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Full text of "Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase;"

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ŒUVRES    COMPLÈTES 


DE 


STENDHAL 

PUBLIÉES    SOUS    LA    DIRECTION 

O'ÉDOUARD    CHAMPION 


ŒUVRES    COMPLETES 


I>E 


STENDHAL 


VIES   DE  HAYDN,  DE  MOZART 


ET  DE 


MÉTASTASE 


Il  a  été  tiré  de  cet  ouvrage  : 

Dix  exemplaires  sur  papier  de  Chine,  numérotés  de  1  à  tO, 
contenant  une  double  suite  des  planches  hors  texte  tirées  sur 
Japon  Impérial. 

Vingt-cinq  exemplaires  sur  papier  des  manufactures  impé- 
riales du  Japon,  numérotés  de  11  à  35,  contenant  une  double 
suite  des  planches  hors  texte  tirées  sur  Japon  Impérial. 

Cent  exemplaires  sur  papier  de  Hollande,  numérotés  de 
36  à  135,  contenant  une  double  suite  des  planches  hors  texte 
tirées  sur  Japon  Impérial. 

Onze  cents  exemplaires  sur  papier  vélin  pur  fil  des  Pape- 
teries de  Voiron,  numérotés  de  136  à  1235. 


Exemplaire  N"" 


a96 


RK PRODUCTION     INTERDITE 


LETTRES 

ÉCRITES  DE  VIENNE  EN  AUTRICHE, 

SUR 

CÉLÈBRE  COMPOSITEUR 

r.  HAYDN, 

SUIVIES 

D'UNE  VIE  DE  MOZART, 

IT 

DE  CONSIDÉRATIONS  SUR  MÉTASTASE 

ET  rÉTÂT  PRÉSENT  DE  LA  MUSIQUE 

EN  FRANCE  ET  EN  ITALIE. 

Par  Louis- Alexandre-Césaa  BOMBET. 


^•^^mi^^ttm 


A  PARIS, 

DE  L'IMPRIMERIE  DE  F.  DIDOT  L'AINÉ, 

m  DO  MIT  DE  tOM  ,  «*  6. 
I814. 


Fac-similé  du  titre  de  181*4. 


<    (  > 


STENDHAL /^-"W'. 
VIES 

DE   HAYDN 

UE   MOZART 
ET   UE   MÉTASTASE 

TEXTE    ÉTABLI     ET    ANNOTÉ     HAB 

DANIEL    MULLER 
ROMAIN     ROLLAND 


I    IHUA-IHIE     \M:ikNNK     IIO.NORK    t;H\.M['ni> 

â.  Qui  Miliquais.  V|- 


PRÉFACE 


STENDHAL   ET   LA   MUSIQUE 

Les  premiers  livres  d'un  grand  écrivain  ont,  pour 
les  amis  de  sa  pensée,  un  intérêt  spécial.  Leur  inex- 
périence même  révèle  souvent  plus  de  l'être  intime 
que  les  ouvrages  plus  mûrs  où  la  raison  de  l'auteur 
se  surveille  davantage.  Il  n'en  est  pas  tout  à  fait 
ainsi,  —  du  moins  à  première  vue,  —  pour  le  pre- 
mier ouvrage  publié  de  Stendhal.  Les  Vies  de 
Haydrij  Mozart  et  Métastase  déçoivent  un  lecteur 
superficiel,  que  poursuit  le  souvenir  de  La  Char- 
treuse de  Parme  ou  de  Rouge  et  Noir  ;  il  s'étonne 
que  l'œuvre  de  début  d'un  des  esprits  les  plus  ori- 
ginaux et  les  plus  indépendants  soit  un  livre  de 
biographie  anecdotique,  d'éléments  empruntés,  d'ap- 
parence incolore,  et  qu'il  serait  tout  près  de  quali- 
fier, comme  Stendhal  un  peu  plus  tard,  de  a  robinet 
d'eau  tiède  ». 

Nous  verrons  plus  loin  combien  ce  jugement  est 
inexact,  et  —  sans  parler  de  l'élégance  sobre  et  cava- 
lière du  style,  dont  l'alerte  simplicité  rappelle  par 


^63467 


VIII  PREFACE 

moments  les  meilleurs  exemples  du  xviii®  siècle,  — 
combien  cet  ouvrage  nous  livre  déjà  de  la  pensée  de 
Stendhal,  qui  n'a  guère  changé,  depuis,  sur  les 
points  essentiels. 

Mais  d'abord,  tâchons  d'expliquer  pourquoi  ce 
premier  livre  d'un  romancier  est  une  étude  musi- 
cale. 

On  ne  sait  pas  assez  quelle  place  la  musique  a 
tenue  dans  le  cœur  de  Henri  Beyle.  Elle  n'a  pas 
été  pour  lui  une  simple  jouissance,  une  distraction 
aimable,  au  milieu  d'intérêts  plus  pressants,  mais 
une  passion,  et  la  plus  forte,  la  plus  profonde,  la 
plus  constante  des  passions.  C'est  lui-même  qui  le 
dit  : 

«  La  musique  a  peut-être  été  ma  passion  la  plus 
forte  et  la  plus  coûteuse  ;  elle  dure  encore  à  cin- 
quante-deux ans,  et  plus  vive  que  jamais.  Je  ne 
sais  combien  de  lieues  je  ne  ferais  pas  à  pied,  ou 
à  combien  de  jours  de  prison  je  ne  me  soumettrais 
pas  pour  entendre  Don  Juan  ou  le  Matrimonio 
segretOy  et  je  ne  sais  pour  quelle  autre  chose  je  ferais 
cet  effort  ^.  » 

A  seize  ans,  quand  il  arriva  de  Grenoble  à  Paris, 
il  songeait  à  se  consacrer  entièrement  à  la  musique  ; 
et  vers  la  fin  de  sa  vie,  il  regrettait  encore  de  ne 
l'avoir  pas  fait.  Il  se  reprochait  «  de  n'être  pas  parti 
de  Paris  pour  être  laquais  de  Paisiello  à  Naples  *  ». 


1.  Vie  de  Henri  Brûlard,  I,  265. 

2.  Ihid,,  II,  97. 


PRÉPACE  IX 

Cependant,  son  éducation  musicale,  contrariée 
par  le  philistinisme  de  son  père,  avait  été  des  plus 
faibles.  EUe  se  réduisit  à  quelques  méchantes 
leçons  de  violon,  de  clarinette  et  de  chant,  lorsqu'il 
était  enfant.  L'amour  fut  son  meilleur  maître. 
Le  plus  sûr  de  ses  connaissances  musicales,  il  le 
dut  sans  doute  à  Angelina  Bereyter,  avec  qui  «  il 
passa  toutes  ses  nuits,  de  1811  à  1813  ».  EUe  chan- 
tait, à  Paris,  les  rôles  de  seconda  et  de  terza  donna. 
Trois  fois  par  semaine,  il  allait  la  voir  jouer  à 
rOdéon  ;  et,  à  la  maison,  elle  lui  faisait  de  bonne 
musique.  Â joutez-y  les  entretiens  avec  les  di- 
lettanti  milanais,  et  les  représentations  de  la  Scala, 
ce  théâtre  qui,  de  l'aveu  de  Stendhal,  eut  sur  son 
caractère  une  influence  de  premier  ordre  *.  —  Le 
tout  ensemble  ne  pouvait  faire  de  lui  qu'un  ama- 
teur passionné,  qui  ne  comprit  jamais  bien  la 
polyphonie  instrumeiltale  ou  vocale,  et  resta,  jus- 
qu'à sa  mort,  fidèle  au  bel  canJto.  U  ne  s'en  croyait 
pas  moins  musicien,  beaucoup  plus  que  des  musi- 
ciens de  profession  '  : 

a  A  peine  je  connaissais  les  notes,  avoue-t-il, 
mais  je  me  disais  :  «  Les  notes  ne  sont  que  l'art 
d'écrire  les  idées,  l'essentiel  est  d'en  avoir.  »  Et  je 
croyais  en  avoir.  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que 
je  le  crois  encore  aujourd'hui...  A  Milan,  de  1814 

1.  Journal  d'Italie,  8  septembre  1811. 

2.  Voir,  dans  sa  Vie  de  Rossini,  le  portrait  malicieux,  non 
sans  justesse,  du  musicien  qui  n'aime  pas  la  musique,  tout  en 
n'ignorant  rien  des  ressources  de  son  art.  (L'espèce  n'en  est 
pas  éteinte.)  —  Il  lui  oppose  «  le  dilettante  sensible  »,  qui  a 
toutes  ses  préférences.  Et  pour  cause  :  c'est  son  portrait. 


X  PRÉFACE 

à  1821,  quand  le  matin  d'un  opéra  nouveau,  j'allais 
retirer  mon  libretto  à  la  Scala,  je  ne  pouvais  m'em- 
pêcher  en  le  lisant  d'en  faire  toute  la  musique,  de 
chanter  les  airs  et  les  duos.  Et  oserai-je  le  dire  ? 
Quelquefois,  le  soir,  je  trouvais  ma  mélodie  plus 
noble  et  plus  tendre  que  celle  du  maestro  ^.  » 
"  Sans  attacher  plus  d'importance  qu'il  ne  con- 
vient à  cette  naïve  fatuité,  il  sied  de  retenir  ce  fait 
que  Stendhal  s'est  cru  sincèrement,  toute  sa  vie, 
un  musicien  manqué,  que  les  circonstances  con- 
,  traires  ont  tourné  vers  la  littérature  : 

«  Le  hasard  a  fait  que  j'ai  cherché  à  noter  les 
sons  de  mon  âme  *  par  des  pages  imprimées.  La 
paresse  et  le  manque  d'occasion  d'apprendre  le 
physique,  le  bête  de  la  musique,  à  savoir  jouer  du 
piano  et  noter  des  idées,  ont  beaucoup  de  part 
à  cette  détermination  qui  eût  été  tout  autre,  si 
j'eusse  trouvé  un  oncle  ou  une  maîtresse  aimant  la 
musique  '.  » 

De  fait,  s'il  fut  toujours  incapable  d'écrire  une 

i.  VUde  Henri  Brûlard,  II,  97-98. 

2.  Remarquez  cette  belle  expression. 

3.  VU  de  Henri  Brùlard,  II,  103. 

Rappelons  cet  autre  passage  du  Journal^  où  Stendhal, 
officier,  le  soir  même  du  passage  du  Saint-Bernard,  entendant 
à  Ivrée  une  représentation  d'opéra,  tombe  dans  une  crise 
d'enthousiasme  et  de  désespoir,  —  tel  l'un  des  jeunes  Rostoy, 
dans  Guerre  et  Paix  : 

«  Dans  les  intervalles  du  plaisir,  je  me  disais  :  Et  me  voici 
jeté  dans  un  métier  grossier,  au  lieu  de  vouer  ma  vie  à  la 
musique  !...  i 

Et  il  se  répond  : 

c  II  faut  vivre,  je  vais  voir  le  monde,  devenir  un  brave 
militaire,  et  après  un  an  ou  deux,  je  reviens  à  la  musique, 
mes  uniques  amours...  i  (Ihid,,  II,  192-3). 


PREFACE  XI 

ligne  de  musique  \  on  peut  dire  que  sa  sensibilité 
et  son  intelligence  furent  toujours  imprégnées 
d'une  sorte  de  buée  musicale.  Il  voit,  il  sent  toutes 
choses  sous  la  forme  musicale.  U  perçoit  l'analogie 
des  sons  et  des  couleurs  '.  U  trouve  une  identité 
entre  des  tableaux  et  des  morceaux  de  musique, 
et  vérifie  souvent  cette  impression,  au  musée 
Brera  *.  Un  roman  est  pour  lui  a  comme  un  archet  »  ^. 
Il  voyage,  pour  jouir  a  du  son  que  produisent  sur 
son  âme  les  montagnes  et  les  caractères  étran- 
gers ^. . .  »  Et  nous  venons  de  voir  que,  lorsqu'il 
écrit,  c'est  pour  «  noter  la  musique  de  son  âme  ». 


• 


Mais  pour  mieux  comprendre  les  raisons  pro- 
fondes de  cette  passion  pour  la  musique,  qui,  chez 
ce  dilettante,  touche  aux  fibres  les  plus  intimes 
et  les  plus  frémissantes  de  l'être,  il  faut  violer  le 
secret  de  sa  sensibilité  et  montrer  Stendhal,  non 
tel  qu*il  se  plut  à  vouloir  qu'on  le  vît,  maïs  tel 
qu'il  fut  en  effet.  Peu  d'artistes  se  sont  appliqués 
autant  à  masquer  leur  vraie  personnalité.  Ce  n'était 

1.  Il  se  yante  pourtant  d 'avoir  fait  «  une  charmante  mé- 
lodie pour  des  vers  de  La  Fontaine  :  Un  mort  s'en  allait  tris- 
tement... »  {Ibid.,  II,  99.) 

2.  Le  son  de  la  flûte  est  analogue,  pour  lui,  aux  draperies 
bleu  d'outremer  de  Carlo  Dolci.  (Vie  de  Rossini.) 

3.  VU  de  Henri  Brûlard,  l,  265. 

4.  Ibid.,  I,  190.  —  Même  expression  pour  les  paysages  : 
>  C'étaient  comme  un  archet  qui  jouait  sur  mon  âme.  » 

5.  Journal  d'ItaHe,  25  septembre  1811. 


XII  PREFACE 

pas  seulepient  chez  lui  cette  manie  des  pseudo- 
nymes et  des  déguisements,  ce  goût  de  mystifier, 
qui  fut  un  de  ses  divertissements.  Pour  son  propre 
plaisir,  et  peut-être  même  pour  sa  propre  duperie, 
il  aime  à  se  travestir.  De  son  enfance  comprimée 
dans  un  milieu  hostile  lui  est  toujours  restée  l'ha- 
bitude de  se  contraindre,  la  peur  de  se  montrer 
à  nu,  un  mélange  d'ironie  et  de  timidité  qui  l'amène 
à  cacher  le  meilleur  de  soi,  le  plus  tendre,  le  plus 
féminin,  pour  n'étaler  que  son  armure  d'intellec- 
tuel au  regard  aigu,  à  l'esprit  mordant,  un  peu  dandy, 
qui  aime  à  jouer  le  cynisme  et  voudrait  se  faire 
croire  qu'il  n'est  dupe  de  rien. 

Or,  ses  confessions  nous  livrent  un  être  tout  diffé- 
rent, accablé  a  d'une  sensibilité  trop  vive,  d'affec- 
tions écrasantes  et  disproportionnées,  d'enthou- 
siasmes excessifs  ^  »,  —  un  perpétuel  rêveur, 
«  dont  l'état  habituel  a  été  celui  d'amant  malheu- 
reux »  *,  et  qui  s'y  est  complu,  —  un  adolescent 
poétique  et  voluptueux,  qui  savoure  en  secret  la 
douceur  du  plaisir  et  des  larmes,  de  ses  souvenirs 
et  de  ses  illusions,  qui  défaille  en  y  pensant  et  ne 
pourrait  en  parler  sans  souffrance  et  sans  honte  ', 


1.  VU  de  Henri  Brûlard,  II,  89. 

c  Quand  une  idée  se  saisit  trop  de  moi  au  milieu  de  la  rue, 
je  tombe,  i  (/frid.,  II,  7.) 

2.  «  La  rêverie  a  été  ce  que  j'ai  préféré  à  tout,  même  à 
passer  pour  honmie  d'esprit.  »  (/6(d.,  I,  18.) 

3.  Voir  la  belle  page  qui  termine  le  second  yolume  de  la 
Vie  de  Henri  Brûhrd.  Il  voudrait  peindre  son  amour  pour 
Angela  Pietragrua.  Il  ne  peut.  Il  est  trop  ému.  Sa  main  treznble. 
Il  renonce...  —  Tel  il  est,  en  présence  de  ceux  qu'il  aime  : 
«  muet,  ipimobile,  stupide,  peu  aimable,  offensant  à  force  de 


PREFACE  XIII 

—  oui,  sî  étrange  qu'il  soit  (et  même,  un  peu  co- 
mique) de  rapprocher  ce  nom  des  portraits  où  Ton 
voit  la  grosse  face  joufflue  et  carrée  de  Henri  Beyle, 
avec  son  collier  de  barbe  et  son  sourire  madré,  — 
un  Chérubin  qui  ne  veut  point  vieillir.  Cette  com- 
paraison, qui  m'était  venue  spontanément  à  l'es- 
prit, je  l'ai  retrouvée  ensuite  dans  un  passage  du 
Journal  £  Italie^  où  l'on  sent  que  Stendhal  ne  l'ex- 
prime pas  sans  honte  et  craint  le  ridicule  : 

a  A  la  grâce  près,  j'étais  à  Milan,  dans  la  posi- 
tion de  Chérubin...  Les  deux  ans  de  soupirs,  de 
larmes,  d'élans  d'amour  et  de  mélancolie  que  j'ai 
passés  en  Italie  sans  femmes,  sous  ce  climat,  à 
cette  époque  de  la  vie,  et  sans  préjugés,  m'ont 
probablement  donné  cette  source  inépuisable  de- 
sensibilité  ^. . .  » 

Un  tel  tempérament  sentimental  et  sensuel  le 
prédisposait  à  goûter  voluptueusement  la  musique. 
Inutile  de  dire  qu'il  ne  l'aime  pas  en  musicien, 
pour  la  beauté  de  ses  lignes  et  la  science  de  ses 
constructions.  Il  l'aime,  en  amoureux  égoïste^ 
comme  une  amie  complaisante  avec  qui  longuement 
il  peut  s'entretenir  de  ce  qu'il  aime,  et  dont  la  voix 
caressante  réveille  en  lui  l'image  de  l'absente,  la 
source  vive  de  l'amour  et  des  larmes,  les  regrets 
bienfaisants... 

«  Ce  sont  les  regrets  qui  manquent  aux  malheu- 

dévouement  et  d'absence  du  moi...  Mon  amour-propre,  mon 
intérêt,  mon  moi,  disparaissent  en  présence  de  la  pcrspnno 
aimée,  je  suis  transformé  en  elle.  »  (Ihid,,  I,  25.)  '* 

1.  8  septembre  1811. 

HAYDN.  B 


XIV  PREFACE 

reux  ;  ils  ne  croient  plus  le  bonheur  possible» 
L'homme  qui  regrette  sent  l'existence  du  bonheur 
dont  il  jouit  un  jour,  et  peu  à  peu  il  croira  de  nou- 
veau possible  de  réatteindre  à  ce  bonheur.  La 
bonne  musique  ne  se  trompe  pas,  et  va  droit  au 
fond  de  l'âme  chercher  le  chagrin  qui  nous  dé- 
vore ^...  » 

«  La  bonne  musique  me  fait  rêver  avec  délices 
à  ce  qui  occupe  mon  cœur,  dans  le  moment  ^.  » 

«  Mes  sentiments  brodent  sur  un  chant  ce  qui, 
d'après  la  passion  dominante,  peut  faire  le  plus  de 
plaisir  à  mon  âme  '.  » 

Ainsi,  la  musique  lui  est  précieuse,  non  pour  elle- 
même,  mais  pour  ce  qu'elle  lui  suggère  ;  et  il  est  si 
oonscient  du  caractère  intéressé  de  son  amour- 
pour  elle  qu'il  avoue  : 

«  Si  je  perdais  toute  imagination,  je  perdrais 
peut-être  en  même  temps  mon  goût  pour  la  mu- 
sique *.  » 

Bien  plus,  il  suffit  d'une  passion  satisfaite  pour 
que  le  pouvoir  de  la  musique  se  volatilise.  Il  aime 
Angela,  il  est  ou  se  croit  aimé,  il  est  heureux  ;  aus- 
sitôt, a  mille  petites  circonstances  qui  l'intéressaient 
à  Milan  pâlissent.  Les  cloches,  les  arts,  la  musique» 


1.  Vie  de  Haydn,  lettre  XVI. 

2.  VU  de  Henri  Brûlard,  II,  105. 

Cf.  :  «  La  bonne  musique  mo  fait  songer  avec  plus  d'inten- 
sité et  de  clarté  à  ce  qui  m'occupe.  »  (Ibid,^  II,  4.) 

3.  Journal  d'Italie,  31  août  1811. 

4.  Jhid, 

Cf.  :  «  La  bonne  musique  n'est  que  notre  émotion.  »  (Vie  de 
Rossini.) 


PREFACE  XV 

Tout  cela  charmant  un  cœur  inoccupé  devient  fade 
•et  nul  quand  une  passion  le  remplit  K  » 

C'est  donc  à  son  «  état  habituel  d'amant  malheu- 
reux y>  que  Stendhal  a  dû  son  besoin  de  la  musique 
et  son  adoration  reconnaissante  pour  elle,  l'amie 
fidèle  qui  console  des  trahisons  de  l'amour.  Il 
écoute  sa  voix  «  qui  va  droit  au  cœur,  sans  traverser, 
pour  ainsi  dire,  l'esprit  »  ;  et  quoiqu'il  ne  puisse 
traduire  en  des  mots  ce  qu'elle  dit,  tout  ce  qu'elle 
dit  lui  est  clair,  «t  Les  combinaisons  des  sons  re- 
présentent toujours,  avec  force  et  clarté,  un  senti- 
ment, une  âme,  un  caractère  *.  Rien  n'égale  l'évi- 
dence  de  ce  langage  '  ».  Aucun  homme  de  lettres  -r- 
n'a  rendu  hommage,  comme  lui,  au  privilège  de  la 
Jangue  musicale,  qui  seule  peut  exprimer  les 
nuances  fugitives  du  cœur,  dans  son  changement 
•étemel  :  « 

(c  Dans  les  instants  de  peine  et  de  bonheur,  la 
-situation  du  cœur  change,  à  chaque  seconde.  Il  est 
tout  simple  que  nos  langues  vulgaires,  qui  ne  sont 
qu'une  suite  de  signes  convenus  pour  exprimer  des 
choses  généralement  connues,  n'aient  point  de 
•signe  pour  exprimer  de  tels  mouvements  que  vingt 
personnes  peut-être  sur  mille  ont  éprouvés...  Les 
4mes  sensibles  ne  pouvaient  donc  se  communiquer 
Jeurs    expressions    et    les    peindre.    Sept    ou    huit 


1.  Journal  d'Italie,  11  septembre  1811. 

2.  De  la  musique,  (comme  des  autres  arts),  Stendhal  ne 
Tcticnt,  dit-il,  «  que  ce  qui  est  peinture  du  cœur  humain,  i 
iJoumal  d'Italie,  10  août  1811.) 

3.  Vie  de  Rossini. 


XVI  PREFACE 

hommes  de  génie  trouvèrent  en  Italie,  il  y  a  près 
d'un  siècle,  cette  langue  qui  leur  manquait.  Mais 
elle  a  le  défaut  d'être  inintelligible  pour  les  neuf 
cent  quatre-vingt  personnes  sur  mille  qui  n'ont 
jamais  senti  les  choses  qu'elle  peint  ^  ». 

On  entend  bien  que  ce  défaut  est  pour  Stendhal 
une  qualité  de  plus,  et  que  la  musique  lui  est  d'au- 
tant plus  chère  qu'il  se  flatte  d'être  du  petit  nombre 
qui  reçoivent  ses  tendres  confidences.  La  musique 
est  la  langue  d'une  aristocratie  du  cœur  et  de  la  vo- 
lupté. Une  élite  la  comprend.  Une  élite  plus  res- 
treinte encore  la  parle.  A  vrai  dire,  elle  se  réduit, 
pour  Stendhal,  à  trois  ou  quatre  noms  : 

«  J'avouerai  que  je  ne  trouve  parfaitement  beaux 
que  les  chants  de  ces  deux  seuls  auteurs  :  Cimarosa 
et  Mozart,  et  l'on  me  pendrait  plutôt  que  de  me 
faire  dire  avec  sincérité  lequel  je  préfère  à  l'autre... 
Paisiello  me  semble  de  la  piquette  assez  agréable  ^.  » 

Joignez-y  Pergolèse  et  quelques  poetœ  minores 
de  l'art  du  bel  canto,  à  la  fin  du  xviii®  siècle,  — 
plus  tard,  Rossini,  qu'il  ne  découvre  qu'après  1813 
et  qui,  bien  que  Stendhal  ait  peine  à  se  défendre 
contre  sa  séduction,  n'obtient  de  lui  que  le  troisième 
rang,  —  «  surpassé  de  bien  loin  par  Mozart  dans  le 
genre  tendre  et  mélancolique,  et  par  Cimarosa  dans 
le  style  comique  et  passionné  '.  » 

Cette    demi-douzaine    de    chantres    mélodieux, 


1.  Lettres  sur  Métastase ^  lettre  I,  p.  349-50. 

2.  Vie  de  Henri  Brûlard,  II,  100-101. 

3.  Vie  de  Rossini,  conclusion. 


PRÉFACE  XVII 

c'est  peu  ;  et   c'est  assez  pour  remplir  un   cœur 
^  passionné,  pendant  toute  une  vie. 

De  ces  cinq  musiciens,  celui  dont  l'amour  fut, 
chez  Stendhal,  le  plus  enraciné,  le  plus  irrésis- 
tible et  le  moins  raisonné,  est  Cimarosa.  Il  l'adora 
éperdument.  Sa  première  rencontre  avec  lui  date 
du  soir  de  l'arrivée  à  Ivrée,  après  le  passage  du 
Saint-Bernard  ;  et  ce  fut  un  coup  de  foudre.  Tout 
glorieux  et  courbaturé  de  ses  exploits  militaires, 
il  entendit  chanter  par  une  actrice  brèche-dents 
le  Matrimonio  segreto.  A  l'instant,  le  reste  du 
monde  disparut.  «  Ses  deux  grandes  actions  :  avoir 
passé  le  Saint-Bernard,  avoir  été  au  feu,...  tout  lui 
sembla  grossier  et  bas...  » 

«  Ma  vie  fut  renouvelée...  Vivre  en  Italie  et  en- 
tendre de  cette  musique  devint  la  base  de  tous  mes 
raisonnements  \  » 

De  retour  à  Paris,  Arrigo  Beyle  Milanese  continue 
de  s'envelopper  de  ces  mélodies  aimées,  pour  ou- 
blier le  pays  où  il  vit  et  calmer  sa  nostalgie.  Un  des 
liens  les  plus  forts  qui  l'attachent  à  Angelina 
Bereyter  est  leur  commun  amour  pour  Cimarosa, 
dont  elle  interprète  les  rôles,  à  l'Odéon.  De  1811 
à  1813,  il  vient,  trois  fois  par  semaine,  de  Saint- 
Cloud  à  Paris,  pour  assister,  ne  fût-ce  qu'à  un  seul 
acte  du  Matrimonio,  Il  se  vante  d'avoir  entendu 
l'œuvre,  soixante  ou  cent  fois,  à  l'Odéon.  Il  fait 
son  éducation   musicale,   en  apprenant  par  cœur 

i.  VUde  Henri  Brûlard,  II,  192. 

HAYDN.  B. 


XVXII  PREFACE 

cinq  ou  six  airs  du  Matrimonio  \  En  1823,  il  écrit 
encore  que  «  les  chants  de  Cimarosa  sont  les  plus 
beaux  qu'il  ait  été  donné  à  Tâme  humaine  de  con- 
cevoir '.  »  Quand  il  veut  se  persuader  qu'il  y  a  en 
lui  l'étoffe  d'un  grand  musicien,  c'est  l'image  de 
Cimarosa  qu'il  a  toujours  sous  les  yeux  ^.  Et,  dans 
son  absurde  comparaison  des  peintres  avec  les 
musiciens  *,  Cimarosa  et  Raphaël  sont  appariés. 

Que  de  fois,  dans  ses  romans,  l'émotion  des  airs 
de  Cimarosa  ne  se  marie-t-elle  pas  à  l'ivresse  amou- 
reuse des  héros  et  des  héroïnes,  qu'elle  fait  tomber 
dans  une  sorte  de  délire  !  —  Aux  fêtes  pour  le 
1"   mariage  de  Gelia,  Fabrice,  dévoré  d'amour,  entend 
'\    chanter   l'air  :   Qudie  pupiUe  tenere...   Sa    colère 
''^'évanouit,  et  il  éprouve  un  besoin  extrême  de  ré- 
pandre des  larmes...   Il  pleure  à  chaudes  larmes 
pendant  plus  d'une  demi-heure  »,...   puis  arrive, 
par  le  bienfait  de  la  musique  et  des  larmes  répan- 
dues, a  à  un  état  de  repos  parfait  ^  ». 

Julien  Sorel,  si  maître  de  lui,  fond  en  larmes, 
«  aux  accents  divins  du  désespoir  de  Caroline  dans 
Il  Matrimonio  *  ».  Et  Mademoiselle  de  la  Mdle, 
rêvant  à  Julien  qu'elle  aime  en  dépit  de  sa  volonté, 
s'enivre  d'une  mélodie  italienne  digne  de  Cimarosa. 
«  Du  moment  qu'elle  eut  entendu  cette  cantilène 


1.  Lettre  VIII  sur  Haydn. 

2.  Vie  de  Rossini. 

3.  Vie  de  Henri  Brùlard,  II,  99. 

4.  Lettre  XX  sur  Haydn,  p.  224. 

5.  La  Chartreuse  de  Parme,  chap.  xxvi« 

6.  Rouge  et  Noir,  chap.  lx. 


PRéFACE  XIX 

sublime,  tout  ce  qui  existait  au  monde  disparut 
pour  elle.  Son  extase  arriva  à  un  état  d'exaltation 
violente...  La  cantilène,  pleine  d'une  grâce  divine, 
occupait  tous  les  instants  où  die  ne  songeait  pas 
directement  à  Julien  ».  Et  Stendhal  note  avec  péné- 
tration que  la  musique  joue  ici  le  rôle  d'entremet- 
teuse. Elle  fait  de  cette  iille  orgueilleuse,  dont  la 
passion  est  surtout  cérébrale^  une  amoureuse  pro- 
fonde, toute  livrée  à  Julien,  comme  l'était  Madame 
de  Rénal.  «  Elle  passe  une  partie  de  la  nuit  à  répéter 
cette  cantilène  sur  son  piano  ».  Et  c'est  la  nuit  sui- 
vante qu'elle  reçoit  Julien  dans  son  lit  \ 

On  peut  s'étonner  que  des  opéras-bouffes,  quels 
qu'en  soient  la  verve  et  l'insouciant  génie,  aient 
causé  chez  les  dilettantes  de  pareils  transports. 
Mais  la  sensibilité  musicale  de  ce  temps  recevait 
des  œuvres,  qu'un  siècle  de  distance  a  pâlies  et 
attiédies  pour  nous,  des  impressions  aussi  violentes 
que  celles  que  nous  procurent  les  drames  fréné- 
tiques de  Wagner  et  de  Richard  Strauss  ^.  Et  de 
plus,  Vopera  buffa  exerçait  sur  Stendhal  un  singu- 
lier pouvoir.  Par  un  effet,  qui  semble  paradoxal,  ce 
n'était  que  <(  là  seulement  qu'il  était  attendri  jus- 
qu'aux larmes...  » 

«  Je  ne  puis  être  touché  jusqu'à  l'attendrissement 
qu'après  un  passage  comique.  De  là  mon  amour 
presque  exclusif  pour  Vopera  buffa,,.  La  prétention 


1.  Hauge  H  iVwv  chap.  xux. 

2.  Voir,  dans  La  Vie  de  Eeeemi^  «  les  attaques  de  fièvre 
cérébrale  nerveuse  oa  de  convulsions  »,  produites  par  la 
prière  de  Moïse,  à  Naples. 


XX  PREFACE 

de  toucher  qu'a  Vopera  seria^  à  l'Instant  fait  cesser 
pour  moî  la  possibilité  de  l'être  \  » 

Cette  réaction  étrange  provenait  d'un  des  carac- 
tères le  plus  profonds  (et,  pour  mon  goût,  le  plus 
attrayants)  de  l'être  de  Stendhal  :  son  horreur  pour 
l'hypocrisie  et  pour  l'emphase,  qui  en  est  «  la  cou- 
sine germaine  *.  » 

«  Même  dans  la  vie  réelle,  dit-il,  un  pauvre  qui 
me  demande  l'aumône  avec  des  cris  piteux,  bien 
loin  de  me  faire  pitié,  me  fait  songer,  avec  toute 
la  sévérité  philosophique  possible,  à  l'utilité  d'une 
maison  pénitentiaire  '.  » 

Aussi,  la  tragédie  et  l'opéra  pompeux  lui  inspi- 
raient-ils une  aversion  insurmontable,  mélangée 
d'ironie.  Il  ne  se  trouvait  à  l'aise  que  dans  ce  vivant 
opéra  bouffe,  fait  à  l'image  des  Italiens  qui  lui 
étaient  chers,  exubérants  et  familiers,  riant  et 
pleurant  tour  à  tour,  et  suivant  sans  fausse  pudeur 
les  impulsions  extrêmes  et  opposées  de  leur  libre 
nature.    Uopera   buffa  de   Cimarosa   est,   disait-il, 


1.  Vie  de  Henri  Brûlard,  II,  135. 

2.  «  L'hypocrisie  et  le  vague,  mes  deux  bêtes  d'aversion.  • 
{Vie  de  Henri  Brûlard,  l,  131.) 

a  Buflon,  dont  l'emphase  me  choquait,  comme  cousine 
germaine  de  l'hypocrisie...  •  [Ibid,,  II,  45.) 

3.  Ibid.f  II,  135.  —  Complétons  la  citation  qui,  tronquée, 
ferait  croire  à  la  dureté  de  cœur  de  Stendhal  : 

«  Un  pauvre  qui  ne  m'adresse  pas  la  parole,  qui  ne  pousse 
pas  des  cris  lamentables  et  tragiques,  conmie  c'est  l'usage 
à  Rome,  et  mange  une  pomme  en  se  traînant  à  terre,  comme 
le  cul-de-jatte  d'il  y  a  huit  jours,  me  touche  presque  jusqu'aux 
larmes  à  l'instant.  » 


PRÉFACE  XXI 

«  l'œuvre  où  Thoinme  s'est,  jusqu'ici,  le  plus  appro- 
ché de  la  perfection  \  » 

Son  amour  pour  Mozart  fut  moins  immédiat  et 
plus  lent  à  prendre  conscience  de  soi  '  ;  mais  une 
fois  qu'il  fut  installé  dans  son  cœur,  il  pénétra 
jusqu'aux  racines  de  l'être  ;  et  ce  fut  pour  toujours  ; 
l'âge  ne  fit  plus  que  l'accroître,  aux  heures  même 
où  l'amour  pour  Cimarosa  traversait  l'ombre, 
légère,  d'une  crise  '.  Il  l'a  dit,  de  façon  charmante  : 

«  Mozart  n'amuse  jamais  :  c'est  comme  une  maî- 
tresse sérieuse  et  souvent  triste,  mais  qu'on  aime 
davantage,  précisément  à  cause  de  sa  tristesse  »... 
«  Et  qu'est-ce  que  la  musique,  ajoute-t-il  plus 
loin,  sans  une  nuance  de  tristesse  pensive  ?  /  am 
neiger  mary  when  I  hear  sweet  music. . .  (Marchand  de 
Venise)  *  » 

Nous  verrons,  dans  sa  Lettre  sur  Mozart,  comme 
il  en  a  senti  l'amoureuse  mélancolie  et  la  douceur 
profonde.  Pour  parler  son  langage,  Cimarosa  a 
été  son  amante  brûlante  des  années  de  jeunesse, 
et  Mozart  la  compagne  affectueuse  de  toute  la  vie. 


1.  Vie  de  RossinL 

2.  En  1809,  à  Vienne,  Stendhal  commence  seulement 
à  comprendre  Don  Juan  ;  et  le  Requiem  l'ennuie. 

3.  En  1823,  réentendant  le  Matrimonio,  après  le  Barbier 
de  SéviUe,  il  reconnaît  que  l'œuvre  de  RoBsini  lui  fait  trouver 
des  faiblesses  dans  celle  de  Cimarosa,  «  la  maîtresse  char- 
mante, adorée  dix  ans  avant.  »  (Vie  de  Rossini.) 

4.  Vie  de  Rossini, 


ZXII  FBéFACE 


* 


Quand  on  voit  une  âme  aussi  complètement  livrée 
au  pouvoir  de  la  musique,  on  comprend  que  le 
premier  ouvrage  de  Stendhal  lui  ait  été  consacré. 
C'était  non  seulement,  de  sa  part,  un  acte  de  re- 
connaissance amoureuse,  mais  une  jouissance  de 
plus.  Ce  grand  voluptueux  trouvait  plus  de  bonheur, 
à  cet  âge  de  la  vie  où  le  plaisir  est  plus  fort  que 
Tattrait  de  la  gloire,  à  jouir  des  œuvres  aimées 
qu'à  en  produire  lui-même  \  Et  parler  de  ce  qu'on 
aime,  c'est  redoubler  son  amour,  en  le  rendant  plus 
conscient.  En  savourant  ainsi  sa  chère  musique, 
(qui,  pour  lui,  se  confond  avec  l'âme  italienne),  il 
se  fournissait  aussi  l'occasion  de  décocher  quelques 
mahces  à  la  France  et  au  goût  français.  Il  n'y  a  ja- 
mais manqué.  C'était  comme  une  rivale  qu'il  sa- 
crifiait avec  d^ces  à  son  Italie  préférée. 

«  J'ai  cherché,  dit-il,  à  analyser  le  sentiment  que 
nous  avons  en  France  pour  la  musique  ^.  » 

Voilà  le  sujet  de  ses  Vies  de  Haydn,  de  Mozart  et 
de  Métastase.  Ces  grands  artistes  lui  servent  d'exem- 
ples, —  Haydn,  pour  la  musique  instrumentale,  — 


1.  8  L'état  habituel  de  ma  vie  a  été  cehii  d'amant  malheu- 
itttx,  aimani  la  Btiiftique  et  la  peinture,  c'est-à-diie  jouir  des 
produits  de  ces  arts,  et  non  les  pratiquer  gandicinient.  » 
iVU  de  Hewri  Brûlard^  h  18.) 

«  lien  bean  idéal  littérabe  n  plutôt  rapport  à  jwàt  des 
ceuTrea  des  autres  et  à  k«  eatimer,  à  ruminer  sur  leur  métite 
qu'à  écrire  mot-même;,  b  (Ibid^  II,  19.) 

2.  Préface  à  l'édition  de  1817,  p.  4. 


PREFACE  XXIII 


MoEorty  pour  la  musique  dramatique,  —  et  Métas- 
tase, pour  la  poésie  musicale. 


La  Vie  de  Haydn  a  donné  lieu  à  une  longue  eon- 
trovene  ^  Chacun  sait  que  Stendhal  s'est  servi, 
pour  l'écrire,  d'un  ouvrage  de  Giuseppe  Carpani  : 
Le  Haydine  Oiffero  lettere  su  la  vUa  e  le  opère  del  ce- 
feire  maesiro  Giuseppe  Haydn,  paru  deux  ans  avant  ^. 
Carpani  a  rédamé  en  vain  ;  Stendhal  n'en  a  tenu 
aucun  compte  ;  ses  réponses  ou  celles  de  ses  amis 
daubent  sur  le  plaignant  ;  et  depuis,  les  Stendha- 
liens  ont  emboîté  le  pas,  à  la  suite  du  maître. 
Presque  tous  semblent  admettre  que  Stendhal  n'a 
pas,  en  empruntant  à  Carpani  quelques  rensei- 
gnements historiques,  outrepassé  les  droits  d'un 
écrivain  consciencieux,  qui  reste  original  par  la 
façon  libre  et  vigoureuse  dont  il  transforme  les  do- 
cuments employés... 

«  Est-ce  un  péché  ?  Non,  non.  Vous  leur  fîtes,  seigneur, 
£n  les  croquant,  beaucoup  d'honneur.  » 


1.  Les  opinions  extrêmes  ont  été  soutenues  par  M.  L.  Bé- 

lugou,  qui,  dans  sa  préface  aux  Soirées  du  Slendhal-^luè 
(1905),  ne  se  contente  pas  de  disculper  Stendhal,  mais  accable 
Carpani,  —  et  par  Michel  Brenet,  qui  refuse  à  Stendhal 
toute  originalité  et  fait  de  lui,  non  seulement  un  copiste 
des  Haydine,  mais  un  disciple  servile  de  Carpani,  en  esthé- 
tique musicale  (Siendhal,  Carpani  et  la  Vie  de  Haydn^  — 
pofajîé  dans  la  reTue  S,  L  Af.,  mai  1909). 

Cf.  aussi  :  Bussière  (Reifue  des  Deux-Mondes,  1^  jan^ieff 
1843),  —  Sainte-Beuve  (Causeries  du  Lundi,  2  janvier  1854). 
—  et  Casimir  Stryienski  («SoMet  du  Stendhal-duh,  1905). 

2.  La  première  édition  de  Carpani  est  de  1812,  celle  de 
Stendhal  de  1814-1815. 


XXIV  PRÉFACE 

Stendhal,  sous  le  nom  de  Bombet,  (ou  son  ami 
Crozet),  ne  prétendent-ils  pas  d'ailleurs  qu'il  n'y 
a  aucune  comparaison  à  instituer  entre  une  fasti- 
dieuse compilation  italienne  de  550  pages  et  un 
alerte  écrit  français  de  250  \  et  que  toutes  les 
analogies  que  l'on  peut  relever  entre  La  Vie  de 
Haydn  et  Le  Haydine  sont  de  l'ordre  de  celles  qui 
existent  entre  Hume  et  Rapin-Thoiras  «  pour  avoir 
dit  tous  deux  qu'Elisabeth  était  fille  de  Henri  VH!  », 
ou  entre  Lacretelle  et  Anquetil  <(  pour  avoir  traité 
l'un  et  l'autre  le  sujet  de  la  guerre  de  la  Ligue  »  ^  ! 
—  Le  moyen  de  ne  pas  donner  raison  aux  bons 
apôtres  ! 

J'ai  tenu  cependant  à  refaire  l'enquête,  pour 
mon  compte  ;  j'ai  comparé  minutieusement  Le 
Haydine  et  La  Vie  de  Haydn  ;  et,  quoi  qu'il  en  coûte 
à  mon  admiration  pour  Stendhal,  j'ai  dû  arriver 
à  cette  constatation,  accablante  pour  lui,  que  plus 
des  trois  quarts  de  son  livre  avaient  été  pillés  dans 
Carpani.  Le  malheureux  Carpani  avait  toutes 
raisons  de  répliquer  à  Bombet  qu'en  premier  lieu, 
son  livre  n'avait  pas  550  pages,  mais  298,  et  que  sur 
ces  298,  200  avaient  été  reprises  par  Bombet  •. 
Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  quelques  faits  em- 
pruntés. Stendhal  a  pris  à  Carpani  la  forme  même 
des  lettres,  les  références  sur  lesquelles  il  s'appuie  *, 

1.  Lettre  de  H.  C.  G.  Bombet,  26  sept.  1816.  (Voir  à  V Ap- 
pendice, p.  477.) 

2.  Ihid,,  p.  476. 

3.  Lettre  de  Carpani,  30  octobre  1816  (Appendice^  p.  484 
et  487). 

4.  Vie  de  Haydn,  lettre  II,  p.  17-18. 


PRÉFACR  XXV 

des  développements  entiers,  tous  les  renseignements 
biographiques,  tous  les  exposés  historiques  \  toutes 
les  analyses  musicales,  tous  les  jugements  critiques 
sur  Haydn,  presque  toutes  les  anecdotes,  même 
celles  qui  étaient  personnelles  à  Carpani  et  dont  il 
s'est  fait  le  héros  *.  — -  Mais  ce  qui  est  bien  plus  grave 
et  ce  qui  l'atteint,  lui  et  ses  défenseurs,  jusque  dans 
leurs  derniers  retranchements,  c'est  qu'il  n'a  pas 
beaucoup  moins  emprunté  à  la  partie  esthétique 
qu'à  la  partie  historique  des  Maydine.  N'est-il 
pas  incroyable  que  les  neuf  dixièmes  des  comparai- 
sons de  musiciens  et  de  peintres,  qui  foisonnent 
dans  ce  livre,  selon  le  goût  de  l'époque,  soient  prises 
à  Carpani,  et  que  lorsque  celui-ci  énonce  ses  préfé- 
rences artistiques,  Stendhal  les  transcrive  sans 
presque  rien  y   changer  •  !   Et  combien  des  idées 

1.  Histoire  de  la  symphonie»  histoire  de  la  musique  sacrée, 
histoire  de  la  musique  comique,  etc.  A  part  une  notice  sur 
la  musique  napolitaine  (lettre  XIV),  que  Stendhal  a  copiée 
dans  un  opuscule  d'ahbé  italien,  et  qu'on  retrouve  dans  son 
Journal  d'Italie  (10  octobre  1811). 

2.  Ne  s'est-il  pas  attribué  jusqu'à  un  accès  de  fièvre,  que 
Carpani  avait  eu,  et  que  l'audition  d'une  messe  de  Haydn 
avait  guéri  !  (Lettre  XVI  p.  160).  —  (Réponse  de  Carpani, 
p.  464). 

3.  Lettre  XVIII  :  liste  des  préférences  musicales  (Pergolèse, 
Piccinni,  Paisiello,  Cimarosa,  Mozart,  Jommelli),  p.  174  ;  — 
Lettre  XIX  :  liste  des  œuvres-types  du  «  vrai  beau  absolu  » 
(Rotonde  de  Capri,  Apollon  du  Belvédère,  Madonna  aUa 
êeggiola.  Nuit  du  Corrège),  p.  197  ;  —  Lettre  XX  :  burlesque 
tableau  de  comparaisons  entre  les  peintres  et  les  musiciens, 
p.  224. 

Joignez-y  le  jugement  sur  Haydn,  «  Qaude  Lorrain  de 
la  musique  »  (lettre  XII,  p.  120),  —  la  comparaison  de  Haydn, 
maniant  l'orchestre,  et  d'Hercule  armé  de  la  massue  (lettre 
XIII,  p.  131),  —  la  comparaison  de  Haydn  et  de  Michel- 
Ange  (lettr»  XX,  p.  216),  etc. 


XXVI  PRÉFACE 

qui  semblent  le  plus  stendhaliennes  sont  textuelle- 
ment copiées  dans  le  livre  de  Carpani  !  En  veut-on 
quelques  exemples  ^  ? 

Lettre  I  :  —  La  fin  de  la  musique,  prédite  après 
la  mort  de  Cimarosa,  de  Haydn  et  de  Mozart. 

Lettre  II  :  —  L'opposition  de  l'ancienne  musique, 
qui  était  une  monarchie,  où  le  chant  régnait  en 
maître,  et  de  la  nouvelle  musique  symphonique, 
cette  «  république  de  sons  divers  et  cependant 
réunis  »  ;  —  la  comparaison  de  la  musique  instru- 
mentale avant  Haydn  <c  aux  paysages  dans  les 
tableaux  d'histoire,  aux  ornements  en  architec- 
ture ». 

Lettre  III  :  —  La  théorie  singulière  que  la  musique 
n'a  besoin  que  d'être  conçue  par  l'artiste.  «  Ses 
productions  sont  finies  quand  elles  sont  imaginées.  » 
Au  lieu  que^  dans  les  autres  arts,  restent  la  difficulté 
«t  l'incertitude  de  la  réalisation. 

Lettre  IV  :  —  L'apologie  de  l'autodidacte. 

Lettre  VI  :  —  La  belle  analyse  du  sentiment  do- 
minant dans  la  musique  de  Haydn,  a  cette  joie 
obstinée,  cette  exaltation  ingénue  »,  cette  absence 
de  tristesse,  dont  le  semblant  n'est  que  «  de  la  joie 
contrainte  à  se  masquer  ». 

Lettre  VIII  :  —  De  l'utilité  des  dissonances  ;  — 
l'émotion  de  l'artiste  et  l'expérience  personnelle 
opposées  aux  règles  abstraites. 


1.  Pour  le  détail,  je  renvoie  aux  Noies  H  Edaircissemênis 
excellents  de  M.  Daniel  Muller. 


PREFACE  ZXTII 

Lettre  IX  :  —  La  comparaison  de  la  composi- 
tion musicale  à  un  discours  et  des  symphonies  de 
Haydn  aux  harangues  de  Cicéron  ;  —  la  suprématie 
de  la  voix,  dans  toute  composition  où  elle  est  asso- 
ciée à  Forchestre. 

Lettre  XII  :  —  La  théorie  que  la  musique  repose 
sur  le  plaisir  physique,  la  peinture  et  les  autres 
arts  sur  le  plaisir  intellectuel  ^  ;  —  Tinfériorité  de 
Haydn,  au  théâtre,  causée  par  sa  joie  caractéris- 
tique, son  absence  de  tristesse. 

Lettre  XVIII  :  —  L'idée  que  les  arts  sont  fondés 
sur  un  certain  degré  de  fausseté.  (((  Non  è  il  s^ero  che 
si  domanda  daW  carte,.,  etc.  ») 

Lettre  XIX  :  —  Le  jugement,  si  stendhalien, 
qu'  a  en  musique  comme  en  amour,  ce  qui  est  beau, 
c'est  ce  qui  plaît  »,  et  qu*  a  une  grande  partie  du 
beau  consiste  dans  la  nouveauté  »  («  Gran  parte  det 
bello  nella  muaica  consiste  neUa  noçità...  etc.  »)  ;  — 
l'impossibilité  de  déterminer  un  beau  absolu,  en 
musique  ;  —  l'idée  que  l'harmonie  est  la  partie  du- 
rable de  la  musique,  a  Plus  il  y  a  de  chant  dans  une 
musique,  plus  eUe  est  sujette  à  l'instabilité  des  choses 
humaines  ;  plus  il  y  a  d'harmonie,  plus  sa  fortune 
est  assurée  ».  De  là,  que  les  compositions  religieuses 
durent  plus  que  les  profanes. 

Lettre  XXII  :  —  La  discussion  :  «  Pourquoi  tous 
les  grands  peintres  parurent-ils  vers  l'an  1510  ?  »  ; 
—  l'explication  donnée  à  la  prétendue  mort  de  la 


1.  La  même  idée  est  reprise  dans  la  lettre  XVI  («  Le  plaisir 
physique  est  la  base  de  toute  musique  »)  et  dans  la  lettre  XIX» 


XXVIII  PREFACE 

musique  après  Haydn  :  «  Les  artistes  d'aujourd'hui 
imitent,  les  maîtres  n'ont  imité  personne  »  ;  — 
l'idée  du  Sénéquisme  en  art  ;  —  le  jugement  sur  les 
nouveaux  compositeurs,  qui  cherchent  plus  à  éton- 
ner qu'à  toucher...  Etc. 

Que  répondre  à  des  constatations  aussi  écra- 
santes, et  comment  excuser  l'incroyable  sans-gêne 
de  ce  pillage  organisé  ? 

Comme  circonstances  atténuantes,  on  remarquera 
que  Stendhal  n'a  rien  fait  pour  voiler  son  larcin  \ 
S'il  eût  voulu  délibérément  se  faire  prendre  en 
flagrant  délit,  il  n'aurait  pu  agir  autrement.  Il 
commence  par  faire  choix  d'un  auteur  fort  connu 
dans  la  société  musicale  de  Vienne,  et  dont  l'ou- 
vrage, tout  récemment  édité  à  Milan,  dédié  aux  pro- 
fesseurs et  aux  élèves  du  Conservatoire  de  Milan, 
ne  pouvait  être  ignoré  de  beaucoup  des  mélomanes 
milanais,  que  Stendhal  fréquentait.  De  plus,  il  ne 
change  rien  à  la  coupe  de  l'œuvre  ;  il  reprend  la 
forme  épistolaire,  employée  par  Carpani.  Il  conserve 
la  date  de  la  première  lettre  ',  et  copie  mot  pour 
mot  les  pages  du  début  '.  N'est-il  pas  évident  qu'un 
plagiaire,  qui  eût  voulu  cacher  ses  exploits,  eût 

1.  Tout  au  contraire  de  ce  qu'aflirme  Michel  Brenet. 

2.  A  peu  de  chose  près.  La  première  lettre  de  Stendhal 
est  datée  du  5  avril  1808,  celle  de  Carpani  du  15  avril  1808. 

3.  Il  ne  se  donne  même  pas  la  peine  de  changer  les  noms 
les  plus  faciles  à  remplacer  et  qui  attirent  immédiatement 
l'attention  du  lecteur  : 

«  ...  Ce  Haydn,  dont  la  musique  s'exécute  aujourd'hui  du 
Mexique  à  Calcutta,  de  Naples  à  Londres,  et  du  faubourg 
de  Péra  jusque  dans  les  salons  de  Paris.  »  (P.  11.) 


f 


PREFACE  XXIX 

commencé  par  démarquer  la  date  des  premières 
pages  et  par  y  ajuster  un  préambule  postiche  ^  ? 
Et  quelle  maladresse  d'aller  prendre  pour  garants 
de  sa  véracité  des  personnages  en  renom  à  Vienne, 
et  bien  vivants  encore,  qui  étaient  amis  de  Carpani 
et  avec  qui,  lui,  Stendhal,  n'avait  jamais  eu  aucune 
relation  !  Il  eût  fallu  une  extraordinaire  légèreté, 
pour  ne  pas  penser  que  les  réclamations  pleuvraient 
aussitôt  '. 

Pour  moi,  l'explication  la  plus  plausible  de  la 
conduite  de  Stendhal  est  celle  qu'il  a  donnée  en 
1841   ou    1842   à   Quérard^.    Il   allait,   prétend-il, 


1.  Dans  la  suite  du  livre,  les  emprunts  sont  un  peu  plus 
morcelés.  Stendhal  prend  à  droite  et  à  gauche,  hâtive- 
ment, sans  beaucoup  de  soin.  On  a  relevé  plusieurs  de  ses 
erreurs  de  lecture,  qui  trahissent  parfois  son  insuffisance 
musicale  : 

Lettre  II  :  —  Le  signore  MartineZy  traduit  par  «  Monsieur 
Martinez  )>. 

Lettre  III  :  —  «  Deux  tympanons  »,  pour  «  Due  timpani  ». 

Lettre  VI  :  —  La  fameuse  comparaison  des  quatre  ins- 
truments du  quatuor  avec  quatre  personnages.  Stendhal  y 
commet  l'étourderie  d'attribuer  à  la  basse  les  caractéris- 
tiques de  Talto  (Voir,  à  l'Appendice,  la  réplique  moqueuse 
de  Carpani,  p.  467-468). 

Lettre  VIII  :  —  Des  transcriptions  inexactes  de  tons  et 
de  modulations,  notés  par  Carpani.  Une  confusion  inextri- 
cable entre  les  trois  Bach  :  Jean-Sébastien,  Philippe-Emma- 
nuel et  Giovanni,  que  Carpani  avait  très  bien  distingues 
l'un  de  l'autre. 

Lettre  XVI  :  —  Une  inexactitude  dans  la  seconde  citation 
musicale. 

Lettre  XXI  :  —  L'exemple  musical  :  Hin  ist  aile  meine 
Krajtj  est  transcrit,  par  étourderie,  de  clef  d'ut  troisième 
ligne  en  clef  de  sol,  sans  être  transposé...,  Etc. 

2.  Cela  ne  manqua  point.  — Voir,  à  l'Appendice,  p.  469,  la 
protestation  de  Salieri  et  d'autres  illustres  Viennois. 

3.  Appendice,  p.  491-492. 

HAYDN.  C 


XXX  PRÉFACE 


publier  la  traduction  des  Haydine  de  Carpani, 
quand  son  éditeur  Didot  lui  objecta  qu'un  livre 
annoncé  comme  traduit  de  l'italien  ne  trouverait 
pas  de  lecteurs.  Alors,  il  mit  un  nom  d'invention  : 
Louis-Alexandre-César  Bombet  ;  après  quoi,  il  se 
désintéressa  complètement  de  l'ouvrage  et  de  ses 
destinées,  ajoutant  :  «  Un  anonyme  peut-il  être 
un  plagiaire  ^  ?  » 

La  question  est  spécieuse.  On  peut  dire  en  effet 
que  Stendhal  n'a  point  voulu  tirer  profit,  et  qu'en 
réalité  il  ne  tira  aucun  profit  du  livre  de  Bombet. 
Mais  il  n'avait  pas  le  droit  d'imposer  cet  anonymat 
à  un  autre,  et  d'être  désintéressé,  aux  dépens  de 
Carpani  *.  —  Aussi  bien,  ce  que  je  lui  reproche  le 
plus,  ce  n'est  pas  d'avoir  écrit  et  publié  son  livre, 
sans  mentionner  Carpani,  c'est  d'avoir  opposé  aux 


1.  Ce  goût  de  l'anonymat,  ou  des  pseudonymes,  ne  pro- 
vient pas  seulement  chez  Stendhal  de  son  penchant  aux  mys- 
tifications, mais  de  sa  pudeur  étrange  à  parler  de  ce  qui  lui 
tenait  le  plus  au  cœur.  —  «  Pendant  tout  le  cours  de  ma  vie, 
écrit-il,  je  n'ai  jamais  parlé  de  la  chose  pour  laquelle  j'étais 
passionné,  la  moindre  objection  m'eût  percé  le  cœur.  Je 
n'ai  jamais  parlé  littérature.  Mon  ami,  alors  intime,  M.  Adol- 
phe de  Marcste,  m'écrivit  à  Milan  pour  me  donner  son  avis 
sur  Les  Vies  de  Haydn,  Mozart  et  Métastase,  Il  ne  se  doutait 
nullement  que  j'en  fusse  ihe  autor.  »  (Vie  de  Henri  Brûlard, 
I,  208.) 

2.  Quelques  phrases,  çà  et  là,  dans  le  livre,  font  sentir 
que  Stendhal  avait,  malgré  tout,  une  honte  secrète  à  se 
parer,  sans  le  dire,  de  pensées  étrangères  : 

n  II  n'y  a  peut-être  pas  une  seule  phrase  dans  cette  bro- 
chure qui  ne  soit  traduite  de  quelque  ouvrage  étranger.  » 
(Lettre  XXII  sur  Haydn,  p.  239.) 

«  On  n'a  pas  noté  avec  exactitude  toutes  les  idées  pillées. 
Cette  brochure  n'est  presque  qu'un  centon.  >  (Lettre  sur 
l'état  actuel  de  la  musique  en  Italie,  p.  395,  en  note.) 


PRÉFACE  XXXI 

réclamations  de  celui-ci  un  démenti  formel,  — 
bien  plus,  d'avoir  impudemment  retourné  contre 
sa  victime  l'accusation  de  plagiat  \  Ceci  passe  la 
plaisanterie.  Evidemment,  pour  qui  connaît  Sten- 
dhal, cette  mauvaise  affaire  a  dû  le  divertir.  La 
désinvolture  gouailleuse  de  ses  réponses  ou  de  celles 
de  son  Achate,  Bombet  junior  (Crozet),  montre 
assez  qu'il  se  délectait  de  la  fureur  du  vieux  bon- 
homme Carpani  et  de  son  propre  cynisme.  Mais  si 
c'est  une  explication,  ce  n'est  pas  une  excuse  ;  et 
nous  devons  aujourd'hui  rendre  à  Carpani  la  justice 
que  lui  ont  refusée  les  journaux  français  du  temps. 
Bombet  junior  (qui  ne  les  avait  sans  doute  pas  lues), 
décrie  d'une  façon  fort  inique  Le  Haydine,  On  y  re- 
lève, à  la  vérité,  les  défauts  italiens  d'emphase, 
d'exubérance  et  de  désordre  dans  la  composition. 
Mais  ces  lettres  sont  pleines  de  verve,  parfaitement 
informées,  et  d'un  bon  musicien. 

Réparation  faite  au  vieil  ami  de  Haydn  du  tort 
que  lui  causa  Bombet, —  et  que  Stendhal  a,  depuis, 
largement  réparé,  puisqu'il  entraîne  à  présent  sa 
victime  dans  le  sUlage  de  sa  gloire,  —  ne  cherchons 
plus  dans  les  Lettres  de  Stendhal  que  ce  qui  lui 
appartient  en  propre.  Et  d'abord,  sachons-lui  gré 
du  choix  même  qu'il  a  fait  de  l'ouvrage  de  Carpani. 
Quand  on  lit  les  ineptes  notices  qui  avaient  été 
publiées  à  Paris  et  lues  à  l'Institut  par  Framery  et 
par  Le  Breton  ^,  ces  compilations  d'anecdotes  sau- 

1.  Dans  le   Constitutionnel  du  26  mai  1816.  (Appendice, 
p.  471.) 

2.  Notice  sur  Joseph  Haydn  associé  étranger  de  l'Institut 


XXXII  PRÉFACE 


grenues,  on  approuve  Stendhal  d'avoir  voulu  faire 
connaître  en  France  le  meilleur  ouvrage  qui  per- 
mît de  pénétrer  dans  l'intimité  de  Haydn  *.  Et 
nous  le  louerons  aussi  d'avoir  allégé  ce  livre  de  son 
pédantisme  verbeux,  en  le  présentant  au  public, 
sous  une  forme  plus  vive  et  plus  claire.  Bombet 
junior  avait  bien  vu  dans  le  style  de  son  frère  Louis- 
Alexandre-César  «  le  premier  mérite  de  l'ouvrage  »  ; 
et  il  avait  été  le  premier  à  en  célébrer  «  la  grâce,  la 
sensibilité  sans  affectation,  et  qui  n'exclut  pas  le 
piquant  »  ^.  On  n'est  jamais  mieux  loué  que  par 
soi-même  !  Reconnaissons  l'élégante  simplicité  du 
récit,  l'aisance  cavalière, —  un  peu  trop  négligée,  par- 
fois, —  avec  laquelle  il  se  joue  des  diflicultés  d'une 
composition  touffue  et  surchargée,  en  mêlant  l'his- 
toire et  l'esthétique  aux  anecdotes  spirituelles,  aux 
souvenirs  personnels,  sans  jamais  tomber  dans  la 
confusion  ni  dans  le  pédantisme.  Si  cet  art  du  récit 
n'a  pas  encore  atteint  la  brillante  maturité  qui 
s'épanouit  dans  La  Vie  de  Rossini  (1823),  c'est 
bien  le  même  esprit,  que  Stendhal  caractérisera 
plus  tard,  par  son  amusante  devise  empruntée  aux 
Nuées  :  «  Laissez  aller  votre  pensée,  comme  cet  in- 


de  France^  contenant  quelques  particularités  de  sa  vie  prii^ie, 
relatives  à  sa  personne  et  à  ses  ouvrages,  adressée  à  la  classe 
des  Beaux-Arts  par  M.  Framery,  son  correspondant.  Paris, 
Barba,  1810. 

Notice  historique  sur  Joseph  Haydn,  etc.,  par.  T.  Le  Bre- 
ton, membre  de  l'Institut,  etc.  Paris,  1810. 

1.  On  en  peut  dire  autant  du  choix  qu'il  a  fait  pour  La 
Vie  de  Mozart,  qui  est  assez  bien  informée. 

2.  Appendice,  p.  477. 


PRÉFACE  XXXIII 

secte  qu'on  lâche  en  l'air  avec  un  fil  à  la  patte.  » 
Rien  n'est  plus  loin  de  l'érudition  massive  et  gour- 
mée de  nos  musicologues  d'à  présent  ;  et  ils  ne  fe- 
raient pas  mal  de  relire  de  temps  en  temps  quelques 
lettres  de  ce  grand  dilettante,  qui  d'ailleurs  affec- 
tait de  ne  pas  se  soucier  d'eux  et  mettait  son  dan- 
dysme à  prétendre  qu'il  écrivait  a  pour  les  jeunes 
femmes  qui  entrent  dans  le  monde  K  » 

Quant  à  ses  idées,  nous  avons  vu  que  bien  peu 
lui  appartiennent.  Son  originalité  se  réduit,  pour 
une  part,  à  des  nuances  de  critique  ou  d'admiration 
personnelles,  qui  viennent  corriger  les  jugements  de 
Carpani.  C'est  ainsi  qu'il  introduit,  à  tout  propos 
et  même  hors  de  propos,  l'éloge  enthousiaste  de 
Cimarosa,  dont  il  analyse  le  Matrimonio  ',  ou  des 
citations  de  Shakespeare  ',  son  admiration  pour 
Corrège  *,  pour  Louis  Carrache  ®,  pour  le  Saint 
Michel  de  Guide  •,  pour  Canova  ^.  C'est  ainsi  qu'il 
ne  manque  jamais,  quand  il  rencontre  chez  Carpani 


1.  II  ne  faut  pas  le  prendre  trop  à  la  lettre,  comme  a  fait 
Michel  Brenet,  qui  prétend  que  son  but  unique  est  de  plaire 
au  public.  Stendhal  est  trop  libre,  trop  dédaigneux,  —  et 
trop  paresseux  —  pour  s'astreindre  à  une  pareille  contrainte. 
Avant  tout,  il  écrit  pour  son  plaisir.  «  J'écris  pour  m 'amuser  », 
dit-il  (Lettre  XVI,  p.  164).  —  Nul  ne  fut  jamais  moins  homme 
de  lettres  : 

«  Les  critiques  lui  ont  dit  qu'il  n'aurait  jamais  l'honneur 
d'être  homme  de  lettres.  A  la  bonne  heure.  »  (Vie  de  Ros- 
sinL) 

2.  Lettre  XIII. 

3.  Lettres  XII  et  XX. 

4.  Lettres  IX  et  X. 

5.  Lettre  XII. 

6.  Lettre  XVI. 

7.  Lettres  XIX  et  XXII. 

HAYDN.  C. 


JCXXIV  PREFACE 

un  éloge  de  Gluck,  de  l'atténuer  ou  de  le  suppri- 
mer ^  :  car  «  il  n'assiste  pas  sans  peine  à  tout  un 
opéra  de  Gluck  *  »  ;  et,  dix  ans  plus  tard,  il  taxera 
encore  de  «  la  plus  triste  chose  du  monde  »  la  décla- 
mation de  Gluck'...  Hélas!  il  semble  bien  qu'il 
faille  lui  attribuer  aussi  la  paternité  des  jugements 
sur  «  Mantègne,  dont  les  ouvrages  font  rire  les  trois 
quarts  des  personnes  qui  les  voient  au  musée  », 
et  sur  Léonard,  qui  lui  inspire  ce  regret  baroque  : 
«  Que  n'eût  pas  fait  ce  grand  homme,...  s'il  lui  eût 
été  accordé  de  voir  les  tableaux  du  Guide  *  ?  » 
—  En  revanche,  on  aurait  tort  de  lui  reprocher  sa 
critique  de  Beethoven  *  :  car  il  l'a  empruntée  à 
Carpani,  et  il  a  eu  le  bon  goût  de  ne  pas  insister, 
comme  l'a  fait  ce  dernier,  dans  une  page  burlesque 
où  il  accuse  Beethoven  «  d'être  le  Kant  de  la  mu- 
sique ®  ».  Stendhal  semble  d'ailleurs  comprendre 
la  grandeur  de  cet  art,  qu'il  n'aime  pas.  S'il  refuse 
aux  compositeurs  allemands  de  son  temps  la  grâce, 
il  leur  reconnaît  «  le  terrible.  L'ouverture  du  moindre 


1.  Lettres  XVIII  et  XIX. 

2.  Lettre  XII. 

3.  Vie  de  Bossini. 

4.  Lettre  XVI,  p.  158. 

5.  «  Quand  Beethoven...  a  accumulé  les  notes  et  les 
idées,  quand  il  a  cherché  la  quantité  et  la  bizarrerie  des  mo- 
dulations, ses  symphonies  savantes  et  pleines  de  recherche 
n'ont  produit  aucun  efîet...  »  (Lettre  II.) 

6.  Le  Haydine^  lettre  XV,  p.  252-3.  —  Cette  page  a  son 
intérêt  :  car  elle  nous  révèle  l'opinion  de  Haydn  et  do  ses 
amis  sur  Beethoven,  à  l'époque  de  la  symphonie  on  ui  mineur 
et  de  Vlléroïque.  Haydn  prétend  que  Beethoven  n'écrit 
Jamais  que  «  des  fantaisies  ». 


PREFACE  XXXV 

opéra-comique  ressemble  à  un  enterrement  ou  à  une 
bataille  ^...  » 

De  lui  seul  sont  aussi,  à  ce  qu'il  semble,  les  ré- 
flexions railleuses  sur  l'ennui  des  concertos^ ,  la 
critique  des  descriptions  en  musique  ^,  l'idée  d'unir 
les  décors  à  l'exécution  des  symphonies  *,  les  belles 
observations  psycho-physiologiques  sur  le  pouvoir 
bienfaisant  de  la  musique  ^  les  charges  à  fond  de 
train  contre  le  pédantisme  en  art  ®,  —  et  surtout 
les  essais  remarquables  d'une  sorte  d'esthétique 
comparée,  d'une  géographie  de  la  sensibilité  mu- 
sicale. Ils  lui  sont  un  prétexte  à  des  observations 
piquantes  sur  le  caractère  des  différents  peuples  : 
sur  la  société  viennoise,  dont  l'intérêt  principal  est 
devenu  la  musique  :  car  «  la  politique  et  les  raison- 
nements à  perte  de  vue  sur  les  améliorations  pos- 
sibles étant  défendus  aux  esprits,  la  douce  volupté 
s'est  emparée  de  tous  les  cœurs  ;  et  rien  ne  pouvait 
être  plus  favorable  à  la  musique  '  »  ;  —  sur  l'âme 
italienne  et  sa  mélancolie  foncière,  qui  est  «  le  ter- 
rain dans  lequel  les  passions  germent  le  plus  faci- 
lement »,  et,  par  suite,  la  musique,  donneuse  de 
regrets  et  consolatrice  de  la  mélancolie  ®  ;  —  sur 
la  psychologie  amoureuse  des  jeunes  Allemands  •  ; 

1.  Lctiro  IX. 

2.  Lettre  IV. 

3.  Lettre  V. 

4.  Lettre  IX. 

5.  Lettre  XVI. 

6.  Lettres  II,  V  et  passim, 
.  7.  Lettre  I. 

8.  Lettre  VII. 

9.  Lettre  XIIL 


i 


XXXVI  PREFACE 

—  sur  les  rapports  entre  le  plaisir  musical  (artis- 
tique, en  général),  et  l'organisation  psycho-physio- 
logique des  diverses  races  \ —  Taine,  qui  a  tant  em- 
prunté à  Stendhal,  a  trouvé  dans  ces  pages  l'idée 
de  sa  théorie  du  milieu,  cause  première  des  person- 
nalités, et  de  «  l'histoire,  ramenée  à  un  problème 
de  psychologie  ^  ». 

Toutes  ces  observations  sur  les  races  étrangères 
ont  pour  contre  -  partie  de  malicieuses  critiques 
adressées  à  la  France,  à  sa  musique  ennuyeuse  ^, 


1.  Lettre  XIX.  —  Cf.  dans  la  lettre  XX,  la  lettre  suppo- 
sée d'une  chanoinesse  de  Brunswick. 

2.  «...  Le  premier,  Stendhal,  sous  des  apparences  de  cau- 
seur et  dliomme  du  monde,  expliquait  les  plus  compliqués 
des  mécanismes  intimes...,  marquait  les  causes  fondamen- 
tales, j'entends  les  nationalités,  les  climats  et  les  tempéra- 
ments... »  (Taine  :  Introduction  à  l'Histoire  de  la  littérature 
anglaise.) 

3.  Voir,  dans  la  Lettre  II  sur  Haydn,  sa  critique  de  la  mu- 
sique française,  froide  et  savante,  «  ces  beaux  diseurs  insen- 
sibles,... beaucoup  de  patience  réunie  à  un  cœur  froid... 
£n  France,  dans  la  musique  comme  dans  les  livres,  on  est 
tout  fier  quand  on  a  étonné  par  une  phrase  bizarre...  > 
(P.  22-23.) 

Il  n'a  jamais  varié  dans  son  mépris  pour  la  musique  fran- 
çaise : 

«  Le  Français  me  semble  avoir  le  mêlaient  le  plus  marqué 
pour  la  musique.  Comme  l'Italien  pour  la  danse...  Je  n'ai 
jamais  vu  un  beau  chant  trouvé  par  un  Français  ;  les  plus 
beaux  ne  s 'élevant  pas  au-dessus  du  caractère  grossier  qui 
convient  au  chant  populaire,  c'est-à-dire  qui  doit  plaire 
à  tous.  (Exemple  :  La  Marseillaise^  qui  est  ce  qu'ils  ont  fait 
de  mieux)...  Les  Français  sont  devenus  savants  depuis 
1820,  mais  toujours  barbares  au  fond  ;  je  n'en  veux  pour 
preuve  que  le  succès  de  Robert  le  Diable,  »  (Vie  de  Henri 
Brûlard,  II.  99-102.) 

Il  ne  fait  même  pas  grâce  à  Rameau,  dont  il  traite  l'art 
de  0  barbare  >,  malgré  qu'il  ait  pillé  ,1a  musique  italienne 
(Lettre  II   sur   Haydn,  p.  22),  et  il  «  abhorre  tout  ce  qui 


PREFACE  XXXVII 

à  son  public  vaniteux  et  froid  \  au  caractère  français 
qui  est  vif  et  spirituel,  mais  dénué  de  vraie  mélan- 
colie comme  de  gaieté  vraie  *. 

Mais  le  meilleur  et  le  plus  personnel,  dans  cette 
étude  de  Haydn  où,  sur  Haydn  même,  Stendhal  ne 
dit  rien  qui  ne  soit  emprunté  ^,  ce  sont  ses  jugements 
sur  Mozart.  C'est  le  seul  sujet  sur  lequel  il  ose,  en 
musique,  tenir  tête  à  Carpani.  Celui-ci  n'admire 
pas  Mozart  sans  restrictions.  Stendhal  n'en  fait 
aucune.  Il  sacrifie  même  à  son  amour  pour  lui  ses 
préjugés  contre  la  musique  instrumentale  et  les 
dangers  qu'elle  fait  courir  au  beau  chant.  A  cette 
croyance  enracinée  il  fait  une  exception,  une  seule, 
en  faveur  de  Mozart  ;  et,  incapable  d'expliquer 
cette  anomalie,  il  s'en  tire  en  déclarant  que  Mozart 
«  est  le  La  Fontaine  de  la  musique  ».  C'est  tout  dire. 
Car  on  sait  que,  pour  Stendhal,  La  Fontaine  est 
le  plus  grand  écrivain  français.  «  Comme  ceux  qui 
ont  voulu  imiter  le  naturel  du  premier  poète  de 
la  langue  française  n'ont  attrapé  que  le  niais,  de 
même  les  compositeurs  qui  veulent  suivre  Mozart 
tombent  dans  le  baroque  le  plus  abominable  ^  ». 

Et  la  comparaison  des  peintres  avec  les  musiciens  ^ 


est  romance  française.  »  [Vie  de  Henri  Brùlard,   II,  105.) 
Il  prête  cette  antipathie  à  ses  personnages  de  roman  : 
«  La  musique  chantée  par  des  Français  ennuyait  M^^®  de  la 
Môle  à  la  mort.  »  (Rouge  et  Noir^  chap.  xliii.) 

1.  Lettre  II  sur  Haydn. 

2.  Lettres  VI  et  VIL 

3.  Et  pour  cause.  Qu'avait-il  pu  entendre  de  la  musique 
de  Haydn  ?  . 

4.  Lettre  IX. 

5.  Lettre  XX. 


XXXVIII  PREFACE 

lui  est  une  occasion  de  dire  sa  tendresse  pour  le- 
chantre  de  Tamour  et  de  la  mélancolie,  —  comme- 
s'il  n'avait  point  la  patience  d'attendre,  pour 
l'exprimer,  l'étude  qu'il  va  consacrer  spécialement 
à  la  vie  et  à  l'œuvre  de  Mozart. 


* 


La  Vie  de  Mozart  se  divise  en  deux  parties  :  — 
la  plus  longue,  la  biographie  proprement  dite,, 
empruntée,  comme  l'a  montré  M.  Daniel  Muller,  à 
Winckler  et  à  Cramer,  non  pas  à  SchlichtegroII,  est 
un  agréable  récit,  où  Stendhal  n'a  introduit,  de 
son  cru,  que  quelques  traits  d'esprit  et  une  note 
sur  le  romantisme,  dont  nous  reparlerons.  — 
L'autre  partie,  une  Lettre  sur  Mozart,  est  une  char- 
mante étude  de  la  musique  de  Mozart.  Elle  est 
tout  entière  de  Stendhal,  et  Stendhal  s'y  est  mis 
tout  entier.  On  n'a  jamais  mieux  analysé  la  psy- 
chologie amoureuse  de  ces  beaux  chants,  et  par- 
ticulièrement des  airs  de  la  comtesse  dans  Le  Nozze 
di  Figaro,  «  cette  douce  mélancolie,  ces  réflexions 
sur  la  portion  de  bonheur  que  le  destin  nous  accorde, 
tout  ce  trouble  qui  précède  la  naissance  des  grandes 
passions  ».  De  toutes  les  œuvres  de  Mozart,  c'est 
Figaro  qu'il  préfère  ^.  «  Mélange  sublime  d'esprit 
et  de  mélancolie,  tel  qu'il  ne  s'en  trouve  pas  un 
second  exemple...  Chef-d'œuvre  de  pure  tendresse 

1.  Dans  la  Lettre  XVIII  sur  Haydn,  la  seule  addition  qu'il: 
fasse  à  la  liste  des  chefs-d'œuvre  musicaux,  copiée  dans  Car— 
pani,  c'est  Figaro  de  Mozart. 


PREFACE  XXXIX 

•et  de  mélancolie,  absolument  exempt  de  tout  mé- 
lange importun  de  majesté  et  de  tragique  ;  rien  au 
inonde  ne  peut  être  comparé  aux  Nozze  di  Figaro.,,  » 
Mais  il  n'en  réserve  pas  moins  une  ardente 
adoration  aux  autres  opéras  du  maître.  Chose 
remarquable,  et  qui  prouve  en  faveur  de  son  goût, 
IdomeneOj  moins  connu,  mais  si  riche  en  musique^ 
et  qui  contient  peut-être  les  airs  les  plus  passionnés 
de  Mozart  ^,  rivalise  avec  FigarOy  dans  les  préfé- 
rences de  Stendhal.  «  Rien  absolument  ne  peut 
être  comparé  à  Idoménée..,  C'est  le  premier  opéra 
séria  existant.  »  —  Il  ne  peut  entendre  sans  larmes 
La  Clémence  de  Titus  (surtout  le  pardon,  de  la 
fin  :  «  Sesto  non  piû  »).  Il  apprécie  magnifiquement  le 
•caractère  tragique  de  Don  Juan^  «  l'accompagne- 
ment terrible  de  la  réponse  de  la  statue,  absolument 
pur  de  toute  fausse  grandeur,  de  toute  enflure  *  : 
c'est,  pour  l'oreille,  de  la  terreur  à  la  Shakspeare  ». 
—  Et  son  amoureuse  partialité  en  faveur  de  Mozart 
lui  fait  trouver  autant  de  charme  au  poème  qu'à 
la  musique  de  La  Flûte  enchantée^  «  cette  œuvre 
qui  ressemble  aux  jeux  d'une  imagination  tendre 
en  délire  ».  —  Le  naturel  de  Mozart  lui  parait  ini- 
mitable ;  et  il  a  vu  en  lui  non  seulement  le  plus 
grand  mélodiste,  mais  le  plus  génial  inventeur  dans 
la  langue  harmonique  '. 

1.  Les  deux  airs  d'Elcctra. 

2.  Toujours  cette  peur  de  l'emphase,  du  mensonge. 

3.  «  La  science  de  l'harmonie  peut  faire  tous  les  progrès 
«qu'on  voudra  supposer,  on  verra  toujours  avec  étonnement 
•que  Mozart  est  allé  au  bout  de  toutes  lea  routes.  »  (Vie  de 
Jiossini.) 


XL  PRÉFACE 

Il  faut  d'autant  plus  savoir  gré  à  Stendhal  d'avoir 
si  passionnément  affirmé  sa  foi  dans  le  génie  de 
Mozart  que  ce  génie  n'était  pas  encore  pleinement 
reconnu,  quand  il  écrivait  ces  pages,  —  du  moins 
parmi  ses  bons  amis  les  Italiens.  Il  le  dit,  dans  sa 
Lettre  sur  Mozart^  c'est  «  contre  l'opinion  de  toute 
l'Italie  »  qu'il  soutient  la  supériorité  d' Idomeneo  et 
de  La  Clemenza  sur  tous  les  opéra  séria  d'Italie. 
Et,  dans  la  Vie  de  Rossini,  nous  voyons  que  le 
succès  de  Mozart  n'a  guère  commencé  au  delà  des 
Alpes,  qu'entre  1814-1816.  Jusque-là,  on  le  consi- 
dérait <(  comme  un  barbare  romantique,  qui  vou- 
lait envahir  la  terre  classique  des  beaux-arts  ». 
Le  «  patriotisme  d'antichambre  »  faisait  appel 
à  «  l'honneur  national  »  contre  les  représentations 
de  Don  Juan  ou  de  U enlèvement  au  sérail^  dont  les 
orchestres  italiens  étaient  d'ailleurs  incapables 
d'exécuter  en  mesure  une  page  ^.  A  Vienne  même, 
nous  avons  vu  que  le  vieux  Carpani  n'était  pas 
sans  faire  des  réserves,  sur  l'abus  des  modula- 
tions, la  surabondance  instrumentale,  l'exubérance 
de  Mozart,  cette  fébrilité  qui  choquait  les  dilet- 
tantes de  l'époque  de  l'empereur  Joseph  II.  Et 
Stendhal  reproche  aux  Français  de  ne  goûter  de 
Mozart  que  ce  qu'il  a  de  plus  superficiel,  non 
pas  «  la  nouveauté  terrible  *  »   de  certaines  pages 


1.  Encore  dans  La  Chartreuse  de  Parme  (écrite  en  1830, 
publiée  en  1839),  on  entend,  au  concert  donné  pour  les  noces 
de  Clelia,  «  une  symphonie  de  Mozart,  horriblement  écorchée, 
comme  c'est  Tusagc  en  Italie.  » 

2.  Vie  de  Henri  Brùlard,  II,  102. 


PRÉFACE  XLI 

de  Don  Juan.  Son  admiration  reste  donc  pure  de 
tout  entraînement  mondain  ;  elle  vient  du  plus 
intime  de  son  être  ;  elle  est  pour  lui  un  sentiment 
sacré. 

On  a  pu  le  remarquer  d'ailleurs,  dans  les  appré- 
ciations que  nous  avons  citées  :  Stendhal  n'est 
sensible  qu'à  la  mélancolie  de  Mozart. 

«  Mozart,  l'appelle-t-il,  ce  génie  de  la  douce  mé- 
lancolie ^...  » 

a  Sa  musique  est  destinée  à  toucher,  en  présentant 
à  l'âme  des  images  mélancoliques,  et  qui  font  songer 
aux  malheurs  de  la  plus  aimable  et  de  la  plus  tendre 
des  passions...  Il  ne  comprenait  pas  qu'on  pût  ne 
pas  trembler  en  aimant  *...  » 

«  Ses  figures  ressemblent  aux  vierges  d'Ossian, 
de  beaux  cheveux  blonds,  des  yeux  bleus,  souvent 
remplis  de  larmes  '...  » 

«  Tout  homme  qui  souffre  d'amour,  se  rappelle 
involontairement  ses  chants  divins  *.  » 

n  lui  dénie  le  génie  comique  •.  Tout  au  plus,  lui 
reconnaît-il  quelque  gaieté,  une  ou  deux  fois  dans 
sa  vie  •. 


1.  Lettre  VIII  sur  Haydn. 

2.  Vie  de  Rossini. 

3.  Lettre  XX  sur  Haydn. 

4.  Lettre  VIII. 

5.  ■  Mozart  n'a  ni  légèreté,  ni  comique.  »  (Vie  de  Rossini.) 
Stendhal  trouve  que  Cosi  fan  lutte  est  une  œuvre  manquée, 

parce  que   «  Mozart  ne  pouvait  badiner  avec  l'amour,   t 
(Lettre  sur  Mozart,) 

6.  «  La  peur  de  Leporello  est  peinte  d'une  manière  très 
comique,  chose  rare  chez  Mozart.  »  (Ihid.) 

«  Mozart  n'a  été  gai  que  deux  fois  en  sa  vie.  Juste  aussi 
souvent  que  Rossini  a  été  mélancolique.  »  (Vie  de  Rossini,) 


XLII  PRÉFACE 


Un  tel  jugement  peut  nous  surprendre.  II  était 
naturel,  au  temps  de  Stendhal,  qu'entourait  l'abon- 
dante floraison  de  l'opéra  huffa.  Ces  puissants 
rieurs  italiens,  Cimarosa  et  Rossini,  faisaient  pa- 
raître bien  pâle  et  même  un  peu  forcée  la  gaieté 
nerveuse  de  Mozart,  dont  le  rire  enfantin  nous  est 
une  lumière,  à  nous  qui  vivons  au  milieu  des 
sombres  nuées  de  l'époque  Wagnérienne,  où  s'en- 
trechoquent des  cris  de  passions  frénétiques. 


* 


Les  Lettres  sur  Métastctse  sont,  comme  celle  sur 
Mozart,  du  plus  pur  Stendhal.  Mais  ici,  la  posté- 
rité n'a  pas  ratifié  le  jugement  enthousiaste  de 
Bombet,  qui  fait  de  son  auteur  <i  l'égal  de  Sha- 
kespeare et  de  Virgile  »,  «  plus  grand,  de  bien  loin, 
que  Racine  ^  »,  et,  de  tous  les  poètes  italiens,  y 
compris  Dante,  Pétrarque,  Àrioste  et  Tasse,  «  le 
seul  qui  soit  resté  inimitable  *  ».  —  En  quoi  il  était 
d'accord  avec  l'opinion  de  presque  tous  les  gens 
de  goût  du  xviii®  siècle  *. 

Métastase,  trop  décrié  aujourd'hui,  —  en  partie 


1.  Lettre  1  sur  Métastase. 

2.  Lettre  IL  —  Stendhal  trouve  même  ridicule  qu'on  ose 
lui  comparer  >  le  froid  amant  de  Laure.  • 

3.  On  se  souvient  de  Voltaire,  égalant  les  belles  scènes 
de  Métastase  «  à  tout  ce  que  la  Grèce  a  eu  de  plus  beau, 
si  elles  ne  sont  pas  supérieures  s  ;  et,  cet  éloge  ne  lui  suffi- 
sant pas,  il  les  proclame  t  dignes  de  Corneille,  quand  il 
n'est  pas  déclamateur,  et  de  Racine,  quand  il  n'est  pas 
faible.  »  [DisêerUUion  sur  la  tragédie  ancienne  H  moderne^  ser- 
vant d'introduction  à  Sémiramis.) 


PREFACE  XLIII 

parce  qu'on  ne  le  connaît  plus,  —  fut  certaine- 
ment le  plus  grand  poète  musical  (je  dirais  volon- 
tiers, le  plus  grand  poète-musicien)  du  xviii®  siècle. 
La  musique  ne  lui  a  pas  moins  dû  que  la  poésie. 
J'ai  tâché  de  montrer,  dans  plusieurs  études,  qu'il 
exerça  sur  Topera  italien  et  allemand,  pendant 
un  demi-siècle,  une  dictature  comparable  à  celle 
de  LuUy  sur  l'opéra  français,  et  qui  ne  fut  pas  beau- 
•coup  moins  féconde  en  résultats  artistiques  :  car 
les  plus  fameux  compositeurs  de  son  temps,  les 
Hasse,  les  Jommelli,  furent  ses  collaborateurs  et 
«e  vantèrent  d'être  ses  disciples  ^  ;  il  ne  cessa  de  les 
diriger  ;  et  grâce  à  leur  union  intime,  il  contribua 
puissamment,  non  seulement,  comme  dit  Burney, 
à  la  perfection  où  atteignit  alors  la  mélodie  vocale  ^, 
mais  aux  réformes  de  la  tragédie  lyrique,  —  pré- 
ludant, vingt  ans  avant  Alceste,  à  la  révolution 
mélodramatique  de  Gluck  ^. 


1.  Surtout  Hasse,  qui  fut  son  ami  et  son  collaborateur 
fidèle.  —  Jominelli  disait  qu'il  avait  plus  appris  de  Métas- 
tase que  de  Durante,  Léo,  Feo,  et  Martini,  c'est-à-dire  de  tous 
ses  maîtres. 

2.  c  Ce  grand  poète,  écrit  Burney,  dont  les  écrits  ont  peut- 
être  plus  contribué  à  la  perfection  de  la  mélodie  vocale,  et 
par  suite  de  la  musique  en  général,  que  les  efforts  réunis  de 
tous  les  grands  compositeurs  de  l'Europe.  » 

3.  Voir,  dans  la  revue  S.  I  M.,  ib  avril  1912  :  Métastase 
précurseur  de  Gluck,  On  y  montre  la  part  qu'a  eue  Métastase 
à  l'emploi  des  chœurs  à  Tantique,  dans  l'opéra,  à  l'inven- 
tion et  au  perfectionnement  des  scènes  récitatives  avec 
orchestre  (Accompagnati),  au  caractère  psychologique  attri- 
bué à  l'orchestre...  etc.  Une  lettre  de  Métastase  à  Hasse, 
en  1749,  à  propos  de  l'opéra  Attilio  Regolo,  est  particulière- 
ment frappante  ;  elle  met  en  pleine  lumière  l'esprit  nova- 
teur du  poète-musicien. 


XLIV  PRÉFACE 

Mais  on  se  doute  bien  que  ce  ne  sont  point  ses 
innovations  qui  le  rendent  cher  à  Stendhal,  et  que 
celui-ci  ne  peut  lui  faire  un  mérite  d'avoir  frayé 
la  route  à  Gluck,  qu'il  n'aime  point.  Tout  au  con- 
traire :  il  chérit  Métastase,  pour  tout  ce  qui  l'op- 
pose à  l'idéal  gluckiste,  à  l'idéal  de  raison  et  de  vé- 
rité dramatique.  Aussi  bien,  le  portrait  qu'il  trace 
de  son  poète  ost-il  surtout  l'expression  de  son 
propre  rêve  d'art  ;  et  le  prix  principal  de  cette 
peinture  est  que  Stendhal  —  le  Stendhal  caché  — 
s'y  est  représenté  lui-même.  Métastase  lui  est  un 
type  d'Anacréon  moderne,  de  «  La  Fontaine  de  la 
musique  »,  dont  l'image  idéalisée  l'autorise  à  une 
apologie  de  la  grâce  aristocratique  et  de  la  libre 
fantaisie  de  l'esprit  voluptueux  qui  rêve,  —  par 
réaction  contre  l'âge  de  fer  où  il  se  sent  écrasé, 
contre  le  réalisme  brutal  et  la  raison  dominatrice... 

«  Le  commun  des  hommes,  dit-il,  méprise  la 
grâce.  C'est  le  propre  des  âmes  vulgaires  de  n'es- 
timer que  ce  qu'elles  craignent.  » 

Et,  rejetant  de  son  chemin,  avec  un  dédain  sans 
bornes,  «  ces  pauvres  diables  de  froids  critiques, 
qui  ont  examiné  les  pièces  de  Métastase  comme  des 
tragédies  »,  et  «  ces  gens  raisonnables...  qui  ont 
appelé  dans  Métastase  manque  de  vérité  ce  qui  est 
le  comble  de  l'art  »,  —  il  fait  de  leurs  critiques 
même  une  couronne  à  son  poète  ;  il  montre  en  Mé- 
tastase le  grand  libérateur  des  âmes,  qui  «  nous 
enlève,  pour  notre  bonheur,  loin  de  la  vie  réelle  ^  », 

1.  Cf.  dans  la  Lettre  X  sur  Haydn,  le  jugement  de  Stendhal 
sur  Corrège.  <  La  Nuit  de  Dresde  donne  à  l'âme  plongée  dans 


PREFACE  XLV 

qui  «  semble  dire  :  Jouissez,  ne  songez  plus  au 
théâtre,  soyez  heureux  au  fond  de  votre  loge,  par- 
tagez le  sentiment  si  tendre  qu'exprime  mon  per- 
sonnage ».  Ses  êtres  «  brillants  et  exempts  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  terrestre  dans  le  cœur  de  l'homme  », 
sont  pareils  «  aux  arabesques  de  Raphaël,  qui  sont 
peut-être  ce  que  le  génie  et  l'amour  ont  jamais 
inspiré  de  plus  pur  et  de  plus  divin  ».  Il  (c  ennoblit 
la  volupté  ».  On  se  sent,  avec  lui,  doucement  trans- 
porté «  dans  le  pays  des  houris  de  Mahomet  ». 

Et  s'il  est  bien  facile  de  critiquer  cette  concep- 
tion de  l'art,  par  trop  anti-intellectuelle,  (qui  s'ex- 
plique d'ailleurs,  comme  presque  toujours  en  pareil 
cas,  par  un  besoin  de  réaction  contre  soi-même  et 
contre  l'intellectualisme  dont  on  est  saturé),  il  est 
plus  malaisé  de  ne  point  subir  la  séduction  de  ces 
pages  enivrées,  où  s'expriment  la  rêverie  sensuelle 
de  notre  Stendhal  et  son  cœur  avide  de  jouir,  avec 
une  violence  voluptueuse  ^. 


une  douce  rêverie  cette  sensation  de  bonheur  qui  rélève  et 
la  transporte  hors  d'elle-même,  et  que  Ton  a  appelée  le  su- 
blime. > 

1.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  trouver  dans  la  prose 
française  avant  lui,  (si  ce  n'est  dans  les  lettres  de  Julie  de 
Lespinasse),  une  expression  aussi  ardente  et  aussi  peu  rete- 
nue de  l'ivresse  musicale  : 

c  ...  Un  tel  état  ne  peut  durer  :  quelques  minutes  d'une 
telle  musique  épuisent  également  l'acteur  et  le  spectateur... 
Le  chanteur  habile  est  le  plus  grand  des  bienfaiteurs  ;  il 
vient  de  donner  à  tout  un  théâtre  des  plaisirs  divins. 
Jamais  homme  peut-être  n'a  causé  un  plus  grand  plaisir 
à  un  autre  homme.  Pour  trouver  un  bonheur  égal,  il  faut 
sortir  de  la  vie  réelle  ;  il  faut  avoir  recours  aux  situations 
de  roman  ;  il  faut  se  figurer  le  baron  d'Etange  prenant  Saint- 
Preux  par  la  main  et  lui  accordant  sa  fille.  »  (p.  349.) 

HAYDN.  D 


XLVI  PRÉFACE 


* 


Le  volume  se  termine  par  une  Lettre  sur  Fétat 
actuel  de  la  musique  en  Italie^  qui  est  datée  de  1814. 
Elle  prête,  une  fois  de  plus,  à  une  comparaison  entre 
la  France  et  l'Italie,  où  la  France  n'a  point  l'a  van- 
tage.  Stendhal  s'y  montre  sarcastique  et  même  assez 
injurieux,  à  l'égard  du  double  pillage  des  musées 
italiens  par  les  conquérants  français,  et  de  la  mu- 
sique italienne  par  les  compositeurs  français  \  Il 
persifle  ces  moyens  expéditifs  de  se  procurer  un  art 
tout  fait  : 

—  «  A  quoi  cela  vous  sert-il  ?  »  demande  Arriga 
Beyle.  «  Vous  ave«  beau  vouloir  monopoliser  les 
chefs-d'œuvre  et  les  virtuoses.  Il  ne  manque  à  votre 
art  qu'une  chose,  —  l'indispensable,  —  le  public. 
Et  c'est  la  flamme  du  public  italien,  son  ardeur  pas- 
sionnée, qui  ranime  et  rallume  l'art  italien,  quand  il 
est  près  de  s'éteindre.  » 

Là-dessus,  Stendhal  a  beau  jeu  à  dénoncer  la 
centralisation  française,  qui  annihile  les  provinces, 

—  la  politique  envahissante,  qui  prend  dans  la 
société  française  la  place  de  l'art,  (comme  il  devait 
advenir,  trente    ans  plus    tard,  en    Italie    même),. 

—  le  manque  de  personnalité  dans  la  classe  riche, 
«  qui  apprend,  tous  les  matins,  dans  son  journal, 


1.  Comme  le  lait  remarquer  avec  malice  Carpani,  dans  sa 
réponse  de  1816,  il  aurait  pu  ajouter  à  sa  liste  le  pillage  des. 
écrits  italiens  par  la  famille  Bombet. 


PRÉFACE  XLVII 

<c  qu'elle  doit  penser,  le  reste  de  la  journée  ^  ». 
Tout  au  plus,  reconnaît-il  quelques  lueurs  d'origi- 
nalité dans  le  peuple,  «  trop  ignorant  pour  être 
imitateur  ».  —  Il  n'oublie  que  cette  élite  française, 
^ont  il  est  un  si  bel  exemple,  et  qui,  depuis  huit 
siècles,  marche  en  tête  de  l'Europe,  par  l'intrépide 
indépendance  de  sa  lumineuse  raison.  Il  est  vrai 
<iue  Stendhal  ne  vise  que  la  sensibilité  (l'insensibi- 
lité) artistique  de  la  France,  et  qu'il  ne  lui  a  jamais 
dénié  la  primauté  de  l'intelligence.  Car  le  plus 
curieux  est  que  s'il  ne  trouve  de  plaisir  qu'aux 
-œuvres  d'art  italiennes,  il  reconnaît  lid-mème  qu'en 
France  seulement  il  a  chance  de  trouver  des  lec- 
teurs capables  de  s'intéresser  aux  discussions  sur 
l'art,  et  que  ses  lettres  sur  l'Italie  ne  pouvaient 
•être  publiées  qu'à  Paris  K 

Le  tableau  qu'il  fait  de  l'Italie  en  1814  montre 
Kl'ailleurs  que  sous  l'apparente  splendeur  artistique 
il  voit  poindre  la  décadence.  C'est  la  dernière  flam- 
bée. Si  la  France  manque  d'un  public  pour  l'art. 
Je  public  —  si  vivant  qu'on  le  suppose  —  ne  suffit 
pas  en  Italie  à  compenser  la  médiocrité  croissante 
des  orchestres  et  du  chant.  Stendhal,  qui  ne  connaît 
-encore  du  jeune  Rossini  que  quelques  airs,  «  d'une 
grâce  étonnante  »,  pronostique  la  fin  de  l'âge 
d'or,  dont  Canova  et  Paisiello  vieilli  lui  semblent 

1.  «  Cette  haute  Bociété  (dira-t-il  plus  tard),  dévastée  par 
l'ironie  et  la  terreur  du  ridicule,  poussée  jusqu'à  la  poltron- 
nerie la  plus  amusante.  »  (Vie  de  Rossini,) 

2.  Cf.  dans  la  Vie  de  Rossini,  ce  qu'il  dit  «  de  la  supério- 
rité intellectuelle  des  gens  du  Nord,  formée  par  deux  cents 
-ans  de  discussion.  » 


XLVIII  PREFACE 

les  derniers  représentants.  Mais  ses  préférences 
pour  le  passé  de  l'Italie  ne  l'empêchent  point  de 
voir  avec  lucidité  la  nouvelle  époque  qui  s'ouvre 
pour  elle,  sa  résurrection  politique  et  morale,  de- 
puis l'Empire,  «  sa  soif  d'être  une  nation  ».  Il  a  été 
frappé  des  changements  accomplis  dans  le  caractère 
italien,  de  «  la  raison  simple  et  profonde  »,  de  la 
virile  franchise,  de  la  bravoure  sans  jactance  qu'il  a 
pu  admirer,  à  l'armée,  chez  les  officiers  et  les  troupes 
d'Italie.  Son  désintéressement  politique  va  jusqu'à 
((  noter  avec  plaisir  en  Lombardie,  depuis  plusieurs 
années,  un  peu  d'éloignement  pour  la  France  ».  Il 
encourage  les  Italiens  à  rejeter  tout  à  fait  l'influence 
française.  «  On  n'est  grand  qu'en  étant  soi-même  ». 

Il  n'a  pas  moins  bien  observé  et  inscrit,  au  cours 
de  ce  livre,  les  transformations  du  caractère  fran* 
çais,  depuis  1789. 

«  Il  ne  faut  qu'avoir  des  yeux  pour  s'apercevoir 
vingt  fois  la  journée  que  la  nation  française  a 
changé  de  manière  d'être  depuis  trente  ans.  Rien 
de  moins  ressemblant  à  ce  que  nous  étions  en  1780 
qu'un  jeune  Français  de  1814.  Nous  étions  sémil- 
lants, et  ces  messieurs  sont  presque  Anglais.  Il  y  a 
plus  de  gravité,  plus  de  raison,  moins  d'agrément. 
La  jeunesse,  qui  sera  toute  la  nation  dans  vingt  ans 
d'ici,  a  changé  \  » 

Durant  ces  trente  terribles  années,  l'âme  fran- 
çaise a  été  retrempée  dans  le  feu  et  dans  le  sang.  De 
ces   puissantes    épreuves,    elle    est   ressortie   toute 

1.  Lettre  XIX  sur  Haydn,  p.  206. 


PRéPACE  XLIX 

neuve  ;  elle  ne  se  reconnaît  plus  elle-même  ;  elle  ne 
comprend  plus  ses  pensées  de  naguère. 

a  Depuis  la  campagne  de  Moscou,  il  me  semble, 
me  disait  un  jeune  colonel,  qu*I phi  génie  en  Aulide 
n'est  plus  une  aussi  belle  tragédie.  Je  me  sens  du 
penchant,  au  contraire,  pour  le  Macbeth  de  Shakes- 
peare \  » 

En  revanche,  ces  officiers  qui  ont  perdu  le  sens  de 
ridétJ  classique,  sont  pris  par  la  musique  et  pleurent, 
aux  représentations  de  La  Clémence  de  Titus,  qu'ils 
entendent  à  Kœnigsberg,  après  la  retraite  de 
Russie  *. 

L'intérêt  historique  de  la  pensée  de  Stendhal  est 
qu'il  se  trouve  placé  entre  deux  mondes.  Et  sans 
doute  il  prétend  qu'il  appartient  à  celui  qui  finit, 
—  qu'il  est  «  un  homme  d'un  autre  siècle,  en  mu- 
sique comme  ailleurs  ^  ».  Mais  il  se  calomnie.  Per- 
sonne n'a  eu,  comme  lui,  le  flair  de  la  vie  nouvelle, 
et  personne  ne  s'en  est  fait  plus  délibérément  le 
champion.  Que  de  lances  rompues,  dès  1814  *,  pour 
le  romantisme,  contre  les  néo-classiques  ! 

a  Nous  en  sommes,  pour  les  pièces  romantiques, 

1.  Ibid.,  p.  207. 

2.  Lettre  sur  Mozart,  p.  321. 

Ce  sont  les  mêmes  qui  assistaient,  en  1809,  à  Vienne,  au 
service  funèbre  pour  la  mort  de  Haydn,  et  montraient  une 
a£Qiction  sincère  «  de  la  perte  que  les  arts  venaient  de  faire.  » 
(Lettre  XXII  sur  Haydn,  p.  237). 

Voir  aussi,  dans  la  Lettre  sur  l'état  actuel  de  la  musique  en 
Italie,  p.  388,  >  les  larmes  qu'ils  répandent  »,  à  des  représen- 
tations de  mélodrames  romantiques. 

3.  Lettre  sur  l'état  actuel  de  la  musique  en  Italie,  p.  399. 

4.  Neuf  ans  avant  son  fameux  manifeste,  pour  le  «  ro- 
manticisme  »  :  Racine  et  Shakspeare  (1823). 

HAYDN.  D. 


L  PREFACE 

précisément  au  même  point  où  nous  nous  trouvions 
il  y  a  cinquante  ans  pour  la  musique  italienne. 
On  criera  beaucoup  ;  il  y  aura  des  pamphlets,  des 
satires,  peut-être  même  des  coups  de  bâton... 
Mais  enfin  le  public,  excédé  des  plats  élèves  du 
grand  Racine,  voudra  voir  Hamlel  et  OtlieUo^... 
Le  jour  où  Ton  jouera  Macbeth^  que  deviendront 
nos  tragédies  modernes  *  ?...  Veut-on  la  vérité  sur 
cette  dispute  (des  classiques  et  des  romantiques), 
qui  va  faire  la  gloire  des  journaux  pendant  un  demi- 
siècle  ?  C'est  que  le  genre  romantique,  véritable 
poésie,  ne  souffre  pas  de  médiocrité.  Des  drames 
romantiques,  faits  avec  tout  le  talent  qu'on  trouve 
dans  les  huit  ou  dix  dernières  tragédies  de  Paris, 
ne  seraient  pas  parvenus  à  la  seconde  scène.  Des 
alexandrins  bien  ronflants  sont  un  cache-sottise, 
mais  non  un  antidote  contre  l'ennui  ^.  )> 

Du  commencement  à  la  fin  de  sa  vie,  il  garda 
pour  idole  celui  qui  devait  être  le  dieu  du  roman- 
tisme :  Shakespeare  ^. 


1.  Lettre  XX  sur  Haydn,  p.  214. 

2.  Vie  de  Rossini, 

3.  Vie  de  Mozart,  chapitre  vu,  p.  311,  en  note. 

4.  Parmi  les  écrivains  français,  s'il  aime  par-dessus  tout 
La  Fontaino  —  entre  tous  ceux  du  xviii*  siècle,  il  préfèro 
encore,  à  cette  époque  de  sa  vie,  Rousseau,  «  le  plus  grand 
d'eux  tous  en  littérature,  le  premier  des  Français  pour  la  belle 
prose  ».  (Lettre  XXII  sur  Haydn,  p.  240.)  Plus  tard,  il  réagira 
un  peu  contre  cette  admiration.  Mais  que  de  fois  il  nous  le 
rappelle  !  Ses  idées  en  musique  semblent  constamment  lo 
reflet  des  idées  de  Jean- Jacques.  Et  nous  venons  de  voir  quo 
lorsqu'il  veut  exprimer  une  violente  émotion  musicale,  la 
première  image  qui  s'offre  à  lui  est  celle  d'un  épisode  de  La 
Nouvelle  Hèloïse,  (Leiire  sur  Métastase f  p.  349.) 


PREFACE  LI 

...  Adarava 
Cimarosa,    Mozart    è    Shakapeare,., 

S'il  méconnut  d'abord  Beethoven,  plus  tard  il 
sut  rendre  hommage  à  sa  «  fougue  à  la  Michel- 
Ange  ^  ».  Malgré  sa  méfiance  à  l'égard  des  nouveaux 
compositeurs  italiens,  il  se  fit  l'introducteur  de 
Rossîni  en  France  ;  il  fut  l'un  des  premiers  à  pres- 
sentir l'éveil  du  sentiment  tragique  et  de  l'héroïsme 
belli({ueux  dans  la  musique  italienne,  vingt  ans  avant 
les  premiers  opéras  de  Verdi  ^.  Malgré  ses  préjugés 
contre  l'art  français,  il  fut  l'un  des  premiers  à  pres- 
sentir le  réveil  de  l'imagination  musicale,  en  France, 
dix  ans  avant  les  premières  symphonies  roman- 
tiques de  Berlioz  '.  Toujours,  il  fut,  comme  il  dit, 
avec  les  âmes  vwanieSy  contre  les  âmes  mortes  *. 

1.  Vie  de  Rossini. 

2.  «  Nous  avons  fait  des  progrès  dans  le  malheur,  depuis 
1793.  Je  trouve  à  présent  que  le  désespoir  et  le  malheur  sont 
exprimés  à  Teau  de  rose,  chez  Cimarosa...  La  musique  ita- 
lienne n'a  commencé  à  être  belliqueuse  que  dans  Tancrède, 
postérieur  de  dix  ans  aux  prodiges  d'Arcole  et  de  Rivoli,  — 
de  toutes  les  passions  généreuses  la  tyrannie  ne  permettant 
en  Italie  que  Tamour.  »  (V^ie  de  RossinL) 

3.  «  La  musique  va  se  relever  en  France...  Il  n'y  a  pas 
▼ingt  oisifs  au  milieu  de  toute  la  société  de  Paris  ;  grâce  aux 
partis  qui  se  fortifient  depuis  quatre  ans,  nous  sommes 
peut-être  à  la  veille  de  devenir  passionnés...  Si  le  ciel  nous 
donne  un  peu  de  guerre  civile,  nous  redeviendrons  les  Fran- 
çais énergiques  du  siècle  de  Henri  IV  et  de  D'Aubigné  ; 
nous  prendrons  les  mœurs  passionnées  des  romans  de  Walter 
Scott.  Au  milieu  du  fléau  de  la  guerre,  la  légèreté  française 
se  renfermera  dans  de  justes  bornes,  l'imagination  renaîtra, 
et  bientôt  sera  suivie  par  la  musique.  Toutes  les  fois  que  l'on 
trouve  solitude  et  imagination  dans  un  coin  du  monde,  on 
ne  tarde  guère  à  y  voir  paraître  le  goût  pour  la  musique.  » 
{Vie  de  Rossini^  à  la  date  du  30  septembre  1823.) 

4.  Racine  et  Shakspeare^  p.  245u 


LU  PRÉFACE 

Mais  ce  cœur  voluptueux,  qui  savoure  la  dou- 
ceur des  souvenirs  et  des  regrets,  vit  naturellement 
davantage  dans  les  œuvres  qui  sont  associées  à  ses 
rêves  de  jeunesse  et  d'amour.  Stendhal  reste  fidèle 
à  Pergolèse,  à  Cimarosa,  aux  chantres  de  l'âge 
d'or.  Même  dans  son  Rossinisme,  il  prétend  ne 
point  dépasser  la  borne  de  1815-1816,  Le  Barbier 
et  Tancrède,  Son  charme  et  son  originalité  sont 
dans  cette  nostalgie  poétique  du  passé,  unie  à  une 
curiosité  intrépide  et  perspicace  de  la  vie  nouvelle. 
II  ne  s'embarrasse  point  de  les  mettre  toujours 
d'accord.  Sa  sensibilité  et  son  intelligence  semblent 
appartenir  à  deux  natures  différentes  ;  et  pourtant 
on  ne  remarque  jamais  d'antagonisme  entre  elles  : 
pourquoi  sacrifierait-il  l'une  des  deux  à  l'autre  ? 
Il  les  aime  toutes  les  deux,  il  aime  tout... 

«...  Il  n'est  rien 
Qui  ne  lui  soit  souverain  bien  ;...  » 

et  cette  diversité  d'âme,  qui  ferait  souffrir  certains 
autres,  lui  est  un  amusement,  un  jeu  harmonieux. 
Il  ne  cherche  pas  à  la  voiler  ;  il  ne  s'asservit  pas  plus 
à  ses  théories  qu'à  celles  des  autres  ;  il  a  le  courage 
de  se  contredire,  de  dire  toujours  ce  qu'il  sent, 
même  lorsque  son  sentiment  a  changé.  Il  ne  prétend 
pas  être  impartial  ;  (il  se  vante  du  contraire  !)^ 
Il  ne  prétend  pas  avoir  raison.  II  ne  s'est  jamais 
donné  pour  un  homme  qui  a  la  vérité,  mais  pour 

1.  Il  se  déclare  «  partial,  c'est-à-dire  passionne  ».  Tout  ce 
qu'il  peut  faire,  a  c'est  d'être  tolérant  et  de  ne  vouloir  faire 
pendre  personne.  »  (Vie  de  RossinL) 


PRÉFACE  LUI 


un  homme  qui  est  vrai.  Qu'importent  ses  erreurs  et 
ses  contradictions  ?  Sa  belle  franchise  est  rafraîchis* 
santé  et  saine.  Il  a  dit,  avec  son  humour  habituel  : 

«  Des  gens  qui  aimeraient  passionnément  une 
mauvaise  musique  seraient  plus  près  du  bon  goût 
que  des  hommes  sages  qui  aiment  avec  bon  sens, 
raison  et  modération,  la  musique  la  plus  parfaite 
qui  fut  jamais  ^.  » 

Nous  savons  ce  qu'il  faut  penser  de  ces  para- 
doxes. Nous  ne  donnerons  pas  dans  le  ridicule  de 
c  ces  gens  raisonnables  »,  dont  il  parle  à  propos  de 
Métastase,  qui  discutent  gravement  la  déraison 
voulue.  A  qui  Stendhal  fera-t-il  croire  qu'il  ne  con- 
naisse pas  mieux  que  personne  le  prix  de  la  raison 
libre  et  d'un  jugement  éclairé  ?  Et  lui-même  se  fût 
bien  gardé  d'aimer  jamais  une  mauvaise  musique. 
Pauca  sed  bona... 

«  Pour  mon  malheur,  a-t-il  dit,  j'exècre  la  musique 
médiocre  ;  à  mes  yeux  elle  est  un  pamphlet  sati- 
rique contre  la  bonne  *. . .  » 

Ce  qu'il  faut  retenir  de  sa  boutade,  c'est  que  des 
deux  éléments  essentiels  à  la  possession  complète 
de  l'œuvre  d'art  :  l'amour  et  la  connaissance, 
l'amour  est,  pour  lui,  le  plus  indispensable,  car  il 
est  la  clef  de  la  connaissance  même.  Et  il  est  aussi, 
par  malheur,  le  plus  rare,  dans  le  monde  de  ceux 
qui  s'occupent  de  l'art.  Cet  amour,  nous  en  trouvons 
chez  Stendhal  une  fontaine  toujours  vive... 

Visse,  scrisse,  amâ... 

1.  Vie  de  Rossini. 

2.  Vie  de  Henri  Brûlard,  I,  265. 


LIV  PRÉFACE 

Et  pour  ne  point  trahir  la  fraîche  sincérité  de  ses 
émotions,  il  emploie,  par  haine  du  mensonge  lit- 
téraire, le  style  le  plus  uni,  un  style  qui,  tel  celui 
de  son  cher  Métastase,  «  comme  un  vernis  transpa- 
rent »,  recouvre  les  couleurs  de  Tâme,  protège  leur 
éclat  fragile,  «  mais  sans  les  altérer  ».  II  a  fallu  du 
temps  pour  entendre  cette  voix  ironique  et  nette, 
au  milieu  du  vacarme  de  l'orchestre  romantique. 
Mais  quand  on  Ta  entendue,  on  ne  peut  plus  l'ou- 
blier. 

Romain   Rolland. 


Novembre  1913. 


AVANT-PROPOS 


BIBLIOGRAPHIQUE    ET    CRITIQUE 


On  lit  dans  le  Journal  de  Stendhal,  30  juin  1814  : 
*  Je  travaille  depuis  le  10  mai  à  Métastctse  et  à 
-"^f^zari.,.  Ce  travail  me  donne  beaucoup  de  plaisir.  » 
-^^zydn  devait  déjà  être  terminé,  Stendhal  ayant 
^'^^'^emblablement  connu  les  Haydine  de  Carpani 
^^  cours  du  séjour  qu'il  fit  à  Milan  de  septembre  à 
Novembre  1813. 

Ecrit  pendant  une  période  où  Henry  Beyle  pou- 
^^t  avec  raison  broyer  du  noir,  son  premier  Uvre 
^t^primé  ne  se  ressent  pas  de  cette  circonstance  ;  à 
I^ine  y  trouve-t-on  un  ou  deux  passages  de  mélan- 
colie déjà  résignée,  notamment  la  fin  de  la  première 
lettre  sur  Métastase.  Le  malheur  a  cela  de  bon  qu'il 
mène    souvent    au    bonheur    les    âmes    fortement 
trempées. 


LVI  AVANT-PROPOS 


Le  traité  passé  avec  Didot  pour  Timpresslon  du 
livre  n'a  pas  été  retrouvé.  Nous  savons  seulement 
que  Stendhal  s'engageait  à  payer  tous  les  frais 
d'impression,  de  corrections,  de  brochage,  etc.  ; 
moyennant  quoi,  Didot,  ou  les  libraires  chargés  de 
la  vente,  lui  remboursaient  cinq  francs  par  exem- 
plaire vendu,  défalcation  faite  des  treizièmes  ;  c'est 
du  moins  ce  qui  semble  résulter  d'une  lettre  du 
19  avril  1820  au  baron  de  Mareste,  où  Stendhal, 
construisant,  à  son  ordinaire,  quelques  châteaux 
en...  Amérique,  calcule  que  la  vente  de  600  exem- 
plaires de  la  Vie  de  Haydn  lui  rapporterait  de  quoi 
aller  passer  trois  mois  à  Philadelphie. 

Quant  au  manuscrit,  il  a  également  disparu  :  il 
n'en  reste,  à  la  bibliothèque  de  Grenoble,  que  quel- 
ques pages  en  copie,  avec  corrections  autographes 
de  Stendhal  ;  elles  forment  actuellement  les  f^^^  68 
à  75  du  tome  XI  des  papiers  de  Beyle  (R.  5896)  : 
c'est  la  deuxième  lettre  sur  Mozart  (pages  315-323 
de  la  présente  édition).  Elles  contiennent  quelques 
variantes  que  M.  Débraye  a  bien  voulu  relever 
pour  nous  et  que  nous  indiquerons  à  leur  place. 
A  la  (in  de  la  lettre,  on  lit  cette  note,  de  la  main 
de  Stendhal  :  «  For  the  stile  :  una  et  eadem  die  jacta^ 
prima  julii  1814  »,  indication  qui  concorde  bien  avec 
le  renseignement  donné  par  le  Journal. 

Dans  la  première  semairie  d'août  1814,  Stendhal 
repartit  pour  Milan,  et  négligea  totalement  la  cor- 
rection   des  épreuves,  dont  se    chargea    son   ami 


AVANT-PROPOS  LVII 

Louis  Crozety  un  des  rares  familiers  qui  fussent  au 
courant  de  la  manie  stampante  du  nouvel  auteur. 
Quelques  années  plus  tard,  Stendhal  lui-même  qua- 
lifiait plaisamment  la  Vie  de  Haydn  de  «  livre  assez 
robinet  d'eau  tiède  »  (lettre  du  24  octobre  1818, 
Correspondance,  édition  Paupe,  tome  II,  page  111). 
Mais  on  sait  assez  ce  qu'il  faut  penser  des  décla- 
rations de  modestie  des  auteurs. 


La  Bibliographie  des  œuvres  de  Stendhal  de 
M.  Henri  Cordier  donne  la  description  détaillée  des 
diverses  éditions  de  la  Vie  de  Haydn  ;  nous  n'y 
reviendrons  donc  pas  ici,  nous  contentant  d'ajouter 
quelques  renseignements  concernant  le  texte  et 
les  destinées  de  l'ouvrage. 

Tirées  chez  Didot  à  1.000  exemplaires,  aux  frais 
de  Stendhal,  les  Lettres  sur  Haydn,  par  L.  A.  C. 
Bombet,  quoique  datées  de  1814,  ne  furent  vraisem- 
blablement mises  en  vente  qu'au  commencement  de 
1815  ;  elles  sont  annoncées  dans  le  n^  4  du  28  jan- 
vier 1815  de  la  Bibliographie  de  la  France  (n^  323  : 
Lettres  écrites  de  Vienne,  etc.,  in-8^  de  29  feuilles  1  /4. 
Prix:  7  francs). 

Les  frais  d'impression  qui  s'élevèrent  à  1790  francs 
(cf.  Comment  a  vécu  Stendhal,  page  190)  furent 
entièrement  soldés  dès  le  mois  de  mai  1815,  ainsi 
qu'en  témoigne  le  reçu  inédit  ci-dessous,  que  nous 


LVIII 


AVANT-PROPOS 


devons  à  l'obligeance  de  M.  Débraye  (Bîbliothèqne 
de  Grenoble,  R.  5896)  : 


LIBRAIRIE 

de 

P.  DIDOT  aîné, 

d-devant  au  Lonyra,  ^ 
actuellement 

VUM  DU   FOST-DB  LODI 

prêt  la  rué  de  Thionrilla 


DOIT  Monsieur 


300  affiches  placard  des  Lettres  sur 

Haydn 

Timbre 

Affichage 


c. 


50 


50 


J'ai  reçu  de  M.  Crozet  la  somme  de  quatre  cent  cinq  francs 
cinquante  centimes,  tant  pour  solde  de  rafiiche  ci-dessus 
que  pour  celui  de  l'impression  des  Litres  sut  Haydn  et  la 
brochure  de  deux  cents  exemplaires  mentionnée  en  mon 
mémoire.  Paris,  ce  2  mai  1815. 

RiGAULT, 

p'  DiDOT  l'aîné. 


Ce  qui  caractérise  cette  première  édition,  à  part 
la  beauté  du  papier  et  des  caractères,  c'est  l'in- 
correction absolue  du  texte  :  il  est  criblé  de  fautes  de 
toute  espèce.  Tout  indique  que  les  épreuves  ont  été 
relues  à  la  hâte,  par  quelqu'un  qui  ignorait  Titalien, 
l*anglais,  la  musique.  L'auteur  était  à  Milan  ;  ses 
pensées  étaient  à  mille  lieues  de  la  Vie  de  Haydn. 
Louis  Crozet,  s'il  a  été  réellement  chargé  par  Sten  - 


AVANT-PROPOS  LIX 

dhal  de  corriger  son  livre,  a  cette  fois  trahi,  sans  le 
vouloir,  son  ami.  Les  six  cartons  ou  feuillets  de 
rechange,  intercalés  entre  les  pages  466  et  467  \ 
Yerrata  de  six  corrections  qui  figure  au  bas  de  la 
page  468  et  dernière,  étaient  des  plus  insuffisants. 
On  remarquera  que  la  première  édition  ne  com- 
porte pas  de  titres  courants  changeant  de  fa^n 
continue  à  chaque  page;  c'est  encore  un  si^e 
certain  de  précipitation,  car  Stendhal  tenait  beau- 
coup à  ces  titres  courants.  Seule,  une  table  déve* 
loppée  figure  à  la  fin  du  volume  :  les  diverses 
rubriques    de  cette    table   ne  sont  que  les    titres 


1.  ConiraiTemeiit  à  IL  Matgnten,  noos  pensons,  en  effet, 
qae  ces  cartons  a 'ont  pas  été  tirés  en  1^17,  mats  bien  en  1814  ; 
ils  étaient  déjà  joints  avx  exemplaires  de  1614,  mis  en  Tente 
brochés  ;  dans  les  exemplaires  reliée  qui  sont  actuellement 
dans  les  bibliothèques  publiques  ou  privées,  les  relieurs  ont 
naturelleinent  substitué  les  cartons  aux  feuillets  primitifs, 
qui  ont  ainsi  disparu  :  ces  cartons  sont  facilement  reconnais- 
sablés  au  signe  *  dont  ils  sont  marqués.  M.  Edouard  Cham- 
pion  tient  de  M.  Maignien  un  des  deux  exemplaires  de  la 
Vie  de  Hmfdn  mise  en  vente  en  1817,  trouvés  par  M.  Mai- 
gnieii  chez  un  bouqpiiniste  de  Grenoble  ;  ces  exemplaires 
sont  brochés  et  non  coupés  ;  ib  oontieniiimt  par  conséquent 
les  six  cartons  et  les  six  feuillets  primitifs.  Nous  avons  pu 
eonstster,  «ur  le  Tanssime  exemplaire  -de  M.  Champion,  que 
les  feuillets  primitifs  ne  contenaient  que  des  fautes  de  typo- 
graphie proprement  dites.  Il  serait  trop  long  de  les  donner 
ici.  A  signaler  cependant,  à  la  page  primitive  217,  une 
phrase  restée  inachevée  :  «  Il  me  semble  voir  Delille  voulant 
nooB  peintire.  »,  qui  a  été  supprimée  dans  le  carton  corres- 
pondant ;  à  signaler  également  le  carton  131-132  qui  a  été 
fait  uniquement  pour  corriger  le  vers  du  Marchand  de 
Venise^  défiguré  dans  le  feuillet  primitif.  Au  demeurant,  les 
cartons  contiennent  eux-mfemes  de  nouvelles  fautes. 


( 


LX  AVANT-PROPOS 

courants  qui  auraient  dû  figurer  au  haut  des  pages. 
L'insuccès  du  livre  fut  complet  ;  les  protestations 
de  Carpani,  les  entrefilets  du  Constitutionnel  ne 
parvinrent  pas  à  galvaniser  les  acheteurs  ;  aussi 
bien  les  événements  politiques  ne  se  prêtaient  guère 
au  débit  d'une  brochure  sur  la  musique.  On  trouvera, 
dans  la  Correspondance  et  dans  plusieurs  articles 
publiés  récemment  par  M.  Paupe  ^  des  détails 
amusants  sur  les  déboires  de  l'auteur  '. 


1.  M.  Ad.  Paupe,  qui  voulut  bien  nous  servir  de  parrain 
lors  de  notre  admission  au  Stendhal  Club,  a  mis  à  notre 
disposition,  pour  notre  travail,  les  trésors  de  son  admirable 
bibliothèque.  Qu'il  reçoive  ici  la  nouvelle  assurance  de  nos 
vifs  remerciements  et  de  notre  affectueux  dévouement. 

2.  Voici  une  lettre  inédite,  très  probablement  adressée  à 
Louis  Crozet  par  le  libraire  Renouard,  que  nous  communique 
M.  Débraye  (Bibliothèque  de  Grenoble,  R.  5896)  : 

Monsieur, 

M'  Didot  m'a  communiqué  le  livre  dont  fait  mention  la 
lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  18  cou- 
rant. Très  volontiers  je  me  chargerai  du  débit  de  cet  ouvrage. 
Votre  prix  étant  de  7  fr.  pour  le  public,  ce  qui  est  un  peu 
cher,  et  de  6  pour  [le]  libraire,  je  vous  tiendrai  compte  à 
cinq  francs  de  tous  ceux  que  j'aurai  vendus.  Ce  prix  est  pour 
les  exemplaires  fournis  brochés,  avec  les  treizièmes  gratis, 
ainsi  qu'il  est  d'usage  constant  en  librairie. 

M'  Didot  m'a  fait  ce  matin  une  première  fourniture  de 
cinquante-deux  exemplaires  brochés.  Je  ferai  tout  ce  qui 
dépendra  de  moi  pour  accélérer  le  débit  de  cet  ouvrage, 
ainsi  que  de  l'autre  sur  la  Peinture,  que  vous  annoncez 
devoir  mettre  sous  presse  dans  quelques  mois. 

J'ai  l'honneur  de  vous  saluer  très  sincèrement. 

Ant.-Aug.  Renouard. 
Paris,  le  21«  février  1815. 

Voir  aussi  la  lettre  de  Bombet  au  prince  Odescalchi, 
publiée  par  M.  Paul  Arbelet  (Mélanges  d'archéologie  et  d'his^ 
toire,  Ecole  Française  de  Rome,  tome  XXIX,  pages  233-238). 


AVANT-PROPOS  LXI 

Le  livre  eut  pourtant  un  honneur  bien  inattendu  : 
celui  d'une  traduction  anglaise,  en  1817,  chez  John 
Murray  à  Londres,  avec  quelques  notes  curieuses  ; 
nous  en  reproduirons  quelques-unes.  Bien  que  de 
nombreux  passages  aient  été  ou  abrégés  ou  même 
supprimés,  elle  est  relativement  fidèle  ;  mais  on  y 
remarque  de  nombreux  contre-sens.  Le  traducteur 
prenait  Bombet  au  sérieux  et  ignorait  totalement 
les  lettres  de  Carpani.  La  Quarterly  Re^fiew  {pP  d'oc- 
tobre 1817,  pages  73-99)  rendit  compte  du  livre 
dans  un  article  qui  n'en  est  qu'une  sèche  analyse  ^. 
La  traduction  anglaise  ^  ne  fut  sans  doute  pas 
étrangère  au  voyage  que  fit  Stendhal  en  Angleterre 
en  1817  *  ;  faite  en  dehors  de  lui,  elle  ne  lui  rap- 
porta rien  ;  mais  elle  le  mit  en  relations  avec  des 
libraires  et  des  publicistes  anglais.  Elle  lui  donna, 
en  tout  cas,  l'idée  d'essayer  un  nouveau  lancement 
de  son  ouvrage. 

1.  Citons  encore,  pour  mémoire,  un  article  sur  l'histoire 
de  la  Musique,  paru  dans  le  n^  66  de  VEdinhurgh-RevieWt 
(mai  1820,  pp.  351  à  382).  Les  trois  dernières  pages  de 
rarlicle  sont  consacrées  à  une  notice  sommaire  sur  Haydn 
et  Mozart,  tirée  de  l'ouvrage  de  Bombet:  l'auteur,  dit 
l'article,  est  «  un  Français  qui  a  vécu  dans  l'intimité  de 
Haydn  quelques  années  avant  sa  mort  ».  On  ignorait  donc, 
en  1820,  à  Londres,  la  polémique  Carpani  et  la  vraie  person- 
xuJité  de  Bombet. 

2.  Elle  est  de  Rob.  Brewin  (d'après  Eitner,  Biographiach- 
Bibliographisches  QueUen-Lexicon,  etc.,  au  mot  Mozart, 
tome  IX). 

3.  Au  mois  d'août.  Il  existe  un  manuscrit  (non  auto- 
graphe) contenant  le  commencement  du  journal  du  voyage 
à  Londres. 

HAYDN.  B 


LXII  AVANT-PROPOS 


* 


Ce  lancement  eut  lieu  fin  1817.  La  librairie  Didot 
brocha  et  mit  en  vente  300  exemplaires  de  la  Vie  de 
Haydn  avec  un  nouveau  titre,  sans  nom  d^atUeur^ 
une  nouvelle  préface,  et  un  nouvel  errata  de  37  cor- 
rections, dont  quelques-unes  très  intéressantes. 
(Lettres  des  29  octobre  et  3  novembre  1817,  Cor- 
respondance^  tome  II,  pages  35  et  38.)  L'errata 
fut  sans  doute  confectionné  par  Mareste.  Il  est 
encore  des  plus  incomplets,  et  contient  lui-même 
une  ou  deux  fautes  nouvelles.  Il  est  suivi  d'une  note 
de  Stendhal  ainsi  conçue  : 

«  L'auteur,  se  promenant  par  hasard  dans  Albe- 
«  marle-Street,  a  vu  chez  Murray  la  traduction  de 
«  son  livre.  Il  doit  des  remerciements  au  traducteur, 
«  dont  il  ignore  jusqu'au  nom.  Le  style  anglais 
«  paraît  simple  et  clair  ;  malheureusement,  il  y  a 
tt  une  trentaine  de  contre-sens,  et  ils  se  rencontrent 
«  dans  les  points  les  plus  délicats  de  l'analyse. 

«  C'est  avec  le  plus  vif  plaisir  que  l'auteur  a  lu 
«  les  excellentes  notes  signées  de  la  lettre  G  ^.  Il 
«  eût  cédé  à  la  tentation  de  les  traduire,  s'il  n'eût 
«  craint  de  donner  un  aspect  trop  savant  à  son 
a  ouvrage.  Il  est  parfaitement  d'accord  avec  M.  G. 
«  sur  Beethoifen.  En  1808,  il  n'avait  pas  entendu  un 

1.  Gardiner  (William),  auteur  des  Sacred  Mélodies, 


AVANT-PROPOS  LXIII 

«  assez  grand  nombre  d'ouvrages  de  ce  compositeur; 
«  En  revanche,  Ton  n'estime  pas  assez  en  Angle- 
(t  terre  le  charmant  Rossini.  On  n'y  sent  pas  que 
c  le  beau  idéal  varie  avec  le  climat.  » 

En  somme,  le  fait  marquant  de  ce  qu'on  a  appelé 
parfois,  en  termes  impropres,  V édition  de  1817, 
c'est,  en  dehors  de  l' errata,  l'absence  de  nom  d'au- 
teur. Faut-il  voir,  dans  cette  suppression  de  nom, 
une  demi-satisfaction  donnée  à  Carpani  ? 

Au  reste,  le  livre  ne  se  vendit  pas  plus  cpi'en  1815. 
Un  compte  de  Didot,  publié  dans  Comment  a  9écu 
Stendhal^  nous  apprend  qu'à  la  date  du  1®'  août 
1824,  sur  les  1.000  exemplaires  tirés  en  1814,  il  en 
restait  en  magasin  584  ;  Stendhal  en  avait  distribué 
189  ;  les  libraires  dépositaires  en  conservaient  100  : 
on  en  avait  donc  vendu  127  en  dix  ans  ! 


* 


Nous  passons  rapidement  sur  le  troisième  lance- 
ment de  1831  (ce  sont  toujours  les  exemplaires 
de  1814,  avec  le  titre  de  1817,  mais  cette  fois  avec 
le  nom  de  Stendhal),  et  nous  arrivons  à  la  deuxième 
édition  de  1854  ;  le  volume  de  la  Vie  de  Haydn  fait 
partie  de  l'édition  des  œuvres  complètes  entreprise 
par  Michel  Lévy,  sous  la  direction  de  Romain  Co- 
lomb, avec  la  collaboration  de  Mérimée.  La  Biblio- 
graphie de  la  France  du  samedi  1^'  juillet  1854 
1  annonce    ainsi  :   a   N^  3790.    Vies  de  Haydn,  de 


LXIV  AVANT-PROPOS 

Mozart  et  de  Mélaslasej  par  de  Stendhal  (Henry 
Beyle).  NouifeUe  édition,  entièrement  revue  ;  in- 18 
anglais  de  9  feuilles  3/9  (tiré  à  1.600  exemplaires). 
Imprimerie  de  Raçon,  à  Paris.  A  Paris,  chez  Michel 
Lévy  frères.  Prix  :  3  francs.  »  De  nombreux  tirages 
ont  été  effectués  depuis  cette  époque  à  la  même 
librairie  ;  c'est  l'édition  courante  aujourd'hui,  les 
exemplaires  de  1814,  1817  et  1831  devenant  rares 
et  chers. 

Bien  que  le  titre  annonce  une  a  édition  nouvelle, 
entièrement  repue  »,  l'éditeur  de  1854  s'est  contenté 
de  réimprimer  le  texte  incorrect  de  1814  en  l'agré- 
mentant de  fautes  nouvelles  ;  il  paraît  avoir  ignoré 
l'errata  de  1817,  dont  il  ne  s'est  pas  servi.  Le  texte 
fourmille  d'erreurs  ;  la  plupart  des  citations,  des 
noms  d'opéras  sont  défigurés  ;  la  ponctuation  est 
souvent  défectueuse.  L'édition  de  1854  ne  fait 
honneur  ni  à  l'éditeur  ni  au  libraire  ;  nous  aurons 
malheureusement  à  faire  cette  remarque  à  propos 
de  bien  d'autres  ouvrages  de  Stendhal  publiés  dans 
la  même  collection. 


En  résumé,  les  deux  seules  éditions  de  la  Vie  de 
Haydn,  celle  de  1814  et  celle  de  1854,  sont  des  plus 
incorrectes.  Nous  avons  dû,  pour  établir  le  texte  de 
la  présente  édition,  procéder  à  un  travail  de  révi- 
sion minutieux  ;  nous  avons  utilisé,  pour  la  première 


AVANT-PROPOS  LXV 

{ois,  Terrata  de  1817,  en  le  complétant  ;  nous  rele- 
vons, au  fur  et  à  mesure,  dans  nos  notes,  les  diverses 
variantes  de  1814  et  de  1854,  ainsi  que  les  corrections 
de  1817.  Nous  n'avons  fait  qu'une  conjecture^  mais 
qui  nous  a  paru  nécessaire  ;  c'est  à  la  page  60  : 
deux  ans  au  lieu  de  deux  jours.  Nous  avons  revu 
avec  soin  les  citations  italiennes  ou  anglaises,  les 
noms  italiens  d'opéras,  de  chanteurs,  de  composi- 
teurs, de  peintres.  La  ponctuation  a  été  vérifiée  ; 
quant  à  l'orthographe,  nous  avons,  comme  l'éditeur 
de  1854,  adopté  l'orthographe  moderne  (habitants 
au  lieu  de  hahitans  ;  rythme  au  lieu  de  rhythme  ;  très 
simple  au  lieu  de  très-simple^  etc.)  ;  enfin  nous  pré- 
venons une  fois  pour  toutes  que  nous  avons,  dans 
tout  le  cours  du  volume,  considéré  comme  aspirée 
la  première  lettre  du  mot  Haydn  [ce  'Haydn  au  lieu 
de  cet  Haydn,  de  Haydn  au  lieu  de  d^ Haydn)  y  alors 
que  l'édition  de  1854  imprime  tantôt  de  Haydn, 
tantôt  d^Haydn,  Bref,  nous  n'avons  rien  négligé 
pour  donner  aux  Stendhaliens,  pour  la  première 
fois,  un  texte  aussi  correct  que  possible  du  premier 
ouvrage  imprimé  de  Henry  Beyle. 

Les  notes  de  Stendhal,  marquées  par  des  chiffres, 
ont  été  imprimées  au  bas  des  pages,  selon  l'usage  ; 
nos  notes,  marquées  par  le  signe  *,  ont  été  rejetées 
à  la  fin  du  volume. 

Stendhal  a  donné  lui-même  en  note  les  dates, 
parfois  inexactes,  de  quelques  opéras,  de  quelques 
onusiciens.  Il  nous  a  paru  inutile  de  surcharger  le 

HAYOIf«*  E. 


LXVI  AVANT-PROPOS 

présent  volume  en  donnant  les  mêmes  renseigne- 
ments pour  la  foule  d'opéras,  de  compositeurs,  de 
chanteurs,  de  peintres  cités  dans  la  Vie  de  Haydn, 
Qu'apprendrait  de  plus  au  lecteur  cette  érudition 
trop  facile  ?  Ceux  que  ces  questions  intéressent 
pourront  consulter  les  dictionnaires  spéciaux.  Nous 
avons  préféré  indiquer  en  note  les  observations,  les 
rapprochements  les  plus  curieux  auxquels  peuvent 
donner  lieu  les  idées  de  Stendhal  sur  les  beaux- 
arts,  la  littérature  ou  les  mœurs,  idées  qu'il  a  déve- 
loppées plus  tard  dans  ses  autres  ouvrages,  mais  qui 
sont  déjà  presque  toutes  en  germe  dans  la  Vie  de 
Haydn. 


* 


Le  premier  ouvrage  de  Stendhal  se  compose  de 
vingt-deux  lettres  sur  Haydn,  deux  lettres  sur 
Mozart  (avec  une  vie  de  Mozart,  en  sept  chapitres, 
annexée  à  la  première  lettre),  deux  lettres  sur 
Métastase,  et  une  lettre  sur  l'état  actuel  de  la 
musique  en   France  et  en  Italie.    . 

On  sait  que  Stendhal  a  puisé  les  éléments  biogra» 
phiques  et  historiques  des  Lettres  sur  Haydn  dans 
un  ouvrage  italien  de  Carpani,  intitulé  :  Le  Haydine^ 
ovvero  Lettere  sulla  cita  e  le  opère  del  célèbre  maestro 
Giuseppe  Haydn  (1  vol.  in-8°  de  viii-298  pages,  avec 
figures  et  portrait  de  Haydn,  Milan,  chez  Bucinelli, 
1812  ;  —  2^  édition  :  1  vol.  in-8o  de  xii-307  pages. 


AVANT-PROPOS  LXVII 

avec  portrait  au  trait  de  Haydn,  Padoue,  imprimerie 
de  la  Minerve,  1823  ;  —  traduction  française  de 
D.  Mondo,  1  vol.  in-8®  de  362  pages,  Paris,  chez 
Schwartz  et  Gagnot,  1837,  sous  le  titre  de  :  Haydn^ 
sa  i^ie,  ses  ombrages,  ses  voyages  et  ses  aventures,) 

Joseph  Carpani  (1752-1825)  était  Tauteur  du 
livret  de  la  Camilla,  opéra  de  Paër,  dont  parle 
souvent  Stendhal,  et  de  la  traduction  italienne  du 
poème  de  la  Création  de  Haydn.  Il  avait  été,  à 
Vienne,  en  relations  directes  avec  l'illustre  maestro, 
et  ses  Haydine,  parues  trois  ans  après  la  mort  de 
Haydn,  pleines  d'anecdotes,  de  conversations  et 
d'érudition,  constituaient  un  ouvrage  des  plus  inté- 
ressants pour  l'époque,  malgré  l'emphase  et  le  pédan- 
tisme  de  bien  des  pages.  Il  est  inutile,  pour  essayer 
de  justifier  Stendhal  de  l'accusation  de  plagiat,  de 
déprécier  injustement  Carpani^.  Stendhal,  que  son 
séjour  à  Milan  en  1813  avait  mis  à  même  de  con- 
naître les  Haydine^  utilisa  largement  les  matériaux 
des  dix-sept  lettres  de  Carpani,  notanmient  les 
anecdotes,  qu'il  mit  en  valeur  et  dont  il  tira  des 
conclusions,  et  les  parties  historiques  qu'il  condensa 

1.  Encore  moins  est-il  nécessaire  d'insinuer,  comme  l'a 
fait  un  article  du  Temps,  du  13  octobre  1909,  sans  preuves 
à  l'appui,  que  Carpani  faisait  partie  de  la  police.  La  corres- 
pondance inédite  de  Carpani  et  d'Acerbi,  qui  existe  à  la 
Bibliothèque  de  Mantoue  et  que  M.  Ferrarini  a  bien  voulu 
dépouiller  pour  nous,  ne  fournit  aucune  indication  dans  ce 
sens  ;  bien  au  contraire,  elle  nous  le  représente  uniquement 
conune  un  brave  homme  de  librettiste  et  de  musicographe» 
qui  n'avait  qu'un  défaut  :  il  souffrait  de  l'estomac. 


LXVIII  AVANT-PROPOS 

en  raccourcis  élégants.  Les  Lettres  sur  Haydn  sont 
sûrement  moins  précises,  en  maint  endroit,  que  les 
Haydine,  mais  elles  conviennent  mieux  aux  gens 
du  monde,  et  du  monde  français,  auxquels  elles 
étaient  destinées. 

Le  tort  de  Stendhal  (mais  il  avait  pour  lui  l'illustre 
exemple  de  Chateaubriand)  fut  de  ne  pas  citer 
expressément,  au  moins  une  fois,  l'ouvrage  italien 
où  il  avait  puisé  des  renseignements  aussi  abondants, 
et  même  le  germe  de  certaines  de  ses  idées  artis- 
tiques et  esthétiques.  Son  silence,  plein  de  désin- 
volture, est  d'autant  plus  piquant  que  la  1'®  édition 
des  Haydine  contient,  en  tête,  une  note  indiquant 
que  ((  l'ouvrage  est  placé  sous  la  protection  des 
lois  ».  Vaine  précaution  à  une  époque  où  la  pro- 
priété littéraire  n'était  pas  encore  protégée.  L'affaire 
Carpani-Bombet  se  dénouerait  aujourd'hui  devant 
un  tribunal  ^  ;  en  1815,  les  protestations  de  Carpani 
se  perdirent  dans  le  ridicule.  Au  reste,  le  livre  de 
Bombet  étant  surtout  un  dithyrambe  en  l'honneur 
de  l'ItaUe  et  de  la  musique  italienne,  les  compa- 
triotes de  Carpani  qui  auraient  eu  la  curiosité  de 
se  reportera  Bombet  n'auraient  pu  qu'être  extrême- 


1.  Et  il  n'est  pas  sûr  que  Bombet  serait  condamné  à  autre 
chose  qu'à  insérer  dans  sa  brochure  une  note  indiquant  que 
certaines  parties  de  la  Vie  de  Haydn  sont  imitées  ou  tra- 
duites de  Carpani.  L'avocat  de  Bombet  ne  manquerait  pas 
de  faire  ressortir  que  son  client  n'est  pas  un  professionnel^ 
mais  un  amateur  imprimant  à  ses  frais. 


AVANT-PROPOS  I.XIX 

ment  flattés  :  leur  sympathie  était  acquise  d'avance 
au  futur  Milanese. 

Au  total,  une  bonne  moitié  des  Lettres  sur 
Haydn  est  tirée  des  Haydine.  Nous  avons  noté 
scrupuleusement  les  emprunts  faits  à  Carpani.  Les 
lecteurs  pourront  ainsi  se  rendre  compte,  pour  la 
première  fois,  de  ce  qui  appartient  à  chacun  des 
deux  auteurs,  et  apprécier  le  jugement  sommaire 
de  Fétis  qui,  dans  sa  Biographie  universelle  des 
musiciens f  traite  Stendhal  àHmpudenl  plagiaire  ; 
il  est  vrai  que,  dans  sa  première  édition,  il  l'appelait 
également  :  Louis-Alexandre-César  Beyle,  prénoms 
auxquels  M.  P.  Colomb  de  Batines,  dans  son  Cala'' 
hgue  des  Dauphinois  dignes  de  mémoire  ^,  ajoutait 
celui,  plus  glorieux  encore,  d'Arthur. 

Nous  avons  réuni,  en  appendice,  le  dossier  com- 
plet de  la  polémique  Carpani-Bombet,  qui  dura  de 
1815  à  1824  ;  nous  donnons  une  traduction  intégrale 
et  inédite  des  fameuses  lettres  du  GiornaledelV  iia* 
liana  letieratura  de  Padoue,  lettres  qu'on  ne  connaît 
guère  en  France  que  par  l'analyse  sommaire  qu'en 
a  faite  M.  Chuquet  dans  son  livre  sur  Stendhal, 
pages  240-242  ;  nous  y  joignons  la  série  des  lettres 
et  entrefilets  parus  dans  le  Constitutionnel^  dont 
quelques-uns  n'avaient  pas  encore  été  réimprimés, 
—  un  curieux  document  tiré  d'une  liasse  de  lettres 
inédites  de    Carpani  conservées  à  la   Bibliothèque 

1.  Une  brochure  in-8<*  de  92  pages,  Grenoble,  Prudhomme, 
1840.  Page  26,  au  mot  :  BeyU. 


LXX  AVANT-PROPOS 

municipale  de  Mantoue,  et  que,  grâce  à  l'intermè* 
diaire  de  M.  Carlo  Frati,  archiviste  de  la  biblio- 
thèque Saint-Marcy  à  Venise,  M.  le  D^  Cesare  Fcr- 
rarini  a  bien  voulu  copier  à  notre  intention,  — 
enfin  la  Décktration  de  Carpani  de  1824,  dernier  épi* 
sodé  de  la  polémique. 

Ce  que  l'on  ne  manquera  pas  de  remarquer, 
après  avoir  lu  cette  déclaration,  c'est  que  Carpani, 
de  1816  à  1824,  ne  releva  pas  le  défi  des  trente 
pages  que  lui  portait  H.  C.  G.  Bombet  dans  la 
lettre  de  Rouen.  Quoi  qu'il  en  ait  dit,  c'était  à  lui 
de  le  faire ,  et  il  est  regrettable  qu'il  ne  l'ait  pas 
fait,  car  le  public  aurait  su,  dès  cette  époque,  à 
quoi  s'en  tenir  exactement  sur  le  plagiat  de 
Bombet. 

Comme  les  lettres  de  1815,  la  déclaration  de  1824 
fit  long  feu.  Â  moins  d'un  an  de  là,  quelque  temps 
après  la  publication  de  la  deuxième  partie  de  Racine 
et  Shakspeare,  un  mardi  matin  du  printemps  de 
1825  ^,  M"'*  Ancelot  reçut  de  Henry  Beyle  un  exem- 
plaire de  1814  des  Lettres  sur  Haydn  signées  César 
Bombet.  C'est  sous  ce  nom  que  Beyle  se  présenta, 
le  soir,  plus  joufflu  qu'à  l'ordinaire,  dans  le  salon 
de  M™®  Ancelot  :  il  se  donna  pour  un  marchand  de 
bonnets  de  coton,  et  divertit  l'assemblée,  pendant 
une  grande  demi-heure,  par  un  feu  roulant  de  plai- 
santeries,   décochant,    à    propos    de    bonnets,    des 

1.   Il  est  vrai  que  Carpani  était  mort. 


AVANT-PROPOS  LXXI 

«pîgrammes  mordantes  sur  les  livres,  les  tableaux» 
les  opéras  à  la  mode,  toutes  frappées  au  coin  de  son 
inimitable  esprit.  M.  Ancelot  fut  obligé  de  se  sauver 
dans  une  pièce  a  côté  pour  rire  à  son  aise  de  l'effai^- 
ment  de  ceux  de  ses  invités  —  et  c'étaient  les  plus 
nombreux  —  qui  ne  connaissaient  pas  encore  cette 
originale  figure  ^ 


* 


Des  deux  lettres  qui  composent  la  Vie  de  Mozart^ 
la  deuxième  appartient  tout  entière  à  Stendhal. 
La  première,  qui  a  six  lignes,  est  suivie  de  la  Vie 
proprement  dite  en  sept  chapitres,  traduite,  annonce 
Stendhal  lui-même,  de  l'allemand  par  M.  Schlichte- 
groU  (il  aurait  été  plus  exact  d'imprimer  :  de 
l'allemand  Schlichtegroll). 

Même  corrigée  ainsi,  la  déclaration  de  Stendhal 
est  encore  fantaisiste.  L'allemand  Schlichtegroll 
•avait  bien  publié  à  Gotha,  en  1793,  dans  sa  Nécro' 
iogie  (2®  année,  tome  II,  pp.  82-112)  un  article  sur 
Mozart  ^.  Mais,  quoi  qu'en  ait  dit  M.  Anders,  de  la 
fiibUothèque  Impériale,  dans  la  note  publiée  par 
Sainte-Beuve  (Causeries  du  Lundis  tome  IX),  ce 
n'est  nullement  cet  article  qu'a  traduit  Stendhal  ; 


1.  Le  Saion  du  baron  Gérard,  par   yU"^^  Ancelot   (Musée 
da  FamiUes,  avril  1857). 

2.  Publié  peu  après  en  tirage  à  part    ( Mozart' e  Lehen^ 
Crœlz,  1794). 


LXXII  WANT-PROPOS 

il  ne  Va  même  vraisemblablement  jamais  eu  entre 
les  mains. 

Stendhal  s'est  purement  et  simplement  appro- 
prié une  Notice  biographique  sur  Jean-Chrysostome- 
Wûlfang-Théophile  Mozart  de  C.  WinckJer  (1  bro- 
chure de  48  pages  in-S",  à  Paris,  chez  Fuchs,  rue 
des  Matfaurins,  1801)  '.  Winckler  prévient  le  lec- 
teur, à  la  première  page,  que  «  dans  la  rédaction  de 
cette  notice,  îl  s'est  servi  surtout  de  celle  que 
M.  Schlichtegroll  a  insérée  dans  son  excellent 
Nécrologe.  r>  Stendhal  a  reproduit,  à  quelques  mots 
près,  le  texte  de  Winckler,  non  divisé  en  chapitres, 
mais  qui  commence  exactement  à  la  première  ligne 
du  chapitre  I^'  de  la  Vie  de  Mozart  de  Stendhal, 
et  qui  finit,  non  moins  exactement,  à  la  dernière 
ligne  du  chapitre  VII.  Stendhal  a  ajouté  seulement 
au  chapitre  P'  toute  l'histoire  du  Miserere,  par-ci 
par-là  quelques  phrases,  au  chapitre  IV  l'anecdote 
du  vieil  accordeur  de  clavecin,  au  chapitre  VI  le 
dernier  paragraphe.  L'anecdote  de  l'accordeur  est 
tirée  d'une  petite  brochure,  contenant  32  Anecdote» 
sur  W.  C.  Mozart,  traduites  de  Rochlitz  par  Ch.  Fr. 
Cramer,  et  publiée  en  1801  (in-8°  de  68  pages,  chez 


1.  Cetta  notice  avait  paru  d'abord  dans  lo  Magasin 
Encyclopédique,  ou  Journal  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts, 
(VU»  anncp,  tome  III,  1801,  pagct  29-72)  do  A.  L.  MiUio, 
<  membre  de  tant  d'académies  i,  comme  Stendhal  diiait 
en  1817.  Le  nom  do  Hillin,  dans  le  Magasin  Encyclopédique, 
est  suivi  do  douze  lignes  de  titres. 


AVANT-PROPOS  LXXIII 

Cramer,  rue  des  Bons  Enfants,  n^  12).  Un  certain 
nombre  d'anecdotes  de  Winckler  se  retrouvent  dans 
cette  dernière  brochure,  mais  racontées  en  d'autres 
termes. 

On  voit  combien  il  est  inexact  de  répéter  après 
M.  Anders,  —  comme  l'ont  fait,  depuis  1854,  tous 
les  critiques  qui  se  sont  occupés  de  cette  question, 
notamment  MM.  Chuquet,  Stryienski,  Lumbroso, 
Brenet,  Roustan  ^,  etc.,  —  que  les  quatre  premiers 
chapitres  de  la  Vie  de  Mozart  contiennent  des 
détails  pris  dans  Schlichtegroll,  et  que  les  trois 
derniers  sont  tirés  de  la  brochure  de  Cramer.  La 
vérité  est  que  toute  la  Vie  de  Mozart  est  la  repro- 
duction d'une  notice  de  Winckler,  à  l'exception 
d'une  anecdote  prise  dans  Cramer. 


Quant  à  la  dernière  partie,  Lettres  sur  Métastase 
et  Considérations  sur  Vétat  présent  de  la  musique 


1.  Et  même  l'érudit  critique  allemand  M.  Richard  Kûh- 
nau,  qui,  dans  une  thèse  remarquable  de  doctorat  (QuéUen' 
Uniersuchungen  zu  Stendhal-Beyle'a  Jugendwerken  ;  une  bro- 
chure in-8^  de  91  pages,  Marburg,  1908),  a  dépouillé,  avec 
une  patience  digne  d'éloges,  les  lettres  de  Carpani  et  la 
notice  de  SchlichtegroU,  et  a  dressé  une  liste  complète  des 
emprunts  et  des  imitations  de  Bombet  ;  c'est  la  première 
lois  que  le  travail  était  fait.  Chose  singulière,  M.  Kûhnau, 
<iui  était  renseigné  à  fond  sur  la  question,  n'en  estime  pas 
moins  que  Bombet  a  fait  œuvre  originale  en  6%  servant  des 
matériaux,  et  même  de  quelques  idées,  de  Carpani. 


LXXIV  AVANT-PROPOS 

en  France  et  en  Italie,  elle  appartient  à  Stendhal  ; 
il  y  examine  en  détail  la  structure  d'un  lii^ret 
d'opéra  italien,  avec,  à  l'appui,  un  long  extrait 
de  VOlympiade,  case,  en  passant,  la  délicieuse  Can- 
zonetta  a  Nice,  qui  charmait  déjà  J.-J.  Rousseau, 
annonce  aux  Français  l'apparition  de  l'astre  nou- 
veau qui  devait  briller  d'un  si  vif  éclat  dans  le 
monde  musical,  l'immortel  Rossini,  et  termine  le 
tout  par  une  dédicace  ^  émue  à  Madame  Doligny,  où 
il  y  a  un  peu  de  mélancolie  et  un  peu  de  bravade  : 
ce  sont  les  paroles  d'adieu  d'un  homme  qui,  se 
croyant  sûr  d'un  héritage  prochain,  a  résolu  de 
rompre  à  tout  jamais  avec  des  occupations  qui,  au 
fond,  lui  pesaient,  et  de  ne  plus  vivre  désormais 
qu'en  dilettante,  épris  de  musique,  de  peinture,  de 
littérature  et  d'amour.  Nous  ne  croyons  pas  trop 
nous  écarter  de  la  vérité  stendhalienne,  en  affir- 
mant que  Stendhal  eût  donné,  pour  ce  charmant 
petit  morceau,  tout  le  reste  du  livre. 


*  * 


Nous  joignons  au  présent  volume  cinq  planches 
hors  texte  : 

1^   Un  fac-similé  du  titre  de  l'édition  originale  de 
1814  signée  Bombet  ; 


1.  Datée  d'ailleurs  de  Londres,  où  Stendhal  n  était  pas 
encore  allé  en  1814. 


AVANT-PROPOS  LXXV 

TiP  Un  fac-similé  du  nouveau  titre  imprimé  en 
1817  sans  nom  d'auteur  ; 

3^  Un  fac-similé  du  titre  de  la  traduction  anglaise 
de  1817  ; 

4<>  Le  portrait  de  Mozart,  tiré  du  tome  II  de 
l'édition  originale  de  la  Vie  de  Rossini  (Paris,  1824)  ; 

5^  Le  canon  que  Haydn  composa  pour  l'univer- 
sité d'Oxford,  et  que  nous  empruntons  à  la  traduc- 
tion anglaise  de  1817. 

Daniel  Muller. 


VIES 

DE   HAYDN 

DE 

MOZART  ET   DE   MÉTASTASE 


■AYDN. 


PRÉFACE 


DE    L'ÉDITION    DE    1814 


J'étais  à  Vienne  en  1808.  J'écrivis  a  un  ami  quel- 
ques lettres  sur  le  célèbre  compositeur  Haydn,  dont 
an  hasard  heureux  m'avait  procuré  la  connaissance 
quelques  années  auparavant.  De  retour  à  Paris,  je 
trouve  que  mes  lettres  ont  eu  un  petit  succès  ; 
qu'on  a  piis  la  peine  d'en  faire  des  copies.  Je  suis 
tenté  de  devenir  aussi  un  auteur,  et  de  me  voir 
imprimer  tout  vif.  J'ajoute  donc  quelques  éclaircis- 
sements, j'efface  quelques  répétitions,  et  je  me 
présente  aux  amis  de  la  musique,  sous  la  forme  d'un 
petit  in-8^. 

NOTE   AJOUTÉE    EN    1817. 

Lorsque  l'auteur  se  détermina,  en  1814,  à  relire 
sa  correspondance,  et  à  en  faire  une  brochure,  il 


cherchait  quelques  distractions  à  des  chagrins  très 
graves,  et  ne  prit  pas  la  précaution  d'écrire  à  Paris 
pour  avoir  du  succès.  Ainsi  aucun  journal  n'annonça 
ce  petit  ouvrage  ;  mais  en  Angleterre  il  a  eu  les 
honneurs  d'une  traduction \  et  les  revues  les  plus 
estimées  ont  bien  voulu  discuter  les  idées  de 
l'auteur.  Voici  sa  réponse. 

J'ai  cherché  à  analyser  le  sentiment  que  nous 
avons  en  France  pour  la  musique.  Une  première 
difficulté,  c'est  que  les  sensations  que  nous  devons  à 
cet  art  enchanteur  sont  extrêmement  difficiles  à 
rappeler  par  des  paroles.  Je  me  suis  aperçu  que, 
pour  donner  quelque  agrément  à  l'analyse  philoso- 
phique que  j'avais  entreprise,  il  fallait  écrire  les 
vies  de  Haydn,  de  Mozart  et  de  Métastase.  Haydn 
m'offrait  tous  les  genres  de  musique  instrumentale  ; 
Mozart,  sans  cesse  comparé  à  son  illustre  rival 
Cimarosa,  donnait  les  deux  genres  de  musique  dra- 
matique  ;  celle  où  la  voix  est  tout,  et  celle  où  la  voix 
ne  fait  presque  que  nommer  les  sentiments  que  les 
instruments  réveillent  avec  une  si  étonnante  puis- 
sance. La  vie  de  Métastase  amenait  naturellement 
l'examen  de  ce  que  doivent  être  les  poèmes  destinés 
à  conduire  l'imagination,  cette  folle  de  la  maison, 
dans  les  contrées  romantiques  que  la  musique  rend 
visibles  aux  Ames  qu'elle  entraîne. 

Il  me  semble  que  la  première  loi  que  le  dix-neu- 

1.  Ches  Murray,  1817  ;  496  pages,  avec  dci  notes  savaDtci. 


PREFACE  5 

vième  siècle  impose  à  ceux  qui  se  mêlent  d'écrire, 
c'est  la  clarté.  Une  autre  considération  m'en  faisait 
un  devoir. 

Nous  parlons  beaucoup  musique  en  France,  et 
nen  dans  notre  éducation  ne  nous  prépare  à  en  juger. 
Car  c'est  une  chose  reconnue  que,  plus  un  homme 
est  fort  sur  un  instrument,  moins  il  sent  les  effets 
du  charme  qu'il  fait  naître.  Son  âme  est  ailleurs, 
et  il  n'admire  que  le  difficile.  J'ai  pensé  que  les 
jeunes  femmes  qui  entrent  dans  le  monde  trouve- 
raient avec  plaisir,  en  un  seul  volume,  tout  ce  qu'il 
faut  savoir  sur  cet  objet. 

Dans  l'analyse  de  sentiments  aussi  délicats,  l'es- 
sentiel est  de  ne  rien  outrer.  Ceci  me  convenait  par- 
faitement ;  le  talent  de  l'éloquence,  que  je  n'avais 
point,  eût  été  déplacé  dans  un  tel  ouvrage. 


Ile  de  Wight,  le  16  septembre  1817. 


BAYDN. 


1. 


VIES 

DE  HAYDN, 


DE 


MOZART  ET  DE  METASTASE 


Tbe  présent  work  is  presnmed  to 

contain  more  matical  information, 

-  in  a  popnlar  form,  than  is  to  be 

met  with  in  any  other  book  of   a 

size  eqnallj  moderate. 

PaÉFACB  de  la  Tradaction  anglaise. 


PARIS, 

DE  l'imprimerie  DE  P.  DIDOT,  L*AtNÉ, 


mpRiMEua  DD  aoL 


1817. 

Fac-similé  du  titre  de  1817. 


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I.».     !S1 


LETTRES 


SUR 

LE     CELEBRE    COMPOSITEUR 


•      • 


HAYDN 


LETTRE    PREMIÈRE 


A    M.    LOUIS    DE    LECH**, 


Vienne,  le  5  avril  1808. 
Mon  ami  *, 

Ce  Haydn  que  vous  aimez  tant,  cet  hpmme  rare 
dont  le  nom  jette  un  si  grand  éclat  dans  le  temple 
de  l'harmonie,  vit  encore,  mais  l'artiste  n'est  plus. 

  l'extrémité  d'un  des  faubourgs  de  Vienne,  du 
côté  du  parc  impérial  de  Schœnbrunn,  on  trouve, 
près  de  la  barrière  de  Maria- Hilff,  une  petite  rue 
non  pavée,  et  où  l'on  passe  si  peu  qu'elle  est  couverte 
d'herbe.  Vers  le  miUeu  de  cette  rue,  s'élève  une 
humble  petite  maison,  toujours  environnée  par  le 
silence  :  c'est  là,  et  non  pas  dans  le  palais  Esterhazy, 
comme  vous  le  croyez,  et  en  effet  comme  il  le  pour- 
rait s'il  le  voulait,  qu'habite  le  père  de  la  musique 


10  STENDHAL 

instrumentale,  un  des  hommes  de  génie  de  ce  dix* 
huitième  siècle,  qui  fut  Tâge  d'or  de  la  musique. 

Cimarosa,  Haydn  et  Mozart  viennent  seulement 
de  quitter  la  scène  du  monde.  On  joue  encore  leurs- 
ouvrages  immortels  ;  mais  bientôt  on  les  écartera  : 
d'autres  musiciens  seront  à  la  mode,  et  nous  tombe* 
rons  tout  à  fait  dans  les  ténèbres  de  la  médiocrité» 
Ces  idées  remplissent  toujours  mon  âme  quand 
j'approche  de  la  demeure  tranquille  où  Haydn- re« 
pose.  On  frappe,  une  bonne  petite  vieille,  son  an- 
cienne gouvernante,  vous  ouvre  d'un  air  riant  ;  vous- 
montez  un  petit  escalier  de  bois,  et  vous  trouvez, 
au  milieu  de  la  seconde  chambre  d'un  appartement 
très  simple,  un  vieillard  tranquille,  assis  devant  un 
bureau,  absorbé  dans  la  triste  pensée  que  la  vie  lui 
échappe,  et  tellement  nul  dans  tout  le  reste,  qu'il  a 
besoin  de  visites  pour  se  rappeler  ce  qu'il  a  été  autre- 
fois. Lorsqu'il  voit  entrer  quelqu'un,  un  doux  sou- 
rire parait  sur  ses  lèvres,  une  larme  mouille  ses  yeux, 
son  visage  se  ranime,  sa  voix  s'éclaircit,  il  reconnaît 
son  hôte,  et  lui  parle  de  ses  premières  années,  dont 
il  se  souvient  bien  mieux  que  des  dernières  :  vous^ 
croyez  que  l'artiste  existe  encore  ;  mais  bientôt  il 
retombe  à  vos  yeux  dans  son  état  habituel  de 
léthargie  et  de  tristesse. 

Ce  Haydn  tout  de  feu,  plein  de  fécondité,  si 
original,  qui,  assis  à  son  piano,  créait  des  merveilles 
musicales,  et,  en  peu  de  moments,  enflammait  tous 
les  cœurs,  transportait  toutes  les  âmes  au  milieu  de^ 


LETTRES  SUR  HAYDN  li 

sensations  délicieuses  ;  ce  Haydn  a  disparu  du 
inonde.  Le  papillon  dont  Platon  nous  parle  a  déployé 
vers  le  ciel  ses  ailes  brillantes,  et  n'a  laissé  ici-bas 
-que  la  larve  grossière  sous  laquelle  *  il  paraissait  à 
nos  yeux. 

Je  vais  de  temps  en  temps  visiter  ces  restes  chéris 
d'un  grand  homme,  remuer  ces  cendres  encore 
chaudes  du  feu  d'ÂpoUon  ;  et  si  je  parviens  à  y 
découvrir  quelque  étincelle  qui  ne  soit  pas  tout  à 
fait  éteinte,  je  sors  l'âme  pleine  d'émotion  et  de 
tristesse.  Voilà  donc  ce  qui  reste  d'un  des  plus  grands 
génies  qui  aient  existé  ! 

Muojono  le  cittày  muojono  i  regni... 

E  l'uom  d*  esser  mortale  par  che  si  sdegni  ^. 

Tasso,  c.  XV,  oit.  20. 

Voilà,  mon  cher  Louis,  tout  ce  que  je  puis  vous 
•dire  avec  vérité  de  l'homme  célèbre  dont  vous  me 
demandez  des  nouvelles  avec  tant  d'instances.  Mais 
à  vous  qui  aimez  la  musique  de  Haydn,  et  qui 
désirez  la  connaître,  je  puis  donner  bien  d'autres 
détails  que  ceux  qui  sont  relatifs  à  sa  personne.  Mon 
séjour  ici  et  la  société  que  j'y  vois  me  mettent  à 
même  de  vous  parler  au  long  de  ce  Haydn  dont  la 
musique  s'exécute  aujourd'hui  du  Mexique  à  Cal- 
-cutta,  de  Naples  à  Londres,  et  du  faubourg  de  Péra 
jusque  dans  les  salons  de  Paris  *. 

Vienne  est  une  ville  charmante.  Figurez-vous  une 
réunion  de  palais  et  de  maisons  très  propres,  habités 


12  STENDHAL 

par  les  plus  riches  propriétaires  d'une  des  grandes 
monarchies  de  F  Europe,  par  les  seuls  grands  sei- 
gneurs auxquels  on  puisse  encore  appliquer  ce  nom 
avec  quelque  justesse.  Cette  ville  de  Vienne,  propre- 
ment dite,  a  soixante-douze  mille  habitants,  et  des 
fortifications  qui  ne  sont  plus  que  des  promenades 
agréables  :  mais  heureusement,  pour  laisser  leur  effet 
aux  canons,  qui  n'y  sont  point,  on  a  réservé  tout 
autour  de  la  ville  un  espace  de  six  cents  toises  de 
large,  dans  lequel  il  a  été  défendu  de  bâtir.  Cet 
espace,  comme  vous  le  pensez  bien,  est  couvert  de 
gazon  et  d'allées  d'arbres  qui  se  croisent  en  tout 
sens.  Au  delà  de  cette  couronne  de  verdure  sont  les 
trente-deux  faubourgs  de  Vienne,  où  vivent  cent 
soixante-dix  mille  habitants  de  toutes  les  classes. 
Le  superbe  Danube  touche,  d'un  côté,  à  la  ville  du 
centre,  la  sépare  du  faubourg  de  Léopoldstadt,  et, 
dans  une  de  ses  îles,  se  trouve  ce  fameux  PrcUer, 
la  première  promenade  du  monde,  et  qui  est  aux 
Tuileries,  à  l'Hyde- Parle  de  Londres,  au  Prado  de 
Madrid,  ce  que  la  vue  de  la  baie  de  Naples,  prise  de 
la  maison  de  l'ermite  du  mont  Vésuve,  est  à  toutes 
les  vues  qu'on  nous  vante  ailleurs.  L'île  du  Prater, 
fertile  comme  toutes  les  îles  des  grands  fleuves,  est 
couverte  d'arbres  superbes,  et  qui  semblent  plus 
grands  là  qu'ailleurs.  Cette  île,  qui  présente  de  toutes 
parts  la  nature  dans  toute  sa  majesté,  réunit  les 
allées  de  marronniers  alignées  par  la  magnificence, 
aux  aspects  sauvages  des  forêts  les  plus  solitaires. 


LETTRES  SUR  HAYDN  13 

Cent  chemins  tortueux  la  traversent  ;  et  quand  on 
arrive  aux  bords  de  ce  superbe  Danube,  qu'on  trouve 
tout  à  coup  sous  ses  pas,  la  vue  est  encore  charmée 
par  le  Léopoldsberg,  le  Kalemberg,  et  d'autres 
coteaux  pittoresques  qu'on  aperçoit  au  delà.  Ce 
jardin  de  Vienne,  qui  n'est  gâté  par  l'aspect  des 
travaux  d'aucune  industrie  cherchant  péniblement 
à  gagner  de  l'argent,  et  où  quelques  prairies  seule- 
ment interrompent  de  temps  en  temps  la  forêt,  a 
deux  lieues  de  long  sur  une  et  demie  de  large.  Je  ne 
sais  si  c'est  une  idée  singulière,  mais  pour  moi  ce 
superbe  Prater  a  toujours  été  une  image  sensible 
du  génie  de  Haydn. 

Dans  cette  Vienne  du  centre,  séjour  d'hiver  des 
Esterhazy,  des  PaUy,  des  Trautmannsdorf,  et  de 
tant  de  grands  seigneurs  environnés  d'une  pompe 
presque  royale,  l'esprit  n'a  point  le  développement 
brillant  que  l'on  trouvait  dans  les  salons  de  Paris 
avant  notre  maussade  révolution.  La  raison  n'y  a 
point  élevé  ses  autels  comme  à  Londres  ;  une  cer- 
taine réserve,  qui  fait  partie  de  la  politique  savante 
de  la  maison  d'Autriche,  a  porté  les  peuples  vers  dos 
plaisirs  plus  physiques,  et  moins  embarrassants 
pour  ceux  qui  gouvernent. 

Cette  maison  a  eu  des  rapports  fréquents  avec 
ritalie,  dont  elle  possède  une  partie  ;  plusieurs  de 
ses  princes  y  sont  nés.  Toute  la  noblesse  de  Lom- 
bardie  se  rend  à  Vienne  pour  solliciter  de  l'emploi, 
et  la  douce  musique  est  devenue  la  passion  domi- 


14  STENDHAL 

nante  des  Viennois.  Métastase  a  vécu  cinquante  ans 
parmi  eux  ^  ;  c'est  pour  eux  qu'il  composa  ces 
opéras  charmants  que  nos  petits  littérateurs  à  la  < 
Laharpe  prennent  pour  des  tragédies  imparfaites. 
Les  femmes  ici  ont  de  l'attrait  ;  un  teint  superbe 
sert  de  parure  à  des  formes  élégantes  :  l'air  plein 
de  naturel  et  quelquefois  un  peu  languissant  et  un 
peu  ennuyeux  des  Allemandes  du  nord,  est  mélangé 
ici  d'un  peu  de  coquetterie  et  d'uin  peu  d'adresse  : 
effet  de  la  présence  d'une  cour  nombreuse.  En  un 
mot,  à  Vienne,  comme  dans  l'ancienne  Venise,  la 
politique  et  les  raisonnements  à  perte  de  vue  sur 
les  améliorations  possibles  étant  défendus  aux 
esprits,  la  douce  volupté  s'est  emparée  de  tous  les 
cœurs.  Je  ne  sais  si  cet  intérêt  des  mœurs,  dont  on 
nous  ennuie  si  souvent,  y  trouve  son  compte  ;  mais 
ce  dont  vous  et  moi  sommes  sûrs,  c'est  que  rien  ne 
pouvait  être  plus  favorable  à  la  musique.  Cette 
enchanteresse  l'a  emporté  ici  même  sur  la  hauteur 
allemande  ;  les  plus  grands  seigneurs  de  la  monar* 
chie  se  sont  faits  directeurs  des  trois  théâtres  où 
l'on  chante  ;  ce  sont  eux  encore  qui  sont  à  la  tète  de 
la  Société  de  musique,  et  tel  d'entre  eux  dépense  fort 
bien  huit  ou  dix  mille  francs  par  an  pour  les  intérêts 
de  cet  art.  On  est  peut-être  plus  sensible  en  Italie  ; 
mais  il  faut  convenir  que  les  beaux-arts  sont  loin 


1.  Né  en  1698,  appelé  à  Vienne  en  1730,  il  y  vécut  jusqu'en 
1782. 


LETTRES  SUR  HAYDN  15 

d'y  recevoir  de  tels  encouragements.  Aussi  Haydn 
est  né  à  quelques  lieues  de  Vienne,  Mozart  un  peu 
plus  loin,  vers  les  montagnes  du  Tyrol,  et  c'est  à 
Prague  que  Cimarosa  a  composé  son  Matrimonio 
segreio. 


LETTRE  II 


Vienne,  le  15  avril  1808. 

Grâces  au  ciel,  mon  cher  Louis,  je  vis  beaucoup 
dans  ces  sociétés  de  musique  qui  sont  si  fréquentes 
ici.  C'est  la  réunion  des  choses  aimables  dont  je 
vous  parle  dans  ma  dernière  lettre,  qui  a  enfin  fixé 
à  Vienne  mon  sort  errant,  et  conduit  au  port 

Me  peregrino  errante,  e  fra  gli  acogli 
E  fra  V  onde  agitato  e  quasi  assorio  *, 

Tasso,  c.  I,  ott.  4. 

J'ai  de  bonnes  autorités  pour  tout  ce  que  je  puis 
vous  dire  sur  Haydn  :  je  tiens  son  histoire  d'abord 
de  lui-même,  et  ensuite  des  personnes  qui  ont  le 
plus  vécu  avec  lui  aux  diverses  époques  de  sa 
vie.  Je  vous  citerai  M.  le  baron  Van  Swieten,  le 

HAYDN.  2 


18  STENDHAL 

maestro  Frieberth,  le  maestro  PichI,  le  violoncelle 
Bertoja,  le  conseiller  Griesinger,  le  maestro  Weigl, 
M.  MartineZy  mademoiselle  de  Kurzbeck,  élève  d*un 
rare  talent  et  amie  de  Haydn,  et  enfin  le  copiste 
fidèle  de  sa  musique  *.  Vous  me  pardonnerez  les 
détails,  il  s'agit  d*un  de  ces  génies  qui,  par  le  déve- 
loppement de  leurs  facultés,  n'ont  fait  autre  chose 
au  monde  qu'augmenter  ses  plaisirs,  et  fournir  de 
nouvelles  distractions  à  ses  misères  ;  génies  vrai- 
ment sublimes,  et  auxquels  le  vulgaire  stupide 
préfère  les  hommes  qui  se  font  un  nom  en  faisant 
entre-battre  quelques  milliers  de  ces  tristes  badauds. 

Le  Parnasse  musical  comptait  déjà  un  grand  nom- 
bre de  compositeurs  célèbres,  quand,  dans  un 
village  de  TAutriche,  vint  au  monde  le  créateur  de 
la  symphonie.  Les  études  et  le  génie  des  prédéces- 
seurs de  Haydn  avaient  été  dirigés  vers  la  partie 
vocale,  qui,  dans  le  fait,  forme  la  base  des  plaisirs 
que  peut  nous  donner  la  musique  ;  ils  n'employaient 
les  instruments  que  comme  un  accessoire  agréable  : 
tels  sont  les  paysages  dans  les  tableaux  d'histoire, 
ou  les  ornements  en  architecture. 

La  musique  était  une  monarchie  :  le  chant  régnait 
en  maître  ;  les  accompagnements  n'étaient  que  des 
sujets.  Ce  genre,  où  l'on  ne  fait  pas  entrer  la  voix 
humaine,  cette  république  de  sons  divers  et  cepen- 
dant réunis,  dans  laquelle  tout  à  tour  chaque  instru- 
ment peut  attirer  l'attention,  avait  à  peine  com- 
mencé à  se  montrer  vers  la  fin  du  dix-septième  siècle. 


LETTRBS  SUR  HAYDN  19 

Ce  fut,  je  crois,  Lulli  qui  inventa  ces  symphonies 
que  nous  appdons  ouvertures  ;  mais  même  dans  les 
symphonies,  dès  que  le  morceau  fugué  ^  cessait, 
on  sentait  la  monarchie. 

La  partie  du  violon  contenait  tout  le  chant,  et 
les  autres  instruments  servaient  d'accompagnement, 
comme  dans  la  musique  vocale  ils  en  servent  encore 
au  soprano^  au  ténory  au  contrako^  auxquels  seuls 
on  confie  la  pensée  musicale  ou  la  mélodie. 

Les  symphonies  n'étaient  donc  qu'un  air  joué 

1.  La  fugue  est  une  espèce  de  musique  où  Ton  traite, 
suivant  certaines  règles,  un  chant  appelé  «u/ef,  en  le  faisant 
passer  successiTement  et  altematiTement  d'une  partie  à 
l'autre.  Tout  le  monde  connaît  le  canon  de 

Frire  Jacquu,  darmes-iHfUM  ? 
Sonnez  le9  malines. 

C'est  une  espèce  de  fugue.  Les  fugues^  en  général,  rendent 
la  musique  phis  bruyante  qp'agréable  ;  c'est  pourquoi  elles 
conyiennent  mieux  dans  les  chœurs  que  partout  ailleurs  ; 
or,  comme  leur  principal  mérite  est  de  fixer  toujours  l'oreille 
sur  le  chant  principal,  ou  sujet,  qu'on  fait  pour  cela  passer 
incessamment  de  partie  en  partie,  le  compositeur  doit 
mettre  tous  ses  soins  à  rendre  toujours  ce  chant  bien  dis- 
tinct, et  à  empêcher  qu'il  ne  soit  étoufiFé  ou  confondu  parmi 
les  autres  parties. 

Le  plaisir  que  donne  cette  espèce  de  composition  étant 
toujours  médiocre,  on  peut  dire  qu'une  belle  fugue  est 
l'ingrat  chef-d'œuvre  d'un  bon  harmoniste  (Rousseau,  I, 
407)  ♦. 

Tout  le  monde  a  entendu  Dusseck  jouer  sur  le  piano  les 
variations  de  Marlborough,  ou  de  l'air  Charmante  Gabrielle. 
Dttns  ce  pauvre  genre  de  musique,  l'air  primitif,  que  l'on 
gâte  avec  tant  de  prétention,  est  ce  qu'on  appelle  le  thème, 
le  «u/ef,  le  inatif.  C'est  le  sens  dans  lequel  ces  mots  sont 
employés  ici. 


20  STENDHAL 

par  le  violon,  au  lieu  d'être  chanté  par  un  acteur. 
Les  savants  vous  diront  que  les  Grecs,  et  ensuite 
les  Romains,  n'eurent  pas  d'autre  musique  instru- 
mentale :  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'on  n'en  connais- 
sait pas  d'autre  en  Europe,  avant  les  symphonies 
de  LuUi,  que  celle  qui  est  nécessaire  à  la  danse  ; 
encore  cette  musique  imparfaite,  dans  laquelle  une 
seule  partie  chantait,  n'était-elle  exécutée  en  Italie 
que  par  un  petit  nombre  d'instruments.  Paul 
Véronèse  nous  a  conservé  la  figure  de  ceux  qui 
étaient  en  usage  de  son  temps,  dans  cette  fameuse 
Cène  de  Saint- Georges,  qui  est  à  la  fois  le  plus  grand 
tableau  du  Musée  de  Paris  et  un  des  plus  agréables. 
Au  devant  du  tableau,  dans  le  vide  du  fer  à  cheval 
formé  par  la  table  où  les  convives  de  la  noce  de 
Cana  sont  assis,  le  Titien  joue  de  la  contre-basse, 
Paul  Véronèse  et  le  Tintoret  du  violoncelle,  un 
homme  qui  a  une  croix  sur  la  poitrine  joue  du  vio- 
lon, le  Bassan  joue  de  la  flûte,  et  un  esclave  turc  de 
la  trompette  *. 

Quand  le  compositeur  voulait  une  musique  plus 
bruyante,  il  ajoutait  à  ces  instruments  les  trom- 
pettes droites.  L'orgue,  en  général,  se  faisait  en- 
tendre seul.  La  plupart  des  instruments  employés 
par  les  troubadours  de  Provence  ne  furent  jamais 
connus  hors  de  France,  et  ne  survécurent  pas  au 
quinzième  siècle.  Enfin,  Viadana  ^  ayant  inventé  la 

1.  Né  à  Lodi,  dans  lo  Milanais  ;  il  était  maître  de  chapelle 
à  Mantoue  en  1644. 


LETTRES  SUR  HAYDN  21 

basse  continue,  et  la  musique  faisant  tous  les  jours 
des  progrès  en  Italie,  les  violons,  nommés  alors 
violes,  chassèrent  peu  à  peu  tous  les  autres  instru* 
ments  ;  et  vers  le  milieu  du  dix-septième  siècle  les 
orchestres  prirent  la  composition  que  nous  leur 
voyons  aujourd'hui. 

Sans  doute  à  cette  époque  les  âmes  les  plus  faites 
pour  la  musique  n'imaginaient  même  pas,  dans  leurs 
rêveries  les  plus  douces,  une  réunion  telle  que  l'ad- 
mirable orchestre  de  VOdéon  *,  formé  d'un  si  grand 
nombre  d'instruments,  tous  donnant  des  sons  gra- 
dués d'une  manière  si  flatteuse  pour  l'oreille,  et 
joués  avec  un  ensemble  si  parfait.  La  plus  belle 
ouverture  de  Lulli,  telle  que  l'entendait  Louis  XIV 
au  milieu  de  sa  cour,  vous  ferait  fuir  à  l'autre  bout 
de  Paris.  Ceci  me  rappelle  quelques  compositeurs 
allemands  et  français  qui  ont  voulu,  de  nos  jours, 
nous  donner  le  même  genre  de  plaisir  à  coups  de 
timbales  ;  mais  ce  n'est  plus  la  faute  de  l'orchestre. 
Chacun  des  musiciens  qui  composent  celui  de  l'Opéra, 
pris  à  part,  joue  fort  bien  :  ils  ne  sont  que  trop 
habiles  ;  c'est  ce  qui  donne  à  ces  cruels  composi- 
teurs le  moyen  de  mettre  nos  oreilles  au  supplice. 

Us  oublient,  ces  compositeurs,  que  dans  les  arts, 
rien  ne  vit  que  ce  qui  donne  continuellement  du 
plaisir.  Ils  ont  pu  séduire  facilement  la  partie  nom- 
breuse du  public  qui  ne  trouve  aucune  jouissance 
directe  à  la  musique,  et  qui  n'y  cherche,  comme 
dans  les  autres  beaux-arts,  qu'une  occasion  de  bien 

HAYDN.  2. 


22  STENDHAL 

parler  et  de  s'extasier.  Ces  beaux  diseurs  insensibles 
ont  égaré  quelques  véritables  amateurs  ;  mais  tout 
oet  épisode  de  l'histoire  de  la  musique  retombera 
bientôt  dans  le  profond  oubli  qu'il  mérite,  et  les 
ouvrages  de  nos  grands  maîtres  actuels  tiendront, 
dans  cinquante  ans,  fidèle  compagnie  à  ceux  de  ce 
Rameau  que  nous  admirions  tant  il  y  a  cinquante 
ans  :  encore  Rameau  avait-il  pillé  en  Italie  un  bon 
nombre  d'airs  charmants  qui  ne  furent  pas  tout  à 
fait  étouffés  par  son  art  barbare. 

Au  reste,  la  secte  de  musiciens  qui  vous  excède  à 
Paris,  et  dont  vous  vous  plaignez  si  fort  dans  votre 
lettre,  existe  depuis  longues  années  *  :  elle  est  le  pro- 
duit naturel  de  beaucoup  de  patience  réunie  à  un 
cœur  froid  et  à  la  malheureuse  idée  de  s'appliquer 
aux  arts.  La  même  espèce  de  gens  nuit  à  la  pein- 
ture :  ce  furent  eux  qui,  après  Vasari,  inondèrent 
Florence  de  froids  dessinateurs,  et  ils  sont  déjà  le 
fléau  de  votre  école  de  peinture.  Dès  le  temps  de 
Métastase,  les  musiciens  allemands  cherchaient  à 
écraser  les  chanteurs  avec  leurs  instruments  ;  et 
ceux-ci,  désirant  reconquérir  l'empire,  se  mettaient 
à  faire  des  concertos  de  ^oix  *,  comme  disait  ce  grand 
poète.  C'est  ainsi  que,  par  un  renversement  total  du 
goût,  les  voix  imitant  les  instruments  qui  cherchaient 
à  les   étouffer,    on  entendit   rAgujari,   Marchesi  \ 


1.  Le  divin  Marchesi,  né  à  Milan  vers  1755.  Jamais  on 
ne  chantera  comme  lui  le  rondeau  Mia  apercmia,  de  Sarti. 


LETTRES  SUR  HAYDN  *?Z 

la  Marra,  la  Gabrielli  ^,  la  Danzi,  la  Billington, 
et  autres  grands  talents,  faire  de  leurs  voix  un 
flageolet,  défier  tous  les  instruments,  et  les  sur- 
passer par  la  di£5culté  et  la  bizarrerie  des  passages. 
Les  pauvres  amateurs  étaient  obligés  d'attendre, 
pour  avoir  du  plaisir,  que  ces  talents  divins  ne  vou- 
lussent plus  briller.  Poursuivi  par  les  instruments, 
leur  chant,  dans  les  airs  de  bra^ura,  ne  présenta  "'  T' 
plus  qu'une  seule  des  deux  choses  qui  constituent 
les  beaux-arts,  dans  lesquels,  pour  plaire,  l'imita- 
tion de  la  nature  passionnée  doit  se  joindre,  pour  le 
spectateur,  au  sentiment  de  la  difficulté  vaincue. 
Quand  cette  dernière  partie  se  montre  seule,  l'âme 
des  auditeurs  reste  froide  ;  et  quoique  soutenus  un 
instant  par  la  vanité  de  paraître  connaisseurs  en 
musique,  ils  sont  comme  ces  gens  aimables  dont 
parle  Montesquieu,  qui,  en  bâillant  à  se  démettre 
la  mâchoire,  se  tiraient  par  la  manche  pour  se  dire  : 
<  Mon  Dieu  !  comme  nous  nous  amusons  !  comme 
cela  est  beau  *  !  »  C'est  à  force  de  beautés  de  ce  genre 
que  notre  musique  s'en  va  grand  train. 

En  France,  dans  la  musique  comme  dans  les 
livres,  on  est  tout  fier  quand  on  a  étonné  par  une 
phrase  bizarre  :  le  bon  public  ne  s'aperçoit  pas  que 

1.  La  Gabrielli,  née  à  Rome  en  1730,  élève  de  Porpora 
et  de  Métastase,  si  connue  par  ses  caprices  incroyables.  Les 
vieillards  citaient  encore  dans  ma  jeunesse  la  manière  dont 
elle  cbanta  à  Lucques,  en  1745,  avec  Guadagni,  qui  était 
alors  son  amant. 

2.  Lettres  persanes. 


24  STENDHAL 

l'auteur  n'a  rien  dit,  trouve  quelque  chose  de  sin- 
gulier dans  son  fait,  et  applaudit  ;  mais  au  bout  de 
deux  ou  trois  singularités  dûment  applaudies,  il 
bâille,  et  cette  triste  manière  d'être  termine  tous 
nos  concerts. 

De  là  cette  opinion  si  générale  dans  les  pays  à 
mauvaise  musique,  qu'il  est  impossible  d'en  enten- 
dre plus  de  deux  heures  de  suite  sans  périr  d'ennui. 
A  Naples,  à  Rome,  chez  les  véritables  amateurs  où 
la  musique  est  bien  choisie,  elle  charme  sans  peine 
toute  une  soirée.  Je  n'ai  qu'à  rappeler  les  aimables 
concerts  de  madame  la  duchesse  L...,  et  je  suis  sûr 
de  gagner  ma  cause  auprès  de  tous  ceux  qui  ont  eu 
le  bonheur  d'y  être  admis. 

Pour  revenir  à  l'histoire  un  peu  sèche  de  la  musi- 
que instrumentale,  je  vous  rappellerai  que  l'inven- 
tion de  LuUi,  quoique  très  propre  à  l'objet  qu'il  se 
proposait,  et  qui  était  d'ouvrir  avec  pompe  une 
représentation  théâtrale,  trouva  si  peu  d'imitateurs, 
que  pendant  longtemps  on  joua  en  Italie  ses  sym- 
phonies devant  les  opéras  des  plus  grands  maîtres, 
ceux-ci  ne  voulant  pas  se  donner  la  peine  de  faire 
des  ouvertures  ;  et  ces  maîtres  étaient  Vinci,  Lco, 
le  divin  Pergolèse.  Le  vieux  Scarlatti  fut  le  premier 
qui  fit  paraître  des  ouvertures  de  sa  façon  :  elles 
eurent  un  grand  succès,  et  il  fut  imité  par  Corelli, 
Ferez,  Porpora,  Carcano,  le  Buononcini,  etc.  Toutes 
ces  symphonies,  écrites  comme  celles  de  LuUi, 
étaient   composées  d'une  partie  chantante,   d'une 


LETTRES  SUR  HAYDN  25 

basse,  et  rien  de  plus.  Les  premiers  qui  y  introdui- 
sirent trois  parties  furent  Sammartini,  Palladini,  le 
vieux  Bach,  Gasparini,  Tartini  et  Jomelli. 

Quelquefois  seulement  ils  essayaient  de  ne  pas 
donner  le  même  mouvement  *  à  toutes  les  parties. 
Telles  furent  les  faibles  lueurs  qui  annoncèrent  au 
monde  le  soleil  de  la  musique  instrumentale.  Corelli 
avait  donné  des  duos,  Gasmann  des  quatuors  ;  mais 
il  suffit  de  parcourir  ces  compositions  austères, 
savantes  et  d'un  froid  glacial,  pour  sentir  que  Haydn 
est  le  véritable  inventeur  de  la  symphonie  :  et  non 
seulement  il  inventa  ce  genre,  mais  il  le  porta  à  un 
tel  degré  de  perfection,  que  ses  successeurs  de- 
vront ou  profiter  de  ses  travaux,  ou  retomber  dans 
la  barbarie. 

L'expérience  prouve  déjà  la  vérité  de  cette  asser- 
tion hardie. 

Pleyel  a  diminué  le  nombre  des  accords  et  écono- 
misé les  transitions  :  ses  ouvrages  ont  moins  de 
dignité  et  d'énergie. 

Quand  Beethoven  *  et  Mozart  lui-même  ont 
accumulé  les  notes  et  les  idées,  quand  ils  ont  cherché 
la  quantité  et  la  bizarrerie  des  modulations,  leurs 
symphonies  savantes  et  pleines  de  recherche  n'ont 
produit  aucun  effet,  tandis  que,  lorsqu'ils  ont  suivi 
les  traces  de  Haydn,  ils  ont  touché  tous  les  cœurs  *. 


LETTRE  III 


Vienne,  le  24  mai  1808. 

Natura  il  fece,  e  poi  ruppe  la  slampa  *. 

Ariosto. 

François- Joseph  Haydn  naquit  le  dernier  jour 
de  mars  1732,  à  Rohrau,  bourg  situé  à  quinze  lieues 
de  Vienne.  Son  père  était  charron,  et  sa  mère,  avant 
de  se  marier,  avait  été  cuisinière  au  château  du 
comte  de  Harrach,  seigneur  du  village. 

Le  père  de  Haydn  réunissait  à  son  métier  de  char^ 
ron  la  charge  de  sacristain  de  la  paroisse.  Il  avait 
une  belle  voix  de  ténoTy  aimait  son  orgue  et  la  musi- 
que quelle  qu'elle  fût.  Dans  un  de  ces  voyages  que 
les  artisans  d'Allemagne  entreprennent  souvent, 
étant   à   Francfort-sur-le-Mein,   il   avait   appris   à 


28  STENDHAL 

jouer  un  peu  de  la  harpe  :  les  jours  de  fête,  après 
rofiice,  il  prenait  sa  harpe,  et  sa  femme  chantait. 
La  naissance  de  Joseph  ne  changea  point  les  habi- 
tudes de  ce  ménage  paisible.  Le  petit  concert  de 
famille  revenait  tous  les  huit  jours,  et  l'enfant,  de- 
bout devant  ses  parents,  avec  deux  petits  mor- 
ceaux de  bois  dans  les  mains,  dont  l'un  lui  servait 
de  violon  et  l'autre  d'archet,  accompagnait  cons- 
tamment la  voix  de  sa  mère.  J'ai  vu  Haydn,  chargé 
d'ans  et  de  gloire,  se  rappeler  encore  les  airs  simples 
qu'elle  chantait,  tant  ces  premières  mélodies  avaient 
fait  d'impression  sur  cette  âme  toute  musicale  ! 
Un  cousin  du  charron,  nommé  Frank,  maître  d'école 
à  Haimbourg,  vint  à  Rohrau  un  dimanche,  et  assista 
à  ce  trio.  Il  remarqua  que  l'enfant,  à  peine  âgé  de 
six  ans,  battait  la  mesure  avec  une  exactitude  et 
une  sûreté  étonnantes.  Ce  Frank  savait  fort  bien 
la  musique  :  il  offrit  à  ses  parents  de  prendre  le 
petit  Joseph  chez  lui,  et  de  la  lui  enseigner.  Ceux-ci 
reçurent  la  proposition  avec  joie,  dans  l'espérance 
de  réussir  plus  facilement  à  faire  entrer  Joseph  dans 
les  ordres  sacrés,  s'il  savait  la  musique. 

Il  partit  donc  pour  Haimbourg.  Il  y  avait  à  peine 
séjourné  quelques  semaines,  qu'il  découvrit  chez 
son  cousin  deux  tympanons  *,  sortes  de  tambours. 
A  force  d'essais  et  de  patience,  il  réussit  à  former 
sur  cet  instrument,  qui  n'a  que  deux  tons,  une 
espèce  de  chant  qui  attirait  l'attention  de  tous 
ceux  qui  venaient  chez  le  maître  d'école. 


LETTRES  SUR  HAYDN  29 

Il  faut  avouer,  mon  ami,  qu'en  France,  dans  une 
classe  du  peuple  aussi  pauvre  que  la  famille  de 
Haydn,  il  n*est  guère  question  de  musique. 

La  nature  avait  donné  à  Haydn  une  voix  sonore 
et  délicate.  En  Italie,  à  cette  époque,  un  tel  avan- 
tage eût  pu  devenir  funeste  au  petit  paysan  :  peut- 
être  Marchesi  eût  eu  un  émule  digne  de  lui,  mais 
TEurope  attendrait  encore  son  symphoniste.  Frank, 
donnant  à  son  jeune  cousin,  pour  me  servir  des 
propres  expressions  de  Haydn,  plus  de  taloches  que 
de  bons  morceaux,  mit  bientôt  le  jeune  tympaniste  * 
en  état  non  seulement  de  jouer  du  violon  et  d'autres 
instruments,  mais  encore  de  comprendre  le  latin, 
et  de  chanter  au  lutrin  de  la  paroisse,  de  manière 
à  se  faire  une  réputation  dans  tout  le  canton. 

Le  hasard  conduisit  chez  Frank,  Reûter,  maître 
de  chapelle  de  Saint-Etienne,  cathédrale  de  Vienne. 
Il  cherchait  des  voix  pour  recruter  ses  enfants  de 
chœur.  Le  maître  d'école  lui  proposa  bien  vite  son 
petit  parent  :  il  vient  ;  Reûter  lui  donne  un  canon 
à  chanter  à  première  vue. 

La  précision,  la  pureté  des  sons,  le  brio  ^  avec 


1.  Je  demande  pardon  de  me  servir  de  ce  mot  italien,  ou 
plutôt  espagnol,  que  je  ne  sais  comment  traduire  :  chanter 
avec  une  chaleur  pleine  de  gaieté,  ne  rendrait  qu'imparfai- 
tement ce  qu'on  entend  en  Italie  par  cantar  con  brio.  Au 
delà  des  Alpes,  portar  ai  con  brio  est  un  éloge  ;  en  France,  ce 
serait  un  ridicule  énorme.  Brio  è  quella  vaghezza  spiritosa 
che  risulia  dal  galante  portamento,  o  daW  aflegra  aria  délia 
persona. 


30  STENDHAL 

lequel  l'enfant  exécute,  le  frappent  ;  mais  il  est  sur- 
tout charmé  de  la  beauté  de  la  vmx.  Il  remarqua 
seulement  qu'il  ne  trillaU  pas,  et  lui  en  demanda 
la  cause  en  riant.  Celui-ci  répondit  avec  vivacité  : 
«  Comment  voulez-vous  que  je  sache  triller,  si  mon 
cousin  lui-même  l'ignore  ?  —  Viens  ici,  je  vais  te 
l'apprendre  »,  lui  dit  Reûter.  Il  le  prend  entre  ses 
jambes,  lui  montre  comment  il  fallait  rapprocher 
avec  rapidité  deux  sons,  retenir  son  sou£Qe,  et  battre 
la  luette.  L'enfant  trilla  sur-le-champ  et  bien. 
Reûter,  enchanté  du  succès  de  son  écolier,  prend 
une  assiette  de  belles  cerises  que  Frank  avait  fait 
apporter  pour  son  illustre  confrère,  et  les  verse 
toutes  dans  la  poche  de  l'enfant.  On  conçoit  la  joie 
de  celui-ci.  Haydn  m'a  souvent  rappelé  ce  trait,  et  il 
ajoutait,  en  riant,  que  toutes  les  fois  qu'il  lui  arrivait 
de  triller,  il  croyait  voir  encore  ces  superbes  cerises. 
On  sent  bien  que  Reûter  ne  retourna  pas  seul  à 
Vienne  ;  il  emmena  le  nouveau  trilleur.  Haydn  avait 
huit  ans  environ.  Dans  sa  petite  fortune,  on  ne 
trouve  aucun  avancement  non  mérité,  aucun  effet 
de  la  protection  de  quelque  homme  riche.  C'est 
parce  que  le  peuple  en  Allemagne  aime  la  musique, 
que  le  père  de  Haydn  l'apprend  un  peu  à  son  fik, 
que  son  cousin  Frank  la  lui  enseigne  un  peu  mieux, 
et  qu'enfin  il  est  choisi  par  le  maître  de  chapelle 
de  la  première  église  de  l'empire.  C'est  une  suite 
toute  simple  de  la  manière  d'être  du  pays,  relative- 
ment à  l'art  que  nous  aimons. 


LETTRES  SUR  HAYDN  31 

Haydn  m'a  dit  qu'à  partir  de  cette  époque,  il  ne 
se  souvenait  pas  d'avoir  passé  un  seul  jour  sans  tra- 
vailler seize  heures,  et  quelquefois  dix-huit.  Il  faut 
remarquer  qu'il  fut  toujours  son  maître,  et  qu'à 
Saint-Etienne  le  travail  obligé  des  enfants  de  chœur 
n'était  que  de  deux  heures.  Nous  cherchions  en- 
semble la  cause  de  cette  étonnante  application.  H 
me  contait  que,  dès  l'âge  le  plus  tendre,  la  musique 
lui  avait  fait  un  plaisir  étonnant.  Entendre  jouer 
d'un  instrument  quelconque,  était  plus  agréable 
pour  lui  que  courir  avec  ses  petits  camarades.  Quand, 
badinant  avec  eux  dans  la  place  voisine  de  Saint- 
Etienne,  il  entendait  l'orgue,  il  les  quittait  bien  vite, 
et  entrait  dans  l'église. 

Arrivé  à  l'âge  de  composer,  l'habitude  du  travail 
était  prise  :  d'ailleurs,  le  compositeur  de  musique  a 
des  avantages  sur  les  autres  artistes  ;  ses  produc- 
tions sont  finies  quand  elles  sont  imaginées. 

Haydn,  qui  trouvait  des  idées  si  belles,  et  en  si 
grand  nombre,  sentait  sans  cesse  le  plaisir  de  la 
création,  qui  est  sans  doute  une  des  meilleures 
jouissances  que  l'homme  puisse  avoir.  Le  poète  et 
le  compositeur  partagent  cet  avantage  ;  mais  le 
musicien  peut  travailler  plus  vite.  Une  belle  ode,  \ 
une  belle  symphonie  n'ont  besoin  que  d'être  ima- 
ginées pour  répandre  dans  l'âme  de  leur  auteur  cette  / 
secrète  admiration  qui  fait  la  vie  des  artistes. 

Le  guerrier,  au  contraire,  l'architecte,  le  sculpteur, 
le  peintre,  n'ont  pas  assez  de  l'invention  pour  être 


32  STENDHAL 

pleinement  satisfaits  d'eux-mêmes;  il  faut  encore 
d'autres  fatigues.  L'entreprise  la  mieux  conçue  peut 
manquer  dans  l'exécution  ;  le  tableau  le  mieux 
inventé  peut  être  mal  peint  :  tout  cela  laisse  dans 
l'âme  de  l'inventeur  un  nuage,  une  sorte  d'incerti- 
tude du  succès,  qui  rend  le  plaisir  de  la  création 
moins  pur.  Haydn,  au  contraire,  en  imaginant  une 
symphonie,  était  parfaitement  heureux  ;  il  ne  lui 
restait  plus  que  le  plaisir  physique  de  l'entendre 
exécuter,  et  le  plaisir  tout  moral  de  la  voir 
applaudie.  Je  l'ai  vu  souvent,  quand  il  battait  la 
mesure  de  sa  propre  musique,  ne  pouvoir  s'em- 
pêcher de  sourire  à  l'approche  des  morceaux 
qu'il  trouvait  bien.  J'ai  vu  aussi,  dans  les  grands 
concerts  qui  se  donnent  à  Vienne  à  certaines 
époques,  quelques-uns  de  ces  amateurs  des  arts 
à  qui  il  ne  manque  que  d'y  être  sensibles,  se 
placer  adroitement  de  manière  à  apercevoir  la 
figure  de  Haydn,  et  régler  sur  son  sourire  les 
applaudissements  d'inspirés  par  lesquels  ils  témoi- 
gnaient à  leurs  voisins  toute  l'étendue  de  leur 
ravissement.  Démonstrations  ridicules  !  Ces  gens 
sont  si  loin  de  sentir  le  beau  dans  les  arts,  qu'ils 
!  ne  se  doutent  pas  même  que  la  sensibilité  a  sa 
pudeur.  C'est  une  petite  vérité  de  sentiment,  que 
la  secte  de  nos  femmes  sentimentales  me  saura 
quelque  gré  sans  doute  de  lui  avoir  enseignée.  J'y 
joindrai  une  anecdote  qui  peut  servir  à  la  fois  de 
modèle  dans  l'art  de  s'extasier,  et  d'excuse  si  quel- 


LETTRES  SUR  HAYDN  33 

que  âme  froide  cherche  à  employer  l'ironie,  et  à  faire 
de  mauvaises  plaisanteries. 

On  représentait,  sur  un  des  premiers  théâtres  de 
Rome,  VArtaserce  de  Métastase,  musique  de  Ber- 
toni  ;  l'inimitable  Pacchiarotti  ^,  si  je  ne  me  trompe, 
chantait  le  rôle  d'Arbace  :  à  la  troisième  représen- 
tation, arrivé  à  la  fameuse  scène  du  jugement,  où 
le  compositeur  avait  placé  quelques  mesures  instru- 
mentales après  les  paroles 

Eppur  sono  innocente, 

la  beauté  de  la  situation,  la  musique,  l'expression 
du  chanteur,  avaient  tellement  ravi  les  musiciens, 
que  Pacchiarotti  s'aperçoit  qu'après  qu'il  a  pro- 
noncé ces  paroles,  l'orchestre  ne  fait  pas  son  trait. 
Impatienté,  il  baisse  les  yeux  vers  le  chef  d'orches- 
tre, tt  Eh  bien  !  que  faites-vous  donc  ?  »  Celui-ci, 
réveillé  comme  d'une  extase,  lui  répond  en  sanglo- 
tant et  tout  naïvement  :  a  Nous  pleurons.  »  En  effet, 
aucun  des  musiciens  n'avait  songé  au  passage,  et 
tous  avaient  leurs  yeux  pleins  de  larmes  fixés  sur  le 
chanteur. 

Je  vis  à  Brescia,  en  1790,  l'homme  d'Italie  qiti 
était  peut-être  le  plus  sensible  à  la  musique.  Il 
passait  sa  vie  à  en  entendre  :  quand  elle  lui  plaisait, 
il  ôtait  ses  souliers  sans  s'en  apercevoir  ;  et  si  le 


1.  Pacchiarotti,  né  près  de  Rome  en  1750,  excellait  dans 
te  pathétique.  Il  vit  encore,  je  crois,  retiré  à  Padouc. 

BAYOlf.  3 


34  STENDHAL 

pathétique  allait  à  son  comble,  il  était  dans  l'usage 
de  les  lancer  derrière  lui  sur  les  spectateurs. 

Adieu.  La  longueur  de  mon  épître  me  fait  peur  ; 
la  matière  s'étend  sous  ma  plume  :  je  croyais  vous 
écrire  trois  ou  quatre  lettres  tout  au  plus,  et  je 
deviens  infini.  Je  profite  de  l'offre  obligeante  de 
M.  de  C...,  qui  vous  fera  parvenir  mes  lettres  fran- 
ches de  port  jusqu'à  Paris,  à  commencer  par  celle-ci  : 
j'en  suis  bien  aise.  Si  l'on  vous  voyait  recevoir  par 
la  poste  ces  paquets  énormes  arrivant  de  l'étranger, 
on  pourrait  nous  croire  occupés  de  bien  plus  grandes 
affaires  ;  et  pour  être  heureux,  quand  on  a  un  cœur, 
il  faut  cacher  sa  vie  *. 

Vcde  et  me  ama. 


LETTRE  IV 


Bade,  le  20  juin  1808. 

Ma  foi,  mon  aimable  Louis,  il  me  semble  que  je 
n'aime  plus  la  musique.  Je  sors  d'un  concert  que 
Ton  a  donné  pour  l'inauguration  de  la  jolie  salle  de 
Bade.  Vous  savez  que  j'ai  fait  mes  preuves  en  fait 
de  patience  :  je  me  suis  fait  à  l'ennui  d'assister 
régulièrement  aux  séances  d'une  assemblée  délibé- 
rante *  ;  j'ai  supporté,  au  milieu  des  sociétés  les 
plus  aimables,  l'amitié  dont  m'honorait,  pour  mes 
péchésy  un  homme  puissant  et  sans  esprit  *,  un 
peu  de  votre  connaissance  ;  mais  j'avoue  que  depuis 
que  j'entends  de  la  musique,  je  n'ai  pu  encore  me 
taire  à  l'ennui  des  concertos  :  c'est  pour  moi  le  der- 
nier des  supplices,  comme  il  me  semble  que  la  pre- 
mière des  niaiseries  est  de  venir  montrer  au  public 


36  STENDHAL 

les  exercices  auxquels  on  doit  se  livrer  pour  lui  plaire, 
dont  on  doit  lui  offrir  les  résultats,  mais  qu'il  est 
cruel  de  lui  faire  essuyer  en  nature.  Cela  me  semble 
aussi  spirituel  que  si  votre  fils,  au  lieu  de  vous  écrire 
du  collège  une  lettre  disant  quelque  chose,  vous 
envoyait  une  collection  de  grands  O  ou  des  F  qu'on 
fait  faire  aux  enfants  pour  leur  montrer  à  écrire. 

,.Les  joueurs  d'instruments  sont  des  gens  qui 
apprennent  à  bien  prononcer  les  mots  d'une  langue, 
à  en  bien  faire  sentir  les  longues  et  les  brèves,  mais 
qui,  chemin  faisant,  oublient  le  sens  de  ces  mots  : 
sans  cela  un  joueur  de  flûte,  au  lieu  d'enfiler  des 
difficultés  insignifiantes,  et  de  faire  des  points  d'orgue 
d'un  quart  d'heure,  prendrait  un  air  vif  et  chantant, 
tel  que 

Quattro  haj  e  sei  morelli, 

de  Cimarosa,  le  gâterait,  et  le  varierait  avec  autant 
de  difficultés  qu'il  voudrait  :  et  au  moins  il  ne  nous 
ennuierait  qu'à  moitié.  Si  jamais  il  revenait  au  bon 
sens,  il  nous  ferait  pleurer  en  jouant,  sans  y  rien 
changer,  quelque  bel  air  triste  et  tendre,  ou  nous 
électriserait  avec  la  belle  Valse  de  la  reine  de  Prusse. 

Quant  à  moi,  je  suis  réellement  assommé  de  trois 
concertos  entendus  dans  la  même  soirée.  J'ai  besoin 
d'une  forte  distraction,  et  je  m'impose  la  loi  de  ne 
pas  me  coucher  avant  de  vous  avoir  achevé  l'his- 
toire de  la  jeunesse  de  Haydn. 

Moins   précoce   que   Mozart,   qui,   à  treize   ans, 


LETTRES   SUR  HAYDN  37 

composa  un  opéra  applaudi,  Haydn,  à  cet  âge,  fit 
une  messe  dont  le  bon  Reûter  se  moqua  avec  raison. 
Cet  arrêt  étonna  le  jeune  homme  ;  mais  déjà  plein 
de  raison,  il  comprit  sa  justice  :  il  sentit  qu'il  fallait 
apprendre  le  contre-point  et  les  règles  de  la  mélodie  ; 
mais  de  qui  les  apprendre  ?  Reûter  n'enseignait 
pas  le  contre-point  ^  aux  enfants  de  chœur,  et  n'en 
a  jamais  donné  que  deux  leçons  à  Haydn.  Mozart 
trouva  un  excellent  maître  dans  son  père,  violon 
estimé.  Il  en  était  autrement  du  pauvre  Joseph, 
enfant  de  chœur  abandonné  dans  Vienne,  qui  ne 
pouvait  avoir  de  leçons  qu'en  les  payant,  et  qui 
n'avait  pas  un  sou  *.  Son  père,  malgré  ses  deux  mé- 
tiers, était  si  pauvre  que,  Joseph  ayant  été  volé  de 
ses  habits,  et  ayant  mandé  ce  malheur  à  sa  famille, 
son  père,  faisant  un  effort,  lui  envoya  six  florins 
pour  remonter  sa  garde-robe. 

Aucun  des  maîtres  de  Vienne  ne  voulut  donner  de 
leçons  grcUis  à  un  petit  enfant  de  chœur  sans  pro-^ 
tection  :  c'est  peut-être  à  ce  malheur  que  Haydn  \ 
doit  son  originalité.  Tous  les  poètes  ont  imité  Ho- 
mère,  qui  n'imita  personne  :  en  cela  seulement  il  n'a 
pas  été  suivi,  et  c'est  peut-être  à  cela  surtout  qu'il 
doit  d'être  le  grand  poète  que  tout  le  monde  admire.  \ 
Pour  moi,  je  voudrais,  mon  cher  ami,  que  tous  les 
cours  de  littérature  fussent  au  fond  de  l'Océan  :  ils 
apprennent  aux  gens  médiocres  à  faire  des  ouvrages 

1.  C'est  l'art  de  la  composition. 

■AYDIf.  3. 


38  STENDHAL 

sans  fautes,  et  leur  naturel  les  leur  fait  produire  sans 
beautés.  Il  nous  faut  ensuite  essuyer  tous  ces  mal- 
heureux essais  :  notre  amour  pour  les  arts  en  est 

^  diminué  ;  tandis  que  le  manque  de  leçons  n'arrêtera 
(  certainement  pas  un  homme  fait  pour  aller  au  grand: 

]  voyez  Shakspeare,  voyez  Cervantes  ;  c'est  aussi 
l'histoire  de  notre  Haydn.  Un  maître  lui  eût  fait 
éviter  quelques-unes  des  fautes  dans  lesquelles  il 
tomba  dans  la  suite  en  écrivant  pour  l'église  et  pour 
le  théâtre  ;  mais  certainement  il  eût  été  moins  ori- 
ginal. L'homme  de  génie  est  celui-là  seulement  qui 
trouve  une  si  douce  jouissance  à  exercer  son  art, 
qu'il  travaille  malgré  tous  les  obstacles.  Mettez 
des  digues  à  ces  torrents,  celui  qui  doit  devenir  un 
fleuve  fameux  saura  bien  les  renverser. 

Comme  Jean-Jacques,  il  acheta  chez  un  bouqui- 
niste des  livres  de  théorie,  entre  autres  le  Traité  de 
Fux,  et  se  mit  à  l'étudier  avec  une  opiniâtreté  que 
l'effroyable  obscurité  de  ces  règles  ne  put  rebuter. 
Travaillant  seul  et  sans  maître,  il  fit  une  infinité 
de  petites  découvertes  dont  il  se  servit  par  la  suite. 
Pauvre,  grelottant  de  froid  dans  son  grenier,  sans 
feu,  étudiant  fort  avant  dans  la  nuit,  accablé  de 
sommeil,  à  côté  d'un  clavecin  détraqué,  tombant 
en  ruines  de  toutes  parts,  il  se  trouvait  heureux.  Les 
jours  et  les  années  volaient  pour  lui,  et  il  dit  souvent 
n'avoir  pas  rencontré  en  sa  vie  de  pareille  félicité. 
La  passion  de  Haydn  était  plutôt  l'amour  de  la  mu- 
sique que  l'amour  de  la  gloire  ;  et  encore,  dans  ce 


LETTRES  SUR  HAYDN  39 

désir  de  gloire,  n'y  avait-il  pas  l'ombre  d'ambition. 
Il  songeait  plus  à  se  faire  plaisir,  en  faisant  de  la 
musique,  qu'à  se  donner  un  moyen  d'acquérir  un 
rang  parmi  les  hommes. 

Haydn  n'apprit  pas  le  récitatif  de  Porpora,  comme 
on  vous  l'a  dit  ;  ses  récitatifs,  tellement  inférieurs 
i  ceux  de  l'inventeur  de  ce  genre,  le  prouveraient 
de  reste  *  :  il  apprit  de  Porpora  la  vraie  manière 
de  chanter  à  l'itahenne,  et  l'art  d'accompagner  au 
piano,  qui  n'est  pas  si  facile  qu'on  le  pense.  Voici 
eomment  il  vint  à  bout  d'attraper  ces  leçons. 

Un  noble  vénitien,  nommé  Corner,  était  alors  à 
Vienne,  ambassadeur  de  sa  répubUque.  Il  avait  une 
maîtresse  folle  de  musique,  qui  avait  hébergé  le 
vieux  Porpora  ^  dans  l'hôtel  de  l'ambassade.  Haydn, 
uniquement  en  sa  quaUté  de  mélomane,  trouva 
moyen  de  s'insinuer  dans  cette  maison.  Il  y  plut  ;  et 
Son  Excellence  le  mena,  avec  sa  maîtresse  et  Por- 
pora, aux  bains  de  Manensdorf,  qui  alors  étaient 
à  la  mode. 

Notre  jeune  homme,  qui  n'avait  d'amour  que 
pour  le  vieux  Napolitain,  se  mit  à  employer  toutes 
sortes  de  ruses  pour  entrer  dans  ses  bonnes  grâces, 
et  obtenir  ses  faveurs  harmoniques.  Tous  les  jours 


1.  Né  à  Naples  en  1685.  Voici  les  époques  de  quelques 
grands  artistes  dont  je  parlerai  souvent  : 

Pergolèse,  né  en  1704,  mort  en  1733. 
Cimarosa,  —  1754,  —  1801. 
Mozart,         —     1756,       —       1792. 


40  STENDHAL 

il  se  levait  de  bonne  heure,  battait  l'habit,  nettoyait 
les  souliers,  arrangeait  de  son  mieux  la  perruque 
antique  du  vieillard,  grondeur  au  delà  de  tout  ce 
qu'on  peut  l'être.  Il  n'en  obtint  d'abord  que  quelques 
épithètes  de  sot  *,  quand  il  entrait  le  matin  dans  sa 
chambre.  Mais  l'ours,  se  voyant  servi  gratis  y  et  dis* 
tinguant  cependant  des  dispositions  rares  dans  son 
jockey  volontaire,  se  laissait  attendrir  de  temps  en 
temps,  et  lui  donnait  quelques  bons  avis.  Haydn 
en  obtenait  surtout  quand  il  devait  accompagner 
la  belle  Wilhelmine,  chantant  quelques-uns  des  airs 
de  Porpora,  tous  remplis  de  basses  difficiles  à  de« 
viner.  Joseph  apprit  dans  cette  maison  à  chanter 
dans  le  grand  goût  italien.  L'ambassadeur,  étonné 
des  progrès  de  ce  pauvre  jeune  homme,  lui  fit,  à  son 
retour  en  ville,  une  pension  de  six  sequins  par  mois 
(soixante-douze  francs),  et  l'admit  à  la  table  de  ses 
secrétaires. 

Cette  générosité  mit  Haydn  au-dessus  de  ses 
affaires.  Il  put  acheter  un  habit  noir.  Ainsi  vêtu, 
il  sortait  avec  le  jour,  et  allait  faire  la  partie  de 
premier  violon  à  l'église  des  Pères-de-la-Miséri- 
corde  ;  de  là  il  se  rendait  à  la  chapelle  du  comte 
Haugwitz,  où  il  touchait  l'orgue  *  ;  plus  tard,  il 
chantait  la  partie  de  ténor  à  Saint- Etienne.  Enfin, 
après  avoir  couru  toute  la  journée,  il  passait  une 
^partie  des  nuits  au  clavecin.  Se  formant  ainsi  d'après 
les  préceptes  de  tous  les  musiciens  qu'il  pouvait 
accrocher,  saisissant  toutes  les  occasions  d'entendre 


LETTRES  SUR  HAYDN  41 

la  musique  réputée  bonne,  et  n'ayant  aucun  maître 
fixe,  il  commençait  à  concevoir  le  beau  musical  à  sa 
manière,  et  se  préparait,  sans  s'en  douter,  à  se  fairej 
un  jour  un  style  tout  à  lui  *. 


LETTRE  V 


Bade,  lo  28  août  1808. 

Mon  ami, 

Les  ravages  du  temps  vinrent  déranger  la  petite 
fortune  de  Haydn.  Sa  voix  changea,  et  il  sortit  à 
dix-neuf  ans  de  la  classe  des  soprani  de  Saint- 
Etienne,  ou  pour  mieux  dire,  et  ne  pas  tomber  sitôt 
dans  le  style  du  panégyrique,  il  en  fut  chassé.  Un 
peu  impertinent,  comme  tous  les  jeunes  gens  vifs, 
un  jour  il  s'avisa  de  couper  la  queue  de  la  robe  d'un 
de  ses  camarades,  crime  qui  fut  jugé  impardonnable, 
n  avait  chanté  onze  ans  à  Saint-Étienne  :  le  jour 
qu'il  en  fut  chassé,  il  ne  se  trouva,  pour  toute  for- 
tune, que  son  talent  naissant,  pauvre  ressource 
quand  elle   est  inconnue.   Il  avait  cependant  un 


44  STENDHAL 

admirateur.  Forcé  de  chercher  un  logement,  le 
hasard  lui  fit  rencontrer  un  perruquier  nommé 
Keller,  qui  avait  souvent  admiré,  à  la  cathédrale, 
la  beauté  de  sa  voix  et  qui,  en  conséquence,  lui  offrit 
un  asile.  Keller  le  reçut  comme  un  fils,  partageant 
avec  lui  son  petit  ordinaire,  et  chargeant  sa  femme 
du  soin  de  le  vêtir. 

Haydn,  délivré  de  tous  soins  temporels,  établi 
dans  la  maison  obscure  du  perruquier,  put  se  livrer, 
sans  distraction,  à  ses  études,  et  faire  des  progrès 
rapides.  Ce  séjour  eut  cependant  une  influence  fa- 
tale sur  sa  vie  :  les  Allemands  ont  la  manie  du 
mariage.  Chez  un  peuple  doux,  aimant  et  timide, 
les  jouissances  domestiques  sont  de  première  néces- 
sité. Keller  avait  deux  filles  ;  sa  femme  et  lui  son- 
gèrent bientôt  à  en  faire  épouser  une  au  jeune  musi- 
cien ;  ils  lui  en  parlèrent  :  lui,  tout  absorbé  dans  ses 
méditations,  et  ne  pensant  point  à  l'amour,  ne  se 
montra  pas  éloigné  de  ce  mariage.  Il  tint  parole  dans 
la  suite  avec  cette  loyauté  qui  était  la  base  de  son 
caractère,  et  cette  union  ne  fut  rien  moins  qu'heu- 
reuse. 

Ses  premières  productions  furent  quelques  petites 
sonates  de  piano,  qu'il  vendait  à  vil  prix  à  ses  éco- 
lières,  car  il  en  avait  trouvé  quelques-unes  :  il 
faisait  aussi  des  menuets^  des  allemandes  et  des  vàlsee 
pour  le  Ridotto  *.  Il  écrivit,  pour  se  divertir,  une 
sérénade  à  trois  instruments,  qu'il  allait,  dans  les 
belles  nuits  d'été,  exécuter  en  divers  endroits  de 


LETTRES  SUR  HAYDN  45 

Yienne,  accompagné  de  deux  de  ses  amis.  Le  théfttre 
de  Carintliie  ^  *  avait  alors  pour  directeur  Bemar- 
done  Curtz,  célèbre  arlequin,  en  possession  de 
charmer  le  public  par  ses  calembours.  Bemardone 
attirait  la  foule  à  son  théâtre  par  son  originalité 
et  par  de  bons  opéras  bouffons.  Il  avait  de  plus  une 
johe  femme  ;  ce  fut  une  raison  pour  nos  aventuriers 
nocturnes  d'aller  exécuter  leur  sérénade  sous  les 
fenêtres  de  l'arlequin.  Curtz  fut  si  frappé  de  l'origi- 
nalité de  cette  musique,  qu'il  descendit  dans  la  rue 
pour  demander  qui  l'avait  composée,  a  C'est  moi, 
répond  hardiment  Haydn.  —  Comment,  toi  ?  à  ton 
âge  ?  —  Il  faut  bien  commencer  une  fois.  —  Par- 
dieu  !  c'est  plaisant  ;  monte.  »  Haydn  suit  l'arlequin, 
est  présenté  à  la  jolie  femme,  et  redescend  avec  le 
poème  d'un  opéra  intitulé  le  Diable  Boiteux.  La 
musique,  composée  en  quelques  jours,  eut  le  plus 
heureux  succès,  et  fut  payée  vingt-quatre  sequins. 
Mais  un  seigneur,  qui  apparemment  n'était  pas 
beau,  s'aperçut  qu'on  le  mystifiait  sous  le  nom  de 
Diable  Boiteux,  et  fit  défendre  la  pièce. 

Haydn  raconte  souvent  qu'il  eut  plus  de  peine 
pour  trouver  le  moyen  de  peindre  le  mouvement 
des  vagues  dans  une  tempête  de  cet  opéra,  que,  dans 
la  suite,  pour  faire  des  fugues  à  double  sujet.  Curtz, 
qui  avait  de  l'esprit  et  du  goût,  était  difficile  à  con- 
tenter ;  mais  il  y  avait  biei^  une  autre  difficulté. 

1.  Le  plus  fréquenté  des  trois  théâtres  do  Vienne. 


46  STENDHAL 

Ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  auteurs  n'avait  jamais 
vu  ni  mer  ni  tempête.  Comment  peindre  ce  qu'on  ne 
connaît  pas  ?  Si  l'on  trouvait  cet  art  heureux,  beau- 
coup de  nos  grands  politiques  parleraient  mieux  de 
la  vertu  *.  Curtz,  tout  agité,  se  démenait  dans  la 
chambre  autour  du  compositeur  assis  au  piano. 
c(  Figure-toi,  lui  disait-il,  une  montagne  qui  s'élève, 
et  puis  une  vallée  qui  s'enfonce,  puis  encore  une 
montagne,  et  encore  une  vallée  ;  les  montagnes  et 
les  vallées  se  courent  rapidement  après,  et,  à  chaque 
instant,  les  alpes  et  les  abîmes  se  succèdent.  » 

Cette  belle  description  n'y  faisait  rien.  L'arlequin 
avait  beau  ajouter  les  éclairs  et  le  tonnerre.  «  Allons, 
peins-moi  toutes  ces  horreurs,  mais  bien  distincte- 
ment ces  montagnes  et  ces  vallées  »,  répétait-il  sans 
cesse. 

Haydn  pron^enait  rapidement  ses  doigts  sur  le 
clavier,  parcourait  les  semi-tons,  prodiguait  les 
septièmes,  sautait  des  sons  les  plus  bas  aux  plus 
aigus.  Curtz  n'était  pas  content.  Â  la  fin,  le  jeune 
homme,  impatienté,  étend  les  mains  aux  deux  bouts 
du  clavecin,  et,  les  rapprochant  rapidement,  s'écrie  : 
a  Que  le  diable  emporte  la  tempête  !  —  La  voilà  !  la 
voilà  !  »  s'écrie  l'arlequin  en  lui  sautant  au  cou  et 
l'étouffant.  Haydn  ajoutait  qu'ayant  passé,  bien 
des  années  après,  le  détroit  de  Calais,  et  y  ayant  eu 
mauvais  temps,  il  avait  ri  toute  la  traversée,  en 
songeant  à  la  tempête  du  Diable  Boiteux. 

«  Mais  comment,  lui  disais-je,  avec  des  sons  pein- 


.   LETTRES  SUR  HAYDN  47 

dre  une  tempête  ?  et  bien  distinctement  encore  !  » 
Comme  ce  grand  homme  est  l'indulgence  même, 
j'ajoutais  qu'en  imitant  les  intonations  particulières 
de  l'homme  effrayé  ou  au  désespoir,  on  peut,  si  l'on 
a  du  talent,  donner  au  spectateur  les  sentiments  que 
loi  inspirerait  la  vue  d'une  tempête  ;  mais,  disais-je, 
la  musique  ne  peut  pas  plus  peindre  distinctement 
une  tempête  que  dire  :  M.  Haydn  demeure  près  de 
la  barrière  de  Schœnbrunn.  —  «  Vous  pourriez  bien 
avoir  raison,  me  répondait-il  ;  songez  néanmoins 
que  les  paroles,  et  les  décorations  surtout,  guident 
l'imagination  du  spectateur  *.  » 

Haydn  avait  dix-neuf  ans  quand  il  fit  cette  tem- 
pête. Vous  savez  que  le  prodige  de  la  musique, 
Mozart,  écrivit  son  premier  opéra  à  Milan  à  l'âge  de 
treize  ans,  en  concurrence  avec  Hasse,  qui,  après 
avoir  entendu  les  répétitions,  disait  à  tout  le  monde  : 
(  Cet  enfant  nous  fera  tous  oublier.  »  Haydn  n'eut 
pas  le  même  succès  ;  son  talent  li' était  pas  pour  le 
théâtre  ;  et  quoiqu'il  ait  donné  des  opéras  qu'aucun 
maître  ne  désavouerait,  cependant  il  est  resté  bien 
au-dessous  de  la  Clémence  de  Titus  et  de  Don  Juan. 

Un  an  après  le  Diable  Boiteux,  Haydn  entra  dans 
sa  véritable  carrière  ;  il  se  présenta  dans  la  lice  avec 
six  trios.  La  singularité  du  style  et  l'attrait  de  cette 
manière  nouvelle  leur  donnèrent  sur-le-champ  la 
plus  grande  vogue  ;  mais  les  graves  musiciens 
allemands  attaquèrent  vivement  les  innovations 
dangereuses  dont  ils  étaient  remplis.  Cette  nation. 


48  STENDHAL 

qui  a  toujours  eu  un  faible  pour  la  science,  compo- 
sait encore  la  musique  de  chambre  dans  toute  la 
rigueur  du  contre-point  fugué  K 

L'Académie  musicale  établie  à  Vienne  par  le  grand 
contre-pointiste  qui  siégeait  sur  le  trône,  je  veux 
dire  par  Fempereur  Charles  VI,  se  maintenait  dans 
toute  sa  vigueur.  Ce  grave  monarque,  qui,  dit-on, 
n'avait  jamais  ri,  était  un  des  amateurs  les  plus  forts 
de  son  temps  ;  et  les  compositeurs  en  us  qu'il  avait 
auprès  de  lui  étaient  indignés  de  tout  ce  qui  avait 
plutôt  l'air  de  l'amabilité  que  du  savoir.  Les  char- 
mantes petites  idées  du  jeune  musicien,  la  chaleur 
de  son  style,  les  licences  qu'il  prenait  quelquefois, 
excitèrent  contre  lui  tous  les  Pacômes  du  monastère 
de  l'harmonie.  Ils  lui  reprochaient  des  erreurs  de 

1.  Il  faut  savoir  que  rien  n'est  plus  ridicule  et  plus  pédan- 
tesque  que  les  règles  du  plus  séduisant  des  arts.  La  musique 
attend  son  Lavoisier.  Je  supplie  qu'on  me  permette  de  ne 
pas  expliquer  les  mots  baroques  dont  je  suis  quelquefois 
obligé  de  me  servir  ;  on  a  le  Dictionnaire  de  musique  de 
Rousseau.  Après  beaucoup  de  peine  pour  comprendre  ce 
que  c'est  que  le  contre-point,  par  exemple,  on  trouve  que 
si  l'on  traitait  la  musique  avec  un  peu  d'ordre,  vingt  lignes 
suffiraient  pour  donner  une  idée  de  ce  mot.  Tous  les  corps 
de  la  nature,  depuis  la  pierre  qui  pave  les  rues  do  Paris» 
jusqu'à  l'eau  de  Cologne,  sont  en  plus  grand  nombre  cer- 
tainement que  les  diverses  circonstances  que  l'on  peut 
remarquer  dans  deux  ou  trois  sons  chantés  l'un  après  l'autre, 
ou  ensemble  ;  cependant  le  moindre  élève  de  l'École  poly- 
technique, après  vingt  leçons  de  Fourcroy,  avait  tous  les 
corps  de  la  nature  classés  dans  sa  tête  :  c'est  que  dans  cette 
école,  avant  1804,  tout  était  éminemment  raisonnable  ; 
l'atmosphère  de  raison  qu'on  y  respirait  alors  repoussait 
tout  ce  qui  eût  été  obscur  ou  faux. 


LETTRES  SUR  HAYDN  49 

contre-point,  des  modulations  hérétiques,  des  mou- 
vements trop  hardis.  Heureusement  tout  ce  bruit 
ne  fait  aucun  mal  au  génie  naissant  :  une  seule  chose 
pourrait  lui  nuire,  le  silence  du  mépris  ;  et  le  début 
de  Haydn  fut  accompagné,  de  circonstances  absolu- 
ment opposées. 

Il  faut  que  vous  sachiez,  mon  ami',  qu'avant 
Haydn  on  n'avait  pas  d'idée  d'un  orchestre  com- 
posé de  dix-huit  sortes  d'instruments.  Il  est  l'in- 
venteur du  prestissimo,  dont  la  seule  idée  faisait 
frémir  les  antiques  croque-sol  de  Vienne.  En  musi- 
que, comme  en  toute  autre  chose,  nous  avons  peu 
d'idées  de  ce  qu'était  le  monde  il  y  a  cent  ans  : 
YallegrOy  par  exemple,  n'était  qu'un  andantino. 

Dans  la  musique  instrumentale,  Haydn  a  révolu- 
tionné les  détails  comme  les  masses  :  c'est  lui  qui 
a  forcé  les  instruments  à  vent  à  exécuter  le  pianis- 
simo. 

C'est  à  vingt  ans  qu'il  donna  son  premier  quatuor 
en  B  /a  à  sextuple  *,  que  tous  les  amateurs  de  musi- 
que apprirent  sur-le-champ  par  cœur.  Je  n'ai  pas 
su  pourquoi  Haydn  quitta  vers  ce  temps-là  la  mai- 
son de  son  ami  Keller  :  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que 
sa  réputation,  naissant  sous  les  plus  brillants  aus- 
pices, n'avait  point  chassé  la  pauvreté.  Il  alla  loger 
chez  un  M.  Martinez,  qui  lui  offrit  la  table  et  le 
logement,  à  condition  qu'il  donnerait  des  leçons  de 
piano  et  de  chant  à  ses  deux  filles.  Ce  fut  alors  qu'une 
même  maison,  située  près  de  l'église  de  Saint-Michel, 

■ATDIV.  4 


50  STENDHAL 

posséda,  dans  deux  chambres  situées  Tune  au- 
dessus  de  l'autre,  aux  troisième  et  quatrième 
étages,  le  premier  poète  du  siècle  et  le  premier 
symphoniste  du  monde. 

Métastase  logeait  aussi  chez  M.  Martinez  :  mais, 
poète  de  l'empereur  Charles  VI,  il  vivait  dans  l'ai- 
sance, tandis  que  le  pauvre  Haydn  passait  les  jour- 
nées d'hiver  au  lit,  faute  de  bois.  La  société  du  poète 
romain  lui  fut  cependant  d'un  grand  avantage. 
Une  sensibilité  douce  et  profonde  avait  donné  à 
Métastase  un  goût  sûr  dans  tous  les  arts  :  il  aimait 
la  musique  avec  passion,  la  savait  très  bien  ;  et 
cette  âme,  souverainement  harmonique,  goûta  les 
talents  du  jeune  Allemand.  Métastase,  en  dînant 
tous  les  jours  avec  Haydn,  lui  donnait  les  règles 
générales  des  beaux-arts,  et,  chemin  faisant,  lui 
apprenait  l'italien. 

Cette  lutte  contre  la  misère,  première  compagne 
de  presque  tous  les  artistes  qui  se  sont  fait  un  nom, 
dura  pour  Haydn  six  longues  années.  Qu'un  grand 
seigneur  riche  l'eût  déterré  alors,  et  l'eût  fait  voyager 
deux  ans  en  Italie,  avec  une  pension  de  cent  louis, 
rien  n'eût  peut-être  manqué  à  son  talent  :  mais, 
moins  heureux  que  Métastase,  il  n'eut  pas  son  Gra- 
vina  *.  Enfin  il  trouva  à  se  caser,  et  quitta,  en  1758, 
la  maison  Martinez,  pour  entrer  au  service  du  comte 
de  Mortzin. 

Ce  comte  donnait  des  soirées  de  musique,  et  avait 
un  orchestre  à  lui.  Le  hasard  amena  le  vieux  prince 


LETTRES  SUR  HAYDN  51 

Antoine  Esterhazy,  amateur  passionné,  à  un  de  ces 
concerts,  qui  commençait  justement  par  une  sym- 
phonie de  Haydn  (c'était  celle  en  D  !a  sol  ré^  temps 
3/4).  Le  prince  fut  tellement  charmé  de  ce  morceau, 
qu'il  pria  sur-le-champ  le  comte  de  Mortzin  de  lui 
céder  Haydn,  dont  il  voulait  faire  le  directeur  en 
second  de  son  propre  orchestre.  Mortzin  y  consentit. 
Malheureusement  l'auteur,  qui  était  indisposé,  ne 
se  trouvait  pas  ce  jour-là  au  concert  ;  et  comme  les 
volontés  des  princes,  quand  elles  ne  sont  pas  exécu- 
tées sur-le-champ,  sont  sujettes  à  bien  des  retards, 
plusieurs  mois  se  passèrent  sans  que  Haydn,  qui 
désirait  beaucoup  passer  au  service  du  plus  grand 
seigneur  de  l'Europe,  entendît  parler  de  rien. 

Friedberg,  compositeur  attaché  au  prince  Antoine, 
et  qui  goûtait  les  talents  naissants  de  notre  jeune 
homme,  cherchait  un  moyen  de  le  rappeler  à  Son 
Altesse.  Il  eut  l'idée  de  lui  faire  composer  une  sym- 
phonie qu'on  exécuterait  à  Eisenstadt,  résidence  du 
prince,  le  jour  anniversaire  de  sa  naissance.  Haydn 
la  fit,  et  elle  est  digne  de  lui.  Le  jour  de  la  cérémonie 
arrivé,  le  prince,  entouré  de  sa  cour  et  assis  sur  son 
trône,  assistait  au  concert  accoutumé.  On  com- 
mence la  symphonie  de  Haydn  :  à  peine  était-on  au 
milieu  du  premier  allegro,  que  le  prince  interrompt 
ses  musiciens,  et  demande  de  qui  est  une  si  belle 
chose.  «  De  Haydn  »,  répond  Friedberg  ;  et  il  fait 
avancer  le  pauvre  jeune  homme  tout  tremblant.  Le 
prince,  en  le  voyant  :  «  Quoi  !  dit-il,  la  musique  est 


52  STENDHAL 

de  ce  Maure  (il  faut  avouer  que  le  teint  de  Haydn 
méritait  un  peu  cette  injure  )?  Eh  bien  !  Maure, 
dorénavant  tu  seras  à  mon  service.  Comment 
t*appelles-tu  ?  —  Joseph  Haydn.  —  Mais  je  me 
rappelle  ce  nom  ;  tu  es  déjà  à  mon  service  :  pour- 
quoi ne  t'ai-je  pas  encore  vu  ?  »  Haydn,  troublé 
par  la  majesté  qui  environnait  le  prince,  ne  répond 
pas  ;  celui-ci  ajoute  :  «  Va,  et  habille-toi  en  maître 
de  chapelle,  je  ne  veux  plus  te  voir  ainsi,  tu  es  trop 
petit,  tu  as  une  figure  mesquine  :  prends  un  habit 
neuf,  une  perruque  à  boucles,  le  collet  et  les  talons 
rouges  ;  mais  je  veux  qu'ils  soient  hauts,  afin  que 
ta  stature  réponde  à  ton  savoir  ;  tu  entends,  va,  et 
tout  te  sera  donné.  » 

Haydn  baisa  la  main  du  prince,  et  alla  se  remettre 
dans  un  coin  de  l'orchestre,  un  peu  dolent,  ajoutait- 
il,  d'être  obligé  de  renoncer  à  ses  cheveux  et  à  son 
élégance  de  jeune  homme.  Le  lendemain  matin,  il 
parut  au  lever  de  Son  Altesse,  emprisonné  dans  le 
costume  grave  qu'Elle  lui  avait  indiqué.  Il  avait 
le  titre  de  second  maître  de  musique,  mais  ses 
nouveaux  camarades  l'appelèrent  tout  simplement 
le  Maure. 

Un  an  après,  le  prince  Antoine  étant  mort,  son 
titre  passa  au  prince  Nicolas,  encore  plus  passionné, 
s'il  est  possible,  pour  l'art  musical.  Haydn  fut  obligé 
de  composer  un  grand  nombre  de  morceaux  pour 
le  baryton  *,  instrument  très  compliqué,  hors 
d'usage  aujourd'hui,  et  dont  la  voix,  entre  le  ténor 


LETTRES  SUR  HAYDN  53 

et  la  basse,  est  fort  agréable.  C'était  rinstrument 
(avori  du  prince,  qui  en  jouait  tous  les  jours,  et  tous 
les  jours  voulait  avoir,  sur  son  pupitre,  une  pièce 
nouvelle.  La  plus  grande  partie  de  ce  que  Haydn 
avait  fait  pour  le  baryton  a  péri  dans  un  incendie  ; 
le  reste  n'est  d'aucun  usage.  Il  disait  souvent  que  la 
nécessité  de  composer  pour  cet  instrument  singulier 
avait  beaucoup  ajouté  à  son  instruction. 

Avant  de  détailler  les  autres  ouvrages  de  Haydn, 
je  vous  dois  quelques  mots  sur  un  événement  qui 
troubla  pendant  longtemps  la  tranquillité  de  sa  vie. 
11  n'oublia  point,  dès  qu'il  eut  de  quoi  vivre,  la 
promesse  qu'il  avait  faite  autrefois  à  son  ami  Keller 
le  perruquier  ;  il  épousa  Anne  Keller,  sa  fille.  Il  se 
trouva  que  c'était  une  honesta,  qui,  outre  sa  vertu 
incommode,  avait  encore  la  manie  des  prêtres  et  des 
moines.  La  maison  de  notre  pauvre  compositeur 
en  était  toujours  remplie.  L'éclat  d'une  conversa- 
tion bruyante  l'empêchait  de  travailler  ;  et,  en 
outre,  sous  peine  d'avoir  des  scènes  avec  sa  femme, 
il  fallait  fournir,  gralisy  de  messes  et  de  motets,  les 
couvents  de  chacun  de  ces  bons  pères. 

Des  corvées  imposées  par  des  scènes  continuelles 
sont  le  contraire  de  ce  qu'il  faut  aux  hommes  qui  lîe^ 
travaillent  qu'en  écoutant  leur  âme.  Le  pauvre 
Haydn  chercha  des  consolations  auprès  de  made- 
moiselle Boselli,  aimable  cantatrice  attachée  au 
service  de  son  prince.  La  paix  d>u  ménage  n'en  fut 
pas  augmentée.  Enfin  il  se  sépara  de  sa  femme,  qu'il 

■AYDIV.  4. 


54  STENDHAL 

traita,  sous  les  rapports  d'intérêt,  avec  une  loyauté 
parfaite  *. 

Vous  voyez  ici,  mon  ami,  une  jeunesse  tranquille, 
point  de  grands  écarts,  de  la  raison  partout,  un 
homme  qui  marche  constamment  à  son  but.  Adieu  *. 


LETTRE  VI 


Vallée  de  Sainte-Hélène,  le  2  octobre  1808. 

Mon  cher  ami. 

Je  finis  mon  histoire.  Haydn,  une  fois  entré  dans 
la  maison  Esterhazy,  mis  à  la  tête  d'un  grand  orches- 
tre, attaché  au  service  d'un  patron  immensément 
riche,  et  passionné  pour  la  musique,  se  trouvait 
dans  cette  réunion  de  circonstances,  trop  rares  pour 
nos  plaisirs,  qui  permettent  à  un  grand  génie  de 
prendre  tout  son  essor.  De  ce  moment,  sa  vie  fut 
uniforme  et  remplie  par  le  travail.  Il  se  levait  le 
matin  de  bonne  heure,  s'habillait  très  proprement, 
se  mettait  à  une  petite  table  à  côté  de  son  piano, 
et  ordinairement  l'heure  du  dîner  l'y  retrouvait 
encore.  Le  soir,  il  allait  aux  répétitions,  ou  à  l'opéra, 
qui  avait  lieu  au  palais  du  prince  quatre  fois  par 


56  STENDHAL 

semaine.  Quelquefois,  mais  rarement,  il  donnait 
une  matinée  à  la  chasse.  Le  peu  de  temps  qui  lui 
restait,  les  jours  ordinaires,  était  partagé  entre  ses 
amis  et  mademoiselle  Boselli.  Telle  fut  sa  vie  pen- 
dant plus  de  trente  ans.  Ce  détail  explique  le  nom- 
bre étonnant  de  ses  ouvrages.  Ils  se  divisent  en  trois 
classes  :  la  musique  instrumentale,  la  musique 
d'église  et  les  opéras. 

Dans  la  symphonie,  il  est  le  premier  des  premiers  ; 
dans  la  musique  sacrée,  il  ouvrit  une  route  nouvelle, 
qu'on  peut  critiquer,  il  est  vrai,  mais  par  laquelle 
il  se  place  à  côté  des  premiers  génies.  Dans  le  troi- 
sième genre,  celui  de  la  musique  de  théâtre,  il  ne 
fut  qu'estimable,  et  cela  par  plusieurs  raisons  :  une 
des  meilleures,  c'est  qu'il  n'y  fut  qu'imitateur. 

Puisque  vous  m'assurez  que  la  longueur  de  mon 
bavardage  ne  vous  déplaît  pas,  je  vous  parlerai 
successivement  de  ces  trois  genres. 

La  musique  instrumentale  de  Haydn  est  com- 
posée de  symphonies  de  chambre  à  plus  ou  moins 
d'instruments,  et  de  symphonies  à  grand  orchestre, 
qu'à  cause  du  grand  nombre  d'instruments  néces- 
saires on  ne  peut  guère  jouer  que  dans  un  théâtre. 

La  première  classe  comprend  les  duos,  trios, 
quatuors,  sextuors,  oUaifetli  et  divertissements,  les 
sonates  de  piano-forte,  les  fantaisies,  les  variations, 
les  caprices.  On  met  dans  la  seconde  classe  les 
symphonies  à  grand  orchestre,  les  concertos  pour 
divers  instruments,  les  sérénades  et  les  marches. 


LETTRES  SUR  HAYDN  57 

Ce  qu'on  préfère  dans  toute  cette  musique,  ce 
sont  les  quatuors  et  les  symphonies  à  grand  orches- 
tre. Haydn  a  fait  quatre-vingt-deux  quatuors  et 
cent  quatre-vingts  symphonies.  Les  dix-neuf  pre- 
miers quatuors  passent  auprès  des  amateurs  pour 
de  simples  divertissements.  L'originalité  et  le  gran- 
diose du  style  ne  s'y  déploient  encore  que  faiblement. 
Mais,  en  revanche,  chacun  des  quatuors,  depuis 
celui  qui  porte  le  n^  20  jusqu'au  n^  82,  aurait  suffi 
pour  faire  la  réputation  de  son  auteur. 

On  sait  que  les  quatuors  sont  joués  par  quatre 
instruments,  un  premier  violon,  un  deuxième 
violon,  un  alto  et  un  violoncelle.  Une  femme  d'es- 
prit disait  qu'en  entendant  les  quatuors  de  Haydn 
elle  croyait  assister  à  la  conversation  de  quatre 
personnes  aimables.  Elle  trouvait  que  le  premier 
violon  avait  l'air  d'un  homme  de  beaucoup  d'esprit, 
de  moyen  âge,  beau  parleur,  qui  soutenait  la  con- 
versation dont  il  donnait  le  sujet.  Dans  le  second 
violon,  elle  reconnaissait  un  ami  du  premier,  qui 
cherchait  par  tous  les  moyens  possibles  à  le  faire 
briller,  s'occupait  très  rarement  de  soi,  et  soutenait 
la  conversation  plutôt  en  approuvant  ce  que  di- 
saient les  autres  qu'en  avançant  des  idées  parti- 
chères.  Le  violoncelle  *  était  un  homme  solide, 
savant  et  sentencieux.  Il  appuyait  les  discours  du 
premier  violon  par  des  maximes  laconiques,  mais 
frappantes  de  vérité.  Quant  à  l'alto  ♦,  c'était  une 
bonne  femme  un  peu  bavarde,  qui  ne  disait  pas 


58  STENDHAI. 

grand'chose,  et  cependant  voulait  toujours  se  mêler 
à  la  conversation.  Mais  elle  y  portait  de  la  grâce,  et 
pendant  qu'elle  parlait,  les  autres  interlocuteurs 
avaient  le  temps  de  respirer.  On  voyait  cependant 
qu'elle  avait  un  penchant  secret  pour  le  violon* 
celle  *,  qu'elle  préférait  aux  autres  instruments. 

Haydn,  en  cinquante  années  de  travaux,  a  donné 
cinq  cent  vingt-sept  compositions  instrumentales^ 
et  il  ne  s'est  jamais  copié  que  quand  il  l'a  bien 
voulu.  Par  exemple,  l'air  de  l'agriculteur,  dans 
VorcUorio  des  Quatre  Saisons  est  un  andarUe  d'une 
de  ses  symphonies,  dont  il  a  fait  un  bel  air  de  basse* 
taille,  qui,  il  est  vrai,  languit  un  peu  vers  la  fin. 

Vous  sentez,  mon  ami,  que  la  plupart  des  observa- 
tions que  j'aurais  à  vous  faire  ici  exigent  un  piano- 
forte,  et  non  pas  une  plume.  A  quatre  cents  lieues 
de  vous  et  de  notre  aimable  France,  ce  n'est  que 
de  la  partie  poétique  du  style  de  Haydn  que  je  puis 
vous  parler. 

Les  allegro  de  ses  symphonies,  pour  la  plupart 
très  vifs  et  pleins  de  force,  vous  enlèvent  à  vous- 
même  :  ils  commencent  ordinairement  par  un 
thème  court,  facile  et  très  clair  ;  peu  à  peu,  et  par 
un  travail  plein  de  génie,  ce  thème,  répété  par  les 
divers  instruments,  acquiert  un  caractère  mélangé 
d'héroïsme  et  de  gaieté.  Ces  teintes  de  sérieux  sont 
les  grandes  ombres  de  Rembrandt  et  du  Guerchin, 
qui  donnent  tant  d'effets  aux  parties  éclairées  de 
leurs  tableaux. 


LETTRES   SUR  HAYDN  59 

'  L'auteur  semble  vous  conduire  au  milieu  d'abî- 
mes ;  mais  un  plaisir  continu  fait  que  vous,  le  suivez 
dans  sa  marche  singulière.  Le  caractère  que  je  viens 
de  décrire  me  semble  commun  aux  presto  et  aux 
rondo. 

Il  y  a  plus  de  variété  dans  les  andarUe  et  les 
adagio  :  le  style  grandiose  y  brille  dans  toute  sa 
majesté. 

Les  phrases  ou  idées  musicales  ont  de  beaux  et 
grands  développements  ;  chaque  membre  en  est 
clair  et  distinct  ;  le  tout  a  de  la  saillie.  C'est  le  style 
de  Buflon  quand  il  a  beaucoup  d'idées.  Il  faut,  pour 
bien  jouer  les  adagio  de  Haydn,  plus  d'énergie  que 
de  douceur.  Us  ont  plutôt  les  proportions  d'une 
Junon  que  d'une  Vénus.  Plus  graves  que  mignards, 
ils  respirent  la  dignité  tranquille,  pleine  de  force  et 
quelquefois  un  peu  lourde  des  Allemands. 

Dans  les  andante,  cette  dignité  se  laisse  vaincre, 
de  temps  en  temps,  par  une  gaieté  modérée,  mais 
cependant  elle  domine  toujours.  Quelquefois,  dans 
les  andarUe  et  les  adagio^  l'auteur  se  laisse  tout  à  coup 
emporter  à  la  force  et  à  l'abondance  de  ses  idées. 
Cette  folie,  cet  excès  de  vigueur  anime,  réjouit, 
entraîne  toute  la  composition,  mais  n'en  exclut 
pas  la  passion  et  le  sentiment. 

Quelques-uns  des  andarUe  et  des  allegro  de  Haydn 
semblent  ne  pas  avoir  de  thème.  On  serait  tenté  de 
croire  que  les  musiciens  ont  commencé  par  le  milieu 
de  leur  cahier  ;  mais  peu  à  peu  l'âme  du  véritable 


60  STENDHAL 

amateur  s'aperçoit,  à  ses  sensations,  que  le  corn- 
positeur  a  eu  un  but  et  un  plan. 

Ses  menuets,  pures  émanations  du  génie,  si  riches 
d'harmonie,  d'idées,  de  beautés  accumulées  dans  un 
petit  espace,  suffiraient  à  un  homme  ordinaire  pour 
faire  une  sonate.  C'est  dans  ce  sens  que  Mozart 
disait  de  nos  opéras-comiques,  que  tout  homme  qui 
se  portait  bien  devait  faire  tous  les  jours  un  opéra 
comme  cela  avant  déjeuner.  Les  secondes  parties 
des  menuets  de  Haydn,  ordinairement  comiques, 
sont  ravissantes  d'originalité. 

En  général,  le  caractère  de  la  musique  instru- 
mentale de  notre  compositeur  est  d'être  pleine  d'une 
imagination  romantique.  C'est  en  vain  qu'on  y 
chercherait  la  mesure  racinienne  ;  c'est  plutôt 
l'Ârioste  ou  Shakspeare,  et  c'est  ce  qui  fait  que 
je  ne  comprends  pas  encore  le  succès  de  Haydn  en 
France. 

Son  génie  parcourt  toutes  les  routes  avec  la  rapi- 
dité de  l'aigle  :  le  merveilleux  et  le  séduisant  se 
succèdent  tour  à  tour  et  sont  peints  des  couleurs 
les  plus  brillantes.  C'est  cette  variété  de  coloris, 
c'est  l'absence  du  genre  ennuyeux  qui  lui  a  peut- 
être  valu  la  rapidité  et  l'étendue  de  ses  succès.  Il 
n'y  avait  pas  deux  ans  *  qu'il  faisait  des  sympho- 
nies, qu'on  les  jouait  déjà  en  Amérique  et  dans  les 
Indes. 

Il  me  semble  que  la  magie  de  ce  style  consiste 
dans  un  caractère  dominant  de  liberté  et  de  joie. 


LETTRES  SUR  HAYDN  61 

Cette  joie  de  Haydn  est  une  exaltation  tout  ingénue, 
toute  nature,  pure,  indomptable,  continue  :  elle 
règne  dans  les  allegro  ;  on  l'aperçoit  encore  dans 
les  parties  graves,  et  elle  parcourt  les  andante  d'une 
manière  sensible. 

Dans  les  compositions  où  l'on  voit,  par  le  rythme, 
par  le  ton,  par  le  genre,  que  l'auteur  a  voulu  inspirer 
la  tristesse,  cette  joie  obstinée,  ne  pouvant  se  mon- 
trer à  visage  découvert,  se  transforme  en  énergie  et 
en  force.  Observez  bien  :  ce  n'est  pas  de  la  douleur 
que  cette  sombre  gravité,  c'est  de  la  joie  contrainte 
à  se  masquer  :  on  dirait  la  joie  concentrée  d'un  sau- 
vage ;  mais  de  la  tristesse,  de  l'affliction  d'âme,  de 
la  mélancolie,  jamais.  Haydn  n'a  pu  être  vraiment 
triste  que  deux  ou  trois  fois  en  sa  vie,  dans  un  verset 
de  son  Stabat  Mater,  et  dans  deux  adagio  des  Sept 
paroles  *.  .„ 

Et  voilà  pourquoi  il  n'a  pu  exceller  dans  la  musi-( 
que  dramatique.  Sans  mélancolie,  point  de  musique  1 
passionnée  :  c'est  ce  qui  fait  que  le  peuple  français, 
vif,  vain,  léger,  exprimant  bien  vite  tous  ses  senti- 
ments, quelquefois  ennuyé,  mais  jamais  mélanco- 
lique, n'aura  jamais  de  musique. 

Puisque  nous  sommes  sur  cet  article,  et  que  je 
vous  vois  déjà  faire  la  mine,  voici  ma  pensée  tout 
entière  :  je  vais  employer  exprès  les  images  les  plus 
triviales  et  les  plus  claires  ;  j'invite  tous  mes  con- 
frères, les  faiseurs  de  paradoxes,  à  se  servir  de  la 
XDême  méthode. 


LETTRE  VII  ♦ 


Vienne,  le  3  octobre  1808. 

J'entrais  une  fois  en  Italie  par  le  Simplon  ;  j'avais 
avec  moi  quelqu'un  qui  n'avait  jamais  fait  ce  voyage, 
et  passant  à  un  quart  de  lieue  des  îles  Borromées, 
je  fus  bien  aise  de  les  lui  faire  voir.  Nous  prîmes  une 
barque,  nous  courûmes  les  jardins  de  ce  lieu  magni- 
fique et  cependant  touchant.  Nous  revînmes  enfin 
à  la  petite  auberge  de  V Isola  Bella  :  nous  vîmes 
qu'on  mettait  trois  couverts  à  une  table,  et  un  jeune 
Milanais,  dont  l'extérieur  annonçait  beaucoup  d'ai- 
sance, vint  s'asseoir  à  côté  de  nous,  en  nous  faisant 
quelques  politesses.  Il  répondait  très  bien  aux  ques- 
tions que  je  lui  adressais.  Comme  il  était  occupé  à 
découper  une  perdrix,  mon  ami  tira  une  lettre  de 
sa  poche,  et,  faisant  semblant  de  lire,  il  me  dit  en 


64  STENDHAL 

anglais  :  «  Mais  voyez  donc  ce  jeune  homme  !  sans 
doute  il  a  commis  quelque  crime  dont  l'idée  le  pour- 
suit :  voyez  les  regards  qu'il  lance  sur  nous  ;  il  croit 
que  nous  tenons  à  la  police  *,  ou  c'est  un  Werther, 
qui  a  choisi  ce  lieu  célèbre  pour  finir  son  existence 
d'une  manière  piquante.  —  Pas  du  tout,  lui  répon- 
dis-je,  c'est  un  jeune  homme  des  plus  communi- 
catifs  que  nous  ayons  à  rencontrer,  et  même  très 
gai.  » 

7  Tous  les  Français  arrivant  en  Italie  tombent  dans 
yla  même  erreur.  C'est  que  le  caractère  de  ce  peuple 
/  est  souverainement  mélancolique  ;  c'est  le  terrain 
I     dans  lequel  les  passions  germent  le  plus  facilement  : 
de  tels  hommes  ne  peuvent  guère  s'amuser  que  par 
les  beaux-arts.  C'est  ainsi,  je  crois,  que  l'Italie  a 
produit  et  ses  grands  artistes  et  leurs  admirateurs, 
qui,  en  les  aimant  et  payant  leurs  ouvrages,  les  font 
naître  *,  Ce  n'est  pas  que  l'Italien  ne  soit  suscep- 
tible de  gaieté  :  mettez-le  à  la  campagne,  en  partie 
de  plaisir  avec  des  femmes  aimables,  il  aura  une  joie 
folle,   son  imagination   sera   d'une   vivacité   éton- 
nante. 

Je  ne  suis  jamais  tombé  en  Italie  dans  ces  parties 
de  plaisir  que  le  moindre  désappointement  de 
vanité  nous  fait  trouver  si  tristes  quelquefois  dans 
les  jolis  parcs  qui  environnent  Paris  :  un  froid  mortel 
vient  tuer  tous  les  amusements  ;  le  maître  de  la 
maison  est  de  mauvaise  humeur  parce  que  son  cuisi- 
nier a  manqué  le  dîner  ;  moi,  }e  suis  piqué  de  ce  que 


LETTRES  SUR  HAYDN  65 

M.  le  vicomte  de  V...,  abusant  de  la  rapidité  de 
son  cheval  anglais,  m'a  coupé  avec  son  carrick,  dans 
la  plaine  de  Saint-Gratien,  et  a  couvert  de  poussière 
les  dames  que  j'avais  dans  ma  jolie  calèche  neuve  ; 
mais  je  le  lui  rendrai  bien,  ou  mon  cocher  aura  son 
congé.  Toutes  ces  idées-là  sont  à  mille  lieues  d'un 
jeune  Italien  allant  recevoir  des  dames  à  sa  villa» 
Vous  souvient-il  d'avoir  lu  le  Marchand  de  Venise 
de  Shakspeare  ?  Si  vous  vous  rappelez  Gratiano 
disant  : 

Let  me  play  the  fool  : 
With  mirih  and  laughter  let  old  wrinkles  corne  *  ! 

Acte  If  se.  I. 

voilà  la  gaieté  italienne  ;  c'est  de  la  gaieté  annon- 
çant le  bonheur  :  parmi  nous  elle  serait  bien  près 
du  mauvais  ton  ;  ce  serait  montrer  soi  Iieureux,  et 
en  quelque  sorte  occuper  les  autres  de  soi.  La  gaieté 
française  doit  montrer  aux  écoutants  qu'on  n'est  gai 
que  pour  leur  plaire  ;  il  faut  même,  en  jouant  la  joie 
extrême,  cacher  la  joie  véritable  que  donne  le  succès. 

La  gaieté  française  exige  beaucoup  d'esprit  :  c'est 
celle  de  Le  Sage  et  de  Gil  Blas;  la  gaieté  d'Italie 
est  fondée  sur  la  sensibilité,  de  manière  que,  quand 
rien  ne  l'égayé,  l'Italien  n'est  point  gai. 

Notre  jeune  homme  des  îles  Borromées  ne  voyait 
rien  d'infiniment  réjouissant  à  rencontrer  à  une 
table  d'hôte  deux  Français  bien  élevés  :  il  était  poli  ; 
nous,  nous  l'aurions  voulu  amusant. 

BAYON.  5 


66  STENDHAL 

De  manière  qu'en  Italie,  les  actions  dépendant 
davantage  de  ce  qu'éprouve  l'homme  qui  agit,  quand 
cette  âme  est  commune,  l'Italien  est  le  plus  triste 
compagnon  du  monde.  J'en  portais  un  jour  mes 
plaintes  à  l'aimable  baron  W. . .  :  «  Que  voulez-vous  ? 
me  dit-il,  nous  sommes,  à  votre  égard,  comme  les 
melons  d' Italie  comparés  à  ceux  de  France  :  chez 
vous,  achetez-les  sans  crainte  sur  la  place,  ils  sont 
tous  passables  ;  chez  nous,  vous  en  ouvrez  vingt 
exécrables,  mais  le  vingt  et  unième  est  divin.  » 

La  conduite  des  Italiens,  presque  toujours  fondée 
sur  ce  que  sent  leur  âme,  explique  bien  leur  amour 
pour  la  musique,  qui,  en  nous  donnant  des  regrets, 
soulage  la  mélancolie  ♦,  et  qu'un  homme  vif  et 
sanguin,  comme  sont  les  trois  quarts  des  Français, 
ne  peut  aimer  de  passion,  puisqu'elle  ne  le  soulage 
de  rien,  et  ne  lui  donne  habituellement  aucune 
jouissance  vive. 

Que  dites-vous  de  ma  philosophie  ?  Elle  a  le 
malheur  d'être  assez  conforme  à  la  théorie  des  philo- 
sophes français  que  vous  vilipendez  aujourd'hui  ; 
théorie  qui  fait  naître  les  beaux-arts  de  Vennui  ^  : 
je  mettrais  à  la  place  de  l'ennui  la  mélancolie,  qui 
suppose  tendresse  dans  l'âme. 

L'ennui  de  nos  Français,  que  les  choses  de  senti- 
ment n'ont  jamais  rendus  ni  très  heureux  ni  très 
malheureux,  et  dont  les  plus  grands  chagrins  sont 

1.  Knnui  d'un  homme  tendre,  toujours  mêlé  de  regrets. 


LETTRES  SUR  HAYDN  67 

des  malheurs  de  vanité,  se  dissipe  par  la  corn^ersa' 
tion^  où  la  vanité,  qui  est  leur  passion  dominante, 
trouve  à  chaque  instant  l'occasion  de  briller,  soit 
par  le  fonds  de  ce  qu'on  dit,  soit  par  la  manière  de 
le  dire.  La  conversation  est  pour  eux  un  jeu,  une 
mine  d'événements.  Cette  conversation  française, 
telle  qu'un  étranger  peut  l'entendre  tous  les  jours 
au  café  de  Foy  et  dans  les  lieux  publics,  me  paraît 
le  commerce  armé  de  deux  vanités.  ^-^- 

Toute  la  différence  entre  le  café  de  Foy  et  le  salon 
de  madame  la  marquise  du  Deffant^,  c'est  qu'au  café 
de  Foy,  où  se  rendent  de  pauvres  rentiers  de  la 
petite  bourgeoisie,  la  vanité  est  basée  sur  le  fonds  de 
ce  qu'on  dit  :  chacun  raconte  à  son  tour  des  choses 
flatteuses  qui  lui  sont  arrivées  ;  celui  qui  est  censé 
écouter  attend,  avec  une  impatience  assez  mal 
déguisée,  que  son  tour  soit  arrivé,  et  alors  entame 
son  histoire,  sans  répondre  à  l'autre  en  aucune 
manière. 

Le  bon  ton,  qui,  là  comme  dans  un  salon,  part  du 
même  principe  ^,  consiste,  au  café  de  Foy,  à  écou- 
ter Vautre  avec  une  apparence  d'intérêt,  à  sourire 
aux  parties  comiques  de  ses  contes,  et,  en  parlant 
de  soi,  à  déguiser  un  peu  l'air  hagard  et  inquiet 
de  l'intérêt  personnel.  Voulez- vous  des  portraits  bien 
francs  de  cet  intérêt  personnel  dans  toute  sa  rudesse  ? 

t.  En  1779. 

2.  Dans  une  société  composée  d'indifférents,  se  donner 
réciproquement  le  plus  grand  plaisir  qu'il  est  possible. 


X 


68  STENDHAL 

Entrez  un  instant  à  la  Bourse  d'une  ville  de  com- 
merce du  Midi  *  :  voyez  un  courtier  proposer  un 
marché  à  un  négociant.  Cet  intérêt  personnel  trop 
mal  couvert  donne  à  certains  couples  de  causeurs 
du  café  de  Foy  l'air  de  deux  ennemis  rapprochés 
par  force  pour  discuter  leurs  intérêts. 

Dans  une  société  plus  riche  et  plus  civilisée,  ce 
n'est  pas  du  fonds  de  l'histoire,  mais  de  la  manière 
de  la  conter,  que  celui  qui  parle  attend  une  bonne 
récolte  de  jouissances  de  vanité  :  aussi  choisit-on 
l'histoire  aussi  indifférente  que  possible  à  celui:  qui 
parle. 

Volney  raconte  ^  que  les  Français  cultivateurs 
aux  États-Unis  sont  peu  satisfaits  de  leur  position 
isolée,  et  disent  sans  cesse  :  «  C'est  un  pays  perdu, 
on  ne  sait  avec  qui  faire  la  conversation  »,  au  con- 
traire des  colons  d'origine  allemande  et  anglaise, 
qui  passent  fort  bien  dans  le  silence  des  journées 
entières. 

Je  croirais  que  cette  bienheureuse  conversation, 
remède  à  l'ennui  français,  n'excite  pas  assez  le  sen^ 
timent  pour  soulager  la  mélancolie  italienne. 

1.  «  Voisiner  et  causer  sont,  pour  des  Français,  un  besoin 
d'habitude  si  impérieux,  que,  sur  toute  la  frontière  de  la 
Louisiane  et  du  Canada,  on  ne  saurait  citer  un  colon  de 
cette  nation  établi  hors  de  la  portée  ou  de  la  vue  d'un  autre. 
En  plusieurs  endroits,  ayant  demandé  à  quelle  distance 
était  le  colon  le  plus  écarté  :  «  Il  est  dans  le  désert,  me 
«  répondait-on,  avec  les  ours,  à  une  lieue  de  toute  habita- 
a  tion,  sans  avoir  personne  avec  qui  causer,  » 

Volney,  TabL  des  Etats-Unis^  p.  415. 


LETTRES  SUR  HAYDN  69 

C'est  d'après  des  habitudes  filles  *  de  cette  ma- 
nière de  chercher  le  bonheur  que  le  prince  N..., 
qu'on  me  citait  à  Rome  comme  un  des  hommes  les 
plus  aimables  d'Italie,  les  plus  roués,  nous  faisait 
de  la  musique  à  tout  bout  de  champ  chez  la  com- 
tesse S...,  sa  maîtresse.  II  était  en  train  de  manger 
une  fortune  de  deux  ou  trois  millions  :  son  rang,  sa 
fortune,  ses  habitudes,  auraient  dû  en  faire  un 
ci-devant  jeune  homme  ;  et  quoique  son  habit  d'uni- 
forme fût  couvert  de  pktques,  ce  n'était  qu'un 
artiste. 

Chez  nous,  l'homme  qui  va  à  un  rendez-vous,  ou 
qui  va  voir  si  le  décret  qui  le  nomme  à  une  place 
importante  est  signé,  a  assez  d'attention  de  reste 
pour  être  jaloux  d'un  cabriolet  à  la  mode. 

La  nature  a  fait  le  Français  vain  et  vif  plutôt  que 
gai.  La  France  produit  les  meilleurs  grenadiers  du 
monde  pour  prendre  des  redoutes  à  la  baïonnette, 
et  les  gens  les  plus  amusants.  L'Italie  n'a  point  de 
Collé,  et  n'a  rien  qui  approche  de  la  délicieuse  gaieté 
de  la  VérUé  dans  le  vin. 

Son  peuple  est  passionné,  mélancolique,  tendre  : 
elle  produit  des  Raphaël,  des  Pergolèse,  et  des 
comte   Ugolin  ^. 

1.  Le  comte  Ugolin,  du  Dante. 

La  boeea  wlevô  dal  fiero  poito 
Quel  peecator,  etc  *. 

Voir  l'abondance  des  caractères  de  cette  espèce  dans 
l'exceUente  Histoire  des  républiques  d'Italie,  par  Sismondi. 

HAYDN.  5. 


LETTRE  VIII  * 


Salzbourg,  le  30  avril  1809. 

Enfin,  mon  cher  ami,  vous  avez  reçu  mes  lettres  : 
la  guerre  qui  m'environne  ici  de  toutes  parts  me 
donnait  quelque  inquiétude  sur  leur  sort.  Mes  pro- 
menades dans  les  bois  sont  troublées  par  le  bruit 
des  armes  :  dans  ce  moment  j'entends  bien  distincte- 
ment le  canon  que  l'on  tire  à  une  lieue  et  demie 
d'ici,  sur  la  route  de  Munich  ;  cependant,  après 
quelques  réflexions  assez  tristes  sur  le  sort  qui  m'a 
été  ma  compagnie  de  grenadiers,  et  qui,  depuis 
vingt  ans,  m'éloigne  de  ma  patrie,  je  m'assois  sur 
le  tronc  d'un  grand  chêne  couché  par  terre  :  je  me 
trouve  à  l'ombre  d'un  beau  tilleul,  je  ne  vois  autour 
de  moi  qu'une  verdure  charmante,  et  qui  se  dessine 
bien  nettement  sur  un  ciel  d'un  bleu  foncé  ;  je  prends 


72  STENDHAL 

mon  petit  cahier,  mon  crayon,  et  je  vais,  après  un 
long  silence,  vous  parler  de  notre  ami  Haydn. 

Savez- vous  que  je  vais  presque  vous  accuser  de 
schisme  ?  Vous  semblez  le  préférer  aux  chantres 
divins  de  l'Ausonie.  Ah  !  mon  ami,  les  Pergolèse, 
les  Cimarosa,  ont  excellé  dans  la  partie  la  plus  tou- 
chante et  en  même  temps  la  plus  noble  du  bel  art 
jqizLjlous  console.  Vous  me  dites  qu'un  des  motifs 
de  votre  préférence  pour  Haydn,  c'est  qu'on  peut 
l'entendre  à  Londres  et  à  Paris  comme  à  Vienne, 
tandis  que,  faute  de  voix,  la  France  ne  jouira  jamais 
de  VOlympiade  du  divin  Pergolèse.  Sous  ce  rapport, 
je  partage  votre  opinion.  L'organisation  dure  des 
Anglais  et  de  nos  chers  compatriotes  peut  laisser 
naître  chez  eux  de  bons  joueurs  d'instruments,  mais 
leur  défend  à  jamais  de  chanter.  Ici,  au  contraire, 
en  traversant  le  faubourg  de  Léopoldstadt,  je  viens 
d'entendre  une  voix  très  douce  chanter  agréable- 
ment la  chanson 

Nach  dem  Todt  bin  ich  dein. 

Quant  à  ce  qui  me  regarde,  j'aperçois  fort  bien 
la  malice  de  votre  critique  au  milieu  de  vos  com- 
pUments.  Vous  me  reprochez  encore  cette  légèreté 
qui,  grâce  au  ciel,  faisait  autrefois  le  texte  habituel 
de  vos  leçons.  Vous  dites  que  je  vous  écris  sur 
Haydn,  et  que  je  n'oublie  qu'une  chose,  qui  est 
d'aborder  franchement  la  manière  de  ce  grand  maî- 
tre, et  de  vous  expliquer,  en  ma  qualité  d'habitant 


LETTRES  SUR  HAYDN  73 

de  rAllemagne,  et  en  votre  qualité  d'ignoraat, 
comment  il  plaît  et  pourquoi  il  plaît  ?  D'abord  vous 
n'êtes  point  un  ignorant  ;(Tous  aimez  passionnément 
la  musique,  et  l'amour  sultit  dans  les  beaux-arts. 
Ws  dites  qu'à  peine  déchiffrez-vous  un  air  : 
n'avez-vous  pas  honte  de  cette  mauvaise  objection? 
Prenez-vous  pour  un  artiste  l'ouvrier  croque-sol 
qui  depuis  vingt  ans  donne  des  leçons  de  piano, 
comme  son  égal  en  génie  fait  des  habits  chez  le 
tailleur  voisin  ?  Faites-vous  un  art  d'un  simple 
métier  où  l'on  réussit,  comme  dans  les  autres,  avec 
un  peu  d'adresse  et  beaucoup  de  patience  ? 

Rendez-vous  plus  de  justice.  Si  votre  amour 
pour  la  musique  continue,  un  voyage  d'un  an  en 
ItaUe  vous  rendra  plus  savant  que  vos  savants  de 
Paris. 

Une  chose  que  je  n'aurais  pas  crue,  c'est  qu'en 
étudiant  les  beaux-arts,  on  puisse  apprendre  à  les 
sentir.  Un  de  mes  amis  *  n'admirait,  dans  tout  le 
Musée  de  Paris,  que  l'expression  de  la  Sainte  Cécile 
de  Raphaël,  et  un  peu  le  tableau  de  la  Transfigura- 
lion  ;  tout  le  reste  ne  lui  disait  rien,  et  il  aimait 
mieux  les  peintures  d'éventails  qu'on  expose  tous 
les  deux  ans,  que  les  chefs-d'œuvre  enfumés  des 
anciennes  écoles  ;  en  un  mot,  la  peinture  était  une 
source  de  jouissances  presque  fermée  pour  lui.  Il 
est  arrivé  que,  par  complaisance,  il  a  lu  une  his- 
toire de  la  peinture  pour  en  corriger  le  style  :  il  est 
allé  par  hasard  au  Musée,  et  les  tableaux  lui  ont 


74  STENDHAL 

rappelé  ce  qu'il  venait  de  lire  sur  leur  compte.  Il 
s'est  mis,  sans  s'en  apercevoir,  à  ratifier  ou  à  casser 
les  jugements  qu'il  avait  vus  dans  le  manuscrit  ; 
il  a  bientôt  distingué  le  style  des  écoles  différentes. 
Peu  à  peu,  et  sans  dessein  formé,  il  est  allé  trois  ou 
quatre  fois  la  semaine  au  Musée,  qui  est  aujourd'hui 
un  des  lieux  du  monde  où  il  se  plaît  le  plus.  Il 
trouve  mille  sujets  de  réflexions  dans  tel  tableau 
qui  ne  lui  disait  rien,  et  la  beauté  du  Guide,  qui  ne 
le  frappait  pas  jadis,  le  ravit  aujourd'hui. 

Je  suis  convaincu  qu'il  en  est  de  même  de  la 
musique,  et  qu'en  commençant  par  apprendre  par 
cœur  cinq  ou  six  airs  du  Mariage  secret,  l'on  finit 
par  sentir  la  beauté  de  tous  les  autres  :  seulement 
il  faut  avoir  la  précaution  de  se  priver  de  toute  autre 
musique  que  celle  de  Cimarosa,  pendant  un  ou  deux 
mois.  Mon  ami  avait  soin  de  ne  voir  chaque  semaine 
au  Musée  que  les  tableaux  d'un  même  maître  ou 
d'une  même  école. 

Mais,  mon  cher,  que  la  tâche  que  vous  m'imposez 
pour  les  symphonies  de  Haydn  est  difficile  !  Non  pas 
faute  d'idées,  bonnes  ou  mauvaises,  j'en  ai  :  la 
difficulté  est  de  les  faire  parvenir  à  quatre  cents 
lieues,  et  de  les  peindre  avec  des  paroles. 

Puisque  vous  le  voulez,  mon  ami,  garantissez- 
vous  de  l'ennui  comme  vous  pourrez  ;  moi  je  vais 
vous  transcrire  ce  qu'on  pense  ici  du  style  de 
Haydn. 

Dans  les  premiers  temps  de  notre  connaissance, 


LETTRES  SUR  HAYDN  75 

je  l'interrogeais  souvent  à  ce  sujet  ;  il  est  bien  natu- 
rel de  demander  à  quelqu'un  qui  fait  des  miracles  : 
«  Comment  vous  y  prenez- vous  ?  »  ;  mais  je  voyais 
que  mon  homme  évitait  toujours  d'entrer  en  ma- 
tière. Je  pensai  qu'il  fallait  le  tourner,  et  je  me  mis 
à  prononcer,  avec  une  effronterie  de  journaliste  et 
une  force  de  poumons  intarissable,  des  jugements 
ténébreux  sur  Hœndel,  Mozart,  et  autres  grands 
maîtres,  auxquels  j'en  demande  pardon.  Haydn, 
qui  était  très  bon  et  très  doux,  me  laissait  dire  et 
souriait  ;  mais  quelquefois  aussi,  après  m'avoir 
fait  boire  de  son  vin  de  Tokay,  il  me  corrigeait 
par  cinq  ou  six  phrases  pleines  de  sens  et  de  chaleur, 
partant  de  l'âme  et  montrant  sa  théorie  :  je  me  hâ- 
tais de  les  noter  en  sortant  de  chez  lui.  C'est  ainsi 
qu'en  faisant  à  peu  près  le  métier  d'un  agent  de 
M.  de  Sartine  *,  je  suis  parvenu  à  connaître  les 
opinions  du  maître. 

Qui  le  croirait  ?  Ce  grand  homme,  dont  nos 
pauvres  diables  de  musiciens  savants  et  sans  génie 
veulent  se  faire  un  bouclier,  répétait  sans  cesse  : 
«  Ayez  un  beau  chant,  et  votre  composition,  quelle 
qu'elle  soit,  sera  belle,  et  plaira  certainement.  » 

a  C'est  l'âme  de  la  musique,  continuait-il,  c'est  la 
vie,  l'esprit,  l'essence  d'une  composition  :  sans  elle, 
Tartini  peut  trouver  les  accords  les  plus  rares  et 
les  plus  savants,  mais  vous  n'entendez  qu'un  bruit 
bien  travaillé,  lequel,  s'il  ne  déplaît  pas  à  l'oreille, 
laisse  du  moins  la  tête  vide  et  le  cœur  froid.  » 


76 


STENDHAL 


Un  jour  que  je  combattais,  avec  plus  de  déraison 
qu'à  l'ordinaire,  ces  oracles  de  l'art,  le  bon  Haydn 
alla  me  chercher  un  petit  journal  barbouillé  qu'il 
avait  fait  pendant  son  séjour  à  Londres.  Il  m'y  fit 
voir  qu'étant  allé  un  jour  à  Saint-Paul,  il  y  entendit 
chanter  à  l'unisson  une  hymne  par  quatre  mille 
enfants  :  «  Ce  chant  simple  et  naturel,  ajouta-t-il, 
me  donna  le  plus  grand  plaisir  que  la  musique  exé- 
cutée m'ait  jamais  procuré  *.  » 

Or  ce  chant  *,  qui  produisit  un  tel  effet  sur 
l'homme  du  monde  qui  avait  entendu  la  plus  belle 
musique  instrumentale,  n'est  autre  chose  que  : 


Chercherai-je,  pour  que  vous  ne  m'accusiez  pas 
de  sauter  les  difficultés,  à  vous  définir  le  chant  ? 
Écoutez  madame  Barilli,  chantant  dans  les  Nemici 
generosi,  que  je  vois  annoncés  dans  le  Journal  des 
Débats  : 

Piaceri'deW  anima, 
Contenu  soauL 

Écoutez-la  dire,  dans  le  Mariage  secret,  en  se 
moquant  de  sa  sœur,  toute  fière  d'épouser  un  comte  : 

Signora  Contessina  *. 


LETTRES  SUR  HAYDN  77 

Écoutez  PaolinO'Crivelli  chanter  à  ce  comte,  qui 
devient  amoureux  de  sa  maîtresse  : 

Deh  I  Signor  ♦  / 

Voilà  ce  que  c'est  que  le  chant.  Voulez-vous,  par 
une  méthode  aussi  facile,  connaître  ce  qui  n*est  pas 
du  chant  ?  Allez  à  Feydeau  ;  prenez  garde  qu'on  ne 
joue  ni  du  Grétry,  ni  du  Della-Maria,  ni  la  Mélo^ 
manie.  Écoutez  la  première  ariette  venue,  et  vous 
saurez  mieux  que  par  mille  définitions  ce  que  c'est 
que  de  la  musique  sans  mélodie. 

Il  y  a  peut-être  plus  d'amour  pour  la  musique  dans 
vingt  de  ces  gueux  insouciants  de  Naples,  appelés 
lazzaroni,  qui  chantent  le  soir  le  long  de  la  rive  de 
Chiaja,  que  dans  tout  le  public  élégant  qui  se  réunit 
le  dimanche  au  Conservatoire  de  la  rue  Bergère  *. 
Pourquoi  s'en  fâcher  ?  Depuis  quand  est-on  si 
orgueilleux  des  qualités  purement  physiques  ? 
La  Normandie  n'a  point  de  bois  d'orangers,  et  ce- 
pendant c'est  un  beau  et  bon  pays  :  heureux  qui 
a  des  terres  en  Normandie,  et  qui  a  la  permission 
de  les  habiter  !  Mais  revenons  au  chant. 

Comment  définir,  d'une  manière  raisonnable, 
quelque  chose  qu'aucune  règle  ne  peut  apprendre  à 
produire  ?  J'ai  sous  les  yeux  cinq  ou  six  définitions — n 
que  j'ai  notées  dans  mon  carnet  :  en  vérité,  si  quel* 
que  chose  était  capable  de  me  faire  perdre  l'idée 
bien  nette  que  j'ai  de  ce  que  c'est  que  le  chant,  ce  v 
serait  la  lecture  de  ces  définitions.  Ce  sont  des  mots      i 


78  STENDHAL 

assez  bien  arrangés,  mais  qui,  au  fond,  ne  présen- 
tent qu'un  sens  vague.  Par  exemple,  qu'est-ce  que 
la  douleur  ?  Nous  avons  tous,  hélas  !  assez  d'expé- 
rience pour  sentir  la  réponse  à  cette  question  ;  et 
cependant,  quoi  que  nous  puissions  dire,  nous 
aurons  obscurci  le  sujet.  Je  croirai  donc,  monsieur, 
être  à  l'abri  de  vos  reproches,  en  me  dispensant  de 
vous  définir  le  chant  :  c'est,  par  exemple,  ce  qu'un 
amateur  sensible  et  peu  instruit  a  retenu  en  sortant 
d'un  opéra.  Qui  est-ce  qui  a  entendu  le  Figaro  de 
Mozart,  et  qui  ne  chante  pas  en  sortant,  souvent 
avec  la  voix  la  plus  fausse  du  monde  : 

Non  pià  andrai,  farfallone  amoroso. 
Délie  donne  turbando  il  riposo,  etc,  *  ? 

Les  maîtres  vous  disent  :  Trouvez  des  chants  qui 
soient  à  la  fois  clairs,  faciles,  significatifs,  élégants, 
et  qui,  sans  être  recherchés,  ne  tombent  pas  dans  le 
trivial.  Vous  éviterez  ce  dernier  défaut  et  la  triste 
monotonie  en  introduisant  des  dissonances  :  elles 
produisent  d'abord  un  sentiment  un  peu  désagréa- 
ble ;  l'oreille  a  soif  de  les  voir  résolues,  et  éprouve 
une  jouissance  bien  distincte  quand  enfin  le  com- 
positeur les  résout. 

Les  dissonances  réveillent  l'attention  ;  ce  sont  des 
stimulants  administrés  à  un  léthargique  :  ce  mo- 
ment d'inquiétude  qu'elles  produisent  en  nous  se 
transforme  en  plaisir  très  vif,  lorsque  nous  arrivons 
enfin  à  l'accord  que  notre  oreille  ne  cessait  de  pré- 


LETTRES  SUR  HAYDN  79 

voir  et  de  désirer.  Nous  devons  des  louanges  à 
Monteverde,  qui  découvrit  cette  mine  de  beautés,  et 
à  Scarlatti,  qui  l'exploita. 

Mozart,  ce  génie  de  la  douce  mélancolie,  cet  hom- 
me plein  de  tant  d'idées  et  d'un  goût  si  grandiose, 
cet  auteur  de  l'air 

Non  80  più  coaa  son,  coaa  faccio  *, 

a  quelquefois  un  peu  abusé  des  modulations. 

Il  lui  est  arrivé  de  gâter  ces  beaux  chants  dont  les 
premières  mesures  sont  exactement  les  soupirs  d'une 
âme  tendre.  En  les  tourmentant  un  peu  vers  la  fin, 
souvent  il  les  rend  obscurs  pour  l'oreille,  quoique 
dans  la  partition  ils  soient  clairs  pour  le  lecteur  ; 
quelquefois,  dans  ses  accompagnements,  il  met  des 
chants  trop  différents  de  celui  de  l'acteur  en  scène  ; 
mais  que  ne  pardonnerait-on  pas  en  faveur  du  chant 
de  l'orchestre,  vers  le  milieu  de  l'air 

Vedrô  merUr'  io  soapiro 
Felice  un  servo  mio  ♦  ! 

Figctro. 

chant  divin,  et  que  tout  homme  qui  souffre  d'amour 
se  rappelle  involontairement  ^. 


1.  Je  ne  me  fais  pas  un  scrupule  de  prendre  mes  exemples 
dans  la  musique  que  j'ai  entendue  à  Paris  depuis  ma  rentrée 
en  France,  et  postérieurement  à  la  date  de  ces  lettres.  Il 
n'est  pas  permis  à  tout  le  monde  d'imiter  un  grand  écriyain, 
qui,  cherchant  à  donner  à  son  ami  une  idée  exacte  du  pays 


80  STENDHAL 

Les  dissonances  sont,  en  musique,  comme  le 
clair-obscur  en  peinture  :  il  ne  faut  pas  en  abuser. 
Voyez  la  Transfiguration  et  la  Communion  de 
saint  Jérôme,  placées  vis-à-vis  l'une  de  l'autre  à 
votre  Musée  de  Paris  ;  il  manque  un  peu  de  clair- 
obscur  à  la  TransfigurcUion  ;  le  Dominiquin,  au 
contraire,  en  a  fait  le  meilleur  usage  :  c'est  là  qu'il 
faut  s'arrêter,  ou  vous  tombez  dans  la  secte  des 
tenebrosi,  qui,  au  seizième  siècle,  firent  périr  la 
peinture  en  Italie.  Les  gens  du  métier  vous  diront 
que  Mozart  abuse  surtout  des  intervalles  de  diminuée 
et  de  superflue. 

Quelques  années  après  que  Haydn  se  fut  établi 
à  Eisenstadt,  et  aussitôt  qu'il  se  fut  formé  un  style, 
il  songea  à  nourrir  son  imagination  en  recueillant 
soigneusement  ces  chants  antiques  et  originaux  qui 
courent  dans  le  peuple  de  chaque  nation. 

L'Ukraine,  la  Hongrie,  l'Ecosse,  l'Allemagne,  la 
Sicile,  l'Espagne,  la  Russie,  furent  mises  par  lui  à 
contribution. 

On  peut  se  former  une  idée  de  l'originalité  de  ces 
mélodies  par  le  chant  tyrolien  que  les  of&ciers  qui 

désert   qu'il   faut   traverser   pour  arriver  à  Rome,  lui  dit  : 
«  Vous  avez  lu,  mon  cher  ami,  tout  ce  qu'on  a  écrit  sur 

ce  pays,  mais  je  ne  sais  si  les  voyageurs  vous  en  ont  donné 

une  idée  bien  juste...   Figurez-vous  quelque  chose   de  la 

désolation  de  Tyr  et  de  Babylone,  dont  parle  rÉcriture«  • 

Génie  du  Christianisme,  tom.  III,  p.  367. 
Citer  à  Paris  la  plupart  des  chefs-d'œuvre  de  Pergolèse, 

de  Galuppi,  de  Sacchini,  etc.,  ce  serait  un  peu  parler  des 

plaines  de  Babylone  *. 


LETTRES  SUR  HAYDN  81 

ont  fait  la  campagne  d'Autriche  en  1809  ont  rap- 
porté en  France  : 

Wenn  ich  war  in  mein... 

Tous  les  ans,  un  peu  avant  Noël,  on  voit  arriver, 
de  Calabre  à  Naples,  des  musiciens  ambulants  qui, 
armés  d'une  guitare  et  d'un  violon,  dont  ils  jouent, 
non  pas  en  l'appuyant  sur  l'épaule,  mais  comme 
nous  de  la  basse  *,  accompagnent  des  chants  sau* 
vages,  et  aussi  différents  de  la  musique  de  tout  le 
reste  de  l'Europe  qu'il  soit  possible  de  l'imaginer. 
Ces  chants  si  baroques  ont  cependant  leur  agré- 
ment, et  n'offensent  point  l'oreille. 

On  peut  en  juger,  en  quelque  façon,  à  Paris,  par 
la  romance  que  Crivelli  chante  d'une  manière  si 
délicieuse  dans  la  Nina  de  Paisiello.  Ce  maître  s'est 
occupé  à  rassembler  d'anciens  airs  qu'on  croit  grecs 
d'origine,  et  qui  sont  encore  chantés  aujourd'hui 
par  les  paysans  demi-sauvages  de  l'extrémité  de 
r Italie  ;  et  c'est  d'un  de  ces  airs  arrangés  qu'il  a  fait 
cette  romance  si  simple  et  si  belle. 

Quoi  de  plus  différent  que  le  boléro  espagnol  et 
l'air  Charmante  GahrieUe  de  Henri  IV  ?  Ajoutez-y 
un  air  écossais  et  une  romance  persane  tels  qu'on 
les  chante  à  Constantinople  *,  et  vous  verrez 
jusqu'où  la  variété  peut  aller  en  musique.  Haydn  se 
nourrissait  de  tout  cela,  et  savait  par  cœur  tous  ces 
chants  singuliers. 

Comme  Léonard  de  Vinci  dessinait,  sur  un  petit 

■AYDIV.  6 


82  STENDHAL 

Kvret  qu'il  portait  toujours  sur  lui,  les  physionomies 
singulières  qu'il  rencontrait,  Haydn  notait  soigneu- 
sement tous  les  passages  et  toutes  les  idées  qui  lui 
passaient  par  la  tête. 

Quand  il  était  heureux  et  gai,  il  courait  à  sa  petite 
table,  et  écrivait  des  motifs  de  menuets  et  de  chan- 
sons :  se  sentait-il  tendre  et  porté  à  la  tristesse,  il 
notait  des  thèmes  d^andante  ou  d^adagio.  Lorsque 
ensuite,  en  composant,  il  avait  besoin  d'un  passage 
de  tel  caractère,  il  recourait  à  son  magasin. 

Cependant,  d'ordinaire,  Haydn  n'entreprenait 
une  symphonie  qu'autant  qu'il  se  sentait  bien  dis- 
posé. On  a  dit  que  les  belles  pensées  viennent  du 
cœur  ;  cela  est  d'autant  plus  vrai  que  le  genre  dans 
lequel  on  travaille  s'éloigne  davantage  de  l'exacti- 
tude des  sciences  mathématiques.  Tartini,  avant  de 
se  mettre  à  composer,  lisait  un  de  ces  sonnets  si 
doux  de  Pétrarque.  Le  bilieux  Alfieri,  qui,  pour 
peindre  les  tyrans,  leur  a  dérobé  la  farouche  amer- 
tume qui  les  dévore,  aimait  à  entendre  de  la  musi- 
que avant  de  se  mettre  au  travail.  Haydn,  ainsi  que 
BufTon,  avait  besoin  de  se  faire  coiffer  avec  le  même 
soin  que  s'il  eût  dû  sortir,  et  de  s'habiller  avec  une 
sorte  de  magnificence.  Frédéric  II  lui  avait  envoyé 
un  anneau  de  diamants  :  Haydn  avoua  plusieurs 
fois  que  si,  en  se  mettant  à  son  piano,  il  oubliait 
de  prendre  cette  bague,  il  ne  lui  venait  pas  une  idée. 
Le  papier  sur  lequel  il  composait  devait  être  le  plus 
fin  possible  et  le  plus  blanc.  Il  écrivait  ensuite  avec 


LETTRES  SUR  HAYDN  83 

tant  de  propreté  et  d'attention,  que  le  meilleur 
copiste  ne  l'aurait  pas  surpassé  pour  la  netteté  et 
l'égalité  des  caractères.  Il  est  vrai  que  ses  notes 
avaient  la  tête  si  petite  et  la  queue  si  fine,  qu'il 
les  appelait,  avec  assez  de  justice,  ses  pieds  de 
mouches. 

Après  toutes  ces  précautions  mécaniques,  Haydn 
commençait  son  travail  par  écrire  son  idée  princi- 
pale, son  thème,  et  par  choisir  les  tons  dans  lesquels 
il  voulait  le  faire  passer.  Son  âme  sensible  lui  avait 
donné  une  connaissance  profonde  du  plus  ou  moins 
d'effet  que  produit  un  ton  en  succédant  à  un  autre  K 
Haydn  imaginait  ensuite  une  espèce  de  petit  roman 
qui  pût  lui  fournir  des  sentiments  et  des  couleurs 
musicales. 

Quelquefois,  il  se  figurait  qu'un  de  ses  amis,  père 
d'une  nombreuse  famille  et  mal  partagé  des  biens 
de  la  fortune,  s'embarquait  pour  l'Amérique,  espé- 
rant y  changer  son  sort. 

Les  principaux  événements  du  voyage  formaient 
la  symphonie.  Elle  commençait  par  le  départ.  Un 
vent  favorable  agitait  doucement  les  flots,  le  navire 


1.  Exemple  trivial.  Touchez  le  piano  en  C  sol  fa  ut  mineur, 
faites  la  cadence  ;  sautez  ensuite  au  G  sol  ré  ut,  vous  trouverez 
que  ce  saut  ne  déplaît  pas.  Mais  si,  au  lieu  de  sauter  au 
G  sol  ré  ut,  vous  passez  du  C  sol  fa  ut  mineur  à  l'E  la  fa, 
vous  verrez  combien  cette  succession  de  sons  est  plus  sonore, 
plus  majestueuse  et  plus  agréable  que  la  première.  On 
trouverait  facilement  mille  exemples  plus  compliqués  : 
Mozart  et  Haydn  en  sont  remplis  *. 


84  STENDHAL 

sortait  heureusement  du  port,  pendant  que,  sur  le 
rivage,  la  famille  du  voyageur  le  suivait  des  yeux 
en  pleurant,  et  que  ses  amis  lui  faisaient  des  signaux 
d'adieu.  Le  vaisseau  naviguait  heureusement,  et 
on  abordait  enfin  à  des  terres  inconnues.  Une  musi- 
que sauvage,  des  danses,  des  cris  barbares,  s'enten- 
daient vers  le  milieu  de  la  symphonie.  Le  navigateur 
fortuné  faisait  d'heureux  échanges  avec  les  natu- 
rels du  pays,  chargeait  son  vaisseau  de  riches  mar- 
chandises, et,  enfin,  se  remettait  en  route  pour 
l'Europe,  poussé  par  un  vent  propice.  Voilà  le  pre- 
mier motif  de  la  symphonie  qui  revient.  Mais  bientôt 
la  mer  commence  à  s'agiter,  le  ciel  s'obscurcit,  et 
une  tempête  horrible  vient  mêler  tous  les  tons  et 
presser  la  mesure.  Tout  est  en  désordre  sur  le  vais- 
seau. Les  cris  des  matelots,  le  mugissement  des 
vagues,  les  sifflements  des  vents  portent  la  mélodie 
du  genre  chromatique  au  pathétique.  Les  accords 
de  superflue  et  de  diminuée,  les  modulations  se 
succédant  par  semi-tons,  peignent  l'effroi  des 
navigateurs. 

Mais  peu  à  peu  la  mer  se  calme,  les  vents  favo- 
rables reviennent  enfler  les  voiles.  On  arrive  au  port. 
L'heureux  père  de  famille  jette  l'ancre  au  milieu 
des  bénédictions  de  ses  amis  et  des  cris  de  joie  de 
ses  enfants  et  de  leur  mère,  qu'il  embrasse  enfin  en 
mettant  pied  à  terre.  Tout,  sur  la  fin  de  la  sympho- 
nie, était  allégresse  et  bonheur. 

Je  ne  puis  me  rappeler  à  laquelle  des  symphonies 


LETTRES  SUR  HAYDN  85 

de  Haydn  ce  petit  roman  a  servi  de  fil.  Je  sais  qu'il 
me  l'indiqua  ainsi  qu'au  musicien  Pichl,  mais  je  l'ai 
entièrement   oubliée. 

Pour  une  autre  symphonie,  le  bon  Haydn  s'était 
figuré  une  espèce  de  dialogue  entre  Jésus  et  le  pé- 
cheur obstiné  ;  il  suivait  ensuite  la  parabole  de 
r  Enfant  prodigue. 

C'est  de  ces  petits  romans  que  proviennent  les 
noms  par  lesquels  notre  compositeur  désignait 
quelquefois  ses  symphonies.  Sans  cette  indication, 
il  est  impossible  de  comprendre  les  noms  de  la  Belle 
Circassiehney  de  Roxelane^  du  Solitaire^  du  Maître 
JCécole  amoureux,  de  la  Persane,  du  Poltron,  de  la 
Reine,  de  Laudon,  titres  qui  indiquent  tous  le  petit 
roman  qui  guidait  l'âme  du  compositeur.  Je  vou- 
drais que  les  symphonies  de  Haydn  eussent  gardé 
des  noms  au  lieu  d'avoir  des  numéros.  Un  numéro 
ne  dit  rien  ;  un  titre,  tel  que  le  Naufrage,  la  Noce, 
etc.,  guide  un  peu  l'imagination  de  l'auditeur,  qu'on 
ne  saurait  trop  tôt  chercher  à  ébranler. 

On  dit  que  jamais  homme  ne  connut  les  divers 
effets  des  couleurs,  leurs  rapports,  les  contrastes 
qu'elles  peuvent  former,  etc.,  comme  le  Titien. 
Haydn,  aussi,  avait  une*  connaissance  incroyable 
de  chacun  des  instruments  qui  composaient  son 
orchestre.  Dès  que  son  imagination  lui  fournissait 
un  passage,  un  accord,  un  simple  trait,  il  voyait 
sur-le-champ  par  quel  instrument  il  devait  le  faire 
exécuter  pour  qu'il  produisît  l'effet  le  plus  sonore 

HAYDN.  6. 


86  STENDHAL 

et  le  plus  agréable.  Âvait-il  quelque  doute  en  com- 
posant une  symphonie  ?  La  place  qu'il  occupait  à 
Eisenstadt  lui  donnait  un  moyen  facile  de  l'éclair- 
cir  *.  II  sonnait  de  la  manière  convenue  pour  annon- 
cer une  répétition  :  les  musiciens  se  rendaient  au 
foyer.  Il  leur  faisait  exécuter  de  deux  ou  trois  ma- 
nières différentes  le  passage  qu'il  avait  dans  la 
tête,  choisissait,  les  congédiait,  et  rentrait  pour 
continuer  son  travail. 

Rappelez-vous,  mon  cher  Louis,  la  scène  d'Oreste 
dans  Ylphigénie  en  Tauride^  de  Gluck.  L'effet  éton- 
nant des  passages  exécutés  par  les  violes  agitées  eût 
disparu  si  l'on  eût  donné  ces  passages  à  un  autre 
instrument  *. 

On  trouve  souvent  chez  Haydn  de  singulières 
modulations  ;  mais  il  sentait  que  l'extravagant 
éloigne  de  l'âme  de  l'auditeur  la  sensation  du  heau^ 
et  il  ne  hasarde  jamais  un  changement  un  peu  sin- 
gulier sans  l'avoir  préparé  imperceptiblement  par 
les  accords  précédents.  Ainsi,  au  moment  où  ce 
changement  arrive,  vous  ne  lui  trouvez  ni  crudité 
ni  invraisemblance.  Il  disait  avoir  trouvé  l'idée  de 
plusieurs  de  ces  transitions  dans  les  ouvrages  de 
Bach  l'ancien.  Vous  savez  que  Bach  lui-même  les 
avait  rapportées  de  Rome  *. 

En  général,  Haydn  parlait  volontiers  des  obliga- 
tions qu'il  avait  à  Emmanuel  Bach,  qui,  avant  la 
naissance  de  Mozart,  passait  pour  le  premier  pia- 
niste du  monde  ;  mais  il  assurait  aussi  ne  rien  devoir 


LETTRES  SUR  HAYDN  87 

au  Milanais  Sammartini,  qui,  ajoutait-il,  n'était 
qu'un  brouillon. 

Je  me  rappelle  fort  bien  cependant  que,  me  trou- 
vant à  Milan,  il  y  a  une  trentaine  d'années,  à  une 
soirée  de  musique  qu'on  donnait  au  célèbre  Mis- 
livicek,  on  vint  à  jouer  quelques  vieilles  symphonies 
de  Sammartini,  et  le  musicien  bohème  s'écria  tout 
à  coup  :  «  J'ai  trouvé  le  père  du  style  de  Haydn.  » 

C'était  trop  dire,  sans  doute  ;  mais  ces  deux  ar- 
tistes avaient  reçu  de  la  nature  une  âme  à  peu  près 
semblable,  et  il  est  prouvé  que  Haydn  eut  de  gran- 
des facilités  pour  étudier  les  ouvrages  du  Milanais. 
Quant  à  la  ressemblance,  remarquez  dans  le  premier 
quatuor  de  Haydn  en  B  /a,  au  commencement  de 
la  seconde  partie  du  premier  temps,  le  mouvement 
du  deuxième  violon  et  de  la  viole  :  c'est  le  genre  de 
Sammartini  tout  pur. 

Ce  Sammartini,  homme  tout  de  feu  et  extrême- 
ment original,  était  aussi,  quoique  de  loin,  au  service 
du  prince  Nicolas  Esterhazy.  Un  banquier  de  Mi- 
lan, nommé  Castelli,  était  chargé  par  le  prince  de 
compter  à  Sammartini  huit  sequins  (quatre-vingt- 
seize  francs)  pour  chaque  pièce  de  musique  qu'il 
lui  remettrait  :  le  compositeur  devait  en  fournir 
au  moins  deux  par  mois,  et  il  lui  était  libre  d'en 
remettre  au  banquier  autant  qu'il  le  voudrait  ; 
mais  sur  la  fin  de  ses  jours,  la  vieillesse  le  rendant 
paresseux,  je  me  souviens  fort  bien  d'avoir  entendu 
le  banquier  se  plaindre  à  lui  des  reproches  qu'il 


/ 


88  STENDHAL 

recevait  de  Vienne  au  sujet  de  la  rareté  de  ses  envois. 
Sammartini  répondait  en  grondant  :  «  Je  ferai,  je 
ferai  ;  mais  le  clavecin  me  tue  *.  » 

Malgré  sa  paresse,  la  seule  bibliothèque  de  la  mai- 
son Palfy  compte  plus  de  mille  morceaux  de  ce  com- 
positeur. Haydn  eut  donc  toutes  sortes  de  facilités 
pour  le  connaître  et  l'étudier,  si  jamais  il  eut  ce 
dessein. 

Haydn,  en  observant  les  sons,  avait  trouvé  de 
bonne  heure,  pour  me  servir  de  ses  propres  termes, 
«  ce  qui  fait  bierif  ce  qui  fait  mieux^  ce  qui  fait  mal.  » 

Voilà,  mon  ami,  un  exemple  de  cette  manière 
simple  de  répondre  qui  embarrasse  beaucoup.  On  lui 
demande  la  raison  d'un  accord,  d'un  passage  assigné 
plutôt  à  un  instrument  qu'à  un  autre,  il  ne  répond 
guère  autre  chose  que  :  «  Je  l'ai  fait  parce  que  cela 
va  bien.  » 

Cet  homme  rare,  repoussé  dans  sa  jeunesse  par 
l'avarice  des  maîtres,  avait  pris  sa  science  dans  son 
cœur  :  il  avait  soumis  son  âme  à  l'effet  de  la  musi- 
que ;  il  avait  remarqué  ce  qui  se  passait  en  lui,  et 
cherchait  à  reproduire  ce  qu'il  avait  éprouvé.  Un 
artiste  médiocre  cite  tout  simplement  la  règle  ou 
l'exemple  auquel  il  s'est  conformé  ;  il  tient  cela  bien 
clairement  dans  sa  petite  tête. 

Haydn  s'était  fait  une  règle  singulière  dont  je 
ne  puis  rien  vous  apprendre,  sinon  qu'il  n'a  jamais 
voulu  dire  en  quoi  elle  consistait.  Vous  connaissez 
trop  les  arts  pour  que  j'aie  besoin  de  vous  rappeler 


LETTRES  SUR  HAYDN  89 

au  long  que  les  anciens  sculpteurs  grecs  avaient 
certaines  règles  de  beauté  invariables,  nommées 
canons  ^.  Ces  règles  sont  perdues,  et  leur  existence 
recouverte  d'une  profonde  obscurité.  Il  paraît  que 
Haydn  avait  trouvé  en  musique  quelque  chose  de 
semblable.  Le  compositeur  Weigl,  le  priant  un  jour 
de  lui  donner  ces  règles,  n'en  put  obtenir  que  cette 
réponse  :  a  Essayez  et  trouvez.  » 

On  vous  dira  que  le  charmant  Sarti  composait 
quelquefois  ainsi  par  des  bases  numériques  ;  il  se 
vantait  même  de  montrer  cette  science  en  peu  de 
leçons  ;  mais  tout  l'arcane  de  sa  méthode  consistait 
à  accrocher  de  l'argent  aux  riches  amateurs,  assez 
bons  pour  espérer  pouvoir  parler  une  langue  sans 
la  savoir.  Comment  se  servir  à  l'aveugle  du  lan- 
gage des  sons,  sans  avoir  étudié  le  sens  de  chacun 
d'eux  ? 

Quant  à  Haydn,  dont  le  cœur  était  le  temple  de 
la  loyauté,  tous  ceux  qui  l'ont  connu  savent  qu'il 
avait  un  secret  et  qu'il  ne  l'a  jamais  voulu  dire. 
Il  n'a  donné  autre  chose  au  public,  dans  ce  genre, 
qu'un  jeu  philharmonique,  pour  lequel  on  se  procure, 
au  hasard,  des  nombres  en  jetant  des  dés  :  les  pas- 
sages auxquels  ces  nombres  correspondent,  étant 
réunis,  même  par  quelqu'un  qui  ne  se  doute  pas 
du  contre-point,  forment  des  menuets  réguliers. 


1.  Voir  Winckclmann,   Visconti,   ou   plutôt  Visconti   et 
Winckelmann  *. 


90 


STENDHAL 


Haydn  avait  un  autre  principe  bien  original. 
Quand  son  objet  n'était  pas  d'exprimer  une  affection 
quelconque,  ou  de  peindre  telle  image,  tous  les 
motifs  lui  étaient  bons  :  «  Tout  l'art  consiste,  disait- 
il,  dans  la  manière  de  traiter  un  thème  et  de  le  con- 
duire. »  Souvent  un  de  ses  amis  entrant  chez  lui 
comme  il  allait  commencer  une  pièce  :  «  Donnez-moi 
un  motif  »,  disait-il  en  riant.  Donner  un  motif  à 
Haydn  !  qui  l'aurait  osé  ?  —  «  Allons  !  bon  !  cou- 
rage !  donnez-moi  un  motif  pris  au  hasard,  quel 
qu'il  soit.  »  Et  il  fallait  obéir. 

Plusieurs  de  ses  étonnants  quatuors  rappellent 
ce  tour  de  force  :  ils  commencent  par  l'idée  la  plus 
insignifiante,  mais  peu  à  peu  cette  idée  prend  une 
physionomie,  se  renforce,  croît,  s'étend,  et  le  nain 
devient  géant  à  nos  yeux  étonnés  *. 


LETTRE  IX 


Salzbourg,  le  4  mai  1809. 


Mon  ami, 


En  1741,  Jomelli,  un  des  génies  de  la  musique,  fut 
appelé  à  Bologne  pour  y  composer  un  opéra.  Le 
lendemain  de  son  arrivée,  il  alla  voir  le  célèbre  père 
Martini,  sans  se  faire  connaître,  et  le  pria  de  l'ad- 
mettre au  nombre  de  ses  élèves.  Le  père  Martini 
lui  donne  un  sujet  de  fugue  ;  et  voyant  qu'il  le  rem- 
plissait d'une  manière  supérieure  :  «  Qui  êtes-vous? 
lui  dit-il  ;  vous  moquez-vous  de  moi  ?  c'est  moi  qui 
veux  apprendre  de  vous.  —  Je  suis  Jomelli,  je  suis 
le  maître  qui  doit  écrire  l'opéra  qu'on  jouera  ici 
l'automne  prochain,  et  je  viens  vous  prier  de  m'ap- 
prendre  le  grand  art  de  n'être  jamais  embarrassé 
par  mes  idées.  » 


92  STENDHAL 

Nous  autres,  qui  ne  faisons  que  jouir  de  la  musi- 
que, nous  ne  nous  doutons  pas  de  la  difficulté  qu'on 
trouve  à  arranger  de  beaux  chants  de  manière  qu'ils 
plaisent  à  l'auditeur,  sans  choquer  certaines  règles, 
dont  à  la  vérité  un  bon  quart  au  moins  sont  de  pure 
convention.  Tous  les  jours  il  nous  arrive,  en  écrivant, 
d'avoir  des  idées  qui  paraissent  bonnes,  et  de  trou- 
ver une  difficulté  extrême  à  les  tourner  d'une 
manière  agréable  et  à  les  écrire.  Cet  art  difficile,  que 
Jomelli  priait  le  père  Martini  de  lui  enseigner,  Haydn 
l'avait  trouvé  tout  seul.  Dans  sa  jeunesse,  il  jetait 
souvent  sur  le  papier  un  certain  nombre  de  notes 
au  hasard,  en  marquait  les  mesures  et  s'obligeait  à 
faire  quelque  chose  de  ces  notes,  en  les  prenant  pour 
fondamentales.  On  rapporte  le  même  exercice  de 
Sarti.  A  Naples,  l'abbé  Speranza  obligeait  ses 
élèves  à  prendre  une  aria  de  Métastase,  et  à  faire 
de  suite,  sur  les  mêmes  paroles,  trente  airs  différents  : 
c'est  par  ces  moyens  qu'il  forma  le  célèbre  Zinga- 
relli,  qui  jouit  encore  de  sa  gloire  à  Rome,  et  qui  a 
pu  écrire  ses  meilleurs  ouvrages  en  huit  jours  et 
quelquefois  en  moins  de  temps.  Moi,  indigne,  je 
suis  témoin  qu'en  quarante  heures,  distribuées  en 
dix  jours  de  travail,  il  a  produit  son  inimitable 
Roméo  et  Juliette.  A  Milan,  il  avait  écrit  son  opéra 
d^Alcinda,  le  premier  de  ses  ouvrages  célèbres,  en 
sept  jours.  Il  est  supérieur  à  toutes  les  difficultés 
matérielles  de  son  art. 

Une  qualité  remarquable  chez  Haydn,  la  première 


LETTRES  SUR  HAYDN  93 

parmi  celles  qui  ne  sont  pas  données  par  la  nature, 
c'est  l'art  d'avoir  un  style.  Une  composition  musicale 
est  un  discours  qui  se  fait  avec  des  sons  au  lieu 
d'employer  la  parole.  Dans  ses  discours,  Haydn  a, 
au  suprême  degré,  non  seulement  l'art  d'augmenter 
l'effet  de  l'idée  principale  par  les  idées  accessoires, 
mais  encore  de  rendre  les  unes  et  les  autres  de  la 
manière  qui  convient  le  mieux  à  la  physionomie  du 
sujet  :  c'est  un  peu  ce  qu'en  littérature  on  nomme 
coni^enance  de  style  *,  Ainsi  le  style  soutenu  de 
Buffon  n'admet  pas  ces  tournures  vives,  originales 
et  un  peu  familières  qui  font  tant  de  plaisir  dans 
Montesquieu. 

Le  motif  d'une  symphonie  est  la  proposition  que 
l'auteur  entreprend  de  prouver,  ou,  pour  mieux  dire, 
de  faire  sentir.  De  même  que  l'orateur,  après  avoir 
proposé  son  sujet,  le  développe,  présente  ses  preu- 
ves, répète  ce  qu'il  veut  démontrer,  apporte  de 
nouvelles  preuves,  et  enfin  conclut,  de  même  Haydn 
cherche  à  faire  sentir  le  motif  de  sa  symphonie. 

Il  faut  rappeler  ce  motif  pour  qu'on  ne  l'oublie 
pas  :  les  compositeurs  vulgaires  se  contentent,  en 
le  répétant  servilement,  de  le  faire  passer  d'un  ton 
à  un  autre  ;  Haydn,  au  contraire,  toutes  les  fois 
qu'il  le  reprend,  lui  donne  un  air  de  nouveauté, 
tantôt  lui  fait  revêtir  une  certaine  âpreté,  tantôt 
l'embellit  d'une  manière  délicate,  et  toujours  donne 
i  l'auditeur  surpris  le  plaisir  de  le  reconnaître 
sous  un  déguisement  agréable.  Vous  que  les  sym- 


94  STENDHAL 

phonies  de  Haydn  ont  frappé,  je  suis  sûr  que  si 
vous  avez  suivi  ce  paihos,  vous  avez  actuellement 
présents  à  la  pensée  ses  admirables  andante. 

Au  milieu  de  ce  torrent  d'idées,  Haydn  sait  ne 
jamais  sortir  de  ce  qui  semble  naturel  ;  il  n'est  ja- 
mais baroque  :  tout  est  chez  lui  à  la  place  la  plus 
convenable. 

Les  symphonies  de  Haydn,  comme  les  harangues 
de  Cicéron,  forment  un  vaste  arsenal  où  se  trouvent 
rassemblées  toutes  les  ressources  de  Tart.  Je  pour- 
rais, avec  un  piano,  vous  faire  distinguer  bien  ou 
mal  douze  ou  quinze  figures  musicales,  aussi  diffé- 
rentes entre  elles  que  l'antithèse  et  la  métonymie  ^ 
de  la  rhétorique  ;  mais  je  ne  vous  ferai  remarquer 
que  les  suspensions. 

Je  parle  de  ces  silences  imprévus  de  tout  l'or- 
chestre, quand  Haydn,  parvenu,  dans  la  cadence  du 
période  musical,  à  la  dernière  note  qui  résout  et 
ferme  la  phrase,  s'arrête  tout  à  coup  au  moment  où 
les  instruments  semblaient  le  plus  animés,  et  les 
fait  taire  tous. 

Aussitôt  qu'ils  recommenceront,  le  premier  son 
que  vous  entendrez,  pensez-vous,  sera  cette  der- 
nière note,  celle  qui  conclut  la  phrase,  et  que  vous 
avez  pour  ainsi  dire  déjà  entendue  en  esprit.  Pas 
du  tout.  Haydn  s'échappe  alors,  pour  l'ordinaire. 


1.  Grands  mois  que  Pradon  prend  pour  termes  de  chimie. 

BOILBAU. 


LETTRES  SUR  HAYDN  95 

à  la  quinlBy  par  un  petit  passage  plein  de  grâce  qu'il 
avait  déjà  indiqué  auparavant.  Après  vous  avoir 
détourné  un  instant  par  ce  trait  léger,  il  revient  au 
ton  principal,  et  vous  donne  alors,  tout  entière,  et 
à  votre  pleine  satisfaction,  cette  cadence  qu'il 
n'avait  d'abord  semblé  vous  refuser  que  pour  vous 
la  rendre  ensuite  plus  agréable  *. 

n  profite  très  bien  d'un  des  grands  avantages  que 
la  musique  instrumentale  ait  sur  la  musique  chantée. 
Les  instruments  peuvent  peindre  les  mouvements 
les  plus  rapides  et  les  plus  énergiques,  tandis  que  le 
chant  ne  peut  atteindre  à  l'expression  des  passions 
dès  que  celles-ci  exigent  un  mouvement  un  peu 
rapide  dans  les  paroles.  Il  faut  du  temps  au  composi- 
teur, comme  de  la  place  sur  sa  toile  au  peintre.  Ce 
sont  là  les  infirmités  de  ces  beaux  arts.  Voyez  le 

duo 

Soriite,    sortite   ♦, 

entre  Suzanne  et  Chérubin,  au  moment  où  il  va 
sauter  par  la  fenêtre  ;  on  jouit  de  l'accompagne- 
ment ;  mais,  pour  les  paroles,  elles  marchent  trop 
vite  pour  faire  plaisir  ;  dans  le  duo 

Si^enami 

du  troisième  acte  des  Horaces  *,  n'est-il  pas  d'une 
invraisemblance  choquante  que  Camille,  furieuse, 
se  disputant  avec  le  farouche  Horace,  parle  aussi 
lentement  ?  Je  trouve  le  duo  très  bien  ;  mais  ces 


96  STENDHAL 

paroles  si  lentes,  dans  une  situation  si  vive,  tuent 
le  plaisir.  Je  me  chargerais  même  de  faire  des  paroles 
italiennes  dans  lesquelles  Camille  et  Horace  seraient 
deux  amants  déplorant  ensemble  le  chagrin  de  ne 
pas  se  voir  de  quelques  jours  ;  je  les  adapterais  à 
l'air  du  duo  Si^enami,  et  je  prétends  que  la  musique 
peindrait  aussi  bien  la  douleur  modérée  de  mes 
amants,  que  le  patriotisme  furieux  et  le  désespoir 
de  madame  Grassini  et  de  Crivelli.  Si  Gmarosa  n'a 
pas  réussi  à  exprimer  ces  paroles,  qui  se  vantera  de 
le  faire  ?  Pour  moi,  il  me  semble  que  nous  sommes 
arrivés  là  à  une  des  bornes  de  l'art  musical. 

Un  habitué  de  l'Opéra  disait  à  un  de  mes  amis  : 
«  Le  grand  homme  que  ce  Gluck  !  ses  chants  ne  sont 
pas  très  agréables,  il  est  vrai  ;  mais  quelle  expres- 
sion !  Voyez  Orphée  chantant  : 

J'ai  perdu  mon  Eurydice, 
Rien  n'égale  mon  malheur.  » 

Mon  ami,  qui  a  une  belle  voix,  lui  répondit  en 
chantant  sur  le  même  air  : 

J*ai  trouvé  mon  Eurydice^ 
Rien  n'égale  mon  bonheur  *. 

Je  vous  engage  à  faire  cette  petite  expérience,  la 
partition  sous  les  yeux. 

Si  vous  voulez  de  la  douleur,  rappelez-vous 

Ah  !  rimemhranza  amara  l 


LETTRES  SUR  UAYDN  97 

du  commencement  de  Don  Juan  *.  Remarquez  que 
le  mouvement  est  nécessairement  lent,  et  que, 
peut-être,  Mozart  lui-même  n'eût  pu  réussir  à  pein- 
dre un  désespoir  impétueux  ;  le  désespoir  de  l'amant 
bourru,  par  exemple,  quand  il  reçoit  la  lettre  terrible 
qui  consiste  en  ces  mots  :  Eh  bien^  non  !  Cette  situa- 
tion est  très  bien  exprimée  dans  l'air  de  Cima- 
rosa  : 

Senti,  indegna  î  io  ti  t^olea  aposar, 
E  ti  tro\fo  innamorata. 

Ici  encore,  le  pauvre  amant  malheureux  est  sur 
le  point  de  pleurer,  sa  raison  s'égare,  mais  il  n'est  pas 
furieux.  La  musique  ne  peut  pas  plus  représenter  la 
fureur,  qu'un  peintre  nous  montrer  deux  instants 
différents  de  la  même  action.  Le  vrai  mouvement  de 
la  musique  vocale  est  celui  des  nocturnes.  Rappe- 
lez-vous le  nocturne  de  Ser  Marc^  Antonio  *.  C'est 
ce  que  savaient  bien  les  Hasse,  les  Vinci,  les  Faustina 
et  les  Mingotti,  et  c'est  ce  qu'on  ignore  aujourd'hui. 

Encore  moins  la  musique  peut-elle  peindre  tous 
les  objets  de  la  nature  :  les  instruments  ont  la  rapi- 
dité du  mouvement  ;  mais  aussi,  n'ayant  point  de 
paroles,  ils  ne  peuvent  rien  préciser.  Sur  cinquante 
personnes  sensibles  qui  écoutent  avec  plaisir  la 
même  symphonie,  il  y  a  à  parier  que  pas  deux 
d'entre  elles  ne  sont  émues  par  la  même  image. 

J'ai  souvent  pensé  que  l'eiTet  des  symphonies  de 
Haydn  et  de  Mozart  s'augmenterait  beaucoup  si  on 

MAYON.  7 


98  STENDHAL 

les  jouait  dans  l'orchestre  d'un  théâtre,  et  si,  pen- 
dant leur  durée,  des  décorations  excellentes  et  ana- 
logues à  la  pensée  principale  des  différents  morceaux 
se  succédaient  sur  le  théâtre.  Une  belle  décoration, 
représentant  une  mer  calme  et  un  ciel  immense  et 
pur,  augmenterait,  ce  me  semble,  l'effet  de  tel 
andarUe  de  Haydn  qui  peint  une  heureuse  tranquil- 
lité. 

En  Allemagne,  on  est  dans  l'usage  de  figurer  des 
tableaux  connus.  Toute  une  société,  par  exemple, 
prend  des  costumes  hollandais,  se  divise  en  groupes, 
et  figure,  dans  la  plus  parfaite  immobilité  et  avec 
une  rare  perfection,  un  tableau  de  Téniers  ou  de 
Van  Ostade  *. 

De  tels  tableaux  sur  le  théâtre  seraient  un  excel- 
lent commentaire  aux  symphonies  de  Haydn,  et 
les  fixeraient  à  jamais  dans  la  mémoire.  Je  ne  puis 
oublier  la  symphonie  du  chaos  qui  commence  la 
Créatiouy  depuis  que  j'ai  vu,  dans  le  ballet  de 
Prométhée  *,  les  charmantes  danseuses  de  Vigan6 
peindre,  en  suivant  les  mouvements  de  la  sym- 
phonie, l'étonnement  des  filles  de  la  terre  sensibles 
pour  la  première  fois  aux  charmes  des  beaux-arts. 
On  a  beau  faire  ;  la  musique,  qui  est  le  plus  vague 
des  beaux-arts,  n'est  point  descriptive  à  elle 
seule. 

Quand  elle  atteint  une  des  conditions  qu'il  faut 
remplir  pour  décrire,  la  rapidité  du  mouvement  *, 
par  exemple,  elle  perd  la  parole  et  les  intonations  si 


LETTRES  SUR  HAYDN  99 

touchantes  de  la  voix  humaine  :  a-t-elle  la  voix,  elle 
perd  la  rapidité  nécessaire. 

Comment  peindre  une  prairie  émaillée  de  fleurs 
par  des  traits  différents  de  ceux  qui  exprimeraient 
le  bonheur  d'un  vent  propice  qui  vient  enfler  les 
voiles  de  Paris  enlevant  la  belle  Hélène  ? 

Paisiello  et  Sarti  partagent  avec  Haydn  *  le  grand 
mérite  de  savoir  bien  distribuer  les  diverses  parties 
d'un  ouvrage  :  c'est  au  moyen  de  cette  sage  économie 
intérieure  que  Paisiello  compose,  non  pas  un  air, 
mais  un  opéra  tout  entier,  avec  deux  ou  trois  pas- 
sages délicieux.  Il  les  déguise,  les  rappelle  à  la  mé- 
moire, les  réunit,  leur  donne  un  air  plus  imposant  ; 
peu  à  peu  il  les  fait  pénétrer  dans  l'âme  de  ses  audi- 
teurs, leur  fait  sentir  la  douceur  des  moindres  notes, 
et  produit  enfin  cette  musique  si  pleine  de  grâces, 
et  qui  donne  si  peu  de  peine  à  comprendre.  Voyez  la 
Molinara  *,  que  vous  aimez  tant.  Voyez  les  accom- 
pagnements de  Pirro  *  comparés  à  ceux  de  la 
Gineçra  de  Mayer,  par  exemple  ;  ou,  si  vous  voulez 
mettre  du  noir  à  côté  d'une  rose,  songez  aux  accom- 
pagnements de  VAlceste  de  Gluck. 

Notre  âme  a  besoin  d'un  certain  temps  pour  com- 
prendre un  passage  musical,  pour  le  sentir,  pour  s'en 
pénétrer.  La  plus  belle  idée  du  monde  ne  produit 
qu'une  sensation  passagère,  si  le  compositeur  n'in- 
siste pas.  S'il  passe  trop  vite  à  une  autre  pensée,  la 
grâce  s'évanouit.  Haydn  est  encore  admirable  en 
cette  partie,  si  essentielle  dans  des  symphonies  qui 


100  STENDHAL 

n'ont  point  de  paroles  pour  les  expliquer,  et  qui  ne 
sont  interrompues  par  aucun  récitatif,  par  aucun 
moment  de  silence.  Voyez  V adagio  du  quatuor 
n°  45  :  mais  tous  ses  ouvrages  fourmillent  de  tels 
exemples.  Dès  que  son  sujet  commence  à  s'épuiser, 
il  présente  une  agréable  digression,  et,  sous  des  for* 
mes  diverges  et  piquantes,  le  plaisir  se  reproduit.  Il 
sait  que,  dans  une  symphonie  comme  dans  un  poème, 
les  épisodes  doivent  orner  le  sujet,  et  non  le  faire 
oublier.  Dans  ce  genre,  Haydn  est  unique. 

Voyez,  dans  les  Quatre  Saisons,  le  ballet  des  pay- 
sans,  qui,  peu  à  peu,  devient  une  fugue  pleine  de 
feu,  et  forme  une  digression  charmante. 

La  bonne  économie  des  parties  diverses  d'une 
symphonie  produit  dans  l'âme  de  l'auditeur  une 
certaine  satisfaction  mêlée  d'une  douce  tranquillité, 
sensation  semblable,  ce  me  semble,  à  celle  que  donne 
à  l'œil  l'harmonie  des  couleurs  dans  un  tableau  bien 
peint.  Voyez  le  Saint  Jérôme  du  Corrège  ^  :  le  specta- 
teur ne  se  rend  point  raison  lie  ce  qu'il  éprouve,  mais 
ses  pas  se  tourneat,  sans  qu'il  s'en  aperçoive,  vers 
ce  SaiTit  Jérôme,  tandis  qu'il  ne  revient  qu'en  vertu 
d'une  résolution  formée  au  Saint  Sépulcre  du  Carra- 
vage  *.  En  musique,  combien  de  Carravages  pour 

1.  N"  897. 

2.  NO  S38.  Cette  dilTércnce  serait  encore  plus  sensible,  *i 
je  pouvais  citer  le  Saint  George*  de  la  gtleric  de  Dresde.  La 
beauté  de  Marie,  l'expression  divine  de  la  Madeleine  dam 
le  Saint  Jérôme  de  Paris,  ne  laissent  pas  le  temps  de  sentir 
combien  ce  tableau  est  bien  peint. 


LETTRES  SUR  HAYDN  101 

un  Corrège  !  Mais  un  tableau  peut  avoir  un  grand 
mérite,  et  ne  pas  donner  à  l'œil  un  plaisir  sensible  : 
tels  sont  plusieurs  ouvrages  des  Carraches,  qui  ont 
poussé  au  noir,  tandis  que  toute  musique  qui  ne 
plaît  pas  d'abord  à  l'oreille  n'est  pas  de  la  musique. 
La  science  des  sons  est  si  vague,  qu'on  n'est  sûr  de 
rien  avec  eux,  sinon  du  plaisir  qu'ils  donnent 
actuellement. 

C'est  en  vertu  de  combinaisons  très  profondes  que 
Haydn  divise  la  pensée  musicale  ou  le  chant  entre 
les  divers  instruments  de  l'orchestre  ;  chacun  a  sa 
part,  et  la  part  qui  lui  convient.  Je  voudrais,  mon 
ami,  que,  dans  l'intervalle  de  cette  lettre  à  la  sui- 
vante, vous  pussiez  aller  à  votre  Conservatoire  de 
Paris,  où,  dites-vous,  l'on  exécute  si  bien  les  sym- 
phonies de  notre  compositeur.  Voyez,  en  les  écou- 
tant, si  vous  reconnaissez  la  vérité  de  mes  rêveries  ; 
sinon,  faites-moi  une  guerre  impitoyable  ;  car,  ou 
je  me  serai  mal  exprimé,  ou  mes  idées  seront  aussi 
réelles  que  celles  de  cette  bonne  dame  qui  croyait 
voir,  dans  les  taches  de  la  lune,  des  amants  heureux 
se  penchant  l'im  vers  l'autre. 

Quelques  faiseurs  d'opéras  ont  voulu,  de  même, 
partager  l'exposition  de  leurs  idées  entre  l'orchestre 
et  la  voix  de  l'acteur.  Us  ont  oublié  que  la  voix 
humaine  a  cela  de  particulier,  que,  dès  qu'elle  se  fait 
entendre,  elle  attire  à  soi  toute  l'attention.  Nous 
éprouvons  tous,  malheureusement,  en  avançant 
en  âge,  qu'à  mesure  qu'on  est  moins  sensible  et  plus 

MAYDN.  7. 


102  STENDHAL 

savant,  on  devient  plus  attentif  aux  instruments 
de  Torchestre.  Mais  chez  la  plupart  des  hommes 
sensibles  et  faits  pour  la  musique,  plus  le  chant  est 
clair  et  donné  avec  netteté,  plus  le  plaisir  est  grand. 
Je  ne  vois  d'exception  à  cela  que  dans  certains  mor- 
ceaux de  Mozart.  Mais  il  est  le  La  Fontaine  de  la 
musique  ;  et  comme  ceux  qui  ont  voulu  imiter  le 
naturel  du  premier  poète  de  la  langue  française  n'ont 
attrapé  que  le  niais,  de  même  les  compositeurs  qui 
veulent  suivre  Mozart  tombent  dans  le  baroque  le 
plus  abominable.  La  douceur  des  mélodies  de  ce 
grand  homme  assaisonne  tous  ses  accords,  fait  tout 
passer.  Les  compositeurs  allemands,  que  j'entends 
tous  les  jours,  renoncent  à  la  grâce,  et  pour  cause, 
dans  un  genre  qui  la  demande  impérieusement  :  ils 
veulent  toujours  donner  du  terrible.  L'ouverture 
du  moindre  opéra-comique  ressemble  à  un  enterre- 
ment ou  à  une  bataille.  Ils  vous  disent  que  l'ouver- 
ture de  la  Frascatana  *  n'est  pas  forte  d'harmonie. 
C'est  un  peintre  qui  ne  sait  pas  nuancer  ses  cou- 
leurs, qui  ne  connaît  rien  au  doux  et  au  tendrey  et  qui 
veut  à  toute  force  faire  des  portraits  de  femme.  Il 
dit  ensuite  à  ses  élèves,  d'un  ton  d'oracle  :  «  Gardez- 
vous  d'imiter  ce  malheureux  Corrège,  cet  ennuyeux 
Paul  Véronèse  ;  soyez  dur  et  heurté  comme  moi.  » 

Jadis  en  aa  volière  un  riche  curieux 
Rassembla  des  oiseaux  le  peuple  harmonieux  ; 
Le  chantre  de  la  nuit,  le  serin,  la  fau^fetle, 
De  leurs  sons  enchanteurs  égayaieni  sa  retraite  ; 


LETTBES  SUR  HAYDN  103 

//  eut  soin  d*ècarter  les  lézards  et  les  rats  ; 

Ils  n'osaient  approcher  ;  ce  temps  ne  dura  pas. 

Un  nouveau  maître  vint  ;  ses  gens  se  négligèrent  ; 

La  volière  tomba  ;  les  rats  s'en  emparèrent  ; 

Ils  dirent  aux  lézards  :  «  Illustres  compagnons. 

Les  oiseaux  ne  sont  plus,  et  c'est  nous  qui  régnons  *  !  » 

Voltaire. 


LETTRE  X 


Salzbourg,  le  6  mai  1809. 

J'ai  souvent  vu  demander  à  Haydn  quel  était 
celui  de  ses  ouvrages  qu'il  préférait,  il  répondait  : 
t  Les  Sept  Paroles.  »  Voici  d'abord  l'explication  du 
titre,  n  y  a  cinquante  ans,  je  crois,  que  l'on  célébrait, 
le  jeudi  saint,  à  Madrid  et  à  Cadix,  une  prière  appe- 
lée de  YerUierro  *  :  ce  sont  les  funérailles  du  Rédemp- 
teur. La  religion  et  la  gravité  du  peuple  espagnol 
environnaient  cette  cérémonie  d'une  pompe  extra- 
ordinaire :  un  prédicateur  expliquait  successive- 
ment chacune  des  sept  paroles  prononcées  par  Jésus 
du  haut  de  sa  croix  ;  une  musique  digne  de  ce  grand 
sujet  devait  remplir  les  intervalles  laissés  à  la  com- 


106  STENDHAL 

ponction  des  fidèles  entre  Texplication  de  chacune 
des  sept  paroles.  Les  directeurs  de  ce  spectacle  sacré 
firent  courir  une  annonce  dans  toute  T Europe,  par 
laquelle  ils  promettaient  un  prix  considérable  à 
l'auteur  qui  enverrait  sept  grandes  symphonies 
exprimant  les  sentiments  que  devait  doyier  cha- 
cune des  sept  paroles  du  Sauveur.  Haydn  seul 
concourut  ;  il  envoya  ces  symphonies  où 

Spiega  con  tal  pieteUe  il  suo  concetto, 
E  il  suon  con  tal  dolcezza  s>*  accompagna^ 
Che  al  crudo  inferno  intenerisce  il  petto  l. 

Dante. 

A  quoi  bon  les  louer  ?  Il  faut  les  entendre,  être 
chrétien,  pleurer,  croire  et  frémir.  Dans  la  suite, 
Michel  Haydn,  frère  de  notre  compositeur,  ajouta 
des  paroles  et  un  chant  à  cette  sublime  musique 
instrumentale  :  sans  y  rien  changer,  il  la  fit  devenir 
accompagnement  ;  travail  énorme,  qui  aurait  ef- 
frayé un  Monteverde  ou  un  Palestrina.  Ce  chant 
ajouté  est  à  quatre  voix. 

Quelques-unes  des  symphonies  de  Haydn  ont  été 
écrites  pour  les  jours  saints  \  Au  milieu  de  la  dou- 
leur qu'elles  expriment,  il  me  semble  entrevoir  la 
vivacité  caractéristique  de  Haydn,  et  çà  et  là  des 


1.  Il  exprime  sa  prière  avec  un  accent  si  tendre,  les  sons 
qui  l'accompagnent  sont  si  doux,  que  le  dur  enfer  en  est 
touché. 

2.  Elles  sont  en  G  sol  ré  ut,  D  la  sol  ré,  C  sol  faui  mineur. 


LETTRES  SUR  HAYDN  107 

mouvements  de  colère  par  lesquels  Fauteur  désigne 
peut-être  les  Hébreux  crucifiant  leur  Sauveur. 

Voilà,  mon  cher  Louis,  le  résumé  de  ce  que  j'ai 
senti  bien  souvent  en  écoutant  les  plus  belles  sym- 
phonies de  Haydn,  et  cherchant  à  lire  dans  mon 
âme  la  manière  dont  elles  parvenaient  à  me  plaire. 
Je  distinguais  d'abord  ce  qui  est  commun  entre 
elles,  ou  le  style  général  qui  y  règne. 

Je  cherchais  ensuite  les  ressemblances  que  ce 
style  pouvait  avoir  avec  celui  de  maîtres  connus. 
On  y  trouve  quelquefois  mis  en  pratique  les  précep- 
tes donnés  par  Bach  ;  on  voit  que,  pour  la  conduite 
et  le  développement  du  chant  des  divers  instru- 
ments, l'auteur  a  pris  quelque  chose  dans  Fux  et 
dans  Porpora  ;  que,  pour  la  partie  idéale,  il  a  déve- 
loppé de  très  beaux  germes  d'idées  contenus  dans 
les  ouvrages  du  Milanais  Sammartini  et  de  Jomelli. 

Mais  ces  légères  traces  d'imitation  sont  loin  de  lui 
ôter  le  mérite  incontestable  d'avoir  un  style  original, 
et  digne  de  produire,  ainsi  qu'il  est  arrivé,  une  révo- 
lution totale  dans  la  musique  instrumentale.  C'est 
ainsi  qu'il  n'est  pas  impossible  que  l'aimable  Cor- 
rège  ait  pris  quelques  idées  du  clair-obscur  sublime 
qui  fait  le  charme  de  la  Léda,  du  Saint  Jérôme  y  de  la 
Madonna  alla  scodella,  dans  les  tableaux  de  Fra 
Bartolomeo  et  de  Léonard  de  Vinci.  Il  n'en  est  pas 
moins  réputé,  et  à  juste  titre,  l'inventeur  de  ce 
clair-obscur  qui  a  fait  connaître  aux  modernes  une 
seconde  source  de  beauté  idéale.  Comme  V Apollon 


108  STENDHAL 

offre  la  beauté  des  formes  et  des  contours,  de  même 
la  Nuit  de  Dresde,  par  ses  ombres  et  ses  demi-teintes, 
donne  à  l'ftme  plongée  danç  une  douce  rêverie  cette 
sensation  de  bonheur  qui  l'élève  et  la  transporte 
hors  d'elle-même,  et  que  l'on  a  appelée  le  sublime  *• 


LETTRE  XI 


Salzbourg,  lo  11  mai  1809. 


Mon  ami, 


Avec  une  physionomie  un  peu  bourrue,  et  une 
espèce  de  laconisme  dans  le  discours,  qui  semblait 
indiquer  un  homme  brusque,  Haydn  était  gai,  d'une 
humeur  ouverte,  et  plaisant  par  caractère.  Cette 
vivacité  était,  il  est  vrai,  facilement  comprimée  par 
la  présence  d'étrangers  ou  de  gens  d'un  rang  supé- 
rieur. Rien  ne  rapproche  les  rangs  en  Allemagne  ; 
c'est  le  pays  du  respect.  A  Paris,  les  cordons-bleus 
allaient  voir  d'Alembert  dans  son  grenier  ;  en  Autri- 
che, Haydn  ne  vécut  jamais  qu'avec  les  musiciens 
ses  collègues  :  il  y  perdit  sanB  doute,  et  la  société 


110  STENDHAL 

aussi.  Sa  gaieté  et  Tabondance  de  ses  idées  le  ren- 
daient très  propre  à  porter  l'expression  du  comique 
dans  la  musique  instrumentale,  genre  à  peu  près 
neuf,  et  où  il  fût  allé  loin,  mais  pour  lequel  il  est 
indispensable,  comme  pour  tout  ce  qui  tient  à  la 
comédie,  que  l'auteur  vive  au  milieu  de  la  société 
la  plus  élégante.  Haydn  ne  vit  le  grand  monde  que 
dans  sa  vieillesse,  pendant  ses  voyages  à  Londres. 

Son  génie  le  portait  naturellement  à  employer 
ses  instruments  à  faire  naître  le  rire.  Souvent,  aux 
répétitions,  il  donnait  aux  musiciens  ses  camarades 
de  petites  pièces  de  ce  genre,  qui,  jusqu'ici,  est  bien 
borné.  Vous  me  pardonnerez  donc  de  vous  faire  part 
de  ma  petite  érudition  comique. 

La  plus  ancienne  des  plaisanteries  musicales  que 
je  connaisse  est  celle  de  Mérula  ^  un  des  plus  pro- 
fonds contre-pointistes  d'une  époque  où  le  chant 
n'avait  pas  encore  pénétré  dans  la  musique.  Il 
imagina  une  fugue  représentant  des  écoliers  qui 
récitent  devant  leur  pédagogue  le  pronom  latin  qui^ 
qusRy  quodj  qu'ils  ne  savent  pas  bien.  La  confusion, 
les  embrouillamini,  les  barbarismes  des  écoliers  mêlés 
aux  cris  du  pédagogue  qui  entre  en  fureur  et  leur 
distribue  des  férules,  eurent  les  plus  grands  succès. 

Benedetto  Marcello,  ce  Vénitien  si  grave  et  si 
sublime  dans  son  style  sacré,  le  Pindare  de  la  musi- 
que,  est  l'auteur  de   ce   morceau   connu  intitulé 

1.  Il  florissait  vers  1630. 


LETTRES  SUR  HAYDN  111 

le  Capriccioj  où  il  se  moque  des  castrats^  qu'il  détes- 
tait cordialement. 

Deux  basses-tailles  et  deux  ténors  commencent 
par  chanter  ensemble  ces  trois  vers  : 

NOf  che  lasaù  nei  cori  almi  e  beati 

Non  intrano  caatrati^ 
Perche  scritto  è  in  quel  loco,,. 

Le  soprano  alors  part  tout  seul,  et  demande. 
Dite  :  che  è  scritto  mai  ? 

Les  ténors  et  les  basses-tailles  répondent  sur  un 
ton  extrêmement  bas  : 

Arhor  che  non  fa  frutto 
Arda   nel  fuoco  ♦. 

Sur  quoi  le  soprano  s'écrie,   à  l'autre  bout  de 

réchelle  : 

Ahi  !  ahi  ! 

L'effet  de  ce  morceau  plein  d'expression  est  in- 
croyable. La  distance  extrême  que  l'auteur  a  mise 
entre  les  sons  très  aigus  du  malheureux  soprano  et 
les  voix  sombres  des  basses-tailles,  produit  la  mélodie 
la  plus  ridicule  du  monde. 

Le  nazillement  uniforme  des  capucins,  auxquels 
même  il  est  expressément  défendu  de  chanter  et  de 
sortir  du  ton,  a  fourni  un  morceau  plaisant  à 
Jomelli. 


112  STENDHAL 

L'élégant  Galuppi,  si  connu  par  ses  opéra  buffa  et 
par  sa  musique  d'église,  n'a  pas  dédaigné  de  mettre 
en  musique  le  chant  d'une  synagogue,  et  une  dis- 
pute de  vendeuses  de  fruits  rassemblées  dans  un 
marché  de  Venise. 

A  Vienne,  l'esprit  méthodique  du  pays  fixa  un 
jour  pour  les  plaisanteries  de  ce  genre  ;  la  soirée 
de  la  fête  de  Sainte-Cécile  était  consacrée,  vers  le 
milieu  du  dix-huitième  siècle,  à  faire  de  la  musique 
dans  toutes  les  maisons,  et  l'usage  voulait  que  les 
musiciens  les  plus  graves  présentassent  ce  jour-là 
à  leurs  amis  des  compositions  comiques.  Un  père 
augUstin,  du  beau  couvent  de  Saint-Florian,  en 
Autriche,  prit  un  singulier  texte  pour  ses  plaisan- 
teries :  il  composa  une  messe  qui,  sans  scandale,  a 
eu  longtemps  le  privilège  de  faire  pouffer  de  rira 
chanteurs  et  auditeurs. 

Vous  connaissez  les  canons  bernesques  *,du  pèra 
Martini  de  Bologne,  celui  des  Ivrognes,  celui  des 
Cloches,  celui  des  Vieilles  Religieuses. 

Le  célèbre  Gementi,  l'émule  de  Mozart,  dane  ses 
compositions  pour  le  piano,  a  publié  à  Londres,  cette 
patrie  des  caricatures,  un  recueil  de  caricatures  har- 
moniques, dans  lesquelles  il  contrefait  les  plus 
célèbres  compositeurs  de  piano  :  quiconque  a  la 
connaissance  la  plus  légère  des  manières  de  Mozart, 
Haydn,  Kozeluck,  Sterkel,  etc.,  et  entend  ces 
petites  sonates,  composées  d'un  prélude  et  d'une 
cadence,  devine  sur-le-champ  le  maître  duquel  on 


TJIfi 


LIFE   OF   HAYDN, 


IN    A    SLir F.S    OF 


•LlTTVf.^  v,  HiTlEN  AT  VIENNA. 


lOLU'^^El)    11 Y 


T  II  i: 


ÎFE   OF  MOZART, 


yn-ra 


Ol;>«ri;VATl-)NS 


ox 


M  E  I  A  s  T  A  s  I  O, 


A\D   on 


Tne  Pr.ESKNT  ^TATJ- 


OF 


MUSIC  IN  IllANCE  AND  ITALY 


tran:;latt.i»  fiiom  the  frf.Nch  <«p 
/.  .'i.  C.  BOMBET. 


WlTil  N(/l  l-S. 

bY 

TUE  AtT;:<iK  OF  THE  SACRED  MELODIES. 


LONLO.V: 

JOHN   MLHRAY,   ALBEM  ARLE-ST  RE  ET. 


1817. 


i  1  :i  l       f'I       lA      rp\l    r«    .ifN     AN'.I    \l"-l. 


S^  rNDJÏAL 


'    { 


;:n.;  i.  -a  cotiiiu  par  ses  opéra  hu/ja  et 

■p'  il       '.''..',  n'a  pas  déilaii^né  de  uietlre 

îr     '  jr;i    .1  une  sviiacrojrue,  et  une  »lis- 

•    .-•.■      î-;   frait.s   rasï>enii»lé«.'s   d-in<  un 


'.    *        -,   !  '-^    l'I  wvj\\{ï(\u[\it  (îii  J^avs    fixa   un 

;•  ^    i     .'>.«?•  î ♦lies  de   ce.   ^^enn*  ;   la   soirée 

■  .  ■■    '     •    ^i'-  >'..i'j'e-Céeile  était  eonsarrét-,  vt-rs  le 

'      »    n\  ôw  ',         >'\no  sl«''el(*,  à  faire  de  la  Uitisupje 

taito  î       !..;;isons,  et  rusai.'^e  vo\.i].ijt  nur  Irs 

.  H 'US   U  ^   i<  .;.s   graves  prr-jen  lassent  ce  jour-là 

•    l'Miis  ;r,  .'    dr^  C(Mn})ositi(ui.s   cnuiiques.    Lu  j>ère 

itioîjvt    ,.     •  :    bt'au    eouvent    do    Saint-l'inriau.    eu 

Aa*f    i-' ,    I  • '1    uîi  sinijulier  tr'xte  ]><uir  s^'s  pliu'^an- 

trii'-   :   il  <.iti.|M><a  uue  int.'sse  qui,  saïis  scand.de,  a 

«u   1  M  .:!•  nip-i   U'   [u'ivdèj/o.  de  faire  poulTrr  dv   rjre 

•  :•  Ui!(uirs  et  i!i:<ii leurs. 

\  .»ns  (M.ji f.aiss'.'Z  Irs  canons  berne squcs  *  du  pore 
^iTJ'.i   di    IjuIo^uc,  celui  des   I\'ro<:nt:i>j  celui  de^ 
(  i     '.        ••«  !.ii  des   Vieilles  Rcli^iriiscs. 

r        •     •  '(   vilement  i,  Térnule  de  Mo/art,  dans  ses 

.  '  •    •  if  le  piano»  a  pu  hué  à  I.oniin's,  cotle 

Wures,  un  reeu^'il  de  eaiii*afures  liar- 

,     JN    lesquelles    il    contrefait    les    plus 

ri!  "-^itcurs   de   piano   :   quiconque   a   la 

»-  f   !•*  ;!as  leurre  des  manières  de  Mozart, 

..:,     1.    •         ;w    Slerkel,    etc.,    et    entend    ce? 

p»i!  ••  .    «.••unposées  d'un   pr''dude  et  d'une 

cîh;.'-..       •  -v.îie  sur-le-champ  le  maître  du<piel  on 


TUK 

LIFE  OF  HAYDN, 

IN  A  SBBI£S  OF 

LETTERS  WRITTEN  AT  YIEBMA. 

POLLOWED  BT 

THE  LIFE  OF  MOZART, 


OBSERVATIONS 

OR 

METASTASIO. 

AVI»  OW 

THS  PRESENT  Sl'ATE 

OF 

MUSIC  IN  FRANCE  AND  ITALY. 


TRAN8LATBD  FROM   THB   FRBNCH  OF 

L.  A.  a  BOMBET. 


WITH  NOTES, 

BY 

THE  AUTHOR  OF  THE  SACRED  MELODIES, 


LONDOX: 

JOHN  BIUBBAY»  ALBEMARLB-STRBKT. 


1817. 

Titre  de  la  traduction  anglaise. 


i 


LETTRES  SUR  HAYDN  113 

se  moque  ;  on  y  reconnaît  son  style,  et  surtout  les 
petites  affectations  et  les  petites  erreurs  dans  les- 
quelles il  est  sujet  à  tomber. 

Du  temps  de  Charles  VI,  le  célèbre  Porpora  vivait 
à  Vienne,  pauvre  et  sans  travail  :  sa  musique  ne 
plaisait  pas  à  ce  monarque  connaisseur,  comme 
trop  pleine  de  trilles  et  de  morderUi,  Hasse  fit  un 
oratorio  pour  l'empereur,  qui  lui  en  demanda  un 
second.  Il  supplia  Sa  Majesté  de  permettre  que 
Porpora  exécutât  ce  travail  :  l'empereur  refusa 
d'abord,  disant  qu'il  n'aimait  point  ce  style  chevro- 
tant :  mais  touché  de  la  générosité  de  Hasse,  il  finit 
par  consentir  à  sa  demande.  Porpora,  prévenu  par 
son  ami,  ne  mit  pas  un  trille  dans  tout  l'oratorio. 
L'empereur  étonné  répétait  pendant  la  répétition 
générale  :  a  C'est  un  autre  homme  :  plus  de  trilles  !  » 
Mais,  arrivé  à  la  fugue  qui  terminait  la  compo- 
sition sacrée,  il  vit  que  le  thème  commençait  par 
quatre  notes  triUées.  Or  vous  savez  que  dans  les 
fugues  le  sujet  passe  d'une  partie  à  une  autre,  mais 
ne  change  pas  :  quand  l'empereur,  qui  avait  le 
privilège  de  ne  rire  jamais,  entendit,  dans  le  grand 
plein  de  la  fugue,  ce  déluge  de  trilles  qui  semblait 
faire  une  musique  de  paralytiques  enragés,  il  n'y 
put  tenir,  et  rit  peut-être  pour  la  première  fois  de 
sa  vie.  En  France,  pays  de  la  plaisanterie,  celle-ci 
eût  peut-être  paru  déplacée  ;  à  Vienne,  elle  com- 
mença la  fortune  de  Porpora. 

De  tous  les  morceaux  comiques  de  Haydn,  il  ne 

HAYON.  8 


114  STENDHAL 

nous  en  reste  qu'un  :  c'est  cette  symphonie  connue, 
pendant  laquelle  tons  les  instruments  disparaissent 
successivement,  de  façon  qxi'k  la  fin  le  premier 
violon  se  trouve  jouer  tout  seul.  Cette  pièce  sin^- 
Itère  a  fourni  trois  anecdotes,  qui  toutes  sont  attes- 
tées à  Vienne  par  des  témoins  oculaires  ;  jugez  de 
mon  embarras.  Les  uns  disent  que  Haydn,  s'aperce- 
vant  que  ses  innovations  le  faisaient  voir  de  mau- 
vais ceil  par  les  musiciens  du  prince,  voulut  se 
moquer  d'eux.  Il  fit  jouer  sa  symphonie,  sans  répé- 
tition préhminaire,  devant  Son  Altesse,  qui  avait 
le  mot  de  l'énigme  :  l'embarras  des  musiciens  qui 
croyaient  tous  s'être  trompés,  et  surtout  la  confu- 
sion du  premier  violon,  quand  à  la  fin  il  s'entendait 
jouer  seul,  divertit  la  cour  d'Eisenstadt. 

D'autres  assurent  que,  le  prince  voulant  congé- 
dier tout  son  orchestre,  à  l'exception  de  Haydn, 
celui-ci  trouva  ce  moyen  ingénieux  de  figurer  te 
départ  général,  et  la  tristesse  qui  s'ensuivrait  : 
chaque  musicien  sortait  de  la  salle  à  mesure  que  sa 
partie  avait  fini.  Je  vous  fais  grâce  de  la  troisième 


Une  autre  fois,  Haydn  cherchant  à  amuser  la 
société  du  prince,  alla  acheter,  dans  une  foire  d'un 
bourg  de  Hongrie,  voisin  d'Eisenstadt,  un  plein 
panier  de  sifflets,  de  petits  violons,  de  coucous,  de 
trompettes  de  bois,  et  de  tous  les  instruments  qui 
font  le  bonheur  des  enfants.  I)  prit  la  peine  d'étudier 
leur  portée  et  leur  caractère,  et  composa  la  sympho- 


LETTRES  SUR  HAYDN  115 

nie  la  plus  plaisante  avec  ces  seuls  instruments,  dont 
quelques-uns  même  exécutent  des  solo  :  le  coucou 
est  la  basse  générale  de  cette  pièce. 

Beaucoup  d'années  après,  Haydn,  étant  en  Angle- 
terre, s'aperçut  que  les  Anglais,  qui  aimaient  beau- 
coup ses  compositions  instrumentales  quand  le 
mouvement  en  était  vif  et  allegro,  s'endormaient 
ordinairement  à  Vandante  ou  à  Vculagio,  quelques 
beautés  qu'il  cherchât  à  y  accumuler  :  il  fit  un 
andarUe  plein  de  douceur,  de  suavité,  et  du  chant 
le  plus  tranquille  ;  tous  les  instruments  semblèrent 
s'éteindre  peu  à  peu  ;  et  au  milieu  du  plus  grand 
pianissimo,  partant  tous  à  la  fois,  et  renforcés  par 
un  coup  de  timbale,  ils  firent  ressauter  l'auditoire 
endormi  *. 


LETTRE  XI F 


Salzbourg,  le  17  mai  1809. 

Mon  cher  ami, 

Assez  longtemps  nous  avons  suivi  Haydn  dans 
la  carrière  où  il  fut  supérieur  ;  voyons  maintenant 
ce  qu'il  a  été  dans  la  musique  vocale.  Nous  avons 
de  lui  des  messes,  des  opéras  et  des  oratorios  :  ce 
sont  trois  genres. 

Ce  n*est  guère  que  par  conjectures  que  nous 
pouvons  savoir  ce  que  Haydn  fut  dans  la  musique 
théâtrale. 

Les  opéras  qu'il  composait  pour  le  prince  Ester- 
hazy  ne  sortaient  point  des  archives  d'Eisenstadt, 

BAYDK.  8. 


118  STENDHAI. 

qui  un  jour  brûlèrent  entièrement,  ainsi  que  la 
maison  de  Haydn.  Il  perdit  la  plus  grande  partie  de 
ce  qu'il  avait  composé  dans  ce  genre.  On  n'a  con- 
servé que  VArmide,  VOrlaiido  paladino,  la  Vera 
Coslanza  et  lo  Speziale,  qui  sont  peut-être  ce  qu'il 
avait  fait  de  moins  bon. 

Jomelli,  arrivant  à  Padoue  pour  y  écrire  un  opéra, 
s'aperçut  que  les  chanteurs  et  cantatrices  ne  valaient 
rien,  et  de  plus,  n'avaient  nulle  envie  de  bien  faire  : 
i<  Ah  !  canailles,  leur  dit-il,  je  ferai  chanter  l'or- 
chestre ;  l'opéra  ira  aux  nues,  et  vous  à  tous  les 
diables.  » 

La  troupe  du  prince  Esterhazy,  sans  être  précisé- 
ment  comme  celle  de  Padoue,  n'était  pas  excel- 
lente ;  d'ailleurs  Haydn,  retenu  dans  sa  patrie  par 
mille  liens,  n'en  sortit  que  déjà  vieux,  et  n'écrivit 
jamais  pour  des  théâtres  publics. 

Ces  considérations  vous  préparent,  mon  cher 
Louis,  à  l'aveu  que  j'ai  à  vous  faire  relativement  à 
la  musique  dramatique  de  notre  compositeur. 

Il  avait  trouvé  la  musique  instrumentale  dans 
l'enfance  ;  la  musique  chantée  était  au  contraire, 
quand  il  parut,  dans  toute  sa  gloire  :  Pergolèse,  Léo, 
Scarlatti,  Guglielmi,  Piccini  et  vingt  autres  l'avaient 
portée  à  un  point  de  perfection  qui  depuis  n'a  été 
atteint  et  quelquefois  surpassé  que  par  Cimarosa 
et  Mozart.  Haydn  ne  s'éleva  point  à  la  beauté  des 
mélodies  de  ces  hommes  célèbres  :  il  faut  avouer  que, 
dans  ce  genre,  il  a  été  surpassé  et  par  ses  contem- 


LETTRES  SUR  HAYDN  119 

porains  Sacchini,  Cimarosa,  Zingarelli,  Mozart,  etc., 
et  même  par  ses  successeurs,  Tarchi,  Nazolini, 
Fioravanti,  Farinelli,  etc. 

Vous  qui  aimez  à  chercher  dans  l'âme  des  artistes 
les  causes  des  qualités  de  leurs  ouvrages,  vous  parta- 
gerez peut-être  mon  idée  sur  Haydn.  On  ne  peut  lui 
refuser  sans  doute  une  imagination  vaste,  pleine  de 
vigueur,  créatrice  au  suprême  degré  :  mais  peut- 
être  ne  fut-il  pas  aussi  bien  partagé  du  côté  de  la 
sensibilité  ;  et  sans  ce  malheur-là  plus  de  chant,  plus 
d*amour,  plus  de  musique  théâtrale.  Cette  hilarité 
naturelle,  cette  joie  caractéristique  dont  je  vous  ai 
parlé,  ne  permirent  jamais  à  une  certaine  tristesse 
tendre  d'approcher  de  cette  âme  heureuse  et  calme. 
Or,  pour  faire,  comme  pour  entendre  de  la  musi- 
que dramatique,  il  faut  pouvoir  dire,  avec  la  belle 
Jessica  : 

/  am  neiger  merry  when  I  hear  sweet  music  *. 

The  Merchani  of  Venice,  acte  V,  se.  i. 

Il  faut  être  tendre  et  un  peu  triste  pour  trouver 
du  plaisir  même  aux  Cantatrice  \fiUane  ^,  ou  aux 
Nemici  generosi  *  ;  c'est  tout  simple  :  si  vous  êtes 
gai,  votre  imagination  n'a  que  faire  d'être  distraite 
des  images  qui  l'occupent. 

Autre  raison.  Pour  dominer  l'âme  des  spectateurs, 


1.  Chef-d'œuvre  de  Fioravanti,  très  goûté  à  Paris. 

2.  Opéra  très  comique  de  rexccllent  Cimarosa. 


120  STENDHAL 

l'imagination  de  Haydn  a  besoin  d'agir  en  souve- 
raine ;  dès  qu'elle  est  enchaînée  à  des  paroles,  on 
ne  la  reconnaît  plus  :  il  semble  que  des  scènes  écrites 
la  ramènent  trop  souvent  aux  choses  de  sentiment. 
Haydn  aura  donc  toujours  la  première  place  parmi 
les  peintres  de  paysages  ;  il  sera  le  Claude  Lorrain 
de  la  musique,  mais  il  n'aura  jamais  au  théâtre, 
c'est-à-dire  dans  la  musique  tout  à  fait  de  sentiment, 
la  place  de  Raphaël. 

Vous  me  direz  que  celui  qui  occupe  cette  place  fut 
le  plus  gai  des  hommes.  Sans  doute  Cimarosa  était 
gai  dans  le  monde  ;  n'est-ce  pas  ce  qu'on  a  de  mieux 
à  y  faire  ?  Mais  je  serais  bien  fâché  pour  ma  théorie, 
que  l'amour  ou  la  vengeance  ne  lui  eussent  jamais 
fait  faire  quelque  bonne  folie,  ne  l'eussent  jamais 
mis  dans  quelque  position  bien  ridicule.  Un  des 
plus  aimables  de  ses  successeurs  ne  vient-il  pas  de 
passer,  au  mois  de  janvier,  une  nuit  tout  entière 
dans  le  plus  triste  lieu  du  monde,  attendant  sans 
cesse  que  la  plus  gaie  des  cantatrices  tînt  la  pro- 
messe qu'elle  lui  avait  faite  ? 

Je  parierais  bien  que  la  gaieté  de  Cimarosa  n'était 
pas  une  gaieté  de  traits  et  d'épigrammes  comme 
celle  de  Gentil-Bernard. 

Vous  voyez,  mon  ami,  que  la  dévotion  à  mon  saint 
ne  m'entraîne  pas  trop  loin  :  je  mets  les  faiseurs  de 
symphonies  dans  la  classe  des  paysagistes,  et  les 
compositeurs  d'opéras  dans  celle  des  peintres  d'his- 
toire. Deux  ou  trois  fois  seulement  Haydn  s'éleva 


LETTRES  SUR  HAYDN  121 

à  ce  grand  genre,  et  alors  il  fut  Michel-Ange  et 
Léonard  de  Vinci. 

Consolons-noufty  nous  verrons  son  talent  reparaître 
quand  nous  parlerons  de  sa  musique  d'église  et  de 
ses  oratorios  :  dans  ces  derniers  surtout,  où  le  génie 
de  Pindare  trouve  plus  d'occasions  de  paraître  que 
le  génie  dramatique,  il  fut  de  nouveau  sublime,  et 
étendit  encore  la  gloire  qu'il  s'était  aeqnise  comme 
symphoniste. 

Je  m'aperçois  qu'à  force  d'impartialité,  je  dis 
peut-être  trop  de  mal  de  notre  ami.  Avez-vous 
entendu  son  Ariane  abandonnée  dans  Vtle  de  Naxos? 
Toutes  mes  calomnies  seront  mises  à  leur  place. 

Il  me  semble  que  la  musique  diffère  en  cela  de 
la  peinture  et  des  autres  beaux-arts,  que  chez  elle 
le  plaisir  physique,  senti  par  le  sens  de  l'ouïe,  est 
plus  dominant  et  plus  de  son  essence  que  les  jouis- 
sances intellectuelles.  La  base  de  la  musique  est  ce 
plaisir  physique  ;  et  je  croirais  que  notre  oreille  jouit 
encore  plus  que  notre  cœur  en  entendant  madame 
Barilli  chanter  : 

Voi  che  sapete 
Che  cosa  è  amor  *. 

Mozart,  Figaro, 

Un  bel  accord  enchante  l'oreille,  un  son  faux  la 
déchire  ;  cependant  aucune  de  ces  deux  choses  ne 
dit  rien  d'intellectuel  à  l'âme,  rien  que  nous  pussions 
écrire  si  nous  en  étions  requis.  Seulement  cela  lui  fait 


122  STENDHAL 

peine  ou  plaisir.  Il  paraît  que,  de  tous  nos  organes, 
l'oreille  est  celui  qui  est  le  plus  sensible  aux  secousses 
agréables  ou  déplaisantes.  L'odorat  et  le  tact  sont 
aussi  très  susceptibles  de  plaisir  ou  de  peine  ;  l'œil 
est  le  plus  endurci  de  tous  ;  aussi  ii  sent  très  peu 
le  plaisir  physique.  Montrez  un  beau  tableau  *  à 
un  sot,  il  n'éprouvera  rien  de  très  ag^réable,  parce 
que  la  jouissance  que  donne  la  vue  d'un  beau  ta- 
bleau vient  presque  toute  de  l'esprit.  Il  ne  manquera 
pas  de  préférer  une  enseigne  bien  enluminée  au 
Jésus-Christ  appelant  saint  Matthieu,  de  Louis  Car- 
rache  ',  Faites  entendre,  eu  contraire,  à  votre  sot 
un  bel  air  bien  chanté,  il  donnera  peut-être  quelques 
signes  de  plaisir,  tandis  qu'un  air  mal  chanté  lui 
fera  quelque  peine.  Allez  au  Musée  un  dimanche, 
vous  trouverez,  à  un  certain  point  de  la  galerie,  le 
passage  intercepté  par  la  toute  rassemblée  devant 
un  tableau,  et  tous  les  dimanches  devant  le  même. 
Vous  croyez  que  c'est  un  chef-d'œuvre  ;  pas  du 
tout  :  c'est  une  croûte  de  l'école  allemande,  repré- 
sentant le  Jugement  dernier.  Le  peuple  aime  à  voir 
la  grimace  des  damnés.  Suivez  le  soir  ce  peuple  au 
spectacle  gratis,  vous  le  verrez  applaudir  avec  trans- 
port aux  airs  chantés  par  madame  Branchu,  tandis 
que,  le  matin,  les  tableaux  de  Paul  Véronèse  ne  lui 
disaient  rien. 


e  CaOïerine,  du  Corrégc,  n°  895. 


LETTRES  SUR  HAYDN  123 

J€  conclurais  de  tout  ceci  que  si,  en  musique,  on  ^ 

'Sacrifie  à  quelque  autre  vue  le  plaisir  physique  qu'elle  (        ^   ") 

^^it  nous  donner  avant  tout,  ce  qu'on  entend  n'est   r 

I  .  ...  la:? 

P*^s  de  la  musique,  c'est  un  bruit  qui  vient  offenser   1 

*^otre  oreille  sous  prétexte  d'émouvoir  notre  âme.  J 

^  ^st  pour  cela,  je  crois,  que  je  n'assiste  pas  sans 

P^ine  à  tout  un  opéra  de  Gluck.  Adieu  ♦. 


LETTRE  XIII 


Salzbourg,  le  18  mai  1809. 

La  mélodie^  c'est-à-dire  cette  succession  agréable 
de  tons  analogues  qui  émeuvent  doucement  l'oreille, 
sans  jamais  lui  déplaire  ;  la  mélodie^  par  exemple 
l'air 

Signora  contessina  l 

1.  Je  parle  si  souvent  du  Matrimonio  aegretOt  qui  est  le 
chef-d'œuvre  de  Cimarosa,  et  que  je  regarde  comme  très 
connu  à  Paris,  que  l'on  me  conseille  de  nicher  dans  quelque 
coin  un  petit  extrait  de  la  pièce  pour  les  amateurs  de  musique 
qui  n'habitent  pas  Paris. 

Geronimo,  un  marchand  de  Venise  très  riche  et  un  peu 
lourd,  avait  deux  filles,  Caroline  et  Élisette.  L'aimable 
Caroline  venait  de  consentir  à  épouser  secrètement  Paolino, 
le  premier  commis  de  son  père  (a)  ;  mais  celui-ci  avait  la 

(û)  La  pièce  oommenoe  par  deux  duos  pleins  de  tendresse,  qui 
nous  intéresient  sur-le-champ  aux  amants,  et  qui  font  l'exposition. 
C§ra/  Caral  est  le  commencement  du  premier  duo.  Les  premières 
psroles  du  second  sont  :  lo  ti  latcio,  perche  uniti. 


126  STENDHAL 

chanté  par  madame  Barilli  dans  le  Matrimonio 
segretOy  est  le  moyen  principal  de  produire  ce  plaisir 
physique.  L'harmonie  vient  ensuite.  «  C'est  le  chant 


manie  de  la  noblesse,  et  ils  étaient  fort  embarrassés  pour 
lui  déclarer  leur  mariage.  Paolino,  qui  cherchait  toutes  les 
occasions  de  lui  faire  sa  cour,  avait  arrangé  celui  d'Élisette, 
sa  fille  aînée,  avec  le  comte  Robinson  :  Geronimo  est  charmé 
de  s'allier  à  un  homme  titré,  et  de  voir  sa  fille  devenir  com- 
tesse (b).  Le  comte  arrive,  on  le  présente  à  la  famille  fc)  : 
les  grâces  de  Caroline  lui  font  changer  de  dessein  (d)  ;  il 
déclare  à  Paolino,  l'amant  de  Caroline,  qu'il  va  la  demander 
pour  épouse  au  lieu  d'Éliscttc,  et  que,  pour  faire  consentir 
le  vieux  marchand  à  ce  troc,  assez  simple  dans  un  mariage 
de  convenance,  il  se  contentera  d'une  dot  de  cinquante 
mille  écus  au  lieu  de  cent  mille  qui  ont  été  promis  (e).  Éli- 
sctte,  très  piquée  de  la  froideur  du  comte,  et  qui  le  surprend 
baisant  la  main  de  Caroline,  le  dénonce  à  Fidalma,  sœur 
du  vieux  marchand  (f)t  qui,  de  son  côté,  pense  que  sa  grande 
fortune  la  rend  un  parti  très  sortable  pour  Paolino.  Gero- 
nimo, qui  est  sourd,  n'entend  pas  bien  la  proposition  du 
comte  et  les  plaintes  d'Élisette  fgj^  -et  entre  dans  u^  accè^ 
de  colère  qui  fait  le  finale  du  premier  acte  (h). 

(b)  Il  chante  ce  bel  air  de  basse-taille,  le  Orecchie  êpalanaUe^  où 
se  trouve  la  réunion  singulière  du  ridicule  le  plus  vrai  et  d'une  onction 
touchante.  On  rit  de  Geronimo,  mais  on  l'aime,  et  le  sentiment  de 
Fodieux  est  éloigné  de  l'âme  du  spectateur  pour  tout  le  reste  de  la 
pièce. 

(c)  11  chante,  en  entrant,  l'air  Sensa  far  eerimanie. 

(d)  Jl  cor  m*  a  ingannaio  ;  et  ensuite  beau  quatuor  peignant  les 
passions  les  plus  profondes  sans  mélange  de  tristesse.  C'est  un  des 
morceaux  qui  marquent  ]e  mieux  la  différence  des  routes  suivies  par 
Cimarosa  et  par  Mozart.  Qu'on  se  figure  ce  dernier  traitant  le  aujet  de 
ce  quatuor. 

(e)  Duo  touchant  que  Paolino  commence  par  cette  belle  phrase  : 
Deh  signor  f 

(f)  Air  :  Jo  voglio  êuaurrar  la  eaaa  e  la  città. 

(g)  Air  :  Voi  credeie  che  gli  apoai  faccian  corne  i  sigiêbei. 

(h)  On  ne  trouve  jamais,  dans  Moiart,  de  ces  sortes  de  morceaux, 
chefs-d'œuvre  de  verve  et  de  gaieté  ;  mais  aussi  un  air  tel  que  Dot>e 
êono  i  bei  momenti,  dans  la  bouche  de  Caroline,  peindrait  sa  situation 
d'une  manière  plus  touchante. 


LETTRES  SUR  HAYDN  127 

qui  est  le  charme  de  la  musique,  d  disait  sans  cesse 
Haydn.  C'est  aussi  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  faire. 
Il  ne  faut  que  de  l'étude  et  de  la  patience  pour  pro- 
duire des  accords  agréables  ;  mais  trouver  un  beau 
chant  est  l'œuvre  du  génie.  J'ai  souvent  pensé  que 
s'il  y  avait  une  académie  de  musiciens  en  France, 

Au  second,  dispute  entre  le  comte  et  Gcronimo  :  c'est  le 
fameux  duo  Se  fiato  in  corpo  at^eie.  Désespoir  de  Caroline, 
qu'on  veut  mettre  au  couvent  ;  proposition  de  Fidalma  à 
Paolino  fi)  ;  jalousie  de  Caroline,  air  superbe  chanté  par 
elle  et  supprimé  à  Paris  :  elle  pardonne  à  Paolino,  qui  lui 
expose  les  mesures  qu'il  a  prises  pour  leur  secret  départ  ; 
c'est  l'air  à  prétention  de  la  pièce  :  Pria  che  spunti  in  ciel 
l'aurora. 

Le  comte  et  Élisette  se  rencontrent  en  venant  prendre 
des  flambeaux  au  salon  pour  rentrer  se  coucher  dans  leurs 
appartements.  Le  comte  lui  déclare  qu'il  ne  peut  l'épouser ^/^. 
Il  est  près  de  minuit,  la  tremblante  Caroline  paraît  avec 
son  amant;  comme  ils  traversent  le  salon  pour  prendre  la 
fuite,  ils  entendent  encore  quelque  bruit  dans  la  maison,  et 
Paolino  rentre  avec  sa  femme  dans  la  chambre  de  celle-ci. 
Élisette,  que  la  jalousie  tient  éveillée,  entend  parler  distinc- 
tement dans  cette  chambre,  croit  que  c'est  le  comte,  appelle 
son  père  (k)  et  sa  tante,  qui  s'étaient  déjà  retirés  chez  eux. 
On  frappe  à  la  porte  de  Caroline  ;  elle  en  sort  avec  son  amant  : 
tout  se  découvre,  et  sur  les  instances  du  comte,  qui  chante 
au  père  le  bel  air  Ascoltate  un  uom  del  mondo,  et  qui,  pour 
obtenir  la  grâce  de  Caroline,  consent  à  épouser  Élisette, 
eelui-ci  pardonne  aux  amants. 

Cette  pièce  est  originairement  du  fameux  acteur  Garrick. 
En  anglais,  le  caractère  de  la  sœur  est  atroce,  et  tout  le 
drame  est  sombre  et  triste  ;  la  pièce  italienne  est,  au  con- 
traire, une  jolie  petite  comédie,  très  bien  coupée  par  la 
musique  *. 

(i)  Air  :  Ma  eon  un  mariio  via  megUo  si  êUL 

(I)  Trèfl  joli  air  de  Farinelli  :  Signorina,  io  non  f  '  amo, 

(k)  Air    Jl  eanie  tla  ckiuêo  con  mia  toreUina, 


128  STENDHAL 

ïl  y  aurait  un  moyen  bien  simple  de  leur  faire  faire 
leurs  preuves  ;  ce  serait  de  les  prier  d'envoyer  à 
l'académie  dix  lignes  de  musique,  sans  plus. 
Mozart  écrirait  : 

Voi  che  tapele. 

Cimaro3a  : 

Da  eh«  il  eaao  è  ditptrato. 

Matrinumio. 
Paisiello  : 

Qudli  là. 

La  Molinara. 

Mais  qu'écriraient  M.""*,  et  M.***,  et  M.***  ? 

En  effet,  un  beau  chant  n'a  pas  besoin  d'orne- 
ments ni  d'accessoires  pour  donner  du  plaisir.  Vou* 
lez-vou3  voir  si  un  chant  est  beau,  dépouillez-le  de 
SCS  accompagnements.  On  peut  dire  d'une  belle 
mélodie  ce  qu'Aristenète  disait  de  son  amie  : 

Induitur,  formata  esl  ;  exuilur,  ipaa  forma  est. 
Vêtup,  elle  Cil  belle  ;  nue,  c'e»t  la  beauté  elle-même. 

Quant  à  la  musique  de  Gluck,  que  vous  me  citez. 
César  dit  à  un  poète  qui  lui  récitait  des  vers  :  «  Tu 
chantes  trop  pour  un  homme  qui  Ht,  et  tu  lis  trop 
pour  un  homme  qui  chante.  »  Quelquefois  cependant 
Gluck  a  su  parler  au  cœur,  ou  avec  des  chants  déU- 
cats  et  tendres,  comme  dans  les  gémissements  des 
nymphes  de  Thcssalie  sur  la  tombe  d'Admète  *,  ou 


LETTRES  SUR   HAYDN  129 

par  des  notes  fortes  et  vibrées,  comme  dans  la  scène 
d'Orphée  avec  les  Furies. 

n  en  est  de  la  musique  dans  une  pièce  comme  de 
Famour  dans  un  cœur  :  s'il  n'y  règne  pas  en  despote, 
si  tout  ne  lui  a  pas  été  sacrifié,  ce  n'est  pas  de 
l'amour. 

Cela  posé,  comment  trouver  un  beau  chant  ? 
Justement  par  la  méthode  que  Corneille  employa 
pour  trouver  le  Qu*il  mourût.  Deux  cents  Laharpe 
peuvent  faire  des  tragédies  raisonnables,  ce  sont  les 
musiciens  grands  harmonistes  qui  remplissent  l'Alle- 
magne. Leur  musique  est  correcte  ;  elle  est  savante, 
elle  est  bien  travaillée  ;  elle  n'a  qu'un  seul  défaut, 
c'est  qu'on  y  bâille. 

Je  croirais  que,  pour  faire  un  Corneille  en  musique, 
il  faut  que  le  hasard  réunisse  à  une  âme  passionnée 
une  oreille  très  sensible.  Il  faut  que  ces  deux  genres 
de  sensations  soient  liés  de  manière  que,  dans  ses 
moments  les  plus  tristes,  lorsqu'il  croit  sa  maîtresse 
infidèle,  le  jeune  Sacchini  soit  un  peu  consolé  par 
quelques  notes  qu'il  entend  chanter  à  demi-voix 
par  im  passant.  Or,  jusqu'ici,  de  telles  âmes  ne  sont 
guère  nées  que  dans  les  environs  du  Vésuve.  Pour- 
quoi? Je  n'en  sais  rien  ;  mais  voyez  la  liste  des  grands 
musiciens. 

La  musique  des  Allemands  est  trop  altérée  par  la 
fréquence  des  modulations  et  la  richesse  des  accords. 
Cette  nation  veut  du  savoir  en  tout,  et  aurait  sans 
doute  une  meilleure  musique,  ou  plutôt  une  musique 

■AYDN.  9 


130  STENDHAL 

plus  italienne,  si  ses  jeunes  gens,  un  peu  moins  fi- 
dèles à  la  science,  aimaient  un  peu  plus  le  plaisir. 
Promenez-vous  dans  Gœttingue,  vous  remarquerez 
de  grands  jeunes  gens  blonds  un  peu  pédants,  un 
peu  mélancoliques,  marchant  par  ressorts  dans  les 
rues,  scrupuleusement  exacts  à  leurs  heures  de 
travail,  dominés  par  l'imagination,  mais  rarement 
très  passionnés. 

L'ancienne  musique  des  Flamands  n'était  qu'un 
tissu  d'accords  dénué  de  pensées.  Cette  nation  faisait 
sa  musique  comme  ses  tableaux  :  beaucoup  de  tra- 
vail, beaucoup  de  patience,  et  rien  de  plus. 

Les  amateurs  de  toute  l'Europe,  à  l'exception  des 
Français,  trouvent  que  la  mélodie  d'une  nation 
voisine  *  est  irréguUère  et  sautillante,  languissante 
à  la  fois  et  barbare,  surtout  très  sujette  à  ennuyer. 
La  mélodie  des  Anglais  est  trop  uniforme,  si  toute- 
fois ils  en  ont  une.  Il  en  est  de  même  des  Russes,  et, 
chose  étonnante,  des  Espagnols.  Comment  se  figu- 
rer que  ce  pays  favorisé  du  soleil,  que  la  patrie  du 
Cid  et  de  ces  guerriers  troubadours  qu'on  trouvait 
encore  dans  les  armées  de  Charles-Quint,  n'ait  pas 
produit  des  musiciens  célèbres  ?  Cette  brave  nation, 
si  capable  de  grandes  choses,  dont  les  romances  res- 
pirent tant  de  sensibihté  et  de  mélancolie,  a  deux  ou 
trois  chants  différents,  et  puis  c'est  tout.  On  dirait 
que  les  Espagnols  n'aiment  pas  la  multiplicité  des 
idées  dans  leurs  affections  ;  une  ou  deux  idées,  mais 
profondes,   mats   constantes,  mais   indestructibles. 


LETTRES  SUR  HAYDN  131 

La  musique  des  Orientaux  n'est  pas  assez  dis- 
tincte, et  ressemble  plutôt  à  un  gémissement  con- 
tinu qu'à  un  chant  quelconque. 

En  Italie,  un  opéra  est  composé  de  chant  et  d'ac- 
compagnements ou  de  musique  instrumentale  : 
celle-ci  doit  être  la  très  humble  servante  de  l'autre, 
et  servir  seulement  à  en  augmenter  l'effet  ;  quelque- 
fois, cependant,  la  peinture  de  quelque  grande  révo- 
lution de  la  nature  donne  à  la  musique  instrumen- 
tale une  occasion  raisonnable  de  briller.  Les  instru- 
ments, ayant  une  échelle  plus  étendue  que  la  voix 
de  l'homme  et  une  grande  variété  de  sons,  peuvent 
figurer  des  choses  auxquelles  la  voix  ne  saurait 
atteindre  :  ils  feront,  par  exemple,  la  peinture  d'une 
tempête,  celle  d'une  forêt  troublée  la  nuit  par  les 
hurlements  des  bêtes  féroces. 

Dans  l'opéra,  les  instruments  peuvent  donner  de 
temps  en  temps  ces  touches  énergiques,  claires  et 
caractéristiques  qui  raniment  toute  la  composition  ; 
par  exemple,  dans  le  Mariage  secret^  le  trait  de  l'or- 
chestre, dans  le  quatuor  du  premier  acte,  après  ces 
mots  : 

Cosi  un  poco  il  suo  orgoglio. 

Haydn,  accoutumé  à  se  livrer  à  la  fougue  de  son 
imagination,  à  manier  l'orchestre  comme  Hercule 
se  servait  de  sa  massue,  obligé  de  suivre  les  idées 
du  poète,  et  de  modérer  son  luxe  instrumental,  se 
trouve  comme  un  géant  enchaîné  :  c'est  de  la  musi- 


132  STENDHAL 

que  bien  faite  ;  mais  plus  de  chaleur,  plus  de  génie, 
plus  de  naturel  ;  cette  originalité  brillante  a  dis- 
paru, et,  chose  étonnante  !  cet  homme  qui  vante  le 
chant  à  tout  propos,  qui  revient  sans  cesse  à  ce  pré- 
cepte, ne  met  pas  assez  de  chant  dans  ses  ouvrages. 
Je  crois  entendre  vos  auteurs  à  la  mode  nous  vanter, 
en  style  d'amphigouri,  la  belle  simplicité  des  écri- 
vains du  siècle  de  Louis  XIV. 

Haydn  avoue  en  quelque  sorte  sa  médiocrité  en 
ce  genre.  Il  dit  que  s'il  avait  pu  passer  quelques 
années  en  Italie,  entendre  les  voix  délicieuses  et 
étudier  les  maîtres  de  l'école  de  Naples,  il  aurait 
aussi  bien  fait  dans  l'opéra  que  dans  la  musique 
instrumentale  ;  c'est  ce  dont  je  doute  :  imagination 
et  sensibilité  sont  deux  choses.  On  peut  faire  le 
cinquième  livre  de  VEnéide,  décrire  des  jeux  funè- 
bres avec  une  touche  brillante  et  majestueuse,  faire 
combattre  Entelle  et  Darès,  et  ne  savoir  pas  faire 
mourir  Didon  d'une  manière  vraisemblable  et  tou- 
chante *.  On  ne  voit  pas  les  passions  comme  un 
coucher  du  soleil.  Vingt  fois  par  mois,  à  Naples, 
la  nature  présente  de  superbes  couchers  du  soleil 
aux  Claude  Lorrain  :  mais  où  Raphaël  a-t-il  pris 
l'expression  de  la  Madonna  alla  seggiola  ?  Dans 
son   cœur  *. 


LETTRE  XIV  ♦ 


Salzbourg,  le  21  mai  1809. 

Vous  désirezy  mon  cher  Louis,  que  j'écrive  à 
Naples  pour  avoir  une  notice  sur  la  musique  de  ce 
pays  ;  puisque  je  la  cite  si  souvent,  dites- vous,  je 
dois  vous  la  faire  connaître.  Vous  avez  ouï  dire  que 
la  musique  devenait  plus  originale  à  mesure  qu'on 
avançait  dans  l'espèce  de  botte  que  forme  l'Italie  : 
vous  aimez  la  douce  Parthénope  qui  inspira  Virgile  ; 
vous  enviez  son  sort  :  fatigués  de  tempêtes  révolu- 
tionnaires, nous  voudrions  pouvoir  dire  : 

...  lUo  me  tempore  dulcis  alebat 
Parihenope,  studiis  florenUm  ignobilis  oli. 

Enfin,  vous  prétendez  que  la  musique  qu'on  y 
taisait  du  temps  de  ce  bienheureux  repos,  ayant  été 

HAYDN.  9. 


134  STENDHAL 

destinée  à  plaire  à  des  Napolitains  et  ayant  si  bien 
rempli  son  objet,  c'est  par  un  homme  du  pays  qu'elle 
doit  être  jugée. 

Ce  que  vous  désirez,  je  l'ai  fait  depuis  longtemps. 
Voici  une  esquisse  de  la  musique  de  l'école  de  Naples, 
qui  m'a  été  fournie,  il  y  a  quelques  années,  par  un 
grand  abbé  sec,  fou  du  violoncelle,  et  habitué  du 
théâtre  de  Saint-Charles,  où  il  n'a  pas  manqué  une 
représentation  depuis  quarante  ans,  je  crois. 

Je  ne  suis  que  traducteur,  et  ne  change  rien  à  ses 
jugements,  qui  ne  sont  pas  les  miens  tout  à  fait. 
Vous  remarquerez  qu'il  ne  parle  pas  de  Cimarosa  ; 
c'est  qu'en  1803,  il  ne  fallait  pas  nommer  Cimarosa 
à  Naples. 

Naples,  10  octobre  1803. 

Amico  siimaiissimoy 

«  Naples  a  eu  quatre  écoles  de  musique  vocale  et 
instrumentale  ;  mais  il  n'en  existe  plus  aujourd'hui 
que  trois,  où  se  trouvent  environ  deux  cent  trente 
élèves.  Ceux  de  chaque  école  ont  un  uniforme  diffé* 
rent  :  les  élèves  de  Sainte-Marie-de-Lorette  sont  en 
blanc  ;  ceux  de  la  Pietà  en  bleu  turquin  ou  bleu  de 
ciel  ;  de  là  vient  qu'on  les  appelle  Turchini  ;  ceux 
de  Saint-Onuphre  sont  couleur  de  puce  et  blanc. 
C'est  de  ces  écoles  que  sont  sortis  les  plus  grands 
musiciens  du  monde  ;  chose  naturelle,  notre  pays 
est  celui  où  l'on  aime  le  mieux  la  musique.  Les 


LETTRES  SUR  HAYDN  135 

grands  compositeurs  que  Naples  a  produits  vécurent 
vers  le  commencement  du  dix-huitième  siècle. 

«  Il  est  naturel  de  distinguer  les  chefs  d'école  qui 
ont  produit  des  révolutions  dans  toute  la  musique 
de  ceux  qui  n'ont  cultivé  qu'un  seul  genre  de  com- 
position. 

«  Parmi  les  premiers,  nous  mettrons,  avant  tous 
les  autres,  Alexandre  Scarlatti,  qui  doit  être  consi- 
déré comme  le  fondateur  de  l'art  musical  moderne, 
puisqu'on  lui  doit  la  science  du  contre-point.  Il 
était  de  Messine,  et  mourut  vers  1725. 

<t  Porpora  mourut  pauvre,  à  quatre-vingt-dix  ans, 
vers  1770.  Il  a  donné  au  théâtre  un  grand  nombre 
d'ouvrages  qui  sont  regardés  comme  des  modèles. 
Ses  cantates  leur  sont  encore  supérieures. 

a  Léo  fut  son  disciple,  et  surpassa  son  maître.  Il 
mourut  à  quarante-deux  ans,  en  1745.  Sa  manière 
est  inimitable  :  l'air  : 

Misera  pargoUtto  i, 
de  Démophon,  est  un  chef-d'œuvre  d'expression. 


1.  Cette  situation  est  une  des  plus  touchantes  du  théâtre 
de  Métastase,  et  Léo  Ta  rendue  divinement.  Timante,  jeune 
prince  qui  se  croit  fils  du  farouche  Démophon,  roi  d'Ëpire, 
est  marié  secrètement  depuis  deux  ans  à  Dircée  ;  il  en  a  un 
fils.  Démophon  découvre  ce  mariage,  et  trouve  dans  les 
lois  de  son  royaume  le  moyen  de  les  faire  périr  tous  deux  ; 
on  les  conduit  à  la  mort  ;  mais  son  âme  cruelle  est  touchée 
par  les  prières  du  peuple  :  il  leur  pardonne.  Au  moment  où 
Timante  vole  dans  les  bras  de  Dircée,  un  ami  fidèle  lui 


136  STENDHAL 

«  Francesco  Durante  naquit  à  GrumO|  village  des 
environs  de  Naples.  La  gloire  de  rendre  facile  le 
contre-point  lui  était  réservée.  Je  regarde  comme 
son  plus  bel  ouvrage  les  cantates  de  Scarlatti  arran- 
gées en  duos. 


donne  la  preuve  évidente  que  Dircée  est  fille  de  Démophon. 

Plein  d'horreur  pour  le  crime  involontaire  dont  il  s'est 
rendu  coupable  en  épousant  sa  sœur,  au  désespoir  d'être 
obligé  de  renoncer  à  Dircée,  il  voit  en  lui  un  nouvel  Œdipe, 
il  demeure  immobile  et  plongé  dans  une  sombre  horreur. 

Dircée,  qui  no  peut  comprendre  cette  étrange  froideur, 
le  supplie  de  parler,  au  nom  de  leur  amour  ;  son  horreur 
redouble  :  elle  lui  présente  son  fils,  en  le  suppliant  du  moins 
de  jeter  un  regard  sur  cet  enfant  qui  le  caresse  :  le  malheu- 
reux Timante  ne  peut  plus  contenir  sa  douleur  ;  il  embrasse 
son  fils,  et  l'air  commence  : 

Miêero  pargoletto. 
Il  tuo  (Uêiin  ru>n  êai  : 
Ah  I  non  gli  dite  mai 
Quai  era  il  genitor. 

Corne  in  un  punio,  oh  Dio  l 
TuUo  eambià  d'oêpeUo  / 
Voi  fœte  il  mio  diletto, 
Voi  êiete  il  mio  ténor, 

c'est-à-dire  : 

Trop  malheureux  enfant^ 
Tu  ignorée  ton  deetin  : 
Ah  !  ne  lui  diiee  jamaie 
Quel  fut  eon  triete  père. 

Grand  Dieu  !  combien  en  un  inetant 
Tout  a  changé  d^aepect  pour  moi! 
Voue  fûiee  un  jour  le  hofîhêur  de  ma  $ne, 
Et  voue  en  êtêe  le  tourment, 

A  chaque  répétition  de  ces  paroles  que  Timante  adresse 
tantôt  à  son  fils,  tantôt  à  Dircée,  Léo  a  su  peindre  une  nou- 
velle nuance  de  son  profond  désespoir. 


LETTRES  SUR  HAYDN  137 

«  Nous  mettrons  au  premier  rang  des  musiciens 
du  second  genre,  Vinci,  le  père  de  ceux  qui  ont  écrit 
pour  le  théâtre.  Son  mérite  est  de  réunir  l'expression 
la  plus  vive  à  une  profonde  connaissance  du  contre- 
point. Son  chef-d'œuvre  est  VArtaserce  de  Métas- 
tase. Il  mourut  en  1732,  à  la  fleur  de  l'ftge,  et,  à  ce 
qu'on  dit,  empoisonné  par  un  parent  d'une  dame 
romaine  qu'il  avait  aimée. 

«  Jean-Baptiste  Jesi  était  né  à  Pergola,  dans  la 
Marche,  ce  qui  le  fit  appeler  Pergolese.  Il  fut  élevé 
dans  une  des  écoles  de  Naples,  où  Durante  fut  son 
maître,  et  il  mourut  à  vingt-cinq  ans,  en  1733.  Celui* 
ci  fut  un  vrai  génie.  Ses  ouvrages  immortels  sont  le 
StabcU  Mater j  l'air  Se  cerca^  se  dice  de  YOlympiade^ 
et  la  Servante  maîtresse,  dans  le  genre  bouffe.  Le 
P.  Martini  a  dit  que  PergoIèse  était  tellement  supé- 
rieur dans  ce  genre,  et  y  était  tellement  porté  par 
la  nature,  qu'il  y  a  des  motifs  bouffes  jusque  dans 
le  Stabai  Mater,  En  général,  sa  manière  est  mélan- 
colique et  expressive. 

«  Hasse,  appelé  il  Sassone,  fut  élève  d'Alexandre 
Scarlatti,  et  le  plus  naturel  des  compositeurs  de  son 
temps. 

«  Jomelli  naquit  à  Averse,  et  mourut  en  1775.  Il  a 
montré  un  génie  étendu.  Le  Miserere  et  le  Benedictus 
sont  ses  plus  beaux  ouvrages  dans  la  manière  noble 
et  simple,  VArmide  et  VIphigénie,  ce  qu'il  a  fait  de 
mieux  pour  le  théâtre.  Il  a  trop  aimé  les  instru- 
ments. 


138  STENDHAL 

«  David  Ferez,  né  à  Naples,  et  qui  est  mort  vers 
1790,  a  composé  un  Credo  qui,  à  certaines  solennités, 
se  chante  encore  dans  l'église  des  Pères  de  l'Oratoire, 
où  l'on  va  l'entendre  comme  original.  C'est  un  des 
compositeurs  qui  ont  soutenu  le  plus  tard  la  rigueur 
d'un  contre-point.  Il  a  travaillé  avec  succès  pour  le 
théâtre  et  pour  l'église. 

«  Traetta,  le  maître  et  le  compagnon  de  Sacchini 
dans  le  Conservatoire  de  Sainte-Marie-de-Lorette, 
a  couru  la  même  carrière  que  lui.  Il  eut  plus  d'art 
que  Sacchini,  qui  passe  pour  avoir  eu  plus  de  génie. 
Le  caractère  de  Sacchini  est  une  facilité  pleine  de 
gaieté.  On  distingue  parmi  ses  compositions  série 
le  récitatif  Bérénice^  che  fai  ?  avec  l'air  qui  le  suit. 

<(  Bach,  né  en  Allemagne,  fut  élevé  à  Naples.  On 
l'aime  à  cause  de  la  tendresse  qui  anime  ses  com- 
positions. La  musique  qu'il  fit  sur  le  duo 

Se  mai  più  sarô  geloso 

paraît  avec  avantage  dans  le  recueil  des  airs  que 
les  plus  excellents  maîtres  ont  composés  sur  ces 
paroles.  On  pourrait  dire  que  Bach  a  particulière- 
ment réussi  à  exprimer  l'ironie. 

«  Tous  ces  musiciens  moururent  vers  1780. 

((  Piccini  a  été  le  rival  de  Jomelli  dans  la  manière 
noble.  On  ne  peut  rien  préférer  à  son  duo 

Fra  queste  ombre  meste,  o  cara  I 

Peut-être  doit-on  le  regarder  comme  le  fonda- 
teur du  théâtre  buffa  actuel. 


LETTRES  SUR  HAYDN  139 

(c  Paisiello,  Guglielmi  et  Anfossi  sont  ceux  de  ses 
disciples  qui  ont  un  nom.  Mais,  malgré  leurs  ouvra- 
ges, la  décadence  de  la  musique  à  Naples  est  sen- 
sible et  rapide  ^.  Adieu.  » 

1.  Époques  de  quelques  compositeurs  : 

Durante,  né  en  1693,  mort  en  1755. 


Léo, 

—    1694, 

1745. 

Vinci, 

—    1705, 

1732. 

Hasse, 

—   1705, 

-        1783. 

Haendel, 

—   1684, 

1759. 

Galuppi, 
Jomelli, 

—  1703, 

—  1714, 

1785. 
1774. 

Porpora, 
Benda, 

—    1685, 
1714, 

1767. 
1795  ♦. 

Piccini, 

—    1728, 

1800. 

Sacchini, 

—    1735, 

1786. 

Paisiello, 

—    1741, 

Guglielmi, 
Anfossi, 

—  1727, 

—  1736, 

1804. 
-        1775. 

Sarti, 

—    1730, 

1802. 

Zingarelli, 
Traetta, 

—  1752, 

—  1738, 

1779  (•) 

Ch.  Bach, 

—   1735, 

-        1782. 

Mayer,  né  vers  1760. 
Mosca,  né  vers  1775. 

(a)  Traetta,  artiste  profond  et  mélancolique,  excelle  dans  les  effets 
pittoresques  et  sombres  de  l'harmonie.  Dans  sa  Sophonùbe^  cette  reine 
te  jette  entre  son  époux  et  son  amant,  qui  veulent  combattre  :  *  Cruels, 
leur  dit-elle,  que  faites-vous  ?  Si  vous  voulez  du  sang,  frappez,  voilà 
mon  sein.  »  Et,  comme  ils  s'obstinent  à  sortir,  elle  s'écrie  :  «  Où  allez- 
vous  ?  Ah  !  non  !  >  Sur  cet  Ah  I  l'air  est  interrompu  :  le  compositeur, 
voyant  qu'il  fallait  ici  sortir  de  la  règle  générale,  et  ne  sachant  com- 
ment exprimer  le  degré  de  voix  que  l'actrice  devait  donner,  a  mis 
au-dessus  de  la  note  «o/,  entre  deux  parenthèses  :  un  urlo  franeese. 


LETTRE  XV 


Salzbourg,  le  25  mai  1800. 


Mon  cher  ami. 


A  mon  dernier  voyage  en  Italie,  j'ai  encore  visité 
la  petite  maison  d' Arqua,  et  la  vieille  chaise  où 
Pétrarque  était  assis  en  écrivant  ses  Triomphes,  Je 
ne  passe  jamais  à  Venise  *  sans  me  faire  ouvrir  le 
magasin  qu'on  a  établi  dans  l'église  où  notre  divin 
Cimarosa  a  été  inhumé  en  1801. 

Vous  prendrez  donc  peut-être  quelque  intérêt 
aux  détails,  peu  intéressants  en  eux-mêmes,  que  j'ai 
rassemblés  sur  la  vie  de  notre  compositeur. 

En  marquant  l'arrangement  d'une  des  journées 
de  Haydn,  depuis  son  entrée  au  service  du  prince 
Esterhazy,  nous  avons  décrit  sa  vie  pendant  trente 
années.  Il  travaillait  constamment,  mais  il  travail- 


142  STENDHAL 

lait  avec  peine,  ce  qui  certainement  n'était  pas  chez 
lui  défaut  d'idées  ;  mais  la  délicatesse  de  son  goût 
était  très  difficile  à  contenter.  Une  symphonie  lui 
coûtait  un  mois  de  travail,  une  messe  plus  du  double. 
Ses  brouillons  sont  pleins  de  passages  différents. 
Pour  une  seule  symphonie,  on  trouve  notées  des 
idées  qui  suffiraient  à  trois  ou  quatre.  C'est  ainsi 
que  j'ai  vu  à  Ferrare  la  feuille  de  papier  sur  laquelle 
l'Arioste  a  écrit,  de  seize  manières  différentes,  la 
belle  octave  de  la  Tempête  ;  et  ce  n'est  qu'à  la  fin 
de  la  feuille  qu'on  trouve  la  version  qu'il  a  pré- 
férée : 

Siendon  le  nubi  un  tenebroso  vélo,  etc. 

Comme  Haydn  le  disait  lui-même,  son  plus  grand 
bonheur  fut  toujours  le  travail. 

C'est  ainsi  que  l'on  peut  concevoir  l'énorme  quan- 
tité d'ouvrages  qu'il  a  mis  au  jour.  La  société,  qui 
vole  les  trois  quarts  de  leur  temps  aux  artistes  vi- 
vant à  Paris  *,  ne  lui  prenait  que  les  moments  dans 
lesquels  il  est  impossible  de  travailler. 

Gluck,  pour  échauffer  son  imagination  et  se 
transporter  en  Aulide  ou  à  Sparte,  avait  besoin  de 
se  trouver  au  milieu  d'une  belle  prairie  :  là,  son 
piano  devant  lui,  et  deux  bouteilles  de  Champagne 
à  ses  côtés,  il  écrivait  en  plein  air  ses  deux  Iphigé- 
nies,  son  Orphée  et  ses  autres  ouvrages. 

Sarti,  au  contraire,  voulait  une  chambre  vaste, 
obscure,  éclairée  à  peine  par  une  lampe  funèbre  sus- 


LETTRES  SUR  HAYDN  143 

pendue  au  plafond  ;  et  c'était  seulement  dans  les 
moments  les  plus  sileneieux  de  la  nuit  qu'il  trouvait 
les  pensées  musicales.  C'est  ainsi  qu'il  écrivit  le 
Medonte,  le  rondo 

Mia  aperanza, 

et  le  plus  bel  air  qu'on  connaisse,  je  veux  dire 

La  dolce  compagna. 

Cimarosa  aimait  le  bruit  ;  il  voulait  avoir  ses  amis 
autour  de  lui  en  composant.  C'est  en  faisant  des 
folies  avec  eux  que  lui  vinrent  les  Horaces  et  le 
Mariage  secret,  c'est-à-dire  l'opéra  séria  le  plus 
beau,  le  plus  riche,  le  plus  original,  et  le  premier 
opéra  buffa  du  théâtre  italien.  Souvent,  en  une  seule 
nuit,  il  écrivait  les  motifs  de  huit  ou  dix  de  ces  airs 
charmants,  qu'il  achevait  ensuite  au  milieu  de  ses 
amis.  Ce  fut  après  avoir  été  quinze  jours  à  ne 
rien  faire  et  à  se  promener  dans  les  environs  de 
Prague,  que  l'air 

Pria  che  apunii  in  ciel  Vawrora, 

lui  vint  tout  à  coup,  au  moment  où  il  y  songeait 
le  moins. 

Sacchini  ne  trouvait  pas  un  chant  s'il  n'avait  sa 
maîtresse  à  ses  côtés,  et  si  ses  jeunes  chats,  dont  il 
admirait  toute  la  grâce,  ne  jouaient  autour  de  lui. 

Paisiello  compose  dans  son  lit.  C'est  entre  deux 
draps  qu'il  a  trouvé  le  Barbier  de  Séi^ille,  la  Molinara 
et  tant  de  chefs-d'œuvre  de  grâce  et  de  facilité. 


144  STENDHAL 

La  lecture  d'un  passage  de  quelque  saint  père  ou 
de  quelque  classique  latin  est  nécessaire  à  Zinga- 
relli  pour  improviser  ensuite  en  moins  de  quatre 
heures  un  acte  entier  de  Pirro  ou  de  Roméo  et  Ju- 
liette, Je  me  souviens  d'un  frère  d'Anfossi,  qui  pro- 
mettait beaucoup  et  qui  mourut  jeune.  Il  ne  pouvait 
écrire  une  note  s'il  n'était  au  milieu  de  poulets  rôtis 
et  de  saucisses  fumantes. 

Pour  Haydn,  solitaire  et  sobre  comme  Newton, 
ayant  au  doigt  la  bague  que  le  grand  Frédéric  lui 
avait  envoyée,  et  qui,  disait-il,  était  nécessaire  à 
son  imagination,  il  s'asseyait  à  son  piano,  et  après 
quelques  instants  son  imagination  planait  au  milieu 
des  anges.  Rien  ne  le  troublait  à  Eisenstadt  ;  il 
vivait  tout  entier  à  son  art,  et  loin  des  pensées  * 
terrestres. 

Cette  existence  monotone  et  douce,  remplie  par 
un  travail  agréable,  ne  cessa  qu'à  la  mort  du  prince 
Nicolas,  son  patron,  en  1789. 

Un  effet  singulier  de  cette  vie  retirée,  c'est  que 
notre  compositeur,  ne  sortant  jamais  de  la  petite 
ville,  apanage  de  son  prince,  fut  le  seul  homme, 
s'occupant  de  musique  en  Europe,  qui  ignorât  pen- 
dant longtemps  la  célébrité  de  Joseph  Haydn.  Le 
premier  hommage  qu'on  lui  rendit  fut  original. 
Comme  si  c'était  un  sort  que  tous  les  ridicules,  en 
fait  de  musique,  naquissent  à  Paris,  Haydn  reçut 
d'un  amateur  célèbre  de  ce  pays-là  la  commission 
de  composer  un  morceau  de  musique  vocale.  En 


LETTRES  SUR  HAYDN  145 

même  temps,  pour  lui  servir  de  modèle,  on  joignait 
à  la  lettre  des  morceaux  choisis  de  Lulli  et  de  Ra- 
meau. On  juge  de  l'effet  que  cette  paperasse  dut 
faire,  en  1780,  sur  Haydn,  nourri  des  chefs-d'œuvre 
de  l'école  d'Italie,  qui  depuis  cinquante  ans  était 
au  comble  de  sa  gloire.  Il  renvoya  les  morceaux 
précieux,  en  répondant,  avec  une  simplicité  mali- 
cieuse, «  qu'il  était  Haydn,  et  non  pas  Lulli  et 
Rameau  ;  que  si  l'on  voulait  de  la  musique  de  ces 
grands  compositeurs,  on  en  demandât  à  eux  ou  à 
leurs  élèves  ;  que,  quant  à  lui,  il  ne  pouvait  malheu- 
reusement faire  que  de  la  musique  de  Haydn.  » 

On  parlait  de  lui  depuis  bien  des  années,  quand, 
presque  en  même  temps,  il  fut  invité  par  les  direc- 
teurs les  plus  renommés  des  théâtres  de  Naples,  de 
Lisbonne,  Venise,  Londres,  Milan,  etc.,  à  composer 
des  opéras  pour  eux.  Mais  l'amour  du  repos,  un 
attachement  bien  naturel  pour  son  prince,  et  pour 
sa  manière  de  vivre  méthodique,  le  retinrent  en 
Hongrie  et  l'emportèrent  sur  son  désir  constant  de 
passer  les  monts.  Il  ne  serait  peut-être  jamais  sorti 
d'Eisenstadt,  si  mademoiselle  Boselli  n'était  venue 
à  mourir.  Haydn,  après  cette  perte,  commença  à 
sentir  du  vide  dans  ses  journées.  Il  venait  de  refuser 
l'invitation  des  directeurs  du  Concert  spirituel  * 
de  Paris.  Après  la  mort  de  son  amie,  il  accepta  les 
propositions  d'un  violon  de  Londres,  nommé  Sa- 
lomon,  qui  dirigeait  dans  cette  ville  une  entreprise 
de  concerts.  Salomon  pensa  qu'un  homme  de  génie, 

MAYDN.  10 


146  STENDHAL 

déniché  tout  exprès  pour  les  amateurs  de  Londres, 
mettrait  son  concert  à  la  mode.  Il  donnait  vingt 
concerts  par  an,  et  promit  à  Haydn  cent  sequins  par 
concert  (douze  cents  francs).  Haydn,  ayant  accepté 
ces  conditions,  partit  pour  Londres  en  1790,  à  Tâge 
de  cinquante-neuf  ans.  Il  y  passa  plus  d'un  an.  La 
musique  nouvelle  qu'il  composa  pour  ces  concerts 
fut  très  goûtée.  La  bonhomie  dans  les  manières, 
réunie  à  la  présence  certaine  du  génie,  devait  réussir 
chez  une  nation  généreuse  et  réfléchie.  Souvent  un 
Anglais  s'approchait  de  lui  dans  la  rue,  le  toisait 
en  silence  de  la  tête  aux  pieds,  et  s'éloignait  en 
disant  :  a  Voilà  donc  un  grand  homme  !  » 

Haydn  racontait  avec  plaisir  beaucoup  d'anecdo- 
tes de  son  séjour  à  Londres,  lorsqu'il  contait  encore. 
Un  lord,  passionné  pour  la  musique,  à  ce  qu'il 
disait,  vint  le  trouver  un  matin,  et  lui  demanda  des 
leçons  de  contre-point,  à  une  guinée  la  leçon.  Haydn, 
voyant  que  le  milord  avait  quelques  connaissances 
en  musique,  accepte.  «  Quand  commençons-nous  ? — 
Actuellement,  si  vous  voulez,  dit  le  lord  »  ;  et  il  tire 
de  sa  poche  un  quatuor  de  Haydn,  a  Pour  première 
leçon,  reprend-il,  examinons  ce  quatuor,  et  dites- 
moi  le  pourquoi  de  certaines  modulations,  et  de  la 
conduite  générale  de  la  composition,  que  je  ne  puis 
approuver  totalement,  parce  qu'elles  sont  con- 
traires aux  principes.  » 

Haydn,  un  peu  surpris,  dit  qu'il  est  prêt  à  ré- 
pondre. Le  lord  commence,  et  dès  les  premières 


LETTRES  SUR  HAYDN  147 

mesures  il  trouve  à  redire  à  chacjue  note.  Haydn,  qui 
inventait  habituellement,  et  qui  était  le  contraire 
d'un  pédant,  se  trouvait  fort  embarrassé,  et  répon- 
dait toujours  :  «  J'ai  fait  ceci,  parce  que  ça  fait  un 
bon  effet  ;  j'ai  placé  ce  passage  ainsi,  parce  qu'il 
fait  bien.  »  L'Anglais,  qui  jugeait  que  ces  réponses 
ne  prouvaient  rien,  recommençait  ses  preuves,  et 
lui  démontrait  par  bonnes  raisons  que  son  quatuor 
ne  valait  rien,  a  Mais,  milord,  arrangez  ce  quatuor 
à  votre  fantaisie  ;  faites-le  jouer,  et  vous  verrez 
laquelle  des  deux  manières  est  la  meilleure.  — 
Mais  pourquoi  la  vôtre,  qui  est  contraire  aux  règles, 
peut-elle  être  la  meilleure  ?  —  Parce  qu'elle  est  la 
plus  agréable.  »  Le  lord  réplicjuait  ;  Haydn  répondait 
du  mieux  qu'il  pouvait  ;  mais  enfin,  impatienté  : 
<  Je  vois,  milord,  que  c'est  vous  qui  avez  la  bonté 
de  me  donner  des  leçons,  et  je  suis  forcé  de  vous 
avouer  que  je  ne  mérite  pas  l'honneur  d'avoir  un 
tel  maître.  »  Le  partisan  des  règles  sortit,  et  est 
encore  étonné  qu'en  suivant  les  règles  à  la  lettre,  on 
ne  fasse  pas  infailliblement  un  Matrimonio  segreto. 
Un  marin  entra  un  matin  chez  Haydn  :  «  Vous 
êtes  M.  Haydn  ?  —  Oui,  monsieur.  —  Vous  convient- 
3  de  me  faire  une  marche  pour  égayer  les  troupes 
que  j'ai  à  mon  bord  ?  Je  vous  payerai  trente  gui- 
nées  ;  mais  il  me  faut  la  marche  aujourd'hui,  parce 
que  je  pars  demain  pour  Calcutta.  »  Haydn  accepte. 
Le  capitaine  de  vaisseau  sorti,  il  ouvre  son  piano, 
et  en  un  quart  d'heure  fait  la  marche. 


148  STENDHAL 

Ayant  des  scrupules  d'avoir  gagné  si  vite  une 
somme  qui  lui  semblait  très  forte,  il  rentre  de  bonne 
heure  le  soir,  et  fait  deux  autres  marches,  dans  le 
dessein  de  laisser  le  choix  au  capitaine,  et  ensuite  de 
les  lui  ofTrir  toutes  les  trois  pour  répondre  à  sa  géné- 
rosité. Au  point  du  jour  arrive  le  capitaine  :  «  Eh 
bien,  ma  marche  ?  —  La  voici.  —  Voulez-vous  la 
jouer  sur  le  piano  ?  a  Haydn  la  joue.  Le  capitaine, 
sans  ajouter  une  parole,  compte  les  trente  guinées 
sur  le  piano,  prend  la  marche,  et  s'en  va.  Haydn 
court  après  lui,  et  l'arrête  :  «  J'en  ai  fait  deux  autres, 
lui  dit-il,  qui  sont  meilleures  ;  entendez-les,  et  choi- 
sissez. —  La  première  me  plaît,  cela  suffit.  —  Mais 
écoutez.  »  Le  capitaine  se  jette  dans  l'escalier  et  ne 
veut  rien  entendre.  Haydn  le  poursuit  en  lui  criant  : 
><  Je  vous  en  fais  cadeau,  s  Le  capitaine,  descendant 
encore  plus  vite,  répond  ;  «  Je  n'en  veux  point.  — 
Mais  entendez- les,  au  moins.  —  Le  diable  ne  me  les 
ferait  pas  entendre.  » 

Haydn,  piqué,  sort  à  l'instant,  court  à  la  Bourse, 
s'informe  du  vaisseau  qui  va  partir  pour  les  Indes, 
du  nom  de  celui  qui  le  commande  ;  il  fait  un  rouleau 
des  deux  marches,  y  ajoute  un  billet  poh,  et  envoie 
le  tout  à  son  capitaine,  h  bord.  Cet  homme  obstiné, 
se  doutant  que  c'était  le  musicien  qui  le  poursuivait, 
ne  veut  pas  même  ouvrir  le  billet,  et  renvoie  le  tout. 
Haydn  mit  les  marches  en  mille  morceaux,  et  toute 
sa  vie  s'est  rappelé  la  figure  de  son  capitaine  de 
vaisseau. 


LETTRES  SUR  HAYDN  149 

Il  prenait  beaucoup  de  plaisir  à  nous  conter  sa 
dispute  avec  un  marchand  de  musique  de  Londres. 
Un  matin,  Haydn,  s'amusant  à  courir  les  boutiques, 
selon  l'usage  anglais,  entre  chez  un  marchand  de 
musique  en  lui  demandant  s'il  avait  de  la  musique 
belle  et  choisie  :  «  Précisément,  répond  le  marchand, 
je  viens  d'imprimer  de  la  musique  sublime  de 
Haydn.  —  Ah  !  pour  celle-là,  reprend  Haydn,  je 
n'en  ai  que  faire.  —  Comment,  monsieur,  vous 
n'avez  que  faire  de  la  musique  de  Haydn  !  et  qu'y 
trouvez-vous  à  reprendre,  s'il  vous  plaît  ?  —  Oh  ! 
beaucoup  de  choses  ;  mais  il  est  inutile  d'en  parler, 
puisqu'elle  ne  me  convient  pas  :  montrez-m'en 
d'autre.  »  Le  marchand,  qui  était  un  haydniste  * 
passionné  :  «  Non,  monsieur,  répond-il,  j'ai  de  la 
musique,  il  est  vrai,  mais  elle  n'est  pas  pour  vous  »  ; 
et  il  lui  tourne  le  dos.  Comme  Haydn  sortait  en 
riant,  entre  un  amateur  de  sa  connaissance,  qui  le 
salue  en  le  nommant.  Le  marchand,  qui  se  retourne 
à  ce  nom,  encore  plein  d'humeur,  dit  à  l'homme  qui 
entrait  :  «  Eh  bien,  oui,  M.  Haydn  !  voilà  quelqu'un 
qui  n'aime  pas  la  musique  de  ce  grand  homme.  » 
L'Anglais  rit  ;  tout  s'explique,  et  le  marchand 
connaît  cet  homme  qui  trouvait  à  redire  à  la  musique 
de  Haydn. 

Notre  compositeur,  à  Londres,  avait  deux  grands 
plaisirs  :  le  premier,  d'entendre  la  musique  de  Hœn- 
del  ;  le  second,  d'aller  au  concert  antique.  C'est  une 
société  établie  dans  le  but  de  ne  pas  laisser  perdre 

BAYDX.  10. 


150  STENDHAL 

la  musique  que  les  gens  à  la  mode  appellent  ancienne; 
elle  fait  exécuter  des  concerts  où  Ton  entend  les 
chefs-d'œuvre  des  Pergolèse,  des  Léo,  des  Durante, 
des  Marcello,  des  Scarlatti  :  en  un  mot,  de  cette 
volée  d'hommes  rares  qui  parurent  presque  tous  à 
la  fois  vers  l'an  1730. 

Haydn  me  disait  avec  étonnement  que  beaucoup 
de  ces  compositions  qui  l'avaient  transporté  au 
ciel  quand  il  les  étudiait  dans  sa  jeunesse  lui  avaient 
paru  beaucoup  moins  belles  quarante  ans  plus  tard  : 
(c  Cela  me  fit  presque  le  triste  effet  de  revoir  une 
ancienne  maîtresse  »,  disait-il.  Était-ce  tout  simple- 
ment l'effet  ordinaire  de  l'âge  avancé,  ou  ces  mor- 
ceaux superbes  ne  faisaient-ils  plus  autant  de  plaisir 
à  notre  compositeur,  comme  ayant  perdu  le  charme 
de  la  nouveauté  ? 

Haydn  fit  un  second  voyage  de  Londres  en  1794. 
Gallini,  entrepreneur  du  théâtre  d'Haymarket, 
l'avait  engagé  pour  composer  un  opéra  qu'il  voulait 
donner  avec  la  pompe  la  plus  riche  :  le  sujet  était 
Orphée  pénétrant  aux  enfers.  Haydn  commença 
à  travailler  ;  mais  Gallini  trouva  des  difficultés  à 
obtenir  la  permission  d'ouvrir  son  théâtre.  Le  com- 
positeur, qui  regrettait  son  chez-lui,  n'eut  pas  la 
patience  d'attendre  que  la  permission  fût  obtenue  : 
il  quitta  Londres  avec  onze  morceaux  de  son  Orphée, 
qui  sont,  à  ce  qu'on  m'assure,  ce  qu'il  a  fait  de  mieux 
en  musique  de  théâtre,  et  il  revint  en  Autriche,  pour 
ne  plus  en  sortir. 


LETTRES  SUR  HAYDN  151 

n  voyait  beaucoup  à  Londres  la  célèbre  BiUing- 
ton,  dont  il  était  enthousiaste.  Il  la  trouva  un  jour 
avec  Reynolds,  le  seul  peintre  anglais  qui  ait  su 
dessiner  la  figure  :  il  venait  de  faire  le  portrait  de 
madame  Billington  en  sainte  Cécile  écoutant  la 
musique  céleste,  comme  c'est  l'usage.  Madame  Bil- 
lington montra  le  portrait  à  Haydn  :  «  Il  est  ressem- 
blant, dit-il,  mais  il  y  a  une  étrange  erreur.  —  La- 
quelle ?  reprend  vivement  Reynolds.  —  Vous  l'avez 
peinte  écoutant  les  anges  :  il  aurait  fallu  peindre  les 
anges  écoutant  sa  voix  divine.  »  La  Billington  sauta 
au  cou  du  grand  homme.  C'est  pour  elle  qu'il  fit 
son  Ariane  ahandonnéey  qui  soutient  le  parallèle 
avec  celle  de  Benda. 
^  Un  prince  anglais  chargea  Reynolds  de  faire  le 

portrait  de  Haydn.  Celui-ci,  flatté  de  cet  honneur, 
se  rend  chez  le  peintre  et  pose  ;  mais  l'ennui  le 
gagne  :  Reynolds,  soigneux  de  sa  réputation,  ne 
veut  pas  peindre,  avec  une  physionomie  d'idiot,  un 
homme  connu  pour  avoir  du  génie  ;  il  remet  la 
séance  à  un  autre  jour.  Au  second  rendez-vous, 
même  ennui,  même  manque  de  physionomie  ;  Rey- 
nolds va  au  prince  et  lui  raconte  son  accident.  Le 
prince  trouve  un  stratagème  :  il  envoie  chez  le 
peintre  une  Allemande  très  jolie,  attachée  au  ser- 
vice de  sa  mère.  Haydn  vient  poser  pour  la  troi- 
sième fois  ;  et,  au  moment  où  la  conversation  languit, 
une  toile  tombe,  et  la  belle  Allemande,  élégamment 
drapée  avec  une  étoffe  blanche,  et  la  tête  couronnée 


152 


STENDHAL 


de  roses,  dit  à  Haydn,  dans  sa  langue  maternelle  : 
«  O  grand  homme  !  que  je  suis  heureuse  de  te  voir 
et  d'être  avec  toi  !  »  Haydn,  ravi,  accable  de  ques- 
tions Taimable  enchanteresse  :  sa  physionomie 
s'anime,  et  Reynolds  la  saisit  rapidement. 

Le  roi  Georges  HI,  qui  n'aima  jamais  d'autre 
musique  que  celle  de  Hœndel,  ne  fut  pas  insensible 
à  celle  de  Haydn  :  la  reine  et  le  monarque  firent  un 
accueil  distingué  au  virtuose  allemand  ;  enfin,  l'uni- 
versité d'Oxford  lui  envoya  le  diplôme  de  docteur, 
dignité  qui,  depuis  l'an  1400,  n'avait  été  conférée 
qu'à  quatre  personnes,  et  que  Hœndel  lui-même 
n'avait  pas  obtenue. 

Haydn,  devant,  d'après  l'usage,  envoyer  à  l'uni- 
versité un  morceau  de  musique  savante,  lui  adressa 
une  feuille  de  musique  tellement  composée,  qu'en  la 
lisant  à  commencer  par  le  haut  ou  par  le  bas  de  la 
page,  par  le  milieu  ou  à  rebours,  enfin  de  toutes  les 
manières  possibles,  elle  présente  toujours  un  chant 
et  un  accompagnement  correct  *. 

Il  quitta  Londres,  enchanté  de  la  musique  de 
Hœndel,  et  avec  quelques  centaines  de  guinées  qui 
lui  semblaient  un  trésor.  En  revenant  par  l'Alle- 
magne, il  donna  plusieurs  concerts,  et  pour  la  pre- 
mière fois  sa  très  petite  fortune  reçut  une  augmenta- 
tion. Les  appointements  qu'il  avait  de  la  maison 
Esterhazy  étaient  peu  considérables  ;  mais  la  bonté 
avec  laquelle  le  traitaient  les  membres  de  cette  au- 
guste famille  valait  mieux  pour  l'homme  qui  tra- 


LETTRES  SUR  HAYDN  153 

vaille  avec  son  cœur  que  tous  les  salaires  possibles. 
Il  avait  toujours  son  couvert  mis  à  la  table  du 
prince  ;  et,  lorsque  Son  Altesse  donna  un  uniforme 
aux  membres  de  son  orchestre,  Haydn  reçut  Thabit 
que  les  personnes  qui  viennent  faire  leur  cour  au 
prince^  à  Eisenstadt,  ont  coutume  de  porter.  C'est 
par  une  longue  suite  de  traitements  de  cette  espèce 
que  les  grands  seigneurs  autrichiens  s'attachent  tout 
ce  qui  les  entoure  ;  c'est  par  cette  modération  qu'ils 
font  supporter  et  même  chérir  des  privilèges  et 
des  manières  qui  les  égalent  presque  aux  têtes  cou- 
ronnées. La  hauteur  allemande  n'est  ridicule  que 
dans  les  relations  imprimées  des  cérémonies  publi- 
ques ;  observée  dans  la  nature,  l'air  de  bonté  fait 
tout  passer.  Haydn  rapportait  quinze  mille  florins 
de  Londres  ;  quelques  années  après,  la  vente  des 
partitions  de  la  Création  et  des  Quatre  Saisons  lui 
valut  une  somme  de  deux  mille  sequins  (vingt-quatre 
mille  francs),  avec  laquelle  il  acheta  le  jardin  et  la 
petite  maison  où  il  loge,  au  faubourg  de  Gumpen- 
dorf ,  sur  la  route  de  Schœnbrunn  :  telle  est  sa  fortune. 
J'étais  avec  lui  à  cette  nouvelle  maison  lorsqu'il 
reçut  la  lettre  flatteuse  que  l'Institut  de  France  lui 
écrivait  pour  lui  annoncer  qu'il  avait  été  nommé 
associé  étranger.  Haydn,  en  la  lisant,  fondit  en 
larmes  tout  d'un  coup,  et  jamais  il  ne  montra  sans 
attendrissement  cette  lettre  réellement  pleine  de 
cette  grâce  noble  que  nous  saisissons  beaucoup  plus 
facilement  que  les  autres  nations  *. 


LETTRE  XVI 


Salzbourg,  le  28  mai  1809. 

Venez,  mon  ami  ;  ce  Haydn  qui  fut  sublime  dans 
la  musique  instrumentale,  qui  ne  fut  qu'estimable 
dans  l'opéra,  vous  invite  à  le  suivre  dans  le  sanc- 
tuaire où 

La  gloria  di  colui  che  tuUo  muos>e 

lui  inspira  des  cantiques  dignes  quelquefois  de  leur 
objet. 

Rien  de  plus  justement  admiré,  et  en  même  temps 
de  plus  vivement  censuré  que  ses  messes  ;  mais, 
pour  pouvoir  sentir  ses  beautés,  ses  fautes,  et  les 
raisons  qui  l'y  entraînèrent,  le  moyen  le  plus 
expéditif  est  de  voir  ce  qu'était  la  musique  d'église 
vers  l'an  1760. 


156  STENDHAL 

Tout  le  monde  sait  que  les  Hébreux  et  les  Gentils 
mêlèrent  la  musique  à  leur  culte  :  c'est  à  cette  asso- 
ciation que  nous  devons  ces  mélodies  pleines  de 
beauté  et  de  grandiose,  quoique  privées  de  mesure, 
que  nous  ont  conservées  les  chants  grégorien  et 
ambrosien.  Les  savants  établissent,  par  de  bonnes 
raisons,  que  ces  chants  dont  nous  avons  les  vestiges 
sont  les  mêmes  qui  servaient,  en  Grèce,  au  culte  de 
Jupiter  et  d'Apollon. 

Après  Guy  d'Arezzo,  qui  passe  pour  avoir  trouvé, 
en  1032,  les  premières  idées  du  contre-point,  on 
l'introduisit  bientôt  dans  la  musique  d'éf/lise  ;  mais 
jusqu'à  l'époque  de  Palestrina,  c'est-à-dire  vers 
l'an  1570,  cette  musique  ne  fut  qu'un  tissu  de  sons 
harmonieux  presque  entièrement  privés  de  mélodie 
perceptible.  Dans  le  quinzième  siècle  et  la  première 
moitié  du  suivant,  les  maîtres,  pour  donner  de  l'agré- 
ment à  leurs  messes,  les  faisaient  sur  l'air  de  quelque 
chanson  populaire  ;  c'est  ainsi  que  plus  de  cent 
messes  furent  composées  sur  l'air  connu  de  la  chan- 
son de  Y  Homme  armé. 

La  bizarrerie  studieuse  du  moyen  âge  poussa 
d'autres  maîtres  à  composer  leur  musique  sacrée 
à  coups  de  dés  :  chaque  nombre  amené  ainsi  avait 
des  passages  de  musique  qui  lut  correspondaient. 
Enfin  parut  Palestrina  *  :  ce  génie  immortel,  auquel 
nous  devons  la  mélodie  moderne,  se  débarrassa  des 

1.  Né  en  1529,  neuf  ans  aprèi  la  mort  de  Raphail,  mort 


LETTRES  SUR  HAYDN  157 

entraves  de  la  barbarie  ;  il  introduisit  dans  ses  com- 
positions un  chant  grave  à  la  vérité,  mais  continu  et 
sensible;  et  l'on  exécute  encore  de  sa  musique  à 
Saint-Pierre  de  Rome. 

Vers  le  milieu  du  seizième  siècle,  les  compositeurs 
avaient  pris  un  tel  goût  aux  fugues  et  aux  canons, 
et  rassemblaient  ces  figures  d'une  manière  si  bizarre 
dans  leur  musique  d'église,  que  la  plupart  du  temps 
cette  musique  pieuse  était  extrêmement  bouffonne. 
Cet  abus  excitait,  depuis  longtemps,  les  plaintes  des 
dévots  ;  plusieurs  fois  on  avait  proposé  de  chasser 
la  musique  des  églises.  Enfin  le  pape  Marcel  II,  qui 
régnait  en  1555,  était  au  moment  de  porter  le  décret 
de  suppression,  lorsque  Palestrina  demanda  au  pape 
la  permission  de  lui  faire  entendre  une  messe  de  sa 
composition  :  le  pape  y  ayant  consenti,  le  jeune 
musicien  fit  exécuter  devant  lui  une  messe  à  six 
voix,  qui  parut  si  belle  et  si  pleine  de  noblesse,  que 
le  pontife,  loin  d'exécuter  son  projet,  chargea 
Palestrina  de  composer  des  ouvrages  du  même  genre 
pour  sa  chapelle.  La  messe  dont  il  s'agit  existe  en- 
core ;  elle  est  connue  sous  le  nom  de  messe  du  pape 
Marcel. 

Il  faut  distinguer  les  musiciens  grands  par  leur 
génie  de  ceux  qui  sont  grands  par  leurs  ouvrages. 
Palestrina  et  Scarlatti  firent  faire  des  progrès 
étonnants  à  l'art  :  ils  ont  eu  peut-être  autant  de 
génie  que  Cimarosa,  dont  les  ouvrages  donnent 
immensément  plus  de  plaisir  que  les  leurs.   Que 


158  STENDHAL 

n'eût  pas  fait  Mantègne,  dont  les  ouvrages  font  rire 
les  trois  quarts  des  personnes  qui  les  voient  au 
Musée,  si,  au  lieu  de  contribuer  à  l'éducation  du 
Corrége,  il  fût  né  à  Parme  dix  ans  après  ce  grand 
homme  ?  Que  n'eût  pas  fait  surtout  le  grand  Léonard 
de  Vinci,  celui  de  tous  les  hommes  que  la  nature  a 
peut-être  jamais  le  plus  favorisé,  lui  dont  l'âme  était 
créée  pour  aimer  la  beauté,  s'il  lui  eût  été  accordé 
de  voir  les  tableaux  du  Guide  ? 

Un  ouvrier  en  peinture  ou  en  musique  surpasse 
facilement  aujourd'hui  Giotto  ou  Palestrina  ;  mais 
où  ne  fussent  pas  allés  ces  véritables  artistes  s'ils 
eussent  eu  les  mêmes  secours  que  l'ouvrier  notre 
contemporain  *  ?  Le  Coriolan  de  M.  de  Laharpe, 
publié  du  temps  de  Malherbe,  eût  assuré  à  son  au- 
teur une  réputation  presque  égale  à  celle  de  Racine. 
Un  homme  né  avec  quelque  talent  est  naturelle- 
ment porté  par  son  siècle  au  point  de  perfection  où 
ce  siècle  est  arrivé  :  l'éducation  qu'il  a  reçue,  le 
degré  d'instruction  des  spectateurs  qui  lui  applau- 
dissent, tout  le  conduit  jusque-là  ;  mais,  s'il  va  plus 
loin,  il  devient  supérieur  &  son  siècle,  il  a  du  génie  ; 
alors  il  travaille  pour  la  postérité,  mais  aussi  ses 
ouvrages  sont  sujets  à  être  moins  goûtés  de  ses 
contemporains. 

On  voit  que  vers  la  fm  du  seizième  siècle  la  musi- 
que d'église  se  rapprochait  de  la  musique  dramati- 
que,  Bientdt  on  donna  aux  chants  sacrés  l'accom- 
pagnement des  instruments. 


LETTRES  SUR  HAYDN  159 

Enfin,  vers  1740,  pas  plus  tôt  *,  Durante  eut 
ridée  de  marquer  le  sens  des  paroles  \  et  chercha  des 
mélodies  agréables  qui  rendissent  plus  frappants 
les  sentiments  qu'elles  exprimaient.  La  révolution 
produite  par  cette  idée  si  naturelle  fut  générale  au 
delà  des  Alpes  :  mais  les  musiciens  allemands, 
fidèles  aux  anciennes  pratiques,  conservèrent  tou- 
jours dans  le  chant  sacré  quelque  chose  de  la  rudesse 
et  de  l'ennui  du  moyen  âge.  En  Italie,  au  contraire, 
le  sentiment  faisant  oublier  les  bienséances,  la 
musique  dramatique  et  la  musique  d'église  ne  firent 
bientôt  plus  qu'une  :  un  Gloria  in  excelsis  n'était 
qu'un  air  plein  de  gaieté,  sur  lequel  un  amant  aurait 
fort  bien  pu  exprimer  son  bonheur  ;  un  Miserere^ 
ime  plainte  remplie  de  tendre  langueur. 

Les  airs,  les  duos,  les  récitatifs,  et  jusqu'aux  ron- 
dos folâtres  s'introduisirent  dans  les  prières.  Benoît 
XIV  crut  détruire  le  scandale  en  proscrivant  les 
instruments  à  vent  :  il  ne  conserva  que  l'orgue  ; 
mais  l'inconvenance  n'était  pas  dans  les  instruments, 
elle  se  trouvait  dans  le  genre  même  de  la  musique. 

Haydn,  qui  connut  de  bonne  heure  la  sécheresse 
de  l'ancienne  musique  sacrée,  le  luxe  profane  que 
les  Italiens  portent  de  nos  jours  dans  le  sanctuaire, 
et  le  genre  monotone  et  sans  expression  de  la  musi- 
que allemande,  vit  qu'en  faisant  ce  qu'il  sentait  être 
convenable,  il  se  créerait  une  manière  entièrement 

1.  Durante,  né  à  Naples  en  1693,  élève  de  Scarlatti,  mort 
en  1755,  la  même  année  que  Montesquieu. 


160 


STENDHAL 


nouvelle  :  il  prit  donc  peu  ou  rien  de  la  musique  de 
théâtre  ;  il  conserva,  par  la  solidité  de  l'harmonie, 
une  partie  de  Tair  grandiose  et  sombre  de  l'ancienne 
école  ;  il  soutint,  par  tout  le  luxe  de  son  orchestre, 
des  chants  solennels,  tendres,  pleins  de  dignité  et 
cependant  brillants  :  des  grâces  et  des  fleurs  vinrent 
adoucir  de  temps  en  temps  cette  grande  manière 
de  chanter  les  louanges  de  Dieu,  et  de  le  remercier 
de  ses  bienfaits. 

Il  n'avait  eu  de  précurseur  dans  ce  genre  que 
Sammartini,  ce  compositeur  de  Milan  dont  je  vous 
ai  déjà  parlé. 

Si,  dans  une  de  ces  immenses  cathédrales  gothi- 
ques qu'on  rencontre  souvent  en  Allemagne,  par 
un  jour  sombre  pénétrant  à  peine  au  travers  de 
vitraux  colorés,  vous  venez  à  entendre  une  des 
messes  de  Haydn,  vous  vous  sentez  d'abord  troublé, 
et  ensuite  enlevé  par  ce  mélange  de  gravité,  d'agré- 
ment, d'air  antique,  d'imagination  et  de  piété  qui 
les  caractérise. 

En  1799,  j'étais  à  Vienne,  malade  de  la  fièvre  ; 
j'entends  sonner  une  grand'messe  dans  une  église 
voisine  de  ma  petite  chambre  :  l'ennui  l'emporte 
sur  la  prudence  ;  je  me  lève,  et  vais  écouter  un  peu 
de  musique  consolatrice.  Je  m'informe  en  entrant  ; 
c'était  le  jour  de  Sainte-Anne,  et  on  allait  exécuter 
une  messe  de  Haydn,  en  B  /a,  que  je  n'avais  jamais 
entendue.  Elle  commençait  à  peine,  que  je  me  sentis 
tout  ému,  je  me  trouvai  en  nage,  mon  mal  à  la  tète 


LETTRES  SUR  HAYDN 


161 


se  dissipa  :  je  sortis  de  l'église  au  bout  de  deux 
heures,  avec  une  hilarité  que  je  ne  connaissais  plus 
depuis  longtemps,  et  la  fièvre  ne  revint  pas. 

Il  me  semble  que  beaucoup  de  maladies  de  nos 
femmes  nerveuses  pourraient  être  guéries  par  mon  re- 
mède, mais  non  par  cette  musique  sans  effet  qu'elles 
vont  chercher  dans  un  concert  après  avoir  mis  un 
chapeau  charmant  *.  Les  femmes  toute  leur  vie7 
et  nous-mêmes  tant  que  nous  sommes  jeunes,  nous 
ne  donnons  une  pleine  attention  à  la  musique  qu'au- 
tant que  nous  l'entendons  dans  l'obscurité.  Dégagés 
du  soin  de  paraître  aimables,  n'ayant  plus  de  rôle 
à  jouer,  nous  pouvons  nous  laisser  aller  à  la  musi- 
que :  or  des  dispositions  précisément  contraires  son1 
celles  qu'en  France  nous  portons  au  concert  ;  c'est 
même  une  des  circonstances  où  je  me  croyais  obligé 
d'être  le  plus  brillant.  Mais  qu'en  vous  promenant  le 
matin  à  Monceaux,  assis  seul  dans  un  bosquet  de 
verdure,  assuré  que  personne  ne  vous  voit,  et  te- 
nant un  livre,  vous  soyez  tout  à  coup  détourné  par 
quelques  accords  d'instruments  et  des  voix  partant 
d'une  maison  voisine,  vous  distinguiez  un  bel  air, 
deux  ou  trois  fois  vous  voudrez  reprendre  votre 
lecture,  mais  en  vain  :  votre  cœur  sera  enfin  tout  à 
fait  entraîné,  vous  tomberez  dans  la  rêverie  ;  et  deux 
heures  après,  en  remontant  en  voiture,  vous  vous 
sentirez  soulagé  de  la  peine  secrète  qui  vous  rendait 
malheureux  souvent  sans  que  vous  vous  fussiez 
bien  rendu  compte  à  vous-même  de  la  nature  de 

■AYDN.  11 


162 


STENDHAL 


cette  peine  secrète  ;  vous  serez  attendri,  vous  seres 
prêt  à  pleurer  sur  votre  sort  ;  vous  serez  regrettaïUf 
et  ce  sont  les  regrets  qui  manquent  aux  malheureux  : 
ils  ne  croient  plus  le  bonheur  possible  *•  L'homme 
qui  regrette  sent  l'existence  du  bonheur  dont  il  jouit 
un  jour,  et  peu  à  peu  il  croira  de  nouveau  possible 
de  réatteindre  à  ce  bonheur.  La  bonne  musique  ne 
se  trompe  pas,  et  va  droit  au  fond  de  l'âme  chercher 
le  chagrin  qui  nous  dévore. 

Dans  tous  les  cas  de  guérison  par  la  musique,  il 
me  semble,  pour  parler  en  grave  médecin,  que  c'est 
le  cerveau  qui  réagit  fortement  sur  le  reste  de  l'or- 
ganisation ^.  U  faut  que  la  musique  commence  par 
nous  égarer  et  par  nous  faire  regarder  comme  pos- 
sibles des  choses  que  nous  n'osions  espérer.  Un  des 
traits  les  plus  singuliers  de  cette  folie  passagère,  et 
de  l'oubli  total  de  nous-même,  de  notre  vanité  et 
du  rôle  que  nous  jouons,  est  celui  de  Senesino,  qui 
devait  chanter  sur  le  théâtre  de  Londres  un  rôle  de 
tyran  *  dans  je  ne  sais  quel  opéra  :  le  célèbre  Fari- 
nelli  chantait  le  rôle  du  prince  opprimé.  Us  connais- 
saient tous  deux  l'opéra.  Farinelli,  qui  faisait  une 
tournée  de  concerts  en  province,  arrive  seulement 
quelques  heures  avant  la  représentation  ;  enfin  le 
héros  malheureux  et  le  tyran  cruel  se  voient  pour 
la  première  fois  sur  le  théâtre  :  Farinelli,  arrivé  à  son 
premier  air,  par  lequel  il  demandait  grâce,  le  chante 

1.  On  se  sent  bientôt  une  barre  à  l'estomac  :  ce  sont  les 
nerfs  du  diaphragme  qui  sont  irrités. 


LETTRES  SUR  HAYDN  163 

avec  tant  de  douceur  et  d'expression,  que  le  pauvre 
tyran,  tout  en  larmes,  lui  saute  au  cou  et  l'embrasse 
trois  ou  quatre  fois,  absolument  hors  de  lui. 

Encore  une  histoire.  Dans  ma  première  jeunesse, 
au  milieu  des  plus  grandes  chaleurs  de  l'été,  j'allai 
une  fois  avec  d'autres  jeunes  gens  sans  soucis  cher- 
cher la  fraîcheur  et  l'air  pur  sur  une  des  hautes  mon- 
tagnes qui  entourent  le  lac  Majeur,  en  Lombardie  : 
arrivés,  au  point  du  jour,  au  milieu  de  la  montée, 
comme  nous  nous  arrêtions  pour  contempler  les  îles 
Borromées,  qui  se  dessinaient  à  nos  pieds  au  milieu 
du  lac,  nous  sommes  environnés  par  un  grand  trou- 
peau de  brebis  qui  sortaient  de  l'étable  pour  aller  au 
pâturage.  Un  de  nos  amis  qui  ne  jouait  pas  mal  de 
la  flûte,  et  qui  portait  la  sienne  partout,  la  sort  de 
sa  poche  :  «  Je  vais,  dit-il,  faire  le  Corydon  et  le 
Ménalque  ;  voyons  si  les  brebis  de  Virgile  reconnaî- 
tront leur  pasteur.  »  Il  commence  :  les  brebis  et  les 
chèvres,  qui,  l'une  à  la  suite  de  l'autre,  s'en  allaient 
le  museau  baissé  vers  la  montagne,  au  premier  son 
de  la  flûte  soulèvent  la  tête  :  toutes,  par  un  mouve- 
ment général  et  prompt,  se  tournent  du  côté  d'où 
venait  le  bruit  agréable  ;  peu  à  peu  elles  entourent 
le  musicien,  et  l'écoutent  sans  remuer.  Il  cesse  de 
jouer,  les  brebis  ne  s'en  vont  pas.  Le  bâton  du  berger 
intime  l'ordre  d'avancer  à  celles  qui  se  trouvent  le 
plus  près  de  lui  :  celles-là  obéissent  ;  mais  à  peine 
le  flûteur  recommence-t-il  à  jouer,  que  ses  inno- 
centes auditrices  reviennent  l'entourer.  Le  berger 


164  STENDHAL 

s'impatiente,  lance  avec  sa  houlette  des  mottes  de 
terre  sur  son  troupeau,  mais  rien  ne  remue.  Le  Au- 
teur joue  de  plus  belle  ;  le  berger  entre  en  fureur, 
jure,  siffle,  bat,  lance  des  pierres  aux  pauvres  ama- 
teurs de  musique  :  ceux  qui  sont  atteints  par  les 
pierres  se  mettent  en  marche  ;  mais  les  autres  ne 
remuent  pas.  Enfin  le  berger  est  obligé  de  prier  notre 
Orphée  de  cesser  ses  sons  magiques  :  les  brebis  se 
mettent  alors  en  route  ;  mais  elles  s'arrêtaient  encore 
de  loin,  toutes  les  fois  que  notre  ami  leur  faisait  en- 
tendre l'instrument  agréable.  L'air  joué  était  tout 
simplement  l'air  à  la  mode  de  l'opéra  qu'on  donnait 
alors  à  Milan. 

Comme  nous  musiquions  sans  cesse,  nous  fûmes 
enchantés  de  notre  aventure  ;  nous  raisonnâmes 
toute  la  journée,  et  nous  conclûmes  que  le  plaisir 
physique  est  la  base  de  toute  musique. 

Et  les  messes  de  Haydn  ?  Vous  avez  raison  ;  mais 
que  voulez-vous  ?  J'écris  pour  m'amuser,  et  il  y  a 
longtemps  que  nous  sommes  convenus  d'être  ruUu^ 
rels  l'un  pour  l'autre. 

Les  messes  de  Haydn,  donc,  sont  inspirées  par  une 
douce  sensibilité  :  la  partie  idéale  en  est  brillante,  et 
en  général  pleine  de  dignité  ;  le  style  est  enflammé, 
noble,  rempli  de  beaux  développements  :  les  Amen 
et  les  Alléluia  respirent  une  joie  véritable,  et  sont 
d'une  vivacité  sans  égale.  Quelquefois,  quand  le 
caractère  d'un  passage  serait  trop  gai  et  trop  pro- 
fane, Haydn  le  rembrunit  par  des  accords  profonds 


LETTRES  SUR  HAYDN  165 

et  retentissants  *  qui  en  modèrent  la  joie  mon- 
daine. Ses  AgnusDei  sont  pleins  de  tendresse  ;  voyez 
surtout  celui  de  la  messe  n^  4,  c'est  la  musique  du 
ciel.  Ses  fugues  sont  de  premier  jet  ;  elles  respirent 
à  la  fois  le  feu,  la  dignité  et  l'exaltation  d'une  âme 
ravie. 

Il  emploie  quelquefois  cet  artifice  qui  caractérise 
les  ouvrages  de  Paisiello. 

Il  choisit,  dès  le  commencement,  un  passage 
agréable,  qu'il  rappelle  dans  le  cours  de  l'ouvrage  : 
souvent,  au  lieu  d'un  passage,  ce  n'est  qu'une  simple 
cadence.  Il  est  incroyable  combien  ce  moyen  si 
simple,  la  répétition  du  même  trait,  sert  à  donner  au 
tout  une  unité  et  une  teinte  religieuse  et  touchante. 
Vous  sentez  que  ce  genre  côtoie  la  monotonie  ;  mais 
les  bons  maîtres  l'évitent  :  voyez  la  Molinaray  voyez 
les  Deux  Journées,  de  Cherubini  ;  vous  remarquez 
une  cadence  dans  l'ouverture  de  ce  bel  ouvrage,  et 
votre  oreille  la  distingue  parce  qu'elle  a  quelque 
chose  d'étranglé  ♦  et  de  singulier  ;  elle  paraît  de  nou- 
veau dans  le  trio  du  premier  acte,  ensuite  dans  un 
air,  ensuite  dans  le  finale  ;  et  chaque  fois  qu'elle 
revient,  s'augmente  le  plaisir  que  nous  avons  à  l'en- 
tendre. Le  passage  dominant  se  sent  tellement  dans 
la  Frascatana,  de  Paisiello,  qu'il  forme  à  lui  seul 
tout  le  finale.  Dans  les  messes  de  Haydn,  ce  trait  est 
d'abord  à  peine  remarqué  à  cause  de  sa  grâce  ;  mais 
ensuite,  à  chaque  fois  qu'il  revient,  il  acquiert  plus 
de  force  et  de  charmes. 

HAYDN.  11. 


166  STENDHAL 

Voici  maintenant  le  plaidoyer  de  la  partie  adverse, 
et  je  vous  assure  que  ce  n'est  pas  l'énergie  qui 
manque  aux  accusateurs  de  Haydn.  Ils  l'accusent 
d'abord  d'avoir  détruit  le  genre  de  musique  sacrée 
établi  et  adopté  par  tous  les  professeurs  :  mais  ce 
genre  n'existait  déjà  plus  en  Italie,  et  en  Allemagne 
on  retournait  vers  le  bruit  monotone  et  surtout  sans 
expression  du  moyen  âge.  Si  la  monotonie  est  de  la 
gravité,  certainement  jamais  genre  ne  fut  plus 
grave. 

Ou  ne  faites  pas  de  musique  à  l'église,  ou  ad- 
mettez-y la  musique  véritable.  Avez-vous  défendu 
à  Raphaël  de  mettre  des  figures  célestes  dans  ses 
tableaux  de  dévotion  ?  Le  charmant  Saint  Michel 
du  Guide,  qui  donne  des  distractions  aux  dévotes, 
ne  se  voit-il  pas  toujours  dans  Saint-Pierre  de 
Rome  ?  Pourquoi  serait-il  défendu  à  la  musique  de 
plaire  ?  Si  l'on  veut  des  raisons  théologiques,  l'exem- 
ple des  Psaumes  de  David  est  pour  nous  :  a  Si  le 
psaume  gémit,  dit  saint  Augustin,  gémissez  avec 
lui  ;  s'il  entonne  les  louanges  de  Dieu,  et  vous  aussi 
chantez  les  merveilles  du  Créateur.  » 

On  ne  doit  donc  pas  chanter  un  Alléluia  sur  l'air 
d'un  Miserere.  Là-dessus  les  maîtres  allemands 
reculent  d'un  pas  ;  ils  permettent  un  peu  de  variété 
dans  le  chant,  mais  veulent  que  l'accompagnement 
soit  toujours  austère,  lourd  et  bruyant  :  ont-ils 
tort  ?  Je  sais  qu'un  célèbre  médecin  de  Hanovre, 
digne  d'être  le  compatriote  des  Frédéric   II,  des 


LETTRES  SUR  HAYDN  167 

Catherine,  des  Mengs,  des  Mozart,  me  disait  en 
riant  :  a  L'Allemand  du  commun  a  besoin  de  plus 
d'efforts  physiques,  de  plus  de  mouvement,  de  plus 
de  bruit  pour  être  ému,  qu'aucun  autre  citoyen  de 
la  terre  ;  nous  buvons  trop  de  bière,  il  faut  nous 
écorcher  pour  nous  chatouiller  un  peu.  » 

Si  l'objet  de  la  musique,  à  l'église  comme  ailleurs, 
est  de  donner  plus  de  force,  dans  le  cœur  des  specta- 
teurs, aux  sentiments  exprimés  par  les  paroles, 
Haydn  a  atteint  la  perfection  de  son  art.  Je  défie  le 
chrétien  qui  entend,  le  jour  de  Pâques,  un  Gloria 
de  ce  compositeur,  de  ne  pas  sortir  de  l'église  le  cœur 
plein  d'une  sainte  joie,  effet  que  le  père  Martini 
et  les  harmonistes  allemands  ne  veulent  pas  produire 
apparemment  ;  et  il  faut  avouer  qu'ils  n'ont  jamais 
manqué  à  leur  projet. 

Si  ces  messieurs  ont  tort  dans  l'accusation  prin- 
cipale intentée  à  Haydn,  ils  ont  raison  dans  quelques 
détails  ;  mais  le  Corrège  aussi,  en  cherchant  la  grâce, 
est  tombé  une  ou  deux  fois  dans  l'affectation  de  la 
grâce.  Voyez  au  Musée  cette  divine  Madonna  alla 
scodeUa  :  les  jours  où  vous  aurez  de  l'humeur,  vous 
trouverez  affecté  le  mouvement  de  l'ange  qui 
attache  l'âne  de  Joseph  ;  dans  des  jours  plus  heu- 
reux, cet  ange  vous  paraîtra  charmant.  Les  fautes  de 
Haydn  sont  quelquefois  plus  positives  :  dans  un 
Dona  nobis  pacem  d'une  de  ses  messes,  on  trouve 
pour  passage  principal  et  souvent  répété,  ce  badi- 
nage  en  tempo  presto  : 


168 


STENDHAL 


Dans  un  de  ses  BenedictuSj  après  plusieurs  jeux 
d'orchestre,  revient  souvent  cette  pensée^  et  tou- 
jours en  tempo  allegro  : 

j^ .      J       I 1 ^— H 1 , e-T-ï 1 ^ 1 h — 


La  même  idée  précisément  se  trouve  dans  une  aria 
buffa  d'Anfossi,  et  y  fait  un  très  bon  effet,  parce 
qu'elle  est  bien  placée. 

Il  a  écrit  des  fuges  en  tempo  di  sestupla,  qui,  dès 
que  le  mouvement  devient  vif,  sont  absolument  du 
style  bouffon.  Quand  le  pécheur  repentant  pleure 
ses  fautes  au  pied  de  l'autel,  souvent  Haydn  peint 
le  charme  de  ces  péchés  trop  séducteurs,  au  lieu 
d'exprimer  le  repentir  du  chrétien.  Il  emploie  quel- 
quefois les  mouvements  *  de  3  /4  et  de  3  /8,  qui  rap- 
pellent facilement  à  l'auditeur  la  valse  et  la  contre- 
danse. 

C'est  choquer  les  principes  physiques  du  chant. 
Cabanis  *  vous  dira  que  la  joie  accélère  le  mouve- 
ment du  sang,  et  veut  le  temps  presto  ;  la  tristesse 
abat,  ralentit  le  cours  des  humeurs,  et  nous  porte 
au   tempo  largo  ;  le   contentement  veut  le   mode 


LETTRES  SUR  HAYDN  169 

majeur  ;  la  mélancolie  s'exprime  par  le  mode  mî-^\ 
neur  :  cette  dernière  vérité  est  le  fondement  des  ) 
styles  de  Cimarosa  et  de  Mozart. 

Haydn  s'excusait  de  ces  erreurs,  que  sa  raison 
reconnaissait  bien  pour  telles,  en  disant  que,  quand 
il  pensait  à  Dieu,  il  ne  pouvait  se  le  figurer  que  comme 
un  être  infiniment  grand  et  infiniment  bon.  Il  ajou- 
tait que  cette  dernière  des  qualités  divines  le  rem- 
plissait tellement  de  confiance  et  de  joie,  qu'il  aurait 
mis  en  tempo  allegro  jusqu'au  Miserere. 

Pour  moi,  je  trouve  ses  messes  un  peu  trop  en 
style  allemand,  je  veux  dire  que  les  accompagne- 
ments spnt  souvent  trop  chargés,  et  nuisent  un  peu 
à  l'effet  du  chant. 

Elles  sont  au  nombre  de  quatorze  :  quelques-unes, 
composées  dans  les  moments  de  la  guerre  de  Sept  ans 
les  plus  malheureux  pour  la  maison  d'Autriche,  res- 
pirent une  ardeur  vraiment  martiale  ;  elles  ressem- 
blent, en  ce  sens,  aux  chansons  sublimes  que  vient 
d'improviser,  en  1809,  à  l'approche  de  l'armée 
française,  le  célèbre  poète  tragique  CoUin  *. 


LETTRE  XVII 


Salzbourg,  le  30  mai  1809. 

Mon  cher  Louis, 

Il  me  restait  à  vous  parler  de  la  Création.  C'est 
le  plus  grand  ouvrage  de  notre  compositeur  ;  c'est 
le  poème  épique  de  la  musique.  Vous  saurez  que  j'ai 
fait  confidence  des  épîtres  que  je  vous  écris  à  une 
de  mes  amies  de  Vienne,  réfugiée  dans  ces  mon- 
tagnes, ainsi  que  plusieurs  des  premières  familles 
de  cette  malheureuse  ville.  Le  secrétaire  de  cette 
amie  transcrit  mes  lettres,  et  m'évite  ainsi  le  plus 
grand  des  ennuis,  selon  moi,  qui  est  de  revenir  deux 
fois  sur  les  mêmes  idées.  Je  lui  disais  que  je  serais 
obligé  de  sauter  à  pieds  joints  la  Création,  que  je  n'ai 
entendue  qu'une  ou  deux  fois  :  «  Eh  bien  !  m'a-t-elle 
répondu,  c'est  moi  qui  ferai  cette  lettre  à  votre  ami 


172  STENDHAL 

de  Paris.  »  Comme  je  lui  faisais  quelques  petites 
objections  de  politesse  :  «  Me  croyez-vous  donc 
incapable  d'écrire  à  un  aimable  Parisien  qui  vous 
aime,  vous  et  la  musique  ?  Allez,  monsieur,  vous 
corrigerez  tout  au  plus  dans  ma  lettre  quelques 
fautes  de  langue  ;  mais  tâchez  de  ne  pas  trop  gâter 
mes  idées,  voilà  tout  ce  que  je  vous  demande.  » 

Comme  vous  voyez,  ce  préambule  est  une  trahi- 
son. Ne  manquez  pas  de  me  répondre  à  l'occasion  de 
la  lettre  sur  la  Création,  et  surtout  critiquez  impi- 
toyablement :  dites-moi  que  mon  style  est  efféminé, 
que  je  me  perds  dans  de  petites  idées,  que  je  vois 
des  effets  qui  n'ont  jamais  existé  que  dans  ma  tête  : 
surtout  répondez  promptement,  pour  éviter  toute 
idée  d'accord  entre  nous.  Vos  critiques  nous  vau- 
dront ici  des  accès  de  vivacité  charmants  *. 


LETTRE  XVIII 


Salzbourg,  le  31  mai  1809. 

Nous  nous  plaignons  toujours,  mon  cher  ami.  de 
venir  trop  tard,  de  n'avoir  plus  qu'à  admirer  des 
choses  passées,  de  n'être  contemporains  de  rien 
de  grand  dans  les  arts.  Mais  les  grands  hommes  sont 
comme  les  sommets  des  Alpes  :  êtes-vous  dans  la 
vallée  de  Chamouny  ♦,  le  mont  Blanc  lui-même, 
au  milieu  des  sommets  voisins  couverts  de  neige 
comme  lui,  ne  vous  semble  qu'une  haute  montagne 
ordinaire  ;  mais  quand,  de  retour  à  Lausanne,  vous 
le  voyez  dominer  tout  ce  qui  l'entoure  ;  quand,  de 
plus  loin  encore,  du  milieu  des  plaines  de  France, 
lorsque  toutes  les  montagnes  ont  disparu,  vous 
apercevez  toujours  à  l'horizon  cette  masse  énorme 
et  blanche,  vous  reconnaissez  le  colosse  de  l'ancien 


174  STENDHAL 

monde.  Comment  avez-vous  senti  en  France  tout 
le  génie  de  Molière,  hommes  vulgaires  que  vous  êtes? 
Uniquement  par  Texpérience,  et  en  voyant  qu'après 
cent  cinquante  ans  il  s'élève  encore  seul  à  l'horizon. 
Nous  en  sommes,  pour  la  musique,  où  l'on  en  était 
à  Paris,  pour  la  littérature,  à  la  &n  du  siècle  de 
Louis  XIV.  La  constellation  des  grands  hommes 
vient  seulement  de  se  coucher. 

Aucun  d'eux  n'a  produit,  dans  le  genre  académi- 
que, d'ouvrage  plus  célèbre  que  la  CréatioUy  qui 
peut-être  ira  à  la  postérité. 

Je  pense  que  le  Stabat  Mater  et  un  intermède  * 
de  Pergolèse,  la  Buona  Figliuola  et  la  Didon  de 
Piccini,  le  Barbier  de  Sé^ilie  et  la  Frascatana  de  Pai- 
siello,  le  Mairimonio  segreto  et  les  Horaces  de  Cima- 
rosa,  le  Don  Juan  et  le  Figaro  de  Mozart,  le  Miserqre 
de  Jomelli,  et  quelques  autres  pièces  en  petit  nom* 
bre,  lui  tiendront  fidèle  compagnie. 

Vous  allez  voir,  mon  cher  ami,  ce  que  nous  admi- 
rons à  Vienne  dans  cet  ouvrage.  Songez  bien  qu'au- 
tant mes  idées  seraient  claires  si  vous  et  moi  causions 
à  côté  d'un  piano,  autant  je  crains  qu'elles  le  soient 
peu,  envoyées  par  la  poste  de  Vienne  à  Paris,  à  ce 
Paris  dédaigneux  qui  croit  que  ce  qu'il  n'entend 
pas  sur-le-champ  et  sans  effort  ne  vaut  pas  la  peine 
d'être  compris  ;  c'est  tout  simple  :  obligés  de  con- 
venir que  celui  qui  vous  écrit  est  un  sot,  ou  que 
vous  n'avez  pas  tout  l'esprit  possible,  vous  n'hési- 
tez pas. 


LETTRES  SUR  HAYDN  175 

Haydn,  longtemps  avant  *  de  s'élever  à  la 
Création^  avait  composé  (en  1774)  un  premier  ora- 
torio intitulé  Tobicy  œuvre  médiocre,  dont  deux  ou 
trois  morceaux  seulement  annoncent  le  grand 
maître.  Vous  savez  c[u'i  Londres  Haydn  fut  frappé 
de  la  musique  de  Haendel  :  il  apprit  dans  les  ouvrages 
du  musicien  des  Anglais  Tart  d'être  majestueux. 
Me  trouvant  un  jour  à  côté  de  lui  chez  le  prince 
Schwartzenberg  pendant  qu'on  exécutait  le  Messie 
de  Hsendel,  comme  j'admirais  un  des  chœurs  subli- 
mes de  cet  ouvrage,  Haydn  me  dit  tout  pensif  : 
tf  Celui-là  est  le  père  de  tous,  b 

Je  suis  convaincu  que  s'il  n'eût  pas  étudié  Hsendel, 
Haydn  n'eût  pas  fait  la  Création  :  son  génie  fut 
enflammé  par  celui  de  ce  maître.  Tout  le  monde  a 
reconnu  ici  que,  depuis  son  retour  de  Londres,  il 
eut  plus  de  grandiose  dans  les  idées  *  ;  enfin,  il 
s'approcha,  autant  qu'il  est  donné  à  un  génie  hu- 
maiQ,  de  l'inapprochable  but  de  ses  chants.  Hœndel 
est  simple  :  ses  accompagnements  sont  écrits  à  trois 
parties  seulement  ;  mais,  pour  me  servir  d'une* 
phrase  napolitaine  adoptée  par  Gluck,  il  n'y  a  pas 
une  note  che  non  tiri  sangue.  Hœndel  se  garde  sur- 
tout de  faire  un  usage  continuel  des  instruments  à 
vent,  dont  l'harmonie  si  suave  éclipse  même  la 
voix  humaine.  Gmarosa  n'a  employé  les  flûtes 
que  dans  les  premiers  morceaux  du  Mariage  secret  : 
Mozart,  au  contraire,  s'en  sert  toujours. 

On  croyait  avant  Haydn  que   V oratorio,  inventé 


176  STENDHAL 

en  1530  par  saint  Philippe  Neri,  pour  réveiller  la 
ferveur  dans  Rome  un  peu  profane,  en  attachant 
les  sens  par  l'intérêt  du  drame  et  par  une  innocente 
volupté,  avait  atteint  la  perfection  dans  les  mains  de 
Marcello,  de  Hasse  et  de  Haendel,  qui  en  écrivirent 
un  si  grand  nombre  et  de  si  sublimes.  La  Destruction 
de  Jérusalem^  de  Zingarelli,  qu'on  vous  donne  à 
Paris,  et  qui  vous  plaît  encore,  quoique  indignement 
mutilée,  n'est  déjà  plus  un  véritable  oratorio.  Un 
morceau  vraiment  pur  en  ce  genre  doit  présenter, 
comme  ceux  des  maîtres  que  je  viens  de  citer,  le 
mélange  du  style  grave  et  fugué  de  la  musique 
d'église  et  du  style  clair  et  expressif  de  celle  de 
théâtre.  Les  oratorios  de  Haendel  et  de  Marcello 
ont  des  fugues  presque  à  chaque  scène  ;  Weigl  en  a 
usé  de  même  dans  son  superbe  oratorio  de  la  Pcls- 
sion  :  les  Italiens  de  nos  jours,  au  contraire,  ont 
rapproché  extrêmement  l'oratorio  de  l'opéra.  Haydn 
voulut  suivre  les  premiers  ;  mais  ce  génie  ardent 
ne  pouvait  sentir  d'enthousiasme  qu'autant  qu'il 
créait. 

Haydn  était  ami  du  baron  Van  Swieten,  bi- 
bliothécaire de  l'empereur,  homme  très  savant, 
même  en  musique,  et  qui  composait  assez  bien  :  ce 
baron  pensait  que  la  musique,  qui  sait  si  bien  ex- 
primer les  passions,  peut  aussi  peindre  les  objets 
physiques,  en  réveillant  dans  l'âme  des  auditeurs 
les  émotions  que  leur  donnent  ces  objets.  Les  hom- 
mes admirent  le  soleil  :  donc,  en  peignant  le  plus 


LETTRES  SUR  HAYDN  177 

haut  degré  de  l'admiration,  on  leur  rappellera  l'idée 
du  soleil.  Cette  manière  de  conclure  peut  paraître 
un  peu  légère,  mais  M.  Van  Swieten  y  croyait  fer- 
mement. Il  fit  observer  à  son  ami  que,  quoique  Ton 
rencontrât  dans  les  œuvres  des  grands  maîtres 
quelques  traits  épars  de  ce  genre  descriptif,  cepen- 
dant ce  champ  restait  tout  entier  à  moissonner. 
Il  lui  proposa  d'être  le  Delille  de  la  musique,  et 
l'invitation  fut  acceptée. 

Du  vivant  de  Hœndel,  Milton  avait  fait  pour  ce 
grand  compositeur  un  oratorio  intitulé  la  Création  / 

du  monde,  qui,  je  ne  sais  pourquoi,  ne  fut  pas  mis  en 
musique  *.  L'Anglais  Lydley  tira  du  texte  de  Milton 
un  second  oratorio  ;  et  enfin,  lorsque  Haydn  quitta 
Londres,  le  musicien  Salomon  lui  donna  ces  paroles 
de  Lydley.  Haydn  les  apporta  à  Vienne,  sans  trop 
songer  à  s 'en  servir  ;  mais  M.  Van  Swieten,  pour 
donner  du  courage  à  son  ami,  non  seulement  tra- 
duisit en  allemand  le  texte  anglais,  mais  y  ajouta 
des  chœurs,  des  airs,  des  duos,  afin  que  le  talent  du 
maître  trouvât  plus  d'occasions  de  briller.  En  1795, 
Haydn,  déjà  âgé  de  soixante- trois  ans,  entreprit 
ce  grand  ouvrage  ;  il  y  travailla  deux  années  en- 
tières. Quand  on  le  pressait  de  finir,  il  répondait 
avec  tranquillité  :  a  J'y  mets  beaucoup  de  temps, 
parce  que  je  veux  qu'il  dure  beaucoup.  » 

Au  commencement  de  1798,  l'oratorio  fut  terminé, 
et  le  carême  suivant  il  fut  exécuté,  pour  la  première 
fois,  dans  les  salles  du  palais  Schwartzenberg,  aux 

■AYDN.  12 


178  STENDHAL 

dépens  de  la  société  des  dilettcuUif  qui  l'avait  de- 
mandé à  l'auteur. 

Qui  pourrait  vous  décrire  l'enthousiasme,  le 
plaisir,  les  applaudissements  de  cette  soirée  ?  J'y 
étais,  et  je  puis  vous  assurer  ne  m'être  jamais 
trouvé  à  pareille  fête  :  l'élite  des  gens  de  lettres  et 
de  la  société  était  réunie  dans  cette  salle,  très  favo- 
rable à  la  musique  ;  Haydn  lui-même  dirigeait 
l'orchestre.  Le  plus  parfait  silence,  l'attention  la 
plus  scrupuleuse,  un  sentiment  je  dirais  presque  de 
religion  et  de  respect  dans  toute  l'assemblée  :  telles 
étaient  les  dispositions  qui  régnaient  quand  partit 
enfin  le  premier  coup  d'archet.  L'attente  ne  fut  pas 
trompée.  Nous  vîmes  se  dérouler  devant  nous  une 
longue  suite  de  beautés  inconnues  jusqu'à  ce  mo- 
ment :  les  âmes,  surprises,  ivres  de  plaisir  et  d'admi- 
ration, éprouvèrent  pendant  deux  heures  consécu- 
tives ce  qu'elles  avaient  senti  bien  rarement  :  une 
existence  heureuse,  produite  par  des  désirs  toujours 
plus  vifs,  toujours  renaissants  et  toujours  satisfaits. 

Vous  parlez  si  souvent  en  France  de  M.  Delille 
et  du  genre  descriptif,  que  je  ne  vous  demande  pas 
d'excuse  pour  une  digression  sur  la  musique  des- 
criptive ;  digressions  et  genre  descriptif  se  tiennent 
par  la  main  ;  ce  pauvre  genre  mourrait  d'inanition 
s'il  était  privé  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui. 

On  peut  faire  une  objection  plus  forte  à  la  musique 
descriptive.  Quelque  mauvais  plaisant  peut  fort 
bien  lui  dire  : 


LETTRES  SUR   HAYDN  179 

Mais,  entre  nous^  je  crois  que  vous  n'existez  pas. 

Voltaire. 

Voici  les  raisons  de  ceux  qui  croient  à  la  présence 
réelle  *.  Tout  le  monde  voit  que  la  musique  peut 
imiter  la  nature  de  deux  manières  :  elle  a  l'imitation 
physique  et  l'imitation  sentimentale.  Vous  vous 
rappelez,  dans  les  Nozze  di  Figaro^  le  dindin  et  le 
dondon  par  lesquels  Suzanne  rappelle  si  plaisam- 
ment le  bruit  de  la  sonnette  du  comte  Almaviva, 
donnant  à  son  mari  quelque  bonne  longue  commis- 
sion, dans  le  duo 

Se  a  caso  madama 
Ti  chiamOf  etc.  ; 

voilà  l'imitation  physique.  Dans  un  opéra  allemand, 
un  badaud  s'endort  sur  la  scène,  pendant  que  sa 
femme,  qui  est  à  la  fenêtre,  chante  un  duo  avec  son 
amant  :  l'imitation  physique  du  ronflement  du  mari 
forme  une  basse  plaisante  aux  douceurs  que  l'amant 
débite  à  la  femme  ;  voilà  encore  une  imitation 
exacte  de  la  nature. 

Cette  imitation  directe  amuse  un  instant,  et 
ennuie  bien  vite  :  au  seizième  siècle,  des  maîtres 
italiens  faisaient  de  ce  genre  facile  la  base  de  tout 
un  opéra.  On  a  le  Podesta  di  Coloniola,  où  le  maestro 
Melani  a  mis  l'air  suivant,  pendant  lequel  tout 
l'orchestre  ne  manque  pas  d'imiter  les  bêtes  qui  y 
sont  nommées  : 


180  STENDHAL 


Talor  la  granocchiella  nel  parUano 

Per  alUgrezza  canta  :  quàt  quà,  rà  ; 

Tribbia  il  grillo  :  tri,  tri,  tri  ; 

L*agnellino  fa  :  bè,  bè  ; 
Uusignuolo  :  chiù,  chiù,  chiù; 
Ed  il  gai  :  curi  cki  chi  *. 


Les  savants  vous  diront  qu'un  peu  plus  ancienne- 
ment Aristophane  avait  employé  sur  le  théâtre  ce 
genre  d'imitation.  Pour  Haydn,  il  en  a  usé  très 
sobrement  dans  la  Création  et  dans  les  Quatre  Sai- 
sons :  il  rend,  par  exemple,  divinement  bien  le  rou- 
coulement des  colombes  ;  mais  il  résista  courageu- 
sement au  baron  descriptif,  qui  voulait  aussi  en- 
tendre le  cri  des  grenouilles. 

En  musique,  la  meilleure  des  imitations  physi- 
ques est  peut-être  celle  qui  ne  fait  qu'indiquer 
l'objet  dont  il  est  question,  qui  nous  le  montre  à 
travers  un  nuage,  qui  se  garde  bien  de  nous  rendre 
avec  une  exactitude  scrupuleuse  la  nature  telle 
qu'elle  est  :  cette  espèce  d'imitation  est  ce  qu'il  y  a 
de  mieux  dans  le  genre  descriptif.  Gluck  en  fournit 
m  exemple  agréable  dans  l'air  du  Pèlerin  de  la 
Mecque,  qui  rappelle  le  murmure  d'un  ruisseau  ; 
Hœndel  a  imité  le  bruit  tranquille  de  la  neige,  dont 
les  flocons  tombent  doucement  sur  la  terre  muette  ♦  ; 
et  Marcello  a  surpassé  tous  ses  rivaux  dans  sa  can- 
tate de  Calisto  changée  en  ourse  :  au  moment  où 
Junon  a  transformé  en  bête  cruelle  cette  amante 
infortunée,  l'auditeur  frissonne  à  la  férocité  des  ac- 


LETTRES  SUR  HAYDN  181 

compagnements  sauvages  qui  peignent  les  cris  de 
l'ourse  en  fureur. 

C'est  ce  genre  d'imitation  que  Haydn  a  perfec- 
tionné. Vous  savez,  mon  ami,  que  tous  les  arts  sont 
fondés  sur  un  certain  degré  de  fausseté  ;  principe 
obscur  malgré  son  apparente  clarté,  mais  duquel 
découlent  les  plus  grandes  vérités  :  c'est  ainsi  que, 
d'une  grotte  sombre,  sort  le  fleuve- qui  doit  arroser 
d'immenses  provinces.  Nous  en  parlerons  un  jour 
plus  au  long. 

Vous  avez  bien  plus  de  plaisir  devant  une  belle 
vue  du  jardin  des  Tuileries  qu'à  regarder  ce  même 
jardin  fidèlement  répété  dans  une  des  glaces  du 
château  ;  cependant  le  spectacle  fourni  par  la  glace 
a  bien  d'autres  couleurs  que  le  tableau,  fût-il  de 
Claude  Lorrain  :  les  personnages  y  ont  du  mouve- 
ment, tout  y  est  plus  fidèle  ;  mais  vous  préférez 
obstinément  le  tableau.  L'artiste  habile  ne  s'éloigne 
jamais  du  degré  de  fausseté  qui  est  permis  à  l'art 
qu'il  cultive  ;  il  sait  bien  que  ce  n'est  pas  en  imitant 
la  nature  jusqu'au  point  de  produire  l'illusion  que 
les  arts  plaisent  :  il  fait  une  différence  entre  ces 
barbouillages  parfaits,  nommés  des  trompe-l'œil, 
et  la  Sainte  Cécile  de  Raphaël. 

Il  faut  que  l'imitation  produise  l'effet  qui  serait 
occasionné  par  l'objet  imité,  s'il  nous  frappait  dans 
ces  moments  heureux  de  sensibilité  et  de  bonheur 
qui  donnent  naissance  aux  passions  *. 

■AYDN.  1 2. 


182  STENDHAL 

Voilà  pour  l'imitation  physique  de  la  nature  par 
la  musique. 

L'autre  imitation,  que  nous  appellerons  senti- 
merUaley  si  ce  nom  n'est  pas  trop  ridicule  à  vos  yeux, 
ne  retrace  pas  les  choses,  mais  les  sentiments  qu'elles 
inspirent.  L'air  : 

Deh  !  signor  I 

de  Paolino  dans  le  Mariage  secret,  ne  peint  pas 
précisément  le  malheur  de  se  voir  enlever  sa  maî- 
tresse par  un  grand  seigneur,  mais  il  peint  une  tris» 
tesse  profonde  et  tendre.  Les  rôles  particularisent 
cette  tendresse,  dessinent  les  contours  du  tableau, 
et  la  réunion  des  paroles  et  de  la  musique,  à  jamais 
inséparables  dans  nos  cœurs  dès  que  nous  les  avons 
entendues  une  fois,  forme  la  peinture  la  plus  vive 
qu'il  ait  été  donné  à  l'homme  passionné  de  tracer 
de  ses  sentiments. 

Cette  musique,  ainsi  que  les  morceaux  passionnés 
de  la  Noui^elle  Héloîse,  ainsi  que  les  Lettres  (Tune 
religieuse  portugaise,  peut  paraître  ennuyeuse  à 
beaucoup  de  gens  : 

On  peut  être  honnête  homme, 

et  ne  pas  la  goûter  ;  on  peut  avoir  cette  petite 
incommodité,  et  être  d'ailleurs  un  homme  très 
remarquable.  M.  Pitt,  je  le  parierais,  n'avait  pas 
une  haute  estime  pour  l'air 

Fra  miUe  perigti^ 


LETTRES  SUR  HAYDN  183 

chanté  par  madame  Barilli  dans  les  Nemici  gène- 
rosi  ;  et  cependant,  si  j'ai  jamais  un  royaume  à 
gouverner,  M.  Pitt  peut  être  sûr  du  ministère  des 
finances. 

Voulez-vous  me  passer  une  comparaison  bien 
ridicule  ?  Me  promettez-vous  bien  sérieusement 
de  ne  pas  rire  ?  C'est  une  idée  allemande  que  je  vais 
vous  présenter.  Je  lis  dans  Ouilie  ou  les  Affinités 
électives  de  Gœthe  : 


FRAGMENT    d'uNE    LETTRE    d'oTTILIE 


«  Le  soir  j'allai  au  spectacle  avec  le  capitaine  : 
l'opéra  commençait  plus  tard  que  dans  notre  petite 
ville,  et  nous  ne  pouvions  parler  sans  être  entendus. 
Nous  nous  mîmes  insensiblement  à  examiner  les 
figures  qui  étaient  autour  de  nous  ;  j'aurais  bien 
voulu  pouvoir  travailler  :  je  demandai  mon  sac  au 
capitaine,  il  me  le  donna,  mais  me  conjura  à  voix 
basse  de  ne  pas  prendre  mon  filet.  Je  vous  assure, 
me  dit-il,  que  travailler  dans  une  loge  paraîtra 
ridicule  à  Munich  ;  cela  est  bon  à  Lombach.  Je  tenais 
déjà  ma  bourse  d'une  main,  et  de  l'autre  la  petite 
bobine  garnie  de  fil  d'or  ;  j'allais  travailler  :  —  Tenez, 
je  m'en  vais  vous  faire  une  histoire  sur  les  bobines 
garnies  de  fil  d'or,  me  dit  le  capitaine  alarmé.  — 
Est-ce  un  conte  de  fée  ?  —  Non  pas,  malheureuse- 
ment. 


184  STENDHAL 

«  C'est  que  je  comparais,  malgré  moi,  la  sensibi- 
lité de  chacun  des  spectateurs  qui  nous  entourent 
à  votre  petite  bobine  recouverte  de  fil  d'or  :  la  bo- 
bine qui  est  dans  l'âme  de  chacune  des  personnes  qui 
ont  pris  un  billet,  est  plus  ou  moins  garnie  de  fil 
d'or  :  il  faut  que  l'enchanteur  Mozart  accroche,  par 
ses  sons  magiques,  le  bout  de  ce  fil  ;  alors  le  posses- 
seur de  la  bobine  commence  à  sentir  :  il  sent  pen- 
dant que  se  dévide  le  fil  d'or  qui  est  sur  sa  bobine  ; 
mais  aussi  il  n'a  le  sentiment  que  le  compositeur 
veut  mettre  en  lui  qu'autant  de  temps  que  dure  ce 
fil  précieux  :  dès  que  le  musicien  peint  un  degré 
d'émotion  que  le  spectateur  n'a  jamais  éprouvé, 
crac  !  il  n'y  a  plus  de  fil  d'or  sur  la  bobine,  et  ce 
spectateur-là  s'ennuiera  bientôt.  Ce  sont  les  souve- 
nirs d'une  âme  passionnée  qui  garnissent  plus  ou 
moins  la  bobine.  A  quoi  tout  le  talent  de  Mozart 
lui  sert-il,  s'il  a  affaire  à  des  bobines  qui  ne  soient 
pas  garnies  ? 

«  Menez  Turcaret  au  Matrimonio  segreto  :  quoi- 
qu'il y  ait  beaucoup  d'or  sur  son  habit,  il  n'y  a  guère 
de  fil  d'or  sur  la  petite  bobine  à  laquelle  nous  com- 
parons son  âme  ;  ce  fil  sera  bientôt  épuisé,  et  Tur- 
caret s'ennuiera  des  gémissements  de  Carolina  : 
c'est  tout  simple.  Que  trouverait-il  dans  ses  souve- 
nirs ?  quelles  sont  les  émotions  les  plus  vives  qu'il 
ait  senties  ?  Le  chagrin  de  se  trouver  compris  pour 
une  grosse  somme  dans  quelque  banqueroute  ;  le 
malheur  de  voir  le  beau  vernis  de  sa  berline  écorché 


LETTRES  SUR  HAYDN  185 

indignement  par  une  charrette  de  roulier  :  c'est  à 
la  peinture  de  tels  malheurs  qu'il  serait  sensible  ; 
du  reste,  il  a  bien  dîné,  il  est  tout  joyeux,  il  lui  faut 
des  contredanses.  Sa  pauvre  femme,  au  contraire, 
qui  est  à  côté  de  lui,  et  qui  a  perdu  un  amant  adoré 
dans  la  dernière  campagne,  arrive  au  spectacle  sans 
plaisir  ;  elle  cède  à  un  devoir  de  convenance  ;  elle 
est  pâle,  son  œil  ne  se  fixe  sur  rien  avec  intérêt  : 
elle  n'en  prend  pas  d'abord  un  fort  grand  à  la  situa- 
tion de  Carolina. 

((  La  fille  de  Geronimo  a  son  amant  auprès  d'elle  ; 
il  vit,  comment  saurait-elle  être  malheureuse  ?  La 
musique  devient  presque  importune  à  cette  âme  souf- 
frante qui  voudrait  ne  pas  sentir.  Le  magicien  a 
beaucoup  de  peine  à  accrocher  le  petit  fil  d'or  ; 
mais  enfin  elle  est  attentive, .son  œil  se  fixe  et  de- 
vient humide.  Le  profond  malheur  exprimé  par  l'air 

Deh  I  signor  I 

commence  à  l'attendrir  ;  bientôt  ses  larmes  coule- 
ront :  elle  est  embarrassée  pour  les  cacher  à  son  gros 
mari,  qui  est  sur  le  point  de  s'endormir,  et  qui 
trouverait  cet  attendrissement  bien  bête.  Le  com- 
positeur mènera  cette  pauvre  âme  souffrante  où  il 
voudra  :  il  lui  coûtera  bien  des  larmes  ;  le  fil  d'or 
ne  finira  pas  de  longtemps.  Voyez  ces  personnes  qui 
vous  entourent  ;  voyez- vous  dans  leurs  yeux...  Le 
spectacle  commença  *.  » 


186  STENDHAL 

Lorsque  la  musique  réussit  à  peindre  les  images» 
le  silence  d'une  belle  nuit  d'été,  par  exemple,  on  dit 
qu'elle  est  pittoresque.  Le  plus  bel  ouvrage  de  ce 
genre  est  la  Création  de  Haydn,  comme  Don  Juan 
ou  le  Matrimonio  sont  les  plus  beaux  exemples  de  la 
musique  expressive. 

La  Création  commence  par  une  ouverture  qui 
représente  le  chaos.  L'oreille  est  frappée  d'un  bruit 
sourd  et  indécis,  de  sons  comme  inarticulés,  de  notes 
privées  de  toute  mélodie  sensible  ;  vous  apercevez 
ensuite  quelques  fragments  de  motifs  agréables, 
mais  non  encore  bien  formés,  et  toujours  privés  de 
cadence  ;  viennent  après  des  images  à  demi  ébau- 
chées, les  unes  graves,  les  autres  tendres  :  tout  est 
mêlé  ;  Yagréahle  et  le  fort  se  succèdent  au  hasard  : 
le  grand  touche  au  très  petit,  l'austère  et  le  riant  se 
confondent.  La  réunion  la  plus  singulière  de  toutes 
les  figures  de  la  musique,  de  trilles,  de  volate  *,  de 
mordenti,  de  syncopes,  de  dissonances,  peignent, 
dit-on,  fort  bien  le  chaos. 

C'est  mon  esprit  qui  m'apprend  cela  :  j'admire 
le  talent  de  l'artiste  ;  je  reconnais  bien  dans  son 
œuvre  tout  ce  que  je  viens  de  dire  ;  je  conviens  aussi 
que  peut-être  on  ne  pouvait  faire  mieux  :  mais  je 
demanderais  toujours  au  baron  de  Yan  Swieten  qui 
eut  l'idée  de  cette  symphonie  :  «  Le  chaos  peut-il  se 
peindre  en  musique  ?  Quelqu'un  qui  n'aurait  pas 
le  mot  reconnaîtrait-il  là  le  chaos  ?  »  J'avouerai  une 
chose  avec  candeur,  c'est  que  dans  un  ballet  que 


LETTRES  SUR  HAYDN 


187 


Yigànô  a  fait  jouer  à  Milan,  et  où  il  a  montré  Pro- 
méthée  donnant  une  âme  à  des  êtres  humains  non 
encore  élevés  au-dessus  de  la  brute,  cette  musique 
du  chaos  avec  le  commentaire  des  pas  de  trois 
charmantes  danseuses,  exprimant,  avec  un  naturel 
divin,  les  premières  lueurs  du  sentiment  dans  l'âme 
de  la  beauté  ?  j'avouerai,  dis-je,  que  ce  commentaire 
a  dévoilé  à  mes  yeux  le  mérite  de  cette  symphonie  ; 
je  la  comprends  aujourd'hui,  et  elle  me  fait  beau- 
coup de  plaisir.  La  musique  de  tout  le  reste  du 
Prométhée  me  parut,  à  côté  de  celle-ci,  insignifiante 
et  ennuyeuse. 

Avant  d'avoir  vu  le  ballet  de  Viganô,  qui  fit 
courir  toute  l'Italie,  je  me  disais  que,  dans  la  sym- 
phonie du  chaos,  les  thèmes  n'étant  pas  résolus,  il 
n'y  a  pas  de  chant,  par  conséquent  pas  de  plaisir 
pour  l'oreille,  par  conséquent  pas  de  musique.  C'est 
comme  si  l'on  demandait  à  la  peinture  de  repré- 
senter une  nuit  parfaite,  une  privation  totale  de 
lumière.  Une  grande  toile  carrée,  du  plus  beau  noir, 
entourée  d'un  cadre,  serait-elle  un  tableau  *  ? 

La  musique  reparaît  avec  tous  ses  charmes  dans 
l'oratorio  de  Haydn,  quand  les  anges  se  mettent  à 
raconter  le  grand  ouvrage  de  la  création.  Arrivo 
bientôt  ce  passage  c[ui  peint  Dieu  créant  la  lumière  : 

DUu  dit  un  seul  mot,  et  la  lumière  fut. 

Il  faut  avouer  que  rien  n'est  d'un  plus  grand  effet. 
Avant  ce  mot  du  Créateur,  le  musicien  diminue  peu 


188  STENDHAL 

à  peu  les  accords,  introduit  l'unisson  et  le  piano 
toujours  plus  adouci  à  mesure  qu'approche  la  ca- 
dence suspendue,  et  fait  enfin  éclater  cette  cadence 
de  la  manière  la  plus  sonore  à  ces  mots  : 

Voilà  le  four. 

Cet  éclat  de  tout  l'orchestre  dans  le  ton  résonnant 
de  C  sol  fa  ut,  accompagné  de  toute  l'harmonie  pos- 
sible, et  préparé  par  cet  évanouissement  progressif 
des  sons,  produisit  vraiment  à  nos  yeux,  à  la  pre- 
mière représentation,  l'eiTet  de  mille  flambeaux 
portant  tout  à  coup  la  lumière  dans  une  caverne 
sombre  *. 

Les  anges  fidèles  décrivent  ensuite,  dans  un 
morceau  fugué,  la  rage  de  Satan  et  de  ses  complices, 
précipités  dans  un  abîme  de  douleurs,  et  par  la  main 
de  celui  qu'ils  détestent.  Ici  Milton  a  un  rival. 
Haydn  répand  à  profusion  tout  le  disgracieux  du 
genre  enharmonique,  l'horreur  des  dissonances,  le 
jeu  des  modulations  étranges  et  des  accords  de 
septième  diminuée.  L'âpreté  des  paroles  tudesques 
ajoute  encore  à  l'horreur  de  ce  chœur.  On  frissonne, 
mais  la  musique  se  met  à  décrire  les  beautés  de  la 
terre  nouvellement  créée,  la  fraîcheur  céleste  de  la 
première  verdure  qui  para  le  monde,  et  l'âme  est 
enfin  soulagée.  Le  chant  que  Haydn  choisit  pour 
décrire  les  bosquets  du  jardin  d'Éden  pourrait  être, 
il  est  vrai,  un  peu  moins  commun.  Il  fallait  là  un 
peu  de  la  céleste  mélodie  de  l'école  italienne.  Mais 


LETTRES  SUR  HAYDN  189 

cependant,  dans  la  réplique,  Haydn  le  renforce  avec 
tant  d'art,  Tharmonie  qui  l'accompagne  est  alors  si 
noble,  qu'il  faut  avoir  dans  l'oreille  les  chants  de 
Sacchini  pour  sentir  ce  qui  peut  manquer  à  celui- 
ci. 

Une  tempête  vient  troubler  le  séjour  délicieux 
d'Adam  et  de  sa  compagne  :  vous  entendez  mugir 
les  vents  ;  la  foudre  déchire  l'oreille,  et  retentit 
ensuite  au  loin  par  des  sons  prolongés  ;  la  grêle 
frappe  les  feuilles  en  sautillant  ;  enfin  la  neige, 
tranquille  et  lente,  tombe  à  gros  flocons  sur  le  ter- 
rain muet. 

Des  flots  de  l'harmonie  la  plus  brillante  et  la  plus 
majestueuse  entourent  ces  peintures.  Les  chants  de 
l'archange  Gabriel,  qui  est  le  coryphée,  déploient 
surtout  au  milieu  des  chœurs  une  énergie  et  une 
beauté  rares. 

Un  air  est  consacré  à  la  peinture  des  effets  des 
eaux,  depuis  les  grandes  vagues  mugissantes  d'une 
mer  agitée  jusqu'au  petit  ruisseau  qui  murmure 
doucement  au  fond  de  sa  vallée.  Le  petit  ruisseau 
est  rendu  avec  un  bonheur  rare  ;  mais  je  n'en  avoue 
pas  moins  qu'un  air  consacré  à  peindre  les  effets 
des  eaux  est  quelque  chose  de  bien  bizarre,  et  qui  ne 
promet  pas  de  grands  plaisirs  *. 

Qu'on  demande  au  Corrége  le  tableau  d'une  nuit 
complète,  ou  d'un  ciel  inondé  de  lumière  en  tout 
sens  ;  le  sujet  est  absurde,  mais  comme  il  est  le 
Corrége,  il  y  fera  encore  entrer,  malgré  cette  absur- 


190  STENDHAL 

dite,  mille  petits  moyens  accessoires  de  plaire,  et 
son  ouvrage  sera  agréable. 

On  distingue  encore  dans  la  Création  quelques 
points  brillants  ;  par  exemple,  un  air  que  Haydn 
aimait  beaucoup,  et  qu'il  avait  refait  trois  fois  ;  il 
doit  peindre  la  terre  se  couvrant  d'arbres,  de  fleurs, 
de  plantes  de  toute  espèce,  de  baumes  odorants. 
Il  fallait  un  air  tendre,  gai,  simple  ;  et  j'avoue  que 
j'ai  toujours  trouvé  dans  cet  air  chéri  de  Haydn  plus 
d'affectation  que  d'ingénuité  et  de  grâce. 

Cet  air  est  suivi  d'une  fugue  brillante  dans  la- 
quelle les  anges  louent  le  Créateur,  et  où  Haydn  re- 
prend tous  ses  avantages.  La  répétition  du  chant, 
qui  est  l'essence  de  la  fugue,  a  l'avantage  de  peindre 
ici  l'empressement  des  anges  que  l'amour  porte  à 
chanter,  tous  en  même  temps,  leur  divin  Créateur. 

Vous  passez  au  lever  du  soleil,  qui,  pour  la  pre- 
mière fois,  paraît  dans  toute  la  pompe  du  plus  beau 
spectacle  qu'il  ait  été  donné  à  l'œil  humain  de  con- 
templer. 

Il  est  suivi  du  lever  de  la  lune,  qui  s'avance  sans 
bruit  au  milieu  des  nuages,  et  vient  éclairer  les  nuits 
de  sa  lumière  argentine.  On  voit  qu'il  faut  sauter 
une  journée  entière,  sans  cela  le  lever  du  soleil  ne 
peut  pas  être  suivi  du  lever  de  la  lune  ;  mais  nous 
sommes  dans  un  poème  descriptif,  une  transition 
sauve  tout.  La  première  partie  finit  par  un  chœur 
d'anges. 

On  trouve  un  charmant  artifice  d'harmonie  dans 


LETTRES  SUR  HAYDN  191 

la  stretta  du  finale  de  cette  première  partie  de  la 
Création.  Arrivé  à  la  cadence,  Haydn  n'arrête  pas 
l'orchestre,  comme  cela  lui  arrive  quelquefois  dans 
ses  symphonies  ;  mais  il  se  jette  dans  des  modula- 
tions montant  de  semi-ton  en  semi-ton.  Les  transi- 
tions sont  renforcées  par  des  accords  sonores  qui, 
à  chaque  mesure,  semblent  annoncer  cette  cadence 
si  désirée  par  l'oreille,  et  toujours  retardée  par  quel- 
que modulation  plus  inattendue  et  plus  belle.  L'éton- 
nement  s'accroît  avec  l'impatience  ;  et  quand  elle 
arrive  enfin,  cette  cadence,  elle  est  saluée  par  un 
applaudissement  général. 

La  seconde  partie  s'ouvre  par  un  air  majestueux 
dans  le  commencement,  gai  ensuite,  et  tendre  sur 
la  fin,  qui  décrit  la  création  des  oiseaux.  Les  carac- 
tères différents  de  cet  air  indiquent  bien  l'aigle 
audacieux,  qui,  à  peine  créé,  semble  quitter  la  terre 
et  s'élancer  vers  le  soleil  ;  la  gaieté  de  l'alouette  : 

C'est  toif  jeune  alouette,  habitante  des  airs  ! 
Tu  meurs  en  préludant  à  tes  tendres  concerts. 

les  colombes  amoureuses,  et  enfin  le  plaintif  rossi- 
gnol. Les  accents  du  chantre  des  nuits  sont  imités 
avec  toute  la  fraîcheur  possible  *. 

Un  beau  trio  est  relatif  à  l'effet  que  l'immense 
baleine  produit  en  agitant  les  flots  que  sa  masse 
énorme  sépare.  Un  récitatif  très  bien  fait  nous  mon- 
tre le  coursier  généreux  qui  hennit  fièrement  au 
milieu  des  immenses  prairies  ;  le  tigre  agile  et  féroce 


192  STENDHAL 

qui  parcourt  rapidement  les  forêts  et  glisse  entre 
les  arbres  ;  le  fier  lion  rugit  au  loin,  tandis  que  les 
douces  brebis,  ignorant  le  danger,  paissent  tran- 
quillement. 

Un  air  plein  de  dignité  et  d'énergie  nous  annonce 
la  création  de  Thomme.  Le  mouvement  d'harmonie 
qui  répond  à  ces  paroles  : 

Voilà  Vhomm€f  ce  roi  de  la  nature. 

a  été  bien  servi  par  la  langue  allemande.  Cette  langue 
permet  une  figure  augmentative,  ridicule  en  fran- 
çais, et  en  allemand  pleine  de  majesté.  Le  texte, 
traduit  littéralement,  dit  :  «  Voilà  l'homme,  le  pîn7, 
le  roi  de  la  nature.  »  L'épithète  du  mot  homme  éloigne 
toute  idée  basse  et  vulgaire  pour  concentrer  notre 
attention  sur  les  attributs  les  plus  nobles  et  les  plus 
majestueux  de  l'être  heureux  et  grand  que  Dieu 
vient  de  créer. 

La  musique  de  Haydn  s'élève  avec  une  énergie 
croissante  sur  chacune  de  ces  premières  paroles,  et 
fait  une  superbe  cadence  sur  roi  de  la  nature.  Il  est 
impossible  de  n'être  pas  saisi. 

La  seconde  partie  de  cet  air  peint  la  création  de 
la  charmante  Eve,  de  cette  belle  créature  qui,  en 
naissant,  est  tout  amour.  Cette  fin  de  l'air  donne  une 
idée  du  bonheur  d'Adam.  C'est,  du  consentement  de 
tout  le  monde,  le  morceau  le  plus  beau  de  la  Créa- 
tion ;  et  j'ajoute,  d'après  mes  idées,  c'est  parce  que 
Haydn  est  rentré  dans  le  domaine  des  passions,  et 


LETTRES  SUR  HAYDN  193 

qu'il  a  eu  à  peindre  un  des  plus    grands  bonheurs 
que  le  cœur  de  l'homme  ait  jamais  senti. 

Le  troisième  morceau  de  la  Création  est  le  plus 
court.  C'est  une  belle  traduction  de  la  partie 
agréable  du  poème  de  Milton.  Haydn  peint  le%  trans- 
ports du  premier  et  du  plus  innocent  des  amours, 
les  tendres  conversations  des  premiers  époux,  et  leur 
reconnaissance  pure  et  exempte  de  crainte  envers  le 
prodige  de  bonté  qui  les  créa,  et  qui  semble  avoir 
créé  pour  eux  toute  la  nature.  La  joie  la  plus  en- 
flammée respire  dans  chaque  mesure  de  Vallegro. 
On  trouve  aussi,  dans  cette  partie,  de  la  dévotion 
ordinaire  mêlée  de  terreur. 

Enfin  un  chœur,  en  partie  fugué  et  en  partie 
idéal,  termine  cette  étonnante  production  avec  le 
même  feu  et  la  même  majesté  qu'elle  avait  com- 
mencé. 

Haydn  eut  un  bonheur  rare  qui  lui  permit  de  faire 
de  la  musique  vocale.  Il  pouvait  disposer,  pour  la 
partie  de  soprano,  d'une  des  plus  belles  voix  de 
femme  qui  existât  peut-être  alors,  celle  de  made- 
moiselle Gherard. 

Cette  musique  doit  être  exécutée  avec  simplicité, 
exactitude,  expression  ^.  Le  moindre  ornement 
changerait  absolument  le  caractère  du  style.  Il  faut 
nécessairement  un  Crivelli  ;  les  grâces  de  Tachi- 
nardi  y  seraient  déplacées. 

1.  Avec  portame^iOt  diraient  les  Italiens. 

HAYDN.  13 


LETTRE  XIX 


Salzbourg,  le  2  juin  1809. 


Mon  amiy 


Je  rentre  en  scène.  La  Création  eut  un  succès 
rapide  :  toutes  les  feuilles  de  l'Allemagne  rendirent 
compte  de  l'efTet  étonnant  qu'elle  avait  produit  à 
Vienne  ;  et  la  partition,  qui  parut  imprimée  peu  de 
semaines  après,  permit  aux  amateurs  de  toute 
r Europe  de  la  juger.  Le  rapide  débit  de  cette  parti- 
tion augmenta  de  quelques  centaines  de  louis  la 
médiocre  fortune  de  l'auteur.  Le  libraire  avait  mis 
sous  la  musique  des  paroles  allemandes  et  anglaises  ; 
elles  furent  traduites  en  suédois,  en  français,  en 
espagnol,  en  bohème  et  en  italien.  La  traduction 
française  est  pompeusement  plate,  ainsi  qu'on  peut 
en  juger  au  Conservatoire  de  la  rue  Bergère  ;  mais 


19G  STENDHAL 

cependant  l'auteur  est  innocent  du  peu  d'effet  que 
la  Créofion  produisit  la  première  fois  qu'elle  se  mon- 
tra à  Paris.  Quelques  minutes  avant  qu'on  la  com- 
mençât à  l'Opéra,  la  machine  infernale  du  3  nivôse 
éclata  dans  la  rue  Saint- Ni caise. 

Il  y  a  deux  traductions  italiennes  :  la  première, 
qui  est  ridicule,  a  été  imprimée  sous  la  partition  de 
Paris  ;  la  seconde  fut  dirigée  par  Haydn  et  par  le 
baron  Van  Swieten  :  comme  c'est  le  meilleure,  elle 
n'a  été  imprimée  que  sous  la  petite  partition  pour 
le  piano,  publiée  chez  Artaria.  L'auteur,  M.  Car- 
pani,  est  homme  d'esprit,  et  de  plus  excellent  con- 
naisseur en  musique  *.  Cette  traduction  fut  exécu- 
tée sous  la  direction  de  Haydn  et  de  Carpani,  chez 
un  de  ces  hommes  rares  qui  manquent  à  la  splen- 
deur de  la  France,  chez  M.  le  prince  Lobkowitz, 
qui  consacre  une  grande  existence  et  une  immense 
fortune  à  jouir  des  arts  et  à  les  protéger. 

Remarquez  que  cette  musique,  qui  est  toute 
harmonie,  ne  peut  être  jugée  qu'autant  que  cette 
harmonie  est  complète.  Une  douzaine  de  chanteurs 
et  d'instruments  réunis  autour  d'un  piano,  si  bons 
qu'on  veuille  les  supposer,  n'en  donneraient  qu'une 
idée  imparfaite,  tandis  qu'une  belle  voix  et  un  ac- 
compagnateur médiocre  peuvent  faire  jouir  du 
Stabat  de  Pergolèse,  11  faut  à  cet  ouvrage  de  Haydn 
vingt-quatre  chanteurs,  et  soixante  instruments 
au  moins.  La  France,  l'Italie,  l'Angleterre,  la  Hol- 
lande, la  Russie,  l'ont  entendu  ainsi  exécuté. 


LETTRES  SUR  HAYDN  197 

On  critique  dans  la  Création  deux  choses,  la  partie 
chantante,  et  le  style  général  de  l'ouvrage. Les  chants 
sont  certainement  au-dessus  du  médiocre  ;  mais  je 
pense,  avec  les  critiques,  que  cinq  ou  six  airs  de 
Sacchini,  jetés  au  milieu  de  cette  masse  d'har- 
monie, y  eussent  porté  une  grâce  céleste,  une  no- 
blesse et  une  facilité  qu'on  y  chercherait  en  vain. 
Porpora  ou  Zingarelli  eussent  peut-être  mieux  fait 
les  récitatifs. 

J'avouerai  aussi  qu'un  Marchesi,  un  Pacchia- 
rotti,  un  Tenducci,  un  Aprile,  seraient  au  désespoir 
d'avoir  à  exécuter  une  telle  musique,  où  souvent  la 
partie  chantante  s'arrête  pour  donner  lieu  aux  ins- 
truments d'expliquer  la  pensée.  Dès  le  commence- 
ment, par  exemple,  à  la  première  partie  du  premier 
air  du  ténor,  il  est  obligé  de  s'arrêter  après  ces 
mots  : 

Cessa  il  disordine, 

pour  laisser  parler  les  instruments. 

A  cela  près,  Haydn  peut  être  justifié  ;  je  dirai 
hardiment  à  ses  critiques  :  «  En  quoi  consiste  la 
beauté  du  chant  ?  »  Ils  me  répondront,  s'ils  sont 
vrais,  qu'en  musique  comme  en  amour,  ce  qui  est 
beau,  c'est  ce  qui  plaît.  La  Rotonde  de  Capri,  V Apol- 
lon du  Belvédère,  la  Madonna  alla  seggiola^  la  Nuit 
du  Corrége,  seront  le  vrai  beau  partout  où  l'homme 
ne  sera  pas  sauvage.  Tandis  qu'au  contraire  les 
ouvrages  de  Carissimi,  de  Pergolèse,  de  Durante, 

BAYDN.  13. 


198  STENDHAL 

je  De  dis  pas  dans  les  froides  régions  du  Nord,  mais 
dans  le  beau  pays  même  qui  les  inspira,  sont  encore 
vantés  par  tradition,  mais  ne  produisent  plus  le 
même  plaisir  qu'autrefois.  On  en  parle  toujours  ; 
mais  je  vois  préférer  partout  un  rondo  d'Andreossi, 
une  scène  de  Mayer,  ou  quelque  ouvrage  de  compo- 
siteurs moins  célèbres.  Je  suis  tout  étonné  de  cette 
révolution,  qu'à  la  vérité  je  n'éprouve  pas  dans  ma 
manière  de  sentir,  mais  que  j'aî  vue  bien  réelle  en 
Italie.  Au  reste,  c'est  un  sentiment  bien  naturel  que 
de  trouver  beau  ce  qui  plaît.  Quel  amant  sincère 
n'a  pu  dire  à  sa  maîtresse  : 

Ma  epeMO  ingitulo  al  vero, 
Condanno  ogni  allro  atptUo  -, 
TuUo  mi  par  diffeUo, 
Fuor  che  la  tua  heltà  *. 

Mbtastasio. 

Peut-être  les  mêmes  choses  sont-elles  toujours 
belles  dans  les  arts  du  dessin,  parce  que  dans  ces 
arts  le  plaisir  intellectuel  l'emporte  de  beaucoup  sur 
le  plaisir  physique.  La  raison  a  eu  plus  de  prise  ;  et 
tout  homme  sensible  sait,  par  exemple,  que  les 
Bgures  du  Guide  sont  plus  belles  que  celles  de 
Raphaël,  qui,  à  leur  tour,  ont  plus  d'expression. 
Dans  la  musique,  au  contraire,  où  les  deux  tiers  au 
moins  du  plaisir  sont  physiques,  ce  sont  les  sens  qui 
décident.  Or  les  sens  ont  du  plaisir  ou  de  la  peine 
dans  un  moment  donné,  mais  ne  comparent  point. 
Tout  homme  sensible  peut  Voir  dans  ses  souvenirs 


LETTRES  SUR  HAYDN  199 

que  les  moments  les  plus  vifs  de  plaisir  ou  de  peine 
ne  laissent  pas  de  souvenirs  distincts  *. 

Mortimer  revenait  tremblant  d'un  long  voyage  ;  il 
adorait  Jenny  ;  elle  n'avait  pas  répondu  à  ses  let- 
tres. En  arrivant  à  Londres,  il  monte  à  cheval,  et 
va  la  chercher  à  sa  maison  de  campagne.  Il  arrive. 
Elle  se  promenait  dans  le  parc.  Il  y  court,  le  cœur 
palpitant  ;  il  la  rencontre,  elle  lui  tend  la  main,  le 
reçoit  avec  trouble  :  il  voit  qu'il  est  aimé.  En  par- 
courant avec  elle  les  allées  du  parc,  la  robe  de  Jenny 
s'embarrassa  dans  un  buisson  d'acacia  épineux.  Dans 
la  suite,  Mortimer  fut  heureux  ;  mais  Jenny  fut 
infidèle.  Vingt  fois  je  lui  ai  soutenu  que  Jenny  ne 
l'avait  pas  aimé,  toujours  il  m'a  cité  en  preuve  de 
son  amour  la  manière  dont  elle  le  reçut  à  son  retour 
du  continent  ;  mais  jamais  il  n'a  pu  me  donner  le 
moindre  détail  ;  seulement  il  tressaille  dès  qu'il  voit 
un  buisson  d'acacia  :  c'est  réellement  le  seul  souvenir 
distinct  qu'il  ait  conservé  du  moment  le  plus  déli- 
cieux de  sa  vie  *. 

Le  plaisir  augmente  les  sept  ou  huit  premières 
fois  que  vous  entendez  le  duo 

Piiiceri  deW  anima. 
Contenu  9oas*i  ! 

CiMARosA,  Nemici  generosi. 

Mais  une  fois  que  vous  l'aurez  bien  compris, 
l'agrément  diminuera  à  chaque  répétition.  Si,  en 
musique,  le  plaisir  est  le  seul  thermomètre  du  beau, 


ZW  STENDHAL 

ce  duo  deviendra  moins  admirable  à  mesure  que 
vous  l'entendrez  davantage.  Quand  vous  l'aurez 
entendu  trente  fois,  que  l'actrice  y  substitue  le 
duo 

Cara,  cara  ! 

du  Matrimonio,  que  vous  ne  connaîtriez  pas,  celui- 
ci  voua  fera  beaucoup  plus  de  plaisir,  parce  qu'il 
sera  nouveau  pour  vous.  Si  l'on  vous  demandait 
ensuite  lequel  est  le  plus  beau  de  ces  deux  duos,  et 
que  vous  voulussiez  répondre  d'après  votre  cœur, 
je  pense  que  vous  seriez  fort  en  peine. 

Je  suppose  que  vous  ayez  un  appartement  dans 
le  palais  de  Fontainebleau,  et  que  dans  une  des  salles 
de  cet  appartement  se  trouve  la  Sainte  Cécile  de 
Raphaël  ^.  Ce  tableau  rentre  au  Musée,  on  le  rem- 
place par  V Enlèpement  d'Hélène  '  du  Guide.  Vous 
admirez  les  charmantes  Ggures  d'Hermione  et 
d'Hélène  ;  mais  cependant,  si  l'on  vous  demande 
quel  est  le  plus  beau  de  ces  deux  ouvrages,  l'ex- 
pression sublime  de  sainte  Cécile  ravie  par  la  musi- 
que céleste,  et  laissant  tomber  les  instruments 
dont  elle  jouait,  cette  expression  vous  décide  en  sa 
faveur,  et  vous  lui  donnez  la  palme.  Or  pourquoi 
cette  expression  est-elle  sublime  ?  Par  trois  ou 
quatre  raisons  que  je  vous  vois  prêt  à  me  dire.  Mais 
c'est  le  raisonnement,  et  un  raisonnement  facile  à 


LETTRES  SUR  HAYDN  201 

écrire,  qui  vous  fait  voir  que  ces  trois  ou  quatre 
raisons  sont  bonnes  ;  tandis  qu'il  me  semble  impos- 
sible d'écrire  quatre  lignes,  à  moins  que  ce  ne  soit 
de  la  prose  poétique  qui  ne  compte  pas,  pour  prou- 
ver que  le  duo  Piaceri  delV  anima  vaut  moins  ou 
plus  que  le  duo  Cara  !  cara  !  ou  que  le  duo 

Crudel  !    perché   finora  ? 

Mozart,  Figaro. 

On  ne  peut  pas  sentir  dans  le  même  moment 
l'eflet  de  deux  mélodies,  et  le  plaisir  qu'elles  peuvent 
donner  ne  laisse  pas  assez  de  traces  dans  la  mémoire 
pour  qu'on  puisse  les  juger  de  loin. 

Je  ne  vois  qu'une  exception.  Un  homme  entend 

l'air 

FanciuUa  aventurata. 

Nemici  generosi. 

A  Venise,  au  théâtre  de  la  Fenice,  il  est  à  côté 
d'une  femme  qu'il  aime  éperdument,  mais  qui  ne 
répond  pas  à  sa  passion.  Dans  la  suite,  revenu  en 
France,  il  entend  de  nouveau  cet  air  charmant  :  il 
tressaille  ;  le  plaisir  pour  lui  est  à  jamais  attaché 
à  ces  sons  si  doux  ;  mais  cet  air,  dans  ce  cas,  est  le 
buisson  d'acacia  épineux  de  Mortimer. 

Les  ouvrages  des  grands  artistes,  une  fois  qu'ils 
atteignent  à  un  certain  degré  de  perfection,  ont  des 
droits  égaux  à  notre  admiration  :  et  la  préférence 
que  nous  accordons  tantôt  à  l'un,  tantôt  à  l'autre. 


202  STENDHAL 

dépend  absolument  de  notre  tempérament  ou  de  la 
disposition  où  nous  nous  trouvons.  Un  jour  c'est  le 
Dominiquin  qui  me  plaît,  et  que  je  préfère  au  Guide  ; 
le  lendemain,  la  céleste  beauté  des  têtes  de  celui-ci 
l'emporte,  et  j'aime  mieux  l'Aurore  du  palais  Ros- 
piglîosi  que  la  Communion  de  saint  Jérôme. 

J'ai  souvent  entendu  dire,  en  Italie,  qu'en  musi- 
que, une  grande  partie  du  beau  consistait  dans  la 
nouveauté  *.  Je  ne  parle  pas  du  mécanisme  de  cet 
art.  Le  contre-point  tient  aux  mathématiques  ;  un 
sot,  avec  de  la  patience,  y  devient  un  savant  res- 
pectable. Dans  ce  genre,  il  y  a,  non  pas  un  beau, 
mais  un  régulier  susceptible  de  démonstration. 
Quant  à  la  partie  du  génie,  à  la  mélodie,  elle  n'a  pas 
de  règles.  Aucun  art  n'est  aussi  privé  de  préceptes 
pour  produire  le  beau.  Tant  mieux  pour  lui  et  pour 
nous. 

Le  génie  a  marcbé,  mais  les  pauvres  critiques 
n'ont  pu  tenir  note  du  chemin  suivi  par  les  premiers 
génies,  et  signiBer  aux  grands  hommes  venus  de- 
puis qu'ils  eussent  à  ne  s'en  pas  écarter.  Cimarosa, 
faisant  exécuter,  à  Prague,  son  air 

Pria  ehe  ipunti  in  ciel  l'aurora, 

n'a  pas  entendu  les  pédants  lui  dire  : 

«  Votre  air  est  beau,  parce  que  vous  avez  suivi 
telle  règle  établie  par  Pet^olèse  dans  tel  de  ses  airs  ; 
mais  il  serait  encore  plus  beau  si  vous  vous  étiez 
conformé  à  telle  autre  règle  dont  Galuppi  ne  s'écar- 


LETTRES  SUR  HAYDN  203 

tait  jamais.  »  Est-ce  que  les  peintres  contemporains 
du  Dominiquin  ne  lui  avaient  pas  presque  persuadé 
que  son  Martyre  de  saint  André,  à  Rome,  n'était 
pas  beau  ? 

Je  pourrais  vous  ennuyer  ici  des  prétendues  règles 
trouvées  pour  faire  de  beaux  chants  ;  mais  je  suis 
généreux,  et  résiste  à  la  tentation  de  vous  rendre 
l'ennui  qu'elles  m'ont  donné  à  les  entendre. 

Plus  il  y  a  de  chant  et  de  génie  dans  une  musique, 
plus  elle  est  sujette  à  l'instabilité  des  choses  hu- 
maines ;  plus  il  y  a  d'harmonie,  et  plus  sa  fortune 
est  assurée.  Les  graves  chants  d'église  contemporains 
de  la  divine  Serinante  Maîtresse  de  Pergolèse  ne  se 
sont  pas  usés  avec  la  même  rapidité. 

Au  reste,  je  parle  peut-être  de  tout  ceci  au  hasard  ; 
car  je  vous  avoue  que  cette  Servante  Maîtresse, 
mais  chantée  en  Italie,  me  fait  plus  de  plaisir,  et 
surtout  un  plaisir  plus  intime,  que  tous  les  opéras 
du  très  moderne  Paër,  pris  ensemble. 

S'il  est  vrai  que  nous  ayons  reconnu  la  partie 
d'un  morceau  de  musique  que  le  temps  use  le  plus 
vite,  Haydn  peut  espérer  une  plus  longue  vie  qu'au- 
cun autre  compositeur.  Il  a  mis  du  génie  dans  l'har- 
monie, c'est-à-dire  dans  la  partie  durable. 

Je  vais  citer  le  Spectateur,  c'est-à-dire  des  gens 
très  raisonnables  : 

<x  La  récitation  musicale  dans  toutes  les  langues 
devrait  être  aussi  différente  que  leur  accent  naturel, 
puisque,  à  moins  de  cela,  ce  qui  exprimerait  bien 


20i  STENDHAL 

une  passion  dans  une  langue  l'exprimerait  fort  mal 
dauB  une  autre...  Tous  ceux  qui  ont  fait  quelque 
séjour  en  Italie  savent  très  bien  que  la  cadence  que 
les  Italiens  observent  dans  le  récitatif  de  leurs 
pièces...  n'est  que  l'accent  de  leur  langue  rendu  plus 
musical  et  plus  sonore...  C'est  ainsi  que  les  marques 
d'interrogation  ou  d'admiration  de  la  musique 
italienne...  ont  quelque  rapport  avec  les  tons  natu- 
rels d'une  voix  anglaise,  quand  nous  sommes  en 
colère  ;  jusque-là  que  j'ai  vu  souvent  nos  auditeurs 
fort  trompés  à  l'égard  de  ce  qui  se  passait  sur  le 
théâtre,  et  s'attendre  à  voir  le  héros  casser  la  tête 
à  son  domestique  lorsqu'il  lui  faisait  une  simple 
question,  ou  s'imaginer  qu'il  se  querellait  avec  son 
ami  lorsqu'il  lui  souhaitait  le  bonjour  *.  »  (Specta- 
teur, Disc.  XXIII,  p.  170), 

La  musique,  qui  met  en  jeu  l'imagination  de  cha- 
que homme,  tient  plus  intimement  que  la  peinture, 
par  exemple,  à  l'organisation  particulière  de  cet 
homme-là.  Si  elle  le  rend  heureux,  c'est  en  faisant 
que  son  imagination  lui  présente  certaines  images 
agréables.  Son  cœur,  disposé  à  l'attendrissement 
par  le  bonheur  actuel  que  lui  donne  la  douceur  des 
sons,  goûte  ces  images,  jouit  de  la  félicité  qu'elles 
lui  présentent  avec  une  ardeur  qu'il  n'aurait  pas  dans 
un  tout  autre  moment.  Or  il  est  évident  que  ces 
images  doivent  être  différentes,  suivant  les  diverses 
imaginations  qui  les  produisent.  Quoi  de  plus 
opposé  qu'un  gros  Allemand,  bien  nourri,  bien  blond, 


LETTRES  SUR  HAYDN  205 

bien  frais,  buvant  de  la  bière,  et  mangeant  des 
butterbrod  toute  la  journée,  et  un  Italien  mince, 
presque  maigre,  très  brun,  l'œil  plein  de  feu,  le  teint 
jaune,  vivant  de  café  et  de  quelques  petits  repas 
très  sobres  !  Comment  diable  veut-on  que  la  même 
chose  plaise  à  des  êtres  si  dissemblables  et  parlant 
des  langues  si  immensément  éloignées  Tune  de  l'au- 
tre ?  Le  même  beau  ne  peut  pas  exister  pour  ces 
deux  êtres.  Si  les  rhéteurs  veulent  absolument  leur 
donner  un  beau  idéal  commun,  le  plaisir  produit 
par  les  choses  que  ces  deux  êtres  admirent  égale- 
ment sera  nécessairement  très  faible.  Ils  admireront 
tous  les  deux  les  jeux  funèbres  du  cinquième  livre  de 
V Enéide  ;  mais  dès  que  vous  voudrez  les  émouvoir 
fortement,  il  faudra  leur  présenter  des  images  pré- 
cisément analogues  à  leurs  natures  si  différentes. 
Comment  voulez-vous  faire  sentir  à  un  pauvre  petit 
écolier  prussien  de  Kœnigsberg,  qui  a  froid  onze 
mois  de  l'année,  les  églogues  de  Virgile,  et  la  douceur 
de  se  trouver  à  l'ombre,  à  côté  d'une  source  jaillis- 
sante, ^u  fond  d'une  grotte  bien  fraîche  ? 

Viridi  projecius  in  antro. 

Si  vous  vouliez  lui  offrir  une  image  agréable,  il 
eût  mieux  valu  parler  d'une  belle  chambre  bien 
échauffée  par  un  bon  poêle. 

On  peut  appliquer  cet  exemple  à  tous  les  beaux- 
arts.  Pour  un  honnête  Flamand  qui  n'a  jamais 
étudié  le  dessin,  les  formes  des  femmes  de  Rubens 


206  STENDHAL 

sont  les  plus  belles  du  monde.  Ne  nous  moquons 
pas  trop  de  lui,  nous  qui  admirons  par-dessus  tout 
des  formes  infiniment  sveltes,  et  qui  trouvons  les 
figures  de  femmes  de  Raphaël  un  peu  massives  \ 
Si  on  y  regardait  de  près,  chaque  homme,  et  par 
conséquent  chaque  peuple,  aurait  son  beau  idéal, 
qui  serait  la  collection  de  tout  ce  qui  lui  plaît  le  plus 
dans  les  choses  d'une  même  nature. 

Le  beau  idéal  des  Parisiens  est  ce  qui  plaît  le  plus 
à  la  majorité  des  Parisiens.  En  musique,  par  exem- 
ple, M.  Garât  leur  fait  cent  fois  plus  de  plaisir  que 
madame  Catalani.  Je  ne  sais  pourquoi  tous,  peut- 
être,  ne  voudraient  pas  avouer  cette  manière  de 
sentir.  Dans  les  beaux-arts,  chose  si  indifférente 
au  salut  de  l'État,  quel  mal  peut  faire  cette  pauvre 
liberté  ? 

Il  ne  faut  qu'avoir  des  yeux  pour  s'apercevoir 
vingt  fois  la  journée  que  la  nation  française  a  changé 
de  manière  d'être  depuis  trente  ans.  Rien  de  moins 
ressemblant  à  ce  que  nous  étions  en  1780,  qu'un 
jeune  Français  de  1814.  Nous  étions  sémillants,  et 
ces  messieurs  sont  presque  Anglais.  Il  y  a  plus  de 
gravité,  plus  de  raison,  moins  d'agrément.  La  jeu- 
nesse, qui  sera  toute  la  nation  dans  vingt  ans  d'ici, 
ayant  changé,   il  faut  que  nos  pauvres  rhéteurs 


1.  Voir  chez  tous  les  marchands  d'estampes  une  figure 
de  femme  tirée  de  l'œuvre  de  Raphaël,  gravée  par  ***,  et 
Adam  et  Eve,  sujet  pris  des  loges  du  Vatican,  gravé  par 
Mûller  en  1813. 


LETTRES  SUR  HAYDN  207 

déraisonnent  encore  plus  qu'à  l'ordinaire  pour  vou- 
loir que  les  beaux-arts  restent  les  mêmes. 

«  Pour  moi,  je  l'avouerai,  me  disait  un  jeune  colo- 
nel, il  me  semble,  depuis  la  campagne  de  Moscou, 
qu^I phi  génie  en  Aulide  n'est  plus  une  aussi  belle 
tragédie.  Je  trouve  cet  Achille  un  peu  dupe  et  un 
peu  faible.  Je  me  sens  du  penchant,  au  contraire, 
pour  le  Macbeth  *  de  Shakspeare.  » 

Mais  je  divague  un  peu  :  on  voit  bien  que  je  ne 
suis  pas  un  jeune  Français  de  1814.  Revenons  à  la 
question  de  savoir  si,  en  musique,  le  beau  idéal  du 
Danois  peut  être  le  même  que  celui  du  Napolitain. 

Le  rossignol  plaît  à  tous  les  peuples  ;  c'est  que  son 
chant  entendu  pendant  les  nuits  des  beaux  jours  de 
la  fin  du  printemps,  qui  partout  sont  l'instant  le  plus 
aimable  de  l'année,  est  une  chose  agréable,  signe 
d'une  chose  charmante.  J'ai  beau  être  un  homme 
du  Nord,  le  chant  du  rossignol  me  rappelle  toujours 
les  courses  que  l'on  fait  pour  rentrer  chez  soi,  à 
Rome,  après  les  conifersazioni^  vers  les  deux  heures 
du  matin,  durant  les  belles  nuits  d'été.  On  est  as- 
sourdi, en  passant  dans  ces  rues  solitaires,  par  les 
sons  scintillants  des  rossignols  qu'on  élève  dans 
chaque  maison.  Ce  chant  rappelle  d'autant  plus 
vivement  les  beaux  jours  de  l'année,  que,  ne  pou- 
vant pas  entendre  le  rossignol  à  volonté,  nous 
n'usons  pas  ce  plaisir  en  nous  le  donnant  à  con- 
tre-temps, quand  nous  ne  sommes  pas  disposés  à  le 
goûter. 


208  STENDHAL 

Haydn  écrivait  sa  Création  sur  un  texte  allemand, 
qui  ne  peut  recevoir  la  mélodie  italienne.  Comment 
aurait-il  pu,  même  en  le  voulant,  chanter  comme 
Sacchini  ?  Ensuite,  né  en  Allemagne,  connaissant 
son  âme  et  les  âmes  de  ses  compatriotes,  c'est  appa- 
remment à  eux  qu'il  voulait  plaire  d'abord.  On  peut 
critiquer  un  homme  quand  on  voit  qu'il  manque  la 
route  qui  conduit  au  but  qu'il  se  propose  d'attein- 
dre ;  mais  est-il  raisonnable  de  lui  chercher  querelle 
sur  le  choix  de  ce  but  ? 

Au  reste,  un  grand  maître  italien  a  produit  la 
seule  critique  digne  de  lui  et  digne  de  Haydn.  Il  a 
refait  d'un  bout  à  l'autre  toute  la  musique  de  la 
Création^  qui  ne  verra  le  jour  qu'après  sa  mort. 
Ce  maître  pense  que  Haydn  est  homme  de  génie 
dans  le  genre  de  la  symphonie.  Dans  tout  le  reste,  il 
ne  le  trouve  qu'estimable.  Moi  je  pense  que,  quand 
les  deux  Créations  verront  le  jour  ensemble,  l'alle- 
mande sera  toujours  la  première  à  Vienne,  comme 
l'italienne  sera  la  meilleure  à  Naples  *. 


FRAGMENT 


DB  LA  RÉPONSE  A  LA  LETTRE  PRÉCÉDENTE 


Montmorency,  le  29  juin  1809. 

Je  suis  charmé  de  votre  lettre,  mon  cher  Edouard  ; 
nous  avons  les  mêmes  idées  en  d'autres  termes.  Ne 
vous  affligez  point.  Je  trouve  que  ce  n'est  pas  la 
faute  de  vos  grands  compositeurs,  si  leurs  char* 
mantes  mélodies  ne  sont  pas  également  agréables 
à  tous  les  hommes.  La  raison  de  cela  est  dans  la 
nature  même  du  bel  art  qui  les  immortalise.  Sous 
le  rapport  de  la  manière  de  plaire  aux  hommes, 
la  sculpture  et  la  musique  sont  aussi  opposées  que 
possible. 

Remarquez  que  c'est  toujours  de  la  sculpture  que 
viennent  les  exemples  du  beau  idéal.  Or  la  sculp- 

■ATDir.  14 


210  STENDHAL 

ture  a  un  beau  idéal  généra),  parce  que  la  différence 
des  formes  du  corps  humain  dans  les  divers  pays 
est  beaucoup  moins  grande  que  celle  des  tempéra- 
ments donnés  par  les  climats.  Un  beau  jeune  paysan 
des  environs  de  Copenhague,  et  un  jeune  Napolitain 
également  renommé  pour  sa  beauté,  différent  moins 
par  leurs  formes  que  par  leurs  passions  et  leurs  ca- 
ractères. Il  est  donc  plus  aisé  d'établir  un  beau  idéal 
universel  pour  l'art  qui  reproduit  ces  formes  exté- 
rieures, que  pour  ceux  qui  mettent  en  jeu  les  diverses 
affections  d'âmes  aussi  différentes. 

Outre  la  beauté  absolue  des  figures,  on  attache 
beaucoup  de  prix,  dans  les  arts  du  dessin,  à  leur 
expression.  Mais  ces  arts  n'imitent  point  d'aussi 
près  que  la  poésie  la  nature  morale  de  l'homme,  et 
par  conséquent  ne  sont  pas  sujets  à  déplaire  au 
Danois  parce  qu'ils  plaisent  trop  au  Napolitain. 
Dans  mille  actions  de  la  vie,  très  susceptibles  d'être 
reproduites  exactement  dans  le  romaa  ou  dans  la 
comédie,  ce  qui  paraîtra  charmant  à  Naples  sera 
trouvé  fou  et  indécent  k  Copenhague  ;  ce  qui  sem- 
blera délicat  en  Zélande  sera  glacial  aux  bords  du 
Sebètc  *.  Le  poète  doit  donc  prendre  son  parti,  et 
chercher  k  plaire  aux  uns  ou  aux  autres.  Canova,  au 
contraire,  n*a  point  à  s'embarrasser  de  tels  calculs. 
Son  Paris,  son  Hélène,  seront  aussi  divins  à  Copen- 
hague qu'à  Rome,  et  seulement  chaque  homme 
jouira  de  leur  beauté  et  admirera  leur  auteur  en 
proportion    de    sa    propre    sensibilité.    Pourquoi  ? 


LETTaBS  SUR  HAYDN  211 

C'est  que  ces  figures  charmantes  ne  peignent  que 
des  affections  modérées,  communes  au  Danois  et  au 
Napolitain  :  s'il  leur  était  donné  d'imiter  des  pas- 
sions plus  fortes,  elles  arriveraient  bientôt  au  point 
où  la  sensibilité  de  l'homme  du  Midi  se  sépare  de 
celle  de  l'homme  du  Nord.  Quel  doit  donc  être  l'em* 
barras  du  musicien,  celui  des  artistes  qui  peint  de 
plus  près  les  affections  du  cœur  humain,  et  qui  en- 
core ne  peut  les  peindre  qu'en  faisant  agir  l'imagina- 
tion et  la  sensibilité  de  chacun  de  ses  auditeurs, 
qu'en  mettant,  pour  ainsi  dire,  chacun  d'eux  de 
moitié  dans  son  travail  !  Comment  voulez-vous 
qu'un  homme  du  Nord  sente  l'air 

Corne  î  io  vengo  per  sposarti 

de  Cimarosa  ?  L'amant  désespéré  qui  le  chante 
doit  lui  paraître  simplement  un  malheureux  échappé 
des  Petites-Maisons.  Le  God  sai^e  the  Kingy  d'un 
autre  côté,  semblerait  peut-être  insipide  à  Naples. 
Ne  soyez  donc  point  inquiet  pour  votre  cher  Cima- 
rosa ;  il  peut  passer  de  mode,  mais  l'équitable 
postérité  le  mettra  sûrement,  pour  le  talent,  à 
côté  de  Raphaël.  Seulement  le  talent  de  celui-ci 
est  pour  toute  la  terre,  ou  du  moins  pour  toute 
l'Europe,  et  en  musique  il  est  naturel  que  chaque 
pays  ait  son  Raphaël.  Chacun  des  mondes  qui  rou- 
lent sur  nos  têtes  a  bien  son  soleil,  qui,  pour  le 
monde  voisin,  n'est  qu'une  étoile  plus  ou  moins 
brillante,    suivant    le    degré    de    proximité.    Ainsi 


212  STENDEAL 

Hœiidel,  ce  soleil  de  l'Angleterre,  n'est  plus  qu'une 
étoile  de  première  grandeur  pour  la  patrie  des 
Mozart  et  des  Haydn  ;  et  en  descendant  plus  près 
de  l'équateur,  Hiendel  n'est  plus  qu'une  étoile  ordi- 
naire pour  l'heureux  habitant  de  la  rive  de  Pausi- 
lippe  *. 

Your, 

Lewis. 


LETTRE  XX 


Halein,  le  5  juin  1809. 


Mon  cher  Louis, 


Deux  ans  après  la  Création,  Haydn,  animé  par  le 
succès  et  encouragé  par  son  ami  Van  Swieten,  com- 
posa un  nouvel  oratorio,  les  Quatre  Saisons.  Le 
baron  descriptif  en  avait  tiré  le  texte  de  Thompson. 
Il  y  a  moins  de  sentiment  que  dans  la  Création  ; 
mais  le  sujet  admettait  la  gaieté,  la  joie  des  ven- 
danges, l'amour  profane  ;  et  les  Quatre  Saisons 
seraient  la  plus  belle  chose  du  monde,  dans  le  genre 
de  la  musique  descriptive,  si  la  Création  n'existait 
pas. 

La  musique  y  est  plus  savante  et  moins  sublime 
que  dans  la  Création.  Elle  surpasse  cependant  sa 
sœur  aînée  en  un  point  :  ce  sont  les  quatuors.  Du 

BAYDTf.  14. 


214  STENDHAL 

reste,  pourquoi  blâmer  cette  musique  ?  Elle  n'est 
pas  italienne,  dit-on  :  à  la  bonne  heure  *.  J'avoue 
que  la  sympbonie  convient  aux  organes  difllciles  à 
émouvoir  des  Allemands  :  mais  nous  en  profitons. 
C'est  ainsi  que,  dans  les  arts,  il  n'est  pas  mal  que 
chaque  pays  ait  une  physionomie  particulière.  Les 
jouissances  du  monde  entier  s'en  augmentent.  Nous 
jouissons  des  chants  napolitains  de  Paisiello  et  des 
symphonies  allemandes  de  Haydn.  Quand  verrons- 
nous  Talma,  après  avoir  joué  un  jour  Andromaque, 
nous  montrer  le  lendemain  le  malheureux  Macbeth 
entraîné  au  crime  par  l'ambition  de  sa  femme  ? 
Il  faut  savoir  que  les  Macbeth,  Hamlet,  etc.,  de 
M.  Ducis  *,  sont  de  fort  bonnes  pièces,  sans  doute, 
mais  ressemblent  autant  aux  pièces  du  poète  anglais 
qu'à  celles  de  Lope  de  Vega.  Il  me  semble  que  nous 
en  sommes,  pour  les  pièces  romantiques,  précisé- 
ment au  même  point  où  nous  nous  trouvions,  il  y  a 
cinquante  ans,  pour  la  musique  italienne.  On  criera 
beaucoup  ;  il  y  aura  des  pamphlets,  des  satires, 
peut-être  même  des  coups  de  bâton  de  distribués 
dans  quelque  moment  où  le  public,  dans  une  pro- 
fonde tranquillité  politique,  sera  juge  compétent  en 
littérature.  Mais  enfin  ce  public,  excédé  des  plats 
élèves  du  grand  Racine,  voudra  voir  Hamlet  et 
Othello.  La  comparaison  ne  cloche  qu'en  un  seul 
point  :  c'est  que  ces  pièces  ne  tueront  point  Phèdre 
et  Cinna,  et  que  Molière  restera  sans  rival,  par  la 
raison  simple  qu'il  est  unique  *. 


LETTRES  SUR  HAYDN  215 

Le  texte  des  Quatre  Saisons  est  un  pauvre  texte. 
Quant  à  la  musique,  figurez*vous  une  galerie  de 
tableaux  différents  par  le  genre  y  le  sujet  et  le  coloris. 
Cette  galerie  est  divisée  en  quatre  salles  ;  au  milieu 
de  chacune  d'elles,  paraît  un  grand  tableau  prin* 
cipal. 

Les  sujets  de  ces  quatre  tableaux  sont  :  pour  le 
premier,  la  neige,  les  aquilons,  le  froid  et  ses  hor- 
reurs ;  pendant  Tété,  la  tempête  ;  dans  l'automne, 
la  chasse  ;  et  pour  l'hiver,  la  soirée  des  villageois. 

On  voit  d'abord  qu'un  habitant  d'un  climat  plus 
fortuné  n'aurait  pas  mis  la  neige  et  les  horreurs  de 
l'hiver  dans  la  peinture  du  printemps.  Suivant 
moi,  c'est  un  assez  triste  commencement  d'ou- 
vrage. Suivant  les  amateurs  du  genre,  ces  sons  rudes 
préparent  merveilleusement  au  plaisir  qu'on  aura 
par  la  suite. 

Avec  vous,  mon  ami,  je  ne  suivrai  point  pied  à 
pied  les  Quatre  Saisons, 

Haydn,  dans  la  peinture  du  soleil  d'été,  a  été 
obligé  de  lutter  contre  le  premier  lever  du  soleil 
dans  la  Création  :  et  cet  art,  qu'on  veut  faire  des- 
criptif, est  si  vague,  si  antidécri^ant,  que,  malgré 
les  soins  incroyables  que  s'est  donnés  le  premier 
symphoniste  du  monde,  il  est  tombé  un  peu  dans  la 
répétition.  L'abattement,  l'anéantissement  de  tout 
ce  qui  respire,  et  même  des  plantes,  pendant  la 
grande  chaleur  d'un  jour  d'été,  est  parfaitement 
bien   rendu.    Ce   tableau,   très  vrai,   finit   par   un 


216  STENDHAL 

silence  universel.  Le  coup  de  tonnerre  qui  commence 
la  tempête  vient  rompre  ce  silence.  Ici  Haydn  est 
dans  son  fort  :  tout  est  feu,  cris,  rumeur,  épouvante. 
C'est  un  tableau  de  Michel-Ange.  Cependant  la 
tempête  finit,  les  nuages  se  dissipent,  le  soleil  re- 
paraît, les  gouttes  d'eau  dont  sont  chargées  les 
feuilles  des  arbres  brillent  dans  la  forêt,  une  soirée 
charmante  succède  à  l'orage,  la  nuit  vient,  tout  est 
silencieux  ;  de  temps  en  temps  seulement  le  gémisse- 
ment d'un  oiseau  nocturne  et  le  son  de  la  cloche 
éloignée, 

Che  pote  il  giorno  pianger  che  si  muore  *, 

viennent  rompre  le  silence  universel. 

Ici  l'imitation  physique  est  portée  aussi  loin 
qu'elle  peut  aller.  Mais  cette  peinture  tranquille 
fait  une  fin  peu  frappante  pour  l'été,  après  le  mor- 
ceau terrible  de  la  tempête  ^. 


1.  Je  prie  qu'on  me  permette  une  répétition.  J'ai  envie 
de  citer  une  lettre  que  j'envoyai  en  original  à  mon  ami,  en 
même  temps  que  celle-ci.  Elle  fut  écrite  en  français  par  une 
aimable  chanoinesse  de  Brunswick  que  nous  pleurons 
aujourd'hui. 

Elle  fmissait  ainsi  une  lettre  sur  Werther,  qui,  comme  on 
sait,  est  né  à  Brunswick,  et  était  le  fils  de  M.  l'abbé 
de  J***.  Elle  décrivait  exactement,  à  ma  demande,  l'espèce 
de  goût  que  Werther  avait  pour  la  musique. 

«...  La  musique  étant  l'art  qui  peint  le  mieux  les  nuances, 
et  dont  les  descriptions  suivent  ainsi  le  plus  loin  les  mouve- 
ments de  l'ftme,  je  crois  distinguer  la  sensibilité  à  la  Mozart 
de  la  sensibilité  à  la  Cimarosa. 

tt  Les  figures  comme  celle   de  Wilhelmine  do  M***  et  do 


LETTRES  SUR  HAYDN  217 

La  chasse  du  cerf,  qui  ouvre  Tautomne,  est  un 
sujet  heureux  pour  la  musique.  Tout  le  monde  se 
rappelle  l'ouverture  du  Jeune  Henri, 

Les  vendanges,  où  des  buveurs  chantent  d'un 
côté,  pendant  que  la  danse  occupe  les  jeunes  gens 
du  village,  forment  un  tableau  agréable.  Le  chant 
des  buveurs  est  mélangé  avec  l'air  d'une  danse 
nationale  de  l'Autriche,  arrangée  en  fugue.  L'effet 


l'ange  du  tableau  du  Parmesan  que  j'ai  dans  ma  chambre  (a) 
me  semblent  annoncer  de  ces  êtres  dont  la  force  est  surmontée 
par  la  sensibilité,  qui,  dans  leurs  moments  d'émotion, 
deviennent  l'émotion  eUe-méme»  Il  n'y  a  plus  de  place  pour 
autre  chose  ;  le  courage,  le  soin  de  la  réputation,  tout  est, 
non  pas  surmonté,  mais  banni.  Tel  serait,  je  crois,  le  joli 
ange  dont  je  vous  parle  chantant  aux  pieds  d'une  marraine 
adorée  : 

Voi  che  sapete, 

«  Les  peuples  du  Nord  me  semblent  être  les  sujets  de 
cette  musique  :  which  is  their  queen. 

«  Quand  vous  connaîtrez  mieux  l'Allemagne,  et  que  vous 
aurez  rencontré  quelques-unes  des  malheureuses  filles  qui, 
chaque  année,  y  périssent  d'amour,  ne  riez  pas,  monsieur  le 
Français,  vous  verrez  le  genre  de  pouvoir  que  notre  musique 
exerce  sur  nous.  Voyez,  le  dimanche  soir,  à  Hantzgarten,  et 
dans  ces  jardins  anglais  où  toute  la  jeunesse  des  villes  du 
Nord  va  se  promener  le  soir  des  jours  de  fête  ;  voyez  ces 
couples  d'amants,  prenant  du  café  à  côté  de  leurs  parents, 
tandis  que  des  troupes  de  musiciens  bohèmes  jouent  avec 
leurs  cors  leurs  valses  et  leur  musique  lente  et  si  touchante  ; 
voyez  leurs  yeux  se  fixer  ;  voyez-les  se  serrer  la  main  par- 
dessus la  petite  table,  et  sous  les  yeux  de  la  mère,  car  ils 


(a)  C'était  une  copie  do  la  Madonna  al  longo  collo,  qui  est  au  Musée 
de  Paris,  n®  1070.  U  s'agit  de  l'ange  qui  est  à  la  droite  de  Marie  et  qui 
regarde  le  spectateur. 


2t8  STBNDBJLL 

d*  ce  morceau  plein  <fc  verve  est  tris  piquuit, 
surtout  dans  le  pays.  On  le  joue  souvent  en  Hongrie 
pendant  les  vendanges.  C'est  la  se<de  (ois,  je  crois, 
que  Haydn,  en  imitant  directement  la  nature,  se 
soit  fait  un  moyen  de  succès  des  souvenin  de  ses 
compatriotes. 

Les  critiques  reprochèreut  aux  Quatn  SaisMu 
d'avoir  encore  moins  de  dMnts  que  la  Cnte(*Mt, 


sont  ce  qu'oD  appelle  ici  promu  ;  eh  bien  \  une  conscription 
enlève  l'amant,  aa  promiat  n'est  pas  au  dësaapoir,  maïs  elle 
est  triste  ;  elle  lit  des  romans  toute  la  nuit  ;  peu  i  peu  elle 
est  attaqufe  de  la  poitrine,  et  elle  meurt  sans  que  les  meil~ 
leurs  médecins  aient  trouvé  un  remède  à  ce  mal-là.  Mais 
rieo  DC  parait  à  l'extérieur.  Voua  l'aviez  vue  quinze  jours 
auparavant  chez  sa  mère,  vous  ocrant  du  thé  ;  vou*  ne 
l'aviez  trouvée  que  triste  ;  vous  demandez  de  sea  nouvelles  : 
d  La  pauvre  une  telle  7  vous  répond-on  ;  cIIr  est  morte  de 
cha^n.  >  Ici  une  telle  réponse  n'a  rien  d'extraordinaire. 
D  Et  le  promis,  «h  est-il  ?  —  A  l'anné«,  mait  on  n'a  plus  de 

•  VoiU  les  c«ur*  qu«  Handel,  Mocart,  Boccherini,  Benda, 
savent  toucher. 

'I  Ces  femmes,  brunes  et  pleines  d'énergie,  que  produit  la 
Midi  de  l'Europe  doivent  aimer  la  musique  de  Cimamaa. 
Elles  se  poignarderaient  pour  un  amant  vivant,  mais  nfi  so 
iaissenicnt  pas  mourir  de  langueur  pour  un  infidèle. 

"  Les  airs  de  femmes  de  Cimar«»a  et  de  tous  les  Napoti- 
tetns  annoncent  de  la  force  même  dans  les  moments  les  plus 
passionnés.  Dans  les  jVemiti  genrrosi,  qu'on  donna  A  Dresde 
il  y  ■  deux  ans,  notre  Mozart  eût  fait  UBO  chose  diTÎnenwitt 

.Von  Mn  vilUam,  ma  jon  dama. 

Cimarosa  a  (ait  de  cette  déclaration  un  petit  air  léger  et 
rapide,  parce  que  la  situation  l'exigeait  ;  mais  une  Alle- 
mande n'eût  pas  prononcé  ces  paroles  sans  larmes...  ■ 


LETTRES  SUR  HAYDN  219 

«t  dirent  que  c'était  une  pièce  de  musique  instru- 
mentale, avee  accompagnement  de  voix.  L'auteur 
vieillissait.  On  lui  objecte  aussi,  assez  ridiculement 
suivant  moi»  d'avoir  mêlé  un  peu  de  gaieté  à  un 
sujet  sérieux.  Et  pourquoi  sérieux  ?  Parce  que  la 
pièce  de  musique  s'appelle  oratorio.  Le  titre  peut 
être  mal  choisi  ;  mais  la  symphonie»  qui  n'émeut 
pas  bien  profondément,  n'est-elle  pas  trop  heureuse 
d'être  gaie  quelquefois  ?  Les  frileux  lui  reprochent, 
avec  plus  de  raison,  d'avoir  mis  deux  hivers  dans 
une  seule  année. 

La  meilleure  critique  qu'on  ait  faite  de  cet  ou- 
vrage est  celle  que  Haydn  m'adressa  lorsque  j'allai 
lui  rendre  compte  de  la  représentation  qu'on  venait 
•d'en  donner  au  palais  de  Schwartzenberg.  Les 
applaudissements  avaient  été  unanimes.  Je  me 
hâtai  de  sortir  pour  aller  faire  mon  compliment  à 
l'auteur.  Je  commençais  à  peine  à  ouvrir  la  bouche, 
que  le  loyal  compositeur  m'arrêta  : 

«  J'ai  du  plaisir  que  ma  musique  ait  plu  au  public  ; 
mais  de  vous,  je  ne  reçois  pas  de  compliment  sur 
cet  ouvrage.  Je  suis  convaincu  que  vous  sentez 
vous-même  que  ce  n'est  pas  là  la  Création  :  et  la 
raison,  la  voici.  Dans  la  CréeUion^  les  personnages 
sont  des  anges  ;  ici,  ce  sont  des  paysans.  »  Cette 
objection  est  excellente,  appliquée  à  un  homme 
dont  le  talent  était  plutôt  le  sublime  que  le  tendre. 

Les  paroles  des  Quatre  Saisons^  assez  communes 
en  elles-mêmes,  furent  platement  traduites  en  plu- 


220  STENDHAL 

sieurs  langues.  On  mit  la  musique  en  quatuors  et 
quintettes,  et  elle  servit  plus  que  celle  de  la  Création 
aux  petits  concerts  d'amateurs.  Le  peu  de  mélodie 
qui  s*y  trouve  étant  davantage  dans  l'orchestre, 
en  ôtant  les  voix,  le  chant  reste  presque  en  entier. 
Au  reste,  je  suis  probablement  mauvais  juge  des 
Quatre  Saisons.  Je  n'ai  entendu  cet  oratorio  qu'une 
fois,  et  encore  étais-je  fort  distrait  *. 

Je  disputais  avec  un  Vénitien  assis  à  côté  de  moi, 
sur  la  quantité  de  mélodie  existant  dans  la  musique 
vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle.  Je  lui  disais 
qu'il  n'y  avait  guère  de  chant  dans  ce  temps-là, 
et  que  la  musique  n'était  sans  doute  alors  qu'un 
bruit  agréable. 

A  ces  mots,  mon  homme  bondit  sur  sa  chaise,  et 
se  mit  à  me  conter  les  aventures  d'un  de  ses  com- 
patriotes, le  chanteur  AJessandro  Stradella,  qui 
vivait  vers  1650. 

Il  fréquentait  les  maisons  les  plus  distinguées  de 
Venise,  et  les  dames  de  la  première  noblesse  se 
disputaient  l'avantage  de  prendre  de  ses  leçons. 
Ce  fut  ainsi  qu'il  fit  la  connaissance  d'Hortensia, 
dame  romaine  qui  était  aimée  d'un  noble  vénitien. 
Stradella  en  devint  amoureux,  et  n'eut  pas  de  peine 
à  supplanter  son  rival.  II  enleva  Hortensia,  et  la 
conduisit  à  Rome,  où  ils  se  firent  passer  pour  mariés. 
Le  Vénitien,  furieux,  mit  sur  leurs  traces  deux 
assassins,  qui,  après  les  avoir  cherchés  inutilement 
dans  plusieurs  villes  d'Italie,  découvrirent  enfin  le 


LETTRES  SUR  HAYDN  221 

lieu  de  leur  retraite,  et  arrivèrent  à  Rome,  un  soir 
que  Stradella  donnait  un  oratorio  dans  la  belle  église 
de  Saint-Jean-de-Latran.  Les  assassins  résolurent 
d'exécuter  leur  commission  lorsqu'on  sortirait  de 
l'église,  et  entrèrent  pour  veiller  sur  une  de  leurs 
victimes,  et  chercher  si  Hortensia  ne  serait  point 
parmi  les  spectateurs. 

A  peine  eurent-ils  entendu  pendant  quelques 
instants  la  voix  délicieuse  de  Stradella,  qu'ils  se 
sentirent  attendris.  Ils  eurent  des  remords,  ils  ré- 
pandirent des  larmes,  et  enfin  ne  songèrent  plus 
qu'à  sauver  les  amants  dont  ils  avaient  juré  la  perte. 
Ils  attendent  Stradella  à  la  porte  de  l'église  ;  ils  le 
voient  sortir  avec  Hortensia.  Us  s'approchent,  le 
remercient  du  plaisir  qu'il  vient  de  leur  donner,  et 
lui  avouent  que  c'est  à  l'impression  que  sa  voix  a 
faite  sur  eux  qu'il  est  redevable  de  son  salut.  Us  lui 
expliquent  ensuite  l'affreux  motif  de  leur  voyage, 
et  lui  conseillent  de  quitter  Rome  sur-le-champ, 
pour  qu'ils  puissent  faire  croire  au  Vénitien  qu'ils 
sont  arrivés  trop  tard. 

Stradella  et  Hortensia  se  hâtèrent  de  profiter 
du  conseil,  et  se  rendirent  à  Turin.  Le  noble  Véni- 
tien, de  son  côté,  ayant  reçu  le  rapport  de  ses  agents, 
n'en  devint  que  plus  furieux.  Il  alla  à  Rome  se 
concerter  avec  le  père  même  d'Hortensia.  Il  fit 
entendre  à  ce  vieillard  qu'il  ne  pouvait  laver  son 
déshonneur  que  dans  le  sang  de  sa  fille  et  de  son 
ravisseur.   Ce   père   dénaturé   prit   avec   lui   deux 


222  STENDHAL 

assassins,  et  partit  pour  Tuiiiii  après  s'être  fait 
donner  des  lettres  de  recommandation  pour  le  mar- 
quis de  VillarSy  qui  était  alors  ambassadeur  de 
France  à  cette  cour. 

Cependant  la  duchesse  régente  de  Savoie,  ins- 
truite de  l'aventure  des  deux  amants  à  Rome,  voulut 
les  sauver.  Elle  fit  entrer  Hortensia  dans  un  couvent, 
et  donna  à  Stradella  le  titre  de  son  premier  masi- 
cien,  ainsi  qu'un  logement  dans  son  palais.  Ces  pré- 
cautions parurent  suffisantes,  et  les  amants  jouis- 
saient depuis  quelques  mois  d'une  parfaite  tran- 
quillité, quand,  un  soir,  Stradella,  qui  prenait  l'air 
sur  le  rempart  de  la  ville,  fut  assailli  par  trois  hom- 
mes qui  le  laissèrent  pour  mort  avec  un  coup  de 
poignard  dans  la  poitrine.  C'était  le  père  d'Horten- 
sia et  ses  deux  compagnons,  qui  se  réfugièrent  aussi- 
tôt au  palais  de  l'ambassadeur  de  France.  M.  de 
Villars,  ne  voulant  ni  les  protéger  après  un  crime  qui 
avait  fait  autant  de  bruit,  ni  les  livrer  à  la  justice 
après  leur  avoir  donné  un  asile,  les  fit  évader  quel- 
ques jours  après. 

Cependant,  contre  toute  apparence,  Stradella 
guérit  de  sa  blessure,  et  le  Vénitien  vit  échouer  ses 
projets  pour  la  seconde  fois,  mais  sans  abandonner 
sa  vengeance.  Seulement,  rendu  prudent  par  le 
manque  de  succès,  il  voulut  prendre  des  mesures 
plus  assurées,  et  se  contenta  pour  le  moment  de 
faire  épier  Hortensia  et  son  amant.  Un  an  se  passa 
ainsi.  La  duchesse,  de  plus  en  plus  touchée  de  leur 


LETTRES  SUR  HAYDN  223 

sorty  voulut  légitimer  leur  union  et  les  marier.  Après 
la  cérémonie.  Hortensia,  ennuyée  du  séjour  du  cou- 
vent, eut  envie  de  voir  le  port  de  Gènes.  Stradella 
Vy  conduisit,  et  le  lendemain  de  leur  arrivée,  ib 
furent  trouvés  poignardés  dans  leur  Ut. 

On  fixe  cette  triste  aventure  à  l'an  1670.  Stradella 
était  poète,  compositeur,  et  le  premier  chanteur  de 
son  siècle  *. 

Je  répliquai  au  compatriote  de  Stradella  que  la 
seule  douceur  des  sons,  quand  ils  seraient  privés 
de  toute  mélodie,  donne  un  plaisir  bien  réel,  même 
aux  âmes  les  plus  sauvages.  Lorsqu'en  1637  Mu- 
rad  IV,  après  avoir  pris  Bagdad  d'assaut,  ordonna 
qu'on  fît  main  basse  sur  tous  ses  habitants,  un  seul 
Persan  osa  élever  la  voix  :  il  s'écria  qu'on  le  con- 
duisît à  l'empereur,  qu'il  avait  des  choses  impor- 
tantes i  lui  communiquer  avant  de  mourir. 

Arrivé  aux  pieds  de  Murad,  Scakculi  (tel  était  le 
nom  du  Persan)  s'écria,  la  face  contre  terre  :  «  Sei- 
gneur, ne  fais  pas  périr  avec  moi  un  art  qui  vaut 
tout  ton  empire  ;  entends-moi  chanter,  et  puis  tu 
ordonneras  ma  mort.  »  Murad  ayant  fait  un  signe 
de  consentement,  Scakculi  sortit  de  dessous  sa 
robe  une  petite  harpe,  et  improvisa  une  espèce  de 
romance  sur  la  ruine  de  Bagdad.  Le  farouche  Murad, 
malgré  la  honte  qu'éprouve  un  Turc  à  laisser  pa- 
raître la  moindre  émotion,  répandit  des  larmes  et 
fit  cesser  le  massacre.  Scakculi  le  suivit  à  Constanti- 
nople,  comblé  de  richesses  ;  il  y  introduisit  la  musique 


224 


STENDHAL 


persane,  dans  laquelle  aucun  Européen  n'a  jamais 
pu  distinguer  un  chant  quelconque  *. 

Je  crois  voir  dans  Haydn  le  Tintoret  de  la  musi- 
que. Il  unit,  comme  le  peintre  vénitien,  à  l'énergie 
de  Michel-Ange,  le  feu,  l'originalité,  l'abondance  des 
inventions.  Tout  cela  est  revêtu  d'un  coloris  aimable, 
qui  donne  de  l'agrément  aux  moindres  parties.  Il 
me  semble  cependant  que  le  Tintoret  d'Eisenstadt 
était  plus  profond  dans  son  art  que  celui  de  Ve- 
nise ;  surtout  il  savait  travailler  lentement. 

La   manie  *  des  comparaisons  s'empare  de  moi. 
Je  vous  confie  mon  recueil,  à  condition  cependant 
que  vous  n'en  rirez  pas  trop.  Je  trouve  donc  que 
Pergolèse  et 
Cimarosa 


sont  les  Raphaël  de  la  musique. 


Paisiello            est            Le  Guide. 

Durante, 

Léonard  de  Vin< 

Hasse, 

Rubens. 

Hœndel, 
Galuppi, 
Jomelli, 

Michel- Ange. 
Le  Bassan. 
Louis  Carrache. 

Gluck, 
Piccini, 

Le  Caravage. 
Le  Titien. 

Sacchini, 
Vinci, 

Le  Corrége. 
Fra  Bartolomeo. 

Anfossî, 

L'Albane. 

Zingarelli, 

Mayer, 

Mozart, 

|-\   ÎN  N^  tl    K 

Le  Guerchin. 
Carie  Maratte. 
Le  Dominiquin. 

La       \Kto\-o  t 

LETTRES  SUR  HAYDN  225 

La  ressemblance  la  moins  imparfaite  est  celle  de 
Paisiello  et  du  Guide.  Quant  à  Mozart,  il  faudrait 
que  le  Dominiquin  eût  eu  un  caractère  encore  plus 
mélancolique  pour  lui  ressembler  entièrement. 

Le  peintre  a  eu  l'expression,  mais  elle  s'est  à  peu 
près  bornée  à  celle  de  l'innocence,  de  la  timidité  et 
du  respect  \  Mozart  a  peint  la  tendresse  la  plus  pas- 
sionnée et  la  plus  délicate  dans  les  airs  : 

Vedrô  mentr'  io  sospiro, 

Du  comte  Almaviva  ; 

Non  80  più  cosa  son,  cosa  faceio. 

De  Chérubin  ; 

Dove  sono  i  bei  momenti, 

De  la  comtesse  ; 

Andiam,  mio  bene, 

De  Don  Juan  ; 

la  grâce  la  plus  pure  dans 

La  mia  Doraîice  capace  non  è, 

De  Cosi  fan  lutte  ; 

et  dans 

Giovannit  che  fate  aW  amore. 

De  Don  Juan, 

i.WoÏT  les  Deux  jeunes  Filles  innocentes  et  craintii^es,  n^  914 
du  Musée,  où  Ton  peut  remarquer  que  la  gaieté  manque 
aussi  au  Dominiquin.  Les  anges/ qui  devraient  exprimer  les 
mystères  joyeux,  n'ont  point  l'air  heureux. 

Voir  aussi  la  Jeune  Femme  amenée  au  tribunal  d'Alexandre^ 
o9  919. 

HAYDN.  15 


226  STENDHAL 

La  beauté  et  Tair  de  bonheur  des  figures  de 
Raphaël  se  reconnaissent  bien  dans  les  mélodies  de 
Cimarosa. 

On  sent  que  les  figures  qu'il  a  peintes  dans  l'in- 
fortune sont  ordinairement  heureuses.  Voyez  Caro- 
lina,  dans  le  Mariage  secret.  Celles  de  Mozart,  au 
contraire,  ressemblent  aux  vierges  d'Ossian,  de 
beaux  cheveux  blonds,  des  yeux  bleus,  souvent 
remplis  de  larmes.  Elles  ne  sont  peut-être  pas  aussi 
belles  que  ces  brillantes  Italiennes,  mais  elles  sont 
plus  touchantes. 

Entendez  le  rôle  de  la  comtesse,  chanté  dans  les 
Noces  de  Figaro  par  madame  Barilli  ;  supposez-le 
joué  par  une  actrice  passionnée,  par  madame  Strina- 
Sacchi,  belle  comme  mademoiselle  Mars  ;  vous  direz 
avec  Shakspeare  : 

Like  patience  sitting  on  her  tomb  *. 

Les  jours  de  bonheur,  vous  préférerez  Cimarosa  ; 
dans  les  moments  de  tristesse,  Mozart  aura  l'avan- 
tage. 

J'aurais  pu  allonger  ma  liste  en  y  plaçant  les 
peintres  maniéristes,  et  mettant  à  côté  de  leurs  noms 
ceux  de  Grétry  et  de  presque  tous  les  jeunes  com- 
positeurs allemands  et  italiens.  Mais  ces  idées  sont 
peut-être  tellement  particulières  à  celui  qui  les  écrit, 
qu'elles  vous  sembleront  bizarres. 

Le  baron  Van  Swieten  voulait  faire  faire  à 
Haydn  un  troisième  oratorio  descriptif,  et  il  y  aurait 


LETTRES  SUR  HAYDN  227 

réussi  ;  mais  la  mort  Tarrêta.  Je  m'arrête  aussi, 
après  avoir  parcouru  avec  vous  le  recueil  de  toutes 
les  compositions  de  mon  héros. 

Qui  m'eût  dit,  en  vous  écrivant  pour  la  première 
fois  sur  Haydn,  il  y  a  quinze  mois,  que  mon  bavar- 
dage se  prolongerait  autant  ? 

Vous  avez  eu  la  bonté  de  ne  pas  trop  vous  ennuyer 
de  ces  lettres,  et  elles  m'ont  procuré  deux  ou  trois 
fois  par  semaine  une  distraction  agréable.  Conservez- 
les.  Si  jamais  je  vais  à  Paris,  je  les  relirai  peut-être 
avec  plaisir. 

Adieu. 


LETTRE  XXI 


Salzbourg,  le  8  juin  1809. 

La  carrière  musicale  de  Haydn  finit  avec  les 
Quatre  Saisons.  Ce  travail  et  l'âge  l'avaient  affaibli. 
«  J'ai  fini,  me  dit-il  quelque  temps  après  avoir  ter- 
miné cet  oratorio,  ma  tête  n'est  plus  la  même  ; 
autrefois  les  idées  venaient  me  trouver  sans  que  je 
les  cherchasse,  maintenant  je  suis  obligé  de  courir 
après  elles,  et  je  ne  me  sens  pas  fait  pour  les  visites.  » 

Il  fit  cependant  encore  quelques  quatuors,  mais 
il  ne  put  jamais  achever  celui  qui  porte  le  numéro  84, 
quoiqu'il  y  travaillât  depuis  trois  ans  presque  sans 
interruption.  Dans  les  derniers  temps,  il  s'occupait 
à  mettre  des  basses  à  d'anciens  airs  écossais  :  un 
libraire  de  Londres  lui  donnait  deux  guinées  pour 
chaque  air.    Il  en  arrangea  près  de  trois  cents  ; 

BAYDN.  15. 


230  STENDHAL 

mais  en  1805  il  discontinua  aussi  ce  travail,  par 
ordre  du  médecin.  La  vie  se  retirait  de  lui  ;  dès 
qu'il  se  mettait  à  son  piano,  il  avait  des  vertiges. 

C'est  aussi  à  compter  de  cette  époque  qu'il  n'est 
plus  sorti  de  son  jardin  de  Gumpendorf  :  il  envoie 
à  ses  amis,  quand  il  veut  se  rappeler  à  leur  souvenir, 
un  billet  de  visite  de  sa  composition. 

Les  paroles  disent  : 

t  Mes  forces  m'ont  abandonné,  je  ne  puis  plus  continuer,  » 

La  musique  qui  les  accompagne,  s'arrêtant  au 
milieu  de  la  période,  et  sans  arriver  à  la  cadence, 
exprime  bien  l'état  languissant  de  l'auteur  : 

Adagio  moUo 


^^J^t^ggffT^ 


Hin  ist  aile  meine  KrafL  AU  und  achwach  bin  ich  *. 

Au  moment  où  je  vous  écris,  ce  grand  homme,  ou 
plutôt  la  partie  de  lui-même  qui  est  encore  ici-bas, 
n'est  plus  occupée  que  de  deux  idées  :  la  crainte  de 
tomber  malade,  et  la  crainte  de  manquer  d'argent. 
A  tous  instants  il  prend  quelques  gouttes  de  vin  de 
Tokay,  et  c'est  avec  le  plus  grand  plaisir  qu'il  reçoit 
les  présents  de  gibier  qui  peuvent  diminuer  la  dé- 
pense de  son  petit  ordinaire. 

Les  visites  de  ses  amis  le  réveillent  un  peu  ; 
quelquefois  même  il  suit  assez  bien  une  idée.  Par 


LETTRES  SUR  HAYDN  231 

exemple,  en  1805,  les  journaux  de  Paris  annoncèrent 
sa  mort,  et  comme  il  était  membre  honoraire  de 
l'Institut,  cette  compagnie  illustre,  qui  n'a  pas  la 
pesanteur  allemande,  fit  célébrer  une  messe  en  son 
honneur.  Cette  idée  amusa  beaucoup  Haydn.  Il 
répétait  :  <t  Si  ces  messieurs  m'avaient  averti,  je 
serais  allé  moi-même  battre  la  mesure  de  la  belle 
messe  de  Mozart  qu'ils  ont  fait  exécuter  pour  moi.  » 
Mais,  malgré  sa  plaisanterie,  au  fond  du  cœur  il 
était  fort  reconnaissant. 

Peu  après,  la  veuve  et  le  fils  de  Mozart  célébrèrent 
le  jour  de  naissance  de  Haydn  par  un  concert  qu'ils 
donnèrent  au  joli  théâtre  de  la  Wieden.  On  exécuta 
une  cantate  que  le  jeune  Mozart  avait  composée  en 
l'honneur  du  rival  immortel  de  son  père.  11  faut 
connaître  la  profonde  bonté  des  cœurs  allemands 
pour  se  figurer  l'effet  de  ce  concert.  Je  parierais 
que,  pendant  les  trois  heures  qu'il  dura,  il  n'y  eut 
pas  une  plaisanterie,  bonne  ou  mauvaise,  de  faite 
dans  la  salle. 

Ce  jour  rappela  au  public  de  Vienne  la  perte  qu'il 
avait  faite,  et  celle  qu'il  était  sur  le  point  de  faire. 

On  s'arrangea  pour  donner  la  Création  avec  les 
paroles  italiennes  de  Carpani.  Cent  soixante  musi- 
ciens se  réunirent  chez  M.  le  prince  Lobkowitz. 

Ils  étaient  secondés  par  trois  belles  voix,  madame 
Frischer  de  Berlin,  MM.  WeitmûUer  et  Radichi.  Il 
y  avait  plus  de  quinze  cents  personnes  dans  la  salle. 
Le   pauvre   vieillard   voulut,   malgré   sa   faiblesse, 


232  STENDHAL 

revoir  encore  ce  public  pour  lequel  il  avait  tant 
travaillé.  On  l'apporta  sur  un  fauteuil  dans  cette 
belle  salle,  pleine  en  ce  moment  de  cœure  émus. 
Madame  la  princesse  Esterhazy  et  madame  de 
Kurzbeck,  amie  de  Haydn,  vont  à  sa  rencontre.  Les 
fanfares  de  l'orchestre,  et  plus  encore  l'attendrisse- 
ment des  assistants,  annoncent  son  arrivée.  On  le 
place  au  milieu  de  trois  rangs  de  sièges  destinés  à  ses 
amis  et  à  tout  ce  qu'il  y  avait  alors  d'illustre  à 
Vienne,  Salieri,  qui  dirigeait  l'orchestre,  vient  pren- 
dre les  ordres  de  Haydn  avant  de  commencer.  Ils 
s'embrassent  ;  Salieri  le  quitte,  vole  à  sa  place,  et 
l'orchestre  part  au  milieu  de  l'attendrissement 
général.  On  peut  juger  si  cette  musique,  toute  reli* 
gieuse,  parut  sublime  à  des  cœurs  pénétrés  du  spec- 
tacle d'un  grand  homme  quittant  la  vie.  Environné 
des  grands,  de  ses  amis,  des  artistes,  de  femmes 
charmantes  dont  tous  les  yeux  étaient  fixés  sur  lui, 
écoutant  les  louanges  de  Dieu  imaginées  par  lui- 
même,  Haydn  fit  un  bel  adieu  au  monde  et  à  la  vie. 

Le  chevalier  Capellint,  médecin  du  premier 
ordre,  vint  à  s'apercevoir  que  les  jambes  de  Haydn 
n'étaient  pas  assez  couvertes.  A  peine  avait-il  dit 
un  mot  à  ses  voisins,  que  les  plus  beaux  châles 
abandonnèrent  les  femmes  charmantes  qu'ils  cou- 
vraient pour  venir  réchauffer  le  vieillard  chéri. 

Haydn,  que  tant  de  gloire  et  d'amour  avaient  fait* 
pleurer  plusieurs  fois,  se  sentit  faible  à  la  fin  de  la 
première  partie.  On  enlève  son  fauteuil  :  au  moment 


LETTRES  SUR  HAYDN  233 

de  sortir  de  la  salle,  il  fait  arrêter  les  porteurs,  re- 
mercie d'abord  le  public  par  une  inclination,  ensuite 
se  tournant  vers  l'orchestre,  par  une  idée  tout  à  fait 
allemande,  il  lève  les  mains  au  ciel,  et,  les  yeux  pleins 
de  larmes,  il  bénit  les  anciens  compagnons  de  ses 
travaux  ♦. 


LETTRE  XXII 


Vienne,  le  22  août  1809. 

De  retour  dans  la  capitale  de  l'Autriche,  j'ai  à 
vous  apprendre,  mon  cher  ami,  que  la  larve  *  de 
Haydn  nous  a  aussi  quittés.  Ce  grand  homme 
n'existe  plus  que  dans  notre  mémoire.  Je  vous  ai 
dit  souvent  qu'il  s'était  extrêmement  affaibli  avant 
d'entrer  dans  la  soixante-dix-huitième  année  de  sa 
vie,  qui  en  a  été  la  dernière.  Il  s'approchait  de  son 
piano,  les  vertiges  paraissaient,  et  ses  mains  quit- 
taient les  touches  pour  prendre  le  rosaire,  dernière 
consolation. 

La  guerre  vint  à  s'allumer  entre  l'Autriche  et  la 
France.  Cette  nouvelle  ranima  Haydn,  et  vint  user 
'  le  reste  de  ses  forces. 

  chaque  instant,  il  demandait  des  nouvelles,  il 


236  STENDHAL 

allait  à  son  piano,  et  avec  le  filet  de  voix  qui  lui 
restait,  il  chantait  : 

Dieu,  sauvez  François  ! 

Les  armées  françaises  firent  des  pas  de  géant. 
Enfin  parvenues  à  Schœnbrunn,  à  une  demi-lieue 
du  petit  jardin  de  Haydn,  dans  la  nuit  du  10  mai, 
elles  tirèrent  le  lendemain  matin  quinze  cents  coups 
de  canon  à  deux  cents  pas  de  chez  lui,  pour  pren- 
dre cette  Vienne,  cette  ville  qu'il  aimait  tant. 
L'imagination  du  vieillard  la  voyait  mise  à  feu  et  à 
sang.  Quatre  obus  vinrent  tomber  tout  près  de  sa 
maison.  Ses  deux  domestiques,  pleins  de  frayeur, 
accourent  auprès  de  lui  ;  le  vieillard  se  ranime,  se 
lève  de  son  fauteuil,  et,  avec  un  geste  altier,  s'écrie  : 
«  Pourquoi  cette  terreur  ?  Sachez  que  là  où  est 
Haydn,  aucun  désastre  ne  peut  arriver.  »  Un  frémis- 
sement convulsif  l'empêche  de  continuer,  et  on  le 
porte  à  son  lit.  Le  26  mai,  les  forces  diminuèrent 
sensiblement.  Cependant,  s'étant  fait  porter  à  son 
piano,  il  chanta  trois  fois,  avec  la  voix  la  plus  forte 
qu'il  put. 

Dieu,  sauviez  François  I 

Ce  fut  le  chant  du  cygne.  Â  son  piano  même,  il 
tomba  dans  une  espèce  d'assoupissement,  et  il 
s'éteignit  enfin  le  31  mai  au  matin.  Il  avait  soixante- 
dix-huit  ans  et  deux  mois. 

Madame  de  Kurzbeck,  au  moment  de  l'occupa- 


LETTRES  SUR  HAYDN  237 

tion  de  Vienne,  l'avait  prié  de  permettre  qu'on  le 
transportât  chez  elle,  dans  l'intérieur  de  la  ville  ;  il  la 
remercia  et  souhaita  ne  pas  quitter  sa  retraite  chérie. 

Haydn  fut  enterré  à  Gumpendorf,  comme  un 
petit  particulier  qu'il  était.  On  dit  cependant  que 
le  prince  Esterhazy  a  le  projet  de  lui  faire  ériger  un 
tombeau. 

Quelques  semaines  après  sa  mort,  on  exécuta  en 
son  honneur,  dans  l'église  des  Écossais,  le  Requiem 
de  Mozart.  Je  me  hasardai  à  venir  en  ville  pour 
cette  cérémonie.  J'y  vis  quelques  généraux  et  quel- 
ques administrateurs  de  l'armée  française^Us  avaient 
l'air  touchés  de  la  perte  que  les  arts  venaient  de 
faire.  Je  reconnus  l'accent  de  ma  patrie.  Je  parlai 
à  plusieurs,  entre  autres  à  un  homme  aimable  qui 
portait,  ce  jour-là,  l'uniforme  de  l'Institut  de 
France,  que  je  trouvai  fort  élégant  ♦. 

La  mémoire  de  Haydn  reçut  un  hommage  de 
même  nature  à  Breslau  et  au  Conservatoire  de 
Paris  ;  on  chanta  à  Paris  un  hymne  de  la  composi* 
tion  de  Cherubini.  Les  paroles  sont  assez  plates,  à 
l'ordinaire  ;  mais  la  musique  est  digne  du  grand 
homme  qu'elle  célèbre. 

Toute  sa  vie,  Haydn  avait  été  très  religieux.  On 
peut  même  dire,  sans  vouloir  faire  le  prédicateur, 
que  son  talent  fut  augmenté  par  la  foi  sincère  qu'il 
avait  aux  vérités  de  la  religion.  Toutes  ses  partitions 
portent  en  tête  les  mots  : 

In  nomine  Domini, 


238  STENDHAt 

OU  ceux>ci  : 

SoU  Deo  gloria  ; 
Et  on  lit  à  la  fin  de  toutes  : 
Lau»  Deo. 

Quand,  au  milieu  de  la  composition,  il  sentait 
son  imagination  se  refroidir,  ou  que  quelque  diffi- 
culté insurmontable  l'arTStait,  il  se  levait  du  piano, 
prenait  son  rosaire  et  se  mettait  à  le  réciter.  Il 
racontait  que  ce  moyen  n'avait  jamais  manqué  de 
lui  réussir,  n  Quand  je  travaillais  à  la  Création,  me 
disait-i!,  je  me  sentais  si  pénétré  de  religion,  qu'a- 
vant de  me  mettre  au  piano,  je  priais  Dieu  avec  con- 
fiance de  me  donner  le  talent  nécessaire  pour  le 
louer  dignement.  » 

Haydn  a  eu  pour  héritier  un  maréchal  ferrant 
auquel  il  a  laissé  trente-huit  mille  florins  en  papier, 
soustraction  faite  de  douze  mille  florins,  légués  par 
lui  &  ses  deux  fidèles  domestiques.  Ses  manuscrits, 
vendus  à  l'encan,  ont  été  achetés  par  le  prince 
Esterhazy. 

Le  prince  Lichtenstein  voulut  avoir  l'ancien 
perroquet  de  notre  compositeur.  On  racontait  des 
merveilles  de  cet  oiseau  :  quand  il  était  moins  vieux, 
il  chantait,  disait-on,  et  parlait  plusieurs  langues. 
On  voulait  qu'il  fût  élève  de  son  maître.  L'étonne- 
ment  du  maréchal  héritier,  quand  il  vit  que  le  per- 
roquet était  payé  quatorze  cents  florins,  divertit 


LETTRES  SUR  HAYDN  239 

toute  l'assemblée  assistant  à  la  vente.  Je  ne  sais  qui 
a  acheté  sa  montre.  L'amiral  Nelson,  passant  par 
Vienne,  Talla  voir,  lui  demanda  en  cadeau  une  des 
plumes  dont  il  se  servait,  et  en  échange  le  pria  d'ac- 
cepter la  montre  qu'il  avait  portée  dans  tant  de 
combats. 

Haydn  avait  fait  son  épitaphe  : 

Veni,  scripai,  vixL 

Il  ne  laisse  pas  de  postérité. 
On  peut  considérer  comme  ses  élèves  Cherubini, 
Pleyel,  Neukomm  et  Weigl  ^. 

1.  Il  y  a  plusieurs  biographies  de  Haydn.  Je  crois,  comme 
de  juste,  la  mienne  la  plus  exacte.  Je  fais  grâce  au  lecteur 
des  bonnes  raisons  sur  lesquelles  je  me  fonde.  Si  cependant 
quelque  homme  instruit  attaquait  les  faits  avancés  par  moi, 
je  défendrais  leur  véracité.  Quant  à  la  manière  de  sentir  la 
musique,  tout  homme  en  a  une  à  lui,  ou  n'en  a  pas  du  tout. 
Au  reste,  il  n'y  a  peut-être  pas  tme  seule  phrase  dans  cette 
brochure  qui  ne  soit  traduite  de  quelque  ouvrage  étranger. 
On  ne  peut  pas  tirer  grande  vanité  de  quelques  lignes  de 
réflexions  sur  les  beaux-arts.  On  est  fort,  dans  notre  siècle, 
pour  enseigner  aux  autres  comment  il  faut  faire.  Dans  des 
temps  plus  heureux,  on  faisait  soi-même  ;  et  il  faut  avouer 
que  c'était  une  manière  plus  directe  de  prouver  qu'on  con- 
naissait les  vrais  principes  : 

Optumus  quisque  facere,  quàm  dicerej  sua  ab  aliia  hene/acta 
laudarif  quàm  ipse  aliorum  narrare  malebat,  (Salluste,  Cati^ 
lina,) 

L'auteur  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  ôter  les  répétitions  qui 
étaient  sans  nombre  dans  les  lettres  originales  *,  écrites 
à  un  homme  fait  pour  être  supérieur  dans  les  beaux-arts, 
mais  qui  venait  seulement  de  s'apercevoir  qu'il  aimait  la 
musique. 


240  STENDHAL 

Haydn  eut  la  même  faiblesse  que  le  célèbre  mi- 
nistre autrichien  prince  de  Kaunitz  :  il  ne  pouvait 
souffrir  d'être  peint  en  vieillard.  En  1800,  il  gronda 
sérieusement  un  peintre  qui  l'avait  représenté  tel 
qu'il  était  alors,  c'est-à-dire  dans  sa  soixante-hui- 
tième année.  <c  Si  j'étais  Haydn  quand  j'avais  qua- 
rante ans,  lui  dit-il,  pourquoi  voulez-vous  envoyer 
à  la  postérité  un  Haydn  de  soixante-huit  ans  ?  Ni 
vous,  ni  moi,  ne  gagnons  à  cet  échange.  » 

Telles  furent  la  vie  et  la  mort  de  cet  homme 
célèbre  ♦. 

Pourquoi  tous  les  Français  illustres  dans  les  belles- 
lettres  proprement  dites,  La  Fontaine,  Corneille, 
Molière,  Racine,  Bossuet,  se  donnèrent-ils  rendez- 
vous  vers  l'an  1660  ?  Pourquoi  tous  les  grands 
peintres  parurent-ils  vers  l'an  1510  ?  Pourquoi, 
depuis  ces  époques  fortunées,  la  nature  a-t-elle  été 
si  avare  ?  Grandes  questions  pour  lesquelles  le  public 
adopte  une  réponse  nouvelle  tous  les  dix  ans,  parce 
qu'on  n'en  a  jamais  trouvé  de  satisfaisante. 

Une  chose  sûre,  c'est  qu'après  ces  époques  il  n'y 
a  plus  rien.  Voltaire  a  mille  mérites  différents  ; 
Montesquieu  nous  enseigne  avec  tout  le  piquant 
possible  la  plus  utile  des  sciences  ;  Buffon  a  parlé 
avec  pompe  de  la  nature  ;  Rousseau,  le  plus  grand 
d'eux  tous  en  littérature  *,  est  le  premier  des 
Français  pour  la  belle  prose.  Mais,  comme  littéra- 
teurs, c'est-à-dire  comme  gens  donnant  du  plaisir 
avec  des  paroles  imprimées,  combien  ces  grands 


LETTRES  SUR  HAYDN  241 

hommes  ne  sont-ils  pas  au-dessous  de  La  Fontaine 
et  de  Corneille,  par  exemple  ! 

Il  en  est  de  même  en  peinture,  si  vous  exceptez 
l'irruption  heureuse  qui,  un  siècle  après  Raphaël 
et  le  Corrége,  donna  au  monde  le  Guide,  les  Carraches 
et  le  Dominiquin. 

La  musique  aura-t-elle  le  même  sort  ?  Tout  porte 
à  le  croire.  Cimarosa,  Mozart,  Haydn  viennent  de 
nous  quitter.  Rien  ne  paraît  pour  nous  consoler. 
Pourquoi  ?  me  dira-t-on.  Voici  ma  réponse  :  les 
artistes  d'aujourd'hui  les  imitent  ;  eux  n'ont  imité 
personne.  Une  fois  qu'ils  ont  su  le  mécanisme  de 
l'art,  chacun  d'eux  a  écrit  ce  qui  faisait  plaisir  à 
son  âme.  Ils  ont  écrit  pour  eux  et  pour  ceux  qui 
étaient  organisés  comme  eux. 

Les  Pergolèse  et  les  Sacchini  ont  écrit  sous  la 
dictée  des  passions.  Actuellement  les  artistes  les 
plus  distingués  travaillent  dans  le  genre  amusant. 
Quoi  de  plus  divertissant  que  les  Cantatrice  villane 
de  Fioravanti  ?  Comparez-les  au  Matrimonio  se- 
greto.  Le  Matrimonio  fait  un  plaisir  extrême  quand 
on  est  dans  une  certaine  disposition  ;  les  Cantatrice 
amusent  toujours.  Je  prie  qu'on  se  souvienne  des 
spectacles  qu'on  donnait  aux  Tuileries  en  1810. 
Tout  le  monde  préférait  les  Cantatrice  à  tous  les 
autres  opéras  italiens,  parce  que,  pour  être  amusé 
par  ces  aimables  habitantes  de  Frascati,  il  faut  la 
moindre  dose  de  sensibilité  dont  la  musique  puisse 
se  contenter,  et  c'était  précisément  ce  qu'on  avait  à 

HAYDIf.  16 


242  STENDHAL 

leur  offrir.  Etre  en  habit  habillé,  et  au  spectacle 
d'une  cour  toute  remplie  des  anxiétés  de  l'ambition, 
est  certainement  la  disposition  la  moins  favorable 
à  la  musique. 

Dans  les  arts,  et,  je  crois,  dans  toutes  les  actions 
de  l'homme  qui  admettent  de  l'originalité,  ou  l'on 
est  soi-même,  ou  l'on  n'est  rien.  Je  suppose  donc 
que  les  musiciens  qui  travaillent  dans  le  genre  amu- 
sant trouvent  que  ce  genre  est  le  meilleur  de  tous, 
et  sont  des  gens  sans  véritable  chaleur  dans  l'âme, 
sans  passion.  Or,  que  sont  les  arts  sans  véritable 
passion  dans  le  cœur  de  l'artiste  ? 

Après  la  pureté  angélique  de  Virgile,  on  eut  à 
Rome  l'esprit  de  Sénèque.  Nous  avons  aussi  nos 
Sénèques  à  Paris,  qui,  tout  en  vantant  la  belle  sim- 
plicité et  le  naturel  de  Fénelon  et  du  siècle  de 
Louis  XIV,  s'en  éloignent  le  plus  possible  par  un 
style  pointu  et  plein  d'affectation.  De  même  Sac- 
chini  et  Cimarosa  disparaissent  des  théâtres  d'Italie, 
pour  faire  place  à  des  compositeurs  qui,  brûlant  de 
se  distinguer,  tombent  dans  la  recherche,  dans 
l'extravagance,  dans  la  déraison,  et  cherchent  plus 
à  étonner  qu'à  toucher.  La  difiicullé  et  l'ennui  du 
concerto  s'introduisent  partout.  Ce  qu'il  y  a  de  pis, 
c'est  que  l'habitude  des  mets  préparés  avec  toutes 
les  épices  de  l'Inde  rend  insensible  au  parfum  suave 
de  la  pêche  *. 

On  dit  que  les  hommes  qui,  à  Paris,  veulent  se 
conserver  le  goût  pur  en  littérature,  ne  lisent,  comme 


LETTRES  SUR  HAYDN  243 

modèles,  que  les  écrivains  qui  ont  paru  avant  la  fin 
du  dix-septième  siècle,  et  les  quatre  grands  auteurs 
du  siècle  suivant  ;  ils  voient  les  livres  qui  ont  paru 
depuis  et  tous  ceux  qui  s'impriment  journellement 
pour  les  faits  qu'ils  peuvent  contenir. 

Hiatoria,  quoquo  modo  acripta,  placei. 

Mais  ils  cherchent  à  se  garantir  de  la  contagion 
de  leur  style. 

Peut-être  les  jeunes  musiciens  devraient-ils  faire 
de  même.  Sans  cela,  quel  moyen  de  se  garantir  de 
ce  sénéquisme  général  *,  qui  vicie  tous  les  arts,  et 
auquel  je  ne  connais  d'exception  vivante  que  Ca- 
nova,  car  Paisiello  ne  travaille  plus  ? 


CAT/VLOGUE 


DES   ŒUVRES   QUE  JOSEPH   HAYDN,  AGE  DE   SOIXANTE-TREIZE 
ANS,  SE  RAPPELA  AVOIR  COMPOSEES  DEPUIS 


l'aGE    DE    DIX-HUIT    ANS  * 


118  symphonies. 

MORCEAUX   POUR   LE   BARYTON,   INSTRUMENT  FAVORI    DU   FEU 

PRINCE    NICOLAS   ESTERHAZY 

125  Divertissements  pour  le  baryton,  la  viole  et  le  violon- 
celle. 
G  Duos  *. 
12  Sonates  pour  le  baryton  et  le  violoncelle. 
6  Morceaux  de  sérénade. 
5  Idem  à  huit  parties. 
3  Idem  à  cinq. 
1  Idem  à  trois. 
1  Idem  à  quatre. 
1  Idem  à  six. 
3  Concertos  avec  deux  violons  et  basse. 

En  tout  cent  soixante-trois  pièces  pour  le  baryton. 

HAYDN.  16. 


246  STENDHAL 


DIVERTISSEMENTS    POUR    DIVERS    INSTRUMENTS    A    CINQ,    SIX 

SEPT,    HUIT    ET   NEUF   PARTIES 

5  Morceaux  à  cinq  parties. 
1  Idem  à  quatre. 

9  Idem  à  six. 

1  Idem  à  huit. 

2  Idem  à  neuf. 

2  Idem  (Haydn  ne  se  souvenait  pas  à  combien  d'instru- 
ments). 
2  Marches. 
21  Morceaux  pour  deux  violons  et  violoncelle. 

6  Sonates  à  violon  seul  avec  accompagnement  de  viole. 
Écho  pour  quatre  violons  et  deux  violoncelles. 


CONCERTOS 


3  pour  le  violon. 
3  pour  le  violoncelle. 
2  pour  la  contre-basse. 

1  pour  le  cor  en  D. 

2  pour  deux  cors. 

1  pour  la  clarinette. 
1  pour  la  flûte. 


MESSES,    OFFERTOIRES,    TE    DEUM,    SALVE    REGINA,    CHŒURS 

1  Messe  Celleruiê. 

2  Messes  :  Sunt  bona  mixta  médis. 
2  Messes  Brevis, 

1  Messe  de  saint  Joseph. 

6  Messes  pour  les  troupes  en  temps  de  guerre. 

7  Messes  solennelles. 
4  Offertoires. 

1  Saline  regina  à  quatre  voix, 
1  Salye  pour  l'orgue  seul. 


•  LETTRES  SUR  HAYDN  247 

1  Chant  pour  rAvent. 

1  Répons  :  Lauda,  Sion,  SaWalorem, 

1  Te  Deum. 

2  Chœurs. 

1  Stahai  Mater  à  grand  orchestre. 

82  Quatuors. 
1  Concerto  pour  l'orgue. 

3  Idem  pour  le  clavecin. 

1  Divertissement  pour  le  clavecin  avec  un  violon,  deux 

cors  et  un  alto. 
1  Idem  à  quatre  mains. 
1  Idem  avec  le  baryton  et  deux  violons. 

4  Idem  avec  deux  violons  et  alto. 

1  Idem  composé  de  vingt  variations. 
15  Sonates  pour  le  piano-forte. 

1  Fantaisie. 

1  Caprice. 

1  Thème  avec  variations  en  G. 

1  Thème  avec  variations  en  F. 
29  Sonates  pour  le  piano-forte  avec  violon  et  violoncelle. 
42  Allemandes,  parmi  lesquelles  quelques  chansons  ita- 
liennes et  des  duos. 
39  Canons  pour  plusieurs  voix. 


OPERAS    ALLEMANDS 


Le  Diable  Boiteux. 

PhiUmon  et  Baucis,  pour  les  Marionnettes,  en  1773. 
Le  Sahhat  des  Sorcières^  idem  en  1773. 

Genoviefa,  opéra,  idem  en  1777. 

Didon,  opéra,  idem  en  1778. 

14   OPÉRAS    ITALIENS 

La  Cantarina, 
L'IncorUro  improsfiso. 


248  STENDHAL 

Lo  Speziale. 

La  Pescatrice. 

Il  Mondo  délia  Luna, 

L'Isola  desahitata, 

La  fedeltà  premiata  *, 

La  Vera  Costanza. 

Orlando  paladino. 

Armidê. 

Acide  e  Galatea. 

L'IndefeUà  delusa. 

Orfeo, 

VInfedeltà  fedeU  ♦. 

ORATORIOS 

Le  Retour  de  Tobie. 
Les  Paroles  du  Sauveur  sur  la  Croix, 
La  Création  du  monde. 
Les  Quatre  Saisons. 
13  Cantates,  à  trois  et  à  quatre  voix. 

EN     ANGLAIS 

Sélection  of  original  songs,  150. 
216  Scoth  songs  wilh  symphonies  and  ace, 

OUVRAGES  ÉCRITS  PAR  HAYDN  PENDANT  SON  SEJOUR 

A  LONDRES 

(Liste  copiée  sur  son  journal), 

Orfeo,  opéra  séria, 
6  Symphonies. 

Symphonie  concertante. 

La  Tempête,  chœur. 
3  Symphonies. 

Air  pour  Davide  le  père. 


LETTRES   SUR  HAYDN  249 


Maccone  pour  Gallini. 
G  Quatuors. 

3  Sonates  pour  Broderip  *. 
3  Sonates  pour  P. 
3  Sonates  pour  M.  Johnson. 
1  Sonate  en  F.  mineur. 
1  Sonate  en  G. 

Le  Songe, 

1  Compliment  pour  Harrington. 
6  Chansons  anglaises. 

100  Chansons  écossaises. 
50  Idem. 

2  Divertissements  de  flûte. 

3  Symphonies. 

4  Chansons  pour  S. 
2  Marches. 

1  Air  pour  mistress  P. 
1   God  sas>e  the  King. 
1  Air  avec  orchestre. 

InvoccUion  à  Neptune. 
1  Canon,  les  Dix  Commandements. 

1  Marche,  le  Prince  de  Galles, 

2  Divertissements  à  plusieurs  voix. 
24  Menuets  et  airs  de  danse  allemands. 
12  Ballades  pour  lord  A. 

Dififérentes  chansons. 
Des  Canons. 

1  Chanson  avec  orchestre  pour  lord  A. 
4  Contredanses. 

6  Chansons. 

Ouverture  pour  Covent-Garden. 

Air  pour  M®  Banti. 
4  Chansons  écossaises. 

2  Chansons. 

2  Contredanses. 

3  Sonates   pour  Broderip  *. 

FIN    DES    LETTRES    SUR    HAYDN 


VIE    DE    MOZART 


\>'CJLFGAXG     AMEDEE    MOZART 

\'C'  i  Sîlzbourg  le  27  Janvier  1756 
Mt'.  i  Vienne  le  5  Décembre  1791 


IJTTRIi: 


Venise,  le   Jl   juillet   181'i. 

\{t  '  •    /.  mon  chu  i^tui^  une  uotj^r  sur  la  vie 

Je  Mo/     f  •     :  demandé  •♦•  iju'on  avait  «î«:  mieux 

^ar  cet  '  .    •♦^Ichrc,  et  j  *jj  (  m  cnsuile  l-î  |iaiience 

''*  tra»l«      •  •   '»r  vous  la   hj«  irraplûe  qu'a   n.«nn«ic 

Soblj'  »^H.  Elle  me  «•«ml «If   rcritr  ;i\«-.'  can- 

.h^  -  :  1  présf^nte,  '^\«  •    •  /  '^on  air  5^irii]tlt*. 


Vf;     AMÉDÉE    MOZART 

.    ,r,-:n  2"  'envier  1756 


LETTRE 


Venise,  le  21  juillet  1814. 

Vous  désirez,  mon  cher  ami,  une  notice  sur  la  vie 
de  Mozart.  J'ai  demandé  ce  qu'on  avait  de  mieux 
sur  cet  homme  célèbre,  et  j'ai  eu  ensuite  la  patience 
de  traduire  pour  vous  la  biographie  qu'a  donnée 
M.  SchlichtegroU.  Elle  me  semble  écrite  avec  can- 
deur. Je  vous  la  présente,  excusez  son  air  simple. 


VIE  DE   MOZART 


TRADUITE    DE    l'aLLEMAND 


PAR  M.  SCHLICHTEGROLL 


CHAPITRE  PREMIER 


DE    SON    ENFANCE 


Le  père  de  Mozart  a  eu  la  plus  grande  influence 
sur  la  singulière  destinée  de  son  fils,  dont  il  a  déve- 
loppé et  peut-être  modifié  les  dispositions  ;  il  est 
donc  nécessaire  que  nous  en  disions  d'abord  quel- 
ques mots.  Léopold  Mozart  père  était  fils  d'un  relieur 
d'Augsbourg  ;  il  étudia  à  Salzbourg,  et,  en  1743,  il  fut 
admis  parmi  les  musiciens  du  prince  archevêque  de 
Salzbourg.  Il  devint,  en  1762,  sous-directeur  de  la 
<;hapelle  du  prince.  Les  devoirs  de  son  emploi  n'ab- 
sorbant pas  tout  son  temps,  il  donnait  en  ville  des 
leçons  de  composition  musicale  et  de  violon.  Il 
publia  même  un  ouvrage  intitulé  Versuch  einer 
grundlichen  Violinschule  *,  ou  Essai  sur  V Enseigne' 


256  STENDHAL 

ment  raisonné  du  violon,  qui  eut  beaucoup  de  succès. 
Il  avait  épousé  Anne-Marie  Pertl,  et  l'on  a  remar- 
qué, comme  une  circonstance  digne  de  l'attention 
d'un  observateur  exact,  que  ces  deux  époux,  qui 
ont  donné  le  jour  à  un  artiste  si  heureusement  orga- 
nisé pour  l'harmonie  musicale,  étaient  cités  dans 
Salzbourg  à  cause  de  leur  rare  beauté. 

De  sept  enfants,  nés  de  ce  mariage,  deux  seuls 
ont  vécu,  une  fille,  Marie-Anne,  et  un  fils,  celui 
dont  nous  allons  parler.  Jean-Chrysostôme-Wolf- 
gang-Théophile  Mozart  naquit  à  Salzbourg  le  27  jan- 
vier 1756.  Peu  d'années  après,  Mozart  père  cessa  de 
donner  des  leçons  en  ville,  et  se  proposa  de  consacrer 
tout  le  temps  que  ses  devoirs  chez  le  prince  lui 
laisseraient  à  soigner  lui-même  l'éducation  musicale 
de  ces  deux  enfants.  La  fille,  un  peu  plus  âgée  que 
Wolfgang,  profita  très  bien  de  ses  leçons,  et,  dans 
les  voyages  qu'elle  fit  dans  la  suite  avec  sa  famille, 
elle  partageait  l'admiration  qu'inspirait  le  talent  de 
son  frère.  Elle  finit  par  se  marier  à  un  conseiller 
du  prince  archevêque  de  Salzbourg,  préférant  le 
bonheur  domestique  à  la  renommée  d'un  grand 
talent. 

Le  jeune  Mozart  avait  à  peu  près  trois  ans  lorsque 
son  père  commença  à  donner  des  leçons  de  clavecin 
à  sa  sœur,  qui  alors  en  avait  sept.  Mozart  manifesta 
aussitôt  ses  étonnantes  dispositions  pour  la  musi- 
que. Son  bonheur  était  de  chercher  des  tierces  sur 
le  piano,  et  rien  n'égalait  sa  joie  lorsqu'il  avait 


VIE   DE   MOZART  257 

trouvé  cet  accord  harmonieux.  Je  vais  entrer  dans 
des  détails  minutieux  qui,  je  suppose,  pourront 
intéresser  le  lecteur. 

Lorsqu'il  eut  quatre  ans,  son  père  commença  à 
lui  apprendre,  presque  en  jouant,  quelques  menuets, 
et  d'autres  morceaux  de  musique  ;  cette  occupation 
était  aussi  agréable  au  maître  qu'à  l'élève.  Pour 
apprendre  un  menuet  il  fallait  une  demi-heure  à 
Mozart,  et  à  peine  le  double  pour  un  morceau  de 
plus  grande  étendue.  Aussitôt  après  il  les  jouait  avec 
la  plus  grande  netteté,  et  parfaitement  en  mesure. 
En  moins  d'une  année  il  fit  des  progrès  si  rapides, 
qu'à  cinq  ans  il  inventait  déjà  de  petits  morceaux  de 
musique  qu'il  jouait  à  son  père,  et  que  ce  dernier, 
pour  encourager  le  talent  naissant  de  son  fils,  avait 
la  complaisance  d'écrire.  Avant  l'époque  où  le  petit 
Mozart  prit  du  goût  pour  la  musique,  il  aimait  telle- 
ment tous  les  jeux  de  son  âge  qui  pouvaient  un  peu 
intéresser  son  esprit,  qu'il  leur  sacrifiait  jusqu'à  ses 
repas.  Dans  toutes  les  occasions,  il  montrait  un  cœur 
sensible  et  une  âme  aimante.  Il  lui  arrivait  souvent 
de  dire,  jusqu'à  dix  fois  dans  la  journée,  aux  per- 
sonnes qui  s'occupaient  de  lui  :  M^ aimez-vous  bien  ? 
et  lorsqu'en  badinant  elles  lui  disaient  que  non,  on 
voyait  aussitôt  des  larmes  rouler  dans  ses  yeux. 
Du  moment  où  il  connut  la  musique,  son  goût  pour 
les  jeux  et  les  amusements  de  son  âge  s'évanouit, 
ou,  pour  que  ces  amusements  lui  plussent,  il  fallait 
y  mêler  de  la  musique.  Un  ami  de  ses  parents  s'amu- 

HAYDN.  17 


258  STENDHAL 

sait  souvent  à  jouer  avec  lui  ;  quelquefois  ils  por- 
taient des  joujoux  en  procession  d'une  chambre 
dans  une  autre  ;  alors  celui  qui  n'avait  rien  à  porter 
chantait  une  marche,  ou  la  jouait  sur  le  violon. 

Durant  quelques  mois,  le  goût  des  études  ordi- 
naires de  l'enfance  prit  un  tel  ascendant  sur  Wolf- 
gang,  qu'il  lui  sacrifia  tout,  et  jusqu'à  la  musique. 
Pendant  qu'il  apprit  à  calculer,  on  voyait  toujours 
les  tables,  les  chaises,  les  murs,  et  même  le  plancher 
couverts  de  chiffres  qu'il  y  traçait  avec  de  la  craie. 
La  vivacité  de  son  esprit  le  portait  à  s'attacher  faci- 
lement à  tous  les  objets  nouveaux  qu'on  lui  présen- 
tait. La  musique  cependant  redevint  l'objet  favori 
de  ses  études  ;  il  y  fit  des  progrès  si  rapides,  que  son 
père,  quoiqu'il  fût  toujours  avec  lui  et  à  portée  d'en 
observer  la  marche,  les  regarda  plus  d'une  foi& 
comme  un  prodige. 

L'anecdote  suivante,  racontée  par  un  témoin 
oculaire,  prouvera  ce  qui  vient  d'être  dit.  Mozart  le 
père  revenait  un  jour  de  l'église  avec  un  de  ses  amis  ; 
il  trouva  son  fils  occupé  à  écrire.  «  Que  fais-tu  donc 
là,  mon  ami  ?  lui  demanda-t-il.  —  Je  compose  un 
concerto  pour  le  clavecin.  Je  suis  presque  au  bout 
de  la  première  partie.  —  Voyons  ce  beau  griffonnage. 
—  Non,  s'il  vous  plaît,  je  n'ai  pas  encore  fini.  » 
Le  père  prit  cependant  le  papier  et  montra  à  son 
ami  un  griffonnage  de  notes  qu'on  pouvait  à  peine 
déchiffrer  à  cause  des  taches  d'encre.  Les  deux  amis 
rirent  d'abord  de  bon  cœur  de  ce  barbouillage  ; 


VIE   DE   MOZART  25^ 

mais  bientôt,  lorsque  Mozart  le  père  Feut  regardé 
-avec  attention,  ses  yeux  restèrent  longtemps  fixés 
sur  le  papier,  et  enfin  se  remplirent  de  larmes  d'ad- 
miration et  de  joie.  «  Voyez  donc,  mon  ami,  dit-il 
avec  émotion  et  en  souriant,  comme  tout  est  com- 
posé d'après  les  règles  ;  c'est  dommage  qu'on  ne 
puisse  pas  faire  usage  de  ce  morceau,  parce  qu'il  est 
trop  difiicile,  et  que  personne  ne  pourrait  le  jouer.  — 
Aussi  c'est  un  concerto,  reprit  le  jeune  Mozart  ;  il 
faut  l'étudier  jusqu'à  ce  qu'on  parvienne  à  le  jouer 
comme  il  faut.  Tenez,  voilà  comme  on  doit  s'y 
prendre.  »  Aussitôt  il  commença  à  jouer,  mais  il  ne 
réussit  qu'autant  qu'il  fallait  pour  faire  voir  quelles 
avaient  été  ses  idées.  A  cette  époque,  le  jeune  Mozart 
croyait  fermement  que  jouer  un  concerto  et  faire 
un  miracle  était  la  même  chose  ;  aussi  la  composi- 
tion dont  on  vient  de  parler  était-elle  un  amas  de 
notes  posées  avec  justesse,  mais  qui  présentaient 
tant  de  difficultés,  que  le  plus  habile  musicien  eût 
trouvé  impossible  de  les  jouer. 

Le  jeune  Mozart  étonnait  tellement  son  père, 
■qu'il  conçut  l'idée  de  voyager  et  de  faire  partager 
son  admiration  pour  son  fils  aux  cours  étrangères  et 
à  celles  de  l'Allemagne.  Une  telle  idée  n'a  rien  d'ex- 
traordinaire en  ce  pays.  Ainsi,  dès  que  Wolfgang  eut 
atteint  sa  sixième  année,  la  famille  Mozart,  com- 
posée du  père,  de  la  mère,  de  la  fille  et  de  Wolfgang, 
fit  un  voyage  à  Munich.  L'électeur  entendit  les 
•deux  enfants,  qui  reçurent  des  éloges  infinis.  Cette 


260  STENDHAL 

première  course  réussit  de  tous  points.  Les  jeunes 
virtuoses,  de  retour  à  Salzbourg,  et  charmés  de 
Taccueil  qu'ils  avaient  reçu,  redoublèrent  d'applica- 
tion, et  parvinrent  à  un  degré  de  force  sur  le  piano, 
qui  n'avait  plus  besoin  de  leur  jeunesse  pour  être 
extrêmement  remarquable.  Pendant  l'automne  de 
l'année  1762,  toute  la  famille  se  rendit  à  Vienne,  et 
les  enfants  firent  de  la  musique  à  la  cour. 

L'empereur  François  I®'  dit  alors  par  plaisanterie 
au  petit  Wolfgang  :  «  Il  n'est  pas  très  difficile  de 
jouer  avec  tous  les  doigts,  mais  he  jouer  qu'avec  un 
seul  doigt,  et  sur  un  clavecin  caché,  voilà  ce  qui 
mériterait  l'admiration.  »  Sans  montrer  la  moindre 
surprise  à  cette  étrange  proposition,  l'enfant  se  mit 
sur-le-champ  à  jouer  d'un  seul  doigt,  et  avec  toute 
la  netteté  et  la  précision  possibles.  U  demanda  qu'on 
mit  un  voile  sur  les  touches  du  clavecin,  et  continua 
de  même  et  comme  si  depuis  longtemps  il  se  fût 
exercé  à  cette  manière. 

Dès  l'âge  le  plus  tendre,  Mozart,  animé  du  véri- 
table amour-propre  de  son  art,  ne  s'enorgueillissait 
nullement  des  éloges  qu'il  recevait  des  grands  per- 
sonnages. Il  n'exécutait  que  des  bagatelles  insigni- 
fiantes lorsqu'il  avait  affaire  à  des  gens  qui  ne  se 
connaissaient  pas  en  musique.  Il  jouait,  au  contraire, 
avec  tout  le  feu  et  toute  l'attention  dont  il  était  sus- 
ceptible, dès  qu'il  était  en  présence  de  connaisseurs, 
et  souvent  son  père  fut  obligé  d'user  de  subterfuges 
et  de  faire  passer  pour  connaisseurs  en  musique  les 


VIE   DE   MOZART  261 

grands  seigneurs  devant  lesquels  il  devait  paraître. 
Lorsque,  âgé  de  six  ans,  le  jeune  Mozart  se  mit  au 
clavecin  pour  jouer  en  présence  de  l'empereur  Fran- 
çois, il  s'adressa  au  prince,  et  lui  dit  :  «  M.  Wa- 
genseil  n'est-il  pas  ici  ?  C'est  lui  qu'il  faut  faire  venir  ; 
il  s'y  connaît.  )>  L'empereur  fit  appeler  Wagenseil, 
et  lui  céda  sa  place  auprès  du  clavecin.  «  Monsieur, 
dit  alors  Mozart  au  compositeur,  je  joue  un  de  vos 
concertos,  il  faut  que  vous  me  tourniez  les  feuilles.  » 

Jusqu'alors  Wolfgang  n'avait  joué  que  du  clave- 
cin, et  l'habileté  extraordinaire  qu'il  montrait  sur 
cet  instrument  semblait  éloigner  jusqu'à  l'idée  de 
vouloir  qu'il  s'appliquftt  aussi  à  quelque  autre.  Mais 
le  génie  qui  l'animait  devança  de  beaucoup  tout 
ce  qu'on  aurait  osé  désirer  :  il  n'eut  pas  même 
besoin  de  leçons. 

En  revenant  de  Vienne  à  Salzbourg  avec  ses 
parents,  il  rapporta  un  petit  violon  dont  on  lui 
avait  fait  présent  pendant  son  séjour  dans  la  capi- 
tale ;  il  s'amusait  avec  cet  instrument.  Peu  de  temps 
après  ce  retour,  Wenzl,  habile  violon,  et  qui  com- 
mençait alors  à  composer,  vint  trouver  Mozart  le 
père,  pour  lui  demander  ses  observations  sur  six 
trios  qu'il  avait  faits  pendant  le  voyage  de  celui-ci 
à  Vienne.  Schachtner,  trompette  de  la  musique  de 
l'archevêque,  l'une  des  personnes  auxquelles  le 
jeune  Mozart  était  le  plus  attaché,  se  trouvait  en 
ce  moment  chez  son  père,  et  c'est  lui-même  que 
nous  laisserons  parler,  a  Le  père,  dit  Schachtner, 

HAYDN.  17. 


262  STENDHAL 

«  jouait  de  la  basse,  Wenzl  le  premier  violon,  et  mot 
((  je  devais  jouer  le  second  violon.  Le  jeune  Mozart 
«  demanda  la  permission  de  faire  cette  dernière 
((  partie  ;  mais  le  père  le  gronda  de  cette  demande 
a  enfantine,  lui  disant  que,  puisqu'il  n'avait  pas  reçu 
«  de  leçons  régulières  de  violon,  il  ne  devait  pas  être 
«  en  état  de  bien  jouer.  Le  fils  répliqua  que,  pour 
((  jouer  le  second  violon,  il  ne  lui  semblait  pas  indis- 
a  pensable  d'avoir  reçu  des  leçons.  Le  père,  à  moitié 
((  f  ftché  de  cette  réponse,  lui  dit  de  s'en  aller  et  de  ne 
«  plus  nous  interrompre.  Wolf gang  en  fut  tellement 
«  affecté,  qu'il  commença  à  pleurer  à  chaudes  larmes  : 
«  comme  il  s'en  allait  avec  son  petit  violon,  je  priai 
a  qu'on  lui  accordftt  la  permission  de  jouer  avec  moi. 
«  Le  père  y  consentit  après  bien  des  difficultés.  —  Eh 
«  bien,  dit-il  à  Wolf  gang,  tu  pourras  jouer  avec 
((  M.  Schachtner,  mais  sous  la  condition  que  ce  sera 
((  tout  doucement,  et  qu'on  ne  t'entendra  pas  ;  sans 
ce  cela,  je  te  ferai  sortir  sur-le-champ.  —  Nous  com- 
a  mençons  le  trio,  et  le  petit  Mozart  joue  avec  moi  : 
((  je  ne  fus  pas  longtemps  à  m'apercevoir,  avec  le  plus 
a  grand  étonnement,  que  j'étais  tout  à  fait  inutile. 
«  Sans  dire  un  mot,  je  mis  mon  violon  de  côté,  en 
a  regardant  le  père,  à  qui  cette  scène  faisait  verser 
«  des  larmes  de  tendresse.  L'enfant  joua  de  même  les 
((  six  trios.  Les  éloges  que  nous  lui  prodiguâmes  alors 
<c  le  rendirent  assez  hardi  pour  prétendre  qu'il  joue-. 
((  rait  bien  aussi  le  premier  violon.  Par  plaisanterie^ 
«  nous  en  fîmes  l'essai,  et  nous  ne  pouvions  pas  nous 


VIE   DE   MOZART  263 

«  empêcher  de  rire  en  Tentendant  faire  cette  partie, 
a  d'une  manière  tout  à  fait  irrégulière,  il  est  vrai, 
«  mais  du  moins  de  façon  à  ne  jamais  rester  court.  » 

Chaque  jour  amenait  de  nouvelles  preuves  de 
Texcellente  organisation  de  Mozart  pour  la  musique. 
Il  savait  distinguer  et  indiquer  les  plus  légères  di£fé- 
rences  entre  les  sons  ;  et  tout  son  faux,  ou  seulement 
rude  et  non  adouci  par  quelque  accord,  était  pour  lui 
une  torture.  C'est  ainsi  que,  durant  sa  première 
«nfance,  et  même  jusqu'à  l'âge  de  dix  ans,  il  eut  une 
horreur  invincible  de  la  trompette,  lorsqu'elle  ne 
servait  pas  uniquement  pour  accompagner  un  mor- 
•ceau  de  musique  ;  quand  on  lui  montrait  cet  instru- 
ment, il  faisait  sur  lui  à  peu  près  l'impression  que 
produit  sur  d'autres  enfants  un  pistolet  chargé 
-qu'on  tourne  contre  eux  par  plaisanterie.  Son  père 
«rut  pouvoir  le  guérir  de  cette  frayeur  en  faisant 
sonner  de  la  trompette  en  sa  présence,  malgré  les 
prières  du  jeune  Mozart  pour  qu'on  lui  épargnât 
-ce  tourment  ;  mais,  au  premier  son,  il  pâlit,  tomba 
sur  le  plancher  ;  et  vraisemblablement  il  aurait  eu 
des  convulsions  si  on  n'avait  cessé  de  jouer  sur-le- 
•champ. 

Depuis  qu'il  avait  fait  ses  preuves  sur  le  violon, 
il  se  servait  quelquefois  de  celui  de  Schachtner,  cet 
ami  de  la  famille  Mozart,  dont  il  vient  d'être  ques- 
tion ;  il  en  faisait  un  grand  éloge,  parce  qu'il  en  tirait 
des  sons  extrêmement  doux.  Schachtner  arriva  un 
jour  chez  le  jeune  Mozart  pendant  qu'il  s'amusait 


264  STENDHAL 

à  jouer  de  son  propre  violon.  Que  fait  cotre  çiolon? 
fut  la  première  demande  de  l'enfant,  et  puis  il 
continua  de  jouer  des  fantaisies.  Enfin,  après  avoir 
réfléchi  quelques  instants,  il  dit  à  Schachtner  :  (c  Ne 
pourriez-vous  pas  laisser  votre  violon  accordé 
comme  il  Tétait  la  dernière  fois  que  je  m'en  suis 
servi  ?  Il  est  à  un  demi-quart  de  ton  au-dessous  de 
celui  que  je  tiens.  »  On  rit  d'abord  de  cette  exacti- 
tude scrupuleuse  ;  mais  Mozart  père,  qui  déjà  plu- 
sieurs fois  avait  eu  occasion  d'observer  la  singulière 
mémoire  que  son  fils  avait  pour  retenir  les  tons,  fit 
apporter  le  violon  ;  et,  au  grand  étonnement  de 
tous  les  assistants,  il  était  à  un  demi-quart  de  ton 
au-dessous  de  celui  que  Wolfgang  tenait. 

Quoique  l'enfant  vit  tous  les  jours  de  nouvelles 
preuves  de  l'étonnement  et  de  l'admiration  que  ses 
talents  inspiraient,  il  ne  devint  ni  opinifttre  ni  or- 
gueilleux ;  homme  pour  le  talent,  il  a  toujours  été, 
dans  tout  le  reste,  l'enfant  le  plus  complaisant  et 
le  plus  docile.  Jamais  il  ne  s'est  montré  mécontent 
de  ce  que  lui  ordonnait  son  père.  Lors  même  qu'il 
s'était  fait  entendre  une  journée  entière,  il  conti- 
nuait de  jouer,  sans  la  moindre  humeur,  dès  que  son 
père  le  désirait.  Il  comprenait  et  exécutait  les  moin- 
dres signes  que  lui  faisaient  ses  parents.  Il  poussait 
même  l'obéissance  jusqu'au  point  de  refuser  des 
bonbons  lorsqu'il  n'avait  pas  la  permission  de  les 
accepter. 

Au  mois  de  juillet  1763,  par  conséquent  lorsqu'il 


VIE    DE   MOZART  265 

avait  sept  ans,  sa  famille  entreprit  son  premier 
voyage  hors  de  TAllemagne,  et  c'est  de  cette  époque 
que  date,  en  Europe,  la  célébrité  du  nom  de  Mozart. 
La  tournée  commença  par  Munich,  où  le  jeune  vir- 
tuose joua  un  concerto  de  violon  en  présence  de 
l'électeur,  après  avoir  préludé  de  fantaisie.  A  Augs- 
bourg,  à  Manheim,  à  Francfort,  à  Coblentz,  à  Bru- 
xelles, les  deux  enfants  donnèrent  des  concerts 
publics  ou  jouèrent  devant  les  princes  du  pays,  et 
partout  ils  reçurent  les  plus  grands  éloges. 

Au  mois  de  novembre,  ils  arrivèrent  à  Paris,  où  ik 
restèrent  cinq  mois.  Ils  se  firent  entendre  à  Ver- 
sailles, et  Wolfgang  toucha  l'orgue,  en  présence  de 
la  cour,  dans  la  chapelle  du  roi.  A  Paris,  ils  donnè- 
rent deux  grands  concerts  publics,  et  reçurent  de 
tout  le  monde  l'accueil  le  plus  distingué.  Ils  y  eurent 
même  l'honneur  du  portrait  :  on  grava  le  père  au 
milieu  de  ses  deux  enfants,  d'après  un  dessin  de 
Carmontelle.  Ce  fut  à  Paris  que  le  jeune  Mozart 
composa  et  publia  ses  deux  premières  œuvres.  Il 
dédia  la  première  à  madame  Victoire,  seconde  fille 
de  Louis  XV,  et  l'autre  à  madame  la  comtesse  de 
Tessé. 

En  avril  1764,  les  Mozart  passèrent  en  Angleterre, 
où  ils  demeurèrent  jusque  vers  le  milieu  de  l'année  sui- 
vante. Les  enfants  jouèrent  devant  le  roi,  et,  comme 
à  Versailles,  le  fils  toucha  l'orgue  de  la  chapelle 
royale.  On  fit  plus  de  cas,  à  Londres,  de  son  jeu  sur 
l'orgue  que  sur  le  clavecin.  Il  y  donna,  avec  sa  sœur. 


266  STENDHAL 

un  grand  concert  dont  toutes  les  symphonies  étaient 
de  sa  composition. 

On  pense  bien  que  les  deux  enfants,  et  surtout 
Wolf gang,  ne  s'arrêtèrent  pas  au  degré  de  perfection 
qui  leur  procurait  tous  les  jours  des  applaudisse- 
ments si  flatteurs.  Malgré  leurs  déplacements  con- 
tinuelsy  ils  travaillaient  avec  une  régularité  extrême. 
Ce  fut  à  Londres  qu'ils  commencèrent  à  jouer  des 
concertos  sur  deux  clavecins.  Wolfgang  commença 
aussi  à  chanter  de  grands  airs,  ce  dont  il  s'acquittait 
avec  beaucoup  de  sentiment.  A  Paris  et  à  Londres, 
les  incrédules  lui  avaient  présenté  différents  mor- 
ceaux difficiles  de  Bach,  de  Hsndel,  et  d'autres 
maîtres  ;  il  les  jouait  sur-le-champ  à  la  première 
vue  et  avec  toute  la  justesse  possible.  Un  jour,  chez 
le  roi  d'Angleterre,  d'après  une  basse  seulement,  il 
exécuta  un  morceau  plein  de  mélodie.  Une  autre 
fois,  Christian  Bach,  le  maître  de  musique  de  la 
reine,  prit  le  petit  Mozart  entre  ses  genoux,  et  joua 
quelques  mesures.  Mozart  continua  ensuite,  et  ils 
jouèrent  ainsi  alternativement  une  sonate  entière 
avec  tant  de  précision,  que  tous  ceux  qui  ne  pou- 
vaient les  voir  crurent  que  la  sonate  avait  été  jouée 
par  la  même  personne.  Pendant  son  séjour  en 
Angleterre,  et  par  conséquent  à  l'âge  de  huit  ans, 
Wolfgang  composa  six  sonates,  qu'il  fit  graver  à 
Londres,  et  qu'il  dédia  à  la  reine. 

Au  mois  de  juillet  1765,  la  famille  Mozart  repassa 
à  Calais  ;  de  là  elle  continua  son  voyage  par  la  Flan- 


VIE   DE   MOZART  267 

dre,  où  le  jeune  virtuose  toucha  souvent  l'orgue  dans 
les  églises  des  monastères  et  dans  les  cathédrales. 
A  La  Haye,  les  deux  enfants  firent,  l'un  après  l'autre» 
une  maladie  qui  donna  à  craindre  pour  leurs  jours. 
Ils  furent  quatre  mois  à  se  rétablir.  Wolf gang,  pen- 
dant sa  convalescence,  fit  six  sonates  pour  le  piano, 
(|u'il  dédia  à  la  princesse  de  Nassau-Weilbourg.  Au 
commencement  de  l'année  1766,  ils  passèrent  un 
mois  à  Amsterdam,  d'où  ils  se  rendirent  à  La  Haye, 
pour  assister  à  la  fête  de  l'installation  du  prince 
d'Orange.  Le  fils  composa,  pour  cette  solennité,  un 
quolibet  *  pour  tous  les  instruments,  ainsi  que  diffé- 
rentes variations  et  quelques  airs  pour  la  princesse. 
Après  avoir  joué  plusieurs  fois  en  présence  du 
stathouder,  ils  revinrent  à  Paris,  où  ils  passèrent 
deux  mois.  Enfin,  ils  rentrèrent  en  Allemagne 
par  Lyon  et  la  Suisse  *.  A  Munich,  l'électeur  proposa 
au  jeune  Mozart  un  thème  musical,  et  lui  demanda 
de  le  développer  et  de  l'écrire  sur-le-champ.  C'est 
ce  qu'il  fit  en  présence  du  prince,  et  sans  se  servir 
de  clavecin  ni  de  violon.  Après  avoir  fini  de  l'écrire, 
il  le  joua,  ce  qui  excita  au  plus  haut  degré  l'étonne- 
ment  de  l'électeur  et  de  toute  sa  cour.  Après  une 
absence  de  plus  de  trois  ans,  ils  revinrent  à  Salz- 
bourg  vers  la  fin  de  novembre  1766  ;  ils  y  restèrent 
jusqu'à  l'autonme  de  l'année  suivante  ;  et  Wolfgang, 
plus  tranquille,  sembla  doubler  son  talent.  En  1768, 
les  enfants  jouèrent  à  Vienne,  en  présence  de  l'em- 
pereur Joseph  n,  qui  chargea  le  jeune  Mozart  de 


268  STENDHAL 

composer  la  musique  d'un  opéra  buffa.  C'était  la 
Finta  simplice  :  elle  fut  approuvée  par  le  maître  de 
chapelle  Hasse  et  par  Métastase  ;  mais  elle  ne  fut 
pas  exécutée  sur  le  théâtre.  Plusieurs  fois,  chez  les 
maîtres  de  chapelle  Bono  et  Hasse,  chez  Métastase, 
chez  le  duc  de  Bragance,  chez  le  prince  de  Kaunitz, 
le  père  fit  donner  à  son  fils  le  premier  air  italien 
qu'on  trouvait  sous  la  main,  et  celui-ci  composait 
les  parties  de  tous  les  instruments  en  présence  de 
l'assemblée.  Lors  de  l'inauguration  de  l'église  des 
Orphelins,  il  fit  la  musique  de  la  messe,  celle  du 
motet,  et  un  duo  de  trompettes  ;  et,  quoiqu'il  n'eût 
alors  que  douze  ans,  il  dirigea  cette  musique  solen- 
nelle en  présence  de  la  cour  impériale. 

Il  revint  passer  l'année  1769  à  Salzbourg.  Au  mois 
de  décembre,  son  père  le  mena  en  Italie.  Wolfgang 
venait  d'être  nommé  maître  de  concert  de  l'arche- 
vêque de  Salzbourg.  On  s'imagine  facilement  l'ac- 
cueil que  reçut  en  Italie  cet  enfant  célèbre,  qui  avait 
excité  tant  d'admiration  dans  les  autres  parties  de 
l'Europe. 

Le  théâtre  de  sa  gloire,  à  Milan,  fut  la  maison  du 
comte  Firmian,  gouverneur  général.  Après  avoir 
reçu  le  poème  de  l'opéra  qu'on  devait  représenter 
pendant  le  carnaval  de  l'année  1771,  et  dont  il  se 
chargea  de  faire  la  musique,  Wolfgang  quitta  Milan 
au  mois  de  mars  1770.  A  Bologne  il  trouva  un  admi- 
rateur animé  du  plus  vif  enthousiasme  dans  la  per- 
sonne du  fameux  père  Martini,   le  même  auquel 


VIE   DE   MOZART  269 

Jomelli  était  venu  demander  des  leçons  *.  Le  père 
Martini  et  les  amateurs  de  Bologne  furent  transportés 
de  voir  un  enfant  de  treize  ans,  très  petit  pour  son 
âge,  et  qui  ne  paraissait  pas  en  avoir  dix,  dévelop- 
per tous  les  thèmes  de  fugue  proposés  par  Martini, 
et  les  exécuter  sur  le  piano  sans  hésiter  et  avec  toute 
la  précision  possible.  A  Florence,  il  excita  le  même 
étonnement  par  la  précision  avec  laquelle  il  joua, 
à  la  première  vue,  les  fugues  et  les  thèmes  les  plus 
dii&ciles  que  lui  proposa  le  marquis  de  Ligneville, 
célèbre  amateur.  Nous  avons  sur  son  séjour  à  Flo- 
rence une  anecdote  étrangère  à  la  musique.  Il  fit 
dans  cette  ville  la  connaissance  d'un  jeune  Anglais 
nommé  Thomas  Linley,  qui  avait  environ  quatorze 
ans,  c'est-à-dire  à  peu  près  son  âge.  Linley  était 
élève  de  Martini,  célèbre  violon,  et  jouait  de  cet 
instrument  avec  une  grâce  et  une  habileté  admi- 
rables. L'amitié  de  ces  deux  enfants  devint  une 
passion.  Le  jour  de  leur  séparation,  Linley  donna  à 
son  ami  Mozart  des  vers  qu'il  avait  demandés  sur  ce 
sujet  à  la  célèbre  Corilla  ;  il  accompagna  la  voiture 
de  Wolfgang  jusqu'à  la  ville,  et  les  deux  enfants 
prirent  congé  l'un  de  l'autre  en  versant  des  torrents 
de  larmes. 

Mozart  et  son  fils  se  rendirent  à  Rome  pour  la 
semaine  sainte.  On  pense  bien  qu'ils  ne  manquèrent 
pas  d'aller,  le  soir  du  mercredi  saint,  à  la  chapelle 
Sixtine,  entendre  le  célèbre  Miserere.  Comme  on 
disait  alors  qu'il  était  défendu  aux  musiciens  du 


270  STENDHAL 

pape,  80US  peine  d'excommunication,  d'en  donner 
des  copies,  Wolfgang  se  proposa  de  le  retenir  par 
cœur.  Il  l'écrivit,  en  effet,  en  rentrant  à  l'auberge. 
Ce  Miserere  étant  répété  le  vendredi  saint,  il  y 
assista  encore,  en  tenant  le  manuscrit  dans  son 
chapeau,  et  y  put  faire  ainsi  quelques  corrections. 
Cette  anecdote  fit  sensation  dans  la  ville.  Les  Ro- 
mains, doutant  un  peu  de  la  chose,  engagèrent 
l'enfant  à  chanter  ce  Miserere  dans  un  concert. 
Il  s'en  acquitta  à  ravir.  Le  castrat  Cristofori,  qui 
l'avait  chanté  à  la  chapelle  Sixtine,  et  qui  était 
présent,  rendit,  par  son  étonnement,  le  triomphe  de 
Mozart  complet  *. 

La  difficulté  de  ce  que  faisait  Mozart  est  bien 
plus  grande  encore  qu'on  ne  se  l'imaginerait  d'abord. 
Mais  je  suppUe  qu'on  me  permette  quelques  détails 
sur  la  chapelle  Sixtine  et  sur  le  Miserere. 

Il  y  a  ordinairement  dans  cette  chapelle  au  moins 
trente-deux  voix,  et  ni  orgue,  ni  aucun  instrument 
pour  les  accompagner  ou  les  soutenir.  Cet  établisse- 
ment atteignit  le  plus  haut  point  de  perfection  au- 
quel il  soit  parvenu  vers  le  commencement  du 
dix-huitième  siècle.  Depuis,  les  salaires  des  chantres 
étant  restés  nominativement  les  mêmes  à  la  cha- 
pelle du  pape,  et  par  conséquent  ayant  beaucoup 
diminué,  tandis  que  l'opéra  prenait  faveur,  et  qu'on 
offrait  aux  habiles  chanteurs  des  prix  inconnus 
jusqu'alors,  peu  à  peu  la  chapelle  Sixtine  n'a  plus 
eu  les  premiers  talents. 


VIE   DE   MOZART  271 

Le  Miserere  qu'on  y  chante  deux  fois  pendant  la 
semaine  sainte,  et  qui  fait  un  tel  effet  sur  les  étran- 
gers, a  été  composé,  il  y  a  deux  cents  ans  environ, 
par  Gregorio  Allegri,  un  des  descendants  d'Antonio 
Allegri,  si  connu  sous  le  nom  du  Corrége.  Au  mo- 
ment où  il  commence,  le  pape  et  les  cardinaux  se 
prosternent  :  la  lumière  des  cierges  éclaire  le  Juge- 
ment dernier^  que  Michel-Ange  peignit  contre  le  mur 
auquel  l'autel  est  adossé.  A  mesure  que  le  Miserere 
avance,  on  éteint  successivement  les  cierges  ;  les 
figures  de  tant  de  malheureux,  peintes  avec  une 
énergie  si  terrible  par  Michel-Ange,  n'en  devien- 
nent que  plus  imposantes,  à  demi  éclairées  par  la 
pâle  lueur  des  derniers  cierges  qui  restent  allumés. 
Lorsque  le  Miserere  est  sur  le  point  de  finir,  le  maître 
de  chapelle,  qui  bat  la  mesure,  la  ralentit  insensible- 
ment, les  chanteurs  diminuent  le  volume  de  leurs 
voix,  l'harmonie  s'éteint  peu  à  peu,  et  le  pécheur, 
confondu  devant  la  majesté  de  son  Dieu,  et  prosterné 
devant  son  trône,  semble  attendre  en  silence  la  voix 
qui  va  le  juger. 

L'effet  sublime  de  ce  morceau  tient,  ce  me  sem- 
ble, et  à  la  manière  dont  il  est  chanté,  et  au  lieu  où 
on  l'exécute.  La  tradition  a  appris  aux  chanteurs 
du  pape  certaines  manières  de  porter  la  voix  qui 
sont  du  plus  grand  effet,  et  qu'il  est  impossible  d'ex- 
primer par  des  notes.  Leur  chant  remplit  au  plus 
haut  point  la  condition  qui  rend  la  musique  tou- 
chante. On  répète  la  même  mélodie  sur  tous  les 


272  STENDHAL 

versets  du  psaume  :  mais  cette  musique,  semblable 
par  les  masses,  n'est  point  exactement  la  même  dans 
les  détails.  Ainsi  elle  est  facilement  comprise,  et 
cependant  évite  ce  qui  pourrait  ennuyer.  L'usage 
de  la  chapelle  Sixtine  est  d'accélérer  ou  de  ralentir 
la  mesure  sur  certains  mots,  de  renfler  ou  de  dimi- 
nuer les  sons  suivant  le  sens  des  paroles,  et  de 
chanter  quelques  versets  entiers  plus  vivement  que 

« 

d'autres. 

Voici  maintenant  ce  qui  montre  la  difficulté  du 
tour  de  force  exécuté  par  Mozart  en  chantant  le 
Miserere.  On  raconte  que  l'empereur  Léopold  I®*, 
qui  non  seulement  aimait  la  musique,  mais  encore 
était  bon  compositeur  lui-même,  fit  demander  au 
pape,  par  son  ambassadeur,  une  copie  du  Miserere 
d'AUegri  pour  l'usage  de  la  chapelle  impériale  de 
Vienne,  ce  qui  fut  accordé.  Le  maître  de  la  chapelle 
Sixtine  fit  faire  cette  copie,  et  l'on  se  hâta  de  l'en- 
voyer à  l'empereur,  qui  avait  alors  à  son  service  les 
premiers  chanteurs  de  ce  temps-là. 

Malgré  leurs  talents,  le  Miserere  d'Allegri  n'ayant 
fait  à  la  cour  de  Vienne  d'autre  effet  que  celui  d'un 
faux  bourdon  assez  plat,  l'empereur  et  toute  sa 
cour  pensèrent  que  le  maître  de  chapelle  du  pape, 
jaloux  de  garder  le  Miserere,  avait  éludé  l'ordre 
de  son  maître  et  envoyé  une  composition  vulgaire. 
L'empereur  expédia  sur-le-champ  un  courrier  au 
pape,  pour  se  plaindre  de  ce  manque  de  respect  ;  et 
le  maître  de  chapelle  fut  renvoyé,  sans  que  le  pape. 


VIE   DE   MOZART  273 

indigné,  voulût  même  écouter  sa  justification.  Ce 
pauvre  homme  obtint  pourtant  d'un  des  cardinaux 
qu'il  plaiderait  sa  cause  et  ferait  entendre  au  pape 
que  la  manière  d'exécuter  ce  Miserere  ne  pouvait 
s'exprimer  par  des  notes,  ni  s'apprendre  qu'avec 
beaucoup  de  temps  et  par  des  leçons  répétées  des 
chantres  de  la  chapelle  qui  possédaient  la  tradition. 
Sa  Sainteté,  qui  ne  se  connaissait  pas  en  musique, 
put  à  peine  comprendre  comment  les  mêmes  notes 
n'avaient  pas,  à  Vienne,  la  même  valeur  qu'à  Rome. 
Cependant  Elle  ordonna  au  pauvre  maître  de  cha- 
pelle d'écrire  sa  défense  pour  être  envoyée  à  l'em- 
pereur, et,  avec  le  temps,  il  rentra  en  grâce. 

C'est  cette  anecdote  très  connue  qui  frappa  les 
Romains  quand  ils  virent  un  enfant  chanter  par- 
faitement leur  Miserere  après  deux  leçons  ;  et  rien 
n'est  plus  difficile,  en  fait  de  beaux-arts,  que  d'exci- 
ter l'étonnement  dans  Rome.  Toutes  les  réputations 
se  font  petites  en  entrant  dans  cette  ville  célèbre, 
où  l'on  a  l'habitude  des  plus  belles  choses  en  tout 
genre. 

Je  ne  sais  si  c'est  à  cause  du  succès  qu'il  lui  pro- 
cura, mais  il  paraît  que  le  chant  solennel  et  mélan- 
colique du  Miserere  fit  une  impression  profonde  sur 
l'âme  de  Mozart,  qui  depuis  eut  une  prédilection 
marquée  pour  Hœndel  et  le  tendre  Boccherini. 


BAYD2f.  18 


CHAPITRE  II 


SUITE    DE    l'enfance  DE  MOZART 


De  Rome,  les  Mozart  allèrent  à  Naples,  où  Wolf- 
gang  joua  du  piano  au  Conser^atorio  alla  pietà. 
Comme  il  était  au  milieu  de  sa  sonate,  les  auditeurs 
s'avisèrent  de  croire  qu'il  avait  un  charme  dans  son 
anneau  ;  il  fallut  comprendre  ce  que  signifiaient 
leurs  cris,  et  enfin  ôter  cet  anneau  prétendu  magique. 
On  conçoit  l'effet  sur  de  telles  gens  lorsqu'ils  virent 
que»  la  bague  ôtée,  la  musique  n'en  était  pas  moins 
belle.  Wolfgang  donna  un  second  grand  concert 
chez  le  comte  de  Kaunitz,  ambassadeur  de  l'em- 
pereur, et  retourna  ensuite  à  Rome.  Le  pape  désira 
le  voir,  et  lui  conféra  à  cette  occasion  la  croix  et  le 
brevet  de  chevalier  de  la  Milice  dorée  (auratœ 
MilUiss  eques),  A  Bologne,  il  fut  nommé,  à  l'unani- 
mité, membre  et  maître  de  VAccuiémie  philharmo- 
nique. On  l'avait  enfermé  seul,  suivant  l'usage,  et 


276  STENDHAL 

en  moins  d'une  demi-heure  *  il  avait  composé  une 
antiphone  à  quatre  voix. 

Mozart  père  se  hâta  de  revenir  à  Milan,  pour  que 
son  fils  pût  travailler  à  Topera  dont  il  s'était  chargé. 
Il  se  faisait  tard.  Ils  n'arrivèrent  que  vers  la  fin  du 
mois  d'octobre  1770.  Sans  la  promesse  qu'il  avait 
faite,  Mozart  eût  pu  obtenir  ce  qui  est  regardé  en 
Italie  comme  le  premier  honneur  pour  im  musicien, 
l'engagement  de  composer  un  opéra  séria  pour  le 
théâtre  de  Rome. 

Ce  fut  le  26  décembre  qu'on  donna  pour  la  pre- 
mière fois,  à  Milan,  le  MithridaUf  composé  par  Wolf- 
gang,  âgé  alors  de  quatorze  ans.  Cet  opéra  eut  plus 
de  vingt  représentations  de  suite.  On  peut  juger  du 
succès  par  cette  circonstance  :  l'entrepreneur  fit 
aussitôt  avec  lui  un  accord  par  écrit  pour  le  charger 
de  la  composition  du  premier  opéra  pour  l'année 
1773.  Mozart  quitta  Milan,  qui  retentissait  de  sa 
gloire,  pour  aller  passer,  avec  son  père,  les  derniers 
jours  du  carnaval  à  Venise.  A  Vérone,  qu'il  ne  fit 
que  traverser,  on  lui  présenta  un  diplôme  de  mem- 
bre de  la  Société  philharmonique  de  cette  ville. 
Partout  où  il  allait  en  Italie,  on  le  recevait  de  la 
manière  la  plus  distinguée  ;  on  ne  l'appelait  plus  que 
il  cavalière  filarmonico. 

Lorsque,  au  mois  de  mars  1771,  Mozart  revint 
avec  son  père  à  Salzbourg,  il  y  trouva  ime  lettre  du 
comte  Firmian,  de  Milan,  qui  le  chargeait,  au  nom 
de  l'impératrice  Marie-Thérèse,  de  composer  une 


VIE   DE   MOZART  277 

cantate  théâtrale  pour  le  mariage  de  rarchiduc 
Ferdinand.  L'impératrice  avait  choisi  le  célèbre 
Hasse,  comme  le  plus  ancien  des  maîtres  de  chapelle, 
pour  composer  l'opéra,  et  elle  voulut  que  le  plus 
jeune  compositeur  fût  chargé  de  la  cantate,  dont  le 
sujet  était  Ascanio  in  Alba,  Il  promit  d'entreprendre 
ce  travail,  et  partit  au  mois  d'août  pour  Milan,  où, 
pendant  les  solennités  du  mariage,  on  exécuta 
alternativement  l'opéra  et  la  sérénade. 

En  1772  il  composa,  pour  l'élection  du  nouvel 
archevêque  de  Salzbourg,  la  cantate  intitulée  le 
Songe  de  Scipion  ;  il  passa  l'hiver  de  l'année  sui- 
vante à  Milan,  où  il  composa  Lucio  Silla,  opéra 
serin,  qui  eut  vingt-six  représentations  de  suite. 
Au  printemps  de  l'année  1773,  Mozart  était  de  retour 
à  Salzbourg.  Quelques  voyages  qu'il  fit  avec  son 
père  cette  année  et  la  suivante,  à  Vienne  et  à  Mu- 
nich, lui  donnèrent  occasion  de  faire  différentes 
compositions  excellentes,  telles  qu'un  opéra  bufja, 
intitulé  la  Finta  Giardinieria,  deux  grand'messes 
pour  la  chapelle  de  l'électeur  de  Bavière,  etc. 
En  1775,  l'archiduc  Maximilien  s'arrêta  quelque 
temps  à  Salzbourg,  et  ce  fut  à  cette  occasion  que 
Mozart  composa  la  cantate  intitulée  II  Re  Pastore. 

La  partie  la  plus  extraordinaire  de  la  vie  de 
Mozart,  c'est  son  enfance  ;  le  détail  peut  en  être 
agréable  au  philosophe  et  à  l'artiste.  Nous  serons 
plus  succinct  sur  le  reste  de  sa  trop  courte  car- 
rière *. 

HAYON.  18. 


CHAPITRE  III 


A  dix-neuf  ans,  Mozart  pouvait  croire  avoir  at- 
teint le  plus  haut  degré  de  son  art,  puisque  tout  le 
monde  le  lui  répétait  de  Londres  jusqu'à  Naples. 
Sous  le  rapport  de  la  fortune  et  d'un  établissement, 
il  était  le  maître  de  choisir  entre  toutes  les  capitales 
de  l'Europe.  Partout  l'expérience  lui  apprenait 
qu'il  pouvait  compter  sur  l'admiration  générale. 
Son  père  jugea  que  Paris  était  la  ville  qui  lui  con- 
venait le  plus,  et,  au  mois  de  septembre  1777,  il 
partit  pour  cette  capitale,  où  sa  mère  seule  l'ac- 
compagna. 

Il  eût  été,  sans  contredit,  très  avantageux  pour 
lui  de  s'y  fixer  ;  mais  d'abord  la  musique  française 
d'alors  n'était  pas  de  son  goût  ;  l'état  de  la  musique 
vocale  ne  lui  eût  guère  permis  de  travailler  dans  le 
genre  instrumental  ;  et  ensuite,  l'année  suivante,  il 


\ 


280  STENDHAL 

eut  le  malheur  de  perdre  sa  mère.  Dès  lors  le  séjour 
de  Paris  lui  devint  insupportable.  Après  avoir 
composé  une  symphonie  pour  le  Concert  spirituel^ 
et  quelques  autres  morceaux,  il  s*empressa  de  re- 
tourner auprès  de  son  père  au  commencement 
de  1779. 

Au  mois  de  novembre  de  l'année  suivante,  il  se 
rendit  à  Vienne,  où  son  souverain,  Tarchevêque  de 
Salzbourg,  l'avait  appelé.  Il  était  alors  âgé  de  vingt- 
quatre  ans.  Le  séjour  de  Vienne  lui  convint,  et 
encore  plus,  à  ce  qu'il  paraît,  la  beauté  des  Vien- 
noises. Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  s'y  fixa,  et  que 
rien  n'a  jamais  pu  l'en  détacher.  Les  passions  étant 
entrées  dans  cette  âme  sensible,  et  qui  possédait  à 
un  si  haut  degré  le  mécanisme  de  son  art,  il  devint 
bientôt  le  compositeur  favori  de  son  siècle,  et  donna 
le  premier  exemple  d'un  enfant  célèbre  devenu  un 
grand  homme  \ 


1.  Mozart  composa  la  musique  de  l'opéra  d'Idoménée  sous 
les  auspices  les  plus  favorables.  L'électeur  de  Bavière,  qui 
l'avait  toujours  comblé  de  grâces  et  de  prévenances,  lui 
avait  demandé  cet  opéra  pour  son  théâtre  de  Munich,  dont 
l'orchestre  était  un  des  mieux  composés  de  l'Allemagne* 
Mozart  se  trouvait  alors  dans  toute  la  fleur  de  son  génie  : 
il  avait  vingt-cinq  ans,  était  éperdument  amoureux  de  made- 
moiselle Constance  Weber,  virtuose  célèbre,  qu'il  épousa 
depuis.  La  famille  de  sa  maîtresse,  considérant  qu'il  n'avait 
point  d'emploi  fixe,  qu'il  voyageait  toujours,  que  ses  mœurs 
n'avaient  été  jusque-là  rien  moins  qu'exemplaires,  s'opposait 
à  ce  mariage.  Il  prit  à  tâche  de  montrer  à  cette  famille  que, 
quoiqu'il  n'eût  pas  de  rang  assuré  dans  la  société,  il  possédait 
cependant  quelques  moyens  de  considération,  et  il  trouva 


VIE    DE   MOZART  281 

II  serait  trop  long  et  surtout  trop  difficile  de  faire 
une  analyse  particulière  de  chacun  des  ouvrages  de 
Mozart;  les  amateurs  doivent  les  connaître  tous. 
La  plupart  de  ses  opéras  furent  composés  à 
Vienne,  et  y  eurent  le  plus  grand  succès  ;  mais 
aucun  ne  fit  plus  de  plaisir  que  la  Flûte  enchantée^ 
qui,  en  moins  d'un  an,  eut  cent  représentations. 

Comme  Raphaël,  Mozart  embrassa  son  art  dans 
toute  son  étendue.  Raphaël  ne  paraît  avoir  ignoré 
qu'une  chose,  la  manière  de  peindre  dans  un  pla- 
fond des  figures  en  raccourci.  II  feint  toujours  que 
la  toila  du  tableau  est  attachée  à  la  voûte  ou  sup- 
portée par  des  figures  allégoriques. 

Pour  Mozart,  je  ne  vois  pas  de  genre  dans  lequel 
il  n'ait  triomphé  :  opéras,  symphonies,  chansons, 
airs  de  danse,  il  a  été  grand  partout.  Le  baron  de 
Van  Swieten,  l'ami  de  Haydn,  allait  jusqu'à  dire 
que,  si  Mozart  eût  vécu,  il  aurait  enlevé  à  Haydn 
le  sceptre  de  la  musique  instrumentale.  Dans  l'opéra 
bu/fa,  la  gaieté  lui  a  manqué,  et  en  cela  il  est  infé- 
rieur aux  Galuppi,  aux  Guglielmi,  aux  Sarti. 

Les  qualités  physiques  qui  frappent  dans  sa 
musique,  indépendamment  du  génie,  c'est  une  ma- 
nière neuve  d'employer  l'orchestre,  et  surtout  les 

dans  SCS  sentiments  pour  Constance  les  motifs  des  airs  pas- 
sionnés dont  il  avait  besoin  pour  son  ouvrage.  L'amour  et 
l'amour-proprc  du  jeune  compositeur,  exaltés  au  plus  haut 
degré,  lui  firent  produire  un  opéra  qu'il  a  toujours  regardé 
comme  ce  qu'il  avait  fait  do  mieux,  et  dont  il  a  même  sou- 
vent emprunté  des  idées  pour  ses  compositions  suivantes. 


282  STENDHAL 

instruments  à  vent.  Il  tire  un  parti  étonnant  de  la 
flûte,  instrument  dont  Cimarosa  s'est  rarement 
servi.  Il  transporte  dans  l'accompagnement  toutes 
les  beautés  des  plus  riches  symphonies. 

On  a  reproché  à  Mozart  de  ne  prendre  d'intérêt 
qu'à  sa  musique  et  de  ne  connaître  que  ses  propres 
ouvrages.  C'est  bien  là  le  reproche  de  la  petite 
vanité  blessée.  Mozart,  occupé  toute  sa  vie  à  écrire 
ses  idées,  n'a  pas  eu,  il  est  vrai,  le  temps  de  lire 
toutes  celles  des  autres.  Du  reste,  il  approuvait 
avec  franchise  tout  ce  qu'il  rencontrait  de  bon,  la 
plus  simple  chanson,  pourvu  qu'il  y  eût  de  l'origi- 
nalité ;  mais,  moins  politique  que  les  grands  artistes 
d'Italie,  il  était  inexorable  pour  la  médiocrité. 

Il  estimait  principalement  Porpora,  Durante,  Léo, 
Alex.  Scarlatti  ;  mais  il  mettait  Haendel  au-dessus 
d'eux  tous.  Il  savait  par  cœur  les  ouvrages  princi- 
paux de  ce  grand  maître.  «  De  nous  tous,  disait-il, 
Hœndel  connaît  le  mieux  ce  qui  est  d'un  grand 
effet.  Lorsqu'il  le  veut,  il  va  et  frappe  comme  la 
foudre.    » 

Il  disait  de  Jomelli  :  «  Cet  artiste  a  certaines  parties 
où  il  brille  et  où  il  brillera  toujours  ;  seulement  il 
n'aurait  pas  dû  en  sortir  et  vouloir  faire  de  la  musi- 
que d'église  dans  l'ancien  style.  »  Il  n'estimait  pas 
Vincenzo  Martini,  dont  la  Cosa  rara  avait  alors 
beaucoup  de  succès,  a  II  y  a  là  de  fort  johes  choses, 
disait-il,  mais  dans  vingt  ans  d'ici  personne  n'y  fera 
attention.  »  Il  nous  reste  de  lui  neuf  opéras  écrits 


VIE   DE   MOZART  283 

sur  des  paroles  italiennes  :  la  Finta  Simplice^  opéra 
buffay  son  début  dans  le  genre  dramatique  ;  Mithri' 
date,  opéra  séria  ;  Lucio  Silla,  idem  ;  la  Giardiniera^ 
opéra  buffa  ;  Idomeneo,  opéra  séria  ;  le  Nozze  di 
Figaro  et  Don  Giovanni,  composés  en  1787  ;  Cosi 
fan  lutte,  opéra  buffa  ;  la  Clemenza  di  Tito,  opéra  de 
Métastase,  représenté  en  1792. 

Il  n'a  fait  que  trois  opéras  allemands  :  VEnlèi^e" 
ment  du  Sérail,  le  Directeur  de  Spectacles,  et  la  Flûte 
enchantée,  en  1792. 

Il  a  laissé  dix-sept  symphonies  et  des  pièces  ins- 
trumentales de  tout  genre  *. 

Comme  exécutant,  Mozart  a  été  un  des  premiers 
pianistes  de  l'Europe.  Il  jouait  avec  une  vitesse 
extraordinaire  :  on  admirait  surtout  celle  de  sa  main 
gauche. 

Dès  1785,  le  célèbre  Joseph  Haydn  avait  dit  au 
père  de  Mozart,  qui  se  trouvait  alors  à  Vienne  :  «  Je 
vous  déclare,  devant  Dieu  et  en  honnête  homme, 
que  je  regarde  votre  fils  comme  le  plus  grand  com- 
positeur dont  j*aie  jamais  entendu  parler.  » 

Voilà  ce  que  fut  Mozart  comme  musicien.  Celui 
qui  connaît  la  nature  humaine  ne  sera  pas  étonné 
qu'un  homme  qui,  sous  le  rapport  du  talent,  était 
l'objet  de  l'admiration  générale,  n'ait  pas  été  aussi 
grand  dans  les  autres  situations  de  la  vie.  Mozart  ne 
se  distinguait  ni  par  une  figure  prévenante  ni  par 
un  corps  bien  fait,  quoique  son  père  et  sa  mère 
eussent  été  cités  à  cause  de  leur  beauté. 


284  STENDHAL 

Cabanis  nous  dit  : 

«  Il  paraît  que  la  sensibilité  se  comporte  à  la 
manière  d'un  fluide  dont  la  quantité  totale  est  déter- 
minée, et  qui,  toutes  les  fois  qu'il  se  jette  en  plus 
grande  abondance  dans  un  de  ses  canaux,  diminue 
proportionnellement  dans  les  autres  *.  » 

Mozart  ne  prit  point  avec  l'âge  l'accroissement 
ordinaire  :  il  eut  toute  sa  vie  une  santé  faible  ;  il 
était  maigre,  pâle  ;  et  quoique  la  forme  de  son  visage 
fût  extraordinaire,  sa  physionomie  n'avait  rien  de 
frappant  que  son  extrême  mobilité.  L'air  de  son 
visage  changeait  à  chaque  instant,  mais  n'indiquait 
autre  chose  que  la  peine  ou  le  plaisir  qu'il  éprouvait 
dans  le  moment.  On  remarquait  chez  lui  une  manie 
qui  ordinairement  est  un  signe  de  stupidité  :  son 
corps  était  dans  un  mouvement  perpétuel  ;  il  jouait 
sans  cesse  avec  les  mains,  ou  du  pied  frappait  la 
terre.  Du  reste,  rien  d'extraordinaire  dans  ses 
habitudes,  sinon  son  amour  passionné  pour  le  bil- 
lard. Il  en  avait  un  chez  lui,  sur  lequel  il  lui  arrivait 
presque  tous  les  jours  de  jouer  seul  quand  il  n'avait 
plus  de  partner.  Les  mains  de  Mozart  avaient  une 
direction  tellement  décidée  pour  le  clavecin,  qu'il 
était  peu  adroit  pour  toute  autre  chose.  A  table 
il  ne  coupait  jamais  ses  aliments,  ou  s'il  entrepre- 
nait cette  opération,  il  ne  s'en  tirait  qu'avec  beau- 
coup de  peine  et  de  maladresse.  Il  priait  ordinaire- 
ment sa  femme  de  lui  rendre  ce  service. 

Ce    même    homme    qui,    comme    artiste,    avait 


VIE    DE   MOZART  285 

atteint  le  plus  haut  degré  de  développement  dès 
Tâge  le  plus  tendre,  est  toujours  demeuré  enfant 
sous  tous  les  autres  rapports  de  la  vie.  Jamais  il  n'a 
su  se  gouverner  lui-même.  L'ordre  dans  les  affaires 
domestiques,  l'usage  convenable  de  l'argent,  la 
tempérance  et  le  choix  raisonnable  des  jouissances, 
ne  furent  jamais  des  vertus  à  son  usage.  Le  plaisir 
du  moment  l'emportait  toujours.  Son  esprit,  cons- 
tamment absorbé  dans  une  foule  d'idées  qui  le  ren- 
daient incapable  de  toute  réflexion  sur  ce  que  nous 
appelons  les  choses  sérieuses,  fit  que  pendant  toute 
sa  vie  il  eut  besoin  d'un  tuteur  qui  prît  soin  de  ses 
affaires  temporelles.  Son  père  connaissait  bien  ce 
faible  :  ce  fut  ce  qui  l'engagea,  en  1777,  à  le  faire 
suivre  à  Paris  par  sa  femme,  son  emploi  à  Salzbourg 
ne  lui  permettant  point  alors  de  s'éloigner. 

Mais  ce  même  homme,  toujours  distrait,  toujours 
jouant  et  s'amusant,  paraissait  devenir  un  être  d'un 
rang  supérieur  dès  qu'il  se  plaçait  devant  un  piano. 
Son  âme  s'élevait  alors,  et  toute  son  attention 
pouvait  se  diriger  vers  le  seul  objet  pour  lequel  il 
fût  né,  Vharmonie  des  sons.  L'orchestre  le  plus  nom- 
breux ne  l'empêchait  point  d'observer,  pendant 
l'exécution,  le  moindre  son  faux,  et  il  indiquait  sur- 
le-champ,  avec  la  précision  la  plus  surprenante, 
sur  quel  instrument  on  avait  fait  la  faute,  et  quel 
son  il  eût  fallu  en  tirer. 

Lors  du  voyage  de  Mozart  à  Berlin,  il  n'y  arriva 
que  le  soir  très  tard.  A  peine  fut-il  descendu  de  sa 


286  STENDHAL 

voiture,  qu'il  demanda  au  garçon  de  l'auberge  s'il 
y  avait  opéra.  «  Oui,  V Enlèvement  du  Sérail.  —  Cela 
est  charmant  !  »  Et  déjà  il  était  en  route  pour  le 
spectacle  ;  il  se  mit  à  l'entrée  du  parterre  pour  écou- 
ter sans  être  reconnu.  Mais  tantôt  il  était  si  satisfait 
de  la  bonne  exécution  de  certains  morceaux,  tantôt 
si  mécontent  de  la  manière  dont  on  jouait  quelques 
autres,  ou  du  mouvement  dans  lequel  on  les  exécu- 
tait, ou  des  broderies  que  faisaient  les  acteurs,  que, 
tout  en  témoignant  sa  satisfaction  et  son  déplaisir, 
il  se  trouva  contre  la  barre  de  l'orchestre.  Le  direc- 
teur s'était  permis  de  faire  des  changements  à  un 
des  airs  :  lorsqu'on  y  fut  arrivé,  Mozart,  ne  pouvant 
plus  se  contenir,  cria  presque  tout  haut  à  l'orchestre 
la  manière  dont  il  fallait  jouer.  On  se  retourna  pour 
voir  l'homme  en  redingote  de  voyage  qui  faisait  ce 
bruit.  Quelques  personnes  reconnurent  Mozart,  et 
dans  un  instant  les  musiciens  et  les  acteurs  surent 
qu'il  était  parmi  les  spectateurs.  Quelques-uns  de 
ceux-ci,  entre  autres  une  très  bonne  cantatrice, 
furent  tellement  frappés  de  cette  nouvelle,  qu'ils 
refusèrent  de  reparaître  sur  le  théâtre.  Le  directeur 
fit  part  à  Mozart  de  l'embarras  où  ce  refus  le  mettait. 
Celui-ci  fut  à  l'instant  dans  les  coulisses,  et  réussit, 
par  les  éloges  qu'il  donna  aux  acteurs,  à  leur  faire 
continuer  l'opéra. 

La  musique  fut  l'occupation  de  sa  vie,  et  en  même 
temps  sa  plus  douce  récréation.  Jamais,  même  dans 
sa  plus  tendre  enfance,  on  n'eut  besoin  de  l'engager 


VIE   DE   MOZART  287 

à  se  mettre  au  piano.  Il  fallait,  au  contraire,  le  sur- 
veiller pour  qu'il  ne  s'y  oubliât  point,  et  qu'il  ne 
nuisît  pas  à  sa  santé.  Dès  sa  jeunesse,  il  eut  une  pré- 
dilection marquée  pour  faire  de  la  musique  pendant 
la  nuit.  Quand,  le  soir  à  neuf  heures,  il  se  mettait  au 
clavecin,  il  ne  le  quittait  pas  avant  minuit,  et  même 
alors  il  fallait  lui  faire  violence,  car  il  aurait  continué 
toute  la  nuit  à  préluder  et  à  jouer  des  fantaisies. 
Dans  la  vie  habituelle,  c'était  l'homme  le  plus  doux  ; 
mais  le  moindre  bruit  pendant  la  musique  lui  cau- 
sait l'indignation  la  plus  vive.  Il  était  bien  au-dessus 
de  cette  modestie  affectée  ou  mal  placée  qui  porte 
la  plupart  des  virtuoses  à  ne  se  faire  entendre 
qu'après  en  avoir  été  priés  à  différentes  reprises. 
Souvent  des  grands  seigneurs  de  Vienne  lui  repro- 
chèrent de  jouer  avec  le  même  intérêt  devant  tous 
ceux  qui  prenaient  plaisir  à  l'entendre  *. 


CHAPITRE  IV 


Un  amateur  d'une  ville  où  Mozart  passait  dans  un 
de  ses  voyages  réunit  chez  lui  une  nombreuse  société 
pour  procurer  à  ses  amis  le  plaisir  d'entendre  ce 
musicien  célèbre,  qui  lui  avait  promis  de  s'y  trouver. 
Mozart  arrive,  ne  dit  pas  grand'chose,  et  se  met  au 
piano.  Croyant  n'être  entouré  que  de  connaisseurs, 
il  commença,  dans  un  mouvement  très  lent,  à  exécu- 
ter de  la  musique  d'une  harmonie  suave,  mais  ex- 
trêmement simple,  voulant  ainsi  préparer  ses  audi- 
teurs aux  sentiments  qu'il  avait  dessein  d'exprimer. 
La  société  trouva  cela  fort  commun.  Bientôt  son 
jeu  devint  plus  vif  ;  on  le  trouva  assez  joli.  Il  devint 
sévère  et  solennel,  d'une  harmonie  frappante,  élevée, 
et  en  même  temps  plus  difficile  ;  quelques  dames 

HAYON.  19 


290  STENDHAL 

commencèrent  à  le  trouver  décidément  ennuyeux  et 
à    se    communiquer    quelques    mots    de    critique  ; 
bientôt  la  moitié  du  salon  se  mit  à  causer.  Le  maître 
de  la  maison  était  sur  les  épines  ;  et  enfin  Mozart 
s'aperçut  de  l'impression  que  sa  musique  faisait  sur 
l'auditoire.  Il  n'abandonna  point  l'idée  principale 
qu'il  avait  commencé  à  exprimer,  mais  il  la  déve- 
loppa avec  toute  l'impétuosité  dont  il  était  capable. 
On  n'y  fit  pas  encore  attention.  Il  se  mit  alors  à 
apostropher    son    auditoire    d'une    manière    assez 
brusque,  mais  toujours  en  continuant  de  jouer  ;  et 
comme  heureusement  ce  fut  en  italien,  presque  per- 
sonne ne  le  comprit.  Cependant  on  commençait  à 
être  plus  tranquille.  Quand  sa  colère  fut  un  peu 
apaisée,  il  ne  put  s'empêcher  de  rire  lui-même  de 
son  impétuosité.  Il  donna  à  ses  idées  ime  tournure 
plus  vulgaire,  et  finit  par  jouer  un  air  très  connu^ 
dont  il  fit  dix  à  douze  variations  charmantes.  Tout 
le  salon  était  ravi,  et  très  peu  de  ceux  qui  s'y  trou- 
vaient s'étaient  aperçus  de  la  scène  qui  venait  de  se 
passer.  Mozart  cependant  sortit  bientôt,  en  invitant 
le  maître  de  la  maison,  qui  l'accompagnait,  et  quel- 
ques connaisseurs  à  venir  le  voir  le  même  soir  dans 
son  auberge.  Il  les  y  retint  à  souper  ;  et  à  peine  lui 
eurent-ils  témoigné  quelque  désir  de  l'entendre,  qu'il 
se  mit  à  jouer  des  fantaisies  sur  le  clavecin,  où,  au 
grand   étannement   de   ses   auditeurs,    il   s'oublia 
jusqu'après  minuit. 

Un  vieil  accordeur  de  clavecin  était  venu  mettre 


VIB  DE   MOZART  291 

<}ueiques  cordes  à  son  forte-piano  de  voyage.  <(  Bon 
vieillard,  lui  dit  Mozart,  combien  vous  faut-il  ?  je 
pars  demain.  »  Ce  pauvre  homme,  le  regardant  pour 
-ainsi  dire  comme  un  Dieu,  lui  répondit,  déconcerté, 
anéanti  et  balbutiant  :  «  Majesté  Impériale  !...  Mon- 
sieur le  maître  de  chapelle  de  Sa  Majesté  Impériale  ! 
Je  ne  puis...  Il  est  vrai  que  j'ai  été  plusieurs  fois 
•chez  vous...  Et  bien,  vous  me  donnerez  un  écu.  — 
Un  écu  !  répondit  Mozart  ;  allons  donc  !  un  brave 
homme  comme  vous  ne  doit  pas  se  déranger  pour 
un  écu,  »  et  il  lui  donna  quelques  ducats.  Le  bonhom- 
me, en  se  retirant,  répétait  encore,  avec  de  grandes 
révérences  :  <c  Ah  !  Majesté  Impériale  I  » 

Idoménée  et  Don  Juan  étaient  ceux  de  ses  opéras 
qu'il  estimait  le  plus.  Il  n'aimait  pas  à  parler  de  ses 
ouvrages,  ou,  s'il  en  parlait,  ce  n'était  jamais  qu'en 
•quelques  mots.  Au  sujet  de  Don  Juan^  il  dit  un  jour  : 
«  jCet  opéra  n'a  pas  été  composé  poiur  le  public  de 
yienne  ;  il  convenait  mieux  à  celui  de  Prague  ;  ^ 
gaais,  yiu  fond,  je  ne  l'ai  fait  que/pour  moi  et  mes 


amis.^ 

Le  temps  qu'il  donnait  le  plus  volontiers  au  travail 
-était  le  matin,  depuis  six  ou  sept  heures  jusqu'à 
•dix.  Alors  il  sortait  du  ht.  Le  reste  de  la  journée  il 
ne  composait  plus,  à  moins  qu'il  n'eût  à  terminer 
quelque  morceau  pressé.  Il  fut  toujours  très  inégal 
<dans  sa  manière  de  travailler.  Quand  il  était  saisi 
d'une  idée,  on  ne  pouvait  l'arracher  à  son  ouvrage. 
Si  on  Tôtait  du  piano,  il  composait  au  milieu  de  ses 


292  STENDHAL 

amis,  et  passait  ensuite  des  nuits  entières  la  plume 
à  la  main.  Dans  d'autres  temps,  son  âme  était  telle- 
ment rebelle  à  l'application,  qu'il  ne  pouvait  achever 
une  pièce  qu'au  moment  même  où  l'on  devait  l'exé* 
cuter.  II  lui  arriva  même  un  jour  de  renvoyer  telle- 
ment au  dernier  moment  un  morceau  qui  lui  avait 
été  demandé  pour  un  concert  de  la  cour,  qu'il  n'eut 
pas  le  temps  d'écrire  la  partie  qu'il  devait  exécuter. 
L'empereur  Joseph,  qui  furetait  partout,  jetant  par 
hasard  les  yeux  sur  le  papier  de  musique  que  Mozart 
avait  l'air  de  suivre,  fut  étonné  de  n'y  voir  que  des 
lignes  sans  notes,  et  lui  dit  :  ce  Où  est  donc  votre 
partie  ?  —  Là,  répondit  Mozart,  en  portant  la  main 
au  front.  » 

Le  même  accident  iut  sur  le  point  de  lui  arriver 
au  sujet  de  l'ouverture  de  Don  Juan.  On  convient 
assez  généralement  que  c'est  la  meilleure  de  ses 
ouvertures  ;  cependant  il  n'y  travailla  que  dans  la 
nuit  qui  précéda  la  première  représentation  et  lors- 
que la  répétition  générale  avait  déjà  eu  lieu.  Le 
soir,  vers  les  onze  heures,  en  se  retirant,  il  pria  sa 
femme  de  lui  fiaire  du  punch,  et  de  rester  avec  lui 
pour  le  tenir  éveillé.  Elle  y  consentit,  et  se  mit  à  lui 
raconter  des  contes  de  fées,  des  aventures  bizarres, 
qui  le  firent  pleurer  à  force  de  rire.  Cependant  le 
punch  l'excita  au  sommeil,  de  sorte  qu'il  ne  travail- 
lait que  pendant  que  sa  femme  racontait,  et  il  fer- 
mait les  yeux  dès  qu'elle  s'arrêtait.  Ses  efforts  pour 
se  tenir  éveillé,  cette  alternative  continuelle  de  veille 


VIE    DE   MOZART  293 

et  de  sommeil,  le  fatiguèrent  tellement,  que  sa  femme 
l'engagea  à  prendre  quelque  repos,  lui  donnant  sa 
parole  de  le  réveiller  une  heure  après.  Il  s'endormit 
si  profondément  qu'elle  le  laissa  reposer  deux  heures. 
Elle  l'éveilla  vers  les  cinq  heures  du  matin.  Il  avait 
donné  rendez-vous  aux  copistes  à  sept  heures,  et, 
à  leur  arrivée,  l'ouverture  était  finie.  Us  eurent  à 
peine  assez  de  temps  pour  faire  les  copies  nécessaires 
à  l'orchestre,  et  les  musiciens  furent  obligés  de  jouer 
sans  avoir  fait  de  répétition.  Quelques  personnes 
prétendent  reconnaître  dans  cette  ouverture  les 
passages  où  Mozart  doit  avoir  été  surpris  par  le 
sommeil,  et  ceux  où  il  s'est  réveillé  en  sursaut. 

Don  Juan  ne  fut  pas  très  bien  accueilli  à  Vienne 
dans  la  nouveauté.  Peu  de  temps  après  la  première 
représentation,  on  en  parlait  dans  une  assemblée 
nombreuse  où  se  trouvaient  la  plupart  des  connais- 
seurs de  la  capitale,  et  entre  autres  Haydn.  Mozart 
n'y  était  point.  Tout  le  monde  s'accordait  à  dire  que 
c'était  un  ouvrage  très  estimable,  d'une  imagination 
brillante  et  d'un  génie  riche  ;  mais  tout  le  monde 
aussi  y  trouvait  à  reprendre.  Tous  avaient  parlé,  à 
l'exception  du  modeste  Haydn.  On  le  pria  de  dire 
son  opinion,  a  Je  ne  suis  pas  en  état  de  juger  de 
cette  dispute,  dit-il  avec  sa  retenue  accoutumée  : 
tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  Mozart  est  le  plus  grand 
compositeur  qui  existe  dans  ce  moment.  »  On  parla 
d'autres  choses. 

Mozart,  de  son  côté,  avait  beaucoup  d'estime  pour 

HAYDN.  19. 


294 


STENDHAL 


Haydn.  Il  lui  a  dédié  un  recueil  de  quatuors  qu'on 
peut  mettre  parmi  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  en  ce 
genre.  Un  compositeur  viennois,  qui  n'était  pas  sans 
quelque  mérite,  mais  qui  était  bien  loin  de  valoir 
Haydn,  se  faisait  un  malin  plaisir  de  rechercher  dans 
les  compositions  de  ce  dernier  toutes  les  petites  in- 
corrections qui  avaient  pu  s'y  glisser.  Il  venait  sou- 
vent trouver  Mozart  pour  lui  montrer  avec  joie  des 
symphonies  ou  des  quatuors  de  Haydn  qu'il  avait 
mis  en  partition,  et  où  il  avait  découvert,  par  ce 
moyen,  quelques  négligences  de  style.  Mozart 
tâchait  toujours  de  changer  le  sujet  de  la  conversa* 
tion  ;  enfin,  n'y  pouvant  plus  tenir  :  <c  Monsieur,  lui 
dit-il  une  fois  d'un  ton  un  peu  brusque,  si  l'on  nous 
fondait  tous  les  deux  ensemble,  on  ne  trouverait  pas 
encore  de  quoi  faire  un  Haydn  ♦.  » 

Un  peintre,  voulant  flatter  Cimarosa,  lui  dit  un 
jour  qu'il  le  regardait  comme  supérieur  à  Mozart« 
<c  Moi,  monsieur  !répliqua-t-il  vivement  ;  que  diriez- 
vous  à  un  homme  qui  viendrait  vous  assurer  que 
vous  êtes  supérieur  à  Raphaël  ?  » 


CHAPITRE  V 


Mozart  jugeait  ses  propres  ouvrages  avec  impar- 
tialité, et  souvent  avec  une  sévérité  qu'il  n'aurait 
pas  soufferte  aisément  dans  un  autre.  L'empereur 
Joseph  II  aimait  Mozart,  et  l'avait  fait  son  maitre 
de  chapelle  ;  mais  ce  prince  avait  la  prétention  d'être 
un  dilettante.  Son  voyage  en  Italie  lui  avait  donné 
l'engouement  de  la  musique  italienne»  et  quelques 
Italiens  qu'il  avait  à  sa  cour  ne  manquaient  pas 
d'entretenir  cette  prévention,  qui,  au  reste,  me 
semble  assez  fondée. 

Ils  parlaient  avec  plus  de  jalousie  que  de  justice 
des  premiers  essais  de  Mozart,  et  l'empereur,  ne 
jugeant  guère  par  lui-même,  fut  facilement  entraîné 
par  les   décisions  de    ces  amateurs.  Un  jour  qu'il 


296  STENDHAL 

venait  d'entendre  la  répétition  d'un  opéra^comique 
{VEnlèf>ement  du  Sérail),  qu'il  avait  demandé  lui- 
même  à  Mozart,  il  dit  au  compositeur  :  s  Mon  cher 
Mozart,  cela  est  trop  beau  pour  nos  oreilles  ;  il  y  a 
beaucoup  trop  de  notes  là-dedans.  —  J'en  demande 
pardon  à  Votre  Majesté,  lui  répondit  Mozart  très 
sèchement  ;  il  y  a  précisément  autant  de  notes  qu'il 
en  faut.  »  Joseph  ne  dit  rien,  et  parut  un  peu  em- 
barrasse  de  la  réponse  ;  mais  lorsque  l'opéra  fut  joué, 
il  en  fit  les  plus  grand  éloges. 

Mozart  fut  ensuite  moins  content  lui>mSme  de  son 
ouvrage  ;  il  y  fit  beaucoup  de  corrections  et  de  re- 
tranchements ;  et  depuis,  en  exécutant  sur  le  piano 
un  des  airs  qui  avaient  été  le  plus  applaudis  :  «  Cela 
est  bon  dans  la  chambre,  dit-il,  mais  pour  le  théâtre 
il  y  a  trop  de  verbiage.  Dans  le  temps  où  je  compo- 
sais cet  opéra,  je  me  complaisais  dans  ce  que  je 
faisais,  et  n'y  trouvais  rien  de  trop  long.  » 

Mozart  n'était  nullement  intéressé  ;  la  bienfai- 
sance, au  contraire,  faisait  son  caractère  :  il  donnait 
souvent  sans  choix,  et  dépensait  son  argent  plus 
souvent  encore  sans  raison. 

Dans  un  voyage  qu'il  fit  à  Berlin,  le  roi  Frédéric- 
Guillaume  II  lui  proposa  trois  mille  écus  d'appoin- 
tements (onze  mille  francs)  s'il  voulait  rester  à  sa 
cour  et  se  charger  de  la  direction  de  son  orchestre. 
Mozart  répondit  seulement  :  «  Doîs-je  quitter  mon 
bon  empereur  ?  »  Cependant,  à  cette  époque,  Mo- 
zart n'avait  point  encore  d'appointements  fixes  à 


VIE    DE   MOZART  297 

Vienne.  Un  de  ses  amis  lui  reprochant,  dans  la 
suite,  de  n'avoir  pas  accepté  les  propositions  du  roi 
de  Prusse  :  «  J'aime  à  vivre  à  Vienne,  répliqua 
Mozart  ;  l'empereur  me  chérit,  je  me  soucie  peu  de 
l'argent.  » 

Des  tracasseries  qu'on  lui  avait  suscitées  à  la  cour 
le  portèrent  cependant  à  demander  sa  démission  à 
Joseph  ;  mais  un  mot  de  ce  prince,  qui  aimait  ce 
compositeur,  et  surtout  sa  musique,  le  fit  sur-le- 
champ  changer  de  résolution.  Il  n'eut  pas  l'habileté 
de  profiter  de  ce  moment  favorable  pour  demander 
un  traitement  fixe  ;  mais  l'empereur  eut  enfin  de 
lui-même  l'idée  de  régler  son  sort  ;  malheureusement 
il  consulta  sur  ce  qu'il  était  convenable  de  faire  un 
homme  qui  n'était  pas  des  amis  de  Mozart,  et  qui 
proposa  huit  cents  florins  (un  peu  moins  de  deux 
mille  deux  cents  francs).  Jamais  Mozart  n'eut  un 
traitement  plus  considérable.  Il  le  touchait  comme 
compositeur  de  la  chambre,  mais  il  ne  fit  jamais  rien 
en  cette  qualité.  On  lui  depaanda  une  fois,  en  vertu 
d'un  de  ces  ordres  généraux  du  gouvernement,  fré* 
quents  à  Vienne,  l'état  des  traitements  qu'il  rece- 
vait de  la  cour.  Il  écrivit,  dans  un  billet  cacheté  : 
«  Trop  pour  ce  que  j'ai  fait,  trop  peu  pour  ce  que 
j'aurais  pu  faire.  » 

Les  marchands  de  musique,  les  directeurs  de 
théâtre  et  autres  gens  à  argent  abusaient  tous  les 
jours  de  son  désintéressement  connu.  C'est  ainsi  qtié 
la  plupart  de  ses  compositions  pour  le  piano  ne  lui 


298  STENDHAL 

ont  rien  rapporté.  Il  les  écrivait  par  complaisance 
pour  des  gens  de  sa  société,  qui  lui  témoignaient  le 
désir  de  posséder  quelque  chose  de  sa  propre  main 
pour  leur  usage  particulier  :  dans  ce  cas,  il  était 
obligé  de  se  conformer  au  degré  de  force  auquel  ces 
personnes  étaient  parvenues  ;  et  c'est  ce  qui  expli- 
que comment,  dans  le  nombre  de  ses  compositions 
pour  le  clavecin,  il  s'en  trouve  beaucoup  qui  parais- 
sent peu  dignes  de  lui.  Artaria,  marchand  de  musi- 
que à  Vienne,  et  d'autres  de  ses  confrères,  savaient 
se  procurer  des  copies  de  ces  pièces,  et  les  publiaient 
sans  demander  l'agrément  de  l'auteur,  et  surtout 
sans  lui  proposer  d'honoraires  *• 


CHAPITRE  VI 


Un  jour  un  directeur  de  spectacle,  qui  était  fort 
mal  dans  ses  affaires  et  presque  au  désespoir,  vint 
trouver  Mozart,  et  lui  exposa  sa  situation,  en  ajou- 
tant  :  a  Vous  êtes  le  seul  homme  au  monde  qui 
puissiez  me  tirer  d'embarras  1  —  Moi,  réplique 
Mozart  ;  comment  cela  ?  —  En  me  composant  un 
opéra  tout  à  fait  dans  le  goût  du  public  qui  fréquente 
mon  théâtre  ;  vous  pourrez  également  travailler, 
jusqu'à  un  certain  point,  pour  les  connaisseurs  et 
pour  votre  gloire  ;  mais  ayez  surtout  égard  aux  clas- 
ses du  peuple  qui  ne  se  connaissent  pas  à  la  belle 
musique.  J'aurai  soin  que  vous  ayez  bientôt  le 
poème,  que  les  décorations  soient  belles  ;  en  un  mot, 
que  tout  soit  comme  on  le  veut  aujourd'hui.  i>  Mo- 


300  STENDHAL 

zart,  touché  de  la  prière  de  ce  pauvre  diable,  lui 
promit  de  se  charger  de  son  affaire,  a  Combien 
demandez-vous  pour  vos  honoraires  ?  répliqua  le 
directeur  du  théâtre.  —  Mais  vous  n'avez  rien,  dit 
Mozart  :  écoutez  cependant,  voici  comment  nous 
arrangerons  la  chose  pour  que  vous  puissiez  sortir 
d'embarras,  et  pour  qu'en  même  temps  je  ne  perde 
pas  tout  à  fait  le  fruit  de  mon  travail  :  je  ne  donnerai 
ma  partition  qu'à  vous  seul,  vous  m'en  payerez  ce 
que  vous  voudrez  ;  mais  c'est  sous  la  condition 
expresse  que  vous  n'en  laisserez  pas  prendre  de 
copie  :  si  l'opéra  fait  du  bruit,  je  le  vendrai  à  d'au- 
tres directions.  »  Le  directeur,  ravi  de  la  générosité 
de  Mozart,  s'épuise  en  promesses.  Celui-ci  se  hâte 
de  composer  sa  musique,  et  la  fait  exactement  dans 
le  genre  qui  lui  était  indiqué.  On  donne  l'opéra  ;  la 
salle  est  toujours  pleine  :  on  en  parle  dans  toute 
l'Allemagne,  et  quelques  semaines  après,  on  le  joue 
sur  cinq  ou  six  théâtres  différents,  sans  qu'aucun 
d'eux  eût  reçu  de  copie  du  directeur  dans  l'em- 
barras. 

D'autres  fois  encore,  il  ne  trouva  que  des  ingrats 
dans  ceux  auxquels  il  avait  rendu  des  services  ;  mais 
rien  ne  put  le  guérir  de  son  obligeance  pour  les  mal- 
heureux. Toutes  les  fois  que  des  virtuoses  peu  for- 
tunés passaient  par  Vienne,  et  que,  n'y  connaissant 
personne,  ils  s'adressaient  à  lui,  il  leur  offrait  d'abord 
sa  table  et  son  logement,  leur  faisait  faire  la  connais- 
sance de  ceux  qui  pouvaient  leur  devenir  utiles,  et 


VIE    DE   MOZART  301 

rarement  les  laissait  partir  sans  composer  pour  eux 
des  concertoSf  dont  il  ne  gardait  pas  même  de  copie, 
afin  qu'étant  les  seuls  à  les  jouer  ils  pussent  se  pro- 
duire avec  plus  d'avantages. 

Mozart  avait  souvent  le  dimanche  des  concerts 
chez  lui.  Un  comte  polonais  qu'on  y  mena  un  jour 
fut  enchanté,  ainsi  que  tous  les  assistants,  d'im  mor- 
ceau de  musique  pour  cinq  instruments,  qu'on  exé^ 
cutait  pour  la  première  fois.  Il  témoigna  à  Mozart 
combien  ce  morceau  lui  avait  fait  de  plaisir,  et  le 
pria  de  composer  pour  lui  un  trio  de  flûte  quand  il  se 
trouverait  de  loisir.  Mozart  le  lui  promit,  sous  cette 
condition,  qu'il  ne  serait  nullement  pressé.  Le  comte, 
en  rentrant  chez  lui,  envoya  au  compositeur  cent 
demi-'souverains  d'or  (un  peu  plus  de  deux  mille 
francs),  avec  un  billet  très  poli,  dans  lequel  il  le 
remerciait  du  plaisir  dont  il  venait  de  jouir.  Mozart 
envoya  au  comte  la  partition  originale  du  morceau 
de  musique  à  cinq  instruments  qui  avait  paru  lui 
plaire.  Ce  comte  partit.  Une  année  après,  il  revint 
voir  Mozart,  et  lui  demanda  des  nouvelles  de  son 
trio  :  ((  Monsieur,  répondit  le  compositeur,  je  ne  me 
suis  pas  encore  senti  disposé  à  composer  quelque 
chose  qui  fût  digne  de  vous.  —  Par  conséquent, 
répliqua  le  comte,  vous  ne  vous  sentirez  pas  non 
plus  disposé  à  me  rembourser  les  cent  demi-souve- 
rains d'or  que  je  vous  ai  payés  d'avance  pour  ce 
morceau  de  musique.  »  Mozart,  indigné,  lui  rendit 
sur-le-champ   ses   souverains  ;   mais   le   comte   ne 


302  STENDHAL 

parla  pas  de  la  partition  originale  du  morceau  à 
cinq  instrumenta,  et  bientôt  après  eUe  parut  chez 
Artaria,  comme  quatuor  de  clavecin,  avec  accom- 
pagnement de  violon,  d'alto  et  de  violoncelle. 

On  a  remarqua  que  Mozart  était  très  prompt  à 
prendre  des  habitudes  nouvelles.  La  santé  de  sa 
femme,  qu'il  aima  toujours  avec  passion,  était  fort 
chancelante  ;  dans  une  longue  nudadie  qu'elle  fit, 
il  courait  au-devant  de  ceux  qui  venaient  la  voir, 
en  mettant  un  doigt  sur  la  bouche,  et  leur  faisant 
signe  de  ne  pas  faire  de  bruit.  Sa  femme  guérit, 
mais  pendant  longtemps  il  aborda  les  gens  qui  en- 
traient  chez  lui  en  mettant  le  doigt  sur  la  bouche,  et 
en  ne  leur  parlant  lui-mSme  qu'à  voix  basse. 

Pendant  cette  maladie,  il  allait  quelquefois,  de 
grand  matin,  se  promener  seul  à  cheval  ;  mats  il 
avait  toujours  soin,  avant  de  partir,  de  laisser  au- 
près de  sa  femme  un  papier  en  forme  d'ordonnance 
du  médecin.  Voici  une  de  ces  ordonnances  :  ■  Bon- 
jour, ma  bonne  amie,  je  souhaite  que  tu  aies  bien 
dormi,  que  rien  ne  t'ait  dérangée  ;  prends  garde  de  ne 
point  prendre  froid,  et  d«  ne  pas  te  faire  mal  en  ta 
baissant  ;  ne  te  fâche  pas  contre  tes  domestiques  ; 
évite  toute  espèce  de  chagrin  jusqu'à  mon  retour  ; 
aie  bien  soin  de  toi  :  je  reviendrai  à  neuf  heures.  » 

Constance  Weber  fut  une  excellente  compagne 
pour  Mozart,  et  elle  lui  donna  plusieurs  fois  des 
conseils  utiles.  11  eut  d'elle  deux  enfants  qu'il  aima 
tendrement.  Mozart  jouissait  d'un  revenu  considé- 


VIE   DE   MOZART  303 

Table!  mais  son  amour  effréné  pour  le  plaisir,  et  le 
désordre  de  ses  affaires  domestiques,  firent  qu'il  ne 
laissa  à  sa  famille  que  la  gloire  de  son  nom  et  l'at- 
tention du  public  de  Vienne.  Après  la  mort  de  ce 
grand  compositeur,  les  Viennois  cherchèrent  à 
témoigner  leur  reconnaissance  à  ses  enfants  pour 
les  plaisirs  qu'il  leur  avait  si  souvent  procurés. 

Dans  les  dernières  années  de  la  vie  de  Mozart, 
sa  santé,  qui  avait  toujours  été  délicate,  s'affaiblis- 
sait rapidement.  Il  était  timide  à  l'égard  des  mal- 
heurs futurs,  comme  tous  les  gens  à  imagination, 
et  l'idée  qu'il  n'avait  plus  longtemps  à  vivre  le  tour- 
mentait souvent  :  alors  il  travaillait  tant,  avec  une 
telle  rapidité  et  une  si  grande  force  d'attention,  qu'il 
oubliait  quelquefois  tout  ce  qui  n'était  pas  son  art. 
Souvent,  au  milieu  de  son  enthousiasme,  ses  forces 
l'abandonnaient,  il  tombait  en  faiblesse,  et  l'on 
était  obhgé  de  le  porter  sur  son  ht.  Tout  le  monde 
voyait  que  cette  rage  de  travail  ruinait  sa  santé.  Sa 
femme  et  ses  amis  faisaient  tout  ce  qu'ils  pouvaient 
pour  le  distraire  :  par  complaisance  pour  eux,  il  les 
accompagnait  dans  les  promenades  et  aux  visites 
où  on  le  menait,  mais  son  esprit  n'y  était  pas.  Il  ne 
sortait  de  temps  en  temps  de  cette  mélancohe  habi- 
tuelle et  silencieuse  que  par  le  pressentiment  de 
sa  fin  prochaine,  idée  qui  lui  causait  toujours  une 
terreur  nouvelle.  On  reconnaît  le  genre  de  folie  du 
Tasse,  et  celle  qui  rendit  Rousseau  si  heureux  dans 
le  vallon  des  Charmettes,  en  le  portant,  par  la 


304  STENDHAL 

crainte  d'une  mort  prochaine,  à  la  seule  bonne  philo- 
sophie, celle  de  jouir  du  moment  présent  et  d'oublier 
les  chagrins.  Peut-être,  sans  cette  exaltation  de  la 
sensibihté  nerveuse  qui  va  jusqu'à  la  folie,  n'y  a-t-il 
pas  de  génie  supérieur  dans  les  arts  qui  exigent  de  la 
tendresse.  La  femme  de  Mozart,  inquiète  de  cette 
manière  d'être  singulière,  avait  l'attention  de  faire 
venir  chez  son  mari  les  personnes  qu'il  aimait  à  voir, 
et  qui  faisaient  semblant  de  le  surprendre  au  mo- 
ment où,  après  plusieurs  heures  de  travail,  il  aurait 
dû  naturellement  songer  au  repos.  Ces  visites  lui 
faisaient  plaisir,  mais  il  ne  quittait  point  la  plume  : 
on  causait,  on  cherchait  à  l'engager  dans  la  conversa- 
tion, il  n'y  prenait  aucune  part  ;  on  lui  adressait 
la  parole,  il  répondait  quelques  mots  sans  suite,  et 
continuait  d'écrire  *. 

Cette  extrême  application,  au  reste,  accompagne 
quelquefois  le  génie,  mais  n'en  est  pas  du  tout  la 
preuve.  Voyez  Thomas  :  qui  est-ce  qui  peut  Ure  son 
emphatique  collection  de  superlatifs  ?  et  cependant 
il  était  tellement  absorbé  par  ses  méditations  sur 
les  moyens  d'être  éloquent,  qu'il  lui  est  arrivé  à 
Montmorency,  lorsque  son  laquais  lui  amenait  le 
cheval  sur  lequel  il  avait  coutume  de  faire  de  l'exer- 
cice, d'offrir  à  ce  cheval  une  prise  de  tabac.  Raphaël 
Mengs  aussi  a  été  dans  ce  siècle  un  modèle  de 
préoccupation,  et  ce  n'est  cependant  qu'un  peintre 
de  troisième  ordre  ;  tandis  que  le  Guide,  le  plus 
joueur  des  hommes,  et  qui  faisait,  vers  la  fin  de  sa 


VIE    0E   MOZART  305 

vie,  jusqu'à  trois  tableaux  par  jour  pour  payer  les 
dettes  de  la  nuit,  a  laissé  des  ouvrages  dont  le  plus 
faible  donne  plus  de  plaisir  que  les  meilleurs  des 
Mengs  ou  des  Carie  Maratte,  gens  très  appliqués. 
Une  femme  me  disait  un  jour  :  a  Monsieur  un  tel  me 
jure  que  je  régnerai  à  jamais  sur  son  ftme  ;  il  pro- 
teste sans  cesse  que  je  serai  la  maltresse  unique  de 
cette  âme  :  mon  Dieu  !  je  le  crois  ;  mais  à  quoi  bon, 
si  cette  âme  ne  me  plaît  pas  ?  »  Â  quoi  bon  l'applica- 
tion d'un  homme  sans  génie  ?  Mozart  a  été  peut- 
être,  dans  le  dix-huitième  siècle,  l'exemple  le  plus 
frappant  de  la  réunion  des  deux  choses.  Benda, 
l'auteur  d^Ariane  dans  Vile  de  Naxos,  a  aussi  de 
bons  traits  de  préoccupation. 


HAYDN.  20 


CHAPITRE  VII 


Ce  fut  dans  cet  état  qu'il  composa  la  Flûte  en'- 
chantée  \  la  Clémence  de  Titus^  son  Requiem^  et 

1.  A  l'époque  où  Ton  donna  les  Mystères  d'Isis  à  l'Opéra 
de  Paris,  un  journal  publia  une  lettre  écrite  à  ce  sujet  par 
une  dame  allemande,  et  dont  Toici  l'extrait  : 

«  J'ai  vu  les  Mystères  d'Isis  :  décorations,  ballet,  costumes, 
tout  est  fort  beau  ;  mais  ai-je  vu  la  pièce  de  Mozart  ?  ai-je 
reçu  l'impression  de  sa  musique  ?  Nullement. 

«  La  Flûte  enchantée  est,  dans  l'original,  ce  que  tous 
appelez  un  opéra-comique,  une  comédie  mêlée  d'ariettes. 
Le  sujet  est  tiré  du  roman  connu  de  Sétbos  ;  le  dialogue  en 
est  alternativement  parlé  et  chanté.  C'est  sur  ce  canevas 
que  Mozart  a  composé  sa  délicieuse  musique,  si  bien  d'accord 
avec  les  paroles. 

«  Comment  n'a-t-on  pas  vu  que  c'était  dénaturer  cet 
ouvrage  que  de  le  transformer  en  grand  opéra  ?  II  a  fallu 
d'abord,  pour  le  rendre  digne  de  votre  académie  de  musique, 
couvrir  tout  le  poème  d'un  récitatif  étranger;  il  a  fallu  y 


308  STENDHAL 

d*autres  morceaux  moins   connus.   C*est  pendant 
qu'il  faisait  la  musique  du  premier  de  ces  opéras 


intercaler  des  airs,  des  chants,  qui,  pour  être  du  même 
auteur,  ne  sont  ni  de  la  même  pièce  ni  du  même  faire  ;  il  a 
fallu  enfin  ajouter  à  cette  pièce  un  grand  nombre  de  mor- 
ceaux hétérogènes,  pour  amener  les  superbes  ballets  dont 
elle  est  ornée.  II  résulte  de  tout  cela  un  ensemble  qui  n'est 
plus  celui  de  Mozart  :  l'unité  musicale  est  troublée,  l'inten- 
tion générale  est  effacée,  l'enchantement  disparaît. 

«  Encore  si  l'on  nous  eût  donné  la  musique  de  Mozart 
telle  qu'il  l'a  faite  I  mais  nombre  des  morceaux  les  plus 
saillants  ont  perdu,  dans  la  parodie,  leur  caractère  et  leur 
physionomie  primitive  :  on  en  a  altéré  le  mouvement,  le  ton, 
la  signification. 

a  Le  Bochoris  de  la  pièce  allemande  est  un  jeune  oiseleur, 
gai,  naïf,  un  peu  bouffon,  qui  porte,  sans  le  savoir,  une  flûte 
enchantée  :  il  paraît  vêtu  d'un  habit  fait  de  plumes  d'oiseaux  ; 
il  a  sur  le  dos  la  cage  où  il  met  ceux  qu'il  a  pris,  et  à  la  main 
la  flûte  dont  il  les  pipe.  Une  ritournelle  pleine  de  gaieté 
l'annonce,  et  il  entre  en  chantant  : 

Der  Vogelfaenger  hin  ich^  ja, 

Stetê  lustigf  heiêêa  !  hoptassa  I 

Ich  Vogelfaenger  bin  bekannl 

Bel  ait  und  jung,  im  garuen  Land  ; 

Weitê  mit  dem  Locken  umxugehn, 

Und  mich  auf'e  Pfeifen  zu  veretehn,  (Gamme  de  flûte.) 

Drum  kann  ich  froh  und  luetig  êein  ; 

Denn  alU  Vœgel  eitid  ja  mein  (a).  (Gamme  de  flûte.) 


(a)  Voici  la  version  exacte  et  littérale  de  ce  couplet  allemand.  Si 
quelqu'un  veut  essayer  de  la  substituer  aux  paroles  françaises  :  août 
les  yeux  de  la  déeêse,  il  s'apercevra  combien  elle  s'adapte  mieux  au 
caractère  de  l'air  : 

C'est  moi  qui  suis  l'oiseleur,  oui,  oui. 

Joyeux  et  dispos,  ta  la  la,  la  la  la  ! 

C'est  moi  qui  suis  Voiuieur  si  connu 

Des  vieux  et  des  jeunes,  par  tout  le  pays  : 

Je  sais  piper,  tendre  un  filet. 

Tirer  des  sons  du  flageolet.  (Gamme  de  flûte.) 

Allons,  soyons  gai  /  car,  sur  ma  foi. 

Tous  gentUs  oiseaux  sont  à  moi,  (Gamme  de  flûte.)  * 


VIE   DE   MOZART  309 

qu'il  commença  à  avoir,  au  milieu  de  son  travail, 
ces  moments  d'évanouissement  dont  nous  avons 


a  Tel  est  le  texte  que  Mozart  a  reçu  de  son  poète,  et  qui 
est  ressorti  de  son  esprit  sous  la  forme  musicale  qui  lui  con- 
venait. Au  lieu  de  ces  paroles  joyeuses  et  simples,  le  poète 
français  met  des  couplets  de  sentiment  dans  la  bouche  de 
son  Bochoris.  Il  y  est  question  de  la  Mère  de  la  Nature,  des 
Grâces  fidèles  et  de  VAmour  qui  sfole  autour  d'elles...  Tout 
cela  peut  être  fort  joli  en  France,  mais  l'air  de  Mozart  ne 
va  plus  aussi  bien. 

«  Sur  la  mélodie  qui  sert  au  Bochoris  allemand  à  exprimer 
son  désir  inquiet  de  rencontrer  une  jeune  fille  qui  réponde 
à  son  amour,  le  Français  débite  de  la  morale  bien  éloignée 
de  rame  du  jeune  oiseleur  : 

La  vie  est  un  voyage  ; 
Tâchons  de  V embellir ,  etc. 

R  Ce  n'est  pas  là  ce  que  Mozart  a  voulu  dire. 

«  Ce  n'est  pas  là  non  plus  ce  qu'il  a  voulu  dire  quand,  du 
bel  air  à  couplets  que  chantent  ensemble  l'oiseleur  et  la 
princesse  Pamina,  on  a  fait  ce  trio  de  circonstance  : 


Je  vais  revoir  Vamant  que  faime,  etc. 


Dans  l'allemand,  c'est  une  hynme  à  l'Amour,  chantée  par 
deux  jeunes  gens,  une  princesse  et  un  oiseleur,  qui  se  ren- 
contrent seuls  au  milieu  des  forêts  :  le  chant  en  est  très 
beau,  et  il  devient  touchant  quand  on  songe  à  l'innocence, 
à  l'ingénuité,  à  l'émotion  vague  des  deux  jeunes  acteurs  qui 
sont  en  scène. 

«  Il  en  est  de  même  des  nymphes  de  la  nuit,  qui  viennent 
sauver  le  prince  d'un  serpent  prêt  à  l'attaquer  durant  son 
sommeil  :  ces  jeunes  filles  n'ont  jamais  vu  d'homme  ;  leur 
surprise,  leur  crainte,  se  peint  dans  leurs  acpents  :  rien  de 
tout  cela  ne  peut  se  trouver  dans  le  trio  des  femmes  de 
Myrrhènc. 

«  On  voit  que,  constamment,  une  situation  intéressante, 
et  dont  les  développements  sont  pleins  de  naturel,  est  rem- 

HAYDN.  20. 


7 


310  STENDHAL 

parlé.  II  aimait  beaucoup  la  Flûte  encharUée^  quoi- 
qu'il ne  fût  pas  très  content  de  quelques  morceaux 
que  le  public  avait  pris  en  affection  et  qu'il  ne  cessait 
d'applaudir.  Cet  opéra  eut  un  grand  nombre  de 
représentations  ;  mais  l'état  de  faiblesse  dans  lequel 
Mozart  se  trouvait  ne  lui  permit  de  diriger  l'orches- 
tre que  pendant  les  neuf  ou  dix  premières.  Quand  il 
était  hors  d'état  d'aller  au  théâtre,  il  plaçait  sa 
montre  à  côté  de  lui,  et  semblait  suivre  l'orchestre 
<ians  sa  pensée  :  ce  Voilà  le  premier  acte  terminé. 


placée  par  une  de  ces  combinaisons  si  rebattues  et  si  froides 
qui  font  vivre  le  théâtre  français. 

c  Je  ne  parlerai  pas  de  quelques  chants  transposés,  à  leur 
grand  désavantage,  dans  d'autres  tons,  ni  de  plusieurs 
autres  altérations  ;  mais  je  mo  plaindrai  de  ce  que  Ton  a 
supprimé  de  très  beaux  morceaux  :  je  regrette  surtout  un 
•duo  naïf,  chanté  par  deux  enfants  ;  un  autre  chanté  par  le 
prince  et  par  la  princesse,  après  avoir  passé  ensemble  par 
les  épreuves  de  Teau  et  du  feu.  Cette  circonstance  de  deux 
amants  qui  supportent  de  compagnie  les  périls  de  l'initiation 
«st  un  des  motifs  qui  me  feraient  donner  la  préférence  au 
poème  allemand,  quelque  baroque  qu'il  puisse  être  d'ailleurs. 

c  Nous  devons  donc  dire  aux  Français,  pour  l'honneur  de 
Mozart  :  votre  opéra  des  Mystères  d'Isis  est  un  fort  bel 
ouvrage,  plein  de  noblesse,  et  peut-être  très  supérieur  à 
notre  Flûte  enchantée  ;  mais  ce  n'est  pas  du  tout  l'ouvrage 
•de  Mozart. 

WXLHELMINE.    » 

Les  personnes  qui  se  rappelleront  l'original  et  l'imitation 
y  trouveront,  ce  me  semble,  la  lutte  du  genre  classique  et 
•du  genre  romantique.  Le  versificateur  français,  dont  j'ignore 
jusqu'au  nom,  a  dû  être  tout  fier  d'avoir  fait  quelque  chose 
•qui  eût  un  air  de  famille  avec  les  chefs-d'oeuvre  de  Racine 
•«t  de  Quinault.  Il  ne  s'est  pas  aperçu  qu'il  perdait  tout 
Jiaturel,  toute  grâce,  toute  originalité,  et  que  rien  n'est  sujet 


VIE    DE   MOZART  311 

disait-il  ;  maintenant  on  chante  tel  ou  tel  air,  etc.  »  ; 
puis  il  était  de  nouveau  saisi  de  l'idée  que  bientôt  il 
serait  obligé  de  quitter  tout  cela. 

Un  événement  assez  singulier  vint  accélérer  l'effet 
de  cette  funeste  disposition.  Je  prie  qu'on  me  per- 
mette de  rapporter  cet  événement  avec  détails, 
parce  qu'on  lui  doit  le  fameux  Requiem^  qui  passe, 
avec  raison,  pour  un  des  chefs-d'œuvre  de  Mozart. 

Un  jour  qu'il  était  plongé  dans  une  profonde 
rêverie,  il  entendit  un  carrosse  s'arrêter  à  sa  porte. 

fii  endormir  comme  une  pièce  où  les  spectateurs  qui  ont  fait 
îgufjours  de  littérature  a  l'Athénée  prévoient  à  chaque 
scène  l'événement  (^ui  va  suivre.  Le  genre  romantique,  à 
égalité  de  talent  dans  Tauteur,  aurait  au  moins  le  mérite 
de  nous  surprendre  un  peu.  Veut-on  la  vérité  sur  cette 
dispute  qui  va  faire  la  gloire  des  journaux  pendant  un  demi- 
siècle  ?  C'est  que  le  genre  romantique,  véritable  poésie,  ne 
souffre  pas  de  médiocrité.  Des  drames  romantiques,  faits 
avec  tout  le  talent  qu'on  trouve  dans  les  huit  ou  dix  der- 
nières tragédies  que  vous  mfavez  envoyées  de  Paris,  faits 
avec  le  talent  qui  créa  les  Ninus  II ^  les  Ulysse,  les  Artajcerxès, 
les  Pyrrhus,  etc.,  ne  seraient  pas  parvenus  à  la  seconde 
scène.  Des  alexandrins  bien  ronflants  sont  un  cache-sottise, 
mais  non  un  antidote  contre  l'ennui.  Qu'est-ce  qu'un  style 
qui  se  refuse  à  répéter  le  mot  le  plus  caractéristique  du  plus 
français  de  nos  grands  hommes  ? 

Pour  faire  supporter  Henri  IV  disant  qu'il  souhaiterait 
que  le  plus  pauvre  paysan  pût  au  moins  avoir  la  poule  au 
pot  le  dimanche,  Legouvé  fait  dire  à  cet  homme  qui  avait 
tant  d'esprit  : 

Je  veux  enfin  qu'au  jour  marqué  pour  le  repos, 
L'hôte  laborieux  des  modestes  hameaux, 
Sur  sa  table  moins  humble,  ait,  par  ma  bienfaisance. 
Quelques-uns  de  ces  mets  réservés  à  l'aisance  ; 
Et  que,  grâce  à  mes  soins,  chaque  indigent  nourri. 
Bénisse  avec  les  siens  la  bonté  de  Henri. 


312 


STENDHAL 


On  lui  annonce  un  inconnu  qui  demande   à  lui 
parler  :  on  le  fait  entrer  ;  il  voit  un  homme  d'un  cer* 
tain  âge,  fort  bien  mis,  les  manières  les  plus  nobles* 
et  même  quelque  chose  d'imposant  :  «  Je  suis  chargé, 
monsieur,   pour  un   homme   très  considérable,    de 
venir  vous  trouver.  —  Quel  est  cet  homme  ?  in- 
terrompit Mozart.  —  Il  ne  veut  pas  être  connu.  — 
A  la  bonne  heure  !  et  que  désire-t-il  ?  —  Il  vient  de 
perdre  une  personne  qui  lui  était  bien  chère,  et  dont 
la   mémoire   lui   sera   éternellement   précieuse  ;   il 
veut  célébrer  tous  les  ans  sa  mort  par  un  service 
solennel,    et   il    vous    demande    de    composer    un 
R^uiem  pour  ce  service.  »  Mozart  se  sentit  vive- 
ment frappé  de  ce  discours,  du  ton  grave  dont  il 
était  prononcé,  de  l'air  mystérieux  qui  semblait 
répandu  sur  toute  cette  aventure.  Il  promit  de  faire 
le  Requiem.  L'inconnu  continue  :  «  Mettez  à  cet 
ouvrage  tout  votre  génie  ;  vous  travaillez  pour  un 
connaisseur  en  musique.  —  Tant  mieux.  —  Combien 
de  temps  demandez-vous  ?  —  Quatre  semaines.  — 
Eh  bien,  je  reviendrai  dans  quatre  semaines.  Quel 
prix  mettez-vous  à  votre  travail  ?  —  Cent  ducats.  » 
L'inconnu  les  compte  sur  la  table  et  disparait. 

Mozart  reste  plongé  quelques  moments  dans  de 
profondes  réflexions  ;  puis  tout  à  coup  demande 
une  plume,  de  l'encre,  du  papier,  et,  malgré  les  re- 
montrances de  sa  femme,  il  se  met  à  écrire.  Cette 
fougue  de  travail  continua  plusieurs  jours  :  il  com- 
posait jour  et  nuit,  et  avec  une  ardeur  qui  semblait 


VIE    DE   MOZART  313 

augmenter  en  avançant  ;  mais  son  corps,  déjà 
faible,  ne  put  résister  à  cet  enthousiasme  :  un  matin 
il  tomba  enfin  sans  connaissance,  et  fut  obligé  de 
suspendre  son  travail.  Deux  ou  trois  jours  après,  sa 
femme  cherchant  à  le  distraire  des  sombres  pensées 
qui  l'occupaient,  il  lui  répondit  brusquement  : 
«  Cela  est  certain,  c'est  pour  moi  que  je  fais  ce 
Requiem  ;  il  servira  à  mon  service  mortuaire.  »  Rien 
ne  peut  le  détourner  de  cette  idée. 

A  mesure  qu'il  travaillait,  il  sentait  ses  forces 
diminuer  de  jour  en  jour,  et  sa  partition  avançait 
lentement.  Les  quatre  semaines  qu'il  avait  deman- 
dées s'étant  écoulées,  il  vit  un  jour  entrer  chez  lui 
le  même  inconnu.  «  Il  m'a  été  impossible,  dit  Mozart, 
de  tenir  ma  parole.  —  Ne  vous  gênez  pas,  dit  l'étran- 
ger :  quel  temps  vous  faut-il  encore  ?  —  Quatre  se- 
maines. L'ouvrage  m'a  inspiré  plus  d'intérêt  que  je 
ne  pensais,  et  je  l'ai  étendu  beaucoup  plus  que  je 
n'en  avais  le  dessein.  —  En  ce  cas,  il  est  juste  d'aug- 
menter les  honoraires  ;  voici  cinquante  ducats  de 
plus.  —  Monsieur,  dit  Mozart,  toujours  plus  étonné, 
qui  êtes-vous  donc  ?  —  Cela  ne  fait  rien  à  la  chose  ; 
je  reviendrai  dans  quatre  semaines.  » 

Mozart  appelle  sur-le-champ  un  de  ses  domesti- 
ques pour  faire  suivre  cet  homme  extraordinaire, 
et  savoir  qui  il  était  :  mais  le  domestique  maladroit 
vint  rapporter  qu'il  n'avait  pu  retrouver  sa  trace. 

Le  pauvre  Mozart  se  mit  dans  la  tête  que  cet 
inconnu  n'était  pas  un  être  ordinaire  ;  qu'il  avait 


314  STENDHAL 

sûrement  des  relations  avec  l'autre  monde,  et  qu'il 
lui  était  envoyé  pour  lui  annoncer  sa  fin  prochaine. 
Il  ne  s'en  appliqua  qu'avec  plus  d'ardeur  à  son 
Requiem,  qu'il  regardait  comme  le  monument  le  plus 
durable  de  son  génie.  Pendant  ce  travail,  il  tomba 
plusieurs  fois  dans  des  évanouissements  alarmants» 
Enfin,  l'ouvrage  fut  achevé  avant  les  quatre  se- 
maines. L'inconnu  revint  au  terme  convenu  : 
Mozart  n'était  plus. 

Sa  carrière  a  été  aussi  courte  que  brillante.  Il  est 
mort  à  peine  âgé  de  trente-six  ans  ;  mais  dans  ce 
peu  d'années  il  s'est  fait  un  nom  qui  ne  périra  point 
tant  qu'il  se  trouvera  des  âmes  sensibles  *. 


LETTRE  SUR  MOZART 


Monticello,  le  29  août  1814  ^ 


Il  résulte,  mon  cher  ami,  de  la  lettre  citée  ci- 
-dessus  *,  dont  l'exposé  me  semble  très  vrai,  que, 
des  ouvrages  de  Mozart,  on  ne  connaît  à  Paris  que 
FigarOy  Don  Juan  et  Cosi  fan  tuUe^  qui  ont  été  joués 
À  rOdéon. 

La  première  réflexion  qui  se  présente  sur  Fi^aro^ 
v^c'est  que  le  musicien,  dominé  par  sa  sensibilité,  a  _ 
-changé  en  véritables  passions  les  goûts  assez  légers_ 
qui,  dans  Beaumarchais,  amusent  les  aimables 
habitants  du  château  d'Aguas-Frescas.  Le  comte 
Almaviva  y  désire  Suzanne,  rien  de  plus,  et  est  bien 
éloigné  de  la  passion  qui  respire  dans  l'air 

Vedrô  mentr*  io  soapiro 
Felice  un  aersfo  mio  1 


31G  STENDHAL 

et  dans  le  duo 

Crudel  !  perché  finora  ? 

Certainement  ce  n'est  pas  là  l'homme  qui  dit, 
acte  III,  scène  iv  de  la  pièce  française  : 

«  Qui  donc  m'enchaîne  à  cette  fantaisie  ?  j'ai 
voulu  vingt  fois  y  renoncer...  Étrange  effet  de 
l'irrésolution  !  si  je  la  voulais  sans  débat,  je  la  dési- 
rerais mille  fois  moins.  »  Comment  le  musicien  aurait- 
il  pu  atteindre  *  à  cette  idée,  qui  cependant  est  fort 
juste  ?  comment  peindre  un  calembour  en  musi- 
que ? 

On  sent,  dans  la  comédie,  que  le  goût  de  Rosine 
pour  le  petit  page  pourrait  devenir  plus  sérieux  : 
la  situation  de  son  âme,  cette  douce  mélancolie,  ces 
réflexions  sur  la  portion  de  bonheur  que  le  destin 
nous  accorde,  tout  ce  trouble  qui  précède  la  nais- 
sance des  grandes  passions,  est  infiniment  plus  dé- 
veloppé chez  Mozart  que  dans  le  comique  français. 
Cette  situation  de  l'âme  n'a  presque  pas  de  termes 
pour  l'exprimer,  et  est  peut-être  une  de  celles  que 
la  musique  peut  beaucoup  mieux  peindre  que  la 
parole.  Les  airs  de  la  comtesse  font  donc  une  pein- 
ture absolument  neuve  :  il  en  est  de  même  du  carac- 
tère de  Bartholo,  si  bien  marqué  par  le  grand  air  : 

La  sf endetta  !  la  sfendetta  I 

La  jalousie  de  Figaro,  dans  l'air 

Se  yuol  hallare  aignor  Contino, 


VIE    DE   MOZART  317 

est  bien  éloignée  de  la  légèreté  du  Figaro  français. 
Dans  ce  sens,  on  peut  dire  que  Mozart  a  défiguré  la 
pièce  autant  que  possible.  Je  ne  sais  trop  si  la  musi- 
que peut  peindre  la  galanterie  et  la  légèreté  fran- 
çaises pendant  quatre  actes,  et  dans  tous  les  per- 
sonnages :  cela  me  semble  difficile  ;  il  lui  faut  des 
passions  décidées,  du  bonheur  ou  du  malheur.  Une 
repartie  fine  ne  fait  rien  sentir  à  l'âme,  ne  donne  rien 
à  sa  méditation.  En  parlant  du  saut  par  la  fenêtre  : 
«  La  rage  de  sauter  peut  prendre,  dit  Figaro  ;  voyez 
plutôt  les  moutons  de  Panurge.  »  Cela  est  délicieux, 
mais  pendant  trois  secondes  *  ;  si  vous  insistez,  si 
vous  prononcez  lentement,  le  charme  disparaît. 

Je  voudrais  voir  l'aimable  Fioravanti  faire  la 
musique  des  Noces  de  Figaro.  Dans  celle  de  Mozart, 
je  ne  trouve  la  véritable  expression  de  la  pièce 
française  que  dans  le  duo 

Se  a  caso  madama, 

entre  Suzanne  et  Figaro  ;  et  encore  celui-ci  est-il 
jaloux  beaucoup  trop  sérieusement,  lorsqu'il  dit  : 

Udir  bramo  il  resto. 

Enfin,  pour  achever  le  déguisement,  Mozart  finit 
la  FoUe  journée  par  le  plus  beau  chant  d'église  qu'il 
soit  possible  d'entendre  :  c'est  après  le  mot 

Perdono, 
dans  le  dernier  finale  *.  ' 


318  STENDHAL 

Il  a  changé  entièrement  le  tableau  de  Beaumar» 
chais  :  l'esprit  ne  reste  plus  que  dans  les  situations  ; 
tous  les  caractères  ont  tourné  au  tendre  et  au 
passionné.  Le  page  est  indiqué  dans  la  pièce  fran- 
çaise ;  son  âme  entière  est  développée  dans  les  airs 

Non  80  più  cosa  son, 

et 

Voi  che  aapele 
Che  cosa  è  amor  ; 

et  dans  le  duo  de  la  fin  avec  la  comtesse,  lorsqu'ils 
se  rencontrent  dans  les  allées  obscures  du  jardin, 
près  du  bosquet  des  grands  marronniers. 

L'opéra  de  Mozart  est  un  mélange  sublime  d'es- 
prit et  de  mélancolie,  tel  qu'il  ne  s'en  trouve  pas 
un  second  exemple.  La  peinture  des  sentiments 
tristes  et  tendres  peut  quelquefois  tomber  dans 
l'ennuyeux  :  ici  l'esprit  piquant  du  comique  fran- 
çais, qui  brille  dans  toutes  les  situations,  repousse 
bien  loin  le  seul  défaut  possible  du  genre. 

Pour  être  dans  le  sens  de  la  pièce,  la  musique  au- 
rait dû  être  faite  à  frais  communs  par  Cimarosa  et 
Paisiello.  Le  seul  Cimarosa  *  pouvait  donner  à  Figaro 
la  brillante  gaieté  et  l'assurance  que  nous  lui 
connaissons.  Rien  ne  ressemble  plus  à  ce  caractère 
que  l'air 

Alentr'  io  era  un  /raschelone, 
*  Sono  staio  il  pià  felice  ; 


VIE   DE  MOZART  319 

et  il  faut  avouer  qu*il  est  faiblement  rendu  par  le 
seul  air  gai  de  Mozart  : 

Non  più  andraif  farfallone  amoroso, 

La  mélodie  de  cet  air  est  même  assez  commune  : 
c'est  l'expression  qu'il  prend  peu  à  peu  qui  en  fait 
tout  le  charme. 

Quant  à  Paisiello,  il  suffit  de  se  rappeler  le  quin- 
tette du  Barbiere  di  Swiglia,  dans  lequel  on  dit  à 
Bazile 

Allez  sfoua  coucher*^ 

pour  voir  qu'il  était  parfaitement  en  état  de  rendre^ 
les  situations  purement  comiques,  et  où  il  n'y  aj 
point  de  chaleur  de  sentiment. 

Comme  chef-d'œuvre  de  pure  tendresse  et  de 
mélancolie,  absolument  exempt  de  tout  mélange 
importun  de  majesté  et  de  tragique,  rien  au  monde 
ne  peut  être  comparé  aux  Nozze  di  Figaro.  J'ai 
vraiment  du  plaisir  à  me  figurer  cet  opéra  joué  par 
une  des  Monbelli,  pour  le  rôle  de  la  comtesse  ;  Bassi, 
pour  celui  de  Figaro  ;  Davide  ou  Nozzari,  pour  le 
comte  Almaviva  ;  madame  Gaforini  pour  Suzanne  : 
encore  une  des  Monbelli  pour  le  petit  page,  et  Pelle- 
grini  pour  le  docteur  Bartholo. 

Si  vous  connaissiez  ces  voix  délicieuses,  vous 
partageriez  le  plaisir  que  me  donne  cette  supposi- 
tion ;  mais  en  musique  on  ne  peut  parler  aux  gens 
que  de  leurs  souvenirs.  Je  pourrais,  à  toute  force. 


320  STENDHAL 

VOUS  donner  une  idée  de  V Aurore  du  Guide,  au  palais 
Rospigliosi,  quoique  vous  ne  l'ayez  jamais  vue  ; 
mais  je  serais  ennuyeux  comme  un  auteur  de  prose 
poétique,  si  j'essayais  de  vous  parler  d^ldoménécy 
ou  de  la  Clémence  de  Titus,  avec  autant  de  détails 
que  je  l'ai  fait  de  Figaro, 

On  peut  dire  avec  vérité,  et  sans  tomber  dans  les 
illusions  exagérantes  auxquelles  on  est  sans  cesse 
conduit  lorsqu'il  s'agit  d'un  homme  tel  que  Mozart, 
que  rien  absolument  ne  peut  être  comparé  à  Vldo^ 
menée.  J'avoue  que,  contre  l'opinion  de  toute  l'Ita- 
lie, ce  ne  sont  pas  les  Horaces  qui,  pour  moi,  sont 
le  premier  opéra  séria  existant  ;  c'est  Idoménée^  ou 
la  Clémence  de  Titus, 

La  majesté  en  musique  devient  bientôt  ennuyeuse. 
Cet  art  ne  peut  absolument  pas  rendre  le  mot 
d'Horace  : 

Aîbano  tu  sei,  io  non  ti  conosco  più, 

et  l'exaltation  patriotique  de  tout  ce  rôle  ;  tandis 
que  la  tendresse  seide  anime  tous  les  personnages  de 
la  Clémence.  Quoi  de  plus  tendre  que  Titus  disant 
à  son  ami  : 

Af^oue-moi  ta  faute^  V empereur  n'en  saura  rien;  l'ami 
aeut  est  avec  toi  *. 

Le  pardon  de  la  fin,  quand  il  lui  dit  : 

Soyons  amis  *, 


VIE    DE   MOZART  321 

fait  venir  les  larmes  aux  yeux  aux  traitants  *  les 
plus  endurcis.  C'est  ce  que  j'ai  vu  à  Kœnigsberg, 
après  la  terrible  retraite  de  Moscou.  En  réabordant 
au  monde  civilisé,  nous  trouvâmes  la  Clémence  de 
Titus  très  bien  montée  dans  cette  ville,  où  les 
Russes  eurent  la  politesse  de  nous  donner  vingt 
jours  de  repos,  dont,  en  vérité,  nous  avions  grand 
besoin. 

Il  faut  absolument  avoir  vu  la  Flûte  enchantée 
pour  s'en  faire  une  idée.  La  pièce,  qui  ressemble  aux 
jeux  d'une  imagination  tendre  en  délire,  est  divi- 
nement d'accord  avec  le  talent  du  musicien.  Je 
suis  convaincu  que,  si  Mozart  avait  eu  le  talent 
d'écrire,  il  eût  sur-le-champ  tracé  la  situation  du  nègre 
Monostatos,  venant  dans  le  silence  de  la  nuit,  au 
clair  de  lune,  dérober  un  baiser  sur  les  lèvres  de  la 
princesse  endormie.  Le  hasard  a  fait  ce  que  les 
amateurs  n'avaient  rencontré  qu'une  fois  dans  le 
Devin  du  ifiUage^  de  Rousseau.  On  peut  dire,  de  la 
Flûte  enchantée,  que  le  même  homme  a  fait  les 
paroles  et  la  musique. 

L'imagination  toute  romantique  de  Molière  dans 
Don  Juany  cette  peinture  si  vraie  d'un  si  grand  nom- 
bre de  situations  intéressantes,  depuis  le  meurtre 
du  père  de  donna  Anna,  jusqu'à  l'invitation  faite 
à  la  statue,  parlant  à  elle-même,  la  réponse  terrible 
de  cette  statue  ;  tout  cela  encore  est  merveilleuse- 
ment dans  le  talent  de  Mozart. 

Il  triomphe  dans  l'accompagnement  terrible  de  la 

■AYDN.  21 


322  STENDHAL 

réponse  de  la  statue,  accompagnement  absolument 
pur  de  toute  fausse  grandeur,  de  toute  enflure  : 
c'est,  pour  l'oreille,  de  la  terreur  à  la  Shakspeare. 

La  peur  de  Leporello,  lorsqu'il  se  défend  de  parler 
au  commandeur,  est  peinte  d'une  manière  très 
comique,  chose  rare  chez  Mozart  ;  en  revanche,  les 
âmes  sensibles  retiennent  de  cet  opéra  vingt  traits 
mélancoliques  ;  même  à  Paris,  qui  ne  se  souvient 
pas  du  mot 

Ah  !  rimembranza  amara  ! 
//  padre  mio  dov'  è  ? 

Don  Juan  n'a  pas  eu  de  succès  à  Rome  :  peut-être 
l'orchestre  n'a-t-il  pas  pu  jouer  cette  musique  très 
difficile  *  ;  mais  je  parierais  qu'un  jour  elle  plaira 
aux  Romains. 

La  pièce  de  Coai  fan  lutte  était  faite  pour  Cima- 
rosa,  et  tout  à  fait  contraure  au  talent  de  Mosart, 
qui  ne  pouvait  badiner  avec  l'amour.  Cette  passion 
était  toujours  pour  Im  le  bonheur  ou  le  malheur  de 
la  vie.  Il  n'a  rendu  que  la  partie  tendre  des  carac- 
tères, et  nullement  le  rôle  plaisant  du  vieux  capi- 
taine de  vaisseau  caustique.  Il  s'est  sauvé  quelque- 
fois à  l'aide  de  sa  sublime  science  en  harmonie, 
comme  à  la  fin,  dans  le  trio 

Tuite  fan  coai. 

Mozart,  considéré  sous  le  rapport  philosophique, 
est  encore  plus  étonnant  que  comme  auteur  d*ou- 


VIE   DE   MOZART  323 

vrages  sublimes.  Jamais  le  hasard  n'a  présenté  plus 
à  nu,  pour  ainsi  dire,  l'âme  d'un  homme  de  génie. 
Le  corps  était  pour  aussi  peu  que  possible  dans  cette 
réunion  étonnante  qu'on  appela  Mozart,  et  que  les 
Italiens  nomment  aujourd'hui  quel  mostro  d'ingegno. 


LETTRES 


SUR 


MÉTASTASE 


■AYD?I.  21. 


LETTRE  I 


Varèse,  le  24  octobre  1812. 

Mon  ami, 

Le  commun  des  hommes  méprise  facilement  la 
^âce.  C'est  le  propre  des  âmes  vulgaires  de  n'esti-^ 
mer  que  ce  qu'elles  craignent  un  peu.  De  là,  dans  le 
monde,  l'universalité  de  la  gloire  militaire,  et,  au 
théâtre,  la  préférence  pour  le  genre  tragique.  Il  faut 
à  ces  gens-là,  en  littérature,  l'apparence  de  la  di£S- 
■culté  vaincue;  et  voilà  pourquoi  Métastase  jouit 
de  peu  de  réputation,  si  on  compare  cette  réputation 
à  son  mérite.  Tout  le  monde  comprend,  au  Musée, 
le  Martyre  de  saint  Pierre  par  le  Titien  ;  peu  sentent 
le  saint  Jérôme  du  Corrége  :  ils  ont  besoin  qu'on 
leur  apprenne  que  cette  beauté,  si  pleine  de  grâce, 
«st  pourtant  de  la  beauté.  Dans  ce  genre,  les  femmes, 


328  STENDHAL 

moins  courbées  que  les  hommes  sous  le  joug  habituel 
des  calculs  d'intérêt,  leur  sont  bien  supérieures. 

Jja  musique  doit  faire  naître  la  volupté,  et^  Mé* 
^tastase  a  été  le  poète  de  la  musique.  Son  génie  tendre 
Jja  porté  à  fuir  tout  ce  qui  pouvait  donner  la  moindre 
peine,  même  éloignée,  à  son  spectateur.  Il  a  reculé 
^e  ses  yeux  ce  qu'ont  de  trop  poignant  les  peines  de 
^sentiment  :  jamais  de  dénoûment  malheureux  ; 
jamais  les  tristes  réalités  de  la  vie  ;  jamais  ces  froids 
soupçons  qui  viennent  empoisonner  les  passions  les 
plus  tendres. 

Il  a  senti  que,  si  la  musique  de  ses  opéras  était 
bonne,  elle  donnerait  des  distractions  au  specta- 
teur, en  le  faisant  songer  à  ce  qu'il  aime  :  aussi,  à 
chaque  instant,  rappelle-t-il  ce  qu'il  faut  savoir  du 
personnage  pour  comprendre  ce  qu'il  chante.  Il 
semble  dire  aux  spectateurs  :  «  Jouissez,  votre 
attention  même  n'aura  pas  la  moindre  peine  ; 
laissez-vous  aller  à  l'oubli,  si  naturel,  du  plan  d'une 
pièce  dramatique  ;  ne  songez  plus  au  théâtre  ;  soyez 
heureux  au  fond  de  votre  loge  ;  partagez  le  senti- 
ment si  tendre  qu'exprime  mon  personnage.  »  Ses 
théros  ne  retiennent  presque  rien  de  la  triste  réalité. 
Il  a  créé  des  êtres  qui  ont  un  grain  de  verve  et  de 
génie  que  les  hommes  le  plus  heureusement  nés  n'ont 
rencontré  que  dans  quelques  moments  fortunés  de 
leur  existence  :  Saint-Preux  arrivant  dans  la  cham- 
bre de  Julie. 

Les  gens  raisonnables  qui  ne  sont  pas  rebutés 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  329 

par  l'amertume  de  Tacite  et  d'Alfieri  ;  qui,  à  peine 
sensibles  à  la  musique,  sont  bien  loin  de  soupçonner 
le  but  de  cet  art  charmant  ;  qui,  non  sensibles  à  ces_ 
miUe  pointes  qui,  dans  la  vie  réelle,  viennent,  à 
^chaque  instant,  percer  l'âme  tendre,  ou,  ce  qui  est 
bien  pis,  la  replonger  dans  la  plate  réalité  ;  ces 
gens-là,  dis- je,  ont  appelé,  dans  Métastase,  manque 
de  vérité  ce  qui  est  le  comble  de  l'art.  C'est  l'effet 
d'un  art,  puisque  c'est  une  condition  nécessaire 
poiu*  obtenir  un  certain  plaisir.  C'est  comme  si  l'on 
blâmait  le  sculpteur  qui  fit  V Apollon  du  Belvédère 
d'avoir  omis  les  petits  détails  de  muscles  que  l^n 
voit  dans  le  Gladiateur  et  dans  les  autres  statueaqui 
jie  représentent  que  des  hommesj  Tout  ce  qu'on 
peut  dire  de  vrai,  c'est  que  le  plaisir  que  donne  un 
opéra  de  Métastase  n'est  pas  senti  dans  le  pays 
situé  entre  les  Alpes,  le  Rhin  et  les  Pyrénées.  Je 
crois  voir  un  Français,  homme  d'esprit,  bien  sûr 
de  ce  qu'il  doit  dire  sur  tout  ce  qui  peut  occuper 
l'attention  d'un  homme  du  monde,  arrivant  dans 
le  palais  du  Vatican,  à  ces  délicieuses  loges  que 
Raphaël  orna  de  ces  arabesques  charmantes  qui 
sont  peut-être  ce  que  le  génie  et  l'amour  ont  jamais 
inspiré  de  plus  pur  et  de  plus  divin.  Notre  Français 
est  choqué  des  manques  de  vraisemblance  :  sa  rai- 
son ne  peut  admettre  ces  têtes  de  femmes  portées 
par  des  corps  de  lions,  ces  amours  à  cheval  sur  des 
chimères.  Cela  n'est  pas  dans  la  nature,  dit-il  d'un 
ton  dogmatique  ]  rien  de  plus  vrai,  et  il  l'est  égale- 


330  STENDHAL 

ment  que  vous  n'êtes  pas  susceptible  de  ce  plaisir, 
mêlé  d'un  peu  de  folie,  qu'un  homme,  né  sous  un 
ciel  plus  heureux,  trouve  le  soir  d'une  journée 
brûlante  en  prenant  des  glaces  dans  la  villa  d'AI- 
bano.  Il  est  avec  une  société  de  femmes  aimables  ; 
la  chaleur  qui  vient  de  cesser  le  porte  à  une  douce 
langueur  :  couché  sur  un  divan  d'étoffe  de  crin,  il 
suit,  à  un  plafond  brillant  des  plus  riches  couleurs, 
les  formes  charmantes  que  Raphaël  a  données  à  ces 
êtres  qui,  ne  ressemblant  à  rien  que  nous  ayons 
rencontré  ailleurs,  ne  nous  apportent  aucune  de  ces 
idées  communes  qui,  dans  ces  instants  rares  et 
délicieux,  nuisent  tant  au  bonheur. 

Je  crois  bien  aussi  que  les  théâtres  sombres  de 
l'Italie,  et  ces  loges,  qui  sont  des  salons,  contribuent 
beaucoup  à  l'effet  de  la  musique.  Combien,  en  Fran- 
ce, de  femmes  aimables  qui  savent  l'anglais,  et 
pour  qui  le  mot  loi^e  a  un  charme  que  le  mot  amour 
ne  peut  plus  présenter!  C'est  que  le  mot  loçe  n'a 
jamais  été  prononcé  devant  elles  par  ces  êtres 
indignes  d'en  éprouver  le  sentiment.  Rien  ne  souille 
la  brillante  pureté  de  love^  tandis  que  tous  les  cou- 
plets du  vaudeville  viennent  gâter,  dans  ma  mé- 
moire, Vamour. 

Eh  bien,  les  personnes  sensibles  à  ces  distinctions* 
là  goûteront  les  arabesques  de  Raphaël,  et  les  êtres 
brillants,  et  exempts  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  terrestre 
^ans  le  cœur  de  l'homme,  que  Métastase  nous  a 
montrés. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  331 

Il  éloigne,  le  plus  possible,  le  souvenir  du  côté 
réel  et  triste  de  la  vie.  Il  n'a  pris  des  passions  que  ce 
qu'il  en  fallait  pour  intéresser  ;  rien  d'acre  et  de 
farouche  :  il  ennoblit  la  volupté. 

^a  musique  chérie,  de  laquelle  il  n'a  jamais  sé- 
paré ses  vers,  et  qui  sait  si  bien  exprimer  les  pas- 
sions, ne  peut  marquer  les  caractères.  Aussi,  chez  - 
Métastase,  le  Romain  amoureux,  et  le  Prince  persan^ 
touchés  de  la  même  passion,  ont  le  même  langage 
dans  ses  vers,  parce  que  Cimarosa  va  leur  donner 
le  même  langage  dans  ses  chants.  L'amour  de  la 
patrie,  le  dévouement  de  l'amitié,  l'amour  filial, 
l'honneur  chevaleresque,  sont  encore  ces  passions 
que  l'histoire  ou  la  société  nous  ont  fait  connaître  ; 
mais  elles  ont  un  charme  nouveau  :  vous  vous  sentez 
doucement  transporté  dans  le  pays  des  houris  de 
Mahomet. 

Ce  sont  des  pièces  portées  à  ce  degré  d'idéal,  et 
qu'il  faut  absolument  ne  pas  lire,  et  entendre  seule- 
ment avec  la  musique,  que  les  froids  critiques  d'un 
certain  peuple  ont  examinées  comme  des  tragédies. 
Ces  pauvres  diables,  assez  semblables  à  ce  Crescem- 
beni,  un  de  leurs  illustres  prédécesseurs  en  Itahe, 
qui,  dans  son  cours  de  littérature,  prit  le  MorgarUe  j 

maggiore,  le  poème  le  plus  bouffon,  et  même  quelque 
chose  de  plus,  pour  un  ouvrage  sérieux  ;  ces  pauvres 
gens,  qui  auraient  bien  dû  s'appUquer  a  quelque 
métier  plus  soUde,  ne  se  sont  seulement  pas  aperçus 
que  Métastase  était  si  loin  de  chercher  à  inspirer 


332 


STENDHAL 


la  terreur,  qu'il  se  refuse  même  la  peinture  de 
Todieux  :  et  c'est  en  cela  qu'il  a  dû  être  protégé 
par  les  gouvernements  qui  veulent  inspirer  la  vo- 
lupté à  leurs  peuples.  Trouver  une  meilleure  ma- 
nière d'arranger  les  choses,  blâmer  ce  qui  existe  ;  fi 
donc  I  c'est  nous  rendre  haïssants,  c'est  chercher  à 
nous  rendre  malheureux  ;  c'est  un  manque  de 
politesse. 

Ces  pauvres  critiques  ont  été  bien  scandalisés  des 

fréquentes  infractions  commises  par  Métastase  à  la 

règle  de  l'unité  de  lieu  ;  ils  ne  se  sont  pas   doutés 

^ue  le  poète  italien,  au  lieu  de  songer  à  cette  règle, 

en  suivait  une  toute  contraire  qu'il  s'était  faite,  et 

,qui  est  de  changer  le  lieu  de  la  scène  le  plus  souvent 

possible,  afin  que  l'éclat  des  décorations,  si  belles 

^en  Italie,  vienne  donner  un  nouveau  plaisir  à  son 

heureux  spectateur. 

Métastase,  nous  enlevant,  pour  notre  bonheur, 
si  loin  de  la  vie  réelle,  avait  besoin,  pour  nous 
montrer,  dans  ses  personnages,  des  êtres  sem- 
blables à  nous,  et  qui  fussent  intéressants,  du 
naturel  le  plus  parfait  dans  les  détails  ;  et  c'est  en 
quoi  il  a  égalé  Shakspeare  et  Virgile,  et  surpassé, 
de  bien  loin.  Racine  et  tous  les  autres  grands 
poètes. 

Je  cours  aux  armes,  car  je  vois  que  je  scandalise  ; 
mes  armes  sont  des  citations. 

Mais  en  quelle  langue  pourriez-vous  traduire  : 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  333 

Un  pauvre  bûcheron,  tout  couvert  de  ramée, 
Sous  le  faix  du  fagot  aussi  bien  que  des  ans 
Gémissant  et  courbé,  marchait  à  pas  pesants, 
Et  tâchait  de  gagner  sa  chaumine  enfumée. 
Enfin,  n'en  pouvant  plus  d'effort  et  de  douleur. 
Il  met  bas  son  fagot,  il  songe  à  son  malheur. 
Quel  plaisir  a-t-il  eu  depuis  qu'il  est  au  monde  ? 
En  est-il  un  plus  pauvre  en  la  machine  ronde  ? 
Point  de  pain  quelquefois,  et  jamais  de  repos  *. 

Il  en  est  de  Métastase  comme  de  notre  fabuliste  : 
ce  sont  peut-être  les  deux  auteurs  les  plus  intradui- 
sibles. 

Parcourons  quelques  situations.  Dans  VOlym- 
piade  *,  ce  chef-d'œuvre  de  Pergolëse,  Clisthène, 
roi  de  Sicyone,  préside  aux  jeux  olympiques.  Sa 
fille  Aristée  sera  le  prix  du  tournoi  :  depuis  long- 
temps elle  aime  Mégaclès,  et  elle  en  est  aimée,  mais 
ce  jeune  Athénien,  célèbre  par  ses  succès  dans  les 
jeux  olympiques,  a  été  refusé  par  le  roi,  qui  a  en 
horreur  le  nom  d'Athènes.  Obligé  de  quitter  Si- 
cyone,  il  s'est  réfugié  en  Crète,  où  Licidas,  prince 
Cretois,  lui  a  sauvé  la  vie  au  péril  de  la  sienne.  Les 
deux  amis  arrivent  aux  jeux,  présidés  par  Clis- 
thène. Licidas  voit  Aristée  et  en  devient  amoureux. 
Il  se  souvient  des  succès  de  son  ami  dans  ces  jeux 
célèbres  :  comme  ces  exercices  ne  sont  pas  d'usage 
en  Crète,  il  prie  son  ami  de  combattre  pour  lui,  sous 
son  nom,  et  de  lui  mériter  ainsi  la  belle  Aristée. 
M égaclès  combat,  est  vainqueur  ;  il  a  été  reconnu 
par  la  tremblante  Aristée.  Il  parvient  à  éloigner 


334  STENDHAL 

Licidas  pour  un  moment,  et  à  se  trouver  tête  à  tête 
avec  sa  maîtresse  :  elle  est  au  comble  du  bonheur. 


SCENA  NONA 

MEGACLE,  ARISTEA. 

ARISTEA 

Al  fin  siam  êoli  : 
Potrô  senza  ritegni 
Il  mio  corUento  esagerar^  chiamarti 
Mia  speme,  mio  diletto^ 
Luce  degli  occhi  miei... 

MEGACLE 

Noy  principessay 
Questi  aoavi  nomi 

Non  son  per  me.  Serbali  pure  ad  altro 
Piu  fortunato  amante. 

SCÈNE  IX 

MÉGACLÊS,    ARISTÊE 

ARISTÉE 

A  la  fin  nous  sommes  seuls.  Je  puis  donc^  sans  con* 
trainte,  ^exprimer  toute  ma  joie,  l'appeler  ma  seule  espè' 
rancey  mon  seul  bien,  la  lumière  de  mes  yeux.,. 

MÉGACLÈS 

Non,  princesse,  ces  noms  charmants  ne  sont  plus  faits 
pour  moi;  conser^^ez-les  pour  un  amant  plus  fortuné. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  335 

ARISTBA 

E  il  tempo  è  questo 
Di  parlarmi  cosi?,.. 


MEGACLE 

Tutto  Varcano 
Ecco  ti  si^elo.  Il  principe  di  Creta 
Langue  per  te  (Tamor.  Pietà  mi  chiede^ 
E  la  vita  mi  diede.  Ah  !  principessa^ 
Se  negarla  pose*  io,  dillo  tu  stessa, 

ARISTEA 

E  pugnasti... 

MEGACLE 

Per  lui. 


ARISTÉE 

Est-ce  dans  cet  heureux  moment  que  tu  dois  parler 
ainsi  ? 


MEGACLES 

Écoute  ;  je  i^ais  te  révéler  tout  le  secret  Le  prince  de 
Crète  brûle  i amour  pour  toi  :  U  a  imploré  mon  amitié  ; 
etj  en  Crète,  il  nCa  saupé  la  vie.  Ah  I  princesse,  puis-je 
aujourd'hui  lui  en  refuser  le  sacrifice  ?  dis-le  toi-même, 

ARISTÉE 

Et  tu  as  combattu  ? 

HÉGACLÈS 

Pour  lui. 


336  stendhal 

Aristba 

Perder  mi  i^uoL,. 

MEGACLE 

SI  :  per  serbarmi  sempre 
Degno  di  te, 

ARISTEA 

Dunque  io  doprà.,. 

MEGACLE 

Tu  dei 
Coronar  Vopra  mia.  Si,  generosa, 
Adorata  Aristea^  seconda  i  moti 
D'  un  graio  cor,  Sia^  quai  io  fui  fin  ora^ 
Licida  in  av^fenire,  Anudo.  E  degno 
Di  si  gran  sorte  il  caro  amico... 


ARISTÉE 

Tu  ceux  me  perdre. 

MÉGACLES 

Ouif  pour  me  conserifer  toujours  digne  de  toi, 

ARISTÉE 

Je  dois  donc, 

MÉGACLES 

Tu  dois  conserver  mon  ouvrage  Oui,  généreuse^  ado^ 
rahle  Aristée^  seconde  les  mouvements  iun  cœur  recon* 
naissant;  que  Licidas  soit  désormais  pour  toi  ce  que  je 
fus  jusqiCà  ce  jour  ;  aime-le  ;  il  est  digne  d^un  bonheur 
aussi  grand. 


LETTRES   SUR   MÉTASTASE  337 

ARISTEA 

Ah  quai  passaggio  è  questo  I  io  dalle  stelle 
Precipito  agli  abissi.  Eh  !  no  :  si  cerchi 
Miglior  compensa.  Ah  I  senza  te  la  i^ita 
Per  me  vita  non  è. 

MEGACLE 

Bella  Aristea^ 
Non  congiurar  tu  ancora 
Contro  la  mia  virtù.  Mi  costa  assai 
Il  prepararmi  a  si  gran  passo.  Un  solo 
Di  quei  teneri  sensi 
Quant*  opéra  distrugge  ! 

ARISTEA 

E  di  lasciarmi... 

MEGACLE 

Ho  risoluto. 


ARISTEE 

Ah  !  ciel  !  quel  changement  !  Du  faite  du  bonheur  je 
tombe  dans  les  abîmes.  Ah  1  non,  sois  reconnaissant  d!une 
autre  manière.  Ah  l  ^^ivre  sans  toi,  ce  n^est  plus  vivre, 

MÉGACLÈS 

Belle  Aristée,  ne  combats  plus  ce  que  la  vertu  m'or* 
donne  ;  il  m'en  coûte  assez  pour  me  préparer  à  ce  grand 
sacrifice.  Si  tu  savais  que  d'efforts  détruit  un  seul  de  tes 
soupirs  ! 

ARISTÉE 

Et  tu  me  laisseras,,, 

MÉGACLÈS 

//  le  faut, 

HAYDN.  22 


338  STENDHAL 

ARISTEA 

Hai  risoluto  ?  E  quando  ? 

HEGACLE 

Questo  (morir  mi  sento) 
Questo  è  V  ultimo  addio. 

ARISTEA 

U  uUimo  I  ingrcUo,., 
Soccoretemij  o  Numi  !  il  piè  i>acilla  : 
Freddo  sudor  mi  bagna  il  voUo  ;  e  parmi 
Ch*  una  gelida  mon  m'  opprimai  il  core  ! 

MEGACLB 

Sento  che  il  mio  valore 

Mancando  va,  Più  che  a  partir  dimoro, 

Meno  ne  son  capace, 

Ardir,  Vado,  Aristea  :  rimxinti  in  pace. 


ARISTÉE 

Il  le  fautf  â  ciel  !  et  quand  ? 

MéCACLÈS  « 

Cet  adieu  (oh  I  je  me  sens  mourir  !),  cet  adieu  est  U 
dernier. 

ARISTÉE 

Le  dernier l  ingrat.,.  0  dieux!  venez  à  mon  secours. 
Je  ne  puis  me  soutenir...  Il  me  semble  qu*une  main 
glacée  me  serre  le  cœur, 

MÉGACLès 

Je  sens  que  mon  courage  nC abandonne.  Plus  je  diffère 
mon  départ  et  moins  fen  suis  capable.  Courage  !  (Se 
rapprochant  d'Âristée.)  Je  pars^  Aristée  ;  vis  heureuse* 


LETTRES   SUR  MÉTASTASE  339 

ARISTEA 

\ 

Corne  I  già  irC ahhandoni  ? 

MEGACLE 

E  forza,  o  cara, 
Separarsi  una  i>olta. 

ARISTEA 

E  parti,.. 

MEGACLE 

E  parto 
Per  non  tornar  più  mai. 

(In  atto  di  partire  ) 

ARISTEA 

Senti.  Ah  no...  Dove  i^ai  ? 


ARISTÉE 

Comment  !  tu  nC abandonnes  déjà  ? 

MÉGACLÈS 

Il  fauty  mon  amie,  nous  séparer  une  fois. 

ARISTÉE 

Et  tu  pars... 

MÉGACLÈS 

Pour  ne  revenir  jamais.  (Il  fait  quelques  pas  pour 
sortir.) 

ARISTÉE 

Écoute.  Ah  I  non.,.  Où  vas-tu  ? 


340  STENDHAL 

MEGACLE 

A  spirarj  mio  tesorOy 
Lungi  dagli  occhi  tuoL 

(Parte  resoluto,  poî  si  ferma.) 

ARISTEA 

Soccorso...  lo,..  moro. 

(Sviene  sopra  un  sasso.) 

MEGACLE 

Misera  me,  che  i^eggo  ! 

Ah  V  oppresse  il  dolor  !  Cara  mia  speme, 

(Tornando.) 
Bella  Aristea,  non  a^fç^ilirti;  ascolta  : 
Megacle  è  qui.  Non  partira.  Sarai,.. 
Che  parlo  ?  Ella  non  m*  ode,  Ai^ete,  o  stelle, 
Più  sveniure  per  me  ?  No,  questa  sola 


MEGACLES 

0  mon  unique  bien!  expirer  loin  de  tes  yeux!  (II 
s'éloigne  avec  courage,  puis  s'arrête.) 

ARISTÉE 

0  dieux  !  je  me  meurs,  (Elle  s'évanouit  et  tombe  sur 
un  bloc  de  pierre.) 

MÉGACLES 

Malheureux!  que  vois- je?  Ah!  la  douleur  F  accable. 
0  ma  seule  espérance  /  (Il  revient.)  Belle  Aristée^  ne 
perds  pas  courage  ;  écoute  :  Mégaclès  est  avec  toi,  je  ne 
partirai  pas,  tu  seras,,.  Pourquoi  parler?  elle  ne  peut 
entendre,  Avez-vous,  ô  dieux!  quelque  nouveau  malheur 


LETTRES   SUR   MÉTASTASE  341 

Mi  restava  a  proifar.  Chi  mi  consiglia  ? 

Che  risolvo  ?  Che  fo  ?  Partir  ?  Sarebbe 

Crudeltà,  tirannia.  Restar?  Che  giova? 

Forse  ad  esserle  sposo  ?  E  il  re  inganruUo^ 

E  V  amico  traditOy  e  la  mia  fede, 

E  r  onor  mio  lo  soffrirebbe  ?  Almeno 

Partiam  più  tardi.  Ah  !  che  sarem  di  nuo^fo 

A  quesC  orrido  passo  !  Ora  è  pietade 

U  esser  crudele.  Addio,  mia  vita  :  addio^ 

(Le  prende  la  mano,  e  la  baccia.) 
Mia  perdiUa  speranza.  Il  ciel  ti  renda 
Più  felice  di  me,  Dehy  consen^ale 
Questa  belV  opra  vostra^  eterni  Dei  ; 
E  i  di,  cK  io  perderd,  donate  a  lei. 
Licida,,.  Dov>*  è  mai  ?  Licida  t 


pour  moi  ?  Non,  cette  dernière  épreuve  me  manquait 
seule.  Qui  me  donnera  conseil  ?  que  résoudre  ?  que  faire  ? 
Partir?  Ce  serait  une  horrible  cruauté.  Rester?  Pour- 
quoi? pour  être  son  époux?  Et  le  roi  trompé,  mon  ami 
trahi,  mon  honneur,  peuveni-ils  le  souffrir?  Au  moins, 
partons  plus  tard,  0  ciel  !  pour  avoir  encore  des  adieux 
aussi  cruels.  Il  y  a  maintenant  de  la  pitié  à  être  cruel. 
Adieu,  ma  vie,  adieu  (Il  prend  la  main  d*Aristée  et  la 
baise],  toi  qui  étais  toute  mon  espérance  et  que  je  perds. 
Le  ciel  te  rende  plus  heureuse  que  moi  !  0  dieux  immor- 
tels I  conservez  ce  bel  ouvrage  que  vous  avez  créé  !  et  les 
jours  que  je  perdrai,  ajoutez-les  aux  siens,  Licidas  !,,, 
Où  est-il  ?  Licidas  ! 


342  STENDHAL 


SCENA  DECIMA 

LICIDA,  E  DETTI 

LICIDA 

Iniese 
Tutto  Aristea? 

MEGACLE 

Tutto,  'Paffretta,  o  prence  ; 
Soccorri  la  tua  sposa. 

(In  atto  dî  partire.) 


LICIDA 

Ahimè  !  Che  miro  ? 


Che  fù  ? 


SCÈNE  X 

LES   PRÉCÉDENTS,    ET   LICIDAS 
LICIDAS 

As- tu  tout  déclaré  à  Aristée  ? 

MÉGACLÈS 

Ne  perds  pas  de  temps,  prince,  donne  des  secours  à  ion 
épouse. 

(Il  veut  sortir.) 

LICIDAS 

0  ciel  !  que  rois- je  ?  qu  est-il  arrivé  ? 


LETTRES  SUR  METASTASE  343 

MEGACLE 

Doglia  improif^isa 
Le  oppresse  i  sensi. 

LICIDA 

E  tu  mi  lasci  ? 

MEGACLE 

lo  vado,., 
Deh  I  pensa  ad  Aristea.  (Che  dira  mai 
Quando  in  se  tornerà  !  Tutte  ho  presenti 
Tutte  le  smanie  sue.)  Licida,  ah  !  senti. 

Se  cerca,  se  dice  : 

V  amico  dosf'  è  ? 

V  amico  infelice, 
Rispondiy  morL 

Ahno  !  si  gran  duolo 
Non  darle  per  me  : 

MÉGACLÂS 

On  chagrin  subit  lui  a  fait  perdre  F  usage  de  ses  sens, 

LICIDAS 

Et  tu  me  laisses  ? 

MÉGACLBS 

Je  pars.  Pense  à  Aristée.  (Que  dira-t-elle^  ô  ciel  !  en 
re^^enant  à  elle  ?  Il  me  semble  voir  ses  douleurs,)  Licidas^ 
écoute.  Si  elle  me  cherche^  si  elle  te  dit  :  «  Mon  ami,  où 
est-il  ?  »  —  a  Mon  ami  malheureux,  répondras-tu,  vient 
de  mourir.  » 

Oh  I  non,  ne  lui  donne  pas  pour  moi  une  si  grande 


344  STENDHAL 

Rispondi  ma  solo  : 
Piangendo  parti. 

Che  abisso  di  pêne  ! 
Lasciare  il  sua  bene^ 
Lasciarlo  per  sempre^ 
LasciarU)  cosi  !  (Parte.) 


douleur  ;  réponds-lui,  mais  dis  seulement  :  a  //  est  parti 
en  pleurant.  » 

Quel  abîme  de  peines  I  Laisser  tout  ce  qiCon  aime  !  le 
laisser  pour  toujours,  et  le  laisser  ainsi  I  (Il  sort.) 


C'est  en  1731,  je  crois,  que  Pergolèse  alla  à  Rome 
pour  écrire  VOlympiade  ;  elle  tomba.  Comme  Rome 
est,  en  Italie,  la  capitale  des  arts,  et  que  c'est  sur- 
tout sous  les  yeux  de  ce  public  si  sensible,  et  si  digne 
de  les  juger,  qu'un  artiste  doit  faire  ses  preuves, 
cette  chute  affligea  beaucoup  Pergolèse.  Il  retourna 
à  Naples,  où  il  composa  quelques  morceaux  de 
musique  sacrée.  Cependant  sa  santé  dépérissait 
tous  les  jours  :  il  était  attaqué,  depuis  quatre  ans, 
d'un  crachement  de  sang  qui  le  minait  insensible- 
ment. Ses  amis  l'engagèrent  à  prendre  une  petite 
maison  à  Torre  del  Greco,  village  situé  sur  le  bord  de 
la  mer,  au  pied  du  Vésuve.  On  dit  à  Naples  que, 
dans  ce  lieu,  les  malades  affectés  de  la  poitrine  gué- 
rissent plus  promptement,  ou  succombent  plus  tôt, 
si  leur  mal  est  incurable. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  345 

Pergolèse,  retiré  seul  dans  sa  petite  maison,  allait 
à  Naples  tous  les  huit  jours  pour  faire  exécuter  les 
morceaux  de  musique  qu'il  avait  composés.  Il  fit, 
à  Torre  del  Greco,  son  fameux  Stabat,  la  cantate 
d^OrphéCy  et  le  Salç^e  Regina,  qui  fut  le  dernier  de 
ses  ouvrages. 

Au  commencement  de  1733,  ses  forces  étant 
entièrement  épuisées,  il  cessa  de  vivre,  et  l'article 
de  gazette  qui  annonçait  sa  mort  fut  le  signal  de  sa 
gloire.  Tous  les  directeurs  des  théâtres  d'Italie*  ne 
firent  plus  jouer  que  ses  opéras,  que  peu  de  temps 
avant  ils  dédaignaient.  Rome  voulut  revoir  son 
Olympiade,  qui  fut  remise  avec  la  plus  grande 
magnificence.  Plus,  du  vivant  de  l'auteur,  on  y 
avait  montré  d'indifférence  pour  son  ouvrage 
sublime,  plus  on  s'empressa  alors  d'en  admirer  les 
beautés. 

Dans  cet  opéra,  chef-d'œuvre  d'expression  de  la 
musique  italienne,  rien  ne  l'emporte  sur  la  scène 
entre  Aristée  et  Mégaclès,  que  nous  venons  de  citer. 
L'air 

Se  cerca,  se  dice, 

est  su  par  cœur  de  toute  l'Italie,  et  js'est  peut-être 
la  principale  raison  pour  laquelle  on  ne  reprend  pas 
yOlympicule,  Aucun  directeur  ne  voudrait  se  hasar- 
sder  à  faire  jouer  un  opéra  dont  l'air  principal  sej 
déjà  dans  la  mémoire  de  tQus  ses  fliirlitAurs 

Dans  VOlympiadef  la  musique  est  une  langue  dont 


346  STENDHAL 

Pergolèse  ajoute  l'expression  à  celle  du  langage 
ordinaire  que  parlent  les  personnages  de  Métastase. 
Mais  la  langue  de  Pergolèse,  qui  peut  rendre  jus* 
qu'aux  moindres  nuances  des  mouvements  inspirés 
par  les  passions,  et  des  nuances  bien  au  delà  de  la 
portée  de  toute  langue  écrite,  perd  tout  son  charme- 
dés  qu'on  la  force  d'aller  vite.  Il  a  donc  mis  en 
simple  récitatif  l'explication  qui  a  lieu  entre  Méga* 
clés  et  Aristée,  et  n'a  déployé  toute  l'énergie  de  la 
langue  divine  qu'il  sut  parler  qu'à  l'air 

Se  cerca,  se  dice, 

qui  est  peut-être  ce  qu'il  a  fait  de  plus  touchant* 

Il  eût  été  contre  les  moyens  de  l'art  de  chanter 
pendant  toute  la  scène.  Il  n'y  a  pas  d'air  propre  à 
peindre  les  raisons  qui  font  un  devoir  au  malheureux 
Mégaclès  de  sacrifier  son  amante  à  son  ami. 

Mais  quand  le  plus  grand  talent  dramatique  du 
monde  déclamerait  les  vers 

Se  cerca,  se  dice  : 
Si  elle  me  cherche,  si  elle  te  dit: 

L'amico  dov*  è  ? 
Mon  ami,  où  est-il  ? 

L'amico  injelice^ 
Mon  ami  malheureux, 

Rispondif  mori. 
Répondras-tu,  vient  de  mourir. 

Ah  l  nOf  si  gran  duolo 
Ah  !  non,  une  si  cruelle  douleur 

Non  darle  per  me; 
Ne  lui  donne  pas  pour  moi  ; 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  347 

Rispondi,  ma  solo  : 
Réponds,  mais  seulement  : 

Piangendo  parti. 
Il  est  parti  en  pleurant. 

Che  ahiêso  di  pêne  I 
Quel  abîme  de  peines  ! 

Lasciare  il  suo  bene, 
Laisser  tout  ce  qu'on  aime, 

Lasciarlo  per  sempre, 
Le  quitter  pour  toujour3, 

Lasciarlo  cosl  ! 
Et  le  quitter  ainsi  ! 
• 

<iuelque  tendresse  qu'un  habile  acteur  mit  dans  la 
manière  de  les  réciter,  il  ne  les  dirait  qu'une  fois  :  il 
ne  peindrait  qu'une  des  mille  manières  dont  l'âme 
du  malheureux  Mégaclès  est  déchirée.  Chacun  de 
nous  sent  confusément  qu'au  moment  d'un  départ 
si  cruel,  on  répète,  de  vingt  manières  passionnées  et 
rdifférentes,  à  l'ami  qui  reste  auprès  d'une  maîtresse 
•chérie, 

Ah  !  no,  si  gran  duolo 
Non  darle  per  me  ; 
Bispondij  ma  solo  : 
Piangendo  parti. 

L'amant  malheureux  dira  ces  vers,  tantôt  avec 
«un  attendrissement  extrême,  tantôt  avec  résigna- 
tion et  courage,  tantôt  avec  un  peu  d'espérance  d'un 
meilleur  sort,  tantôt  avec  tout  le  désespoir  du  mal- 
Aieur  évident. 

Il  ne  pourra  parler  à  son  ami  de  la  douleur  où 


348  STENDHAL 

va  être  plongée  Aristée  quand  elle  reprendra  ses 
sens,  sans  songer  lui-même  à  la  situation  où  il  va 
se  trouver  dans  un  moment  ;  aussi  les  mots 

Ah  !  no,  ai  gran  duolo 
Non  darle  per  me, 

répétés  cinq  ou  six  fois  par  Pergolèse,  ont  cinq  ou 
six  expressions  tout  à  fait  différentes  dans  la  langue 
qu'il  leur  prête.  La  sensibilité  humaine  ne  peut  aller 
plus  loin  que  la  peinture  que  ce  grand  homme  a 
laissée  de  la  situation  de  Mégaclès.  On  sent  qu'un 
tel  état  ne  peut  durer  :  quelques  minutes  d'une  telle 
musique  épuisent  également  l'acteur  et  le  specta- 
teur ;  et  cela  vous  explique,  mon  ami,  l'ivresse  avec 
laquelle  on  applaudit,  en  Italie,  un  air  bien  chanté. 
C'est  que  le  chanteur  habile  est  le  plus  grand  des 
bienfaiteurs  ;  c'est  qu'il  vient  de  donner  à  tout  un 
théâtre  des  plaisirs  divins,  et  dont  la  moindre  in- 
disposition, ou  la  moindre  négligence  de  sa  part, 
eût  pu  priver  les  spectateurs.  Jamais  homme,  peut- 
être,  n'a  causé  un  plus  grand  plaisir  à  un  autre 
homme,  que  Marches! ,  chantant  le  rondo 

Mia  speranza  !  io  pur  i^orrei 
de  V Achille  in  Sciro  *  de  Sarti  \ 

1.  Une  femme  sensible,  qui  était  bien  éloignée  de  soup- 
çonner qu'un  jour  ses  lettres  seraient  imprimées,  écrivait 
à  son  ami,  le  29  août  1774  : 

«  Est-ce  que  je  no  vous  aurais  pas  dit  que  j'ai  entendu 
chanter  Millico  ?  C'est  un  Italien.  Jamais,  non  jamais  on 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  349 

Ce  bonheur  est  réel,  son  existence  est  historique. 
Pour  trouver  un  bonheur  égal,  il  faut  sortir  de  la  vie 
réelle  ;  il  faut  avoir  recours  aux  situations  de  roman  ; 
il  faut  se  figurer  le  baron  d'Étange  prenant  Saint- 
Preux  par  la  main,  et  lui  accordant  sa  fille. 

On  voit  qu'avec  sept  ou  huit  petits  vers  que  le 
poète  fournit  au  musicien,  après  avoir  amené  et  fait 
comprendre  une  situation  intéressante,  celui-ci 
peut  attendrir  toute  une  foule  de  spectateurs.  Il 
exprimera  non  seulement  le  principal  mouvement 
de  la  passion  du  personnage,  mais  quelques-unes  des 
cent  manières  dont  son  cœur  change  en  parlant  à 
ce  qu'il  aime.  Quel  homme,  en  se  séparant  d'une 
maîtresse  chérie,'  ne  lui  répète  souvent  :  Adieu, 
adieu  !  C'est  le  même  mot  dont  il  se  sert  ;  mais  quel 
est  l'être  assez  malheureux  pour  ne  pas  se  souvenir 
qu'à  chaque  fois  ce  nom  est  prononcé  d'une  manière 
différente  ?  C'est  que,  dans  ces  instants  de  peine  et 
de  bonheur,  la  situation  du  cœur  change  à  chaque 
seconde.  Il  est  tout  simple  que  nos  langues  vul- 
gaires, qui  ne  sont  qu'une  suite  de  signes  convenus 
pour_exprimer  des  choses  généralement  connues, 
n'aîgntjpint  de  signe  pour  ftxprimpir  Hp.  tels  moiiyp!- 


n'a  réuni  la  perfection  du  chant  avec  tant  de  sensibilité 
et  d'expression.  Quelles  larmes  il  fait  verser  !  quel  trouble  il 
porte  dans  l'âme  !  j'étais  bouleversée  :  jamais  rien  ne  m'a 
laissé  une  impression  plus  profonde,  plus  sensible,  plus 
déchirante  même  ;  mais  j'aurais  voulu  l'entendre  jusqu'à 
en  mourir.  »  (Lettres  de  mademoiselle  de  LespinassCf  t.  I, 
p.  185.) 


350  STENDHAL 

jnents,  que  vingt  personnes  peut-être,  sur  millcy 
ont  éprouvés.  Les  âmes  sensibles  ne  pouvaient  donc 
-j— se  communiquer  leurs  impressions  et  les  peindre. 
Sept  ou  huit  hommes  de  génie  trouvèrent  en  Italie, 
il  y  a  près  d'un  siècle,  cette  langue  qui  leur  manquait. 
Mais  elle  a  le  défaut  d'être  inintelligible  pour  les 
neuf  cent  quatre-vingts  personnes  sur  mille  qui 
n'ont  jamais  senti  les  choses  qu'elle  peint.  Ces 
gens-là  sont  devant  Pergolèse  comme  nous  devant 
un  sauvage  Miami,  qui  nous  nommerait,  en  sa  langue 
sauvage,  un  arbre  particulier  à  l'Amérique,  qui  croît 
^  dans  les  vastes  forêts  qu'il  parcourt  en  chassant,  et 
que  nous  n'avons  jamais  vu.  C'est  un  simple  bruit 
que  ce  que  nous  entendons,  et  il  faut  convenir  que 
si  le  sauvage  prolonge  son  discours,  ce  bruit-là  nous 
ennuiera  bientôt. 

Il  faut  pousser  la  franchise  plus  loin.  Si,  en  bâil- 
lant, nous  voyons,  chez  les  gens  assis  à  côté  de  nous, 
les  symptômes  du  plaisir  le  plus  vif,  nous  cherche- 
rons à  déprimer  ce  bonheur  insolent  dont  nous 
sommes  privés  ;  et,  tout  naturellement,  les  jugeant 
d'après  nous,  nous  leur  nierons  leur  sensation,  et 
nous  chercherons  à  jeter  du  ridicule  sur  leur  pré- 
tendu ravissement. 

Rien  n'est  donc  plus  absurde  que  toute  discussion 
sur  la  musique.  On  la  sent,  ou  on  ne  la  sent  pas  ; 
puis  c'est  tout.  Malheureusement  pour  les  intérêts 
de  la  vérité,  il  est  devenu  de  mode  d'être  passionné 
pour  cet  art.  Le  vieux  Duclos,  cet  homme  qui  avait 


LETTRES  SUR  METASTASE  351 

tant  d'esprit,  et  un  esprit  si  sec,  partant  pour  Tltalie-^ 
à  soixante  ans,  se  croit  obligé  de  nous  dire  qu'il 
est  passionné  pour  la  musique  :  quelle  diable  d'idée  ! 

Cette  langue  donc,  pour  laquelle  il  est  d'usage 
d'être  passionné,  est  très  vague  de  sa  nature.  Elle 
avait  besoin  d'un  poète  qui  pût  guider  notre  ima- 
gination, et  les  Pergolèse  et  les  Cimarosa  ont  eu  le 
bonheur  de  trouver  Métastase.  Les  expressions  de 
cette  langue  vont  droit  au  cœur,  sans  traverser, 
pour  ainsi  dire,  l'esprit  ;  elles  produisent  directe- 
ment peine  ou  plaisir  :  il  fallait  donc  que  le  poète 
des  musiciens  portât  une  extrême  clarté  dans  les 
discours  de  ses  personnages  ;  c'est  ce  qu'a  fait 
Métastase. 

La  musique  élève  à  une  beauté  idéale  tous  les 
caractères  qu'elle  touche.  Beaumarchais  a  peint 
Chérubin  d'une  manière  charmante  ;  Mozart,  em- 
ployant une  langue  plus  puissante,  a  fait  chanter  à 
Chérubin  les  airs 


Non  80  più  cosa  «on,  casa  faccio. 


et 


Voi  che  sapete 
Chê  cosa  è  arnor, 

et  a  laissé  bien  loin  derrière  lui  le  charmant  comique 
des  Français.  Les  scènes  de  Molière  ravissent 
l'homme  de  goût  ;  mais  ce  grand  génie,  qui  d'ail- 
leurs a  fait  tant  de  choses  que  la  musique  ne  peut 


352  STENDHAL 

atteindre,    a-t-il   produit   des   peintures    comiques 
égales  à  l'effet  des  airs  de  Cimarosa  : 

Menlr'  io  era  un  fraschetone. 
Sono  staio  il  pià  felice  ; 


et 


et 


Quattro  haj  e  aei  morelli  ; 


Le  orecchie  spalancate  ? 

Notez  que  toute  la  musique  bouffe  de  Cimarosa 
produit  son  effet  malgré  les  paroles,  qui,  les  trois 
quarts  du  temps,  sont  les  plus  absurdes  du  monde. 
Remarquez  cependant  qu'elles  offrent  presque 
toujours,  dans  les  personnages,  du  malheur  ou  du 
bonheur  bien  décidé,  ou  un  ridicule  bouffon  plein  de 
verve  et  de  folie,  et  que  c'est  précisément  ce  qu'il 
faut  à  la  musique.  Cet  art  a  en  horreur  la  finesse, 
quelquefois  pleine  de  sentiment,  de  l'aimable  Mari- 
vaux. Je  citerais  toute  la  Sentante  maîtresse  de 
Pergolèse,  si  elle  était  connue  à  Paris  ;  mais,  puisque 
je  ne  puis  rappeler  cette  musique  délicieuse,  qu'il 
me  soit  permis  de  citer  un  des  hommes  les  plus 
aimables  qu'ait  produits  notre  France.  M.  le  prési- 
dent de  Brosses  *,  se  trouvant  à  Bologne  en  1740, 
écrivait  à  un  de  ses  amis  de  Dijon  une  lettre  où  se 
trouve  ce  passage,  qu'il  ne  croyait  certainement 
pas  devoir  jamais  être  imprimé  : 

«  ...Mais  l'un  des  premiers  et  des  plus  essentiels 
a  de    tous    ses    devoirs    (du    cardinal    Lambertini, 


LETTRES   SUR   MÉTASTASE  353 

«  archevêque  de  Bologne,  depuis  pape  sous  le  nom 
«  de  Benoit  XIV)  est  d'aller  trois  fois  la  semaine  à 
«  l'Opéra.  Ce  n'est  pas  ici  qu'est  cet  Opéra;  vrai- 
«  ment  personne  n'irait,  cela  serait  trop  bourgeois  : 
«  mais,  comme  il  est  dans  un  village  à  quatre  lieues 
«  de  Bologne,  il  est  du  bon  ordre  d'y  être  exact. 
«  Dieu   sait   si   les   petits-maîtres   ou   petites-maî- 
«  tresses  manquent  de  mettre  quatre  chevaux  de 
«  poste  à  une  berline,  et  d'y  voler  de  toutes  les 
«  villes  voisines,  comme  à  un  rendez-vous  !  C'est 
«  presque  le  seul  Opéra  qu'il  y  ait,  dans  cette  saison, 
a  en  Italie.  Pour  un  Opéra  de  campagne,  il  est  assez 
«  passable  :  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  ni  chœurs,  ni 
«  danses,    ni    poèmes     supportables,   ni    acteurs  ; 
«  mais  les  airs  italiens  sont  d'une  telle  beauté  qu'ils 
«  ne  laissent  plus  rien   à   désirer  dans  le   monde 
a  quand  on  les  entend.  Surtout  il  y  a  un  bouffon  et 
«  une  actrice  bouffe  qui  jouent  une  farce  dans  les 
«  entr'actes,  d'un  naturel  et  d'une  expression  co- 
«  miques   qui  ne   se  peuvent   payer  ni  imaginer. 
«  Il  n'est  pas  vrai  qu'on  puisse  mourir  de  rire,  car, 
«  à  coup  sûr,  j'en  serais  mort,  malgré  le  déplaisir 
«  que  je  ressentais  de  l'épanouissement  de  ma  rate, 
«  qui  m'empêchait  de  sentir,  autant  que  je  l'aurais 
«  voulu,  la  musique  céleste  de  cette  farce.  La  mu- 
et sique  est  de  Pergolèse.  J'ai  acheté,  sur  le  pupitre, 
«  la   partition   originale,    que   je   veux   porter   en 
«  France.  Au  reste,  les  dames  se  mettent  là  fort  à 
((  l'aise,  causent,  ou,  pour  mieux  dire,  crient  d'une 

HAYDN.  23 


354  STENDHAL 

■  loge  à  celle  qui  est  vis-à-vis,  se  lèvent  en  pied, 

■  battent  des  mains,  en  criant  :  brat^  I  bravo  t 
«  Pour  les  hommes,  ils  sont  plus  modérés  :  quand  ua 

■  acte  est  fini,  et  qu'il  leur  a  plu,  ils  se  contentent 

■  de  hurler  jusqu'à  ce  qu'on  le  recommence  ;  après 
a  quoi,  sur  le  minuit,  quand  l'opéra  est  Gni,  on  s'en 
«  retourne  chez  soi,  en  partie  carrée  de  madame  d» 
<  Bouillon,  à  moins  que  l'on  n'aime  mieux  souper 
«  ici,  avant  le  retour,  dans  quelque  petit  réduit  *.  >■ 

'  Dans  ces  œuvres  charmantes,  soit  tragiques,  soît 
comiques,  l'air  et  le  chant  commencent  avec  la 
passion.  Dès  qu'elle  se  montre,  le  musicien  s'en  em- 
pare. Tout  ce  qui  ne  fait  que  préparer  ses  explosions- 
est  en  récitatif. 

Lorsque  l'âme  du  personnage  commence  à  être 
vivement  émue,  le  récitatif  a  un  accompagnement 
écrit  par  Je  musicien,  comme  le  beau  récitatif  de 
Crivelli,  au  second  acte  de  Pû-ro  : 

L'omhra  d'Achille 
Mi  par  di  sentir*  ; 

OU  celui  de  Carolina,  au  second  acte  du  Mariage- 
secret  : 

Corne  tacerlo  pot  f 

La  passion  s'empare-t-elle  tout  à  fait  de  l'acteur^ 
l'air  commence. 

Il  y  a  une  chose  singulière,  c'est  que  le  poète  ne 
doit  être  éloquent  et  développé  que  dans  les  récita- 
tifs. Dès  que  la  passion  parait,  le  musicien  ne  lui 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  355 

•demande  qu'un  très  petit  nombre  de  paroles  ;  c'est 
lui  qui  se  charge  de  toute  l'expression  *. 

Voyons  encore  quelques  situations  du  charmant 
Métastase.  Si  je  montrais  ce  soir  ma  lettre  à  l'aima- 
hle  société  que  je  vais  joindre  à  la  M  adonna  del 
Monte,  tout  le  monde,  mon  aimable  Louis,  saurait 
les  airs  touchants  faits  sur  les  paroles  que  je  vais 
transcrire,' et  les  chanterait  à  demi- voix.  Qu'il  en 
■€st  autrement  aux  lieux  où  vous  êtes  ! 

Oh  I  fortunatos  nimium,  sua  si  bona  norint  1  / 

Quelle  folie  de  s'indigner,  de  blâmer,  de  se  rendre 
haïssant,  de  s'occuper  de  ces  grands  intérêts  de  poli- 
tique qui  ne  nous  intéressent  point  !  Que  le  roi 
d'Espagne  *  fasse  pendre  tous  les  philosophes  ; 
que  la  Norwège  se  donne  une  constitution,  ou  sage, 
ou  ridicule,  qu'est-ce  que  cela  nous  fait  ?  Quelle 
duperie  ridicule  de  prendre  les  soucis  de  la  grandeur, 
-et  seulement  ses  soucis  !  Ce  temps  que  vous  perdez 
-en  vaines  discussions  compte  dans  votre  vie  ;  la 
"vieillesse  arrive,  nos  beaux  jours  s'écoulent. 

Cosi  irapassa  al  trapassar  d'un  giorno 
Délia  ifita  moriale  il  flore  e'I  verde  : 
Ne  perché  faccia  indieiro  april  riiorno. 
Si  rinfiora  ella  mai^  ne  si  rinverde.,, 

AmiamOy  or  quando 

Esser  si  puote  riamato  amando  *. 

Tasso,  c.  XVI,  ott.  15. 

1 .  Ah  î  malheureux,  connaissez  le  bonheur  pendant  qu'il 
-en  est  temps  encore  ! 


LETTRE  II 


Le  Dante  reçut  de  la  nature  une  manière  de  pen- 
ser profonde  ;  Pétrarque,  un  penser  agréable  ; 
Bojardo  et  l'Arioste,  une  tête  à  imagination  ;  le 
Tasse,  un  penser  plein  de  noblesse  :  mais  aucun 
d'eux  n'eut  une  pensée  aussi  claire  et  aussi  précise 
que  Métastase  ;  aucun  d'eux  encore  n'est  parv^enu, 
en  son  genre,  au  point  de  perfection  que  Métastase 
atteignit  dans  le  sien. 

Le  Dante,  Pétrarque,  l'Arioste,  le  Tasse,  ont 
laissé  quelque  petite  possibilité  à  ceux  qui  sont 
venus  après  eux  d'imiter  quelquefois  leur  manière. 
Il  est  arrivé  à  un  petit  nombre  d'hommes  d'un  rare 
talent  d'écrire  quelques  vers  que  ces  grands  hommes 
n'auraient  peut-être  pas  désavoués. 

HAYDN.  2S. 


358  STENDHAL 

Plusieurs  sonnets  du  cardinal  Bembo  se  rappro- 
chent de  ceux  de  Pétrarque  ;  Monti,  dans  sa  Basvi- 
gliana,  a  quelques  lerzine  dignes  du  Dante;  Bojardo 
a  trouvé,  dans  Agostini,  un  heureux  imitateur  de 
son  style,  si  ce  n'est  une  imagination  digne  d'être 
comparée  à  la  sienne.  Je  pourrais  vous  citer  quelques 
octaves  qui,  par  la  richesse  et  le  bonheur  des  rîmes, 
rappellent  d'abord  l'Arioste.  J'en  connais  un  plus 
grand  nombre  dont  l'harmonie  et  la  majesté  auraient 
peut-être  trompé  le  Tasse  lui-même  ;  tandis  que, 
malgré  des  milliers  d'essais  tentés  depuis  près  d'un 
siècle  pour  produire  une  seule  aria  dans  le  genre  de 
Métastase,  l'Italie  n'a  pas  encore  vu  deux  vers  qui 
pussent  lui  faire  l'illusion  d'un  moment. 

Métastase  est  le  seul  de  ses  poètes  qui,  littérale- 
ment, soit  resté  jusqu'ici  inimitable. 

Combien  n'a-t-on  pas  fait  de  réponses  à  la  Can- 
zonnelta  a  Nice  !  Aucune  n'a  pu  être  lue  ;  et  rien  de 
comparable  n'existe,  à  ma  connaissance,  dans  au- 
cune langue,  pas  même  Anacréon,  pas  même 
Horace. 


LETTRES   SUR   MÉTASTASE  359 


LA  LIBERTA 


A    NICE 


CANZONXETTA  ^  * 


Grazie  agV  inganni  tiioi. 
Al  fin  respiro,  o  Nice  ! 
Al  fin  d'un  infelice 
Ebber  gli  Dei  pietà  ! 

Sento  da    lacci  suoiy 
Sento  che  V  aima  è  sciolta  ; 
Non  sogno  quesia  i^olta, 
Non  sogno  libertà. 


LA  LIBERTE 


A    NICE 


CHANSON 


Grâce  à  ta  perfidie,  à  la  fin  je  respire,  ô  Nice  !  à  la  fin 
les  dieux  ont  eu  pitié  d'un  malheureux  I 

Je  sens  que  mon  âme  est  dégagée  de  ses  liens  ;  non, 
cette  fois  ce  nest  pas  un  songe,  je  ne  rêi^e  pas  la  liberté, 

1.  Faite  à  Vienne  en  1733. 


360  STENDHAL 

Manco  V  arUico  ardore, 
E  son  tranquillo  a  segnOy 
Che  in  me  non  troi^a  sdegno 
Per  mascherarsi  amor. 

Non  cangio  più  colore, 
Quando  il  tuo  nome  (ucolto  ; 
Quando  ti  miro  in  sfoUo^ 
Più  non  batte  il  cor. 

Sogno^  ma  te  non  miro 
Sempre  ne*  sogni  miei  ; 
Mi  destOy  e  tu  non  sei 
Il  primo  mio  pensier, 

Lungi  da  te  m'  aggiro 
Senza  bramarti  mai  ; 
Son  Uco,  e  non  mi  fai 
Ne  pena,  ne  piacer. 


Ce  feu  qui  m'enflamma  si  longtemps  s* est  éteint,  et 
je  suis  tranquille,  au  point  que  V amour,  pour  se  déguiser^ 
ne  trouve  pas  de  dépit  dans  mon  cœur. 

Je  ne  change  plus  de  couleur  quand  f  entends  prononcer 
ton  nom  ;  quand  je  regarde  tes  yeux,  je  ne  sens  plus  battre 
mon  cœur. 

Si  des  songes  viennent  occuper  mon  sommeil,  tu  fien 
es  pas  sans  cesse  V objet  ;  au  moment  où  je  m^ éveille,  tu 
n^es  plus  ma  première  pensée. 

Je  m^ éloigne  de  toi,  sans  sentir,  à  chaque  instant,  le 
besoin  de  revenir  ;  si  je  suis  assis  à  tes  côtés,  je  n  éprouve 
ni  peine  ni  plaisir. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  361 

Di  tua  beUà  ragiono, 
Ne  intenerir  mi  sento  ; 

I  torti  miei  rammentOy 
E  non  mi  so  sdegnar. 

Confuso  più  non  sono 
Quando  mi  vieni  appresso  ; 
Col  mio  rivale  istesso 
Posso  di  te  parlar. 

Volgimi  il  guardo  altero, 
Parlami  in  volto  ufnano  ; 

II  tua  disprezzo  è  vano^ 
E  i^ano  il  tuo  favor. 

Che  più  V  usaio  impero 
Quei  labbri  in  me  non  hanno  ; 
Quegli  occhi  più  non  sanno 
La  {fia  di  questo  cor. 


Je  parle  de  ta  beauté,  et  je  ne  me  sens  plus  attendrir  ; 
je  rappelle  mes  torts,  et  ne  suis  point  en  colère. 

Je  ne  suis  plus  tout  troublé  si  tu  viens  à  Rapprocher  de 
moi  ;  je  puis  parler  de  toi,  même  avec  mon  rival* 

Regarde-moi  dHun  œil  altier,  ou  parle-moi  avec  bonté, 
ton  mépris  fCa  plus  d^ effet,  et  ta  faveur  est  vaine. 

Non,  cette  bouche  charmante  n^a  plus  sur  moi  son 
empire  accoutumé  ;  ces  yeux  brillants  ne  connaisses  plus 
le  chemin  de  mon  cœur. 


362  STENDHAL 

Quel  che  or  rn  aUetta  o  spiace. 
Se  lieto  o  mesto  or  sono, 
Già  non  è  più  tuo  donc, 
Già  colpa  tua  non  è. 

Che  senza  te  mi  place 
La  sels^a,  il  colle,  il  prato  ; 
Ogni  soggiorno  ingrcUo 
M*  annoja  ancor  con  te, 

Odiy  5'  io  son  sincero  : 
Ancor  mi  sembri  bella  ; 
Ma  non  mi  sembri  quella 
Che  paragon  non  ha. 

E  (non  i*  offenda  il  vero) 
Nel  tuo  leggiadro  aspetto 
Or  i^edo  alcun  difetto, 
Che  mi  parea  beltà. 

Aujourd'hui,  ce  qui  me  charme  ou  ce  qui  fait  mon 
tourment,  ce  qui  me  rend  triste  ou  heureux,  ce  rCest  plus 
une  marque  de  ta  tendresse,  ce  rCest  plus  un  instant  de 
rigueur. 

Sans  toi,  la  forêt,  la  prairie,  la  colline  ombragée, 
peuvent  m* être  agréables  ;  et  un  séjour  déplaisant  nC en- 
nuie encore  à  tes  côtés. 

Vois  si  je  suis  sincère  :  tu  me  semblés  encore  belle  ; 
mais  tu  ne  me  semblés  plus  celle  à  laquelle  rien  ne  pour- 
rait être  comparé. 

Et  que  la  vérité  ne  t'offense  pas  :  dans  cette  figure  char- 
mante f  aperçois  maintenant  des  défauts  que  je  prenais 
pour  des  beautés. 


LETTRES   SUR   MÉTASTASE  3C3 

Quando  h  stral  spezzai, 
(Confessa  il  mio  rossore) 
Spezzar  m'  intesi  il  corey 
Mi  pariée  di  morir. 

Ma  per  uscir  di  giiaij 
Per  non  vedersi  oppressa ^ 
Per  racquistar  se  stesso, 
Tutto  si  puo  soffrir. 

Nel  i^isco,  in  oui  5'  ai*i^enne 
Queir  augellin  talora, 
Lascia  le  penne  ancora, 
Ma  torna  in  libertà, 

Poi  le  perdute  penne 
In  pochi  di  rinnova, 
CauLo  divien  per  prova^ 
Ne  più  tradir  si  fa. 


Quand  je  rompis  ma  chaîne,  je  confesse  ma  honte ,  je 
sentis  mon  cœur  se  briser  ;  il  me  sembla  mourir. 

Mais,  pour  sortir  du  malheur,  pour  ne  pas  se  voir 
opprimé,  pour  redei^enir  soi-même,  on  peut  tout  souffrir. 

Tel  est  cet  oiseau  que  son  imprudence  conduit  dans  un 
piège  ;  il  y  laisse  quelques  plumes,  il  est  i^rai,  mais  il 
retourne  à  la  liberté. 

Ensuite,  en  peu  de  jours,  ses  plumas  perdues  reviennent  : 
la  prudence  est  un  fruit  du  malheur,  et  il  ns  se  laisse  plus 
tromper. 


364 


STENDHAL 


iSo  che  non  credi  estinto 
In  me  V  incendia  antico^ 
Perché  si  spesso  il  dico^ 
Perché  tacer  non  so  : 

Quel  ncAurale  istintOy 
Nice,  a  parlar  mi  sprona^ 
Per  cui  ciascun  ragiona 
De'  rischj  che  passa. 

Dopo  il  crudel  cimenta 
Narra  i  passati  sdegni^ 
Di  sue  ferite  i  segni 
Mostra  il  guerrier  cosï, 

Mostra  cosi  contento 
Schiavo,  che  uscl  di  pena^ 
La  barbara  catena^ 
Che  stra^cinava  un  du 


Je  sais  que  tu  ne  crois  pas  éteint  le  feu  qui  rrC enflamma 
jadis  ;  fen  parlerais  moins  soutient,  penses 'tu,  et  je  sau- 
rais me  taire. 

0  Nice  !  ce  penchant  naturel  nC excite  à  parler ^  qui 
porte  chacun  de  nous  à  se  rappeler  les  dangers  qu^il 
courut. 

Après  la  bataille  sanglante,  le  guerrier  conte  la  fureur 
qui  Canimait,  et  montre  la  place  de  ses  blessures, 

C*est  ai^ec  une  joie  pareille  que  Vescla^^e  dont  le  sort  a 
changé  montre  la  chaîne  cruelle  qu'autrefois  il  traînait 
après  lui. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  3G5 

Parlo,  ma  sol  parlando 
Me  soddisfar  procura  ; 
Parlo^  ma  nuUa  io  cura 
Che  tu  mi  presti  je. 

Parla,  ma  non  dimando 
Se  appro^i  i  detti  miei^ 
Ne  se  tranquilla  sei 
Nel  ragionar  di  me. 

Io  lascio  un*  inœstarUe  ; 
Tu  perdi  un  cor  sincero  ; 
Non  so  di  noi  primiero 
Chi  s*  abbia  a  consolar. 

So  che  un  si  fido  amante 
Non  troverà  più  Nice  ; 
Che  un*  altra  ingannatrice 
E  facile  a  trovar. 


Je  parle,  il  est  vrai,  mais  seulement  pour  me  satisfaire  ; 
mais  sans  songer  si  tu  prêtes  foi  à  mes  paroles. 

Je  parUy  mais  je  ne  demande  point  si  tu  approu^^es 
mes  pensées  ;  je  ne  demande  point  si  tu  es  tranquille  en 
(occupant  de  moi. 

Je  quitte  une  inconstante  ;  tu  perds  un  cœur  sincère  : 
f  ignore  qui  de  nous  deux  se  consolera  le  premier. 

Je  sais  que  Nice  ne  trouvera  plus  un  amant  si  fidèle  ; 
je  sais  quune  autre  trompeuse  est  facile  à  trouver  fa). 

(a)  VoilÀ  l'amour  dans  la  manière  italienne,  dans  celle  de  Cimarosa  : 
ses  peines  attaquent  le  bonheur,  il  est  vrai,  mais  ne  détruisent  pas 
l'être  sensible.  Un  Allemand  nous  eût  décrit  les  ravages  que  le  malheur 


366  STENDHAL 

La  clarté,  la  précision,  la  facilité  sublime,  qui, 
comme  on  voit,  caractérisent  le  style  de  ce  grand 
poète,  qualités  si  indispensables  dans  des  paroles 
qui  doivent  être  chantées,  produisent  aussi  le  sin- 
gulier effet  de  rendre  ses  ouvrages  extrêmement 
faciles  à  apprendre  par  cœur.  On  retient,  sans  s'en 
douter,  cette  poésie  divine,  qui,  soumise  à  la  cor- 
rection la  plus  parfaite,  repousse  cependant  jusqu'à 
ridée  de  la  moindre  gêne. 

La  canzonnetta  a  Nice  vient  plaire  à  la  même 
partie  de  l'âme  qui  est  charmée  de  la  petite  Mode- 
leine  du  Corrége,  qui  est  à  Dresde,  et  que  le  burin 
de  Longhi  nous  a  si  bien  rendue. 

Il  est  difficile  de  lire,  sans  répandre  des  larmes,  la 
Clémence  de  Titus,  ou  Joseph  ;  et  l'Italie  a  peu  de 
morceaux  plus  sublimes  que  certains  passages  des 
rôles  de  Cléonice,  de  Démétrius,  de  Thémistocle  et 
de  Régulus. 

Je  ne  vois  pas  ce  qu'on  peut  comparer,  en  aucune 
langue,  aux  cantates  de  Métastase.  On  serait  tenté 
de  tout  citer. 


a  faits  dans  son  £tre  :  il  ne  prouve  l'énergie  dos  passions  que  par  I« 
vilain  tableau  des  maladies.  Voyez,  en  français,  les  romans  de  ma- 
dame Cottin. 

La  version  qu'on  vient  de  donner  n'est  destinée  qu'à  faciliter  l'intel- 
ligence de  l'original.  On  sent  à  chaque  vers,  en  traduisant  cette  chanson 
célèbre,  combien  la  langue  italienne  admet  plus  de  naturel  que  la 
nôtre.  Pour  n'être  pas  excessivement  plat,  il  faut  à  tout  moment 
s'éloigner  du  texte,  tourner  en  maxime  ce  que  le  personnage  exprime 
comme  un  sentiment  ;  on  ajoute  une  épithèto  à  un  mot  qui  eût  semblé 
trop  nu  à  une  oreille  française.  Ce  n'est  pas  sous  ces  couleurs  que  les 
quinze  ou  vingt  Coure  de  lilUrature  qui  ont  paru  en  France  depui» 
quelques  années  peignent  la  langue  italienne. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  367 

Alfieri  a  surpassé  tous  les  poètes  dans  la  manière 
de  peindre  le  cœur  des  tyrans,  parce  que,  s'il  eût 
été  moins  honnête  homme,  lui-même,  je  crois,  sur 
le  trône,  eût  été  un  tyran  sublime.  Les  scènes  de 
son  Timoléon  sont  bien  belles  ;  je  le  sens,  la  manière 
est  absolument  différente  de  celle  de  Métastase,  mais 
je  ne  pense  pas  que  la  postérité  trouve  que  le  mérite 
soit  supérieur.  On  songe  trop  au  style  en  lisant 
Alfieri.  J^e  style,  qui,  comme  un  vernis  transparentTT 
^oit  recouvrir  les  couleurs,  les  rendre  plus  bril-  J^ 
lantes,  mais  non  les  altérer,  dans  Alfieri,  usurpe 
une  part  de  l'attention. 

Qui  songe  au  style  en  lisant  Métastase  ?  On  se 
jaisse  entraîner.   C'est  le  seul  style  étranger  qui 
m'ait  reproduit  le  charme  de  La  Fontaine. 

La  cour  de  Vienne  n'a  pas  eu,  pendant  cinquante 
ans,  un  jour  de  naissance  ou  un  mariage  à  célébrer, 
qu'on  n'ait  demandé  une  cantate  à  Métastase. 
Quel  sujet  plus  aride  !  Parmi  nous,  on  n'exige  du 
poète  que  de  n'être  pas  détestable  :  Métastase  y 
est  divin  ;  l'abondance  naît  du  sein  de  la  stéri- 
lité. 

Remarquez,  mon  ami,  que,  par  ses  opéras,  Métas- 
tase a  charmé,  non  pas  l'Italie  seulement,  mais  tout 
oe  qu'il  y  a  de  spirituel  dans  toutes  les  cours  de 
l'Europe,  et  cela  en  observant  fidèlement  les  petites  ^^^ 
règles  commodes  que  voici  : 

Il  faut,  dans  chaque  drame,  six  personnages,  tous 
amoureux,  pour  que  le  musicien  puisse  avoir  des 


368  STENDHAL 

contrastes.  Le  primo  soprano^  la  prima  donna  et  le 
ténor,  les  trois  principaux  acteurs  de  l'opéra,  doi- 
vent chacun  chanter  cinq  airs  :  un  air  passionné 
(Varia  patetica)^  un  air  brillant  (di  bravura),  un  air 
d'un  style  uni  (aria  parlantejj  un  air  de  demi- 
caractère,  et  enfin  un  air  qui  respire  la  joie  (aria 
brillante).  Il  faut  que  le  drame,  divisé  en  trois 
actes,  n'outrepasse  pas  un  certain  nombre  de  vers  ; 
que  chaque  scène  soit  terminée  par  un  aria  ;  que  le 
même  personnage  ne  chante  jamais  deux  airs  de 
suite  ;  que  jamais  aussi  deux  airs  du  même  carac- 
tère  ne  se  présentent  l'un  après  l'autre.  Il  faut  que 
le  premier  et  le  deuxième  acte  soient  terminés  par 
des  airs  d'une  plus  grande  importance  que  ceux  qui 
se  rencontrent  dans  le  reste  de  la  pièce.  Il  faut  que, 
dans  le  deuxième  et  le  troisième  actes,  le  poète  mé- 
nage deux  belles  niches,  l'une  pour  y  placer  un  réci- 
tatif obligé,  suivi  d'un  air  à  prétention  (di  Iran- 
busto)  ;  l'autre  pour  un  grand  duo,  sans  oublier  que 
ce  duo  doit  toujours  être  chanté  par  le  premier 
amoureux  et  la  première  amoureuse.  Sans  toutes 
ces  règles,  pas  de  musique.  Il  est  bien  entendu,  outre 
cela,  que  le  poète  doit  fournir  au  décorateur  de 
fréquentes  occasions  de  faire  briller  son  talent.  Ces, 
règles,  si  singulières  en  apparence,  et  dont  quelques- 


unes  ont  été  trouvées  par  Métastase,  l'expérience  a 
rouvé  qu'on  ne  pouvait  s'en  écarter  sans  nuire  à 


l'effet  de  l'opéra. 

Enfin  ce  grand  poète  lyrique,  pour  produire  tant 


LETTRES   SUR   METASTASE  369 

de  miracles,  n*a  pu  se  servir  que.  d'un  septième, 
environ,  des  mots  de  la  langue  italienne.  Elle  en  a 
quarante-quatre  mille,  selon  un  moderne  lexico- 
graphe, qui  a  pris  la  peine  de  les  compter,  et  la 
langue  de  l'opéra  n'en  admet  que  six  ou  sept  mille  i^ 
au  plus. 

Voici   ce   que,   sur  ses   vieux  jours,   Métastase 
écrivait  à  un  de  ses  amis  : 

« Il  se  trouve,  pour  mes  péchés,  que  les 

«  rôles  de  femmes  del  Re  pastore  ont  tellement  plu  à 
«  Sa  Majesté,  qu'EUe  m'a  ordonné  de  faire,  pour 
((  le  mois  de  mai  prochain,  une  autre  pièce  du  même 
«  genre.  Dans  l'état  où  est  ma  pauvre  tête,  par  la 
((  tension  constante  de  mes  nerfs,  c'est  une  terrible 
«  tâche,  que  d'avoir  affaire  à  ces  friponnes  de 
«  Muses.  Mais  mon  travail  est  mille  fois  plus  désa- 
«  gréable  encore  par  toutes  les  gênes  qu'on  m'im- 
«  pose.  D'abord  il  ne  peut  être  question  de  sujets 
«  grecs  ou  romains,  parce  que  nos  chastes  nymphes 
«  ne  veulent  pas  de  ces  costumes  indécents.  Je 
((  suis  obligé  d'avoir  recours  à  l'histoire  de  l'Orient, 
tt  pour  que  les  femmes  qui  jouent  les  rôles  d'hommes 
((  puissent  être  dûment  enveloppées,  de  la  tête  aux 
((  pieds,  dans  les  draperies  asiatiques.  Lés  contrastes 
«  entre  le  vice  et  la  vertu  sont  nécessairement 
«  exclus  de  ces  pièces,  parce  qu'aucune  femme  ne 
a  veut  jouer  un  rôle  odieux.  Je  ne  puis  employer 
«  que  cinq  personnages,  par  la  très  bonne  raison 
<c  que  donnait  un  certain  gouverneur  de  château, 

HAYDN.  24 


370  STENDHAL 

K  qu'il  ne  faut  pas  cacher  ses  supérieurs  dans  la 
a  foule  '.  La  durée  de  la  représentation,  les  chan- 
v  gements  de  scènes,  les  airs  et  presque  le  nombre 
n  des  mots,  tout  est  limité.  Dites-moi  s'il  n'y  aurait 
ir  pas  de  quoi  faire  devenir  fou  l'homme  le  plus 
n  patient  !  Imaginez  donc  l'effet  de  tout  cela  sur 
n  moi,  qui  suis  le  grand-prêtre  de  tous  les  maux  da 
M  cette  vallée  de  misère.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  et  qui  prouve  que  le 
hasard  entre  dans  tout,  même  dans  les  jugements  de 
cette  postérité  dont  on  nous  fait  tant  de  peur,  c'est 
qu'on  ait  cru  faire  une  espèce  de  grâce  à  un  tel 
homme  en  l'admettant  au  rang  du  froid  amant  de 
Laure,  duquel  i)  nous  reste  une  cinquantaine  de 
sonnets,  à  la  vérité,  pleins  de  douceur. 

Métastase,  né  à  Rome  en  1698,  était  déjà,  à  dix  ans, 
un  improvisateur  célèbre.  Un  riche  avocat  romain, 
nommé  Gravina,  qui  faisait  de  mauvaises  tragédies 
pour  se  désennuyer,  fut  charmé  de  cet  enfant  :  il 
commença,  pour  l'amour  du  grec,  par  changer  son 
nom  de  Trapassi  en  celui  de  Métastase  ;  il  l'adopta, 
donna  les  plus  grands  soins  à  son  éducation,  qui, 
par  hasard,  fut  excellente,  et  enfin  lui  laissa  de  la 
fortune. 

Métastase  avait  vingt-six  ans  lorsque  son  premier 
opéra,  la  Didone,  fut  joué  h  Naples  en  1724.  II  l'avait 
composé  d'après  les  conseils  de  la  belle  Marianne 

1.  Ces  opéras  étaient  joues  par  les  archîduea  et  archidu- 
chesses. 


LETTRES   SUR  METASTASE  371 

Romanîna,  qui  chanta  supérieurement  le  rôle  de 
Didone,  parce  qu'elle  aimait  passionnément  le 
poète  ;  il  paraît  que  cet  attachement  dura.  Métas- 
tase, intime  ami  du  mari  de  Marianne,  vécut  plu- 
sieurs années  dans  cette  maison,  se  laissant  charmer 
par  la  douce  musique,  et  étudiant  sans  relâche  les 
poètes  grecs. 

En  1729,  l'empereur  Charles  VI,  ce  grand  musi- 
cien qui  ne  riait  jamais,  et  qui,  dans  sa  jeunesse, 
avait  joué  un  si  pauvre  rôle  en  Espagne,  l'appela 
à  Vienne  pour  être  le  poète  de  son  Opéra.  Il  hésita 
un  peu,  mais  partit. 

Métastase  ne  sortit  plus  de  Vienne  ;  il  y  parvint 
à  une  extrême  vieillesse,  au  milieu  d'une  volupté 
délicate  et  noble,^n'ayant  d'autre  soin  que  d'expri- 
mer, dans  de  beaux  vers,  les  sentiments  qui  ani- 
maient sa  belle  âme.  Le  docteur  Burney,  qui  le  vit 
à  soixante-douze  ans,  le  trouva  encore  le  plus  bel 
homme  de  son  siècle  et  l'homme  le  plus  gai.  Il  re- 
fusa toujours  les  cordons  et  les  titres,  sut  cacher  sa 
vie,  et  fut  heureux.  Aucun  des  sentiments  tendres  ne 
manqua  à  cette  âme  sensible. 

En  1780,  âgé  de  quatre-vingt-deux  ans,  au  mo- 
ment de  recevoir  le  viatique,  il  rassembla  ses  forces, 
et  chanta  à  son  Créateur  : 

Eterno  Genilor, 
lo  i'offro  il  proprio  figlio 
Che  in  pegno  del  iuo  amor 
Si  vuole  a  me  donar. 


372  STENDHAL 

A  lui  riifolgi  il  cigUo, 
Mira  chi  t'offro  ;  e  poi 
Niega^  Sigfior,  ae  puoi, 
Niega  di  perdonar  *. 

Cet  homme  heureux  et  grand  mourut  le  2  avril 
1782,  ayant  pu  connaître,  pendant  sa  longue  car- 
rière, tous  les  grands  musiciens  qui  ont  charmé  le 
monde. 


LETTRE 


SUR   l'état  actuel  de  la  musique  en   ITALIE 


Venise,  le  29  août  1814. 


Vous  vous  souvenez  donc  encore,  mon  ami,  des 
lettres  que  je  vous  écrivais  de  Vienne,  Il  y  a  six  ans. 
Vous  voulez  que  je  vous  donne  une  esquisse  de  l'état 
actuel  de  la  musique  en  Italie.  Mes  Idées  ont  bien 
changé  de  cours  depuis  cette  époque.  Je  suis  au- 
jourd'hui plus  riche,  plus  heureux  qu'à  Vienne,  et 
les  moments  que  je  ne  donne  pas  à  la  société  sont 
entièrement  consacrés  à  l'histoire  de  la  peinture. 

Vous  savez  quelle  a  été  ma  joie  lorsqu'on  m'a 
rendu  un  revenu  suffisant  juste  *  au  nécessaire. 
Il  parait  que  j'avais  été  trompé  par  mon  ambition  ; 
car,  sur  ce  prétendu  nécessaire,  je  trouve  tous  les 

HAYDN.  2\. 


374  STENDHAL 

jours  de  quoi  acheter  de  bons  petits  tableaux,  que 
les  grands  faiseurs  de  collections  ont  négligés,  ou 
plutôt  n'ont  pas  reconnus.  J'ai  vu,  il  y  a  quelques 
jours,  à  la  Rwa  dei  schiaponiy  chez  un  capitaine  de 
vaisseau,  le  plus  poli  des  hommes,  de  charmantes 
petites  esquisses  de  Paul  Véronèse,  remplies  de  ce 
beau  ton  de  couleur  dorée  qui  donne  tant  de  vie 
à  ses  grands  tableaux  :  eh  bien,  j'ai  déjà  l'espérance 
de  pouvoir  me  procurer  une  ou  deux  ébauches 
pareilles  de  ce  grand  maître,  dont  les  chefs-d'œuvre 
sont  enterrés,  avec  tant  d'autres,  dans  votre  im- 
mense Musée.  Vous  croyez  être  bien  civilisés,  et  vous 
avez  fait,  en  les  ôtant  à  l' Italie,  un  trait  de  barbares  *. 
Vous  ne  vous  êtes  pas  aperçus,  messieurs  les  voleurs, 
que  vous  n'emportiez  pas,  avec  les  tableaux,  l'at- 
mosphère qui  en  fait  jouir.  Vous  avez  diminué  les 
plaisirs  du  monde.  Tel  tableau,  qui  est  solitaire  et 
comme  inconnu  dans  un  des  coins  de  votre  galerie, 
faisait  ici  la  gloire  et  la  conversation  de  toute  une 
ville.  Dès  que  vous  arriviez  à  Milan,  on  vous  parlait 
du  Couronnement  éC épines  du  Titien  :  à  Bologne,  le 
premier  mot  de  votre  valet  de  place  était  de  vous 
demander  si  vous  vouliez  voir  la  Sainte  Cécile  de 
Raphaël  :  ce  valet  de  place,  lui-même,  savait  par 
cœur  cinq  ou  six  phrases  sur  ce  chef-d'œuvre. 

Je  sais  bien  que  ces  phrases  ennuient  l'amateur 
qui  veut  juger  et  sentir  par  lui-même  ;  il  est  souvent 
importuné  des  superlatifs  italiens  ;  mais  ce  ;  super- 
latifs montrent  quel  est  l'esprit  général  du  pays  par 


LETTRES  SUR  MéTASTASE  375 

rapport  aux  arts.  Ces  superlatifs,  qui  m'ennuient, 
éveillent  peut-être  Tamour  de  l'art  chez  un  jeune 
tailleur  de  Bologne,  qui  un  jour  sera  un  Annibal 
Carrache.  Ces  superlatifs-là  sont  un  peu  comme  les 
signes  de  respect  que  l'on  rend  au  marquis  de  Wel- 
lington lorsqu'il  passe  dans  les  rues  de  Lisbonne  : 
certainement  le  petit  clerc  du  procureur  qui  crie 
e  vwa  !  ne  peut  pas  juger  des  talents  militaires  et  de 
la  prudence  sublime  de  cet  homme  rare  ;  mais, 
n'importe,  ces  cris-là  sont  pour  lui  une  récompense 
de  ses  vertus,  et  feront  peut-être  un  autre  Wel- 
lington de  ce  jeune  capitaine  qui  est  son  aide  de 
camp. 

Le  personnage  le  plus  estimé,  le  plus  connu  dans 
Rome,  c'est  Canova.  Le  peuple  d'un  quartier  de 
Paris  connaît  monsieur  le  duc  un  tel,  dont  l'hôtel 
est  au  bout  de  la  rue.  Il  n'en  faut  pas  davantage 
pour  voir  que  vous  avez  beau  emporter  à  Paris  la 
Transfiguration  et  Y  Apollon  ;  vous  avez  beau  faire 
transporter  sur  toile  la  Descente  de  croix  peinte  à 
fresque  par  Daniel  de  Volterre,  toutes  ces  œuvres 
sont  des  œuvres  mortes  :  il  manque  à  vos  beaux-arts 
un  public. 

Ayez  un  Opéra  italien,  ayez  un  Musée  ;  c'est  fort 
bien  :  vous  pourrez  parvenir  peut-être  à  acquérir, 
dans  ces  genres-là,  un  goût  d'une  belle  médiocrité  ; 
mais  vous  ne  serez  jamais  grands  que  dans  la  co- 
médie, dans  la  chanson,  dans  les  livres  d'une  morale 
piquante  : 


376  STENDHAL 

Excudenl  alii  spirantia  moUius  sera. 

ViRc,  VI,  V.  847. 

Vous,  Français,  vous  aurez  des  Molière,  des  Collé, 
des  Pannard,  des  Hamilton,  des  La  Bruyère,  des 
Dancourt,  des  Lettres  persanes.  Dans  ce  genre 
charmant,  vous  serez  toujours  le  premier  peuple 
du  monde  :  cultivez-le,  mettez-y  votre  luxe,  encou- 
ragez les  écrivains  de  ce  genre  ;  les  grands  hommes 
sont  produits  par  la  terre  que  vous  foulez.  Donnez 
un  orchestre  supportable  à  votre  Théâtre-Français  ; 
achetez  pour  lui  ces  belles  décorations  du  théâtre  de 
la  Scala,  de  Milan,  que  l'on  recouvre  d'une  nouvelle 
couleur  tous  les  deux  mois,  et  que  vous  auriez  pour 
une  quantité  de  toile  égale  en  étendue  à  la  décora- 
tion. Les  hommes  d'esprit  de  Naples  et  de  Stock- 
holm se  rencontreront  sur  la  place  du  Carrousel, 
allant  à  votre  théâtre  voir  jouer  Tartufe  et  le 
Mariage  de  Figaro.  Nous,  qui  avons  voyagé,  nous 
savons  que  ces  pièces  sont  injouables  partout  ail- 
leurs qu'à  Paris. 

De  même,  les  tableaux  de  Louis  Carrache  peu- 
vent être  regardés  comme  invisibles  ailleurs  qu'en 
Lombardie.  Quelle  est  celle  de  vos  femmes  aimables 
qui  a  jamais  regardé  autrement  qu'en  bâillant  cette 
Vocation  de  saint  Matthieu  ^,  cette  Vierge  portée  au 
tombeau^  dont  les  couleurs  ont  un  peu  poussé  au 

1.  Musée,  n«  878. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  377 

noir  ?  Je  suis  convaincu  que  les  plus  mauvaises 
copies,  mises  dans  le  cadre  de  ces  tableaux,  produi- 
raient juste  autant  d'effet  sur  la  grande  société  de 
France.  Or,  à  Rome,  cette  grande  société  parlera 
pendant  quinze  jours  de  la  manière  dont  cette  fres- 
que, peinte  par  le  Dominiquin  au  couvent  de  Saint- 
Nil,  va  être  transportée  sur  toile.  A  Rome,  la 
considération  est  pour  le  grand  artiste  ;  à  Paris,  elle 
est  pour  le  général  heureux,  pour  le  conseiller 
d'État  en  faveur,  pour  le  maréchal  de  Saxe,  ou  pour 
M.  de  Galonné.  Je  ne  dis  pas  que  cela  est  bien  ou 
mal  ;  je  fais  seulement  observer  que  cela  est.  Et  le 
grand  artiste  qui  aime  sa  gloire,  et  qui  connaît  le 
faible  du  cœur  humain,  doit  vivre  là  où  l'on  est  le 
plus  sensible  à  son  mérite,  et  où,  par  conséquent,  on 
est  le  plus  sévère  à  ses  fautes.  A  Rome,  MM.  G.  G. 
G.  G.,  dont  je  n'ai  jamais  vu  que  les  charmants 
ouvrages,  au  reste,  pourraient  impunément  habiter 
au  quatrième  étage  :  la  considération  de  la  ville 
entière,  depuis  le  neveu  du  pape  jusqu'au  moindre 
petit  abbéy  y  monterait  avec  eux  ;  on  leur  saurait 
beaucoup  plus  de  gré  d'un  joli  tableau  que  d'une 
repartie  aimable.  Voilà  l'atmosphère  qu'il  faut  à 
l'artiste  ;  car  l'artiste  aussi,  comme  un  autre 
homme,  a  ses  moments  de  découragement. 

Une  des  conversations  les  plus  intéressantes  pour 
moi,  dans  une  ville  où  j'arrive,  est  celle  que  j'établis 
avec  le  sellier  qui  me  loue  la  voiture  dans  laquelle 
je  vais  rendre  mes  lettres  de  recommandation.  Je 


378  STENDHAL 

lui  demande  quelles  sont  les  curiosités  à  voir,  quels 
sont  les  plus  grands  seigneurs  du  pays  ;  il  me  répond 
en  me  disant  un  peu  de  mal  des  collecteurs  des 
impôts  indirects  ;  mais,  après  ce  tribut  payé  au 
rang  qu'il  occupe  dans  la  société,  il  m'indique  fort 
bien  où  se  trouve  le  courant  actuel  de  Topinioik 
publique. 

Lorsque  je  suis  rentré  à  Paris,  vous  aviez  encore- 
vôtre  charmante  madame  Barilli  :  Dieu  sait  si  le- 
maître  de  mon  bel  hôtel  garni  de  la  rue  Cérutt  *  m'en, 
a  dit  le  moindre  mot  ;  à  peine  s'il  connaît  de  nom 
mademoiselle  Mars  et  Fleury.  Arrivez  à  Florence,, 
chez  Schneider  :  le  moindre  marmiton  va  vous  dire  : 
tf  Davide  le  fils  est  arrivé  il  y  a  trois  jours  ;  il  va  chan* 
ter  avec  les  Monbelli,  l'opéra  fera  furore  ;  tout  le- 
monde  arrive  à  Florence  pour  le  voir.  » 

Vous  serez  bien  scandalisé,  mon  cher  Loui«,  si 
jamais  vous  venez  en  Italie,  de  trouver  des  orches- 
tres bien  inférieurs  à  celui  de  l'Odéon,  et  des  trou- 
pes où  il  n'y  a  qu'une  voix  ou  deux.  Vous  me  croirez, 
menteur  comme  un  voyageur  de  long  cours.  Jamais 
de  réunion  égale  à  celle  que  vous  possédiez  à  Paris, 
lorsque  vous  aviez,  dans  le  même  opéra,  madame 
Barilli,  mesdames  Neri  et  Festa,  et,  en  hommes, 
Crivelli,  Tachinardi  et  Porto.  Mais  ne  désespérez, 
pas  de  votre  soirée  :  les  chanteurs  que  vous  trouvez^ 
^médiocres  ici  seront  électrisés  par  un  public  sensible 
et  capable  d'enthousiasme  ;  et  le  feu  circulant  du 
théâtre  aux  loges,  et  des  loges  au  théâtre,  vous  en*^ 


LETTRES  SUR   MÉTASTASE  379 

tendrez  chanter  avec  un  ensemble,  une  chaleur,  un 
irioy  dont  vous  n'avez  pas  même  d'idée.  Vous  verrez 
de  ces  moments  d'entraînement  où,  chanteurs  et 
spectateurs,  tous  s'oublient  pour  n'être  sensibles 
qu'à  la  beauté  d'un  finale  de  Cimarosa.  Ce  n'est  pas 
assez  de  donner,  à  Paris,  trente  mille  francs  à  Cri- 
^lli  ;  il  faudrait  encore  acheter  un  public  fait  pour 


'Kentendre  et  pour  nourrir  l'amour  qu'il  a  pour  son 
;art.  Il  fait  un  trait  superbe  et  simple,  pas  un  applau- 
dissement ;  il  se  permet  un  de  ces  agréments  com- 
muns et  aisés  à  distinguer  ;  chaque  spectateur, 
'charmé  de  prouver  qu'il  est  connaisseur,  assourdit 
son  voisin  par  des  battements  de  mains  d'éner- 
gumène  :  mais  ces  applaudissements  sont  sans  véri- 
table chaleur  ;  son  âme  ne  vient  pas  de  recevoir  un 
grand  plaisir,  c'est  seulement  son  esprit  qui  approu- 
ve. Un  Italien  se  livre  franchement  à  la  jouissance 
•d'admirer  un  bel  air  qu'il  entend  pour  la  première 
fois  ;  un  Français  n'applaudit  qu'avec  une  sorte 
d'inquiétude,  il  craint  d'approuver  une  chose  mé- 
diocre :  ce  n'est  qu'à  la  troisième  ou  quatrième 
représentation,  lorsqu'il  sera  bien  décidé  que  cet 
air  est  délicieux,  qu'il  osera  crier  brai^o  !  en  appuyant 
sur  la  première  syllabe,  pour  montrer  qu'il  sait 
l'italien.  Voyez-le  dire,  le  jour  d'une  première  re- 
présentation, à  son  ami,  qu'il  aborde  au  foyer  : 
'«  Cela  est  divin  !  »  ;  sa  bouche  afiirme,  mais  son  œil 
interroge.  Si  son  ami  ne  lui  répond  pas  par  un  autre 
rsuperlatif,  il  est  prêt  à  détrôner  sa  divinité.  Aussi 


380  STENDHAL 

l'enthousiasme  musical  de  Paris  n'admet-il  aucune 
discussion  ;  cela  est  toujours  délicieux  ou  exécrable  : 
au  delà  des  Alpes,  comme  chacun  est  sûr  de  ce 
qu'il  sent,  les  discussions  sur  la  musique  sont  în- 
Gniea. 

J'ai  trouvé  froids  tous  les  grands  chanteurs  que 
j'ai  vus  à  rOdéon  :  Crivelli  n'est  plus  le  même  qu'à 
Naples  ;  Tachinerdi  seul  avait  des  moments  parfaits 
dans  la  Distruzzione  di  Gerusalemme.  Ce  malheur-là 
n'est  pas  de  ceux  qui  se  réparent  avec  de  l'argent, 
il  tient  aux  qualités  intimes  du  public  français. 

Voyez  ce  même  Français,  si  contraint  en  parlant 
de  musique,  si  craintif  pour  les  intérêts  de  son 
amour-propre,  voyez-le  admirer  un  bon  mot  ou 
une  repartie  ingénieuse  ;  avec  quel  esprit,  avec  quel 
sentiment  plein  de  feu  et  de  finesse,  avec  quelle 
abondance  n'en  détaille-t-il  pas  tout  le  piquant  ! 
Vous  diriez,  si  vous  étiez  un  songe-creux  :  ce  pays- 
là  doit  produire  des  Molière  et  des  Regnard,  et  non 
pas  des  Galuppi  et  des  Anfossi. 

Un  jeune  prince  italien  est  dilettante  ;  il  compose, 
bien  ou  mal,  quelques  airs,  et  est  éperdûment 
amoureux  d'une  actrice  :  s'il  parait  à  la  cour  de  son 
souverain,  il  y  est  embarrassé  et  respectueux.  Un 
jeune  duc  français  arrive  jusqu'à  la  chambre  du  roi, 
en  se  donnant  des  airs  élégants  ;  on  voit  qu'il  est 
heureux,  son  âme  jouit  pleinement  de  ses  facultés  : 
il  va  s'appuyer,  en  fredonnant,  contre  la  balustrade 
qui  sépare  le  Ut  du  roi  du  reste  de  la  chambre.  Un 


LETTtlES   SUR  MÉTASTASE  381 

huissier,  un  homme  noir,  s'approche  et  lui  dit  qu'il 
n'est  pas  permis  de  s'asseoir  ainsi,  qu'il  profanise 
la  balustrade  du  roi.  —  «  Âh  !  vous  avez  raison, 
mon  ami  ;  allez,  je  préconerai  partout  votre  zèle  »  ; 
et  il  fait  une  pirouette  en  riant. 

Je  vous  avouerai,  mon  cher  Louis,  que  je  n'ai 
point  varié  dans  l'opinion  que  j'avais,  il  y  a  six  ans, 
en  vous  parlant  du  premier  symphoniste  du  monde. 
Le  genre  instrumental  a  perdu  la  musique.  On  joue 
plus  souvent  et  plus  facilement  du  violon  ou  du 
piano  qu'on  ne  chante  :  de  là  la  malheureuse  facilité 
qu'a  la  musique  instrumentale  pour  corrompre  le 
goût  des  amateurs  de  la  musique  chantée  ;  c'est 
aussi  ce  dont  elle  s'acquitte  fort  bien  depuis  une 
cinquantaine  d'années. 

Un  seul  homme  connaît  encore,  en  Italie,  la  belle 
manière  de  conduire  la  voix  :  c'est  Monbelli,  et  le 
principal  avantage  de  ses  charmantes  filles  est  sans 
doute  d'avoir  eu  un  tel  maître. 

Cette  vraie  manière  de  chanter,  que  je  soutien- 
drai jusqu'à  la  mort  exclusivement,  était  celle  que 
nous  avions  à  Vienne,  dans  mademoiselle  Martinez, 
l'élève  de  Métastase,  qui  s'y  connaissait,  et  qui, 
ayant  passé  sa  jeunesse,  au  commencement  du 
dix-huitième  siècle,  à  Rome  et  à  Naples,  avec  la 
célèbre  Romanina,  savait  ce  que  doit  faire  la  voix 
humaine  pour  charmer  tous  les  cœurs. 

Son  secret  est  bien  simple  :  elle  doit  être  belle  et 
se  montrer. 


382  STENDHAL 

Voilà  tout.  Pour  cela  il  faut  des  accompagnements 
peu  forts,  des  pizzicati  sur  le  violon  \  et,  en  général, 
que  la  voix  exécute  des  morceaux  lents.  Actuelle- 
ment les  belles  voix  se  sauvent  dans  les  récitatifs  : 
c'est  dans  ces  morceaux-là  que  madame  Catalani 
et  Velluti  sont  le  plus  beaux.  C'est  ainsi  qu'on  chan- 
tait, il  y  a  quatre-vingts  ans,  les  cantates  à  la  mode 
alors  :  aujourd'hui  on  exécute,  au  galop,  une  polo- 
naise ;  vient  ensuite  un  grand  air,  pendant  lequel 
les  instruments  luttent  de  force  avec  la  voix,  ou  ne 
se  taisent  un  instant  que  pour  les  points  d'orgue, 
et  pour  permettre  au  chanteur  de  faire  des  roulades 

[éternelles  ;  et  tout  cela  s'appelle  un  opéra  ;  et  tout 
cela  amuse  un  quart  d'heure  ;  et  tout  cela  n'a  jamais 
fait  verser  une  larme. 

Les  meilleures  cantatrices  que  j'aie  entendues  en 
ItaUe  (remarquez,  pour  l'acquit  de  ma  conscience, 
que  les  plus  grands  talents  peuvent  avoir  eu  le 
malheur  de  ne  jamais  chanter  devant  moi)  ;  les 
meilleures  cantatrices  donc  que  j'aie  entendues  dans 
ces  derniers  temps,  ce  sont  mademoiselle  Eliser  et 
les  demoiselles  MonbelU.  La  première  a  épousé  un 


1.  Pa^aninii  Génois,  est,  ce  me  semble,  le  premier  violon 
de  ritalie  :  il  a  une  douceur  extrême  ;  il  joue  des  concertos 
aussi  insignifiants  que  ceux  qui  font  bâiller  à  Paris,  mais 
il  a  toujours  pour  lui  la  douceur.  J'aime  surtout  à  lui  entendre 
jouer  des  variations  sur  la  quatrième  corde  *.  Au  reste,  ce 
Génois  a  trente-deux  ans  :  peut-être  qu'il  jouera  mieux  que 
des  concertos  avec  le  temps  ;  peut-être  qu'il  aura  le  bon  sens 
de  comprendre  qu'il  vaut  mieux  jouer  un  bel  air  de  Mozart- 


LETTRES   SUR  MÉTASTASE  383 

poète  aimable,  et  ne  chante  plus  en  public  ;  les 
autres  sont  les  espérances  de  la  Polymnie  italienne. 
Figurez-vous  la  plus  belle  méthode,  la  plus  grande 
douceur  dans  les  sons,  l'expression  la  plus  parfaite  ; 
figurez*vous  la  pauvre  madame  Barilli  avec  une 
voix  encore  plus  belle  et  toute  la  chaleur  désirable. 
Je  crois  que  les  Monbelli  ne  chantent  que  le  sérieux  ; 
madame  Barilli  aurait  donc  toujours  gardé  sur  elles 
l'avantage  de  chanter  si  divinement  la  Fanciulla 
sçerUurata  des  Ennemis  généreux,  la  comtesse  Aima- 
viva  de  Figaro,  donna  Anna  de  Don  Juan,  etc.  Il 
faut  avoir  entendu  les  petites  Monbelli,  à  Milan,* 
chanter  VAdriano  in  Siria  de  Métastase  :  cela  était 
admirable  et  fit  furore.  Heureusement  pour  vous, 
elles  sont  de  la  première  jeunesse,  et  vous  pouvez 
espérer  d'entendre  un  jour  la  cadette,  celle  qui 
s'habille  en  homme. 

Il  ne  manquait  au  plaisir  des  amateurs  que  de  voir 
réunis  dans  le  même  opéra  l'excellent  Velluti,  le 
seul  bon  soprano,  d'une  certaine  façon,  que  l'Italie 
ait  aujourd'hui  à  ma  connaissance,  et  Davide  le  fils. 
Celui-ci  a  une  voix  charmante,  mais  il  est  bien  loin 
encore  de  la  belle  méthode  des  Monbelli.  C'est  un 
homme  qui  fait  sans  cesse  des  ornements  délicieux, 
un  vrai  chanteur  de  concert  à  Paris  ;  je  suis  con- 
vaincu qu'il  y  balancerait  la  réputation  de  M.  Garât. 
Pour  les  pauvres  petites  Monbelli,  tous  nos  connais- 
seurs diraient  :  N'est-ce  que  ça  ?  En  Italie,  elles  sont 
faites  pour  aller  &  la  plus  haute  réputation  ;  il  ne 


384 


STENDHAL 


faut  demander  qu'une  chose  au  ciel,  c'est  qu'elles 
n'aillent  pas  se  marier  à  quelque  homme  riche  qui 
nous  en  priverait. 

Madame  Manfredini  vous  ferait  un  plaisir  extrême 
dans  la  Camille  de  Paër  :  elle  a  une  voix  retentis- 
sante :  mais  ce  qui  m'a  enlevé  dans  cet  opéra,  que 
j'ai  vu  à  Turin,  c'est  le  bouffe  Bassi,  sans  contredit 
le  premier  bouffe  qu'ait  aujourd'hui  l'Italie.  Il  faut 
le  voir,  dans  cette  même  Camille,  dire  à  son  maître 
jeune  officier,  qui  veut  passer  la  nuit  dans  un  châ- 
teau de  mauvaise  mine  : 

Signor,  la  vita  è  corta  ; 
Andianif  per  carità. 

Il  a  la  chaleur,  il  a  les  jeux  de  scène,  il  a  la  passion 
pour  son  métier  ;  il  joint  à  cela  une  profonde  intelli- 
gence du  comique,  et  fait  lui-même  des  comédies 
agréables.  Toute  cette  admiration-là  m'est  venue  en 
le  voyant  jouer  Ser  M  arc*  Antonio  à  Milan.  Je  ne 
sais  où  il  se  trouve  actuellement.  Il  a  d'ailleurs  une 
bonne  voix,  et  serait  parfait  s'il  avait  la  basse-taille 
de  votre  Porto. 

Mais  que  voulez-vous  ?  Dans  mon  système,  un 
certain  degré  de  passion  détruit  la  voix  chez  les 
hommes  ;  et,  chez  les  femmes,  une  certaine  fraî- 
cheur dans  les  attraits.  Vous  direz  que  c'est  encore 
une  de  mes  pensées  singulières  ;  je  vous  répondrai, 
comme  César  de  Senneville  :  A  la  bonne  heure  ♦  .' 

Nozzari,  que  vous  avez  vu  à  Paris,  est  le  premier 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  385 

homme  du  monde  pour  chanter  le  rôle  de  Paolino 
du  Mariage  secret,  que  j'ai  trouvé  un  peu  haut  pour 
les  moyens  de  votre  superbe  Crivelli. 

Pellegrini  a  une  basse-taille  magnifique  :  il  aurait 
besoin  de  prendre  quelques  leçons  de  Baptiste  cadet, 
de  Thénard  et  de  Potier,  ou,  mieux  encore,  de  l'ex- 
cellent Dugazon,  si  vous  aviez  encore  ce  bouffon 
charmant,  que  vous  avez  méconnu,  gens  graves  et 
importants  que  vous  êtes. 

Vous  connaissez  mieux  que  moi  mesdames  Gras- 
sini,  Correa,  Festa,  Neri,  Sessi,  qui  ont  été  à  Paris. 
Vous  regrettez  encore  madame  Strina-Sacchi,  si 
supérieure  dans  le  rôle  de  Caroline  du  Mariage 
secret,  et  que  vos  habitués  de  spectacle  appelaient, 
avec  assez  de  justesse,  la  Dumesnil  du  théâtre 
Louvois. 

J'ai  entendu  avec  beaucoup  de  plaisir,  dans  la 
superbe  salle  neuve  de  Brescia,  madame  Carolina 
Bassi  :  c'est  une  actrice  pleine  de  feu.  C'est  aussi 
par  cette  qualité  que  brille  madame  Malanotti. 
Vittoria  Sessi,  de  son  côté,  a  une  très  jolie  figure  et 
une  voix  très  forte. 

Je  n'ai  jamais  vu  madame  Camporesi,  qui  doit 
être  à  Paris,  et  dont  on  fait  beaucoup  de  cas  à  Rome. 

Je  ne  vous  parle  pas  de  Tachinardi,  qui  est  si 
bon  lorsqu'il  s'anime  ;  le  ténor  Siboni  marche  sur 
ses  traces.  Parlamagni  et  Ranfagni  sont  toujours 
ce  que  vous  les  avez  vus,  c'est-à-dire  d'excellents 
bouffes.  De  Grecis  et  Zamboni  jouent  fort  bien  : 

HAYDN.  25 


386  STENDHAL 

de  Grecis  était  parfait  dans  les  PretenderUi  delusiy 
qui  avaient  beaucoup  de  succès  à  Milan  il  y  a  trois 
ans.  C'est  notre  opéra  des  Prétendus^  fort  bien  arran- 
gé pour  la  scène  italienne,  et  sur  lequel  Mosca  a  fait 
une  musique  amusante.  Le  trio 

Con  rispetto  e  riverenza, 

avec  l'air  de  flûte  de  la  fin,  m'a  fait  beaucoup  dé- 
plaisir. 

Je  ne  vous  dirai  rien  ni  de  madame  Catalani,  ni 
de  madame  Gaforini.  Je  n'ai  pas  vu  la  première 
depuis  ses  débuts  à  Milan,  il  y  a  treize  ans,  et  mal* 
heureusement  la  seconde  s'est  mariée.   C'était  le 
chant  bouffe  dans  toute  sa  perfection.  Il  fallait  la 
voir  dans  la  Dama  sokUUo,  dans  Ser  Marc' Antonio^ 
dans  le  CiabcUtino.  Un  être  plus  vif,  plus  sémillant^ 
plus  pétillant  d'esprit,  plus  gai,  plus  enflammé,  ne> 
renaîtra  jamais  pour  les  menus  plaisirs  des  gens 
d'esprit.  Madame  Gaforini  était,  pour  la  Lombardie^ 
ce  que  madame  Barilli  était  pour  Paris  :  on  ne  rem- 
placera pas  plus  l'une  que  l'autre.  Le  caractère  des 
peuples  vous  fait  présumer  que,  sous  beaucoup  de 
rapports,  madame  Gaforini  devait  être  le  contraire 
de  madame  Barilli,  et  vous  présumez  bien. 

J'ai  entendu,  il  y  a  trois  mois,  une  très  belle  voix 
au  conservatoire  de  Milan.  J'entendais  mes  voisins 
se  dire  :  «  N'est-il  pas  bien  ridicule  qu'on  laisse  tel 
excellent  bouffe,  plein  d'âme  et  de  feu,  végéter  dans 
un  coin  de  Milan,  et  qu'on  ne  le  fasse  pas  professeur 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  387 

«u  Conservatoire,  pour  qu'il  anime  cette  belle 
statue  ?»  Je  ne  me  souviens  pas  du  nom  de  la 
«tatue. 

Les  gens  qui  reviennent  de  Naples  font  le  plus 
grand  éloge  du  bouffon  Casacieli.  J'ai  aussi  entendu 
Aranter  madame  Paër  et  le  ténor  Marzochi  \  Voilà, 


1.  II  y  a  ici  une  omission  assez  étendue.  L'auteur,  au  lieu 
•de  faire  connaître  ses  jugements  ténébreux  sur  des  compo- 
siteurs très  estimables,  quoique  peut-être  entraînés,  par  la 
.mode,  dans  une  fausse  route,  va  rappeler  les  faits  relatifs 
-à  chacun  d'eux. 

Paisiello  et  Zingarelli  ne  sont  pas  de  l'école  actuelle  :  ce 
sont  les  derniers  contemporains  des  Piccini  et  des  Cima- 
cosa. 

Valentin  Fioravanti,  si  connu  à  Paris  par  ses  Cantatrice 
i^illane,  est  de  Rome,  et  jeune  encore.  On  goûte  beaucoup 
«es  opéras  bulTas  :  le  Pazzie  a  vicenday  qu'il  donna  en  1791, 
^  Florence,  il  Furbo,  et  il  Fabro  Parigino,  joués  à  Turin 
-en  1797,  sont  ses  principaux  ouvrages. 

Simone  Mayer,  né  en  Bavière,  mais  élevé  en  Italie,  est 
peut-être  le  compositeur  qu'on  y  estime  le  plus  ;  c'est  en 
-même  temps  celui  dont  je  puis  le  moins  parler  :  sa  manière 
•est  précisément  celle  qui  me  semble  nous  mener  le  plus 
rapidement  à  la  perte  totale  de  la  musique  de  théâtre.  Ce 
•compositeur  habite  Bergame,  et  les  propositions  les  plus 
•avantageuses  n'ont  jamais  pu  l'attirer  ailleurs.  Il  travaille 
beaucoup.  J'ai  vu  jouer  vingt  ouvrages  de  lui  au  moins.  Il 
€st  connu  à  Paris  par  les  Finti  ris^ali^  opéra  buffa,  joué  par 
madame  Correa.  On  y  trouve  quelques  chants,  mais  pas 
toujours  assez  nobles,  et  un  grand  luxe  d'accompagnements. 
•ISon  Pazzo  per  la  musica  est  joli  ;  Adelasia  ed  Aleramo,  opéra 
«eria,  a  eu  un  grand  succès  à  Milan.  Mayer  nous  fait  jouir 
•des  immenses  progrès  que  la  musique  instrumentale  a  faits 
•depuis  le  siècle  des  Pcrgolèse,  et  en  même  temps  nous  fait 
«regretter  les  beaux  chants  de  cette  époque. 

Ferdinando  Paër,  sur  le  compte  duquel  j'ai  le  malheur  do 
penser  comme  sur  Mayer,  est  né  à  Parme  en  1774.  J'ai  vu 


388  STENDHAL 

mon  ami,  ce  que  je  connais  de  mieux  en  Italie.  J'y 
ajouterai  madame  Sandrini  que  j'ai  entendue  avec 
plaisir  à  Dresde.  Je  ne  vous  dirai  rien  de  nos  théâtres 
de  Vienne  ;  j'aurais  trop  à  en  dire  :  demandez  aux 
officiers  français  qui  y  furent  en  1809  ;  je  parie  qu'ils 
se  souviennent  encore  des  larmes  qu'ils  répandaient 
au  Croiséy  mélodrame  égal,  pour  l'effet,  aux  meil- 
leures tragédies  romantiques,  et  du  rire  inextin- 
guible que  provoquait  l'excellent  danseur  Rainaldi, 
je  crois,  qui  jouait  si  bien  le  ballet  des  Vendanges. 
En  même  temps  on  exécutait  supérieurement  Don 
Juan,  le  Mariage  secret,  la  Clémence  de  Titus,  le 
Sargines  de  Paër,  Eliska  de  Chérubini,  une  Lisbeih 
folle  par  amour,  et  plusieurs  autres  ouvrages  alle- 
mands justement  estimés. 

les  gens  les  plus  spirituels  de  Paris  faire  Téloge  de  son  esprit. 
Ce  compositeur  a  déjà  fait  trente  opéras.  La  Camilla  et 
Sargines  étaient  joues  en  même  temps  il  y  a  deux  ans,  à 
Naples,  à  Turin,  à  Vienne,  à  Dresde  et  à  Paris. 

Pavesi  et  Mosca,  auteurs  très  aimés  en  Italie»  ont  fait 
beaucoup  d'opéras  buiîas.  On  y  trouve  des  chants  aimables, 
qui  ne  sont  pas  tout  à  fait  étouiïés  par  l'orchestre.  Ces  deuac 
compositeurs  sont  jeunes. 

On  entend  avec  plaisir  les  opéras  de  Farinelli,  né  près  de 
Padoue  ;  c'est  un  élève  du  conservatoire  de'  Turchini,  à 
Naples  :  il  a  déjà  composé  huit  ou  dix  opéras. 

On  conçoit  les  plus  hautes  espérances  de  M.  Rossini,  jeune 
homme  de  vinç^t-cinq  ans,  qui  débute.  II  faut  avouer  que 
ses  airs,  ch<aiités  par  les  aimables  Monbelli,  ont  une  grâce 
étonnante.  Lt^  chef-d'œuvre  de  ce  jeune  homme,  qui  a  une 
charmante  ii^fure,  est  Vltaliana  in  Algeri.  Il  parait  que 
déjà  il  se  répète  un  pou.  Je  n'ai  trouvé  nulle  originalité  et 
nul  feu  dans  le  Turco  in  Italia,  qu'on  vient  de  donner  à 
Milan,  et  qui  est  tombé  *. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  389 

Ai-je  besoin  de  vous  répéter  que,  probablement, 
plusieurs  grands  talents  jouissent  en  Italie  d'une 
réputation  méritée  et  sont  passés  par  moi  sous  si- 
lence parce  que  je  ne  les  connais  pas  ?  Je  ne  suis 
jamais  allé  en  Sicile  ;  il  y  a  bien  longtemps  que  j'ai 
quitté  Naples.  C'est  dans  cette  terre  heureuse,  c'est 
dans  ce  pays  produit  par  le  feu,  que  naissent  les 
belles  voix.  J'y  trouvai  autrefois  des  usages  bien 
différents  des  nôtres  et  un  peu  plus  gais.  On  ne 
dénonce  pas  les  plagiats  par  des  brochures  dans  ce 
pays-là  ;  on  prend  les  voleurs  sur  le  fait.  Si  donc  le 
compositeur  dont  on  exécute  l'ouvrage  a  dérobé  à 
un  autre  un  aria  ou  seulement  quelques  passages, 
quelques  mesures,  dès  que  le  morceau  volé  commen- 
ce à  se  faire  entendre,  il  s'élève  de  tous  côtés  des 
bravos  auxquels  est  joint  le  nom  du  véritable  pro- 
priétaire. Si  c'est  Piccini  qui  a  pillé  Sacchini,  on  lui 
criera  sans  rémission  :  Bravo  Sacchini  !  Si  l'on  re- 
connaît, pendant  son  opéra,  qu'il  ait  pris  un  peu  de 
tout  le  monde,  on  criera  fort  bien  :  Bravo  Galuppi  ! 
bravo  Traetta  !  bravo  Guglielmi  ! 

Si  on  avait  le  même  usage  en  France,  combien 
des  opéras  de  Feydeau  auraient  de  ces  bravos-là  ! 
Mais  ne  parlons  pas  des  vivants. 

Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que  dans  les 
Visitandines  l'air  si  connu 

Enfant  chéri  des  dames, 
est  de  Mozart. 

BAYDN.  23. 


390  STENDHAL 

Duni  eût  entendu  crier  :  Bravo  Hasse  !  pour  le 
début  de  l'air 

Ah  I  la  maison  maudite  ! 

dont  les  quinze  premières  mesures   sont   aussi   les 
quinze   premières  de  l'air 

Prwa  del  caro  bene  l. 

Monsigny  eût  eu  un  :  Bravo  Pergolèse  !  pour  le 
début  de  son  duo 

Venez,  tout  nous  réussit, 

qui  est  précisément  celui  de  l'air 

Tu  sei  troppo  scelerato. 

Autre  bravo  pour  l'air 

Je  ne  sais  à  quoi  me  résoudre. 

Philidor  eût  entendu  crier  :  Bravo  Pergolèse  ! 
pour  son  air 

On  me  fête,  on  me  cajole, 

dont  l'accompagnement  se  trouve  dans  Taîr 

Ad  un  povero  polacco  ; 

Bravo  Cocchi  !  pour  l'air 

Il  fallait  le  voir  au  dimiuiche. 
Quand  il  sortait  du  cabaret, 

qui  n'est  autre  chose  que  l'air  tout  entier 

Donne  belle  che  pigliate  ; 

1.  Voyage  de  Roland, 


LETTRES   SUR   MÉTASTASE  391 

Bravo  Galuppi  !  pour  la  cavatine 

Vois  le  chagrin  qui  me  désire. 

Grétry  eût  eu  aussi  quelques  paquets  à  son  adresse. 

Quoi  de  plus  aisé  que  de  faire  un  tour  en  Italie  où, 
en  général,  on  ne  grave  pas  la  musique,  de  prendre 
des  copies  de  tout  ce  qu'on  entend  de  bon  ou  de 
conforme  au  goût  qu'on  sait  régner  à  Paris  dans  les 
cent  théâtres  chantants  ouverts  chaque  année  dans 
ce  pays  ;  de  lier  les  morceaux  par  un  peu  d'harmo- 
nie et  de  venir  être  en  France  un  compositeur 
renommé  !  On  ne  court  pas  de  danger  :  jamais  une 
partition  française  ne  passe  les  Alpes. 

Quel  succès  n'auraient  pas  à  Feydeau  l'air 

Con  rispetto  e  riverenxa 

de  Mosca,  dans  les  Pretendenti  delusi,  le  quatuor 

Da  che  siam  uniti, 
Parliam  de*  nostri  affari, 

du  même  opéra  ;  et  surtout  qui  les  y  reconnaîtrait  ? 
Quant  aux  belles  voix  d'Italie,  une  des  sottises 
de  messieurs  nos  petits  philosophes  nuira  probable- 
ment à  nos  plaisirs  encore  pendant  un  grand  nom- 
bre d'années.  Ces  messieurs  sont  montés  en  chaire 
pour  nous  apprendre  qu'une  petite  opération  faite 
à  quelques  enfants  de  chœur  allait  faire  de  l'Italie 
un  désert  :  la  population  allait  périr,  l'herbe  crois- 
sait déjà  dans  la  rue  de  Tolède  *  ;  et  d'ailleurs,  les 
droits  sacrés  de  l'humanité  !  Ah  ciel  !  Ces  messieurs 


392  STENDHAL 

doivent  être  de  bien  bonnes  têtes,  si  Ton  en  juge  par 
leur  froideur  pour  les  arts.  Malheureusement  une 
autre  bonne  tête,  un  peu  meilleure,  M.  Malthus, 
docteur  anglais,  s'est  avisé  de  faire  sur  la  popula- 
tion un  ouvrage  de  génie  qui  contrebalancera  un 
peu  les  petites  assertions  des  Roland,  des  d'Âlem- 
bert,  et  autres  honnêtes  gens,  qui  auraient  dû  se 
rappeler  le  mot  ne  sutor,  et  ne  jamais  parler  des  arts 
ni  en  bien  ni  en  mal  *. 

Malthus  donc  explique  fort  bien  à  nos  chatouil- 
leux philosophes  que  la  population  d'un  pays  aug- 
mente toujours  en  raison  de  la  nourriture  qu'on 
peut  s'y  procurer.  Il  ajoute  que  la  principale  cause 
de  cette  triste  pauvreté,  si  commune,  est  la  ten- 
dance qu'en  vertu  des  penchants  de  la  nature  et  de 
l'imprévoyance  humaine,  la  population  a  de  s'ac- 
croître au  delà  des  limites  de  la  production.  Il  ex- 
prime souvent  le  vœu  de  voir  les  gouvernements 
cesser  de  donner  au  mariage  des  encouragements 
dont  il  n'aura  jamais  besoin.  Créez  un  produit, 
montrez  une  nouvelle  terre,  une  nouvelle  industrie, 
et  vous  verrez  des  mariages  et  des  enfants  ;  formez 
des  mariages  sans  cela,  vous  aurez  des  enfants  ; 
mais  ils  ne  croîtront  pas,  ou  mettront  obstacle  à 
la  naissance  d'autres  enfants. 

Le  nombre  des  mariages  est  toujours,  lorsque  la 
raison  s'en  mêle,  en  harmonie  avec  les  moyens 
d'élever  une  famille.  Dans  des  villages  de  Hollande 
que  le  docteur  Malthus  a  observés,  un  homme  meurt, 


LETTRES   SUR   MÉTASTASE  393 

voilà  un  héritage,  des  capitaux  vacants^  une  indus- 
trie  dont  on  peut  s'emparer  :  vous  voyez  sur-le- 
champ  un  mariage  ;  pas  de  mort,  pas  d'hymen.  Les 
plus  terribles  causes  de  mortalité,  la  peste,  la  guerre, 
une  famine  passagère,  ne  dépeuplent  pas  pour  long- 
temps une  contrée  où  Findustrie  et  la  fertilité  sont 
dans  un  état  croissant. 

Sans  entrer  dans  une  dissertation  savante  et  dans 
de  beaux  calculs,  je  dirai,  avec  M.  Malthus,  que  si 
les  moines,  à  qui  les  philosophes  doivent  tant  de 
reconnaissance  pour  leur  avoir  fourni  de  si  vastes 
sujets  de  déclamation  ;  si  les  moines  nuisaient  à  la 
population,  ce  n'est  point  parce  qu'ils  n'y  partici- 
paient pas  directement,  mais  parce  qu'ils  étaient 
inutiles  à  la  production.  Cependant  les  moines  ne 
peuvent  pas  être  tout  à  fait  comparés  à  nos  ravis- 
sants Napolitains  ;  mais  aussi  ils  étaient  en  bien  plus 
grand  nombre. 

Il  ne  faut  qu'avoir  une  âme  pour  sentir  que 
l'Italie  est  le  pays  du  beau  dans  tous  les  genres.  Ce 
n'est  pas  à  vous  qu'il  faut  prouver  cela,  mon  ami  ; 
mais  mille  choses  de  détail  semblent  y  favoriser 
particulièrement  la  musique.  La  chaleur  extrême, 
suivie,  le  soir,  d'une  fraîcheur  qui  rend  tous  les  êtres 
respirants  heureux,  fait,  de  l'heure  où  l'on  va  au 
spectacle,  le  moment  le  plus  agréable  de  la  journée. 
Ce  moment  est,  à  peu  près  partout,  entre  neuf  et 
dix  heures  du  soir,  c'est-à-dire  quatre  heures  au 
moins  après  le  dîner. 


394  STENDHAL 

On  écoute  la  musique  dans  une  obscurité  favo- 
rable. Excepté  les  jours  de  fête,  le  théâtre  de  la 
Scala^  de  Milan,  plus  grand  que  TOpéra  de  Paris, 
n'est  éclairé  que  par  les  lumières  de  la  rampe  ;  enfin 
on  est  parfaitement  à  son  aise  dans  des  loges  obs- 
cures, qui  sont  de  petits  boudoirs. 

Je  croirais  volontiers  qu'il  faut  une  certaine  lan- 
gueur pour  bien  jouir  de  la  musique  vocale.  Il  est 
de  fait  qu'un  mois  de  séjour  à  Rome  change  l'allure 
du  Français  le  plus  sémillant.  Il  ne  marche  plus  avec 
la  rapidité  qu'il  avait  les  premiers  jours  ;  il  n'est 
plus  pressé  pour  rien.  Dans  les  climats  froids,  le 
travail  est  nécessaire  à  la  circulation  ;  dans  les 
pays  chauds,  le  diçino  far  nierUe  est  le  premier 
bonheur. 

A  Paris  l... 

Me  reprocherez-vous,  en  cherchant  où  en  est  la 
musique  en  France,  de  ne  parler  que  de  Paris  ?  En 
Italie,  on  peut  citer  Livourne,  Bologne,  Vérone, 
Ancone,  Pise,  et  vingt  autres  villes  qui  ne  sont  pas 
des  capitales  ;  mais  la  province,  en  France,  n'a  nulle 
originalité  :  Paris  seul,  dans  ce  grand  royaume,  peut 
compter  pour  la  musique. 


1.  L'aateur  supprime  tout  ce  qu'il  disait,  dans  une  cor- 
respondance intime,  des  compositeurs  et  des  chanteurs 
vivant  à  Paris.  Il  est  bien  fâché  que  cet  acte  de  politesse  le 
prive  du  plaisir  de  répéter  tout  le  bien  qu'il  pense  de  mes- 
dames Branchu  et  Regnaut,  ainsi  que  d'Ellevîou. 


LETTRES   SUR   MÉTASTASE  395 

Les  provinces  sont  animées  d'un  malheureux 
esprit  d'imitation  qui  les  rend  nulles  pour  les  arts 
comme  pour  beaucoup  d'autres  choses.  Allez  à 
Bordeaux,  à  Marseille,  à  Lyon,  vous  croyez  être  au 
Marais.  Quand  ces  villes-là  se  résoudront-elles  à  être 
elles-mêmes,  et  à  siffler  ce  qui  vient  de  Paris,  quand 
ce  qui  vient  de  Paris  ne  leur  plaît  pas  ?  Dans  l'état 
actuel  de  la  société,  on  y  imite  pesamment  la 
légèreté  de  Paris  ;  on  y  est  simple  avec  affectation, 
naïf  avec  étude,  sans  prétention  avec  prétention. 

A  Toulouse,  comme  à  Lille,  le  jeune  homme  qui 
>ge  met  bien,  la  jolie  femme  qui  veut  plaire,  veulent 
^être  surtout  comme  on  est  à  Paris  ;  et  dans  les  choses 
où  la  pédanterie  est  la  plus  inconcevable,  on  trouve 
des  pédants.  Ces  gens-là  semblent  n'être  pas  bien 
sûrs  de  ce  qui  leur  fait  peine  ou  plaisir  ;  il  faut  savoir 
ce  qu'on  en  dit  à  Paris.  J'ai  souvent  ouï  dire  à  des 
étrangers,  et  avec  assez  de  raison,  qu'il  n'y  a  en 
France  que  Paris,  ou  le  village.  Un  homme  d'esprit, 
né  en  province,  a  beau  faire  :  pendant  longtemps  il 
aura  moins  de  simplicité  dans  les  manières  que  s'il 
fût  né  à  Paris.  La  simplicité,  «  cette  droiture  d'une 
âme  qui  s'interdit  tout  retour  sur  elle  et  sur  ses 
actions  ^  »,  est  peut-être  la  qualité  la  plus  rare  en 
France. 

Pour  qui  connaît  bien  Paris,  rien  de  nouveau  à 


1.  Fénélon.  On  n'a  pas  noté  avec  exactitude  toutes  les 
idées  pillées.  Cette  brochure  n'est  presque  qu'un  centon.    . 


396  STENDHAL 

voir  à  Marseille  et  à  Nantes,  que  la  Loire  et  le  port, 
que  les  choses  physiques  ;  le  moral  est  le  même  ; 
tandis  que  de  belles  villes  de  quatre-vingt  mille 
âmes,  dans  des  positions  aussi  différentes,  seraient 
fort  curieuses  à  examiner  si  elles  avaient  quelque 
originalité.  L'exemple  de  Genève,  qui  n'est  pas  le 
quart  de  Lyon,  et  où,  malgré  un  peu  de  pédantisme 
dans  les  manières,  les  étrangers  s'arrêtent  beaucoup 
plus,  et  avec  raison,  devrait  être  un  exemple  pour 
Lyon.  En  Italie,  rien  de  plus  différent,  et  souvent 
de  plus  opposé,  que  des  villes  situées  à  trente  lieues 
l'une  de  l'autre.  Madame  Gaforinij  si  aimée  à  Milan, 
fut  presque  sifilée  à  Turin. 

Pour  juger  de  l'état  de  la  musique  en  France  et 
en  Italie,  il  ne  faut  pas  comparer  Paris  à  Rome  ;  on 
se  tromperait  encore  en  faveur  de  notre  chère  patrie. 
Il  faut  considérer  qu'en  Italie  des  villes  de  quatre 
mille  âmes,  comme  Créma  et  Como,  que  je  cite  entre 
cent,  ont  de  beaux  théâtres,  et  de  temps  en  temps 
d'excellents  chanteurs.  L'année  dernière  on  allait 
de  Milan  entendre  les  petites  Monbelli  à  Como  ;  c'est 
comme  si  de  Paris  on  allait  au  spectacle  à  Melun  ou 
à  Beauvais.  Ce  sont  des  mœurs  tout  à  fait  diffé- 
rentes ;  on  se  croit  à  mille  lieues. 

Dans  les  plus  grandes  villes  de  France,  on  ne  trou- 
ve que  le  chant  aigre  du  petit  opéra-comique  fran- 
çais. Un  opéra  réussit-il  à  Feydeau,  deux  mois  après 
on  est  sûr  de  le  voir  applaudir  à  Lyon.  Quand  les 
gens  riches  d'une  ville  de  cent  mille  âmes,  située  à  la 


LETTRES   SUR   METASTASE  397 

porte  de  l'Italie,  auront-ils  l'idée  d'appeler  un 
compositeur,  et  de  faire  faire  de  la  musique  pour 
eux  ? 

Le  ciel  de  Bordeaux,  les  fortunes  rapides,  les 
idées  nouvelles  que  donne  le  commerce  de  mer  ; 
tout  cela,  joint  à  la  vivacité  gasconne,  devrait  y 
faire  naître  une  comédie  plus  gaie  et  plus  fertile 
en  événements  que  celle  de  Paris.  Pas  la  moindre 
trace  d'un  tel  mouvement.  Le  jeune  Français,  là 
comme  ailleurs,  étudie  son  Laharpe,  et  ne  s'avise 
pas  de  poser  le  livre,  et  de  se  dire  :  Mais  cela  me 
plaît-il  réellement  ? 

On  ne  trouve  un  peu  d'originalité  en  France  que 
dans  les  classes  du  peuple,  trop  ignorantes  pour  être 
imitatrices  ;  mais  le  peuple  ne  s'y  occupe  pas  de 
musique,  et  jamais  le  fils  d'un  charron  de  ce  pays-là 
ne  sera  un  Joseph  Haydn. 

La  classe  riche  y  apprend  tous  les  matins,  dans 
son  journal,  ce  qu'elle  doit  penser  le  reste  de  la 
journée  en  politique  et  en  littérature.  Enfin  la  der« 
^ière  source  de  la  décadence  des  arts  en  France,  c'est 
l'attention  anglaise  que  les  gens  qui  ont  le  plus 
d'âme  et  d'esprit  y  donnent  aux  intérêts  politiques. 
Je  trouve  très  commode  d'habiter  un  pays  pourvu 
d'une  constitution  libre  ;  mais,  à  moins  d'avoir  un 
orgueil  extrêmement  irritable,  et  une  sensibilité 
mal  placée  pour  les  intérêts  du  bonheur,  je  ne  vois 
pas  quel  plaisir  on  peut  trouver  à  s'occuper  sans 
cesse  de  constitution  et  de  politique.  Dans  l'état 


398  STENDHAL 

actuel  des  jouissances  et  des  habitudes  d'un  homme 
du  monde,  le  bonheur  que  nous  pouvons  tirer  de  la 
manière  dont  le  pouvoir  est  distribué  dans  le  pays 
où  nous  vivons  n'est  pas  très  grand  :  cela  peut  nous 
nuire,  mais  non  nous  faire  plaisir. 

Je  compare  l'état  de  ces  patriotes  qui  songent 
sans  cesse  aux  Jiois  et  à  la  balance  des  pouvoirs,  à 
celui  d'un  homme  qui  prendrait  un  souci  continuel 
de  l'état  de  soUdité  de  la  maison  qu'il  habite.  Je 
veux  bien,  une  fois  pour  toutes,  choisir  mon  appar- 
tement dans  une  maison  soUde  et  bien  bâtie  ;  mais 
enfin  on  a  bâti  cette  maison  pour  y  jouir  tranquille- 
ment  de  tous  les  plaisirs  de  la  vie,  et  il  faut  être,  ce 
me  semble,  bien  malheureux,  quand  on  est  dans  un 
salon,  avec  de  jolies  femmes,  pour  aller  s'inquiéter 
de  l'état  de  la  toiture  de  la  maison, 

Et  propier  ifitam  ifiifendi  perdere  causas  *. 

Vous  voyez,  mon  ami,  que  je  vous  ai  obéi  courrier 
par  courrier.  Voilà  le  relevé  des  idées  assez  peu 
approfondies  que  je  me  trouve  avoir  sur  l'état  actuel 
de  la  musique  en  Italie.  Elle  y  est  en  pleine  déca- 
dence, si  Ton  en  croit  l'opinion  publique,  qui,  par 
hasard,  a  raison.  Pour  moi,  je  jouis  tous  les  soirs  de 
la  décadence  ;  mais  pendant  la  journée  je  vis  avec 
un  autre  art  *. 

Ainsi  tout  ce  que  je  viens  de  vous  écrire  doit  être 
bien  médiocre  et  bien  incomplet  ;  par  exemple,  je 
me  souviens  seulement  à  cette  heure  que  Mosca  a 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  399 

un  frère,  qui,  ainsi  que  lui,  est  un  compositeur  très 
agréable. 

J'aurais  bien  mieux  aimé  avoir  à  vous  parler  de 
la  superbe  copie,  faite  par  M.  le  chevalier  Bossi,  de 
la  Cène  peinte  à  Milan  par  Léonard  de  Vinci  ;  des 
jolis  tableaux  esquissés  par  ce  grand  peintre  et  cet 
homme  aimable  pour  le  feu  comte  Battaglia,  et 
relatifs  au  caractère  des  quatre  ^ands  poètes  ita- 
liens ;  des  fresques  d'Appiani  au  palais  royal  ;  de 
la  villa  bâtie  par  M.  Melzi  sur  le  lac  de  Como,  etc. 
Tout  cela  m'irait  mieux  aujourd'hui  que  de  vous 
parler  du  plus  bel  opéra  moderne. 

En    musique,    comme    pour    beaucoup    d'autres] 
choses,  hélas  !  je  suis  un  homme  d'un  autre  sièclej 

Madame  de  Sévigné,  fidèle  à  ses  anciennes  admi- 
rations, n'aimait  que  Corneille,  et  disait  que  Racine/ 
et  le  café  passeraient.  Je  suis  peut-être  aussi  injuste  T 
envers  MM.  Mayer,  Paër,  Farinelli,  Mosca,  Rossini,  \ 
qui  sont  très  estimés  en  Italie.  L'air  ^ 

Ti  rwedràt  mi  rivedrai  ♦   , 

du  Tancrède  de  ce  dernier,  qu'on  dit  fort  jeune, 
m'a  pourtant  fait  un  vif  plaisir.  J'en  ai  toujours  à 
entendre  certain  duo  de  Farinelli,  qui  commence  par 

No,  non  v'  amo  ♦, 

et  que,  sur  plusieurs  théâtres,  on  ajoute  au  second 
acte  du  Mariage  secret. 


400  STENDHAL 

Je  VOUS  avouerai,  mon  aimable  Louis,  que  depuis 
que  je  vous  écrivais  en  1809,  de  ma  retraite  de  Salz- 
bourg,  je  n'ai  pu  encore  parvenir  à  m'expliquer 
d'une  manière  satisfaisante  le  peu  d'empressement 
que  l'on  montre  en  Italie  pour  Pergolèse  et  les  grands 
maîtres  ses  contemporains.  C'est  à  peu  près  aussi 
singulier  que  si  nous  préférions  nos  petits  écrivains 
actuels  aux  Racine  et  aux  MoUère.  Je  vois  bien  que 
Pergolèse  est  né  avant  que  la  musique  eût  atteint, 
dans  toutes  ses  branches,  une  entière  perfection  : 
le  genre  instrumental  a  fait,  depuis  sa  mort  apparem- 
ment, tout  le  chemin  qu'il  lui  est  donné  de  faire  ; 
mais  le  clair-obscur  a  fait  des  progrès  immenses 
après  Raphaël,  et  Raphaël  n'en  est  pas  moins  resté 
le  premier  peintre  du  monde. 

Montesquieu  dit  fort  bien  :  «  Si  le  ciel  donnait  un 
jour  aux  hommes  les  yeux  perçants  de  l'aigle,  qui 
doute  que  les  règles  de  l'architecture  ne  changeas- 
sent  sur-le-champ  ?  Il  faudrait  des  ordres  plus 
compliqués.  » 

Il  est  évident  que  les  Italiens  sont  changés  depuis 
le  temps  de  Pergolèse. 

La  conquête  de  l'Italie,  opérée  au  moyen  d'ac- 
tions qui  avaient  de  la  grandeur,  réveilla  d'abord 
les  peuples  de  la  Lombardie  ;  dans  la  suite,  les 
exploits  de  ses  soldats  en  Espagne  et  en  Russie, 
son  association  aux  destinées  d'un  grand  empire, 
quoique  cet  empire  ait  eu  du  malheur,  le  génie 
d'Alfieri,  qui  est  venu  ouvrir  les  yeux  à  son  ardente 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE  401 

jeunesse  sur  les  études  niaises  où  l'on  égarait  son 
ardeur,  tout  a  fait  naître  dans  ce  beau  pays, 

Il  bel  paese 
Ch'  Apennin  parle  e*  l  mar  circonda  e  l'Alpe  *. 

PÉTRARQUE. 

la  soif  d'être  une  nation. 

L'on  m'a  même  dit  qu'en  Espagne  les  troupes 
d'Italie  passaient  pour  l'avoir  emporté,  en  quelques 
occasions,  sur  les  vieilles  bandes  françaises.  Plu- 
sieurs beaux  caractères  se  sont  fait  distinguer  dans 
les  rangs  de  cette  armée.  A  en  juger  par  un  jeune 
officier  général  que  je  vis  blessé  au  cou  à  la  bataille 
de  la  Moskowa,  cette  armée  a  des  officiers  aussi  re- 
marquables par  la  noblesse  de  leur  caractère  que 
par  leur  mérite  militaire.  J'ai  trouvé  parmi  eux 
beaucoup  de  naturel  dans  les  manières,  une  raison 
simple  et  profonde,  et  nulle  jactance.  Tout  cela 
n'était  pas  en  1750. 

Voilà  donc  un  changement  bien  réel  dans  les  habi- 
tants de  l'Italie.  Ce  changement  n'a  pas  encore  eu 
le  temps  d'influer  sur  les  arts.  Les  peuples  de  l'an- 
cien royaume  d'Italie  n'ont  pas  encore  joui  de  ces 
longs  intervalles  de  repos,  pendant  lesquels  les 
nations  demandent  des  sensations  aux  beaux- arts. 

Je  suis  très  content  de  remarquer  depuis  plusieurs 
années,  en  Lombardie,  une  chose  qui  ne  plaît  pas 
également  à  tous  nos  compatriotes  :  je  veux  dire 
un  peu  d'élôignement  pour  la  France.  Alfieri  a 
commencé  ce  mouvement,  qui  a  été  fortifié  par  les 

HAYDN.  26 


402  STENDHAL 

vingt  ou  trente  millions  que  le  budget  du  royaume 
d'Italie  payait  chaque  année  à  l'empire  français  *. 
Un  jeune  homme  fougueux  qui  entre  dans  la 
carrière,  brûlant  de  se  distinguer,  est  importuné 
par  l'admiration  à  laquelle  le  forcent  ceux  qui  l'ont 
précédé  dans  cette  même  carrière,  et  qui  y  ont  reçu 
les  premières  places  des  mains  de  la  victoire.  Si  les 
Italiens  nous  admiraient  davantage,  ils  nous  res- 
sembleraient moins  dans  nos  qualités  brillantes.  Je 
ne  serais  pas  trop  surpris  qu'ils  sentissent  aujour- 
d'hui qu'il  n'y  a  point  de  vraie  grandeur  dans  les 
arts  sans  originalité,  et  de  vraie  grandeur  dans  une 
nation  sans  une  constitution  à  l'anglaise.  Peut-être 
vivrai-je  encore  assez  pour  voir  rejouer  en  Italie  la 
Mandragore  de  Machiavel,  les  comédies  iUlT  aru 
et  tes  opéras  de  Pergolèse.  Les  Italiens  sentiront 
tôt  ou  tard  que  ce  sont  là  leurs  titres  de  gloire  ;  ils 
en  seront  plus  estimés  des  étrangers.  Pour  moi, 
j'avoue  que  j'ai  été  tout  désappointé,  entrant  un 
de  ces  jours  au  spectacle  à  Venise,  de  trouver  qu'on 
donnait  Zaïre.  Tout  le  monde  pleurait,  même  le 
caporal  de  garde  qui  était  à  la  porte  du  parterre,  et 
les  acteurs  n'étaient  pas  sans  mérite.  Mais,  quand 
je  veux  voir  Zaïre,  je  vais  à  Paris,  au  ThéAtre- 
Francais.  J'ai  été  bien  satisfait  le  lendemain  en 
voyant  VAjo  nel  imbarazzo  (le  Gouverneur  embar- 
rassé), comédie  faite  par  un  Romain,  et  supérieure- 
ment jouée  par  un  gros  acteur,  qui  m'a  rappela 
sur-le-champ  Iflland  de  Berlin,  et  Mole,  dans  les 


LETTRES  SUR  METASTASE  403 

rôles  demi-sérieux  qu*il  avait  pris  vers  la  fin  de  sa 
carrière.  Ce  gros  acteur  m'a  paru  tout  à  fait  digne 
d'entrer  dans  ce  triumvirat.  Mais  c'est  en  vain 
que  j'ai  cherché  à  Venise  la  comédie  de  Gozzi  et  la 
comédie  delV  arte  :  au  lieu  de  cela,  on  donnait  pres- 
que tous  les  jours  des  traductions  du  théâtre  fran- 
çais. Avant-hier  je  me  suis  sauvé  de  la  triste  Femme 
jalouse,  pour  aller  un  peu  rire,  sur  la  place  Saint- 
Marc,  devant  le  théâtre  de  Polichinelle.  C'est,  en  */ 
vérité,  ce  qui  m'a  fait  le  plus  de  plaisir  à  Venise,  en 
fait  de  théâtres  non  chantants.  Je  trouve  cela  tout 
simple,  c'est  que  Polichinelle  et  Pantalon  sont 
indigènes  en  Italie,  et  que,  dans  tous  les  genres,  on 
a  beau  faire,  on  n'est  grand,  si  l'on  est  grand,  qu'en 
étant  soi-même^ 


DÉDICACE 


A  MADAME  DOLIGNY  • 


Londres f  13  octobre  1814. 

//  est  bien  naturel,  madame,  que  je  i^ous  présente  ce 
petit  ouvrage,  le  premier  que  faie  jamais  écrit.  Il 
fut  fait  dans  un  moment  où  le  malheur  aurait  pu 
m'atteindre,  si  je  ne  m^étais  pas  donné  une  distrac- 
tion. Vous  daigniez  me  demander  quelquefois  ce  que 
je  faisais,  et  comment  je  n'étais  pas  plus  affecté  de 
ce  qui  m^arrivait.  Voici  mon  secret  :  je  i^ii^ais  dans 
un  autre  monde  ;  je  n^ aurais  jamais  quitté  celui  dont 
i^ous  faites  Vornement,  si  j^a^ais  connu  dans  ce  pays- 
là  quelques  âmes  comme  la  vôtre,  ou  sHl  eût  été  pos- 

BAYDN.  26. 


406  BTENDHAt 

aible  que  celle  que  j'admirais  sentit  pour  moi  autre 
chose  que  de  Vamitié. 

Je  pars  avec  le  regret  d'avoir  vu  un  nuage  s'élever 
entre  vous  et  moi  dans  ces  derniers  fours  ;  et  comme, 
entre  amis,  c'est  le  moment  de  la  séparation  qui  décide 
de  l'intimité  future,  je  crains  que,  par  la  suite,  nous 
ne  vivions  en  étrangers.  J'ai  trouvé  de  la  douceur  à 
déposer  dans  ce  petit  endroit  caché  l'expression 
simple  des  sentiments  qui  m'animent,  et  dont  je  ne 
prétends  point  de  reconnaissance  ;  j'aime  parce  que 
j'y  trouve  du  plaisir. 

Je  sais  bailleurs  ce  que  vous  avez  voulu  jaire  pour 
moi.  Vous  l'avez  voulu,  j'en  suis  certain  ;  et  cette 
volonté,  quoique  privée  de  succès,  me  donne  le  plaisir 
d'être  reconnaissant  à  jamais. 

Adieu,  madame.  La  vaine  fierté  que  le  monde  im- 
pose me  fera  peut-être  vous  parler  en  indifférent  ,• 
mais  il  est  impossible  que  je  le  sois  jamais  pour 
vous,  dans  quelque  pays  éloigné  que  le  sort  me  con- 
duise. 

Je  suis,  avec  un  profond  respect, 

THE  AUTHOR. 


TABLE 


Préface  3 

i 

LETTRES  SUR  HAYDN 

Lettre  I'*.  —  Maison  de  Haydn  ;  —  la  petite  vieille  ; 

—  la  larve  de  Haydn  ;  —  mélancolie  qu'inspire  la 
vue  de  ce  grand  homme  ;  —  description  de  Vienne  ; 

—  le  Prater  et  Haydn  ;  —  les  femmes  de  Vienne  ; 

—  les  mœurs  et  le  gouvernement  favorables  à  la 
musique 9 

Lettre  IL  —  Lulli  ;  —  les  ouvertures  ;  —  la  Cène 
de  Paul  Véronèse  ;  —  les  troubadours  ;  —  l'or- 
chestre de  rOdéon  ;  —  Rameau»  —  Scarlatti,  — 
Pleyel  ;  —  la  symphonie 17 

Lettre  IIL  —  Naissance  de  Haydn  ;  —  son  père, 
charron  et  musicien  de  village  ;  —  Frank,  cousin 
du  charron,  premier  maître  de  Haydn  ;  —  Haydn 
chante  au  lutrin  à  Haimbourg  ;  —  cerises  qui  lui 
apprennent  à  triller  ;  —  devient  enfant  de  chœur 


408  TABLE 

à  la  cathédrale  de  Vienne  ;  —  son  extrême  assiduité 
au  travail  ;  —  les  plaisirs  du  musicien  qui  compose  ; 

—  ses  avantages  sur  le  poète,  le  peintre,  le  sculp- 
teur, l'architecte,  le  guerrier  ;  —  avis  à  nos  femmes 
sentimentales  ;  —  ôtcr  ses  souliers,  signe  de  plaisir  ; 

—  les  lancer  en  l'air,  extase  complète 27 

Lettre  IV.  —  Première  messe  de  Haydn  ;  —  sa 
pauvreté  extrême  ;  —  il  travaille  seul  à  apprendre 
le  contre-point  ;  —  Porpora  ;  —  Haydn  se  fait  son 
jockey  pour  en  tirer  quelques  bons  conseils  ;  — 
il  y  gagne  d'apprendre  à  chanter  dans  le  grand 
goût  italien  ;  —  son  originalité  se  développe 35 

Lettre  V.  —  Haydn  chassé  de  Saint-Étiennc  après 
onze  ans  de  service  ;  —  le  perruquier  Keller  devient 
son  protecteur  ;  —  petites  sérénades  qu'il  exécute 
la  nuit,  et  qui  lui  font  donner  un  opéra  à  composer  ; 

—  la  tempête  du  Diable  Boiteux  ;  —  il  donne  six 
trios  ;  —  la  nomenclature  de  la  musique  ;  —  insur- 
rection générale  des  pédants,  heureuse  pour  Haydn  ; 

—  il  loge  avec  Métastase  ;  —  fait  des  symphonies  ; 

—  entre  chez  le  prince  Esterhazy  ;  —  compose 
pour  le  baryton  ;  —  épouse  la  fille  du  perruquier 
Keller  ;  —  mademoiselle  Boselli 43 

Lettre  VL  —  Distribution  du  temps  de  Haydn  au 
fort  de  son  génie  ;  —  caractère  de  ses  ouvrages  ; 

—  mot  de  Mozart  sur  nos  opéras-comiques 55 

Lettre  VIL  —  Le  jeune  Italien  des  îles  Borromées  ; 

—  le  caractère  italien  comparé  au  caractère  fran- 
çais ;  —  la  gaieté  et  la  mélancolie  ;  —  le  bon  ton 
français  ;  —  le  salon  de  madame  du  DeiTant  ;  — 
le  café  de  Foy  ;  —  influence  comparative  des  carac- 
tères des  deux  nations  sur  leur  musique 53 

Lettre  VI IL  —  Anecdote  encourageante  pour 
l'étude  des  beaux-arts  ;  —  on  apprend  à  sentir  ;  — - 
secrets  de  la  composition  de  Haydn  ;  —  du  chant  ; 


TABLE  409 

—  romans  qui  guidaient  Haydn  dans  la  composi- 
tion des  symphonies 71 

Lettre  IX.  —  Suite  des  jugements  sur  le  style  de 
Haydn  ;  —  considérations  fort  peu  savantes  sur 
la    musique 91 

Lettre  X.  —  Les  Sept  Paroles  ;  —  symphonies  pour 

les  jours  saints 105 

Lettre  XL  —  Gaieté  et  vivacité  de  Haydn  ;  —  il 
pouvait  porter  le  comique  dans  la  musique  instru- 
mentale ;  —  symphonie  comique  ;  —  anecdotes. .       109 

Lettre  XIL  —  Opéras  de  Haydn  ;  —  leur  mérite  ; 

—  plaisir   donné    par   la   musique,    différent   du 
plaisir  que  cause  la  peinture  ;  —  en  quoi 117 

Lettre  XI IL  —  De  la  mélodie  ;  —  du  chant  chez  les 
différentes  nations  ;  —  Haydn  en  manque  dans  ses 
opéras   125 

Lettre  XIV.  —  Lettre  adressée  à  l'auteur  sur  l'école 
de  Naples  ;  —  Scarlatti,  —  Porpora,  —  Léo,  — 
Durante,  —  Vinci,  —  Pergolèse,  —  il  Sassone,  — 
Jomelli,  —  Ferez,  —  Tractta,  —  Sacchini,  — 
Bach,  —  Piccini,  —  Paisiello,  —  Guglielmi,  — 
Anfossi    133 

Lettre  XV.  —  Nouveaux  détails  sur  la  vie  de 
célèbres  compositeurs  ;  —  Haydn,  —  Gluck,  — 
Sarti,  —  Cimarosa,  —  Sacchini,  —  Paisiello,  — 
Zingarelli  ;  —  bague  de  Haydn  ;  —  mort  du  prince 
Nicolas  ;  —  trait  de  ridicule  fort  précieux  de  la 
part  d'un  amateur  parisien  ;  —  la  mort  de  made- 
moiselle Boselli  décide  Haydn  à  faire  un  voyage  à 
Londres  ;  —  anecdotes  sur  son  séjour  dans  cette 
ville  ;  —  second  voyage  de  Haydn  à  Londres  ;  — 
mademoiselle  Billington  ;  —  l'Ariane  abandonnée  ; 

—  son  retour  ;  —  sa  fortune 141 

Lettre  XVI.  —  Les  messes  de  Haydn  ;  —  Pales- 
trina,  —  Durante  ;  —  aventure  de  FarincUi  et  de 


410  TABLE 

Scncsino  ;  —  let  brebii  mmicieium  des  tlea  Bor- 

romécs  ;  —  caractère  des  mcases  de  Haydn J5S 

Lettre  XVU.  —  Petit  avertÎMement 17ft 

Letths  XVIII.  —  Ridczions  un  p«u  Binirea  ;  — 
Tobie  ;  —  la  Criatiçn  ;  —  détaiU  iur  l'oratorio  ; 

—  Ilxodel  ;   —  la  Destruction  de  Jirutaltm  ;   — 
1  physique  de  la  nature  par  la  muiique  ; 

•niimentale  ;  —  musique  pittoresque  ; 

—  cxamra  de  la  Création 173; 

Lettre  XIX.  —  Sucrés  de  la  Création  ;  -^  la  machine 

infernale  ;  —  les  moments  de  plaisir  et  de  peine  ne 
laissent  pas  de  souvenir  distinct  ;  —  anecdotes  ;  — 
du  beau  en  musique  ;  —  du  beau  idéal  en  général. .        195- 

Fragment  de  la  réponse  à  la  lettre  précédente 209 

Letthe  XX.  —  L'oratorio  des  Qumlre  SaisonM  ;  — 
histoire  de  Stradella  et  d'Hortensia  ;  —  compa- 
raison des  principaux  musiciens  avec  les  peintres 
les  plus  célibres 21» 

Lettre  XXI.  —  Dernières  années  de  Haydn  ;  — 
la  messe  de  l'Institut  ;  —  touchante  célébration 
du  jour  de  la  naissance  de  Haydn,  chez  le  prince 
Lobkowitr 22» 

Letthe  XXII.  —  Mort  do  Haydn  ;  —  sa  piété  :  — 
son  héritier  ;  —  ton  épitapho  ;  —  des  artiste»  du 
jour   235- 

Catalocve  des  œuvres  de  Haydn 24S 

VIE  DE  MOZART 

Lettre 25a 

CiiAPiTHR  I",  —  Son  enfance;  —  «es  étonnantes 
dispositions  ;  —  ses  succès  li  l'âfe  de  six  ans  ;  — 
voya^  jk  Vienne  ;  —  il  vient  i  Paris  à  l'ige  de 
sept  eus,  y  joue  dans  des  ronecrts  publics,  et  y 
compose  ;  —  il  va  à  Londres,  y  joue  des  sympho- 
nies tic  sa  composition  ;  —  conlinue  ses  voyages  à 


\ 


TABLE  411 

"La  Haye,  à  Amsterdam  ;  —  retourne  à  Salzbourg  ; 

—  son  séjour  à  Milan,  —  à  Rome  ;  —  Miserere  de 

la  chapelle  Sixtine 255 

Chapitre  IL  —  Suite  des  merveilles  de  son  enfance. .        275 

'Chapitre  III.  —  Mozart  vient  à  Paris  dans  l'inten- 
tion de  s*y  fixer  ;  —  il  quitte  cette  ville  au  bout  de 
dix-huit  mois  ;  —  Idoménèe  ;  —  la  Flûte  enchantée  ; 

—  liste  de  ses  œuvres  ;  —  son  portrait  ;  —  son 
caractère  ;  —  son  aventure  au  théâtre  de  Berlin. .       279 

"Chapitre  IV.  —  Habitudes  de  Mozart  ;  —  anec- 
dotes          289 

■Chapitre  V.  —  Son  desintéressement  ;  —  son  trai- 
tement à  la  cour  de  Vienne 295 

Chapitre  VI.  —  La  femme  de  Mozart  ;  —  singuliers 
pressentiments  de  ce  grand  artiste  ;  —  son  extrême 
application  au  travail 299 

Chapitre  VIL  —  Comparaison  de  la  Flûte  enchantée 
et  des  Mystères  d'Isis  ;  —  le  fameux  Requiem  ;  — 
mort  de  Mozart 307 

Xettre  sur  Mozart  ;  —  caractère  de  sa  musique ....       315 

LETTRES  SUR  MÉTASTASE 

I'®  LETTRE.  —  Manière  dont  on  doit  envisager  ses 
ouvrages  ;  —  l'Olympiade  ;  —  musique  de  Pcrgo- 
lèse 327 

JI®  LETTRE.  —  Son  génie  comparé  à  celui  des  autres 
grands  poètes  de  l'Italie  ;  —  la  Canzonnetta  a 
Nice  ;  —  quelques  détails  sur  sa  vie 357 

iiETTRE  sur  l'état  actuel  de  la  musique  en  Italie. . . .       373 

J)£DICACE 405 

fin  de  la  table 


NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS 


LETTRES  SUR   HAYDN 

Lettre  Première 

Page  9.  Mon  ami,...  —  Sans  doute,  dans  la  pensée  de 
Stendhal,  son  fidèle  ami  d'enfance  Louis  Crozet. 

Page  11.  ...  la  larçe  grossière  sous  laquelle...  —  Edit. 
1814  :  le  larçe  grossier  sous  lequel... 

P^ge  11.  ...  par  che  si  sdegni.  —  Les  cités  meurent,  les 
royaumes  meurent...  Et  il  semble  que  V homme  s* in- 
digne (Têtre  mortel  /...  Les  éditions  de  1814  et  de  1854 
donnent  :  cadono  au  lieu  de  muojono.  Nous  rétablis- 
sons le  vrai  texte  du  Tasse.  Cette  citation  est  déjà 
dans  Corinne. 

Page  11.  ...  jusque  dans  les  salons  de  Paris.  —  Tout  ce 
début,  y  compris  Tallusion  au  papillon  de  Platon, 
est  tiré  de  la  lettre  première  de  Carpani,  datée  de 
Vienne,  15  avril  1808.  Par  contre,  la  charmante  des- 
cription de  Vienne  et  l'intéressant  développement 
sur  la  société  viennoise  appartiennent  en  propre  à 
Stendhal. 

Lettre  II 

Page  17.  ...  e  quasi  assorte.  —  Moi,  pèlerin  errant, 
ballotté  au  milieu  des  écueils,  presque  englouti  sous  les 
eaux. 


414  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

Page  18.  ...  enfin  le  copiste  fidèle  de  sa  musique.  —  Tous 
ces  noms  propres,  cités  par  Carpani,  sont  plus  ou 
moins  défigurés  dans  les  éditions  de  1814  et  de  1854. 

Page  19. ...  V ingrat  ùhef-d^œus^re  (Tun  bon  harmoniste,  — 
J.- J.  Rousseau,  Dictionnaire  de  musique,  article  Fugue. 

Page  20.  ...  un  esclaffe  turc  de  la  trompette,  —  Cf.  Lettres 
de  Ch.  de  Brosses,  lettre  XVII  :  «Au  devant  du  tableau, 
dans  le  vide  de  Tintérieur  du  triclinium,  le  Titien  joue 
de  la  basse,  Paul  [Véronèse]  joue  de  la  viole,  le 
Tintoret,  du  violon,  et  le  Bassan,  de  la  flûte,  par  où 
il  [le  peintre]  a  voulu  faire  allusion  à  la  profonde 
science  et  à  l'exécution  lente  et  sage  du  Titien,  aux 
brillants  et  aux  agréments  de  Paul,  à  la  rapidité  du 
Tintoret  et  à  la  suavité  du  Bassan  »  (édition  Romain 
Colomb,  tome  I,  page  209). 

Page  21.  ...  V admirable  orchestre  de  rOdéon,.,,  —  On 
jouait  alors  à  TOdéon  Topéra-boufTe  italien  ;  Ange- 
line  Bereyter,  une  des  amies  de  Stendhal,  chantait 
à  ce  théâtre. 

Page  22.  ...  depuis  longues  années  :...  —  Conforme  aux 
éditions  1814  et  1854. 

Page  22.  ...  des  concertas  de  voix,...  —  Sonatine  di  gala. 
(Carpani.) 

Page  25.  ...  donner  le  même  mou^emerU,,.  —  Edit.  1814 
et  1854  :  donner  le  mouvement.  L' errât,  de  1817  donne 
la  vraie  lecture  :  le  même  mouvement. 

Page  25.  ...  Beethoven...  —  C'est  la  seule  fois  que  le 
nom  de  Beethoven  est  cité  dans  le  cours  de  cet  ou- 
vrage. Stendhal  s'en  excusera  k  la  fin  de  Terrât,  de 
1817  (voir  notre  Avant- propos).  Mais,  en  1814, 
Beethoven  était  encore  peu  connu  en  France,  et 
apprécié  de  façons  très  diverses  en  Allemagne.  L'opi- 
nion sur  Beethoven  est  d'ailleurs  de  Carpani. 

Page  25.  ...  ils  ont  touché  tous  les  cœurs.  —  Toute  la 
partie  historique  de  cette  lettre  est  un  abrégé  de  la 
lettre  première  de  Carpani.  On  reconnaîtra  assez 
facilement  les  passages  qui  appartiennent  à  Stendhal. 


NOTES    £T    ÉCLAIRCISSEMENTS  415 

Lettre  III 

Page  27.  Natura  il  fece,  e  poi  ruppe  la  stampa,  —  La 
nature  le  fit,  et  puis  brisa  le  moule. 

Page  28.  ...  deux  tympanons,,,.  —  Edit.  1814  et  1854, 
que  nous  suivons.  Mais  Carpani  donne  :  timpani 
(timbales)  qui  serait  bien  préférable.  Le  tympanon, 
ancêtre  de  l'épinette  et  du  clavecin,  n'avait  en  effet 
rien  du  tambour.  Deux  timbales,  au  contraire, 
accordées  en  quinte  ou  en  quarte,  donnent  les  deux 
tons,  ou  plutôt  les  deux  sons,  dont  parle  Bombet- 
Carpani.  Bombet,  cette  fois,  a  mal  traduit. 

Page  29.  ,,,  le  jeune  tympaniste,,,  —  Ou  plutôt  :  tim- 
balier. 

Page  34.  ...  il  faut  cacher  sa  vie.  —  Cette  lettre,  y  com- 
pris l'épigraphe  et  le  singulier  développement  sur 
l'infériorité  de  l'architecte,  du  sculpteur,  du  peintre 
par  rapport  au  musicien,  est  tirée  de  la  lettre  II  de 
Carpani  ;  l'anecdote  de  Pacchiarotti  est  tirée  de  la 
lettre  VIII.  L'anecdote  de  l'homme  de  Brescia  est 
de  Stendhal  (cf.  Vie  de  Rossini,  Introduction,  m), 
ainsi  que  la  fin,  avec  l'allusion  à  la  police  secrète. 
«  La  sensibilité  a  sa  pudeur  »  est  aussi  une  phrase  où 
l'on  reconnaîtra  la  subtile  délicatesse  du  futur  auteur 
de  V Amour» 

Lettre  IV 

Page  35.  ...  d^une  assemblée  délibérante  ;...  —  Le  Conseil 

d'Etat. 
Page  35.   ...   un  homme  puissant  et  sans  esprit,,..  — 

Sans  doute  le  Burrhus  de  la  Consultation  pour  Banti, 

celui  dont  Napoléon  disait  :  «  C'est  le  travail  du  bœuf 

et  le  courage  du  lion.  » 
Page  37.  ...et  qui  n  avait  pas  un  sou.  —  Edit.  1854  : 

et  n'avait  pas  un  sou.  Nous  rétablissons  le  qui  d'après 

l'édit.  de  1814. 


41G  NOTES    ET    ÉCLAIRCtSSBllENTS 

Page  39.  ...  le  prouveraient  tU  re»le  :...  —  Edît.  1814 
et  1854  :  du  reste.  Nous  adoptons  de  reste,  d'après 
l'emit.  de  1817. 

Page  40.  ...  quelques  épUhites  de  sot,,..  —  C'utceio,  ftne 
(Carpani). 

Page  40.  ...  où  il  touchait  Vorgue;...  —  Edit.  1854  : 
de  l'orgue.  Nous  rétablissons  le  texte  de  1814. 

Page  41.  ...  à  se  faire  un  four  un  style  tout  à  lui.  — 
Texte  tiré,  à  partir  du  quatrième  alinéa,  de  la  lettre  III 
de  Carpani,  Bade,  20  juin  1808,  sauf  le  développe- 
ment sur  l'imitation,  qui  est  de  Stendhal,  quoique  le 
germe  en  soit  déjà  dans  Carpani. 

Lettre  V 

Page  44.  ...  le  Ridotto.  ■ —  La  Redoute. 

Page  45.  Le  théâtre  de  Carinlhie...  —  Ou,  plus  exacte- 
ment, théâtre  de  la  porte  de  Carinthie. 

Page  46.  ...  parUraient  mieux  de  la  vertu.  —  On  devine 
que  cet  excellent  trait  n'est  pas  tiré  de  Carpani. 

Page  47.  ...  rimaginalion  du  spectateur.  —  Ce  para-, 
graphe,  avec  le  dialogue  entre  Haydn  et  l'auteur, 
est  une  invention  de  Stendhal. 

Page  49. ...  son  premier  quatuor  en  B  fa  à  sextuple,... 
~  <  Sextuple  :  nom  donné  assez  improprement  aux 
a  mesures  à  deux  temps,  composées  de  six  notes 
«  égales,  trois  pour  chaque  temps  ;  ces  sortes  de  me- 
«  sures  ont  été  appelées  encore  plus  mal  à  propos  par 
H  quelques-uns  :  mesures  à  six  temps»  (J.-J.  Rousseau, 
Dict.  de  musique). 

Page  50.  ...  il  n'eut  pas  son  Gravina.  —  Voir  Vie  de 
Métastase,  page  370. 

Page  52  ....  le  baryton,...  —  «  Comme  forme,  cet  instru- 
«  ment  avait  beaucoup  de  rapport  avec  la  viole  de 
«  gambe.  On  y  mettait  des  cordes  de  boyaux,  aux* 
«  quelles  correspondaient  des  cordes  de  laiton  pla- 
1  cées  au-dessous  ;  les  premières  se  jouaient  avec 
«  l'archet,  les  autres  se  pinçaient  avec  les  doigts  ■ 


NOTB8    BT    éCLAIRCISSBMBNTS  417 

(Carpani).  C'était  un  instrument  dans  le  genre  de  la 
çiole  d^amouTy  avec  des  cordes  métalliques  vibrant 
par  sympathie  sous  l'influence  des  cordes  supérieures. 
Voir  sur  le  baryton  un  intéressant  article  dans  la  revue 
musicale  5.  /.  M.,  n^  du  15  janvier  1910,  pp.  45-56. 

Page  54.  ...  ocae  une  loyauté  parfaiu,  —  Le  traducteur 
anglais  ne  manque  pas  de  faire  suivre  ces  deux  para- 
graphes d'une  note  vertueuse  ainsi  conçue  :  c  Quoique 
les  circonstances  ici  racontées  puissent  dans  une 
certaine  mesure  excuser  la  conduite  de  Haydn,  le 
relâchement  des  mœurs,  qui  s'observe  si  généralement 
parmi  les  musiciens,  est,  pour  les  moralistes,  une 
ëérieuse  objection  contre  la  musique  eUe-mime,  etc.  » 

Page  54.  ...  un  homme  qui  marche  constamment  à  son 
but.  Adieu.  —  Tiré  de  la  lettre  V  de  Carpani,  Bade, 
le  16  août  1808.  La  note  de  la  page  48  sur  le  pédan- 
tisme  des  règles  de  la  musique  et  sur  l'Ecole  poly- 
technique avant  1804  est  naturellement  de  Stendhal. 

Lettre  YI 

Page  57.  Ls  violoncelle...  —  Edit.  1814  et  1854  :  FoUo. 
Errât.  1817  :  le  ifioloncelle. 

Page  57.  ...  F  alto,  ...—  Edit.  1814  et  1854  :  la  basse. 
Errât.  1817  :  Falto. 

Page  58.  ...  ^  çioloncelle,...  —  Edit.  1814  et  1854  : 
ralto,  L'errat.  de  1817  ne  propose  aucune  correction  ; 
mais  la  substitution  du  violoncelle  à  l'alto  est  une 
conséquence  forcée  des  deux  corrections  ci-dessus. 
Carpani  (voir  Appendice)  relève  vertement  ces  trois 
inadvertances,  qui  indiquent,  non  pas  l'ignorance  de 
l'auteur,  mais  seulement  la  hâte  avec  laquelle  le 
livre  a  été  fait,  imprimé  et  corrigé.  Le  traducteur 
anglais  n'a  pas  vu  la  confusion,  pourtant  évidente, 
entre  l'alto  et  le  violoncelle,  et,  dans  une  des  c  notes 
savantes  »  dont  parle  Stendhal,  M.  G.,  l'auteur  des 

HAYDN.  27 


418  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

Sacred  Mélodies^  disserte  gravement  pendant  deux 
pages  sur  la  différence  des  quatuors  de  Haydn  et  de 
ceux  de  Beethoven  ;  chez  Haydn,  la  bcuse  est  bien, 
dit-il,  la  bonne  femme  un  peu  bavarde  dont  parle 
Bombet  ;  chez  Beethoven,  au  contraire,  la  partie 
de  basse  est  beaucoup  plus  sérieuse.  Bombet,  taxé 
d'ignorance  par  Carpani  pour  de  simples  cocpiilles, 
dut  bien  rire  de  l'ignorance  véritable  du  savant 
M.  G. 

Page  60.  //  n*y  apaii  pas  deux  ans,,,  —  Edit.  1814 
et  1854  :  deux  jours,  lecture  qui  n'offre  aucun  sens 
satisfaisant.  Y  a-t-il  là  une  distraction  du  copiste, 
qui  aurait  écrit  jours  pour  ans  ?  Ou  bien  le  copiste 
aurait-il  mal  compris  le  mot  anglais  years  que  Stendhal 
aurait  écrit  au  lieu  du  mot  français  ?  Ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  c'est  que  la  leçon  :  deux  jours  est  inaccep- 
table. 

Page  61.  ...  deux  adagio  des  Sept  paroles,  —  Tiré,  y 
compris  l'amusant  paragraphe  sur  le  quatuor,  de 
la  lettre  VI  de  Carpani,  Vienne,  2  octobre  1808. 

Les  deux  derniers  paragraphes,  toute  la  lettre  sui- 
vante, toute  la  première  partie  de  la  lettre  VHI,  sont 
du  Stendhal,  et  du  meilleur. 

Lettre  VII 

Page  63.  Lettre  VIL  —  Voir,  pour  toute  cette  lettre, 
le  Journal  et  Rome,  Naples  et  Florence.  Stendhal 
commence  à  utiliser  ici  son  arsenal  de  notes,  c  Je 
«  viens  travailler  chez  moi,  où  j*ai  fait  une  note 
«  vraie  et  puisée  dans  mes  observations  personnelles 
«  de  Vennui  français  et  la  mélancolie  italienne  » 
(Journal,  7  avril  1813). 

Page  64.  ...  il  croit  que  nous  tenons  à  la  police^  ...  — 
Encore  la  police. 

Page  64.  ...  les  font  naître.  —  Cf.  Mémoires  de  Ben- 
venuto  Cellini,  chap.  xi  :  «  ...  Que  Votre  Sainteté  le 


NOTES    ET    ÉCLAIRCI6SEMENTB  419 

«  sache  :  les  princes,  en  enrichissant  les  artistes, 
«  arrosent  et  vivifient  le  génie,  qui,  dans  le  cas  con- 
«  traire,  languit  maigre  et  chétif...  » 

Page  65.  ...  let  old  wrinkles  corne  /. . .  —  Nous  avons 
rétabli  le  deuxième  vers,  tronqué  dans  les  éditions 
de  1814  et  1854.  Voici  la  traduction  de  ces  deux  vers, 
et  des  deux  qui  les  précèdent  :  Antonio.  Je  ne  consi- 
dère le  monde  que  comme  il  doit  être  considéré,  Gratiano  ; 
un  théâtre  où  chacun  doit  jouer  un  rôle  ;  et  le  mien  est 
un  triste  râle,  Gratiano.  Laissez-moi  alors  jouer  le 
bouffon  :  que  les  rides  de  la  vieillesse  ne  me  viennent 
qu*au  sein  du  rire  et  de  la  joie,  etc. 

Page  66.  ...  soulage  la  mélancolie,,,.  —  Cf.  Histoire  de 
la  Peinture  en  Italie,  chap.  cxxv,  note,  et  Rome, 
Naples  et  Florence,  1®^  septembre  1817. 

Page  68.  ...  dLune  ville  de  commerce  du  Midi,,..  — 
Par  exemple,  à  Marseille. 

Page  69.  ...  des  habitudes  filles..,  —  Edit.  1814  et  1854  : 
fines,  qui  n'offre  aucun  sens.  La  vraie  lecture  :  fiUeSy 
est  donnée  par  Terrât,  de  1817. 

Page  69.  Quel  peccator,  etc,  —  Enfer,  chant  XXXII I. 
Le  pécheur  détourna  la  bouche  du  féroce  repas  (Le 
comte  Ugolin  ronge  le  crâne  de  l'archevêque  Rug- 
gieri). 

Lettre  VIII 

Page  71.  Lettre  VI IL  —  L'auteur,  depuis  la  dernière 
lettre  datée  de  Vienne,  3  octobre  1808,  est  censé 
avoir  quitté  Vienne  devant  les  armées  françaises, 
et  s'être  réfugié  à  Salzbourg  ;  il  se  donne,  au  com- 
mencement de  cette  lettre,  pour  un  émigré,  ancien 
capitaine  de  grenadiers  dans  l'armée  royale,  qui  a 
quitté  la  France  vers  1790  ;  cette  fiction  était  évi- 
demment destinée  à  lui  concilier  les  sympathies  du 
monde  de  la   première   Restauration. 

Page  73.  Un  de  mes  amis,..  —  Sans  doute  lui-même,  ou 
Louis  Crozet. 


420  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

Page  75.  ...  le  métier  eTun  agent  de  M,  de  Sartine,,,.  — 
Toujours  la  police. 

Page  76.  ...  m'ait  jamais  procuré.  —  Voir  dans  les 
Soirées  de  r orchestre,  21®  soirée,  une  description  enthou- 
siaste d'un  de  ces  concerts  de  Saint- Paul,  où  Berlioz 
entendit  des  psaumes  chantés  à  l'unisson  par  six 
mille  cinq  cents  enfants. 

Page  76.  Or  ce  chant,,..  —  c  La  mémoire  de  Haydn  a  un 
peu  embelli  ce  chant.  »  (Note  de  Stendhal  dans  Terrât, 
de  1817,  non  reproduite  dans  Tédit.  de  1854.)  Il  est 
inutile  d'ajouter  que  ces  deux  lignes  de  musique 
sont  dans  Carpani  (lettre  111,  en  note).  D'après  la 
traduction  anglaise  (page  88),  ce  chant  serait  de 
Jones,  organiste  de  Saint-Paul,  sauf  un  léger  change- 
ment à  la  12®  mesure. 

Page  76.  Signora  Contessina.  —  Légère  erreur  de 
Stendhal.  Les  mots  :  Signora  Contessina  se  rapportent 
à  Tair  bouiïe  de  Geronimo.  Il  s'agit  ici  du  trio  qui 
suit  cet  air,  et  où  Caroline,  se  moquant  de  la  préten- 
tieuse Lisette,  l'appelle  :  CorUessa  garhata. 

Page  77.  Deh  !  Signor  I  —  Signor  I  deh  !  concedete.  Ce 
sont  les  premiers  mots  du  beau  récitatif  obligé  qui 
précède  le  duo  de  Paolino  et  du  Comte,  1^^  acte, 
2®  tableau. 

Page  77  ....  au  Consers^atoire  de  la  rue  Bergère.  — 
Cf.  Journal,  octobre  1813.  (Soirées  du  Stendhal  Club, 
2®  série,  page  104.) 

Page  78.  ...  turbando  il  riposo,...  —  Acte  I,  fin  du 
1®^  tableau.  Air  de  Figaro. 

Page  79.  ...  cosa  faccio.  —  Acte  I,  1®'  tableau  des  Noces 
de  Figaro.  Air  de  Chérubin. 

Page  79.  Felice  un  servo  mio  !  —  Acte  II,  1®^  tableau 
du  même  opéra.  Air  du  comte. 

Page  80.  ...  parler  des  plaines  de  Babylone.  —  Les 
idées  de  Stendhal  n'ont  pas  changé,  depuis  le  temps 
où,  au  6^  dragons,  il  manquait  de  se  battre  en  duel 
pour  a  la  cîme  indéterminée  des  forêts  »  d'Atala.  Cette 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  421 

citation  piquante  dn  Génie  du  Christianisme  n*a  pas 
dû  concilier  à  Stendhal  les  bonnes  grâces  de  Cha- 
teaubriand. 

Page  81.  ...  comme  nous  de  la  ha^se^.,,  —  Edit.  1854  : 
mais  comme  nous  jouons  de  la  basse.  Nous  rétablissons 
le  texte  de  l'édition  de  1814. 

Page  81.  ...  tels  quon  les  chante  à  Constantinople,.». 
—  Nous  laissons  subsister  cette  phrase  telle  que  la 
donnent  les  éditions  de  1814  et  de  1854,  bien  qu'elle 
ne  soit  pas  satisfaisante. 

Page  83.  Mozart  et  Haydn  en  sont  remplis,  —  Nous 
rétablissons  d'une  façon  correcte,  dans  cette  note  de 
Stendhal  tirée  de  Carpani,  les  désignations  de  tons, 
plus  ou  moins  défigurées  dans  les  édit.  de  1814  et 
de  1854.  Il  s'agit  du  passage  du  ton  d'ut  mineur  au 
ton  de  soif  puis  au  ton  de  mi. 

Page  86.  ...  un  moyen  facile  de  Védaircir,  —  Edit.  1814 
et  1854  :  les  éclaircir. 

Page  86.  ...  si  Von  eût  donné  ces  passages  à  un  autre 
instrument,  —  Cf.  M™®  de  Staël,  De  r Allemagne, 
2®  partie,  chap.  xxxii  :  «  Ores  te,  dans  Iphigénie  en 
«  Tauride,  dit  :  Le  calme  rentre  dans  mon  âme,  et 
«  l'air  qu'il  chante  exprime  ce  sentiment  ;  mais  l'ac- 
«  compagnement  de  cet  air  est  sombre  et  agité.  Les 
«  musiciens,  étonnés  de  ce  contraste,  voulaient  adou- 
a  cir  l'accompagnement  en  l'exécutant  ;  Gluck  s'en 
«  irritait  et  leur  criait  :  «  N'écoutez  pas  Ores  te  ;  il  dit 
«  qu'il  est  calme  ;  il  ment.  » 

Page  86.  ,,,  les  as^ait  rapportées  de  Rome.  Stendhal  s'est 
ici  un  peu  embrouillé  dans  les  Bach.  Il  ne  s'agit  pas 
de  Bach  l'ancien  (Jean  Sébastien),  mais  de  son  fils 
(Charles  Philippe  Emmanuel)  ;  encore  Carpani  fait-il 
remarquer  que  ce  n'est  pas  Emmanuel  qui  a  séjourne 
en  Italie,  mais  un  de  ses  frères. 

Page  88.  Je  ferai,  je  ferai  ;  mais  le  clavecin  me  tue,  — 
Faro,  fard,  ma  il  cembalo  m'ammazza,  (Carpani.) 

Page   89.    ...    Visconti   et   Winckelmann,   —   Stendhal 

DAYDN.  27. 


422  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

avait  eu  déjà  à  dépouiller  les  ouvrages  de  ces  deux 
archéologues  pour  la  préparation  de  son  Histoire  de 
la  Peinture  en  Italie.  Il  reprochait  à  Wînckehnaiin 
un  peu  de  sensihUriê  allemande.  Il  dira  plaisamment 
un  peu  plus  tard  (lettre  à  Louis  Crozel  du  20  oc- 
tobre 1816,  Correspondance^  édition  Paupe,  tome  11  » 
page  14)  :  c  Winckelmann,  e^est  M^®  Emilie  racontant 
rhistoire  d*Hélotse  et  d*Abélard.  » 
Page  90.  ...  à  nos  feux  étonnée,  —  Texte  tiré,  à  partir 
de  la  page  80,  de  la  lettre  IV  de  Carpani,  Bade, 
18  juillet  1808.  Quelques  passages  ;  compris  dan& 
les  pages  71-80  sont  également  pris  dans  Carpani, 
lettre  111,  Bade,  20  juin  1808,  ainsi  que  la  fin  de  la 
lettre  où  notre  auteur,  abandonnant  la  lettre  lY  de 
Carpani,  revient  à  la  lettre  III. 

Lettre  IX 

Page  93.  ...  convenance  de  style.  —  Edit.  1814  :  conve^ 
nances  de  style. 

Page  95.  ...  vous  la  rendre  ensuite  plus,  agréable.  — 
Tout  ce  début  est  tiré  des  lettres  III  et  IV  de  Carpani. 

Page  95.  Sortite,  sortite^...  —  Duo  des  Noces  de  Figaro^ 
acte  I^^,  2^  tableau,  un  peu  avant  le  finale. 

Page  95.  ...  des  HoraceSj,,.  —  Opéra  de  Cimarosa. 

Page  96.  Rien  négcde  mon  bonheur,  —  Cf.  Voltaire, 
Dictionnaire  philosophique^  article  Art  dramatique  : 
Voltaire  s'élève  contre  V Encyclopédie,  article  ExpreS' 
sionj  où  Cahusac,  à  propos  d'un  passage  de  Persée^ 
musique  de  Lulli,  paroles  de  Quinault,  soutient  la 
même  idée  que  l'ami  de  Stendhal.  Les  vers  de  Qui- 
nault disent  : 

Je  jmrît  Vépom^amie  ei  la  nmri  en  iùuê  /iMur  ; 
Tout  se  change  en  rocher  à  mon  aspecL  horrible. 

Cahusac  prétend  que  la  musique  de  Lulli  chante  : 

Je  porte  Vallégresae  ei  la  vie  en  tous  lUux  ; 
Tout  s'anime  et  s'enflamme  à  mon  €upect  aimabU. 


NOTES    ET    é(XAIRCIS£EMBMTS  423 

Page  97.  ,.,  du  commencement  de  Don  Juan.  —  La  cita- 
tion exacte  serait  : 

LasciOt  o  carOf 
La  rimembranza  ammrml 

(D«o  de  dosa  Aana  et  de  don  OtUivio). 

Page  97.  ...  Ser  M arc^ Antonio,  —  Opéra-boufTe  de 
PavesL 

Page  98.  ...  lin  tableau  de  Téniers  ou  de  Van  Ostade,  — 
C'est  oe  que  nous  appelons  des  tableaux  vivants. 
Cf.  Goethe,  Les  Affinités  Electives,  2^  partie,  cha- 
pitre VI. 

Page  98.  ...  Proméihée,.,,  —  Stendhal  avait  assisté  à 
une  représentation  de  ce  ballet  à  Milan,  en  octo- 
bre 1813.  Voir  Journal,  à  cette  date. 

Page  98.  ...  pour  décrire,  la  rapidité  du  mouvement,  par 
exemple,,.,  —  Edit.  1814  et  1854  :  Pour  décrire  la 
rapidité  du  mouvement,  La  virgule  après  décrire,  qui 
est  essentielle,  est  indiquée  dans  Terrât,  de  1817. 

Page  99.  ...  partagent  avec  Haydn,  —  A  partir  d'ici, 
quelques  emprunts  à  la  lettre  III  de  Carpani. 

Page  99.  ...  la  Molinara,,.,  —  Opéra -bouffe  de  Pai- 
siello. 

Page  99.  ...  Pirro..,  —  Opéra  de  Zingarelli. 

Page  102.  ,,,  la  Frascaîana,.,  —  De  Paisiello. 

Page  103.  ...  et  cesi  nous  qui  régnons  !  —  Les  Deux 
Siècles,  1771.  Les  éditions  de  1814  et  de  1854,  au 
lieu  de  ces  dix  vers,  donnent  deux  vers  tronqués  : 

Un  fowr  les  grenouilles  se  levèrent. 
Et  dirent  aux  coucous  :  Illustres  compagnons. 

Mais  Terrât,  de  1817  rétablit  le  vrai  texte,  en  ajoutant 
la  note  suivante  :  «  L'auteur  était  trop  loin  de  son 
imprimeur  pour  corriger  les  épreuves  ;  la  copie  était 
peu  lisible  ;  et  Ton  a  réduit  à  deux  misérables  lignes 
ces  vers  charmants  de  Voi taire  (suivent  les  dix  vers 
des  Deux  Siècles),  Les  citations  de  Sbakspeare  sont 
également  mutilées,  m 


424  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 


Lettre  X 

Page  105.  ...  Ventierro  ;...  —  Edil.  1814  et  1854  : 
irUiero,  Nous  rétablissons  la  vraie  orthographe  du 
mot  espagnol. 

Page  108.  ,,,  et  que  Von  a  appelée  le  sublime.  —  Tiré  de 
la  lettre  VII  de  Carpani,  Vienne,  l®""  novembre  1808, 
sauf  le  dernier  paragraphe  ;  on  remarquera,  dans 
tous  les  développements  qui  appartiennent  à  Sten- 
dhal, les  nombreuses  digressions  sur  la  peinture  ; 
elles  s'expliquent  chez  un  auteur  qui  s'occupait 
depuis  plusieurs  années  de  VHistoire  de  la  Peinture 
en  Italie,  A  signaler  d'ailleurs  que  Carpani  lui-même 
fourmille  d'allusions  aux  peintres. 

Lettre  XI 

Page  111.  Arda  nel  fuoco,  —  Non^  là-haut^  dans  les 
chœurs  des  bienheureux,  n  entrent  point  les  castrats. 
Car  il  est  écrit  dans  ce  lieu.,.  —  Dites,  qu'est-ce  qui 
est  écrit?  —  U arbre  qui  ne  produit  pas  de  fruits 
brûle  au  feu. 

Page  112.  ...  les  canons  bernesques..,  —  Nous  pensons 
que  le  mot  burlesques  eût  mieux  convenu  ici  que  le 
mot  bernesques,  qui  s'applique  peu  à  des  compositions 
musicales. 

Page  115.  ...  ils  firent  ressauter  P auditoire  endormi,  — 
Tiré  entièrement  de  Carpani,  lettre  VIT,  Vienne, 
2  octobre  1808. 

Lettre  XII 

Pap^e  119.  ...  when  I  hear  sweet  music.  —  Je  ne  suis 
jamais  gaie  quand  f  entends  une  douce  musique. 

Page  121.  Che  cosa  è  amor,  —  C'est  l'air  fameux  de 
Chérubin,  l®'"  acte,  2®  tableau. 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  425 

Page  123.  ...  à  tout  un  opéra  de  Gluck.  Adieu.  —  Plu- 
sieurs passages  de  cette  lettre  sont  tirés  de  la  lettre  VIII 
de  Carpani,  Vienne,  4  février  1809.  L*anecdote  de 
Jomelli  à  Padoue  est  tirée  de  la  lettre  III  de  Carpani, 

Lettre  XIII 

Page  127.  ...  une  jolie  petite  comédie^  très  bien  coupée 
par  la  musique.  —  Cette  analyse  du  Mariage  Secret 
est  des  plus  exactes  ;  à  signaler  toutefois  une  petite 
erreur  de  Stendhal  à  propos  des  couplets  de  Fidalma  : 
Ma  con  un  marito,  qui  peignent,  en  traits  incisifs, 
le  ridicule  d'une  vieille  veuve  amoureuse  ;  ils  se 
trouvent,  non  au  2®  acte,  mais  au  i^^.  —  Ce  délicieux 
chef-d'œuvre  n'a  plus  été  représenté  en  France 
depuis  de  bien  longues  années  ;  l'auteur  des  présentes 
notes  a  terminé  en  1912  une  adaptation  entièrement 
nouvelle  du  livret,  en  vers,  qu'il  destine  au  théâtre 
des  Champs-Elysées. 

Page  128.  ...  sur  la  tombe  d'Admète,...  —  Légère  erreur 
de  Stendhal  :  Admète  ne  meurt  pas,  dans  Alceste. 

Page  130.  ...  la  mélodie  d^une  nation  voisine...  —  La 
France.  Stendhal  est  prudent  ;  il  a  lu  et  médité  ce 
passage  de  d'Alembert  :  «  Il  y  a  chez  toutes  les  nations 
«  deux  choses  qu'on  doit  respecter,  la  religion  et  le 
«  gouvernement  ;  en  France,  on  en  ajoute  une  troi- 
«  sième  :  la  musique  du  pays.  »  (Mélanges  de  littéra- 
ture et  de  philosophie  :  De  la  liberté  de  la  musique). 
Si  Carpani  a  fourni  à  Stendhal  les  éléments  biogra- 
phiques et  historiques  de  la  Vie  de  Haydn,  les  auteurs 
du  xviii^  siècle  qui  se  sont  occupés  de  critique  mu- 
sicale, Grimm,  Diderot,  d'Alembert,  et  surtout 
J.-J.  Rousseau,  lui  ont  donné  ou  suggéré  les  meil- 
leures de  ses  idées.  Précurseur  dans  d'autres  domaines, 
Stendhal  doit  plutôt,  en  musique,  être  considéré 
comme  un  escarmoucheur  attardé  de  la  Querelle  des 
Bouffons. 


426  NOTES   BT    ÉCLAISClSSeilBNTS 

Pa^  132.  ...  faire  mourir  Diéon  «Tium  manière  f. 

U^Ue  et  tovckoMte.  —  Cf.  Hitioirv  de  la  Peinture  en 
Ibdie,  daapitre  xc. 

Page  132.  Dmtu  km»  cojut.  —  Tiré  «i  partie  de  la  lettre 
VIII  de  Carpani,  y  compris  la  citation  du  vers  latin 
d'Aristénète.  Est-il  besoin  de  rappeler  que  le  Mariage 
Secret  fut  la  première  pièce  que  Stendhal  entendit 
en  Italie,  à  Ivrée  ?  [voir  Vie  de  Henri  Brulard).  La 
Caroline  d'Ivrée  avait  «  une  dent  de  moins  sur  le 
devant  »  :  cette  dent  de  moins,  par  hasard,  n'empêcha 
pas  la  crialaUitation. 

Lettre  X!V 

Page  133.  Lettre  XIV.  —  Stendhal  case  dans  cette 
lettre  un  «  extrait  »  qu'il  fit,  en  1811  ou  en  1813, 
d'un  ouvrage  d'un  abbé  napolitain.  Voir  Journal, 
10  octobre  1813  (Soirées  du  Stendhal  Club,  2^  série, 
pages  103-106),  et  lettre  du  8  décembre  1811,  où 
Stendhal  écrit  à  sa  sœur  Pauline  qu'il  attend  de 
Naples  un  livre  qui  traite  de  la  musique. 

Page  139.  Benda,  né  en  1714,  mort  en  1795.  —  Nous 
indiquons  la  date  de  la  mort  de  Benda,  date  que 
Stendhal  avait  laissée  en  blanc  dans  son  manuscrit, 
et  que  les  édit.  de  1814  et  de  1854  remplacent  par  ***. 
Du  resie,  nous  ne  relevons  pas  les  erreurs  de  dates 
que  contient  cette  liste  ;  il  y  a  des  dictionnaires 
spéciaux  que  pourront  consulter  ceux  que  la  musique 
intéresse  ;  nous  nous  sommes  expliqué  sur  ce  point 
dans  notre  Avant-propos. 

Lettre  XV 

Page  141.  Je  ne  poste  jamais  à  Venîae...  —  Au  moment 
où  il  préparait  son  ouvrage,  St«adhal  était  allé  déjà 
une  fois  à  Venise,  en  seplembre-octobre  1813. 


NCTTBS    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  427 

Page  142.  ...  aux  artistes  viifarU  à  PayU^.,.  —  A  Paris 
et  dans  bien  d'autres  villes.  C'est  sans  doute  en  par- 
tant de  cette  idée^  tristement  vraie,  que  Stendhal 
voyage  incognito,  a  J'évitai  d'être  reconnu  ;  je  ne 
voulais  pas  perdre  mon  temps  à  Rome  à  des  dîners 
(^iciels...  Je  n'allai  voir  les  autorités  que  la  veille 
de  mon  départ...  Je  fus  invité  partout  à  des  dîners 
que  j'esquivai  en  partant.  »  (Journal  d^luUie, 
page  230.) 

Page  144.  ...  des  pensées...  —  Edit.  1814  :  pensers. 

Page  145.  ...  Vinifitaiion  des  directeurs  du  Concert 
spirituel...  —  a  Concert  qui  tient  Heu  de  spectacle 
«  public  à  Paris  durant  les  temps  où  les  autres 
«  spectacles  sont  fermés.  11  est  établi  au  château  des 
«  Tuileries,  les  concertants  y  sont  très  nombreux, 
«  et  la  salle  est  fort  bien  décorée  :  on  y  exécute  des 
«  motets,  des  symphonies,  et  l'on  se  donne  aussi 
«  le  plaisir  d'y  défigurer  de  temps  en  temps  quelques 
«  airs  italiens.  »  (J.-J.  Rousseau,  Dictionnaire  de  mu- 
sique). 

Page  149.  ...  qui  était  un  haydniste...  —  Edit.  1814  : 
haydaniste.  Elrrat.  1817  :  haydiniste. 

Page  152.  ...  un  chant  et  un  accompagnement  correct.  — 
L'édition  de  1854  donne  :  corrects.  Nous  préférons 
la  leçon  :  correct,  de  l'édition  de  1814.  —  Il  s'agit 
d'un  canon  amusant,  que  nous  donnons  pp.  152-153, 
d'après  la  traduction  anglaise,  a  II  y  a  une  troisième 
(r  sorte  de  canons^  très  rares  ;  c'est  ce  qu'on  pourrait 
«  appeler  double  caiwn  rens^ersé  ;  il  y  a  un  tel  artifice 
«  dans  cette  sorte  de  canons  que,  soit  qu'on  chante 
«i  les  parties  dans  l'ordre  naturel,  soit  qu'on  renverse 
tt  le  papier  pour  les  chanter  dans  un  ordre  rétro- 
a  grade,  en  sorte  que  l'on  commence  par  la  fin  et 
«  que  la  basse  devienne  le  dessus,  on  a  toujours  une 
«  bonne  harmonie  et  un  canon  régulier.  »  (J.-J.  Rous- 
seau, Dictionnaire  de  musique).  Le  canon  de  Haydn, 
sur  les  paroles  :  Ta  voix,  â  Harmonie,  est  divine^  peut 


428  NOTES    ET    ÉCLAlRCtSEEHENTS 

se  chanter  encore  de  deux  autres  manières,  en  lisant 
la  musique  par  la  fin  (ou,  ce  qui  revient  au  mêni«, 
en  la  lisaDt,  par  transparence,  du  cAté  du  verso), 
soit  dans  le  sens  ordinaire  du  papier,  soit  en  le  ren* 
versant.  Il  nous  a  paru  JDtéressant  de  reproduire 
cette  curiosité  musicale,  qui  est  intitulée,  dans  l'édi- 
tion anglaise  de  1817   :  canon  eancriiaiu  (canon  k 

Page  153.  ...  que  Ut  autres  nations.  —  Tiré,  saut  de 
courtes  observations,  de  la  lettre  Xlll  de  Carpanî, 
dal  Bannato,  29  juillet  1809,  et,  à  partir  de  la  page  152 
(Il  quitta  Londres,  etc.),  de  la  lettre  XIV  de  Carpani, 
liai  Bannato,  18  septembre  1809. 

Lettre  XVI 

Page  158.  ...  que  Vouvritr  notre  contemporain?  — 
Cf.  Histoire  de  la  Peinture  en  Italie,  chap.  x. 

Page  159.  ...  plus  tôt,...  —  Edit.  1814  et  1854  :  plutât. 

Page  161.  ...  un  chapeau  charmant.  —  Edit.  1854  :  un 
charmant  chapeau. 

Page  162.  ...  ils  ne  croient  plus  le  bonheur  possible.  — 
Cf.  Histoire  de  la  Peinture  en  Italie,  chap.  cxxv, 
note. 

Page  162.  ...  un  rôU  de  tyran...  —  Edit.  1814  et  1854  : 
un  vrai  râle  de  tyran.  L'errat.  de  1817  donne  la  le^on 
que  nous  adoptons. 

Page  165.  ...  retentissants...  —  Edit.  1814  et  1854  : 
ralentissants,  qui  n'a  aucun  sens.  L'errat.  de  1817 
donne  la  correclton  que  nous  adoptons. 

Page  165,  ...  quelque  chose  tTétrangU...  —  Una  caâenxa 
stroziata,  une  cadence  étranglée  (Carpani). 

Page  168.  ...  emploie  quelquefois  Us  mouvements...  — 
Editions  de  1814  et  1854  :  U  tnouvement.  Nous  corri- 
geons ce  que  nous  croyons  être  une  faute  d'impres- 
sion -,  sans  quoi,  le  pluriel  rappelUnt  qui  existe  dans 
les  deux  éditions  ne  s'expliquerait  que  difficilement. 


NOTES    ET    ECLAIRCISSEMENTS  429 

Page  168.  Cabanis  i^ous  dira...  —  Carpani  le  dit  aussi. 

Page  169.  ...  le  célèbre  poète  tragique  CoUin.  —  Tiré  de 
Carpani,  lettre  IX,  Vienne,  28  février  1809,  y  com- 
pris l'anecdote  de  la  messe  entendue  à  Vienne  en 
1799,  celle  de  Senesino,  celle  des  brebis  mélomanes  ; 
les  deux  citations  musicales  sont  aussi  de  Carpani  ; 
la  deuxième  est  défigurée  dans  les  éditions  de  1814 
et  de  1854. 

Lettre  XVII 

Page  172.  ...  des  accès  de  vivacité  charmants.  —  Cette 
lettre  est  de  Tinvention  de  Stendhal. 

Lettre  XVIII 

Page  173.  ...la  vallée  de  Chamouny,...  —  Nous  conser- 
vons r orthographe  des  éditions  de  1814  et  1854. 

Page  174.  ...  un  intermède  de  Pergolèse,...  —  La  Serva 
padrona. 

Page  175.  Haydn,  longtemps  avant...  —  Ici  reprennent 
les  emprunta  à  Carpani,  lettre  X,  dal  Bannato, 
28  mai  1809. 

Page  175.  ...  il  eut  plus  de  grandiose  dans  les  idées ;... 
—  Note  de  l'errat.  de  1817  :  «  En  1791,  Haydn 
assista  à  sa  Création  exécutée  dans  l'église  de  West- 
minster. Il  y  entendit  pour  la  première  fois  un 
orchestre  de  1.067  musiciens  : 


Violons  : 

250 

Hautbois  : 

40 

Altos  : 

50 

Bassons  : 

40 

Violoncelles  : 

50 

Cors  : 

12 

Contre-basses  : 

27 

Trompettes  : 

14 

Tambours  : 

8 

Trombones  : 

12 

Orgue  : 

1 

Voix  : 

563 

L* effet  fut  très  doux  ;  on  entendait  très  bien  les  voix. 
Chose  singulière,  les  sons  bas  parurent  manquer  de 


430  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

force.  Voir  les  détails,  page  230  de  la  traduction 
(anglaise)  i».  C'est  évidemment  par  erreur  que  Terrât, 
de  1817  parle  de  la  Création  en  1791,  c'est-à-dire  à 
une  époque  où  elle  n'était  pas  encore  écrite.  Nous 
nous  sommes  reporté  à  la  traduction  anglaise  :  il 
s'agit  simplement  d'un  concert  monstre  organisé 
en  1791  à  Londres,  qui  dura  plusieurs  jours  et  qui 
attira,  paraît-il,  des  musiciens  de  tous  les  pays  d'Eu- 
rope. Il  faut  lire,  croyons-nous,  Messie.  M.  Romain 
Rolland  nous  indique  qu'en  effet  on  donna  cet  ora- 
torio de  Hœndel  au  cours  du  festiifol  dont  il  s'agit. 

Page  177.  ...  ne  fui  pas  mis  en  musique.  —  Le  traducteur 
anglais  remarque  ici  avec  raison  que  l'auteur  commet 
un  grossier  anachronisme  (Millon,  auteur  du  Paradis 
perdu,  était  mort  en  effet  en  1674,  onze  ans  avant 
la  naissance  de  Haendel),  et  se  demande  si  le  texte 
français  est  bien  correct.  Bombet  s'est  contenté  ici 
de  traduire  Carpani,  qui  est  donc  seul  responsable 
de  l'anachronisme.  Carpani  spécifie  bien  :  il  célèbre 
Milton. 

Page  179.  ...  ceux  qui  croient  à  la  présence  réelle.  — 
Ces  huit  lignes  de  pointes  dirigées  contre  Delille 
sont  de  Stendhal. 

Page  180.  Ed  il  gai  :  curi  chi  chi.  —  Parfois  la  grenouille 
daru  le  bourbier  chante  joyeusement  :  qua.  qua,  ra. 
Le  grillon  fait  :  tri,  tri,  tri,  U agneau  :  béj  bé.  Le  ros^ 
signol  :  chio,  chio,  chio.  Le  coq  :  cocorico. 

Page  180.  ...  sur  la  terre  muette;...  —  La  traduction 
anglaise  de  1817  déclare  n'avoir  pu  retrouver  à  quel 
passage  de  Hœndel  fait  allusion  l'auteur. 

Page  181.  ...  qui  donnent  naissance  aux  passions.  — 
Cf.  J.-J.  Rousseau  :  Essai  sur  l'origine  des  langues, 
chap.  XIV  et  xvi. 

Page  185.  Le  spectacle  commença,  —  Ce  spirituel  «  frag' 
ment  »,  qui  naturellement  ne  figure  pas  dans  Carpani, 
n'est  pas  de  Gcethe  ;  on  le  chercherait  vainement 
dans  les  Affinités  électii^es,  quoique  les  personnages 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  431 

d*Ottîlie  et  du  capitaine  appartiennent  bien  réelle- 
ment au  roman  de  Gœthe.  Nous  voyons  par  le 
Journal  (février  1810)  que  Stendhal  avait  lu  les 
Affinités^  et  même  les  avait  fait  lire  à  M°^  Z.  C'est 
peut-être  un  passage  du  chapitre  ii  de  la  2^  partie 
(le  fil  rouge  des  cordages  de  la  marine  royale  d'Angle- 
terre) qui  a  donné  à  Stendhal  l'idée  de  son  allégorie 
des  bobines.  Dans  V  Introduction  de  P Histoire  de  la 
Peinture  en  Italie ,  Stendhal  cite  en  note  les  Bobines^ 
avec  référence  aux  Lettres  sur  Mozart  (il  aurait  dû 
dire  :  Lettres  sur  Haydn). 

Page  186.  .,.  de  volate,...  —  Edit.  1814  et  1854  :  isolâtes. 
Nous  préférons  la  forme  italienne  :  volcUe,  pour  un 
mot  qui  n'a  pas  passé  dans  le  langage  courant. 

Page  187.  ...  serait-elle  un  tableau?  —  Ces  deux  para- 
graphes sur  Yiganô  et  le  ballet  de  Prométkée  sont  de 
Stendhal. 

Page  188.  ...  la  lumière  dans  une  caverne  sombre,  — 
M°^^  de  Staël  jugeait  autrement  ce  passage  de  la 
Création  :  c  J'ai  entendu  à  Vienne  la  Création  de 
«  Haydn,  quatre  cents  musiciens  l'exécutaient  à  la 
«  fois,  c'était  une  digne  fête  en  l'honneur  de  l'œuvre 
«  qu'elle  célébrait  ;  mais  Haydn  aussi  nuisait  quel- 
«  quefois  à  son  talent  par  son  esprit  même  ;  à  ces 
«  paroles  du  texte  :  Dieu  dit  que  la  lumière  soit^  et 
c  la  lumière  fut^  les  instruments  jouaient  d'abord 
«  très  doucement,  et  se  faisaient  à  peine  entendre, 
et  puis  tout  à  coup  ils  partaient  tous  avec  un  bruit 
«  terrible,  qui  devait  signaler  l'éclat  du  jour.  Aussi 
«  un  homme  d'esprit  disait  qu'à  Papparition  de  la 
«  lumière f  il  fallait  se  boucher  les  oreilles.  »  (De  P Alle- 
magne, 2®  partie,  chap.  xxxii.) 

Page  189.  ...ne  promet  peu  de  grands  plaisirs.  —  C'est 
ici  qu'était  placée,  page  217  de  l'édition  de  1814, 
la  phrase  inachevée  :  il  me  semble  9oir  Delille  ifoulant 
nous  peindre.  (Voir  à  ce  sujet  notre  Avant' propos).     " 

Page  191.  ...  imités  avec  toute  la  fraîcheur  possible.  — 


432  NOTES    BT    fiCLAIBCISSBHBHTS 

Cf.  M*""  de  Staël,  loc  cit.  ■  Dans  plusieurs  auti«s 
(  morceaux  de  la  Création,  la  même  recherche  d'es- 
«  prit  peut  être  souvent  blftmée  ;  la  musique  se  traîne 
i  quand  les  serpenta  sont  créés  ;  elle  redevient  bril- 
(  lante  avec  le  chant  des  oiseaux...  Ce  sont  des  con- 
t  cetti  en  musique  que  dei  effets  ainsi  préparés.  > 

Lbttbb  XIX 

Page  196.  ...  excellent  oonnaiéteur  en  mutique.  —  Cet 

hommage  à  l'esprit  et  aux  comiaissances  de  Carpani, 

traducteur  de  la  Création,  ne  désarma  pas  Carpani, 

auteur  des  Haydine  (voir  Appendice). 
Page  198.  Fuor  dto  la  tua  hdtà.  —  Mai»  touvent,  injuale 

en  vériti,  je  dédaigne  tout  autre  objet  ;  tout  me  parait 

imparfait,  sauf  la  beaitti. 
Page  199.  ...  ne  laiêeent  pat  de  touvenira  diatinctt.  — 

Cf.  Rome,  Naplea  et  Florence,  26  septembre  1816. 
Page  199. ...  le  jdua  dêlieisux  de  ta  yie.  —  Cî.  de  F  Amour, 

chap.  XXXII,  où  cette  anecdote  est  citée,  aveo  une 

référence  &  la  Vit  de  Haydn. 
Page  202.  ...  contittait  dans  ta  nouceauté.  —  Cf.  Journal, 

Ancône,    19    octobre    1811.    Bitogna    novità    petta 

mutiea. 
Page  204.  ...  hrtqu'il  lui  touhaitait  le  bonjour.  —  Tout 

cet  extrait  du  Sptelateur  d'Addison  est  cité  en  frau' 

çais  par  Carpani. 
Page  207.  ...  pour  le  MaebeUi...  —  Edit.  1814  :  pour  la 

Macbeth.  L'errat.  de  1817  donne  la  correction. 
Page  208.  ...  ritatienne  ttra  la  msilîeure  à  Naptet.  — 

Ces  deux  derniers  paragraphes,  les  six  premiers,  la 

citation  du  Spectateur  sont  tirés  de  Carpani,  lettre  XI, 

dat  Bannato,  28  juin  1809. 
Page  210.  ...    aux   bordt   du   Sébile.  —    Le  Sebète  ou 

Sebèthe   (le  Sebtthu»  des  Anciens]  était  une  petite 

rivière  se  jetant  dans  la  Méditeraannée  à  l'Est  de 

Naples  ;  c'est,  croît<on,    le   ruisseau    appelé  de  nos 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  433 

jours  :  fiume  délia  Maddalena  Plus  tard,  Stendhal 
emploiera  la  forme  italienne  :  Sebeto, 
Page  212.  ..,  V heureux  habitant  de  la  rwe  de  Pauailippe, 
—  H.  C.  G.  Bombet,  dans  la  lettre  datée  de  Rouen 
26  septembre  1816  et  parue  dans  le  Constitutionnel 
du  l^''  octobre,  citera  la  «  lettre  sur  le  beau  idéal  » 
pour  montrer  que  la  Vie  de  Haydn  n'est  pas  un  plagiat 
de  Carpani  (voir  notre  Appendice^  n®  V).  A  noter, 
dans  la  lettre  XIX,  datée  de  1809,  Tallusion  a  la  cam- 
pagne de  Moscou  et  aux  Français  de  1814. 

Lettre  XX 

Page  214.  ...  à  la  bonne  heure.  —  Voir  notre  note, 
page  384,  infra. 

Page  214.  ...  de  M,  Ducis,.,.  —  Voir  dans  le  Jourrud 
(21  frimaire  an  XIII)  un  éreintement  pittoresque  du 
Macbeth  de  Ducis.  La  pièce,  dit  le  jeune  Beyle  en 
manière  de  conclusion,  «  ne  vaut  pas  exactement 
une  pipe  de  tabac  ». 

Page  214.  ...  par  la  raison  simple  qiCil  est  unique.  — 
Voir  Racine  et  Shakespeare,  passim. 

Page  216.  ...  pianger  che  si  muore,,..  —  Qui  paraît 
pleurer  le  jour  qui  meurt.  {Purgaicire^  chant  VIII). 
Cette  citation  est  déjà  dans  Corinne. 

Page  220.  ...et  encore  étais- je  fort  distrait.  —  Tout  ce 
début,  sauf  bien  entendu  la  lettre  supposée  de  la 
a  chanoinesse  de  Brunswick  »,  citée  en  note,  est  tiré 
de  la  lettre  XII  de  Carpani,  dcd  BanruUOy  15  juil- 
let 1809. 

Page  223.  ...le  premier  chanteur  de  son  siècle.  —  L'anec- 
dote de  Stradella  se  retrouvera  dans  la  Vie  de  Rossini, 
chap.  XIX,  plus  développée  et  agrémentée  de  détails 
très  stendhaliens.  Carpani  cite,  en  dix  lignes,  Tépisode 
de  Saint-Jean-de-Latran,  lettre  IX. 

Page  224. . . .  distinguer  un  chant  quelconque.  —  Anecdote 
tirée  de  Carpani,  lettre  IX. 

Page  224.  La  manie...  —  C'est  bien  le  mot  qui  convient, 

HAYON.  28 


434  NOTES    ET    iCLAllICIBSEIlENTS 

L'absurde  tableau  ijm  ouït  est  tiré  <le  Carpani, 
lettre  XIII,  avec  quelques  variantes  ;  par  exemi^e, 
dans  Carpani,  Mocart  est  Jules  Romain  (?},  et  Cima- 
roea  est  Panl  Vërcmèse  (??].  On  trouve  eacore  dans 
l'HtafMre  (Je  la  Peinture  en  Italie  (chap.  cxxx,  note) 
une  comparaison  de  Rossini  avec  le  Guide,  et  dans 
Rome,  Saptes  et  Florence  (3  octobre  1816)  une  com- 
paraison entre  Molière  et  Ctmarosa,  Corneille  et 
Mozart,  La  Fontaine  et  PaiûeUo,  Mannontcl  et 
NVinter.  C'était  te  goât  du  t«mps.  L'annotateur  de 
la  traduction  anglaise,  M.  G.,  cile,  comme  une 
coïncidence  remarquable,  un  de  ses  propres  articles, 
paru  dans  le  Monihly  Magazine  de  ISll,  où  il  com- 
pare, lui  aussi,  Mozart  au  Dominiquin  ;  il  se  félicite 
de  se  trouver  sur  ce  point  d'accord  avec  M.  Bombet. 
Page  226.  Like  patience  tiuing  on  ber  tomb.  ~  EdJt.  1814 
et  1854  :  titing.  C'est  là  une  des  citations  mutUêet 
dont  parle  StendliaJ  dans  l'errat.  de  1817,  mais  qui 
n'ont  pas  été  rétablies  dans  leur  intenté.  Il  faut 
voir,  croyons-nous,  dans  ce  vers,  que  nous  n'avons 
pas  retrouvé  dans  âhakspeare,  un  souvenir  du  piassa^ 
suivant  de  La  Douzième  A'iut,  act.  H,  se.  iv  : 


Fetio-lurd, 

And,  trith  d  greai 

She  êal,  likt  patience  on  a  monumeiU 

Smiling  Bi  grief.  Wal  nM  Ait  hve.  l'i 

iiu  /(  calice  de  la   fltur,  pélril  Ui  roiH  Je 
en  tilencr,  ri,  dam  ta  pile  milanmlic,  ellt  êl 


Page  230.  AU  und  schwack  hin  ich.  —  N«u<  ajoutMU  à 
la  citation  musicale,  qw  est  extT«il«  d«  Carpuu, 


NOTSa    ST   BC1.AI1ICISSEMEMTS  435 

rindicatioii  du  mouvement  fadmgio  moko)  qui  a  été 
omise  dans  ks  éditions  de  1814  et  de  1854.  Les 
Haydine  de  Carpam  dcmiieat  ce  passage  avec  trois 
dièses,  en  clef  d'u(  3^  ligne  ;  les  éditions  de  1814  et 
de  1854  le  donnent  avec  les  mêmes  dièses  et  les  mêmes 
notes,  mais  en  clef  de  9ol.  Ni  Tune  ni  Tautre  de  ces 
notations  n'est  satisfaisante.  Nous  proposons  d'ajou- 
ter un  dièse  et  de  tire  en  clef  de  /a. 
Page  232.  ...  que  tant  de  gloire  et  éC amour  aidaient  fait,., 
—  Nous  maintenons  l'orthographe  des  éditions  de 
1814  et  de  1854. 

Page  233.  ,„  les  anciens  eompagmms  de  ses  travaux,  — 
Tiré  de  la  lettre  XIV  de  Carpaai^  dal  Bannato, 
18  septembre  1809. 

* 

Lejtre  XXII 

Page  235.  .,,  la  lars^e,,,  —  Edit.  1814  :  le  lars^e. 
Page  237.  ...  que  je  trompai  fort  élégant,  —  Cf.  lettre  à 
Pauline  Beyle,  Vienne,  25  juillet  1809  (Correspon- 
dance,  tome  I,  page  347,  édition  Paupe).  Stendhal 
assistait,  en  uniforme,  à  la  cérémonie.  Le  Requiem 
de  Mozart  lui  parut  trop  bruyant,  et  ne  l'intéressa 
pas.  Uhomme  aimable  dont  il  est  question  est, 
d'après  M.  Chuquet,  l'académicien  Denon.  On  remar- 
quera, dans  toute  la  Vie  de  Haydn,  l'habileté  avec 
laquelle  Stendhal  a  mis  en  œuvre  les  matériaux  de 
Carpani,  en  les  fondant  avec  ses  souvenirs  personnels 
et  ses  observations  sur  la  psychologie  des  beaux- 
arts,  la  réelle  variété  de  ton  de  chacune  des  lettres, 
le  parfait  naturel  du  style  ;  certainement  Stendhal 
dut  éprouver  beaucoup  de  plaisir  à  composer  cette 
première  partie  de  son  livre. 
Page  239.  ...  dans  les  lettres  originales,,,,  —  Stendhal 
parle  ici,  non  pas,  comme  le  prétend  Sainte-Beuve 
(Causeries  du  Lundi,  tome  IX),  des  lettres  de  Car- 


436  NOTBS    ET    éCLAIRCISSEMENTS 

pani,  mais  de  ses  propres  lettres,  à  lui  Stendhal, 
celles  qu'il  est  censé  avoir  écrites  à  son  ami  Louis  de 
Lech***,  et  dont  il  est  censé  avoir  tiré  sa  Vie  de 
Haydn. 
Page  240.  .,.  la  mort  de  cet  homme  célèbre.  —  Tiré  de  la 
lettre  XVI  et  avant-dernière  de  Carpani,  dal  BanruUOy 
20  mars  1810.  Le  paragraphe  sur  le  prince  de  Kaunitz 
provient  de  la  lettre  XV  de  Carpani,  dal  Bannalo, 
25  septembre  1809,  ainsi  que  le  germe  de  quelques 
idées  de  la  fin. 

Page  240.  ...  le  plus  grand  (Teux  tous  en  littérature,... 

—  Edit.   1854  :  le  plus  grand  d'eux  en  liuéraiure. 

Nous  rétablissons  le  mot  tous  oublié,  d'après  l'édition 

de  1814. 
Page  242.  ...au  parfum  suave  de  la  pêche.  —  Cf.  Vie  de 

Rossini,  chap.  vu. 

Page  243.  ...  de  ce  sénéquisme  général,,..  —  Ed.  1814  : 
de  sénéquisme  général  ;  faute  évidente,  soit  que  de 
doive  être  remplacé  par  du,  soit  que  ce  ait  été  oublié, 
comme  l'a  pensé  l'éditeur  de  1854  et  comme  nous  le 
pensons. 

Page  245.  ...  depuis  Page  de  dix-huit  ans.  —  Ce  cata- 
logue est  pris  dans  Carpani  ;  il  est  d'ailleurs  des  plus 
incomplets. 

Page  245.  6  Duos.  —  Edit.  1814  et  1854  :  8  duos.  Nous 
rétablissons  le  chiffre  exact  d'après  Carpani. 

Page  248.  La  fedeltà  premiata.  —  Edit.  1814  et  1854  : 
Uinfedeltà  premiata. 

Page  248  U Infedeltà  fedele.  —  Ce  titre  est  omis  par  les 
éditions  1814  et  1854.  Nous  le  rétablissons  d'après 
Carpani. 

Page  249.  3  Sonates  pour  Broderip.  —  Edit.  1814  et 
1854  :  Drodevif,  Nous  rétablissons  Broderip  d'après 
Carpani. 

Page  249.  3  Sonates  pour  Broderip.  —  Edit.  1814  et 
1854  :  Broderich. 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  437 


VIE   DE   MOZART 


Chapitre  Premier 

Page  255.  ...  Versuch  einer  griindlichen  Violinschulef... 
—  Edit.  1814  et  1854  :  VerêucK  etc.  (aie). 

Page  267.  ...  un  quolibet...  —  Quolibet  ou  quodlibet  : 
sorte  de  composition  musicale,  cultivée  surtout  en 
Allemagne  aux  xvi®  et  xvii^  siècles,  et  se  rattachant 
au  genre  comique  ;  certains  musiciens  français  culti- 
vèrent aussi  le  quolibet  :  Clément  Jannequin,  par 
exemple,  l'auteur  de  la  célèbre  BcUaille  de  Mari- 
gnan. 

Page  267.  ...  par  Lyon  et  la  Suisse.  —  En  septembre 
1766,  Mozart  donna  un  concert  à  Genève.  Voir  lettre 
de  Voltaire  à  M™®  d'Epinay  du  26  septembre  1766. 
«  Votre  petit  Mozart,  Madame,  a  pris,  je  crois,  assez 
«  mal  son  temps  pour  apporter  l'harmonie  dans  le 
«  temple  de  la  Discorde.  Vous  savez  que  je  demeure 
«  à  deux  lieues  de  Genève  :  je  ne  sors  jamais  ;  j'étais 
«  très  malade  quand  ce  phénomène  a  brillé  sur  le 
«  noir  horizon  de  Genève...  » 

Page  269.  . . .  demander  des  leçons.  —  Voir  Vie  de  Haydn, 
page  91. 

Page  270.  ...le  triomphe  de  Mozart  complet.  —  Tout  ce 
début  du  chapitre  premier  est  tiré,  mot  pour  mot, 
de  la  notice  de  C.  Winckler. 

Chapitre  II 

Page  276.  ...en  moins  d'une  demi-heure...  —  Edit.  1814  : 
en  moins  de  demi-heure.  Il  est  probable  que  ce  pro- 

HAYDN  28. 


438  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

vincialisme  existait  sur  le  manuscrit.  On  le  trouve 
fréquemment  sous  la  plume  de  Stendhal.  Cf.  lettre 
à  Pauline  Beyle  du  9  mai  1801  :  «  deux  cents  coups 
de  tonnerre  en  demi-heure  »  (Correspondance,  tome  1, 
page  17,  édition  Paupe),  et  plusieurs  passages  du 
Journal.  On  trouve  encore  dans  VHistoire  de  la 
Peinture  en  Italie  :  «  à  demi-lieue  de  Moscou  »  (cha- 
pitre xcvi,  note). 
Page  277.  .,.  sa  trop  courte  carrière.  —  Tout  ce  chapitre 
est  tiré,  à  peu  près  mot  pour  mot,  de  la  notice  de 
Winckler. 


Chapitre  III 

Page  283.  ,,.  de  tout  genre,  —  Edit.  1854  :  en  tout  genre. 
Nous  rétablissons  le  texte  d*après  Tédit.  de  1814. 

Page  284.  ...  proportionnellement  dans  les  autres,  — 
Winckler  dit,  sans  citer  Cabanis  :  «  On  a  constam- 
ment observé  que  le  développement  trop  prompt  et 
trop  rapide  des  facultés  morales  dans  les  enfants  ne 
s'opère  qu'aux  dépens  du  physique.  » 

Page  287.  ...  prenaient  plaisir  à  f entendre.  —  Tiré,  à 
peu  près  mot  pour  mot,  y  compris  la  note  sur  Ido* 
ménée^  de  Winckler.  L'anecdote  de  Mozart  interpel- 
lant r orchestre  de  Berlin  est  également  dans  Cra- 
mer, I. 

Chapitre  IV 

Page  294.  ...de  quoi  faire  un  Haydn.  —  Tiré,  à  peu  près 
mot  pour  mot,  de  Winckler.  Les  anecdotes  de  Mozart 
improvisant  devant  des  béotiens,  de  la  réponse  de 
Mozart  au  compositeur  viennois  à  propos  de  Haydn, 
figurent  aussi  dans  Cramer,  V  et  VII.  Seule,  l'anec- 
dote de  l'accordeur  de  clavecin  n'est  pas  dans  Win- 
ckler ;  elle  se  trouve  seulement  dans  Cramer,  IX. 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  439 


Chapitre  Y 

Page  298.  ...  sans  lui  proposer  d^honoraires.  —  Tiré, 
presque  mot  pour  mot,  de  Winckler.  L'anecdote  de 
l'offre  du  roi  de  Prusse  se  trouve  également  dans 
Cramer,  II. 

Chapitre  VI 

Page  304.  ...  continuait  d^ écrire.  —  Tiré,  presque  mot 
pour  mot,  de  Winckler,  sauf  les  deux  phrases  sur 
le  Tasse  et  J.- J.  Rousseau.  La  fin  du  chapitre  appar- 
tient à  Stendhal. 

Chapitre  VII 

Page  308.  Tous  gentils  oiseaux  sont  à  moi,  —  Voici,  à 
titre  de  curiosité,  les  paroles  qu'on  chantait  dans  les 
Mystères  d^Isis  : 

Souê  lêÊ  yeux  de  la  déetm, 

Chaniêt,  formn  deê  poê  hrillants. 

De  fleuré  une  eimple  tresee 

Tieni  lieu  dee  plue  riehee  préeenie, 

La  mère  de  la  ruiiure 

N* exige  qu'une  âme  pure. 

Quant  à  l'air  de  Papageno,  avec  accompagnement 
de  glockerupiely  voici  comment  il  se  chantait  : 

La  ide  eet  un  voyagé  ; 
Tâthene  de  l'emhellir. 
JeUme  eur  ce  paeeage 
Lee  roeee  du  plaieir. 

RXPBAIIV. 

Le  bonheur  n'eel  qu'imaginaire. 
Chacun  fouit  de  ea  chimère, 
Chantone,  eélébrone  tour  à  tour 
Baeehue,  le  plaieir  et  Vamour  ! 

Que  eoue  la  treille 

Le  plaieir  veiilet,.. 


440  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

Dans  le  trio  du  1^  acte,  les  han  I  han  I  han  de  Papa- 
geno  devenu  muet,  avec  l'accompagnement  si  comique 
des  bassons,  se  chantaient  sur  les  paroles  suivantes, 
accompagnées  par  les  mêmes  bassons  : 

On  pmU  compter  mr  «a  tmiUtineê  ; 
QuddangêrpowrraUranrMtr? 

n  est  inutile  de  prolonger  les  citations  ! 

Page  314.  ...  des  âmes  sensibles.  —  Ici  finit  la  notice 
de  Winckler.  La  lettre  sur  les  Mystères  (Tlsisy  qui 
dénonce,  en  termes  mesurés  mais  fermes,  le  tripa- 
touillage odieux  que  l'Opéra  de  Paris  avait  fait  subir 
à  la  Flûte  Enchantée^  figure  dans  Winckler  ;  elle  est 
extraite  du  Publiciste,  et  signée  D.  R.  S.  Stendhal 
la  signe  :  Wilhelmirief  en  souvenir  sans  doute  de 
M^®  de  Griesheim.  La  note  sur  le  romantisme, 
curieuse  en  raison  de  sa  date,  est  bien  entendu  de 
Stendhal.  Les  alexandrins,  un  cacfw'sottise  I  Comme 
le  disait  W^^  de  Broglie  en  1827,  l'auteur  était  évi- 
demment un  homme  de  mau9ais  ton  I 

Lettre  sur  Mozart 

Page  315.  Monticello,  le  29  août  1814.  —  C'est  cette 
lettre  dont  le  manuscrit  (copie  avec  corrections  de 
Stendhal)  existe  à  la  Bibliothèque  de  Grenoble  (voir 
notre  Avant'propos).  Dans  le  manuscrit,  elle  porte 
la  date  du  19  mars  1814.  Ce  fragment  fit  partie,  dans 
les  papiers  de  Beyle,  d'un  cahier  paginé  de  1  à  72 
comprenant  :  P.  1-4  (aujourd'hui  fol.  48-49)  :  journal 
du  29  mars  1814  (écrit  par  Louis  Crozet)  ;  P.  5-6 
(fol.  50)  :  blanches  ;  P.  7-38  (fol.  51-66)  :  Tour  en 
Italie,  7  septembre — 27  octobre  1813  (voir  Jourrud 
dUtalU,  pp.  304-327)  ;  P.  39-40  (fol.  67)  :  blanches  ; 
P.  41-54  (fol.  68-75)  :  Lettre  sur  Mozart,  Monticello, 
le  29  mars  1814  ;  P.  55-70  (fol.  76-83)  :  RésulUU  de 
nos  lectures  en  février  1811  ;  P.  71  (fol.  84)  :  Note 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  441 

écrite  à  Sagan  le  20  juillet  1813;  P.  72  (fol.  84  verso)  : 
blanche. 

Nous  adressons  nos  remerciements  à  M.  Henri 
Débraye,  qui  a  bien  voulu  nous  fournir  ces  indica- 
tions et  relever  les  quelques  variantes  que  présente 
le  manuscrit  de  Grenoble  par  rapport  au  texte  im- 
primé de  1814. 

Page  315.  ...  la  lettre  citée  ci'dessuê^,..  —  Celle  de 
Wilhelminef  ou  plutôt  du  Publicistey  citée  en  note, 
à  propos  de  la  Flûte  Enchantée,  dans  la  Vie  de  Mozart, 
chapitre  vu. 

Page  316.  ...  aurait-il  pu  atteindre...  —  Manuscrit  de 
Grenoble  :  Comment  le  musicien  peut- il  atteindre. 

Page  317.  ...  pendant  trois  secondes  ;...  —  Edit.  de  1814 
et  18^4  :  cela  est  délicieux  ;  mais  pendant  trois  secondes, 
si  vous,  etc.  Nous  rétablissons  la  vraie  ponctuation. 

Page  317.  ...  dans  le  dernier  finale.  —  Cette  appré- 
ciation est  loin  d'être  aussi  ridicule  que  le  prétend 
M.  Ed.  Rod  dans  son  volume  sur  Stendhal  (Collection 
des  Grands  Ecrivains  français,  Hachette  et  C^®, 
Paris,  1892).  Il  s'agit  de  Vandante  sur  les  paroles 
Contessa,  perdono,  qui  interrompt  brusquement,  pen- 
dant 28  mesures,  VaUegro  assai  du  finale  du  2®  acte, 
et  qui  forme  un  contraste  saisissant  avec  le  caractère 
bouffe  de  toute  la  coda  du  finale,  spécialement  à 
partir  de  la  dixième  mesure  de  Vandante,  à  la  reprise 
du  motif  en  octuor  sur  les  paroles  Ah  I  tutti  contenti, 
avec  les  dessins  arpégés  de  violons.  Il  ne  faut  pas 
avoir  entendu  ce  merveilleux  finale,  pour  ne  pas  être 
frappé  de  la  justesse  de  l'impression,  sinon  de  l'ex- 
pression, de  Stendhal.  Mais  ici,  pas  plus  qu'ailleurs, 
notre  auteur  n'a  gardé  toutes  les  avenues  contre  la 
critique...   inconsidérée. 

Page  318.  Le  seul  Cimarosa.,.  —  Manuscrit  de  Grenoble  : 
Cimarosa  seul. 

Page  319.  AUez  vous  coucher,...  —  C'est  le  grand  quin- 
tette de  l'entrée  de  Bazile  «  Andate  a  letto  >,  une  des 


442  NOTES    ET    ÉCLAIRCI88BBfENT8 

scènes  les  plus  réussies  du  Barbier  de  Paisiello.  La 
scène  correspondante  existe  dans  celui  de  Rossini  ; 
c'est  sans  doute  le  chef-d'œuvre  de  la  pièce,  malgré 
des  souvenirs  évidents  du  morceau  de  Paisiello. 
Mais  le  Barbier  de  Rossini  ne  fut  composé  que  fin 
1816  :  Stendhal  ne  pouvait  en  parler  ici. 
Page  320.  ...  Pami  seul  est  avec  toi. 

ConfdaU  àU*  amieo  :  io  H  promelta 
Chê  AuguMlo  nol  êaprà.,» 

(Acte  III,  ic.  Ti). 

Page  320.  Soyons  amis  y,., 

SêOo,  non  pîA  :  Umùamo 
Di  nuovo  amict... 

(Acte  III,  te.  un). 

Les  paroles  italiennes  de  la  Clémence  de  Titus  sont 
de  Métastase. 

Page  321.  ...aux  traitants...  —  Edit.  1814  et  1854  : 
traîtres.  C'est  l'errat.  de  1817  qui  nous  donne  cette 
intéressante  correction. 

Page  322.  ...  musique  très  difficile;...  —  Voir,  dans 
l'introduction  de  la  Vie  de  Rossini^  l'amusante  anec- 
dote des  musiciens  d'un  riche  amateur  d'Italie,  qui 
répètent,  en  secret,  pendant  huit  mois,  la  finale  du 
1^  acte  de  Don  Juan.  —  Ce  paragraphe  de  quatre 
lignes  n'existe  pas  dans  le  manuscrit  de  Grenoble. 


LETTRES  SUR  MÉTASTASE 


Lbttrb  Première 

Page  333.  ...et  jamais  de  repos.  —  Les  éditions  de  1814 
et  de  1854  donnent  les  sept  autres  vers  de  la  fable 
de  La  Fontaine  ;  l'errat.  de  1817  indique  qu'il  faut 
les  supprimer  ;  c'est  ce  que  nous  faisons. 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  443 

IPage  333.  ...  P Olympiade,,..  —  Dans  son  Dictionnaire 
de  musique,  article  Duo,  J.-J.  Rousseau  cite  déjà  un 
fragment  de  VOlympiade,  moins  long,  i!  est  vrai,  que 
celui  qui  va  être  reproduit  par  Stendhal. 

iPage  345.  ...  des  théâtres  d^ Italie,..  —  Edit.  1854  : 
tous  les  directeurs  des  théâtres  ne  firent  plus.  Nous  réta- 
blissons, d'après  l'édition  de  1814,  le  mot  oublié. 

IPage  348.  ...  Achille  in  Sciro,.,.  —  Edit.  1814  et  1854  : 
Achille  in  Piro,  qui  n'offre  aucun  sens. 

'.Page  352.  ,.,  de  Brosses,..,  —  Edit.  1814  et  1854  :  de 
Bertille,  C'est  l'errat.  de  1817  qui  indique  :  de  Brosses. 

IPage  354.  ...  dans  quelque  petit  réduit.  —  Passage 
effectivement  tiré  d'un  des  livres  favoris  de  Stendhal, 
les  Lettres  historiques  et  critiques  sur  P  Italie,  de 
Charles  de  Brosses  (3  vol.  in-8°,  Paris,  Ponthieu, 
an  VII),  dont  Romain  Colomb  donna  une  nouvelle 
édition  en  2  volumes,  chez  Levavasseur,  en  1836, 
sous  le  titre  de  :  L' Italie  il  y  a  cent  ans. 

A  Naples,  de  Brosses  retrouve  l'enthousiasme  de 
Bologne  :  «  Je  ne  manquai  plus  une  seule  représen- 
«  tation  de  la  Frascatana,  comédie  en  jargon,  de 
•«  Léo.  Quelle  invention  !  Quelle  harmonie  !  Quelle 
«  excellente  plaisanterie  musicale  !  Je  porterai  cet 
«  opéra  en  France  !  Naples  est  la  capitale  du  monde 
«  musical.  » 

Les  Français  qui,  quelques  années  après,  entendirent 
à  l'Opéra  de  Paris  les  chefs-d'œuvre  bouffes  italiens, 
éprouvèrent  le  même  saisissement  que  de  Brosses 
en  1739.  Fatigues  du  bric-à-brac  mythologique,  des 
héros  conventionnels  des  opéras  du  temps,  la  musique 
des  Léo  et  des  Pergolèse,  si  souple,  si  nuancée,  déjà 
si  délicieusement  moderne,  fut  pour  eux  une  révéla- 
tion ;  ils  entendirent  enfin,  pour  la  première  fois, 
des  personnages  ^frais  chanter  en  un  langage  s^rai  ; 
la  musique  enfin  rentrait  dans  son  domaine,  l'expres- 
'sion  des  passions  du  cœur  humain.  Mais  l'honneur 
inational,  le   patriotisme  d'antichambre,  s'en   mêla   : 


44^1  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

c'est  toute  l'hialoire  de  la  Querelle  des  Bou//otu. 
(Relire  les  écrits  contemporains,  notamment  ceux 
de  Grimm  et  de  J.-J.  Rousseau,  et  aurtout  le  Neveu 
de  Rameau  de  Diderot.) 

Page  355.  ...  toute  rexpresiion.  — -  Les  auteurs  du 
xviii^  siècle,  Grimm,  Diderot,  d'Alembert,  RoiUReau, 
avaient  déjÀ  indiqué  nettement  ces  difTérences  entre 
le  récitatif  et  les  airs  ;  un  air,  un  duo,  un  trio  était, 
dans  l'opéra  italien,  le  couronnement  d'une  scène  de 
récitatifs,  de  même  que  le  finale  était  le  couronnement 
d'un  acte.  Voir,  dans  la  Correspondance  de  Grimm. 
mai  1756,  un  curieux  article  sur  une  pièce  chinoise. 
rOrphelin  de  la  maison  Tchao  :  «  Une  des  singularités 
«  de  cette  pièce  est  que  les  acteurs  commencent 
«  à  chanter  lorsqu'il  s'agit  d'exprimer  des  passions 
«  violentes...  C'est  un  usage  que  la  tragédie  chinoise 
«  a  de  commun  avec  l'opéra  italien  ;  car  Varia  des 
u  Italiens...  commence  précisément  au  moment  où 
H  la  passion  est  la  plus  vive...  Celte  admitabie  or- 
a  donnance  est  l'ouvrage  de  la  Nature,  qui  donne  au 
fl  génie  de  t'homme  tes  mêmes  préceptes  et  en  Italie 
u  et  à  la  Chine...  » 

Page  355.  ...  dEspagne...  —  Edit.  1814  et  1854  :  de  la 
Chine.  C'est  Terrât,  de  1817  qui  nous  fournit  le  texte 
que  nous  adoptons. 

Page  355.  ...  riamaUt  amando.  — -  Airui  passe,  dans 
l'espace  d'un  jour,  la  verte  jleur  de  la  vie  mortelle; 
pas  plut  qu'avril  ne  revient  en  arrière,  elle  ne  refleurit 
ni  ne  reverdit...  Aimons,  pendant  que  nous  pouvons 
être  aimés  en  retour. 

Cf.  lettre  à  Pauline  (Correaportdance,  tome  I, 
page  423),  sans  date,  maïs  probablement  de  1810  : 
u  Je  viens  de  finir  un  volume  commencé  à  Marseille 
n  il  y  a  quatre  ans.  J'étais  bien  jeune  au  commcn- 
«  cernent.   J'ai    vu  qu'alors  je  ne  me  souvenais  pas 

0  assez  de  la  15^  octave  du  10^  chant  de  la   Gerusa- 

1  lemme,  que  je  t'invilc  à  relire...  n 


NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS  445 


Lettre  II 

Page  359.  Canzonneiia,  —  Voir,  dans  les  Œuvres  com- 
plètes de  J.-J.  Rousseau,  une  imitation  libre  de  cette 
pièce  célèbre  : 

Grâce  à  tani  de  tromperies. 

Grâce  à  tes  coquetterieê, 

NUe,  je  respire  enfin. 

Mon  cœur  libre  de  sa  chaîne 

Ne  déguise  plus  sa  peine  ; 

Ce  n'est  plus  un  songe  vain,  ete, 

D*autres  auteurs  ont  revendiqué  cette  imitation, 
mais  Jean-Jacques  ne  paraît  pas  Tavoir  jamais  dés- 
avouée. 
Page  372.  Niega  di  perdonar.  —  Eternel  Créateur,  je 
t^ offre  ton  propre  fils  qui,  en  gage  de  ton  amour,  consent 
à  se  donner  à  moi.  Tourne  vers  lui  tes  regards;  vois 
qui  je  t'offre  ;  et  puis,  refuse,  Seigneur,  si  tu  le  peux, 
refuse  de  pardonner. 


Lettre 

Page  373.  ...  suffisant  juste,.,  —  Edit.  1814  et  1854  : 
justement.  L'errat.  de  1817  donne  :  juste. 

Page  374.  ...  un  trait  de  barbares.  —  Cf.  Histoire  de  la 
Peinture  en  Italie,  ch.  cvii,  in  fine,  et  note. 

Page  378.  ,..  de  la  rue  CéruU...  La  rue  Cérutt  (ou  plus 
exactement  Cerutti)  était  la  rue  Laffitte  actuelle  : 
baptisée  Cerutti  en  1792,  elle  redevint  rue  d'Artois 
en  1814  et  prit  le  nom  de  rue  Laffitte  en  1830.  Un 
grand  hôtel  garni  existait  dans  la  rue  Cerutti  (sans 
doute  au  n^  16  de  la  rue  actuelle).  Le  Café  Hardy, 
où  fréquentait  Stendhal  du  temps  où  il  avait  un  «  co- 
cher, deux  chevaux,  une  calèche  et  un  cabriolet  », 


446  HOXm»    CT    ÉCl.AtBCtaSEMBJfTS 


était  situé  à  l'angle  de  la  rue  Cerulti  et  du  boulevard 
(ancien  hôtel  Cenitti,  plus  tard  Maison  Dorée,  au- 
jourd'hui bureau  de  poste),  en  face  du  Caff  Anglais 
et  des  Ilalient.  Nous  devons  ces  détails  à  notre  anii, 
M.  Louis  Tesson,  secvétaire  de  la  CommisBiOR  d« 
Vieux- Pari  g. 

Page  382.  ...  sur  ta  quatrième  corde.  —  Edit.  1814  et 
1854  :  Sur  la  quaUiim*  torde  du  ciokn.  L' errât,  de 
1817  supprime  les  dem  dcmierv  mots. 

Page  384.  A  la  bonne  heure  !  —  Ce  mot,  d'une  fine  ironie, 
que  Stendhal  emploiera  souv^rt  dans  sa  correspon- 
dance el  daiM  »«s  owrrages,  est  tiré  du  roman  de 
Picard  :  Aventures  d'Eugène  de  Senneville  et  de 
Guillaume  Denorme,  écrites  par  Eugène  en  1787,  qui 
eut  beaucoup  d'édilions.  Le  cousin  bnssu.  César  de 
Senneville,  qui  passe  son  temps  à  jouer  de  la  fïûte 
et  à  consigner  dans  son  journal  intime  les  anecdotes 
scandaleuses  de  la  ville,  surprend  un  iour  le  jeune 
Eugène  (tans  tes  bras  de  l'aecm-te  goovemaitte, 
M"*  LHibreail  :  '  A  la  bonne  heure',  i  se-contente  de 
dire  César  ;  après  quoi,  il  va  joner  un  solo  de  flAte, 
résume  dans  son  journal  sa  mésaventure,  et  le  len- 
demain, congédie  sa  gouvernante  (livre  III,  chapitre 
premier). 

itendhal  ne  parle 

il  c'avait  cBtMwla, 

«  à  Alger,  m  k  Turc 


Page 

388.   , 

...   et  nui  es 

»(  tombé.  —  i 

encore  que  par  ouî-dii 

re  de  Rossini  ; 

en 

1814,  I 

à  Tancride, 

DiV  Italienne, 

«» 

Italie; 

en  tout  cas,  il  n'y   fai 

da 

ns  soD 

JouraaL 

P.ge 

391... 

.  d^n,  ia  rm 

f  de  Tolède;.., 

Page 

302.  . 

..   m  en   bié 

n  ni  en  mal. 

-  A  Napks. 

-  Le  traducteur 
anglais  a  supprinté  pudiquement  ce  peragra^dke  sur 
les  castrats,  ainsi  que  les  trois  paragraphes  suivants 
sur  Malthus.  Il  s'élève,  dans  une  note,  contre  «  une 
infâme  pratique,  jadis  fréquente  en  Italie,  mais 
que  la  réprobation  universelle  d'un  âge  plus  humain 
el  plus  éclairé  a  à  peu  près  abolie.  » 


«OrSS   ET    BCLJLiaCISSEBfEHrS  447 

Piy  <398.  ..,  ^ivendi  peirâere  OÊOiMtÊ,  —  Cf.  Histoire  de 
la  PeutÊwre  en  liatie^  ckap.  cxxin ,  les  deux  notes  «ur 
Je  -patnotîsiiie,  et,  dans  V  introdmcUen  du  même  ou- 
TBft^,  la  AOte  in  fine  :  «  Sm»  le  G^iAvemement  des 
deux  Chambres,  on  s'occupe  toujours  dia  tAÛ,  et  i*ou 
oublie  que  le  toit  n'est  fait  que  pour  assurer  le  salon,  » 
—  Le  traducteur  anglais  croit  devoir  ajouter,  en 
note,  avec  une  ironie  assez  déplaisante  :  «  Cette  phi- 
losophie politique  de  Tatuteur  Irançaii  rappelle  le 
renaitl  de  la  iable  m  Le  tradiicteur  se  tron^  :  il  ne 
s'agit  nullement  ici  de  politique,  mais  seulement  de 
chasse  au  bonheur. 

Page  398.  ...  ai>ec  un  autre  art  —  La  peinture. 

Page  399.  ...  mi  rivedrai,,.  —  Ou  plutôt  :  mi  rivedrai, 
ti  rivedro.  Dans  sa  Vie  de  Rossini,  Stendhal  insistera, 
avec  verve,  sur  l'importance  de  la  place  de  ces  mots  : 
tu  me  reverras,  je  te  reverrai  (chap.  ii). 

Page  399.  No,  non  v'  amo,  ... —  Ce  duo,  qui  commence 
exactement  par  ces  mots  :  No,  non  credo  quel  che 
dite,  est  rejeté  avec  raison,  dans  les  éditions  italiennes, 
à  la  fin  de  la  partition,  comme  n'étant  pas  de  Cima- 
rosa.  Plaisante  erreur  du  journal  le  Temps  (n^  du 
28  avril  1912),  dont  le  correspondant  semble  très 
sérieusement  croire  que  ce  duo  se  chantait  après  le 
fmale  du  2®  acte,  c'est-à-dire  une  fois  la  pièce  finie  ! 

Page  401.  ...  c  VAlpe.  —  C'est  la  fin  du  sonnet  CXIV, 
célèbre  en  Italie  ;  les  commentateurs  disent  que  «  la 
«  description  de  l'Italie  ne  pouvait  être  ni  plus  brève 
«  ni  plus  précise  à  la  fois  ».  Voici  la  traduction  des 
deux  derniers  tercets  :  «  Si  mes  rimes  avaient  pu  être 
«  comprises  aussi  loin,  f  aurais  rempli  de  votre  nom 
«  Thule,  Bactres,  le  Tandis,  le  Nil,  Atkis,  Olympe  et 
«  Colpé,  Mais,  puisque  je  ne  puis  le  répandre  dans 
«  les  quatre  parties  du  monde,  quil  soit  au  moins  ce- 
«  lèbre  dans  le  beau  pays  que  partage  V Apennin 
«  et  que  circonscrivent  la  mer  et  les  Alpes.  »  Le  fragment 
cité  par  Stendhal  sert  d'épigraphe  à  la  Corinne  de 


448  NOTES    ET    ÉCLAIRCISSEMENTS 

M"»»  de  Staël.  Voici  la  troisième  citation  de  Corinne 
que  nous  retrouvons  dans  te  livre  de  Stendhal. 
Page  402.  ...  à  Vempire  françaU.  —  Voir  le  germe  de 
cette  idée  dans  le  Journal,  Florence,  27  septembre 
1811,  m  fine. 

Dédicace 

Page  405.  A  Madame  Doligny.  —  La  comtesae  Beugnot. 
Voir  la  Corntpondance  et  le  Journal,  paa»im. 


APPENDICE 


LA  POLÉMIQUE  CARPANI-BOMBET 


SAYDN.  29 


I 


Le  Constitutionnel  du  13  décembre  1815  contient  l'entre- 
filet suivant  dont  on  remarquera  l'esprit  caustique  ;  Carpani 
•dut  être  édifié  sur  l'accueil  que  le  public  français  réservait 
â  ses  protestations.  Il  faut  avouer  aussi  que  les  lettres  bouf- 
fonnes du  musicographe  italien  devaient  paraître,  tout  au 
moins  à  des  lecteurs  pariêiens,  trop  peu  sérieuses  pour  être 
prises  au  sérieux  :  le  goût  français  y  cherchait  vainement 
l'accent  sévère  de  la  juste  indignation,  et  flairait  presque 
une  mystification. 

M.  Joseph  Carpani,  de  Milan,  auteur  des  Lettres 
italiennes  sur  Haydn,  nous  écrit  pour  se  plaindre  du 
procédé  peu  délicat  de  M.  Louis- Alexandre-César 
Bombet,  qui,  après  avoir  traduit  son  ouvrage  en 
français,  Ta  fait  imprimer  sous  son  nom  et  s'en  est 
déclaré  l'auteur.  M.  Carpani,  qui  se  compare  à 
Sosie,  dit  à  Mercure  : 

Ciel  !  me  faut-il  ainsi  renoncer  à  moi-même^ 
Et  par  un  imposteur  me  voir  voler  mon  nom  ? 


452  APPENDICE 

ha  citation  manque  un  peu  de  justesse.  Ce  n'est 
pas  le  nom  de  M.  Carpanî,  c'est  son  ouvrage  que 
M.  Louis -Alexandre-César  Bombet  a  trouvé  à  sa 
bienséance  ;  M.  Bombet  doit  être  très  content  de 
son  nom  et  de  ses  prénoms.  Quant  au  plagiat,  il 
s'est  cru  peut-être  justilié  par  d'illustres  exemples. 
Comme  nous  ne  connaissons  pas  son  ouvrage,  nous 
ignorons  s'il  faut  le  placer  au  nombre  des  bons  lar- 
rons. 

S'il  faut  en  croire  M.  Carpani,  M.  Louis-Alexan- 
dre-César  Bombet  aurait  déSguré  ce  qu'il  appelle 
ses  Haydinss,  en  retranchant  des  choses  excellentes, 
et  y  substituant  des  réflexions  communes  et  des 
détails  vulgaires  :  dans  ce  cas,  M.  Bombet  serait  un 
méchant  larron,  et  mériterait  d'être  Uvré  sans  misé- 
ricorde à  la  cour  prévôtale  du  Parnasse.  Nous  ne 
pouvons  avoir  sur  ce  point  aucun  avis.  Adhuc  sub 
judice  lia  est.  Il  est  possible  que  M.  Carpanî,  dont  les 
entrailles  paternelles  ont  été  déchirées  par  l'enlève- 
ment  d'un  enfant  chéri,  n'ait  pas  rendu  justice  au 
ravisseur. 

«  Non  seulement,  dit-il  dans  sa  lettre  adressée  à 
M.  Bombet,  vous  m'avez  enlevé  mon  enfant,  mais 
vous  lui  avez  arraché  les  yeux,  coupé  les  oreilles, 
gâté  les  formes.  »  On  pourrait  demander  à  ce  tendre 
père  comment  il  a  pu  reconnaître  un  enfant  si 
étrangement  défiguré.  Il  faut  admirer  ici  la  force 
de  l'instinct  paternel. 

Parmi  les  preuves  du  larcin  rapportées  par 
M.  Carpani,  il  en  est  une  qui  nous  a  frappés  et  qui 
nous  parait  sans  réplique. 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  453 

n  Les  professeurs  Salieri,  Weigl,  Frieberth,  dit 
M.  Carpani  en  s'adressant  à  M.  Bombet,  le  conseiller 
Griesinger,  et  M"®  Kurzbeck,  qui,  comme  vous 
l'affirmez  en  me  traduisant,  vous  ont  fourni  des 
notices  sur  Haydn,  déclareront  ci-après  qu'ils  ne 
vous  ont  jamais  vu  ni  connu,  bien  loin  de  vous  avoir 
donné  le  moindre  renseignement  sur  le  grand  artiste, 
leur  ami  ;  —  et  que  c^est  à  moi  Carpani^  non  à 
vous  Bombetf  qu'ils  ont  fourni  ces  notices.  »  En 
effet,  MM.  Salieri,  Weigl,  Frieberth,  Griesinger  et 
W^^  Kurzbeck  ont  fait  la  déclaration  alléguée.  Com- 
ment M.  Bombet  se  tirera-t-il  de  ce  mauvais  pas  ? 

Il  paraît  aussi  que  les  Haydines  ont  été  imprimées 
à  Milan  par  Bucinelli  deux  ans  avant  que  l'ouvrage 
français  ne  fût  sorti  des  presses  de  Didot.  Ce  qu'il  y  a 
de  remarquable,  c'est  que  M.  Bombet,  non  content 
de  s'emparer  de  l'ouvrage  de  M.  Carpani,  n'a  pas 
dédaigné  de  lui  voler  une  fièvre  qu'il  avait  eue  à 
Vienne  et  qui  avait  été  guérie  par  une  messe  de 
Haydn. 

«  Vous  dites,  s'écrie  M.  Carpani  avec  une  juste 
indignation,  que  vous  avez  eu  ma  fièvre  à  Vienne 
en  1799,  et  que  vous  avez  été  guéri  par  une  messe  de 
Haydn  :  je  vous  cite  le  docteur  Frank,  qui  m'assista 
dans  cette  circonstance,  et  admira  en  moi,  non  en 
vous,  l'effet  salutaire  de  la  musique  de  Haydn.  » 

Après  ce  vol  d'une  fièvre,  il  paraîtra  peu  étonnant 
que  M.  Bombet  ait  volé  une  conversation  qui  eut 
lieu  à  Vienne,  entre  M.  Carpani  et  Haydn  lui-même. 
«  Vous  assurez,  dit  M.  Carpani  à  son  adversaire,  que, 
quand  on  donna  pour  la  première  fois  les  Saisons^ 

BAYDN  29. 


454  APPENDICE 

VOUS  all&tes  chez  Haydn  lut  dire  comment  avait 
réussi  sa  musique.  Et  moi  je  vous  dis  que  vous  rêvez. 
Haydn  la  dirigea  lui-même  ;  et  n'avait  pas  besoin 
de  votre  visite  ni  de  la  mienne  pour  en  savoir  des 
nouvelles.  Moi,  je  parlai  à  Haydn,  lorsqu'il  descen- 
dait de  l'orchestre,  au  palais  de  Schwartzenberg  où 
fut  exécutée  cette  musique  ;  et  là  eut  lieu  entre  lui 
et  moi  le  dialogue  que  vous  affirmez  avoir  eu  lieu 
entre  lui  et  vous.  ■ 

Il  est  diffîcile  de  répondre  à  des  faits  aussi  positifs. 
Après  une  lecture  attentive  des  raisons  alléguées 
par  M.  Carpani,  nous  n'hésitons  pas  à  reconnaître 
sa  paternité  et  nous  croyons  servir  utilement 
M.  Louis- Alexandre-César  Bombet  en  lui  conseillant 
de  restituer  amicalement  à  M.  Carpani  son  livre, 
sa  conversation  et  sa  fièvre. 


JI 


Nous  avons  donné,  en  premier  lieu,  l'entrefilet  précédent, 
parce  que,  dans  l'ordre  chronologique,  ce  fut  la  première 
pièce  de  la  polémique  en  France.  En  réalité,  les  deux  lettres 
de  Carpani,  auxquelles  répondait  le  Constitutionnel,  étaient 
datées  de  Vienne,  les  18  et  20  août  1815.  Conformément  à 
sa  menace,  Carpani  dut  les  envoyer,  sinon  <t  dans  le  monde 
entier  »,  du  moins  dar.s  les  principales  capitales  de  l'Europe, 
après  les  avoir  fait  publier  à  Vienne  :  nous  trouvons  en  effet, 
au  tome  II  du  Biographiach-Bihliographisches  Quellen-Lexi- 
con  der  Musiker  und  Musikgelehrten  de  Eitner  (Leipzig,  1900) 
l'indication  suivante  au  mot  Carpani  :  a  Letiere  due,.,  al  Signor 
Bomhely  Vienne,  1815,  Mechi taris ti  •. 

Quoi  qu'il  en  soit,  trop  longues  pour  être  insérées  dans 
le  Constitutionnel^  qui  se  contenta  de  les  résumer  som- 
mairement, comme  on  vient  de  le  voir,  en  exerçant  son 
esprit  autant  contre  l'auteur  italien  que  contre  Bombât, 
les  deux  «  lettres  de  Joseph  Carpani,  de  Milan,  auteur  des 
Haydine,  à  M.  Louis  Alexandre  César  Bombet,  français, 
soi'disant  auteur  des  dites  Haydine  »  furent  publiées  in 
extenso,  à  la  rubrique  Variétés^  dans  le  n^  de  janvier-fé- 
vrier 1816  du  Giornale  dell*  italiana  Letleratura  (Padoue, 
2®  série,  tome  X,  pages  124-140)  :  elles  sont  précédées  de 
l'épigraphe  :  Equo  ne  crédite  Teucri,  tirée  de  Virgile.  Nous  en 
donnons  ci-dessous  une  traduction  inédite,  qui  ne  saurait 


456  APPE>Dice 

rendre  malhcurcuicmcnt  ni  la  vivacité,  ni  la  couleur,  ni  la 
verve  boutTonnc  des  lettres  originalei.  La  lecture  de  co 
curieux  document  en  apprendra  plui  lur  le  caractère  italien 
et  Bur  la  prose  italienne  de  l'époque  que  les  ptus  savantes 
et  les  ptus  VB^cs  dissertations.  Une  copie  assez  fautive  de 
CCS  lettres,  d'une  date  que  nous  ne  pouvons  fixer  avec 
exactitude,  mais  qui  paraît  en  tout  cas  bien  postérieure  i 
1816,  existe  dans  un  des  volâmes  de  manuscrits  de  Stendhal 
qui  taisaient  partie  de  la  collection  Chéramy  ;  nous  nous 
sommes  servi,  pour  établir  notre  traduction,  du  texte  même 
du  GiornaU  de   Padouc, 


Ciel  I  me  faut-il  ainsi  renoncer  à  moi-mime, 
El  par  un  imposteur  me  voir  voter  mon  nom  ? 

f'Amphitryon,  acte  1,  scène  II). 

Je  n'avais  pas  l'honneur  de  vous  connaître,  et  je 
ne  l'aurais  pas  encore,  s'il  ne  vous  avait  pris,  comme 
vous  dites,  envie  de  devenir  auteur,  en  imprimant 
chez  Didot  en  1814  des  lettres  françaises  sur  le  célè- 
bre compositeur  Haydn.  Mon  libraire  ne  les  eut  pas 
plus  tôt  reçues,  qu'il  me  les  présenta,  ornées  de  votre 
nom  révéré.  Haydn,  les  beaux- arts,  des  lettres, 
Paris  !...  Quelle  chance  !  Sans  tarder,  j'ouvre  le  livre, 
et  je  vois,  dès  les  premières  lignes,  que  vos  lettres 
sont  en  réalité  les  miennes,  mes  Haydine  imprimées 
il  y  a  deux  ans  chez  Bucinelli  à  Milan  et  accueillies 
avec  tant  de  faveur  par  le  public  italien  et  français, 
mes  Haydine  que  vous  n'avez  fait  que  traduire  ! 
Je  vous  laisse  à  penser  quelle  fut  ma  surprise  à  une 
telle  découverte.  Je  vous  jure  qu'au  premier  mo- 
ment, si  j'attachais  un  grand  prix  à  ma  modeste  re- 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  457 

nommée  littéraire,  j'aurais  crié  :   Imposteur  !  Ef- 
fronté !  Voleur!  Menteur!... 

ed  aUri  nomi  tai,  che  uanno  insieme  !  ^ 

Heureusement  pour  vous,  j'ignore  la  suflisanee  ; 
et  puis,  des  divers  caractères  des  actions  humaines, 
le  ridicule,  je  l'avoue,  est  celui  que  je  remarque  en 
premier  lieu,  quand  par  ailleurs  les  dites  actions 
ne  me  causent  aucun  dommage  sensible,  à  moi  ou 
à  mon  prochain.  Aussi,  le  seul  résultat  de  votre 
supercherie  '  fut  d'abord  de  me  faire  rire  follement. 
Au  lieu  de  m'emporter  contre  vous,  je  m'amusai 
de  voir  que  les  plumes  du  pauvre  paon  italien  avaient 
paru  si  jolies  au  geai  français^  qu'il  avait  voulu  s'en 
parer  au  moment  de  se  montrer  pour  la  première 
fois  au  public.  Pour  un  peu,  je  vous  aurais  remercié 
de  l'honneur  que,  sans  vous  l'avoir  demandé,  vous 
aviez  cru  devoir  me  faire. 

Mais  voilà  qu'en  feuilletant  votre  brochure,  mes 
yeux  tombent  sur  l'avis  dont  vous  avez  fait  précéder 
mes  lettres  :  vous  dites  qu'étant  à  Vienne,  en  1808, 
vous  avez  écrit  sfos  lettres  à  un  ami  de  Paris,  qu'elles 
ont  plu,  qu'on  en  a  fait  des  copies  ^,  que  vous  vous 


1.  El  autres  noms  analogues^  qui  s>onl  ensemble, 

2.  Littéralement  :  de  votre  jeu  de  main  plutôt  que  d'esprit. 

3.  Carpani  fait  ici  un  contre-sens  ;  Bombet  disait  seule- 
ment dans  sa  préface  qu'on  avait  fait  des  copies  de  ses 
lettres  originales  pour  les  faire  circuler  parmi  ses  amis  de 
Paris  ;  il  n'insinuait  pas  qu'un  auteur  italien  avait  pu  se  les 
procurer  et  les  publier  sous  son  nom.  Toute  la  colère  de 
Carpani  reposerait  donc  sur  un  passage  de  la  préface  de 
1814  qu'il  n'a  pas  compris. 


458  APPENDICE 

décidez  à  les  imprimer  et,  coûte  que  coûte,  à  devenir  un 
auteur.  Ici,  j'ai  cessé  de  rire,  et  j'ai  conçu  la  crainte 
bien  fondée  de  voir  le  public  me  donner  la  qualîB- 
cation  que  j'avais  voulu  vous  réserver,  à  vous,  mon 
copiste,  u  Oh  !  oh  !  me  suis-je  dit,  j'ai  annoncé,  j'ai 
imprimé  que  les  Haydine  étaient  de  moi  ;  je  vais 
donc  passer  pour  un  plagiaire,  un  imposteur,  un 
menteur  !  Non  !  Non  !  C'est  maître  Bombet  qui 
aura  ces  beaux  noms,  puisqu'il  montre  qu'il  ne  les 
craint  pas  :  il  a  plus  de  courage  que  moi,  il  l'a 
bien  prouvé  a.  Cela  dit,  j'ai  résolu  aussitôt  de  me 
jiTstifier  devant  le  public  italien  et  français,  et  non 
devant  vous,  puisque,  comment  les  choses  se  sont 
passées, 

Ben  lo  aai  tu,  che  la  sai  tuUa  quanta  !  > 

C'est  pourquoi  je  vous  écris  la  présente,  et  c'est 
pourquoi  je  vous  l'écris  en  italien,  puisque  votre 
traduction  me  prouve  que  vous  avez  su  vous  appro- 
prier ma  langue  autant  que  mes  lettres. 

Sachez-le  donc  :  par  la  présente,  que  je  ferai  in- 
sérer dans  les  journaux  du  monde  entier,  voici  ce 
que  je  vous  déclare,  comme 

Se  non  sapesle  voi  cosi,  com'  io  I  ' 

Ce  n'est  pas  vous,  c'est  moi  qui  suis  l'auteur  des 
lettres  sur  Haydn  ;  vous  n'en  êtes  que  le  traducteur. 
Vous  avez  eu  beau  déclarer  au  public  que  vous 
avez  écrit  vos  lettres  à  Vienne,  et  qu'elles  ont  été 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  459 

copiées.  Vous  avez  eu  beau  tripatouiller  mes 
Haydiney  les  altérer,  les  entremêler  de  réflexions  et 
de  niaiseries  de  votre  crû,  pour  induire  le  public  en 
erreur  et  essayer  d'obscurcir  une  vérité  flam- 
boyante. Oui,  maître  Bombet,  vous  avez  beau  vous 
démener  : 

Etre  ce  que  je  suis  est-il  en  ta  puissance  ? 

vous  crierai- je,  comme  Sosie  dit  à  Mercure,  quoique 
vous  n'ayez  de  Mercure  qu'un  ample  droit  à  sa 
protection  !  En  fait,  tous  ceux  qui  connaissent  un 
peu  les  deux  langues  et  le  sujet  n'ont  qu'à  comparer 
les  deux  livres  :  ils  verront  du  premier  coup  d'œil 
quel  est  l'original  et  quelle  est  la  copie,  quel  est 
l'enfant  légitime  et  quel  est  le  bâtard,  quel  est  le 
propriétaire  et  quel  est  le  voleur. 

Les  musiciens  Salieri,  Weigl  et  Frieberth,  le 
conseiller  Griesinger,  M^®  de  Kurzbeck,  qui,  dites- 
vous,  en  me  traduisant,  vous  ont  donné  des  rensei- 
gnements sur  Haydn,  vous  diront  ici-même  qu'ils 
ne  vous  ont  jamais  ni  vu  ni  connu,  qu'ils  ne  vous 
ont  jamais  dit  le  moindre  mot  sur  le  grand  artiste, 
leur  ami,  et  que  c'est  à  moi  Carpani,  et  non  à  vous 
Bombet,  qu'ils  ont  fourni  leurs  renseignements. 
Qu'en  dites-vous,  maître  Louis-Alexandre-César 
Bombet  ?  Voilà  qui  fait  éclater  votre  grossière 
imposture. 

Il  est  vrai,  comme  je  vous  l'ai  dit  plus  haut, 
qu'en  me  volant  les  quatre  cinquèmes  de  mon  bien, 
vous  y  avez  ajouté  un  cinquième  du  vôtre.  Ce 
cinquième,  direz-vous,  vous  ne  l'avez  pas  fait.  A 
quoi  je  vous  réponds  :  Ce  cinquième,  gardez-le  ; 


4G0  APPENDICE 

d'abord  je  n'aime  pas  le  bien  d'autrui  ;  ensuite,  il 
ne  vaut  vraiment  pas  la  peine  que  je  le  prenne.  Mais 
je  dois  vous  remercier  aussi  de  cette  infidélité 
comme  traducteur  ;  car,  avec  vos  tripatouillages, 
vous  avez  fait  une  œuvre  disparate  qui  prouve 
immédiatement  la  contrefaçon.  Le  prophète  ne 
manquerait  pas  de  dire  :  Meniila  est  iniquitaa  tibi. 

Pourtant,  tout  en  vous  étant  reconnaissant  de 
m'avoir  vous-même  donné  les  moyens  de  me 
défendre,  j'ai  à  me  plaindre  de  certains  de  vos 
procédés.  Pourquoi  avoir  omis  mal  à  propos  cer- 
tains passages  de  mes  Haydine  ?  Pourquoi  en  avoir 
dénaturé  d'autres,  tantôt  par  ignorance,  tantôt 
par  esprit  de  malice  ?  Car  telle  est  la  vérité,  maître 
Louis- Alexandre-César  Bombet.  Vous  ne  vous  êtes 
pas  contenté  de  me  voler  mon  enfant  :  vous  lui 
avez  arraché  les  yeux,  coupé  les  oreilles,  abtmé  les 
formes  !  Si  seulement  vous  l'aviez  laissé  tel  que 
vous  l'avez  trouvé  dans  son  berceau!  Un  exemple 
suHîra.  Quand  je  parle  des  maniériate»,  je  dis  :  U* 
Français,  et  j'ai  raison.  Vous,  vous  mettez  :  Ua 
Ualieru.  C'en  est  trop  !  Que  vous  supprimiez  en 
entier  ma  dernière  lettre  contre  vos  deux  compa- 
triotes calomniateurs  de  Gasmann,  et  plusieurs 
passages  analogues  des  autres  lettres,  je  vous 
excuse  ;  la  raison  est  visible  :  dulcU  amor  patria. 
Mais  souffrez  que,  pour  la  même  raison,  je  ne  vous 
permette  pas  de  donner  aux  musiciens  italiens  les 
défauts  des  vôtres.  Unicuique  auum,  maître  Alexan- 
dre César  ! 

Je  me  plains  aussi  de  votre  partialité  en  faveur  de 
l'auteur  de  la  Vie  de  Mozart,  que  vous  avez  ajoutée 


LA  POLÉMIQUE  CARPANI-BOMBET       461 

à  mes  lettres  pour  grossir  votre  volume.  Cette  fois, 
vous  ne  déclarez  pas  l'avoir  écrite  à  Viemie  en  1808  ; 
vous  confessez  avec  candeur  qu'elle  est  deM.Schlich- 
tegroll  ;  redevenant  pour  lui  galant  homme,  vous 
laissez  à  ce  respectable  auteur  tout  le  mérite  de  son 
œuvre.  Que  me  laissez-vous  à  moi,  pour  ma  Vie  de 
Haydn  ?  Rien.  Vous  vous  appropriez  mes  conversa- 
tions, mes  amis,  mes  pensées,  mes  aventures  : 
vous  me  volez  tout,  jusqu'à  ma  fièvre,  jusqu'à  mes 
brebis  mélomanes  ! 

Voi  ruheresie  il  fumo  alU  candeU  !  i 

Voilà  qui  passe  toutes  limites  !  Voilà  qui  n'est  digne, 
ni  de  César,  ni  d'Alexandre,  ni  de  Louis.  Ou  aban- 
donnez ces  noms,  ou  quittez  ces  habitudes  '  ! 

Sans  doute,  pour  me  calmer  à  bon  compte,  vous 
citez  ma  traduction  italienne  de  la  Création  (impri- 
mée en  1799,  et  c'est  heureux  pour  elle  :  car  vous 
n'eussiez  pas  manqué  de  la  dater  encore  de  Vienne, 
1808),  et  vous  daignez  prononcer  mon  nom,  en  me 
qualifiant  d^homme  (Tesprit^  et  de  plus  excelleni 
connaisseur  en  musique.  Mais  alors,  comment  pou- 
viez-vous,  maître  Bombet,  espérer  faire  croire  que 
cet  homme  d'esprit  avait  été  assez  sot,  assez  mal- 
honnête pour  imprimer  à  Milan,  deux  ans  avant  les 
vôtres,  des  lettres  sur  Haydn  qui  n'étaient  pas  de 
lui,  qu'il  avait  eu  assez  peu  de  vergogne  pour  les 


1.  Vous  isoleriez  la  fumée  aux  chandelles. 

2.  Il  me  revient  que  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  vous 
traînez  par  la  queue  les  vaches  du  voisin  dans  votre  caverne, 
ot  que  vous  espérez,  en  changeant  de  nom,  cacher  au  public 
le  vol  et  Tauteur  (Note  de  Carpani), 


462  APPENDICE 

dédier  à  l'Institut  de  musique  de  sa  patrie  ?  A  qui 
pourrait-il  venir  à  l'esprit  que,  pour  revendiquer 
votre  propriété,  vous  ayez  été  obligé  de  vous  faire 
imprimer  totU  vif,  et  de  faire  paraître  vos  lettres  h 
Paris,  chez  Didot,  avec  ces  corrections,  ces  addi- 
tions, ces  omissions,  ces  retouches  qui  les  défigurent 
en  maint  endroit  ?  Contez  cela,  maître  Bombet,  à 
qui  vous  voudrez,  mais  pas  aux  Italiens  ! 

Vous  dites  à  la  page  443  qu'en  Sicile,  lorsque  les 
spectateurs  s'aperçoivent  au  théâtre  d'un  plagiat 
musical,  ils  ne  crient  pas  :  au  voleur,  mais  qu'ils  se 
contentent  de  prononcer,  avec  des  applaudissements 
ironiques,  le  nom  du  compositeur  pillé.  Par  exem- 
ple, pour  un  air  volé  à  Sacchini,  à  Sarti,  ils  crient  : 
bravo  Sacchini  !  bravo  Sarti  !  Quoique  tous  les 
Italiens  ne  soient  pas  nés  en  Sicile,  ne  craignez-vous 
pas  qu'en  lisant  cos  lettres,  plus  d'un  ne  crie  :  bravo 
Carpani  ! 

Mais  en  voilà  assez,  maître  Bombet.  La  clémence 
est  à  l'ordre  du  jour.  Je  veux  en  avoir  pour  vous.  Je 
vous  pardonne,  sans  même  demander  l'application 
de  la  règle  :  non  remittitur  peccatum,  nisi  reatitutUur 
ablatum.  Montrez-vous  reconnaissant  de  ma  modé- 
ration en  ne  répondant  rien  :  vous  m'éviterez  ainsi 
la  peine  d'avoir  &  faire  taire  en  moi  les  sentiments 
que,  dans  des  cas  analogues,  les  auteurs  volés  ne 
se  gênent  pas  pour  exprimer. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  l'estime  due  à  vos 
talents,  votre  très  humble  et  très  obéissant  servi- 
teur, 

Joseph  Cakpani. 

Vienne,  le  18  août  1813. 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  463 


DEUXIÈME  LETTRE  AU  MÊME 

Monsieur, 

Accipe,  et  isiud  fermenium  tihi  habe. 

Juvénal. 

Je  croyais,  par  ma  première  lettre,  m'étre  suffi- 
samment acquitté  des  devoirs  que  j'avais  envers 
vous,  envers  le  public  et  envers  moi-même,  suivant 
le  précepte  :  Honorem  tuum  nemini  dabis.  Mais  je 
trouve,  à  la  page  275  de  votre  brochure,  une  note 
qui  mérite  une  réponse.  La  voici  : 

Continuant  à  me  voler  mes  propres  paroles,  vous 
dites  :  Il  y  a  plusieurs  biographies  de  Haydn,  C'est 
exact  ;  mais  moi,  je  les  indique,  et  vous  pas.  Pour- 
quoi ce  silence  ?  La  raison  saute  aux  yeux  :  il  aurait 
fallu  citer  la  mienne,  et  vous  étiez  perdu.  Je  croiSf 
comme  de  juste^  la  mienne  plus  exacte.  C'est  ce  que 
j'avais  dit  avant  vous,  et,  moi,  j'étais  en  droit  de  le 
dire.  Mais  vous,  qui  avez  altéré  mon  récit  en  maint 
endroit,  comment  pouvez-vous  émettre  cette  pré- 
tention ?  Je  fais  grâce  au  lecteur  des  bonnes  raisons 
sur  lesquelles  je  me  jonde.  Le  lecteur  connaît  main- 
tenant ces  raisons,  qui  se  réduisent  à  une  seule, 
que  voici  :  j'ai  copié  Carpani,  et  Carpani  savait  ce 
qu'il  disait  ;  je  me  ûe  à  lui.  Si  cependant  quelque 
homme  instruit  attaquait  les  faits  aisances  par  moi^ 
je  défendrcUs  leur  véracité.  Ici  je  vous  arrête  :  com- 


464  APPENDICE 

ment  défendriez-vous  ce  que  vous  ignorez  ?  Cou- 
rage, maître  Louis  AJexandre  César  !  Par  les  Doms, 
vous  tenez  des  héros  ;  mais  voyons...  vos  actes. 

Moi,  je  vous  attaque,  et  je  commence  par  vous  dire 
que,  contrairement  à  votre  affirmation,  vous  n'assis- 
tiez pas,  en  1808,  à  Vienne,  à  la  seconde  exécution 
de  la  Création  en  italien.  Aux  preuves  s'écorche 
l'âne,  dit  le  proverbe  toscan.  A  nous  deux,  donc. 
Vous  dites  que  le  concert  eut  lieu  dans  une  salle  du 
palais  du  prince  Lobkowitz  où  se  trouvaient  quinze 
cents  personnes.  Vous  rêviez  donc  les  yeux  ouverts, 
en  lisant  mes  Haydine  ?  Comment  les  avez-vous  si 
mal  comprises  ?  Vous  n'avez  donc  pas  vu  que  le 
concert  fut  donné,  non  pas  dans  le  palais  en  question, 
mais  dans  la  salle  de  l'Université,  qui  ce  jour-là, 
en  effet,  contenait  plus  de  quinze  cents  personnes. 
Toute  la  ville  de  Vienne  peut  en  témoigner,  et  je 
vous  défie  de  trouver  dans  le  palais  du  prince 
Lobkowitz,  sauf  dans  les  écuries,  une  salle  pouvant 
contenir  plus  de  deux  cents  personnes.  Ab  uno 
disce  omnes. 

Continuons.  Vous  dites  que  vous  avez  eu  ma 
fièvre  à  Vienne  en  1799,  et  que  vous  avez  été  guéri 
par  une  messe  de  Haydn.  Je  vous  cite,  moi,  le  doc- 
teur Frank,  qui  m'a  donné  ses  soins  lors  de  ma 
fièvre  et  qui  a  admiré,  en  moi,  non  en  vous,  l'effet 
salutaire  de  la  musique  de  Haydn.  Qui  citez-vous, 
vous  ?  Le  sieur  Bombet  ?  Je  ne  le  crois  pas. 

Autre  chose.  Vous  dites,  en  altérant  mon  texte, 
que  Chérubin!  est  l'éiève  de  Haydn.  Je  vous  dis, 
moi,  qu'il  fut  élève  de  Sarti,  exclusivement.  De- 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  465 

mandez-le  lui  à  lui-même,  et  vous  verrez  que,  la 
plupart  du  temps,  quand  vous  inventez  un  détail 
de  votre  crû,  vous  vous  trompez.  J'ajoute  même 
que  Cherubini  a  vu  Haydn  pour  la  première  fois 
en  1805  :  à  cette  époque,  le  grand  compositeur 
n'était  déjà  plus  lui,  et  était  devenu  bien  incapable 
de  donner  des  leçons  à  un  Cherubini. 

Autre  chose  :  continuant  à  piller  mes  matériaux, 
vous  traduisez  ma  galerie  musicale. 

Mais  vous  l'agrémentez  de  deux  Raphaëls  musi- 
ciens, au  lieu  d'un  seul.  Que  d'observations  à  faire 
ici  !  D'abord,  il  n'y  eut  qu'un  Raphaël  : 

Natura  il  fece,  e  poi  ruppe  la  stampa. 

C'est  ce  qu'on  dit  de  Pergolèse.  Eh  quoi  !  vous  osez 
comparer  le  style  de  Cimarosa,  votre  second 
Raphël,  style  fleuri,  brillant,  imagé  s'il  en  fut,  au 
style  de  Pergolèse  qui  est  la  simplicité,  la  précision, 
le  sublime  même  !  Vous  voulez  rire  !  En  réalité,  vos 
deux  Raphaëls  se  ressemblent  aussi  peu  que  Raphaël 
et  Pierre  de  Cortone,  ou  Raphaël  et  Paul  Véronèse, 
celui  auquel  je  compare,  moi,  Cimarosa,  votre 
adoration...  et  la  mienne.  C'est  vraiment  le  cas  de 
répéter  avec  le  vieil  auteur  :  «  Heureux  les  beaux- 
arts,  si  les  seuls  gens  intelligents  en  parlaient  !  » 
Mais  vous  aimez  la  compagnie,  la  solitude  vous  fait 
horreur.  C'est  sans  doute  ce  qui  explique  que,  vou- 
lant devenir  auteur,  vous  vous  êtes  accroché  à  moi 
qui,  sans  être  ni  un  Pergolèse  ni  un  Raphaël,  n'ai 
que  faire  d'un  Bombet.  Je  n'ai  pas  besoin  d'être  à 
deux  pour  me  tenir  sur  mes  pieds. 

RAYD»  30 


466  APPENDICE 

Vous  dites  encore  que,  quand  les  Saisons  furent 
données  pour  la  première  fois,  vous  (c'est-à-dire 
tnoî)  êtes  allé  chez  Haydn  pour  lui  dire  comment 
avait  réussi  sa  musique.  Et  moi  je  vous  dis  encore 
tque  vous  avez  rêvé.  Haydn  dirigeait  lui-même  les 
Saisons  :  il  n'avait  donc  besoin  ni  de  votre  visite 
ni  de  la  mienne  pour  en  avoir  des  nouvelles.  Tra- 
duisez-moi un  peu  mieux  :  l'histoire  sera  plus  fidèle» 
C'est  moi  qui  parlai  à  Haydn,  au  moment  où  il 
descendait  de  l'orchestre,  au  palais  Schwartzen- 
berg  où  fut  exécutée  cette  partition,  et  c'est  alors 
qu'eut  lieu  entre  lui  et  moi,  et  non  entre  lui  et  vous, 
le  dialogue  dont  vous  parlez. 

Vous  dites  que  ma  traduction  de  la  Création  fut 
laite  sous  la  direction  du  baron  Van  Swieten  et  de 
Haydn.  Pauvres  amis  !  Ils  sont  morts  et  ne  peuvent 
vous  donner  un  démenti  solennel.  Mais  vous  n'êtes 
pas  sauvé  pour  autant.  Veuillez  lire,  en  tête  de  la 
dite  traduction  imprimée,  une  déclaration  où  il  est 
dit,  non  pas  qu'elle  a  été  faite  sous  la  direction  de 
Haydn,  mais  seulement  qu'elle  a  été  approui^ée 
par  lui  :  c'est  d'ailleurs  la  seule  dans  ce  cas,  de 
toutes  celles  qui  courent. 

-  Je  continue.  Vous  dites  que  vous  avez  vu  Zinga- 
relli,  à  Milan^  écrire  son  opéra  de  Roméo  et  Juliette 
hn  40  heures.  Je  vous  réponds  que  ZingareUi  vivait 
elors  avec  moi  au  palais  Scotti,  et  que  ni  lui,  ni  moi, 
tii  personne  du  palais  Scotti  n'avons  jamais  vu  à  ses 
côtés  le  sieur  Bombet  :  ou  alors  vous  étiez  invi- 
sible, tel  le  démon  familier  de  Socrate  ou  quelque 
autre  démon  analogue.   Prenez  garde  :  ZingareUi 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  467 

existe  encore  ;  il  appelle  du  pain  :  du  pain,  et  du  vin  i 
du  vin.  Quel  nom  va-t-il  vous  donner  ?  > 

Autre  chose.  Ce  n'est  donc  pas  fini  ?  Non,  et  tant 
s'en  faut  !  Vous  dites  qu'en  {>otre  présence,  Misli^ 
vicek,  à  Milan,  il  y  a  trente  ans  (à  propos,  quel  âge 
avez- vous  donc  ?  Moi  j'ai  63  ans.  Si  vous  le  voulez^ 
prenez-les  donc  aussi  :  je  vous  les  donne)...  vous 
dites  donc  que  Mislivicek,  entendant  un  soir 
(notez  bien  un  soir)  une  symphonie  de  Sammartini/ 
s'écria  :  «  J'ai  trouvé  le  père  du  style  de  Haydn.  » 
Encore  une  erreur.  Les  membres  du  Collège  impé-» 
rial  d'alors,  et  les  RR.  PP.  Barnabites  qui,  grâce  à 
Dieu,  ne  sont  pas  encore  tous  morts,  vous  diront  que 
ces  concerts  avaient  lieu  le  jeudi  matin  et  non  le 
soir  ;  que  j'y  allais,  moi,  Joseph  Carpani,  et  non 
vous,  Louis  Alexandre  César  Bombet  ;  que  j'y 
jouais  du  violon  ;  que  vous  n'y  alliez  pas,  qu'on  ne 
vous  y  a  jamais  entendu,  que  vous  n'y  avez  jamais 
rien  entendu,  que  vous  n'y  avez  jamais  joué. 

Vous  dites  encore...  Et  ici  attention  :  sonnons 
le  glas  ;  mettez-vous  à  couvert  ;  car  ce  coup-ci,  vouW 
êtes  mort,  maître  Bombet,  si  la  bombe  vous  tou- 
che !...  Vous  dites,  faisant  entrer  dans  le  texte  d'une' 
de  vos  prétendues  lettres  une  note  de  moi,  d'aiUeurs 
mal  traduite,  que  le  quatuor  ressemble  à  une  con- 
versation entre  quatre  personnes  amies.  Jusqu'ici 
tout  va  bien.  Mais  je  dis,  moi,  que  de  ces  quatre 
personnes,  Valto  est  une  femme  un  peu  bavardey 
qui  a  quelque  préférence  pour  la  bassCy  homme 
sérieux,  laconique  et  sentencieux.  Vous,  qui  ne 
m'avez  pas  compris,  qui  ignorez  les  rudiments  de 


4ds  appendice 

la  musique,  vous  dîtes  que  la  basse  est  le  bavard 
qui,  par  sympathie,  suit  l'alto.  Je  vous  cite  textuel- 
lement :  L'aUo  était  un  homme  solide,  savant  et  sen- 
tencieux. L'alto  ?  Mais  non,  maître  Bombet,  il 
s'agit  de  la  basse  1  Vous  ajoutez  :  La  basse  était  une 
bonne  femme  un  peu  bavarde,  qui  ne  disait  pas  graruT' 
chose.  La  basse,  ne  pas  dire  grand' chose  !  Pauvre, 
pauvre  Bombet  !  Et  vous  vous  donnez  pour  l'au- 
teur d'un  livre  qui  traite  de  musique  !  Et,  pendant 
qu'elle  (la  basse)  parlait,  les  autres  avaient  le  temps 
de  respirer.  Mais  non,  maître  Bombet,  il  s'agit  de 
l'alto,  ici,  et  non  de  la  basse,  qui,  dans  toute  musi- 
que, doit  parler  sans  cesse  et  soutenir  toute  la  com- 
position. Où  prenez-vous  donc  de  si  drôles  de 
théories  ? 

Mais  il  est  temps  de  finir. 


Je  suis  fatigué  de  battre  un  mort.  Relevez-vous, 
si  vous  avez  un  reste  de  vie  musicale  ;  et,  si  vous 
êtes  mort  en  musique,  employez  donc  les  jours  qui 
vous  restent  à  vivre,  à  autre  chose  qu'à  voler  les 
livres  d'autrui  et  vous  en  faire  passer  pour  l'auteur. 
La  leçon  que  je  vous  ai  donnée  est  dure,  sans  doute. 
Mais  que  voulîez-vous  que  je  fisse  ?  Rappelez-vous 
la  gracieuse  chanson  de  Métastase  ;  vous  me  par- 
donnerez; elle  s'applique  tout  à  fait  à  notre  aven- 
ture. 

1.  Il  Itrnil  ta  victoire,  le  vainqueur  qui  en  abuse. 


LA    POLÉMIQUE    GARPANI-BOMBET  469 

Tortora,  che  surprende 
Chi  le  rapisce  il  nido, 
Di  quelV  ardir  a'accende 
Che  mai  non  ebbe  in  sen. 

Con  rostro  e  colV  arliglio 
Se  non  défende  il  figlio, 
L'insidiaior  molesta 
Colle  querele  almen  i. 

Faites-la  mettre  en  musique,  et  amusez-vous  à  la 
chanter.  Adieu.  Je  suis,  pour  la  deuxième  et  der- 
nière fois, 

votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

Joseph  Carpani. 

Vienne,  le  20  août  1815. 


DÉCLARATION 

des  musiciens  Salieri^  Weigl,  Frieberth^  du  conseiller 
de  légation  de  Saxe  Griesinger,  de  Af' '«  de  Kurz' 
beck,  prouvant  la  fausseté  des  assertions  de 
M.  Bombet, 

[N.  B,  —  Cette  déclaration  authentique  se  trouve  déposée 
chez  le  musicien  Salieri,  à  Vienne,  avec  un  manuscrit  auto- 
graphe des  Haydine,  à  la  disposition  de  tous  ceux  qui  vou- 
draient vérifier  les  faits  do  leurs  propres  yeux.) 

1.  La  tourterelle,  qui  surprend  le  ravisseur  de  son  nid,  se 
sent  une  audace  comme  elle  n'en  eut  jamais.  Si,  du  bec  et  de 
l'ongle,  elle  ne  dé/end  pas  ses  petits,  elle  poursuit  au  moins  le 
voleur  de  ses  plaintes. 

HAYDN  30. 


470  APPENDICE 

Vienne,  la  2  aoât  1815. 

Nous  soussignés,  ayant  vu  ce  qu'a  imprimé 
M.  Louis  Alexandre  César  Bombet  dans  les  Lettres 
sur  le  célèbre  compositeur  Haydn,  Paris,  chez  Didot 
l'aîné,  1814,  dont  il  se  dit  l'auteur  et  qui  sont  en 
réalité  la  traduction  des  célèbres  Haydine  de 
M.  Joseph  Carpani,  de  Milan,  écriteB  à  Vienne,  dé- 
clarons par  la  présente  que  nous  n'avons  jamais  ni 
vu  ni  connu  à  Vienne  le  susdit  M.  Louis  Alexandre 
César  Bombet  ;  que,  contrairement  aux  affirmations 
mensongères  contenues  dans  son  livre  pages  15,  16 
et  autres,  nous  ne  lui  avons  jamais  donné  aucun 
renseignement  sur  l'illustre  compositeur  Haydn  ; 
attestons  au  contraire  avoir  donné  des  renseigne- 
ments au  susdit  M.  Carpani,  quand  il  écrivait  ses 
lettres  sur  la  vie  de  Haydn,  publiées  en  1812  à 
Milan  sous  le  titre  de  Haydine. 

En  foi  de  quoi,  avons  signé   : 

Antomo  Salieri,  premier  maître  de  chapelle 
de  la  cour  impériale  et  royale  de  Vienne, 
chevalier  de  l'ordre  de  la  Légion  d'honneur  ; 

GiusEPPE  Weigl,  musicien  des  théâtres  im- 
périaux et  royaux  de  Vienne  ; 

Carlo  Frieberth,  musicien  de  la  chapelle  im- 
périale et  royale,  chevalier  de  i' Eperon  d'or  ; 

GaiEsiNGER,  conseiller  de  légation  de  Saxe  à  la 
cour  impériale  et  royale  d'Autriche  ; 

Marianna  von  Kurzbeck,  élève  et  amie  de 
feu  le  compositeur  Haydn. 


III 


En  guise  de  réponse  aux  lettres  de  Carpani,  le  Constitu- 
tionnel du  26  mai  1816  publie  l'entrefilet  suivant,  qui  res- 
semble moins  à  une  défense  qu'à  une  réclame,  et  qui  paraît 
émaner  cette  fois  de  Bombe t  lui-même,  ou  do  son  ami  Crozet  : 


Les  Lettres  sur  Haydn j  que  tous  les  amateurs  de 
la  symphonie  ont  lues  et  goûtées,  furent,  il  y  a 
six  mois,  l'objet  d'une  réclamation  assez  plaisante 
de  la  part  de  M.  Carpani,  de  Milan  ;  il  prétend  que 
M.  César  Bombet  n'en  est  point  l'auteur,  mais  le 
simple  traducteur.  M.  Bombet  nous  écrit  à  son  tour 
pour  réclamer,  et  renvoyer  à  son  adversaire  l'accusa- 
tion de  plagiat  ^.  Nous  sommes  fort  embarrassés  dans 
cette  grave  contestation  ;  les  pièces  probantes  man- 
quent absolument.  Du  reste,  l'ouvrage  méritait 
d'être  traduit  en  français,  s'il  est  italien;  en  ita- 
lien, s'il  est  français.  Le  livre  de  M.  Bombet,  ori- 
ginal ou  copie,  se  vend  à  Paris,  chez  P.  Didot, 
rue  du  Pont-de-Lodi. 

f  \.  Ici  Bombet  dépasse  vraiment  la  mesure  :  on  croirait 
pour  un  peu  qu'il  tenait  à  prolonger  la  polémique  et  à  la 
rendre  plus  acerbe  encore. 


IV 


On  lit  dans  le  Constitutionnel  du  20  août  1816  : 

Nous  avons  inséré  dans  le  temps  une  réclamation 
de  M.  Joseph  Carpani,  qui  accusait  M.  Bombet  de 
s'être  approprié  des  lettres  sur  Haydn.  Frappé  des 
raisons  alléguées  par  M.  Carpani,  nous  avons  con- 
seillé à  M.  Bombet  de  remettre  amicalement  au 
réclamant  sa   propriété^. 

Depuis,  M.  Bombet  nous  ayant  écrit  à  son  tour 
pour  renvoyer  à  son  adversaire  l'accusation  de 
plagiat,  l'impartialité  nous  a  fait  un  devoir  de  faire 
connaître  sa  demande  au  public  K  Les  mêmes  motifs 
nous  prescrivent  d'insérer  la  réponse  de  M.  Carpani. 
Elle  respire  un  peu  la  franchise  et  la  brusquerie 

1.  Allusion  à  l'entrefilet  du  13  décembre  1815  (voir  pièce  I 
de  V Appendice). 

2.  Par  l'entrefilet  du  26  mai  1816  (voir  pièce  III  do 
l'Appendice), 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  ^73 

allemandes   (sic),   mais  nous   devons  respecter  lo 
texte  et  le  donner  dans  toute  sa  pureté. 


«  A  Monsieur  Bombet, 

«  J'ai  cru,  Monsieur,  vous  avoir  moralement  tué 
par  mes  deux  lettres  imprimées,  auxquelles  après 
huit  mois  vous  n'avez  su  que  répondre  ;  mais  point 
du  tout  :  vous  vivez  encore  ;  j'en  suis  fâché  d'au- 
tant plus  que  vous  persistez  dans  votre  crime  litté- 
raire, en  vous  appropriant  mes  lettres  sur  Haydn  et 
en  m'accusant  à  votre  tour  de  plagiat  dans  le 
Constitutionnel  du  26  mai.  Cela  passe  les  bornes, 
monsieur  Bombet  !  Plus  opiniâtre  qu'Anthée,  vous 
vous  relevez  de  terre,  et  me  forcez  à  redevenir 
Hercule.  Eh  bien  !  me  voici  en  attitude,  et  prêt  à 
vous  terrasser  définitivement.  «  Ce  qui  est  bon  à 
prendre  est  bon  à  garder.  »  Certainement,  vous  me 
le  prouvez  trop  ;  mais  il  faut  aussi  savoir  garder  ; 
il  faut  légitimer  son  vol,  au  moins  en  apparence. 
Tous  les  usurpateurs  ont  sauvé  la  décence,  ce  que 
vous  ne  faîtes  pas.  Que  voulez-vous  que  dise  le 
public  d'un  soi-disant  auteur  qui,  ayant  reçu  d'un 
autre  cette  apostrophe  publique  :  «  Monsieur,  i^ous 
m'avez  escamoté  mon  ouvrage,  et  en  voici  les  preu- 
ves !  »,  au  lieu  de  combattre  ces  preuves,  après  huit 
mois  de  méditation,  se  contente  de  répéter  hardi- 
ment par  la  voie  d'un  journal  accrédité  :  «  Oui, 
c^est  moi  qui  suis  Vauteur  du  livre  en  question,  et 
M.  Carpani  est  un  plagiaire  »  ?  Perlet  s'est  sauvé 
devant  ses  juges,  ne  sachant  que  dire  pour  se  justi- 


474  APPENDICE 

fier.  Vous  auriez  dû  l'imiter.  Oui,  Monsieur,  il  n& 
suflit  pas  d'avoir  du  front,  il  faut  des  preuves  dan» 
un  procès  comme  le  nôtre.  J'ai  donné  les  miennes, 
faites-nous  jouir  des  vôtres.  Détruisez  les  faits  que 
j'allègue  ;  escaladez  le  ciel  ;  osez  l'impossible.  Le 
public  a  besoin  de  rire  ;  et,  ma  foi,  tout  peut  man- 
quer à  votre  étrange  prétention,  bors  le  sublime  du 
ridicule.  Dans  mes  lettres  précédentes,  ayant  pitié 
de  vous,  je  vous  avais  conseillé  de  vous  taire  : 
maintenant  j'exige  que  vous  parliez.  Je  vous  en 
somme  même.  Mais  comme  vous  êtes  un  esprit  de 
la  classe  des  récalcitrants,  je  parie  que  vous  trom- 
perez l'attente  du  public  et  mes  droits,  et  que  vous 
vous  tairez.  En  tout  cas,  que  vous  parliez  ou  non, 
j'ai  l'honneur  d'être  et  serai  toujours  l'auteur  de 
VOS  leUres  »ur  Haydn. 

Joseph  Cabpani. 

Vienoe  en  Autriche,  ce  20  juin  1816. 


La  lettre  ci-dessus,  qui  est  sans  doute  une  traduction  de 
l'italien  faite  par  les  soins  de  la  rédaction  du  Constitutionnel 
ou  par  un  ami  de  Carpani,  sommait  Bombet  de  répondre. 
Le  public  avait  besoin  de  rire,  comme  le  disait  Carpani  : 
il  put  rire  à  son  aise  en  lisant  la  lettre  suivante,  publiée  dans 
ie  Constitutionnel  du  1®'  octobre  1816  : 


Rouen,  26  septembre  1816. 
Monsieur, 

M.  Louis  Alexandre  César  Bombet,  mon  frère, 
étant  à  Londres,  fort  vieux,  fort  goutteux,  fort  peu 
occupé  de  musique,  et  encore  moins  de  M.  Carpani, 
permettez  que  je  réponde  pour  lui  à  la  lettre  de 
M.  Carpani  que  vous  avez  insérée  dans  votre  numéro 
<lu  20  de  ce  mois  \ 

J'ai  lu  l'hiver  dernier  les  deux  lettres  italiennes 
«dressées  par  M.  Carpani  à  M.  Bombet  et  qui  furent 
annoncées  dans  votre  journal.  Elles  me  portèrent  à 

1.  En  réalité,  du  20  du  mois  précédent. 


476  APPENDICE 

lire  ce  que  M.  Carpani  appelle  ses  Haydine,  gros 
volume  interminable  sur  le  compositeur  Haydn.  Je 
démêlai,  à  travers  beaucoup  de  paroles  et  de  détails 
sans  intérêt,  que  plusieurs  faits  de  la  vie  de  Haydn, 
consignés  dans  le  livre  en  question,  avaient  été 
dérobés  par  M.  Bombet.  Comment  se  tirer  de  ce 
mauvais  pas  ?  Je  m'en  consolai,  et  je  crus  en  cons- 
cience rhonneur  de  mon  frère  à  couvert  lorsque  je 
me  mis  à  réfléchir  que  Hume  n'était  point  le  pla- 
giaire de  Rapin-Thoiras  pour  avoir  dit,  après  lui, 
qu'Elisabeth  était  fille  de  Henri  VHI  ;  que  M.  La- 
cretelle  n'était  point  le  plagiaire  de  M.  Ânquetil 
pour  avoir  traité,  après  lui,  le  sujet  de  la  guerre  de 
la  Ligue. 

Je  fus  plus  que  consolé,  et  presque  joyeux,  quand 
je  me  fus  dit  que  Hume  et  M.  Lacretelle  avaient 
envisagé  leur  sujet  d'une  manière  différente,  et 
souvent  opposée  à  celle  de  leurs  prédécesseurs  ; 
que  ces  deux  historiens  avaient  tiré  des  mêmes  faits 
des  conséquences  inaperçues  avant  eux  ;  qu'enfin 
ils  avaient  fait  oublier  leurs  devanciers.  Je  crains 
bien  que  ce  ne  soit  là  le  cas  de  ce  pauvre  M.  Carpani 
qui,  l'hiver  dernier,  était  si  fier  de  pouvoir  tirer 
quelques  plaisanteries  du  nom  et  des  prénoms  de 
M.  Bombet,  et  qui,  aujourd'hui,  s'annonce  comme 
un  Hercule,  parce  que,  dit-il,  on  n'a  su  que  lui  ré- 
pondre. M.  Carpani  dit  qu'il  a  déployé  des  preuves 
terribles  contre  M.  Bombet  ;  il  voudrait  une  répli- 
que en  forme.  Ce  combat  ferait  peut-être  penser  un 
peu  aux  Haydine  de  notre  Athlète  qui  moisissent  à 
Milan  chez  Bucinelli.   M.  Bombet  et  M.   Carpani 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  477 

peuvent  faire  leurs  preuves  ensemble  et  de  bon 
accord.  Le  moyen  est  simple.  Que  M.  Carpani  fasse 
traduire  trente  pages  de  ses  Haydine,  qu'il  choisisse 
lui-même  ces  pages,  et  qu'il  en  fasse  imprimer  en 
regard  trente  des  Lettres  sur  Haydn  de  M.  Bombet  ; 
ces  dernières  seront  encore  au  choix  de  M.  Carpani 
lui-même. 

Le  public  jugera. 

S'il  fallait  d'autres  preuves,  je  dirais  que  l'ouvrage 
de  M.  Bombet,  imprimé  chez  Didot,  ne  contient  que 
250  petites  pages  sur  Haydn,  tandi>  que  celui  de 
M.  Carpani  se  compose  de  près  de  550  pages  :  je 
demanderais  à  M.  Carpani  s'il  revendique  aussi  la 
Vie  de  Mozart,  l'excellente  digression  littéraire  sur 
Métastase,  la  Lettre  sur  Vétat  actuel  de  la  musique 
en  France  et  en  Italie,  la  Lettre  de  Montmorency  sur 
le  beau  idéal.  Je  le  prierais  de  nous  faire  connaître 
ses  droits  sur  les  questions  que  M.  Bombet  a  appro- 
fondies le  premier  touchant  les  vraies  causes  des 
plaisirs  produits  par  les  arts,  et  particulièrement 
par  la  musique  ;  sur  les  jugements  exquis  que 
M.  Bombet  nous  donne  sur  les  grands  composi- 
teurs ;  je  prierais  encore  M.  Carpani  de  nous  dire 
s'il  aurait  la  charmante  prétention  d'avoir  servi  de 
modèle  au  style  plein  de  grâce,  plein  d'une  sensi- 
bilité sans  affectation,  et  qui  n'exclut  pas  le  piquant 
qui,  peut-être,  est  le  premier  mérite  de  l'ouvrage 
de  M.  Bombet. 

Mais  je  m'aperçois  qu'à  mon  tour  je  deviens  un 
Hercule,  que  je  pille  M.  Carpani,  que  je  tombe  dans 
le  sérieux  et  l'ennuyeux.  M.  Bombet,  qui  n'aime 


478  APPENDICE 

pas  ce  style  moderne,  et  qui  pour  tout  n'a  eu  garde 
de  dérober  le  sien  à  M.  Carpani,  M.  Bombet,  qui  est 
mon  frère  aîné,  me  fera  sûrement  de  grands  repro- 
ches de  la  liberté  que  je  prends  d'ennuyer  le  public 
en  £on  nom.  Ainsi  je  m'arrête,  je  renouvelle  à 
M.  Carpani  le  défi  des  trente  pages  ;  ce  n'est  qu'en 
y  répondant  qu'il  prouvera  sa  bonne  foi. 
J'ai  l'honneur,  etc. 

H.    C.    G.    BOHBET  K 

1.  Les  documents  IV  et  V  ont  été  publié»  déjà  par 
M.  Siryicnski,  Soiréts  du  Stendhal  Club,  1"  tériP. 

Le  pièce  III  a  été  reproduite  par  M.  Michel  Brcnet  dans 
un  article  sur  Stendhal  et  CBrpaui  {S.  I.  M.,  n»  du  15  mai 
1909,  pp.  430-439)  :  M.  Brenet  est  peut-étro  le  seul  critique 
français,  jusqu'en  1909,   qui  se  toil   donné  la  peine  de   lire 

Il  est  probable  que  l'auteur  de  la  lettre  de  Rouen  eat,  non 
pae  Stendhal,  mais  Louis  Crozet.  <•  C'est  moi  qui  ai  soutenu 
dans  les  jouraaux  le  combat  Carpani,  pendant  que  Henri 
était  à  Milan  i,  disait  Louis  Crozet  à  Romain  Colomb  le 
27  août  1842  (lettre  citée  dans  Comment  a  vécu  Stendhal, 
page  101),  et  nous  n'avons  aucune  raison  pour  mettre  en 
doute  l'ailirmatioa  de  Crozet. 

M.  Paul  Arbclct  noua  communique  au  dernier  moment 
une  lettre  inédite  de  Louis  Crozet  à  Stendhal,  datée  du 
27  janvier  1S16,  qui  figurera  dans  sa  prochaine  thèse,  et 
qui  nous  confirme  dans  notre  opinion.  Il  est  question,  dans 
le  post-scriptum  de  cette  lettre  (oii  les  noms  propres,  Bombet 
et  Carpani,  ont  été  soigneusement  coupés  au  canif,  mais 
peuvent  facilement  ftrc  devinés),  d'un  article  de  Crozet 
pour  le  Conalilutionnet  en  réponse  aux  lettres  de  Carpani. 
Le  piquant  de  l'affaire,  c'est  que  Crozet  ne  connaissait  encoro 
les  fameuses  lettres  que  par  les  extraits  sommaires  qui 
Tiguraicnt  dans  l'cnlrelllet  du  Conslilutionnel  du  13  dé- 
cembre 1815  (voir  pièce  n*>  1  de  l'Appendice).  Les  cITorts 
de  Crozet  pour  essayer  de  reconstituer  par  l'imagination 
In  protestation  de  Carpani.  pour  répondre  à  des  Uttrei  fu'l'f 
n'a  pas  vues,  sont  des  plus  amusants.  Le  projet  n'eut  d'ail- 
leurs aucune  suiic  immédiaie  ;  la  lettre  définitive  de  Bombet 
junior  ne  parut  que  huit  mois  plus  tard. 


VI 


On  juge  de  la  colère  de  Carpani  à  la  lecture  de  la  lettre 
de  Bombet  junior,  M.  Paul  Arbelet  nous  ayant  signalé 
Tcxistence  à  Mantoue  d'une  liasse  de  lettres  italiennes  iné- 
dites échangées  pendant  la  période  1816-1819  entre  Carpani 
et  Acerbi,  directeur  de  la  revue  milanaise  la  Biblibtheca  ita- 
liana  \  et  contenant  de  nombreuses  allusions  à  la  polémique 
Garpani-Bombety  nous  avons  pu,  grâce  à  l'obligeance  de 
M.  le  D'  Cesare  Ferrarini,  le  distingué  sous-bibliothécaire 
de  Mantoue,  avoir  copie  des  fragments  les  plus  intéressants 
de  cette  correspondance.  On  y  voit  que  Carpani  se  préoc- 
cupait à  la  fois  d'identifier  l'auteur  des  Lettres  sur  Haydn 
,et  de  répondre  à  Bombet  junior.  «  Voilà  donc  Bombet  qui 
«  a  un  frère,  et  qui  prend  son  parti.  Je  vous  envoie  ci-inclus 
«  l'article  insolent  qu'il  a  fait  paraître  dans  le  Constitutionnel 
«  (la  lettre  de  Rouen),  et  la  réponse  que  je  lui  fais.  Je  vou- 
«  drais  qu'elle  fût  traduite  convenablement,  et  insérée  dans 
«  votre  revue,  avec  tous  les  changements  que  vous  jugerez 
«  bon  d'y  introduire  :  je  vous  donne  à  cet  égard  pleins  pou- 
a  voirs.  Je  suis  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  décidé  à  en  finir 
«  là  ;  ils  pourront  maintenant  dire  et  imprimer  tout  ce 
«  qu'ils  voudront  :  je  ne  prendrai  plus  la  plume  pour  leur 
<K  répondre.  Sat  prata  bibère.  Mon  estomac  va  un  peu 
!mieuz,  etc.  »  (Lettre  du  10  novembre  1816,  traduction  iné- 
dite). Et  il  ajoute  en  post-scriptum  :   «  Je  ne  puis    me  rér 


1.  Voir  Romef  Naples  et  Florence,  14  février  1917. 


480  APPENDICE 

«  soudrc  à  croire  que  Bombet  ne  soit  pas  Français  :  style, 
«  idées,  caractère,  tout  est  français  en  lui.  J'ai  écnt  à  Paris 
«  pour  éciaircir  la  chose.  »  Dans  quatre  lettres  postérieures, 
datées  des  20  novembre,  4,  10  et  21  décembre  1816,  Car- 
pani  insiste  auprès  d'Acerbi  pour  qu'il  publie  sa  lettre  :  «  Je 
«  vous  prie  à  nouveau  instamment  d'insérer  ma  lettre  dans 
9  votre  journal  :  je  ne  la  vois  pas  paraître  dans  le  Constitu- 
«  tionnel,  et  je  ne  dois  pas  laisser  sans  réponse  la  dernière 
«  et  calomnieuse  attaque  de  Bombet.  Je  me  recommande  à 
«  vous...  Assurez  d'ailleurs  le  public  que  c'est  la  dernière  fois 
«  qu'il  entendra  parler  de  cette  querelle.  »  (Traduction  iné- 
dite). Dans  une  lettre  du  9  janvier  1817,  il  continue  :  «  Voilà 
c  donc  Bombet  trouvé  I  Vous  voyez  que  finalement  ce 
«  n'était  pas  un  Milanais.  Je  m'en  étais  aperçu  par  son 
«  style  et  sa  manière.  Je  juge  les  écrivains  comme  les  pein- 
«  très  :  ab  operibus  eorum  cognosceris  eos.  C'est  ainsi  que 
«  j'ai  deviné  avant  la  police  l'auteur  de  la  célèbre  VUion 
«  contre  notre  bon  souverain  (la  Vision  de  PrinOt  de 
«  Grossi).  Vous  aurez  reçu  à  cette  heure  ma  dernière  lettre 
«  au  Constitutionneli  traduite  par  moi.  Je  vois  qu'il  ne  veut 
«  pas  60  décider  à  l'insérer  dans  ses  colonnes  :  mais  je  ne 
«  m'arrêterai  pas  là.  Passé  un  certain  délai,  je  la  ferai 
«  paraître  dans  un  des  autres  journaux  qui  ne  sont  pas  do 
«  son  parti,  et  je  le  ferai  accuser  de  partialité,  et  de  compli- 
«  cité  avec  les  voleurs.  »  (Traduction  inédite). 

Il  semble  d'ailleurs  que  la  piste  de  1817  était  mauvaise: 
ce  n'est  qu'en  1819  que  le  vrai  nom  de  Bombet  paraît  avoir 
été  connu  de  Carpani  :  il  écrit  à  Acerbi,  le  9  octobre  1819  : 
«  Puisque  nous  parlons  de  fous  et  de  voleurs,  je  vous  remercie 
«  d'avoir  enfm  découvert  le  vrai  Bombet.  Je  pense  le  nommer 
a  prochainement.  »  Il  ne  le  nomma,  et  encore  avec  les  seules 
initiales,  qu'en  1824.  (Voir  plus  bas,  pièce  VII  de  V Appen- 
dice.) 

Quant  à  la  réponse  à  la  lettre  de  Rouen,  jointe  à  la  lettre 
précitée  du  10  novembre  1816,  nous  en  publions  ci-dessous 
le  texte  in  extenaOf  en  corrigeant  seulement  les  fautes 
d'orthographe  :  quoique  écrite  en  français  par  un  Italien, 
elle  respire  la  même  verve  que  les  deux  lettres  datées  de 
Vienne,  18  et  20  août  1815,  mais  elle  a  les  mêmes  défauts  : 
abus  des  citations,  et  trop  de  longueurs. 

En  fait,  la  lettre  de  Carpani  ne  fut  insérée  dans  aucun 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  481 

journal  parisien.  Dans  une  lettre  du  19  février  1817,  Carpani 
cite  amèrement  à  Accrbi  un  mot  d'un  de  ses  amis  de  Paris 
qui  avait  vainement  essayé  de  faire  accueillir  l'article  : 
«  Il  paraît  que  ces  gaillards  se  sont  donné  le  mot.  »  Il  fut 
tout  heureux  et  tout  aise  de  publier  sa  lettre,  traduite  par 
lui  en  italien,  dans  le  n^  de  février  1817  de  la  Bihliotheca 
italiana  (tome  V,  p.  178)  :  Acerbi  ne  pouvait  moins  faire 
pour  l'infortuné  musicographe.  Elle  parut,  suivie  de  la 
Déclaration  de  Salieri,  Weigl,  Frieberth,  etc.  (voir  plus  haut, 
pièce  II  de  V Appendice) ^  et  agrémentée  d'une  noie  de  la 
rédaction  ainsi  conçue  :  «  M.  Carpani,  se  fiant  plus  à  notre 
«  zèle  pour  défendre  les  choses  italiennes  qu'à  celui  du 
«  Constitutionnel  pour  lui  faire  justice  et  lui  rendre,  ce  qu'un 
«  faux  Bombet  et  un  vrai  Français  lui  a  dérobé,  ^ous  envoio 
«  cette  lettre,  d'abord  écrite  par  lui  en  français,  par  laquelle 
«  il  porte  le  dernier  coup  à  l'impudent  plagiaire  de  ses 
«  Haydine.  Nos  lecteurs  reconnaîtront  dans  cette  lettre  la 
«  vivacité  d'esprit  habituelle  de  M.  Carpani,  et  la  dignité 
«  avec  laquelle  écrit  un  honnête  homme,  justement  indigné 
«  des  mauvais  procédés  d'autrui.  d  (Traduction  inédite). 
Quoiqu'il  on  soit,  voici  ce  curieux  document  : 


Vienne,  le  30  octobre  1816. 

A  Monsieur  le  Rédacteur  du  Constitutionnel. 

Comment,  Monsieur  ?  Au  lieu  d'un  Bombet,  il  y 
en  a  deux  ?  C'est  ce  que  j'apprends  par  votre  n9  275. 
Peste  !  Neque  Hercules  corUra  duos.  N'importe  ! 
Il  y  en  aurait  mille,  que  je  ne  serais  pas  moins  l'au- 
teur de  leurs  Lettres  sur  Haydn.  Au  fait. 

Ce  Bombet  nouveau-né  qui,  prenant  la  forme 
d'un  frère,  se  glisse  à  travers  le  plancher  comme  le 
Deus  ex  machina  sur  la  fin  d'une  mauvaise  pièce, 
m'a  tout  à  fait  l'air  d'un  faux  frère  :  il  défend  trop 
mal  son  aîné.  Nous  allons  le  voir. 

BAYDN  3^1 


482  APPENDICE 

D'abord  il  vous  maade  que  son  frère  aUU  étant 
à  Londres,  fort  goutteux,  fort  vieux,  et  fort  peu  occupé 
de  musique,  et  encore  moina  de  M.  Carpani,  —  (c'est 
tout  simple  :  depuis  quand  celui  qui  pread  g'est-il 
occupé  de  celui  qu'il  dépouille  ?)  —  il  va  nous  r^ 
pondre  pour  lui.  Ainsi,  d'une  question  purement  lit- 
téraire et  personnelle,  ces  messieurs  ea  feront  une 
guerre  de  famille  ?  Y  penser-vous,  Monsieur  ? 
Certes,  il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  vous  répéter  ici 
les  combats  des  Horaces  ou  de  Critolaûs,  car  j'ai 
aussi  dt%  frères,  «t  la  goutte,  et  des  années  par- 
dessus. Mais  non.  Je  n'ai  guère  besoin  de  frères 
pour  me  défendre,  ni  de  pieds  pour  écrire  :  sauf  auic 
Bombet  d'écrire  comme  ils  peuvent. 

Ce  petit  Bombet  vous  dit  ensuite  qu'à  la  vérité, 
ayant  lu  mes  deux  Lettres  à  son  frère  (où  je  reven- 
dique mon  ouvrage)  et  mes  Haydine,  il  a  démêlé  qu'à 
travers  beaucoup  de  paroles  et  de  détails  sans  intérêt, 
plusieurs  faits  de  la  vie  de  Haydn,  consignés  dans  le 
livre  (de  M.  son  frère)  avaient  été  dérobés  par  M.  Bom- 
bet. Après  un  tel  aveu,  la  dispute  serait  finie. 
Habea  fatentem  reum  !  Et  de  plus,  ce  joli  garçon 
donne  un  beau  démenti  à  son  frère  aine,  qui,  bien 
loin  d'avouer  son  vol,  avait  rédamé  à  son  tour  dans 
votre  n**  147  du  26  mai,  et  renooifé  à  Al.  Carpani 
l'accusation  de  plagiat.  Ainsi,  de  ces  deux  frères 
très  plaisants,  l'un  vous  dit  que  je  l'ai  volé,  l'autre, 
qu'il  m'a  dérobé  :  MeiUita  eM  iniquiia»  eibi. 

a  Mais  non,  reprend  le  petit  frère,  dérober  des 
faits  n'est  pas  voler  :  Hume  n'a  pas  volé  Rapin- 
Thoiras,  ni  Lacretelle  d'Anquetil,  pour  avoir  tous 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  483 

les  deux  cité  des  faits  narrés  déjà  par  leurs  prédé* 
cesseurs.  »  A  merveille.  Mais  ces  historiens  ont  pris 
les  faits  ;  rhonorable  Bombet  a  pris  le  livre  :  petite 
<lifférence  !  Il  faut  avoir  la  goutte  dans  Fesprit  pour 
ne  pas  s'en  apercevoir.  Ce  monsieur  s'est  mis  a  che- 
val sur  mon  texte  et  s'en  est  proclamé  l'auteur 
/ieux  ans  après  que  je  l'avais  intprimé  avec  mon  nom. 
Rien  de  plus  comique.  Ce  savant  à  peu  de  frais  se 
fait  dire  à  lui  ce  que  Haydn  a  dit  à  moi.  Il  prend 
partout  ma  place.  Ce  coucou  littéraire  ne  met  pas 
son  œuf  dans  le  nid  d'autrui  ;  mais  il  chauffe  les 
<Bufs  qu'il  n'a  pas  pondus.  Il  s'approprie  mon  tout, 
fusquà  ma  fièi^re.  Il  cite  hardiment  de  célèbres  com- 
positeurs de  musique  et  d'autres  pour  lui  avœr 
donné  des  notices  sur  Haydn,  que,  d'après  leur  dé- 
claration solennelle,  ils  n'ont  données  qu'à  moi. 
Voyez  ce  document  unique  dans  mes  deux  lettres 
à  M.  Bombet,  et  dites  si  ce  n'est  pas  profaner  les 
noms  d'Hume  et  de  Lacretelle,  que  de  vouloir  jus- 
tifier, en  s'étayant  de  leur  exemple,  une  escroquerie 
si  constatée.  Poursuivons. 

II  dit  que  mes  Haydine  moisissent  à  Milan  chez 
leur  imprimeur  Bucinelli.  Ce  Monsieur  a  le  nez 
bien  fin  :  il  sent  à  Rouen  le  moisi  de  Milan  !  Bah  ! 
Il  a  le  nez  encore  plus  bouché  que  l'esprit.  Apprenez- 
lui  que  peu  de  livres  ont  eu  plus  de  succès  en  Italie. 
Il  n'a  qu'à  parcourir  tous  les  journaux  itahens  pour 
s'en  convaincre.  Au  reste,  ce  faux  frère  ménage 
bien  peu  son  paw>Te  aîné  en  proclamant  que  celui-ci 
d  puisé  plusieurs  faits  dans  un  livre  qui  moisit  ehez 
son  imprimeur.  Ces  messieurs  sont  de  vrais  scor- 


484  APPENDICE 

pions  :  brûlés  par  le  feu  qui  les  entoure,  [ils]  s'em- 
poisonnent d'eux-mêmes  en  se  mordant  la  queue  de 
rage. 

Il  annonce  au  public  que  mon  livre  est  de 
550  longues  pages  et  celui  de  son  frère  de  250  petites. 
Il  n'en  a  donc  volé  que  la  moitié.  Mais  apprenez  ce 
que  c'est  qu'un  Bombet.  Un  aveugle  n'a  qu'à  le 
tâter  :  mon  livre  est  de  298,  pas  plus,  et  celui  de 
son  frère,  de  281,  pas  moine.  Âh  !  le  Bombet  ! 
Mentiris  impuderUissimey  criait  saint  Augustin  à  un 
hérétique  perfide  !  J'ai  grande  envie  de  parler 
comme  un  saint. 

Avec  autant  de  pétulance  que  de  mauvaise  foi,  il 
vous  demande  si  j'ose  aussi  revendiquer  la  Vie  de 
Mozart  de  Schlichtegroll,  qu'il  ajouta  à  mes 
Haydine,  et  une  Lettre  sur  le  beau  idéal  et  autres 
savantes  trivialités  qu'il  a  fourrées  dans  mon  ou- 
vrage en  le  traduisant  ;  et  il  a  devant  lui  mes  deux 
lettres  à  son  frère,  où  je  l'accuse  d'avoir  supprimé 
mon  nom  en  donnant  ma  Vie  de  Haydriy  quand  il 
avait  annoncé  celui  de  l'auteur  allemand  en  donnant 
celle  de  Mozart,  et  où  je  lui  fais  le  reproche  d'avoir, 
par  ce  qu'il  a  mis  du  sien  dans  mes  Haydine^  dé- 
figuré mon  enfant. 

Jouant,  après,  le  plaisant,  comme  l'âne  de  la 
fable,  il  vous  demande  encore  si  je  pense  m'appro- 
prier  le  style  plein  de  grâce  et  de  sensibilité  qui 
n'exclut  pas  le  piquant  de  M.  son  frère.  Ah  !  Messieurs, 
que  cette  demande  exclut  la  grâce  et  le  piquant  ! 
Je  suis  un  auteur  italien,  vous  êtes  un  traducteur 
français.  Comment  voulez-vous,  sans  jouer  le  pierrot, 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOMBET  485 

que  j'aie  dans  ma  langue  des  prétentions  à  votre 
style  dans  la  vôtre  ?  Le  mien  a  trouvé  grâce  en 
Italie.  Lisez  le  Poligrafo  :  «  Per  lo  stile  e  la  jestwita 
del  racorUo  {sic)^  cet  ouvrage  est  en  état  de  se  me- 
surer avec  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  ce  genre  au 
delà  des  monts.  »  (  N®  du  7  février  1813.)  La  Biblio- 
theca  Italiana  {b9  2)  vous  dit  :  «  Ce  livre  est  écrit  con 
queUa  rara  ifwacila  di  stUe,  e  in  quelia  ifihraia^  inge- 
gnosa  e  risentita  maniera^  che  tanto  place,  ed  è  si  rara 
ai  nostri  giorni  in  Italia.  »  Je  vous  fais  grâce  des 
autres  journaux.  Du  reste,  si  la  beauté  du  style  est 
basée  sur  les  idées  et  les  images,  celles-ci  étant  de 
moi  dans  le  livre  de  M.  Bombet,  j'aurais  quelque 
droit...  Mais  j'y  renonce,  et,  en  ma  qualité  d'Her- 
cule, je  ne  veux  point  de  cette  chemise  de  Nessus. 
Mais  finissons. 

Voici  le  dernier  coup,  le  coup  mortel  du  faible 
Bombet.  Ce  formidable  Cacus  me  lance  un  défi  : 
c'est  de  choisir  trente  pages  de  mon  livre,  et  de  les 
faire  imprimer  en  regard  de  trente  autres  de  son 
frère.  Sûr  de  son  experimentum  crucis,  il  s'écrie  : 
a  Et  le  public  jugera.  »  Ah  !  me  voilà  perdu,  car  je 
n'accepte  pas  le  défi.  Mais  écoutez  avant  de  con- 
damner. Entre  nous^  est-ce  à  moi  à  faire  réimpri- 
mer un  texte  qui  moisit,  hélas,  chez  mon  impri- 
meur ?  C'est  aux  Bombet,  dont  le  larcin  a  tant  de 
succès,  à  faire  cette  spéculation.  Et  d'ailleurs  à  quoi 
bon  cette  dépense  inutile  ?  Les  deux  textes  sont 
déjà  en  totalité  devant  le  public  depuis  des  années. 
Il  y  a  un  moyen  bien  plus  court.  Etablissons  un 
petit  parallèle  de  nos  deux  ouvrages.  Le  voici  : 

BAYDN  31. 


486 


APPENDICE 


Cajifaici 

Titre  de  mon  livre  :  Le 
Haydine^  opiftro  Lettere  sul 
ceL  nuuêtro  Giuteppe  Ha^n. 

Mon  livre  a  paru  Tan  1812. 


Bo 

Titre  du  livre  de  M.  Bom- 
bet  :  Lettres  sur  ie  céL  e^m- 
pœiteur  Jaeeph  Hoxfdtu  (Le 
titre  est  déjà  volé). 

Celui  de  Bombet,  deux  ans 
après,  1814.  (Et  il  ose  m'ac- 
cuscr  de  plagiat  !!!) 


N.  B.  —  Bombet  dit  dans  la  Préface  que  plu- 
sieurs copies  de  ses  lettres  roulant  dans  Paris,  il  se 
détermina  à  se  faire  imprimer  tout  fi/.  Le  bon  homme  ! 
II  était  déjà  tout  mort  avant  de  paraître  :  car  mon 
livre  avec  mon  nom  roulait  depuis  deux  ans. 


Carpani 

Mes  Haydine  sont  datées 
de  VUnne,  U  15  ann'ii  1808. 


BOMBKT 

Les    Lettrée    de    Bombet 
[sont]  datées  de  Vienne^  le 

5  ami  1808. 


Riez,  Monsieur,  riez  à  pleine  gorge  !  Comment  se 
fait-il  qu'on  ait  pris  plusieurs  faits  chez  un  auteur, 
dix  jours  avant  qu'il  ait  commencé  à  écrire  ?  C'est 
aux  jongleurs  goutteux  de  Rouen  à  se  tirer  de  ce 
mauvais  pas  et  avaler  ce  tranchant  sans  se  couper 
la  gorge.  A  nous.  Au  dernier  coup. 


Carpani 

Lettre  première  :  Haydn  ! 
(nome  sacro  e  risplendentc^ 
quai  sole  nel  tempio  dell' 
armonia),  Haydn,  che  tanto 
vi  sta  a  cuore,  o  amico,  vive 


Bombet 

Lettre  première  :  Mon  ami, 
cet  Haydn  que  vous  aimez 
tant,  cet  homme  rare  dont 
le  nom  jette  un  si  grand 
éclat  dans  le  temple  de  lliar- 


LA    POLÉMIQUE    CARPANI-BOHBET 


487 


aiiGora,  ma,  oh  quam  muia- 
tus  ah  illo  1  Quando  uscite  di 
Vienna  dalla  parte  délia  I. 
villa  dî  Schônnbrunn,  voi 
incontrate  presse  ai  coneeUi 
délia  linea  MariahQlf  un 
viottolo.  A  mezzzo  di  questo 
sorge  un'  erma,  décente  ed 
umile  casetta  circondata  dal 
silenzio.  Ivi  (e  non  nel  pa- 
lazzo  Esterazi,  corne  crede- 
vate,  ed  ei  potrebbe  volen- 
dolo)  soggiorna  il  dio  délia 
musica  instrumentale,  ivi 
uno  dei  pochi  e  veri  Genii  del 
8ecolo  decimo-ottavo. 


monie,  vit  encore,  mais  l'ar- 
tiste n'est  plus.  A  l'extré- 
mité d'un  des  faubourgs  de 
Vienne,  du  côté  du  parc  de 
Schœnbruim,  on  trouve  près 
de  U  barrière  de  Maria 
Hilff  une  petite  rue,  où  l'on 
passe  si  peu  qu'elle  est  cou- 
verte d'herbe.  Vers  le  milieu 
de  cette  rue,  s'élève  une 
humble  petite  maison  tou- 
jours environnée  par  le  si- 
lence. C'est  là,  et  non  pas 
dans  le  palais  Esterhazi, 
comme  vous  le  croyez  et,  en 
effet,  comme  il  le  pourrait 
s'il  le  voulait,  qu'habite  le 
père  de  la  musique  instru- 
mentale, un  des  hommes  de 
génie  de  ce  dix-huitième 
siècle .... 


C'est  assez  !  La  patience  m'échappe.  Ab  uno 
disce  omnes.  Si  ceci  n'est  pas  voler,  autant  de  pen- 
dus jusqu'ici,  autant  d'injustices.  Au  résumé.  De 
287  pages  du  livre  de  Bombet,  près  de  200  sont  de 
moi.  Le  reste  est  de  lui,  et  je  le  somme  de  le  re- 
prendre, en  rétablissant  en  entier  dans  sa  nouvelle 
édition  mon  texte  dérobé. 

Pardon,  Monsieur,  de  vous  avoir  si  au  long  et  si 
souvent  entretenu  d'une  si  inconcevable  dispute. 
Mon  honneur  était  compromis  :  il  a  fallu  me  dé- 
fendre. Je  n'écrirai  plus  le  mot  contre  des  gens  qui, 
après  tout  ceci,  osent  encore  vous  parler  de  bonne 


488  APPENDICE 

foi.  NoQ,  je  renonce  à  un  combat  trop  inégal  pour 
un  homme  d'honneur.  Que  le  public  me  juge.  Les 
pièces  sont  devant  lui,  et  les  frères  Bombet  n'ont 
qu'à  soigner  leur  goutte  :  j'aurai  soin  de  la  mienne. 
J'ai  l'honneur  [d'être,  Monsieur], 

l'auteur  des  Lettres  sur  Haydn, 

3.  Carpani. 


VII 


Le  défi  de  trente  pages  ne  fut  pas  relevé  par  Carpani.  Au 
reste,  si  les  exemplaires  des  Haydine  moisissaient  à  Milan, 
chez  Bucinelli,  ceux  des  Lettres  sur  Haydn  en  faisaient 
autant  chez  Didot,  à  Paris.  Nous  devons  tout  au  moins  aux 
emprunts  de  Bombet  trois  lettres  curieuses  de  Carpani  et 
une  lettre  spirituelle  de  Bombet  junior. 

Dernier  épisode  de  la  polémique  :  on  trouve  à  la  page  214 
du  livre  de  Carpani  intitulé  Le  Maferiane,  osfvero  letiere  aul 
beUo  idéale,  in  ripoato  al  libro  Délia  imitazione  pittorica 
del  caif,  Andréa  Majer  (Padoue,  1824),  le  passage  suivant 
dont  nous  donnons  une  traduction  inédite  : 


Déclaration  de  l'auteur. 

Mon  histoire  d'il  y  a  quelques  années  avec  le  sieur 
César  Alexandre  Bombet,  français,  qui  a  traduit 
maladroitement  mes  Haydine,  les  a  fait  imprimer  à 
Paris  en  les  donnant  pour  siennes,  et  a  soutenu  son 
dire  avec  une  audace  incroyable,  m'oblige  à  pré- 
venir ici  le  susdit  Bombet  qu'il  ait  à  s'abstenir  de 


490  APPENDICE 

traduire  et  de  s'approprier  mes  Majeriane  ;  sinon^ 
je  lui  arracherai  le  masque  du  visage,  et  toute  l'Italie 
saura  qu'il  s'appelle,  non  pas  Bombet,  non  pas 
Aubertin  ^  (autre  pseudonyme  dont  il  a  signé  un 
autre  de  ses  ouvrages,  celui-là  vraiment  à  lui,  sur 
la  peinture  en  Italie) ^  mais  bien  E***  B***  *,  de 
Grenoble  ;  il  réside  depuis  des  années  dans  une 
capitale  très  cultivée  de  l'Italie  septentrionale, 
passant  son  temps  à  voler  les  écrivains  de  quelque 
mérite,  se  faisant  un  jeu  de  la  renommée  d'autrui, 
mettant  d'ailleurs  en  péril  la  sienne  propre.  Qu'il 
sache,  ce  fils  de  l'Isère  écumante,  que,  s'il  le  faut, 
je  prononcerai  son  nom  tout  entier,  et  que  le  public 
italien  accolera  alors  à  son  nom  une  série  d'épi- 
thètes  aussi  déshonorantes  que  celle  de  Bombet. 

1.  Ce  pseudonyme  d«  Stendhal  ii^re  une  ou  deux  fois 
dans  la  Corre9pondanee,  notamment  à  la  fin  d'une  lettre  du 
25  janvier  1818  relatÎTe  précÎBémeat  à  VHUknre  de  ia  Peinr 
ture  em  Italie  {Stendhal  désespèFe  d'arw  un  article  «uc 
DékmUt  ce  qu'il  exprime  dans  les  termes,  à  dessein  obscurs, 
qui  suivent  :  il  fne  sembU  que  l'aimable  M^*  (Lingay)  n'a 
peu  assez  de  pou\foir  pour  mettre  M.  Aubertin  sur  la  même 
ligne  de  bonheur  que  Jay  de  Grenoble.)  M.  Paupe  a  eu  entre 
les  mains  un  exemplaire  relié  de  la  1'®  édition  de  l'Histoire 
de  la  Peinture  en  Italie,  ayant  appartenu  à  Stendhal,  et  au 
dos  duquel  se  trouve  imprimé,  sous  le  titre,  le  nom  d 'Au- 
bertin. La  Déclaration  de  Carpani  prouve  que  des  exemplaires 
de  l'Histoire  de  la  Peinture  couraient  en  Italie  sous  le  nom 
d'Aubertin. 

2.  Enrico  Beyle. 


VIII 


Enfin,  voici  la  note  curieuse  qui  figure  au  tome  I®'  des 
Supercheries  liUèrairee  dii^iUea  de  Quérard  (Paris,1859» 
article  Bombei)  :  elle  contient  les  exf^cations  données  par 
Stendhal  lui-même,  en  1841,  sur  la  façon  dont  la  Vie  de 
Haydn  aurait  été  imprimée  sans  le  nom  de  CarpanL  Nous 
n'avons  pu  mettre  la  main  sur  le  tirage  à  part  des  Vie»  de 
Mozart  et  de  MéUuiase  dont  parle  Quérard  à  la  fin  de  cette 
note  :  c'est  im  petit  problème  bibliographique  à  résoudre. 


Beyle,  sur  qui  nous  avions  donné  une  notice  dans 
le  tome  I^'  de  la  Littérature  française  contemporaine 
qui  parut  quelques  mois  avant  sa  mort,  en  eut  con- 
naissance, et  nous  adressa  deux  rectifications  pour 
l'article  qui  le  concerne.  L'une  d'elles  est  relative 
aux  Haydine,  et  voici  ce  qu'il  en  dit  :  «  M.  Beyle 
a  imprimait  ses  ouvrages  à  ses  frais.  M.  Pierre  Didot 
«  lui  dit  qu'un  livre  annoncé  comme  traduit  de 
<(  l'italien  ne  trouverait  pas  un  seul  lecteur.  M.  Beyle 


492  APPENDICE 

v  mit  :  par  Louis-Alexandre -César  Bombet.  On 
«  admira  ce  beau  nom,  et  personne  ne  devina  Tau- 
«  teur.  Un  anonyme  peut-il  être  un  plagiaire  ? 
«  M.  Beyle,  se  trouvant  à  Vienne  en  1809,  avait  été 
«  à  l'enterrement  de  Haydn  ;  il  étudia  les  ouvrages 
«  de  ce  grand  compositeur  et  voulut  le  faire  con- 
«  naître  à  Paris  \  M.  Beyle  avait  acheté  beaucoup 
Il  d'autographes  de  Haydn  et  plusieurs  de  ses  meu- 
«  blés,  u  Les  vies  de  Mozart  et  de  Métastase,  qui  ter- 
minent le   volume,  ont    été    réimprimées  à    part. 


1.  En  tait,  Haydn  n'était  guère  connu  en  France,  en  1814, 
que  par  deux  notices  assez  lonimaircs,  l'une  de  M.  Le  Breton, 
lue  devant  l'Institut  de  France,  le  6  octobre  1810,  et  impri- 
mée la  même  année  chez  Baudoin  (elle  est  citée  dans  la 
prélace  de  la  traduction  anglaise  de  la  Vie  de  Haydn  de 
1817),  l'autre  do  M.  Framery  (Parla,  Barba,  1810).  Carpani, 
dans  ses  Haydine  (letlera  ullima),  les  citait  toutes  les  deux 
rt  réfutait  longuement  leurs  affirmations  ;  HM.  Le  Breton 
et  Framery  sont  les  deux  •  colomniateura  de  Gasmann  ■ 
dont  parle  Carpani  dans  sa  première  lettre  de  Vienne  du 
18  août  1815  (voir  lupra,  page  460). 


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TABLE   DES   GRAVURES 


Fac-similé  du  titre  de  1814 Frontispice 

Fac-siuile  du  titre  de  1817 6-7 

Titre  de  la  traduction  anglaise 112-113 

Canon  de  Haydn 152-153 

Portrait  de  Mozart 252-253 


TABLE    GÉNÉRALE 

DES    MATIÈRES 


Préface vu 

Avant-propos  bibliographique  et  critique lv 

Vies  de  Haydn,  de  Mozart  et  de  Métastase.  ...  1 

Préfaces  de  1814  et  de  1817 3 

Vie    de    Haydn 7 

Vie  de  Mozart 251 

Vie  de  Métastase 325 

Dédicace 405 

Table 407 

Notes 413 

Appendice   449 

Table  des  gravures 493 


Abbeville.  -—  Imprimerie  F.  Paillaht.