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Full text of "Voltaire"

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SxjÇibris 

PROFESSORJ.S.WILL 


1 


< 


VOLTAIRE 


—  Voltaire. 


VOLUMES   DE   LA   COLLECTION 


Agrippa  d'Aubigné,  par  S.  Roche- 

BLAVE. 

Balzac,  par  Emile  Faguet. 
Beaumarchais,     par    André     Hal- 

LAYS. 

Bernardin  de  Saint-Pierre,  par  Ar- 

VEDE    BARINE. 

Boileau,  par  G.  Lanson. 
Bossuet,  par  Alfred  Rebelliau. 
Calvin,  par  Bossert. 
Chateaubriand,  par  de  Lescure. 
Chénier  (André),  par  Em.  Faquet. 
Corneille,  par  Gustave  Lanson. 
Cousin  (Victor),  par  Jules  Simon. 
D'Alembert,  par  Joseph  Bertrand. 
Descartes,  par  Alfred  Fouillée. 
Dumas  (Alexandre),  père,  par  Hip- 

polyte  Parigot. 
Fénelon,  par  Paul  Janet. 
Flaubert,  par  Emile  Faguet. 
Fontenelle,  par  Laborde-Milaâ. 
Froissart,  par  Mary  Darmesteter. 
Gautier  (Théophile),  par  Maxime  du 

Camp. 
Hugo  (Victor),  par  Lkopold  Mabil- 

leau. 
La  Bruyère,  par  Paul  Morillot. 
Lacordaire,  par  le  comte  d'Haus 

SONVILLE. 

La    Fayette    (Madame    de),  par  le 

comte  d'Haussonville. 
La    Fontaine,    par    Georges    Lafe- 

nestre. 
Lamartine,  par  R.  Doumic. 


La    Rochefoucauld,    par   J.    Bour- 

deau. 
Maistre  (Joseph  de),    par   Georges 

Cogordan. 


par    le    duc 


Bro- 


Malherbe, 

GLIE. 

Marivaux,  par  Gaston  Deschamps. 
Mérimée,  par  Augustin  Filon. 
Mirabeau,  par  Edmond  Rousse. 
Molière,  par  G.  Lafenestre. 
Montaigne,  par  Paul  Stapfbr. 
Montesquieu,  par  Albert  Sorel. 
Musset  (A.  de),  par  Arvède  Barine. 
Pascal,  par  Emile  Boutroux. 
Rabelais,  par  René  Millet. 
Racine,   par    Gustave    Larroumet. 
Ronsard,  par  M.  J.  Jusserand. 
Rousseau  (J.-J.),  par  Arthur  Chu- 

quet. 
Royer-Collard,  par  E.  Spuller. 
Rutebeuf,  par  Clédat. 
Sainte-Beuve,  par  G.  Michaut. 
Saint-Simon,  par  Gaston  Boissier. 
Sévigné  (Madame  de),    par  Gaston 

Boissier. 
Staèl    (Madame    de),    par    Albert 

Sorel. 
Stendhal,  par  Edouard  Rod. 
Thiers,  par  P.  de  Rêmusat. 
Vigny    (Alfred    de),    par    Mauricb 

Paléologue. 
Villon  (François),  par  G.  Paris. 
Voltaire,  par  G.  Lanson. 


Chaque  volumt  in-i6  br 


•i  fr. 


Ul'J-ai.  —  Coulommiern.  Imp.    Paol    BRODARD.   —  12-11. 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  15 

Maubert  ».  Il  y  trouva  un  camarade,  aussi  dégoûté 
que  lui  de  la  procédure,  aussi  épris  de  plaisir  et  de 
poésie  :  ils  devinrent  amis  pour  la  vie.  C'était  ce  bon 
garçon  de  Thicriot,  égoïste,  paresseux,  ami  de  ses 
aises  et  de  son  repos  jusqu'à  la  trahison  et  l'im- 
probité;  il  vécut  aux  crochets  de  Voltaire  qui  ne  se 
lassa  jamais  de  le  servir  et  de  lui  pardonner. 

Autre  disgrâce.  L'Académie  ne  couronne  pas  l'ode 
sur  le  vœu  de  Louis  XIII.  Le  crédit  de  La  Motte 
fait  attribuer  le  prix  au  vieil  abbé  du  Jarry.  Le  sang 
dArouet  bout  à  ce  déni  de  justice  :  une  satire  contre 
l'illustre  M.  de  La  Motte  part,  fait  scandale,  réchauffe 
la  colère  du  père  contre  ce  gamin  qui  ne  fait  que  des 
sottises.  Heureusement  M.  de  Caumartin  l'emmène 
à  Saint-Ange  jusqu'à  ce  que  le  bruit  soit  assoupi. 
Dans  cette  jolie  région  du  Loing,  auprès  d'un  homme 
d'esprit  qui  avait  dans  la  tète  tout  le  xvn"  siècle,  les 
grandes  affaires  et  les  anecdotes,  Arouet,  pour  la 
première  fois,  prend  des  idées  sérieuses;  il  reçoit  les 
germes  tout  à  la  fois  de  la  Henriade  et  du  Siècle  de 
Louis  XIV. 

Le  grand  roi  meurt,  et  dans  la  joie  de  la  déli- 
vrance, dans  celle  de  la  paix  assurée,  éclate  la  fête 
de  la  Régence.  Révolte  contre  la  tristesse  bigote  et 
le  lourd  despotisme  du  dernier  règne;  étalage 
débraillé  de  cynisme,  de  scepticisme  et  de  débauche; 
fureur  de  jeu,  d'amour,  de  luxe;  bouillonnement 
hardi  d'esprit,  de  rire  et  de  satire;  mais  aussi 
avidité  d'argent  et  lièvre  de  spéculation  :  il  faut  de 
l'argent  pour  le  plaisir;  pa«  de  grand  nom  qui  ne 
trafique  et  n'agiote.  Voilà  le  milieu  où  Voltaire  s'agite 
au  retour  de  Saint-Ange.  Il  fréquente  les  compagnies 


les  plus  libres,  qui  sont  celles  aussi  où  l'esprit  dis- 
pense de  tout  et  rachète  tout,  au  Temple  chez  le 
grand  prieur  de  Vendôme,  à  Sceaux  chez  la  duchesse 
du  Maine. 

Il  rencontre  au  Temple  Chaulieu,  l'abbé  de  Bussy, 
le  chevalier  d'Aydie,  le  bailli  de  Froulay,  le  cheva- 
lier de  Bouillon,  le  président  Hénault;  à  Sceaux,  le 
cardinal  de  Polignac,  M.  de  Malezieu,  Mlle  De- 
launay.  M.  de  Sully  l'emmène  à  Sully,  où  viennent 
le  duc  de  La  Vallière  et  Mme  de  Gondrin,  la  future 
comtesse  de  Toulouse.  Il  se  coule  comme  une 
anguille  dans  tous  les  endroits  où  la  vanité  et  le 
plaisir  trouvent  leur  compte  :  à  Maisons,  chez  le 
Président  dont  le  fils  est  son  cher  ami,  à  Vaux  chez 
le  glorieux  maréchal  et  la  belle  maréchale  de  Villars, 
à  Paris  et  à  Châtillon  chez  le  banquier  Hoguère,  où 
il  trouve  les  poètes  Danchet  et  Crébillon,  et  l'aven- 
turier Gœrtz,  le  ministre  brouillon  de  Charles  XII. 
On  le  voit  à  Richelieu  en  Poitou,  tenant  compagnie 
au  jeune  duc  exilé,  à  la  Source  près  d'Orléans,  chez 
Bolingbroke,  à  Ussé  en  Touraine  où  fréquente  le 
poète  grivois  Grécourt,  à  la  Rivière-Bourdet  en 
Normandie  et  rue  de  Beaune  à  Paris,  chez  la  prési- 
dente de  Bernières.  L'honnête  marquise  de  Mimeure 
est  de  ses  amies  :  c'est  chez  elle  qu'il  a  son  premier 
duel  d'esprit  avec  le  salé  Bourguignon  qu'est  Piron. 
La  rousse  et  mûre  Rupelmonde  l'emmène  en  Hol- 
lande ;  il  passe  onze  jours  à  La  Haye  avec  le  poète 
Jean-Baptiste  Rousseau  que  jusque-là  il  avait  honoré 
comme  un  maître  :  ils  se  quittent  brouillés  à  mort. 

Il  se  déploie  à  l'Opéra,  à  la  Comédie,  dans  les 
loges  des  actrices.  Il  perd  ses  peines  avec  la  Duclos. 


LES   GRANDS  ÉCRIVAINS   FRANÇAIS 


VOLTAIRE 


GUSTAVE   LANSON 


UATHIEME    EDITION 


LIBKAIKIE   HACHETTE 

79,      BOULEVARD      SAINT-GERMAIN,      PARIS 

1  9  2  2 

Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés. 


V- 


7&2\n 


AVERTISSEMENT 


J'ai  tâché  dans  ce  petit  ouvrage  de  parler  de  Voltaire 
exactement,  historiquement,  sans  apothéose  et  sans 
caricature,  sans  regarder  les  préoccupations  ni  l'actua- 
lité contemporaines,  en  rapportant  toujours  l'idée  ou 
l'expression  de  Voltaire  aux  choses  de  son  temps. 

J'ai  essayé  de  dégager  les  directions  principales  de 
sa  mobile  pensée.  On  se  perd,  dès  qu'on  lit  cette  œuvre 
éparse  et  multiple,  dans  toutes  sortes  de  contradictions, 
qui  se  résolvent  en  partie,  si  l'on  a  soin  de  dater  les 
textes  et  de  chercher  le  sens  propre,  relatif,  précis  que 
chaque  morceau  reçoit  des  circonstances  de  sa  compo- 
sition. Il  importe  de  distinguer  ce  qui  est  écrit  pour  le 
public  ou  correspondance  privée,  philosophie  réfléchie 
ou  échappement  d'humeur,  vue  générale  d'ordre  social 
ou  manège  occasionnel  d'intérêt  personnel;  il  faut  éva- 
luer toutes  les  modifications  de  rédaction  qui  résultent 
de  la  destination  de  chaque  ouvrage,  selon  qu'il  répond 
à  quelque  chose  ou  vise  quelqu'un,  et  de  sa  forme  litté- 
raire, selon  que  Voltaire  est  sérieux  ou  persifle,  selon 
qu'il  parle  en  son  nom  ou  prend  un  masque  qui  impose 
un  accent,  des  sentiments,  des  idées  d'un  certain  genre. 
II  faut,  dans  les  affirmations  qui  se  contrarient,  cher- 


fi  AVERTISSEMENT. 

cher  ce  qui  est  opinion  de  l'auteur,  ou  concession  à 
l'opinion  commune,  et  donner  des  valeurs  différentes 
aux  idées,  selon  qu'elles  sont  l'objet  même  de  la  discus- 
sion actuelle,  ou  bien  seulement  accessoires  et  entraî- 
nées par  le  cours  du  raisonnement  :  en  ce  dernier  cas. 
Voltaire,  pour  limiter  le  champ  de  bataille,  prend  autant 
qu'il  peut  les  expressions  qui  pourront  échapper  à  la 
contestation,  quitte  à  revenir  livrer  bataille  sur  cet  autre 
terrain  le  lendemain. 

Ces  réductions  nécessaires  sont  délicates  à  faire;  on 
ne  saurait  prendre  trop  de  précautions  ni  user  de  trop 
de  scrupule  pour  y  garder  la  mesure  et  n'y  pas  intro- 
duire de  partis  pris  ou  de  sentiments  personnels.  Je 
n'oserais  me  flatter  d'y  avoir  toujours  et  partout  réussi. 

Je  remercie  MM.  les  bibliothécaires  de  la  Biblio- 
thèque nationale  et  de  l'Arsenal  dont  la  complaisance  a 
été  infinie  au  cours  de  mes  études  sur  Voltaire  en  ces 
dernières  années.  Je  remercie  aussi  M.  et  Mme  de  Sali- 
gnac-Fénelon,  qui  m'ont  très  gracieusement  facilité  la 
visite  de  leur  château  de  Cirey,  moins  fréquenté  que 
Ferney  et  qui  ne  mériterait  guère  moins  d'être  vu  :  le 
site  charmant  et  qui  jadis  parut  sauvage,  la  galerie  de 
Voltaire  avec  sa  porte  ornée,  le  théâtre  avec  sa  petite 
loge  et  son  escalier  dérobé  qui  descend  à  la  chambre 
de  la  belle  Emilie,  tout  le  cadre  de  dix  ans  de  la  vie 
voltairienne  subsiste  et  donne  un  soutien  précis  à  l'ima- 
gination du  lecteur  des  lettres  de  Voltaire,  de  Mme  du 
Chàtelet  et  de  Mme  de  Graffigoy. 


VOLTAIRE 


CHAPITRE  I 

LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE1 

François-Marie  Arouet,  qui  fut  Voltaire,  naquit  le 
21  novembre  1694  à  Paris,  sur  la  paroisse  Saint- 
André-des-Arcs  :  on  ne  peut  guère  douter  aujour- 
d'hui du  lieu  ni  de  la  date.  Il  avait  sept  ans  quand 
son  père,  ancien  notaire  au  Chàtelet,  déviai  payeur 
des  épices  et  receveur  des  amendes  à  la  Chambre 
des  comptes,  et,  en  cette  qualité,  eut  un  logement 
dans  la  «  Court  vieille  du  Palais  »,  vis-à-vis  la 
Sainte-Chapelle.  Il  avait  sept  ans  aussi  quand  il 
perdit  sa  mère,  Marguerite  Daumard  :  on  peut  rai- 
sonner des  conséquences  qu'eut  l'absence  d'une 
mère  sur  la  formation  morale  de  Voltaire. 

Des  cinq  enfants  du  ménage  Arouet,  trois  seule- 


1.   G.  Desnoiresterres,  la  Jeunesse  de    Voltaire.  —    Voltai- 

riana.  —  Œuvres  complètes  de    Voltaire,  éd.  Moland,  t.  I.  

Al.  Pierron,  Voltaire  et  ses  maîtres.  —  H.  Beaune,  Voltaire 
au  collège.  —  Pour  les  citations  de  Voltaire,  je  renvoie  à 
l'édition  Moland. 


ment  vécurent  :  Armand  qui  succéda  dans  la  charge 
du  père,  une  fille  qui  fut  Mme  Mignot,  et  ce  dernier- 
né,  chétif  et  malingre  d'aspect,  pourtant  de  consti- 
tution robuste  au  fond,  comme  la  suite  le  prouva, 
et  doué  d'un  magnifique  appétit  de  vivre. 

Les  Arouet  et  les  Daumard  venaient  du  Poitou  : 
les  Arouet,  marchands,  tanneurs,  drapiers,  enfin 
élevés  aux  professions  libérales  en  la  personne  du 
notaire  et  payeur  des  épices;  les  Daumard,  plus 
avancés  dans  leur  ascension  de  l'échelle  sociale, 
récemment  nobles,  famille  de  petite  robe.  Des 
deux  côtés,  Voltaire  est  purement  bourgeois  ;  il  sort 
à  peu  près  de  la  même  couche  sociale  que  Boileau. 

De  cette  franche  origine,  il  a  reçu  une  certaine 
forme  de  conscience,  certaines  façons  de  voir  la  vie. 
La  bourgeoisie,  à  la  fin  du  xvne  siècle,  commence  à 
contester  le  privilège  de  la  naissance,  mais  c'est 
pour  envahir,  non  pour  détruire,  le  privilège  de  la 
noblesse.  Elle  entend  que  le  mérite  personnel,  le 
travail,  et  le  signe  du  mérite  et  du  travail,  la 
richesse,  partagent  avec  la  naissance  les  avantages 
sociaux.  Elle  n'est  pas  révolutionnaire  :  tout  bour- 
geois qui  réussit  veut  être  noble  et  faire  ses  enfants 
nobles,  par  la  robe  ou  par  l'épée.  Deux  fils  de  Cor- 
neille sont  officiers;  le  fils  aîné  de  Racine  va  dans 
les  ambassades.  Le  fils  d'un  négociant  de  Rouen 
épouse  la  fille  du  lieutenant  de  police  d'Argenson  et 
devient  maréchal  de  camp.  Le  fils  d'un  libraire  est 
fermier  général  et  fait  de  son  fils  un  conseiller  au 
Parlement  :  ce  sera  le  président  Hénault,  qui  finira 
dans  une  charge  de  cour,  surintendant  de  la  maison 
de  la  reine. 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIHE.  9 

Il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  ce  que  le  père  Arouet, 
officier  subalterne  à  la  Chambre  des  comptes,  ait 
voulu  faire  de  son  fils  un  avocat  du  roi  :  c'était  pour 
la  famille  un  avancement  régulier.  Si  le  jeune 
homme  refusa,  il  retint  pourtant  la  maxime  de  sa 
classe,  qu'il  n'y  avait  dans  la  bourgeoisie  que  les 
sots  qui  restaient  bourgeois.  Il  en  retint  aussi  le  sen- 
timent qu'il  fallait  élargir  la  distance  qui  séparait 
sa  classe  de  la  basse  bourgeoisie,  du  peuple  des 
métiers  :  de  là  les  airs  avec  lesquels  il  rappelle  que 
le  père  de  Jean-Baptiste  Rousseau  faisait  des  sou- 
liers pour  le  sien;  c'est  la  même  hauteur  avec 
laquelle  le  duc  de  Saint-Simon  remarque  que  ce 
Voltaire,  devenu  une  manière  de  personnage,  est  le 
fils  du  notaire  de  son  père. 

Le  déclassement,  pour  un  homme  adroit,  deve- 
nait plus  aisé,  maintenant  que  la  vie  de  société 
mêlait  toutes  les  conditions  et  effaçait  les 
empreintes  professionnelles.  Les  magistrats,  malgré 
les  édits,  quittent  les  habits  noirs,  les  manteaux  et 
les  collets,  paraissent  aux  théâtres  et  aux  bals, 
prennent  des  façons  de  courtisans.  Les  médecins  se 
font  hommes  du  monde.  Les  marchands  même  se 
polissent,  commencent  à  mettre  dans  leur  vie  un 
peu  d'élégance  et  de  luxe,  à  goûter  les  plaisirs  de  la 
société1. 

L'amour  des  lettres  est  une  partie  de  la  politesse, 
M.  Jourdain  et  Turcaret  se  dégrossissent.  Les  gens 
de  lettres  hantent  leurs  maisons,  en  égaux,  en  amis, 
ni  méprisés,  ni  méprisants.  Poètes,  philosophes  et 

1.  La  Bruyère,  chap.  m  et  vu.  Siècle  de  Louis  XIV, 
chap.  xxix. 


10  VOLTAIRE. 

savante,  ayant  dépouillé  ou  masqué  la  rogue  cuis- 
trerie du  bel  esprit,  moins  strictement  attachés  à  la 
domesticité  des  grands,  circulent  dans  le  monde,  et 
sont  les  ferments  de  la  bonne  compagnie. 

Arouet  le  père  n'était  pas  un  notaire  à  l'ancienne 
mode.  Il  avait  été  marié  à  une  agréable  personne 
dont  il  ne  faudrait  pas  croire  du  mal  par  la  seule 
raison  qu'on  en  a  un  peu  médit.  Il  entretenait 
d'excellentes  relations  avec  ses  très  nobles  clients 
les  Saint-Simon  et  les  Richelieu,  plus  familières 
sans  doute  avec  ceux-ci,  puisque  le  fils  du  notaire 
et  le  fils  du  duc  en  restèrent  liés  pour  la  vie.  Cau- 
martin  de  Saint-Ange,  Ninon  de  Lenclos,  l'abbé 
de  Châteauneuf,  parrain  de  François-Marie,  l'abbé 
Gedoyn,  le  chansonnier  Rochebrune  venaient  en 
amis  dans  sa  maison.  Il  avait  connu  Corneille  et 
Boileau,  et  fréquentait  la  Comédie. 

Ainsi,  sans  sortir  du  logis  paternel,  l'enfant  qui 
devait  être  Voltaire  mettait  le  pied  dans  trois 
mondes  :  celui  des  grands  seigneurs,  celui  de  la 
noblesse  parlementaire,  et  celui  des  gens  de  lettres. 
Une  conscience  confuse  et  complexe  s'ébauchait 
en  lui. 

A  dix  ans,  François-Marie  fut  mis  chez  les 
jésuites,  au  collège  Louis-le-Grand.  Neuf  ans  plus 
tôt  le  père  avait  donné  son  aîné  aux  jansénistes  de 
Saint-Magloire.  Cette  contradiction  s'explique  peut- 
être  simplement  par  le  mauvais  état  où  étaient  en 
1704  les  affaires  du  jansénisme,  après  le  cas  de 
conscience.  L'aimable  homme,  un  peu  léger,  qu'était 
Arouet,  ne  devait  pas  se  roidir  contre  les  courants. 

Il  eut  sûrement,  en  confiant  son  cadet  aux  jésuites, 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  11 

la  pensée  de  lui  assurer  pour  l'avenir  de  belles 
relations.  En  effet  Voltaire  connut  au  collège  les 
neveux  du  cardinal  de  Tencin,  d'Argental  et  Pont 
de  Veyle,  Cideville  ,  qui  sera  conseiller  au  Parle- 
ment de  Rouen,  Fyot  de  la  Marche,  qui  sera  pré- 
sident au  Parlement  de  Bourgogne,  les  deux  d'Ar- 
genson,  fils  du  lieutenant  de  police,  qui  tous  les 
deux  seront  ministres. 

Il  eut  pour  maîtres  le  Père  Thoulié,  préfet  des 
études  (plus  tard  abbé  d'Olivet),  les  Pères  Lejay, 
Tournemine,  Porée,  Carteron.  Il  est  difficile  de  faire 
la  part  de  la  vérité  dans  les  anecdotes  qui  ont  cours 
sur  ses  années  de  collège  :  on  ne  peut  guère  douter 
du  fond  qu'elles  revêtent,  et  qui  se  réduit  à  deux 
points,  la  précocité  d'intelligence  et  la  précocité 
d'impertinence  de  Voltaire. 

Les  jésuites  ou  ne  purent  ou  ne  surent  donner  à 
leur  élève  une  piété  fervente.  Et  ils  ne  réussirent 
pas  davantage  à  lui  donner  la  solidité  morale.  Je  ne 
sais  pas  ce  que  les  jansénistes  auraient  fait  d'une 
pareille  nature;  mais  les  honnêtes  jésuites  de  Louis- 
le-Grand  ne  pouvaient  former  des  êtres  moraux  qu'en 
faisant  des  dévots  soumis;  là  où  ils  ne  plantaient 
pas  la  foi  obéissante  qui  ne  raisonne  pas,  le  fonde- 
ment de  la  moralité  manquait;  il  ne  restait  que  des 
habitudes  de  complaisance  au  monde,  de  compromis 
avec  les  mœurs  du  siècle  et  les  tentations  inté- 
rieures, toute  cette  pratique  relâchée  dont  leur 
adroite  religion  savait  faire  un  pieux  usage,  à  la 
gloire  de  Dieu  et  au  profit  de  l'Eglise.  Qui  ne  sor- 
tait pas  bon  catholique  de  leurs  mains,  n'en  pouvait 
sortir  profondément,  gravement  moral;  et  certains 


12  VOLTAIRE. 

fléchissements  de  Voltaire  ont  peut-être  leur  origine 
dans  l'incapacité  de  ses  éducateurs  à  séparer  la 
morale  du  catéchisme. 

Il  faut  d'ailleurs  ajouter  que,  dans  ce  début  du 
xvme  siècle,  les  Pères,  fins  rhéteurs,  humanistes 
excellents,  s'appliquaient  mieux,  quoique  très  pieux 
eux-mêmes,  à  former  le  bon  goût  que  la  piété.  Ils 
semblaient  se  contenter  de  fabriquer  des  lettrés  qui 
n'auraient  pas  un  grain  de  jansénisme,  et  garde- 
raient une  soumission  extérieure  à  l'Église. 

De  là  l'indulgence  souriante  avec  laquelle  ils  virent 
éclore  chez  eux  Voltaire  :  puer  ingeniosus,  sed  insi- 
gnis  nebulo,  dit  l'une  de  leurs  notes.  Les  marques 
précoces  de  son  talent  les  enchantaient,  une  épi- 
gramme,  un  impromptu,  une  traduction  en  vers 
français  d'une  ode  latine  d'un  de  leurs  Pères.  A  leur 
distribution  des  prix,  en  1710,  l'un  d'eux  signalait 
à  J.-B.  Rousseau  «  un  petit  garçon  qui  avait  des 
dispositions  étonnantes  pour  la  poésie  »,  et  le  poète 
regardait  curieusement  ce  «  jeune  écolier...  d'assez 
mauvaise  physionomie,  mais  d'un  regard  vif  et 
éveillé  ». 

Pendant  plus  de  trente  ans,  jusqu'aux  heures 
chaudes  de  la  bataille  encyclopédique,  les  relations 
ne  se  rompront  pas  entre  Voltaire  et  les  jésuites. 
Ceux-ci  furent  lents  à  désespérer  de  mettre  de 
leur  côté  un  bel  esprit  de  cet  éclat;  ils  lui  savaient 
quelque  gré  d'être  si  mal  avec  les  jansénistes.  Et  lui, 
de  son  côté,  se  sentait  profondément  redevable  à  de 
tels  maîtres  :  malgré  tout  ce  qui  le  séparait  d'eux, 
malgré  son  antipathie  pour  la  politique  et  la  doctrine 
de  leur  Compagnie,  malgré  même  le  manège  inté- 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  13 

ressé  de  ses  protestations  à  certains  jours,  il  gardait 
réellement  un  cher  souvenir  aux  Pères  Tourneraine 
et  Porée,  une  affectueuse  estime  pour  la  manière 
dont  les  jésuites  instruisaient  la  jeunesse  dans  leurs 
collèges.  Il  savait  bien  qu'il  leur  devait  son  goût. 
Il  leur  en  devait  la  sûreté,  la  finesse;  il  leur  en 
devait  les  préjugés  et  les  limites.  Si  forte  fut  la  prise 
qu'il  ne  put  jamais  se  libérer. 

Le  parrain  du  petit  Arouet,  l'abbe  de  Châteauneuf, 
l'introduisit  dans  le  monde.  Il  l'avait  présenté  à  la 
vieille  Ninon,  qui,  séduite  par  sa  vivacité,  lui  légua, 
nous  dit-il,  deux  mille  écus  pour  acheter  des  livres. 
Il  le  mena  dans  la  société  du  Temple,  il  lui  fit  con- 
naître tous  ces  épicuriens,  Chaulieu,  Courtin,  l'abbé 
Servien,  M.  de  Sully  :  compagnie  faite  pour  aiguiser 
chez  ce  petit  bourgeois  deux  appétits  qu'il  avait 
naturellement,  celui  du  plaisir  et  celui  de  l'esprit. 
De  là,  les  premières  difficultés  avec  le  père  Arouet, 
qui  voulait  bien  du  plaisir  et  de  l'esprit,  mais  avec 
mesure,  c'est-à-dire  sans  compromettre  le  solide. 
Le  solide,  pour  lui,  c'était  une  charge  de  robe. 
François-Marie  n'en  voulut  pas  :  il  manquait  totale- 
ment de  gravité  et  ne  se  plaisait  qu'aux  folies.  Il 
rentrait  tard,  faisait  danser  les  écus,  quand  il  en  avait, 
s'endettait  pour  en  avoir.  Il  faisait  des  vers  et  ne  vou- 
lait pas  faire  autre  chose;  il  avait  une  tragédie  dans 
ses  tiroirs,  envoyait  une  ode  au  concours  de  l'Acadé- 
mie française.  Le  père  admettait  les  vers,  mais 
comme  un  agrément  de  la  société,  non  pas  comme 
une  carrière. 

Il  décida  de  dépayser  le  garnement.  Le  marquis 
de  Châteauneuf,  qui  s'en   allait  représenter  le  roi 


14  VOLTAIRE. 

auprès  des  Provinces-Unies  (septembre  1713), 
emmena  le  jeune  Arouet  parmi  ses  pages.  A  La  Haye 
vivait  une  réfugiée,  Mme  Dunoyer,  aventurière 
qui  se  piquait  d'écrire,  et  mère  d'une  fille  jolie  et 
délurée.  Olympe  Dunoyer  —  Pimpette  pour  les 
amis  —  fort  brusquement  quittée  par  l'ancien  chef 
des  Camisards,  Jean  Cavalier,  qu'elle  avait  dû 
épouser,  avait  été  mariée  à  un  certain  comte  de 
Winterfeld  :  elle  tourna  la  tète  aux  dix-neuf  ans  du 
page.  Ce  polisson  n'était  pas  l'amant  sérieux  que 
Aime  Dunoyer  pouvait  souhaiter  pour  sa  fille,  il 
n'avait  pas  le  sou.  Elle  alla  faire  du  bruit  à  l'am- 
bassade; les  deux  amoureux  furent  séparés.  Arouet 
écrivit  à  son  cher  cœur  des  lettres  d'une  jolie  cou- 
leur, grisées  et  mutines,  telles  qu'en  devaient  écrire 
les  Dorante  et  les  Chérubin1.  Pimpette  voulut  bien 
se  faire  enlever;  il  lui  fit  passer  des  habits  d'homme. 
Alors  l'ambassadeur  renvoya  son  page  pour  Paris 
(déc.  1713)  :  mais  l'enragé  ne  perdit  pas  encore  cou- 
rage, et  il  essaya  d'intéresser  le  P.  Tournemine  et 
l'évêque  d'Évreux  à  la  bonne  œuvre  catholique  de 
ramener  en  France  une  jeune  huguenote.  A  la  fin, 
Pimpette  resta  en  Hollande,  et  se  consola,  dit-on, 
avec  Guyot  de  Merville.  Arouet  ne  garda  pas  plus  de 
fidélité  que  de  rancune  au  cher  cœur. 

Cependant  maître  Arouet,  après  avoir  sollicité  une 
lettre  de  cachet  pour  faire  enfermer  son  coquin  de 
fils,  après  avoir  songé  à  l'embarquer  pour  les  Iles, 
se  radoucit  à  le  mettre  clerc  chez  Maître  Alain,  pro- 
cureur au   Châtelet,   «  près  les  degrés  de  la  place 

1.  T.  XXXIII,  p.  9-28. 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  17 

Il  a  la  jolie  Suzanne  de  Livry  que  lui  souffle  son  cher 
Génonville,  à  qui  il  n'en  voudra  pas.  Il  est  tout  à 
fait  bien  avec  la  Lecouvreur. 

De  la  Bastille  où  le  Régent  l'a  fait  mettre,  il  ne 
sort  que  pour  prendre  pied  au  Palais  Royal,  chez  le 
Régent  :  il  se  fait  accueillir  de  Dubois,  et  il  est  l'ami 
du  roué  Canillac.  Il  se  lie  avec  Mme  du  Deftand, 
avec  le  chevalier  des  Alleurs.  Il  soupe  avec  le  prince 
de  Gonti. 

De  petite  santé,  souvent  malade,  et  se  croyant 
toujours  plus  malade  qu'il  n'est,  il  prend  du  lait 
d'ànesse,  il  «  chipe  »  les  pilules  de  Mme  de  Rupel- 
monde  ;  il  va  prendre  les  eaux  de  Forges  :  il  y  trouve 
Mme  de  Prie,  la  maîtresse  de  M.  le  duc  (de  Bourbon), 
prince  du  sang  et  premier  ministre  après  la  mort 
du  duc  d'Orléans.  Elle  l'invite  chez  elle  à  Bélébat, 
à  Fontainebleau  chez  le  roi.  II  pénètre  à  la  cour;  la 
jeune  reine  Marie  Leczinska  prend  du  goût  pour  ce 
poète  amusant  et  cajoleur  :  elle  lui  dit  :  «  Mon 
pauvre  Voltaire  »,  en  toute  familiarité.  Depuis  1718, 
il  a  laissé  tomber  le  nom  roturier  d'Arouet,  il  est 
M.  de  Voltaire. 

Ainsi  à  vingt  ans  le  fils  du  payeur  d'épices,  le  clerc 
de  maître  Alain  a  pris  pied  dans  le  monde  le  plus 
brillant;  à  trente  ans,  il  a  forcé  la  porte  de  la  cour. 
Il  payait  de  son  esprit,  en  impromptus,  contes,  épi- 
grammes,  satires,  épitres,  monnaie  qui  ne  l'appau- 
vrissait pas.  Sans  craindre  l'indécence,  il  ne  la 
recherchait  pas.  Les  productions  de  Grécourt  et  de 
Caylus,  les  parades  où  s'égayaient  La  Vallière  et 
Maurepas,  font  apprécier  la  délicatesse  de  Voltaire, 
la  mousse  de  sa  gaieté  et  l'impertinence  de  sa  fantaisie. 
G.  Laxso*.  —  Voltaire.  2 


VOLTAIRE. 


Il  y  avait  de  quoi  être  grisé.  Il  le  fut.  Il  crut  au 
privilège  social  de  l'esprit.  «  Sommes-nous  ici  tous 
princes  ou  tous  poètes?  »  demandait-il  au  prince  de 
Conti.  Ce  mot  traduit  sans  doute  l'aplomb  de  l'aven- 
turier qui  sait  qu'on  est  classé  sur  ses  prétentions 
dans  le  monde  veule  des  gens  qui  s'amusent;  mais 
on  y  sent  aussi  une  naïveté  épanouie  qui  prend  au 
sérieux  sa  seigneurie  dans  l'empire  du  bel  esprit. 

Pourtant,  dans  l'étourdissement  de  ses  succès,  la 
tête  ne  lui  tournait  pas  tout  à  fait.  Les  femmes,  entre 
Pimpette  et  la  belle  Emilie,  ne  le  troublaient  pas 
profondément.  Plus  sensible  que  passionné,  son 
cœur  avait  besoin  d'amitié  plus  que  d'amour.  Il  eut 
des  attachements  profonds  et  vifs,  pour  le  jeune 
Maisons,  pour  La  Faluère  de  Genonville;  il  en  eut 
de  solides  et  de  constants,  comme  pour  d'Argental  ;  il 
eut  d'inlassables  fidélités,  et  de  méritoires,  comme 
avec  Thieriot. 

Surtout  son  très  bourgeois  bon  sens,  parmi  tous 
les  triomphes  de  vanité  et  de  volupté,  ne  perdait 
pas  de  vue  le  solide,  quoi  que  son  père  en  pût  penser. 
Il  s'assura  d'abord  la  réputation  littéraire.  Voltaire 
voulut  être  autre  chose  qu'un  amuseur  de  soupers  et 
de  nuits  blanches.  Il  avait  l'ambition  d'être  immortel, 
et  en  vivant  comme  Chaulieu  ou  La  Fare,  il  songeait 
à  marquer  sa  place  à  côté  de  Racine  et  de  Boileau 
qu'il  savait  par  cœur. 

Dès  1715  il  travaillait  à  un  Œdipe,  se  flattant 
d'améliorer  1'  «  ébauche  »  de  Sophocle,  et,  — ce  qui 
était  plus  téméraire  alors,  —  de  faire  oublier  la  pièce 
de  Corneille.  Préparé  peut-être  par  un  de  ses 
maîtres  jésuites,  averti  en   tout  cas  par  quelques 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  19 

réflexions  de  Fénelon  et  de  l'abbé  Dubos,  il  eut  l'idée 
de  faire  pour  son  coup  d'essai  une  révolution  :  il 
écrivit  un  Œdipe  sans  galanterie  et  sans  amour.  Mais 
les  comédiens  ne  se  laissèrent  pas  faire  la  loi  par  un 
débutant,  et,  pour  être  joué,  Voltaire  se  résigna  à 
faire  soupirer  le  grave  Philoctète  pour  la  vieille 
Jocaste.  Son  adroite  et  brillante  tragédie  fut  repré- 
sentée le  18  novembre  1718,  et  fit  reconnaître  le 
jeune  auteur  pour  l'égal  de  Campistron  et  de  Cré- 
billon,  pour  un  digne  héritier  de  Corneille  et  de 
Racine. 

Si  la  France  ne  manquait  pas  de  tragédies,  elle 
n'avait  pas  une  bonne  épopée.  Ronsard  et  Chapelain 
avaient  accrédité  l'opinion  que  les  Français  n'ont 
point  la  tête  épique.  Quelle  position  unique  il  y 
avait  à  prendre  en  faisant  mentir  le  pronostic  !  Vol- 
taire, malgré  Boileau,  s'aiTêta  à  un  sujet  moderne  et 
national.  Guidé  par  l'abbé  Dubos  ou  séduit  par 
M.  de  Caumartin,  il  choisit  Henri  IV,  le  seul  roi 
français  qui  fût  réellement  populaire,  et  dont  la 
désastreuse  oppression  du  dernier  règne  avait  com- 
mencé à  exciter  la  légende.  Le  sujet,  c'était  la  crise 
dont  la  France  actuelle  était  sortie,  dynastie,  ordre 
politique,  vie  sociale  et  civilisation  :  grand  et  pathé- 
tique sujet,  patriotique  et  philosophique;  des  révo- 
lutions, des  batailles,  des  exploits,  de  .l'amour,  et, 
pour  tenter  un  libre  esprit,  de  riches  occasions  de 
dire  leur  fait  aux  rois,  à  l'Eglise  et  aux  moines.  Les 
loisirs  forcés  de  la  Bastille  appliquèrent  Voltaire  au 
travail.  11  promena  son  esquisse  de  salon  en  salon, 
de  château  en  château,  recueillant  les  compliments 
et  les  corrections,  excitant  autour  de  son  entreprise 


une  curiosité  qui  d'avance  en  garantissait  le  succès. 

Il  eût  bien  voulu  dédier  à  Louis  XV  l'ouvrage  qui 
honorait  Henri  IV.  Mais  sa  dédicace  philosophique 
parut  impertinente.  On  lui  refusa  même  un  privilège 
pour  l'impression.  Il  fit  faire  une  édition  clandestine 
à  Rouen,  et  le  poème  de  la  Ligue  (c'est  le  premier 
titre  de  la  Henriade)  pénétra  dans  Paris  en  fraude 
dans  les  fourgons  de  Mme  de  Bernières  (1723).  En 
dépit  des  critiques,  la  France  salua  son  poète 
épique.  Voltaire  avait  la  gloire. 

Mais  le  solide  aussi,  c'était  l'argent.  Il  était  trop 
bourgeois,  il  avait  trop  bien  compris  la  leçon  de  la 
Régence  et  du  Système  pour  l'ignorer.  Maître  Arouet 
mourut  le  1er  janvier  1722.  Il  ne  put  connaître 
combien  son  fils  avait  au  fonds  de  ses  idées  :  il  se  fût 
reconcilié  peut-être  avec  lui  en  voyant  comment  il  s'y 
prenait  pour  que  sa  vocation  de  poète  ne  fît  pas  de  lui 
un  meurt-de-faim.  Voltaire  avait  jugé  les  relations 
des  gens  de  lettres  et  de  leurs  éditeurs,  et  était  bien 
décidé  à  ne  pas  être  le  pauvre  diable  aux  gages  des 
libraires,  exploité  par  eux  et  méprisé  des  honnêtes 
gens. Il  avait  compris  que,  pour  frayeravec  les  Sully  et 
les  Richelieu,  il  ne  fallait  pas  être  marchand  de  vers 
et  de  prose,  vivant  de  ce  commerce,  et  que,  pour 
être  dans  le  monde  sur  un  bon  pied,  quand  on  n'était 
pas  très  noble,  il  fallait  être  très  riche.  C'est  à  quoi 
il  s'appliqua. 

Tout  jeune,  il  avait  fait  des  billets  aux  usuriers  : 
à  vingt  ans  il  a  de  l'ordre,  et  déjà  sans  doute  le  goût 
d'être  prêteur  plutôt  que  débiteur.  Il  est  coquet  et 
soigné  ;  mais  il  sait  compter.  Il  joue  par  air,  mais 
s'il  s'accuse  de  «  perdre  son  bonnet  au  biribi  »,  soyez 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  21 

bien  sûr  qu'il  n'a  pas  risque  sa  chemise  :  il  étale  sa 
perte  pour  se  faire  honneur.  Il  est  sobre,  et  jamais 
ne  compromet  sa  santé  ni  sa  bourse  dans  ses 
folies.  Mais  l'économie  est  bonne  pour  conserver  : 
pour  le  petit  Arouet,  le  problème  fut  d'abord  d'ac- 
quérir. 

Il  eut  des  pensions  de  la  cour  —  c'était  la  voie 
indiquée  pour  un  homme  de  lettres  —  :  1 200  francs 
du  duc  d'Orléans  en  1718,  2  000  francs  du  roi 
en  1722,  1500  francs  de  la  reine  en  1725.  II  eut 
l'héritage  de  son  père,  4250  livres  de  rente.  C'était 
joli  pour  un  poète,  insuffisant  pour  -vivre  dans  le 
grand  monde.  Voltaire  spécula.  Les  financiers  qu'il 
fréquenta  lui  donnèrent  le  goût  et  le  sens  des  opé- 
rations de  banque  et  de  commerce,  la  hardiesse 
réfléchie  pour  risquer,  la  sécurité  de  conscience  sur 
les  gros  bénéfices.  Il  essaya  de  la  Compagnie  des 
Indes  :  il  y  avait  presque  tout  son  bien  en  1722.  Il 
s'occupa  avec  le  Président  de  Bernières  d'établir  une 
caisse  de  juifrerie,  c'est-à-dire  sans  doute  une  com- 
pagnie de  commerce1.  Il  gagna  une  fortune,  grâce 
aux  frères  Paris,  dans  les  fournitures  des  armées.  Il 
fit  une  société  pour  exploiter  la  loterie  du  contrôleur 
général  Desforts,  où  les  billets  pouvaient  se  payer  en 
rentes  et  où  les  lots  étaient  payés  en  argent  :  il  eut 
une  belle  part  dans  le  produit  de  la  combinaison.  Il 
acheta  et  revendit  des  actions,  triplant  parfois  ses 
mises2.  Il  mit  des  fonds  à  la  grosse  aventure  dans  le 
commerce  de  Cadix  avec  l'Amérique.  Il  opéra  sur 


1.  T.  XXXIII,  p. 

2.  Ib.,  p.  196. 


22  VOLTAIRE. 

les  blés  de  Barbarie.  Tl  brocanta  des  tableaux,  des 
estampes.  Il  commença  à  placer  de  l'argent  ches  les 
grands  seigneurs  embarrassés,  à  acheter  des  rentes 
viagères.  Il  avait  en  poche,  pour  retourner  à  Lon- 
dres, en  juillet  1726,  une  lettre  de  change  de  8  à 
9000  livres  sur  le  juif  Médina1.  Ce  n'était  pas  une 
bourse  de  poète.  La  banqueroute  de  Médina  ne  le 
gêna  que  momentanément.  Il  avait  déjà  les  reins 
solides.  En  1735,  la  faillite  de  Dumoulin  lui  fera 
perdre  20  à  25  000  francs,  celle  de  Michel,  en  1740, 
30  à  40  000  :  il  pourra  porter  ces  grosses  pertes. 
Jore  lui  attribue, en  1736,  28  000  livres  de  rente,  et 
lui  en  fait  saisir  18  5002. 

Toutes  ces  prospérités  n'allaient  pas  sans  amer- 
tumes :  pertes  d'amis,  trahisons  de  maîtresses,  sifflets 
du  parterre,  chamailleries  de  beaux  esprits,  pro- 
cès, etc.  Une  des  caractéristiques  de  la  vie  de  Vol- 
taire est  sa  sonorité  :  il  est  vantard  et  clabaudeur,  et 
crie  aux  quatre  vents  le  mal  et  le  bien  qui  lui  arri- 
vent. Il  est  de  ces  agités  bruyants  à  qui  les  indiffé- 
rents sont  toujours  contents  qu'il  arrive  quelque 
disgrâce.  Il  occupe  les  yeux  et  les  langues.  Rien  de 
ce  qui  le  touche  ne  va  sans  tapage,  et  ces  résonances 
trop  fréquentes  lui  ôtent  de  la  considération  mon- 
daine en  étendant  sa  renommée. 

Mais,  jusqu'en  1725,  les  dégoûts  qu'il  avait  eus 
n'étaient  pas  de  nature  à  lui  faire  prendre  en  aver- 
sion la  société  où  il  vivait.  Des  couplets  le  faisaient 
envoyer   à  Tulle    en    1716;   mais    le    bon     Régent, 

1.  Hettier,  Une  lettre  de  Voltaire,  Mém.  de  l'acad.  de  Caen, 
1905. 

2.  VoUairiana,  p.  89. 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  23 

aussitôt  l'ordre  signé,  l'autorisait  à  remplacer  Tulle 
par  Sully  :  quelques  mois  de  villégiature  au  bord  de 
la  Loire,  dans  le  château  d'un  ami.  Pour  les  fai  vu 
qu'il  n'avait  pas  faits,  et  le  Puero  régnante  qui  était 
bien  de  lui,  il  demeurait  onze  mois  à  la  Bastille 
(mai  1717-avril  1718)  :  douce  prison  d'État,  hono- 
rable pour  un  petit  garçon  obscur,  et  qui  lui  donnait 
de  l'importance. 

Plus  cuisantes  à  l'amour-propre  de  Voltaire  furent 
ses  affaires  avec  le  comédien  Poisson  qui  le  menaça 
du  bâton,  et  avec  l'officier  mouchard  Beauregard 
qui  le  bâtonna  effectivement  sur  le  pont  de  Sèvres. 
Voltaire  agita  un  moment  ses  pistolets  et  son  épée, 
et  puis  fit  un  procès  à  Beauregard.  Le  public  prenait 
l'impression  que  ce  poète  n'était  pas  un  homme  qui 
se  battît  en  duel.  D'ailleurs  la  qualité  de  ses  offenseurs 
l'avilissait  un  peu.  Un  honnête  homme  n'a  pas  d'af- 
faires avec  un  comédien  ni  avec  une  «  mouche  ». 

En  décembre  1725,  un  triste  grand  seigneur,  le 
chevalier  de  Rohan,  avec  qui  il  avait  eu  quelques 
paroles  à  la  Comédie-Française,  le  fit  appeler  à  la 
porte  du  duc  de  Sully  chez  qui  il  dînait  :  des  laquais 
le  bâtonnèrent,  pendant  que  le  chevalier,  de  son 
carrosse,  «  surveillait  les  travailleurs  ».  Rage  de 
Voltaire,  plus  grande  quand  il  vit  que  ses  bons  amis 
les  ducs  et  les  marquis  trouvaient  l'aventure  plai- 
sante :  un  Rohan  bâtorinait  un  poète,  c'était  sans  con- 
séquence. Cette  brutalité  dissipa  l'illusion  où  il  avait 
vécu.  Pour  conserver  son  «  honneur  »,  c'est-à-dire 
sa  position  mondaine,  il  voulut  se  battre.  Il  le  voulut 
sérieusement,  pendant  des  mois.  Mais  il  ne  se  battit 
pas.  Le  chevalier  de  Rohan  se  déroba.  Sa  famille  et 


24  VOLTAIRE. 

la  cour  le  couvrirent.  Pour  le  mettre  en  sûreté,  on 
logea  sa  victime  à  la  Bastille,  avec  beaucoup  d'égards 
(17  avril  1726). 

Il  n'en  sortit,  au  bout  d'un  mois,  que  sur  la  pro- 
messe de  passer  en  Angleterre  (mai  1726). 

Cette  fois,  il  avait  fait  vraiment  l'épreuve  de 
l'ordre  social,  de  l'inégalité  et  du  despotisme.  Et 
bien  avisé  était  le  ministère  de  M.  le  Duc  qui,  de 
crainte  qu'il  ne  fît  pas  assez  de  réflexions  à  Paris, 
l'envoyait  dans  le  pays  de  la  liberté  politique  et  de 
la  liberté  individuelle. 

Cette  date  de  1726  est  décisive  dans  la  vie  de 
Voltaire  :  aussi  faut-il  nous  demander  ce  qu'il  était 
alors,  quelle  forme  de  conscience,  quelle  philosophie 
déjà  formée  il  emportait  à  Londres. 

Voltaire  est  un  caractère  composite,  par  la  variété 
naturelle  de  ses  inclinations,  mais  aussi  par  l'in- 
fluence du  temps  confus  ou  il  vit  et  des  milieux 
divers  qu'il  a  traversés.  Il  n'est  pas  méchant,  plutôt 
bon  et  humain,  capable  d'élans  généreux,  haïssant 
l'injustice,  mais  enfiévré  d'amour -propre,  avide  de 
toutes  les  jouissances,  de  la  jouissance  surtout  de  se 
sentir  être  et  agir,  fastueux,  tapageur,  impression- 
nable, irascible,  rancunier,  enthousiaste,  mobile, 
curieux,  insolent,  malin,  gamin,  enfant  gâté.  Sur  ce 
fond  naturel,  la  vie  a  brodé.  Vers  trente  ans, 
Voltaire  a  du  bourgeois  l'ambition  de  s'anoblir, 
l'amour  et  l'orgueil  de  l'argent,  de  la  propriété,  des 
belles  relations.  Il  a  une  moralité  de  coulissier,  le 
mépris  du  petit  gain  journalier  qui  s'achète  dure- 
ment, le  respect  du  gros  négoce  et  de  la  spéculation, 
une  façon  de  faire  des  alfaires  partout,  qui  lui  fait 


LA    JEUNESSE    DEVOLTAIRE.  25 

porter  jusqu'à  ses  générosités  au  compte  de  ses 
obligés  comme  des  créances  remboursables  en  ser- 
vices. II  a  le  goût  de  la  vie  confortable,  des  beaux 
meubles,  des  bijoux,  un  luxe  de  parvenu.  Au  mépris 
des  petites  gens  et  des  juifs  qui  est  le  préjugé  de 
toutes  les  classes,  il  joint  des  préjugés  de  gentil- 
homme, le  dédain  des  gens  qui  vivent  de  leur  plume. 
Mais  il  n'a  pas  le  ressort  de  l'honneur  :  ce  n'est  pas 
pour  lui,  c'est  pour  le  monde  qu'il  veut  se  battre  en 
duel.  Il  lui  sera  possible  de  vivre  sans  être  vengé. 
Dégainer  est  un  geste  dont  son  bras  de  bourgeois 
n'a  pas  l'habitude,' et  dont  son  esprit  de  philosophe 
ne  sent  pas  l'élégance.  Il  n'a  pas  l'insouciance  de 
l'argent.  Il  a  du  faste  par  vanité  et  de  l'économie 
par  hérédité.  Il  n'entendra  jamais  rien  au  noble  art 
de  se  laisser  voler;  avec  des  airs  de  seigneur,  il 
marchande  en  bourgeois.  Il  est  enfin  homme  de 
letti'es,  hargneux  comme  Yadius  et  Trissotin,  plus 
prêt  toujours  à  verser  l'injure  avec  la  plume  que  le 
sang  avec  l'épée,  et  tout  pareil  en  son  acre  humeur 
aux  pauvres  diables  de  folliculaires  qu'il  méprise  : 
indiscret  comme  un  journaliste  moderne  et  se  don- 
nant un  droit  illimité  sur  la  vie,  la  dignité,  l'honneur 
et  la  réputation  d  autrui.  Bref,  sa  conscience  n'est 
pas  moulée  sur  un  type  défini.  Aucune  classe  ne 
reconnaît  en  lui  sa  forme  héréditaire  d'esprit  et  de 
mœurs.  Il  les  mêle  toutes  :  de  là  la  disposition 
qu'elles  ont  toutes  à  lui  refuser  la  considération. 

Pis  encore  :  il  ne  se  contente  pas  d'amalgamer 
dans  sa  conscience  toutes  les  consciences  de  son 
temps;  il  les  réforme  ou  les  critique.  Il  est  libertin 
et  philosophe.  Et  rien  ne  rend  sa  moralité  plus  sus- 


pecte  à  ses  contemporains  que  trois  ou  quatre  idées 
généreuses  qui  ne  font  pas  encore  partie  de  la  morale 
commune  des  honnêtes  gens.  Courtisan,  et  comme 
tel  flagorneur  et  plat,  à  genoux  devant  le  roi  et  les 
ministres,  devant  les  maîtresses  des  ministres,  et, 
plus  tard,  du  roi,  il  ne  fait  que  ce  que  tout  le  monde 
fait.  On  l'en  méprise,  d'abord  parce  qu'il  usurpe  la 
bassesse  des  gens  de  qualité,  ensuite  parce  qu'il  ne 
se  sert  pas  de  ce  manège  pour  pousser  seulement  sa 
fortune.  Il  veut  pousser  avec  lui  la  philosophie  *,  ce 
qu'on  trouve  déplacé.  Il  ne  sait  se  défaire  ni  de  son 
âme  de  courtisan  ni  de  son  âme  de  philosophe,  ettandis 
qu'il  prend  des  postures  indécentes  pour  un  homme 
qui  pense,  les  vérités  qu'il  lâche,  sont,  chez  un  homme 
de  cour,  des  maladresses  ou  des  impertinences. 

Mais  cette  philosophie,  quelle  était-elle  en  1726? 
Représentons-nous  bien  à  quelles  réflexions  le 
temps  et  le  milieu  pouvaient  porter  ce  gamin  spiri- 
tuel et  irrespectueux. 

M.  Brunetière  a  très  bien  défini  l'état  de  la 
pensée  française  bridée  au  xvne  siècle  par  la  police 
du  roi  et  de  l'Église  :  «  Pour  vingt  manières  qu'il  y 
avait  de  démontrer  l'immortalité  de  l'âme  ou  le  droit 
divin  des  rois,  on  n'en  souffrait  pas  une  de  les 
nier2  ».  Mais  à  force  d'avoir  raisonné  sur  les 
matières  permises,  le  xvne  siècle  léguait  à  son  suc- 
cesseur le  goût  de  la  raison,  une  liberté  générale  de 
L'esprit,  curieux  de  tout  examiner,  et  peu  disposé  à 
se  contenter  des  solutions  traditionnelles  et  autori- 

t.  Projet  de  dédicace  de  la  Henriade  à  Louis  XV  (t.  VIII, 
p.  2,  3). 

2.  Eludes  critiques,  IV,  134. 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  27 

taires.  Houdart  de  La  Motte,  Lesage,  Marivaux, 
Mme  de  Lambert,  Mlle  Delaunay  nous  définissent 
bien  ce  type  intellectuel,  qui  ne  s'incline  plus  que 
devant  les  convenances  du  monde,  et  aussi  devant 
les  considérations  de  la  prudence  mondaine. 

La  Régence  n'a  pas  créé  le  libertinage  :  elle  n'y 
ajouta  que  la  sécurité  et  l'affichage  public.  Toute  la 
doctrine  est  déjà  dans  Saint-Evremond.  Oter  à  la 
raison  la  connaissance  de  Dieu  et  de  l'immortalité 
qui  sont  déclarées  avec  un  respect  ironique  madères 
de  foi,  aimer  la  tolérance,  détester  la  persécution  et 
la  guerre  civile  par  scepticisme,  par  urbanité,  par 
humanité,  régler  la  vie  selon  la  nature  par  la  raison, 
c'est-à-dire  rejeter  le  christianisme  comme  anti- 
naturel, et  réhabiliter  le  corps  et  ses  besoins, 
garder  la  mesure  dans  la  poursuite  du  plaisir,  par 
sagesse  pour  ne  pas  se  nuire,  par  bienveillance  pour 
ne  pas  gêner  les  autres  hommes,  voilà  la  substance 
diluée  dans  les  trois  in-quartos  que  Desmaizeaux 
publiait  à  Amsterdam  en  1705  :  la  bonne  compagnie 
parisienne  y  conformait  sa  pratique.  En  dehors 
même  de  l'incrédulité  déclarée,  générale  était  la 
tendance  à  détacher  la  vie  des  fins  et  des  sanctions 
ultra-terrestres,  et  à  ne  s'occuper  que  de  la  chasse 
au  bonheur  ici-bas. 

A  la  fin  du  xvne  siècle,  le  déisme  français  com- 
mence à  se  déclarer  dans  quelques  livres  qui  s'im- 
priment en  Hollande,  dans  la  curieuse  Histoire  des 
Sévarambes  de  Denis  Vairasse  (1677),  et  dans  le  hardi 
Voyage  au  Canada  de  La  Hontan  (1703)  *.  Locke  et 

1.  Complété  et  renforcé  en  1704  par  le  Dialogue  avec  un 
sauvage  de  l'Amérique. 


28  VOLTAIRE. 

le  déisme  anglais  commencent  à  s'infiltrer  en  France. 

Deux  hommes  surtout  firent  du  libertinage  une 
philosophie.  Fontenelle  vulgarisait  la  méthode  carté- 
sienne, allégée  de  la  métaphysique  où  s'enfonçaient 
Spinoza  et  Malebranche.  Il  répétait  en  formules 
claires  et  fines  que  la  raison  consiste  à  douter,  et  à  voir 
avant  de  croire,  et  que  le  désir  ni  le  besoin  de  l'homme 
ne  sont  arguments  de  vérité.  Il  se  donnait  la  peine 
de  démontrer  que  les  oracles  des  anciens  n'étaient 
point  rendus  par  des  démons,  et  son  explication  du 
surnaturel  païen  par  la  fourberie  des  prêtres  et  la 
crédulité  des  peuples,  s'étendait  comme  d'elle-même 
au  surnaturel  chrétien.  Il  enseignait  aux  gens  du 
monde  l'astronomie  nouvelle,  celle  de  Copernic,  de 
Galilée  et  de  Descartes  ;  il  substituait  délicatement, 
sans  tapage,  dans  leurs  esprits  la  notion  des  lois  de 
la  mécanique  à  l'idée  de  la  Providence,  et  aux  anti- 
ques cieux  dont  le  plus  haut  est  le  séjour  immobile 
de  l'éternelle  divinité,  une  représentation  prodi- 
gieuse d'espaces  infinis  peuplés  de  mondes  sans 
nombre  qui  n'était  guère  compatible  avec  les  récits 
de  l'histoire  sainte.  Il  changeait  le  type  de  la  culture 
des  honnêtes  gens;  d'oratoire  et  poétique,  il  la  ren- 
dait scientifique,  et  menaçante  pour  la  religion  qui  a 
besoin  pour  subsister  que  l'éducation  fasse  prédo- 
miner les  facultés  imaginalives  et  sentimentales. 

Plus  riche  était  encore  cette  autre  source  de  libre 
pensée,  Bayle,  avec  ses  Nouvelles  de  la  République 
des  Lettres,  ses  Pensées  sur  la  Comète,  et  ce  Diction- 
naire critique,  quatre  in-folios  dont  onze  éditions  se 
succédaient  en  quarante  ans  (1697-1740).  Bayle  fai- 
sait aux  sorciers  une  guerre  qui  menaçait  les  mira- 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  29 

cles  :  les  lois  de  la  nature  valent  également  contre 
les  uns  et  les  autres.  Il  affranchissait  la  morale  de 
la  religion,  réclamait  les  droits  de  la  conscience 
erronée,  rejetait  la  contrainte  et  l'autorité  en  matière 
de  croyance,  et  la  règle  même  du  consentement  uni- 
versel. Il  exerçait  avec  sérénité,  sans  fanfaronnade, 
la  plus  absolue  indépendance  d'esprit,  et  donnait 
l'exemple  de  la  libre  critique  qui  ne  connaît  pas  de 
domaine  réservé  et  qui  soumet  à  l'examen  de  la 
raison  tous  les  mystères,  celui  de  la  religion  comme 
celui  de  la  royauté.  Le  premier,  il  habitua  les  gens  du 
monde  à  employer  contre  les  dogmes  de  l'Église 
d'autres  armes  que  celles  du  bon  sens  et  de  la  logique. 
Il  mit  au  service  de  la  raison  philosophique  l'im- 
mense arsenal  de  la  théologie  protestante;  il  lui 
apprit  toutes  les  difficultés  philologiques  et  histo- 
riques qui  choquent  la  théologie  romaine,  et  il  lui 
fit  voir  que  l'étude  de  la  religion  fournit  les  moyens 
de  renverser  la  religion. 

Bayle  tut  entendu.  Il  enchanta  La  Fontaine.  Ce 
bourgeois  salé,  Mathieu  Marais,  dans  le  huis  clos  de 
son  journal,  se  déclara  «  Bayliste  ».  Il  conquit 
même  des  dames.  Mme  de  Mérignac  le  goûtait 
comme  «  un  esprit  sublime,  élevé,  vif,  fort,  d'une 
philosophie  très  pyrrhonienne  ». 

La  raison  s'aventurait  même  sur  le  terrain  poli- 
tique et  social.  Très  prudemment,  très  adroitement, 
clairement  pourtant,  La  Bruyère  traduisait  des  sen- 
timents déjà  répandus  dans  la  bourgeoisie,  comme 
le  mépris  du  courtisan  et  la  haine  des  financiers  : 
de  la  peinture  des  caractères  il  passait  à  la  critique 
de  quelques  abus,  qu'il  appelait  «  usages  »,  le  pri- 


30  VOLTAIRE. 

vilège  de  la  naissance  et  l'achat  de  la  noblesse,  le 
système  fiscal,  l'organisation  judiciaire,  les  richesses 
ecclésiastiques.  Les  désastres  de  la  fin  du  règne  de 
Louis  XIV  excitèrent  les  particuliers  à  examiner  les 
affaires  de  l'État  :  Boisguillebert,  Vauban,  émus  de 
la  misère  du  peuple,  proposaient  la  réforme  de 
l'impôt,  et  Fénelon  allait  jusqu'à  dénoncer  le  despo- 
tisme et  la  folie  guerrière. 

Les  protestants,  après  la  Révocation,  mettaient  en 
cause  la  royauté.  Bayle  niait  qu'il  pût  y  avoir  un 
bon  despote.  Jurieu  élevait  le  droit  du  peuple 
contre  le  droit  du  roi,  et  en  vertu  du  pacte  social, 
déliait  du  serment  de  fidélité  les  sujets  opprimés 
par  leur  prince. 

Après  la  mort  de  Louis  XIV,  tout  remuait.  La 
noblesse,  le  Parlement  se  redressaient,  et  cet  effort 
des  privilégiés  pour  disputer  aux  ministres  et 
aux  commis  une  part  du  gouvernement  faisait 
l'effet  alors  d'un  mouvement  libéral.  On  en  voulait 
surtout  au  despotisme,  qui  si  longtemps  avait  tout 
courbé  pour  finir  par  tout  ruiner.  De  hardis  libelles 
invoquaient  contre  lui  l'antique  constitution  du 
royaume,  limitaient  le  pouvoir  royal  par  le  contrôle 
du  Parlement,  ou  le  ployaient  sous  la  souveraineté 
des  Etats  généraux.  Partout,  chez  l'abbé  de  Saint- 
Pierre,  chez  le  marquis  de  Lassay,  dans  Massillon, 
dans  Montesquieu,  se  manifeste  le  même  idéal  de 
royauté  modérée ,  humaine ,  bienfaisante  et  paci- 
fique. Une  société  même  se  forme  en  1725  pour 
l'élude  des  questions  politiques  :  au  Club  de  l'en- 
tresol (l'entresol  de  l'abbé  Alary,  dans  l'hôtel  du 
Président  Hénault,  à  la  place  Vendôme)  viennent  le 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  31 

marquis  d'Argcnson  et  le  président  de  Montesquieu. 
Ces  assemblées  d'hommes  épris  du  bien  public 
seront  suspectes  au  gouvernement,  et  le  cardinal 
Fleury,  en  1731,  leur  donnera  l'avis  d'être  «  circons- 
pects <>  :  ils  comprendront  et  cesseront  de  se 
réunir. 

L'esprit  du  début  du  xvme  siècle  se  définit  tout 
entier  par  ce  petit  livre  léger  et  hardi  des  Lettres 
persanes,  livre  charmant,  voluptueux  et  persifleur, 
grave  et  badin,  où  prennent  leur  vol  toutes  les 
libertés  qu'on  désirait  alors  en  littérature,  en  morale, 
en  religion,  en  politique. 

Le  public  applaudissait,  sans  approfondir,  à 
toutes  les  révoltes  contre  l'autorité  du  roi  et  de 
l'Eglise.  Peu  lui  importait  que  le  jansénisme  fût 
intolérant,  que  le  Parlement  eût  le  plus  égoïste 
esprit  de  corps  :  ils  étaient  la  résistance  au  despo- 
tisme spirituel  et  temporel.  Cette  attitude  leur  valait 
une  immense  popularité. 

Voilà  l'air  que  Voltaire  huma  avec  délices  dès  sa 
sortie  du  collège.  Son  attachement  classique  aux 
maîtres  du  xvne  siècle  ne  l'enchaîna  pas  à  leur 
timide  pensée.  S'il  ne  parvint  point  encore  à  goûter 
Rabelais,  trop  copieux  et  trop  effréné  pour  son 
goût,  il  s'enchanta  de  Montaigne,  ce  livre  de  cnevet 
ies  libertins.  Mais  il  dépassa  le  point  de  vue  de  la 
libre  pensée  du  xvie  siècle,  à  la  suite  de  Bayie, 
de  Fontenelle,  de  Fénelon,  de  La  Motte,  de  tous 
les  honnêtes  gens  qui  pensaient.  II  se  fit  de 
bonne  heure  une  philosophie,  qu'on  trouve  éparse 
en  ses  écrits  de  la  vingtième  à  la  trentième 
année. 


32  VOLTAIKE. 

«  La  grande  et  la  seule  affaire  qu'on  doive  avoir, 
c'est  de  vivre  heureux  '.  » 

Quelques  femmes  toujours  badines, 
Quelques  amis  toujours  joyeux, 
Peu  de  vêpres,  point  de  matines, 
Une  fille,  en  attendant  mieux, 
Voilà  comme  l'on  doit  sans  cesse 
Faire  tète  au  sort  irrite, 
Et  la  véritable  sagesse 
Est  de  savoir  fuir  la  tristesse 
Dans  les  bras  de  la  volupté  *. 

Ajoutez,  avec  lui,  la  bonne  chère,  l'opéra,  et  du 
temps  pour  l'étude  3.  Le  cœur  a  sa  place  dans  ce  plan 
de  vie  épicurienne.  Le  monde  devient  sensible  en 
devenant  philosophe.  Il  commence  à  savourer  le 
charme  des  émotions,  et  la  beauté  dont  elles 
décorent  la  vie.  Voltaire  éprouve  déjà  ce  qu'il  expri- 
mera en  1729  en  se  souvenant  de  son  cher  Génon- 
ville,  mort  depuis  six  ans  : 

Malheureux,  dont  le  cœur  ne  sait  pas  comme  on  aime. 
Et  qui  n'ont  pas  connu  la  douceur  de  pleurer  *, 

La  morale  est  un  art  d'exploiter  pour  le  bonheur 
toutes  les  ressources  de  la  nature. 

Le  plaisir  est  l'objet,  le  devoir,  et  le  but 
De  tous  les   êtres  raisonnables  5. 

La  morale  chrétienne  est  écartée  avec  le  dogme 
chrétien.  Dieu  même  n'est  plus  qu'une  hypothèse  : 


i.  T.  XXXIII,  p.  62. 

2.  T.  X,  p.  221.  —  Cf.  t.  XXXIII,  p.  35. 

3.  T.  XXXIII.  p.  87. 

4.  T.  X,  p.  26G  l  1729). 

5.  T.  X,  , 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  33 

mais  s'il  est,  c'est  un  Dieu  raisonnable  et  indulgent, 
un  Dieu  des  bonnes  gens  qui  les  bénit  d'obéir  à 
l'instinct. 

On  voudrait  savoir  si  l'incrédulité  voltairienne  se 
fit  dès  lors  didactique  et  agressive,  et  ce  qu'était 
cette  fameuse  épitre  à  Julie  «  marquée  au  coin  de 
l'impiété  la  plus  noire  »  qui  fit  frémir  en  1722  le 
dévot  Rousseau.  Faut-il,  comme  on  fait  d'ordinaire, 
l'identifier  avec  l' Épitre  à  Uranie  qui  courut  dix  ans 
plus  tard  et  fut  imprimée  en  1738?  Celle-ci  est  une 
argumentation  rigoureuse  contre  la  religion  révélée  : 
l'auteur  conclut  en  disant  à  Dieu  : 

Je  ne  suis  pas  chrétien,  mais  c'est  pour  t'aimer  mieux. 

Mais  il  n'est  pas  sûr  qu'il  écrivît  ainsi  en  1722. 
Pourtant  il  pensait  déjà  ainsi  : 

Nos  prêtres  ne  sont  pas  ce  qu'un  vain  peuple  pense  : 

Notre  crédulité  fait  toute  leur  science1. 

Allez,  s'il  est  un  Dieu,  sa  tranquille  puissance 

Ne  s'abaissera  point  à  troubler  nos  amours. 

Vos  baisers  pourraient-ils  déplaire  à  sa  clémence? 

La  loi  de  la  nature  est  sa  première  loi  2. 

En  avril  »1726  un  ecclésiastique  anonyme  le 
dénonçait  à  la  police,  et  disait  s'en  être  plaint  dix  ou 
douze  ans  auparavant,  comme  «  prêchant  le  déisme 
tout  à  découvert  aux  toilettes  des  jeunes  seigneurs... 
L'Ancien  Testament,  selon  lui,  n'est  qu'un  tissu  de 
contes  et  de  fables;  les  apôtres  étaient  de  bonnes 
gens  idiots,  simples  et  crédules,  et  les  Pères  de 
l'Église,  saint  Bernard  surtout  auquel  il  en  veut  le 

".  Œdipe,  a.  IV,  se.  I. 
2.  T.  X,  p.  231. 
G.  Lanson.  -  Voltaire.  3 


plus,  n'étaient  que  des  charlatans  et  des  subor- 
neurs. »  Le  bon  prêtre  conseillait  d'  «  enfermer  ce 
poète  entre  quatre  murailles  pour  toute  sa  vie  *  ». 

En  s'ôtant  le  refuge  de  Dieu,  Voltaire  se  créait 
une  nécessité  d'énergie.  Son  épicurisme  accepte 
l'irréparable  avec  une  résignation  forte.  En  aimant 
l'argent,  il  s'efforce  de  vivre  joyeux  sans  argent  2. 
Malade,  embarrassé  dans  ses  affaires,  plaidant  contre 
son  frère  pour  la  succession  de  son  père,  il  écrit  : 

«  La  fortune  ne  me  traite  pas  mieux  que  la  nature  :  je 
souffre  beaucoup  de  toutes  façons,  mais  j'ai  rassemblé  toutes 
mes  petites  forces  pour  résister  à  mes  maux  3.  » 

En  politique,  il  n'avait  pas  encore  de  griefs  per- 
sonnels contre  les  institutions,  mais  l'esprit  du 
temps  l'enveloppait.  Il  n'était  ni  respectueux  ni 
docile,  et  recevait  d'autant  mieux  toutes  les  sugges- 
tions de  critique  ou  de  révolte  que  le  monde  et  les 
lettres  lui  apportaient.  Philoctète  philosophait  dans 
Œdipe  : 

Un  roi  pour  ses  sujets  est  un  Dieu  qu'on  révère, 
Pour  Hercule  et  pour  moi,  c'est  un  homme  ordinaire. 
Un  vain  peuple  en  tumulte  a  demandé  ma  tête  : 
Il  souffre,  il  est  injuste,  il  faut  lui  pardonner  4. 

L'humeur  «  républicaine  »  se  fait  sentir  çà  et  la 
dans  la  correspondance  : 

«  On  va  créer  un  nouvel  impôt  pour  avoir  de  quoi  acheter 
des   dentelles    et   des   étoffes  pour   la   demoiselle  Leczinska. 

1.  Arch.  <!e  la  Bastille,  XII,  132. 

2.  T.  XXXIII,  p.  138. 

3.  T.  XXXIII,  p.  126. 

4.  ULdi^e,  il,  4,  el  111,  2. 


LA    JEUNESSE    DE    VOLTAIRE.  io 

Ceci  ressemble  au  mariage  du  soleil  qui   fait  murmurer  les 
grenouilles  •  »  (sept.  1725). 

«  Il  n'y  a  rien  déplus  agréable  que  La  Haye,  quand  le  soleil 
daigne  s'y  montrer.  On  ne  voit  ici  que  des  prairies,  des  canaux, 
des  arbres  verts;  c'est  un  paradis  terrestre  depuis  La  Haye 
jusqu'à  Amsterdam.  J'ai  vu  avec  respect  cette  ville  qui  est  le 
magasin  de  l'Univers.  Il  y  avait  plus  de  mille  vaisseaux  dans 
le  port.  De  cinq  cent  mille  hommes  qui  habitent  Amsterdam, 
il  n'y  en  a  pas  un  d'oisif,  pas  un  pauvre,  pas  un  petit  maître, 
pas  un  insolent.  Nous  rencontrâmes  le  Pensionnaire  à  pied, 
sans  laquais,  au  milieu  de  la  populace  :  on  ne  voit  là  personne 
qui  ait  de  cour  à  faire.  On  ne  se  met  point  en  haie  pour  voir 
passer  un  prince.  On  ne  connaît  que  le  travail  et  la  modestie. 
Il  y  a  à  La  Haye  plus  de  magnificence  et  plus  de  société  par 
le  concours  des  ambassadeurs.  J'y  passe  ma  vie  entre  le  tra- 
vail et  le  plaisir,  et  je  vis  ainsi  à  la  hollandaise  et  à  la  fran- 
çaise. Nous  avons  ici  un  opéra  détestable!  mais,  en  revanche, 
je  vois  des  ministres  calvinistes,  des  arméniens,  des  sociniens, 
des  rabbins,  des  anabaptistes  qui  parlent  tous  à  merveille, 
et  qui,  en  vérité,  ont  tous  raison  2  »  (7  oct.  1722). 

Cette  lettre  hollandaise  n'a-t-elle  pas  bien  déjà 
l'accent  des  Lettres  Anglaises? 

La  Henriade  découvrit  au  public  la  première  phi- 
losophie de  Voltaire.  II  faut  lire  le  poème  de  la 
Ligue  de  1723,  tout  plein  de  vers  hardis,  de 
maximes,  de  tirades  chaleureuses  contre  l'Eglise 
intolérante,  contre  les  guerres  et  les  persécutions 
religieuses,  contre  les  moines  inutiles  ou  intrigants, 
contre  les  mauvais  rois  et  les  «  fiers  conquérants  », 

Héros  aux  yeux  du  peuple,  aux  yeux  de  Dieu  tyrans, 
Fléaux  du  monde  entier  que  leur  fureur  embrase  3. 

L;analyse  du  fanatisme  déchargeait  Jacques  Clé- 
ment de  la  responsabilité  individuelle  de  son  acte, 
et  portait  le  régicide  au  compte  de  la  religion.  Il  y 

1.  T.  XXXIII.  p.  147. 

2.  T.  XXXIII,  p.  74. 

3.  T.  VIII,  p.  174  et  193. 


avait  des  traits  contre  la  vénalité  des  charges  de 
justice  et  des  emplois  militaires,  contre  le  poids  des 
impôts,  etc.  Sous  la  pression  de  l'opinion  publique 
et  des  Lettres  persanes,  Voltaire  se  révélait  parle- 
mentaire '.  De  toute  cette  classique  épopée,  dont  la 
régularité  théâtrale  s'enjolivait  d'esprit,  d'imperti- 
nence et  de  volupté,  émanaient,  selon  un  critique 
contemporain,  «  des  impressions  dangereuses,  sur- 
tout dans  un  temps  où  la  liberté  de  juger  nous  a 
peut-être  menés  déjà  trop  loin2  ». 

Aussi  les  Anglais  penseurs  reconnaissaient-ils  un 
des  leurs  dans  le  poète  de  la  Henriade.  Avant  qu'il 
eût  passé  le  détroit,  en  1724,  Pope  déclarait  à 
Bolingbroke  sa  sympathie  pour  un  tel  espi'it. 

«  Il  me  semble  que  son  jugement  de  l'humanité,  sa  façon 
d'observer  les  actions  humaines  d'un  point  de  vue  élevé  et 
philosophique,  est  l'une  des  principales  caractéristiques  de 
cet  écrivain,  qui,  pour  être  un  homme  de  sens,  n'en  est  pas 
moins  un  poète.  Ne  souriez  pas  si  j'ajoute  que  je  l'estime  pour 
ces  honnêtes  principes  et  cet  esprit  de  vraie  religion  qui  brille 
à  travers  l'ensemble,  et  d'où,  sans  connaître  M.  de  Voltaire, 
je  conclus  à  la  fois  qu'il  est  libre  penseur  et  ami  du  repos; 
pas  bigot,  et  pourtant  point  hérétique;  honorant  l'autorité 
et  les  lois  nationales  sans  préjudice  de  la  vérité  ou  de  la 
charité;  plus  avancé  dans  l'étude  de  la  raison  que  de  la 
controverse,  et  de  l'humanité  que  des  Pères  ;  un  homme,  en 
un  mot,  digne  par  son  tempérament  raisonnable  de  cette  part 
d'amitié  et  de  familiarité  dont  vous  l'honorez  3.  » 

On  ne  peut  donc  pas  dire  sans  réserves  avec 
M.  Morley  :  «  En  allant  en  Angleterre  Voltaire  était 
un  poète;  en  revenant,  c'était  un  sage  ».  L'Angleterre 
a  mûri,  armé,  excite  voltaire  :  elle  ne  l'a  pas  fait. 

1.  T.  VIII,  p.  123. 

2.  Réflexions  critiques  sur  un  poème  intitulé  La  Ligue  (attr. 
à  Bonneval),  1 724,  p.  8. 

3.  BaUantvue,  p.  71. 


CHAPITRE    II 

VOLTAIRE  EN  ANGLETERRE 
LES   «   LETTRES   PHILOSOPHIQUES  i  » 

Libéré  de  la  Bastille  le  2  mai  1726,  Voltaire  était 
à  Calais  le  5.  Il  débarqua  à  Greenwich  «  dans  le 
milieu  du  printemps2  »,  et  le  soir  même  couchait  à 
Londres,  chez  lord  Bolingbroke.  Quelques  semaines 
après,  il  revenait  secrètement  en  France,  ne  réussis- 
sait pas  à  joindre  le  chevalier  de  Rohan,  et  rentrait 
à  Londres  à  la  fin  de  juillet.  Découragé,  gêné  par  la 
banqueroute  du  juif  Médina,  malade,  il  fut  aidé,  dit-il, 
par  un  «  gentilhomme  anglais  »  (c'était  le  roi3),  et 
par  le  marchand  Falkener,  qui  lui  donna  l'hospitalité 
à  Wandsworth.  Il  songeait  à  se  fixer  en  ce  pays 
«  où  les  arts  sont  honorés  et  récompensés,  où  il  y  a 


1.  Desnoiresterres,    la   Jeunesse    de    Voltaire;    Voltaire    à 
Cirey.  —  Churton  Collins,  Bolingbroke,   Voltaire  in  England. 

—  Ballantyne,  Voltaires  visit  to  England.  —  Reçue  d'Histoire 
littéraire,  1906  (L.  Foulet).  —  Revue  de  Paris,  1904  (G.  Lanson). 

—  Jusserand,  Englhh  Essays  from  a  French  peu. 

2.  T.  XXII,  p.  18. 

3.  Bengesco,  IV,  25;  et  Hettier,  art.  cité. 


38  VOLTAIRE. 

de  la  différence  dans  les  conditions,  mais  point 
d'autre  entre  les  hommes  que  celle  du  mérite  »,  en 
ce  pays  «  où  l'on  pense  librement  et  noblement1  ». 
Des  sentiments  «  républicains  »  fermentaient  en 
lui  :  il  se  dilatait,  s'exaltait  dans  la  liberté  anglaise. 
Il  en  jouit  deux  ans  et  demi*  :  en  février  1729,  il 
repassa  le  détroit,  et  obtint  en  avril,  de  Maurepas, 
l'autorisation  de  reparaître  à  Paris. 

Voltaire,  qui  avait  déjà  connu  en  France  quelques 
Anglais,  arriva  muni  de  bonnes  recommandations;  il 
en  eut  du  ministère  même  qui  était  un  peu  honteux  de 
le  traiter  en  coupable,  et  de  l'ambassadeur  d'Angle- 
terre à  Paris,  Horace  Walpole.  Le  monde  des  torys 
et  celui  des  whigs  s'ouvrirent  à  lui.  Il  fut  introduit 
auprès  de  Robert  Walpole,  de  lord  et  lady  Hervey, 
du  duc  de  Newcastle,  de  Bubb  Dodington,  futur  lord 
Melcombe,  de  la  duchesse  douairière  de  Marlbo^ 
rough.  Il  fut  bien  reçu  du  prince  et  de  la  princesse  de 
Galles;  devenue  reine,  celle-ci  accepta  la  dédicace 
de  l'édition  de  la  Henriade  que  Voltaire  publia  en 
4728  à  Londres.  Il  causa  avec  les  plus  illustres 
écrivains  et  savants  de  l'Angleterre,  Edward  Young, 
Gay,  Congreve,  Colley  Gibber,  Berkeley,  Clarke. 
11  visita  Pope  à  Twickenham  et  vécut  trois  mois  avec 
Swift  chez  lord  Peterborough.  S'il  ne  vit  que  les 
funérailles  de  Newton,  il  fréquenta  •  ses  neveu  et 
nièce,  Mr.  et  Mrs.  Conduit. 

Une  ridicule  légende  d'espionnage  et  de  délation 
ne  contieni  probablement  que  le  témoignage  de  sa 

1.  T.  XXXIII,  p.  159. 

2.  M.  L.  Poulet  réduil  !<•  séjour  à  un  peu  moins  de  deux  ans, 
du  milieu  d'août  1726  au  début  d'août  1728.    - 


VOLTAIRE    EN    ANGLETERRE.  39 

vive  curiosité,  et  de  la  précaution  qu'il  prenait  de 
contrôler  chez  les  whigs  les  informations  recueillies 
des  torys.  Il  voulut  apprendre  l'anglais.  Il  résista  à 
la  tentation  de  s'en  passer  :  il  pouvait  parler  français 
avec  Bolingbroke  et  d'autres  seigneurs,  ou  bien  à  la 
taverne  de  VArc-en-Ciel,  dans  Marylebone,  avec  les 
réfugiés,  Desmaizeaux,  Saint-Hyacinthe,  etc.  Mais  il 
sentit  que  l'anglais  lui  était  nécessaire  pour  com- 
prendre ce  qu'il  avait  sous  les  yeux,  qu'il  méritait 
d'être  étudié  comme  langue  littéraire.  Au  xvne  siècle, 
un  Français  apprend  l'italien  et  l'espagnol;  sous 
Louis  XVI,  l'anglais  et  l'allemand.  Voltaire,  qui  veut 
qu'on  joigne  l'anglais  à  l'italien  ',  marque  une  étape 
intermédiaire  de  notre  culture. 

Au  bout  de  dix-huit  mois,  il  prononçait  encore 
mal  et  avait  peine  à  suivre  une  conversation,  mais  il 
lisait  et  écrivait  bien.  Ses  deux  Essais  sur  la  poésie 
épique  et  sur  les  Guerres  civiles  de  France,  ses 
lettres  de  Londres  à  Thieriot,  sont  d'un  très  bon 
anglais  courant.  En  allant  tous  les  soirs  au  théâtre 
de  Drury  Lane,  où  le  souffleur  Chetwood  lui  remet- 
tait une  copie  de  la  pièce,  il  se  rendit  assez  maître 
de  la  langue  parlée.  Plus  de  trente  ans  après  son 
retour  en  France,  il  était  encore  capable  de  con- 
verser en  anglais. 

Mais  non  content  de  ce  qu'il  pouvait  voir  et 
entendre,  et  de  l'instruction  que  ses  amis  et  relations 
pouvaient  lui  donner,  il  lança  un  appel  au  public, 
sollicitant,  pour  la  relation  qu'il  voulait  écrire, 
toute    sorte    de    renseignements    sur    les    grands 

1.  T.  XXII,  p.  261.  —  Bengesco,  II,  5. 


40  VOLTAIRE. 

hommes  de  l'Angleterre  et  sur  les  nouvelles  décou- 
vertes ou  entreprises  utiles  à  l'humanité. 

La  publication  de  ses  Essais  anglais,  le  lancement 
de  la  souscription  de  l'édition  de  la  Henriade,  dont 
le  léger  Thieriot  dissipa  en  partie  les  fonds,  l'exécu- 
tion de  cette  édition  où  Duplessis-Mornay  remplaça 
Rosny  aux  côtés  de  Henri  IV,  pour  punir  le  duc  de 
Sully  de  sa  lâche  neutralité  dans  l'affaire  de  la  bas- 
tonnade, empêchaient  le  public  de  l'oublier.  En 
même  temps,  il  préparait  Y  Histoire  de  Charles  XII  et 
la  tragédie  de  Brutus;  et  surtout  un  travail  intérieur 
se  faisait  en  lui,  que  le  public  n'apercevait  pas. 

Une  sembla  pas  d'abord,  en  1729,  lorsqu'il  reparut 
à  Paris,  que  ce  fût  un  autre  Voltaire.  Il  reprit  sa  vie 
facile  et  brillante,  mêlée  d'affaires  et  de  plaisirs, 
spéculant  et  négociant,  cajolant  le  comte  de  Cler- 
mont  et  son  secrétaire  Moncrif,  cultivant  le  ministre 
Rouillé,  mariant  le  duc  de  Richelieu  avec  Mlle  de 
Guise  au  grand  scandale  de  la  fière  famille  de  Lorraine, 
soupant  et  bientôt  logeant  chez  la  comtesse  de  Fon- 
taine-Martel, une  femme  philosophe  qui  raffolait  du 
théâtre.  Il  la  déterminait  à  mourir  «  dans  les  règles  », 
c'est-à-dire  avec  l'assistance  d'un  prêtre  :  la  Lecou- 
vreur,  récemment  jetée  à  la  voirie,  l'avait  persuadé 
de  la  nécessité  des  cérémonies. 

Il  avait  regretté  dans  la  Lecouvreur  une  grande 
artiste  et  une  amie,  qui  peut-être  un  moment  avait 
été  quelque  chose  de  plus  pour  lui,  dans  Mme  de 
Fontaine-Martel,  une  amie  dévouée  à  sa  gloire  et 
et  qui  pensait  avec  lui.  La  profonde  blessure  de 
cœur  fut  pour  lui  la  mort  du  jeune  président  de 
Maisons.   «    La   mort  de  M.  de   Maisons  m'a  laissé 


VOLTAIRE    EN    ANGLETERRE.  4t 

dans  un  desespoir  qui  va  jusqu'à  l'abrutissement. 
J'ai  perdu  mon  ami,  mon  soutien,  mon  père.  Il  est 
mort  entre  mes  bras,  non  par  l'ignorance,  mais  par 
la  négligence  des  médecins.  Je  ne  me  consolerai 
de  ma  vie  de  sa  perte,  et>de  la  façon  cruelle  dont  je 
l'ai  perdu  *.  » 

Mais,  avec  Voltaire,  la  vie  avait  vite  le  dessus.  Il 
n'oublia  pas  Maisons,  il  le  logea  dans  le  Temple  du 
goût.  Mais  Erïphyle  ne  pouvait  attendre  :  il  fallait 
l'achever,  la  corriger.  Il  fallait  placer  Linant,  un 
jeune  homme  qui  faisait  bien  les  vers,  tirer  Jore 
l'imprimeur  d'un  mauvais  pas.  Il  ne  pouvait  s'attarder 
dans  la  «  douceur  de  pleurer  ». 

Cependant  peu  à  peu  sa  fièvre  anglaise  sortait  en 
écrits  dont  le  public  était  un  peu  surpris.  Le  poète 
se  faisait  historien  dans  le  Charles  XII,  historien 
exact,  impartial,  justicier,  sans  flagornerie  et  sans 
satire,  philosophe  sans  polémique,  qui  montrait  par 
un  récit  vif  et  coloré  ce  que  peut  un  grand  homme, 
avide  de  gloire  et  de  guerre,  pour  la  ruine  d'un  pays. 
Shakespearien  et  républicain  dans  Brutus  (joué  le 
11  décembre  1730),  dans  la  Mort  de  César  qu'il 
n'osait  encore  risquer  à  la  scène,  shakespearien  dans 
Éripliyle  qui  tombait  (7  mars  1732),  shakespearien 
encore,  mais  à  la  française  et  galamment,  dans  cette 
tendre  et  brillante  Zaïre  si  bien  faite  pour  les  dames, 
chef-d'œuvre  du  style  Louis  AT  dans  la  tragédie,  dont 
la  représentation  (13  août  1732)  fut  un  triomphe,  il 
était  impatient  de  risquer  une  plus  grosse  partie,  et 
de  dire  aux  Français  ses  réflexions  sur  l'Angleterre. 

1,  T.  XXXlil,  p.  230. 


42  VOLTAIRE. 

Il  savait  bien  que  tout  était  suspect  venant  de  lui. 
Son  indignation  sur  le  traitement  fait  à  la  Lecou- 
vreur  avait  failli  lui  faire  une  affaire.  Il  avait  dû 
porter  au  compte  de  feu  Chaulieu  son  Epltre  à  Uranle. 
Même  son  Charles  XII  n'avait  pu  avoir  de  privilège  : 
pour  bien  parler  de  Stanislas,  père  de  la  reine  de 
France,  il  n'avait  pas  assez  ménagé  son  ennemi  le 
roi  de  Saxe,  Auguste  II.  L'épître  dédicatoire  au  mar- 
chand Falkener  avait  attiré  des  difficultés  à  Zaïre. 
Un  soulèvement  général  avait  accueilli  le  Temple  du 
goût,  ce  joli  spécimen  de  critique  voltairienne,  où 
se  mêlaient  la  tradition  classique,  le  goût  mondain 
et  l'humeur  personnelle.  Il  y  avait  pourtant  rentré  les 
griffes.  Mais  les  libertés  qu'il  prenait  si  modérément 
parurent  scandaleuses.  Les  gens  de  lettres  qu'il  avait 
égratignés,  crièrent;  ceux  qu'il  avait  omis,  encore 
plus.  Un  grand  seigneur  se  plaignait  d'un  éloge  :  sa 
qualité  ne  lui  permettait  pas  de  recevoir  un  compli- 
ment imprimé. 

Voltaire  pourtant  achève  ses  Lettres  sur  l'Angle- 
terre, en  remet  une  copie  à  Thieriot  qui  se  charge 
de  les  faire  paraître  à  Londres  en  anglais  et  en  fran 
çais,  une  autre  à  Jore,  un  libraire  aventurier  qui 
accepte  les  risques  de  l'entreprise.  Un  moment  il  a 
espéré  un  privilège,  ou  une  permission  tacite  :  le  car- 
dinal Fleury  a  ri  aux  lettres  sur  les  quakers,  que 
Voltaire  lui  a  lues,  en  faisant  des  coupures.  Le  cen- 
seur, l'abbé  de  Rothelin,  ne  voit  de  difficulté  que 
pour  la  XIIIe  lettre,  la  lettre  sur  Locke  et  sur  l'âme. 
Il  faut  enfin  renoncer  à  tout  espoir  d'autorisation  ou 
de  tolérance.  Voltaire  s'indigne  :  il  écrit,  sans  la 
publier,  sa  lettre  à  un  premier  commis  (juin  1733), 


VOLTAIRE    EN    ANGLETERRE.  43 

vigoureux  plaidoyer  pour  la  liberté  de  la  librairie. 
Mais  en  même  temps,  puisqu'il  faut  risquer,  il 
double  le  paquet,  et  joint  aux  observations  sur 
l'Angleterre  les  remarques  sur  Pascal. 

Cependant  on  commence  à  causer  de  cette  publi- 
cation scandaleuse  qui  se  prépare.  Les  ministres 
sont  inquiets,  menaçants.  Voltaire  prend  peur,  et 
résiste  à  l'impatience  de  Thieriot  et  de  Jore. 

Chaque  semaine  enlevait  de  la  nouveauté  à  son 
ouvrage.  Les  publications  sur  l'Angleterre  se  mul- 
tipliaient. Sans  rappeler  les  journaux  de  Hollande,  ni 
les  Lettres  du  Suisse  Béat  de  Murait,  qui  avait,  par 
sa  comparaison  des  mœurs  anglaises  et  françaises, 
effarouché  l'amour-propre  national  de  l'abbé  Desfon- 
taines (1725),  sans  remonter  jusqu'à  Boissy,  dont  le 
Français  à  Londres  avait  porté  à  la  scène  le  contraste 
de  deux  peuples,  provoquant  une  riposte  de  Mari- 
vaux1 (1727),  voici  que  du  P.  Catrou  paraissait  une 
Histoire  des  Trembleurs  (début  de  1733),  et  l'abbé 
Prévost,  qui  déjà  avait  dans  ses  romans  utilisé  sa 
connaissance  de  l'Angleterre,  publiait  en  juin  1733 
le  premier  numéro  du  Pour  et  Contre  où  il  promet- 
tait «  d'insérer  chaque  fois  quelque  particularité 
intéressante  touchant  le  génie  des  Anglais,  les  curio- 
sités de  Londres  et  des  autres  parties  de  l'île,  le  pro- 
grès qu'on  y  fait  tous  les  jours  dans  les  sciences  et 
dans  les  lettres  ». 

Voltaire  ne  put  retenir  la  traduction  anglaise  qui 
parut  au  milieu  d'août  1733.  Mais  il  réussit  encore  à 
arrêter  les  éditions  françaises  pendant  près  d'un  an. 

1.  L'Ile  de  la  raison,  prologue. 


VOLTAIRE. 


Il  était  en  Bourgogne,  pour  le  mariage  du  duc  de 
Richelieu  avec  Mlle  de  Guise,  quand  il  reçut  avis 
qu'une  lettre  de  cachet  avait  été  rendue  contre  lui 
(3  mai  1734)  :  des  exemplaires  d'une  contrefaçon  de 
l'édition  de  Jore  avaient  été  saisis.  Il  se  hâta  de  pas- 
ser en  Lorraine.  Le  Parlement  donna  un  arrêt  le 
10  juin  pour  brûler  le  livre  et  rechercher  l'auteur. 
Les  amis  de  Voliaire,  Mme  de  Richelieu,  Mme  d'Ai- 
guillon, le  marquis  de  Matignon,  essayèrent  d'apai- 
ser le  garde  des  sceaux  Chauvelin  :  il  n'était  pas 
intraitable;  mais  le  cardinal  Fleury  dont  ce  scandale 
contrariait  le  despotisme  assoupissant,  était  fâché. 
Surtout  le  Procureur  général  et  le  Parlement  jansé- 
niste en  voulaient  à  l'imprudent  philosophe.  Voltaire 
dut  rester  toute  une  année  en  Champagne  :  Paris  ne 
lui  fut  rouvert  qu'en  mars  1735,  sur  la  promesse 
d'être  sage.  Pendant  dix  ans,  l'arrêt  du  Parlement 
fut  une  menace  permanente  contre  lui. 

La  persécution  fouetta  le  succès  des  Lettres  philo- 
sophiques. Cinq  éditions  s'imprimèrent  en  1734,  cinq 
encore  de  1734  à  1739.  «  Quand  on  annonce  l'arrivée 
de  quelque  monstre,  disait  l'abbé  Molinier,  le  public 
y  court  avec  empressement.  L'esprit  a  ses  monstres 
comme  la  matière,  presque  tout  le  monde  a  voulu 
voir  ces  lettres.  » 

Voltaire  n'a  point  fait  la  peinture  pittoresque  du 
pays  et  des  mœurs  :  un  fragment  qu'on  a  conservé 
nous  montre  qu'il  y  pensa.  L'édition  de  Jore  con- 
tient vingt-cinq  lettres.  Les  premières  (I-VII) 
traitent  de  la  religion,  et  d'abord  des  quakers 
(I-IV).  Il  était  allé  aux  bonnes  sources,  Barclay, 
Crœse,  Sewel,  la  vie  de  Penn  ;  il  avait  vu  des  quakers 


VOLTAIRE    EN    ANGLETERRE.  45 

à  Londres.  S'il  décrivit  leur  enthousiasme,  leurs 
assemblées,  les  aventures  de  leurs  chefs  avec  une 
impertinence  amusée  qui  les  fâcha,  il  lit  de  leur 
vertu,  de  leur  simplicité  évangélique,  de  leur  critique 
des  sacrements  et  des  dogmes  un  abrégé  sympa- 
thique que  les  catholiques  sentirent  tourné  contre 
leur  Église.  Ensuite  il  se  moqua  largement  des 
anglicans  et  des  presbytériens,  mais,  à  leur  occasion, 
plus  largement  encore  du  clergé  français,  de  ses 
richesses,  de  ses  mœurs  mondaines,  etc.  Il  dit  un 
mot  des  antitrinitaires,  et  garda  un  silence  de  pru- 
dence plutôt  que  d'ignorance  sur  les  déistes,  si 
nombreux  alors  en  Angleterre.  Du  spectacle  de 
lÀngleterre  religieuse,  il  tirait  une  conclusion, 
renouvelée  de  Bayle  et  des  Lettres  persanes,  mais 
encore  aussi  neuve  que  scandaleuse  en  France  : 

«  S'il  n'y  avait  en  Angleterre  qu'une  religion,  son 
despotisme  serait  à  craindre  :  s'il  y  en  avait  deux, 
elles  se  couperaient  la  gorge  ;  mais  il  y  en  a  trente, 
et  elles  vivent  en  paix  et  heureuses  '.  » 

Amusantes  et  un  peu  naïves  furent  les  ripostes 
des  ecclésiastiques  français.  L'abbé  Molinier  soup- 
çonnait Voltaire  de  vouloir  «  multiplier  le  quakeria- 
nisme  »  chez  nous  :  il  n'y  était  pas  tout  à  fait.  Les 
jésuites  s'occupaient  à  légitimer  les  dîmes  :  «  M.  de 
Voltaire  ignore  donc  que  l'usage  de  payer  les  dîmes 
aux  prêtres  remonte  aux  plus  anciens  temps,  et  à 
celui  même  d'Abraham  et  Melchissédec.  Le  bel  esprit 
n'atteint  pas  aux  faits  et  à  la  tradition.  »  Dans  la 
remarque  «  sur  les  Eglises  où  quelques  ecclésias- 

1.  Fin  de  la  lettre  VI. 


46  VOLTAIRE. 

tiques  sont  assez  heureux  pour  avoir  50  000  livres 
de  rente,  et  où  le  peuple  est  assez  bon  pour  le  souf- 
frir »,  le  journaliste  de  Trévoux  entendait  «  un  cri  de 
sédition  et  de  brigandage  »  ;  mais,  heureusement, 
ajoutait-il,  en  France,  «  le  peuple  sait  vivre,  et 
respecter  ses  supérieurs  ».  C'était  vrai  encore  pour 
cinquante  ans. 

Trois  lettres  (VIII-X)  caractérisaient  le  régime 
politique  de  l'Angleterre  :  plus  que  Rapin  Thoyras, 
Murait  et  Montesquieu,  Voltaire  idéalisait  la  vie 
anglaise,  la  liberté  politique,  la  royauté  contenue, 
l'égalité  devant  l'impôt,  le  commerce  honoré,  les 
cadets  de  lords  ne  dédaignant  pas  d'être  mar- 
chands dans  la  cité,  le  paysan  aisé:  il  exaltait  la 
grandeur  pacifique  de  ce  peuple  de  négociants, 
maîtres  de  la  mer  et  banquiers  des  princes,  gar- 
diens désintéressés  de  la  liberté  de  l'Europe.  Ici 
point  de  moqueries  :  de  petites  phrases  nettes  et 
coupantes,  sans  réticences  et  sans  voiles. 

Un  homme,  parce  qu'il  est  noble  ou  parce  qu'il  est  prêtre, 
n'est  point  ici  exempt  de  payer  certaines  taxes....  Tout  le 
monde  paie.  Chacun  donne,  non  selon  sa  qualité  (ce  qui  est 
absurde),  mais  selon  son  revenu. 

La  nation  anglaise  est  la  seule  de  la  terre  qui  soit  parvenue 
à  régler  le  pouvoir  des  rois  en  leur  résistant. 

Ce  qu'on  reproche  le  plus  aux  Anglais,  c'est  le  supplice  de 
Charles  I",  qui  fut  traité  par  ses  vainqueurs  comme  il  les 
eût  traités  s'il  eût  été  heureux  '. 

L'abbé  Prévost  aima  mieux  ne  pas  rendre  compte 
de  ces  lettres  qui  traitaient  de  matières  délicates. 
D'autres  dénoncèrent  les  «  horribles  conséquences  » 

1.  T.  XXII,  p.  109,  103,  104.  Texte  de  1734, 


VOLTAIRE    EN    ANGLETE I!  ItE .  47 

de  ces  maximes  faites  pour  «  armer  les  sujets  et 
fomenter  les  révoltes  ».  L'abbé  Molinier  raillait  les 
grands  mots  de  liberté  et  à? esclavage  : 

«  Les  fers  sont  durs  à  porter,  mais  heureusement 
c'est  une  expression  poétique  qu'on  emploie  ordi- 
nairement en  amour  comme  en  politique,  et  dont  on 
ne  doit  pas  être  plus  effrayé  en  ce  pays  que  les  amants 
ne  le  sont  à  Githère.  » 

La  lettre  XI,  sur  ['insertion  de  la  petite  vérole,  nous 
introduit  à  la  philosophie  anglaise.  L'inoculation  est 
un  acte  de  liberté  philosophique  :  on  en  a  la  preuve 
par  la  riposte  qui  fut  faite  à  Voltaire  :  «  Le  naturel 
des  Français  se  révolte  au  système  de  l'insertion  ; 
nous  nous  soumettons  aux  décrets  de  la  Provi- 
dence ». 

Puis  venaient  les  lettres  XII-XVII  sur  Bacon, 
Locke  et  Newton  :  éloge  enthousiaste  de  la  méthode 
expérimentale  et  de  son  fondateur  Bacon,  démons- 
tration par  Locke  et  Newton  de  ses  applications  à  la 
métaphysique  comme  à  la  physique,  vive  critique 
des  rêveries  scolastiques  et  des  «  romans  »  de 
Descartes  et  de  Malebranche,  énergique  défense  du 
principe  de  Locke  ,  que  Dieu  tout-puissant  a  pu 
donner  à  la  matière,  qui  ne  l'a  point  nécessaire- 
ment, la  propriété  de  penser.  Ces  lettres  tombaient 
au  moment  où  les  tourbillons  de  Descartes  régnaient 
dans  l'Académie  des  sciences,  et  où  les  théologiens, 
inquiets  longtemps  de  la  métaphysique  cartésienne, 
y  découvraient  un  spiritualisme  qui  pouvait  se  mettre 
au  service  de  la  religion.  Malgré  l'estime  du  P.  Buf- 
fier  pour  Locke,  malgré  le  livre  de  Maupertuis  sur 
Newton,  les  Français  demeuraient  attachés,  un  peu 


par  amour  propre  national,  à  leur  Descartes.  Cepen- 
dant une  disposition  générale  à  se  défier  de  la  méta- 
physique se  répandait;  les  physiciens  et  les  géo- 
mètres prenaient  chaque  jour  plus  de  crédit,  et  les 
gens  du  monde  et  les  femmes  entendaient  avec  plai- 
sir que  ces  philosophies  où  l'on  se  cassait  la  tête 
n'étaient  que  du  vent.  Le  public  était  prêt  pour  Vol- 
taire. 

Après  la  religion,  la  politique  et  la  philosophie, 
la  littérature  avait  son  tour  :  dans  cinq  lettres 
(XVIII-XXII),  Voltaire  traitait  de  la  tragédie,  de  la 
comédie,  de  la  poésie:  il  présentait  Shakespeare, 
Otway,  Dryden,  Addison,  Wycherley,  Van  Brugh, 
Congreve,  Rochester,  Waller,  Butler,  Swift,  Pope, 
les  caractérisant  rapidement  et  mêlant  les  extraits 
aux  jugements.  Il  notait  le  manque  de  goût,  l'irré- 
gularité des  poètes  anglais,  mais  leur  vigueur  de 
génie,  leur  style  «  ampoulé,  trop  hors  de  la  nature, 
trop  copié  des  écrivains  hébreux  »,  mais  leur  natu- 
rel, leur  impétuosité  d'imagination,  leur  énergie 
souvent  sublime.  Il  marquait  le  rapport  de  leur 
littérature  avec  l'organisation  politique  :  la  liberté  a 
mis  son  empreinte  sur  les  écrits  des  poètes  anglais, 
et  elle  est  cause  que  les  lettres  sont  en  honneur  dans 
un  pays  où  «  communément  on  pense1  ». 

Enfin  Voltaire  (lettres  XXIII-XXIV)  regardait  la 
littérature  du  point  de  vue  social,  pour  admirer  la 
considération  dont  les  gens  de  lettres  jouissaient  en 
Angleterre;  les  emplois  et  les  dignités  où  ils  par- 
venaient, tandis  qu'en  Franee...  Il  comparait  l'or- 

1.  T.  XXII,  p.  162. 


VOLTAIRE    EN    ANGLETERRE.  49 

ganisation  de  la  Société  royale  de  Londres  à  celle 
de  nos  Académies  :  ici,  malgré  les  critiques  qu'il 
faisait,  il  donnait  l'avantage  à  la  France.  Il  expri- 
mait, dans  cette  dernière  lettre,  un  point  de  vue  cher 
au  xvnie  siècle,  et  vrai  alors  :  c'est  le  siècle  des 
académies  ;  elles  y  furent  réellement  des  foyers  de 
vie  intellectuelle  et  scientifique,  à  la  fois  des  ateliers 
de  recherche  et  des  établissements  d'enseignement 
supérieur.  Voltaire  en  jugeait  bien  ainsi,  et  voulait 
les  rendre  encore  plus  utiles,  surtout  l'Académie  fran- 
çaise. 

Ici  finissent  à  vrai  dire  les  Lettres  anglaises.  La 
XXVe  de  l'édition  de  Jore  nous  donne  57  remarques 
sur  Pascal,  qui  furent  complétées  en  1742  :  elles 
sortent  de  la  même  inspiration  qui  a  dicté  la  lettre 
sur  Locke. 

L'adversaire  était  bien  choisi.  Cet  homme,  «  que 
les  petits  esprits  osent  à  peine  examiner  »,  était  le 
seul  apologiste  de  la  religion  révélée  qui  comptât 
dans  la  littérature  française  et  pour  le  grand  public, 
le  seul  qui  prouvât  non  pas  le  Dieu  commun  aux 
chrétiens  et  aux  déistes  par  des  arguments  philoso- 
phiques et  communs  aussi,  mais  Jésus-Christ  et  les 
mystères  incompréhensibles  par  une  méthode  par- 
ticulière. A  force  de  génie,  il  avait  fait  croire  qu'il 
avait  réussi  sa  démonstration.  En  s'attaquant  à  lui, 
quelque  précaution  que  prît  Voltaire  dans  le  choix 
des  passages,  c'était  bien  la  religion  qu'il  prenait 
corps  à  corps.  Voilà  pourquoi  cette  XXVe  lettre 
aggrava  singulièrement  son  cas,  sauf  aux  yeux  des 
jésuites  qui  avaient  leurs  raisons  pour  être  indul- 
gents à  un  censeur  de  Pascal. 

G.  Lan-sox.  —  Voltaire.  4 


Bouillier  méprisait  l'audace  de  Voltaire,  «  un 
papillon  qui  s'attaquerait  à  l'oiseau  de  Jupiter  ». 
Sans  égaler  quelques  remarques  rapides  à  un 
ouvrage  de  méditation  profonde,  ni  le  bon  sens  de 
Voltaire  au  génie  ardent  de  Pascal,  en  reconnaissant 
dans  la  critique  des  Pensées  des  légèretés  et  des 
méprises,  on  ne  peut  pas  ne  pas  voir  que  pourtant 
en  plus  d'un  cas  Voltaire  a  raison  contre  Pascal.  Il 
a  raison  en  contestant  des  subtilités  chimériques  ou 
fragiles  d'argumentation.  Il  a  raison,  pour  quiconque 
n'est  pas  catholique  ni  chrétien,  dans  son  jugement 
de  la  nature  et  des  fins  de  l'homme.  Il  a  raison  sur- 
tout, selon  l'esprit  de  son  temps,  pour  quiconque 
n'est  pas  janséniste.  Le  xvme  siècle  français  ne  peut 
pas  trouver  la  vie  mauvaise  et  la  raison  impuissante. 
Les  Jésuites  ici  donnent  raison  à  Voltaire  contre 
Pascal;  du  moins  ils  admettent  que  rationnellement 
Voltaire  a  raison  de  dire  que  l'homme  peut  être  ce 
qu'il  est  sans  la  chute,  et  que  seule  la  foi  nous  assure 
du  péché  originel.  Le  protestant  Bouillier  ne  défend 
Pascal  contre  Voltaire  qu'en  l'atténuant,  qu'en  effaçant 
les  caractéristiques  personnelles  de  Y  Apologie. 

Les  Lettres  philosophiques  furent  un  grand  événe- 
ment dans  la  vie  intellectuelle  du  xvme  siècle.  On 
peut  dire  qu'elles  ne  contenaient  rien  de  nouveau, 
puisqu'on  avait  déjà  parlé  en  France  de  Locke  et  de 
Newton*,  et  des  quakers,  et  du  Parlement  anglais, 
el  «le.  Shakespeare,  et  même  de  l'inoculation.  Cepen- 
dant c'est  un  ouvrage  très  neuf  et  qui  fait  date. 

1  Voltaire  s  esi  instruit  sur  Newton  dans  Pemberton,  dans 
Fontenelle,  et  chez  Maupertuis  :  c'est  ce  dernier  qui  l'a  con« 


VOLTAIRE    EX    ANGLETERRE.  51 

Mieux  que  le  Charles  XII,  il  fut  une  révélation  de 
la  prose  voltairienne ,  limpide,  alerte,  aiguisée, 
incomparable  filtre  d'idées,  et  mousse  piquante 
d'esprit.  Nous  sommes  tentés  aujourd'hui  de  dire  : 
clarté  superficielle,  agrément  léger.  L'abbé  Prévost, 
pourtant,  trouvait  les  lettres  sur  Locke  et  Newton 
trop  sérieuses,  pas  assez  égayées  de  fiction  agréable. 
Voltaire  n'est  pas  un  pur  artiste  qui  écrit  pour  se 
contenter.  Il  prend  la  mesure  du  public  qu'il  veut 
gagner. 

Dans  ces  Lettres,  la  philosophie  rejetait  les  atti- 
tudes détachées  et  les  malices  couvertes  de  Bayle, 
les  déguisements  de  Fontenelle  et  de  Montesquieu  : 
elle  entrait  en  scène,  hardiment,  simplement;  elle  se 
présentait  à  visage  découvert,  avec  son  arme  empoi- 
sonnée, cette  ironie  perpétuelle  qui  exaspérait  le 
Procureur  général. 

Voltaire  exerçait  son  droit  de  penser  tout  haut  sur 
toutes  les  choses  jusque-là  soustraites  à  la  discus- 
sion publique.  Dans  l'assoupissement  où  le  vieux 
cardinal  de  Fleury  s'efforçait  de  tenir  les  esprits,  ce 
fut  comme  un  coup  de  clairon.  Ces  insolentes  lettres 
indiquaient  tout  un  programme  révolutionnaire.  Ce 
n'est  plus  ceci  ou  cela,  une  critique  partielle  et 
décousue  :  Voltaire  ramasse  tout,  liberté  politique, 
liberté  religieuse,  liberté  philosophique,  amélioration 
de  la  vie  humaine,  méthode  expérimentale,  valeur 
sociale  de  l'esprit.  L'optique  même  de  Newton  n'est 
plus  quelque  chose  d'innocent  :  elle  apparaît  moins 
dans  son  résultat  que  dans  sa  méthode,  comme  une 
conquête  de  la  liberté  scientifique.  En  liant  Newton 
et    Locke   à  Bacon,    il    fait   surgir,    au-dessus  des 


52  VOLTAIRE. 

sciences  acceptables  chacune  à  part  pour  la  religion, 
la  notion  menaçante  de  la  science,  une  dans  son 
esprit  et  dans  sa  méthode.  De  toutes  ses  remarques 
sur  l'Angleterre,  ii  fait  un  bloc  qu'il  jette  sur  les 
institutions  fondamentales  delà  France.  Otez  ce  qu'il 
critique  :  lunité  religieuse  oppressive,  la  richesse 
du  clergé,  sa  puissance  politique;  ie  despotisme 
royal;  les  privilèges  de  ia  noblesse.  Supposez  ce 
qu'il  désire  :  i'êgaîite  du  marchand  et  du  noble,  la 
proportionnalité  de  l'impôt,  la  séparation  de  la  foi  et 
de  la  raison,  la  souveraineté  de  la  méthode  expéri- 
mentale, la  liberté  de  la  science  et  de  la  littérature. 
Que  reste-t-il  de  la  France  de  Louis  XV?  N'y  à-t-il 
pas  toute  une  révolution  dans  ce  programme  ? 

Les  Lettres  philosophiques  sont  la  première  bombe 
lancée  contre  l'ancien  régime.  Voilà  pourquoi  elles 
arrachèrent  le  Parlement  aux  disputes  sur  la  Bulle 
et  le  coalisèrent,  pour  les  étouffer,  avec  la  cour  pro- 
tectrice des  évêques  et  des  jésuites. 

Voilà  pourquoi  les  bons  Pères  qui  ne  désespéraient 
pas  encore  de  leur  élève  —  puisqu'il  n'aimait  pas 
Pascal  —  trouvèrent  la  suppression  de  son  livre  fort 
sage. 

Jansénistes,  ultramontains  et  ministres  avaient 
pour  la  première  fois  aperçu  la  figure  nouvelle  du 
philosophe. 

Qu'est-ce  donc  qu'un  philosophe?...  C'est  une  espèce  de 
monstre  dans  lu  société  qui  ne  doit  rien  aux  mœurs,  aux 
bienséances,  à  la  politique,  ù  la  religion  :  il  faut  s'attendre 
ù  tout  de  la  part  de  ces  messieurs-là  *, 

1.  L'abbe  Molinier,  p.  81. 


CHAPITRE    III 

VOLTAIRE    A    CIREY.    —    PHYSIQUE 
ET    MÉTAPHYSIQUE1 

Malgré  la  permission  du  lieutenant  de  police,  le 
séjour  de  Paris  était  mauvais  pour  Voltaire.  Il  se 
décida  à  demeurer  au  château  de  Cirey,  où  il  avait 
attendu  la  fin  de  l'orage  :  Cirey-sur-Blaise,  dont  la 
jeune  et  mondaine  nièce  du  poète,  Mme  Denis, 
peint  avec  horreur  la  «  solitude  effrayante  pour 
l'humanité,  à  quatre  lieues  de  toute  habitation,  dans 
un  pays  où  l'on  ne  voit  que  des  montagnes  et  des 
terres  incultes  »,  est  en  réalité  dans  une  jolie  vallée, 
fraîche  et  verte,  enserrée  entre  deux  coteaux  qui  por- 
tent de  grands  bois  ;  le  charbon  qu'ils  fournissaient 
alimentait  quelques  forges,  aujourd'hui  abandonnées. 

1.  Desnoiresterres,  Voltaire  à  Cirey. —  Longchamp  (et  Wa- 
gnière),  Mémoires  sur  Voltaire,  2  vol.  1825.  —  E.  Asse,  Lettres 
de  Mme  du  Châtelet,  1882;  Lettres  de  Mme  de  Grafpgny,  etc., 
1879.  —  Léouzon  Le  Duc,  Voltaire  et  la  police,  1867.  —  Mém. 
de  la  soc.  des  lettres  de  Saint-Dizier,  1892-1894  (abbé  Piot, 
Cirey-le-Château)  —  Duc  de  Broglie,  Frédéric  II  et  Louis  XV, 
1885.  Revue  d'histoire  littéraire,  1902  (P.  Bonnefon,  Sur  Vol- 
taire et  J.-B.  Rousseau).  —  Dubois-  Reymond,  Voltaire  comme 
homme  de  science,  trad.  Lépine,  1869.  —  Saigey,  les  Sciences 
au  XVIII'  siècle;  la  physique  de   Voltaire,  1873. 


L'endroit  est  charmant,  mais  en  effet  assez  retiré, 
en  dehors  des  grandes  voies  de  communication  ;  par 
Saint-Dizier,  on  était  à  deux  pas  de  la  frontière  du 
Barrois,  et  à  la  première  alerte  on  passait  des  Etats 
du  roi  de  France  dans  le  domaine  du  duc  de  Lor- 
raine. Cirey  était  le  repos,  l'étude  et  la  sécurité. 

Il  était  l'amour  aussi,  du  moins  au  début.  La  mar- 
quise du  Châtelet,  à  qui  cette  terre  appartenait» 
après  avoir  tàté  de  quelques  amants,  était  devenue 
en  1733,  à  vingt-sept  ans,  la  maîtresse  du  poète. 
Après  le  mystère  de  l'auberge  de  Charonne  où  ils 
allaient  manger  des  fricassées  de  poulet,  et  celui  des 
parties  carrées  chez  Voltaire  avec  la  duchesse  de 
Saint-Pierre  et  M.  de  Forcalquier,  la  liaison  devint 
publique,  et,  par  sa  durée,  respectable,  selon  les 
mœurs  du  monde. 

Représentez-vous  une  femme  grande  et  sèche,  le  visage 
aigu,  le  nez  pointu;  voilà  la  figui'e  de  la  belle  Emilie  :  figure 
dont  elle  est  si  contente,  qu'elle  n'épargne  rien  pour  la  faire 
valoir  :  frisures,  pompons,  pierreries,  verreries,  tout  est  à 
profusion  ;  mais  comme  elle  veut  paraître  belle  en  dépit  de  la 
nature,  et  qu'elle  veut  être  magnifique  en  dépit  de  la  fortune, 
elle  est  obligée,  pour  se  donner  le  superflu,  de  se  passer  du 
nécessaire,  comme  chemises  et  autres  bagatelles  *. 

C'est  une  femme  qui  parle  ainsi,  et  c'est  Mme  du 
Deffand  :  deux  raisons  d'en  rabattre.  Point  du  tout 
laide,  et  même  fort  agréable,  Mme  du  Châtelet  était 
certainement  coquette,  aimant  la  parure,  de  tempé- 
rament ardent,  et  hardiment,  aristocratiquement 
impudique,  jusqu'à  se  baigner  devant  un  valet  de 
chambre,  qui  n'était  pas  pour  elle  un  homme.  Elle 
était  assez  joueuse. 

^  1.  Mme  du  Deffand,  Corresp.  complète,  t.  II,  p.  762. 


VOLTAIRE    A    CIREY.  55 

Elle  savait  le  latin,  l'italien,  l'anglais.  Elle  était 
passionnée  pour  les  mathématiques,  la  plrysique,  la 
métaphysique,  et  les  comprenait.  Elle  lisait  Leibniz, 
et  avait  pour  amis  Maupertuis  et  Clairaut.  Elle  «  pen- 
sait ».  Une  autre  bonne  langue  du  siècle  dit  qu'elle 
faisait  tous  les  ans  la  revue  de  ses  principes.  Elle 
écrivait  sur  des  matières  de  science  et  de  philoso- 
phie. On  l'estimait  pédante.  Elle  était  sincèrement 
sérieuse.  Elle  préférait  l'application  de  l'esprit  aux 
bagatelles  de  la  société.  Elle  n'était  pas  dévote,  ni 
même  croyante.  Elle  n'était  ni  tracassière,  ni  médi- 
sante, ni  méchante.  Gomme  la  maîtresse  de 
M.  de  Mopinot,  elle  eût  pu  dire  qu'elle  entendait 
que,  sauf  au  lit,  on  la  traitât  en  homme.  Elle  avait 
l'esprit  viril,  le  cœur  viril  :  droite,  sûre,  capable 
d'actif  dévouement;  à  tout  prendre,  valant  mieux 
que  les  femmes  qui  se  moquaient  d'elle. 

Voltaire  vint  donc  loger  en  son  château,  à  côté  du 
discret  marquis  :  c'était  encore  régulier  alors.  Il  fît 
ménage  commun  avec  eux,  leur  avançant  de  l'argent 
dans  leurs  embarras,  embellissant  la  maison  où  il  fît 
construire  pour  lui  une  galerie  avec  une  porte  d'un 
joli  goût  rococo,  un  peu  trop  richement  chargée  de 
toute  sorte  d'ornements,  attributs  et  devises. 

Dans  cette  retraite,  point  de  tumulte  mondain, 
point  de  défilé  de  visiteurs.  On  vit  en  famille,  Mon- 
sieur, Madame,  l'ami,  le  fils,  le  précepteur  Linant, 
pauvre  diable  qu'on  ne  renvoie  pas  parce  qu'il  ne 
trouverait  pas  ailleurs  à  vivre,  la  sœur  du  précepteur 
qui  n'est  guère  moins  paresseuse  et  incapable  que 
lui,  et  qu'on  garde  également  par  pitié,  quelque 
voisin  ou  voisine  comme  le  «  gros  chat  »  Mme  de 


56  VOLTAIRE. 

Champboriin,  ou  le  vieux  cousin  Trichâteau.  Voilà 
l'ordinaire  de  Cirey. 

Les  dix  ou  douze  années  que  Voltaire  y  passa 
sont  des  années  de  travail  fécond.  Son  amie  se  fit  sa 
modératrice.  Elle  le  disputa  au  public,  aux  tentations 
de  la  popularité  bruyante;  elle  le  voulait  tout  à  elle, 
mais  c'était  pour  lui  aussi  qu'elle  l'empêchait  d'écrire 
des  choses  dangereuses,  qu'elle  les  mettait  sous  clef 
sévèrement,  Métaphysique  ou  Pucelle ,  quand  elles 
étaient  écrites.  Elle  le  tirait  vers  les  besognes  moins 
scabreuses,  vers  les  études  qu'elle  aimait.  Elle 
l'appliquait  aux  sciences,  aux  calculs,  aux  expé- 
riences. Il  cédait;  sa  curieuse  intelligence  s'élançait 
toujours  allègrement  en  tout  sens.  Mais  il  ne  pou- 
vait résister  à  son  plaisir  et  à  sa  destinée.  Il  ne 
pouvait  renoncer  à  la  poésie,  ni  à  l'histoire.  Son 
esprit  ne  se  tenait  pas  sous  le  boisseau  :  imprimé  ou 
manuscrit,  il  fallait  qu'il  amusât  le  monde,  ou  le 
scandalisât,  qu'il  fît  sonner  le  nom  de  Voltaire.  La 
pauvre  femme  s'en  désespérait. 

Le  repos  de  Voltaire  fut  un  repos  mobile  et  ora- 
geux, comme  son  humeur,  étrangement  mêlé  de 
succès  éclatants,  d'études  fiévreuses,  de  polémiques 
effrénées,  d'alertes,  de  fuites,  d'élans  ambitieux 
vers  les  grands  théâtres  de  Paris  ou  de  la  cour,  ou 
vers  les  flatteuses  amitiés  des  princes. 

Il  dotait  ses  nièces.  Il  écrivait.  Il  faisait  des  tra- 
gédies touchantes  et  terribles,  Alzire,  Mahomet, 
Me'rope.  II  rimait  des  stances,  des  odes,  des  épîtres 
surtout,  que  le  marquis  du  Ghâtelet  n'était  pas  tou- 
jours content  de  voir  courir,  lorsqu'elles  célébraient 
trop  vivement  la  belle  Emilie.  Ensemble  se  bâtis- 


VOLTAIRE    A    CIREY,  57 

saient  les  folies  de  Jeanne,  et  les  Discours  en  vers 
sur  Chomme.  La  vie  est  bonne  dans  le  paradis  de 
Cirey  :  Voltaire  est  optimiste,  il  fait  le  Mondain  : 

Oh  !  le  bon  temps  que  ce  siècle  de  fer, 

où  l'on  a  du  Champagne  et  du  café,  l'argenterie  de 
Germain  et  les  tapisseries  des  Gobelins.  la  musicpie 
de  Rameau  et  les  filles  de  l'Opéra.  Par  malheur,  il 
en  méprise  Adam  qui  n'était  pas  raffiné,  et  le  paradis 
terrestre  qui  n'était  pas  confortable.  Les  théologiens 
aboient,  et  le  poète  court  jusqu'en  Hollande. 

Une  douceur  glorieuse  lui  vint  des  avances  du 
prince  royal'  de  Prusse,  ami  des  arts  et  de  la  phi- 
losophie, et  fort  maltraité  pour  ces  amours  par  son 
père  le  roi  sergent.  Frédéric  entama  une  corres- 
pondance active  avec  Voltaire,  dont  il  fit  son 
maître  d'orthographe  et  de  poésie  françaises,  un 
maître  illustre  et  gratuit  qui  se  payait  en  compli- 
ments et  en  petits  cadeaux.  Kaiserling  était  dépêché 
en  ambassade  à  Cirey  pour  remettre  au  poète,  à 
l'ami  du  prince,  une  écritoire  avec  des  vers;  la 
comédie,  le  feu  d'artifice  et  une  illumination  célébrè- 
rent l'envoyé,  et  cette  nouveauté  sociale,  un  fils  de 
roi  faisant  sa  cour  à  un  homme  d'esprit. 

Avec  son  amie,  Voltaire  étudie  la  physique,  achète 
des  appareils  à  l'abbé  Nollet,  installe  des  fourneaux, 
observe,  expérimente.  Ils  envoient  des  mémoires  à 
l'Académie  des  sciences,  qui  ne  les  couronne  pas. 
Voltaire  se  jette  dans  la  métaphysique,  il  en  écrit, 
il  en  dispute  avec  la  marquise,  avec  le  Prince.  Il 
pousse  vigoureusement  son  Siècle  de  Louis  XIV.  Et 
comme  il  lui  reste  sans  doute  de  l'énergie  inem- 


58  VOLTAIRE. 

ployée,  il  ne  laisse  passer  aucune  occasion  de  que- 
relle et  de  bruit.  Procès  contre  ce  «  fripon  »  de  Jore, 
et  sentence  équivoque  qui  déboute  le  libraire  en 
éclaboussant  l'écrivain.  Échanges  virulents  de  diffa- 
mations imprimées  avec  le  vieux  Jean-Baptiste 
Rousseau.  Guerre  surtout  contre  l'abbé  Desfon- 
taines, à  qui  il  assène  le  Préservatif,  et  dont  il  essuie 
la  Vohairomanie  :  toute  cette  boue  qu'ils  remuent 
avec  tant  d'entrain,  fait  mal  au  cœur  aux  honnêtes 
gens,  et  Voltaire  y  perd  plus  que  le  «  follicu- 
laire ».  Le  service  essentiel  qu'il  avait  rendu  à  l'abbé 
en  le  tirant  de  Bicêtre  où  il  avait  été  mis  pour  une 
fâcheuse  affaire  de  mœurs1,  les  très  réels  mauvais 
procédés  de  l'obligé,  qui  se  libéra  trop  vite  de  la 
reconnaissance  et  de  tous  ménagements,  disparu- 
rent dans  un  amas  d'imputations  grossières  ou 
calomnieuses  qui  salirent  surtout  celui  qui  les 
écrivait.  L'espèce  de  rétractation  qu'il  finit  par 
tirer  de  Desfontaines  ne  raccommoda  pas  sa  con- 
sidération moins  entamée  par  les  injures  de  son 
ennemi  que  par  le  scandale  de  ses  propres  fureurs 
sans  dignité,  par  ses  clameurs  à  la  police,  à  la 
magistrature,  aux  ministres,  par  les  coalitions 
d'amis  et  de  clients  qu'il  ameutait,  et  par  le  lamen- 
table incident  de  Thieriot,  qui  ne  voulut  pas 
marcher,  laissant  incertain  si  c'était  un  scrupule 
d'honneur  ou  une  lâcheté  égoïste  qui  le  retenait.  Le 
public  oublia  le  fond  du  débat,  et  sur  les  accessoires 
prit  le  droit  de  mépriser  Voltaire. 

Il  eut  un  autre  profond  dégoût  du  gouvernement 

1.  Son  dossier  est  inquiétant.  Arch.  de  la  Bastille,  XII, 


VOLTAIRE    A    CIREY.  59 

qui  supprima  un  recueil  où  avaient  paru  de  fort 
innocents  morceaux  du  Siècle  de  Louis  XIV.  De  dépit, 
et  convaincu  que  l'histoire  ne  pouvait  s'écrire  en 
Fiance,  il  laissa  l'ouvrage  à  demi  achevé,  et  entre- 
prit à  huis  clos,  pour  Emilie  toute  seule,  l'étude  de 
l'histoire  universelle.  Plus  dangereuse  fut  l'affaire 
de  Mahomet  qui,  accueilli  à  Lille  en  1741  par  un 
enthousiasme  universel,  lit  l'effet  à  Paris  l'année 
suivante  d'une  impiété  infâme  :  il  fallut  retirer  la 
pièce  pour  empêcher  le  Parlement  et  son  Procureur 
général  de  réveiller  l'arrêt  des  Lettres  anglaises. 

Vers  1739,  Voltaire  devient  très  voyageur.  Un 
procès  de  son  amie  les  conduit  ensemble  à  Valen- 
ciennes,  à  Bruxelles,  à  La  Haye.  Il  fait  imprimer 
dans  cette  dernière  ville  la  belle  réfutation  de 
Machiavel,  que  le  prince  de  Prusse  avait  composée, 
et  il  s'emploie  sans  succès  à  la  supprimer,  sur  la 
demande  de  Frédéric,  qui,  devenu  roi,  ne  se  sent 
pas  du  tout  disposé  à  pratiquer  les  maximes  de  son 
livre.  Un  peu  désabusé  de  la  philosophie  des  souve- 
rains, Voltaire  ne  résiste  pas  à  l'amitié  du  conqué- 
rant de  la  Silésie.  Il  va  le  voir  à  Clèves,  à  Rheins- 
berg;  il  pousse  jusqu'à  Berlin  en  1740. 

Il  y  retourne  en  1743,  par  un  revirement  de  for- 
tune, avec  une  mission  du  gouvernement  français. 
Il  s'agissait  de  décider  le  roi  de  Prusse,  notre  ancien 
allié,  qui  nous  avait  cyniquement  lâchés,  une  fois 
nanti  de  la  Silésie,  à  reprendre  les  armes  pour  nous 
aider  :  l'affaire  n'était  pas  facile.  Voltaire  y  échoua, 
ni  plus  ni  moins  que  les  diplomates  de  profession. 
Mais  il  fut  comblé  de  caresses  :  même  pour  l'avoir 
tout  à  lui,  le  roi  de  Prusse  essaya  une  petite  trahison 


60  VOLTAIRE. 

qui  devait  brouiller  Voltaire  avec  le  ministère 
français.  La  cause  était  si  flatteuse,  que  le  poète 
passa  sur  le  procédé. 

Tout  s'embellissait  pour  lui  dans  la  joie  de  res- 
pirer l'air  d'une  cour.  Il  était  en  grande  familiarité 
avec  les  sœurs  du  roi;  il  allait  passer  deux 
semaines  chez  l'originale  Wilhelmine,  margrave  de 
Baireuth,  qui  lui  montrait  son  petit  Versailles,  son 
Ermitage;  il  en  revenait  étourdi  d'opéras,  de  comé- 
dies et  de  chasses,  et  1  àme  charmée.  Il  fleuretait 
avec  la  future  reine  de  Suède,  la  princesse  Ulrique, 
et  lui  servait  un  madrigal  exquis  qui,  du  point  de 
vue  du  protocole,  parut  impertinent  : 

Souvent  un  peu  de  vérité 

Se  mêle  au  plus  grossier  mensonge; 

Cette  nuit,  dans  l'erreur  d'un  songe, 

Au  rang  des  rois  j'étais  monté. 
Je  vous  aimais,  princesse,  et  j'osais  vous  le  dire! 
Les  dieux  à  mon  réveil  ne  m'ont  pas  tout  ôté  : 

Je  n'ai  perdu  que  mon  empire1. 

Que  Cirey,  ce  jour-là,  et  l'incomparable  marquise 
étaient  loin. 

La  pauvre  femme  avait  le  cœur  serré  en  voyant 
avec  quelle  facilité  son  amant  la  laissait  là  pour  des 
princes,  ou  pour  des  comédiennes,  pour  Frédéric 
ou  pour  la  Gaussin 2.  Il  lui  revenait  pourtant.  Il 
avait  toujours  de  l'affection  pour  elle.  Mais  il  ne 
pouvait  plus  se  plaire  dans  cette  liaison  et  à  Cirey, 
qu'à  la  condition  de  s'échapper  sans  cesse.  Il  était 
las  de  la  retraite  et  las  du  tête-à-tête.  Il  avait  envie 
de  jouir  de  sa  gloire.  A   la   première  de   Mérope 

1.  X,  528. 

2.  Arch.  de  la  Bastille,  XII,  24. 


VOLTAIRE    A    CIREY.  *>1 

(20  février  1743),  il  avait  paru  dans  la  loge  de 
Mmes  de  Boufflers  et  de  Luxembourg,  et  il  avait 
baisé  la  main  de  celle-ci  aux  applaudissements 
enthousiastes  du  public.  Depuis  les  jours  de  Zaïre, 
il  n'avait  pas  connu  pareil  triomphe.  Ces  joies 
l'enivraient,  et  lui  faisaient  trouver  fade  la  paix  du 
vallon  écarté  où  l'amour  le  rappelait. 

Voilà  comme  à  vol  d'oiseau  ces  dix  ans  de  la  vie 
de  Voltaire,  bi  nous  vouions  le  voir  de  plus  près 
dans  son  intérieur,  suivons  cette  «  caillette  »  de 
Mme  de  Graffigny  qui  vint  de  Lorraine  à  Cirey 
en  1738.  Voltaire,  élégamment  vêtu  et  bien  poudré, 
la  reçoit  avec  de  grandes  embrassades,  pleure  à  ses 
malheurs.  Il  lui  montre  sa  chambre,  ses  tableaux, 
ses  porcelaines,  ses  bijoux,  ses  pendules,  sa  vais- 
selle d'argent  :  il  a  en  tout  «  un  goût  extrêmement 
recherché  ».  Dans  sa  galerie  elle  voit  ses  livres,  ses 
instruments  de  physique.  L'appartement  d'Emilie  est 
magnifique  aussi,  et  rend  la  visiteuse  plus  sensible 
à  la  «  saloperie  repoussante  »  du  reste  du  château. 

Elle  soupe  chez  Voltaire.  Le  valet  de  chambre  du 
poète  se  tient  derrière  sa  chaise  ;  on  lui  passe  tout 
«  comme  les  pages  aux  gentilshommes  du  roi  »  ; 
Voltaire  ne  reçoit  rien  d'une  autre  main. 

Le  souper  est  «  propre  et  délicat  »,  assaisonné 
de  ces  «  discours  charmants,  discours  enchanteurs  » 
qui  parfois  le  prolongent  jusqu'à  minuit.  «  De  quoi 
ne  parla-t-on  pas?  Poésie,  sciences,  arts,  le  tout 
6ur  le  ton  de  badinage  et  de  gentillesse.  » 

Parfois  Voltaire  lit  à  la  dame  enthousiasmée  son 
Siècle  de  Louis  XIV,  sa  Mérope,  des  épîtres,  ses 
discours  sur  l'homme,  sa  Pucelle.  On  joue  la  comédie 


62  VOLTAIRE. 

sur  le  joli  petit  théâtre  qui  est  installé  dans  le 
grenier  :  «  les  décorations  sont  en  colonnades  avec 
des  pots  d'orangers  entre  les  colonnes  ».  Une  seule 
loge,  où  la  dame  du  château  peut  monter  de  sa 
chambre  par  un  escalier  dérobé.  Des  peintures 
claires  et  lestes  décorent  les  murs.  A  peine  arrivée, 
Mme  de  Graffigny  reçoit  un  rôle.  On  joue  V Enfant 
Prodigue,  et  l'on  répète  Zaïre  qu'on  jouera  le  len- 
demain. C'est  par  moments  une  fièvre.  «  Dans  les 
vingt-quatre  heures  nous  avons  répété  et  joué 
trente-trois  actes,  tant  tragédies,  opéras,  que  comé- 
dies ».  Quand  le  théâtre  chôme,  on  a  les  marion- 
nettes, «  la  pièce  où  la  femme  de  Polichinelle  croit 
faire  mourir  son  mari  en  chantant  fagnana  ! 
fagnana!  »  Ou  bien  Voltaire  donne  la  lanterne 
magique  «  avec  des  propos  à  mourir  de  rire  »,  où 
il  met  amis  et  ennemis,  Richelieu  avec  Desfontaines. 

Au  milieu  de  ces  folies,  un  travail  forcené .  A  l'or- 
dinaire Mme  du  Chàtelet  y  passe  la  nuit;  elle  dort 
deux  heures.  Voltaire  s'enferme  tout  le  jour  chez 
lui,  arrive  parfois  au  milieu  du  souper,  et  court  au 
sortir  de  table  se  remettre  à  son  secrétaire.  Mais  il 
a  ses  détentes,  des  moments  délicieux.  Il  est  «  aussi 
aimable  enfant  que  sage  philosophe  ».  Pourtant 
«  furieusement  auteur  »  ;  il  ne  faut  louer  personne 
devant  lui,  et  il  entre  en  fureur  au  nom  de  Rousseau. 

Il  est  enfant  gâté,  boudeur.  Il  boude  pour  un 
verre  de  vin  du  Rhin  que  Mme  du  Chàtelet  veut 
l'empêcher  de  boire,  parce  qu'il  lui  fait  mal.  pour 
un  habit  qu'elle  veut  lui  faire  ôter.  Ils  se  querellent 
en  anglais  à  tout  propos. 

11  est  déjà  l'éternel  malade,  se  droguant  à  sa  fan- 


VOLTAIRE    A    CI  RE  Y.  63 

taisie,  buvant  du  café,  et  dès  qu'il  est  en  train, 
oubliant  toutes  ses  maladies  dans  un  pétillement  de 
malice  et  de  gaieté. 

Mais  voilà  que  Voltaire  et  Emilie  se  mettent 
dans  la  tète  que  la  visiteuse  a  envoyé  à  ses  amis 
des  morceaux  de  Jeanne,  de  la  dangereuse  Jeanne. 
ils  prennent  peur,  elle  essuie  des  scènes  terri- 
bles, de  la  dame  surtout;  elle  en  sort  brisée,  en 
larmes,  avec  la  fièvre,  obligée  de  s'aliter.  L'indis- 
crétion ne  vient  pas  d'elle  :  on  s'excuse,  on  la 
caresse.  Mais  le  ebarme  est  rompu.  Elle  s'échappe 
de  cet  enfer  qu'elle  a  pris  d'abord  pour  un  paradis. 

Dans  la  multitude  d'écrits  de  toute  sorte  que 
Voltaire  compose  à  Cirey,  ceux  qui  donnent  une 
couleur  à  cette  période  de  sa  vie  sont  les  écrits  de 
métaphysique  et  de  science. 

Sous  l'influence  de  Mme  du  Ghâtelet,  il  voulut 
«  se  rendre  compte  de  ses  idées  »  sur  Dieu  et  sur 
l'âme,  et  fit  en  1734  un  Traité  de  Métaphysique  qu'elle 
l'empêcha  de  publier  :  il  eût  fait  un  beau  tapage. 
Son  amie  est  leibnitienne  :  il  marche,  lui,  sur  les  pas 
du  «  sage  »  Locke  et  des  Anglais. 

Il  croit  à  Dieu.  Il  en  a  des  preuves  qui  le  contentent, 
la  preuve  qui  se  tire  de  l'ordre  du  monde,  celle  qui 
se  t'ait  par  la  nécessité  du  premier  moteur.  Il  est 
nettement  «  cause-finalier  »*.  De  la  preuve  morale, 
de  la  nécessité  d'une  sanction  du  bien  et  du  mal,  il 
n'est  pas  question.  Pour  Voltaire  et  son  amie,  la 
métaphysique  est  l'introduction  à  la  physique,  Dieu 
est  la  première  vérité  de  la  physique. 


G4  VOLTAIRE. 

Dieu  est  une  hypothèse  nécessaire.  «  Dans  l'opi- 
nion qu'il  y  a  un  Dieu,  il  se  trouve  des  difficultés, 
mais  dans  l'opinion  contraire,  il  y  a  des  absurdités  * .  » 
Et  ainsi  «  de  doute  en  doute  »,  on  arrive  à  «  re- 
garder cette  proposition  il  y  a  un  Dieu  comme  la 
chose  la  plus  vraisemblable  que  les  hommes  puissent 
penser*  ».  Ce  Dieu-là  ne  fera  jamais  de  martyrs,  ni 
de  bourreaux.  Il  s'installe  dans  l'esprit  comme  la 
notion  de  l'atome.  Ce  n'est  point  une  réalité  mystique. 

A  ce  Dieu  s'attachent  les  lois  nécessaires  de  l'uni- 
vers, on  ne  sait  inen  d'ailleurs  de  sa  nature  et  de 
ses  attributs.  Toutes  les  disputes  sur  la  Providence 
et  la  justice  de  Dieu  sont  oiseuses.  Au  pessimisme 
janséniste,  Voltaire  objectait  tout  à  l'heure  que 
l'homme  n'est  pas  si  misérable  que  le  faisait  Pascal. 
A  l'optimisme  leibnitien,  il  répond  maintenant  : 
D'où  savez-vous  que  les  choses  ne  pourraient  être 
mieux?  Le  monde  est  ce  qu'il  peut.  La  vie  n'est  ni 
très  bonne  ni  très  mauvaise  :  elle  est  tolérable,  puis- 
qu'en  général  on  la  tolère.  Ce  qu'on  appelle  le  mal 
sont  des  effets  naturels  des  lois  générales  :  la  mort 
est  exactement  du  même  ordre  que  la  naissance,  et 
celle-ci  implique  celle-là.  Il  faut  accepter  la  vie,  la 
nature  et  leurs  conditions,  et  les  utiliser  au  mieux. 
C'est  déjà  la  philosophie  de  Candide,  mais  avec  un 
accent  moins  sarcastique,  avec  un  plus  souriant 
consentement  à  la  médiocrité  du  monde.  A  cette  date, 
Leibniz  choque  moins  fortement  Voltaire  que  ne  fait 
Pascal;  et  sur  le  jansénisme  encore  effervescent,  il 
jette  le  Mondain. 

1.  XXII,  201. 

2.  XXII,  202. 


VOLTAIRE    A    CIREY.  f,;, 

Pour  l'âme,  l'attitude  de  Voltaire  est  nette  :  «  Je 
n'assure  point  que  j'aie  des  démonstrations  contre 
la  spiritualité  et  l'immortalité  de  l'âme;  mais  toutes 
les  vraisemblances  sont  contre  elles1  ».  Il  reprend 
la  proposition  de  Locke  que  Dieu  a  pu  donner  à  la 
matière  la  propriété  de  penser.  Proposition  contra- 
dictoire pour  un  cartésien,  qui  définit  la  matière  par 
l'étendue;  pour  Voltaire,  non;  car  il  a  commencé 
par  nier  que  l'étendue  fût  l'essence  de  la  matière. 
Ces  noms  incompréhensibles  de  matière  et  d'esprit 
ne  sont  pour  lui  que  les  termes  généraux  sous  les- 
quels nous  classons  deux  ordres  de  propriétés  qui 
peuvent  se  rapporter  à  une  substance  unique. 

Mais  pourquoi  faire  intervenir  Dieu?  pourquoi  ne 
pas  admettre,  avec  Collins,  que  la  pensée  peut  se 
produire  naturellement  «  par  une  structure  et  une 
organisation  particulières  de  la  matière2  »?  C'est 
que  si  la  substance  qui  possède  les  propriétés  maté- 
rielles pouvait,  en  se  modifiant,  produire  la  pensée 
sans  un  don  spécial  de  Dieu,  ce  Dieu  lui-même  dispa- 
raîtrait, l'intelligence  organisatrice  se  confondrait 
dans  le  monde  organisé,  et  le  panthéisme  sortirait 
du  déisme  :  or  Voltaire  redoute  le  spinozisme. 

L'immortalité,  rationnellement  inintelligible,  est 
une  hypothèse  inutile  à  la  société. 

Sur  la  liberté,  Voltaire  est  dans  un  grand  embarras. 
Il  ne  professe  pas  le  déterminisme  rigoureux  qu'il 
expliquera  trente  ans  plus  tard,  en  avouant  que  ses 
idées    ont   changé3.  Il  admet,   la  liberté.   Il  consent 

1.  XXII,  215. 

2.  lre  Rép.  à  Clarke,  p.  113 

3.  XXVI,  57. 

G.  Lanson.  —  Voltaire.  •") 


qu'elle  se  prouve  par  le  sentiment  qu'on  en  a.  Elle 
est  pour  lui,  comme  pour  Shaftesbury,  la  volonté 
réfléchie  qui  commande  aux  sens,  résiste  aux  pas- 
sions, et  suit  la  raison.  Elle  est  «  limitée,  variable, 
en  un  mot  très  peu  de  chose,  parce  que  l'homme  est 
très  peu  de  chose  '  »  :  elle  est  «  la  santé  de  l'âme8  », 
souvent  altérée,  jamais  parfaite.  Mais  les  motifs  ne 
déterminent-ils  pas  la  volonté?  Justement,  et  de  ce 
qui  pour  Collins  établit  le  déterminisme  moral,  il 
fait  avec  Chubb  le  signe  de  la  liberté.  «  J'obéis 
nécessairement,  mais  de  bon  gré,  à  cet  ordre  de  ma 
raison 3  ».  C'est-à-dire  que  la  liberté  n'est  que  l'adhé- 
sion consciente  aux  motifs  clairement  conçus,  la 
détermination  intellectuelle  substituée  à  la  détermi- 
nation instinctive  ou  passionnelle. 

Cependant  nous  ne  pouvons  choisir  que  ce  que 
nous  choisissons.  Et  Voltaire  finit  par  restreindre  la 
liberté,  selon  la  définition  de  Locke,  au  «  pouvoir  de 
faire  ce  qu'on  veut*  ».  Je  veux  marcher,  parce  que 
je  me  représente  l'agrément  ou  l'utilité  de  marcher. 
Je  suis  libre,  si  je  ne  suis  ni  perclus  ni  prisonnier. 

Quand  on  en  est  là,  on  ne  retient  guère  que  le  mot 
de  liberté  :  on  est  tout  près  de  la  nier.  Voltaire, 
dès  1740,  après  avoir  exposé  le  système  de  Clarke, 
ajoutait  : 

Il  faut  avouer  qu'il  s'élève  contre  l'idée  de  liberté  de? 
objections  eOVayantes...  Il  faut  convenir  qu'on  ne  peut  guère 

1.  XXII,  414. 
■2.  XXII,  213. 

3.  XXII,  414. 

4.  IX,  388;  XXII,  416. 


VOLTAIRE    A    CIREY.  67 

répondre  que  par  une  éloquence  vague  aux  objections  contre 
la  liberté  *. 

En  réalité,  il  a  moins  changé  d'avis  qu'il  ne  pensait  : 
il  a  surtout  osé  se  mettre  d'accord  avec  lui-même. 

Il  fallait  bien  à  la  fin,  en  venir  à  la  morale  :  mais 
Voltaire  ne  construit  pas  une  métaphysique  des 
mœurs;  il  esquisse  une  morale  tout  expérimentale 
et  positive.  Il  n'y  a  ni  bien  ni  mal  absolus,  ni  idées 
morales  innées.  La  vertu  est  :  1°  l'obéissance  aux 
lois;  2°  la  conformité  de  nos  actions  au  bien  général; 
3°  la  conformité  de  nos  actions  à  certains  sentiments 
naturels  qui  résultent  chez  tous  les  hommes  de  la 
communauté  d'organisation  et  des  conditions  géné- 
rales d'existence*.  Parmi  les  sentiments  naturels  à 
tous  les  hommes,  ceux-là  sont  vertueux,  selon  la 
classification  de  Shaftesbury,  qui  tendent  au  bien  de 
la  société. 

Mais  comment  la  vertu  peut-elle  être  l'obéissance 
aux  lois?  Si  c'est  vrai,  le  Procureur  général  était 
vertueux  en  faisant  brûler  les  Lettres  anglaises.  Le 
magistrat  qui  fait  appliquer  les  lois  est  plus  vertueux 
que  l'écrivain  qui  imprime  malgré  les  lois  des  pen- 
sées contraires  aux  lois.  Voltaire  entend  que  l'obéis- 
sance aux  lois  est  le  ciment  de  la  société,  donc  un 
sentiment  utile,  donc,  en  soi,  vertueux;  que,  dans 
l'opinion  des  hommes,  le  citoyen  qui  vit  conformé- 
ment aux  lois  de  son  pays,  est  réputé  vertueux. 
Cela  n'empêche  ni  n'interdit  l'effort  pour  amener  les 
lois  imparfaites  à  réaliser  plus  exactement  les  senti- 


1.  XXII,  416. 

2.  XXII,  224-226. 


68  VOLTAIRE. 

ments  naturels  d'humanité  et  de  justice,  et  l'utilité 
commune  du  corps  social. 

D'ailleurs,  avec  Shaftesbury,  et  plus  vivement, 
Voltaire  rejette  les  sanctions  religieuses,  invraisem- 
blables, et  surtout  inutiles  :  la  peur  de  l'autre  monde 
a-t-elle  jamais  retenu  un  conquérant?  Il  faut  se  con- 
tenter des  sanctions  humaines  et  sociales  :  la  crainte 
des  châtiments,  le  respect  de  l'opinion  qui  distribue 
estime  ou  mépris.  Comptons  aussi  que  les  honnêtes 
gens  ont  un  goût  naturel  de  la  vertu,  c'est-à-dire  que, 
dans  le  développement  normal  d'une  nature  saine, 
les  sentiments  sociaux  ont  une  réelle  puissance. 
Comptons  aussi  sur  l'éducation  pour  entretenir  et 
fortifier  ces  sentiments. 

Sanctions  incomplètes,  incertaines,  fragiles.  Mais 
l'homme  est  incomplet,  incertain,  et  fragile.  Il  ne 
peut  construire  que  selon  ce  qu'il  est. 

Dans  sa  Métaphysique  de  Newton,  Voltaire  ajoutera 
un  examen  des  hypothèses  fondamentales  de  la 
science i .  Tantôt  exposant,  tantôt  interprétant  Newton 
et  Clarke,  combattant  Descartes  et  Malebranche,  et 
surtout  Leibniz,  dont  il  voudrait  désabuser  Emilie, 
tout  plein  de  Bayle,  Locke,  Collins,  Chubb,  libre- 
ment éclectique  en  suivant  les  Anglais,  il  admet 
l'atomisme,  l'immutabilité  des  espèces  avec  une  évo- 
lution limitée  en  partant  d'une  organisation  dès  le 
principe  infiniment  variée. 

Ce  qu'il  y  a  pour  nous  de  plus  intéressant  dans  la 
métaphysique  de  Voltaire,  c'est  sa  méthode,  qu'il 
emprunte  aux  déistes  anglais.  En  voici  les  articles 
essentiels. 

1.  XXII,  p- 427-438. 


VOLTAIRE    A    CIREY.  69 

1°  Séparation  et  indépendance  de  la  raison  et  de 
la  foi.  «  Il  ne  m'appartient  que  de  penser  humaine- 
ment. Les  théologiens  décident  divinement.  C'est 
tout  autre  chose.  La  raison  et  la  foi  sont  de  nature 
contraire1.  »  Collins  disait  :  «  La  raison  ne  démontre 
ni  l'immatérialité,  ni  l'immortalité  de  l'âme  :je  doute 
comme  philosophe,  et  je  crois  comme  chrétien2  ». 
Cette  attitude,  plus  politique  que  rationnelle,  ne  doit 
pas  se  juger  dans  l'abstrait.  Elle  est  relative  aux  cir- 
constances du  siècle.  C'est  un  modus  vivendi,  un  con- 
cordat, si  l'on  veut,  que  la  libre  pensée  offre  aux  Églises 
encore  puissantes.  En  faisant  mouvoir  la  raison  et 
la  foi  sur  des  plans  différents,  on  tâchait,  sans  limiter 
ni  contester  l'autorité  religieuse,  d'assurer  à  l'es- 
prit humain  une  liberté  de  recherches  illimitée. 

2°  Extension  de  la  méthode  expérimentale  à  la 
métaphysique. 

J'en  appelle  à  votre  conscience,  dit  Voltaire  à  Leibniz,  à 
propos  des  monades,  ne  sentez-vous  pas  combien  un  tel  sys- 
tème est  purement  d'imagination  3  ? 

Faisons  exactement  l'analyse  des  choses,  et  ensuite  nous 
tâcherons  de  voir,  avec  beaucoup  de  défiance,  si  elles  se  rap- 
portent à  quelques  principes  4. 

Je  ne  puis  faire  autre  chose  que  de  me  servir  de  la  voie  de 
l'analyse  qui  est  le  bâton  que  la  nature  a  donné  aux  aveu- 
gles; j'examine  tout  partie  à  partie,  et  je  vois  si  je  puis 
ensuite  juger  du  total  ». 

Quand  nous  ne  pouvons  nous  aider  du  compas  des  mathé- 
matiques ni  du  flambeau  de  la  physique,  il  est  certain  que 
nous  ne  pouvons  faire  un  seul  pas  °. 

1.  XVII,  149. 

2.  Essai  sur  la  nature  et  la  destination  de  Came  humaine,  p.  10. 

3.  XXII,  434. 

4.  XXII,  203. 

5.  XXII,  209. 

6.  XXII,  204. 


70  VOLTAIRE. 

Si  l'on  reut  savoir  ce  que  Newton  pensait  sur  l'âme,  et  sur 
la  manière  dont  elle  opère,  et  lequel  de  tous  ces  sentiments 
il  embrassait,  je  répondrai  qu'il  n'en  suivait  aucun.  Que 
savait  donc  sur  cette  matière  celui  qui  avait  soumis  l'infini 
au  calcul  et  qui  avait  découvert  les  lois  de  la  pesanteur?  Il 
savait  douter  *. 

Voltaire  ne  rejette  pas  la  métaphysique  :  il  consent 
à  spéculer  sur  Dieu,  sur  l'âme,  sur  la  liberté  :  car 
f  étais  jeune  alors,  écrira-t-il  en  1771.  Mais  il  estime 
que  la  métaphysique  consiste  à  raisonner  de  ce 
qu'on  ne  sait  pas.  Il  faut  donc  être  très  prudent, 
rassembler  des  faits  et  en  tirer  quelques  inductions, 
faire  des  hypothèses  simples,  claires,  économiques 
et  surtout  ne  pas  y  passer  trop  de  temps. 

Il  laïcise  la  métaphysique;  il  la  détache  de  la 
théologie  dont  il  ne  garde  qu'un  minimum  qu'il  ne 
voit  pas  d'avantage  à  éliminer,  le  concept  ou  le  mot 
de  Dieu.  Il  en  fait  un  prolongement  de  la  science. 
Il  demande  aux  sciences  toutes  les  réponses  qu'elles 
peuvent  fournir  aux  questions  métaphysiques,  et  il 
leur  attribue  beaucoup  des  problèmes  que  les  philo- 
sophes avaient  toujours  cru  leur  appartenir  exclusi- 
vement. Il  conçoit  des  sciences  à  faire  pour  éclaircir 
des  doutes  qu'en  vain  les  systèmes  croient  résoudre  : 
psychophysiologie,  psychologie  de  l'enfant,  psycho- 
logie des  animaux.  Et  s'il  est  souvent  léger,  c'est  en 
n'attendant  pas  que  ces  sciences  lui  offrent  de 
bonnes  collections  de  faits  contrôlés,  et  en  précipi- 
tant ses  conclusions  sur  quelques  observations 
incomplètes  ou  douteuses. 

Avec  Voltaire,  la  science  passe  au  premier  plan, 

1.  XXII,  427. 


VOLTAIRE    A    CIREY.  71 

et  occupe  la  place  que  la  métaphysique  avait  tenue 
jusque-là.  Il  aide  ainsi  au  mouvement  général  qui 
depuis  le  début  du  siècle  portait  les  esprits  vers 
l'étude  des  sciences.  La  littérature,  comme  la  méta- 
physique, leur  cédait  du  terrain.  La  culture  des  gens 
du  monde  devenait  seientilique.  Fontenelle  faisait 
lire  l'astronomie  aux  dames.  Montesquieu  dissertait 
à  l'académie  de  Bordeaux  sur  les  glandes  rénales  et 
sur  la  cause  de  l'écho.  L'abbé  Nollet  faisait  avec  le 
plus  grand  succès,  pendant  plusieurs  années,  depuis 
17'!5,  un  cours  de  physique  newtonienne  avec  de 
curieuses  expériences  qui  attirèrent  un  nombreux 
public,  même  des  dames.  Un  peu  plus  tard,  Rouelle, 
apothicaire  du  roi,  ouvrira  un  cours  de  chimie  au 
Jardin  du  Roi  :  c'est  là  que  le  fermier  général  Dupin 
de  Francueil  mènera  Jean-Jacques  Rousseau. 

Les  ecclésiastiques,  à  cette  date,  ne  redoutent  pas 
la  science  expérimentale.  Elles  les  inquiète  moins 
que  la  métaphysique  :  l'abbé  Pluche1,  les  jésuites 
favorisent  ces  études  précises  et  utiles,  à  condition 
qu'on  se  garde  des  vues  générales.  Pour  la  jeunesse 
«  destinée  à  remplir  tous  les  postes  de  l'Église  et  de 
l'État  »,  Pluche  souhaiterait  que  les  deux  ans  du 
cours  de  philosophie  fussent  consacrés  surtout  «  à 
la  géométrie  et  aux  méchaniques  »,  et  aux  sciences 
naturelles  :  il  demande  pour  compléter  l'enseigne- 
ment, au  moins  dans  les  grandes  villes,  un  «  dro- 
guier  »,  un  «  jardin  des  plantes  usuelles  »,  et  un 
«  cours  réglé  d'expériences  de  physique  ». 

Dans  ce  mouvement  qui  aboutit  à  l'Histoire  natu- 

1.  Le  spectacle  de  la  nature,  t.  IV,  p.  470. 


relie  de  Buffon,  Voltaire  et  son  amie  prennent  place, 
avec  leurs  instruments  et  leurs  fourneaux.  Il  est 
inutile  d'insister  sur  leurs  travaux.  Les  Éléments  de 
la  philosophie  de  Newton  furent  à  leur  heure  un  bon 
livre  de  vulgarisation,  où  Voltaire  essaya  de  fixer  le 
genre  de  style  et  d'agrément  qui  convenait  à  l'expo- 
sition des  vérités  scientifiques.  Il  trouvait  Fonte- 
nelle  trop  orné,  et  ne  voulait  qu'ordre  et  clarté. 

Vous  trouvez  que  je  m'explique  assez  clairement,  écrivait- 
il  à  M.  Pitot  de  l'Académie  des  sciences  :  je  suis  comme  les 
petits  ruisseaux,  ils  sont  transparents  parce  qu'ils  sont  j:>eu 
profonds.  J'ai  tâché  de  présenter  les  idées  de  la  manière 
dont  elles  sont  entrées  dans  ma  tête.  Je  me  donne  bien  de  la 
peine  pour  en  épargner  à  nos  Français  *. 

Il  composa  un  Mémoire  sur  la  nature  du  feu,  une 
Dissertation  sur  les  forces  motrices,  une  autre  Sur  les 
changements  arrivés  dans  notre  globe  et  sur  les  pétri- 
fications quon  prétend  en  être  les  témoignages,  une 
relation  Sur  un  Maure  blanc  amené  d'Afrique  à  Paris 
en  llkk.  Tout  cela  n'a  plus  aucune  valeur,  et  n'en  a 
jamais  eu  beaucoup.  Il  faut  pourtant  noter  que  Vol- 
taire a  manqué  le  prix  de  l'Académie  des  sciences  sm 
la  nature  du  feu  pour  n'avoir  rempli  son  mémoire  que 
d'observations,  d'expériences  et  de  calculs  :  l'Aca- 
démie voulait  des  explications  fondées  sur  le  sys- 
tème cartésien.  Voltaire  a  un  sentiment  assez  justc 
de  la  méthode  expérimentale,  et  de  ses  obligations. 

Il  l'a,  mais  il  y  manque  sans  cesse.  Parce  qu'il  n'a 
ni  la  patience  ni  le  loisir  de  prolonger  ou  d'étendre 
la  recherche  autant  qu'il  faudrait.  Parce  que,  surtout, 
s'il  bannit  les  systèmes,  il  ne  se  défend  pas  des  pas- 

\.  XXXIV,  280, 


VOLTAIHE    A    CIREY.  73 

sions,  et  il  résiste  aux  vérités  qui  le  contrarient.  Il 
n'est  pas  sympathique  à  l'étude  des  fossiles,  parce 
qu'il  a  peur  que  le  déluge  biblique  n'y  trouve  une 
confirmation.  Et  c'est  d'ailleurs  ce  qui  y  intéressait 
Burnet,  et  Woodward,  et  Scheuchzer,  et  le  bon 
Pluche  :  ils  étaient  aussi  loin  de  la  science  en 
s'emparant  des  faits  que  Voltaire  en  les  contestant. 
Avec  un  peu  plus  de  désintéressement  scientifique, 
Voltaire  n'eût  pas  écarté  des  observations  certaines 
par  la  mauvaise  plaisanterie  qu'on  lui  a  tant  repro- 
chée :  les  poissons  fossiles  des  Alpes  sont  les  débris 
des  déjeuners  des  voyageurs,  et  les  coquilles  fos- 
siles sont  tombées  des  chapeaux  des  pèlerins  '  Il  eût 
examiné  de  près  les  conséquences  nécessaires  de  ces 
indices  des  états  antérieurs  du  globe,  et,  en  appro- 
fondissant, il  eût  compris  ce  que  Buffon  démontra, 
que  cette  nouvelle  science,  loin  d'établir  l'hypothèse 
du  déluge  universel,  en  débarrassait  définitivement 
la  pensée  humaine.  Il  n'eut  pas  assez  de  confiance 
en  la  vérité.  Il  définit  en  gros  assez  bien  la  méthode 
scientifique,  mais  il  ne  put  pas  se  donner  les  habi- 
tudes d'esprit  qui  sont  nécessaires  pour  la  pratiquer 
journellement. 

Dans  l'histoire  des  sciences  comme  dans  celle  de 
la  métaphysique,  Voltaire  ne  compte  pas.  Il  ne  fut 
qu'un  amateur.  Mais  ceci  même  est  grave  qu'un 
littérateur,  un  poète  ait  fait  une  telle  place  dans  son 
esprit  et  dans  sa  vie  à  des  études  si  spéciales.  Elles 
ne  lui  furent  point  inutiles.  Condorcet  estime  qu'elles 
agrandirent  la  sphère  de  ses  idées  poétiques  et  enri- 

\.  XXIII,  222. 


74  VOLTAIRE. 

chirent  ses  vers  de  nouvelles  images  :  je  crois  que  le 
gain  fut  maigre.  Mais  les  sciences  fournirent  à  Vol- 
taire les  représentations  de  l'univers  et  de  la  vie  sur 
lesquelles  il  se  fît  une  métaphysique  à  son  usage,  et 
qui  commandèrent  sa  politique  et  sa  morale  pra- 
tiques. Ayant  rejeté  la  construction  théologique  des 
rapports  de  l'homme  et  du  monde,  c'est  aux  sciences 
de  la  nature  qu'il  demanda  le  modèle  d'une  méthode 
pour  l'étude  de  l'homme,  et  des  lumières  sur  le  tout 
qui  fissent  apparaître  la  place,  la  puissance  et  la  fin 
de  l'homme;  sa  connaissance  générale  de  l'ensemble 
des  choses  lui  servit  à  déterminer  son  idée  de  la 
perfection  et  du  bonheur  où  il  était  possible  d'élever 
la  société  humaine  et  l'homme  individuel.  Si  la 
sagesse  consiste  dans  la  conformité  à  l'ordre  univer- 
sel, la  science  seule,  qui  fait  connaître  cet  ordre,  con- 
duit à  la  sagesse.  Une  bonne  morale  suppose  une 
bonne  physique.  «  Il  est  utile,  disait  discrètement 
Condorcet,  de  répandre  dans  les  esprits  des  idées 
justes  sur  les  objets  qui  semblent  n'appartenir 
qu'aux  sciences,  lorsqu'il  s'agit  ou  de  faits  géné- 
raux importants  dans  l'ordre  du  monde,  ou  de  faits 
communs  qui  se  présentent  à  tous  les  yeux.  L'igno- 
rance absolue  est  toujours  accompagnée  d'erreurs, 
et  les  erreurs  de  physique  servent  souvent  d'appui 
à  des  préjugés  d'une  espèce  plus  dangereuse1.  » 

Avec  Voltaire  donc,  commence  la  domination  de 
la  science  sur  la  pensée  de  ceux  mêmes  qui  ne  sont 
pas  des  savants. 

1.  I,  214. 


CHAPITRE  IV 

VOLTAIRE  COURTISAN  (1744-1753) 
VERSAILLES-BERLIN  i 


Mme  du  Châtelet,  avec  abnégation,  s'employait  à 
rouvrir  la  cour  à  son  ami.  L'année  1743  avait  débar- 
rassé Voltaire  d'un  ennemi  qu'aucune  comédie  de 
réconciliation  ne  ramenait,  le  vieux  cardinal  de 
Fleury  :  mais  il  avait  encore  contre  lui  l'évèque 
Boyer  et  M.  de  Maurepas.  Des  familiers  du  roi,  le 
duc  de  Richelieu,  le  duc  de  La  Vallière,  travaillèrent 
pour  lui.  Il  eut  les  maîtresses  du  roi,  Mme  de  Chà- 
teauroux,  et,  après  elle,  la  toute  jolie  Mme  d'Etiolés, 
bientôt  marquise  de  Pompadour,  qu'il  avait  connue 
enfant,  et  dont  il  fut  le  courtisan,  peut-être  le  con- 
fident de  la  première  heure.  Le  voici  donc  à  Ver- 
sailles, promené  par  les  jardins  «  dans  une  des 
calèches  à  bras  du  Roi  traînée  par  des  Suisses2  », 

1.  Desnoiresterres,  Voltaire  à  la  cour;  Voltaire  et  Frédéric. 
—  Mémoires  de  Voltaire.  —  Gollini,  Mon  séjour  auprès  de. 
Voltaire,  1807.  —Lettres  de  M.  de  Marville,  t.  IL  —  Zeitschrift 
fur  franz.  Sprache  und  Litt.,  t.  XXVII  (Haupt)  et  t.  XXVIII 
(Mangold).  —  Mangold,   Voltaires  Rechtstreif...,  Berlin,  1905. 

2.  Journal  du  commissaire  de  police  Narbonne,  p.  610. 


invité  à  Étioles  (juin-juillet  1745),  fournisseur  de 
mémoires  diplomatiques,  de  divertissements  de  cour, 
et  de  louanges  officielles  ;  il  fait  jouer  aux  noces  du 
dauphin  (23  février  1745)  sa  comédie-ballet  de  la 
Princesse  de  Navarre,  il  écrit  le  Poème  de  Fontenoy, 
et  s'intéresse  en  vers,  comme  «  bon  citoyen  »,  au 
«  bonheur  »  de  la  Pompadour. 

A  la  même  époque,  il  écrit  une  grande  lettre  plate 
au  Père  de  La  Tour  pour  satisfaire  les  jésuites.  Il 
cajole  des  cardinaux  italiens  et  le  pape  Benoît  XIV, 
qui  accepte  en  souriant  la  dédicace  de  Mahomet  ou 
le  Fanatisme  (17  août  1745).  Il  veut  calmer  toutes  les 
inquiétudes  que  son  nom  éveille. 

Il  reçoit  son  salaire  :  2  000  livres  de  pension 
(1er  avril  1745),  l'expectative,  puis  le  brevet  (en  1746) 
d'une  place  de  gentilhomme  de  la  Chambre,  une 
place  à  l'Académie  française  où  il  est  reçu  le  8  mai 
1746.  Pourquoi,  dans  ce  triomphe,  lance-t-il  commis- 
saires et  archers  à  la  poursuite  de  quelques  libelles 
du  poète  Roy,  qui  enrageait  que  son  vieil  ennemi 
fût  de  l'Académie  dont  il  n'était  pas  ?  On  prétend 
que  Voltaire  mena  lui-même  la  police  dans  la  rue 
Saint-Jacques  aux  logis  suspects  pour  faire  des  per- 
quisitions. Au  long  procès  qu'il  soutint  contre  le 
violon  de  l'opéra  Travenol,  chez  qui  on  avait  fait 
une  saisie  de  brochures  satiriques,  il  ne  gagna  que  la 
publication  du  Voltairiana,  c'est-à-dire  du  plus 
copieux  recueil  de  diffamations  qui  ait  jamais  été 
réuni  contre  lui. 

Cependant  à  la  cour  il  perdait  pied.  Le  roi,  fier  et 
timide,  trop  indifférent  aux  lettres  pour  goûter  Vol- 
taire,  trop    gentilhomme    pour  faire  d'Arouet    sa 


VOLTAIRE    COURTISAN.  11 

société;  la  reine  dévole  et  froide;  Mme  de  Pompa- 
dour  amicale,  mais  sans  lier  partie,  protégeant  avec 
éclat  un  rival  du  poète,  le  vieux  tragique  Crébillon, 
susceptible  aussi,  et  l'oreille  toujours  tendue  pour 
saisir  les  allusions  à  ses  origines  bourgeoises;  le  duc 
d'Ayen  inquiet  de  l'ingérence  de  cet  auteur  dans  la 
direction  du  théâtre  des  Petits-Cabinets;  une  mali- 
gnité générale  des  courtisans  jaloux  de  ce  petit  per- 
sonnage qui,  avec  de  l'esprit,  venait  leur  disputer 
leur  pâture,  et  disposés  à  lire  des  impertinences 
dans  toutes  les  bagatelles  qui  échappaient  à  sa 
verve  :  c'étaient  bien  des  écueils  entre  lesquels  Vol- 
taire ne  put  mener  sa  barque.  Il  voyait  ce  qu'un  bon 
courtisan  ne  doit  pas  voir,  et  disait  en  anglais  à 
Mme  du  Chàtelet  qui  perdait  80000  francs  en  une 
nuit  au  jeu  de  la  reine,  qu'elle  avait  joué  avec  des 
fripons  :  ce  propos  fut  compris,  fit  scandale,  et  il 
alla  se  cacher  à  Anet.  Il  revint,  et  sa  disgrâce  se 
tira  lentement,  sans  éclat  :  il  «  réalisa  »  prudemment 
les  bontés  passées  du  roi  en  se  défaisant  pour 
60  000  livres  de  sa  charge  de  gentilhomme  de  la 
Chambre. 

Il  courait  avec  Mme  du  Chàtelet  de  la  grande 
scène  de  Versailles  aux  petites  cours  princières,  à 
Lunéville  et  Commercy,  chez  le  bon  roi  Stanislas, 
à  Sceaux  et  Anet  chez  la  duchesse  du  Maine,  payant 
son  écot  en  comédies  et  tragédies,  et  en  jolis  contes 
philosophiques  :  Memnon  (1747),  qui  devint  Zadig, 
est  né  probablement  à  Anet. 

Malgré  ces  contes,  malgré  Sémiramis  et  Oreste, 
les  cinq  ou  six  années  où  Voltaire  fit  le  courtisan 
furent  les  années  les  plus  stériles,  les  plus  gaspillées 


de  sa  vie.  La  mort  de  Mme  du  Châtelet  (10  sept.  1749), 
à  la  suite  d'une  grossesse  dont  un  jeune  officier,  Saint- 
Lambert,  était  l'auteur,  lui  donna  une  direction  nou- 
velle. Il  pleura  sincèrement  la  pauvre  femme  infi- 
dèle qu'il  aimait  d'une  amitié  forte;  il  alla  reprendre 
ses  meubles  à  Cirey,  s'établit  à  Paris  rue  Traversière- 
Saint-Honoré,  où  Mme  Denis  tint  son  ménage,  et 
installa  chez  lui  au  second  étage  un  théâtre  où  il  fit 
jouer  sa  Rome  sauvée  :  il  faisait  Gicéron  avec  em- 
phase, tandis  qu'à  ses  côtés  s'essayait  le  petit  Lekain, 
qu'il  venait  de  découvrir.  Au  bout  de  six  ou  huit 
mois,  il  parlait  pour  Berlin. 

Mme  de  Pompadour  s'était  éloignée  de  plus  en 
plus.  Il  n'avait  pu  avoir  ses  entrées  chez  le  roi,  ni 
des  places  à  l'Académie  des  sciences  et  dans  celle  des 
Belles-Lettres,  dont  il  avait  eu  la  fantaisie.  Il  défen- 
dait trop  vivement  le  ministre  Machault  et  son  impôt 
du  vingtième,  auquel  le  clergé  voulait  se  soustraire  : 
il  se  compromettait  même  en  appuyant  la  poli- 
tique ministérielle.  Frédéric  faisait  de  belles  offres, 
substantielles  et  brillantes,  des  protestations  d'éter- 
nelle amitié.  Emilie  n'était  plus  là.  Mal  guéri  des 
cours,  séduit  de  l'envie  de  montrer  au  roi  de  France 
le  prix  qu'un  homme  d'esprit  valait  à  l'étranger,  il 
prit  son  chemin  par  Clèves  et  Wesel  à  travers  les 
«  vastes,  stériles  et  détestables  campagnes  de  la 
Vestphalie  »,  ce  «  chien  de  pays  »  dont  il  se  souvien- 
dra au  début  de  Candide.  Il  débarqua  le  10  juil- 
let 1750  à  Potsdam. 

Il  repartit  le  26  mars  1753,  ulcéré  et  furieux.  Sa 
correspondance  '  marque  toutes  les  étapes  de  ses  sen- 
1.  T.  XXXVII,  147,  167,  171,  194,  217,  218,  543,  etc. 


VOLTAIRE    COURTISAN.  7"J 

timents.  Éblouisseraent  d'abord,  et  enthousiasme  : 
les  grenadiers,  l'opéra,  les  soupers,  les  honneurs, 
la  pension,  tout  le  ravit.  Etre  aimé,  cajolé  d'un  con- 
quérant, cpjel  triomphe.  Un  peu  d'inquiétude  pour- 
tant le  travaille  en  s'engageant  :  mais  le  roi  de 
Prusse  «  est  le  meilleur  des  hommes  ».  A  l'automne 
il  déchante,  et  à  Noël  il  regrette  la  Seine  et  sa  maison 
de  Paris.  Déjà  le  charme  est  bien  rompu.  Les  rac- 
commodements et  les  brouilleries,  les  moments 
sereins  et  les  dépits  amers  se  succéderont  jusqu'à 
l'irrévocable  désillusion  : 

«  Je  vais  me  faire  pour  mon  instruction  un  petit  diction- 
naire à  l'usage  des  rois.  Mon  ami  signifie  mon  esclave  » 
(18  déc.  1752). 

On  trouvera  dans  la  correspondance  et  dans  Des- 
noiresterres  le  détail  de  cette  histoire  comique  et 
navrante.  Les  caractères  du  roi  et  du  poète  se  sont 
heurtés  :  ce  sont  deux  grands  hommes  susceptibles, 
et  qui  supportent  mal  la  moquerie  dont  ils  aiment  à 
user.  Le  roi  est  peu  sûr  :  despote,  dur,  méprisant, 
sans  ménagement  pour  l'amour-propre  et  la  dignité 
des  hommes,  aggravant  de  persiflage  français  le 
caporalisme  prussien,  et  blessant  de  son  esprit  ceux 
qu'écrase  son  pouvoir.  11  meurtrit  et  humilie  ceux 
qu'il  appelle  ses  amis,  brutalement,  sans  générosité. 
Voltaire  est  vain,  exigeant,  tracassier,  jaloux  : 
jaloux  de  Baculard  d'Arnaud  qu'on  lui  sacrifie,  jaloux 
de  Maupertuis  qu'il  ne  parvient  pas  à  détruire  :  tou- 
jours harcelé  et  toujours  harcelant.  L'entourage  du 
roi,  d'abord  incliné  devant  la  faveur  du  poète,  épie 
les  occasions  de  les  brouiller  :  on  rapporte  à  l'un 
les  mots  de  l'autre,  en  les  envenimant.  Puis  il  y  a  ce 


VOLTAIRE. 


diable  de  tempérament  voltairien,  qui  fait  sans  cesse 
explosion.  Si  Voltaire  est  pillé  et  injurié  par  La 
Beaumelle  qui  s'avise  de  faire  une  édition  du  Siècle 
de  Louis  XIV  pour  en  diffamer  l'auteur,  si  on  ne  peut 
lui  en  vouloir  de  ne  pas  prendre  philosophiquement 
cette  avanie,  il  n'a  pas  toujours  aussi  évidemment 
raison.  Un  essai  de  spéculation  douteuse  qui  finit 
par  un  procès  bruyant  avec  lejuif  Hirschel,  déplaît 
au  roi  :  encore  plus  la  polémique  contre  Maupertuis, 
et  la  Diatribe  du  docteur  Akakia,  qu'il  fait  brûler 
après  en  avoir  ri.  Voltaire  et  Maupertuis  sont  des 
«  fonctionnaires  »  prussiens,  l'un  chambellan,  l'autre 
président  de  l'Académie.  Le  roi  qui  permet  tout  à 
huis  clos,  veut  en  public  de  la  tenue.  Il  exige  que 
ses  fonctionnaires  ne  se  compromettent  pas  dans 
des  affaires  louches,  qu'ils  respectent  extérieure- 
ment les  uns  dans  les  autres  la  dignité  de  leur 
emploi.  Et  s'il  paye  cher  un  président  d'Académie, 
ce  n'est  pas  pour  qu'on  le  déprécie  par  le  ridicule. 
Enfin,  le  1er  janvier  1753,  Voltaire  renvoya  à  Fré- 
déric «  sa  clef,  son  ordre  et  sa  pension  »,  ce  qu'il 
appelait  maintenant  «  ses  grelots  et  sa  marotte  »,  et 
des  «  ornements  peu  convenables  à  un  philosophe  !  »  x 
On  les  lui  rendit,  et  il  n'eut  permission  de  partir  que  le 
26  mars.  Après  avoir  été  à  Leipzig  où  il  négocia  avec 
des  libraires,  à  Gotha  et  à  Gassel  où  la  duchesse  et 
le  landgrave  lui  compensèrent  un  peu  la  disgrâce 
du  roi,  il  arriva  à  Francfort  où,  du  1er  juin  au  7  juillet, 
il  fut  retenu  prisonnier  par  «  M.  le  baron  de  Freytag, 
résident  et  conseiller  de  guerre  de  Sa  Majesté  Prus- 

l.  XXXVII,  554,  562. 


VOLTAIRE    COURTISAN.  81 

sienne  »,  qui  avait  ordre  de  sa  cour  de  retirer  des 
mains  du  voyageur  la  clef  de  chambellan,  la  croix  du 
Mérite  de  Prusse,  et  surtout  cet  exemplaire  des 
Œuvres  de  Poésie  où  il  y  avait  de  quoi  ameuter  toutes 
les  cours  d'Europe  contre  le  royal  auteur.  Voltaire 
a  jeté  les  hauts  cris,  il  a  exagéré  fantastiquement  tous 
les  incidents,  tous  les  mauvais  traitements  qu'il  a 
subis  et  qu'a  subis  sa  nièce.  Pourtant,  au  fond  de  ce 
ridicule  épisode,  quand  on  s'en  tient  à  la  correspon- 
dance officielle  du  sieur  Freytag,  il  reste  ceci,  qui 
donne  à  penser  :  un  résident  prussien  retenant  arbi- 
trairement pendant  cinq  semaines,  arrêtant  dans  la 
rue,  faisant  garder  à  vue  par  des  soldats  un  sujet 
français  et  une  femme  dans  une  ville  libre  de  l'Em- 
pire, saisissant  et  fouillant  tous  leurs  bagages,  et 
confisquant  leur  argent,  qui  au  mois  d'août  n'avait 
pas  encore  été  rendu,  et  ne  le  fut  peut-être  jamais. 
Il  était  permis  à  Voltaire  de  n'y  pas  trouver  à  rire. 

En  quittant  Francfort,  il  se  trouva  bien  embar- 
rassé. Il  s'arrêta  successivement  à  .  Schwetzingen 
chez  l'électeur  palatin,  qui  avait  un  joli  théâtre;  —  à 
Strasbourg  où  il  termina  pour  la  duchesse  de  Saxe- 
Gotha  son  sec  et  rapide  abrégé  des  Annales  de  l'Em- 
pire, et  où  il  fit  une  protestation  par-devant  deux 
notaires  contre  la  publication  frauduleuse  des  deux 
premiers  volumes  de  son  Histoire  Universelle;  —  à 
Colraar  où  il  songea  à  se  fixer;  —  à  Senones,  en 
Lorraine,  mais  en  terre  d'Empire,  où  il  s'enferma  six 
semaines  pour  travailler  à  son  Histoire  Universelle, 
mettant  à  profit  la  science  de  dom  Calmet  et  la  biblio- 
thèque de  l'abbaye  ;  —  à  Plombières  où  sa  nièce  et  ses 
deux  anges,  les  d'Argental,  vinrent  lui  tenir  compagnie. 

G.  Lanso.\.  —  Yoiiaire.  6 


82  VOLTAIRE. 

Il  était  misérable,  inquiet.  Paris  lui  était  fermé,  la 
France  mal  sûre, l'Allemagne  odieuse.  La  Suisse  l'attira 
par  sa  liberté.  Déjà  de  Berlin,  il  avait  tâté  Messieurs 
de  Berne  qui  ne  furent  pas  tentés  de  recevoir  un  tel 
hôte.  Enfin,  après  une  halte  à  Lyon  où  le  public  au 
théâtre,  l'Académie  en  séance  lui  firent  un  accueil 
enthousiaste,  mais  où  le  cardinal  de  Tencin  n'osa 
l'inviter  à  dîner  et  lui  fit  dire  que  le  pays  ne  lui  con- 
venait pas,  il  entra  à  Genève  le  12  déc.  1754,  sur  le 
soir,  dîna  chez  le  Dr  Tronchin,  et  alla  se  loger  au 
château  de  Prangins  qu'on  lui  prêtait. 

Les  années  d'apprentissage  de  Voltaire  sont  finies. 
Il  était  temps  :  il  touchait  à  la  soixantaine.  Berlin  fut 
sa  dernière  école.  Il  y  apprit  la  douceur  d'être  son 
maître,  et  maître  chez  soi.  La  leçon  fut  d'autant 
meilleure  qu'elle  fut  forte. 

Cependant  Voltaire  avait  moins  perdu  son  temps 
chez  le  roi  de  Prusse  que  chez  le  roi  de  France.  La 
liberté  qui  lui  manqua  ne  fut  que  celle  de  l'humeur 
et  des  passions  :  du  côté  de  la  pensée  on  n'était  pas 
esclave  dans  le  «  palais  d'Alcine  ».  Voltaire  tra- 
vailla; il  acheva  son  Siècle  de  Louis  XIV,  qui  parut 
à  Berlin  chez  Henning,  imprimeur  du  Boi  (1751). 

Et  quelle  excitation,  quel  élargissement  pour  l'es- 
prit que  ce  contact  de  deux  ans  et  demi  avec  un  roi 
qui  emportait  Bayle  dans  son  bagage  de  campagne, 
et  qui  n'avait  peur  d'aucune  idée  !  Ces  soupers  déli- 
cieux, dont  après  vingt-cinq  ans  il  ne  pouvait  encore 
parler  qu'avec  ravissement,  ces  libres  soupers  pro- 
longés si  avant  dans  la  nuit  que  les  domestiques 
plantés  debout  le  long  des  claires  boiseries  sentaient 
les  jambes  leur  rentrer  dans  le  corps,  furent  pour  lui 


VOLTAIRE    COURTISAN.  83 

comme  une  seconde  Angleterre,  plus  capiteuse  et 
plus  stimulante.  Entre  le  roi  et  tous  ces  gens  d'es- 
prit aventuriers  qui  ne  demandaient  qu'à  tirer  tous 
les  voiles  de  tous  les  sanctuaires,  —  l'original  mar- 
quis d'Argens;  ce  fou  de  La  Mettrie,  le  médecin 
athée  ;  le  profond  et  mordant  Maupertuis  ;  le  joyeux 
major  Ghasot,  le  sérieux  et  sûr  Darget,  lecteur  et 
secrétaire  de  Frédéric;  l'aimable  et  adroit  Algarotti, 
le  newtonien  pour  dames  ;  l'honnête  milord  Maréchal 
et  son  frère;  le  gros  milord  Tyrconnel  envoyé  de 
France,  épicurien  et  caustique,  et  cet  amusant  fripon 
de  Pôllnitz,  le  seul  Allemand  de  la  réunion,  qui  avait 
roulé  à  travers  le  monde  et  les  religions,  et  savait  toute 
la  chronique  scandaleuse  de  l'Europe,  —  dans  cette 
atmosphère  tout  Voltaire  s'ouvrit.  Il  sortit  de  là  armé 
et  entraîné  pour  la  campagne  de  Ferney,  maître  des 
arguments  qui  sapent  l'Eglise,  maître  de  la  tactique 
qui  conquiert  le  public. 

Il  avait  fait  pour  Frédéric  Micromégas,  où  la  forme 
du  conte  philosophique  se  précise.  Il  avait  fait  ses 
premiers  dialogues  à  la  manière  de  Lucien.  Il  avait 
lancé  la  bouffonnerie  à'Akakia.  Il  emportait  de  Ber- 
lin, avec  la  croix  et  la  clef,  avec  Y  Œuvre  de  Poésie  et 
une  grosse  poche  de  rancune,  trois  engins  d'une 
puissance  redoutable,  le  conte,  le  dialogue,  la  facétie  : 
c'est  avec  eux  surtout  qu'il  travaillera  pendant  les 
vingt  dernières  années  de  sa  vie  à  faire  sauter  les 
institutions  et  les  croyances  oppressives. 


CHAPITRE  V 

LE  GOUT  DE  VOLTAIRE.—  POÉSIES 
ET  TRAGÉDIES1 


Jusqu'à  la  publication  du  Siècle  de  Louis  XIV 
(1751)  Voltaire  est  surtout  pour  le  public  un  poète  : 
sa  gloire  incontestée  est  là.  Ses  entreprises  scien- 
tifiques et  philosophiques  font  l'effet  d'amusements, 
presque  d'impertinences,  du  moins  de  caprices  d'un 
bel  esprit  séduit  de  l'envie  d'être  universel.  Mais  on 
ne  lui  refuse  guère  la  perfection  du  goût,  le  génie 
des  vers  et  de  la  tragédie.  Ce  sont  ces  dons  qui  lui 
attachent  l'amitié  respectueuse  de  Vauvenargues, 
dont  l'amertume  et  la  souffrance  s'égaient  un  peu  en 


1.  Vernier,  Voltaire  grammairien.  —  Alexis  François,  la 
Grammaire  du  purisme  et  l'Académie  au  XVIIIe  siècle.  — 
Goliin,  les  Transformations  de  la  langue  française  au  XVI 'IIe  siè- 
cle. —  Deschanel,  le  Théâtre  de  Voltaire,  1896.  —H.  Lion,  les 
Tragédies  de  Voltaire,  1896.  —  J.-J.  Olivier,  Voltaire  et  les 
comédiens  interprètes  de  son  théâtre,  1900.  — Jusserand,  Sha- 
kespeare en  France,  1898.  —  Lounsbury,  Voltaire  and  Shake- 
speare, 1902.  —  Zeitschrift  fur  franz.  Spr.  und  Litt.,  t.  XXIII 
(Kœhler,  Sur  les  unités).  —  Lessing,  Dramaturgie.  —  La 
Harpe,  Cours  de  littérature.  —  Jounnidès,  Répertoire  de  la 
Comédie  française. 


LE    GOUT    DE    VOLTAIRE.  85 

provoquant   ce  fin  et  sûr  esprit   à  développer  ses 
jugements  littéraires. 

Aujourd'hui  qu'on  ne  songe  plus  à  lui  donner 
autorité,  et  qu'il  n'est  plus  pour  nous  que  de  l'his- 
toire, il  est  hien  joli  à  regarder,  ce  goût  français  du 
xvme  siècle  dont  Voltaire  est  un  des  plus  parfaits 
représentants.  Goût  classique,  dit-on  d'un  mot  :  mais 
que  ce  classique  est  loin  déjà  de  Racine  et  de  Boi- 
leau  !  La  querelle  des  anciens  et  des  modernes  a  mis 
fin  au  culte  des  anciens  et  à  la  sévère  discipline  du 
grand  art  classique.  Dans  les  collèges,  les  jésuites 
façonnent  un  goût  fin,  délicat,  timide,  et  moins 
touché  de  la  simple  grandeur  que  du  gracieux  et  du 
spirituel.  Pendant  la  triste  vieillesse  de  Louis  XIV, 
Versailles  a  cédé  aux  dernières  ruelles,  aux  pre- 
miers salons,  aux  petites  cours  princières,  la  protec- 
tion et  la  domination  de  la  littérature.  Moins  de 
souci  de  la  pure  beauté  ou  de  la  majesté  froide,  plus 
d'agrément,  d'élégance,  de  volupté  piquante,  une 
politesse  aisée  et  exquise  de  langage,  qui  ne  se 
guindé  ni  se  débraille.  On  veut  du  noble  toujours,  ( 
mais  du  noble  qui  soit  aimable.  La  littérature  est  , 
une  décoration  de  la  vie,  elle  est  une  des  jouissances 
dont  se  compose  le  bonheur,  fin  de  notre  nature.  Le 
plaisir  est  la  suprême  loi,  la  justification  également 
de  la  tradition  et  de  la  nouveauté.  Aux  modèles 
anciens  se  sont  substitués  des  modèles  nationaux, 
nos  chefs-d'œuvre  du  xvne  siècle  ;  le  respect  qu'on 
a  pour  eux  impose  l'imitation.  Par  l'éducation  des 
collèges  et  du  monde,  les  définitions  et  les  règles 
classiques  des  genres  littéraires  sont  entrées  dans  la 
conscience  des  générations  nouvelles,  et  commandent 


86  VOLTAIRE. 

à  titre  de  bienséances,  de  convenances.  Par  le  Dic- 
tionnaire de  l'Académie  et  par  les  œuvres  des  grands 
écrivains,  de  Racine  surtout,  l'idée  de  la  pureté  du 
langage  s'est  réalisée,  et  il  n'est  plus  de  pensée  qui, 
pour  se  produire  devant  les  «  trois  mille  connais- 
seurs »  du  public  parisien,  ne  doive  s'habiller  du 
vocabulaire  restreint  et  des  images  communes  que 
l'usage  des  maîtres  autorise.  Le  bon  goût  est  une 
partie  du  bon  ton.  On  se  plaît  à  ces  servitudes,  qui 
distinguent  l'homme  du  monde  du  peuple,  le 
Français  poli  du  barbare  Anglais  et  du  grossier 
Allemand,  qui  d'autre  part  atténuent  l'inégalité  des 
conditions  par  l'égalité  de  la  culture.  Le  bon  goût 
est  une  franc-maçonnerie  des  esprits. 

Personne  n'a  cru  plus  que  Voltaire  au  bon  goût. 
Personne  ne  l'a  eu  plus  pénétrant,  et  plus  éveillé, 
plus  vif  dans  ses  plaisirs,  plus  délicat  dans  ses 
dégoûts,  plus  attentif  à  ses  limites.  Il  a  prolongé  à 
travers  tout  le  règne  de  Louis  XV,  entre  Marivaux 
et  Vadé,  entre  La  Chaussée  et  Rousseau,  et  jusqu'à 
la  veille  de  Mirabeau  et  de  Chateaubriand,  la 
noblesse  aisée,  l'élégance  limpide  dont  il  avait 
appris  le  secret  d'Hamilton  et  de  La  Fare.  Jamais  de 
manière,  ni  de  trivialité,  ni  d'enluminure,  ni  de  lour- 
deur :  la  plaisanterie,  la  couleur,  le  sentiment,  tout 
est  clair,  uni,  léger  dans  son  style;  il  a  du  goût 
jusque  dans  l'injure  et  dans  l'ordure.  Il  se  refroidit 
et  s'empêtre  à  force  de  scrupules,  et  sa  vigueur  ori- 
ginale croît  en  raison  inverse  de  la  dignité,  et  par 
conséquent  en  raison  directe  de  la  liberté  des  genres  : 
dans  tous  les  grands  genres,  il  y  a  trop  de  règles, 
des  modèles  trop  impérieux,  des  tons  trop  fixés.  Aussi 


LE    GOUT    DE    VOLTAIRE.  87 

y  produit-il  plus  de  reflets  que  de  lumière  propre. 

Il  juge  les  écrivains  français  avec  la  même  viva- 
cité timide  :  il  ne  fait  grâce  ni  à  Crébillon,  ni  à  Jean- 
Baptiste  Rousseau,  ni  à  Marivaux,  ni  à  Montesquieu, 
ni  à  Jean-Jacques  ,  ni  au  comique  larmoyant,  ni  au 
drame,  ni  à  l'opéra-comique,  et  il  dit  cent  fois  à  son 
siècle  qu'il  est  la  lie  des  siècles.  Le  grand  Corneille 
souvent  n'écrit  pas  en  français  et  manque  de  goût. 
Il  y  a  fort  à  dire  sur  La  Fontaine.  Ainsi  son  admira- 
tion se  resserre  pauvrement  dans  un  court  moment 
et  dans  un  petit  nombre  d'œuvres  du  grand  siècle. 
Quelques  épîtres  de  Boileau,  quelques  tragédies  de 
Racine,  voilà  en  somme  les  «  diamants  »  sans  tache 
qui  donnent  aux  connaisseurs  des  plaisirs  sans 
mélange.  Voilà  les  éternels  chefs-d'œuvre  où  le 
génie  a  su  atteindre  à  la  correction  :  trésors  d'art 
achevé  et  de  belle  langue. 

Ce  bon  goût,  chez  Voltaire,  comme  chez  les 
Français  de  son  temps,  a  une  sécurité  qui  ne  va  pas 
sans  impertinence.  Il  prétend  un  empire  universel. 
Il  se  croit  la  raison  éternelle.  H  juge  de  haut,  et  les- 
tement, les  anciens  et  les  étrangers.  Il  a  perfec- 
tionne-les anciens;  il  s'offre  à  civiliser  les  étrangers. 
Voltaire  est  infiniment  curieux;  tout  l'amuse,  la  Bible 
et  Shakespeare,  Saadi  et  les  Chinois.  Il  constate 
les  goûts  différents  des  peuples  :  il  n'est  pas  tenté  ' 
d'en  conclure  à  la  relativité  du  goût.  Mais  rares  sont 
les  peuples  et  les  époques  où  l'on  a  su  ce  que  c'était  ' 
que  l'imitation  de  la  belle  nature.  Quelques  milliers 
de  Français  le  savent.  C'est  la  plus  sûre  gloire  et  la 
plus  solide  supériorité  de  notre  nation.  Voltaire 
n'est  chauvin  que  de  goût  :  mais  il  l'est  énergique- 


ment.  En  dehors  du  goût  noble  et  pur  de  nos  chefs- 
d'œuvre,  il  y  a  du  génie  sans  doute,  mais  du  génie 
brut  et  barbare.  Shakespeare  a  «  des  morceaux 
grands  et  terribles  »,  mais  des  «  idées  bizarres  et 
gigantesques  »,  «  pas  la  moindre  étincelle  de  goût  », 
ni  «  la  moindre  connaissance  de  règles  ».  La  Bible 
est  le  produit  d'un  peuple  ignorant  et  grossier.  Il 

!  juge  Harnlct  ou  les  prophètes  exactement  comme  les 

!  extraits  de  la  littérature  chinoise  que  donne  le  Père 
du  Halde.  lia  de  la  joie  à  regarder  des  échantillons 
singuliers  de  l'esprit  humain.  Ils  l'intéressent,  et  il 
s'en  moque.  Il  y  trouve  des  traces  de  raison  et  de 
poésie  qui  l'enchantent,  des  extravagances  et  des 
grossièretés  qui  le  dégoûtent.  Il  lui  prend  envie 
de  faire  connaître  au  public  des  beautés  neuves; 
il  les  décrasse,  les  polit,  les  ajuste  au  bon  goût 
et  à  la  raison,  et  se  réjouit  d'en  avoir  fait  des 
beautés  présentables,  décentes,  décolorées,  exsan- 
gues. 

Il  a  d'ailleurs  sa  personnalité  fine  et  nuancée,  per- 
ceptible pour  le  lettré  qui  distingue  les.  goûts  et 
les  styles  par  des  quarts  de  ton.  Il  a  un  faible  pour 

►  les  grâces  voluptueuses  et  la  bouffonnerie  élégante 
de  l'Arioste  :   un  peu  d'italianisme  égaie   chez   lui 

J  la  nudité  de  la  raison  française.  Il  a  un  faible  aussi 
pour  Y  humour  caustique  de  Swift  fil  corse  son  vin 
de  France  léger  et  mousseux  d'un  peu  de  cette  saveur 
âpre  de  gin.  Il  admire  le  dessin  harmonieux  de 
Raphaël;  mais  il  achète  des  Titien  et  des  Téniers. 
II  est  sensible  à  l'énergie  du  style  des  poètes  anglais, 
m  imitateurs  des  poètes  hébreux  »,  et  aux  figures 
hardies  des  Orientaux  :  il  voudrait  en  colorer,  en 


LE    GOUT    DE    VOLTAII1E. 


réchauffer  un  peu  la  politesse  de  notre  poésie,  et 
même   Racine  parfois  lui  paraît  un  peu  pâle. 

S'il  nous  semble  lui-même  timide,  ceux  qu'il  ne 
contente  pas,  de  son  temps,  lui  reprochent  l'excès 
de  couleur  et  de  hardiesse  :  il  les  effraye,  il  hasarde 
trop. 

Il  a  retenu  des  maîtres  du  xvne  siècle  et  de  l'en- 
seignement des  jésuites,  que  la  poésie  a  une  beauté, 
une  dignité  supérieure  à  la  prose.  Il  ne  se  doutera 
pas  un  instant  que  vingt  lignes  de  Jeannol  et  Colin  ou 
du  Pot  Pourri  valent  plus,  dans  l'échelle  de  l'art,  que 
tout  un  chant  de  la  Henriade.  Il  ne  sera  pas  un 
instant  tenté  du  paradoxe  de  La  Motte,  qui  séduira 
des  esprits  comme  Marivaux,  Montesquieu  et 
Buflbn,  parce  qu'il  était  vrai  pour  eux  et  pour  leur 
temps.  Il  ne  voudra  ni  odes  en  prose,  ni  tragédies 
en  prose,  et  se  fera  le  plus  vigoureux  défenseur  des 
vers.  Plus  que  La  Faye  et  La  Chaussée,  il  contri- 
buera à  en  maintenir  la  mode. 

D'ailleurs  il  ne  se  fera  pas  une  autre  idée  de  la 
poésie  que  La  Motte  son  adversaire.  Elle  est  un  lan- 
gage conventionnel,  une  forme.  Elle  n'a  pas  un 
autre  emploi,  un  autre  contenu  que  la  prose.  Elle 
est  une  façon  de  dire  ornée  et  agréable  :  elle  met 
en  œuvre  des  ligures  trop  violentes  pour  la  prose, 
et  des  cadences  réglées  dont  la  prose  est  affranchie. 
Chaque  genre  a  sa  gamme  de  style,  et  ses  formes 
de  versification.  Les  difficultés  multiples  qui  résul- 
tent de  ces  conditions  font  une  grande  partie  de  la 
beauté  des  vers  lorsqu'elles  sont  résolues  élégam- 
ment. 

Plus  un  genre  est  élevé  dans  la  hiérarchie,  moins 


90  VOLTAIRE. 

il  a  de  liberté.  Voltaire  disparaît  dans  ses  odes  : 
inférieur  à  Rousseau  en  rhétorique,  égal  en  netteté 
froide  à  La  Motte,  il  disserte  avec  accompagnement 
•  d'hyperboles,  de  métonymies,  de  prosopopées  et 
d'allégories,  sur  le  Fanatisme,  ou  sur  l'Ingratitude, 
ou  sur  la  Félicité  des  Temps.  Il  se  croit  poète  lyrique 
pour  avoir  rimé  des  strophes  «  à  Messieurs  de 
l'Académie  des  sciences  qui  ont  été  sous  l'équateur 
et  au  cercle  polaire  mesurer  des  degrés  de  lati- 
tude ».  Malherbe  est  le  modèle  pur  qui  lui  cache  le 
lyrisme,  comme  à  tous  les  Français  pendant  deux 
siècles. 

La  Henriade  vaut  mieux  que  les  odes.  Ce  n'est 
plus  pour  nous  qu'un  pastel  pâli,  et  à  demi  effacé; 
mais  on  peut  comprendre  encore  l'enthousiasme 
qu'elle  inspira.  Après  le  Clovis  et  la  Pucelle,  c'était 
un  charme.  Cette  élocution  brillante,  cette  versifica- 
tion aisée  et  qu'on  trouvait  énergique  autant  que 
correcte,  ce  maniement  adroit  des  règles,  ces  allégo- 
ries, ces  tableaux  d'histoire,  ces  scènes  pathétiques 
d'un  goût  noble  sans  roideur,  toute  la  -pompe  du 
genre,  atténuée,  humanisée  continuellement  par 
quelque  chose  de  libre  et  de  leste,  en  un  mot  la 
plus  haute  leçon  du  grand  art  classique  interprétée 
dans  un  joli  style  Louis  XV,  théâtral  encore,  mais 
égayé  :  voilà  assez  de  quoi  nous  expliquer  le  long 
succès  de  ce  poème  épique  pendant  un  siècle. 

Quoique  les  règles  des  grands  genres  bridas- 
sent Voltaire  au  point  de  le  neutraliser  souvent,  il  y 
mettait  parfois  sa  marque,  et  surtout  dans  La 
Henriade,  par  de  petits  détails  ingénieux  de  cons- 
truction,   par  des  échappées  d'humeur  spirituelle- 


LE    GOUT    DE    VOLTAIRE. 


ou  d'imagination  voluptueuse,  par  un  certain  tour 
de  philosophie  hardie  et  provocante. 

A  mesure  que  l'on  descend  l'échelle  des  genres, 
la  personnalité  s'accroît.  Les  poèmes  philosophi- 
ques, sur  V Homme,  sur  la  Loi  naturelle,  et  sur  le 
Désastre  de  Lisbonne,  où  nous  le  trouvons  encore 
guindé  et  empêtré,  tour  à  tour  sèchement  raison- 
neur ou  agréable  par  placage,  étaient  pour  Con- 
dorcet,  qui  jugeait  par  rapport  au  goût  du  temps, 
parmi  les  «  plus  beaux  monuments  de  la  poésie 
française  »  :  il  y  trouvait  une  «  variété  de  tons 
et  une  sorte  d'abandon,  une  sensibilité  touchante, 
un  enthousiasme  toujours  noble,  toujours  vrai  », 
qui  leur  donnaient  un  «  charme  dont  Voltaire  a  seul 
connu  le  secret1  ».  Nous  comprenons  mieux  le  goût 
qu'on  eut  pour  ses  Épitres,  qui  sont  des  façons  de 
poésies  didactiques  plus  libres,  plus  vives,  mêlées 
de  badinage  et  de  satire,  moins  lourdes  que  celles  de 
Boileau,  et  plus  philosophiques  que  celles  de 
La  Fontaine. 

Lorsqu'on  descend  aux  genres  badins,  comiques  / 
et  légers,  alors  vraiment  on  trouve  un  poète.  Les   ' 
contemporains    s'amusaient  plus  de   ces  bagatelles 
en  les    estimant  moins  :   pour  nous,   elles  ont  une 
plus  haute  valeur  d'art. 

La  Pucelle  a  encore  de  la  dignité  et  de  l'artifice 
d'un  grand  genre  :  l'héroï-comique  a  ses  lois. 
Voltaire  y  étriqué  l'Arioste  comme  dans  la  Henriade 
il  a  étriqué  Virgile  et  le  Tasse.  Elle  nous  ennuie 
aujourd'hui,   cette  «  infâme  »  Pucelle;  elle  a  perdu 

1.  T.  I,  p.  216. 


VOLTAIRE. 


son  venin  avec  son  charme.  Les  détails  et  les  cou- 
plets exquis  ne  nous  masquent  pas  la  froideur  de 
cette  polissonnerie  étirée  en  vingt  et  un  chants. 
Mais  on  n'en  jugea  pas  ainsi  au  xvme  siècle.  Cette 
gaieté  de  parodie  qui  touchait  à  tout,  cette  intaris- 
sable verve  qui  faisait  passer  devant  les  yeux  tant 
d'images  bouffonnes  ou  libertines  se  revêtaient 
d'une  forme  qui  avait,  jugeait-on,  l'impeccable  pré- 
cision et  l'élégance  académique  des  chefs-d'œuvre. 
Elle  se  classait,  par  comparaison  avec  le  Philotanus 
ou  le  Balai,  très  haut.  Les  gens  du  monde,  des 
femmes  même  et  des  princesses  s'y  récréaient  sans 
scrupule. 

,  Dans  tous  les  petits  genres  à  forme  libre,  —  il  n'a 
guère  pratiqué  les  autres,  et  je  ne  connais  de  lui 
que  deux  sonnets,  —  dans  les  satires,  les  contes,  les 
stances,  les  madrigaux,  les  épigrammes,  et  tout  ce 
qu'on  appelle  poésies  légères,  la  noblesse  et  la  froi- 
deur de  la  régularité  classique  ont  disparu;  mais 
l'homme  de  goût  reste,  qui,  par  un  choix  fin 
d'expressions,  évite  dans  la  canaillerie  et  même  dans 
l'ordure  l'air  débraillé  et  l'air  grossier.  Inférieur  à 
La  Fontaine  dans  le  conte  où  son  dessin  des  per- 
sonnages a  moins  de  relief,  excellent  dans  la  satire, 
où,  après  d'Aubigné,  Régnier  et  Boileau,  il  est 
vraiment  inventeur,  par  la  fantaisie  maligne  et  drôle, 
également  distante  du  moralisme  alourdi  et  du  réa- 
lisme exact,  délicieux  dans  les  stances  et  les  épi- 
grammes,  Voltaire  est  un  poète  à  la  façon  de  Marot, 
de  Voiture,  du  La  Fontaine  des  poésies  diverses, 
de  Chaulieu  et  d'Ilamilton  :  il  a  un  charme  bien  per- 
sonnel de   facilité,    de  malice,    de   fantaisie   et   de 


LE    GOUT    DE    VOLTAIRE.  03 

gaieté;  c'est  une  poésie  toute  faite  de  sensations 
claires  et  légères,  sans  vague  et  sans  éclats. 

Il  ne  manque  pas  de  sentiment.  Il  a  des  sen- 
timents irascibles;  il  en  a  d'affectueux,  de  ten- 
dres, de  tristes.  Mais  il  les  tamise  et  les  filtre  par 
l'esprit;  la  réaction  énergique  du  bon  sens  qui  I 
résout  le  bonheur  en  plaisirs,  repousse  les  émotions  \  t 
douloureuses  qui,  en  s'approfondissant,  ont  ouvert  j  | 
les  sources  du  lyrisme  contemporain.  L'art,  la 
poésie  sont  faits  pour  tenir  l'âme  en  joie,  non  pour 
l'attrister.  Voltaire  n'accueillera  dans  ses  vers  que 
les  sentiments  qui  se  savourent  et  n'empoisonnent 
pas.  Une  pointe  de  regret  de  l'amour  perdu  ou  de 
la  vie  qui  s'en  va,  un  accent  de  volupté  ou  de 
mélancolie  épicuriennes,  un  élan  de  haine  ou  de 
colère  terminé  en  moquerie  amusée,  une  image  de 
la  nature  gracieuse  ou  parée  qui  fait  un  beau  cadre 
aux  mœurs  élégantes, 

Beaux  jardins  de  Viliar?,  ombrages  toujours  frais  : 

en  voilà  assez  pour  faire  la  poésie  que  rêve  Voltaire. 
L'action  est  l'intérêt  sérieux  de  la  vie,  la  poésie  en 
est  le  décor  et  la  fête. 

Nous  jugeons  un  poète  aujourd'hui  par  ses  images  ( 
et   par   ses  mètres.   Les   images   de  Voltaire   sont  ï 
d'autant  plus   froides   et  banales   que  le  genre  est  ' 
plus  noble  :  elles  se  dégourdissent  dans  les  petits 
genres.  "Elles  ne    sont  jamais  bien    rares   ni    bien 
neuves  :  c'est  plutôt  le  tour,  le  mouvement,  la  drô- 
lerie de  l'emploi  qui  leur  donnent  un  caractère  d'art. 

Sa  versification  a  satisfait  à  l'idée  que  le  xvme  siè- 
cle  se  faisait  de  la  beauté  des  vers.    Rimes  pau- 


VOLTAIRE. 


vres  ou  faciles;  coupes  peu  variées,  phrase  courte, 
essoufflée  :  nous  trouvons  cet  art  flasque  et  mono- 
tone. Mais  on  goûtait  alors  dans  ces  vers  sans  hiatus 
et  sans  rudesses,  dans  leur  cadence  régulière  que 
variait  seulement  le  jeu  de  Ye  muet,  dans  le  glisse- 
ment sans  arrêt  et  sans  fracas  des  syllabes  claires  et 
légères,  on  goûtait  une  fluidité,  une  mollesse  harmo- 
nieuse où  l'on  faisait  consister,  avant  Delille  et  avant 
Chénier,  la  perfection  de  la  versification.  Voltaire 
déclamait  ses  vers  avec  emphase  dans  les  grands 
genres,  toujours  en  scandant  vigoureusement,  en 
découpant  le  rythme  avec  netteté.  Qu'on  lise  ses 
jolies  stances  à  Mme  de  Châtelet,  ou  ses  Adieux  à  la 
vie,  ses  traductions  de  Shakespeare,  d'Addison  et  de 
Dryden  dans  la  18e  lettre  anglaise  ou  son  Poème  sur 

|  le  désastre  de  Lisbonne  :  et  l'on  verra  que  le  vers  de 

|  Voltaire    poursuit    le    même   idéal    mélodieux   que 
J  celui  de  Lamartine,  qui  d'ailleurs  en  dérive.  Seule- 
ment Lamartine  a  joué  de  l'instrument  avec  une  autre 

;  puissance,  et  il   a  eu   d'autres  choses    à  lui    faire 

I  chanter. 

Le  genre  de  poésie  où  Voltaire  s'est  porté  avec  le 
plus  de  passion,  et  où  il  a  le  plus  contenté  son  siècle, 
est  la  tragédie.  Il  aimait  le  théâtre  à  la  folie,  et 
ressemblait  par  là  à  son  public.  Il  y  avait,  chez  ces 
raffinés,  une  ingénuité  presque  enfantine  dans  la  joie 
toujours  neuve  avec  laquelle  ils  faisaient  ou  regar- 
daient mouvoir  les  marionnettes  animées  qui  avaient 
nom  Gaussin,  Dumesnil,  Clairon  ou  Lekain,  et  l'on 
est  étonné  aujourd'hui  du  peu  d'exigence  de  leurs 
imaginations,  qui  si  facilement  trouvaient  leur  plai- 
sir.  Les   pièces   de  Voltaire  n'existent  plus  guère 


LE    COUT    DE    VOLTAIRE.  95 

pour  nous.  Il  est  oiseux  de  répéter  ce  que  nous  y 
trouvons  de  timide,  d'incohérent,  d'artificiel,  de 
faux  et  de  faible  :  on  l'a  dit  assez  de  fois.  Mais  elles 
furent  neuves,  fortes  en  leur  temps  :  tâchons  de  les 
voir  dans  la  lumière  qui  les  éclaira,  lorsqu'elles 
ravissaient  Frédéric  et  Vauvenargues,  Mme  de  Pom- 
padour  et  Maine-Antoinette. 

Racine  avait  fait  rentrer  dans  l'intrigue  serrée  et 
dans  l'analyse  psychologique  de  la  tragédie  française 
les  éléments  d'émotion  ou  de  poésie  que  Corneille 
avait  de  plus  en  plus  négligés  ;  il  les  avait  retrouvés 
chez  les  Grecs.  Il  laissa  le  public  toujours  curieux 
d'action  surprenante  et  d'anatomie  du  cœur,  mais 
obsédé  d'un  désir  de  poésie  pathétique  dont  il 
n'avait  pas  clairement  conscience,  et  qui  se  tradui- 
sait en  curiosités  et  en  dégoûts  capricieux.  Dans  les 
dernières  années  de  Louis  XIV,  un  éveil  de  sensibi- 
lité, un  goût  de  tendresse  et  de  volupté  altérèrent 
dans  toute  la  littérature  la  sévérité  de  l'art  classique. 
Alors,  et  surtout  pendant  la  fête  de  la  Régence, 
l'opéra  ouvrit  les  yeux  du  public  français  au  décor  : 
le  palais  à  volonté  de  la  Comédie-Française  com- 
mença de  paraître  insuffisant,  et  la  représentation 
à'Athalie,  en  1718,  inaugura  une  époque  nouvelle, 
celle  où  l'impression  littéraire  cherche  à  se  ren- 
forcer, à  se  réaliser  par  la  mise  en  scène  et  la  figu- 
ration. 

Cependant  la  nostalgie  de  l'émotiou  racinienne 
faisait  son  effet  :  dans  l'œuvre  de  ses  successeurs, 
dans  la  douceur  mélancolique  du  pâle  Campistron, 
dans  les  mélodrames  attendris  de  La  Grange-Cliancel, 
dans  les  imbroglios  boursouflés  et  violents  de  Cré- 


billon,  la  forme  serrée  de  la  tragédie  raisonnable  se 
défaisait  peu  à  peu,  et  le  public  prenait  le  goût  des 
situations  extraordinaires,  des  passions  dénaturées, 
des  coups  de  théâtre  saisissants ,  des  incognitos 
féconds  en  attentes  anxieuses,  des  reconnaissances 
terribles  ou  touchantes. 

Alors  était  venu  le  petit  Arouet,  qui,  à  côté  de 
Y  Œdipe  suranné  de  Corneille,  de  Y  Œdipe  grossier 
de  Sophocle,  avait  placé  un  Œdipe  tout  reluisait l  de 
nouveauté,  un  Œdipe  ingénieux  et  impertinent,  à  la 
française,  où  l'invraisemblance  et  la  noirceur  du 
sujet  se  réduisaient  aux  bienséances  et  s'égayaient  de 
saillies  philosophiques.  Ne  disait-on  pas  même  que 
ce  gamin  hardi  avait  eu  l'idée  de  réaliser  pour  son 
i  début  un  regret  platonique  de  Fénelon  et  d'ôter  à 
}  la  tragédie  de  Corneille  et  de  Racine  l'intrigue 
d'amour,  sous  le  prétexte  qu'il  n'y  avait  pas  de  place 
dans  Œdipe  pour  les  soupirs  et  la  galanterie?  Il 
n'avait  cédé  qu'au  refus  des  comédiens  de  jouer  une 
tragédie  sans  amour.  Ce  brillant  début  promettait. 
On  guettait  l'auteur  à  la  récidive;  on  fut  déçu.  Les 
sifflets  d'Artémire  et  de  Mariamne  le  prouvèrent. 

La  Motte  déployait  en  préfaces  et  en  discours  ses 
paradoxes,  et  de  bonne  grâce  y  renonçait  dans  ses 
I  pièces,  donnant  ainsi  le  spectacle  bien  français  d'une 
|  critique  libre  et  d'une  pratique  routinière;  toutefois 
quelques  timides  nouveautés  enjolivaient  son  Romu- 
lus  et  ses  Macchabées,  scénarios  d'opéra  un  peu 
secs,  et  sa  tendre  Inès  qui  fit  verser  tant  de  larmes 
en  1723  :  pendant  ce  temps  Voltaire  demeux*ait 
empêtré  dans  la  tradition. 

Mais  à  son  retour  de  Londres,  quel  feu  d'artilicel 


LE    GOUT    DE     VOLTAIRE.  !)7 

quelle  bousculade  des  préjugés  et  des  habitudes! 
Il  défend  et  peut-être  sauve  le  vers  que  La  Motte 
veut  chasser  du  théâtre  et  même  de  l'ode  :  mais  dans 
Brutus,  les  tirades  républicaines,  le  décor  de  la 
maison  des  consuls  avec  le  Capitole  au  fond,  les 
sénateurs  en  toge  rouge  rangés  en  demi-cercle 
autour  de  l'autel  de  Mars,  sur  une  scène  qui  ne 
connaissait  encore  que  Y  habit  à  la  romaine  tiré  des 
bas-reliefs  de  la  Colonne  Trajane,  —  le  spectre 
d'/irip/iy/e,  renouvelé  d'Hamlet,  le  premier  fantôme 
qui  se  soit  offert  à  Messieurs  du  Parterre  depuis  la 
fondation  de  la  Comédie-Française,  —  le  jaloux 
Orosmane  tuant  la  tendre  Zaïre,  transposition  gra-  / 
cieuse  d' Othello,  du  Shakespeare  en  biscuit,  et  puis  *- 
les  noms  de  Lusignan,  Chàtillon  et  Montmorency, 
une  évocation  brillante  de  chevalerie  parmi  la  tur- 
querie,  l'histoire  de  France  portée  sur  le  théâtre 
comme  l'histoire  anglaise  l'était  dans  Henri  V  et 
dans  Richard  III,  —  de  nouveau  dans  la  malheureuse 
Adélaïde,  les  noms  français,  les  noms  populaires  de 
Duguesclin,  Vendôme  et  Coucy,  et  des  familia- 
rités surprenantes,  un  prince  du  sang  avec  le  bras 
en  écharpe,  un  brusque  coup  de  canon  qui  remplace 
la  phrase  polie  d'un  messager  de  malheur,  — 
encore  l'énergie  républicaine  dans  la  Mort  de  César, 
et  cette  fin  shakespearienne,  Marc-Antoine  haran- 
guant le  peuple,  un  peuple  qui  parle,  applaudit  ou 
proteste,  des  licteurs  apportant  le  corps  de  César 
sous  sa  robe  sanglante,  Marc-Antoine  descendant  de 
la  tribune  pour  aller  s'agenouiller  auprès  du  corps  : 
qui  donc  en  ces  années  1730  caressa  de  façon  plus  ) 
neuve  les  sens  et  l'esprit  de   la  société  française  '.' 

G.  Lanso.w  —  Voltaire.  7 


tjg  VOLTAIRE. 

Puis  il  dépaysait  son  public,  le  réveillait,  l'amusait 
par  un  défilé  de  héros  et  d'héroïnes  de  toute  nation 
et  de  toute  époque  :  Espagnols  et  Américains 
à'Alzire,  Marocains  de  Zulime,  Arabes  de  Mahomet, 
Grecs  de  Mérope  et  d'Oreste,  Assyriens  de  S'émi- 
ramis,  Romains  de  Rome  sauvée,  Chinois  de  VOr- 
phelin,  Normands  siciliens  de  Tancrède.  La  tragédie 
faisait  le  tour  du  monde  et  illustrait  l'histoire  uni- 
verselle. 

Et  quelles  combinaisons  excitantes  d'intentions  et 
d'inventions!  Philosophie  et  christianisme  d'Alzire, 
philosophie  et  irréligion  et   pathétique  anglais    de 
Mahomet,  tragique  à  la  grecque  dans  Mérope  et  dans 
Oreste,   où   l'intrigue  est  purgée  d'amour  et  toute 
pathétique  avec  des  pointes  de  libre  pensée,  déco- 
rations magnifiques  et  expressives  de  Sémiramis,  avec 
une  ombre  qui  sort  du  tombeau,  une  ombre  eschy- 
léenne  et  non  plus  shakespearienne,  —  car  Voltaire 
en  a  assez  de  Shakespeare,  depuis  que  La  Place  l'a 
traduit  et  que  les  Français  semblent  y  mordre;  le 
P.  Brumoy,  dans  son  Théâtre  des  Grecs,  lui  fournit 
'  de  quoi  le  remplacer  :  désormais  il  renversera  les 
•  termes    et   les   proportions    de    son  jugement   sur 
I  Shakespeare  ;  il  disait  jadis  :  pas  de  goût,  mais  quel 
génie  chez  ce  barbare  Anglais!  il  dira  maintenant  : 
des  saillies  heureuses,   quelques  morceaux  d'un    bel 
effet,  mais  quelle  grossièreté  !  un  sauvage  ivre!  —  Et 
cest  le  triple  duel  avec  Grébillon,  à  qui  il  donne  des 
leçons  de  simplicité  tragique,  de  pathétique  grec  et 
d'histoire  romaine. 
j      Enfin,  après  toute  sorte  de  chutes  et  de  succès,  la 
:  période  créatrice  de  la  tragédie  voltairienne  se  clôt 


LE    GOUT    DE    VOLTAIRE.  09 

par  deux  ouvrages  neufs  et  singuliers,  VOrphelin  de  ( 
la  Chine  et  Tancrède.  Voici  Mlle  Clairon  en  «  habit 
chinois  »  composé  «  d'une  double  jupe  d'étoffe 
blanche,  d'un  corset  de  cannetot  vert,  orné  de  car- 
tissanes  et  de  réseaux  et  glands  d'or  »,  avec  «  une 
robe  ou  polonaise  en  gaze  couleur  feu  et  or  doublée 
de  taffetas  bleu  »,  «  sans  paniers,  sans  manchettes, 
et  les  bras  nus  »,  ayant  des  gestes  «  pour  ainsi  dire 
étrangers,  mettant  souvent  une  main  ou  toutes  les 
deux  sur  les  hanches,  tenant  sur  le  front  pendant 
des  moments  son  poing  fermé  ».  En  face  de  cette  tou- 
chante idamé,  voici  le  farouche  conquérant  qui  subira 
peu  à  peu  son  charme  féminin  de  raison  et  de  vertu  : 
c'est  Lekain,  en  tunique  rayée  cramoisi  et  or,  ses 
gros  bras  de  boucher  sortant  de  manches  larges  et 
courtes,  sur  le  dos  une  peau  de  lion  et  un  carquois 
plein  de  flèches,  un  sabre  turc  au  côté,  un  arc 
immense  à  la  main,  sur  la  tête  un  casque  à  mulle  de 
lion,  orné  d'onze  énormes  plumes  d'où  montait  une 
aigrette  rouge.  Cette  «  vérité  »  de  costume  s'assortis- 
sait  délicieusement  à  la  versification  de  Voltaire  :  il 
peignait  un  père,  une  mère  sacrifiant  leur  fils  au  salut 
de  l'héritier  du  trône,  le  conflit  tragique  de  la 
loyauté  monarchique  et  des  affections  naturelles,  le 
contraste  philosophique  de  la  Chine  lettrée,  pacifique 
et  humaine,  et  du  Tartare  grossier,  nomade  et 
guerrier  :  un  chapitre  d'Essai  sur  les  mœurs  dans  un 
cadre  de  mélodrame  ! 

Dans  Tancrède,  sujet  pris  à  Mme  de  Fontaine,  qui 
le  dériva  de  l'Arioste,  apparaît  sur  la  scène  française  ' 
le  goût  «  troubadour  »  qui  précéda  le  moyen  âge 
romantique.  C'est  —  chez  les  Normands  de  Sicile 


100  VOLTAIKE. 

l'histoire  de  la  fille  injustement  accusée  dont  un 
chevalier  inconnu  se  déclare  le  champion  :  scénario 
touchant  que  Voltaire  assaisonne  de  quiproquos, 
de  jalousies,  de  tous  les  ingrédients  connus  de  la 
tragédie  classique  et  du  drame.  Sur  la  scène  récem- 
ment débarrassée  de  spectateurs,  évoluent  des  che- 
valiers du  moyen  âge,  c'est-à-dire  parés  des 
armures  de  tournoi  du  xvie  siècle  ;  on  la  décore  de 
boucliers,  d'écharpes  et  de  devises,  on  y  dresse  des 
pavillons.  On  y  établit  une  lice  pour  le  combat  où  le 
sombre  Tancrède  sauve  la  dolente  Aménaïde.  «  La 
Clairon,  traversant  la  scène,  à  demi  renversée  sur 
les  bourreaux  qui  l'environnent,  ses  genoux  se  déro- 
bant sous  elle,  les  bras  tombants,  comme  morte  », 
et  qui  tout  d'un  coup  se  relevait  avec  un  cri  en  aper- 
cevant Tancrède,  réalisait  un  art  nouveau. 

Corneille  et  Racine  avaient  fait  des  tragédies  pour 
l'esprit,  ils  avaient  mis  en  discours  tout  ce  qu'ils 
voulaient  qu'on  sentît.  Voltaire,  outre  les  effets  qu'il 
jetait  dans  son  style  brillant,  avait  d'autres  choses  à 
dire,  qu'il  disait  par  la  gesticulation  de  ses  acteurs, 
par  les  symboles  des  accessoires  et  du  décor.  Sa 
tragédie  n'est  achevée  qu'en  scène.  La  Champmeslé 
traduisait  les  vers  de  Racine  :  Clairon  ajoute  son  jeu 
aux  vers  de  Voltaire,  et  cette  collaboration  crée 
Idamé  ou  Aménaïde.  Voilà  pourquoi  Voltaire  tour- 
mente sans  relâche  ses  comédiens,  les  anime,  les 
secoue  pour  tirer  d'eux  une  intonation,  un  mou- 
vement, essaye  de  leur  communiquer  un  peu  de  son 
diable  au  corps. 

Tous  ces  spectacles  étaient  assaisonnés  de  discus- 
sions piquantes  :  avant,  confidences  aux  amis  et  aux 


LE    GOUT    DE    VOLTAIHE.  101 

journaux;  après,  préfaces,  dédicaces,  discours,  let- 
tres. C'était  pendant  longtemps  du  bruit,  et  parfois  j 
du  scandale  :  il  n'y  avait  pas  moyen  de  ne  pas  prêter 
attention.  La  nouveauté  la  plus  atténuée  prenait  par 
l'annonce    et  dans   les    commentaires  le   relief  que 
l'exécution  n'avait  pas.   Le  public   d'ailleurs   savait 
gré  à  Voltaire  d'allier  tant  de  mesure  avec  tant  de 
hardiesse .    Si    quelques     critiques    blâmaient    ses 
«  excès  »,  en  général  on  lui  donnait  le  mérite  d'ar- 
rêter ses  imitations  de  Shakespeare  et  du  théâtre  | 
anglais  au  point  qu'indiquait  le  goût  français,  le  bon  ; 
goût,  de  ne  pas  pousser  l'émotion  jusqu'à  la  tristesse  ! 
sauvage  ou  la  secousse  brutale  qui  n'étaient  plus  des  ! 
plaisirs.  Avec  lui,  le  théâtre  restait  un  jeu  agréable,' 
une  fête    de  gens  du  monde.   L'enveloppe  de   son 
style  et  de  son  vers  «  raciniens  »  qui  ménageaient 
les    habitudes    du    public,    adoucissait    d'élégance 
harmonieuse  et  fluide  les  plus  violentes  situations; 
et  dans  les  couplets  fiévreusement  boursouflés,  dans 
les  chocs  bien  réglés  des  répliques,  dans  les  convul- 
sions   où  toutes   les    bienséances   délicates   étaient 
observées,   nos  arrière-grands-pères  se   donnaient 
l'illusion  d'avoir  touché  un  moment  les  bornes  de 
l'horreur  tragique. 

Ces  tragédies,  qu'il  concevait  avec  enthou- 
siasme, qu'il  corrigeait  et  refaisait  sans  se  lasser, 
toujours  inquiet  et  curieux  du  mieux,  disputant 
avec  lui-même  et  avec  ses  amis  complaisamment, 
et  qui,  de  tant  de  refaçons,  gardaient  un  air  d'im- 
provisation facile,  étaient  des  reprises  adroites  de  | 
tous  les  plus  fameux  et  plus  sûrs  clichés  dramati-  - 
ques  de  la  Grèce,  de  l'Angleterre  et  de  la  France  :  i 


102  VOLTAIRE. 

fils,  pères,  mères  qui  tuent  ou  qui  vont  tuer  leurs 
pères,  mères  ou  fils,  haines  de  frères,  jalousies 
homicides,  sentiments  et  crimes  contre  nature,  inco- 
gnitos gros  des  malheurs,  fatalités  qui  dévastent  la 

t  vie.  Voltaire  rafraîchissait  l'assortiment  des  situa- 
tions, des  caractères  et  des  passions  de  théâtre,  par 
des  inventions  de  mise  en  scène,  des  évocations 
d'histoire,  des  esquisses  de  civilisations  lointaines 

,  et  de  personnages  historiques.  Il  apportait  quelques 
nouveautés  psychologiques  :  un  type  anglais  presque1 
inconnu  avant  lui  de  féminine  fragilité,  un  type 
faihle  et  charmant  de  créature  abandonnée  à  l'amour, 
moins  morale  et  réfléchie  que  les  Junie  et  les  Aricie, 
moins  énergique  que  les  Hermione  et  les  Roxane. 

i  Et  puis,  dans  le  curieux  trio  de  Mahomet,  il  donnait 
les  premiers  essais  d'analyse  rationnelle  des  phéno- 
mènes religieux  qu'on  eût  produits  sur  notre  théâtre  : 
le  créateur  de  religion,  un  Tartuffe  tragique,  un 
homme  de  génie,  indifférent  aux  moyens,  qui 
domine  les  hommes  superstitieux  par  la  fourberie  et 
qui  machine  un  miracle  au  dénouement;  à  côté  du 
prophète,  ses  deux  instruments,  deux  âmes  jeunes 
qu'il  fascine  et  qui  reçoivent  toutes  ses  suggestions, 
une  jeune  nonne  crédule  et  craintive,  et  Séide,  ce 
Jacques  Clément,  sombre,  inquiet,  que  la  folie  du 
meurtre  et  du  martyre  emportera  jusqu'au  parricide. 
La  nouveauté  chez  Voltaire  n'est  jamais  tout  à  fait 
neuve,  ni  la  tradition  simplement  traditionnelle.  Une 
combinaison  se  fait  de  Sophocle,  de  Corneille,  de 
Racine,   de   Quinault,    de    Shakespeare,    même    de 

1.  Ce  presque  est  pour  La  Fosse  (La  Valérie  de  Mantius). 


LE    GOUT    DE    VOLTAIRE.  103 

Métastase,  où  se  mélangent  la  sensibilité  et  la  philo- {i 
sophie  voltairiennes  :  il  y  a  toujours  de  l'imprévu 
pour  amuser  la  curiosité,  du  connu  pour  rassurer 
les  habitudes. 

En  1760,  Voltaire  a  réalisé  son  programme  dra- 
matique :  d'autres  vont  plus  loin  et  plus  vite.  Sans 
changer  ses  idées,  il  les  retourne  :  son  libéralisme 
dépassé  agit  comme  une  force  conservatrice.  Dide- 
rot et  le  drame,  Shakespeare  et  la  violence  anglaise 
menacent  l'édifice  national  de  l'art  classique.  Mais 
surtout  Voltaire  à  Ferney  a  trop  de  choses  à  faire  ; 
l'action  sociale,  la  propagande  philosophique  l'en- 
fièvrent; le  plaisir  du  théâtre  s'y  subordonne. 

Pourtant  c'est  encore  un  défilé  amusant  de  tragé- 
dies —  plus  amusant  souvent  pour  le  lecteur  que 
pour  le  parterre  —  :  les  grands  tableaux  antichré-  I 
tiens  d'Olympie,  le  curieux  essai  de  tragédie  histo- 
rique du  Triumvirat  où  malheureusement  le  goût  • 
n'a  rien  laissé  passer  dans  les  vers  de  la  couleur  qui 
est  dans  les  notes ,  la  pastorale  bourgeoise  des 
Scythes  où  le  patriarche  de  Ferney  se  costume  en 
berger  tragique,  les  actualités  transparentes  des 
Guèbres  et  des  Lois  de  Minos  avec  leurs  plaidoyers 
pour  la  tolérance  et  contre  les  prêtres.  Dans  tout 
cela,  le  sens  fait  plus  que  l'art,  et  c'est  bien  là  qu'on 
a  raison  de  parler  de  brûlots  éteints. 

Mais,  après  1760,  on  continue  déjouer,  on  reprend 
les  chefs-d'œuvre  des  trente  années  précédentes  :  ils 
continuent  d'agir;  leur  hardiesse  se  développe,  en 
dehors  de  l'auteur,  par  l'application  qu'on  leur  fait 
de  tous  les  progrès  de  la  mise  en  scène.  Le  38  acte 
de  Me'rope  se  joue  en  1763  dans  un  décor  de  Bru- 


104  VOLTAIRE. 

netti  :  «  C'est  un  bois  hors  la  ville,  consacré  à  la. 
sépulture  des  rois.  Ce  lieu  est  rempli  d'une  quantité 
de  tombeaux  antiques  et  de  différentes  formes,  de 
cyprès,  d'obélisques,  de  pyramides,  et  de  tout  ce 
qui  caractérise  la  pieuse  vénération  des  anciens  pour 
les  morts.  Entre  ces  tombeaux,  on  distingue  celui  de 
Cresphonte,  orné  par  tout  ce  que  Mérope  a  pu  ras- 
sembler de  plus  précieux  ».  Une  émotion  historique 
et  lyrique  saisit  le  spectateur  devant  ce  décor  qui 
exprime  la  poésie  du  passé  et  celle  de  la  mort.  Qu'on 
est  loin  d'Andromaque,  où  le  tombeau  d'Hector  n'est 
que  dans  les  vers,  visible  seulement  aux  esprits! 
i  La  réaction  pseudo-antique  de  la  tragédie  révolu- 
|  tionnaire  et  impériale  se  fera  contre  Voltaire  autant 
!  que  contre  le  drame,  en  retenant  beaucoup  de  Vol- 
taire. C'est  lui,  en  un  mot,  qui,  en  croyant  consoli- 
der la  tragédie,  l'a  condamnée.  lia  habitué  le  public 
aux  effets  mélodramatiques,  romantiques,  qu'il  a 
masqués  de  ses  alexandrins  brillants  et  flasques.  Il 
a  rendu  l'unité  de  lieu  impossible.  Les  grandes 
s.  i  nés  de  son  théâtre,  — Mérope  levant  la  hache  sur 
son  ûls,  Séide  poignardant  Zopire  près  de  l'autel  où 
il  prie,  et  le  vieillard  se  traînant  sanglant  sur  le 
théâtre,  Ninias  sortant  les  bras  ensanglantés  du 
tombeau    de  Ninus  où  il  vient  de  tuer  sa  mère  — 

)sont  des  scènes  de  pur  pathétique,  presque  sans 
contenu  psychologique,  et  d'un  pathétique  bien  théâ- 
tral, qui  ne  peut  se  passer  des  moyens  scéniques 
d'exécution,  et  ne  donne  tout  son  effet  qu'aux  yeux. 
Du  Belloy,  Lemierre,  Ducis  n'ajoutent  à  l'action  de 
Voltaire  que  des  hardiesses  particulières  :  ils 
marchent  quand  Voltaire  s'est  arrêté,  ou  n'est  plus 


LE    GOUT    DE    VOLTAIRE.  105 

là,  mais  dans  le  sens  qu'il  a  indiqué.  Il  est  le  grand 
nom  représentatif  par  lequel  peut  s'éclairer  le  pas- 
sage de  la  tragédie  classique  au  drame  romantique, 
d'At/ialie  à  Hernani.  Sa  puissance  éclate  dès  qu'on 
regarde  le  tableau  des  représentations  :  en  1763, 
Corneille  est  joué  16  fois  à  la  Comédie-Française, 
Racine  17  fois,  Voltaire  48  fois;  en  1775,  Corneille 
10  fois,  Racine  20  fois,  Voltaire  54  fois.  En  1789, 
Corneille  18  fois,  Racine  28  fois,  et  Voltaire  42  fois. 
Les  18  représentations  de  Du  Relloy,  le  plus  joué 
des  jeunes  depuis  1765,  ajoutées  aux  22  du  Charles  IX 
de  Chénier  qui  est  dans  l'éclat  de  sa  nouveauté,  lui 
font  à  peine  contrepoids. 

En  1805,  il  n'a  plus  que  28  représentations  contre 
57  à  Corneille  et  59  à  Racine  :  mais  Crébillon, 
Ducis,  Lefranc  de  Pompignan,  Longepierre,  Poin- 
sinet  de  Sivry  arrivent  à  eux  tous  à  un  total  de  9  : 
seul  Voltaire  se  maintient  entre  le  classique  de 
Louis  XIV  et  le  classique  impérial  :  c'est  l'année  des 
Templiers,  qui  se  jouent  33  fois.  Et  enfin,  en  1828, 
Corneille  tombe  à  9;  Racine  à  26  :  Voltaire  reste  à 
28;  si  Ducis  seul  de  tout  le  xvme  siècle  fait  quelque 
figure  à  côté  de  lui  par  10  représentations,  Hamlet 
et  Othello  en  prennent  9;  c'est  de  Shakespeare  que 
le  public  est  curieux  chez  Ducis. 

Des  comédies  de  Voltaire,  il  vaut  mieux  ne  pas 
parler.  Il  ne  réussit  que  dans  le  comique  larmoyant  ' 
que  son  goût  réprouvait.  L'Enfant  prodigue  et  ' 
Nanine  marquaient  pour  lui  les  limites  du  mélange 
des  genres  :  ces  deux  comédies  eurent  un  succès 
prolongé  ;  on  les  jouait  encore  sous  le  Premier 
Empire,  pour  leur  tiède  sagesse.  Il  est  assez  curieux 


106  VOLTAIRE. 

que  ce  grand  maître  du  rire  sarcastique  n'ait  réussi 
au  théâtre,  dans  le  comique  comme  dans  le  tragique, 
que  par  la  sensibilité.  Son  vrai  génie  était  contraint 
par  les  traditions  et  les  chefs-d'œuvre  de  la  comédie 
classique.  Il  a  tenté  dans  quelques  divertissements 
de  société  un  comique  plus  chargé,  plus  excentrique, 
de  saveur  anglaise;  mais  sa  puissance  originale  d'in- 
vention plaisante  ne  s?est  manifestée  librement  et 
tout  entière  que  dans  les  ligures  et  les  dialogues  de 
ses  romans  et  de  ses  facéties. 


U1APITRK    VI 


VOLTAIRE     HISTORîcN 


C'est  de  1751  à  1756  que  paraissent  les  grands 
résultats  du  travail  historique  commencé  depuis 
vingt  années  par  Voltaire  :  c'est  donc  ici  qu'il  faut 
nous  arrêter  pour  l'étudier.  A  Ferney,  Voltaire  fera 
de  la  polémique  ou  de  la  critique  historiques  :  il 
n'aura  plus  guère  le  temps  d'être  historien. 

Le  xviie  siècle  avait  eu  d'admirahles  érudits  en 
histoire  qui  avaient  fait  des  recueils  de  textes  ou 

1.  Histoire  de  Charles  XII,  1731.  —  Siècle  de  Louis  XIV,\lh\. 
—  Annales  de  l'Empire,  1753.  —  Essai  sur  V  histoire  générale  et 
sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations  (divers  chapitres.  Mer- 
cure, 1^45-46,  1750-51  ;  Abrégé  de  l'histoire  Universelle,  éd. 
désavouée,  2  vol.,  1753  ;  t.  III,  authentique,  1754),  éd.  complète 
authentique,  1756.  —  Histoire  de  Russie,  1759,  63. —  Précis  du 
siècle  de  Louis  XV,  1768  (incomplet  1755  et  1763).  —  Uistoiri 
du  Parlement  de  Paris,  1760.  —  A.  Geffroy,  le  Charles  XII  de 
Voltaire  et  le  Charles  XII  de  l'histoire  {Revue  des  Deu.r 
Mondes,  15  nov.  1869).  —  E.  Bourgeois,  Introduction  de  l'éd. 
Hachette  in-16  du  Siècle  de  Louis  XIV.  —  R.  Mahrenholtz, 
Voltaire  a/s  Historiker  (Archiv  de  Herrig,  t.  LX1I).  — M  inslow, 
Pierre  le  Grand  dans  la  littérature  étrangère,  1872  (cf.  Ben- 
gesco.I,  398-403).  —  Langlois,  Manuel  de  Bibliographie  histo- 
rique, p.  317-318. 


des  dissertations  critiques.  Il  n'avait  pas  eu  de  grand 
historien,  Bossuet  excepté,  qui  se  souciât  d'unir 
l'exactitude  au  talent  littéraire.  Tillemont,  Corde- 
moy,  Fleury,  avaient  fait  de  solides,  d'honnêtes  tra- 
vaux sans  éclat.  Les  beaux  esprits  donnaient  de 
l'éloquence,  des  harangues  pompeuses,  des  portraits 
élégants,  des  pensées  fines  ou  graves  :  ils  ne  négli- 
geaient que  l'essentiel.  L'histoire  de  France  surtout 
était  la  proie  des  rhéteurs  serviles.  La  peur  de  la 
Bastille,  l'espoir  des  pensions  étaient  aux  historiens 
le  goût  de  la  vérité.  Un  esprit  indépendant,  comme 
Mézeray,  se  jetait,  sans  plus  rigoureuse  information, 
dans  la  malignité  satirique  :  on  appelait  cela  liberté. 
Vertot  et  Saint-Béal  poussaient  l'histoire  au  roman, 
et  la  frontière  des  deux  genres  était  si  mal  tracée, 
que  le  P.  Lelong  inscrivait  à  côté  des  savants" 
Duchesne  et  Labbe,  parmi  les  historiens  modernes 
de  la  France,  l'inventeur  des  Mémoires  de  d'Arta- 
gnan,  Courtilz  de  Sandras. 

On  savait  que  le  public  tenait  par-dessus  tout  à 
l'agrément.  Au  dire  de  Mézeray,  l'exactitude  ne 
pouvait  le  servir  qu'auprès  de  bien  peu  de  gens, 
l'aurait  desservi  auprès  des  autres  peut-être,  et  sans 
doute  ne  lui  aurait  pas  mérité  d'éloges  proportionnés 
à  ce  surcroît  de  peine.  Aussi  s'en  était-il  dispensé. 

On  a  vu  un  homme  chargé  du  soin  d'écrire  l'histoire  de 
France,  qui,  après  avoir  déjà  composé  tout  ce  qui  regarde  la 
première  race,  demandait  ce  que  c'était  que  Duchesne;  il 
n'avait  pas  seulement  ouï  parler  de  cet  auteur,  ni  de  tous  les 
écrivains  dont  Duchesne  a  ramassé  les  ouvrages.  Imaginez- 
vous  où  il  pouvait  prendre  son  histoire,  ne  sachant  pas  que 
l'on  dût  lire  les  seuls  auteurs  qui  la  fournissent1. 

1.  P.  de  Villiers,  Entretiens  sur  les  contes  de  fées,  1699,  p.  CO. 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  109 

A  la  fin  du  xvil*  siècle,  au  début  du  xvme,  on 
commence  à  se  faire  des  idées  plus  justes.  On  cesse 
de  s'en  tenir  aux  lieux  communs  pris  de  Cicéron  et 
de  Lucien  sur  le  devoir  de  l'historien.  Bayle1,  le 
P.Daniel,  Fénelon,  Lenglet-Dufresnoy2 aperçoivent, 
et  font  entrevoir  au  public  quelques-unes  des  condi- 
tions nécessaires  du  travail  bistorique.  Les  mondes 
jusque-là  sans  communication  des  érudits  et  des  J 
littérateurs  se  rapprochent  par  l'Académie  des 
Inscriptions,  par  la  vie  de  salon,  par  les  cafés. 

Cependant  la  pratique  reste  bien  en  arrière  de  la 
théorie.  Rapin  de  Thovras  écrit  sur  les  sources,  avec 
une  critique  éveillée,  l'histoire  d'Angleterre  :  on 
l'en  estime.  Mais  le  grand,  l'éclatant  succès  va  au 
candide  Rollin,  au  compilateur  sans  critique  de  l'his- 
toire ancienne.  Ceux  qui  font  la  théorie  sont  les  pre- 
miers à  ne  pas  l'appliquer.  Lenglet-Dufresnoy  a  des 
crédulités  puériles  et  des  certitudes  extravagantes. 
Le  P.  Daniel,  qui  a  fait  une  si  belle  Préface,  quand  on 
lui  montre  «  onze  ou  douze  cents  volumes  de  pièces 
originales  et  manuscrites  qui  se  trouvent  à  la  Biblio- 
thèque du  Roi  »,  passe  «  une  heure  à  les  parcourir, 
et  dit  qu'il  était  fort  content.  C'est  tout  l'usage  qu'il 
a  fait  de  cet  immense  recueil  ».  Ensuite  il  confie  au 
P.  Tournemine  «  que  toutes  ces  pièces  étaient  des 
paperasses  inutiles  dont  il  n'avait  pas  besoin  pour 
écrire  son  histoire3  ». 


1.  Bayle,  Dtct.   crit.,  articles  GoifCiNI,  Abimélech,  Elisa- 
beth, etc. 

2.  Met/iode  pour  étudier  l'histoire,  1713  et  1729. 

3.  Lenglet-Dufresnoy, Méthode,  IV,  4",  Supplément,  2*  part., 
p.  159. 


110  VOLTAIRE. 

Les  bienséances  mondaines  emmaillottent  1  his- 
toire comme  tous  les  genres.  Le  discret  président 
Hénault  objecte  au  libre  jugement  de  Voltaire  sur  un 
prince  :  «  Gela  peut  se  dire  au  coin  du  feu,  mais  ne 
s'écrit  pas1  ».  Et  toujours  les  pouvoirs  spirituel  et 
temporel  guettent  l'historien  :  même  Hénault,  poar 
n'être  pas  tracassé,  est  obligé  de  «  supprimer  plus 
des  trois  quarts  »  de  son  livre,  «  c'est-à-dire  ce  qu  il 
y  a  de  plus  curieux2».  Et  pour  accorder  adroite- 
ment sa  conscience  avec  son  repos,  il  ne  condamne 
la  Saint-Barthélémy  que  par  une  citation  de  l'arche- 
vêque Péréfixe. 

Voltaire  venait  donc  au  moment  où  l'on  commen- 
çait à  attacher  du  prix  à  la  vérité,  à  la  critique,  à 
l'indépendance  dans  l'histoire,  mais  où  ces  qualités 
n'étaient  pas  encore  communes.  Il  y  avait  de  l'origi- 
nalité à  les  rechercher,  et  l'on  pouvait  déjà  espérer 
d'être  payé  de  sa  peine  par  le  public. 

L' Histoire  de  Charles  XII  fut  le  début  de  Voltaire 
(1731).  Choisissant  l'histoire  moderne  comme  plus 
intéressante  et  plus  utile  pour  les  hommes  de  son 
temps,  et  dans  les  temps  modernes  un  sujet  rempli 
d'aventures  et  de  caractères  extraordinaires,  ayant 
relu  Quinte  Curce 3,  mais  rejetant  l'appareil  classique 
des  harangues  et  des  portraits,  citant  ou  analysant 
des  propos  réels,  des  lettres  authentiques,  peignant 
les  événements  et  les  hommes  par  de  petits  faits,  par 
des  circonstances  exactes,  contrôlant  les  anecdotes, 
les  filtrant  de  tous  les  détails  crus  ou  vulgaires,  il  fit 

1.  Lion,  le  Président  Hénault,  p.  68. 
9-.  Ibid.,  269. 
3.  XXXIII,  193. 


VOLTAIHE    HISTORIEN.  111 

un  récit  rapide,  dégagé,  vivant,  d'une  couleur  élé- 
gante et  fine,  qui  avait  l'intérêt  d'un  roman.  Tout  le 
monde  le  sentit  et  les  critiques  de  s'écrier  que  ce 
n'était  qu'un  roman1.  Nous  savons  aujourd'hui  que 
c'était  mieux.  Admirablement  informé  pour  le  temps, 
ayant  consulté  tous  les  documents  et  tous  les  témoins, 
Voltaire  a  cherché  la  vérité  avec  une  impartiale  liberté . 
S'il  a  tiré  de  la  vie  de  Charles  XII  un  enseignement 
philosophique,  pour  condamner  dans  un  roi  l'amour 
de  la  guerre,  des  conquêtes  et  de  la  gloire,  c'était  la 
leçon  qui  sortait  naturellement  des  faits  :  il  n'y  avait 
pas  besoin  de  les  fausser  pour  l'y  trouver.  Les  rec- 
tifications partielles  de  La  Molraye,  de  Nordberg, 
ou  de  l'ex-grenadier  Popinet2  mettent  en  lumière, 
plutôt  qu'elles  ne  l'infirment,  la  solidité  générale  de 
l'ouvrage.  Seuls  les  historiens  du  xixe  siècle  à  qui 
les  archives  de  Suède  ont  été  ouvertes,  ont  pu 
apporter  au  récit  de  Voltaire  des  corrections  ou  des 
compléments  d'importance.  Par  la  forme  exquise  et 
légère,  ce  bon  travail  d'histoire  s'assortissait  bien 
à  la  nuance  des  chefs-d'œuvre  du  moment,  Zaïre  et 
Manon  Lescaut. 

Le  Siècle  de  Louis  XIV a.  plus  de  portée.  Médité 
dès  1732,  et  peut-être  dès  1729,  commencé  en  1734, 
fort  avancé  en  1738,  suspendu  devant  l'hostilité  du 
gouvernement,  repris  en  1750,  terminé  et  publié  en 
1751  à  Berlin,  retouché  en  1756  et  parvenu  seule- 
ment en  17G8  à  un  état  définitif,  le  Siècle  de  Louis  XIV 
est   une  grande   œuvre    historique    qui   garde  une 

1.  Voltairomanie,  p.  6.  —  Poème  en  prose,  disait  l'abbé  de 
Partbenay  (Histoire  de  la  Pologne  sous  Auguste  II,  préface). 

2.  Mercure,  janvier  1746. 


valeur  même  aujourd'hui,  et  dont  les  historiens  pren- 
nent encore  la  peine  de  discuter  les  assertions. 

Un  protestant  français,  homme  d'esprit,  mais 
aventurier,  peu  scrupuleux,  assoiffé  de  bruit  et 
d'argent,  Angliviel  de  La  Beaumelle,  s'empara  de 
l'ouvrage  en  1753  et  le  fit  réimprimer  avec  des 
remarques  parfois  judicieuses  et  utiles,  pour  la  plu- 
part satiriques  et  injurieuses.  Voltaire,  outré  d'être 
à  la  fois  volé  et  diffamé,  riposta  par  un  Supplément 
au  Siècle  de  Louis  XIV.  Ce  fut  le  commencement  de 
ses  démêlés  avec  La  Beaumelle,  où,  comme  toujours, 
il  passa  la  mesure,  et  donna  lieu  au  public  d'oublier 
que  les  premiers  torts  étaient  du  côté  de  son  adver- 
saire. 

La  Beaumelle,  qui  avait  de  l'esprit  et  du  savoir, 
n'a  fait  que  de  menues  retouches  au  Siècle  de 
Louis  XIV.  Hénault  n'a  pas  pu  davantage.  L'ouvrage 
était  solide  :  personne  au  xvme  siècle  n'était  de 
force  à  l'entamer.  Voltaire  avait  été  très  bien  pré- 
paré à  l'écrire.  Il  avait  vécu  sa  jeunesse  parmi  les 
survivants  du  grand  règne,  au  Temple,  à  Saint-Ange, 
à  Sully,  à  Sceaux,  à  Vaux-Villars,  à  la  Source.  En 
Angleterre,  il  avait  vu  des  acteurs  de  la  guerre  de 
la  succession  d'Espagne,  lord  Peterborough,  lord 
Methuen,  la  veuve  du  duc  de  Marlborough,  sans 
parler  de  Bolingbroke.  Il  eût  pu,  de  toutes  les  con- 
hdences  recueillies,  faire  de  très  intéressants 
Mémoires  des  autres  sur  Louis  XIV.  Il  voulut  faire 
une  histoire. 

Il  reprit  méthodiquement  ses  interrogations,  sui- 
vant toutes  les  pistes,  frappant  à  toutes  les  portes, 
allant  de  la  duchesse  de  Saint-Pierre,  sœur  deTorcy, 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  113 

au  cardinal  Fleury.  Il  lut  tout  ce  qui  s'était  public 
d'histoires  et  de  mémoires,  200  volumes,  nous  dit-il. 
Il  lit  la  chasse  à  l'inédit,  et  il  eut  les  mémoires  de 
Torcv,  de  Dangeau,  de  Villars,  les  papiers  de  Lou- 
vois,  Golbert  et  Desmarets.  Il  eut  même  accès  aux 
archives,  et  dans  le  dépôt  du  Louvre  trouva  de 
curieux  documents  sur  l'affaire  de  la  succession 
d'Espagne. 

Après  sa  première  édition,  il  resta  à  l'affût  de  tout 
ce  qui  paraissait;  il  obtint  du  duc  de  Noailles  les 
manuscrits  de  Louis  XIV.  Il  se  corrigea  ou  se  com- 
pléta, et  même,  si  fort  que  pussent  le  blesser  les  cri- 
tiques, il  en  profita  quand  elles  lui  semblaient  justes. 

Il  a  fait  ainsi  une  œuvre  de  premier  ordre,  aussi 
solide  et  exacte  qu'il  était  possible  de  la  faire  alors, 
d'une  méthode  qui,  si  elle  ne  satisfait  pas  à  toutes 
les  exigences  de  la  science  d'aujourd'hui,  marquait 
un  progrès  véritable  sur  celle  de  ses  devanciers. 
C'est  à  peu  près  la  méthode  du  Port-Royal  et  des 
Lundis  de  Sainte-Beuve  :  une  curiosité  inlassable  et 
fureteuse,  et  la  finesse  littéraire  appliquée  au  dis- 
cernement des  vérités  historiques. 

Rien  de  plus  faux  dans  l'ensemble  que  les  cri- 
tiques du  président  Hénault.  Voltaire,  dit-il,  ne  voii 
que  la  superficie  des  choses.  Voltaire  n'a  pas  le  ton 
sérieux  de  l'histoire.  Voltaire  diffame  sa  patrie,  il 
en  veut  aux  grands  hommes  de  la  France  !. 

Voltaire  a  mis  très  intelligemment  en  lumière  les 
grands  problèmes  de  son  sujet  :  la  succession 
d'Espagne,  la    révocation    de   l'édit  de  Nantes,  les 

i.  Lion,   le  ['résident  Ilenaidt,  p.  67  et  suiv. 

'  O.  U  idiro.  8 


114  VOLTAIRE. 

caractères  et  les  rôles  des  grands  acteurs,  Colbert, 
Mme  de  Maintenon,  le  roi.  Il  les  a  étudiés  sérieuse- 
ment. Les  épigrammes  du  style  ne  doivent  pas  nous 
dérober  la  modération  sérieuse  des  jugements.  Si 
l'on  excepte  les  affaires  religieuses,  c'est  par  opti- 
misme plutôt  que  par  satire  que  Voltaire,  une  fois 
en  sa  vie,  a  péché.  S'il  n'a  pas  cru  au  désintéres- 
sement de  Turenne  dans  sa  conversion,  est-ce 
malignité,  ou  vérité?  Indulgent  aux  maîtresses  et  aux 
favoris  du  roi,  il  lui  a  fait,  tout  pesé,  la  part  plutôt 
belle  dans  les  splendeurs  de  son  règne.  Il  a  le  pre- 
mier vu  Mme  de  Maintenon  dans  son  vrai  caractère, 
et  marqué  l'importance  de  Colbert  qui  n'était  pas 
en  faveur  auprès  de  ses  contemporains.  Il  a  été 
modéré  sur  la  Révocation  jusqu'à  mécontenter  les 
protestants,  indiquant  l'injustice,  la  cruauté,  les 
désastreuses  conséquences  de  cette  mesure  intolé- 
rante, mais  condamnant  la  révolte  des  Cévennes  au 
nom  de  l'ordre  public  et  par  dégoût  des  illuminés. 

Très  librement  pensé,  tout  son  livre  n'est  pour- 
tant qu'une  glorification  de  l'esprit  français,  de  la 
civilisation  française  du  xvne  siècle,  et  du  roi  qui  en 
a  été  la  splendide  expression  :  le  philosophe  qui 
hait  la  guerre  a  bien  de  la  peine  à  ne  pas  se  laisser 
parfois  éblouir  par  la  grandeur  militaire  et  les  con- 
quêtes de  la  France  polie. 

Depuis  Gibbon,  pas  un  critique  n'a  omis  de  blâmer 
le  plan  du  livre,  qui  morcelle  le  sujet,  et  détruit  la 
liaison  des  faits.  On  lit  Malplaquet  et  les  derniers 
jours  sombres  du  vieux  roi  avant  d'avoir  assisté  aux 
Plaisirs deVile enchantée.  On  entre  dans  la  guerre  de 
Hollande  avant  d'avoir  su  les  tarifs  de  Colbert,  et 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  115 

l'on  voit  le  pape  ligué  avec  les  puissances  protes- 
tantes avant  d'avoir  entendu  parler  de  la  régale.  Mais 
ce  morcellement  correspond  à  la  forme  analytique 
de  l'esprit  voltairien,  et  à  l'enchaînement  de  ses 
idées. 

Tandis  que  vers  1730  l'opinion  n'était  pas  favo- 
rable à  Louis  XIV,  contre  lequel  se  réunissaient  les 
rancunes  des  grands  écartés  du  pouvoir  et  les  anti- 
pathies des  philosophes  révoltés  du  despotisme, 
Voltaire,  homme  d'esprit  et  poète  alors  avant  tout, 
voyait  dans  ce  long  règne  le  prodigieux  développe- 
ment de  l'intelligence,  les  chefs-d'œuvre  des  arts  et 
des  lettres,  la  France  manquant,  il  est  vrai,  la  monar- 
chie universelle,  mais  établissant  sur  toute  l'Europe 
la  domination  de  sa  langue,  de  sa  politesse,  de  sa  cul- 
ture, de  ses  grands  écrivains.  De  là,  l'enthousiasme 
dont  sortit  le  premier  dessein,  tout  français  et  clas- 
sique, du  Siècle  de  Louis  XIV.  Il  s'y  joignit  une 
arrière-pensée  :  quel  contraste  entre  la  cour  où  l'on 
voyait  à  la  fois  Condé,  Colbert  et  Racine  ',  et  celle  ou 
il  n'y  a  plus  de  Condé,  ni  de  Colbert,  et  on  Voltaire 
n'est  pas  !  Une  leçon  au  gouvernement  de  Louis  XV 
devait  sortir  de  l'histoire  de  Louis  XIV. 

Elle  s'étagea  en  plans  successifs  :  après  le  portique 
grandiose  des  victoires  et  des  conquêtes,  la  per- 
sonne du  roi,  les  mœurs  et  la  vie  de  cour,  la  poli- 
tesse noble,  puis  le  gouvernement  intérieur  et  les 
institutions  utiles,  puis  les  affaires  ecclésiastiques, 
enfin  au  fond  de  la  scène  le  merveilleux  décor  des 
arts,    des    lettres    et   des    sciences,    caractéristique 

1.  XXXII,  493. 


116  VOLTAIRE. 

supérieure  de  la  civilisation  française  du  xvne  siècle, 
e*  la  vraie  gloire  du  grand  roi.  Le  Siècle  se  dispo- 
sait ainsi  en  apothéose  de  l'esprit. 

Entre  1738  et  1742  l'ordonnance  fut  modifiée.  Les 
affaires  ecclésiastiques  interrompaient  la  progression. 
Elles  furent  rejetées  à  la  fin  :  elles  formèrent  l'envers 
du  beau  règne.  Les  disputes  et  les  persécutions  reli- 
gieuses, superstition  et  fanatisme,  c'est  «  l'histoire 
des  fous  ».  Le  xvne  siècle,  qu'on  ne  peut  surpasser 
dans  la  poésie  et  les  arts,  a  laissé  un  progrès  à 
faire  dans  la  philosophie  au  siècle  de  Louis  XV  et  de 
Frédéric  IL  Ainsi  s'expliquent  le  ton  sarcastique  du 
récit  des  affaires  religieuses,  et  ce  chapitre  final  des 
cérémonies  chinoises,  qui  ne  surprend  plus  quand 
ou  y  voit  le  symbole  de  la  raison  chassant  le  fana- 
tisme. 

Glorification  donc  de  l'intelligence  humaine,  déri- 
sion de  la  sottise  humaine,  voilà  les  deux  idées  sous 
lesquelles  se  rangent  tous  les  faits  du  xvne  siècle. 
Elles  supposent  une  idée  plus  large,  moins  partiale, 
plus  historique  :  celle  de  faire  l'histoire  du  siècle,  et 
non  celle  du  roi1.  Idée  à  peine  entrevue  en  théorie 
par  Fénelon,  totalement  négligée  en  pratique  par 
tous  les  historiens,  par  Bossuet  comme  par  Daniel. 
Voltaire  est  le  premier  historien  de  la  civilisation. 
Ce  n'est  pas  chez  lui  un  point  de  vue  fortuit  et 
secondaire,  il  se  lie  aux  plus  profonds  sentiments  de 
sa  nature,  à  sa  philosophie  du  bonheur. 

...  11  ne  reste  plus  rie»  que  le  nom  de  ceux  qui  ont  conduit 
des  bataillons  et  des  escadrons,  il  ne  revient  rien  au  genre 
humain   de  cent  batailles  données,  mais   les    grands  hommes 

1.  XIV,  155.  XV,  105.  XXXIII,  483,  492,506.  XXXV,  4i4,  etc. 


VOLTAIRE    IirSTOlUEX.  ?17 

donl  je  vous  parle  ont  préparé  des  plaisirs  purs  et  durables 
mmes  qui  ne  sont  poinl  encore  nés.  Une  écluse  du 
canal  qui  joinl  l<-s  Jeux  mers,  un  tableau  du  Poussin,  une 
belle  tragédie,  une  vérité  découverte,  sont  des  choses  mille 
fois  plus  précieuses  que  toutes  1rs  annales  de  la  cour,  que 
toutes  les  relations  de  campagne.  Vous  savez  que  chez  moi  ies 
grands  hommes  sont  les  premiers,  et  les  héros  les  déri  iers. 
J'appelle  grands  hommes  tous  ceux  qui  ont  excellé  dans  l'utile 
ou.  dans  l'agréable.  Les  saccageurs  de  province  ne  sont  que 
héros  I. 

(  :  est  donc  le  mouvement  de  la  civilisation,  la  dif- 
fusion de  la  raison,  mais  de  la  raison  appliquée  au 
bien  rire,  que  Voltaire  a  voulu  peindre.  El  voilà  par 
où  il  a  cru  faire  œuvre  à  la  fois  de  bon  citoyen  et 
de  bon  cosmopolite. 

Mais  il  était  impossible  de  peindre  la  marche 
de  l'humanité  sans  se  prononcer  sur  la  force  qui 
donne  l'impulsion  :  autre  dessein  qui  croise  les 
autres,  autre  série  de  rapports  à  dégager.  Depuis 
1  500  ans,  la  conception  Providentielle  de  l'histoire 
dominait  les  esprits  :  elle  avaittrouvé  son  expression 
éclatante  dans  le  Discours  sur  l'histoire  universelle. 

Voltaire  élimine  de  l'histoire  la  prudence  divine. 
Les  événements  sont  le  produit  nécessaire  des  lois 
universelles.  Des  chocs  et  des  coïncidences  qu'on 
ne  peut  prévoir  —  on  les  appelle  hasard  —  déter- 
minent les  destinées  des  peuples.  Un  verre  d'eau 
sur  une  robe,  et  voilà  Marlborough  en  disgrâce,  la 
paix  rétablie  entre  l'Angleterre  et  la  France.  Un 
curé  et  un  conseiller  dirigent  un  jour  leur  pro- 
menade vers  Denain,  et  voilà  la  voie  de  la  victoire 
découverte  à  Villars.  D'heureuses  réussites  adaptent 

1.  XXXIII,  506. 


VOLTAIRE. 


à  certains  pays,  à  certaines  époques,  des  moteurs 
puissants  qui  accomplissent  un  énorme  travail  de 
civilisation  :  ce  sont  les  grands  hommes.  Et  quand 
le  gi^and  homme  a  la  chance  de  détenir  la  souveraine 
autorité,  son  action,  son  rendement,  si  je  puis  dire, 
est  immense.  Cette  chance  suprême  s'est  rencontrée 
quatre  fois  en  Occident,  depuis  les  commencements 
de  l'histoire  :  d'où  les  quatre  grands  siècles,  de  Phi- 
lippe et  Alexandre,  de  César  et  Auguste,  des 
Médicis,  de  Louis  XIV.  Ainsi  se  comhinent  dans 
l'esprit  de  Voltaire  les  grands  hommes  et  le  hasard 
pour  faire  la  fonction  motrice  que  Bossuet  confiait 
à  la  Providence. 

La  couleur  du  Siècle  de  Louis  XIV  tient  à  cette 
multiplicité  de  points  de  vue  qui,  par  les  jours  variés 
dont  elle  éclairait  les  faits,  mettait  en  joie  l'intelli- 
gence alerte  du  xvme  siècle.  Elle  tient  aussi  à  l'art 
qui  en  a  réalisé  l'exposition. 

Voltaire  a,  comme  toujours,  voulu  être  clair,  court, 
dégagé;  il  a  simplifié,  débrouillé,  allégé.  Il  a  voulu 
que  son  récit  eût  l'intérêt  d'une  tragédie  :  il  y  a 
réussi  dans  l'histoire  des  traités  et  des  guerres,  où  la 
chronologie  enchaîne  les  événements.  On  suit  l'as- 
cension, puis  la  descente  du  soleil  royal,  depuis  son 
lever  éblouissant  jusqu'aux  lueurs  sanglantes  de  son 
coucher.  L'entrée  en  scène  de  Louis  XIV  est  pré- 
parée par  une  introduction  qui  mesure  strictement 
la  justice  à  Louis  XIII  et  Richelieu.  Alors  paraît  le 
jeune  roi  qui,  en  quelques  années,  redresse  la  France 
et  la  porte  au-dessus  de  tous  les  Etats  européens. 
Puis  on  voit  tout  converger  vers  l'invasion  de  la 
Hollande.  Un  mouvement  allègre  porte  Louis  XIV 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  119 

jusqu'à  Utrecht.  Ici  se  place  la  péripétie.  Quatre 
cavaliers  sont  entrés  à  Muyden  où  sont  les  écluses, 
et  n'y  sont  pas  restés  :  ils  ont  failli  faire  réussir,  et 
ils  ont  ruiné,  sans  y  penser,  le  dessein  de  domi- 
nation universelle.  Sur  ce  petit  incident,  tout  le 
drame  revire.  A  Nimègue,  c'est  l'arrêt,  à  Ryswick, 
c'est  l'échec  de  la  grandeur  de  Louis  XIV,  et  la  paix 
d'Utrecht  n'est  une  délivrance  pour  le  lecteur  que 
parce  qu'il  attendait  avec  angoisse  la  subversion 
totale  de  la  France. 

Point  de  portraits  :  la  vie  est  mobile  et  ne  se  fixe 
pas.  La  physionomie  de  Louis  XIV  est  à  toutes  les 
pages  du  livre,  diversement  éclairée,  changeante  et 
multiple1.  Point  de  harangues.  Des  réflexions,  qui 
sont  la  marque  du  philosophe.  L'esprit  réagit  contre 
sa  matière  par  toute  sorte  de  remarques,  de  criti- 
ques et  d'épigrammes 2.  Il  ne  faut  pas  s'imaginer 
que  ce  pétillement  perpétuel  de  réflexions  ne  consiste 
qu'à  dauber  les  prêtres  et  médire  des  grands.  Sans 
doute  les  grands  partis  pris  de  la  philosophie  vol- 
tairienne  paraissent  partout  :  irréligion,  amour  de  la 
paix,  tolérance,  goût  du  luxe,  orgueil  bourgeois, 
idée  du  bien  public,  cosmopolitisme,  passion  des 
lettres;  mais,  de  plus,  quelle  variété  d'idées  !  discus- 
sions rapides  des  mobiles  des  individus  et  des 
foules,  doutes  sur  les  désintéressements  parfaits 
comme  sur  les  scélératesses  extrêmes,  analyses 
lucides  des  éléments  de  succès  ou  de  faiblesse, 
remarques    sur  la   baïonnette    et  sur   le    fusil   des 

1.  XV,  123. 

2.  Voyez  dans  ce  qu'on  a  appelé  le  Sottisier  (t.  XXXII)  com- 
ment Voltaire  est  excité  par  les  documents. 


120  VOLTAIRE. 

guerres  de  Louis  XIV,  etc.  :  c'est  un  exercice  inces- 
sant de  la  raison  qui  a  besoin  de  voir  clair  en  tout. 
Tout  fait  s'accompagne  de  la  note  qui  l'éclairé  et 
le  classe. 

Augustin  Thierry,  historien  romantique,  con- 
damne cette  méthode1.  Elle  enchantait  le  lecteur 
européen  du  xvme  siècle  qui  avant  tout  voulait 
comprendre. 

Ce  n'est  pas  que  Voltaire  n'ait  pas  de  couleur,  ne 
fasse  pas  voir.  Il  aime  le  détail  particulier,  le  chiffre 
précis ,  le  petit  fait  qui  peint.  Gréqui,  à  Trêves, 
devant  sa  garnison  soulevée  et  qui  veut  capituler, 
s'enfuit  «  dans  une  église  ».  Marsin,  au  siège  de 
Turin,  dans  le  conseil  de  guerre,  «  tire  de  sa  poche  » 
la  lettre  du  roi.  La  Vallière  échange  la  cour  —  il 
ne  dit  pas  pour  le  couvent  —  mais  pour  «  le  cilice, 
pieds  nus,  jeûner,  la  nuit  au  chœur,  chanter  en 
latin  ».  Voici  le  courtisan  du  grand  roi  : 

On  portait  alors  des  casaques  par-dessus  un  pourpoint 
orné  de  rubans,  et  sur  cette  casaque  passait  un  baudrier 
auquel  pendait  l'épée.  On  avait  une  espèce  de  rabat  à  den- 
telles, et  un  chapeau  orné  de  deux  rangs  de  plumes  2. 

Voltaire  a  senti  la  pompe  théâtrale  du  règne,  dans 
les  fêtes,  les  carrousels,  la  maison  du  roi,  le  voyage 
en  Flandre.  Il  l'a  rendue  selon  le  goût  de  son  temps, 
comme  Coypel,  non  pas  comme  van  der  Meulen. 
Cependant  il  est  vrai  qu'il  se  refuse  de  la  couleur. 
Il  sait  que  Colbert  avait  «  les  sourcils  épais  et  joints, 
la  physionomie  rude  et  basse,  l'abord  glaçant  »,  mais 


1.  Lettre  V  sur  l'Hist.  de  France. 

2.  Chap.  xxv. 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  121 

il  s'en  soucie  fort  peu,  comme  de  «  la  manière  dont  il 
mettait  son  rabat  »,  et  de  «  l'air  bourgeois  que  La 
roi  disait  qu'il  avait  conservé  à  la  cour  ».  La 
noblesse  de  l'histoire  se  refuse  ces  détails.  Toutes 
les  vulgarités  sont  écartées  ou  voilées  par  le  ton  de 
la  bonne  compagnie. 

Surtout  Voltaire  ne  veut  pas  du  pittoresque 
auquel  nulle  idée  ne  s'attache.  Peindre  est  pour  lui 
une  manière  d'expliquer.  Il  ne  parle  à  l'imagination 
que  pour  donner  à  penser.  Les  menus  détails,  les 
anecdotes  piquantes,  tout  le  concret  n'est  que 
symbole.  Par  la  sensation  il  tend  à  l'idée,  et  il  ne 
veut  apporter  au  lecteur  que  des  sensations  choi- 
sies, dégrossies,  qui  conduisent  sans  peine  le 
lecteur  aux  rapports  instructifs.  La  claire  et  fine 
couleur  du  Siècle  de  Louis  XI V  est  tout  intellec- 
tuelle. 

Hors  les  malveillants  que  rien  ne  désarmait,  il  n'y 
eut  qu'une  voix  sur  un  ouvrage  qui  répondait  en  per- 
fection à  la  structure  mentale  de  l'époque.  Mme  de 
Graffigny,  Frédéric,  le  marquis  d'Argenson,  admirè- 
rent avec  enthousiasme,  et  lord  Chesterfield  exprima 
le  sentiment  public  quand  il  disait  : 

«  C'est  l'histoire  de  l'esprit  humain  écrite  par  un  homme 
de  génie  pour  l'usage  des  gens  d'esprit1.  » 

Une  impression  pareille,  et  plus  forte  encore, 
fut  produite  par  l'Essai  sur  les  mœurs  et  Vesprii  des 
nations. 

En  1740,  lorsqu'il  renonça  à  achever  en  France 
son  Siècle  de  Louis  XIV,  Voltaire  se  mit  à  faire  un 

1.  Desnoiresterres,  IV,  211, 


abrégé  d'histoire  générale  pour  Mme  du  Châtelet 
que  la  puérilité,  la  prolixité  des  auteurs,  leur  défaut 
d'esprit  philosophique  dégoûtaient   de   l'étude    du 


Il  ne  manquait  pas  d'Annales  mundi,  à' Historiée 
ab  origine  mundi  on  ab  ortu  imperiorum,  ni  d'Histoires 
du  monde  ou  Histoires  universelles ,  en  latin  ou  en 
français,  étendues  en  in-folios  ou  resserrées 
en  in-douze,  sèchement  érudites  ou  élégamment 
inexactes.  Il  n'y  en  avait  pas  une  qui  regardât  au  delà 
des  faits  politiques  et  militaires. 

La  seule  dont  la  valeur  littéraire  fût  supérieure 
était  l'ouvrage  de  Bossuet.  Mais  l'histoire  y  était 
soumise  au  dogme  catholique  de  telle  façon  qu'il 
perdait  son  autorité  et  son  utilité  pour  les  esprits 
indépendants.  Voltaire  ne  voulut  pas  refaire  Bossuet  : 
l'histoire  ancienne  ne  l'intéressait  guère;  mais  il  se 
proposa  de  le  continuer,  moins  médiocrement  que 
n'avaient  fait  La  Barre,  l'anonyme,  ou  Massuet,  et, 
en  le  continuant,  de  détruire  et  remplacer  sa  philo- 
sophie de  l'histoire.  Il  partit  de  Gharlemagne  pour 
descendre  jusqu'à  Louis  XIV. 

Il  se  jeta  dans  le  travail  avec  sa  fougue  coutu- 
mière.  Le  Mercure,  en  1745-1746,  publia  des  frag- 
ments de  la  nouvelle  «  histoire  de  l'esprit  humain  », 
et  en  1750-1751  1'  «  histoire  des  croisades  ».  En  1753 
Jean  Neaulme  imprima  à  La  Haye  V Abrégé  de  l'His- 
toire universelle  depuis  Charlemagne  jusqu'à  Charles- 
Quint  :  deux  volumes  contre  lesquels  protesta 
l'auteur  dans  ses  lettres,  dans  les  journaux,  et  par- 

1.  XXIV,  il,  543. 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  123 

devant  deux  notaires.  Il  publia  lui-même  le  troisième 
volume  pour  établir  authentiquement  quels  étaient  le 
ton  et  l'esprit  de  son  ouvrage.  En  1756,  il  donna  un 
texte  complet  chez  les  Cramer  à  Genève,  sous  le 
titre  d'Essai  sur  V histoire  générale  et  sur  les  mœurs  et 
l'esprit  des  nations  depuis  Charlemagne  jusqu'à  nos 
jours  :  il  y  soudait  à  l'histoire  générale  son 
Louis  XIV  et  des  chapitres  sur  Louis  XV.  Le  texte 
définitif  sera  celui  de  1769,  où  paraîtra  le  titre  sim- 
plifié :  Essai  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations  : 
l'histoire  générale,  abstraction  faite  de  Louis  XIV 
et  Louis  XV,  y  passera  de  144  à  197  chapitres.  En 
même  temps  l'ouvrage  recevra  le  portique  qui  lui 
convient  :  la  Philosophie  de  l'histoire  par  feu 
M.  l'abbé  Bazin,  imprimée  en  1765,  en  deviendra 
le  discours  préliminaire;  de  cette  façon,  une  vue 
rapide  des  origines  de  la  civilisation  et  des  grands 
peuples  de  l'antiquité  introduira  le  lecteur  à  Char- 
lemagne et  au  moyen  âge.  On  embrassera  ainsi  tout 
le  développement  humain. 

On  peut  bien  croire  qu'un  pareil  travail  qui  pré- 
sente au  lecteur  huit  siècles  et  demi  et  tous  les  peu- 
ples, n'a  pas  été  fait  sur  les  sources.  C'est  une  compi- 
lation. On  voudrait  savoir  de  quels  instruments  Vol- 
taire s'est  servi.  A  défaut  d'un  travail  complet  qui 
nous  renseignerait  sûrement,  j'ai  fait  quelques  son- 
dages. Il  a  tiré  ses  deux  chapitres  sur  Mahomet 
presque  exclusivement  de  Gagnier  et  de  Sale  : 
deux  bonnes  autorités.  Pour  la  Chine,  du  Halde. 
Pour  l'histoire  ecclésiastique  et  pour  l'histoire  des 
croisades,  son  guide  est  l'excellent  Fleury;  pour 
l'histoire  d'Angleterre    et    pour    Jeanne  d'Arc,   le 


124  VOLTAIRE. 

solide  Rapin  de  Thoyras.  Ce  sont  là  de  bons  garants. 
Il  est  vrai  que,  pour  Henri  IV,  il  ne  va  guère  au  delà 
de  Mézeray.  Quelquefois,  pourtant,  il  semble  qu'il 
soit  remonté  aux  documents  dont  ses  auteurs  lui 
donnaient  les  références,  pour  y  cueillir  quelque 
détail  caractéristique;  il  a  été  amateur  aussi  de 
pièces  curieuses  et  peu  connues. 

Il  paraît  en  somme  avoir  bien  fait  son  métier  de 
vulgarisateur.  Daunou,  les  auteurs  de  l'Art  de 
vérifier  les  dates,  Robertson  louent  son  exactitude. 
Elle  a  été  pourtant  fort  attaquée.  Nonnotte  a  fait 
deux  volumes  des  Erreurs  de  Voltaire:  erreurs  histo- 
riques, erreurs  dogmatiques.  Voltaire  lui  a  mal 
répondu  :  il  eût  mieux  fait  de  laisser  son  Essai 
répondre  pour  lui.  Car  Nonnotte  ne  l'a  pas  entamé. 
Sans  doute  il  a  fait  des  rectifications  de  détail  :  les 
erreurs,  les  inadvertances  étaient  inévitables,  dans 
un  si  vaste  travail,  surtout  avec  la  méthode  rapide  et 
un  peu  étourdie  de  Voltaire.  Mais  très  souvent  c'est 
Nonnotte  qui  se  trompe,  qui  chicane,  qui  altère  les 
textes.  Voltaire  a-t-il  tort  de  trouver  «  très  sus- 
pecte »  la  légende  de  Florinde  et  du  roi  Rodrigue? 
Nonnotte  dénonce  comme  mensonges  des  faits  bien 
établis,  qui  font  tort  aux  rois  ou  à  l'Église;  il  tient 
pour  vérités  historiques  tout  ce  que  la  haine  reli- 
gieuse a  imputé  aux  protestants  et  aux  hérétiques, 
il  appelle  sans  cesse  erreurs  historiques  ce  qui  con- 
tredit son  dogme  et  les  passions  qu'il  annexe  à  son 
dogme.  Il  a  de  l'érudition,  mais  aucune  critique. 
Voltaire  est  infiniment  plus  près  que  lui  de  la  vraie 
histoire. 

La  philosophie  de  l'Essai  sur  les  mœurs  consiste 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  125 

essentiellement  dans  trois  idées,  dont  deux  nous 
sont  connues  déjà  par  le  Siècle  de  Louis  XIV  :  c'est 
d'abord  celle  de  faire  l'histoire  de  l'esprit  humain, 
de  la  civilisation,  non  pas  seulement  des  rois  ;  ensuite, 
celle  de  raconter  les  révolutions  du  commerce,  des 
mœurs  et  des  arts,  et  non  seulement  les  guerres  et 
les  traités.  La  troisième  est  de  faire  l'histoire  du 
monde,  et  non  de  l'Europe  seule.  Chevreau  etPuffen- 
dorf  avaient  déjà  fait  place  à  l'Afrique,  à  l'Amé- 
rique, à  l'Inde,  à  la  Chine  dans  leurs  histoires  uni- 
verselles :  mais  ce  n'était  chez  eux  qu'une  exactitude 
matérielle;  ils  racontaient  toutes  les  nations  qu'ils 
rencontraient  sur  la  mappemonde.  Voltaire  obéit  à 
une  idée  philosophique.  C'est  mutiler  l'histoire  que 
de  la  réduire  à  la  civilisation  occidentale  et  à  ses 
origines  gréco-juives.  Très  loin,  dans  le  brouillard 
de  la  préhistoire,  on  n'aperçoit  encore  ni  Romains, 
ni  Grecs,  ni  Juifs,  ni  Egyptiens  même,  mais  déjà  les 
Chaldéens,  les  Chinois,  les  Hindous.  Le  monde  a 
une  histoire,  des.  histoires,  av&nt  l'Histoire  Sainte  : 
quelle  joie  de  faire  coup  double,  et  d'atteindre  une 
vérité  en  blessant  la  religion! 

Depuis  la  Renaissance  et  les  grandes  découvertes 
maritimes,  l'historien  ni  le  politique  ne  peuvent 
borner  leur  vue  à  l'Europe.  Toutes  les  nations  sout 
solidaires,  et  liées  par  le  commerce1.  En  buvant  du 
café  d'Arabie  dans  une  tasse  de  Chine,  Voltaire  voit 
s'agrandir  son  horizon  historique. 

Ces  trois  idées  construisent  le  cadre  et  comman- 
dent le  développement  de  Y  Essai.  Voltaire  commence 

1.  XI,  158;  XXIV,  28. 


par  TOrient  et  finit  par  l'Orient.  De  197  chapitres, 
il  en  donne  90  aux  tableaux  des  mœurs,  des  institu- 
tions, des  arts,  de  l'esprit  des  peuples  et  des  épo- 
ques :  dans  ceux  même  où  domine  la  narration  des 
guerres  et  de  l'histoire  politique,  il  choisit  encore  les 
faits  les  plus  significatifs  d'états  de  civilisation. 

Je  voudrais  découvrir,  écrit-il  quelque  part,  quelle  était 
alors  la  société  des  hommes,  comment  on  vivait  dans  l'inté- 
rieur des  familles,  quels  arts  étaient  cultivés,  plutôt  que  de 
répéter  tant  de  malheurs  et  tant  de  combats,  funestes  objets 
de  l'histoire,  et  lieux  communs  de  la  méchanceté  humaine  '. 

Il  s'intéresse  à  la  façon  dont  on  s'habille  au  moyen 
âge,  dont  on  s'éclaire,  on  se  chauffe,  on  travaille, 
au  prix  de  la  viande  et  du  pain  :  à  quel  moment  on  a 
inventé  les  besicles,  les  moulins  à  vent,  la  faïence, 
les  cheminées  :  comment  les  maisons  étaient  cou- 
vertes2. Il  voit  la  barque  des  pirates  normands,  les 
provisions  de  «  bière,  de  biscuit  de  mer,  de  fromage 
et  de  viande  fumée  »  avec  lesquelles  ils  se  mettaient 
en  route3. 

Seuls  les  faits  précis  donnent  une  connaissance 
claire  :  il  aligne  les  détails  caractéristiques,  les 
anecdotes  singulières.  Nous  voici  loin  des  historiens 
qui  ne  distinguaient  pas  les  Francs  de  Clovis  de  la 
cour  de  Louis  XIV  :  celui-ci  saisit  toutes  les  diffé- 
rences des  civilisations  passées  ;  il  les  saisit  avec 
plus  de  vivacité  que  de  sérénité.  Il  se  moque  ou 
s'indigne  de  tant  de  siècles  qui  n'ont  pas  ressemblé 
à  son  siècle. 


1.  XII,  53.  Cf.  XXXIX,  207. 

2.  XI,  275;  XII,  55. 

3.  XI,  3U5. 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  127 

L'idée  cosmopolite,  à  l'arrière -plan  dans  le 
Louis  XIV,  passe  ici  au  premier  plan.  Il  n'y  a  pas  de 
peuple  élu,  pas  de  race  supérieure  :  chaque  société 
à  son  tour  collabore  au  développement  humain. 
L'auteur  se  propose  de  «  rendre  justice  à  toutes  les 
nations  ». 

Excluant  le  point  de  vue  Providentiel,  et  tout 
finalisme,  il  offre  une  conception  rationnelle  de 
l'histoire.  L'humanité  s'est  faite  elle-même,  à  l'aven- 
ture, lentement,  sous  la  pression  des  instincts,  des 
besoins  et  des  circonstances,  qui  pièce  à  pièce  ont 
formé  les  lois,  les  mœurs,  l'industrie,  les  sciences, 
et  jeté  çà  et  là  un  peu  d'aise,  de  justice  et  de  liberté, 
parmi  beaucoup  de  misères  et  de  brutalités.  Dans 
cet  ample  mouvement,  vu  de  haut,  l'effort  de  l'indi- 
vidu disparaît.  Le  grand  homme,  partout  en  scène 
dans  le  Louis  XIV,  cède  ici  la  place  au  hasard,  et  à 
l'insensible  déplacement  des  masses  qui  seul  réalise 
le  progrès  :  on  voit  ici  l'individu  bien  plus  comme 
produit  que  comme  cause1. 

Cependant  l'histoire  voltairienne  est  profondément 
idéaliste.  Sachant  que  la  connaissance  et  le  sentiment 
sont  les  moteurs  du  déterminisme  moral,  il  s'efforce 
de  donner  à  ses  lecteurs  l'image  du  passé  qui  peut 
en  faire  les  ouvriers  de  son  idéal.  Cet  idéal  se  défi- 
nirait bien  une  conception  rationnelle  des  rapports 
humains.  L'expérience  a  révélé  qu'il  y  a  pour  les 
hommes  des  conditions  générales  de  bonheur  ou  de 
malheur  Les  conditions  les  plus  certaines  de  mal- 
heur, parmi  celles  qui  ne  viennent  pas  de  la  nature, 

1.  XII,  66. 


128  VOLTAIIîE. 

mais  de  l'homme,  sont  la  guerre  et  le  fanatisme.  Des 
millions  d'hommes  ont  péri,  depuis  l'aube  de 
l'histoire,  par  l'ambition  des  rois  et  pour  l'absurdité 
des  dogmes.  Le  remède  est  de  désabuser  les  peuples  : 
moins  éblouis  et  moins  "crédules,  c'est-à-dire  plus 
raisonnables,  ils  consentiront  moins  aisément  à  leur 
misère. 

Mais  que  le  progrès  de  la  raison  est  lent!  Le  sang 
de  l'historien  bout  quand  il  voit  le  tissu  d'horreurs 
et  de  sottises  qu'est  l'histoire.  L'impatience  le  saisit. 
11  en  veut  aux  dupes,  aux  victimes  de  ehérir  ou 
d'adorer  leurs  tyrans.  Sa  colère  s'exaspère  quand  il 
regarde  ses  devanciers  :  depuis  le  chroniqueur 
grossier  des  rois  carlovingiens  jusqu'au  jésuite 
discret,  à  l'académicien  poli,  les  voilà  tous,  ou 
presque  tous,  puérils,  menteurs,  serviles,  à  plat 
ventre  devant  la  force,  glorifiant  la  fraude,  le  brigan- 
dage, l'injustice,  incapables  de  poser  un  regard 
d'homme  sur  les  rois  et  sur  les  prêtres  :  tous  ou 
presque  tous  appliqués  à  faire  durer  les  erreurs  qui 
tiennent  l'humanité  sous  le  joug.  Les  yeux  sur  leur 
récit,  il  le  refait  avec  une  ironie  emportée,  étalant 
tous  les  faits  qui  éclairent  «  l'excès  de  l'absurde 
insolence  de  ceux  qui  gouvernaient  les  peuples,  et 
1  excès  de  l'imbécillité  des  gouvernés.  »  A  force  de 
souligner  de  sarcasmes  tous  les  «  crimes  »  des  rois 
et  des  prêtres,  le  public  linira  peut-être  par  com- 
prendre et  vouloir. 

L'Essai  est  donc  une  œuvre  d'ardent  prosélytisme 
humanitaire.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  songe  à  être  juste. 
même  envers  les  rois  et  les  papes1.  Tout  n'a  pas  été 

1.  XI,  309,  343;  XII,  66,  353. 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  12'J 

sauvage  dans  les  plus  sombres  époques.  «  Il  faut 
être  bien  maladroit  pour  calomnier  l'inquisition.  » 
Les  moines  ont  défriché,  étudié,  et  les  cloîtres  ont 
été  dans  des  siècles  barbares  «  une  retraite  assurée 
contre  la  tyrannie  ».  Voltaire  sait  être  pour  les 
Templiers  contre  Philippe  le  Bel  ;  et,  prenant  la  lutte 
du  sacerdoce  et  de  l'empire  comme  111  conducteur 
dans  la  confuse  histoire  du  moyen  âge,  il  sait  voir 
dans  la  papauté  une  force  morale  qui  tient  en  échec 
la  brutalité  militaire. 

Cependant  on  ne  saurait  nier  que  son  impatience 
généreuse,  son  tempérament  explosif  ne  lui  aient 
fait  très  souvent  fausser  l'histoire.  De  son  propre 
point  de  vue  même,  il  devait  être  moins  sévère  à 
cette  pauvre  humanité  destituée  de  secours  divin,  et 
qui,  si  péniblement,  si  douloureusement  s'est  élevée 
de  l'animalité  à  la  raison.  Chaque  parcelle  de  moralité, 
de  justice  et  de  liberté  a  été  une  conquête  de  l'esprit. 
Le  moindre  progrès  devait  prendre  de  là  pour  lui  un 
prix  infini;  et  si  désireux  qu'il  fût  d'exciter  les 
vivants  à  secouer  les  servitudes  séculaires,  il  ne 
devait  pas  prodiguer  le  sarcasme  aux  morts  qui  ont 
eu  plus  de  mérite  à  mettre  dans  leur  barbarie  quel- 
ques principes  de  raison,  que  nous  n'en  avons  actuel- 
lement à  les  développer. 

Il  a  trop  constamment  projeté  dans  le  passé  les 
idées  du  présent  ;  il  n'a  pas  vu  que  l'Eglise,  main- 
tenant force  de  réaction  et  d'oppression,  a  été  pour 
un  temps  une  force  de  progrès  et  de  libération.  Il 
a  «  réhabilité  »  les  empereurs  persécuteurs,  comme 
défenseurs  de  la  société  laïque;  il  a  déguisé  le  mys- 
tique .lulien  en  philosophe  rationaliste.  Il  s'est  fait 

G.  Lakson.  —  Voltaire.  9 


130  VOLTAIRE. 

une  image  flattée  des  musulmans,  des  Chinois,  des 
Hindous,  de  toutes  les  civilisations  qui  n'étaient  pas 
chrétiennes. 

Encore  ne  faut-il  pas  pousser  cette  critique  trop 
loin.  Les  historiens  romantiques  ou  religieux  du 
xixc  siècle  nous  ont  donné  du  moyen  âge  une  image 
idéale,  qui  est  fausse.  Il  y  avait  dans  la  réalité  de 
quoi  justifier  Voltaire  :  l'impartial  et  saisissant  tableau 
de  M.  Luchaire  le  prouve.  Mais  il  faut  surtout  bien 
comprendre  que  si  Voltaire  a  été  trop  sévère  au 
moyen  âge,  ce  n'est  pas  tant  par  irréligion  que  par 
rationalisme.  Son  irréligion  s'est  réjouie  des  idées 
que  son  rationalisme  lui  imposait.  C'étaient  les 
lumières  du  siècle,  et  non  l'esprit  antichrétien,  qui 
condamnaient  le  fanatisme,  la  brutalité,  l'ignorance, 
l'enthousiasme.  Ni  l'abbé  de  Saint-Pierre1  ni  le 
président  Hénault2  n'osent  excuser  les  croisades  : 
on  pensera  que  l'esprit  philosophique  les  a  gâtés. 
Mais  le  dira-t-on  de  l'abbé  Fleury?  Personne  n'a 
plus  nettement  condamné  les  croisades3.  Le  juge- 
ment de  ce  chrétien  raisonnable  sur  le  moyen  âge  ne 
diffère  guère  de  celui  de  Voltaire.  Les  esprits  éclairés 
de  formation  classique,  pieux  ou  impies,  ne  pou- 
vaient être  indulgents  à  ces  siècles  «  grossiers  ». 

Dans  l'état  des  sciences  psychologiques,  on  ne 
pouvait  parler  des  phénomènes  religieux,  des  mira- 
cles, de  Jeanne  d'Arc  et  de  saint  François  d'Assise, 
comme  l'historien  même  incroyant  en  parle  aujour- 
d'hui. Il  n'y  avait  pas  de  milieu  entre  la  crédulité 

1.  Goimiy,  l'abbè  de  Saint-Pierre,  200. 
■1.  Hénault,  éd.  de  1768,  p.  976-979. 

!i.  Disc,  sur  Vhitt.  ecclés.,  269,  et  tout  le  6*  Discours.  —  Cf. 
aussi,  sur  le  moyeu  âge  le  3*  Disc. 


VOLTAIRE    HISTORIEN.  131 

absolue  et  la  négation  absolue.  Il  fallait  choisir  entre 
le  surnaturel  ou  la  fraude.  Montesquieu,  qui  médit 
de  l'histoire  de  Voltaire,  ne  comprend  pas  Jeanne 
d'Arc  autrement  que  Voltaire  '.  L'hypothèse  de  la 
fourberie  pieuse  est,  au  xvme  siècle,  le  point  de  vue 
réellement  le  plus  raisonnable. 

Voltaire  est  en  complet  accord  avec  la  raison  de 
son  temps  :  de  ià  le  succès  de  son  Essai  qui,  de  1753 
à  l'édition  de  Kehl,  fut  réimprimé  au  moins  seize  fois. 
L'abbé  Audra  en  lit  pour  les  collèges  un  abrégé 
expurgé,  où  il  garda  «  les  principes  de  raison  et 
d'humanité  ».  Jusqu'à  la  réaction  catholique  et 
romantique  du  xixc  siècle,  c'est  Voltaire  qui  fournit 
aux  esprits  cultivés  leur  représentation  de  la  marche 
de  la  civilisation. 

Il  est  superflu  de  dire  que  la  méthode  de  Voltaire 
ne  suffit  plus  aujourd'hui.  Mais  elle  marque  une 
étape  dans  le  passage  de  l'histoire  traditionnaliste  à 
l'histoire  scientifique.  Voltaire  ne  cherche  pas  hors 
de  l'histoire  le  sens  de  l'histoire.  La  certitude  histo- 
rique ne  se  mesure  pas  pour  lui  sur  l'accord  des 
faits  avec  certaines  idées  dogmatiques  :  elle  dépend 
uniquement  delà  qualité  des  matériaux  que  l'historien 
emploie.  Son  principe  nous  affranchit  du  respect  de 
ses  erreurs,  et  nous  ne  sommes  liés  à  ses  solutions 
qu'autant  que  nous  voyons  les  documents  leur  donner 
crédit.  On  ne  discute  plus  le  Discours  sur  V histoire 
Universelle  :  on  discute  Voltaire,  on  le  réfute.  C'est 
que  son  histoire  admet  les  mêmes  critériums  que  la 
nôtre.  Herder  et  Michelet,  Thierry  et  Guizot  ne 
l'ont  remplacé  qu'en  le  continuant. 

1.  Pensées,  II,  59  et  258. 


Si  Thierry  avait  pu  être  juste,  il  aurait  remarqué  que 
la  plupart  des  reproches  qu'il  faisait  aux  histoires 
de  France  ne  tombaient  pas  sur  Voltaire  :  qu'on  ne 
trouvait  dans  l'Essai  ni  ces  légendes  niaises,  ni  cette 
fausse  couleur  uniforme,  ni  ce  «  type  abstrait  de 
dignité  et  d'héroïsme  »,  dont  il  se  plaignait  tant,  et 
que  si  l'on  n'y  recevait  pas  la  sensation,  on  y  prenait 
au  moins  l'idée  de  la  différence  des  époques,  des 
variétés  de  races  et  d'institutions. 

Après  Bossuet,  l'histoire  était  à  créer  :  il  ne  reste 
après  Voltaire  qu'à  la  perfectionner.  C'est  ce  qui  a 
permis  à  Hetlner  d'écrire  que  «  toute  la  conception 
moderne  de  l'histoire  sort  de  l'Essai  de  Voltaire  » 


CHAPITRE  Vil 


VOLTAIRE  AUX  DELICES  ET  A  FERNEY 


«  Il  faut  que  des  philosophes  aient  deux  ou  trois  trous 
sous  terre  contre  les  chiens  qui  courent  après  eux.  » 

«  Tavernier...,  interrogé  par  Louis  XIV  pourquoi  il  avait 
choisi  une  terre  en  Suisse,  répondit  comme  vous  savez  :  Sire, 
j'ai  été  bien  aise  d'avoir  quelque  chose  qui  ne  fut  qu'à  moi12.  » 

Voilà  dans  quels  sentiments  Voltaire,  échappé  de 
Berlin  et  bien  escarmentado  3,  loua  à  Monrion,  sur 


1.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  et  ses 
ouvrages,  1825,  2  vol.  —  Desnoiresterres,  t.  V-VIII.  —  Perey  et 
Maugras,  Voltaire  aux  Délices  et  à  Ferney  1885. — Maugras, 
Voltaire  et  Jean-Jacques  Rousseau,  1886.  —  L.  Foisset,  Voltaire 
et  le  président  de  Brosses,  1858.  —  H.  Tronchin,  le  conseiller 
François  Tronchin  et  ses  amis,  1895.  —  E.  Asse,  Lettres  de 
M"'"  de  Graffigny,  d'Epinay,  Suard,  etc.  {sur  leur  séjour  au- 
près de  Voltaire),  1878.  —  Zeilschrift  fur  front.  Spr.  und  Litt. 
(Stengel,  Lettres  de  Voltaire  et  de  Mm"  de  Gallatin  au  land- 
grave de  Hesse-Cassel),  1887,  t.  VII.  —  Revue  de  Paris,  1905 
(H.  Jullemier). 

2.  XXXIX,  198. 

3.  Cf.  le  nom  de  Scarmentado  dans  le  conte  écrit  sans  doute 
en  1753. 


la  mi-côte  entre  Lausanne  et  le  lac,  une  maison 
abritée  du  vent  du  nord,  pour  les  hivers.  Et  pour 
les  étés,  il  acquit  au  prix  de  87  000  livres,  près  de 
Genève,  à  Saint-Jean,  une  propriété  qu'il  baptisa 
les  Délices,  d'où  il  voyait,  d'un  coup  d'œil,  «  Genève, 
son  lac,  le  Rhône,  une  autre  rivière  (l'Arve),  des 
campagnes  et  les  Alpes1  ».  Un  peu  plus  tard,  comme 
Monrion  manquait  de  jardin  et  de  poêles,  il  loua 
à  Lausanne,  pour  neuf  ans,  une  grande  et  confor- 
table maison  dont  les  quinze  fenêtres  de  façade 
avaient  la  vue  du  lac  et  des  Alpes  de  Savoie. 

Un  sentiment  délicieux  de  tranquillité  et  de  bien- 
être  se  répandit  dans  son  âme.  Il  regarda  avec  des 
yeux  charmés  le  décor  élégant  et  grandiose  du  lac 
encadré  de  montagnes;  devant  la  beauté  du  paysage 
alpestre  il  évoqua  avec  un  enthousiasme  inaccoutumé 
les  souvenirs  héroïques  de  la  liberté  suisse.  Il  fut 
soulevé  jusqu'au  lyrisme. 

Mais  il  ne  s'y  attarda  pas.  L'action  le  ressaisit  dès 
qu'il  se  sentit  en  sûreté.  Il  bâtit,  plante,  jardine  aux 
Délices.  Il  fait  saillir,  hélas!  en  vain,  ses  six  juments 
par  un  trop  vieil  étalon  danois.  Il  donne  à  dîner  aux 
personnes  les  plus  distinguées  du  pays  ;  il  reçoit  tous 
les  voyageurs  notables  qui  passent  par  Lausanne  et 
Genève,  Palissot,  Lekain,  Mmes  d'Épinay  et  du  Bo- 
cage, le  philosophe  anglais  Gibbon,  le  jésuite  italien 
Bettinelli.  Il  se  démène  pour  désavouer  la  Pucelle, 
accable  son  secrétaire  Collini  de  dictées  et  de  copies, 
remanie  son  Histoire  Universelle,  écrit  une  tragédie 
chinoise,  dispute   contre  la  Providence  et.  Leibniz 

1.  XXXVIII,  390. 


VOLTAIBE    AUX    DELICES    ET    A    FERXEY.  135 

sur  le  désastre  de  Lisbonne,  se  désole  de  la  guerre 
qui  éclate  en  1756,  se  raccommode  avec  le  roi  de 
Prusse  en  lui  gardant  une  dent,  essaie  de  s'entre- 
mettre pour  le  rétablissement  de  la  paix,  écrit  aux 
Anglais  en  faveur  de  l'amiral  Byng,  s'enrôle  dans 
Y  Encyclopédie,  chamaille  avec  Grasset,  se  brouille 
avec  Haller,  va  visiter  l'électeur  Palatin,  pleure  la 
margrave  de  Baireuth,  excite  d'Alembert  à  faire 
son  article  Gexeve  pour  Y  Encyclopédie,  à  y  louer 
le  christianisme  raisonnable,  le  pur  déisme  des 
modernes  calvinistes,  et  à  refuser  aux  pasteurs  gene- 
vois la  rétractation  que  leur  piété  ou  leur  politique 
réclame. 

Le  tracas  qui  se  fait  pour  l'article  Genève  lui  donne 
à  réfléchir.  D'ailleurs  il  perçoit  peu  à  peu  l'incom- 
patibilité d'humeur  et  de  point  de  vue  qui  existe 
entre  les  Genevois  et  lui.  Lé  Magnifique  Conseil 
défend  aux  citoyens  et  bourgeois  de  venir  jouer  ou 
voir  jouer  des  tragédies  chez  Voltaire,  invite  Vol- 
taire à  s'abstenir  de  dresser  un  théâtre  sur  le  terri- 
toire de  la  chrétienne  république.  Il  en  sera  quitte 
pour  «  faire  l'histrion  »  à  Lausanne  chez  lui,  ou  à 
Monrepos  chez  le  marquis  de  Gentil.  Mais  à  Lau- 
sanne, d'autres  pointes  du  zèle  calviniste  le  blessent. 

Il  revient  donc  sur  la  terre  française.  Il  achète, 
dans  le  pays  de  Gex,  à  une  demi-heure  de  Genève, 
la  terre  de  Fernex  (il  écrira  Ferney,  comme  on  pro- 
nonçait) ;  il  loue  à  vie,  du  Président  de  Brosses,  le 
comté  de  Tournay.  Le  voilà  cette  fois  bien  assuré, 
les  pieds  de  devant,  comme  il  disait,  à  Lausanne  et 
et  à  Genève,  ceux  de  derrière  à  Ferney  et  Tournay. 
Il  dressera  ses  tréteaux  à  Ferney,  surtout  à  Tournay, 


136  VOLTAIRE. 

dans  son  entresol,  narguant  le  Magnifique  Conseil, 
le  Consistoire  et  tous  les  prédicants;  et  si  le  ciel 
devient  noir  du  côté  de  Paris  ou  de  Versailles,  une 
petite  promenade  de  ses  chevaux  le  mettra  de  l'autre 
côté  de  la  frontière,  faisant  la  nique  au  ministère, 
au  Parlement  et  à  l'Eglise.  Un  seul  moment,  en  1765, 
après  la  mort  du  chevalier  de  La  Barre,  il  prendra 
sérieusement  peur,  et  aura  la  velléité  très  passagère 
d'aller  fonder  une  colonie  de  philosophes,  une 
«  manufacture  de  la  vérité  »,  avec  une  imprimerie, 
dans  le  pays  de  Clèves,  qui  appartenait  au  roi  de 
Prusse. 

Depuis  1760,  il  réside  ordinairement  à  Ferney.  Il 
s'y  fait  une  installation  opulente.  Sa  fortune  est 
immense  et  va  toujours  grossissant.  Il  a  des  fonds 
dans  le  commerce  et  les  banques1,  à  Cadix,  à  Leipzig, 
à  Amsterdam.  Mais  il  place  surtout  ses  capitaux  dis- 
ponibles en  rentes  viagères,  à  des  taux  élevés  que  lui 
assurent  son  âge  et  son  «  visage  blême  2  »  :  il  a  pour 
débiteurs  des  seigneurs  de  France  et  des  princes 
allemands,  le  maréchal  de  Richelieu,  l'électeur 
Palatin,  le  duc  de  Wurtemberg  :  payeurs  négligents, 
qui  finissent  pourtant  par  payer,  avec  qui  on  arrive 
à  ne  pas  perdre  plus  qu'avec  les  juifs  et  les  ban- 
quiers, et  qui  acquittent  l'intérêt  de  leurs  retards  en 
réclame  et  en  protection.  Le  notaire  de  Voltaire  dit 
à  Collé  en  1768  que  son  client  possède  80000  livres 
de  rentes  viagères,  40000  livres  de  bien-fonds  et 
60  000  livres  de  valeurs  en  portefeuille.   En  1775, 


1.  XXXVIII,  189. 

2.  Collini,  Mémoire», 


VOLTAIRE    AUX    DELICES    ET    A    FEKNEY.  137 

un  état  authentique  accuse  177  000  livres  de  rentes, 
outre  235  000  livres  de  rentrées  attendues. 

La  dépense  à  Ferney  est  énorme.  Le  château  que 
Voltaire  a  bâti  est  petit,  mais  élégant.  Le  train  est 
considérable;  outre  le  personnel  ordinaire,  les  jours 
de  représentation,  il  faut  donner  à  souper  à  soixante 
ou  quatre-vingts  invités.  En  1768,  après  une  réforme 
énergique  de  son  état  de  maison,  Voltaire  établira  le 
budget  de  Ferney  à  40  000  livres  par  an,  pour 
l'entretien  de  douze  chevaux  et  de  soixante  per- 
sonnes. 

Les  hôtes  habituels  de  Ferney  sont  la  grosse 
Mme  Denis  !,  qui  passe  son  temps  à  se  disputer  et  à 
se  raccommoder  avec  son  oncle2,  le  fidèle  secrétaire 
Wagnière,  qui  a  succédé  à  Collini,  et  auquel  en  1763 
est  adjoint  le  copiste  Simon  Bigex,  le  Père  Adam, 
un  jésuite  que  Voltaire  a  recueilli  et  qui  fait  sa  partie 
d'échecs.  C'est,  de  1760  à  1763,  l'arrière-pctilc-nièce 
de  Corneille,  la  noiraude  Marie,  laide  avec  de  beaux 
grands  yeux  noirs,  qu'il  élève  et  dote;  plus  tard, 
Mlle  de  Vari court,  «  belle  et  bonne  »,  qu'il  ne  dote 
pas  parce  que  le  marquis  de  Villelte,  qui  l'épouse, 
est  très  riche  et  ne  veut  pas  d'argent. 

Toujours  quelque  étranger  est  en  résidence  à 
Ferney  pour  des  semaines  ou  des  mois  :  c'est  l'autre 
nièce,  Mme  de  Fontaine,  et  le  marquis  de  Florian 
avec  qui  elle  se  remarie,  et  le  joli  «  Florianet  ».  C'est 
le  cousin  Daumart,  mousquetaire  du  roi,  ou  le  souple 
Ximenès,  ou  le  petit  La  Harpe  et  sa  femme,  ou  le 
pauvre  Durey  de  Morsan  après   sa  ruine.  C'est  le 

1.  Lettres  de  Mm°  de  Gra/p'gny,  etc.,  2C3. 

2.  XXXVTTI,  186-187. 


138  VOLTAIRE. 

duc  de  Villars,  grand  tragédien.  Une  foule  de  Gene- 
vois sont  habitués  chez  Voltaire,  vont  et  viennent 
sans  cesse  de  la  ville  à  Ferney  :  plus  familiers  sou- 
vent qu'amis  :  tous  les  Tronchin,  le  ménage  Rilliet, 
les  deux  Cramer,  Mme  Gallatin,  Huber,  le  spirituel 
découpeur  de  silhouettes  qui  souvent  faisaient 
enrager  le  patriarche;  et  n'oublions  pas  «  M.  le  for- 
nicateur  Covelle  ». 

Et  que  de  visiteurs  de  tout  état,  de  toute  nation  ! 
Voltaire  est  une  curiosité  européenne  qu'il  faut  avoir 
vue.  Ferney  est  le  pèlerinage  des  esprits  libres  et 
des  âmes  sensibles.  On  y  voit  défiler  Dalembert, 
Turgot,  l'abbé  Morellet,  le  musicien  et  valet  de 
chambre  du  roi  Laborde,  le  chevalier  de  Boufflers, 
Chabanon,  Grétry,  les  Anglais  Sherlock  et  Moore, 
le  prince  de  Brunswick,  le  landgrave  de  Hesse, 
Mme  Suard,  le  marquis  de  Villette  :  que  d'autres, 
qu'on  ne  finirait  pas  d'énumérer.  C'est  une  déclara- 
tion de  principes,  et  un  affront  personnel,  quand  le 
comte  de  Falkenstein,  le  futur  Joseph  II,  ne  daigne 
pas  se  détourner  de  sa  route  vers  Ferney. 

Quelques  visiteurs  nous  ont  laissé  leurs  impres- 
sions. Ils  nous  font  voir  ce  long  vieillard  décharné, 
aux  yeux  étincelants,  enveloppé  de  sa  robe  de 
chambre  de  perse,  ou  bien,  les  grands  jours,  en 
noble  habit  mordoré  avec  une  grande  perruque  et  des 
manchettes  à  dentelles  qui  lui  descendent  jusqu'au 
bout  des  doigts  :  propre,  droit,  sec,  vif,  sobre,  ne 
prenant  que  quelques  tasses  de  café  à  la  crème,  tou- 
jours mourant  et  toujours  se  droguant,  travaillant 
au  lit  une  partie  de  la  journée  et  y  recevant  des 
visites;  très  seigneur  de  village,  entêté  de  ses  droits 


VOLTAIItE    AUX    DÉLICES     ET    A    FERNEY  139 

et  honneurs,  propriétaire  jusqu'au  fond  de  l'âme,  lier 
de  ses  bâtiments,  de  ses  plantations,  de  son  trou- 
peau, de  son  église,  passionné  pour  le  placement 
des  montres  ou  des  bas  de  soie  de  ses  manufactures  : 
majestueusement  gracieux  aux  amis  et  aux  vassaux 
qui  célèbrent  ses  anniversaires  avec  des  arcs  de 
triomphe,  des  feux  d'artifice,  et  des  vers  encen- 
seurs ;  toujours  fou  de  théâtre,  de  vers,  et  d'esprit, 
causeur  délicieux,  d'une  gaieté  charmante;  mais 
capricieux,  fantasque,  irritable,  despote;  large  à  qui 
le  cajole,  lésineur  ou  chicaneur  avec  qui  le  prend  de 
travers,  marchandant  opiniâtrement  un  couteau  de 
chasse,  ou  plaidant  contre  le  président  de  Brosses 
pour  quelques  moules  de  bois  qu'il  enrage  d'avoir 
enfin  à  payer,  tracassier,  taquin,  intrigant  dans  les 
affaires  genevoises,  et  ravi  de  se  moquer  de  tout  le 
monde;  toujours  mordu  et  mordant,  traînant  après 
lui  une  meute  d'ennemis  qu'il  grossit  à  plaisir, 
Fréron,  La  Beaumelle,  Chaumeix,  les  Pompignan, 
Nonnotte,  Patouillet,  Larcher,  Cogé,  n'étant  jamais  en 
reste  et  voulant  toujours  avoir  le  dernier,  pour  les 
coups  de  gueule  et  pour  les  coups  de  dents,  tour- 
menteur  diabolique  du  malheureux  Jean-Jacques 
qu'il  serait  prêt  à  recueillir  chez  lui,  égratignant  à  tout 
propos  le  grand  Montesquieu  qu'il  a  défendu  de  son 
vivant,  inlassablement  attaché  aux  mollets  des  gens 
qu'il  déteste,  et  parfois  de  ceux  qu'il  ne  déteste  pas, 
n'en  voulant  pas  toujours  à  ceux  qu'il  crible  de  ses 
mortels  sarcasmes,  ramené  souvent  par  une  avance, 
un  bon  procédé,  et  se  réconciliant  avec  Trublet, 
avec  Buffon  :  sans  rancune  même  contre  les  amis 
ou  les  protégés   qui   le  trahissent,    qui   le   volent, 


140  VOLTAIRE. 

pourvu  qu'ils  ûe  soient  point  fiers  :  en  guerre  avec 
son  curé  et  son  évêque,  et  tout  amusé  de  commu- 
nier par-devant  notaire  pour  leur  faire  pièce  :  point 
méchant  au  fond,  ni  avare;  serviable,  libéral,  géné- 
reux même  à  ses  nièces  et  à  Marie  Corneille, 
hébergeant,  secourant,  défendant,  patronnant  je  ne 
sais  combien  de  gens,  réconciliant  Champflour  fils 
avec  Champflour  père,  assurant  le  transport  d'un 
petit  Pichon  ou  le  mariage  d'une  fille  engrossée 
du  même  entrain  dont  il  mène  l'affaire  Calas  ou 
la  guerre  à  Fréron  :  gamin  de  Paris,  et  enfant  gâté 
au  possible,  tout  amour-propre  et  tout  nerfs,  et  ne 
faisant  à  personne  par  ses  folies  autant  de  tort  qu'à 
lui-même1. 

De  son  petit  royaume  de  Ferney,  il  échange  des 
vérités  et  des  coups  de  griffe  avec  Frédéric  qu'il 
connaît  comme  il  en  est  connu,  de  la  philosophie  et 
des  compliments  avec  l'impératrice  Catherine  dont 
il  est  un  peu  la  dupe  dans  les  affaires  de  Pologne.  Il 
fleurette  avec  toute  sorte  de  rois  et  de  princes.  Il  est 
politiquement  en  coquetterie  avec  la  cour  de  France  ; 
il  cajole  la  Pompadour  tant  qu'elle  vit,  sans  soup- 
çonner l'incurable  blessure  qu'il  lui  a  faite  par  une 
phrase  de  la  dédicace  de  Tancrède.  Il  tire  tout  ce 
qu'il  peut  de  son  vieil  et  peu  sûr  ami  le  maréchal 
de  Richelieu  comme  aussi  des  ministres  qui  pas- 
sent; il  les  paye  largement  en  adulations,  Babet  la 
bouquetière,  c'est-à-dire  le  cardinal  de  Berois,  et 
puis  le  duc  de  Choiseul,  et  puis  le  duc  d'Aiguillon 
et  Maupeou,  et  enfin  Turgot,  le  vrai  ministre  selon 

1.  Cf.  Asse,  Lettres  de  Mme  de  Graffigny,  p.  247-483,  et  Bibl. 
nat.,  ms.  15  285,  le  carnet  de  Voltaire,  notamment  p.  21. 


VOLTAIRE    AUX    DELICES    ET    A    FERNEY.  141 

son  cœur,  le  seul  dont  il  ne  dise  aucun  bien  qu'il 
ne  pense.  A  tous,  il  ne  demande  pas  seulement  une 
protection,  des  faveurs  pour  lui,  pour  Ferney  et 
pour  les  philosophes  :  il  veut  des  réformes,  il 
les  excite  et  les  soutient  dans  toutes  celles  qu'ils 
tentent. 

Voilà  le  spectacle  que,  des  Délices  et  de  Ferney, 
pendant  vingt-trois  ans,  Voltaire  offrit  à  l'Europe 
tour  à  tour  enthousiaste  ou  scandalisée,  et  toujours 
amusée.  Pendant  vingt-trois  ans  il  réussit  ce  miracle 
d'être  la  nouvelle  du  jour,  de  fournir  l'actualité, 
bouffonne  ou  sérieuse  et  surtout  imprévue,  qui 
occupe  le  public  :  ses  Pâques  ou  ses  coliques,  Tan- 
crède  ou  la  Pucelle,  l'adoption  de  Marie  Corneille, 
ou  une  lettre  au  roi  de  Prusse,  le  renvoi  ou  le 
rappel  de  Mme  Denis,  un  généreux  effort  pour 
Calas  ou  La  Barre,  un  débordement  de  facéties 
injurieuses  sur  La  Beaumelle  ou  Jean-Jacques,  tout 
l'exquis  du  bon  sens  et  de  l'humanité,  ou  toute 
l'énormité  de  l'ordure  et  de  l'impiété,  de  tout  cela 
chaque  jour  quelque  chose,  et  jamais  deux  jours 
de  suite  la  même  chose.  Pendant  vingt-trois  ans 
Voltaire  fut  le  grelot  le  plus  sonore  de  l'Europe. 

A  coup  sur,  le  bruit  lui  était  doux,  la  popularité 
nécessaire.  Il  ne  s'inquiétait  pas  qu'il  y  eût  un  peu 
de  mépris  dans  le  rire  de  la  galerie  :  il  n'avait  pas 
l'armature  de  moralisme,  la  carapace  de  dignité  qui 
font  garder  aux  plus  ambitieux,  aux  plus  vains  des 
postures  décentes.  Ayant  la  gloire  de  l'esprit  et  de 
la  bienfaisance,  il  ne  dédaignait  pas  celle  des  contor- 
sions et  des  grimaces.  Mais  dans  toutes  ses  arlequi- 
nades,  il  avait  son  idée  qui  ne  le  quittait  pas  plus  que 


l'amour-propre.  Il  voulait  améliorer  l'ordre  social. 
De  1755  et  surtout  de  1760  jusqu'à  sa  mort,  il 
n'écrivit  pour  ainsi  dire  pas  une  page  qui  ne  fût  la 
critique  d'un  abus,  la  recommandation  d'une  réforme, 
une  sollicitation  au  gouvernement  ou  au  public  pour 
l'une  ou  contre  l'autre.  A  quatre-vingts  ans  il  était 
aussi  enragé  qu'à  soixante.  Il  faut  être  bien  partial 
pour  ne  pas  voir  ce  qu'il  y  a  de  conviction  profonde 
et  désintéressée  dans  ses  principales  attitudes. 

Il  était  revenu  d'Allemagne  au  moment  où  la 
nation  éclairée  désespérait  enfin  du  roi  et  de  la  cour, 
et  devenait  impatiente  du  mal  social;  où  se  montait 
la  machine  de  guerre  de  Y  Encyclopédie,  autour 
de  laquelle  la  libre  pensée  s'organisa  en  parti;  où, 
à  côté  des  anciennes  factions  religieuses,  jansé- 
nistes et  défenseurs  de  la  constitution  Unigenitus,  se 
groupaient  des  hommes  qui  travaillaient  à  répandre 
les  lumières  et  à  augmenter  le  bien-être  général,  phi- 
losophes, économistes,  patriotes;  où  toutes  les  voix 
individuelles  de  raison  et  de  liberté  étaient  assurées 
d'éveiller  de  larges  échos  dans  tous  les  états  et 
toutes  les  provinces;  où  les  hommes  qui  avaient  le 
talent  d'exprimer  se  sentaient  de  plus  en  plus  sou- 
levés, poussés  par  la  foule  qui  les  écoutait. 

Les  forces  de  conservation  sont  grandes  :  plus 
que  la  cour,  irrégulière  et  inconséquente,  la  Sor- 
bonne  et  le  Parlement  de  Paris  opposent  à  la  «  rai- 
son »  une  résistance  dont  la  condamnation  de  la 
thèse  de  l'abbé  de  Prades  (1752),  celles  de  Y  Esprit 
(1758)  et  de  Y  Emile  (1762),  la  suppression^  la  sus- 
pension de  Y  Encyclopédie  (1752  et  1758),  la  censure 
de  Bélisairc  (1767)  sont  les  épisodes  principaux. 


VOLTAIRE    AUX    DELICES    ET    A    FERNEY.  143 

Voltaire  se  jette  fougueusement  dans  la  mêlée.  Il 
est  «  celui  qui  rit  de  toutes  les  sottises  qui  sont  fri- 
voles, et  qui  tâche  de  réparer  celles  qui  sonl 
cruelles1  ».  Détrompé,  il  voulait  détromper  les 
autres,  et  il  bouillait  d'impatience  à  l'idée  que  le 
progrès  pouvait  bien  mettre  deux  ou  trois  cents  ans 
à  se  faire  2.  Il  se  battit,  non  point  héroïquement, 
mais  obstinément ,  cherchant  à  obtenir  le  plus 
d'effet  possible  avec  le  moins  de  risque.  11  connais- 
sait le  terrain  et  l'ennemi,  et  se  montra  un  merveil- 
leux tacticien. 

Il  savait  qu'il  n'y  avait  ni  privilège  ni  permission 
tacite  à  espérer.  L'impression  clandestine,  en 
France  ou  à  l'étranger,  et  surtout  à  Genève,  lui 
ôtait  le  tracas  de  la  censure;  mais  c'étaient  tous  les 
hasards  de  la  contrebande  et  du  colportage  en 
fraude  :  des  peines  sévères  menaçaient  les  auteurs, 
libraires  et  colporteurs.  On  ne  prenait  presque 
jamais  que  ceux-ci  :  et  c'était  pour  ces  pauvres 
diables  le  carcan,  les  galères  et  la  marque.  L'écri- 
vain qui  se  laissait  prendre  pouvait  s'en  tirer  par 
une  rétractation  humiliante  :  il  eût  été  imprudent  de 
toujours  compter  sur  cette  ressource. 

Voltaire  se  déroba.  Sa  position  sur  la  frontière, 
l'anonymat,  les  pseudonymes,  les  désaveux  cou- 
vrirent sa  personne.  La  forme  de  la  justice  s'arrêtait 
devant  des  dénégations  qui  ne  trompaient  pas  le 
public  et  l'amusaient. 

Pour  paralyser  les  mauvaises  volontés,  pour  pré- 
venir  les  lettres  de  cachet  toujours  possibles,  pour 

1.  XLIII,  lo'i. 

2.  XXV,  344,  318;  XXVI,  95. 


assurer  une  circulation  un  peu  plus  libre  à  ses  bro- 
chures, il  cultiva  ses  amitiés  de  cour,  Bernis  et 
Ghoiseul,  Richelieu,  Villars  et  La  Vallière  ;  il  s'en 
para  pour  intimider  le  zèle  des  subalternes .  Il 
n'avait  guère  besoin  de  Malesherbes,  directeur  de 
la  librairie,  et  des  censeurs;  mais  il  tâchait  d'être 
bien  avec  les  lieutenants  de  police,  les  intendants, 
les  directeurs  des  postes,  les  commis.  Le  contreseing 
officiel  de  Damilaville,  premier  commis  au  ving- 
tième, préserva  pendant  des  années  la  correspon- 
dance de  Ferney  des  curiosités  de  la  poste.  Il  eut 
enfin  pour  complices  tout  le  public,  tous  les  voya- 
geurs retournant  de  l'étranger,  les  ambassadeurs  et 
leurs  gens,  les  officiers,  qui  arrivaient  à  Paris  leurs 
valises  pleines  de  rogatons  voltairiens ',  avant  que 
le  nommé  Huguet  et  la  femme  Léger  en  fussent 
fournis  pour  la  distribution  clandestine. 

Tant  qu'il  avait  le  public  pour  lui,  il  était  sûr  de 
venir  à  bout  de  tous  les  pouvoirs  spirituels  et  tem- 
porels. Et  ce  public,  il  savait  par  où  le  prendre  : 
public  intelligent  et  léger,  curieux  et  blasé,  qu'un 
rien  rebutait,  un  rien  amusait,  de  goût  étroit  et 
délicat,  d'attention  faible,  qu'il  fallait  sans  cesse  rete- 
nir et  piquer.  Il  lui  servit  tous  les  jours  pendant 
vingt-trois  ans  le  ragoût  d'esprit,  de  satire,  de  badi- 
nage,  de  polissonnerie  dont  il  était  nécessaire  de 
lui  assaisonner  les  idées. 

Surtout,  il  fit  clair,  court  et  vif.  Plus  de  grands 
ouvrages .  De  petits  in-douze ,  des  brochures  de 
quelques   feuilles.   «  Jamais,   disait-il  en   pensant  à 

1.  Ann.  J.-J.  Rousseau,  t.  I,  p.  129. 


VOLTAIP.E    AUX    DELICES    ET    A    FERXEY.  145 

l' Encyclopédie,  vingt  volumes  in-folio  ne  feront  de 
révolution  :  ce  sont  les  petits  livres  portatifs  à 
trente  sous  cpii  sont  à  craindre.  Si  l'Evangile  avait 
coûte  1200  sesterces,  jamais  la  religion  chrétienne 
ne  se  serait  établie1.  »  Ces  petits  pâtés,  ces  roga- 
tons portatifs,  insaisissables,  digestifs,  excitants, 
sortent  de  la  fabrique  de  Ferney  pendant  vingt-trois 
ans  :  il  en  vient  de  toutes  formes,  sur  tous  sujets, 
en  vers,  en  prose,  dictionnaires,  contes,  tragédies, 
diatribes,  extraits  sur  l'histoire,  sur  la  littérature, 
sur  la  métaphysique,  sur  la  religion,  sur  les  sciences, 
sur  la  politique,  sur  la  législation,  sur  Moïse  et  sur 
des  colimaçons,  sur  Shakespeare  et  sur  des  billets 
souscrits  par  un  gentilhomme.  En  réalité,  si  chères 
que  lui  soient  les  belles-lettres  et  la  poésie,  elles  ne 
surit  plus  qu'un  moyen  pour  lui.  Les  tragédies,  les 
vers  servent  à  la  propagande  des  idées. 

Il  répète,  il  rabâche.  Il  Le  sait,  et  il  recommence. 
Lue  idée  n  entre  un  peu  dans  le  public  qu'à  force 
d'être  redite.  Mais  il  faut  varier  la  sauce  pour  pré- 
venir le  dégoût.  Il  y  excelle. 

Il  a  toutes  les  qualités,  avec  beaucoup  des  défauts, 
du  journaliste  :  par-dessus  tout,  le  flair  de  l'actualité, 
la  voix  qui  porte,  qui  fixe  l'attention  au  travers  de  la 
clameur  confuse  de  la  vie.  Ce  n'est  pas  assez  de  dire 
que  Voltaire  esl  un  journaliste,  il  est,  à  lui  seul,  un 
journal,  un  grand  journal.  Il  lait  tout,  articles  sérieux, 
reportage,  échos,  variétés,  calembours  :  il  brasse  et 
mêle  tout  cela  dans  ses  petits  écrits.  C'est  un  jour- 
nal, mais  aussi  une  revue,  une  encyclopédie;  toutes 

1.  5  avril     " 
G.  Lassos.  —  Voltaire.  10 


146  VOLTAIRE. 

les  fonctions  de  vulgarisation,  de  propagande,  de 
polémique  et  d'information,  sont  rassemblées  indi- 
vises entre  ses  mains.  Ce  vif  vieillard  est  toute  une 
presse,  toute  une  bibliothèque  populaire. 

Enfin,  par  son  innombrable  correspondance,  qui 
atteint  toutes  les  conditions  et  tous  les  pays  —  roi 
de  Prusse,  impératrice  Catherine,  princes  allemands, 
gentilshommes  russes  ou  italiens,  penseurs  anglais, 
ministres,  courtisans,  provinciaux,  magistrats,  comé- 
diens, abbés,  gens  de  lettres,  administrateurs,  négo- 
ciants, avocats,  femmes  du  monde,  —  par  ces  milliers 
de  lettres  dont  il  n'est  pour  ainsi  dire  pas  une  qui 
ne  contienne  un  compliment  pour  l'amour-propre, 
une  drôlerie  pour  l'amusement  et  une  pensée  pour 
la  réflexion,  Voltaire  intéresse  personnellement  au 
succès  de  sa  propagande  je  ne  sais  combien  d'indi- 
vidus. Il  en  fait  les  colporteurs  volontaires  et  insai- 
sissables de  ses  idées.  Il  assure,  il  double  par  sa 
correspondance  l'effet  de  ses  brochures. 


CHAPITRE   VIII 

L'ART    DE   VOLTAIRE    :    CONTES,    DIALOGUES 
FACÉTIES1 


Les  petits  livres  portatifs  à  trente  sous  que  Vol- 
taire jette  dans  le  public  pour  changer  le  monde,  se 
présentent  sous  toute  sorte  de  formes.  Laissons  les 
ouvrages  en  vers  et  les  histoires  :  dans  la  masse  cpii 
reste,  nous  distinguons  des  ouvrages  où  la  fiction 
artistique  disparait  à  peu  près,  dissertations,  traités, 
diatribes,  articles  de  journaux,  recueils  de  pièces, 
éditions  de  textes,  extraits  et  commentaires.  La  cri-, 
tique  et  la  propagande  s'y  font  directement,  sans 
autres  voiles  que  les  ironies  et  les  sous-entendus  que 
Thumeur  voltairienne  et  l'absence  de  liberté  de  la 
presse  imposent.  Les  plus  importants  écrits  de  cette 
série  prennent  la  forme  commode  de  Dictionnaires  : 
c'est  le  Dictionnaire  philosophique  portatif,  conçu 
dans  un  souper  de  Potsdam,  et  qui  paraît  en  1764, 
petit  in-8°  de  73  articles  où  le  vollairianisme  s'est 

t.  G.  Lanson,  l'Art  de  la  prose,  1909,  in-18. 


réduit  en  un  «  consommé  »  substantiel  et  léger  Ce 
sont  les  Questions  sur  V Encyclopédie,  neuf  volumes 
qui  s'impriment  de  1770  à  1772  et  qui  apportent  en 
378  articles  un  renfort  énergique  aux  in-folios  trop 
souvent  timides  de  Diderot. 

Les  livres  les  plus  utiles,  disait  Voltaire,  sont  ceux  dont  les 
lecteurs  font  eux-mrmes  la  moitié  :  ils  étendent  les  pensées 
dont  on  leur  présente  le  germe  •. 

Voici  quelques-uns  de  ces  germes  qu'il  destinait  à 
lever  dans  les  esprits  : 

La  politique  dans  tous  les  temps  conserva  les  abus  dont 
se  plaignait  la  justice. 

Il  ne  suffit  pas   qu'une  chose  soit  possible  pour  la  croire. 

En  général,  l'art  du  gouvernement  consiste  à  prendre  le 
plus  d'argent  qu'on  peut  à  une  grande  partie  des  citoyens 
pour  le  donner  à  une  autre  partie. 

L'histoire  n'est  autre  chose  que  la  liste  de  ceux  qui  se 
sont  accommodés  du  bien  d'autrui. 

La  foi  consiste  à  croire  ce  que  la  raison  ne  croit  pas. 

Un  chanoine  mène-t-il  une  vie  scandaleuse,  on  lui  dit  : 
Est-il  possible  que  vous  déshonoriez  la  dignité  de  chanoine? 
On  fait  souvenir  un  homme  de  robe  qu'il  a  l'honneur  d'être 
conseiller  du  r0i,  et  qu'il  doit  l'exemple.  On  dit  à  un  soldat 
pour  l'encourager  :  Songe  que  tu  es  du  régiment  de  Cham- 
pagne. On  devrait  dire  à  chaque  individu  :  Souviens-loi  de 
ta  dignité  d'homme. 

Un  pendu  n'est  bon  à  rien. 

La  véritable  charte  de  la  liberté  est  l'indépendance  sou- 
tenue par  la  force.  C'est  avec  la  pointe  de  1  epée  qu'on  signe 
les  diplômes  qui  assurent  cette  liberté  naturelle. 

0  philosophe  !  les  expériences  de  physique  bien  constatées, 
les  arts  et  les  métiers,   voilà  la  vraie  philosophie  2. 

Ce  sont  de  telles  petites  phrases  lumineuses,  au 
milieu  des  collections  de  faits,  des  anecdotes,  des 

1.  T.  XVII,  p.  2. 

2.  T.  XVII,  p.  47,  253,  358,  417;  XIX,  475;  XX,  54,456,  553, 


L  ART    DE    VOLTAIRE.  149 

bouffonneries,  des  ordures,  ce  sont  elles  qui  impres- 
sionnent la  raison  du  lecteur.  Elles  s'y  fixent.  Elles 
donnent  un  critérium  pour  le  jugement,  un  prin- 
cipe pour  l'action.  Elles  font  voir  la  vie  sociale 
dans  un  certain  jour.  Elles  entrent  l'une  après 
l'autre ,  aisément ,  sans  qu'on  y  fasse  effort  :  ce 
n'est  pas  un  système  qu'on  s'assimile  laborieu- 
sement, c'est  un  esprit  dont  on  est  peu  à  peu 
imprégné. 

Dans  une  autre  partie  des  petits  livres  de  la 
fabrique  voltairienne,  l'idée  se  revêt  de  fiction  artis- 
tique, ce  sont  les  contes,  dialogues  et  facéties.  Dans 
ces  genres  légers,  libres  et  sans  règles  de  la  prose, 
Voltaire,  plus  que  dans  aucun  genre  poétique,  se 
révèle,  entre  soixante  et  quatre-vingts  ans,  un 
grand,  puissant,  et  original  artiste. 

Il  recueille  et  filtre  toutes  les  traditions  et  les  for- 
mules du  conte  philosophique,  social,  satirique, 
allégorique,  oriental  et  féerique,  français  ou  anglais. 
Téléinaque  et  Gil  Blas,  Angola  et  le  Sop/ia,  les 
Mille  et  une  nuits  et  leurs  analogues,  Hamilton  et 
Duclos,  les  Lettres  persanes  et  les  apologues  du 
Spectateur,  le  Conte  du  Tonneau  et  les  Voyages  de 
Gulliver  :  toutes  sortes  de  formes  et  d'éléments 
d'art  s'amalgament  et  se  concentrent  dans  les  contes 
de  Voltaire,  qui  sont  d'un  tour  si  personnel.  Zadig 
est  fait  de  matériaux  de  folklore  qui  lui  sont  par- 
venus par  les  voies  les  plus  diverses,  l'Arioste  et 
Boccace,  Thomas  Parnell,  récits  arabes,  persans, 
chinois.  Dans  Micromégas  s'exercent  les  suggestions 
de  Cyrano  de  Bergerac,  de  Swift,  et  surtout  de 
Fontenelle. 


150  VOLTAIRE. 

La  forme  favorite  de  Voltaire  est  celle  du  voyage 
combinée  avec  la  biographie  :  il  conte  une  vie,  qu'il 
promène  à  travers  le  monde.  Enlèvements,  pour- 
suites, reconnaissances,  enchantements,  géographie 
fabuleuse,  nations  de  l'Asie,  de  l'Amérique  et  de 
l'Europe,  fées,  génies,  animaux  fantastiques,  talis- 
mans, antiquité  et  temps  modernes,  revues  de 
toutes  les  civilisations  et  de  toutes  les  conditions, 
actualités  et  fantaisies,  ton  impertinent,  persifleur, 
épigrammatique,  égayé  de  bouffonneries  et  de  gra- 
velures,  courts  chapitres,  titres  piquants  et  qui 
réveillent  :  c'est  un  mélange  unique  et  savoureux. 
Tantôt  la  satire  s'éparpille,  et  le  conteur  fait  feu  sur 
tous  les  ennemis,  croyances  et  personnes,  que  le 
souple  tracé  de  sa  fiction  met  sur  son  chemin  :  ainsi 
dans  Zadig,  Scarmentado,  V Ingénu,  la  Princesse  de 
Babylone.  Tantôt  il  suit  un  dessein  ferme,  et  se  pro- 
pose la  démonstration  ou  la  réfutation  d'une  idée  : 
tels  sont  Micromégas,  Candide,  YHisloire  de  Jenny. 
Alors  tout  le  roman  fait  balle  contre  l'idée  que  l'au- 
teur a  prise  pour  cible  :  l'invention,  rigoureuse  et 
disciplinée,  ne  met  en  ligne  que  des  figures,  des 
actions,  des  péripéties,  qui  servent  à  la  thèse. 

Candide  est  le  modèle  de  cet  art.  Elargissant  le 
cadre  de  Scarmentado,  y  versant  toute  sa  connais- 
sance de  la  vie  et  de  l'histoire,  depuis  ses  impres- 
sions de  voyage  en  Westphalie  jusqu'à  ses  travaux 
de  jardinier  aux  Délices,  depuis  ses  démêlés  méta- 
physiques avec  le  Wolfien  Martin  Kahle  jusqu'aux 
recherches  de  son  Essai  sur  les  mœurs,  il  applique  le 
conte  au  débat  que  le  désastre  de  Lisbonne  a  renou- 
velé, à  la  ruine  de  la  Providence  dont,  après  son 


L  ART    DE    VOLTAIRE.  151 

Poème,  Jean-Jacques  Rousseau  a  encore  osé  prendre 
la  défense  dans  la  lettre  qu'il  lui  a  adressée.  Candide 
sera,  mieux  que  le  livre  de  l'abbé  Bazin,  la  philo- 
sophie de  r histoire  universelle. 

Le  but  est  de  démolir  l'optimisme.  Il  se  présen- 
tera donc  dans  sa  forme  la  plus  ridicule,  dans 
l'outrance  et  le  jargon  de  la  métaphysique  alle- 
mande :  on  le  prendra  dans  Leibniz,  et  non  dans 
Pope,  auquel  la  pensée  de  Voltaire  allait  naturelle- 
ment '  :  la  raison  d'art  écarta  l'Anglais,  trop  clair  et 
sensé. 

Il  n'y  a  que  les  faits  qui  prouvent;  le  héros  sera 
donc  la  victime  ou  le  témoin  de  tous  les  maux  qui 
touchent  l'homme,  maux  de  l'institution  sociale, 
maux  des  passions  humaines,  maux  de  la  nature  : 
guerres  et  autodafés,  viols  et  vols,  maladies  et  trem 
blements  de  terre.  Candide  ira  d'Europe  en  Amé- 
rique, connaîtra  la  richesse  et  la  pauvreté,  entendra 
le  cri  des  rois,  des  moines  et  des  filles.  Tout  le  monde 
est  malheureux,  tout  le  monde  se  plaint.  Un  seul 
pays  heureux,   et  il  n'existe  pas;  c'est  l'Eldorado. 

Tout  le  monde  se  plaint,  mais  personne  ne  se  tue. 
La  vie  est  mauvaise?  non  pas,  puisqu'on  la  supporte. 
Elle  est  médiocre  et  tolérable.  Il  y  aura  donc  de 
bonnes  gens,  du  bien,  de  l'humanité,  de  l'honnêteté, 
même  un  peu  de  bonheur,  ou  du  moins  de  douceur 
et  de  repos,  épars  à  travers  le  défilé  des  misères  et 
des  vices,  assez  pour  barrer  la  route  au  pessimisme 
sans  relever  l'optimisme.  Tout  système  est  faux.  Ni 
bénédiction,  ni  désespoir.  La  vie  n'est  pas  bonne, 

I.  XXXVIII,  512,  513. 

M  \  -  i*M  ■ 


elle  peut  être  améliorée.  Gomment?  par  le  travail, 
mais  par  le  travail  social,  par  l'effort  en  commun  où 
chacun  trouve  son  compte.  Raisonner  sur  la  métaphy- 
sique  ne  sert  à  rien  :  l'action  pratique  doit  se  subgti^ 
tuer  àla  creuse  spéculation.  Il  faut  cultiver  notre  jardin. 

Voilà  la  conclusion,  modérée,  courageuse  et 
claire,  qui  se  prépare  tout  le  long  du  conte,  et  qui 
est  mise  en  lumière  par  les  derniers  épisodes,  par 
la  rencontre  du  bon  Turc,  par  la  réunion  finale  des 
principaux  personnages  dans  la  petite  métairie  des 
bords  du  Bosphore,  où  même  le  moine  devient  utile 
à  la  communauté. 

Candide  n'est  ni  désolant,  ni  désolé,  ni  purement 
négatif  et  critique  :  c'est  la  parabole  essentielle  de 
la  philosophie  voltairienne  qui  tend  toute  à  l'aug- 
mentation du  bien-être. 

Pas  un  chapitre,  pas  un  épisode,  pas  une 
silhouette  qui  ne  découvre  l'illusion  ou  le  mensonge 
de  l'optimisme,  et,  à  mesure  que  le  dénouement 
approche,  l'utilité  de  l'action  sociale.  Les  faits  sont 
circonstanciés  si  clairement  qu'ils  font  eux-mêmes 
saillir  l'idée  dont  ils  sont  le  symbole.  Leur  puissance 
démonstrative  est  en  raison  directe  de  leur  netteté 
pittoresque  ou  comique. 

C'est  un  lieu  commun  de  dire  qu'il  n'y  a  pas  de 
psychologie  dans  Voltaire.  On  a  raison,  si,  par  psy- 
chologie, on  entend  l'invention  de  Racine  ou  de 
Marivaux.  Voltaire,  comme  Lesage,  est  moraliste 
plus  que  psychologue.  Il  utilise  la  psychologie  faite 
pour  construire  les  bonshommes  composés  de  sen- 
timents niovejis  ou  possédés  de  manies  intense* 
dont  ses  thèses  ont  besoin. 


L  ART    DE    VOLTAIKE..  153 

Il  est  artiste  plus  que  psychologue,  et  c'est  par  là 
justement  qu'il  enrichit  la  psychologie.  Il  n"aiialvse 
pas  des  caractères,  il  dessine  des  silhouettes. 
Chacun  des  fantoches  qui  vont  à  la  chasse  au 
bonheur  est  saisi  en  son  attitude  expressive,  qui 
révèle  le  ressort  dont  il  est  mu.  Chacun  a  le  pli, 
l'accent  de  son  état  ou  de  sa  nation.  Leurs  noms 
révèlent  leurs  races  :  la  marquise  de  Parolignac, 
Yandèrdendur,  le  baron  de  Thunder-ten-tronckh, 
don  Fernando  d'Ibaraa  y  Figueroa  y  Mascarenes  y 
Lampourdo  y  Souza,  etc.  Toutes  les  idées  que  Vol- 
taire se  fait  de  la  société  et  des  parties  qui  la  com- 
posent, des  gouvernements,  de  la  religion  et  des 
mœurs  des  divers  pays,  s'inscrivent  dans  les  croquis 
dont  il  remplit  ses  contes,  déterminent  le  choix  des 
actes  et  des  propos  qui  expriment  ses  personnages. 
Il  distingue  l'Anglais,  l'Italien,  l'Allemand,  le  Fran- 
çais-, le  Turc,  comme  l'anabaptiste  et  le  calviniste, 
le  jésuite  et  le  capucin,  l'officier  et  le  négociant. 
La  psychologie  des  professions  et  la  psychologie' 
ethnique  sont  très  observées  et  précises  chez  lui. 

Les  actions,  comme  les  caractères,  ne  se  présentent 
pas  dans  des  formes  abstraites  et  générales.  Elles 
se  réalisent  en  particularités  locales.  Nous  savons 
les  menus  des  repas  que  fait  Candide  dans  tous  les 
pays  de  l'ancien  et  du  nouveau  continent,  du  pain 
avec  de  la  bière  en  Hollande,  au  Paraguay  du 
jambon  et  du  chocolat,  en  Italie  des  macaronis,  des 
perdrix  de  Lombardie,  des  œufs  d'esturgeon, 
arrosés  de  Montepulciano  et  de  Lacrvma-Christi,  en 
Turquie  des  sorbets,  du  kaimak  piqué  d'écorce  de 
cédrat  confit,  des  oranges,  des  citrons,  des  limons, 


des  ananas,  des  dattes,  des  pistaches,  et  du  café  de 
Moka  :  sans  parler  des  perroquets  et  des  singes 
rôtis  qu'on  déguste  en  Eldorado. 

Les  bonshommes  de  Voltaire  payent,  selon  les 
lieux,  en  écus,  en  louis,  en  sequins,  en  piastres,  en 
maravedis,  enpistoles,  en  moyadors,  en  livres  sterling. 
Leur  voiture  est  tirée  en  Espagne  par  des  mules 
attelées  de  cordes;  en  Angleterre,  ils  courent  en 
chaise  de  poste;  ils  vont  de  Paris  à  Versailles  en  pot 
de  chambre.  Les  caractéristiques  des  pays  sont  rapi- 
dement indiquées,  le  morcellement  féodal  de  l'Alle- 
magne, la  désolation  fiévreuse  de  la  campagne 
romaine. 

Mais  le  réalisme  pittoresque  de  Voltaire  n'est  que 
la  transposition  du  sensualisme  dans  l'art  :  sa  fin, 
est  de  procurer  des  idées  justes.  Il  est  soumis  à  la 
pensée  philosophique  qui  crée  l'œuvre,  et  demeure 
ainsi  profondément  symbolique.  Tous  ces  petits 
traits,  ces  circonstances  dessinent  la  chose  et,  avec 
la  chose,  le  jugement  de  la  «  raison  »  sur  la  chose. 
Ils  la  déforment  pour  mettre  dans  son  image  la  réac- 
tion de  l'esprit  de  l'auteur  ou  le  rapport  à  la  thèse. 
Ces  légers  croquis  sont  des  charges.  La  pitié  même 
et  l'indignation  se  traduisent  en  sarcasmes,  en  bouf- 
fonneries. L'art  mondain  de  donner  des  ridicules 
est  mis  au  service  de  la  philosophie.  Toutes  les 
misères  de  l'homme  et  du  monde  sont  traduites 
devant  l'intelligence  et  apparaissent  en  sottises  : 
sûre  tactique  pour  révolter  des  esprits  clairs  contre 
les  causes  de  la  souffrance  sociale.  Les  romans  de 
Voltaire  sont  des  démonstrations  du  progrès  par 
l'absurde.  n  , 


L  ART    DE    VOLTAIRE.  155 

Le  dialogue  et  la  facétie  entrent  dans  l'œuvre  de 
Voltaire  vers  1750.  C'est  en  juin  1751  qu'il  discute 
les  mérites  de  Fonlenclle  et  de  Lucien  :  il  veut  que 
le  dialogue  soit  naïf,  vrai,  utile1.  Il  ne  se  borne  pas 
aux  dialogues  des  morts.  Il  fait  revenir  les  morts 
parmi  les  vivants,  et  Tullia,  fille  de  Cicéron,  se  pré- 
sente à  la  toilette  de  Mme  de  Pompadour.  Il  fait 
converser  des  gens  de  tout  état  et  de  toute  nation, 
même  une  fois  des  animaux,  le  chapon  et  la  poularde. 

La  facétie  est  un  monologue,  une  lettre,  ou  un 
dialogue,  ou  une  série  de  monologues,  lettres  ou 
dialogues,  qui  s'encadre  dans  une  fiction  fantaisiste 
ou  bouffonne.  La  critique  littéraire,  la  satire  person- 
nelle, et  la  satire  des  mœurs  avaient  mis  à  la  mode 
ces  formes  libres  :  après  Saint-Hyacinthe,  Desfon- 
taines, La  Mettrie,  etc.,  Montesquieu  avait  consacré 
cette  bagatelle  par  sa  Très  humble  remontrance  d'une 
jeune  juive  de  dix-huit  ans  aux  inquisiteurs  d'Espagne 
et  de  Portugal. 

Addison  et  Swift  avaient  été  maîtres  dans  ce 
genre  d'inventions  humoristiques.  Voltaire  les  avait 
bien  lus;  et  vers  1759  il  se  reprit  à  aimer  Rabelais 
que  jadis  il  avait  un  peu  méprisé2.  Mais  il  demeura 
original  :  cette  partie  de  son  œuvre  ne  ressemble 
qu'à  lui. 

Il  multiplia  avec  une  intarissable  gaieté,  avec  une 
jeunesse  étonnante  d'imagination,  ces  rogatons,  ces 
petits  pâtés,  qui  faisaient  digérer  ses  idées  aux 
esprits  les  plus  dégoûtés  et  les  plus  frivoles.  Ce 
sont  des   lettres,   des  discours,   des   sermons,  des 

1    XXXVJl,  284. 

2.  XXII,  174.  VIII,  577.  XXVI,  469,  491.  XL,  192,  350. 


156  VOLTAIRE. 

plaidoyers,  des  édits,  des  mandements,  des  brefs, 
des  extraits  de  journaux,  des  conversations,  des  rela- 
tions, des  biographies,  des  anecdotes  :  parfois  tout 
se  mêle  étrangement,  comme  dans  les  Questions  sur 
les  miracles  ou  le  Pot  Pourri;  parfois  toute  la  fan- 
taisie se  ramasse  dans  un  titre  piquant. 

Car  le  titre,  en  cette  affaire,  est  capital  :  il  faut 
qu'il  réveille,  qu'il  attire. 

Plaidoyer  pour  Genest  Ramponeau,  cabaretier  à  la 
Courtille,  prononcé  contre  Gaudon,  entrepreneur  d'un 
théâtre  des  Bouleverts. 

La  Canonisation  de  Saint  Cucup.it,  frère  d'Ascoli, 
et  son  apparition  au  sieur  Aveline,  bourgeois  de 
Troyes,  mise  en  lumière  par  le  sieur  Aveline  lui-même. 
A  Troyes,  chez  M.  et  Mme  Oudot. 

Il  n'y  a  rien  chez  Voltaire  de  plus  exquis  que 
beaucoup  de  ces  bagatelles.  C'est  un  mélange  unique 
de  folie  et  de  raison,  de  fantaisie  effrénée  et  de  vérité 
fine.  Le  masque  est  pris  et  rejeté  avec  aisance.  L'art, 
cette  fois,  est  libre,  sans  entrave  de  règles.  Seul 
persiste  le  goût  qui  retient  la  goguenardise,  la  canail- 
lerie,  la  polissonnerie  dans  le  ton  de  la  bonne  com- 
pagnie, de  la  bonne  compagnie  de  1760.  C'est  leste, 
effronté  souvent,  jamais  débraillé,  toujours  élégant. 

L'art,  dans  ces  dialogues  et  facéties,  est  de  filtrer, 
simplifier  les  questions,  de  les  réduire  à  quelques 
faits  lumineux,  à  quelques  formules  décisives. 
Toutes  les  difficultés,  toutes  les  objections  sont 
volatilisées,  ridiculisées.  Voltaire  excelle  à  trouver 
la  petite  phrase  qui  réfute  en  énonçant,  à  la  faire 
échapper  ingénument  de  la  bouche  du  personnage 
dont  elle  détruit  ou  démasque  la  prétention. 


L  ART    DE    VOLTAIRE.  157 

Nous  serions  les  maîtres,  sans  ces  coquins  de  gens  d'esprit.  — 
Tous  les  gens  qui  raisonnent  sont  la  perte  d'un  État  '. 

Nous    aimons  à    prêcher,   parce   qu'on  loue   les  chaises  -. 

Je  me  serais  battu  contre  lui,  si  je  m'étais  senti  le  plus 
fort3. 

Rien  n'est  souvent  plus  convenable  que  d'aimer  sa  cousine, 
on  peut  aussi  aimer  sa  nièce.  Mais  il  en  coûte  18  000  livres, 
payables  à  Rome,  pour  épouser  une  cousine  et  80  000  francs 
pour  coucher  avec  sa  nièce  en  légitime  mariage*. 

Dans  les  courts  dialogues,  comme  le  Plaideur  et 
l'Avocat  ou  les  Anciens  et  les  Modernes,  Voltaire  ne 
s'écarte  pas  :  toutes  les  phrases  vont  au  but,  et 
chaque  mot  fait  argument.  Dans  les  amples  conver- 
sations, comme  celle  de  Y  Intendant  des  Menus  en 
exercice  avec  l'abbé  Grizel  sur  l'excommunication 
des  comédiens,  l'allure  est  plus  libre,  en  apparence 
plus  capricieuse.  De  Louis  XIV  dansant  ou  de 
Marie-Thérèse  chantant  sur  le  théâtre,  on  passe  aux 
enterrements  de  Molière  et  de  la  Lecouvreur,  aux 
sorciers,  aux  invectives  de  l'Evangile  contre  les 
financiers,  à  l'histoire  de  l'Eglise,  à  l'excommuni- 
cation des  rois,  à  l'intolérance  des  convulsionnaires 
et  des  fanatiques,  à  la  prépondérance  du  pouvoir  civil, 
aux  contradictions  des  mœurs  des  Welches,  à  toutes 
leurs  sottises,  à  leur  vraie  supériorité  parmi  les 
nations,  qui  est  dans  l'art  dramatique;  et  la  conclu- 
sion se  fait  aux  dépens  du  bâtonnier  des  avocats 
qui  avait  fait  brûlerie  mémoire  des  comédiens. 

C'est  l'allure  d'un  chapitre  de  Montaigne.  Mais 
toutes   las   digressions    sont   des    suppléments    de 

1.  XXIII,  272  et  273. 

2.  XXV,  451. 

3.  XXIX,  369. 

4.  XXV,  278. 


158  VOLTAIRE. 

lumière,  relient  la  question  particulière  aux  ques- 
tions plus  générales  qui  la  dominent,  en  indiquent 
les  origines  historiques,  la  mettent  en  rapport  avec 
les  mœurs  et  la  vie  :  le  tout  est  saupoudré  de  sel  et 
de  piment,  d'épigrammes,  de  bouffonneries,  et  d'ac- 
tualités. 

Les  interlocuteurs  des  dialogues  sont  pourtant 
toujours  retenus  par  la  thèse  qu'ils  incarnent.  Plus 
vivants,  plus  colorés,  plus  riches  de  réalité  sont  les 
acteurs  des  facéties.  Voltaire  imite  tous  les  accents, 
parle  anglais  ou  latin,  silhouette  tous  les  états  et 
tous  les  peuples.  La  verve  est  plus  large,  la  couleur 
est  toujours  fine,  mais  plus  grasse,  plus  chaude  que 
dans  les  romans.  Les  Questions  sur  les  miracles  sont 
un  album  d'amusantes  caricatures  genevoises.  Et 
voici  un  coin  du  Paris  du  xvme  siècle  : 

Frère  Triboulet,  de  l'ordre  de  frère  Montepulciano,  de  frère 
Jacques  Clément,  de  frère  Ridicous,  etc.  etc.  etc.,  et  de  plus  Doc- 
teur de  Sorbonne,  chargé  de  rédiger  la  censure  de  la  fille 
aînée  du  roi,  appelée  le  concile  perpétuel  des  Gaules,  contre 
Bélisaire,  s'en  retournait  à  son  couvent  tout  pensif.  Il  ren- 
contra dans  la  rue  des  Maçons  la  petite  Fanchon,  dont  il  est  le 
directeur,  fille  du  cabaretier  qui  a  l'honneur  de  fournir  du  vin 
pour  le  prima  mensis  i  de  messieurs  les  Maîtres. 

Le  père  de  Fanchon  est  un  peu  théologien  comme  le  sont 
tous  les  cabaretiers  du  quartier  de  la  Sorbonne.  Fanchon  est 
jolie,  et  frère  Triboulet  entra....  pour...  boire  un  coup. 

Quand  Triboulet  eut  bien  bu,  il  se  mit  à  feuilleter  les  livres 
d'un  habitué  de  paroisse,  frère  du  cabaretier,  homme 
curieux,  qui  possède  une  bibliothèque  assez  bien  fournie. 

Il  consulta  tous  les  passages  par  lesquels  on  prouve  évi- 
demment que  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  demeuré  dans  le 
quartier  de  la  Sorbonne,  comme  par  exemple  les  Chinois, 
les  Indiens,  les  Scythes,  les  Grecs,  les  Romains,  les  Germains, 


mensuelle  de  la  Faculté  de  théologie. 


l'art   de  voltaire.  159 

les  Africains,  les  Américains,  les  blancs,  les  noirs,  les  rouges, 
les  tètes  à  laine,  les  tètes  à  cheveux,  les  mentons  barbus,  les 
mentons  imberbes,  étaient  tous  damnés  sans  miséricorde, 
comme  cela  est  juste,  et  qu'il  n'y  a  qu'une  àme  atroce  et 
abominable  qui  puisse  jamais  penser  que  Dieu  ait  pu  avoir 
pitié  d'un  seul  de  ces  bonnes  gens. 

Il  compilait,  compilait,  compilait,  quoi  que  ce  ne  soit  plus 
la  mode  de  compiler;  et  Fancbon  lui  donnait  de  temps  en 
temps  de  petits  soufflets  sur  ses  grosses  joues,  et  frère  Tri- 
boulet  écrivait,  et  Fancbon  chantait  :  lorsqu'ils  entendirent 
dans  la  rue  la  voix  du  Docteur  Tamponet  et  de  frère  Bon- 
homme, Cordelier  à  la  grande  manche,  qui  argumentaient 
vivement  l'un  contre  l'autre  et  qui  ameutaient  les  passants. 
Fanchon  mit  la  tête  à  la  fenêtre  :  elle  est  fort  connue  de  ces 
deux  Docteurs,  et  ils  entrèrent  aussi....  pour...  boire  '. 

Le  mouvement  alerte,  le  sautillement  leste  de  la 
phrase  sont  une  joie  pour  l'oreille.  Même  parfois  on 
perçoit  nettement  un  dessin  musical  :  rien  qui  res- 
semble aux  rythmes  poétiques  ou  oratoires,  mais  un 
dessin  fantaisiste,  fait  de  rappels  de  sons  et  de 
parallélismes  de  tours.  On  connaît  le  petit  conte  de 
Jeannot  et  Colin  :  tout  le  début  est  construit  sur  les 
deux  noms  sans  cesse  ramenés  de  Jeannot  et  de 
Colin;  il  n'en  reste  rien,  si  on  leur  substitue  des 
pronoms.  Voici  un  morceau  moins  fameux. 

Ce  fut  le  12  octobre  1759  que  frère  Berthier  alla  pour  son 
malheur  de  Paris  à  Versailles  avec  frère  Coûta  qui  l'accom- 
pagne ordinairement.  Berthier  avait  mis  dans  la  voiture 
quelques  exemplaires  du  Journal  de  Trévoux  pour  les  pré- 
senter à  ses  protecteurs,  comme  à  la  femme  de  chambre  de 
madame  la  nourrice,  à  un  officier  de  bouche,  à  un  des 
garçons  apothicaires  du  roi,  et  à  plusieurs  autres  seigneurs 
qui  font  cas  des  talents.  Berthier  sentit  en  chemin  quelques 
nausées;  sa  tète  s'appesantit  ;  Û  eut  de  fréquents  bâillements. 
«  Je  ne  sais  ce  que  j'ai,  dit-il   à  Coulu,  je    n'ai  jamais   tant 


I .  Pièces  relatives  à  Belisaire,  Amsterdam,  1767,  p.  9  (Moland, 
XXVI,  109). 


160  VOLTAIRE. 

bâillé.  —  Mon  révérend  père,  répondit  frère  Coulu,  ce  n'est 
qu'un  rendu.  —  Comment?  que  voulez-vous  dire  avec  votre 
rendu?  dit  frère  Berthier.  —  C^est,  dit  frère  Coutu,  que  je  bâille 
aussi,  et  je  ne  sais  pourquoi,  car  je  n'ai  rien  lu  de  la  journée, 
et  voua  ne  m'avez  point  parlé  depuis  que  je  suis  en  route  avec 
vous.  »  Frère  Coulu,  en  disant  ces  mots,  bâilla  plus  que 
jamais.  Berthier  répliqua  par  des  bâillements  qui  ne  finis- 
saient point.  Le  cocher  se  retourna,  et  les  voyant  ainsi 
bailler,  se  mit  à  bâiller  aussi.  Le  mal  gagna  tous  les  passants  ; 
on  bâilla  dans  toutes  les  maisons  voisines  :  tant  la  seule 
présence  d'un  savant  a  quelquefois  d'influence  sur  les  hommes  ! 
Cependant  une  petite  sueur  froide  s'empara  de  Berthier. 
«  Je  ne  sais  ce  que  j'ai,  dit-il,  je  me  sens  à  la  glace.  —  Je  le 
crois  bien,  dit  le  frère  compagnon?  —  Comment?  vous  le 
croyez  bien,  dit  Berthier  :  qu'entendez-vous  par  là? —  C'est 
que  je  suis  gelé  aussi,  dit  Coulu.  — -  Je  m'endors,  dit  Berthier. 
—  Je  n'en  suis  pas  surpris,  dit  l'autre.  —  Pourquoi  cela?  dit 
Berthier.  —  C  est  que  je  m'endors  aussi  »,  dit  le  compagnon. 
Les  voilà  saisis  tous  deux  d'une  affection  soporifique  et  léthar- 
gique, et  en  cet  état  ils  s'arrêtèrent  devant  la  porte  des 
coches  de  Versailles  *. 

L'art  de  Voltaire  est  fait  de  ces  fines  correspon- 
dances. On  se  tromperait  en  ne  lui  donnant  que 
Y  esprit,  au  sens  français,  le  jeu  des  rapports  imprévus 
d'idées  :  il  a  Y  humour,  cet  esprit  de  l'imagination  qui 
se  joue  des  formes  et  des  déformations  de  la  réalité; 
il  a  aussi  une  sorte  d'esprit  musical  qui  amuse  l'oreille 
du  caprice  des  entrelacements  sonores. 

Il  y  a  pourtant  chez  Voltaire  quelque  chose  de 
supérieur  encore  aux  romans,  dialogues  et  facéties  : 
c'est  sa  correspondance.  Elle  rassemble  et  contient 
en  soi  tout  le  reste  de  l'œuvre,  toute  la  biographie, 
tout  le  caractère,  toutes  les  particularités  d'humeur, 
toutes  les  idées  littéraires,  toutes  les  curiosités  his- 
toriques et   philosophiques,  toutes  les    aspirations 


l'art   de   voltaire.  161 

humanitaires  de  Voltaire.  Il  y  vit  devant  nous,  avec 
une  ingénuité  effrontée  et  charmante,  étalant  ses 
travers  et  ses  prétentions,  mais  aussi  son  intelligence 
et  sa  générosité  :  il  n'y  a  pas  de  visiteur  de  Cirey 
ou  de  Ferney  qui  nous  le  rende  aussi  «  parlant  » 
qu'il  s'est  peint  dans  ses  lettres.  Et  leur  valeur  d'art 
est  incomparable;  on  y  trouve  tout  le  goût  et  tout 
l'esprit  de  Voltaire  en  leur  forme  la  plus  exquise. 
Le  classicisme  s'y  dépouille,  s'y  atténue,  s'y  allège; 
plus  de  pompe  ni  de  solennité  froide;  la  noblesse 
à  laquelle  ne  renonce  jamais  l'écrivain  classique, 
n'est  plus  qu'une  noblesse  aisée  de  manières,  une 
tenue  élégante  de  l'expression.  Les  artifices  et  les 
conventions  littéraires  ont  disparu  :  il  n'est  resté  de 
toutes  les  règles  et  bienséances  du  temps,  que  ce  qui 
a  passé  dans  la  nature  de  l'homme  et  en  est  devenu 
inséparable;  la  correspondance  de  Voltaire  atteint  à 
cette  perfection  du  naturel  que  Condillac  définissait 
Vart  tourné  en  habitude.  Toutes  les  humeurs,  pas- 
sions, haines,  rancunes,  enthousiasmes,  affections  de 
l'homme  éclatent  et  bouillonnent  dans  ces  lettres, 
mais  coulent  dans  les  formes  que  leur  ont  préparées 
la  culture  et  le  goût  de  l'écrivain  :  on  retrouve  par- 
tout le  fin  et  délicat  lettré  qu'est  Voltaire.  Mais  tout 
est  vif,  rapide,  léger,  mesuré;  jamais  de  lourdeurs 
et  jamais  d'apprêt  ;  tout  coule  de  source,  limpide- 
ment,  délicieusement.  La  nature  et  la  culture  se  sont 
fondues  dans  le  mélange  le  plus  harmonieux  qui  puisse 
se  concevoir.  Et  voilà  pourquoi,  aujourd'hui,  le  chef- 
d'œuvre  de  Voltaire  le  moins  contesté,  ie  plus  lu,  est 
cette  correspondance  dont  les  contemporains  n'ont 
eu  que  par  accident  la  jouissance. 

G.  Lansox.  —  Voltaire.  H 


CHAPITRE   IX 


LÀ    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY 


On  a  souvent  répété  que  l'œuvre  de  Voltaire  était 
toute  négative  :  c'est  une  vue  très  superQcielle  et 
très  inexacte.  11  a  sans  doute  beaucoup  critiqué, 
démoli  :  c'est  visible;  mais  il  a  excité  dans  les 
esprits  des  sentiments,  formé  des  convictions  dont 
la  valeur  était  toute  positive.  Il  a  voulu  donner  aux 
hommes  des  idées  réalisables  en  bien-être. 

Tous  les  abus  présentaient  leurs  titres  histori- 
ques :  une  revision  était  nécessaire.  L'erreur  et  le 
mal  avaient  pour  base  des  représentations  du  déve- 
loppement humain  qu'il  fallait  remplacer.  La  philo- 
sophie voltairienne  ne  pouvait  se  passer  d'un 
support  historique,  h' Essai  sur  les  mœurs  le  lui 
avait  donné  pour  les  temps  modernes  :  il  se  com- 
pléta et  s'étendit  par  divers  écrits  qui  éclairèrent 
philosophiquement   tout  le  champ  du  passé. 


LA    l'IULOSOPlllE     »E     FERXEY.  163 


I.     —     CRITIQUE      HISTORIQUE 
ET  CRITIQUE  RELIGIEUSE1. 

Les  ouvrages  d'histoire  réguliers  que  Voltaire 
composa  après  1756  sont,  dans  notre  rapide  étude, 
négligeables  :  ce  n'est  pas  par  eux,  mais  par  ses 
multiples  pamphlets  que  Voltaire  renouvelle  le  con- 
tenu historique  des  intelligences.  Il  n'y  a  point 
d'époque  dont  il  n'ait  disputé,  point  de  problème 
devant  lequel  il  ait  recalé. 

Il  a  une  assurance  étourdissante,  il  jongle  avec 
les  faits  et  les  textes.  On  ne  finirait  pas  de  taire  le 
compte  de  ses  légèretés,  de  ses  bévues,  de  ses 
inexactitudes,  de  ses  fantaisies.  Il  n'a  rien  de  la 
méthode  prudente,  de  la  sévérité  scrupuleuse  des 
érudits  d'aujourd'hui .  Il  travaille  trop  vite,  il  juge 
d'un  coup  d'œil,  et  tranche  avec  plus  d'autorité  que 
de  compétence.  Il  est  pétri  de  préjugés  et  de  pas- 
sions. C'est  un  amateur  et  un  journaliste.  Mais  il  est 
curieux,  il  est  intelligent,  il  a  le  désir  du  vrai,  il  a 
l'intuition  des  problèmes  à  poser,  il  a  le  sens  de  la 
critique  et  de  la  tâche  qui  lui  incombe.  Il  a  vu  par- 

1.  Des  mensonges  imprimés,  1749.  —  Philosophie  de  l'his- 
toire, 1765.  —  La  défense  de  mon  oncle,  1767.  —  E.ramen 
important  de  Milord  Bolingbroke,  1767.  —  Le  Pyrr/ionisme  de 
l'histoire,  1768.  —  Fragments  historiques  sur  l'Inde,  1773.  — 
La  Bible  enfin  expliquée,  1776.  —  Un  chrétien  contre  six  Juifs, 
1776.  —  Dictionnaire  philosophique,  art.  Antiquité,  Antiquité 
des  usages,  Chronologie,  Histoire,  Incertitude  de  l'iii-j- 
TOIRE,  Vérité,  etc.  —  Dooi  Galmct,  Dictionnaire  de  la  Bible, 
1722;  Histoire  de  l'ancien  Testament,  1737.  —  Larcher,  Sup- 
plément à  la  philosophie  de  l'histoire,  1767  ;  Réponse  à  la  Défense 
démon  oncle,  1767.  —  Guénée,  Lettres  de  quelques  Juifs  por- 
tugais, 1/69. 


164  VOLTAIRE. 

fois  ce  que  les  érudits  de  métier  ne  savaient  ou  ne 
voulaient  pas  voir. 

Il  nous  fait  sourire  aujourd'hui  par  ses  réflexions 
sur  la  Chine  et  sur  l'Inde.  Mais  il  avait  demandé 
son  information  sur  l'Inde  aux  fonctionnaires  de  la 
Compagnie  Anglaise  des  Indes,  à  Holwell,  à  Dow, 
au  savant  Français  Le  Gentil  ;  il  a  fait  siennes  leurs 
assertions.  Ce  qui  est  plus  fâcheux,  il  a  cru,  avec 
d'autres,  à  l'authenticité  de  Y Ezour-Veidam  que  le 
chevalier  de  Maudave  avait  rapporté  de  l'Inde.  Il 
s'est  enthousiasmé  pour  la  sagesse  et  l'antiquité  des 
Chinois  sur  les  récits  des  jésuites,  du  P.  Lecomte, 
du  P.  du  Halde,  de  P.  Gaubil  :  Isaac  Vossius,  les 
savants  anglais  de  l'Histoire  universelle,  de  Guignes 
n'ont  pas  été  plus  froids. 

Seulement  tandis  que  la  plupart  des  érudits  et  des 
vulgarisateurs  s'efforçaient  de  concilier  les  annales 
de  l'Inde  et  de  la  Chine  avec  l'histoire  sainte,  Voltaire 
triomphait  des  contradictions  chronologiques,  et 
accueillait  avec  joie  tous  les  calculs  qui  vieillissaient 
les  civilisations  d'Extrême-Orient.  Au  travers  de 
ses  erreurs,  il  apercevait  et  faisait  voir  au  public  un 
grand  fait,  toute  une  humanité  et  des  sociétés  puis- 
santes antérieures  à  la  Bible  et  en  dehors  du  plan 
de  la  Bible;  il  ôtait  des  esprits  non  seulement  le 
préjugé  religieux,  mais  en  même  temps  le  préjugé 
occidental,  qui  ne  cherche  la  civilisation  que  chez  les 
peuples  ayant  recueilli  le  double  héritage  des  tradi- 
tions judéo-chrétienne  et  gréco-romaine. 

Tout  son  effort  fut  de  briser  les  cadres  historiques 
dont  on  s'était  jusque-là  contenté.  Il  s'y  appliqua 
avec  une  audace  aventureuse,  et  parfois  un  peu  à 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY.  Îfi5 

l'étourdie.  Il  se  fit  ainsi  des  affaires  avec  les  érudïts, 
gens  prudents  et  méticuleux,  et  qui  n'aiment  pas  les 
incursions  des  profanes  sur  leurs  domaines.  Il  fut 
en  dispute  courtoise  pendant  quinze  ans  avec  Fon- 
cemagne  sur  le  Testament  du  cardinal  de  Riche- 
lieu. Il  eut  le  dessous,  puisqu'il  ne  réussit  pas  à 
faire  admettre  sa  thèse  de  l'inauthentieité  de  cet 
écrit.  Mais  ce  que  l'on  ne  remarque  pas  assez,  c'est 
que  son  effort  ne  fut  pas  perdu  pour  la  science. 
Avant  lui,  le  Testament  de  Richelieu  se  présentait 
au  public  dans  de  fâcheuses  conditions,  entre  les  tes- 
taments très  apocryphes  de  Colbert  et  de  Louvois, 
sans  garantie  d'aucun  sorte.  Voltaire  posa  la  règle 
que  l'éditeur  d'un  ouvrage  posthume  doit  «  rendre 
un  compte  rigoureux  de  l'origine  et  du  sort  du 
manuscrit  »  :  cette  règle  étonnait  alors  les  érudits. 
«  La  loi  est  nouvelle  »,  disait  le  savant  Ménard. 
Mais  Foncemagne  n'eut  raison  de  Voltaire  que  par 
ce  qu'il  satisfit  à  sa  curiosité.  Grâce  à  Voltaire  aussi, 
l'affirmation  de  l'authenticité  du  Testament  changea 
de  sens.  Foncemagne  fut  obligé  d'établir,  pour 
résoudre  certaines  objections,  que  le  cardinal  avait 
eu  des  collaborateurs,  que  la  rédaction  n'était  pas 
toute  de  sa  main.  En  somme,  le  doute  de  Voltaire 
amena  la  question  du  Testament  de  Richelieu  à 
prendre  une  forme  scientifique, 

Avec  Larcher  l'engagement  fut  plus  vif,  et  discour- 
tois des  deux  côtés.  Voltaire  se  moqua  de  lui  cruelle- 
ment, mais  Larcher  avait  commencé  par  le  traiter 
de  Capanée  et  de  bête  féroce  :  il  avait  toujours  joint 
les  qualifications  les  plus  dures  à  ses  rectifications. 

Il  n'y  a  pas  à  douter  que,  sur  le  détail,  Larcher 


n'ait  souvent  raison,  et  il  suffit  de  comparer  la 
seconde  édition  de  la  Philosophie  de  l'histoire  à  la 
première  pour  en  avoir  la  preuve,  par  toutes  les 
corrections  que  fit  Voltaire.  Bévues  géographi- 
ques, grammaticales  (un  certain  Basiloï),  traductions 
inexactes,  citations  fausses,  sources  mal  employées  : 
l'exact  savant  déniche  toutes  ces  fautes  que  le  bril- 
lant littérateur,  dédaigneux  des  vérifications,  entasse 
étourdiment.  Mais  à  ce  menu  nettoyage  s'arrête  le 
triomphe  de  Larcher.  Il  a  bien  souvent  tort  sur  le 
fond  des  choses,  il  chicane,  il  subtilise,  il  étale  des 
citations  qui  ne  prouvent  rien  ;  il  est  étroitement,  pué- 
rilement conservateur,  et  il  n'a  pas  du  tout  l'impar- 
tialité critique  :  il  se  pose  en  défenseur  de  la  religion, 
et  n'admet  aucun  scepticisme  dans  l'histoire  sacrée  ou 
profane.  Sarah  inspirant  à  plus  de  soixante-dix  ans 
de  l'amour  à  un  roi  d'Egypte,  est  une  vérité  histo- 
rique, et  il  confirme  l'autorité  de  l'Ecriture  par 
l'histoire  de  Ninon  de  Lenclos  qui,  à  pareil  âge, 
récompensa,  croit-il,  un  adorateur. 

Dans  toute  la  critique  de  Larcher,  il  n'y  a  qu'un 
point  important  où  il  ait  bien  l'avantage  :  c'est  sur 
les  prostitutions  sacrées  de  Babylone.  Il  a  raison 
ici  avec  bon  sens  autant  qu'avec  érudition,  et  le 
piquant  est  qu'il  bat  Voltaire,  sans  le  dire,  avec  ses 
propres  armes,  avec  un  principe  voltairien  que 
Voltaire  oubliait  par  galanterie  pour  lès  dames 
babyloniennes. 

Dès  que  la  superstition  a  autorisé  un  usage,  disait  Larcher, 
on  n'y  trouve  plus  rien  qui  répugne,  ou  du  moins  on  sacrifie 
ses  répugnances,  ou  même  on  s'en  fait  un  nouveau  mérite  *. 

î.  P.  88.  —   Comparez  Voltaire,  XXV,  120  :   «  Les  hommes 


CA    PHILOSOPHIE    DE    FER  NET.  167 

Voltaire  avait  fait  rire  l'Europe  aux  dépens  de 
Larcher  :  .l'abbé  Guénée  donna  une  fois  aux  personnes 
pieuses  la  consolation  de  rire  aux  dépens  de  Voltaire, 
dans  ses  Lettres  de  quelques  Juifs  de  Lisbonne.  Moins 
érudit  que  Larcher,  mais  assez  instruit  pour  recueillir 
toutes  les  bévues  de  Voltaire,  il  avait  de  l'esprit,  de 
la  légèreté,  du  mordant;  Voltaire  le  trouvait  «  malin 
comme  un  singe  »,  et  se  défendit  mal. 

Guénée  n'a  pas  entendu  la  polémique  autrement 
que  Larcher.  Il  triomphe  sur  les  minuties  de  l'éru- 
dition. Mais  c'est  un  avocat  plus  qu'un  philologue. 
Il  nie  les  contradictions  les  plus  évidentes  de  la 
Bible.  Il  donne  autorité,  selon  le  besoin  de  sa  thèse, 
àlaVulgate,  ou  au  texte  hébreu.  Pour  défendre  le  récit 
du  Veau  d'or,  il  fait  de  Moïse  un  chimiste  étonnant 
qui  avait  le  secret  de  l'or  potable.  Il  s'obstine  dans  la 
thèse  la  plus  insoutenable  sur  l'authenticité  du  Penta- 
teuque.  Il  émet  avec  une  immoralité  candide  les  plus 
atroces  propositions  pour  légitimer  les  massacres 
bibliques. 

Ni  Larcher  ni  Guénée  n'ont  de  vues  d'ensemble  ni 
de  méthode  générale.  Ils  escarmouchent  sur  le  détail. 
Ils  sont  muets  ou  inintelligents  sur  le?  grandes 
questions  qu'agite  Voltaire  :  Qu'est-ce  que  la  Bible? 
Comment  s'est-elle  formée?  Composition  et  date  des 
livres  qui  la  constituent?  Valeur  relative  et  autorité 
des  rédactions  en  diverses  langues?  Ils  ne  veulent 
rien  connaître  de  ces  questions,  qui  seront  celles  de 
la  science  du  xixe  siècle  ;  et  Voltaire,  avec  son  assu- 
rance brouillonne,  est  moins  éloigné  de  Harnack  ou  de 

n'ont  jamais  de  remords  des  choses  qu'ils  sont  dans  lusage 
de  taire.  »  Cf.  aussi  XXIII,  440. 


Loisy  que  Larcher  ou  Guénée,  avec  leur  exactitude. 
Le  mérite  de  Voltaire,  qui  n'est  pas  encore  commun 
à  cette  date,  c'est  d'avoir  compris  qu'il  n'y  a  pas 
d'histoire,  surtout  d'histoire  ancienne,  sans  critique, 
critique  des  témoignages,  critique  des  documents, 
discussions  de  date  et  d'authenticité  des  textes.  11  se 
pose  des  questions,  il  a  des  doutes,  que  Montesquieu 
même,  bien  plus  solidement  instruit,  ne  concevait  pas. 
Il  a  des  idées  sur  la  nature  de  la  connaissance  histo- 
rique, sur  les  degrés  et  les  instruments  de  la  certi- 
tude. Il  distingue  les  temps  fabuleux,  les  temps 
héroïques,  et  les  temps  historiques  :  «  l'histoire 
est  née  très  tard  ».  Il  veut  qu'on  aille  aux  sources, 
il  sait  combien  les  traditions  orales  s'altèrent  vite. 
Il  se  défie  des  historiens  qui  ne  sont  pas  contempo- 
rains des  événements,  et,  chez  ceux  mêmes  qui  sont 
contemporains,  de  la  crédulité,  de  l'intérêt,  des 
passions.  Il  tâche  d'évaluer  la  véracité  d'Hérodote  : 

Presque  tout  ce  qu'il  raconte  sur  la  foi  des  étrangers  est 
fabuleux;  mais  tout  ce  qu'il  a  vu  est  vrai. 

Il  tâche  de  distinguer  au  travers  de  Tacite  ses 
sources,  Fabius  Rusticus,  Cluvius,  et  il  se  défie  chez 
lui  des  séductions  de  la  malignité  et  du  style. 

Plus  on  remonte  dans  l'antiquité,  plus  les  certi- 
tudes sont  rares.  Il  faut  rechercher  avec  patience  les 
indices  sûrs. 

Une  êtymologie  avérée  sert  quelquefois  à  prouver  les  émi- 
grations des  peuples. 

Je  regarde  un  alphabet  comme  un  monument  incontestable 
du  pays  dont  une  nation  a  tiré  ses  premières  connaissances. 

Dans  l'incohérence  suspecte  des  traditions  et  des 


LA    PHILOSOPHIE    OE    FERXEY.  169 

théories,  il  faut  prendre  pour  critériums  la  vraisem- 
blance et  la  possibilité  :  tout  ce  qui  répugne  à  la 
physique,  à  la  raison,  à  la  trempe  du  cœur  humain 
est  à  rejeter1.  Règle  vague  et  dangereuse,  et  dont  le 
préjugé  et  la  passion  peuvent  trop  aisément  abuser. 
Seule  Timpossibilité  physique  est  un  critérium  sûr; 
encore  faut-il  se  souvenir  que  le  développement  de 
la  science  déplace  sans  cesse  les  bornes  de  la  possi- 
bilité physique.  Quant  à  la  raison,  il  ne  faudrait 
entendre  par  là  que  le  principe  de  contradiction. 
Voltaire  n'a  pas  fait  ces  réserves,  et  sa  règle  plus 
d'une  fois  l'a  trompé. 

Cependant  ces  principes,  en  leur  temps,  furent  un 
progrès.  Ils  étaient  neufs,  du  moins  pour  le  grand 
public  :  Voltaire  faisait  son  éducation  critique, 
l'habituait  à  demander  aux  historiens  leurs  preuves, 
à  leur  refuser  sa  créance,  lorsqu'ils  affirmaient  tra- 
ditionnellement des  faits  contraires  aux  lois  de  la 
nature,  de  la  raison  et  de  la  conscience. 

Mais,  avec  ces  doutes  et  ces  règles,  il  faisait  œuvre 
positive.  11  construisait  un  cadre  de  l'histoire  destiné 
à  remplacer  les  naïves  représentations  de  Bossuet, 
de  Rollin,  et  de  don  Calmet 2. 

Rejetant  hors  de  la  science  la  doctrine  de  la  créa- 
tion, il  aperçoit  dans  le  plus  lointain  passé  des  races 
d'hommes  diverses,  groupées  en  sociétés  rudimen- 
taires.  Ces  hommes  stupides,  brutaux,  tout  près  de 
l'animalité,  lentement,  après  des  temps  prodigieux, 
se  sont  fait  un  langage  articulé,  des  vêtements,  des 


1.  XXIII,  439.  Cf.  XXVII,  269;  XI,  153,  etc. 
i.   Hist.  de  l'une.  Test.,  I,  121. 


huttes;  ils  ont  travaillé  les  métaux.  Par  ignorance 
de  la  physique,  par  peur,  ils  se  sont  fait  des  reli- 
gions grossières  :  mille  associations  d'idées  bizarres 
ont  créé  les  rites  et  les  cultes. 

A  la  longue,  de  grandes  sociétés  se  sont  formées, 
gouvernées  par  des  théocraties  ou  des  dynasties 
issues  des  dieux.  La  Chine,  l'Inde,  la  Perse,  la 
Chaldée  ont  donné  les  premiers  types  de  civilisation  : 
quel  est  le  plus  ancien?  il  est  difficile  de  le  dire. 

Là  s'est  fondée  la  science,  astronomie  et  mathéma- 
tiques. Là  la  vraie  religion,  le  théisme,  l'adoration 
d'un  dieu  unique,  a  été  le  fruit  de  la  raison  cultivée 
chez  les  prêtres  philosophes,  brames,  mages,  et 
chez  les  sages  de  la  Chine. 

Plus  récents  sont  les  Phéniciens,  ces  Vénitiens  de 
l'antiquité.  Plus  récents  les  Egyptiens,  qu'il  serait 
dangereux  de  vieillir,  à  cause  du  voisinage  des 
Juifs. 

Enfin  viennent  les  Grecs,  civilisés  par  les  Phéni- 
ciens et  les  Égyptiens,  et  qui  eurent  d'admirables 
législateurs;  et  ces  Romains,  les  plus  nouveaux  des 
anciens  peuples,  nation  petite  et  rude  qui  tire  ses 
rites  et  ses  lois  des  Toscans  et  des  Grecs.  Son  histoire 
est  obscure  et  douteuse  pendant  les  quatre  premiers 
siècles  :  Voltaire  a  lu,  non  pas  Beaufort,  mais  du 
moins  Levesque  de  Pouilly.  Rome  s'agrandit  par  le 
brigandage.  Elle  conquiert  le  monde  par  sa  discipline 
et  son  patriotisme .  Mais  que  sont  les  Romains, 
pillards  de  l'univers,  auprès  des  Grecs,  philosophes, 
artistes  et  civilisateurs? 

Ce  cadre,  Voltaire  le  bâtit  avec  tous  les  préjugés 
de  la  philosophie  et  toutes  les  erreurs  de  la  science 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FE1WEY.  171 

de  son  temps,  tour  à  tour  avec  trop  de  doute  et  trop 
d'assurance.  Il  nous  fait  sourire  quand  il  raisonne 
sur  Ogygèsou  sur  les  mystères,  et  quand  il  explique 
sommairement  les  phénomènes  religieux  par  la  four- 
berie des  prêtres  ou  des  législateurs  et  par  l'imbécil- 
lité des  peuples  :  c'était  pourtant,  comme  l'a  dit 
Hettner,  la  seule  explication  possible,  la  seule  raison- 
nable au  xvme  siècle,  dans  l'état  des  sciences  philo- 
sophiques, médicales  et  sociologiques.  C'était  la 
première  étape,  une  étape  nécessaire,  dans  l'étude 
scientifique  des  religions. 

A  son  heure,  le  cadre  voltairien  de  l'histoire 
ancienne,  comme  celui  de  l'histoire  moderne,  ce 
cadre  souple,  où  chacun  logeait  sans  peine  son  infor- 
mation particulière,  qu'on  élargissait  ou  redressait 
à  volonté,  fut  un  véritable  progrès.  Il  libéra  les 
esprits  de  l'histoire  théologique  et  de  l'histoire 
puérile.  Après  avoir  servi  tel  quel  à  une  ou  deux 
générations,  c'est  réellement  encore  lui  sur  lequel, 
plus  ou  moins  modifié  depuis  Herder  et  Niebuhr, 
depuis  Michelet  et  Quinet,  tout  le  développement  de 
la  connaissance  historique  s'est  déposé.  Son  intro- 
duction dans  l'intelligence  française  et  européenne 
est  un  moment  notable  de  la  culture  générale. 

Mais  ne  faut-il  pas  faire  une  exception  pour  la 
critique  religieuse?  Il  n'y  a  rien  de  plus  ordurier, 
de  plus  haineux,  de  plus  bouffon  dans  l'œuvre  de 
Voltaire,  que  ce  qu'il  a  écrit  sur  les  juifs  et  les  ori- 
gines chrétiennes.  Renan  en  a  prononcé  la  condam- 
nation définitive.  Ni  la  science  ni  le  goût  de  notre 
temps  n'autorisent  à  revenir  sur  cette  condamnation. 
Mais  il  s'agit  ici  de  comprendre  Voltaire,  non  pas  de 


1/2  VOLTAIRE. 

le  réhabiliter.  Il  faut  nous  rendre  compte  de  ce  que 
valut  en  son  temps  cette  critique  forcenée  et  polis- 
sonne :  elle  fut  plus  sérieuse  qu'on  ne  croirait. 

On  n'imagine  pas  aujourd'hui  la  naïveté,  la  puéri- 
lité, l'absurdité  où  pouvaient  atteindre  en  France  les 
commentateurs  de  la  Bible,  dans  leur  effort  pour 
justifier  le  sens  littéral  du  texte  sacré  et  l'infaillibilité 
absolue  des  narrateurs  inspirés.  Il  faut  lire  dom 
Calmet  pour  s'expliquer  Voltaire  :  il  faut  le  voir 
rendre  compte  de  la  métamorphose  de  la  femme  de 
Loth  et  de  Y  avarie  de  Job.  Le  ridicule  dont  Voltaire 
couvrit  la  Bible  est  tout  entier  dans  dom  Calmet  :  il 
ne  demandait  qu'à  être  exploité. 

On  voulait  que  tout  fût  divin  dans  la  Bible,  que 
tout  y  fût  vrai,  profond,  respectable.  Voltaire  étale 
en  ricanant  toute  l'humanité  du  livre,  contradictions, 
ignorances,  impossibilités,  obscénités.  Les  actions  et 
le  langage  des  Prophètes  ne  l'étonnent  pas,  si  c'est 
humain  ;  ce  sont  les  mœurs  d'un  petit  peuple  grossier, 
c'est  le  goût  oriental.  Mais  on  veut  que  Dieu  ait  parlé 
dans  ces  symboles  :  alors  Voltaire  cite  Osée  et 
Ezéchiel  largement. 

On  veut  que  l'Evangile  soit  divin  :  il  y  fait  sentir 
les  «  racontars  »  de  gens  du  peuple  illettrés,  cré- 
dules et  fanatiques. 

Humainement,  la  Bible  est  captivante  comme 
Homère  *,  et  Jésus  est  un  Socrate  rustique  2.  Mais  le 
temps  de  se  tenir  à  ce  point  de  vue  n'est  pas  venu. 

1.  XL,  190.  ((  Ce  livre  fait  cent  fois  mieu:.  connaître  qu'Ho- 
mère les  mœurs  de  l'ancienne  Asie  ;  c'est,  de  tous  les  monu- 
ments antiques,  le  plus  précieux.  » 

2.  XXYI,  353  ;  XXVII,  69. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY.  173 

Il  s'agit  de  détruire  dans  les  âmes  le  préjugé  de 
divinité,  l'habitude  de  respect  aveugle  qui  donne  à 
la  Bible  et  à  l'Evangile  une  place  à  part  parmi  les 
/nonuments  humains.  Voilà  la  raison  de  la  forme 
employée  par  Voltaire  :  et,  en  réalité,  elle  fut  efficace. 

Sur  le  fond  des  choses,  il  vulgarisa  les  résultats 
et  les  problèmes  de  l'exégèse  biblique,  de  la  critique 
des  origines  du  christianisme.  Il  s'informa  chez  Bayle 
et  Spinoza,  chez  les  Anglais,  chez  quelques  Français 
aussi,  Gaulmin,  Levesque  de  Burigny,  Fréret.  Il  ne 
comprit  pas  la  valeur  du  livre  d'Astruc,  lorsque 
Servan  le  lui  envoya  en  1767  :  il  avait  passé  l'âge 
de  renouveler  ses  arguments. 

Il  mit  dans  les  esprits  l'idée  qu'il  y  a  une  critique 
de  la  Bible,  que  l'histoire  religieuse  se  fait  par  les 
mêmes  méthodes  que  la  profane,  qu'on  y  est  en 
présence  des  mêmes  difficultés,  des  mêmes  incerti- 
tudes, des  mêmes  causes  d'erreurs,  accrues  de  tout 
ce  que  la  piété  et  l'autorité  mettent  d'obstacles  à  la 
recherche  de  la  vérité  dans  ces  matières.  Il  fit 
connaître  à  tous  ce  qu'un  petit  nombre  savait,  les 
doutes  et  les  débats  sur  la  composition  des  livres 
saints,  sur  leur  date  ou  leur  authenticité,  sur  l'his- 
toire des  premiers  siècles  de  l'Eglise. 

Il  fit  rentrer  l'histoire  sainte  dans  le  plan  de 
l'histoire  universelle,  non  plus  comme  le  centre  et 
l'origine  de  tout,  mais  comme  une  vague  dans  l'Océan. 
Israël  est  tard  venu  dans  la  civilisation  asiatique  :  une 
petite  tribu  d'Arabes  pasteurs,  grossiers,  ignorants, 
superstitieux,  féroces.  Jehovah  est  son  dieu  national, 
égal  et  pareil  à  Chamos,  le  dieu  des  Moabites.  Les  juges, 
David  sont  des  chefs  de  bandes  ;  Salomon,  un  roitelet. 


174  VOLTAIRE. 

Les  Juifs  subissent  l'influence  des  grandes  sociétés 
qui  les  entourent  :  ils  n'inventent  rien.  Tout  leur 
vient  de  l'Egypte,  de  l'Assyrie,  des  Phéniciens,  des 
Perses  :  même  des  Grecs,  prétend  Voltaire  en  retour- 
nant des  interprétations  aventureuses  de  Huet. 

Très  tard  leurs  légendes,  leurs  traditions  furent 
écrites,  puis  rassemblées  par  Esdras.  Ce  qu'on 
appelle  la  Bible  est  un  bizarre  mélange  où  l'on 
trouve  des  contes  moraux,  des  romans,  des  chroni- 
ques, des  poèmes  d'amour,  des  rituels,  sans  parler 
des  apocryphes  et  des  faux. 

Conquis  par  tous  les  peuples,  et  souvent  dispersés, 
ils  se  laissent  après  Alexandre  pénétrer  par  l'hellé- 
nisme :  c'est  le  commencement  de  la  théologie. 

Enfin,  sous  la  domination  romaine,  paraît  Jésus, 
un  inspiré  autour  duquel  se  pressent  les  petites 
gens  :  une  sorte  de  George  Fox.  Sa  vie  est  toute 
légendaire.  Les  apôtres  s'en  vont  parler  de  lui  dans 
les  synagogues.  Saint  Paul,  le  «  Juif  chauve  au  grand 
nez  »,  parcourt  le  monde  romain;  mais  jamais  saint 
Pierre  ne  vint  à  Rome.  Les  Evangiles  sont  ce  qu'on 
racontait  dans  les  petits  groupes  des  sectateurs 
de  Jésus.  Chaque  groupe  eut  son  Évangile  :  on  en 
connaît  54.  Les  canoniques  sont  tardivement  rédigés  ; 
le  quatrième  est  le  plus  récent1. 

Au  début,  il  n'y  a  ni  dogme  ni  hiérarchie.  Ils  se 
dégagent  peu  à  peu,  à  grand  renfort  d'interprétations 
forcées,  et  de  documents  faux  ou  falsifiés.  Au  bout 
de  plusieurs  siècles,  un  canon  des  Evangiles  est  fixé. 
Des  fidèles  se  distinguent  les  prêtres,  qui  ensuite  se 

1.  Une  lois,  Voltaire  a  dit  saint  Luc  au  lieu  de  saint  Jean. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY.  I/o 

subordonnent  aux  évèques,  et  parmi  les  évoques 
s'élèvent  les  patriarches.  Parmi  les  patriarches, 
ceux  des  deux  capitales  de  l'empire,  Constantinople 
et  Rome,  prennent  l'ascendant,  et  les  circonstances 
de  l'histoire  profane  grandissent  peu  à  peu  le  siège 
de  Rome. 

Il  ne  faut  pas  croire  aux  accusations  des  païens 
sur  les  mœurs  des  chrétiens,  ni  aux  accusations  des 
orthodoxes  contre  les  hérétiques.  Il  faut  beaucoup 
rabattre  des  légendes  sur  les  persécutions  et  sur  le 
nombre  des  martyrs.  Là  surtout  a  fleuri  le  faux. 

A  travers  les  disputes  religieuses  se  constitue  le 
dogme.  L'hellénisme  a  un  rôle  prépondérant,  et  la 
métaphysique  platonicienne  fournit  les  matériaux 
de  la  théologie  chrétienne. 

On  rejoint  ainsi  l'Essai  sur  les  Mœurs.  Quoi  que 
vaille  dans  le  détail  cette  représentation,  un  homme 
d'aujourd'hui  s'y  trouve  plus  à  l'aise  que  dans  celle 
de  Rossuet  ou  de  dom  Calmet,  et,  n'était  le  ton,  les 
assertions  qui  révoltèrent  le  plus  au  xvme  siècle  les 
défenseurs  de  l'Eglise,  ne  seraient  pas  repoussées 
par  certains  catholiques  savants  de  notre  temps. 

Au  total,  Voltaire  a  été,  dans  l'état  des  connais- 
sances historiques  de  son  temps,  un  très  remar- 
quable vulgarisateur,  non  seulement  des  faits,  mais 
des  problèmes  et  de  la  critique.  Il  fut  un  homme  de 
bon  sens  hardi  qui  tâcha  de  se  faire  une  idée  de  la 
manière  dont  l'histoire  pouvait  se  faire. 

L'esprit  historique  entre  pour  une  part  importante 
dans  la  composition  de  son  esprit.  Le  point  de  vue 
historique  domine  dans  toute  sa  philosophie.  Il  a 
bien  compris  que  la  contradiction  de  la  théologie, 


176  VOLTAIRE. 

c'était  l'histoire.  Parmi  toutes  sortes  de  préjugés, 
d'à  priori  logiques  et  passionnés,  on  voit  s'ébaucher 
chez  lui  une  tendance  corrélative  à  la  tendance  expé- 
rimentale, une  habitude  de  poser  les  questions  dans 
le  temps,  et  de  remonter  plutôt  aux  origines  qu'aux 
principes.  Il  résout  ou  fait  évanouir  plus  d'un  pro- 
blème en  le  formulant  historiquement.  Notions  méta- 
physiques, dogmes  religieux,  institutions  sociales, 
il  vérifie  d'abord,  bien  ou  mal,  les  titres  historiques 
de  tout  ce  qui  se  recommande  à  notre  respect  ou 
s'impose  à  notre  obéissance.  L'histoire  est  son  auxi- 
liaire efficace  dans  la  guerre  à  tous  les  absolus. 


II.    PHILOSOPHIE,    MORALE    ET    RELIGION 

VOLTAIRIENNES1 

Dans  la  période  de  Ferney,  Voltaire  continue  de 
préférer  la  physique  à  la  métaphysique.  Mais  la 
divine  Emilie  n'étant  plus  là,  cette  préférence  reste 
théorique.  Elle  se  réduit  à  causer  de  temps  à  autre 
légèrement  des  grands  problèmes  de  la  science  du 
temps,  des  fossiles,  de  la  formation  de  la  terre,  de 
la  génération,  et  à  couper  la  tête  à  quelques  colima- 
çons. Il  aime  à  publier  la  souveraineté  de  l'expé- 
rience, et  à  taquiner  les  systèmes,  mais  il  intervient 
volontiers  pour  conserver  à  1'  «  éternel  géomètre  » 
ses  attributions. 


1.  Dubois-Reymond,  Saigey,  ouvr.  cités.  —  Dictionnaire 
philosophique.  — Les  singularités  de  la  nature.  —  Le  philosophe 
ignorant.  —  Dialogues  d'Ephémère.  —  Profession  de  foi  des 
théistes.  —  Les  adorateurs.  —  Histoire  de  Jenny. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY.  177 

La  pure  métaphysique  ne  l'occupe  guère  :  c'est 
une  partie  négligeable  dans  son  œuvre  des  vingt 
dernières  années.  Seules  l'intéressent  la  religion  et 
la  morale,  et  il  ne  prend  de  la  métaphysique  que  ce 
qui  en  est  inséparable.  Elle  est  pour  lui  le  domaine 
où  il  n'est  guère  possible  que  d'ignorer  :  le  vrai 
philosophe  est  le  Philosophe  ignorant.  Il  a  résolument 
éclairci  ses  hésitations  sur  la  liberté,  et  le  voici 
maintenant  tout  déterministe,  à  la  manière  de  Collins. 
Il  ne  sait  plus  rien  de  l'âme  :  ce  n'est  sans  doute 
qu'un  mot  abstrait. 

Il  est  déiste  obstinément,  chaleureusement,  gra- 
vement :  déiste  contre  les  dogmes  absurdes  des 
religions  intolérantes,  déiste  contre  les  négations 
dangereuses  des  athées  téméraires.  Il  combat  d'Hol- 
bach en  ses  dernières  années  plus  que  la  Sorbonne, 

A  vrai  dire,  il  évite  d'éclaircir  jusqu'au  fond  son 
idée  de  la  divinité  :  toutes  les  fois  qu'il  essaye  de  la 
préciser,  il  tend  au  panthéisme;  et  il  s'abrite  der- 
rière Malebranehe  plutôt  que  se  compromettre  avec 
Spinoza,  dont  la  rigueur  systématique  et  l'abstraction 
d'ailleurs  le  rebutent.  Le  monde  est  éternel  et  néces- 
saire. Dieu  y  est  partout,  comme  la  gravitation. 
Dieu  l'ait  tout  en  nous;  «  il  y  a  du  divin  dans  une 
puce1.  »  Il  ne  réduit  plus  son  Dieu  comme  autre- 
lois  à  l'office  de  vérité  première  de  la  physique, 
mais  il  en  fait  le  fondement  de  la  morale. 

On  a  bien  des  fois  cité  sa  formule  du  Dieu  rému- 
nérateur et  vengeur,  qu'il  a  répétée  en  cent  endroits 
de  ses  ouvrages.  Elle  n'est  pourtant  chez  lui  qu'un 

1.  Art.  Idée. 
G.  Lanson.  —  Voltaire.  1- 


consentement  provisoire  à  la  foi  populaire.  Il  accepte 
cette  croyance,  dont  la  fausseté  n'est  pas  démon- 
trable, et  qui  est  actuellement  utile  pour  la  société. 
Il  n'en  use  pas  pour  lui,  et  il  admet  que,  dans 
l'avenir,  des  générations  éclairées  s'en  passeront. 

Dieu  n'est  vraiment  nécessaire  à  la  morale  que 
comme  fondement,  non  comme  sanction.  D'ailleurs, 
tout  le  service  que  lui  demande  Voltaire,  est  de 
garantir  que  le  sentiment  moral  de  justice  et  de 
bienveillance  pour  le  prochain  appartient  à  la  vraie 
nature  de  l'homme,  telle  qu'elle  a  été  divinement 
formée,  et  de  répandre  un  peu  du  prestige  de  son 
nom  sur  les  efforts  parfois  pénibles  que  la  moralité 
exige.  La  morale  est  divine;  cela  veut  dire  pour  lui 
qu'elle  est  naturelle.  D'ailleurs  la  morale  que  Voltaire 
construit  sur  cette  base,  n'est  à  aucun  degré  reli- 
gieuse. Dieu  n'y  a  pas  de  place.  Il  ne  donne  pas  de 
commandements  :  la  morale  n'est  pas  révélée.  Divine 
comme  la  raison,  elle  se  dégage  lentement  comme 
elle,  dans  l'humanité  et  dans  l'individu,  des  instincts 
inférieurs.  L'homme  sort  de  l'animalité  par  sa  seule 
activité,  sous  la  pression  des  circonstances.  Comme 
il  n'y  a  pas  de  commandements,  il  n'y  a  pas  de  grâce  : 
prier  est  inutile.  La  seule  prière  est  la  soumission. 
Dieu  n'est  pas  objet  d'amour.  Il  ne  se  communique 
à  l'homme  que  par  l'inexorable  nécessité  des  choses 
Dieu  est  une  loi  qu'on  connaît  et  à  laquelle  on  s'adapte. 

11  n'y  a  pas  de  devoir  qui  ait  rapport  à  Dieu.  Il 
n  y  en  a  pas  davantage  qui  oblige  l'être  moral  envers 
lui-même.  Il  n'y  a  de  devoir  que  social;  toute  vertu 
est  un  rapport  d'homme  à  homme.  On  ne  peut  être 
coupable  qu'envers  l'homme. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY.  179 

Les  dogmes  des  religions  diffèrent  parce  qu'ils  ont 
été   inventés  par  les  hommes,   mais    la  morale  est 

*  universelle,  parce  qu'elle  vient  de  Dieu.  Ce  n'est  pas 
qu'on  ne  trouve  toute  sorte  de  contradictions  et  de 
différences  dans  les  préjugés  et  les  lois  des  divers 
peuples  :  mais  partout,  de  Socrate  à  Jésus  et  de 
Confuciusà  Shaftesbury,  lorsque  l'homme  a  appliqué 
sa  raison  à  la  conduite  de  la  vie,  il  a  trouvé  la  même 
morale,  la  morale  de  la  bienfaisance  et  de  la  justice, 
la  vertu  sociale ,  contrepoids  de  l'amour-propre 
naturel  et  indéracinable. 

Cette  morale  ne  promet  pas  un  bonheur  chimé- 
rique, elle  permet  le  plaisir  honnête  et  modéré,  elle 
invite  à  accroître  par  l'action  sociale,  par  l'accord 
des  individus,  le  bien-être  collectif,  qui  multiplie 
les  plaisirs  pour  chacun.  Elle  n'étonne  ni  ne  dépasse 
les  honnêtes  gens  de  1760,  et  les  invite,  en  acceptant 
l'homme,  en  s'acceptant  eux-mêmes,  à  mettre  un 
peu  de  bonté,  de  douceur,  de  ménagement  pour 
autrui  dans  la  quête  du  bonheur,  à  se  soucier,  en 
vivant  bien  pour  eux,  de  rendre  la  vie  un  peu  meil- 
leure à  tous.  Elle  n'effraie  ni  ne  décourage,  ni  ne 
grise  de  chimères,  et  ne  propose  aux  hommes  que 
des  actions  si  évidemment  utiles,  si  visiblement  à  leur 
portée,  qu'il  y  aurait  encore  plus  de  stupidité  que 
de  méchanceté  aies  refuser.  C'est  cette  morale  posi- 
tive et  indépendante,  qui,  avec  l'affirmation  de  Dieu, 

'  est  la  religion  naturelle,  la  seule  vraie  religion,  le 
théisme,  que  toutes  les  Églises  enveloppent  des 
fantaisies  ridicules  ou  inhumaines  de  leurs  dogmes. 


III.  LA  REFORME  VOLTAIRIENNE  DE  LA  FRANCE1 

S'il  n'y  a  de  vertu  que  dans  l'acte  social,  la  morale 
ne  peut  se  concevoir  sans  la  politique,  et  l'homme 
de  bien  sera  celui  qui  sera  bon  pour  tous  en  travail- 
lant à  améliorer  la  société.  C'est  à  quoi  Voltaire 
employa  fiévreusement  les  années  de  sa  vieillesse. 

Ambitieux  de  résultats,  défiant  des  systèmes,  il 
ne  s'appliqua  point  comme  Montesquieu  ou  Rousseau 
à  construire  une  théorie  politique  ou  à  dresser  le 
plan  de  la  société  idéale.  Il  ne  raffina  point  les  prin- 
cipes abstraits.  Il  fut  opportuniste  au  suprême  degré, 
acceptant  la  France  telle  qu'elle  était,  les  cadres 
sociaux,  les  conditions  faites  à  l'activité  réformatrice, 
s'efforçant  de  discerner  le  possible  immédiatement 
possible,  pour  y  limiter  son  effort.  Il  passa  en  revue 
toutes  les  parties  du  gouvernement  et  de  l'admi- 
nistration, pour  les  critiquer  à  la  lumière  de  deux 
ou  trois  grands  sentiments  moraux  qui  étaient  tous 
ses  principes;  il  dressa  une  liste  des  abus  et  des 
réformes,  en  cherchant  toujours  à  heurter  la  réalité 
le  moins  possible,  afin  de  la  modifier  plus  sûrement. 

Il  prend  la  société  comme  un  fait,  et  les  gouver- 
nements comme  des  pouvoirs  de  fait,  qui,  en  durant, 
parviennent  à  déguiser  la  force  en  droit.  Il  n'y  a  de 

i.  Dictionn.  phil.  —  Mélanges,  éd.  Moland,  t.  XXII-XXXII. 
—  Ed.  Hertz,  Voltaire  und  die  franzosische  Strafrechtspflege, 
1887.  Masmonteil,  la  Législation  criminelle  dans  l'œuvre  de 
Voltaire.  —  E.  Faguet,  Politique  comparée  de  Montesquieu,  de 
Voltaire  et  de  Rousseau.  —  L.  Robert,  Voltaire  et  V intolérance 
religieuse.  —  Les  pages  qui  suivent  sont  le  résumé  d'une  étude 
plus  ample  ou  toutes  les  références  seront  données. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY.  181 

droit  pourtant  que  dans  le  consentement  libre  des 
hommes  '  :  car  naturellement  les  hommes  sont  libres 
et  égaux.  Il  n'y  a  pas  de  droit  divin,  et  la  démocratie 
est  le  gouvernement  le  plus  selon  la  raison.  Mais 
comme  elle  ne  peut  subsister  que  dans  de  petits 
territoires,  comme  aussi  la  monarchie  est  ancienne- 
ment établie  en  France,  l'intérêt  de  l'ordre  et  de  la 
paix  ordonne  d'être  royaliste  en  France. 

La  régime  constitutionnel  et  représentatif  est  bon 
en  lui-même;  mais  pour  la  France,  l'anarchie  féodale 
a  rendu  utile  la  royauté  absolue  :  la  force  du  pouvoir 
royal  sauve  le  peuple  des  petits  tyrans.  Mais  de  la 
i-oyauté  absolue  elle-même,  il  faut  exiger  le  respect 
des  lois,  et  ces  lois  doivent  avoir  pour  objet  la  con- 
servation de  la  liberté,  seule  «  loi  fondamentale  de 
toutes  les  nations2  ».  Mais  la  liberté,  dans  la  pra- 
tique, ce  sont  des  libertés,  qui  doivent  être  garan- 
ties aux  citoyens  par  les  lois. 

Voici  la  liste  des  libertés  nécessaires,  selon 
Voltaire  :  1°  Liberté  des  personnes,  l'esclavage  est 
contre  nature.  2°  Liberté  de  parler  et  d'écrire,  même 
sur  les  matières  de  politique  et  de  religion.  C'est  la 
sauvegarde  et  la  base  de  toutes  les  autres  libertés. 
La  diffamation  contre  les  individus,  les  outrages 
contre  l'autorité  et  les  lois,  même  les  libelles  sédi- 
tieux, seront  punis.  3°  Liberté  civile  :  introduction  de 
Yhabeas  corpus.  4°  Liberté  de  conscience.  5°  Sécu- 
rité de  In  propriété  :  expropriation  avec  indemnité 
pour  raison  d'utilité  publique;  droit  pour  tous  les 


1.  XXVII,  197. 

2.  XXVII,  388. 


182  VOLTAIRE. 

citoyens  d'avoir  accès  à  la  propriété;  mais  point 
d'égalité  des  biens.  6°  Liberté  du  travail,  et  de 
vendre  son  travail  au  plus  offrant  :  le  travail  est  la 
propriété  de  ceux  qui  n'en  ont  pas. 

La  propriété  confère  l'obligation  de  participer  aux 
charges  publiques  et  le  droit  de  participer  aux 
affaires  publiques.  En  France,  dans  l'état  actuel,  la 
bourgeoisie  éclairée  gouverne  les  grands  et  les 
petits,  et  dispose  de  la  force  de  l'opinion.  D'ailleurs 
il  n'y  a  point  d'autre  garantie  de  la  liberté  que  la 
volonté  des  gouvernés.  On  est  libre  quand  on  veut, 
et  tant  qu'on  veut1. 

Il  est  inutile  de  rappeler  que  Voltaire  hait  la  guerre. 
Mais  il  doute  qu'elle  disparaisse  si  tôt  de  l'huma- 
nité. Il  faut  donc  des  armées.  La  meilleure  serait  une 
milice  :  une  armée  de  métier  et  permanente  est  tou- 
jours une  tentation  de  conquête  extérieure  ou  une 
menace  à  la  liberté  du  peuple.  Puisqu'il  est  impos- 
sible actuellement  de  s'en  passer,  il  faut  la  réduire 
aux  besoins  de  la  défensive  :  c'est  folie  de  se  ruiner 
sous  le  prétexte  de  se  conserver.  Avec  cinquante 
mille  soldats  mariés,  bien  payés,  qui  seraient  retraités 
à  cinquante  ans  avec  demi-solde,  la  France  aurait  l'ar- 
mée qu'il  lui  faut,  avec  le  minimum  d'inconvénients. 

Le  patriotisme,  au  xviii"  siècle,  n'avait  rien  à  voir 
avec  la  guerre  et  l'armée.  Voltaire  était  patriote, 
comme  Montesquieu  et  comme  Rousseau,  parce  qu'il 
s'intéressait  au  bien  public.  Il  attachait  la  patrie,  à 
la  manière  anglaise,  à  la  liberté  et  à  la  propriété, 
Liberty  and  property  ;  et  il  lui  semblait  que  ceux-là 

1.  Cf.  plus  haut,  p.   151. 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FEUNEY.  183 

seuls  ont  une  patrie  qui,  possédant  quelque  chose, 
se  sentent  des  intérêts  communs,  et  interviennent 
d'une  manière  ou  d'une  autre  dans  la  gestion  de  ces 
intérêts  communs.  Il  croyait  que,  dans  de  grands 
Etats,  il  y  avait  encore  des  millions  d'hommes  qui 
n'avaient  point  de  patrie. 

En  principe,  il  voudrait  faire  de  l'instruction 
publique  une  fonction  de  l'État.  Mais  en  pratique, 
il  accepte  la  liberté,  c'est-à-dire  l'Université  et  les 
congrégations  sous  le  contrôle  de  l'État. 

Il  ne  croit  pas  possible  ni  désirable  que  le  peuple 
soit  instruit  *  :  qui  ferait  les  besognes  rebutantes  et 
dures  ?  Mais  il  restreint  le  peuple  à  la  dernière 
classe  des  manœuvres.  Il  veut,  par  l'enseignement, 
élargir  l'ordre  moyen;  il  souhaite  que  les  manufac- 
turiers, les  artisans,  un  maçon,  un  charpentier,  un 
forgeron,  que  les  cultivateurs  soient  instruits, 
éclairés,  qu'ils  voient  au  delà  de  leur  métier  et  con- 
naissent les  intérêts  publics.  L'école  ainsi  ■  sera 
essentiellement  l'école  du  citoyen. 

Voltaire  ne  veut  pas  séparer  l'Église  de  l'État. 
Son  idéal  est  le  régime  anglais  :  en  France,  c'est  le 
catholicisme  qui  sera  l&religion  de  l'Etat,  mais  l'Église 
sera  subordonnée  au  pouvoir  civil  et  respectueuse 
de  la  loi  civile.  Suppression  de  la  juridiction  romaine 
et  de  toutes  les  taxes  payées  à  la  chancellerie 
romaine.  Les  biens  ecclésiastiques  seront  soumis  à 
l'impôt,  comme  ceux  de  tous  les  autres  citoyens. 
L'État  aura  la  surveillance  de  ces   biens,  et  inter- 

1.  Il  entend  l'instruction,  comme  nous  dirions,  secondaire, 
celle  qui  mettrait  h  même  de  lire  «  les  meilleurs  chapitres  de 
l'Esprit  des  Lois  ».  II  ouvrit  une  école  primaire  à  Ferney. 


184  VOLTAIRE. 

viendra  dans  leur  répartition  pour  assurer  à  tous 
les  prêtres  un  salaire  suffisant .  Dans  ce  sens 
Voltaire  marche  jusqu'à  l'idée  d'un  clergé  rétribué 
par  l'État,  de  sorte  que  l'État  pourrait  limiter  le 
nombre  des  prêtres  et  disposer  de  l'excédant  des 
revenus  ecclésiastiques. 

Institution  du  mariage  civil.  Contrôle  de  l'État 
sur  tous  les  rituels,  sur  les  catéchismes,  sur  les 
livres  de  dévotion  et  d'enseignement,  et  sur  la 
prédication  :  le  pouvoir  civil  n'intervient  pas  dans 
le  dogme,  mais  il  doit  veiller  à  ce  que  l'ordre 
public,  les  lois,  la  morale  soient  respectés.  Les 
curés  gardent  l'enseignement  de  la  religion  et  de  la 
morale,  et  l'exercice  de  la  charité. 

Suppression  de  la  sépulture  dans  les  églises. 
Réduction  du  nombre  des  fêtes  chômées. 

Surveillance  des  communautés  religieuses.  Recul 
des  vœux  monastiques  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans. 
Diminution  progressive  pour  arriver  à  la  suppres- 
sion totale  des  congrégations  et  couvents.  Affecta- 
tion de  leurs  biens  aux  œuvres  d'assistance. 

Il  veut  la  liberté  de  conscience,  mais  non  l'égalité 
des  cultes.  Des  libres  penseurs,  des  athées,  Voltaire 
ne  dit  rien  :  leurs  croyances  sont  des  états  indivi- 
duels dont  l'Etat  ne  s'occupe  pas.  Mais  les  autres 
églises  que  la  catholique  ne  seront  pas  officiellement 
reconnues  :  tolérance  et  test,  c'est  le  régime  anglais 
qu'il  désire  pour  la  France.  Il  réclame  pour  les  pro- 
testants la  liberté  du  culte  privé,  la  validité  de  leurs 
mariages,  le  droit  pour  les  enfants  d'hériter  de  leurs 
pères,  la  franchise  des  personnes,  le  droit  d'exercer 
le  commerce  et  tous  les  métiers.  Aux  juifs,  qu'il 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY.  185 

méprise,  il  offre  la  sécurité,  l.a  condition  d'étrangers  do- 
miciliés, et  l'invitation  de  se  décrasser,  de  se  cultiver. 

A  la  grande  politique  de  gloire  et  de  conquête, 
Voltaire  préfère  l'administration  économe  ei  paci- 
fique. Il  ne  veut  pas  de  grands  ministres,  mais  de 
bons  administrateurs.  Que  le  gouvernement  se  pro- 
pose par-dessus  tout  de  favoriser  le  peuplement  et 
le  travail;  et  malheureusement,  la  plupart  des  règle- 
ments gênent  le  travail  et  causent  la  dépopulation. 
Le  régime  financier  est  détestable. 

L'impôt  doit  être  proportionnel,  sans  restriction 
ni  privilège.  Le  système  exclusif  des  physiocrates 
est  aussi  absurde  que  l'exemption  du  clergé  ou  de  la 
noblesse. 

L'impôt  doit  porter  sur  les  riches  :  il  est  odieux  de 
prendre  au  travailleur  une  partie  du  pain  qu'il  gagne. 

Le  système  des  fermes  est  mauvais.  La  régie 
directe  serait  moins  onéreuse  au  trésor,  moins 
vexatoire  et  ruineuse  pour  le  peuple. 

Altérations  des  monnaies,  suppressions  de  rentes, 
créations  d'offices,  loteries,  gabelle,  douanes  inté- 
rieures :  autant  de  moyens  abusifs  ou  détestables  de 
prendre  l'argent  des  sujets.  La  liberté  du  commerce 
des  blés,  du  moins  à  l'intérieur,  est  nécessaire. 

Il  faut  prendre  l'impôt  là  où  est  l'argent;  il  faut 
augmenter  la  recette  en  diminuant  l'impôt.  Il  faut 
faire  rentrer  l'impôt  avec  le  moins  de  frais  possible. 
Il  faut  organiser  l'impôt  de  façon  qu'il  excite,  au  lieu 
de  la  paralyser,  l'activité  économique  de  la  nation. 

Abolition  aussi  des  droits  féodaux,  des  corvées, 
des  dîmes. 

Pour  l'agriculture,  le  commerce,  l'industrie,  tout 


186  VOLTAIRE. 

se  résume  en  un  mot  :  liberté,  c'est-à-dire  affran- 
chissement des  entraves,  suppression  des  règle- 
ments tyranniques  ou  ruineux,  des  jurandes  et 
maîtrises,  de  l'obligation  de  ne  vendre  qu'au  marché, 
des  tracasseries  de  la  régie  des  vins,  etc.  Ce  libéra- 
lisme admet  pourtant  la  protection  contre  la  concur- 
rence étrangère,  mais  de  façon  que  le  blé,  c'est-à- 
dire  le  pain,  reste  à  bas  cours. 

L'établissement  de  l'unité  des  poids  et  mesures 
est  désirable. 

Voltaire  voit  surtout  l'agriculture  et  le  commerce, 
la  grande  propriété  et  le  gros  négociant.  Il  n'aperçoit 
guère  l'industrie,  quoiqu'il  ait  créé  des  fabriques  et 
qu'il  se  rende  compte  de  la  misère  du  tisserand  lyon- 
nais. Il  se  borne  à  demander  pour  l'ouvrier  le  droit 
de  porter  son  travail  au  plus  offrant,  et  un  salaire 
qui  lui  permette  de  vivre  et  d'élever  ses  enfants.  Il 
ne  propose,  pour  lui  faire  gagner  plus,  que  l'augmen- 
tation du  nombre  des  journées  de  travail  :  et  pour- 
tant il  croit  que  le  travail  de  manufacture  fait  dégé- 
nérer la  race.  Toute  son  économie  se  ramasse  au 
fond  dans  sa  théorie  du  luxe.  Dépenser  ses  revenus 
est  un  devoir  social.  Le  riche,  par  ses  plaisirs 
comme  par  ses  besoins,  fait  vivre  le  pauvre;  sa 
dépense  excite  le  commerce,  l'industrie,  l'agricul- 
ture. Toutes  ses  jouissances  s'écoulent  en  salaires 
dans  le  peuple,  et  y  font  circuler  le  bien-être. 

Les  nations  prospères  et  bien  administrées  peu- 
vent payer  de  lourds  impôts  :  mais  les  impôts  ne  sont 
pas  faits  pour  être  gaspillés  par  la  cour  et  nourrir 
des  parasites.  L'impôt  est  d'abord  une  assurance;  il 
sert  à  établir  l'ordre  et  la  sécurité.  Il  doit  être  aussi 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FERNEY.  187 

une  coopération  :  il  est  destiné  à  subvenir  aux  entre- 
prises d'utilité  publique.  De  l'eau  et  des  marchés 
dans  les  villes,  des  canaux  et  des  chemins  à  travers 
le  pays,  voilà  les  objets  pour  lesquels  l'argent  serait 
mieux  employé  qu'en  guerres.  Les  dépenses  pro- 
ductives sont  celles  qui  protègent  la  santé  publique, 
et  qui  facilitent  l'activité  agricole  et  commerciale. 

Aux  postes,  Voltaire  ne  demande  que  le  secret 
des  lettres  :  c'est  le  plus  urgent. 

L'assistance  publique  est  un  devoir  de  l'Etat. 
Répression  de  la  mendicité,  réforme  des  hôpitaux, 
création  d'hôpitaux  et  spécialement  de  maternités, 
de  maisons  d'enfants  trouvés,  d'hospices  pour  les 
vieillards  et  les  travailleurs  invalides.  Il  faut 
employer  à  ces  établissements  nécessaires,  avec  le 
droit  des  pauvres  sur  les  spectacles,  les  biens  dispo- 
nibles du  clergé  et  des  couvents. 

Enfin  l'administration  de  la  justice  est  toute  à 
réorganiser.  Là  sont  les  pires  abus.  Voltaire  applau- 
dira à  la  suppression  des  Parlements,  parce  qu'il 
espère  voir  réaliser  par  elle  deux  réformes  capitales 
qu'il  réclamait  depuis  longtemps  :  l'abolition  de  la 
vénalité  des  charges,  et  la  séparation  de  l'ordre 
judiciaire  et  du  pouvoir  politique.  Il  souhaitait  aussi 
la  diminution  des  frais  de  justice,  et  des  délais  de  la 
justice;  pour  cela,  la  diminution  du  ressort  du  Par- 
lement de  Paris.  Il  demandait  l'unité  de  législation, 
la  composition  d'un  code  civil  et  d'un  code  criminel 
qui  fissent  disparaître  l'incohérence  et  l'arbitraire  des 
jugements. 

Dans  la  législation  civile,  il  voulait  introduire  le 
divorce.  Mais   au   criminel  il  exigeait  une  réforme 


générale.  La  justice  criminelle  est  atroce,  absurde, 
aveugle,  encore  embarrassée  d'idées  théologiques; 
elle  frappe  au  hasard;  dure  aux  petits,  elle  laisse 
échapper  les  grands  coupables. 

Il  ne  faut  punir  que  les  délits  qui  atteignent  les 
hommes  et  blessent  l'ordre  social.  L'offense  à  Dieu, 
sacrilège,  sorcellerie,  suicide,  hérésie  ou  sodomie, 
n'est  pas  du  ressort  de  la  justice.  Il  faut  définir  avec 
soin  les  cas  de  répression  légale,  distinguer  les  délits 
des  crimes,  proportionner  les  peines  aux  délits,  et 
ne  pas  abuser  des  galères  ni  surtout  de  la  mort.  Il 
faut  ôter  au  supplice  de  la  mort  les  raffinements  de 
cruauté  dont  on  l'a  enrichi.  Il  faut  que  la  peine  soit 
personnelle,  et  ne  pas  l'étendre  à  une  famille  inno- 
cente par  des  confiscations  de  biens,  ou  autrement. 

La  procédure  méconnaît  tous  les  droits  de  la  per- 
sonne humaine.  L'accusé  ne  doit  pas  être  traité  en 
coupable.  On  ne  doit  pas  emprisonner  à  la  légère 
des  innocents  pour  les  relâcher  après  de  longs  mois, 
flétris,  ruinés,  sans  indemnité  aucune.  Suppression 
des  monitoires,  qui  ne  font  appel  qu'aux  témoins  à 
charge  et  excitent  la  délation.  Suppression  de  la  tor- 
ture. Suppression  des  procédures  secrètes.  Il  ne 
faut  ni  intimider  ni  écarter  les  témoins.  L'accusé 
doit  être  confronté  avec  les  témoins.  Il  a  droit  d'être 
assisté  d'un  avocat,  au  criminel  comme  au  civil. 

Il  faut  renoncer  au  système  barbare  et  puéril  des 
demi-preuves,  des  quarts  de  preuve,  à  cette  addition 
d'incertitudes  dont  on  composait  une  certitude  légale. 
Il  faut  motiver  les  arrêts  au  criminel  comme  au  civil. 

Voilà,  bien  sèchement,  le  tableau  des  réformes 
que  ^  oltaire,  pendant  vingt  années,  demanda  avec 


LA    PHILOSOPHIE    DE    FEItXEY.  189 

une  verve  infatigable,  tour  à  tour  sarcastique  et 
indignée,  auxquelles  il  s'efforça  de  convertir  la 
raison  et  l'humanité  du  public. 

Leur  ensemble  ne  fait  pas  une  belle  construction 
philosophique  qui  se  développe  dans  l'abstrait,  pour 
la  gloire  de  l'esprit  humain.  C'est  une  série  de  cor- 
rections, de  réparations  du  vieil  édifice  social,  qui 
ne  peuvent  se  juger  séparées  de  la  réalité  où  elles 
s'appuient.  Voltaire  se  demande  quelles  retouches 
exigent  dans  chaque  partie  du  gouvernement  et  de 
l'administration  les  sentiments  de  liberté,  d'égalité, 
d'humanité  qui  composent  à  ses  yeux  la  conscience 
sociale  et  la  raison  de  son  temps. 

Nous  sommes  tentés  aujourd'hui  de  méconnaître  ■ 
et  de  rapetisser  l'importance  de  cette  critique,  parce 
qu'elle  n'est  pas  organisée  en  système,  et  parce  que 
la  plupart  des  réformes  qu'elle  indique  ou  sont 
réalisées  depuis  longtemps,  ou  bien  ont  été  déclas- 
sées, dépassées  par  l'évolution  de  nos  institutions  et 
de  nos  mœurs.  Les  contemporains  savaient  gré  à 
Voltaire  de  cette  précision  réaliste  qui  désignait  les 
améliorations  actuellement  possibles  dans  toutes 
les  parties  du  corps  social. 

Et  si  nous  voulons  y  penser  un  peu,  si  nous 
nous  représentons  la  France  du  roi  Louis  XV,  avec 
le  despotisme  capricieux  de  son  gouvernement,  la 
cour  égoïste  et  gaspilleuse,  les  grands  corps,  magis- 
trature, clergé,  plus  soucieux  de  leurs  privilèges 
que  du  bien  général,  le  désordre  des  finances  et 
l'absurdité  oppressive  du  système  fiscal,  l'énormilé 
scandaleuse  des  revenus  ecclésiastiques,  et  la  misère 
des  curés  de  paroisse,  le  chaos  des  lois,  L'enchevê- 


tre nient  et  le  conflit  des  autorités,  l'intolérance  qui 
condamnait  les  protestants  au  concubinage  ou  à  1  hy- 
pocrisie, et  qui  envoyait  leurs  pasteurs  aux  galères, 
la  multitude  des  privilèges  et  des  règlements  qui  se 
tournaient  en  vexations  et  en  misère  pour  la  masse  du 
peuple  :  —  si  nous  appliquons  là-dessus  les  réformes 
de  Voltaire,  et  que  nous  introduisions  dans  cette 
France  de  l'ancien  régime,  qui  reste  catholique  et 
monarchique,  la  tolérance,  la  liberté  de  la  presse, 
l'impôt  proportionnel,  l'unité  de  législation,  la  ré- 
forme de  la  procédure  criminelle,  le  clergé  soumis  et 
salarié,  l'assistance  développée,  les  principes  de 
gouvernement  pacifique  et  libéral,  d'administration 
appliquée,  honnête,  et  uniquement  soucieuse  de  favo- 
riser la  prospérité  publique  :  —  alors  nous  compren- 
drons la  portée  de  la  transformation  que  la  critique 
de  Voltaire  opérait,  et  combien  il  s'en  faut  qu'elle 
ait  été  négative,  et  timide.  C'est  toute  une  autre 
France  qu'elle  dégageait  de  l'ancien  chaos  féodal  et 
monarchique,  romain  et  ecclésiastique,  anarchique 
et  tyrannique  :  une  France  bien  moderne,  quelque 
chose,  sous  le  très  chrétien  Bourbon,  comme  ce 
qu'a  été  notre  pays  aux  minutes  pacifiques  du  Consu- 
lat ou  du  second  Empire.  Plus  justement  encore,  la 
réforme  voltairienne  est,  dans  ses  lignes  principales, 
aux  Chambres  près,  le  dessin  de  la  France  bourgeoise 
de  Louis-Philippe.  C'est  celle  qu'on  eût  vu  sortir,  si 
Turgot  avait  pu  rester  vingt  ans  au  ministère,  et 
faire  ce  qu'il  voulait.  Voltaire  a  été,  en  gros,  le  jour- 
naliste de  l'œuvre  dont  Turgot  était  l'homme  d'Etat. 
On  se  tromperait  d'ailleurs  sur  l'esprit  de  Vol- 
taire, si  l'on  croyait  que  ses  vues  n'allaient  pas  au 


LA   PHILOSOPHIE    DE    FERNET.  101 

delà  de  ces  réformes.  Il  n'est  pas  révolutionnaire, 
ni  chimérique.  Il  est  opportuniste  et  réaliste.  Il 
indique  ce  qu'on  peut  obtenir  tout  de  suite  par  la 
pression  de  l'opinion.  Ce  n'est  pas  qu'il  renonce, 
cela  obtenu,  à  demander  autre  chose.  Il  ne  se  dit  pas 
républicain.  Il  ne  demande  pas  une  constitution  à 
l'anglaise.  Il  ne  demande  pas  expressément  la  parti- 
cipation directe  des  propriétaires  et  des  industriels 
à  la  direction  des  affaires  publiques.  Il  ne  demande 
pas  pour  les  protestants  l'accès  aux  charges  ni  la 
liberté  du  culte  public.  Il  ne  demande  pas  la  nomi- 
nation de  tous  les  professeurs  par  l'Etat.  Ce  sont 
choses  pourtant  qu'il  estime  raisonnables.  Il  se  con- 
tente de  poser  le  droit  de  l'Etat  sur  les  commu- 
nautés :  il  n'en  demande  pas  tout  de  suite  la  suppres- 
sion, qu'il  désire  et  qu'il  espère. 

Voltaire  sans  nul  doute  est  conservateur.  Mais  il 
l'est  comme  l'est  tout  libéral.  Il  ne  veut  pas  de  bou- 
leversement violent.  Il  ne  détruit  ni  les  classes  ni 
l'inégalité  des  richesses.  Il  remet  la  France  aux 
mains  de  la  bourgeoisie  éclairée,  dont  il  étend  la 
limite  du  côté  du  peuple  par  l'instruction.  Mais  son 
programme,  précisément  parce  qu'il  est  pratique, 
n'a  rien  d'absolu  ni  de  définitif.  Il  est  conforme  à  son 
esprit  de  prévoir,  après  les  améliorations  immédia- 
tement réalisables  sur  lesquelles  tout  son  effort  se 
concentre,  d'autres  améliorations  que  les  premières, 
en  s'effectuant,  rendront  possibles  :  et  ce  sera  ainsi 
tant  que  l'on  pourra  apercevoir  du  mal  dans  la  réa- 
lité et  concevoir  du  mieux  par  la  raison,  tant  que 
l'humanité  et  la  justice  seront  blessées  quelque  part, 
que  la  société  ne  sera  pas  parfaite  et  l'homme  heureux. 


CHAPITRE  X 


LA  FORMATION 

DE  LA  LÉGENDE  VOLT AIRIENNE. 

LES   DERNIÈRES  ANNÉES    ET  LA  MORT 


La  caractéristique  de  l'action  de  Voltaire,  c'est  de 
n'être  pas  seulement  littéraire.  Par  là,  il  diffère  de 
Montesquieu,  de  Diderot,  de  Rousseau  qui  se  con- 
tentent d'éclairer  ou  d'enflammer  les  esprits  par 
leurs  ouvrages.  Voltaire,  maintenant  qu'il  est  tran- 
quille, ou  à  peu  près,  pour  lui-même  dans  son 
canton  de  Gex,  s'occupe  des  autres,  non  des  hommes 
en  général,  mais  de  tous  les  cas  individuels  où  il 
peut  voir  un  effet  ou  un  indice  des  abus  sociaux. 

C'est  d abord  en  1759  l'affaire  petite  et  peu 
bruyante  des  six  frères  de  Crassy,  dont  il  arrache 
l'héritage  aux  jésuites  d'Ornex. 

1.  Desnoiresterres,  t.  VIII.  —  Eug.  Asse,  Lettres  de  Mme* 
(de  Graffigny...),  Suard,  etc.,  1S83.  —  Voltaire,  Recueil  des 
particularités  curieuses  de  sa  vie  et  de  sa  mort  (par  Harel),  1782. 
—  (Longchamp  et)  Waghière,  Mémoires  sur  Voltaire  et  ses 
ouvrages.  -  -  Ath.  Coquerel,  Jean  Calas  et  sa  famille,  1858 
(2*  éd..  1869).  —  C.  Rabuud,  Sirven,  étude  historique  sur  l  avène- 
ment de  la  tolérance. 


Formation  de  la  légende  voltairienne.      198 

C'est,  en  1762,  l'affaire  Calas.  Le  10  mars,  Jean 
Calas,  marchand  d'indiennes,  rue  des  Filatiers,  à 
Toulouse,  fut  roué  après  un  long  procès  instruit 
d'abord  par  les  capitouls,  puis  par  le  Parlement.  Il 
était  accusé  du  meurtre  de  son  fils  aîné,  Marc- 
Antoine,  qui,  le  13  octobre  17G1,  avait  été  trouvé 
pendu  dans  la  boutique  paternelle  :  on  rendait  compte 
du  crime  par  l'horreur  de  la  famille  calviniste  à 
l'idée  que  Marc-Antoine  voulait  se  faire  catholique. 
Jean  Calas  mourut  en  protestant  de  son  innocence. 

Voltaire,  averti  dès  le  22  mars  par  le  négociant 
Audibert,  crut  d'abord  à  un  excès  du  fanatisme 
huguenot.  Mais  bientôt  convaincu  d'être  en  présence 
d'une  erreur  judiciaire,  il  prit  en  main  la  cause  de 
Calas.  Il  se  heurta  à  l'indifférence,  au  scepticisme 
ou  à  l'hostilité  du  ministère,  des  courtisans,  des 
parlementaires.  Il  se  tourna  vers  le  public  :  par 
toute  sorte  d'écrits,  discutant  les  charges  et  les  faits 
de  la  cause,  développant  les  principes  de  tolérance, 
il  remua  la  grande  force  de  l'opinion.  Il  appuya, 
dirigea  de  Ferney  toutes  les  démarches  de  Mme  Calas, 
assista  les  avocats  Elie  de  Beaumont  et  Loyseau  de 
Mauléon.  Dès  le  7  mars  1704,  un  premier  arrêt  du 
Conseil  engageait  la  revision;  le  4  juin  1764  le 
jugement  de  Toulouse  était  cassé.  Le  9  mars  1705, 
les  40  juges  des  requêtes  de  l'Hôtel,  à  l'unanimité, 
réhabilitèrent  Calas. 

De  temps  à  autre,  depuis,  on  a  essayé  d'infirmer 
cette  réhabilitation,  soit  par  passion  catholique,  soit 
pour  l'honneur  de  la  magistrature,  soit  par  aversion 
pour  Voltaire  :  on  n'.a  rien  produit  qui  démontrât  la 
cuipabilite.de  Calas;  et  l'on  n'a  pu,  en  négligeant 

G.  Lanson.  —  Voltaire.  13 


194  VOLTAIRE. 

toutes  les  preuves  à  décharge,  que  faire  valoir  quel- 
ques circonstances  obscures,  qui,  sans  justifier  la 
sentence,  font  comprendre  que  des  juges  prévenus 
mais  qui  n'étaient  pas  des  scélérats,  aient  trouvé 
dans  la  cause  matière  à  rouer  un  innocent.  Rien 
absolument  rien  n'a  valeur  de  preuve  contre  Galas 

Le  public  en  fut  convaincu.  Il  applaudit  à  la  réha 
bilitation  avec  enthousiasme.  De  là  date  la  transfi 
guration  de  Voltaire  dans  l'esprit  de  ses  contempo 
rains.  Il  fut  le  «  défenseur  de  Galas  ».  On  commença 
à  voir  en  lui  autre  chose  que  de  l'esprit,  et  dans  sa 
gloire  prodigieusement  multipliée  par  cette  affaire, 
se  mêlèrent  des  sentiments  de  chaude  dévotion  et  de 
respect  que  Voltaire  jusque-là  n'avait  jamais  ins- 
pirés. 

Après  les  Calas,  les  Sirven  :  c'était  la  même  his- 
toire. Une  fille  huguenote  se  jette  dans  un  puits  ; 
le  père  est  condamné  par  le  procureur  fiscal  de 
Mazamet  (1764).  Heureusement  il  a  pu  fuir,  ainsi 
que  sa  femme  et  ses  deux  filles  survivantes.  Vol- 
taire, avec  sa  netteté  pratique,  ne  veut  pas  marcher 
pour  Sirven,  tant  que  l'affaire  Calas  n'est  pas  ter- 
minée. Il  s'en  occupe  alors  avec  chaleur,  et  finit  par 
faire  réhabiliter  Sirven  et  sa  femme  en  1771  par  la 
Tournelle  de  Toulouse,  par  quelques-uns  des  juges 
de  Calas. 

Ce  sont  encore  des  protestants  qu'il  veut  tirer  des 
galères  ou  dont  il  s'occupe  de  faire  valider  les 
mariages.  C'est  l'affaire  La  Barre  :  un  crucifix 
mutilé  à  Abbeville  (9  août  1765),  quelques  jeunes 
gens  soupçonnés,  le  chevalier  d'Étallonde  en  fuite, 
le  chevalier  de  La  Barre  arrêté,  et  convaincu  seule- 


FORMATION    DE    LA    LEGENDE    VOLTAIIUENNE.        195 

ment  de  ne  pas  s'être  découvert  devant  la  procession 
du  Saint-Sacrement,  d'avoir  chanté  des  chansons 
impies  et  obscènes,  d'avoir  récité  la  Pucelle,  et  pos- 
sédé des  livres  tels  que  la  Religieuse  en  chemise  ouïe 
Dictionnaire  philosophique  portatif.  Pour  cela,  des 
haines  privées  s'en  mêlant,  la  sénéchaussée  d'Abbe- 
ville  le  condamna  à  avoir  la  langue  coupée  et  à  être 
décapité.  La  sentence  fut  confirmée  par  le  Parle- 
ment de  Paris.  On  lui  épargna  la  mutilation  de  la 
langue;  le  corps  et  la  tête  furent  brûlés  sur  un 
bûcher  où  l'on  jeta  aussi  le  Dictionnaire  philoso- 
phique. Voltaire  fut  atterré.  Il  appela  au  public.  Il 
s'intéressa  à  d'Élallonde,  le  lit  entrer  au  service  de 
Prusse.  Il  essaya  plus  tard  de  faire  casser  l'arrêt 
qui  le  condamnait  par  défaut.  Il  ne  réussit  pas.  Il  ne 
put  que  maudire  dans  tous  ses  écrits,  et  il  n'y 
manqua  pas,  les  juges  d'Abbeville. 

Le  9  mai  1766  le  comte  de  Lally,  ancien  comman- 
dant de  Pondichéry,  était  décapité  en  place  de 
Grève,  bâillonné  pour  qu'il  ne  pût  faire  entendre  sa 
protestation.  Le  vague  des  termes  de  l'arrêt  inquiéta 
Voltaire  :  il  s'enquit,  se  convainquit  de  l'innocence 
de  Lally,  et  prêta  sa  plume  et  sa  popularité  au  fils 
du  condamné.  Il  vit,  avant  de  mourir,  la  réhabilita- 
tion de  Lally  assurée. 

Il  s'occupait  encore  en  1769  de  faire  réhabiliter 
Martin,  un  cultivateur  du  Barrois  roué  pour  un 
assassinat  dont  l'auteur  avait  ensuite  avoué.  En  1770, 
c'était  la  méprise  d'Arras  :  une  vieille  ivrognesse 
qu'on  accusait  ses  enfants  d'avoir  tuée.  Montbailli 
fut  roué  ;  sa  femme  se  déclara  enceinte.  Voltaire  la 
fit  reconnaître  innocente,  et  innocent  aussi  le  roué- 


Î96  VOLTAIRE. 

En  1772,  il  prenait  en  main  la  cause  de  Mlle  Camp, 
une  protestante  que  le  vicomte  de  Bombelles  avait 
épousée  au  désert,  devant  un  pasteur,  et  qu'il  lais- 
sait pour  faire  un  riche  mariage  catholique,  après 
en  avoir  eu  un  enfant  :  il  soutenait  la  nullité  de  sa 
première  union.  Voltaire  ne  put  réussir  qu'à  faire 
obtenir  quelque  argent  à  la  victime. 

Moins  heureux  et  moins  clairvoyant  fut-il  quand 
il  se  prit  à  défendre  le  comte  de  Morangiés  contre  ses 
créanciers.  Le  public,  cette  fois,  fut  rebelle.  Il  ne 
s'agissait  que  d'argent,  et,  si  les  créanciers  avaient 
bien  mine  de  fripons,  le  débiteur  n'était  certainement 
pas  un  honnête  homme.  Il  fut  d'ailleurs  parfaitement 
ingrat  pour  son  officieux  défenseur. 

Quoique  Voltaire  se  défendît  d'être  le  «  Don  Qui- 
chotte de  tous  les  roués  et  de  tous  les  pendus  »,  il 
ne  savait  guère  résister  aux  apparences  d'injustice 

de  cruauté.  Il  criait  et  faisait  crier. 

Lorsqu'il  apprit  qu'il  y  avait  encore  des  main- 
mortables  en  France  et  qu'à  quelques  pas  de  chez 
lui,  12  000  hommes  étaient  les  serfs  de  vingt  cha- 
noines de  Saint-Claude,  il  fut  stupéfait  Depuis  1770, 
il  assiégea  de  ses  requêtes  le  conseil  du  Roi,  Turgot; 
il  soutint  et  encouragea  l'avocat  Christin,  de  Besan- 
çon, qui  avait  pris  en  main  la  cause  des  habitants  du 
mont  Jura;  il  travailla  l'opinion.  Ses  clients  ne 
furent  affranchis  que  par  la  Révolution. 

De  la  même  ardeur,  ne  pouvant  libérer  la  France 
de  la  gabelle,  il  s'occupa  d'en  décharger  son  petit 
pays  de  Gex,  où  les  commis  et  les  contrebandiers 
étaient  ('gaiement  des  fléaux  pour  les  gens  paisibles. 
Il  négocia   longuement  afin  d'obtenir  des  fermiers 


FORMATION    DE    LA    LEGENDE    VOLTAIRIENNE.        197 

généraux  un  abonnement  pour  le  sel  et  le  tabac.  Il 
travailla  Trudaine  et  Turgot  ;  il  fit  agir  l'abbé 
Morellet,  Dupont  de  Nemours,  cette  Mme  de  Saint- 
Julien  qu'il  appelait  Papillon-pbilosophe.  Il  excitait 
et  calmait  tour  à  tour  les  syndics  et  les  États  du 
pays  de  Gex.  Il  leur  prêchait  les  concessions  néces- 
saires. Enfin  il  aboutit.  Il  offrait  20000  livres  par 
an  pour  l'abonnement,  les  fermiers  en  voulaient 
60  000  :  on  convint  de  30  000. 

Une  scène  extraordinaire  eut  lieu,  lorsque  les 
Etats  de  Gex  se  réunirent  à  l'hôtel  de  ville  pour 
discuter  la  convention.  Voltaire  s'y  rendit  le  12  dé- 
cembre 1775,  «  bien  empaqueté  ».  On  le  fit  asseoir; 
il  fit  «  un  bon  discours  »,  lut  des  lettres  de  Turgot 
et  de  Trudaine  :  les  trois  ordres  du  pays  de  Gex 
approuvèrent  le  traité.  «  Alors  il  ouvrit  la  fenêtre  et 
cria  :  Liberté  !  »  On  lui  répondit  par  des  cris  Vive  le 
roi!  Vive  Voltaire! 

Il  avait  avec  lui  douze  dragons  de  Ferney  qui  se  tinrent 
sur  la  plaee  devant  la  maison  où  était  l'assemblée...  Les 
douze  dragons  mirent  l'épée  à  la  main  pour  célébrer  notre 
ami,  qui  partit  tout  de  suite  et  fut  de  retour  pour  dîner.  En 
passant  dans  quatre  ou  cinq  villages,  on  jetait  des  lauriers 
dans  son  carrosse.  Il  en  était  couvert.  Tous  ses  sujets  se  mirent 
en  baie  pour  le  recevoir,  et  le  saluèrent  avec  des  boîtes, 
pots  à  feu,  etc.  Il  était  très  content  et  ne  s'apercevait  pas 
qu'il  avait  quatre-vingt-deux  ans  *, 

Toutes  ces  interventions  généreuses,  la  prospérité 
oissante  de  Ferney,  tant  d'écrits  consacrés  au  bien 
public  prenaient  peu  à  peu  le  dessus  dans  l'imagi- 


ci 


1.   Lettre  de  Mme   de   Gallatin  (Zeitschrift  f.  fr.  Sp.  u.  L., 
VII,  207).  Cf.  la  lettre  de  M.  Hennin  (Desnoiresterres,  VIII,  76)'. 


nation  des  contemporains,  effaçaient  l'impression 
des  travers  d'humeur,  des  querelles  sans  dignité, 
des  singeries  avilissantes.  Malgré  la  haine  irréconci- 
liable de  l'Eglise  et  des  croyants,  malgré  l'antipathie 
mal  déguisée  des  athées,  la  grande  masse  du  public 
était  bien  conquise,  et  vénérait  le  vieillard  de  Ferney . 
Mme  Necker,  en  1770,  prenait  l'initiative  d'une  sous- 
cription pour  lui  élever  une  statue;  mais  Pigalle, 
en  modelant  ce  vivant  squelette,  fit  un  chef-d'œuvre 
de  réalisme  anatomique  qui  représentait  mal  l'idéal 
de  la  dévotion  voltairienne.  En  1772,  Mlle  Clairon, 
chez  elle,  devant  des  amis,  couronnait  le  buste  du 
philosophe  en  récitant  une  ode  .de  Marmontel. 

A  Genève  même  il  triomphait.  Il  n'y  pouvait  plus 
venir  sans  qu'une  foule  immense  l'entourât  :  en  1776, 
il  pensa  y  être  étouffé.  La  défense  de  Calas  prévalait 
sur  la  Guerre  de  Genève. 

Rien  ne  donne  une  plus  vive  idée  de  la  transfigu- 
ration légendaire  du  patriarche  de  Ferney  que  les 
lettres  de  Mme  Suard.  Cette  jeune  femme  de  vingt- 
cinq  ans  éprouve  devant  le  malin  et  pétillant  vieil- 
lard «  les  transports  de  Sainte-Thérèse  ».  Elle 
ne  ressent  près  de  lui  que  de  l'attendrissement  et  de 
l'enthousiasme.  Elle  lui  demande  sa  bénédiction. 
Elle  nous  montre  un  Voltaire,  bon,  indulgent,  atten- 
dri, adouci,  le  Voltaire  des  âmes  sensibles. 

Il  mourait  d'envie  d'aller  jouir  de  sa  gloire.  Le 
gouvernement  n'était  pas  réconcilié  :  sur  le  bruit  de 
sa  maladie  (en  juillet  1774),  l'intendant  de  Bour- 
gogne recevait  ordre  de  Versailles  de  saisir  tous  ses 
papiers,  aussitôt  qu'il  serait  mort.  Mais  on  n'osait  rien 
contre  lui,  tant  qu'il  vivait.  La  reine  pleurait  à  J  an- 


FORMATION    DE    LA    LEGENDE    VOLTAIRIENNE.        199 

crède  et  manifestait  le  désir  d'  «  embrasser  »  l'au- 
teur. D'Argental,  le  marquis  de  Villette  l'appelaient 
à  Paris;  Mme  Denis  avait  envie  d'y  revenir.  Le 
5  février  1778,  il  partit  «  dans  sa  dormeuse,  avec  un 
petit  poêle  dedans  ». 

Il  arriva  à  Paris  le  10  février  sur  les  trois  heures 
et  demie  du  soir,  et  se  logea  chez  le  marquis  de 
Villette,  rue  de  Beaune,  à  l'angle  du  quai  des  Théa- 
tins.  On  sait  ce  qui  advint  :  il  se  grisa  de  sa  gloire, 
et  il  en  mourut. 

Si  le  roi  trop  dévot  ne  permit  pas  à  la  reine  de  le 
voir,  Paris  l'en  consola.  Les  visites  affluaient  rue  de 
Beaune  :  les  amis,  les  écrivains,  les  députations  de 
l'Académie  et  de  la  Comédie-Française ,  Gluck , 
Mme  Necker,  la  comtesse  de  Polignac,  Mme  du 
Barry,  l'ambassadeur  d'Angleterre,  la  loge  maçon- 
nique des  Neuf-Sœurs,  Franklin  dont  il  bénissait  le 
petit-fils  en  disant  :  God  and  liberty,  toute  sorte 
d'hommes  et  de  femmes  de  tous  les  états.  Le  16  mars 
avait  lieu  la  première  représentation  de  sa  tra- 
gédie d'Irène,  devant  la  reine  et  le  comte  d'Artois. 
Bemis  d'une  maladie  qui  avait  fermé  sa  porte  pen- 
dant trois  semaines,  il  sortait  en  voiture  au  milieu 
d'une  foule  enthousiaste  qui  acclamait  «  l'homme 
aux  Calas  ».  Il  allait  voir  Turgot.  11  se  rendait  le 
30  mars  à  l'Académie,  et  de  là,  en  magnifique  habit, 
avec  sa  grande  perruque,  enveloppé  de  la  pelisse 
que  lui  avait  envoyée  l'impératrice  de  Bussie,  il 
allait  à  la  Comédie  assister  à  la  sixième  représenta- 
tion d'Irène.  Un  des  acteurs  lui  posait  sur  la  tête 
une  couronne  de  laurier,  et,  à  la  fin  de  la  pièce,  toute 
la   troupe  assemblée  sur  la  scène,   son  buste  était 


couronné  par  Brizard  en  robe  de  moine,  et  baisé 
par  les  comédiennes.  Il  sortait  à  pied.  Il  visitait  les 
princes  d'Orléans,  Sophie  Arnould,  et  la  marquise 
de  Gouvernet,  cette  jolie  Suzanne  de  Livry  qui  lui 
avait  été  infidèle  cinquante  ans  auparavant. 

Au  milieu  de  toute  cette  agitation,  il  travaillait.  Il 
avait  fait  adopter  à  l'Académie  un  nouveau  plan  du 
dictionnaire,  et  s'était  mis  aussitôt  à  l'exécution.  Il 
absorbait  25  tasses  de  café  en  un  jour,  perdait  le 
sommeil,  se  bourrait  d'opium,  délirait.  Le  25  mai  il 
était  perdu.  Il  ressuscita  un  instant  pour  féliciter 
Lally-Tollendal  de  l'arrêt  du  Conseil  qui  cassait  la 
sentence  portée  contre  son  père. 

Les  médecins  Lorry  et  Tronchin  n'avaient  plus 
d'espoir.  Tronchin  épiait  malignement  comment  le 
philosophe  passerait  ce  «  fichu  moment  ».  Le  philo- 
sophe voulait  vivre.  Il  enrageait  de  n'avoir  pas  suivi 
le  conseil  de  retourner  à  Ferney,  il  suppliait  Tron- 
chin de  le  «  tirer  de  là  ».  Il  souffrait  d'horribles  dou- 
leurs. Il  avait  peur  de  ce  qu'on  ferait  de  lui  après  sa 
mort.  Il  se  souvenait  de  la  Lecouvreur  :  il  voulait 
éviter  la  voirie.  Des  prêtres  s'agitaient  :  un  abbé  Gau- 
tier, le  curé  de  la  paroisse,  qui  était  Saint-Sulpice.  Il 
signa  une  confession  de  foi,  et  une  rétractation  qui  fut 
ensuite  jugée  insuffisante  :  on  lui  apporta  une  autre 
déclaration.  «  Laissez-moi  mourir  en  paix  »,  dit-il. 

Dès  le  28  février  à  la  première  alerte,  il  avait  mis 
sa  vraie  confession  aux  mains  de  Wagnière  : 

Je  meurs  en  adorant  Dieu,  en  aimant  mes  amis,  en  ne 
haïssant  pas  mes  ennemis,  et  en  détestant  la  persécution. 

Il  semble  qu'il  se  soit  rasséréné,  quand  il  comprit 


FORMATION    DE    LA    LEGENDE    VOLTAIRIENNE.      201 

que  c'était  bien  fini,  et  qu'il  ait  accepté  la  nécessité. 
Il  mourut  le  30  mai  1778,  sur  les  onze  heures  du 
soir. 

L'archevêque  de  Paris  et  le  curé  de  Saint-Sul- 
pice  lui  refusèrent  la  sépulture.  Le  roi  dit  ou  passa 
pour  avoir  dit  :  «  Laissez  faire  les  prêtres  »  ;  ni  le 
ministère  ni  le  Parlement  ne  voulurent  intervenir. 
Voltaire  avait  désigné  pour  sa  sépulture  l'étoile  de 
la  charmille  de  Ferney.  Mais  Ferney  était  loin  : 
l'évêque  d'Annecy  était  à  craindre.  Il  fallait  agir 
vite,  prévenir  la  vengeance  ecclésiastique.  L'abbé 
Mignot  mit  le  corps  dans  un  carrosse,  enveloppé  de 
sa  robe  de  chambre  et  coiffé  d'un  bonnet  de  nuit.  Il 
l'emporta  à  l'abbaye  de  Scellières  en  Champagne 
dont  il  était  abbé  commendataire.  Là,  Voltaire  fut 
mis  en  bière  et  enseveli  (ler-2  juin).  Le  prieur  qui 
l'avait  permis  fut  destitué  par  l'évêque  de  Troyes. 

Voltaire  n'attendit  pas  longtemps  sa  revanche. 
La  Révolution  le  ramena  à  Paris  en  juillet  1791.  Un 
cortège  triomphal,  —  municipalité,  députés,  magis- 
trats, Académiciens,  jeunes  filles  vêtues  de  blanc, 
canonniers  et  chœurs  de  l'opéra,  —  le  conduisit  au 
Panthéon  au  milieu  de  l'enthousiasme  universel. 
Déjà  pourtant  l'évolution  politique  de  la  France  lais- 
sait Voltaire  en  arrière  :  mais  le  peuple  se  souvenait 
du  défenseur  de  l'humanité.  C'était  Calas  qui  condui- 
sait Voltaire  au  Panthéon  dans  une  apothéose. 


CHAPITRE   X! 


L'INFLUENCE    DE    VOLTAIRE 


L'influence  de  Voltaire  sur  son  siècle  et  sur  le 
xixe  siècle  est  certaine,  mais  impossible  actuellement 
à  déterminer  avec  quelque  précision.  Je  ne  sais  s'il 
sera  jamais  possible  de  le  faire  :  Voltaire  reçoit  sûre- 
ment de  son  temps  la  plupart  des  suggestions  qu'il 
renvoie,  et  son  influence  en  beaucoup  de  cas  est  celle 
d'un  agent  de  transmission  qui  met  la  puissance  con- 
tagieuse de  sa  passion  et  la  puissance  séductrice  de 
son  talent  au  service  des  idées  qu'il  sert  et  qu'il  n'a 
pas  créées.  Il  devient  malaisé  de  distinguer  son 
action  du  mouvement  collectif  et  des  autres  efforts 
individuels  qui  vont  dans  le  même  sens. 

Peut-être  a-t-il  servi  surtout  en  son  temps  à 
fixer  Y  ordre  du  jour  de  l'opinion.  Par  les  coups  de 
cloche  ou  les  pétards  de  ses  écrits,  il  rassemblait 
tous  les  esprits  et  en  faisait  converger  toutes  les 
forces  vers  un  même  point.  Il  disciplinait,  coordon- 
nait les  aspirations  que  ses  contemporains  avaient 
en  commun  avec  lui;  et  l'on  ne  pourrait  pas  aisé- 


L  INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  203 

ment  décider  s'il  était  le  général  de  l'armée  du  pro- 
grès, ou  s'il  en  était  le  tambour. 

La  difficulté  s'accroît  de  toute  l'aversion  de  Vol- 
taire pour  les  constructions  systématiques.  La  pré- 
sence de  Montesquieu  et  de  Rousseau  dans  une 
intelligence  est  vite  décelée  par  les  traces  des  partis 
pris  doctrinaux  qui  leur  sont  propres.  Voltaire 
souvent  ne  fait  que  fouetter  des  sentiments  sans 
imposer  aucune  préférence  dogmatique. 

Peut-être  parviendra-t-on  un  jour  à  se  tirer  de  ces 
embarras  :  en  tout  cas,  actuellement,  il  serait  vain 
de  s'en  flatter.  L'histoire  des  idées,  de  leur  formation 
et  de  leurs  modes  de  propagation,  aux  xvme  et 
xixe  siècles,  n'est  pas  suffisamment  faite;  on  n'a 
point  jusqu'à  ce  jour  étudié  assez  exactement  la 
relation  des  faits  politiques  et  sociaux  aux  faits 
moraux  et  littéraires.  Il  serait  nécessaire  de  regar- 
der de  près  la  formation  et  le  développement  de 
beaucoup  d'individus ,  distingués  ou  médiocres, 
illustres  ou  obscurs.  Mais  on  n'a  point  rassemblé 
encore  un  assez  grand  nombre  d'observations  de  ce 
genre  pour  qu'il  soit  possible  de  dégager  des  con- 
clusions générales.  Ce  n'est  pourtant  que  lorsque 
tout  ce  travail  sera  fait,  qu'il  pourra  être  question  de 
définir  l'influence  de  Voltaire. 

Sans  donc  prétendre  à  une  précision  ni  à  une 
certitude  actuellement  illusoires,  je  présenterai 
quelques  remarques  sur  ce  qui  me  paraît  le  plus 
vraisemblable. 

Et  d'abord,  si  l'on  ne  peut  établir  rigoureusement 
le  détail  ni  la  mesure  de  l'influence  voltairienne,  on 
ne  peut  guère  mettre  en  doute   la  réalité  de  cette 


influence.  Voltaire  a  été  la  nourriture  intellectuelle 
de  beaucoup  d'hommes  pendant  plusieurs  généra- 
tions, et  s'est  ainsi  mêlé  dans  une  multitude  de 
consciences. 

Dans  la  dernière  génération  du  xvme  siècle, 
presque  personne  ne  lui  échappe,  et  des  chrétiens 
comme  Joseph  de  Maistre  et  Chateaubriand  ne 
feront  souvent  que  retourner  contre  lui  ce  qu'ils 
auront  appris  chez  lui. 

Il  serait  intéressant  de  savoir  combien  il  a  été  lu 
aux  diverses  époques.  La  bibliographie  peut  nous 
renseigner  sur  ce  point.  De  1740  à  1778  il  se  fit 
19  recueils  des  œuvres,  sans  compter  les  éditions 
séparées,  très  nombreuses  pour  les  principaux 
écrits1.  De  1778  à  1815,  Quérard  indique  6  éditions 
des  œuvres  complètes,  sans  compter  deux  éditions 
incomplètes  et  déjà  copieuses.  Enfin,  pour  la 
période  de  1815  à  1835,  en  vingt  ans,  Bengesco 
rencontre  28  éditions  des  œuvres  complètes  2. 
Puis  rien  de  1835  à  1852.  De  1852  à  1870,  5  édi- 
tions, dont  l'édition  de  propagande  du  journal  le 
Siècle. 

Depuis  1870,  une  édition,  celle  de  Moland,  de 
caractère  purement  littéraire  et  historique,  et  tout  à 
fait  sans  rapport  avec  la  conservation  ou  la  diffusion 
du  voltairianisme. 

Au  total,  grande  consommation  jusqu'à  la  Révolu- 
tion, puis  ralentissement  jusqu'en  1815.  Prodigieuse 
recrudescence  de  la  demande  sous  la  Restauration, 


li  Bengesco,  t.  IV,  n°*  2122-2141. 
2.  T.  IV,  n«  2145-2174. 


L INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  205 

puis  de  nouveau  ralentissement.  Reprise  sensible 
sous  le  second  Empire.  Cette  courbe  correspond 
assez  à  celle  des  mouvements  libéraux;  on  imprime 
ou  réimprime  Voltaire  surtout  aux  époques  où  ces 
mouvements  rencontrent  le  plus  de  résistance  et 
prennent  le  plus  de  violence.  Cependant  il  faut 
aussi  tenir  compte  du  fait  que,  sous  la  Révolution, 
après  l'édition  encadrée  de  1775  et  les  deux  éditions 
de  Kehl,  et  sous  Louis-Philippe,  après  les  28  éditions 
qui  se  succédaient  depuis  vingt  ans,  le  marché  put 
être  encombré  :  il  fallut  donner  au  public  le  temps 
d'absorber  la  production  de  la  librairie.  Toujours 
est-il  que  l'abondance  même  de  l'offre,  de  la  part 
des  éditeurs,  indique  une  demande  considérable  de 
l'opinion  libérale. 

Il  faudrait  connaître  le  tirage  de  ces  éditions.  Le 
gouvernement  de  la  Restauration  a  essayé  de  se 
rendre  compte  de  la  diffusion  des  «  mauvais 
livres  ».  D'un  rapport  officiel  qui  fut  alors  analysé 
par  les  journaux  ',  il  résulte  que,  de  1817  à  1824, 
douze  éditions  de  Voltaire  se  sont  imprimées,  for- 
mant un  total  de  31  600  exemplaires  et  de  1598  000  vo- 
lumes. En  même  temps,  13  éditions  de  Rousseau 
donnaient  24  500  exemplaires  et  480  500  volumes. 
Les  éditions  séparées  d'écrits  de  l'un  et  de  l'autre 
jetaient  sur  le  marché  35  000  exemplaires  et 
81000  volumes.  Au  total  c'étaient  2  159  500  vo- 
lumes philosophiques  qui  étaient  lancés  en  sept  ans 
contre  ia  réaction  légitimiste  et  religieuse,  et  de  ce 
nombre  effrayant  de  projectiles,  Voltaire  fournissait 
plus  des  trois  quarts. 

i.  L  Étoile,  jeudi  9  juin  1825. 


206  VOLTAIRE. 

Essayons  d'entrevoir  quelques-unes  des  applica- 
tions de  cette  force  incontestable. 

Voltaire  agit  comme  artiste  et  comme  philosophe  : 
l'un  portant  l'autre  le  plus  souvent,  mais  cependant 
l'un  sans  l'autre  quelquefois .  Les  deux  actions 
doivent  s'étudier  séparément. 

Sur  la  littérature,  il  agit  en  général  par  son  goût 
et  sa  langue  :  comme  excitateur  d'abord  et  initia- 
teur, mais  bien  vite,  et  dès  avant  sa  mort,  comme 
gardien  et  conservateur  des  principes  classiques. 
Les  esprits  qu'il  forme  ont  le  goût  étroit  et  fin,  la 
phrase  claire  et  sèche;  ils  sont  méticuleux  sur  la 
correction  et  la  pureté  du  langage,  s'alarment  des 
nouveautés  ou  des  hardiesses  d'images.  Ils  sont 
prompts  à  jeter  du  ridicule  sur  le  détail  de  l'expres- 
sion des  ouvrages  dont  la  pensée  les  étonne  ou  les 
choque.  Les  voltairiens  s'effareront  de  Chateau- 
briand et  détesteront  le  romantisme.  Il  y  aura  de 
ces  voltairiens  de  goût  pendant  tout  le  xixe  siècle, 
en  particulier  dans  l'Université  et  la  magistrature. 
Thiers  représenterait  assez  bien  cet  esprit. 

Pour  la  tragédie,  Voltaire  sera  mis  par  ses  contem- 
porains à  côté  de  Racine  et  de  Corneille.  Toute  une 
génération  de  tragiques,  hélas!  médiocres,  sortira 
de  lui  :  Marmontel,  La  Harpe,  Lemierre,  etc.  Ses 
meilleurs  disciples  seront  à  l'étranger,  et  l'on  a  le 
droit  d'y  compter  le  misogallo  Alfieri,  qui  s'est 
approprié  le  cadre  de  la  tragédie  voltairienne.  Mais 
son  influence  sera  mise  en  échec,  d'une  part  par  les 
partisans  du  théâtre  anglais  et  du  drame  bourgeois, 
qui  dépasseront  ses  audaces,  puis  par  les  classiques 
purs  de  1  époque  révolutionnaire  et  impériale,   qui, 


L  INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  207 

au  nom  de  Racine  et  des  Grecs,  réagiront  contre  ses 
innovations.  Cependant  les  tentatives  modérées  qui 
se  feront  sous  la  Restauration  pour  incorporer  à  la 
tragédie  quelques  éléments  romantiques,  —  ainsi 
chez  Casimir  Delavigne,  —  continueront  l'effort 
voltairien. 

Voltaire  demeurera  le  maître  de  la  poésie  légère  : 
mais  Delille  se  substituera  à  son  autorité  pour  la 
poésie  didactique,  et  J.-R.  Rousseau  restera  avec 
Malherbe  le  patron  de  l'ode.  L'action  de  son  clair 
et  ironique  génie  sera  limitée  surtout  par  le  progrès 
de  la  mélancolie  et  de  l'ossianisme,  qui  feront 
dominer  la  note  élégiaque  dans  la  poésie  entre  1770 
et  1820.  Mais,  malgré  les  essais  de  Delille  et  de 
Roucher,  le  vers  fluide,  égal  et  monotone  de  Voltaire 
conservera  toute  sa  séduction  et  se  transmettra 
jusqu'à  Lamartine. 

En  histoire,  l'influence  de  Voltaire  a  rayonné  hors 
de  France.  lia  créé  une  école  d'historiens  philosophes 
à  qui  l'on  reproche  d'avoir  sacrifié  les  faits  aux 
réflexions,  et  les  recherches  critiques  aux  partis  pris 
dogmatiques  :  il  y  a  du  vrai  dans  ce  reproche,  et 
Mably  ni  Raynal  ne  sont  pour  nous  satisfaire 
aujourd'hui.  Mais  il  faudrait  faire  ici  h  part  de 
Montesquieu  et  de  ses  Considérations.  Voltaire,  avec 
toutes  ses  rapidités  et  ses  légèretés,  avec  toutes  ses 
passions  et  ses  préjugés,  conseillait  l'étude  sérieuse 
et  l'exposé  véridique  des  faits.  Il  avait  donné  des 
modèles  de  composition  et  de  simplification,  des 
chefs-d'œuvre  de  narration.  On  retrouve  sa  leçon  et 
sa  manière  dans  les  historiens  anglais,  Robertson  et 
Gibbon  ;  en  France,  à  vrai  dire,  dans  tous  les  meilleurs 


â08  VOLTAIRE. 

ouvrages  qui  précèdent  l'histoire  romantique  ou  n'en 
relèvent  pas.  Beaucoup  ont  tâché  de  lui  prendre  sa 
claire  méthode  d'exposition  et  d'expression,  en  lui 
laissant  sa  philosophie,  ou  en  lui  ajoutant  de  l'érudi- 
tion. Si  Rulhière  sort  tout  entier  de  Voltaire,  il  a 
passé  quelque  chose  de  Voltaire  dans  Anquetil,  dans 
Daunou,  dans  Daru,  et  dans  Thiers.  Michelet  même, 
qui  l'a  bien  lu,  se  souvient  de  lui  dans  sa  jeunesse, 
lorsqu'il  veut  faire  un  précis  sommaire  et  net  de 
l'histoire  moderne;  et  il  transporte  même  sans  chan- 
gement dans  son  œuvre  un  chapitre  de  Y  Essai  sur 
les  mœurs,  n'espérant  pas  faire  mieux. 

Dans  le  roman,  ses  contes  philosophiques  ont  été 
imités  au  xvme  siècle.  Mais  la  Nouvelle  Héloïse  et 
Werther,  et  le  torrent  de  la  sensibilité  ont  fait  que 
réellement  Voltaire  a  très  peu  modifié  le  développe- 
ment du  genre.  Même  dans  le  conte,  on  voulut  autre 
chose  que  du  sarcasme,  et  il  fallut  écrire  pour  les 
âmes  sensibles  :  Marmontel  lui-même  échappa  à  Vol- 
taire. 

Au  xixe  siècle,  Chateaubriand,  George  Sand  et 
Balzac  entraînèrent  le  roman  dans  des  voies  de  plus 
en  plus  éloignées  de  Candide  et  deV  Ingénu.  Stendhal, 
qui  se  rattache  nettement  au  xvme  siècle,  a  plus  de 
rapport  à  Laclos  et  Duclos  qu'à  Voltaire,  et  Mérimée, 
peut-être,  ne  lui  doit  pas  sa  sobriété  artistique.  La 
trace  de  Voltaire  pourtant  se  suit  dans  des  conteurs 
de  style  leste  et  piquant,  comme  Mme  de  Girardin, 
ou  comme  l'auteur  nivernais  de  Mon  oncle  Benja- 
min, ce  Tillier  qu'on  ne  connaît  pas  encore  assez 
chez,  nous,  ou  bien  encore  comme  Edmond  About  et 
son  ami  Sarcey.  A  la  fin  du  xixe  siècle,  le  roman  voltai- 


L  INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  209 

rien  a  un  renouveau  inattendu  par  un  grand  artiste, 
Anatole  France,  et  par  un  certain  nombre  d'écrivains 
plus  jeunes  qui,  entre  le  naturalisme,  le  lyrisme  et 
le  symbolisme,  tâchent  de  conserver  l'expression 
légère,  spirituelle,  mordante,  un  peu  sèche  et  très 
claire;  je  nommerai  Veber,  Hermant  et  Beaunier. 

Mais  où  l'influence  de  Voltaire  a  été  immense, 
évidente  et  continue,  c'est  sur  le  pamphlet  et  le 
journalisme,  sur  toutes  les  formes  de  la  polémique. 
Il  a  été  le  maître  de  l'ironie  agressive  et  du  ridicule 
meurtrier.  Il  a  enseigné  les  tours  malins,  les  fictions 
imprévues,  les  transpositions  facétieuses  qui  forcent 
l'inattention  du  public  ;  il  a  montré  comment  une 
question  considérable  se  désosse,  se  simplifie,  se 
réduit  à  quelques  vérités  de  bon  sens,  comment  les 
thèses  des  adversaires  se  traduisent  en  propositions 
absurdes  qu'on  n'a  pas  besoin  de  réfuter,  comment 
on  se  répète  sans  lasser  pour  faire  entrer  l'idée  dans 
la  tête  du  lecteur  en  se  répétant,  par  l'inépuisable 
renouvellement  des  formes  piquantes  et  des  symboles 
drôles  qui  la  manifestent.  Il  a  été  un  grand  artiste 
dans  des  écrits  d'où  la  note  d'art,  à  l'ordinaire,  était 
absente,  et  c'est  de  lui  que  procèdent  les  polémistes 
du  xixe  siècle  qui  ont  relevé  l'actualité  par  l'invention 
artistique.  Il  a  formé  Paul-Louis  Courier  sous  la 
Restauration,  Tillier  sous  Louis-Philippe;  Pré- 
vost-Paradol  l'a  étudié,  et  sans  doute  aussi  Henri 
Rochefort.  About  et  Sarcey,  dans  leur  XIXe  Siècle, 
sous  la  troisième  République,  sont  aussi  vol- 
tairiens  de  style  que  d'esprit.  Et  lorsque  Ana- 
tole France,  en  ces  dernières  années,  a  passé  du  pur 
roman  à  la  satire  sociale  et  politique,  il  a  encore 

G.  Lan  son.  —  Voltaire.  14 


VOLTAIRE. 


accentué  la  physionomie  voltairienne  de  son  œuvre 
dans  ces  dialogues  exquis  de  l'Orme  du  Mail  et  de 
l'Anneau  d'améthyste  où  la  critique  des  idées  rejette 
à  l'arrière-plan  l'action  dramatique. 

Polémique  à  part,  on  peut  dire  qu'au  xixe  siècle 
Voltaire  a  été  le  principal  maître  de  style  des  Français 
lettrés  que  leur  tempérament  ne  portait  pas  à  s'assi- 
miler les  procédés  romantiques  ou  parnassiens,  e 
qui  ne  cherchaient  ni  l'effervescence  sentimentale, 
ni  l'intensité  pittoresque  ou  le  relief  plastique. 
Partout  où  le  style  est  surtout  intellectuel,  sans 
devenir  oratoire  et  dialectique  (je  fais  cette  réserve 
pour  M.  Brunetière,  qui  n'a  certes  rien  pris  à 
Voltaire),  on  y  aperçoit  aisément  des  éléments 
voltairiens  :  Cherbuliez,  M.  Boissier,  M.  Lemaître 
et  M.  Faguet,  beaucoup  d'universitaires  en  fourni- 
raient la  preuve.  Voltaire,  sans  le  créer,  a  confirmé 
le  besoin  français  d'aisance,  de  légèreté,  de  netteté, 
de  finesse,  de  «  gaieté  »  claire  dans  l'expression  :  sa 
prose  est  devenue  le  symbole  des  qualités  que  nous 
appelons  françaises,  et  dont  elle  a  consacré  l'obliga- 
tion pour  les  écrivains  :  on  peut  leur  ajouter  tout  ce 
qu'on  veut,  mais  il  faut  les  avoir  d'abord.  Flaubert 
ne  reniait  pas  Voltaire  en  admirant  Chateaubriand  et 
Hugo,  et  tandis  qu'il  réalisait  dans  son  style  une 
beauté  si  peu  voltairienne,  il  prenait  garde  d'éviter 
les  défauts  que  Voltaire  ne  pardonnait  pas.  Un  peu 
de  Voltaire,  —  c'est-à-dire  du  goût  qui  se  résume  en 
lui,  — se  mêle  encore  dans  Benan,  et  fait  apparaître 
dans  sa  prose  frémissante  et  colorée,  parmi  les  jeux 
aventureux  de  la  métaphysique  subtile  et  de  l'imagi- 
nation mystique,  le  sourire  lumineux  du  bon  sens 


L'INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  211 

alerte  qui  garde  toujours  la  mesure,  et  qui  sait  éviter 
la  pesanteur  et  l'obscurité.  Plus  d'un  voltairien  s'est 
converti  à  la  foi  chrétienne  en  restant  voltairien  de 
style  et  d'intelligence,  et  plus  d'un  catholique  s'est 
trouvé  en  affinité  de  goût  avec  lui. 

Longtemps  toutefois,  et  le  plus  souvent,  la  séduc- 
tion littéraire  de  Voltaire  a  été  le  véhicule  de  ses 
idées  et  de  ses  sentiments.  Mais  ici,  pour  le 
xvme  siècle,  il  est  particulièrement  difficile  de 
préciser.  La  force  de  Voltaire  a  été  en  grande  partie 
de  donner  la  forme  charmante  de  son  esprit  aux 
opinions  et  aux  aspirations  de  ses  contemporains. 
La  duchesse  de  Choiseul  nous  explique  très  bien  ce 
qui  fait  que  son  action  est  aussi  malaisément  discer- 
nable que  certainement  considérable. 

Malgré  les  défauts  qu'on  peut  reprocher  à  Voltaire,  écrivait- 
elle  le  21  septembre  1779,  il  sera  toujours  l'écrivain  que  je 
lirai  et  relirai  avec  le  plus  de  plaisir,  à  cause  de  son  goût  et 
de  son  universalité.  Que  m'importe  qu'il  ne  me  dise  rien  de 
neuf,  s'il  développe  ce  que  j'ai  pensé,  et  s'il  me  dit  mieux  que 
personne  ce  que  d'autres  m'ont  déjà  dit?  Je  n'ai  pas  besoin 
qu'il  m'en  apprenne  plus  que  ce  que  tout  le  monde  sait,  et 
quel  autre  auteur  pourra  me  dire  comme  lui  ce  que  tout  le 
monde  sait? 

11  y  a  là  un  peu  d'illusion,  et  c'était  une  partie  de 
l'art  de  Voltaire  de  faire  croire  à  son  lecteur  que  tout 
le  monde,  que  lui-même  savait  et  pensait  ce  que 
Voltaire  voulait  l'amener  à  savoir  et  à  penser.  Mais, 
tout  de  même,  il  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  le 
propos  de  Mme  de  Choiseul.  On  peut  estimer  que 
Montesquieu,  Rousseau,  Buffon,  Diderot  sont  de 
plus  grands  génies  :  Voltaire  est  l'individu  le  plus 
largement  représentatif,  celui  en  qui  le  génie  de  la 


212  VOLTAIRE. 

société  française  du  xvme  siècle  se  ramasse  le  plus 
complètement  et  se  porte  à  sa  plus  délicate  perfection. 
Il  en  rassemble  le  bien  et  le  mal,  les  grâces  et  les 
tares,  la  largeur  et  les  limites,  les  élans  et  les  reculs. 

Les  mémoires  de  Bachaumont  nous  montrent  fort 
bien  jusqu'où  va  cet  accord  de  Voltaire  et  de  la 
société,  qui  donne  à  celui-là  tant  de  prise  sur 
celle-ci.  Les  gens  du  monde  ne  suivent  pas  Voltaire 
dans  ses  violences  antichrétiennes  :  ils  sont  trop 
indifférents  au  vrai,  trop  détachés  de  la  foi,  pour 
s'échauffer  contre  les  dogmes.  En  bons  Français,  il 
ne  leur  coûte  rien  d'aller  à  la  messe,  de  se  marier 
devant  le  prêtre,  et  de  faire  baptiser  leurs  enfants  : 
toutes  cérémonies  sans  importance,  qui  sont  des 
convenances  respectables. 

Voltaire  a  déchristianisé  beaucoup  d'esprits  sans 
leur  inoculer  la  virulence  de  sa  haine.  !!  y  eut,  au 
xvme  siècle  et  au  début  du  xixe,  même  des  femmes 
voltairiennes,  tranquillement,  sereinement  in- 
croyantes, et  qui  se  passaient  fort  bien  d'émotion 
religieuse  et  de  foi  :  la  duchesse  de  Choiseul,  la 
vicomtesse  d'Houdetot,  Mme  Quinet,  Mme  Dumesnil 
(l'amie  de  Michelet),  etc.  Je  ne  sais  si  l'espèce  en 
fut  jamais  nombreuse  :  Rousseau  sans  doute  fit  plus 
de  prosélytes  parmi  les  femmes. 

Mais  où  toute  la  France,  ou  à  peu  près,  applaudit 
et  suit  Voltaire,  c'est  quand  il  établit  le  déisme  et 
rejette  l'athéisme;  quand  il  combat  les  abus  de 
l'Eglise,  les  privilèges  financiers  et  la  tyrannie  de 
Rome,  quand  il  veut  soumettre  le  clergé  à  l'impôt, 
diminuer  ou  abolir  les  moines,  quand  il  s'indigne 
contre   le    fanatisme   et   la   persécution  :  là   même 


L  INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  213 

beaucoup  d'ecclésiastiques  et  de  moines,  même  les 
plus  légers  des  gens  du  monde  sont  avec  lui. 

On  marche  encore  derrière  lui  quand  il  accepte  le 
système  de  la  monarchie  absolue,  à  condition  qu'elle 
se  mettre  au  service  de  la  nation  ;  quand  il  dénonce 
tous  les  abus  de  la  justice  et  en  secourt  les  victimes; 
quand  il  combat  les  abus  de  l'administration  et  signale 
des  réformes  utiles;  quand  il  déteste  la  guerre,  et 
veut  une  royauté  pacifique,  qui  développe  la  prospé- 
rité publique  par  de  bons  règlements  en  faveur  du 
commerce  de  l'agriculture. 

En  général,  Voltaire  agit  sur  son  temps  par  le 
développement  de  l'esprit  critique  dans  le  public. 
Il  porte  devant  lui  toutes  les  questions  d'admi- 
nistration et  de  gouvernement,  questions  religieuses, 
politiques,  judiciaires,  économiques  :  il  habitue  le 
bon  sens  public  à  se  déclarer  compétent  sur  toutes 
les  matières,  et  il  fait  de  l'opinion  une  des  forces 
directrices  des  affaires  publiques.  Sans  doute  le 
mouvement  ne  date  pas  de  lui,  et  n'a  pas  été  renfermé 
en  lui.  Dans  les  affaires  de  la  Constitution  Unige- 
nitus  et  dans  les  conflits  du  Parlement  et  du  minis- 
tère, on  entendait  depuis  la  Régence  les  mêmes  appels 
à  l'opinion,  les  mêmes  voix  de  l'opinion  ;  et  tous  les 
«  philosophes  »  auront  pour  principale  fonction  ce 
maniement,  cette  excitation  des  sentiments  collectifs 
de  la  nation.  Cependant,  ici,  Voltaire  me  paraît 
avoir  le  rôle  le  plus  actif  et  le  plus  caractérisé. 
C'est  lui  qui,  par  excellence,  comme  je  l'ai  dit,  fait 
l'office  d'un  journal,  de  toute  une  presse.  Il  forme, 
par  ses  innombrables  écrits,  l'esprit  qu'on  appelle 
alors  patriotique  ou  républicain,  et  qui  consiste  dans 


214  VOLTAIRE. 

lintérêt  que  prend  le  citoyen,  le  simple  particulier, 
à  tous  les  objets  d'utilité  commune,  à  tous  les  moyens 
de  la  prospérité  publique,  dans  sa  participation 
active,  même  en  monarchie  absolue,  aux  affaires  de 
l'Etat,  par  la  critique  incessante  des  abus  et  l'infa- 
tigable recherche  des  améliorations  pratiques. 

C'est  en  très  grande  partie  le  voltairianisme  qui 
a  désarmé  la  noblesse  en  1789,  et  l'a  livrée  à  la 
Révolution,  complice  par  l'esprit  de  sa  propre 
dépossession.  Montesquieu  était  pour  une  élite  : 
Rousseau  trop  paradoxal  et  excessif.  Voltaire  donnait 
aux  privilégiés  ce  qu'ils  aimaient,  en  bien  et  en  mal, 
et  ainsi  il  les  imprégna,  les  pétrit  si  bien  qu'il  leur 
ht  une  raison  qui  d'avance  adhérait  aux  entreprises 
de  leurs  ennemis.  Il  faudra  l'émigration  pour  refaire 
une  noblesse  conservatrice,  catholique,  défiante  de 
la  critique  et  des  idées. 

Evidemment,  l'influence  de  Voltaire  fut  suspendue 
par  la  Révolution.  Les  choses  allèrent  d'un  tel  train 
que  toutes  les  idées  de  Voltaire  furent  vile  dépas- 
sées. Les  abus  qu'il  avait  combattus  furent  déra- 
cinés avec  les  institutions  qu'il  conservait,  et  les 
réformes  qu'il  croyait  réalisables  vers  1760  ou  75, 
ou  furent  vite  faites,  ou  n'eurent  plus  d'application 
dans  la  France  nouvelle.  Peut-être  a-t-il  contribué  à 
la  définition  des  nouveaux  rapports  de  l'Église  et  de 
l'État,  à  l'établissement  du  mariage  civil,  de  l'unité 
de  poids  et  mesures,  de  l'unité  de  législation.  La 
Déclaration  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen  ne 
vient  pas  de  lui  plus  que  d'un  autre  :  elle  est  le 
produit  de  tout  le  mouvement  du  siècle.  On  peut 
seulement  remarquer  que  si  Montesquieu  y  paraît 


L  INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  215 

davantage  à  l'article  16,  les  articles  7,  9,  10,  11 
correspondent  aux  objets  qui  ont  le  plus  occupé 
Voltaire.  Mais,  encore  une  fois,  les  parts  ici  ne 
peuvent  se  faire. 

Sous  la  Révolution  aussi,  l'esprit  voltairien  est 
hors  d'usage.  Il  faut  alors  de  l'enthousiasme,  de  la 
passion,  des  sentiments  et  un  langage  excessifs  : 
Rousseau  est,  mieux  que  Voltaire,  monté  au  ton  des 
circonstances  et  des  âmes. 

Le  Consulat  et  l'Empire  rappellent  l'esprit 
voltairien  à  l'activité.  Toute  une  partie  de  Voltaire, 
sans  nul  doute,  n'a  pas  d'emploi  sous  Ronaparte  : 
le  contrôle  et  la  critique  de  l'autorité  publique,  et  la 
haine  de  la  guerre.  Mais,  dans  le  journaliste  d'oppo- 
sition qu'était  Voltaire  sous  Louis  XV,  il  y  avait 
l'étoffe  d'un  préfet  de  l'Empire  :  scepticisme  éclairé, 
haine  de  l'idéologie  métaphysique  et  des  systèmes 
politiques,  conception  du  despotisme  bienfaisant  et 
actif  qui  met  en  valeur  les  ressources  du  pays, 
matérialisme  administratif  qui  s'applique  aux  amé- 
liorations pratiques  et  à  l'accroissement  du  bien-être, 
indifférence  religieuse  et  maxime  précise  sur  la 
subordination  de  l'Eglise  au  pouvoir  civil.  Le 
Concordat,  avec  les  articles  additionnels,  n'est  pas 
contradictoire  aux  aspirations  de  Voltaire. 

Mais  c'est  de  1815  à  1830,  sous  la  Restauration,  que 
le  voltairianisme  triomphe.  H  mène  la  lutte  contre 
la  réaction  légitimiste  et  catholique.  Il  fournit  des 
armes,  une  tactique,  des  arguments,  un  arsenal  de 
faits,  de  vues,  de  plaisanteries  aux  journalistes  et 
pamphlétaires  libéraux.  Il  est  la  lecture  favorite  de 
la  bourgeoisie  libérale  qui  y  trouve  des  idées  à  sa 


216  VOLTAIRE. 

mesure  et  un  esprit  à  son  goût.  Comme  l'Eglise 
s'est  faite  la  protectrice  et  la  directrice  de  la  monar- 
chie, le  libéralisme  tend  à  se  confondre  avec  le 
voltairianisme.  Et  dans  le  voltairianisme  une  partie 
émerge,  et  finit  par  le  constituer  à  elle  seule,  c'est  la 
haine  de  l'Église  et  le  mépris  de  la  religion.  D'ail- 
leurs, depuis  la  Révolution,  presque  toute  la  politique 
de  Voltaire  est  inutile,  sauf  en  ce  qui  regarde  la 
liberté  de  la  presse  :  l'état  de  la  France  nouvelle 
rétrécit  Voltaire  au  voltairianisme  anti-clérical. 

Ce  sera  pendant  tout  le  reste  du  xixe  siècle  le  rôle 
de  Voltaire,  de  nourrir  l'anticléricalisme.  Aussi  sa 
faveur  correspondra-t-elle  aux  époques  où  le  cléri- 
calisme paraîtra  le  plus  menaçant.  Le  voltairianisme 
gouvernera  après  1830,  instruira  la  jeunesse  par 
l'université.  Mme  Ackermann,  née  en  1828,  s'en 
imprégnera  auprès  de  son  père. 

1848,  comme  la  grande  révolution,  rejettera 
Voltaire,  qui  n'est  pas  suffisant  pour  la  situation. 
Mais,  sous  le  second  Empire,  sous  la  troisième  Répu- 
blique, on  le  retrouvera  dans  les  polémiques  du 
Siècle  et  du  XIXe  Siècle. 

Cependant  l'influence  voltairienne,  après  1850, 
ira  s'affaiblissant,  se  perdant  dans  la  masse  de  la 
tradition  du  xvme  siècle,  qui  elle-même  s'amincit  et 
s'use.  Par  la  Révolution,  Voltaire  avait  perdu  la 
noblesse.  La  loi  Falloux,  la  peur  du  socialisme,  en 
ramenant  la  bourgeoisie  à  la  religion,  lui  ôtent  au 
xixe  siècle  les  lecteurs  qui  le  sentaient  le  mieux,  et 
pour  qui  il  était  exactement  fait.  Plus  l'anticlérica- 
lisme  descend  de   la  bourgeoisie  dans   le   peuple, 


l'influence    de   VOLTAIRE.  217 

moins  il  devient  capable  de  s'alimenter  dans  Voltaire 
et  de  s'armer  de  l'esprit  voltairien  :  il  lui  faut  une 
nourriture  moins  fine,  et  des  armes  plus  brutales. 

Même  dans  la  classe  lettrée  que  l'Eglise  n'a  pas 
reprise,  Voltaire  a  perdu  du  terrain.  La  riche  et 
forte  littérature  du  xixe  siècle  nous  a  donné  des 
besoins  de  goût,  un  idéal  d'art  que  Voltaire  ne 
satisfait  plus  ;  son  influence  sur  nos  esprits  a 
diminué  de  toutes  les  prises  qu'ont  le  romantisme, 
le  Parnasse,  le  symbolisme,  et  les  écrivains  d'aujour- 
d'hui. Mais  surtout  un  homme  instruit  de  nos  jours, 
et  qui  sait  les  conditions  de  la  recherche  de  la 
vérité,  ne  se  munit  plus  de  connaissances  chez  Vol- 
taire. Outre  les  inadvertances  et  les  erreurs  maté- 
rielles auxquelles  nos  méthodes  exigeantes  ne  par- 
donnent plus,  le  progrès  des  sciences  philosophiques 
et  historiques,  celui  de  la  psychologie  et  de  l'exé- 
gèse religieuse  en  particulier,  ont  fait  apparaître 
des  aspects  des  questions  que  Voltaire  n'a  pas 
soupçonnés.  Si  Renan,  qui  le  remplaçait,  le  déclas- 
sait déjà,  à  plus  forte  raison  ne  pouvons-nous  plus 
considérer  comme  il  faisait  le  phénomène  de  la 
croyance  et  l'histoire  des  religions,  et  nous  ne  pou- 
vons plus  en  parler  comme  il  faisait.  Ainsi,  tout  en 
nous  rendant  compte  que  nous  continuons  Voltaire, 
que  nous  faisons  en  notre  temps  ce  qu'il  a  fait  dans 
le  sien,  nous  ne  voyons  plus  dans  toute  sa  polé- 
mique antichrétienne,  arguments  et  forme,  qu'un 
musée  historique.  Cela  pouvait  servir  à  combattre 
l'Eglise  en  1770  :  cela  n'a  plus  guère  d'usage 
au  xx'  siècle. 

L'Eglise,  d'ailleurs,  n'est  plus  ce  qu'elle  était  alors. 


218  VOLTAIRE. 

Son  organisation  a  changé.  Ses  positions  ne  sont 
plus  les  mêmes;  elle  a,  dans  une  certaine  mesure, 
renouvelé  son  apologétique,  abandonné  certaines 
thèses,  réformé  son  érudition.  Même  contre  les 
théologiens  conservateurs,  ceux  qui,  par  exemple, 
défendent  encore  l'authenticité  du  Pentateuque, 
il  faut  autre  chose  que  la  polémique  voltai- 
rienne. 

De  tout  cela  il  résulte  qu'on  lit  moins  Voltaire,  ou 
qu'on  le  lit  autrement.  Il  y  a  pourtant  encore,  en 
dehors  des  lettrés,  un  certain  nombre  de  lecteurs 
qui  chez  Voltaire  ne  séparent  pas  la  forme  du  fond, 
qui  ne  s'embarrassent  pas  non  plus  du  point  de  vue 
historique,  et  qui  appliquent  tout  Voltaire  à  la  vie 
d'aujourd'hui.  Il  y  en  a  :  mais  combien  y  en  a-t-il? 
que  représentent  ces  voltairiens  dans  l'ensemble 
du  mouvement  des  esprits  de  notre  temps? 

Il  me  paraît  hors  de  doute  que  si  Voltaire  a 
encore  quelque  action  à  exercer  dans  notre  France, 
ce  doit  être  surtout  une  action  littéraire  et  intel- 
lectuelle de  pure  forme.  Les  définitions  et  les 
servitudes  du  goût  de  Voltaire  ne  reprendront 
jamais  autorité  ;  mais  à  mesure  que  se  dissipera  et 
s'éloignera  le  romantisme,  il  se  pourra  que  l'on 
reprenne  le  désir  des  idées  claires  et  bien  filtrées, 
l'amour  de  l'expression  simple  et  fine,  et  qu'on 
demande  quelques  leçons  d'analyse  et  de  style  aux 
parties  de  l'œuvre  voltairienne  les  plus  dégagées 
des  règles  et  des  ornements  classiques,  aux 
Mélanges,  aux  Romans  et  à  la  Correspondance .  Il 
semble  que  depuis  la  chute  du  naturalisme  et  la  crise 
symboliste,   l'évolution   de   la   prose  se   fasse  vers 


L  INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  210 

l'aisance  et  la  lumière,  c'est-à-dire  vers  le  xvme  siècle 
et  Voltaire. 

Dirai-je  un  mot  de  l'étranger?  Là  aussi  on  ferait 
plus  aisément  l'histoire  de  la  réputation  de  Voltaire 
que  celle  de  son  influence1.  Il  faudrait  d'ailleurs 
que  l'action  de  la  civilisation  française  en  Europe 
au  xvme  et  au  xixe  siècles  fût  exactement  connue, 
pour  qu'on  pût  se  flatter  de  distinguer  nettement  la 
part  de  Voltaire. 

Si  je  m'aventure  à  indiquer  ce  qui  m'apparaît 
actuellement,  je  me  représente  l'influence  de  Vol- 
taire comme  très  faible  en  Angleterre,  sauf  en  ce 
qui  regarde  la  littérature  historique.  La  pensée  philo- 
sophique en  ce  pays  a  devancé  Voltaire,  et  n'a  pas  eu 
grand'chose  à  prendre  chez  lui.  Il  choquait  aussi  par 
trop  de  côtés  la  conscience  et  la  décence  anglaises. 
Enfin  le  temps  où  nos  formes  classiques  marquaient 
de  leur  empreinte  la  littérature  anglaise,  finissait  au 
moment  où  Voltaire  débutait,  et  l'Angleterre  se  ren- 
dait à  son  propre  génie.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  lui 
ait  fait  justice  en  ce  pays,  peut-être  mieux  que  chez 
nous  :  mais  on  l'a  plutôt  jugé  que  suivi. 

Sur  le  continent,  au  contraire,  en  tout  pays,  même 
en  Espagne  et  Portugal,  il  y  eut  vers  le  milieu  et 
dans  la  seconde  moitié  du  xvme  siècle  une  nom- 
breuse génération  d'esprits  voltairiens,  princes, 
grands  seigneurs  et  bourgeois  d'esprit  sceptique, 
railleur  et  mordant,  étrangers  au  sentiment  du 
respect  et  charmés  de  l'expression  claire  et  légère. 


1.  V.  Rossel,  Histoire  des  relations  entre  la  France  et  l'Aile- 
agne.  —  Eug.  Bouvy,  Voltaire  et  l'Italie* 


220  VOLTAIRE. 

Frédéric  II  est  le  plus  illustre  représentant  de 
cette  catégorie  d'hommes  dans  la  formation  desquels 
Voltaire  eut  une  part  qui  semble  prépondérante  : 
on  retrouve  le  même  type  intellectuel  chez  toute 
sorte  de  gens,  Allemands,  Hongrois,  Russes,  Ita- 
liens, etc. 

La  naissance  et  le  développement  de  la  littérature 
nationale  en  Allemagne  barra  la  route  au  voltairia- 
nisme  dans  ce  pays,  et  par  rayonnement,  dans  d'autres 
pays  de  l'Europe  orientale.  C'était  Voltaire  que  les 
«  bardes  »  de  Gœttingue  honnissaient  en  Wieland. 
Le  romantisme  vint  ensuite  grossir  l'obstacle. 

Gomme  en  France,  le  libéralisme  et  la  nécessité 
de  lutter  contre  la  puissance  de  l'Église  prolon- 
gèrent en  certains  pays  l'influence  voltairienne. 

Elle  fut  forte  en  Italie,  où  les  aspirations  aux 
réformes  sociales,  à  la  liberté  et  à  l'unité,  la  haine 
des  moines  et  des  prêtres  trouvèrent  chez  Voltaire 
leur  nourriture.  A  des  degrés  divers,  et  de  façons 
diverses,  en  dépit  de  toute  sorte  de  divergences, 
Gorani,  Beccaria,  Pietro  Verri,  plus  tard  et  au 
xixe  siècle,  Foscolo,  Monti,  nombre  d'écrivains  et  de 
journalistes,  reçoivent  et  transmettent  des  empreintes 
de  l'esprit  voltairien. 

On  trouverait  en  Espagne,  chez  les  libéraux 
«  afrancesados  »,  des  polémistes  formés  à  l'école  de 
Ferney,  qui  cultivèrent  la  phrase  nette,  troussée  et 
caustique  :  je  ne  nommerai  que  Mariano  de  Larra. 

En  général,  à  l'étranger,  à  mesure  que  les  cir- 
constances historiques  s'éloignent  davantage  de 
celles  où  naquit  en  France  l'œuvre  de  Voltaire,  son 
influence  ne  reste  aisément  perceptible  que  sur  cer- 


L  INFLUENCE    DE    VOLTAIRE.  221 

taines  intelligences  lucides  en  désharmonie  avec 
leur  groupe  social,  en  révolte  contre  ses  exigences 
et  ses  préjugés.  En  Allemagne,  c'est  le  sceptique 
Wieland,  c'est  plus  tard  l'ironiste  Henri  Heine,  qui 
s'appelle  un  «  rossignol  allemand  niché  dans  la  per- 
ruque de  Voltaire  ». 

Et  n'y  a-t-il  pas  aussi  un  peu  d'humeur  voltai- 
rienne  dans  le  sarcasme  de  Byron?  Il  ne  voulait 
pas  qu'on  dit  du  mal  de  Voltaire,  «  le  plus  grand 
génie  de  la  France,  l'universel  Voltaire  »  :  il  lui 
donnait  une  stance  de  Childe  Harold  où  il  dessinait 
son  portrait  avec  une  sympathie  qui  atteste  une  con- 
naissance précise  et  familière  de  l'homme  comme  de 
l'œuvre  : 

The  one  was  fire  and  fickleness,  a  child, 
Most  mutable  in  wishes,  but  in  mind 
À  wit  as  varieras,  —  gay,  grave,  sage  or  wild,  — 
Historian,  bard,  philosopher  combined; 
He  multiplied  hiniself  among  mankind, 
The  Proteus  of  their  talents  :  but  bis  own 
Breathed  most  in  ridicule,  —  which,  as  the  wind, 
Blew  where  it  listed,  laying  ail  things  prone, 
Now  to  o'erthrow  a  fool,  and  now  to  shake  a  throne  K 

«  1.  L'un  n'était  que  feu  et  caprice  :  un  enfant,  mobile 
à  l'excès  dans  ses  désirs,  mais  l'esprit  aussi  le  plus  divers, 
gai,  grave,  sage,  fou,  à  la  fois  historien,  poète  et  philosophe; 
il  se  multipliait  parmi  les  hommes,  Protée  de  tous  leurs 
talents;  mais  le  sien  s'épanouissait  surtout  dans  la  raillerie  ;• 
c'était  un  vent  qui  soufflait  où  il  lui  prenait  fantaisie,  renver-' 
sant  tout,  tantôt  pour  culbuter  un  sot,  et  tantôt  pour  ébranler 
un  trône.  »  (I,  106). 


BIBLIOGRAPHIE 


Éditions     générales    de     Voltaire. 

Il  y  en  a  trois  qui  comptent  : 

,  (Euvres  complètes  de  Voltaire.  De  l'imprimerie  de  la 
société  littéraire  typographique.  Kelil,  1784  et  1785-1787, 
70  vol.  in-8,  ou  92  vol.  in-12.  (Edition  de  Beaumarchais,  qui 
n'a  aujourd'hui  qu'un  intérêt  historique.) 
Œuvres  de  Voltaire,  avec  préfaces  avertissements,  notes, 
etc.,  par  M.  Beuchot,  1828  et  années  suiv.,  70  vol.  in-8. 
Tables,  1840,  2  vol.  in-8.  (Édition  excellente.) 

,  Œuvres  de  Voltaire,  nouvelle  édition  (par  Louis  Moland). 
Piiris.  Garnier  frères,  1883,  52  vol.  in-8,  dont  2  vol.  de 
Tables.  (Reproduction  •  '  l'édition  Beuchot  avec  quelques 
enrichissements  :  la  correspondance  surtout  (t.  XXXI11-L)  a 
reçu  des  accroissements  considérables;  c'est  là  la  princi- 
pale nouveauté  de  1  édition,  et  ce  qui  lui  assure  une  supé- 
riorité sur  Beuchot.) 


Ouvrages    a    consulter. 

Je  n'indique  ici  que  les  ouvrages  non  mentionnés  dans  les 

notes  particulières  de  chaque  chapitre. 

G.  Bengesco,  Voltaire,  Bibliographie  de  ses  œuvres,  Paris, 
4  vol.  in-8,  1882-1890. 

Quérard,  la  France  littéraire,  t.  X,  p.  396-436  :  écrits  rela- 
tifs aux  ouvrages  et  à  la  personne  de  Voltaire. 

Nicolardot,  Ménage  et  finances  de  Voltaire,  1854. 

E.  Ca.mpardon,  Documents  inédits  sur  Voltaire,  1880  et  1893. 

Vi.net,  Histoire  de  la  littérature  française  au  XVIIIe  siècle, 
1853. 

Bersot,  Etudes  sur  le  XVIII' siècle,  1855. 

L'abbé  Maynard,   Voltaire,  sa  vie  et  ses  œuvres,  2  vol.,  1862. 

D.  Fr.  Strauss,   Voltaire,  six  conférences,  tr.  Narval,  1876. 
J.  Morley,    Voltaire,    1874. 

E.  Faguet,  XVIIIe  siècle,  1890. 

E.  Champion,    Voltaire,  études  critiques,  1892. 
Nourrisson,   Voltaire  et  le   Voltairianisme,  1896. 
Chouslé,  ta   Vie  et  les  Œuvres  de  Voltaire,  2  vol.,  1899. 


TABLE   DES   MATIERES 


Avertissement 6 

Chap.      IL.  —  La  jeunesse  de  Voltaire 9 

"•         —  'vÂV —  Voltaire  en   Angleterre.  —  Les    «   Lettres 

philosophiques  » 39 

i              —      III.  —  Voltaire    à   Cirey.  —   Physique   et   méta- 
physique    53 

—      IV.  —  Voltairecourtisan(1744-1753). —  Versailles- 
Berlin  75 

—  V.  —  Le   goût   de   Voltaire.  —  Poésies   et   tra- 

gédies   • 84 

—  VI.  —  Voltaire  historien 107 

*/,            -     VIL  —  Voltaire  aux  Délices  et  à  Ferney 133 

—  VIII.  —  L'art    de    Voltaire    :    Contes,     dialogues, 

facéties 147 

—  IX.  —  La  philosophie  de  Ferney 162 

—  X.  —  La  formation  de  la  légende  yolluiricnne. 

Les  dernières  années  et  la  mort 192 

'„          —       XL  —  L'influence  de  Voltaire 202 

Bibliographie £23 


Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  —#12-21. 


LAIDLAW  I.inRAin   -  i  DAY  Ï.OAEI 

PQ      Lanson,  Gustave 

2099       Voltaire.  4.th  éd. 

13 

1922 

Robarts 


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