. 1814
et 1854 : deux jours, lecture qui n'offre aucun sens
satisfaisant. Y a-t-il là une distraction du copiste,
qui aurait écrit jours pour ans ? Ou bien le copiste
aurait-il mal compris le mot anglais years que Stendhal
aurait écrit au lieu du mot français ? Ce qu'il y a
de sûr, c'est que la leçon : deux jours est inaccep-
table.
Page 61. ... deux adagio des Sept paroles, — Tiré, y
compris l'amusant paragraphe sur le quatuor, de
la lettre VI de Carpani, Vienne, 2 octobre 1808.
Les deux derniers paragraphes, toute la lettre sui-
vante, toute la première partie de la lettre VHI, sont
du Stendhal, et du meilleur.
Lettre VII
Page 63. Lettre VIL — Voir, pour toute cette lettre,
le Journal et Rome, Naples et Florence. Stendhal
commence à utiliser ici son arsenal de notes, c Je
« viens travailler chez moi, où j*ai fait une note
« vraie et puisée dans mes observations personnelles
« de Vennui français et la mélancolie italienne »
(Journal, 7 avril 1813).
Page 64. ... il croit que nous tenons à la police^ ... —
Encore la police.
Page 64. ... les font naître. — Cf. Mémoires de Ben-
venuto Cellini, chap. xi : « ... Que Votre Sainteté le
NOTES ET ÉCLAIRCI6SEMENTB 419
« sache : les princes, en enrichissant les artistes,
« arrosent et vivifient le génie, qui, dans le cas con-
« traire, languit maigre et chétif... »
Page 65. ... let old wrinkles corne /. . . — Nous avons
rétabli le deuxième vers, tronqué dans les éditions
de 1814 et 1854. Voici la traduction de ces deux vers,
et des deux qui les précèdent : Antonio. Je ne consi-
dère le monde que comme il doit être considéré, Gratiano ;
un théâtre où chacun doit jouer un rôle ; et le mien est
un triste râle, Gratiano. Laissez-moi alors jouer le
bouffon : que les rides de la vieillesse ne me viennent
qu*au sein du rire et de la joie, etc.
Page 66. ... soulage la mélancolie,,,. — Cf. Histoire de
la Peinture en Italie, chap. cxxv, note, et Rome,
Naples et Florence, 1®^ septembre 1817.
Page 68. ... dLune ville de commerce du Midi,,.. —
Par exemple, à Marseille.
Page 69. ... des habitudes filles.., — Edit. 1814 et 1854 :
fines, qui n'offre aucun sens. La vraie lecture : fiUeSy
est donnée par Terrât, de 1817.
Page 69. Quel peccator, etc, — Enfer, chant XXXII I.
Le pécheur détourna la bouche du féroce repas (Le
comte Ugolin ronge le crâne de l'archevêque Rug-
gieri).
Lettre VIII
Page 71. Lettre VI IL — L'auteur, depuis la dernière
lettre datée de Vienne, 3 octobre 1808, est censé
avoir quitté Vienne devant les armées françaises,
et s'être réfugié à Salzbourg ; il se donne, au com-
mencement de cette lettre, pour un émigré, ancien
capitaine de grenadiers dans l'armée royale, qui a
quitté la France vers 1790 ; cette fiction était évi-
demment destinée à lui concilier les sympathies du
monde de la première Restauration.
Page 73. Un de mes amis,.. — Sans doute lui-même, ou
Louis Crozet.
420 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
Page 75. ... le métier eTun agent de M, de Sartine,,,. —
Toujours la police.
Page 76. ... m'ait jamais procuré. — Voir dans les
Soirées de r orchestre, 21® soirée, une description enthou-
siaste d'un de ces concerts de Saint- Paul, où Berlioz
entendit des psaumes chantés à l'unisson par six
mille cinq cents enfants.
Page 76. Or ce chant,,.. — c La mémoire de Haydn a un
peu embelli ce chant. » (Note de Stendhal dans Terrât,
de 1817, non reproduite dans Tédit. de 1854.) Il est
inutile d'ajouter que ces deux lignes de musique
sont dans Carpani (lettre 111, en note). D'après la
traduction anglaise (page 88), ce chant serait de
Jones, organiste de Saint-Paul, sauf un léger change-
ment à la 12® mesure.
Page 76. Signora Contessina. — Légère erreur de
Stendhal. Les mots : Signora Contessina se rapportent
à Tair bouiïe de Geronimo. Il s'agit ici du trio qui
suit cet air, et où Caroline, se moquant de la préten-
tieuse Lisette, l'appelle : CorUessa garhata.
Page 77. Deh ! Signor I — Signor I deh ! concedete. Ce
sont les premiers mots du beau récitatif obligé qui
précède le duo de Paolino et du Comte, 1^^ acte,
2® tableau.
Page 77 .... au Consers^atoire de la rue Bergère. —
Cf. Journal, octobre 1813. (Soirées du Stendhal Club,
2® série, page 104.)
Page 78. ... turbando il riposo,... — Acte I, fin du
1®^ tableau. Air de Figaro.
Page 79. ... cosa faccio. — Acte I, 1®' tableau des Noces
de Figaro. Air de Chérubin.
Page 79. Felice un servo mio ! — Acte II, 1®^ tableau
du même opéra. Air du comte.
Page 80. ... parler des plaines de Babylone. — Les
idées de Stendhal n'ont pas changé, depuis le temps
où, au 6^ dragons, il manquait de se battre en duel
pour a la cîme indéterminée des forêts » d'Atala. Cette
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 421
citation piquante dn Génie du Christianisme n*a pas
dû concilier à Stendhal les bonnes grâces de Cha-
teaubriand.
Page 81. ... comme nous de la ha^se^.,, — Edit. 1854 :
mais comme nous jouons de la basse. Nous rétablissons
le texte de l'édition de 1814.
Page 81. ... tels quon les chante à Constantinople,.».
— Nous laissons subsister cette phrase telle que la
donnent les éditions de 1814 et de 1854, bien qu'elle
ne soit pas satisfaisante.
Page 83. Mozart et Haydn en sont remplis, — Nous
rétablissons d'une façon correcte, dans cette note de
Stendhal tirée de Carpani, les désignations de tons,
plus ou moins défigurées dans les édit. de 1814 et
de 1854. Il s'agit du passage du ton d'ut mineur au
ton de soif puis au ton de mi.
Page 86. ... un moyen facile de Védaircir, — Edit. 1814
et 1854 : les éclaircir.
Page 86. ... si Von eût donné ces passages à un autre
instrument, — Cf. M™® de Staël, De r Allemagne,
2® partie, chap. xxxii : « Ores te, dans Iphigénie en
« Tauride, dit : Le calme rentre dans mon âme, et
« l'air qu'il chante exprime ce sentiment ; mais l'ac-
« compagnement de cet air est sombre et agité. Les
« musiciens, étonnés de ce contraste, voulaient adou-
a cir l'accompagnement en l'exécutant ; Gluck s'en
« irritait et leur criait : « N'écoutez pas Ores te ; il dit
« qu'il est calme ; il ment. »
Page 86. ,,, les as^ait rapportées de Rome. Stendhal s'est
ici un peu embrouillé dans les Bach. Il ne s'agit pas
de Bach l'ancien (Jean Sébastien), mais de son fils
(Charles Philippe Emmanuel) ; encore Carpani fait-il
remarquer que ce n'est pas Emmanuel qui a séjourne
en Italie, mais un de ses frères.
Page 88. Je ferai, je ferai ; mais le clavecin me tue, —
Faro, fard, ma il cembalo m'ammazza, (Carpani.)
Page 89. ... Visconti et Winckelmann, — Stendhal
DAYDN. 27.
422 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
avait eu déjà à dépouiller les ouvrages de ces deux
archéologues pour la préparation de son Histoire de
la Peinture en Italie. Il reprochait à Wînckehnaiin
un peu de sensihUriê allemande. Il dira plaisamment
un peu plus tard (lettre à Louis Crozel du 20 oc-
tobre 1816, Correspondance^ édition Paupe, tome 11 »
page 14) : c Winckelmann, e^est M^® Emilie racontant
rhistoire d*Hélotse et d*Abélard. »
Page 90. ... à nos feux étonnée, — Texte tiré, à partir
de la page 80, de la lettre IV de Carpani, Bade,
18 juillet 1808. Quelques passages ; compris dan&
les pages 71-80 sont également pris dans Carpani,
lettre 111, Bade, 20 juin 1808, ainsi que la fin de la
lettre où notre auteur, abandonnant la lettre lY de
Carpani, revient à la lettre III.
Lettre IX
Page 93. ... convenance de style. — Edit. 1814 : conve^
nances de style.
Page 95. ... vous la rendre ensuite plus, agréable. —
Tout ce début est tiré des lettres III et IV de Carpani.
Page 95. Sortite, sortite^... — Duo des Noces de Figaro^
acte I^^, 2^ tableau, un peu avant le finale.
Page 95. ... des HoraceSj,,. — Opéra de Cimarosa.
Page 96. Rien négcde mon bonheur, — Cf. Voltaire,
Dictionnaire philosophique^ article Art dramatique :
Voltaire s'élève contre V Encyclopédie, article ExpreS'
sionj où Cahusac, à propos d'un passage de Persée^
musique de Lulli, paroles de Quinault, soutient la
même idée que l'ami de Stendhal. Les vers de Qui-
nault disent :
Je jmrît Vépom^amie ei la nmri en iùuê /iMur ;
Tout se change en rocher à mon aspecL horrible.
Cahusac prétend que la musique de Lulli chante :
Je porte Vallégresae ei la vie en tous lUux ;
Tout s'anime et s'enflamme à mon €upect aimabU.
NOTES ET é(XAIRCIS£EMBMTS 423
Page 97. ,., du commencement de Don Juan. — La cita-
tion exacte serait :
LasciOt o carOf
La rimembranza ammrml
(D«o de dosa Aana et de don OtUivio).
Page 97. ... Ser M arc^ Antonio, — Opéra-boufTe de
PavesL
Page 98. ... lin tableau de Téniers ou de Van Ostade, —
C'est oe que nous appelons des tableaux vivants.
Cf. Goethe, Les Affinités Electives, 2^ partie, cha-
pitre VI.
Page 98. ... Proméihée,.,, — Stendhal avait assisté à
une représentation de ce ballet à Milan, en octo-
bre 1813. Voir Journal, à cette date.
Page 98. ... pour décrire, la rapidité du mouvement, par
exemple,,., — Edit. 1814 et 1854 : Pour décrire la
rapidité du mouvement, La virgule après décrire, qui
est essentielle, est indiquée dans Terrât, de 1817.
Page 99. ... partagent avec Haydn, — A partir d'ici,
quelques emprunts à la lettre III de Carpani.
Page 99. ... la Molinara,,., — Opéra -bouffe de Pai-
siello.
Page 99. ... Pirro.., — Opéra de Zingarelli.
Page 102. ,,, la Frascaîana,., — De Paisiello.
Page 103. ... et cesi nous qui régnons ! — Les Deux
Siècles, 1771. Les éditions de 1814 et de 1854, au
lieu de ces dix vers, donnent deux vers tronqués :
Un fowr les grenouilles se levèrent.
Et dirent aux coucous : Illustres compagnons.
Mais Terrât, de 1817 rétablit le vrai texte, en ajoutant
la note suivante : « L'auteur était trop loin de son
imprimeur pour corriger les épreuves ; la copie était
peu lisible ; et Ton a réduit à deux misérables lignes
ces vers charmants de Voi taire (suivent les dix vers
des Deux Siècles), Les citations de Sbakspeare sont
également mutilées, m
424 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
Lettre X
Page 105. ... Ventierro ;... — Edil. 1814 et 1854 :
irUiero, Nous rétablissons la vraie orthographe du
mot espagnol.
Page 108. ,,, et que Von a appelée le sublime. — Tiré de
la lettre VII de Carpani, Vienne, l®"" novembre 1808,
sauf le dernier paragraphe ; on remarquera, dans
tous les développements qui appartiennent à Sten-
dhal, les nombreuses digressions sur la peinture ;
elles s'expliquent chez un auteur qui s'occupait
depuis plusieurs années de VHistoire de la Peinture
en Italie, A signaler d'ailleurs que Carpani lui-même
fourmille d'allusions aux peintres.
Lettre XI
Page 111. Arda nel fuoco, — Non^ là-haut^ dans les
chœurs des bienheureux, n entrent point les castrats.
Car il est écrit dans ce lieu.,. — Dites, qu'est-ce qui
est écrit? — U arbre qui ne produit pas de fruits
brûle au feu.
Page 112. ... les canons bernesques.., — Nous pensons
que le mot burlesques eût mieux convenu ici que le
mot bernesques, qui s'applique peu à des compositions
musicales.
Page 115. ... ils firent ressauter P auditoire endormi, —
Tiré entièrement de Carpani, lettre VIT, Vienne,
2 octobre 1808.
Lettre XII
Pap^e 119. ... when I hear sweet music. — Je ne suis
jamais gaie quand f entends une douce musique.
Page 121. Che cosa è amor, — C'est l'air fameux de
Chérubin, l®'" acte, 2® tableau.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 425
Page 123. ... à tout un opéra de Gluck. Adieu. — Plu-
sieurs passages de cette lettre sont tirés de la lettre VIII
de Carpani, Vienne, 4 février 1809. L*anecdote de
Jomelli à Padoue est tirée de la lettre III de Carpani,
Lettre XIII
Page 127. ... une jolie petite comédie^ très bien coupée
par la musique. — Cette analyse du Mariage Secret
est des plus exactes ; à signaler toutefois une petite
erreur de Stendhal à propos des couplets de Fidalma :
Ma con un marito, qui peignent, en traits incisifs,
le ridicule d'une vieille veuve amoureuse ; ils se
trouvent, non au 2® acte, mais au i^^. — Ce délicieux
chef-d'œuvre n'a plus été représenté en France
depuis de bien longues années ; l'auteur des présentes
notes a terminé en 1912 une adaptation entièrement
nouvelle du livret, en vers, qu'il destine au théâtre
des Champs-Elysées.
Page 128. ... sur la tombe d'Admète,... — Légère erreur
de Stendhal : Admète ne meurt pas, dans Alceste.
Page 130. ... la mélodie d^une nation voisine... — La
France. Stendhal est prudent ; il a lu et médité ce
passage de d'Alembert : « Il y a chez toutes les nations
« deux choses qu'on doit respecter, la religion et le
« gouvernement ; en France, on en ajoute une troi-
« sième : la musique du pays. » (Mélanges de littéra-
ture et de philosophie : De la liberté de la musique).
Si Carpani a fourni à Stendhal les éléments biogra-
phiques et historiques de la Vie de Haydn, les auteurs
du xviii^ siècle qui se sont occupés de critique mu-
sicale, Grimm, Diderot, d'Alembert, et surtout
J.-J. Rousseau, lui ont donné ou suggéré les meil-
leures de ses idées. Précurseur dans d'autres domaines,
Stendhal doit plutôt, en musique, être considéré
comme un escarmoucheur attardé de la Querelle des
Bouffons.
426 NOTES BT ÉCLAISClSSeilBNTS
Pa^ 132. ... faire mourir Diéon «Tium manière f.
U^Ue et tovckoMte. — Cf. Hitioirv de la Peinture en
Ibdie, daapitre xc.
Page 132. Dmtu km» cojut. — Tiré «i partie de la lettre
VIII de Carpani, y compris la citation du vers latin
d'Aristénète. Est-il besoin de rappeler que le Mariage
Secret fut la première pièce que Stendhal entendit
en Italie, à Ivrée ? [voir Vie de Henri Brulard). La
Caroline d'Ivrée avait « une dent de moins sur le
devant » : cette dent de moins, par hasard, n'empêcha
pas la crialaUitation.
Lettre X!V
Page 133. Lettre XIV. — Stendhal case dans cette
lettre un « extrait » qu'il fit, en 1811 ou en 1813,
d'un ouvrage d'un abbé napolitain. Voir Journal,
10 octobre 1813 (Soirées du Stendhal Club, 2^ série,
pages 103-106), et lettre du 8 décembre 1811, où
Stendhal écrit à sa sœur Pauline qu'il attend de
Naples un livre qui traite de la musique.
Page 139. Benda, né en 1714, mort en 1795. — Nous
indiquons la date de la mort de Benda, date que
Stendhal avait laissée en blanc dans son manuscrit,
et que les édit. de 1814 et de 1854 remplacent par ***.
Du resie, nous ne relevons pas les erreurs de dates
que contient cette liste ; il y a des dictionnaires
spéciaux que pourront consulter ceux que la musique
intéresse ; nous nous sommes expliqué sur ce point
dans notre Avant-propos.
Lettre XV
Page 141. Je ne poste jamais à Venîae... — Au moment
où il préparait son ouvrage, St«adhal était allé déjà
une fois à Venise, en seplembre-octobre 1813.
NCTTBS ET ÉCLAIRCISSEMENTS 427
Page 142. ... aux artistes viifarU à PayU^.,. — A Paris
et dans bien d'autres villes. C'est sans doute en par-
tant de cette idée^ tristement vraie, que Stendhal
voyage incognito, a J'évitai d'être reconnu ; je ne
voulais pas perdre mon temps à Rome à des dîners
(^iciels... Je n'allai voir les autorités que la veille
de mon départ... Je fus invité partout à des dîners
que j'esquivai en partant. » (Journal d^luUie,
page 230.)
Page 144. ... des pensées... — Edit. 1814 : pensers.
Page 145. ... Vinifitaiion des directeurs du Concert
spirituel... — a Concert qui tient Heu de spectacle
« public à Paris durant les temps où les autres
« spectacles sont fermés. 11 est établi au château des
« Tuileries, les concertants y sont très nombreux,
« et la salle est fort bien décorée : on y exécute des
« motets, des symphonies, et l'on se donne aussi
« le plaisir d'y défigurer de temps en temps quelques
« airs italiens. » (J.-J. Rousseau, Dictionnaire de mu-
sique).
Page 149. ... qui était un haydniste... — Edit. 1814 :
haydaniste. Elrrat. 1817 : haydiniste.
Page 152. ... un chant et un accompagnement correct. —
L'édition de 1854 donne : corrects. Nous préférons
la leçon : correct, de l'édition de 1814. — Il s'agit
d'un canon amusant, que nous donnons pp. 152-153,
d'après la traduction anglaise, a II y a une troisième
(r sorte de canons^ très rares ; c'est ce qu'on pourrait
« appeler double caiwn rens^ersé ; il y a un tel artifice
« dans cette sorte de canons que, soit qu'on chante
«i les parties dans l'ordre naturel, soit qu'on renverse
tt le papier pour les chanter dans un ordre rétro-
a grade, en sorte que l'on commence par la fin et
« que la basse devienne le dessus, on a toujours une
« bonne harmonie et un canon régulier. » (J.-J. Rous-
seau, Dictionnaire de musique). Le canon de Haydn,
sur les paroles : Ta voix, â Harmonie, est divine^ peut
428 NOTES ET ÉCLAlRCtSEEHENTS
se chanter encore de deux autres manières, en lisant
la musique par la fin (ou, ce qui revient au mêni«,
en la lisaDt, par transparence, du cAté du verso),
soit dans le sens ordinaire du papier, soit en le ren*
versant. Il nous a paru JDtéressant de reproduire
cette curiosité musicale, qui est intitulée, dans l'édi-
tion anglaise de 1817 : canon eancriiaiu (canon k
Page 153. ... que Ut autres nations. — Tiré, saut de
courtes observations, de la lettre Xlll de Carpanî,
dal Bannato, 29 juillet 1809, et, à partir de la page 152
(Il quitta Londres, etc.), de la lettre XIV de Carpani,
liai Bannato, 18 septembre 1809.
Lettre XVI
Page 158. ... que Vouvritr notre contemporain? —
Cf. Histoire de la Peinture en Italie, chap. x.
Page 159. ... plus tôt,... — Edit. 1814 et 1854 : plutât.
Page 161. ... un chapeau charmant. — Edit. 1854 : un
charmant chapeau.
Page 162. ... ils ne croient plus le bonheur possible. —
Cf. Histoire de la Peinture en Italie, chap. cxxv,
note.
Page 162. ... un rôU de tyran... — Edit. 1814 et 1854 :
un vrai râle de tyran. L'errat. de 1817 donne la le^on
que nous adoptons.
Page 165. ... retentissants... — Edit. 1814 et 1854 :
ralentissants, qui n'a aucun sens. L'errat. de 1817
donne la correclton que nous adoptons.
Page 165, ... quelque chose tTétrangU... — Una caâenxa
stroziata, une cadence étranglée (Carpani).
Page 168. ... emploie quelquefois Us mouvements... —
Editions de 1814 et 1854 : U tnouvement. Nous corri-
geons ce que nous croyons être une faute d'impres-
sion -, sans quoi, le pluriel rappelUnt qui existe dans
les deux éditions ne s'expliquerait que difficilement.
NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS 429
Page 168. Cabanis i^ous dira... — Carpani le dit aussi.
Page 169. ... le célèbre poète tragique CoUin. — Tiré de
Carpani, lettre IX, Vienne, 28 février 1809, y com-
pris l'anecdote de la messe entendue à Vienne en
1799, celle de Senesino, celle des brebis mélomanes ;
les deux citations musicales sont aussi de Carpani ;
la deuxième est défigurée dans les éditions de 1814
et de 1854.
Lettre XVII
Page 172. ... des accès de vivacité charmants. — Cette
lettre est de Tinvention de Stendhal.
Lettre XVIII
Page 173. ...la vallée de Chamouny,... — Nous conser-
vons r orthographe des éditions de 1814 et 1854.
Page 174. ... un intermède de Pergolèse,... — La Serva
padrona.
Page 175. Haydn, longtemps avant... — Ici reprennent
les emprunta à Carpani, lettre X, dal Bannato,
28 mai 1809.
Page 175. ... il eut plus de grandiose dans les idées ;...
— Note de l'errat. de 1817 : « En 1791, Haydn
assista à sa Création exécutée dans l'église de West-
minster. Il y entendit pour la première fois un
orchestre de 1.067 musiciens :
Violons :
250
Hautbois :
40
Altos :
50
Bassons :
40
Violoncelles :
50
Cors :
12
Contre-basses :
27
Trompettes :
14
Tambours :
8
Trombones :
12
Orgue :
1
Voix :
563
L* effet fut très doux ; on entendait très bien les voix.
Chose singulière, les sons bas parurent manquer de
430 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
force. Voir les détails, page 230 de la traduction
(anglaise) i». C'est évidemment par erreur que Terrât,
de 1817 parle de la Création en 1791, c'est-à-dire à
une époque où elle n'était pas encore écrite. Nous
nous sommes reporté à la traduction anglaise : il
s'agit simplement d'un concert monstre organisé
en 1791 à Londres, qui dura plusieurs jours et qui
attira, paraît-il, des musiciens de tous les pays d'Eu-
rope. Il faut lire, croyons-nous, Messie. M. Romain
Rolland nous indique qu'en effet on donna cet ora-
torio de Hœndel au cours du festiifol dont il s'agit.
Page 177. ... ne fui pas mis en musique. — Le traducteur
anglais remarque ici avec raison que l'auteur commet
un grossier anachronisme (Millon, auteur du Paradis
perdu, était mort en effet en 1674, onze ans avant
la naissance de Haendel), et se demande si le texte
français est bien correct. Bombet s'est contenté ici
de traduire Carpani, qui est donc seul responsable
de l'anachronisme. Carpani spécifie bien : il célèbre
Milton.
Page 179. ... ceux qui croient à la présence réelle. —
Ces huit lignes de pointes dirigées contre Delille
sont de Stendhal.
Page 180. Ed il gai : curi chi chi. — Parfois la grenouille
daru le bourbier chante joyeusement : qua. qua, ra.
Le grillon fait : tri, tri, tri, U agneau : béj bé. Le ros^
signol : chio, chio, chio. Le coq : cocorico.
Page 180. ... sur la terre muette;... — La traduction
anglaise de 1817 déclare n'avoir pu retrouver à quel
passage de Hœndel fait allusion l'auteur.
Page 181. ... qui donnent naissance aux passions. —
Cf. J.-J. Rousseau : Essai sur l'origine des langues,
chap. XIV et xvi.
Page 185. Le spectacle commença, — Ce spirituel « frag'
ment », qui naturellement ne figure pas dans Carpani,
n'est pas de Gcethe ; on le chercherait vainement
dans les Affinités électii^es, quoique les personnages
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 431
d*Ottîlie et du capitaine appartiennent bien réelle-
ment au roman de Gœthe. Nous voyons par le
Journal (février 1810) que Stendhal avait lu les
Affinités^ et même les avait fait lire à M°^ Z. C'est
peut-être un passage du chapitre ii de la 2^ partie
(le fil rouge des cordages de la marine royale d'Angle-
terre) qui a donné à Stendhal l'idée de son allégorie
des bobines. Dans V Introduction de P Histoire de la
Peinture en Italie , Stendhal cite en note les Bobines^
avec référence aux Lettres sur Mozart (il aurait dû
dire : Lettres sur Haydn).
Page 186. .,. de volate,... — Edit. 1814 et 1854 : isolâtes.
Nous préférons la forme italienne : volcUe, pour un
mot qui n'a pas passé dans le langage courant.
Page 187. ... serait-elle un tableau? — Ces deux para-
graphes sur Yiganô et le ballet de Prométkée sont de
Stendhal.
Page 188. ... la lumière dans une caverne sombre, —
M°^^ de Staël jugeait autrement ce passage de la
Création : c J'ai entendu à Vienne la Création de
« Haydn, quatre cents musiciens l'exécutaient à la
« fois, c'était une digne fête en l'honneur de l'œuvre
« qu'elle célébrait ; mais Haydn aussi nuisait quel-
« quefois à son talent par son esprit même ; à ces
« paroles du texte : Dieu dit que la lumière soit^ et
c la lumière fut^ les instruments jouaient d'abord
« très doucement, et se faisaient à peine entendre,
et puis tout à coup ils partaient tous avec un bruit
« terrible, qui devait signaler l'éclat du jour. Aussi
« un homme d'esprit disait qu'à Papparition de la
« lumière f il fallait se boucher les oreilles. » (De P Alle-
magne, 2® partie, chap. xxxii.)
Page 189. ...ne promet peu de grands plaisirs. — C'est
ici qu'était placée, page 217 de l'édition de 1814,
la phrase inachevée : il me semble 9oir Delille ifoulant
nous peindre. (Voir à ce sujet notre Avant' propos). "
Page 191. ... imités avec toute la fraîcheur possible. —
432 NOTES BT fiCLAIBCISSBHBHTS
Cf. M*"" de Staël, loc cit. ■ Dans plusieurs auti«s
( morceaux de la Création, la même recherche d'es-
« prit peut être souvent blftmée ; la musique se traîne
i quand les serpenta sont créés ; elle redevient bril-
( lante avec le chant des oiseaux... Ce sont des con-
t cetti en musique que dei effets ainsi préparés. >
Lbttbb XIX
Page 196. ... excellent oonnaiéteur en mutique. — Cet
hommage à l'esprit et aux comiaissances de Carpani,
traducteur de la Création, ne désarma pas Carpani,
auteur des Haydine (voir Appendice).
Page 198. Fuor dto la tua hdtà. — Mai» touvent, injuale
en vériti, je dédaigne tout autre objet ; tout me parait
imparfait, sauf la beaitti.
Page 199. ... ne laiêeent pat de touvenira diatinctt. —
Cf. Rome, Naplea et Florence, 26 septembre 1816.
Page 199. ... le jdua dêlieisux de ta yie. — Cî. de F Amour,
chap. XXXII, où cette anecdote est citée, aveo une
référence & la Vit de Haydn.
Page 202. ... contittait dans ta nouceauté. — Cf. Journal,
Ancône, 19 octobre 1811. Bitogna novità petta
mutiea.
Page 204. ... hrtqu'il lui touhaitait le bonjour. — Tout
cet extrait du Sptelateur d'Addison est cité en frau'
çais par Carpani.
Page 207. ... pour le MaebeUi... — Edit. 1814 : pour la
Macbeth. L'errat. de 1817 donne la correction.
Page 208. ... ritatienne ttra la msilîeure à Naptet. —
Ces deux derniers paragraphes, les six premiers, la
citation du Spectateur sont tirés de Carpani, lettre XI,
dat Bannato, 28 juin 1809.
Page 210. ... aux bordt du Sébile. — Le Sebète ou
Sebèthe (le Sebtthu» des Anciens] était une petite
rivière se jetant dans la Méditeraannée à l'Est de
Naples ; c'est, croît<on, le ruisseau appelé de nos
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 433
jours : fiume délia Maddalena Plus tard, Stendhal
emploiera la forme italienne : Sebeto,
Page 212. .., V heureux habitant de la rwe de Pauailippe,
— H. C. G. Bombet, dans la lettre datée de Rouen
26 septembre 1816 et parue dans le Constitutionnel
du l^'' octobre, citera la « lettre sur le beau idéal »
pour montrer que la Vie de Haydn n'est pas un plagiat
de Carpani (voir notre Appendice^ n® V). A noter,
dans la lettre XIX, datée de 1809, Tallusion a la cam-
pagne de Moscou et aux Français de 1814.
Lettre XX
Page 214. ... à la bonne heure. — Voir notre note,
page 384, infra.
Page 214. ... de M, Ducis,.,. — Voir dans le Jourrud
(21 frimaire an XIII) un éreintement pittoresque du
Macbeth de Ducis. La pièce, dit le jeune Beyle en
manière de conclusion, « ne vaut pas exactement
une pipe de tabac ».
Page 214. ... par la raison simple qiCil est unique. —
Voir Racine et Shakespeare, passim.
Page 216. ... pianger che si muore,,.. — Qui paraît
pleurer le jour qui meurt. {Purgaicire^ chant VIII).
Cette citation est déjà dans Corinne.
Page 220. ...et encore étais- je fort distrait. — Tout ce
début, sauf bien entendu la lettre supposée de la
a chanoinesse de Brunswick », citée en note, est tiré
de la lettre XII de Carpani, dcd BanruUOy 15 juil-
let 1809.
Page 223. ...le premier chanteur de son siècle. — L'anec-
dote de Stradella se retrouvera dans la Vie de Rossini,
chap. XIX, plus développée et agrémentée de détails
très stendhaliens. Carpani cite, en dix lignes, Tépisode
de Saint-Jean-de-Latran, lettre IX.
Page 224. . . . distinguer un chant quelconque. — Anecdote
tirée de Carpani, lettre IX.
Page 224. La manie... — C'est bien le mot qui convient,
HAYON. 28
434 NOTES ET iCLAllICIBSEIlENTS
L'absurde tableau ijm ouït est tiré <le Carpani,
lettre XIII, avec quelques variantes ; par exemi^e,
dans Carpani, Mocart est Jules Romain (?}, et Cima-
roea est Panl Vërcmèse (??]. On trouve eacore dans
l'HtafMre (Je la Peinture en Italie (chap. cxxx, note)
une comparaison de Rossini avec le Guide, et dans
Rome, Saptes et Florence (3 octobre 1816) une com-
paraison entre Molière et Ctmarosa, Corneille et
Mozart, La Fontaine et PaiûeUo, Mannontcl et
NVinter. C'était te goât du t«mps. L'annotateur de
la traduction anglaise, M. G., cile, comme une
coïncidence remarquable, un de ses propres articles,
paru dans le Monihly Magazine de ISll, où il com-
pare, lui aussi, Mozart au Dominiquin ; il se félicite
de se trouver sur ce point d'accord avec M. Bombet.
Page 226. Like patience tiuing on ber tomb. ~ EdJt. 1814
et 1854 : titing. C'est là une des citations mutUêet
dont parle StendliaJ dans l'errat. de 1817, mais qui
n'ont pas été rétablies dans leur intenté. Il faut
voir, croyons-nous, dans ce vers, que nous n'avons
pas retrouvé dans âhakspeare, un souvenir du piassa^
suivant de La Douzième A'iut, act. H, se. iv :
Fetio-lurd,
And, trith d greai
She êal, likt patience on a monumeiU
Smiling Bi grief. Wal nM Ait hve. l'i
iiu /( calice de la fltur, pélril Ui roiH Je
en tilencr, ri, dam ta pile milanmlic, ellt êl
Page 230. AU und schwack hin ich. — N«u< ajoutMU à
la citation musicale, qw est extT«il« d« Carpuu,
NOTSa ST BC1.AI1ICISSEMEMTS 435
rindicatioii du mouvement fadmgio moko) qui a été
omise dans ks éditions de 1814 et de 1854. Les
Haydine de Carpam dcmiieat ce passage avec trois
dièses, en clef d'u( 3^ ligne ; les éditions de 1814 et
de 1854 le donnent avec les mêmes dièses et les mêmes
notes, mais en clef de 9ol. Ni Tune ni Tautre de ces
notations n'est satisfaisante. Nous proposons d'ajou-
ter un dièse et de tire en clef de /a.
Page 232. ... que tant de gloire et éC amour aidaient fait,.,
— Nous maintenons l'orthographe des éditions de
1814 et de 1854.
Page 233. ,„ les anciens eompagmms de ses travaux, —
Tiré de la lettre XIV de Carpaai^ dal Bannato,
18 septembre 1809.
*
Lejtre XXII
Page 235. .,, la lars^e,,, — Edit. 1814 : le lars^e.
Page 237. ... que je trompai fort élégant, — Cf. lettre à
Pauline Beyle, Vienne, 25 juillet 1809 (Correspon-
dance, tome I, page 347, édition Paupe). Stendhal
assistait, en uniforme, à la cérémonie. Le Requiem
de Mozart lui parut trop bruyant, et ne l'intéressa
pas. Uhomme aimable dont il est question est,
d'après M. Chuquet, l'académicien Denon. On remar-
quera, dans toute la Vie de Haydn, l'habileté avec
laquelle Stendhal a mis en œuvre les matériaux de
Carpani, en les fondant avec ses souvenirs personnels
et ses observations sur la psychologie des beaux-
arts, la réelle variété de ton de chacune des lettres,
le parfait naturel du style ; certainement Stendhal
dut éprouver beaucoup de plaisir à composer cette
première partie de son livre.
Page 239. ... dans les lettres originales,,,, — Stendhal
parle ici, non pas, comme le prétend Sainte-Beuve
(Causeries du Lundi, tome IX), des lettres de Car-
436 NOTBS ET éCLAIRCISSEMENTS
pani, mais de ses propres lettres, à lui Stendhal,
celles qu'il est censé avoir écrites à son ami Louis de
Lech***, et dont il est censé avoir tiré sa Vie de
Haydn.
Page 240. .,. la mort de cet homme célèbre. — Tiré de la
lettre XVI et avant-dernière de Carpani, dal BanruUOy
20 mars 1810. Le paragraphe sur le prince de Kaunitz
provient de la lettre XV de Carpani, dal Bannalo,
25 septembre 1809, ainsi que le germe de quelques
idées de la fin.
Page 240. ... le plus grand (Teux tous en littérature,...
— Edit. 1854 : le plus grand d'eux en liuéraiure.
Nous rétablissons le mot tous oublié, d'après l'édition
de 1814.
Page 242. ...au parfum suave de la pêche. — Cf. Vie de
Rossini, chap. vu.
Page 243. ... de ce sénéquisme général,,.. — Ed. 1814 :
de sénéquisme général ; faute évidente, soit que de
doive être remplacé par du, soit que ce ait été oublié,
comme l'a pensé l'éditeur de 1854 et comme nous le
pensons.
Page 245. ... depuis Page de dix-huit ans. — Ce cata-
logue est pris dans Carpani ; il est d'ailleurs des plus
incomplets.
Page 245. 6 Duos. — Edit. 1814 et 1854 : 8 duos. Nous
rétablissons le chiffre exact d'après Carpani.
Page 248. La fedeltà premiata. — Edit. 1814 et 1854 :
Uinfedeltà premiata.
Page 248 U Infedeltà fedele. — Ce titre est omis par les
éditions 1814 et 1854. Nous le rétablissons d'après
Carpani.
Page 249. 3 Sonates pour Broderip. — Edit. 1814 et
1854 : Drodevif, Nous rétablissons Broderip d'après
Carpani.
Page 249. 3 Sonates pour Broderip. — Edit. 1814 et
1854 : Broderich.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 437
VIE DE MOZART
Chapitre Premier
Page 255. ... Versuch einer griindlichen Violinschulef...
— Edit. 1814 et 1854 : VerêucK etc. (aie).
Page 267. ... un quolibet... — Quolibet ou quodlibet :
sorte de composition musicale, cultivée surtout en
Allemagne aux xvi® et xvii^ siècles, et se rattachant
au genre comique ; certains musiciens français culti-
vèrent aussi le quolibet : Clément Jannequin, par
exemple, l'auteur de la célèbre BcUaille de Mari-
gnan.
Page 267. ... par Lyon et la Suisse. — En septembre
1766, Mozart donna un concert à Genève. Voir lettre
de Voltaire à M™® d'Epinay du 26 septembre 1766.
« Votre petit Mozart, Madame, a pris, je crois, assez
« mal son temps pour apporter l'harmonie dans le
« temple de la Discorde. Vous savez que je demeure
« à deux lieues de Genève : je ne sors jamais ; j'étais
« très malade quand ce phénomène a brillé sur le
« noir horizon de Genève... »
Page 269. . . . demander des leçons. — Voir Vie de Haydn,
page 91.
Page 270. ...le triomphe de Mozart complet. — Tout ce
début du chapitre premier est tiré, mot pour mot,
de la notice de C. Winckler.
Chapitre II
Page 276. ...en moins d'une demi-heure... — Edit. 1814 :
en moins de demi-heure. Il est probable que ce pro-
HAYDN 28.
438 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
vincialisme existait sur le manuscrit. On le trouve
fréquemment sous la plume de Stendhal. Cf. lettre
à Pauline Beyle du 9 mai 1801 : « deux cents coups
de tonnerre en demi-heure » (Correspondance, tome 1,
page 17, édition Paupe), et plusieurs passages du
Journal. On trouve encore dans VHistoire de la
Peinture en Italie : « à demi-lieue de Moscou » (cha-
pitre xcvi, note).
Page 277. .,. sa trop courte carrière. — Tout ce chapitre
est tiré, à peu près mot pour mot, de la notice de
Winckler.
Chapitre III
Page 283. ,,. de tout genre, — Edit. 1854 : en tout genre.
Nous rétablissons le texte d*après Tédit. de 1814.
Page 284. ... proportionnellement dans les autres, —
Winckler dit, sans citer Cabanis : « On a constam-
ment observé que le développement trop prompt et
trop rapide des facultés morales dans les enfants ne
s'opère qu'aux dépens du physique. »
Page 287. ... prenaient plaisir à f entendre. — Tiré, à
peu près mot pour mot, y compris la note sur Ido*
ménée^ de Winckler. L'anecdote de Mozart interpel-
lant r orchestre de Berlin est également dans Cra-
mer, I.
Chapitre IV
Page 294. ...de quoi faire un Haydn. — Tiré, à peu près
mot pour mot, de Winckler. Les anecdotes de Mozart
improvisant devant des béotiens, de la réponse de
Mozart au compositeur viennois à propos de Haydn,
figurent aussi dans Cramer, V et VII. Seule, l'anec-
dote de l'accordeur de clavecin n'est pas dans Win-
ckler ; elle se trouve seulement dans Cramer, IX.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 439
Chapitre Y
Page 298. ... sans lui proposer d^honoraires. — Tiré,
presque mot pour mot, de Winckler. L'anecdote de
l'offre du roi de Prusse se trouve également dans
Cramer, II.
Chapitre VI
Page 304. ... continuait d^ écrire. — Tiré, presque mot
pour mot, de Winckler, sauf les deux phrases sur
le Tasse et J.- J. Rousseau. La fin du chapitre appar-
tient à Stendhal.
Chapitre VII
Page 308. Tous gentils oiseaux sont à moi, — Voici, à
titre de curiosité, les paroles qu'on chantait dans les
Mystères d^Isis :
Souê lêÊ yeux de la déetm,
Chaniêt, formn deê poê hrillants.
De fleuré une eimple tresee
Tieni lieu dee plue riehee préeenie,
La mère de la ruiiure
N* exige qu'une âme pure.
Quant à l'air de Papageno, avec accompagnement
de glockerupiely voici comment il se chantait :
La ide eet un voyagé ;
Tâthene de l'emhellir.
JeUme eur ce paeeage
Lee roeee du plaieir.
RXPBAIIV.
Le bonheur n'eel qu'imaginaire.
Chacun fouit de ea chimère,
Chantone, eélébrone tour à tour
Baeehue, le plaieir et Vamour !
Que eoue la treille
Le plaieir veiilet,..
440 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
Dans le trio du 1^ acte, les han I han I han de Papa-
geno devenu muet, avec l'accompagnement si comique
des bassons, se chantaient sur les paroles suivantes,
accompagnées par les mêmes bassons :
On pmU compter mr «a tmiUtineê ;
QuddangêrpowrraUranrMtr?
n est inutile de prolonger les citations !
Page 314. ... des âmes sensibles. — Ici finit la notice
de Winckler. La lettre sur les Mystères (Tlsisy qui
dénonce, en termes mesurés mais fermes, le tripa-
touillage odieux que l'Opéra de Paris avait fait subir
à la Flûte Enchantée^ figure dans Winckler ; elle est
extraite du Publiciste, et signée D. R. S. Stendhal
la signe : Wilhelmirief en souvenir sans doute de
M^® de Griesheim. La note sur le romantisme,
curieuse en raison de sa date, est bien entendu de
Stendhal. Les alexandrins, un cacfw'sottise I Comme
le disait W^^ de Broglie en 1827, l'auteur était évi-
demment un homme de mau9ais ton I
Lettre sur Mozart
Page 315. Monticello, le 29 août 1814. — C'est cette
lettre dont le manuscrit (copie avec corrections de
Stendhal) existe à la Bibliothèque de Grenoble (voir
notre Avant'propos). Dans le manuscrit, elle porte
la date du 19 mars 1814. Ce fragment fit partie, dans
les papiers de Beyle, d'un cahier paginé de 1 à 72
comprenant : P. 1-4 (aujourd'hui fol. 48-49) : journal
du 29 mars 1814 (écrit par Louis Crozet) ; P. 5-6
(fol. 50) : blanches ; P. 7-38 (fol. 51-66) : Tour en
Italie, 7 septembre — 27 octobre 1813 (voir Jourrud
dUtalU, pp. 304-327) ; P. 39-40 (fol. 67) : blanches ;
P. 41-54 (fol. 68-75) : Lettre sur Mozart, Monticello,
le 29 mars 1814 ; P. 55-70 (fol. 76-83) : RésulUU de
nos lectures en février 1811 ; P. 71 (fol. 84) : Note
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 441
écrite à Sagan le 20 juillet 1813; P. 72 (fol. 84 verso) :
blanche.
Nous adressons nos remerciements à M. Henri
Débraye, qui a bien voulu nous fournir ces indica-
tions et relever les quelques variantes que présente
le manuscrit de Grenoble par rapport au texte im-
primé de 1814.
Page 315. ... la lettre citée ci'dessuê^,.. — Celle de
Wilhelminef ou plutôt du Publicistey citée en note,
à propos de la Flûte Enchantée, dans la Vie de Mozart,
chapitre vu.
Page 316. ... aurait-il pu atteindre... — Manuscrit de
Grenoble : Comment le musicien peut- il atteindre.
Page 317. ... pendant trois secondes ;... — Edit. de 1814
et 18^4 : cela est délicieux ; mais pendant trois secondes,
si vous, etc. Nous rétablissons la vraie ponctuation.
Page 317. ... dans le dernier finale. — Cette appré-
ciation est loin d'être aussi ridicule que le prétend
M. Ed. Rod dans son volume sur Stendhal (Collection
des Grands Ecrivains français, Hachette et C^®,
Paris, 1892). Il s'agit de Vandante sur les paroles
Contessa, perdono, qui interrompt brusquement, pen-
dant 28 mesures, VaUegro assai du finale du 2® acte,
et qui forme un contraste saisissant avec le caractère
bouffe de toute la coda du finale, spécialement à
partir de la dixième mesure de Vandante, à la reprise
du motif en octuor sur les paroles Ah I tutti contenti,
avec les dessins arpégés de violons. Il ne faut pas
avoir entendu ce merveilleux finale, pour ne pas être
frappé de la justesse de l'impression, sinon de l'ex-
pression, de Stendhal. Mais ici, pas plus qu'ailleurs,
notre auteur n'a gardé toutes les avenues contre la
critique... inconsidérée.
Page 318. Le seul Cimarosa.,. — Manuscrit de Grenoble :
Cimarosa seul.
Page 319. AUez vous coucher,... — C'est le grand quin-
tette de l'entrée de Bazile « Andate a letto >, une des
442 NOTES ET ÉCLAIRCI88BBfENT8
scènes les plus réussies du Barbier de Paisiello. La
scène correspondante existe dans celui de Rossini ;
c'est sans doute le chef-d'œuvre de la pièce, malgré
des souvenirs évidents du morceau de Paisiello.
Mais le Barbier de Rossini ne fut composé que fin
1816 : Stendhal ne pouvait en parler ici.
Page 320. ... Pami seul est avec toi.
ConfdaU àU* amieo : io H promelta
Chê AuguMlo nol êaprà.,»
(Acte III, ic. Ti).
Page 320. Soyons amis y,.,
SêOo, non pîA : Umùamo
Di nuovo amict...
(Acte III, te. un).
Les paroles italiennes de la Clémence de Titus sont
de Métastase.
Page 321. ...aux traitants... — Edit. 1814 et 1854 :
traîtres. C'est l'errat. de 1817 qui nous donne cette
intéressante correction.
Page 322. ... musique très difficile;... — Voir, dans
l'introduction de la Vie de Rossini^ l'amusante anec-
dote des musiciens d'un riche amateur d'Italie, qui
répètent, en secret, pendant huit mois, la finale du
1^ acte de Don Juan. — Ce paragraphe de quatre
lignes n'existe pas dans le manuscrit de Grenoble.
LETTRES SUR MÉTASTASE
Lbttrb Première
Page 333. ...et jamais de repos. — Les éditions de 1814
et de 1854 donnent les sept autres vers de la fable
de La Fontaine ; l'errat. de 1817 indique qu'il faut
les supprimer ; c'est ce que nous faisons.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 443
IPage 333. ... P Olympiade,,.. — Dans son Dictionnaire
de musique, article Duo, J.-J. Rousseau cite déjà un
fragment de VOlympiade, moins long, i! est vrai, que
celui qui va être reproduit par Stendhal.
iPage 345. ... des théâtres d^ Italie,.. — Edit. 1854 :
tous les directeurs des théâtres ne firent plus. Nous réta-
blissons, d'après l'édition de 1814, le mot oublié.
IPage 348. ... Achille in Sciro,.,. — Edit. 1814 et 1854 :
Achille in Piro, qui n'offre aucun sens.
'.Page 352. ,., de Brosses,.., — Edit. 1814 et 1854 : de
Bertille, C'est l'errat. de 1817 qui indique : de Brosses.
IPage 354. ... dans quelque petit réduit. — Passage
effectivement tiré d'un des livres favoris de Stendhal,
les Lettres historiques et critiques sur P Italie, de
Charles de Brosses (3 vol. in-8°, Paris, Ponthieu,
an VII), dont Romain Colomb donna une nouvelle
édition en 2 volumes, chez Levavasseur, en 1836,
sous le titre de : L' Italie il y a cent ans.
A Naples, de Brosses retrouve l'enthousiasme de
Bologne : « Je ne manquai plus une seule représen-
« tation de la Frascatana, comédie en jargon, de
•« Léo. Quelle invention ! Quelle harmonie ! Quelle
« excellente plaisanterie musicale ! Je porterai cet
« opéra en France ! Naples est la capitale du monde
« musical. »
Les Français qui, quelques années après, entendirent
à l'Opéra de Paris les chefs-d'œuvre bouffes italiens,
éprouvèrent le même saisissement que de Brosses
en 1739. Fatigues du bric-à-brac mythologique, des
héros conventionnels des opéras du temps, la musique
des Léo et des Pergolèse, si souple, si nuancée, déjà
si délicieusement moderne, fut pour eux une révéla-
tion ; ils entendirent enfin, pour la première fois,
des personnages ^frais chanter en un langage s^rai ;
la musique enfin rentrait dans son domaine, l'expres-
'sion des passions du cœur humain. Mais l'honneur
inational, le patriotisme d'antichambre, s'en mêla :
44^1 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
c'est toute l'hialoire de la Querelle des Bou//otu.
(Relire les écrits contemporains, notamment ceux
de Grimm et de J.-J. Rousseau, et aurtout le Neveu
de Rameau de Diderot.)
Page 355. ... toute rexpresiion. — - Les auteurs du
xviii^ siècle, Grimm, Diderot, d'Alembert, RoiUReau,
avaient déjÀ indiqué nettement ces difTérences entre
le récitatif et les airs ; un air, un duo, un trio était,
dans l'opéra italien, le couronnement d'une scène de
récitatifs, de même que le finale était le couronnement
d'un acte. Voir, dans la Correspondance de Grimm.
mai 1756, un curieux article sur une pièce chinoise.
rOrphelin de la maison Tchao : « Une des singularités
« de cette pièce est que les acteurs commencent
« à chanter lorsqu'il s'agit d'exprimer des passions
« violentes... C'est un usage que la tragédie chinoise
« a de commun avec l'opéra italien ; car Varia des
u Italiens... commence précisément au moment où
H la passion est la plus vive... Celte admitabie or-
a donnance est l'ouvrage de la Nature, qui donne au
fl génie de t'homme tes mêmes préceptes et en Italie
u et à la Chine... »
Page 355. ... dEspagne... — Edit. 1814 et 1854 : de la
Chine. C'est Terrât, de 1817 qui nous fournit le texte
que nous adoptons.
Page 355. ... riamaUt amando. — - Airui passe, dans
l'espace d'un jour, la verte jleur de la vie mortelle;
pas plut qu'avril ne revient en arrière, elle ne refleurit
ni ne reverdit... Aimons, pendant que nous pouvons
être aimés en retour.
Cf. lettre à Pauline (Correaportdance, tome I,
page 423), sans date, maïs probablement de 1810 :
u Je viens de finir un volume commencé à Marseille
n il y a quatre ans. J'étais bien jeune au commcn-
« cernent. J'ai vu qu'alors je ne me souvenais pas
0 assez de la 15^ octave du 10^ chant de la Gerusa-
1 lemme, que je t'invilc à relire... n
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS 445
Lettre II
Page 359. Canzonneiia, — Voir, dans les Œuvres com-
plètes de J.-J. Rousseau, une imitation libre de cette
pièce célèbre :
Grâce à tani de tromperies.
Grâce à tes coquetterieê,
NUe, je respire enfin.
Mon cœur libre de sa chaîne
Ne déguise plus sa peine ;
Ce n'est plus un songe vain, ete,
D*autres auteurs ont revendiqué cette imitation,
mais Jean-Jacques ne paraît pas Tavoir jamais dés-
avouée.
Page 372. Niega di perdonar. — Eternel Créateur, je
t^ offre ton propre fils qui, en gage de ton amour, consent
à se donner à moi. Tourne vers lui tes regards; vois
qui je t'offre ; et puis, refuse, Seigneur, si tu le peux,
refuse de pardonner.
Lettre
Page 373. ... suffisant juste,., — Edit. 1814 et 1854 :
justement. L'errat. de 1817 donne : juste.
Page 374. ... un trait de barbares. — Cf. Histoire de la
Peinture en Italie, ch. cvii, in fine, et note.
Page 378. ,.. de la rue CéruU... La rue Cérutt (ou plus
exactement Cerutti) était la rue Laffitte actuelle :
baptisée Cerutti en 1792, elle redevint rue d'Artois
en 1814 et prit le nom de rue Laffitte en 1830. Un
grand hôtel garni existait dans la rue Cerutti (sans
doute au n^ 16 de la rue actuelle). Le Café Hardy,
où fréquentait Stendhal du temps où il avait un « co-
cher, deux chevaux, une calèche et un cabriolet »,
446 HOXm» CT ÉCl.AtBCtaSEMBJfTS
était situé à l'angle de la rue Cerulti et du boulevard
(ancien hôtel Cenitti, plus tard Maison Dorée, au-
jourd'hui bureau de poste), en face du Caff Anglais
et des Ilalient. Nous devons ces détails à notre anii,
M. Louis Tesson, secvétaire de la CommisBiOR d«
Vieux- Pari g.
Page 382. ... sur ta quatrième corde. — Edit. 1814 et
1854 : Sur la quaUiim* torde du ciokn. L' errât, de
1817 supprime les dem dcmierv mots.
Page 384. A la bonne heure ! — Ce mot, d'une fine ironie,
que Stendhal emploiera souv^rt dans sa correspon-
dance el daiM »«s owrrages, est tiré du roman de
Picard : Aventures d'Eugène de Senneville et de
Guillaume Denorme, écrites par Eugène en 1787, qui
eut beaucoup d'édilions. Le cousin bnssu. César de
Senneville, qui passe son temps à jouer de la fïûte
et à consigner dans son journal intime les anecdotes
scandaleuses de la ville, surprend un iour le jeune
Eugène (tans tes bras de l'aecm-te goovemaitte,
M"* LHibreail : ' A la bonne heure', i se-contente de
dire César ; après quoi, il va joner un solo de flAte,
résume dans son journal sa mésaventure, et le len-
demain, congédie sa gouvernante (livre III, chapitre
premier).
itendhal ne parle
il c'avait cBtMwla,
« à Alger, m k Turc
Page
388. ,
... et nui es
»( tombé. — i
encore que par ouî-dii
re de Rossini ;
en
1814, I
à Tancride,
DiV Italienne,
«»
Italie;
en tout cas, il n'y fai
da
ns soD
JouraaL
P.ge
391...
. d^n, ia rm
f de Tolède;..,
Page
302. .
.. m en bié
n ni en mal.
- A Napks.
- Le traducteur
anglais a supprinté pudiquement ce peragra^dke sur
les castrats, ainsi que les trois paragraphes suivants
sur Malthus. Il s'élève, dans une note, contre « une
infâme pratique, jadis fréquente en Italie, mais
que la réprobation universelle d'un âge plus humain
el plus éclairé a à peu près abolie. »
«OrSS ET BCLJLiaCISSEBfEHrS 447
Piy <398. .., ^ivendi peirâere OÊOiMtÊ, — Cf. Histoire de
la PeutÊwre en liatie^ ckap. cxxin , les deux notes «ur
Je -patnotîsiiie, et, dans V introdmcUen du même ou-
TBft^, la AOte in fine : « Sm» le G^iAvemement des
deux Chambres, on s'occupe toujours dia tAÛ, et i*ou
oublie que le toit n'est fait que pour assurer le salon, »
— Le traducteur anglais croit devoir ajouter, en
note, avec une ironie assez déplaisante : « Cette phi-
losophie politique de Tatuteur Irançaii rappelle le
renaitl de la iable m Le tradiicteur se tron^ : il ne
s'agit nullement ici de politique, mais seulement de
chasse au bonheur.
Page 398. ... ai>ec un autre art — La peinture.
Page 399. ... mi rivedrai,,. — Ou plutôt : mi rivedrai,
ti rivedro. Dans sa Vie de Rossini, Stendhal insistera,
avec verve, sur l'importance de la place de ces mots :
tu me reverras, je te reverrai (chap. ii).
Page 399. No, non v' amo, ... — Ce duo, qui commence
exactement par ces mots : No, non credo quel che
dite, est rejeté avec raison, dans les éditions italiennes,
à la fin de la partition, comme n'étant pas de Cima-
rosa. Plaisante erreur du journal le Temps (n^ du
28 avril 1912), dont le correspondant semble très
sérieusement croire que ce duo se chantait après le
fmale du 2® acte, c'est-à-dire une fois la pièce finie !
Page 401. ... c VAlpe. — C'est la fin du sonnet CXIV,
célèbre en Italie ; les commentateurs disent que « la
« description de l'Italie ne pouvait être ni plus brève
« ni plus précise à la fois ». Voici la traduction des
deux derniers tercets : « Si mes rimes avaient pu être
« comprises aussi loin, f aurais rempli de votre nom
« Thule, Bactres, le Tandis, le Nil, Atkis, Olympe et
« Colpé, Mais, puisque je ne puis le répandre dans
« les quatre parties du monde, quil soit au moins ce-
« lèbre dans le beau pays que partage V Apennin
« et que circonscrivent la mer et les Alpes. » Le fragment
cité par Stendhal sert d'épigraphe à la Corinne de
448 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
M"»» de Staël. Voici la troisième citation de Corinne
que nous retrouvons dans te livre de Stendhal.
Page 402. ... à Vempire françaU. — Voir le germe de
cette idée dans le Journal, Florence, 27 septembre
1811, m fine.
Dédicace
Page 405. A Madame Doligny. — La comtesae Beugnot.
Voir la Corntpondance et le Journal, paa»im.
APPENDICE
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET
SAYDN. 29
I
Le Constitutionnel du 13 décembre 1815 contient l'entre-
filet suivant dont on remarquera l'esprit caustique ; Carpani
•dut être édifié sur l'accueil que le public français réservait
â ses protestations. Il faut avouer aussi que les lettres bouf-
fonnes du musicographe italien devaient paraître, tout au
moins à des lecteurs pariêiens, trop peu sérieuses pour être
prises au sérieux : le goût français y cherchait vainement
l'accent sévère de la juste indignation, et flairait presque
une mystification.
M. Joseph Carpani, de Milan, auteur des Lettres
italiennes sur Haydn, nous écrit pour se plaindre du
procédé peu délicat de M. Louis- Alexandre-César
Bombet, qui, après avoir traduit son ouvrage en
français, Ta fait imprimer sous son nom et s'en est
déclaré l'auteur. M. Carpani, qui se compare à
Sosie, dit à Mercure :
Ciel ! me faut-il ainsi renoncer à moi-même^
Et par un imposteur me voir voler mon nom ?
452 APPENDICE
ha citation manque un peu de justesse. Ce n'est
pas le nom de M. Carpanî, c'est son ouvrage que
M. Louis -Alexandre-César Bombet a trouvé à sa
bienséance ; M. Bombet doit être très content de
son nom et de ses prénoms. Quant au plagiat, il
s'est cru peut-être justilié par d'illustres exemples.
Comme nous ne connaissons pas son ouvrage, nous
ignorons s'il faut le placer au nombre des bons lar-
rons.
S'il faut en croire M. Carpani, M. Louis-Alexan-
dre-César Bombet aurait déSguré ce qu'il appelle
ses Haydinss, en retranchant des choses excellentes,
et y substituant des réflexions communes et des
détails vulgaires : dans ce cas, M. Bombet serait un
méchant larron, et mériterait d'être Uvré sans misé-
ricorde à la cour prévôtale du Parnasse. Nous ne
pouvons avoir sur ce point aucun avis. Adhuc sub
judice lia est. Il est possible que M. Carpanî, dont les
entrailles paternelles ont été déchirées par l'enlève-
ment d'un enfant chéri, n'ait pas rendu justice au
ravisseur.
« Non seulement, dit-il dans sa lettre adressée à
M. Bombet, vous m'avez enlevé mon enfant, mais
vous lui avez arraché les yeux, coupé les oreilles,
gâté les formes. » On pourrait demander à ce tendre
père comment il a pu reconnaître un enfant si
étrangement défiguré. Il faut admirer ici la force
de l'instinct paternel.
Parmi les preuves du larcin rapportées par
M. Carpani, il en est une qui nous a frappés et qui
nous parait sans réplique.
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 453
n Les professeurs Salieri, Weigl, Frieberth, dit
M. Carpani en s'adressant à M. Bombet, le conseiller
Griesinger, et M"® Kurzbeck, qui, comme vous
l'affirmez en me traduisant, vous ont fourni des
notices sur Haydn, déclareront ci-après qu'ils ne
vous ont jamais vu ni connu, bien loin de vous avoir
donné le moindre renseignement sur le grand artiste,
leur ami ; — et que c^est à moi Carpani^ non à
vous Bombetf qu'ils ont fourni ces notices. » En
effet, MM. Salieri, Weigl, Frieberth, Griesinger et
W^^ Kurzbeck ont fait la déclaration alléguée. Com-
ment M. Bombet se tirera-t-il de ce mauvais pas ?
Il paraît aussi que les Haydines ont été imprimées
à Milan par Bucinelli deux ans avant que l'ouvrage
français ne fût sorti des presses de Didot. Ce qu'il y a
de remarquable, c'est que M. Bombet, non content
de s'emparer de l'ouvrage de M. Carpani, n'a pas
dédaigné de lui voler une fièvre qu'il avait eue à
Vienne et qui avait été guérie par une messe de
Haydn.
« Vous dites, s'écrie M. Carpani avec une juste
indignation, que vous avez eu ma fièvre à Vienne
en 1799, et que vous avez été guéri par une messe de
Haydn : je vous cite le docteur Frank, qui m'assista
dans cette circonstance, et admira en moi, non en
vous, l'effet salutaire de la musique de Haydn. »
Après ce vol d'une fièvre, il paraîtra peu étonnant
que M. Bombet ait volé une conversation qui eut
lieu à Vienne, entre M. Carpani et Haydn lui-même.
« Vous assurez, dit M. Carpani à son adversaire, que,
quand on donna pour la première fois les Saisons^
BAYDN 29.
454 APPENDICE
VOUS all&tes chez Haydn lut dire comment avait
réussi sa musique. Et moi je vous dis que vous rêvez.
Haydn la dirigea lui-même ; et n'avait pas besoin
de votre visite ni de la mienne pour en savoir des
nouvelles. Moi, je parlai à Haydn, lorsqu'il descen-
dait de l'orchestre, au palais de Schwartzenberg où
fut exécutée cette musique ; et là eut lieu entre lui
et moi le dialogue que vous affirmez avoir eu lieu
entre lui et vous. ■
Il est diffîcile de répondre à des faits aussi positifs.
Après une lecture attentive des raisons alléguées
par M. Carpani, nous n'hésitons pas à reconnaître
sa paternité et nous croyons servir utilement
M. Louis- Alexandre-César Bombet en lui conseillant
de restituer amicalement à M. Carpani son livre,
sa conversation et sa fièvre.
JI
Nous avons donné, en premier lieu, l'entrefilet précédent,
parce que, dans l'ordre chronologique, ce fut la première
pièce de la polémique en France. En réalité, les deux lettres
de Carpani, auxquelles répondait le Constitutionnel, étaient
datées de Vienne, les 18 et 20 août 1815. Conformément à
sa menace, Carpani dut les envoyer, sinon <t dans le monde
entier », du moins dar.s les principales capitales de l'Europe,
après les avoir fait publier à Vienne : nous trouvons en effet,
au tome II du Biographiach-Bihliographisches Quellen-Lexi-
con der Musiker und Musikgelehrten de Eitner (Leipzig, 1900)
l'indication suivante au mot Carpani : a Letiere due,., al Signor
Bomhely Vienne, 1815, Mechi taris ti •.
Quoi qu'il en soit, trop longues pour être insérées dans
le Constitutionnel^ qui se contenta de les résumer som-
mairement, comme on vient de le voir, en exerçant son
esprit autant contre l'auteur italien que contre Bombât,
les deux « lettres de Joseph Carpani, de Milan, auteur des
Haydine, à M. Louis Alexandre César Bombet, français,
soi'disant auteur des dites Haydine » furent publiées in
extenso, à la rubrique Variétés^ dans le n^ de janvier-fé-
vrier 1816 du Giornale dell* italiana Letleratura (Padoue,
2® série, tome X, pages 124-140) : elles sont précédées de
l'épigraphe : Equo ne crédite Teucri, tirée de Virgile. Nous en
donnons ci-dessous une traduction inédite, qui ne saurait
456 APPE>Dice
rendre malhcurcuicmcnt ni la vivacité, ni la couleur, ni la
verve boutTonnc des lettres originalei. La lecture de co
curieux document en apprendra plui lur le caractère italien
et Bur la prose italienne de l'époque que les ptus savantes
et les ptus VB^cs dissertations. Une copie assez fautive de
CCS lettres, d'une date que nous ne pouvons fixer avec
exactitude, mais qui paraît en tout cas bien postérieure i
1816, existe dans un des volâmes de manuscrits de Stendhal
qui taisaient partie de la collection Chéramy ; nous nous
sommes servi, pour établir notre traduction, du texte même
du GiornaU de Padouc,
Ciel I me faut-il ainsi renoncer à moi-mime,
El par un imposteur me voir voter mon nom ?
f'Amphitryon, acte 1, scène II).
Je n'avais pas l'honneur de vous connaître, et je
ne l'aurais pas encore, s'il ne vous avait pris, comme
vous dites, envie de devenir auteur, en imprimant
chez Didot en 1814 des lettres françaises sur le célè-
bre compositeur Haydn. Mon libraire ne les eut pas
plus tôt reçues, qu'il me les présenta, ornées de votre
nom révéré. Haydn, les beaux- arts, des lettres,
Paris !... Quelle chance ! Sans tarder, j'ouvre le livre,
et je vois, dès les premières lignes, que vos lettres
sont en réalité les miennes, mes Haydine imprimées
il y a deux ans chez Bucinelli à Milan et accueillies
avec tant de faveur par le public italien et français,
mes Haydine que vous n'avez fait que traduire !
Je vous laisse à penser quelle fut ma surprise à une
telle découverte. Je vous jure qu'au premier mo-
ment, si j'attachais un grand prix à ma modeste re-
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 457
nommée littéraire, j'aurais crié : Imposteur ! Ef-
fronté ! Voleur! Menteur!...
ed aUri nomi tai, che uanno insieme ! ^
Heureusement pour vous, j'ignore la suflisanee ;
et puis, des divers caractères des actions humaines,
le ridicule, je l'avoue, est celui que je remarque en
premier lieu, quand par ailleurs les dites actions
ne me causent aucun dommage sensible, à moi ou
à mon prochain. Aussi, le seul résultat de votre
supercherie ' fut d'abord de me faire rire follement.
Au lieu de m'emporter contre vous, je m'amusai
de voir que les plumes du pauvre paon italien avaient
paru si jolies au geai français^ qu'il avait voulu s'en
parer au moment de se montrer pour la première
fois au public. Pour un peu, je vous aurais remercié
de l'honneur que, sans vous l'avoir demandé, vous
aviez cru devoir me faire.
Mais voilà qu'en feuilletant votre brochure, mes
yeux tombent sur l'avis dont vous avez fait précéder
mes lettres : vous dites qu'étant à Vienne, en 1808,
vous avez écrit sfos lettres à un ami de Paris, qu'elles
ont plu, qu'on en a fait des copies ^, que vous vous
1. El autres noms analogues^ qui s>onl ensemble,
2. Littéralement : de votre jeu de main plutôt que d'esprit.
3. Carpani fait ici un contre-sens ; Bombet disait seule-
ment dans sa préface qu'on avait fait des copies de ses
lettres originales pour les faire circuler parmi ses amis de
Paris ; il n'insinuait pas qu'un auteur italien avait pu se les
procurer et les publier sous son nom. Toute la colère de
Carpani reposerait donc sur un passage de la préface de
1814 qu'il n'a pas compris.
458 APPENDICE
décidez à les imprimer et, coûte que coûte, à devenir un
auteur. Ici, j'ai cessé de rire, et j'ai conçu la crainte
bien fondée de voir le public me donner la qualîB-
cation que j'avais voulu vous réserver, à vous, mon
copiste, u Oh ! oh ! me suis-je dit, j'ai annoncé, j'ai
imprimé que les Haydine étaient de moi ; je vais
donc passer pour un plagiaire, un imposteur, un
menteur ! Non ! Non ! C'est maître Bombet qui
aura ces beaux noms, puisqu'il montre qu'il ne les
craint pas : il a plus de courage que moi, il l'a
bien prouvé a. Cela dit, j'ai résolu aussitôt de me
jiTstifier devant le public italien et français, et non
devant vous, puisque, comment les choses se sont
passées,
Ben lo aai tu, che la sai tuUa quanta ! >
C'est pourquoi je vous écris la présente, et c'est
pourquoi je vous l'écris en italien, puisque votre
traduction me prouve que vous avez su vous appro-
prier ma langue autant que mes lettres.
Sachez-le donc : par la présente, que je ferai in-
sérer dans les journaux du monde entier, voici ce
que je vous déclare, comme
Se non sapesle voi cosi, com' io I '
Ce n'est pas vous, c'est moi qui suis l'auteur des
lettres sur Haydn ; vous n'en êtes que le traducteur.
Vous avez eu beau déclarer au public que vous
avez écrit vos lettres à Vienne, et qu'elles ont été
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 459
copiées. Vous avez eu beau tripatouiller mes
Haydiney les altérer, les entremêler de réflexions et
de niaiseries de votre crû, pour induire le public en
erreur et essayer d'obscurcir une vérité flam-
boyante. Oui, maître Bombet, vous avez beau vous
démener :
Etre ce que je suis est-il en ta puissance ?
vous crierai- je, comme Sosie dit à Mercure, quoique
vous n'ayez de Mercure qu'un ample droit à sa
protection ! En fait, tous ceux qui connaissent un
peu les deux langues et le sujet n'ont qu'à comparer
les deux livres : ils verront du premier coup d'œil
quel est l'original et quelle est la copie, quel est
l'enfant légitime et quel est le bâtard, quel est le
propriétaire et quel est le voleur.
Les musiciens Salieri, Weigl et Frieberth, le
conseiller Griesinger, M^® de Kurzbeck, qui, dites-
vous, en me traduisant, vous ont donné des rensei-
gnements sur Haydn, vous diront ici-même qu'ils
ne vous ont jamais ni vu ni connu, qu'ils ne vous
ont jamais dit le moindre mot sur le grand artiste,
leur ami, et que c'est à moi Carpani, et non à vous
Bombet, qu'ils ont fourni leurs renseignements.
Qu'en dites-vous, maître Louis-Alexandre-César
Bombet ? Voilà qui fait éclater votre grossière
imposture.
Il est vrai, comme je vous l'ai dit plus haut,
qu'en me volant les quatre cinquèmes de mon bien,
vous y avez ajouté un cinquième du vôtre. Ce
cinquième, direz-vous, vous ne l'avez pas fait. A
quoi je vous réponds : Ce cinquième, gardez-le ;
4G0 APPENDICE
d'abord je n'aime pas le bien d'autrui ; ensuite, il
ne vaut vraiment pas la peine que je le prenne. Mais
je dois vous remercier aussi de cette infidélité
comme traducteur ; car, avec vos tripatouillages,
vous avez fait une œuvre disparate qui prouve
immédiatement la contrefaçon. Le prophète ne
manquerait pas de dire : Meniila est iniquitaa tibi.
Pourtant, tout en vous étant reconnaissant de
m'avoir vous-même donné les moyens de me
défendre, j'ai à me plaindre de certains de vos
procédés. Pourquoi avoir omis mal à propos cer-
tains passages de mes Haydine ? Pourquoi en avoir
dénaturé d'autres, tantôt par ignorance, tantôt
par esprit de malice ? Car telle est la vérité, maître
Louis- Alexandre-César Bombet. Vous ne vous êtes
pas contenté de me voler mon enfant : vous lui
avez arraché les yeux, coupé les oreilles, abtmé les
formes ! Si seulement vous l'aviez laissé tel que
vous l'avez trouvé dans son berceau! Un exemple
suHîra. Quand je parle des maniériate», je dis : U*
Français, et j'ai raison. Vous, vous mettez : Ua
Ualieru. C'en est trop ! Que vous supprimiez en
entier ma dernière lettre contre vos deux compa-
triotes calomniateurs de Gasmann, et plusieurs
passages analogues des autres lettres, je vous
excuse ; la raison est visible : dulcU amor patria.
Mais souffrez que, pour la même raison, je ne vous
permette pas de donner aux musiciens italiens les
défauts des vôtres. Unicuique auum, maître Alexan-
dre César !
Je me plains aussi de votre partialité en faveur de
l'auteur de la Vie de Mozart, que vous avez ajoutée
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 461
à mes lettres pour grossir votre volume. Cette fois,
vous ne déclarez pas l'avoir écrite à Viemie en 1808 ;
vous confessez avec candeur qu'elle est deM.Schlich-
tegroll ; redevenant pour lui galant homme, vous
laissez à ce respectable auteur tout le mérite de son
œuvre. Que me laissez-vous à moi, pour ma Vie de
Haydn ? Rien. Vous vous appropriez mes conversa-
tions, mes amis, mes pensées, mes aventures :
vous me volez tout, jusqu'à ma fièvre, jusqu'à mes
brebis mélomanes !
Voi ruheresie il fumo alU candeU ! i
Voilà qui passe toutes limites ! Voilà qui n'est digne,
ni de César, ni d'Alexandre, ni de Louis. Ou aban-
donnez ces noms, ou quittez ces habitudes ' !
Sans doute, pour me calmer à bon compte, vous
citez ma traduction italienne de la Création (impri-
mée en 1799, et c'est heureux pour elle : car vous
n'eussiez pas manqué de la dater encore de Vienne,
1808), et vous daignez prononcer mon nom, en me
qualifiant d^homme (Tesprit^ et de plus excelleni
connaisseur en musique. Mais alors, comment pou-
viez-vous, maître Bombet, espérer faire croire que
cet homme d'esprit avait été assez sot, assez mal-
honnête pour imprimer à Milan, deux ans avant les
vôtres, des lettres sur Haydn qui n'étaient pas de
lui, qu'il avait eu assez peu de vergogne pour les
1. Vous isoleriez la fumée aux chandelles.
2. Il me revient que ce n'est pas la première fois que vous
traînez par la queue les vaches du voisin dans votre caverne,
ot que vous espérez, en changeant de nom, cacher au public
le vol et Tauteur (Note de Carpani),
462 APPENDICE
dédier à l'Institut de musique de sa patrie ? A qui
pourrait-il venir à l'esprit que, pour revendiquer
votre propriété, vous ayez été obligé de vous faire
imprimer totU vif, et de faire paraître vos lettres h
Paris, chez Didot, avec ces corrections, ces addi-
tions, ces omissions, ces retouches qui les défigurent
en maint endroit ? Contez cela, maître Bombet, à
qui vous voudrez, mais pas aux Italiens !
Vous dites à la page 443 qu'en Sicile, lorsque les
spectateurs s'aperçoivent au théâtre d'un plagiat
musical, ils ne crient pas : au voleur, mais qu'ils se
contentent de prononcer, avec des applaudissements
ironiques, le nom du compositeur pillé. Par exem-
ple, pour un air volé à Sacchini, à Sarti, ils crient :
bravo Sacchini ! bravo Sarti ! Quoique tous les
Italiens ne soient pas nés en Sicile, ne craignez-vous
pas qu'en lisant cos lettres, plus d'un ne crie : bravo
Carpani !
Mais en voilà assez, maître Bombet. La clémence
est à l'ordre du jour. Je veux en avoir pour vous. Je
vous pardonne, sans même demander l'application
de la règle : non remittitur peccatum, nisi reatitutUur
ablatum. Montrez-vous reconnaissant de ma modé-
ration en ne répondant rien : vous m'éviterez ainsi
la peine d'avoir & faire taire en moi les sentiments
que, dans des cas analogues, les auteurs volés ne
se gênent pas pour exprimer.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime due à vos
talents, votre très humble et très obéissant servi-
teur,
Joseph Cakpani.
Vienne, le 18 août 1813.
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 463
DEUXIÈME LETTRE AU MÊME
Monsieur,
Accipe, et isiud fermenium tihi habe.
Juvénal.
Je croyais, par ma première lettre, m'étre suffi-
samment acquitté des devoirs que j'avais envers
vous, envers le public et envers moi-même, suivant
le précepte : Honorem tuum nemini dabis. Mais je
trouve, à la page 275 de votre brochure, une note
qui mérite une réponse. La voici :
Continuant à me voler mes propres paroles, vous
dites : Il y a plusieurs biographies de Haydn, C'est
exact ; mais moi, je les indique, et vous pas. Pour-
quoi ce silence ? La raison saute aux yeux : il aurait
fallu citer la mienne, et vous étiez perdu. Je croiSf
comme de juste^ la mienne plus exacte. C'est ce que
j'avais dit avant vous, et, moi, j'étais en droit de le
dire. Mais vous, qui avez altéré mon récit en maint
endroit, comment pouvez-vous émettre cette pré-
tention ? Je fais grâce au lecteur des bonnes raisons
sur lesquelles je me jonde. Le lecteur connaît main-
tenant ces raisons, qui se réduisent à une seule,
que voici : j'ai copié Carpani, et Carpani savait ce
qu'il disait ; je me ûe à lui. Si cependant quelque
homme instruit attaquait les faits aisances par moi^
je défendrcUs leur véracité. Ici je vous arrête : com-
464 APPENDICE
ment défendriez-vous ce que vous ignorez ? Cou-
rage, maître Louis AJexandre César ! Par les Doms,
vous tenez des héros ; mais voyons... vos actes.
Moi, je vous attaque, et je commence par vous dire
que, contrairement à votre affirmation, vous n'assis-
tiez pas, en 1808, à Vienne, à la seconde exécution
de la Création en italien. Aux preuves s'écorche
l'âne, dit le proverbe toscan. A nous deux, donc.
Vous dites que le concert eut lieu dans une salle du
palais du prince Lobkowitz où se trouvaient quinze
cents personnes. Vous rêviez donc les yeux ouverts,
en lisant mes Haydine ? Comment les avez-vous si
mal comprises ? Vous n'avez donc pas vu que le
concert fut donné, non pas dans le palais en question,
mais dans la salle de l'Université, qui ce jour-là,
en effet, contenait plus de quinze cents personnes.
Toute la ville de Vienne peut en témoigner, et je
vous défie de trouver dans le palais du prince
Lobkowitz, sauf dans les écuries, une salle pouvant
contenir plus de deux cents personnes. Ab uno
disce omnes.
Continuons. Vous dites que vous avez eu ma
fièvre à Vienne en 1799, et que vous avez été guéri
par une messe de Haydn. Je vous cite, moi, le doc-
teur Frank, qui m'a donné ses soins lors de ma
fièvre et qui a admiré, en moi, non en vous, l'effet
salutaire de la musique de Haydn. Qui citez-vous,
vous ? Le sieur Bombet ? Je ne le crois pas.
Autre chose. Vous dites, en altérant mon texte,
que Chérubin! est l'éiève de Haydn. Je vous dis,
moi, qu'il fut élève de Sarti, exclusivement. De-
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 465
mandez-le lui à lui-même, et vous verrez que, la
plupart du temps, quand vous inventez un détail
de votre crû, vous vous trompez. J'ajoute même
que Cherubini a vu Haydn pour la première fois
en 1805 : à cette époque, le grand compositeur
n'était déjà plus lui, et était devenu bien incapable
de donner des leçons à un Cherubini.
Autre chose : continuant à piller mes matériaux,
vous traduisez ma galerie musicale.
Mais vous l'agrémentez de deux Raphaëls musi-
ciens, au lieu d'un seul. Que d'observations à faire
ici ! D'abord, il n'y eut qu'un Raphaël :
Natura il fece, e poi ruppe la stampa.
C'est ce qu'on dit de Pergolèse. Eh quoi ! vous osez
comparer le style de Cimarosa, votre second
Raphël, style fleuri, brillant, imagé s'il en fut, au
style de Pergolèse qui est la simplicité, la précision,
le sublime même ! Vous voulez rire ! En réalité, vos
deux Raphaëls se ressemblent aussi peu que Raphaël
et Pierre de Cortone, ou Raphaël et Paul Véronèse,
celui auquel je compare, moi, Cimarosa, votre
adoration... et la mienne. C'est vraiment le cas de
répéter avec le vieil auteur : « Heureux les beaux-
arts, si les seuls gens intelligents en parlaient ! »
Mais vous aimez la compagnie, la solitude vous fait
horreur. C'est sans doute ce qui explique que, vou-
lant devenir auteur, vous vous êtes accroché à moi
qui, sans être ni un Pergolèse ni un Raphaël, n'ai
que faire d'un Bombet. Je n'ai pas besoin d'être à
deux pour me tenir sur mes pieds.
RAYD» 30
466 APPENDICE
Vous dites encore que, quand les Saisons furent
données pour la première fois, vous (c'est-à-dire
tnoî) êtes allé chez Haydn pour lui dire comment
avait réussi sa musique. Et moi je vous dis encore
tque vous avez rêvé. Haydn dirigeait lui-même les
Saisons : il n'avait donc besoin ni de votre visite
ni de la mienne pour en avoir des nouvelles. Tra-
duisez-moi un peu mieux : l'histoire sera plus fidèle»
C'est moi qui parlai à Haydn, au moment où il
descendait de l'orchestre, au palais Schwartzen-
berg où fut exécutée cette partition, et c'est alors
qu'eut lieu entre lui et moi, et non entre lui et vous,
le dialogue dont vous parlez.
Vous dites que ma traduction de la Création fut
laite sous la direction du baron Van Swieten et de
Haydn. Pauvres amis ! Ils sont morts et ne peuvent
vous donner un démenti solennel. Mais vous n'êtes
pas sauvé pour autant. Veuillez lire, en tête de la
dite traduction imprimée, une déclaration où il est
dit, non pas qu'elle a été faite sous la direction de
Haydn, mais seulement qu'elle a été approui^ée
par lui : c'est d'ailleurs la seule dans ce cas, de
toutes celles qui courent.
- Je continue. Vous dites que vous avez vu Zinga-
relli, à Milan^ écrire son opéra de Roméo et Juliette
hn 40 heures. Je vous réponds que ZingareUi vivait
elors avec moi au palais Scotti, et que ni lui, ni moi,
tii personne du palais Scotti n'avons jamais vu à ses
côtés le sieur Bombet : ou alors vous étiez invi-
sible, tel le démon familier de Socrate ou quelque
autre démon analogue. Prenez garde : ZingareUi
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 467
existe encore ; il appelle du pain : du pain, et du vin i
du vin. Quel nom va-t-il vous donner ? >
Autre chose. Ce n'est donc pas fini ? Non, et tant
s'en faut ! Vous dites qu'en {>otre présence, Misli^
vicek, à Milan, il y a trente ans (à propos, quel âge
avez- vous donc ? Moi j'ai 63 ans. Si vous le voulez^
prenez-les donc aussi : je vous les donne)... vous
dites donc que Mislivicek, entendant un soir
(notez bien un soir) une symphonie de Sammartini/
s'écria : « J'ai trouvé le père du style de Haydn. »
Encore une erreur. Les membres du Collège impé-»
rial d'alors, et les RR. PP. Barnabites qui, grâce à
Dieu, ne sont pas encore tous morts, vous diront que
ces concerts avaient lieu le jeudi matin et non le
soir ; que j'y allais, moi, Joseph Carpani, et non
vous, Louis Alexandre César Bombet ; que j'y
jouais du violon ; que vous n'y alliez pas, qu'on ne
vous y a jamais entendu, que vous n'y avez jamais
rien entendu, que vous n'y avez jamais joué.
Vous dites encore... Et ici attention : sonnons
le glas ; mettez-vous à couvert ; car ce coup-ci, vouW
êtes mort, maître Bombet, si la bombe vous tou-
che !... Vous dites, faisant entrer dans le texte d'une'
de vos prétendues lettres une note de moi, d'aiUeurs
mal traduite, que le quatuor ressemble à une con-
versation entre quatre personnes amies. Jusqu'ici
tout va bien. Mais je dis, moi, que de ces quatre
personnes, Valto est une femme un peu bavardey
qui a quelque préférence pour la bassCy homme
sérieux, laconique et sentencieux. Vous, qui ne
m'avez pas compris, qui ignorez les rudiments de
4ds appendice
la musique, vous dîtes que la basse est le bavard
qui, par sympathie, suit l'alto. Je vous cite textuel-
lement : L'aUo était un homme solide, savant et sen-
tencieux. L'alto ? Mais non, maître Bombet, il
s'agit de la basse 1 Vous ajoutez : La basse était une
bonne femme un peu bavarde, qui ne disait pas graruT'
chose. La basse, ne pas dire grand' chose ! Pauvre,
pauvre Bombet ! Et vous vous donnez pour l'au-
teur d'un livre qui traite de musique ! Et, pendant
qu'elle (la basse) parlait, les autres avaient le temps
de respirer. Mais non, maître Bombet, il s'agit de
l'alto, ici, et non de la basse, qui, dans toute musi-
que, doit parler sans cesse et soutenir toute la com-
position. Où prenez-vous donc de si drôles de
théories ?
Mais il est temps de finir.
Je suis fatigué de battre un mort. Relevez-vous,
si vous avez un reste de vie musicale ; et, si vous
êtes mort en musique, employez donc les jours qui
vous restent à vivre, à autre chose qu'à voler les
livres d'autrui et vous en faire passer pour l'auteur.
La leçon que je vous ai donnée est dure, sans doute.
Mais que voulîez-vous que je fisse ? Rappelez-vous
la gracieuse chanson de Métastase ; vous me par-
donnerez; elle s'applique tout à fait à notre aven-
ture.
1. Il Itrnil ta victoire, le vainqueur qui en abuse.
LA POLÉMIQUE GARPANI-BOMBET 469
Tortora, che surprende
Chi le rapisce il nido,
Di quelV ardir a'accende
Che mai non ebbe in sen.
Con rostro e colV arliglio
Se non défende il figlio,
L'insidiaior molesta
Colle querele almen i.
Faites-la mettre en musique, et amusez-vous à la
chanter. Adieu. Je suis, pour la deuxième et der-
nière fois,
votre très humble et très obéissant serviteur,
Joseph Carpani.
Vienne, le 20 août 1815.
DÉCLARATION
des musiciens Salieri^ Weigl, Frieberth^ du conseiller
de légation de Saxe Griesinger, de Af' '« de Kurz'
beck, prouvant la fausseté des assertions de
M. Bombet,
[N. B, — Cette déclaration authentique se trouve déposée
chez le musicien Salieri, à Vienne, avec un manuscrit auto-
graphe des Haydine, à la disposition de tous ceux qui vou-
draient vérifier les faits do leurs propres yeux.)
1. La tourterelle, qui surprend le ravisseur de son nid, se
sent une audace comme elle n'en eut jamais. Si, du bec et de
l'ongle, elle ne dé/end pas ses petits, elle poursuit au moins le
voleur de ses plaintes.
HAYDN 30.
470 APPENDICE
Vienne, la 2 aoât 1815.
Nous soussignés, ayant vu ce qu'a imprimé
M. Louis Alexandre César Bombet dans les Lettres
sur le célèbre compositeur Haydn, Paris, chez Didot
l'aîné, 1814, dont il se dit l'auteur et qui sont en
réalité la traduction des célèbres Haydine de
M. Joseph Carpani, de Milan, écriteB à Vienne, dé-
clarons par la présente que nous n'avons jamais ni
vu ni connu à Vienne le susdit M. Louis Alexandre
César Bombet ; que, contrairement aux affirmations
mensongères contenues dans son livre pages 15, 16
et autres, nous ne lui avons jamais donné aucun
renseignement sur l'illustre compositeur Haydn ;
attestons au contraire avoir donné des renseigne-
ments au susdit M. Carpani, quand il écrivait ses
lettres sur la vie de Haydn, publiées en 1812 à
Milan sous le titre de Haydine.
En foi de quoi, avons signé :
Antomo Salieri, premier maître de chapelle
de la cour impériale et royale de Vienne,
chevalier de l'ordre de la Légion d'honneur ;
GiusEPPE Weigl, musicien des théâtres im-
périaux et royaux de Vienne ;
Carlo Frieberth, musicien de la chapelle im-
périale et royale, chevalier de i' Eperon d'or ;
GaiEsiNGER, conseiller de légation de Saxe à la
cour impériale et royale d'Autriche ;
Marianna von Kurzbeck, élève et amie de
feu le compositeur Haydn.
III
En guise de réponse aux lettres de Carpani, le Constitu-
tionnel du 26 mai 1816 publie l'entrefilet suivant, qui res-
semble moins à une défense qu'à une réclame, et qui paraît
émaner cette fois de Bombe t lui-même, ou do son ami Crozet :
Les Lettres sur Haydn j que tous les amateurs de
la symphonie ont lues et goûtées, furent, il y a
six mois, l'objet d'une réclamation assez plaisante
de la part de M. Carpani, de Milan ; il prétend que
M. César Bombet n'en est point l'auteur, mais le
simple traducteur. M. Bombet nous écrit à son tour
pour réclamer, et renvoyer à son adversaire l'accusa-
tion de plagiat ^. Nous sommes fort embarrassés dans
cette grave contestation ; les pièces probantes man-
quent absolument. Du reste, l'ouvrage méritait
d'être traduit en français, s'il est italien; en ita-
lien, s'il est français. Le livre de M. Bombet, ori-
ginal ou copie, se vend à Paris, chez P. Didot,
rue du Pont-de-Lodi.
f \. Ici Bombet dépasse vraiment la mesure : on croirait
pour un peu qu'il tenait à prolonger la polémique et à la
rendre plus acerbe encore.
IV
On lit dans le Constitutionnel du 20 août 1816 :
Nous avons inséré dans le temps une réclamation
de M. Joseph Carpani, qui accusait M. Bombet de
s'être approprié des lettres sur Haydn. Frappé des
raisons alléguées par M. Carpani, nous avons con-
seillé à M. Bombet de remettre amicalement au
réclamant sa propriété^.
Depuis, M. Bombet nous ayant écrit à son tour
pour renvoyer à son adversaire l'accusation de
plagiat, l'impartialité nous a fait un devoir de faire
connaître sa demande au public K Les mêmes motifs
nous prescrivent d'insérer la réponse de M. Carpani.
Elle respire un peu la franchise et la brusquerie
1. Allusion à l'entrefilet du 13 décembre 1815 (voir pièce I
de V Appendice).
2. Par l'entrefilet du 26 mai 1816 (voir pièce III do
l'Appendice),
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET ^73
allemandes (sic), mais nous devons respecter lo
texte et le donner dans toute sa pureté.
« A Monsieur Bombet,
« J'ai cru, Monsieur, vous avoir moralement tué
par mes deux lettres imprimées, auxquelles après
huit mois vous n'avez su que répondre ; mais point
du tout : vous vivez encore ; j'en suis fâché d'au-
tant plus que vous persistez dans votre crime litté-
raire, en vous appropriant mes lettres sur Haydn et
en m'accusant à votre tour de plagiat dans le
Constitutionnel du 26 mai. Cela passe les bornes,
monsieur Bombet ! Plus opiniâtre qu'Anthée, vous
vous relevez de terre, et me forcez à redevenir
Hercule. Eh bien ! me voici en attitude, et prêt à
vous terrasser définitivement. « Ce qui est bon à
prendre est bon à garder. » Certainement, vous me
le prouvez trop ; mais il faut aussi savoir garder ;
il faut légitimer son vol, au moins en apparence.
Tous les usurpateurs ont sauvé la décence, ce que
vous ne faîtes pas. Que voulez-vous que dise le
public d'un soi-disant auteur qui, ayant reçu d'un
autre cette apostrophe publique : « Monsieur, i^ous
m'avez escamoté mon ouvrage, et en voici les preu-
ves ! », au lieu de combattre ces preuves, après huit
mois de méditation, se contente de répéter hardi-
ment par la voie d'un journal accrédité : « Oui,
c^est moi qui suis Vauteur du livre en question, et
M. Carpani est un plagiaire » ? Perlet s'est sauvé
devant ses juges, ne sachant que dire pour se justi-
474 APPENDICE
fier. Vous auriez dû l'imiter. Oui, Monsieur, il n&
suflit pas d'avoir du front, il faut des preuves dan»
un procès comme le nôtre. J'ai donné les miennes,
faites-nous jouir des vôtres. Détruisez les faits que
j'allègue ; escaladez le ciel ; osez l'impossible. Le
public a besoin de rire ; et, ma foi, tout peut man-
quer à votre étrange prétention, bors le sublime du
ridicule. Dans mes lettres précédentes, ayant pitié
de vous, je vous avais conseillé de vous taire :
maintenant j'exige que vous parliez. Je vous en
somme même. Mais comme vous êtes un esprit de
la classe des récalcitrants, je parie que vous trom-
perez l'attente du public et mes droits, et que vous
vous tairez. En tout cas, que vous parliez ou non,
j'ai l'honneur d'être et serai toujours l'auteur de
VOS leUres »ur Haydn.
Joseph Cabpani.
Vienoe en Autriche, ce 20 juin 1816.
La lettre ci-dessus, qui est sans doute une traduction de
l'italien faite par les soins de la rédaction du Constitutionnel
ou par un ami de Carpani, sommait Bombet de répondre.
Le public avait besoin de rire, comme le disait Carpani :
il put rire à son aise en lisant la lettre suivante, publiée dans
ie Constitutionnel du 1®' octobre 1816 :
Rouen, 26 septembre 1816.
Monsieur,
M. Louis Alexandre César Bombet, mon frère,
étant à Londres, fort vieux, fort goutteux, fort peu
occupé de musique, et encore moins de M. Carpani,
permettez que je réponde pour lui à la lettre de
M. Carpani que vous avez insérée dans votre numéro
<lu 20 de ce mois \
J'ai lu l'hiver dernier les deux lettres italiennes
«dressées par M. Carpani à M. Bombet et qui furent
annoncées dans votre journal. Elles me portèrent à
1. En réalité, du 20 du mois précédent.
476 APPENDICE
lire ce que M. Carpani appelle ses Haydine, gros
volume interminable sur le compositeur Haydn. Je
démêlai, à travers beaucoup de paroles et de détails
sans intérêt, que plusieurs faits de la vie de Haydn,
consignés dans le livre en question, avaient été
dérobés par M. Bombet. Comment se tirer de ce
mauvais pas ? Je m'en consolai, et je crus en cons-
cience rhonneur de mon frère à couvert lorsque je
me mis à réfléchir que Hume n'était point le pla-
giaire de Rapin-Thoiras pour avoir dit, après lui,
qu'Elisabeth était fille de Henri VHI ; que M. La-
cretelle n'était point le plagiaire de M. Ânquetil
pour avoir traité, après lui, le sujet de la guerre de
la Ligue.
Je fus plus que consolé, et presque joyeux, quand
je me fus dit que Hume et M. Lacretelle avaient
envisagé leur sujet d'une manière différente, et
souvent opposée à celle de leurs prédécesseurs ;
que ces deux historiens avaient tiré des mêmes faits
des conséquences inaperçues avant eux ; qu'enfin
ils avaient fait oublier leurs devanciers. Je crains
bien que ce ne soit là le cas de ce pauvre M. Carpani
qui, l'hiver dernier, était si fier de pouvoir tirer
quelques plaisanteries du nom et des prénoms de
M. Bombet, et qui, aujourd'hui, s'annonce comme
un Hercule, parce que, dit-il, on n'a su que lui ré-
pondre. M. Carpani dit qu'il a déployé des preuves
terribles contre M. Bombet ; il voudrait une répli-
que en forme. Ce combat ferait peut-être penser un
peu aux Haydine de notre Athlète qui moisissent à
Milan chez Bucinelli. M. Bombet et M. Carpani
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 477
peuvent faire leurs preuves ensemble et de bon
accord. Le moyen est simple. Que M. Carpani fasse
traduire trente pages de ses Haydine, qu'il choisisse
lui-même ces pages, et qu'il en fasse imprimer en
regard trente des Lettres sur Haydn de M. Bombet ;
ces dernières seront encore au choix de M. Carpani
lui-même.
Le public jugera.
S'il fallait d'autres preuves, je dirais que l'ouvrage
de M. Bombet, imprimé chez Didot, ne contient que
250 petites pages sur Haydn, tandi> que celui de
M. Carpani se compose de près de 550 pages : je
demanderais à M. Carpani s'il revendique aussi la
Vie de Mozart, l'excellente digression littéraire sur
Métastase, la Lettre sur Vétat actuel de la musique
en France et en Italie, la Lettre de Montmorency sur
le beau idéal. Je le prierais de nous faire connaître
ses droits sur les questions que M. Bombet a appro-
fondies le premier touchant les vraies causes des
plaisirs produits par les arts, et particulièrement
par la musique ; sur les jugements exquis que
M. Bombet nous donne sur les grands composi-
teurs ; je prierais encore M. Carpani de nous dire
s'il aurait la charmante prétention d'avoir servi de
modèle au style plein de grâce, plein d'une sensi-
bilité sans affectation, et qui n'exclut pas le piquant
qui, peut-être, est le premier mérite de l'ouvrage
de M. Bombet.
Mais je m'aperçois qu'à mon tour je deviens un
Hercule, que je pille M. Carpani, que je tombe dans
le sérieux et l'ennuyeux. M. Bombet, qui n'aime
478 APPENDICE
pas ce style moderne, et qui pour tout n'a eu garde
de dérober le sien à M. Carpani, M. Bombet, qui est
mon frère aîné, me fera sûrement de grands repro-
ches de la liberté que je prends d'ennuyer le public
en £on nom. Ainsi je m'arrête, je renouvelle à
M. Carpani le défi des trente pages ; ce n'est qu'en
y répondant qu'il prouvera sa bonne foi.
J'ai l'honneur, etc.
H. C. G. BOHBET K
1. Les documents IV et V ont été publié» déjà par
M. Siryicnski, Soiréts du Stendhal Club, 1" tériP.
Le pièce III a été reproduite par M. Michel Brcnet dans
un article sur Stendhal et CBrpaui {S. I. M., n» du 15 mai
1909, pp. 430-439) : M. Brenet est peut-étro le seul critique
français, jusqu'en 1909, qui se toil donné la peine de lire
Il est probable que l'auteur de la lettre de Rouen eat, non
pae Stendhal, mais Louis Crozet. <• C'est moi qui ai soutenu
dans les jouraaux le combat Carpani, pendant que Henri
était à Milan i, disait Louis Crozet à Romain Colomb le
27 août 1842 (lettre citée dans Comment a vécu Stendhal,
page 101), et nous n'avons aucune raison pour mettre en
doute l'ailirmatioa de Crozet.
M. Paul Arbclct noua communique au dernier moment
une lettre inédite de Louis Crozet à Stendhal, datée du
27 janvier 1S16, qui figurera dans sa prochaine thèse, et
qui nous confirme dans notre opinion. Il est question, dans
le post-scriptum de cette lettre (oii les noms propres, Bombet
et Carpani, ont été soigneusement coupés au canif, mais
peuvent facilement ftrc devinés), d'un article de Crozet
pour le Conalilutionnet en réponse aux lettres de Carpani.
Le piquant de l'affaire, c'est que Crozet ne connaissait encoro
les fameuses lettres que par les extraits sommaires qui
Tiguraicnt dans l'cnlrelllet du Conslilutionnel du 13 dé-
cembre 1815 (voir pièce n*> 1 de l'Appendice). Les cITorts
de Crozet pour essayer de reconstituer par l'imagination
In protestation de Carpani. pour répondre à des Uttrei fu'l'f
n'a pas vues, sont des plus amusants. Le projet n'eut d'ail-
leurs aucune suiic immédiaie ; la lettre définitive de Bombet
junior ne parut que huit mois plus tard.
VI
On juge de la colère de Carpani à la lecture de la lettre
de Bombet junior, M. Paul Arbelet nous ayant signalé
Tcxistence à Mantoue d'une liasse de lettres italiennes iné-
dites échangées pendant la période 1816-1819 entre Carpani
et Acerbi, directeur de la revue milanaise la Biblibtheca ita-
liana \ et contenant de nombreuses allusions à la polémique
Garpani-Bombety nous avons pu, grâce à l'obligeance de
M. le D' Cesare Ferrarini, le distingué sous-bibliothécaire
de Mantoue, avoir copie des fragments les plus intéressants
de cette correspondance. On y voit que Carpani se préoc-
cupait à la fois d'identifier l'auteur des Lettres sur Haydn
,et de répondre à Bombet junior. « Voilà donc Bombet qui
« a un frère, et qui prend son parti. Je vous envoie ci-inclus
« l'article insolent qu'il a fait paraître dans le Constitutionnel
« (la lettre de Rouen), et la réponse que je lui fais. Je vou-
« drais qu'elle fût traduite convenablement, et insérée dans
« votre revue, avec tous les changements que vous jugerez
« bon d'y introduire : je vous donne à cet égard pleins pou-
a voirs. Je suis tout ce qu'il y a de plus décidé à en finir
« là ; ils pourront maintenant dire et imprimer tout ce
« qu'ils voudront : je ne prendrai plus la plume pour leur
<K répondre. Sat prata bibère. Mon estomac va un peu
!mieuz, etc. » (Lettre du 10 novembre 1816, traduction iné-
dite). Et il ajoute en post-scriptum : « Je ne puis me rér
1. Voir Romef Naples et Florence, 14 février 1917.
480 APPENDICE
« soudrc à croire que Bombet ne soit pas Français : style,
« idées, caractère, tout est français en lui. J'ai écnt à Paris
« pour éciaircir la chose. » Dans quatre lettres postérieures,
datées des 20 novembre, 4, 10 et 21 décembre 1816, Car-
pani insiste auprès d'Acerbi pour qu'il publie sa lettre : « Je
« vous prie à nouveau instamment d'insérer ma lettre dans
9 votre journal : je ne la vois pas paraître dans le Constitu-
« tionnel, et je ne dois pas laisser sans réponse la dernière
« et calomnieuse attaque de Bombet. Je me recommande à
« vous... Assurez d'ailleurs le public que c'est la dernière fois
« qu'il entendra parler de cette querelle. » (Traduction iné-
dite). Dans une lettre du 9 janvier 1817, il continue : « Voilà
c donc Bombet trouvé I Vous voyez que finalement ce
« n'était pas un Milanais. Je m'en étais aperçu par son
« style et sa manière. Je juge les écrivains comme les pein-
« très : ab operibus eorum cognosceris eos. C'est ainsi que
« j'ai deviné avant la police l'auteur de la célèbre VUion
« contre notre bon souverain (la Vision de PrinOt de
« Grossi). Vous aurez reçu à cette heure ma dernière lettre
« au Constitutionneli traduite par moi. Je vois qu'il ne veut
« pas 60 décider à l'insérer dans ses colonnes : mais je ne
« m'arrêterai pas là. Passé un certain délai, je la ferai
« paraître dans un des autres journaux qui ne sont pas do
« son parti, et je le ferai accuser de partialité, et de compli-
« cité avec les voleurs. » (Traduction inédite).
Il semble d'ailleurs que la piste de 1817 était mauvaise:
ce n'est qu'en 1819 que le vrai nom de Bombet paraît avoir
été connu de Carpani : il écrit à Acerbi, le 9 octobre 1819 :
« Puisque nous parlons de fous et de voleurs, je vous remercie
« d'avoir enfm découvert le vrai Bombet. Je pense le nommer
a prochainement. » Il ne le nomma, et encore avec les seules
initiales, qu'en 1824. (Voir plus bas, pièce VII de V Appen-
dice.)
Quant à la réponse à la lettre de Rouen, jointe à la lettre
précitée du 10 novembre 1816, nous en publions ci-dessous
le texte in extenaOf en corrigeant seulement les fautes
d'orthographe : quoique écrite en français par un Italien,
elle respire la même verve que les deux lettres datées de
Vienne, 18 et 20 août 1815, mais elle a les mêmes défauts :
abus des citations, et trop de longueurs.
En fait, la lettre de Carpani ne fut insérée dans aucun
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 481
journal parisien. Dans une lettre du 19 février 1817, Carpani
cite amèrement à Accrbi un mot d'un de ses amis de Paris
qui avait vainement essayé de faire accueillir l'article :
« Il paraît que ces gaillards se sont donné le mot. » Il fut
tout heureux et tout aise de publier sa lettre, traduite par
lui en italien, dans le n^ de février 1817 de la Bihliotheca
italiana (tome V, p. 178) : Acerbi ne pouvait moins faire
pour l'infortuné musicographe. Elle parut, suivie de la
Déclaration de Salieri, Weigl, Frieberth, etc. (voir plus haut,
pièce II de V Appendice) ^ et agrémentée d'une noie de la
rédaction ainsi conçue : « M. Carpani, se fiant plus à notre
« zèle pour défendre les choses italiennes qu'à celui du
« Constitutionnel pour lui faire justice et lui rendre, ce qu'un
« faux Bombet et un vrai Français lui a dérobé, ^ous envoio
« cette lettre, d'abord écrite par lui en français, par laquelle
« il porte le dernier coup à l'impudent plagiaire de ses
« Haydine. Nos lecteurs reconnaîtront dans cette lettre la
« vivacité d'esprit habituelle de M. Carpani, et la dignité
« avec laquelle écrit un honnête homme, justement indigné
« des mauvais procédés d'autrui. d (Traduction inédite).
Quoiqu'il on soit, voici ce curieux document :
Vienne, le 30 octobre 1816.
A Monsieur le Rédacteur du Constitutionnel.
Comment, Monsieur ? Au lieu d'un Bombet, il y
en a deux ? C'est ce que j'apprends par votre n9 275.
Peste ! Neque Hercules corUra duos. N'importe !
Il y en aurait mille, que je ne serais pas moins l'au-
teur de leurs Lettres sur Haydn. Au fait.
Ce Bombet nouveau-né qui, prenant la forme
d'un frère, se glisse à travers le plancher comme le
Deus ex machina sur la fin d'une mauvaise pièce,
m'a tout à fait l'air d'un faux frère : il défend trop
mal son aîné. Nous allons le voir.
BAYDN 3^1
482 APPENDICE
D'abord il vous maade que son frère aUU étant
à Londres, fort goutteux, fort vieux, et fort peu occupé
de musique, et encore moina de M. Carpani, — (c'est
tout simple : depuis quand celui qui pread g'est-il
occupé de celui qu'il dépouille ?) — il va nous r^
pondre pour lui. Ainsi, d'une question purement lit-
téraire et personnelle, ces messieurs ea feront une
guerre de famille ? Y penser-vous, Monsieur ?
Certes, il ne tiendrait qu'à moi de vous répéter ici
les combats des Horaces ou de Critolaûs, car j'ai
aussi dt% frères, «t la goutte, et des années par-
dessus. Mais non. Je n'ai guère besoin de frères
pour me défendre, ni de pieds pour écrire : sauf auic
Bombet d'écrire comme ils peuvent.
Ce petit Bombet vous dit ensuite qu'à la vérité,
ayant lu mes deux Lettres à son frère (où je reven-
dique mon ouvrage) et mes Haydine, il a démêlé qu'à
travers beaucoup de paroles et de détails sans intérêt,
plusieurs faits de la vie de Haydn, consignés dans le
livre (de M. son frère) avaient été dérobés par M. Bom-
bet. Après un tel aveu, la dispute serait finie.
Habea fatentem reum ! Et de plus, ce joli garçon
donne un beau démenti à son frère aine, qui, bien
loin d'avouer son vol, avait rédamé à son tour dans
votre n** 147 du 26 mai, et renooifé à Al. Carpani
l'accusation de plagiat. Ainsi, de ces deux frères
très plaisants, l'un vous dit que je l'ai volé, l'autre,
qu'il m'a dérobé : MeiUita eM iniquiia» eibi.
a Mais non, reprend le petit frère, dérober des
faits n'est pas voler : Hume n'a pas volé Rapin-
Thoiras, ni Lacretelle d'Anquetil, pour avoir tous
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 483
les deux cité des faits narrés déjà par leurs prédé*
cesseurs. » A merveille. Mais ces historiens ont pris
les faits ; rhonorable Bombet a pris le livre : petite
<lifférence ! Il faut avoir la goutte dans Fesprit pour
ne pas s'en apercevoir. Ce monsieur s'est mis a che-
val sur mon texte et s'en est proclamé l'auteur
/ieux ans après que je l'avais intprimé avec mon nom.
Rien de plus comique. Ce savant à peu de frais se
fait dire à lui ce que Haydn a dit à moi. Il prend
partout ma place. Ce coucou littéraire ne met pas
son œuf dans le nid d'autrui ; mais il chauffe les
<Bufs qu'il n'a pas pondus. Il s'approprie mon tout,
fusquà ma fièi^re. Il cite hardiment de célèbres com-
positeurs de musique et d'autres pour lui avœr
donné des notices sur Haydn, que, d'après leur dé-
claration solennelle, ils n'ont données qu'à moi.
Voyez ce document unique dans mes deux lettres
à M. Bombet, et dites si ce n'est pas profaner les
noms d'Hume et de Lacretelle, que de vouloir jus-
tifier, en s'étayant de leur exemple, une escroquerie
si constatée. Poursuivons.
II dit que mes Haydine moisissent à Milan chez
leur imprimeur Bucinelli. Ce Monsieur a le nez
bien fin : il sent à Rouen le moisi de Milan ! Bah !
Il a le nez encore plus bouché que l'esprit. Apprenez-
lui que peu de livres ont eu plus de succès en Italie.
Il n'a qu'à parcourir tous les journaux itahens pour
s'en convaincre. Au reste, ce faux frère ménage
bien peu son paw>Te aîné en proclamant que celui-ci
d puisé plusieurs faits dans un livre qui moisit ehez
son imprimeur. Ces messieurs sont de vrais scor-
484 APPENDICE
pions : brûlés par le feu qui les entoure, [ils] s'em-
poisonnent d'eux-mêmes en se mordant la queue de
rage.
Il annonce au public que mon livre est de
550 longues pages et celui de son frère de 250 petites.
Il n'en a donc volé que la moitié. Mais apprenez ce
que c'est qu'un Bombet. Un aveugle n'a qu'à le
tâter : mon livre est de 298, pas plus, et celui de
son frère, de 281, pas moine. Âh ! le Bombet !
Mentiris impuderUissimey criait saint Augustin à un
hérétique perfide ! J'ai grande envie de parler
comme un saint.
Avec autant de pétulance que de mauvaise foi, il
vous demande si j'ose aussi revendiquer la Vie de
Mozart de Schlichtegroll, qu'il ajouta à mes
Haydine, et une Lettre sur le beau idéal et autres
savantes trivialités qu'il a fourrées dans mon ou-
vrage en le traduisant ; et il a devant lui mes deux
lettres à son frère, où je l'accuse d'avoir supprimé
mon nom en donnant ma Vie de Haydriy quand il
avait annoncé celui de l'auteur allemand en donnant
celle de Mozart, et où je lui fais le reproche d'avoir,
par ce qu'il a mis du sien dans mes Haydine^ dé-
figuré mon enfant.
Jouant, après, le plaisant, comme l'âne de la
fable, il vous demande encore si je pense m'appro-
prier le style plein de grâce et de sensibilité qui
n'exclut pas le piquant de M. son frère. Ah ! Messieurs,
que cette demande exclut la grâce et le piquant !
Je suis un auteur italien, vous êtes un traducteur
français. Comment voulez-vous, sans jouer le pierrot,
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOMBET 485
que j'aie dans ma langue des prétentions à votre
style dans la vôtre ? Le mien a trouvé grâce en
Italie. Lisez le Poligrafo : « Per lo stile e la jestwita
del racorUo {sic)^ cet ouvrage est en état de se me-
surer avec ce qu'il y a de mieux dans ce genre au
delà des monts. » ( N® du 7 février 1813.) La Biblio-
theca Italiana {b9 2) vous dit : « Ce livre est écrit con
queUa rara ifwacila di stUe, e in quelia ifihraia^ inge-
gnosa e risentita maniera^ che tanto place, ed è si rara
ai nostri giorni in Italia. » Je vous fais grâce des
autres journaux. Du reste, si la beauté du style est
basée sur les idées et les images, celles-ci étant de
moi dans le livre de M. Bombet, j'aurais quelque
droit... Mais j'y renonce, et, en ma qualité d'Her-
cule, je ne veux point de cette chemise de Nessus.
Mais finissons.
Voici le dernier coup, le coup mortel du faible
Bombet. Ce formidable Cacus me lance un défi :
c'est de choisir trente pages de mon livre, et de les
faire imprimer en regard de trente autres de son
frère. Sûr de son experimentum crucis, il s'écrie :
a Et le public jugera. » Ah ! me voilà perdu, car je
n'accepte pas le défi. Mais écoutez avant de con-
damner. Entre nous^ est-ce à moi à faire réimpri-
mer un texte qui moisit, hélas, chez mon impri-
meur ? C'est aux Bombet, dont le larcin a tant de
succès, à faire cette spéculation. Et d'ailleurs à quoi
bon cette dépense inutile ? Les deux textes sont
déjà en totalité devant le public depuis des années.
Il y a un moyen bien plus court. Etablissons un
petit parallèle de nos deux ouvrages. Le voici :
BAYDN 31.
486
APPENDICE
Cajifaici
Titre de mon livre : Le
Haydine^ opiftro Lettere sul
ceL nuuêtro Giuteppe Ha^n.
Mon livre a paru Tan 1812.
Bo
Titre du livre de M. Bom-
bet : Lettres sur ie céL e^m-
pœiteur Jaeeph Hoxfdtu (Le
titre est déjà volé).
Celui de Bombet, deux ans
après, 1814. (Et il ose m'ac-
cuscr de plagiat !!!)
N. B. — Bombet dit dans la Préface que plu-
sieurs copies de ses lettres roulant dans Paris, il se
détermina à se faire imprimer tout fi/. Le bon homme !
II était déjà tout mort avant de paraître : car mon
livre avec mon nom roulait depuis deux ans.
Carpani
Mes Haydine sont datées
de VUnne, U 15 ann'ii 1808.
BOMBKT
Les Lettrée de Bombet
[sont] datées de Vienne^ le
5 ami 1808.
Riez, Monsieur, riez à pleine gorge ! Comment se
fait-il qu'on ait pris plusieurs faits chez un auteur,
dix jours avant qu'il ait commencé à écrire ? C'est
aux jongleurs goutteux de Rouen à se tirer de ce
mauvais pas et avaler ce tranchant sans se couper
la gorge. A nous. Au dernier coup.
Carpani
Lettre première : Haydn !
(nome sacro e risplendentc^
quai sole nel tempio dell'
armonia), Haydn, che tanto
vi sta a cuore, o amico, vive
Bombet
Lettre première : Mon ami,
cet Haydn que vous aimez
tant, cet homme rare dont
le nom jette un si grand
éclat dans le temple de lliar-
LA POLÉMIQUE CARPANI-BOHBET
487
aiiGora, ma, oh quam muia-
tus ah illo 1 Quando uscite di
Vienna dalla parte délia I.
villa dî Schônnbrunn, voi
incontrate presse ai coneeUi
délia linea MariahQlf un
viottolo. A mezzzo di questo
sorge un' erma, décente ed
umile casetta circondata dal
silenzio. Ivi (e non nel pa-
lazzo Esterazi, corne crede-
vate, ed ei potrebbe volen-
dolo) soggiorna il dio délia
musica instrumentale, ivi
uno dei pochi e veri Genii del
8ecolo decimo-ottavo.
monie, vit encore, mais l'ar-
tiste n'est plus. A l'extré-
mité d'un des faubourgs de
Vienne, du côté du parc de
Schœnbruim, on trouve près
de U barrière de Maria
Hilff une petite rue, où l'on
passe si peu qu'elle est cou-
verte d'herbe. Vers le milieu
de cette rue, s'élève une
humble petite maison tou-
jours environnée par le si-
lence. C'est là, et non pas
dans le palais Esterhazi,
comme vous le croyez et, en
effet, comme il le pourrait
s'il le voulait, qu'habite le
père de la musique instru-
mentale, un des hommes de
génie de ce dix-huitième
siècle ....
C'est assez ! La patience m'échappe. Ab uno
disce omnes. Si ceci n'est pas voler, autant de pen-
dus jusqu'ici, autant d'injustices. Au résumé. De
287 pages du livre de Bombet, près de 200 sont de
moi. Le reste est de lui, et je le somme de le re-
prendre, en rétablissant en entier dans sa nouvelle
édition mon texte dérobé.
Pardon, Monsieur, de vous avoir si au long et si
souvent entretenu d'une si inconcevable dispute.
Mon honneur était compromis : il a fallu me dé-
fendre. Je n'écrirai plus le mot contre des gens qui,
après tout ceci, osent encore vous parler de bonne
488 APPENDICE
foi. NoQ, je renonce à un combat trop inégal pour
un homme d'honneur. Que le public me juge. Les
pièces sont devant lui, et les frères Bombet n'ont
qu'à soigner leur goutte : j'aurai soin de la mienne.
J'ai l'honneur [d'être, Monsieur],
l'auteur des Lettres sur Haydn,
3. Carpani.
VII
Le défi de trente pages ne fut pas relevé par Carpani. Au
reste, si les exemplaires des Haydine moisissaient à Milan,
chez Bucinelli, ceux des Lettres sur Haydn en faisaient
autant chez Didot, à Paris. Nous devons tout au moins aux
emprunts de Bombet trois lettres curieuses de Carpani et
une lettre spirituelle de Bombet junior.
Dernier épisode de la polémique : on trouve à la page 214
du livre de Carpani intitulé Le Maferiane, osfvero letiere aul
beUo idéale, in ripoato al libro Délia imitazione pittorica
del caif, Andréa Majer (Padoue, 1824), le passage suivant
dont nous donnons une traduction inédite :
Déclaration de l'auteur.
Mon histoire d'il y a quelques années avec le sieur
César Alexandre Bombet, français, qui a traduit
maladroitement mes Haydine, les a fait imprimer à
Paris en les donnant pour siennes, et a soutenu son
dire avec une audace incroyable, m'oblige à pré-
venir ici le susdit Bombet qu'il ait à s'abstenir de
490 APPENDICE
traduire et de s'approprier mes Majeriane ; sinon^
je lui arracherai le masque du visage, et toute l'Italie
saura qu'il s'appelle, non pas Bombet, non pas
Aubertin ^ (autre pseudonyme dont il a signé un
autre de ses ouvrages, celui-là vraiment à lui, sur
la peinture en Italie) ^ mais bien E*** B*** *, de
Grenoble ; il réside depuis des années dans une
capitale très cultivée de l'Italie septentrionale,
passant son temps à voler les écrivains de quelque
mérite, se faisant un jeu de la renommée d'autrui,
mettant d'ailleurs en péril la sienne propre. Qu'il
sache, ce fils de l'Isère écumante, que, s'il le faut,
je prononcerai son nom tout entier, et que le public
italien accolera alors à son nom une série d'épi-
thètes aussi déshonorantes que celle de Bombet.
1. Ce pseudonyme d« Stendhal ii^re une ou deux fois
dans la Corre9pondanee, notamment à la fin d'une lettre du
25 janvier 1818 relatÎTe précÎBémeat à VHUknre de ia Peinr
ture em Italie {Stendhal désespèFe d'arw un article «uc
DékmUt ce qu'il exprime dans les termes, à dessein obscurs,
qui suivent : il fne sembU que l'aimable M^* (Lingay) n'a
peu assez de pou\foir pour mettre M. Aubertin sur la même
ligne de bonheur que Jay de Grenoble.) M. Paupe a eu entre
les mains un exemplaire relié de la 1'® édition de l'Histoire
de la Peinture en Italie, ayant appartenu à Stendhal, et au
dos duquel se trouve imprimé, sous le titre, le nom d 'Au-
bertin. La Déclaration de Carpani prouve que des exemplaires
de l'Histoire de la Peinture couraient en Italie sous le nom
d'Aubertin.
2. Enrico Beyle.
VIII
Enfin, voici la note curieuse qui figure au tome I®' des
Supercheries liUèrairee dii^iUea de Quérard (Paris,1859»
article Bombei) : elle contient les exf^cations données par
Stendhal lui-même, en 1841, sur la façon dont la Vie de
Haydn aurait été imprimée sans le nom de CarpanL Nous
n'avons pu mettre la main sur le tirage à part des Vie» de
Mozart et de MéUuiase dont parle Quérard à la fin de cette
note : c'est im petit problème bibliographique à résoudre.
Beyle, sur qui nous avions donné une notice dans
le tome I^' de la Littérature française contemporaine
qui parut quelques mois avant sa mort, en eut con-
naissance, et nous adressa deux rectifications pour
l'article qui le concerne. L'une d'elles est relative
aux Haydine, et voici ce qu'il en dit : « M. Beyle
a imprimait ses ouvrages à ses frais. M. Pierre Didot
« lui dit qu'un livre annoncé comme traduit de
<( l'italien ne trouverait pas un seul lecteur. M. Beyle
492 APPENDICE
v mit : par Louis-Alexandre -César Bombet. On
« admira ce beau nom, et personne ne devina Tau-
« teur. Un anonyme peut-il être un plagiaire ?
« M. Beyle, se trouvant à Vienne en 1809, avait été
« à l'enterrement de Haydn ; il étudia les ouvrages
« de ce grand compositeur et voulut le faire con-
« naître à Paris \ M. Beyle avait acheté beaucoup
Il d'autographes de Haydn et plusieurs de ses meu-
« blés, u Les vies de Mozart et de Métastase, qui ter-
minent le volume, ont été réimprimées à part.
1. En tait, Haydn n'était guère connu en France, en 1814,
que par deux notices assez lonimaircs, l'une de M. Le Breton,
lue devant l'Institut de France, le 6 octobre 1810, et impri-
mée la même année chez Baudoin (elle est citée dans la
prélace de la traduction anglaise de la Vie de Haydn de
1817), l'autre do M. Framery (Parla, Barba, 1810). Carpani,
dans ses Haydine (letlera ullima), les citait toutes les deux
rt réfutait longuement leurs affirmations ; HM. Le Breton
et Framery sont les deux • colomniateura de Gasmann ■
dont parle Carpani dans sa première lettre de Vienne du
18 août 1815 (voir lupra, page 460).
ffOtlND IN LIBRARY
TABLE DES GRAVURES
Fac-similé du titre de 1814 Frontispice
Fac-siuile du titre de 1817 6-7
Titre de la traduction anglaise 112-113
Canon de Haydn 152-153
Portrait de Mozart 252-253
TABLE GÉNÉRALE
DES MATIÈRES
Préface vu
Avant-propos bibliographique et critique lv
Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase. ... 1
Préfaces de 1814 et de 1817 3
Vie de Haydn 7
Vie de Mozart 251
Vie de Métastase 325
Dédicace 405
Table 407
Notes 413
Appendice 449
Table des gravures 493
Abbeville. -— Imprimerie F. Paillaht.