SxjÇibris
PROFESSORJ.S.WILL
1
<
VOLTAIRE
— Voltaire.
VOLUMES DE LA COLLECTION
Agrippa d'Aubigné, par S. Roche-
BLAVE.
Balzac, par Emile Faguet.
Beaumarchais, par André Hal-
LAYS.
Bernardin de Saint-Pierre, par Ar-
VEDE BARINE.
Boileau, par G. Lanson.
Bossuet, par Alfred Rebelliau.
Calvin, par Bossert.
Chateaubriand, par de Lescure.
Chénier (André), par Em. Faquet.
Corneille, par Gustave Lanson.
Cousin (Victor), par Jules Simon.
D'Alembert, par Joseph Bertrand.
Descartes, par Alfred Fouillée.
Dumas (Alexandre), père, par Hip-
polyte Parigot.
Fénelon, par Paul Janet.
Flaubert, par Emile Faguet.
Fontenelle, par Laborde-Milaâ.
Froissart, par Mary Darmesteter.
Gautier (Théophile), par Maxime du
Camp.
Hugo (Victor), par Lkopold Mabil-
leau.
La Bruyère, par Paul Morillot.
Lacordaire, par le comte d'Haus
SONVILLE.
La Fayette (Madame de), par le
comte d'Haussonville.
La Fontaine, par Georges Lafe-
nestre.
Lamartine, par R. Doumic.
La Rochefoucauld, par J. Bour-
deau.
Maistre (Joseph de), par Georges
Cogordan.
par le duc
Bro-
Malherbe,
GLIE.
Marivaux, par Gaston Deschamps.
Mérimée, par Augustin Filon.
Mirabeau, par Edmond Rousse.
Molière, par G. Lafenestre.
Montaigne, par Paul Stapfbr.
Montesquieu, par Albert Sorel.
Musset (A. de), par Arvède Barine.
Pascal, par Emile Boutroux.
Rabelais, par René Millet.
Racine, par Gustave Larroumet.
Ronsard, par M. J. Jusserand.
Rousseau (J.-J.), par Arthur Chu-
quet.
Royer-Collard, par E. Spuller.
Rutebeuf, par Clédat.
Sainte-Beuve, par G. Michaut.
Saint-Simon, par Gaston Boissier.
Sévigné (Madame de), par Gaston
Boissier.
Staèl (Madame de), par Albert
Sorel.
Stendhal, par Edouard Rod.
Thiers, par P. de Rêmusat.
Vigny (Alfred de), par Mauricb
Paléologue.
Villon (François), par G. Paris.
Voltaire, par G. Lanson.
Chaque volumt in-i6 br
•i fr.
Ul'J-ai. — Coulommiern. Imp. Paol BRODARD. — 12-11.
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 15
Maubert ». Il y trouva un camarade, aussi dégoûté
que lui de la procédure, aussi épris de plaisir et de
poésie : ils devinrent amis pour la vie. C'était ce bon
garçon de Thicriot, égoïste, paresseux, ami de ses
aises et de son repos jusqu'à la trahison et l'im-
probité; il vécut aux crochets de Voltaire qui ne se
lassa jamais de le servir et de lui pardonner.
Autre disgrâce. L'Académie ne couronne pas l'ode
sur le vœu de Louis XIII. Le crédit de La Motte
fait attribuer le prix au vieil abbé du Jarry. Le sang
dArouet bout à ce déni de justice : une satire contre
l'illustre M. de La Motte part, fait scandale, réchauffe
la colère du père contre ce gamin qui ne fait que des
sottises. Heureusement M. de Caumartin l'emmène
à Saint-Ange jusqu'à ce que le bruit soit assoupi.
Dans cette jolie région du Loing, auprès d'un homme
d'esprit qui avait dans la tète tout le xvn" siècle, les
grandes affaires et les anecdotes, Arouet, pour la
première fois, prend des idées sérieuses; il reçoit les
germes tout à la fois de la Henriade et du Siècle de
Louis XIV.
Le grand roi meurt, et dans la joie de la déli-
vrance, dans celle de la paix assurée, éclate la fête
de la Régence. Révolte contre la tristesse bigote et
le lourd despotisme du dernier règne; étalage
débraillé de cynisme, de scepticisme et de débauche;
fureur de jeu, d'amour, de luxe; bouillonnement
hardi d'esprit, de rire et de satire; mais aussi
avidité d'argent et lièvre de spéculation : il faut de
l'argent pour le plaisir; pa« de grand nom qui ne
trafique et n'agiote. Voilà le milieu où Voltaire s'agite
au retour de Saint-Ange. Il fréquente les compagnies
les plus libres, qui sont celles aussi où l'esprit dis-
pense de tout et rachète tout, au Temple chez le
grand prieur de Vendôme, à Sceaux chez la duchesse
du Maine.
Il rencontre au Temple Chaulieu, l'abbé de Bussy,
le chevalier d'Aydie, le bailli de Froulay, le cheva-
lier de Bouillon, le président Hénault; à Sceaux, le
cardinal de Polignac, M. de Malezieu, Mlle De-
launay. M. de Sully l'emmène à Sully, où viennent
le duc de La Vallière et Mme de Gondrin, la future
comtesse de Toulouse. Il se coule comme une
anguille dans tous les endroits où la vanité et le
plaisir trouvent leur compte : à Maisons, chez le
Président dont le fils est son cher ami, à Vaux chez
le glorieux maréchal et la belle maréchale de Villars,
à Paris et à Châtillon chez le banquier Hoguère, où
il trouve les poètes Danchet et Crébillon, et l'aven-
turier Gœrtz, le ministre brouillon de Charles XII.
On le voit à Richelieu en Poitou, tenant compagnie
au jeune duc exilé, à la Source près d'Orléans, chez
Bolingbroke, à Ussé en Touraine où fréquente le
poète grivois Grécourt, à la Rivière-Bourdet en
Normandie et rue de Beaune à Paris, chez la prési-
dente de Bernières. L'honnête marquise de Mimeure
est de ses amies : c'est chez elle qu'il a son premier
duel d'esprit avec le salé Bourguignon qu'est Piron.
La rousse et mûre Rupelmonde l'emmène en Hol-
lande ; il passe onze jours à La Haye avec le poète
Jean-Baptiste Rousseau que jusque-là il avait honoré
comme un maître : ils se quittent brouillés à mort.
Il se déploie à l'Opéra, à la Comédie, dans les
loges des actrices. Il perd ses peines avec la Duclos.
LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
VOLTAIRE
GUSTAVE LANSON
UATHIEME EDITION
LIBKAIKIE HACHETTE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1 9 2 2
Droits de traduction et de reproduction réservés.
V-
7&2\n
AVERTISSEMENT
J'ai tâché dans ce petit ouvrage de parler de Voltaire
exactement, historiquement, sans apothéose et sans
caricature, sans regarder les préoccupations ni l'actua-
lité contemporaines, en rapportant toujours l'idée ou
l'expression de Voltaire aux choses de son temps.
J'ai essayé de dégager les directions principales de
sa mobile pensée. On se perd, dès qu'on lit cette œuvre
éparse et multiple, dans toutes sortes de contradictions,
qui se résolvent en partie, si l'on a soin de dater les
textes et de chercher le sens propre, relatif, précis que
chaque morceau reçoit des circonstances de sa compo-
sition. Il importe de distinguer ce qui est écrit pour le
public ou correspondance privée, philosophie réfléchie
ou échappement d'humeur, vue générale d'ordre social
ou manège occasionnel d'intérêt personnel; il faut éva-
luer toutes les modifications de rédaction qui résultent
de la destination de chaque ouvrage, selon qu'il répond
à quelque chose ou vise quelqu'un, et de sa forme litté-
raire, selon que Voltaire est sérieux ou persifle, selon
qu'il parle en son nom ou prend un masque qui impose
un accent, des sentiments, des idées d'un certain genre.
II faut, dans les affirmations qui se contrarient, cher-
fi AVERTISSEMENT.
cher ce qui est opinion de l'auteur, ou concession à
l'opinion commune, et donner des valeurs différentes
aux idées, selon qu'elles sont l'objet même de la discus-
sion actuelle, ou bien seulement accessoires et entraî-
nées par le cours du raisonnement : en ce dernier cas.
Voltaire, pour limiter le champ de bataille, prend autant
qu'il peut les expressions qui pourront échapper à la
contestation, quitte à revenir livrer bataille sur cet autre
terrain le lendemain.
Ces réductions nécessaires sont délicates à faire; on
ne saurait prendre trop de précautions ni user de trop
de scrupule pour y garder la mesure et n'y pas intro-
duire de partis pris ou de sentiments personnels. Je
n'oserais me flatter d'y avoir toujours et partout réussi.
Je remercie MM. les bibliothécaires de la Biblio-
thèque nationale et de l'Arsenal dont la complaisance a
été infinie au cours de mes études sur Voltaire en ces
dernières années. Je remercie aussi M. et Mme de Sali-
gnac-Fénelon, qui m'ont très gracieusement facilité la
visite de leur château de Cirey, moins fréquenté que
Ferney et qui ne mériterait guère moins d'être vu : le
site charmant et qui jadis parut sauvage, la galerie de
Voltaire avec sa porte ornée, le théâtre avec sa petite
loge et son escalier dérobé qui descend à la chambre
de la belle Emilie, tout le cadre de dix ans de la vie
voltairienne subsiste et donne un soutien précis à l'ima-
gination du lecteur des lettres de Voltaire, de Mme du
Chàtelet et de Mme de Graffigoy.
VOLTAIRE
CHAPITRE I
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE1
François-Marie Arouet, qui fut Voltaire, naquit le
21 novembre 1694 à Paris, sur la paroisse Saint-
André-des-Arcs : on ne peut guère douter aujour-
d'hui du lieu ni de la date. Il avait sept ans quand
son père, ancien notaire au Chàtelet, déviai payeur
des épices et receveur des amendes à la Chambre
des comptes, et, en cette qualité, eut un logement
dans la « Court vieille du Palais », vis-à-vis la
Sainte-Chapelle. Il avait sept ans aussi quand il
perdit sa mère, Marguerite Daumard : on peut rai-
sonner des conséquences qu'eut l'absence d'une
mère sur la formation morale de Voltaire.
Des cinq enfants du ménage Arouet, trois seule-
1. G. Desnoiresterres, la Jeunesse de Voltaire. — Voltai-
riana. — Œuvres complètes de Voltaire, éd. Moland, t. I.
Al. Pierron, Voltaire et ses maîtres. — H. Beaune, Voltaire
au collège. — Pour les citations de Voltaire, je renvoie à
l'édition Moland.
ment vécurent : Armand qui succéda dans la charge
du père, une fille qui fut Mme Mignot, et ce dernier-
né, chétif et malingre d'aspect, pourtant de consti-
tution robuste au fond, comme la suite le prouva,
et doué d'un magnifique appétit de vivre.
Les Arouet et les Daumard venaient du Poitou :
les Arouet, marchands, tanneurs, drapiers, enfin
élevés aux professions libérales en la personne du
notaire et payeur des épices; les Daumard, plus
avancés dans leur ascension de l'échelle sociale,
récemment nobles, famille de petite robe. Des
deux côtés, Voltaire est purement bourgeois ; il sort
à peu près de la même couche sociale que Boileau.
De cette franche origine, il a reçu une certaine
forme de conscience, certaines façons de voir la vie.
La bourgeoisie, à la fin du xvne siècle, commence à
contester le privilège de la naissance, mais c'est
pour envahir, non pour détruire, le privilège de la
noblesse. Elle entend que le mérite personnel, le
travail, et le signe du mérite et du travail, la
richesse, partagent avec la naissance les avantages
sociaux. Elle n'est pas révolutionnaire : tout bour-
geois qui réussit veut être noble et faire ses enfants
nobles, par la robe ou par l'épée. Deux fils de Cor-
neille sont officiers; le fils aîné de Racine va dans
les ambassades. Le fils d'un négociant de Rouen
épouse la fille du lieutenant de police d'Argenson et
devient maréchal de camp. Le fils d'un libraire est
fermier général et fait de son fils un conseiller au
Parlement : ce sera le président Hénault, qui finira
dans une charge de cour, surintendant de la maison
de la reine.
LA JEUNESSE DE VOLTAIHE. 9
Il n'y a rien d'étonnant à ce que le père Arouet,
officier subalterne à la Chambre des comptes, ait
voulu faire de son fils un avocat du roi : c'était pour
la famille un avancement régulier. Si le jeune
homme refusa, il retint pourtant la maxime de sa
classe, qu'il n'y avait dans la bourgeoisie que les
sots qui restaient bourgeois. Il en retint aussi le sen-
timent qu'il fallait élargir la distance qui séparait
sa classe de la basse bourgeoisie, du peuple des
métiers : de là les airs avec lesquels il rappelle que
le père de Jean-Baptiste Rousseau faisait des sou-
liers pour le sien; c'est la même hauteur avec
laquelle le duc de Saint-Simon remarque que ce
Voltaire, devenu une manière de personnage, est le
fils du notaire de son père.
Le déclassement, pour un homme adroit, deve-
nait plus aisé, maintenant que la vie de société
mêlait toutes les conditions et effaçait les
empreintes professionnelles. Les magistrats, malgré
les édits, quittent les habits noirs, les manteaux et
les collets, paraissent aux théâtres et aux bals,
prennent des façons de courtisans. Les médecins se
font hommes du monde. Les marchands même se
polissent, commencent à mettre dans leur vie un
peu d'élégance et de luxe, à goûter les plaisirs de la
société1.
L'amour des lettres est une partie de la politesse,
M. Jourdain et Turcaret se dégrossissent. Les gens
de lettres hantent leurs maisons, en égaux, en amis,
ni méprisés, ni méprisants. Poètes, philosophes et
1. La Bruyère, chap. m et vu. Siècle de Louis XIV,
chap. xxix.
10 VOLTAIRE.
savante, ayant dépouillé ou masqué la rogue cuis-
trerie du bel esprit, moins strictement attachés à la
domesticité des grands, circulent dans le monde, et
sont les ferments de la bonne compagnie.
Arouet le père n'était pas un notaire à l'ancienne
mode. Il avait été marié à une agréable personne
dont il ne faudrait pas croire du mal par la seule
raison qu'on en a un peu médit. Il entretenait
d'excellentes relations avec ses très nobles clients
les Saint-Simon et les Richelieu, plus familières
sans doute avec ceux-ci, puisque le fils du notaire
et le fils du duc en restèrent liés pour la vie. Cau-
martin de Saint-Ange, Ninon de Lenclos, l'abbé
de Châteauneuf, parrain de François-Marie, l'abbé
Gedoyn, le chansonnier Rochebrune venaient en
amis dans sa maison. Il avait connu Corneille et
Boileau, et fréquentait la Comédie.
Ainsi, sans sortir du logis paternel, l'enfant qui
devait être Voltaire mettait le pied dans trois
mondes : celui des grands seigneurs, celui de la
noblesse parlementaire, et celui des gens de lettres.
Une conscience confuse et complexe s'ébauchait
en lui.
A dix ans, François-Marie fut mis chez les
jésuites, au collège Louis-le-Grand. Neuf ans plus
tôt le père avait donné son aîné aux jansénistes de
Saint-Magloire. Cette contradiction s'explique peut-
être simplement par le mauvais état où étaient en
1704 les affaires du jansénisme, après le cas de
conscience. L'aimable homme, un peu léger, qu'était
Arouet, ne devait pas se roidir contre les courants.
Il eut sûrement, en confiant son cadet aux jésuites,
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 11
la pensée de lui assurer pour l'avenir de belles
relations. En effet Voltaire connut au collège les
neveux du cardinal de Tencin, d'Argental et Pont
de Veyle, Cideville , qui sera conseiller au Parle-
ment de Rouen, Fyot de la Marche, qui sera pré-
sident au Parlement de Bourgogne, les deux d'Ar-
genson, fils du lieutenant de police, qui tous les
deux seront ministres.
Il eut pour maîtres le Père Thoulié, préfet des
études (plus tard abbé d'Olivet), les Pères Lejay,
Tournemine, Porée, Carteron. Il est difficile de faire
la part de la vérité dans les anecdotes qui ont cours
sur ses années de collège : on ne peut guère douter
du fond qu'elles revêtent, et qui se réduit à deux
points, la précocité d'intelligence et la précocité
d'impertinence de Voltaire.
Les jésuites ou ne purent ou ne surent donner à
leur élève une piété fervente. Et ils ne réussirent
pas davantage à lui donner la solidité morale. Je ne
sais pas ce que les jansénistes auraient fait d'une
pareille nature; mais les honnêtes jésuites de Louis-
le-Grand ne pouvaient former des êtres moraux qu'en
faisant des dévots soumis; là où ils ne plantaient
pas la foi obéissante qui ne raisonne pas, le fonde-
ment de la moralité manquait; il ne restait que des
habitudes de complaisance au monde, de compromis
avec les mœurs du siècle et les tentations inté-
rieures, toute cette pratique relâchée dont leur
adroite religion savait faire un pieux usage, à la
gloire de Dieu et au profit de l'Eglise. Qui ne sor-
tait pas bon catholique de leurs mains, n'en pouvait
sortir profondément, gravement moral; et certains
12 VOLTAIRE.
fléchissements de Voltaire ont peut-être leur origine
dans l'incapacité de ses éducateurs à séparer la
morale du catéchisme.
Il faut d'ailleurs ajouter que, dans ce début du
xvme siècle, les Pères, fins rhéteurs, humanistes
excellents, s'appliquaient mieux, quoique très pieux
eux-mêmes, à former le bon goût que la piété. Ils
semblaient se contenter de fabriquer des lettrés qui
n'auraient pas un grain de jansénisme, et garde-
raient une soumission extérieure à l'Église.
De là l'indulgence souriante avec laquelle ils virent
éclore chez eux Voltaire : puer ingeniosus, sed insi-
gnis nebulo, dit l'une de leurs notes. Les marques
précoces de son talent les enchantaient, une épi-
gramme, un impromptu, une traduction en vers
français d'une ode latine d'un de leurs Pères. A leur
distribution des prix, en 1710, l'un d'eux signalait
à J.-B. Rousseau « un petit garçon qui avait des
dispositions étonnantes pour la poésie », et le poète
regardait curieusement ce « jeune écolier... d'assez
mauvaise physionomie, mais d'un regard vif et
éveillé ».
Pendant plus de trente ans, jusqu'aux heures
chaudes de la bataille encyclopédique, les relations
ne se rompront pas entre Voltaire et les jésuites.
Ceux-ci furent lents à désespérer de mettre de
leur côté un bel esprit de cet éclat; ils lui savaient
quelque gré d'être si mal avec les jansénistes. Et lui,
de son côté, se sentait profondément redevable à de
tels maîtres : malgré tout ce qui le séparait d'eux,
malgré son antipathie pour la politique et la doctrine
de leur Compagnie, malgré même le manège inté-
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 13
ressé de ses protestations à certains jours, il gardait
réellement un cher souvenir aux Pères Tourneraine
et Porée, une affectueuse estime pour la manière
dont les jésuites instruisaient la jeunesse dans leurs
collèges. Il savait bien qu'il leur devait son goût.
Il leur en devait la sûreté, la finesse; il leur en
devait les préjugés et les limites. Si forte fut la prise
qu'il ne put jamais se libérer.
Le parrain du petit Arouet, l'abbe de Châteauneuf,
l'introduisit dans le monde. Il l'avait présenté à la
vieille Ninon, qui, séduite par sa vivacité, lui légua,
nous dit-il, deux mille écus pour acheter des livres.
Il le mena dans la société du Temple, il lui fit con-
naître tous ces épicuriens, Chaulieu, Courtin, l'abbé
Servien, M. de Sully : compagnie faite pour aiguiser
chez ce petit bourgeois deux appétits qu'il avait
naturellement, celui du plaisir et celui de l'esprit.
De là, les premières difficultés avec le père Arouet,
qui voulait bien du plaisir et de l'esprit, mais avec
mesure, c'est-à-dire sans compromettre le solide.
Le solide, pour lui, c'était une charge de robe.
François-Marie n'en voulut pas : il manquait totale-
ment de gravité et ne se plaisait qu'aux folies. Il
rentrait tard, faisait danser les écus, quand il en avait,
s'endettait pour en avoir. Il faisait des vers et ne vou-
lait pas faire autre chose; il avait une tragédie dans
ses tiroirs, envoyait une ode au concours de l'Acadé-
mie française. Le père admettait les vers, mais
comme un agrément de la société, non pas comme
une carrière.
Il décida de dépayser le garnement. Le marquis
de Châteauneuf, qui s'en allait représenter le roi
14 VOLTAIRE.
auprès des Provinces-Unies (septembre 1713),
emmena le jeune Arouet parmi ses pages. A La Haye
vivait une réfugiée, Mme Dunoyer, aventurière
qui se piquait d'écrire, et mère d'une fille jolie et
délurée. Olympe Dunoyer — Pimpette pour les
amis — fort brusquement quittée par l'ancien chef
des Camisards, Jean Cavalier, qu'elle avait dû
épouser, avait été mariée à un certain comte de
Winterfeld : elle tourna la tète aux dix-neuf ans du
page. Ce polisson n'était pas l'amant sérieux que
Aime Dunoyer pouvait souhaiter pour sa fille, il
n'avait pas le sou. Elle alla faire du bruit à l'am-
bassade; les deux amoureux furent séparés. Arouet
écrivit à son cher cœur des lettres d'une jolie cou-
leur, grisées et mutines, telles qu'en devaient écrire
les Dorante et les Chérubin1. Pimpette voulut bien
se faire enlever; il lui fit passer des habits d'homme.
Alors l'ambassadeur renvoya son page pour Paris
(déc. 1713) : mais l'enragé ne perdit pas encore cou-
rage, et il essaya d'intéresser le P. Tournemine et
l'évêque d'Évreux à la bonne œuvre catholique de
ramener en France une jeune huguenote. A la fin,
Pimpette resta en Hollande, et se consola, dit-on,
avec Guyot de Merville. Arouet ne garda pas plus de
fidélité que de rancune au cher cœur.
Cependant maître Arouet, après avoir sollicité une
lettre de cachet pour faire enfermer son coquin de
fils, après avoir songé à l'embarquer pour les Iles,
se radoucit à le mettre clerc chez Maître Alain, pro-
cureur au Châtelet, « près les degrés de la place
1. T. XXXIII, p. 9-28.
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 17
Il a la jolie Suzanne de Livry que lui souffle son cher
Génonville, à qui il n'en voudra pas. Il est tout à
fait bien avec la Lecouvreur.
De la Bastille où le Régent l'a fait mettre, il ne
sort que pour prendre pied au Palais Royal, chez le
Régent : il se fait accueillir de Dubois, et il est l'ami
du roué Canillac. Il se lie avec Mme du Deftand,
avec le chevalier des Alleurs. Il soupe avec le prince
de Gonti.
De petite santé, souvent malade, et se croyant
toujours plus malade qu'il n'est, il prend du lait
d'ànesse, il « chipe » les pilules de Mme de Rupel-
monde ; il va prendre les eaux de Forges : il y trouve
Mme de Prie, la maîtresse de M. le duc (de Bourbon),
prince du sang et premier ministre après la mort
du duc d'Orléans. Elle l'invite chez elle à Bélébat,
à Fontainebleau chez le roi. II pénètre à la cour; la
jeune reine Marie Leczinska prend du goût pour ce
poète amusant et cajoleur : elle lui dit : « Mon
pauvre Voltaire », en toute familiarité. Depuis 1718,
il a laissé tomber le nom roturier d'Arouet, il est
M. de Voltaire.
Ainsi à vingt ans le fils du payeur d'épices, le clerc
de maître Alain a pris pied dans le monde le plus
brillant; à trente ans, il a forcé la porte de la cour.
Il payait de son esprit, en impromptus, contes, épi-
grammes, satires, épitres, monnaie qui ne l'appau-
vrissait pas. Sans craindre l'indécence, il ne la
recherchait pas. Les productions de Grécourt et de
Caylus, les parades où s'égayaient La Vallière et
Maurepas, font apprécier la délicatesse de Voltaire,
la mousse de sa gaieté et l'impertinence de sa fantaisie.
G. Laxso*. — Voltaire. 2
VOLTAIRE.
Il y avait de quoi être grisé. Il le fut. Il crut au
privilège social de l'esprit. « Sommes-nous ici tous
princes ou tous poètes? » demandait-il au prince de
Conti. Ce mot traduit sans doute l'aplomb de l'aven-
turier qui sait qu'on est classé sur ses prétentions
dans le monde veule des gens qui s'amusent; mais
on y sent aussi une naïveté épanouie qui prend au
sérieux sa seigneurie dans l'empire du bel esprit.
Pourtant, dans l'étourdissement de ses succès, la
tête ne lui tournait pas tout à fait. Les femmes, entre
Pimpette et la belle Emilie, ne le troublaient pas
profondément. Plus sensible que passionné, son
cœur avait besoin d'amitié plus que d'amour. Il eut
des attachements profonds et vifs, pour le jeune
Maisons, pour La Faluère de Genonville; il en eut
de solides et de constants, comme pour d'Argental ; il
eut d'inlassables fidélités, et de méritoires, comme
avec Thieriot.
Surtout son très bourgeois bon sens, parmi tous
les triomphes de vanité et de volupté, ne perdait
pas de vue le solide, quoi que son père en pût penser.
Il s'assura d'abord la réputation littéraire. Voltaire
voulut être autre chose qu'un amuseur de soupers et
de nuits blanches. Il avait l'ambition d'être immortel,
et en vivant comme Chaulieu ou La Fare, il songeait
à marquer sa place à côté de Racine et de Boileau
qu'il savait par cœur.
Dès 1715 il travaillait à un Œdipe, se flattant
d'améliorer 1' « ébauche » de Sophocle, et, — ce qui
était plus téméraire alors, — de faire oublier la pièce
de Corneille. Préparé peut-être par un de ses
maîtres jésuites, averti en tout cas par quelques
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 19
réflexions de Fénelon et de l'abbé Dubos, il eut l'idée
de faire pour son coup d'essai une révolution : il
écrivit un Œdipe sans galanterie et sans amour. Mais
les comédiens ne se laissèrent pas faire la loi par un
débutant, et, pour être joué, Voltaire se résigna à
faire soupirer le grave Philoctète pour la vieille
Jocaste. Son adroite et brillante tragédie fut repré-
sentée le 18 novembre 1718, et fit reconnaître le
jeune auteur pour l'égal de Campistron et de Cré-
billon, pour un digne héritier de Corneille et de
Racine.
Si la France ne manquait pas de tragédies, elle
n'avait pas une bonne épopée. Ronsard et Chapelain
avaient accrédité l'opinion que les Français n'ont
point la tête épique. Quelle position unique il y
avait à prendre en faisant mentir le pronostic ! Vol-
taire, malgré Boileau, s'aiTêta à un sujet moderne et
national. Guidé par l'abbé Dubos ou séduit par
M. de Caumartin, il choisit Henri IV, le seul roi
français qui fût réellement populaire, et dont la
désastreuse oppression du dernier règne avait com-
mencé à exciter la légende. Le sujet, c'était la crise
dont la France actuelle était sortie, dynastie, ordre
politique, vie sociale et civilisation : grand et pathé-
tique sujet, patriotique et philosophique; des révo-
lutions, des batailles, des exploits, de .l'amour, et,
pour tenter un libre esprit, de riches occasions de
dire leur fait aux rois, à l'Eglise et aux moines. Les
loisirs forcés de la Bastille appliquèrent Voltaire au
travail. 11 promena son esquisse de salon en salon,
de château en château, recueillant les compliments
et les corrections, excitant autour de son entreprise
une curiosité qui d'avance en garantissait le succès.
Il eût bien voulu dédier à Louis XV l'ouvrage qui
honorait Henri IV. Mais sa dédicace philosophique
parut impertinente. On lui refusa même un privilège
pour l'impression. Il fit faire une édition clandestine
à Rouen, et le poème de la Ligue (c'est le premier
titre de la Henriade) pénétra dans Paris en fraude
dans les fourgons de Mme de Bernières (1723). En
dépit des critiques, la France salua son poète
épique. Voltaire avait la gloire.
Mais le solide aussi, c'était l'argent. Il était trop
bourgeois, il avait trop bien compris la leçon de la
Régence et du Système pour l'ignorer. Maître Arouet
mourut le 1er janvier 1722. Il ne put connaître
combien son fils avait au fonds de ses idées : il se fût
reconcilié peut-être avec lui en voyant comment il s'y
prenait pour que sa vocation de poète ne fît pas de lui
un meurt-de-faim. Voltaire avait jugé les relations
des gens de lettres et de leurs éditeurs, et était bien
décidé à ne pas être le pauvre diable aux gages des
libraires, exploité par eux et méprisé des honnêtes
gens. Il avait compris que, pour frayeravec les Sully et
les Richelieu, il ne fallait pas être marchand de vers
et de prose, vivant de ce commerce, et que, pour
être dans le monde sur un bon pied, quand on n'était
pas très noble, il fallait être très riche. C'est à quoi
il s'appliqua.
Tout jeune, il avait fait des billets aux usuriers :
à vingt ans il a de l'ordre, et déjà sans doute le goût
d'être prêteur plutôt que débiteur. Il est coquet et
soigné ; mais il sait compter. Il joue par air, mais
s'il s'accuse de « perdre son bonnet au biribi », soyez
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 21
bien sûr qu'il n'a pas risque sa chemise : il étale sa
perte pour se faire honneur. Il est sobre, et jamais
ne compromet sa santé ni sa bourse dans ses
folies. Mais l'économie est bonne pour conserver :
pour le petit Arouet, le problème fut d'abord d'ac-
quérir.
Il eut des pensions de la cour — c'était la voie
indiquée pour un homme de lettres — : 1 200 francs
du duc d'Orléans en 1718, 2 000 francs du roi
en 1722, 1500 francs de la reine en 1725. II eut
l'héritage de son père, 4250 livres de rente. C'était
joli pour un poète, insuffisant pour -vivre dans le
grand monde. Voltaire spécula. Les financiers qu'il
fréquenta lui donnèrent le goût et le sens des opé-
rations de banque et de commerce, la hardiesse
réfléchie pour risquer, la sécurité de conscience sur
les gros bénéfices. Il essaya de la Compagnie des
Indes : il y avait presque tout son bien en 1722. Il
s'occupa avec le Président de Bernières d'établir une
caisse de juifrerie, c'est-à-dire sans doute une com-
pagnie de commerce1. Il gagna une fortune, grâce
aux frères Paris, dans les fournitures des armées. Il
fit une société pour exploiter la loterie du contrôleur
général Desforts, où les billets pouvaient se payer en
rentes et où les lots étaient payés en argent : il eut
une belle part dans le produit de la combinaison. Il
acheta et revendit des actions, triplant parfois ses
mises2. Il mit des fonds à la grosse aventure dans le
commerce de Cadix avec l'Amérique. Il opéra sur
1. T. XXXIII, p.
2. Ib., p. 196.
22 VOLTAIRE.
les blés de Barbarie. Tl brocanta des tableaux, des
estampes. Il commença à placer de l'argent ches les
grands seigneurs embarrassés, à acheter des rentes
viagères. Il avait en poche, pour retourner à Lon-
dres, en juillet 1726, une lettre de change de 8 à
9000 livres sur le juif Médina1. Ce n'était pas une
bourse de poète. La banqueroute de Médina ne le
gêna que momentanément. Il avait déjà les reins
solides. En 1735, la faillite de Dumoulin lui fera
perdre 20 à 25 000 francs, celle de Michel, en 1740,
30 à 40 000 : il pourra porter ces grosses pertes.
Jore lui attribue, en 1736, 28 000 livres de rente, et
lui en fait saisir 18 5002.
Toutes ces prospérités n'allaient pas sans amer-
tumes : pertes d'amis, trahisons de maîtresses, sifflets
du parterre, chamailleries de beaux esprits, pro-
cès, etc. Une des caractéristiques de la vie de Vol-
taire est sa sonorité : il est vantard et clabaudeur, et
crie aux quatre vents le mal et le bien qui lui arri-
vent. Il est de ces agités bruyants à qui les indiffé-
rents sont toujours contents qu'il arrive quelque
disgrâce. Il occupe les yeux et les langues. Rien de
ce qui le touche ne va sans tapage, et ces résonances
trop fréquentes lui ôtent de la considération mon-
daine en étendant sa renommée.
Mais, jusqu'en 1725, les dégoûts qu'il avait eus
n'étaient pas de nature à lui faire prendre en aver-
sion la société où il vivait. Des couplets le faisaient
envoyer à Tulle en 1716; mais le bon Régent,
1. Hettier, Une lettre de Voltaire, Mém. de l'acad. de Caen,
1905.
2. VoUairiana, p. 89.
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 23
aussitôt l'ordre signé, l'autorisait à remplacer Tulle
par Sully : quelques mois de villégiature au bord de
la Loire, dans le château d'un ami. Pour les fai vu
qu'il n'avait pas faits, et le Puero régnante qui était
bien de lui, il demeurait onze mois à la Bastille
(mai 1717-avril 1718) : douce prison d'État, hono-
rable pour un petit garçon obscur, et qui lui donnait
de l'importance.
Plus cuisantes à l'amour-propre de Voltaire furent
ses affaires avec le comédien Poisson qui le menaça
du bâton, et avec l'officier mouchard Beauregard
qui le bâtonna effectivement sur le pont de Sèvres.
Voltaire agita un moment ses pistolets et son épée,
et puis fit un procès à Beauregard. Le public prenait
l'impression que ce poète n'était pas un homme qui
se battît en duel. D'ailleurs la qualité de ses offenseurs
l'avilissait un peu. Un honnête homme n'a pas d'af-
faires avec un comédien ni avec une « mouche ».
En décembre 1725, un triste grand seigneur, le
chevalier de Rohan, avec qui il avait eu quelques
paroles à la Comédie-Française, le fit appeler à la
porte du duc de Sully chez qui il dînait : des laquais
le bâtonnèrent, pendant que le chevalier, de son
carrosse, « surveillait les travailleurs ». Rage de
Voltaire, plus grande quand il vit que ses bons amis
les ducs et les marquis trouvaient l'aventure plai-
sante : un Rohan bâtorinait un poète, c'était sans con-
séquence. Cette brutalité dissipa l'illusion où il avait
vécu. Pour conserver son « honneur », c'est-à-dire
sa position mondaine, il voulut se battre. Il le voulut
sérieusement, pendant des mois. Mais il ne se battit
pas. Le chevalier de Rohan se déroba. Sa famille et
24 VOLTAIRE.
la cour le couvrirent. Pour le mettre en sûreté, on
logea sa victime à la Bastille, avec beaucoup d'égards
(17 avril 1726).
Il n'en sortit, au bout d'un mois, que sur la pro-
messe de passer en Angleterre (mai 1726).
Cette fois, il avait fait vraiment l'épreuve de
l'ordre social, de l'inégalité et du despotisme. Et
bien avisé était le ministère de M. le Duc qui, de
crainte qu'il ne fît pas assez de réflexions à Paris,
l'envoyait dans le pays de la liberté politique et de
la liberté individuelle.
Cette date de 1726 est décisive dans la vie de
Voltaire : aussi faut-il nous demander ce qu'il était
alors, quelle forme de conscience, quelle philosophie
déjà formée il emportait à Londres.
Voltaire est un caractère composite, par la variété
naturelle de ses inclinations, mais aussi par l'in-
fluence du temps confus ou il vit et des milieux
divers qu'il a traversés. Il n'est pas méchant, plutôt
bon et humain, capable d'élans généreux, haïssant
l'injustice, mais enfiévré d'amour -propre, avide de
toutes les jouissances, de la jouissance surtout de se
sentir être et agir, fastueux, tapageur, impression-
nable, irascible, rancunier, enthousiaste, mobile,
curieux, insolent, malin, gamin, enfant gâté. Sur ce
fond naturel, la vie a brodé. Vers trente ans,
Voltaire a du bourgeois l'ambition de s'anoblir,
l'amour et l'orgueil de l'argent, de la propriété, des
belles relations. Il a une moralité de coulissier, le
mépris du petit gain journalier qui s'achète dure-
ment, le respect du gros négoce et de la spéculation,
une façon de faire des alfaires partout, qui lui fait
LA JEUNESSE DEVOLTAIRE. 25
porter jusqu'à ses générosités au compte de ses
obligés comme des créances remboursables en ser-
vices. II a le goût de la vie confortable, des beaux
meubles, des bijoux, un luxe de parvenu. Au mépris
des petites gens et des juifs qui est le préjugé de
toutes les classes, il joint des préjugés de gentil-
homme, le dédain des gens qui vivent de leur plume.
Mais il n'a pas le ressort de l'honneur : ce n'est pas
pour lui, c'est pour le monde qu'il veut se battre en
duel. Il lui sera possible de vivre sans être vengé.
Dégainer est un geste dont son bras de bourgeois
n'a pas l'habitude,' et dont son esprit de philosophe
ne sent pas l'élégance. Il n'a pas l'insouciance de
l'argent. Il a du faste par vanité et de l'économie
par hérédité. Il n'entendra jamais rien au noble art
de se laisser voler; avec des airs de seigneur, il
marchande en bourgeois. Il est enfin homme de
letti'es, hargneux comme Yadius et Trissotin, plus
prêt toujours à verser l'injure avec la plume que le
sang avec l'épée, et tout pareil en son acre humeur
aux pauvres diables de folliculaires qu'il méprise :
indiscret comme un journaliste moderne et se don-
nant un droit illimité sur la vie, la dignité, l'honneur
et la réputation d autrui. Bref, sa conscience n'est
pas moulée sur un type défini. Aucune classe ne
reconnaît en lui sa forme héréditaire d'esprit et de
mœurs. Il les mêle toutes : de là la disposition
qu'elles ont toutes à lui refuser la considération.
Pis encore : il ne se contente pas d'amalgamer
dans sa conscience toutes les consciences de son
temps; il les réforme ou les critique. Il est libertin
et philosophe. Et rien ne rend sa moralité plus sus-
pecte à ses contemporains que trois ou quatre idées
généreuses qui ne font pas encore partie de la morale
commune des honnêtes gens. Courtisan, et comme
tel flagorneur et plat, à genoux devant le roi et les
ministres, devant les maîtresses des ministres, et,
plus tard, du roi, il ne fait que ce que tout le monde
fait. On l'en méprise, d'abord parce qu'il usurpe la
bassesse des gens de qualité, ensuite parce qu'il ne
se sert pas de ce manège pour pousser seulement sa
fortune. Il veut pousser avec lui la philosophie *, ce
qu'on trouve déplacé. Il ne sait se défaire ni de son
âme de courtisan ni de son âme de philosophe, ettandis
qu'il prend des postures indécentes pour un homme
qui pense, les vérités qu'il lâche, sont, chez un homme
de cour, des maladresses ou des impertinences.
Mais cette philosophie, quelle était-elle en 1726?
Représentons-nous bien à quelles réflexions le
temps et le milieu pouvaient porter ce gamin spiri-
tuel et irrespectueux.
M. Brunetière a très bien défini l'état de la
pensée française bridée au xvne siècle par la police
du roi et de l'Église : « Pour vingt manières qu'il y
avait de démontrer l'immortalité de l'âme ou le droit
divin des rois, on n'en souffrait pas une de les
nier2 ». Mais à force d'avoir raisonné sur les
matières permises, le xvne siècle léguait à son suc-
cesseur le goût de la raison, une liberté générale de
L'esprit, curieux de tout examiner, et peu disposé à
se contenter des solutions traditionnelles et autori-
t. Projet de dédicace de la Henriade à Louis XV (t. VIII,
p. 2, 3).
2. Eludes critiques, IV, 134.
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 27
taires. Houdart de La Motte, Lesage, Marivaux,
Mme de Lambert, Mlle Delaunay nous définissent
bien ce type intellectuel, qui ne s'incline plus que
devant les convenances du monde, et aussi devant
les considérations de la prudence mondaine.
La Régence n'a pas créé le libertinage : elle n'y
ajouta que la sécurité et l'affichage public. Toute la
doctrine est déjà dans Saint-Evremond. Oter à la
raison la connaissance de Dieu et de l'immortalité
qui sont déclarées avec un respect ironique madères
de foi, aimer la tolérance, détester la persécution et
la guerre civile par scepticisme, par urbanité, par
humanité, régler la vie selon la nature par la raison,
c'est-à-dire rejeter le christianisme comme anti-
naturel, et réhabiliter le corps et ses besoins,
garder la mesure dans la poursuite du plaisir, par
sagesse pour ne pas se nuire, par bienveillance pour
ne pas gêner les autres hommes, voilà la substance
diluée dans les trois in-quartos que Desmaizeaux
publiait à Amsterdam en 1705 : la bonne compagnie
parisienne y conformait sa pratique. En dehors
même de l'incrédulité déclarée, générale était la
tendance à détacher la vie des fins et des sanctions
ultra-terrestres, et à ne s'occuper que de la chasse
au bonheur ici-bas.
A la fin du xvne siècle, le déisme français com-
mence à se déclarer dans quelques livres qui s'im-
priment en Hollande, dans la curieuse Histoire des
Sévarambes de Denis Vairasse (1677), et dans le hardi
Voyage au Canada de La Hontan (1703) *. Locke et
1. Complété et renforcé en 1704 par le Dialogue avec un
sauvage de l'Amérique.
28 VOLTAIRE.
le déisme anglais commencent à s'infiltrer en France.
Deux hommes surtout firent du libertinage une
philosophie. Fontenelle vulgarisait la méthode carté-
sienne, allégée de la métaphysique où s'enfonçaient
Spinoza et Malebranche. Il répétait en formules
claires et fines que la raison consiste à douter, et à voir
avant de croire, et que le désir ni le besoin de l'homme
ne sont arguments de vérité. Il se donnait la peine
de démontrer que les oracles des anciens n'étaient
point rendus par des démons, et son explication du
surnaturel païen par la fourberie des prêtres et la
crédulité des peuples, s'étendait comme d'elle-même
au surnaturel chrétien. Il enseignait aux gens du
monde l'astronomie nouvelle, celle de Copernic, de
Galilée et de Descartes ; il substituait délicatement,
sans tapage, dans leurs esprits la notion des lois de
la mécanique à l'idée de la Providence, et aux anti-
ques cieux dont le plus haut est le séjour immobile
de l'éternelle divinité, une représentation prodi-
gieuse d'espaces infinis peuplés de mondes sans
nombre qui n'était guère compatible avec les récits
de l'histoire sainte. Il changeait le type de la culture
des honnêtes gens; d'oratoire et poétique, il la ren-
dait scientifique, et menaçante pour la religion qui a
besoin pour subsister que l'éducation fasse prédo-
miner les facultés imaginalives et sentimentales.
Plus riche était encore cette autre source de libre
pensée, Bayle, avec ses Nouvelles de la République
des Lettres, ses Pensées sur la Comète, et ce Diction-
naire critique, quatre in-folios dont onze éditions se
succédaient en quarante ans (1697-1740). Bayle fai-
sait aux sorciers une guerre qui menaçait les mira-
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 29
cles : les lois de la nature valent également contre
les uns et les autres. Il affranchissait la morale de
la religion, réclamait les droits de la conscience
erronée, rejetait la contrainte et l'autorité en matière
de croyance, et la règle même du consentement uni-
versel. Il exerçait avec sérénité, sans fanfaronnade,
la plus absolue indépendance d'esprit, et donnait
l'exemple de la libre critique qui ne connaît pas de
domaine réservé et qui soumet à l'examen de la
raison tous les mystères, celui de la religion comme
celui de la royauté. Le premier, il habitua les gens du
monde à employer contre les dogmes de l'Église
d'autres armes que celles du bon sens et de la logique.
Il mit au service de la raison philosophique l'im-
mense arsenal de la théologie protestante; il lui
apprit toutes les difficultés philologiques et histo-
riques qui choquent la théologie romaine, et il lui
fit voir que l'étude de la religion fournit les moyens
de renverser la religion.
Bayle tut entendu. Il enchanta La Fontaine. Ce
bourgeois salé, Mathieu Marais, dans le huis clos de
son journal, se déclara « Bayliste ». Il conquit
même des dames. Mme de Mérignac le goûtait
comme « un esprit sublime, élevé, vif, fort, d'une
philosophie très pyrrhonienne ».
La raison s'aventurait même sur le terrain poli-
tique et social. Très prudemment, très adroitement,
clairement pourtant, La Bruyère traduisait des sen-
timents déjà répandus dans la bourgeoisie, comme
le mépris du courtisan et la haine des financiers :
de la peinture des caractères il passait à la critique
de quelques abus, qu'il appelait « usages », le pri-
30 VOLTAIRE.
vilège de la naissance et l'achat de la noblesse, le
système fiscal, l'organisation judiciaire, les richesses
ecclésiastiques. Les désastres de la fin du règne de
Louis XIV excitèrent les particuliers à examiner les
affaires de l'État : Boisguillebert, Vauban, émus de
la misère du peuple, proposaient la réforme de
l'impôt, et Fénelon allait jusqu'à dénoncer le despo-
tisme et la folie guerrière.
Les protestants, après la Révocation, mettaient en
cause la royauté. Bayle niait qu'il pût y avoir un
bon despote. Jurieu élevait le droit du peuple
contre le droit du roi, et en vertu du pacte social,
déliait du serment de fidélité les sujets opprimés
par leur prince.
Après la mort de Louis XIV, tout remuait. La
noblesse, le Parlement se redressaient, et cet effort
des privilégiés pour disputer aux ministres et
aux commis une part du gouvernement faisait
l'effet alors d'un mouvement libéral. On en voulait
surtout au despotisme, qui si longtemps avait tout
courbé pour finir par tout ruiner. De hardis libelles
invoquaient contre lui l'antique constitution du
royaume, limitaient le pouvoir royal par le contrôle
du Parlement, ou le ployaient sous la souveraineté
des Etats généraux. Partout, chez l'abbé de Saint-
Pierre, chez le marquis de Lassay, dans Massillon,
dans Montesquieu, se manifeste le même idéal de
royauté modérée , humaine , bienfaisante et paci-
fique. Une société même se forme en 1725 pour
l'élude des questions politiques : au Club de l'en-
tresol (l'entresol de l'abbé Alary, dans l'hôtel du
Président Hénault, à la place Vendôme) viennent le
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 31
marquis d'Argcnson et le président de Montesquieu.
Ces assemblées d'hommes épris du bien public
seront suspectes au gouvernement, et le cardinal
Fleury, en 1731, leur donnera l'avis d'être « circons-
pects <> : ils comprendront et cesseront de se
réunir.
L'esprit du début du xvme siècle se définit tout
entier par ce petit livre léger et hardi des Lettres
persanes, livre charmant, voluptueux et persifleur,
grave et badin, où prennent leur vol toutes les
libertés qu'on désirait alors en littérature, en morale,
en religion, en politique.
Le public applaudissait, sans approfondir, à
toutes les révoltes contre l'autorité du roi et de
l'Eglise. Peu lui importait que le jansénisme fût
intolérant, que le Parlement eût le plus égoïste
esprit de corps : ils étaient la résistance au despo-
tisme spirituel et temporel. Cette attitude leur valait
une immense popularité.
Voilà l'air que Voltaire huma avec délices dès sa
sortie du collège. Son attachement classique aux
maîtres du xvne siècle ne l'enchaîna pas à leur
timide pensée. S'il ne parvint point encore à goûter
Rabelais, trop copieux et trop effréné pour son
goût, il s'enchanta de Montaigne, ce livre de cnevet
ies libertins. Mais il dépassa le point de vue de la
libre pensée du xvie siècle, à la suite de Bayie,
de Fontenelle, de Fénelon, de La Motte, de tous
les honnêtes gens qui pensaient. II se fit de
bonne heure une philosophie, qu'on trouve éparse
en ses écrits de la vingtième à la trentième
année.
32 VOLTAIKE.
« La grande et la seule affaire qu'on doive avoir,
c'est de vivre heureux '. »
Quelques femmes toujours badines,
Quelques amis toujours joyeux,
Peu de vêpres, point de matines,
Une fille, en attendant mieux,
Voilà comme l'on doit sans cesse
Faire tète au sort irrite,
Et la véritable sagesse
Est de savoir fuir la tristesse
Dans les bras de la volupté *.
Ajoutez, avec lui, la bonne chère, l'opéra, et du
temps pour l'étude 3. Le cœur a sa place dans ce plan
de vie épicurienne. Le monde devient sensible en
devenant philosophe. Il commence à savourer le
charme des émotions, et la beauté dont elles
décorent la vie. Voltaire éprouve déjà ce qu'il expri-
mera en 1729 en se souvenant de son cher Génon-
ville, mort depuis six ans :
Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime.
Et qui n'ont pas connu la douceur de pleurer *,
La morale est un art d'exploiter pour le bonheur
toutes les ressources de la nature.
Le plaisir est l'objet, le devoir, et le but
De tous les êtres raisonnables 5.
La morale chrétienne est écartée avec le dogme
chrétien. Dieu même n'est plus qu'une hypothèse :
i. T. XXXIII, p. 62.
2. T. X, p. 221. — Cf. t. XXXIII, p. 35.
3. T. XXXIII. p. 87.
4. T. X, p. 26G l 1729).
5. T. X, ,
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. 33
mais s'il est, c'est un Dieu raisonnable et indulgent,
un Dieu des bonnes gens qui les bénit d'obéir à
l'instinct.
On voudrait savoir si l'incrédulité voltairienne se
fit dès lors didactique et agressive, et ce qu'était
cette fameuse épitre à Julie « marquée au coin de
l'impiété la plus noire » qui fit frémir en 1722 le
dévot Rousseau. Faut-il, comme on fait d'ordinaire,
l'identifier avec l' Épitre à Uranie qui courut dix ans
plus tard et fut imprimée en 1738? Celle-ci est une
argumentation rigoureuse contre la religion révélée :
l'auteur conclut en disant à Dieu :
Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux.
Mais il n'est pas sûr qu'il écrivît ainsi en 1722.
Pourtant il pensait déjà ainsi :
Nos prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense :
Notre crédulité fait toute leur science1.
Allez, s'il est un Dieu, sa tranquille puissance
Ne s'abaissera point à troubler nos amours.
Vos baisers pourraient-ils déplaire à sa clémence?
La loi de la nature est sa première loi 2.
En avril »1726 un ecclésiastique anonyme le
dénonçait à la police, et disait s'en être plaint dix ou
douze ans auparavant, comme « prêchant le déisme
tout à découvert aux toilettes des jeunes seigneurs...
L'Ancien Testament, selon lui, n'est qu'un tissu de
contes et de fables; les apôtres étaient de bonnes
gens idiots, simples et crédules, et les Pères de
l'Église, saint Bernard surtout auquel il en veut le
". Œdipe, a. IV, se. I.
2. T. X, p. 231.
G. Lanson. - Voltaire. 3
plus, n'étaient que des charlatans et des subor-
neurs. » Le bon prêtre conseillait d' « enfermer ce
poète entre quatre murailles pour toute sa vie * ».
En s'ôtant le refuge de Dieu, Voltaire se créait
une nécessité d'énergie. Son épicurisme accepte
l'irréparable avec une résignation forte. En aimant
l'argent, il s'efforce de vivre joyeux sans argent 2.
Malade, embarrassé dans ses affaires, plaidant contre
son frère pour la succession de son père, il écrit :
« La fortune ne me traite pas mieux que la nature : je
souffre beaucoup de toutes façons, mais j'ai rassemblé toutes
mes petites forces pour résister à mes maux 3. »
En politique, il n'avait pas encore de griefs per-
sonnels contre les institutions, mais l'esprit du
temps l'enveloppait. Il n'était ni respectueux ni
docile, et recevait d'autant mieux toutes les sugges-
tions de critique ou de révolte que le monde et les
lettres lui apportaient. Philoctète philosophait dans
Œdipe :
Un roi pour ses sujets est un Dieu qu'on révère,
Pour Hercule et pour moi, c'est un homme ordinaire.
Un vain peuple en tumulte a demandé ma tête :
Il souffre, il est injuste, il faut lui pardonner 4.
L'humeur « républicaine » se fait sentir çà et la
dans la correspondance :
« On va créer un nouvel impôt pour avoir de quoi acheter
des dentelles et des étoffes pour la demoiselle Leczinska.
1. Arch. <!e la Bastille, XII, 132.
2. T. XXXIII, p. 138.
3. T. XXXIII, p. 126.
4. ULdi^e, il, 4, el 111, 2.
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE. io
Ceci ressemble au mariage du soleil qui fait murmurer les
grenouilles • » (sept. 1725).
« Il n'y a rien déplus agréable que La Haye, quand le soleil
daigne s'y montrer. On ne voit ici que des prairies, des canaux,
des arbres verts; c'est un paradis terrestre depuis La Haye
jusqu'à Amsterdam. J'ai vu avec respect cette ville qui est le
magasin de l'Univers. Il y avait plus de mille vaisseaux dans
le port. De cinq cent mille hommes qui habitent Amsterdam,
il n'y en a pas un d'oisif, pas un pauvre, pas un petit maître,
pas un insolent. Nous rencontrâmes le Pensionnaire à pied,
sans laquais, au milieu de la populace : on ne voit là personne
qui ait de cour à faire. On ne se met point en haie pour voir
passer un prince. On ne connaît que le travail et la modestie.
Il y a à La Haye plus de magnificence et plus de société par
le concours des ambassadeurs. J'y passe ma vie entre le tra-
vail et le plaisir, et je vis ainsi à la hollandaise et à la fran-
çaise. Nous avons ici un opéra détestable! mais, en revanche,
je vois des ministres calvinistes, des arméniens, des sociniens,
des rabbins, des anabaptistes qui parlent tous à merveille,
et qui, en vérité, ont tous raison 2 » (7 oct. 1722).
Cette lettre hollandaise n'a-t-elle pas bien déjà
l'accent des Lettres Anglaises?
La Henriade découvrit au public la première phi-
losophie de Voltaire. II faut lire le poème de la
Ligue de 1723, tout plein de vers hardis, de
maximes, de tirades chaleureuses contre l'Eglise
intolérante, contre les guerres et les persécutions
religieuses, contre les moines inutiles ou intrigants,
contre les mauvais rois et les « fiers conquérants »,
Héros aux yeux du peuple, aux yeux de Dieu tyrans,
Fléaux du monde entier que leur fureur embrase 3.
L;analyse du fanatisme déchargeait Jacques Clé-
ment de la responsabilité individuelle de son acte,
et portait le régicide au compte de la religion. Il y
1. T. XXXIII. p. 147.
2. T. XXXIII, p. 74.
3. T. VIII, p. 174 et 193.
avait des traits contre la vénalité des charges de
justice et des emplois militaires, contre le poids des
impôts, etc. Sous la pression de l'opinion publique
et des Lettres persanes, Voltaire se révélait parle-
mentaire '. De toute cette classique épopée, dont la
régularité théâtrale s'enjolivait d'esprit, d'imperti-
nence et de volupté, émanaient, selon un critique
contemporain, « des impressions dangereuses, sur-
tout dans un temps où la liberté de juger nous a
peut-être menés déjà trop loin2 ».
Aussi les Anglais penseurs reconnaissaient-ils un
des leurs dans le poète de la Henriade. Avant qu'il
eût passé le détroit, en 1724, Pope déclarait à
Bolingbroke sa sympathie pour un tel espi'it.
« Il me semble que son jugement de l'humanité, sa façon
d'observer les actions humaines d'un point de vue élevé et
philosophique, est l'une des principales caractéristiques de
cet écrivain, qui, pour être un homme de sens, n'en est pas
moins un poète. Ne souriez pas si j'ajoute que je l'estime pour
ces honnêtes principes et cet esprit de vraie religion qui brille
à travers l'ensemble, et d'où, sans connaître M. de Voltaire,
je conclus à la fois qu'il est libre penseur et ami du repos;
pas bigot, et pourtant point hérétique; honorant l'autorité
et les lois nationales sans préjudice de la vérité ou de la
charité; plus avancé dans l'étude de la raison que de la
controverse, et de l'humanité que des Pères ; un homme, en
un mot, digne par son tempérament raisonnable de cette part
d'amitié et de familiarité dont vous l'honorez 3. »
On ne peut donc pas dire sans réserves avec
M. Morley : « En allant en Angleterre Voltaire était
un poète; en revenant, c'était un sage ». L'Angleterre
a mûri, armé, excite voltaire : elle ne l'a pas fait.
1. T. VIII, p. 123.
2. Réflexions critiques sur un poème intitulé La Ligue (attr.
à Bonneval), 1 724, p. 8.
3. BaUantvue, p. 71.
CHAPITRE II
VOLTAIRE EN ANGLETERRE
LES « LETTRES PHILOSOPHIQUES i »
Libéré de la Bastille le 2 mai 1726, Voltaire était
à Calais le 5. Il débarqua à Greenwich « dans le
milieu du printemps2 », et le soir même couchait à
Londres, chez lord Bolingbroke. Quelques semaines
après, il revenait secrètement en France, ne réussis-
sait pas à joindre le chevalier de Rohan, et rentrait
à Londres à la fin de juillet. Découragé, gêné par la
banqueroute du juif Médina, malade, il fut aidé, dit-il,
par un « gentilhomme anglais » (c'était le roi3), et
par le marchand Falkener, qui lui donna l'hospitalité
à Wandsworth. Il songeait à se fixer en ce pays
« où les arts sont honorés et récompensés, où il y a
1. Desnoiresterres, la Jeunesse de Voltaire; Voltaire à
Cirey. — Churton Collins, Bolingbroke, Voltaire in England.
— Ballantyne, Voltaires visit to England. — Reçue d'Histoire
littéraire, 1906 (L. Foulet). — Revue de Paris, 1904 (G. Lanson).
— Jusserand, Englhh Essays from a French peu.
2. T. XXII, p. 18.
3. Bengesco, IV, 25; et Hettier, art. cité.
38 VOLTAIRE.
de la différence dans les conditions, mais point
d'autre entre les hommes que celle du mérite », en
ce pays « où l'on pense librement et noblement1 ».
Des sentiments « républicains » fermentaient en
lui : il se dilatait, s'exaltait dans la liberté anglaise.
Il en jouit deux ans et demi* : en février 1729, il
repassa le détroit, et obtint en avril, de Maurepas,
l'autorisation de reparaître à Paris.
Voltaire, qui avait déjà connu en France quelques
Anglais, arriva muni de bonnes recommandations; il
en eut du ministère même qui était un peu honteux de
le traiter en coupable, et de l'ambassadeur d'Angle-
terre à Paris, Horace Walpole. Le monde des torys
et celui des whigs s'ouvrirent à lui. Il fut introduit
auprès de Robert Walpole, de lord et lady Hervey,
du duc de Newcastle, de Bubb Dodington, futur lord
Melcombe, de la duchesse douairière de Marlbo^
rough. Il fut bien reçu du prince et de la princesse de
Galles; devenue reine, celle-ci accepta la dédicace
de l'édition de la Henriade que Voltaire publia en
4728 à Londres. Il causa avec les plus illustres
écrivains et savants de l'Angleterre, Edward Young,
Gay, Congreve, Colley Gibber, Berkeley, Clarke.
11 visita Pope à Twickenham et vécut trois mois avec
Swift chez lord Peterborough. S'il ne vit que les
funérailles de Newton, il fréquenta • ses neveu et
nièce, Mr. et Mrs. Conduit.
Une ridicule légende d'espionnage et de délation
ne contieni probablement que le témoignage de sa
1. T. XXXIII, p. 159.
2. M. L. Poulet réduil !<• séjour à un peu moins de deux ans,
du milieu d'août 1726 au début d'août 1728. -
VOLTAIRE EN ANGLETERRE. 39
vive curiosité, et de la précaution qu'il prenait de
contrôler chez les whigs les informations recueillies
des torys. Il voulut apprendre l'anglais. Il résista à
la tentation de s'en passer : il pouvait parler français
avec Bolingbroke et d'autres seigneurs, ou bien à la
taverne de VArc-en-Ciel, dans Marylebone, avec les
réfugiés, Desmaizeaux, Saint-Hyacinthe, etc. Mais il
sentit que l'anglais lui était nécessaire pour com-
prendre ce qu'il avait sous les yeux, qu'il méritait
d'être étudié comme langue littéraire. Au xvne siècle,
un Français apprend l'italien et l'espagnol; sous
Louis XVI, l'anglais et l'allemand. Voltaire, qui veut
qu'on joigne l'anglais à l'italien ', marque une étape
intermédiaire de notre culture.
Au bout de dix-huit mois, il prononçait encore
mal et avait peine à suivre une conversation, mais il
lisait et écrivait bien. Ses deux Essais sur la poésie
épique et sur les Guerres civiles de France, ses
lettres de Londres à Thieriot, sont d'un très bon
anglais courant. En allant tous les soirs au théâtre
de Drury Lane, où le souffleur Chetwood lui remet-
tait une copie de la pièce, il se rendit assez maître
de la langue parlée. Plus de trente ans après son
retour en France, il était encore capable de con-
verser en anglais.
Mais non content de ce qu'il pouvait voir et
entendre, et de l'instruction que ses amis et relations
pouvaient lui donner, il lança un appel au public,
sollicitant, pour la relation qu'il voulait écrire,
toute sorte de renseignements sur les grands
1. T. XXII, p. 261. — Bengesco, II, 5.
40 VOLTAIRE.
hommes de l'Angleterre et sur les nouvelles décou-
vertes ou entreprises utiles à l'humanité.
La publication de ses Essais anglais, le lancement
de la souscription de l'édition de la Henriade, dont
le léger Thieriot dissipa en partie les fonds, l'exécu-
tion de cette édition où Duplessis-Mornay remplaça
Rosny aux côtés de Henri IV, pour punir le duc de
Sully de sa lâche neutralité dans l'affaire de la bas-
tonnade, empêchaient le public de l'oublier. En
même temps, il préparait Y Histoire de Charles XII et
la tragédie de Brutus; et surtout un travail intérieur
se faisait en lui, que le public n'apercevait pas.
Une sembla pas d'abord, en 1729, lorsqu'il reparut
à Paris, que ce fût un autre Voltaire. Il reprit sa vie
facile et brillante, mêlée d'affaires et de plaisirs,
spéculant et négociant, cajolant le comte de Cler-
mont et son secrétaire Moncrif, cultivant le ministre
Rouillé, mariant le duc de Richelieu avec Mlle de
Guise au grand scandale de la fière famille de Lorraine,
soupant et bientôt logeant chez la comtesse de Fon-
taine-Martel, une femme philosophe qui raffolait du
théâtre. Il la déterminait à mourir « dans les règles »,
c'est-à-dire avec l'assistance d'un prêtre : la Lecou-
vreur, récemment jetée à la voirie, l'avait persuadé
de la nécessité des cérémonies.
Il avait regretté dans la Lecouvreur une grande
artiste et une amie, qui peut-être un moment avait
été quelque chose de plus pour lui, dans Mme de
Fontaine-Martel, une amie dévouée à sa gloire et
et qui pensait avec lui. La profonde blessure de
cœur fut pour lui la mort du jeune président de
Maisons. « La mort de M. de Maisons m'a laissé
VOLTAIRE EN ANGLETERRE. 4t
dans un desespoir qui va jusqu'à l'abrutissement.
J'ai perdu mon ami, mon soutien, mon père. Il est
mort entre mes bras, non par l'ignorance, mais par
la négligence des médecins. Je ne me consolerai
de ma vie de sa perte, et>de la façon cruelle dont je
l'ai perdu *. »
Mais, avec Voltaire, la vie avait vite le dessus. Il
n'oublia pas Maisons, il le logea dans le Temple du
goût. Mais Erïphyle ne pouvait attendre : il fallait
l'achever, la corriger. Il fallait placer Linant, un
jeune homme qui faisait bien les vers, tirer Jore
l'imprimeur d'un mauvais pas. Il ne pouvait s'attarder
dans la « douceur de pleurer ».
Cependant peu à peu sa fièvre anglaise sortait en
écrits dont le public était un peu surpris. Le poète
se faisait historien dans le Charles XII, historien
exact, impartial, justicier, sans flagornerie et sans
satire, philosophe sans polémique, qui montrait par
un récit vif et coloré ce que peut un grand homme,
avide de gloire et de guerre, pour la ruine d'un pays.
Shakespearien et républicain dans Brutus (joué le
11 décembre 1730), dans la Mort de César qu'il
n'osait encore risquer à la scène, shakespearien dans
Éripliyle qui tombait (7 mars 1732), shakespearien
encore, mais à la française et galamment, dans cette
tendre et brillante Zaïre si bien faite pour les dames,
chef-d'œuvre du style Louis AT dans la tragédie, dont
la représentation (13 août 1732) fut un triomphe, il
était impatient de risquer une plus grosse partie, et
de dire aux Français ses réflexions sur l'Angleterre.
1, T. XXXlil, p. 230.
42 VOLTAIRE.
Il savait bien que tout était suspect venant de lui.
Son indignation sur le traitement fait à la Lecou-
vreur avait failli lui faire une affaire. Il avait dû
porter au compte de feu Chaulieu son Epltre à Uranle.
Même son Charles XII n'avait pu avoir de privilège :
pour bien parler de Stanislas, père de la reine de
France, il n'avait pas assez ménagé son ennemi le
roi de Saxe, Auguste II. L'épître dédicatoire au mar-
chand Falkener avait attiré des difficultés à Zaïre.
Un soulèvement général avait accueilli le Temple du
goût, ce joli spécimen de critique voltairienne, où
se mêlaient la tradition classique, le goût mondain
et l'humeur personnelle. Il y avait pourtant rentré les
griffes. Mais les libertés qu'il prenait si modérément
parurent scandaleuses. Les gens de lettres qu'il avait
égratignés, crièrent; ceux qu'il avait omis, encore
plus. Un grand seigneur se plaignait d'un éloge : sa
qualité ne lui permettait pas de recevoir un compli-
ment imprimé.
Voltaire pourtant achève ses Lettres sur l'Angle-
terre, en remet une copie à Thieriot qui se charge
de les faire paraître à Londres en anglais et en fran
çais, une autre à Jore, un libraire aventurier qui
accepte les risques de l'entreprise. Un moment il a
espéré un privilège, ou une permission tacite : le car-
dinal Fleury a ri aux lettres sur les quakers, que
Voltaire lui a lues, en faisant des coupures. Le cen-
seur, l'abbé de Rothelin, ne voit de difficulté que
pour la XIIIe lettre, la lettre sur Locke et sur l'âme.
Il faut enfin renoncer à tout espoir d'autorisation ou
de tolérance. Voltaire s'indigne : il écrit, sans la
publier, sa lettre à un premier commis (juin 1733),
VOLTAIRE EN ANGLETERRE. 43
vigoureux plaidoyer pour la liberté de la librairie.
Mais en même temps, puisqu'il faut risquer, il
double le paquet, et joint aux observations sur
l'Angleterre les remarques sur Pascal.
Cependant on commence à causer de cette publi-
cation scandaleuse qui se prépare. Les ministres
sont inquiets, menaçants. Voltaire prend peur, et
résiste à l'impatience de Thieriot et de Jore.
Chaque semaine enlevait de la nouveauté à son
ouvrage. Les publications sur l'Angleterre se mul-
tipliaient. Sans rappeler les journaux de Hollande, ni
les Lettres du Suisse Béat de Murait, qui avait, par
sa comparaison des mœurs anglaises et françaises,
effarouché l'amour-propre national de l'abbé Desfon-
taines (1725), sans remonter jusqu'à Boissy, dont le
Français à Londres avait porté à la scène le contraste
de deux peuples, provoquant une riposte de Mari-
vaux1 (1727), voici que du P. Catrou paraissait une
Histoire des Trembleurs (début de 1733), et l'abbé
Prévost, qui déjà avait dans ses romans utilisé sa
connaissance de l'Angleterre, publiait en juin 1733
le premier numéro du Pour et Contre où il promet-
tait « d'insérer chaque fois quelque particularité
intéressante touchant le génie des Anglais, les curio-
sités de Londres et des autres parties de l'île, le pro-
grès qu'on y fait tous les jours dans les sciences et
dans les lettres ».
Voltaire ne put retenir la traduction anglaise qui
parut au milieu d'août 1733. Mais il réussit encore à
arrêter les éditions françaises pendant près d'un an.
1. L'Ile de la raison, prologue.
VOLTAIRE.
Il était en Bourgogne, pour le mariage du duc de
Richelieu avec Mlle de Guise, quand il reçut avis
qu'une lettre de cachet avait été rendue contre lui
(3 mai 1734) : des exemplaires d'une contrefaçon de
l'édition de Jore avaient été saisis. Il se hâta de pas-
ser en Lorraine. Le Parlement donna un arrêt le
10 juin pour brûler le livre et rechercher l'auteur.
Les amis de Voliaire, Mme de Richelieu, Mme d'Ai-
guillon, le marquis de Matignon, essayèrent d'apai-
ser le garde des sceaux Chauvelin : il n'était pas
intraitable; mais le cardinal Fleury dont ce scandale
contrariait le despotisme assoupissant, était fâché.
Surtout le Procureur général et le Parlement jansé-
niste en voulaient à l'imprudent philosophe. Voltaire
dut rester toute une année en Champagne : Paris ne
lui fut rouvert qu'en mars 1735, sur la promesse
d'être sage. Pendant dix ans, l'arrêt du Parlement
fut une menace permanente contre lui.
La persécution fouetta le succès des Lettres philo-
sophiques. Cinq éditions s'imprimèrent en 1734, cinq
encore de 1734 à 1739. « Quand on annonce l'arrivée
de quelque monstre, disait l'abbé Molinier, le public
y court avec empressement. L'esprit a ses monstres
comme la matière, presque tout le monde a voulu
voir ces lettres. »
Voltaire n'a point fait la peinture pittoresque du
pays et des mœurs : un fragment qu'on a conservé
nous montre qu'il y pensa. L'édition de Jore con-
tient vingt-cinq lettres. Les premières (I-VII)
traitent de la religion, et d'abord des quakers
(I-IV). Il était allé aux bonnes sources, Barclay,
Crœse, Sewel, la vie de Penn ; il avait vu des quakers
VOLTAIRE EN ANGLETERRE. 45
à Londres. S'il décrivit leur enthousiasme, leurs
assemblées, les aventures de leurs chefs avec une
impertinence amusée qui les fâcha, il lit de leur
vertu, de leur simplicité évangélique, de leur critique
des sacrements et des dogmes un abrégé sympa-
thique que les catholiques sentirent tourné contre
leur Église. Ensuite il se moqua largement des
anglicans et des presbytériens, mais, à leur occasion,
plus largement encore du clergé français, de ses
richesses, de ses mœurs mondaines, etc. Il dit un
mot des antitrinitaires, et garda un silence de pru-
dence plutôt que d'ignorance sur les déistes, si
nombreux alors en Angleterre. Du spectacle de
lÀngleterre religieuse, il tirait une conclusion,
renouvelée de Bayle et des Lettres persanes, mais
encore aussi neuve que scandaleuse en France :
« S'il n'y avait en Angleterre qu'une religion, son
despotisme serait à craindre : s'il y en avait deux,
elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente,
et elles vivent en paix et heureuses '. »
Amusantes et un peu naïves furent les ripostes
des ecclésiastiques français. L'abbé Molinier soup-
çonnait Voltaire de vouloir « multiplier le quakeria-
nisme » chez nous : il n'y était pas tout à fait. Les
jésuites s'occupaient à légitimer les dîmes : « M. de
Voltaire ignore donc que l'usage de payer les dîmes
aux prêtres remonte aux plus anciens temps, et à
celui même d'Abraham et Melchissédec. Le bel esprit
n'atteint pas aux faits et à la tradition. » Dans la
remarque « sur les Eglises où quelques ecclésias-
1. Fin de la lettre VI.
46 VOLTAIRE.
tiques sont assez heureux pour avoir 50 000 livres
de rente, et où le peuple est assez bon pour le souf-
frir », le journaliste de Trévoux entendait « un cri de
sédition et de brigandage » ; mais, heureusement,
ajoutait-il, en France, « le peuple sait vivre, et
respecter ses supérieurs ». C'était vrai encore pour
cinquante ans.
Trois lettres (VIII-X) caractérisaient le régime
politique de l'Angleterre : plus que Rapin Thoyras,
Murait et Montesquieu, Voltaire idéalisait la vie
anglaise, la liberté politique, la royauté contenue,
l'égalité devant l'impôt, le commerce honoré, les
cadets de lords ne dédaignant pas d'être mar-
chands dans la cité, le paysan aisé: il exaltait la
grandeur pacifique de ce peuple de négociants,
maîtres de la mer et banquiers des princes, gar-
diens désintéressés de la liberté de l'Europe. Ici
point de moqueries : de petites phrases nettes et
coupantes, sans réticences et sans voiles.
Un homme, parce qu'il est noble ou parce qu'il est prêtre,
n'est point ici exempt de payer certaines taxes.... Tout le
monde paie. Chacun donne, non selon sa qualité (ce qui est
absurde), mais selon son revenu.
La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue
à régler le pouvoir des rois en leur résistant.
Ce qu'on reproche le plus aux Anglais, c'est le supplice de
Charles I", qui fut traité par ses vainqueurs comme il les
eût traités s'il eût été heureux '.
L'abbé Prévost aima mieux ne pas rendre compte
de ces lettres qui traitaient de matières délicates.
D'autres dénoncèrent les « horribles conséquences »
1. T. XXII, p. 109, 103, 104. Texte de 1734,
VOLTAIRE EN ANGLETE I! ItE . 47
de ces maximes faites pour « armer les sujets et
fomenter les révoltes ». L'abbé Molinier raillait les
grands mots de liberté et à? esclavage :
« Les fers sont durs à porter, mais heureusement
c'est une expression poétique qu'on emploie ordi-
nairement en amour comme en politique, et dont on
ne doit pas être plus effrayé en ce pays que les amants
ne le sont à Githère. »
La lettre XI, sur ['insertion de la petite vérole, nous
introduit à la philosophie anglaise. L'inoculation est
un acte de liberté philosophique : on en a la preuve
par la riposte qui fut faite à Voltaire : « Le naturel
des Français se révolte au système de l'insertion ;
nous nous soumettons aux décrets de la Provi-
dence ».
Puis venaient les lettres XII-XVII sur Bacon,
Locke et Newton : éloge enthousiaste de la méthode
expérimentale et de son fondateur Bacon, démons-
tration par Locke et Newton de ses applications à la
métaphysique comme à la physique, vive critique
des rêveries scolastiques et des « romans » de
Descartes et de Malebranche, énergique défense du
principe de Locke , que Dieu tout-puissant a pu
donner à la matière, qui ne l'a point nécessaire-
ment, la propriété de penser. Ces lettres tombaient
au moment où les tourbillons de Descartes régnaient
dans l'Académie des sciences, et où les théologiens,
inquiets longtemps de la métaphysique cartésienne,
y découvraient un spiritualisme qui pouvait se mettre
au service de la religion. Malgré l'estime du P. Buf-
fier pour Locke, malgré le livre de Maupertuis sur
Newton, les Français demeuraient attachés, un peu
par amour propre national, à leur Descartes. Cepen-
dant une disposition générale à se défier de la méta-
physique se répandait; les physiciens et les géo-
mètres prenaient chaque jour plus de crédit, et les
gens du monde et les femmes entendaient avec plai-
sir que ces philosophies où l'on se cassait la tête
n'étaient que du vent. Le public était prêt pour Vol-
taire.
Après la religion, la politique et la philosophie,
la littérature avait son tour : dans cinq lettres
(XVIII-XXII), Voltaire traitait de la tragédie, de la
comédie, de la poésie: il présentait Shakespeare,
Otway, Dryden, Addison, Wycherley, Van Brugh,
Congreve, Rochester, Waller, Butler, Swift, Pope,
les caractérisant rapidement et mêlant les extraits
aux jugements. Il notait le manque de goût, l'irré-
gularité des poètes anglais, mais leur vigueur de
génie, leur style « ampoulé, trop hors de la nature,
trop copié des écrivains hébreux », mais leur natu-
rel, leur impétuosité d'imagination, leur énergie
souvent sublime. Il marquait le rapport de leur
littérature avec l'organisation politique : la liberté a
mis son empreinte sur les écrits des poètes anglais,
et elle est cause que les lettres sont en honneur dans
un pays où « communément on pense1 ».
Enfin Voltaire (lettres XXIII-XXIV) regardait la
littérature du point de vue social, pour admirer la
considération dont les gens de lettres jouissaient en
Angleterre; les emplois et les dignités où ils par-
venaient, tandis qu'en Franee... Il comparait l'or-
1. T. XXII, p. 162.
VOLTAIRE EN ANGLETERRE. 49
ganisation de la Société royale de Londres à celle
de nos Académies : ici, malgré les critiques qu'il
faisait, il donnait l'avantage à la France. Il expri-
mait, dans cette dernière lettre, un point de vue cher
au xvnie siècle, et vrai alors : c'est le siècle des
académies ; elles y furent réellement des foyers de
vie intellectuelle et scientifique, à la fois des ateliers
de recherche et des établissements d'enseignement
supérieur. Voltaire en jugeait bien ainsi, et voulait
les rendre encore plus utiles, surtout l'Académie fran-
çaise.
Ici finissent à vrai dire les Lettres anglaises. La
XXVe de l'édition de Jore nous donne 57 remarques
sur Pascal, qui furent complétées en 1742 : elles
sortent de la même inspiration qui a dicté la lettre
sur Locke.
L'adversaire était bien choisi. Cet homme, « que
les petits esprits osent à peine examiner », était le
seul apologiste de la religion révélée qui comptât
dans la littérature française et pour le grand public,
le seul qui prouvât non pas le Dieu commun aux
chrétiens et aux déistes par des arguments philoso-
phiques et communs aussi, mais Jésus-Christ et les
mystères incompréhensibles par une méthode par-
ticulière. A force de génie, il avait fait croire qu'il
avait réussi sa démonstration. En s'attaquant à lui,
quelque précaution que prît Voltaire dans le choix
des passages, c'était bien la religion qu'il prenait
corps à corps. Voilà pourquoi cette XXVe lettre
aggrava singulièrement son cas, sauf aux yeux des
jésuites qui avaient leurs raisons pour être indul-
gents à un censeur de Pascal.
G. Lan-sox. — Voltaire. 4
Bouillier méprisait l'audace de Voltaire, « un
papillon qui s'attaquerait à l'oiseau de Jupiter ».
Sans égaler quelques remarques rapides à un
ouvrage de méditation profonde, ni le bon sens de
Voltaire au génie ardent de Pascal, en reconnaissant
dans la critique des Pensées des légèretés et des
méprises, on ne peut pas ne pas voir que pourtant
en plus d'un cas Voltaire a raison contre Pascal. Il
a raison en contestant des subtilités chimériques ou
fragiles d'argumentation. Il a raison, pour quiconque
n'est pas catholique ni chrétien, dans son jugement
de la nature et des fins de l'homme. Il a raison sur-
tout, selon l'esprit de son temps, pour quiconque
n'est pas janséniste. Le xvme siècle français ne peut
pas trouver la vie mauvaise et la raison impuissante.
Les Jésuites ici donnent raison à Voltaire contre
Pascal; du moins ils admettent que rationnellement
Voltaire a raison de dire que l'homme peut être ce
qu'il est sans la chute, et que seule la foi nous assure
du péché originel. Le protestant Bouillier ne défend
Pascal contre Voltaire qu'en l'atténuant, qu'en effaçant
les caractéristiques personnelles de Y Apologie.
Les Lettres philosophiques furent un grand événe-
ment dans la vie intellectuelle du xvme siècle. On
peut dire qu'elles ne contenaient rien de nouveau,
puisqu'on avait déjà parlé en France de Locke et de
Newton*, et des quakers, et du Parlement anglais,
el «le. Shakespeare, et même de l'inoculation. Cepen-
dant c'est un ouvrage très neuf et qui fait date.
1 Voltaire s esi instruit sur Newton dans Pemberton, dans
Fontenelle, et chez Maupertuis : c'est ce dernier qui l'a con«
VOLTAIRE EX ANGLETERRE. 51
Mieux que le Charles XII, il fut une révélation de
la prose voltairienne , limpide, alerte, aiguisée,
incomparable filtre d'idées, et mousse piquante
d'esprit. Nous sommes tentés aujourd'hui de dire :
clarté superficielle, agrément léger. L'abbé Prévost,
pourtant, trouvait les lettres sur Locke et Newton
trop sérieuses, pas assez égayées de fiction agréable.
Voltaire n'est pas un pur artiste qui écrit pour se
contenter. Il prend la mesure du public qu'il veut
gagner.
Dans ces Lettres, la philosophie rejetait les atti-
tudes détachées et les malices couvertes de Bayle,
les déguisements de Fontenelle et de Montesquieu :
elle entrait en scène, hardiment, simplement; elle se
présentait à visage découvert, avec son arme empoi-
sonnée, cette ironie perpétuelle qui exaspérait le
Procureur général.
Voltaire exerçait son droit de penser tout haut sur
toutes les choses jusque-là soustraites à la discus-
sion publique. Dans l'assoupissement où le vieux
cardinal de Fleury s'efforçait de tenir les esprits, ce
fut comme un coup de clairon. Ces insolentes lettres
indiquaient tout un programme révolutionnaire. Ce
n'est plus ceci ou cela, une critique partielle et
décousue : Voltaire ramasse tout, liberté politique,
liberté religieuse, liberté philosophique, amélioration
de la vie humaine, méthode expérimentale, valeur
sociale de l'esprit. L'optique même de Newton n'est
plus quelque chose d'innocent : elle apparaît moins
dans son résultat que dans sa méthode, comme une
conquête de la liberté scientifique. En liant Newton
et Locke à Bacon, il fait surgir, au-dessus des
52 VOLTAIRE.
sciences acceptables chacune à part pour la religion,
la notion menaçante de la science, une dans son
esprit et dans sa méthode. De toutes ses remarques
sur l'Angleterre, ii fait un bloc qu'il jette sur les
institutions fondamentales delà France. Otez ce qu'il
critique : lunité religieuse oppressive, la richesse
du clergé, sa puissance politique; ie despotisme
royal; les privilèges de ia noblesse. Supposez ce
qu'il désire : i'êgaîite du marchand et du noble, la
proportionnalité de l'impôt, la séparation de la foi et
de la raison, la souveraineté de la méthode expéri-
mentale, la liberté de la science et de la littérature.
Que reste-t-il de la France de Louis XV? N'y à-t-il
pas toute une révolution dans ce programme ?
Les Lettres philosophiques sont la première bombe
lancée contre l'ancien régime. Voilà pourquoi elles
arrachèrent le Parlement aux disputes sur la Bulle
et le coalisèrent, pour les étouffer, avec la cour pro-
tectrice des évêques et des jésuites.
Voilà pourquoi les bons Pères qui ne désespéraient
pas encore de leur élève — puisqu'il n'aimait pas
Pascal — trouvèrent la suppression de son livre fort
sage.
Jansénistes, ultramontains et ministres avaient
pour la première fois aperçu la figure nouvelle du
philosophe.
Qu'est-ce donc qu'un philosophe?... C'est une espèce de
monstre dans lu société qui ne doit rien aux mœurs, aux
bienséances, à la politique, ù la religion : il faut s'attendre
ù tout de la part de ces messieurs-là *,
1. L'abbe Molinier, p. 81.
CHAPITRE III
VOLTAIRE A CIREY. — PHYSIQUE
ET MÉTAPHYSIQUE1
Malgré la permission du lieutenant de police, le
séjour de Paris était mauvais pour Voltaire. Il se
décida à demeurer au château de Cirey, où il avait
attendu la fin de l'orage : Cirey-sur-Blaise, dont la
jeune et mondaine nièce du poète, Mme Denis,
peint avec horreur la « solitude effrayante pour
l'humanité, à quatre lieues de toute habitation, dans
un pays où l'on ne voit que des montagnes et des
terres incultes », est en réalité dans une jolie vallée,
fraîche et verte, enserrée entre deux coteaux qui por-
tent de grands bois ; le charbon qu'ils fournissaient
alimentait quelques forges, aujourd'hui abandonnées.
1. Desnoiresterres, Voltaire à Cirey. — Longchamp (et Wa-
gnière), Mémoires sur Voltaire, 2 vol. 1825. — E. Asse, Lettres
de Mme du Châtelet, 1882; Lettres de Mme de Grafpgny, etc.,
1879. — Léouzon Le Duc, Voltaire et la police, 1867. — Mém.
de la soc. des lettres de Saint-Dizier, 1892-1894 (abbé Piot,
Cirey-le-Château) — Duc de Broglie, Frédéric II et Louis XV,
1885. Revue d'histoire littéraire, 1902 (P. Bonnefon, Sur Vol-
taire et J.-B. Rousseau). — Dubois- Reymond, Voltaire comme
homme de science, trad. Lépine, 1869. — Saigey, les Sciences
au XVIII' siècle; la physique de Voltaire, 1873.
L'endroit est charmant, mais en effet assez retiré,
en dehors des grandes voies de communication ; par
Saint-Dizier, on était à deux pas de la frontière du
Barrois, et à la première alerte on passait des Etats
du roi de France dans le domaine du duc de Lor-
raine. Cirey était le repos, l'étude et la sécurité.
Il était l'amour aussi, du moins au début. La mar-
quise du Châtelet, à qui cette terre appartenait»
après avoir tàté de quelques amants, était devenue
en 1733, à vingt-sept ans, la maîtresse du poète.
Après le mystère de l'auberge de Charonne où ils
allaient manger des fricassées de poulet, et celui des
parties carrées chez Voltaire avec la duchesse de
Saint-Pierre et M. de Forcalquier, la liaison devint
publique, et, par sa durée, respectable, selon les
mœurs du monde.
Représentez-vous une femme grande et sèche, le visage
aigu, le nez pointu; voilà la figui'e de la belle Emilie : figure
dont elle est si contente, qu'elle n'épargne rien pour la faire
valoir : frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à
profusion ; mais comme elle veut paraître belle en dépit de la
nature, et qu'elle veut être magnifique en dépit de la fortune,
elle est obligée, pour se donner le superflu, de se passer du
nécessaire, comme chemises et autres bagatelles *.
C'est une femme qui parle ainsi, et c'est Mme du
Deffand : deux raisons d'en rabattre. Point du tout
laide, et même fort agréable, Mme du Châtelet était
certainement coquette, aimant la parure, de tempé-
rament ardent, et hardiment, aristocratiquement
impudique, jusqu'à se baigner devant un valet de
chambre, qui n'était pas pour elle un homme. Elle
était assez joueuse.
^ 1. Mme du Deffand, Corresp. complète, t. II, p. 762.
VOLTAIRE A CIREY. 55
Elle savait le latin, l'italien, l'anglais. Elle était
passionnée pour les mathématiques, la plrysique, la
métaphysique, et les comprenait. Elle lisait Leibniz,
et avait pour amis Maupertuis et Clairaut. Elle « pen-
sait ». Une autre bonne langue du siècle dit qu'elle
faisait tous les ans la revue de ses principes. Elle
écrivait sur des matières de science et de philoso-
phie. On l'estimait pédante. Elle était sincèrement
sérieuse. Elle préférait l'application de l'esprit aux
bagatelles de la société. Elle n'était pas dévote, ni
même croyante. Elle n'était ni tracassière, ni médi-
sante, ni méchante. Gomme la maîtresse de
M. de Mopinot, elle eût pu dire qu'elle entendait
que, sauf au lit, on la traitât en homme. Elle avait
l'esprit viril, le cœur viril : droite, sûre, capable
d'actif dévouement; à tout prendre, valant mieux
que les femmes qui se moquaient d'elle.
Voltaire vint donc loger en son château, à côté du
discret marquis : c'était encore régulier alors. Il fît
ménage commun avec eux, leur avançant de l'argent
dans leurs embarras, embellissant la maison où il fît
construire pour lui une galerie avec une porte d'un
joli goût rococo, un peu trop richement chargée de
toute sorte d'ornements, attributs et devises.
Dans cette retraite, point de tumulte mondain,
point de défilé de visiteurs. On vit en famille, Mon-
sieur, Madame, l'ami, le fils, le précepteur Linant,
pauvre diable qu'on ne renvoie pas parce qu'il ne
trouverait pas ailleurs à vivre, la sœur du précepteur
qui n'est guère moins paresseuse et incapable que
lui, et qu'on garde également par pitié, quelque
voisin ou voisine comme le « gros chat » Mme de
56 VOLTAIRE.
Champboriin, ou le vieux cousin Trichâteau. Voilà
l'ordinaire de Cirey.
Les dix ou douze années que Voltaire y passa
sont des années de travail fécond. Son amie se fit sa
modératrice. Elle le disputa au public, aux tentations
de la popularité bruyante; elle le voulait tout à elle,
mais c'était pour lui aussi qu'elle l'empêchait d'écrire
des choses dangereuses, qu'elle les mettait sous clef
sévèrement, Métaphysique ou Pucelle , quand elles
étaient écrites. Elle le tirait vers les besognes moins
scabreuses, vers les études qu'elle aimait. Elle
l'appliquait aux sciences, aux calculs, aux expé-
riences. Il cédait; sa curieuse intelligence s'élançait
toujours allègrement en tout sens. Mais il ne pou-
vait résister à son plaisir et à sa destinée. Il ne
pouvait renoncer à la poésie, ni à l'histoire. Son
esprit ne se tenait pas sous le boisseau : imprimé ou
manuscrit, il fallait qu'il amusât le monde, ou le
scandalisât, qu'il fît sonner le nom de Voltaire. La
pauvre femme s'en désespérait.
Le repos de Voltaire fut un repos mobile et ora-
geux, comme son humeur, étrangement mêlé de
succès éclatants, d'études fiévreuses, de polémiques
effrénées, d'alertes, de fuites, d'élans ambitieux
vers les grands théâtres de Paris ou de la cour, ou
vers les flatteuses amitiés des princes.
Il dotait ses nièces. Il écrivait. Il faisait des tra-
gédies touchantes et terribles, Alzire, Mahomet,
Me'rope. II rimait des stances, des odes, des épîtres
surtout, que le marquis du Ghâtelet n'était pas tou-
jours content de voir courir, lorsqu'elles célébraient
trop vivement la belle Emilie. Ensemble se bâtis-
VOLTAIRE A CIREY, 57
saient les folies de Jeanne, et les Discours en vers
sur Chomme. La vie est bonne dans le paradis de
Cirey : Voltaire est optimiste, il fait le Mondain :
Oh ! le bon temps que ce siècle de fer,
où l'on a du Champagne et du café, l'argenterie de
Germain et les tapisseries des Gobelins. la musicpie
de Rameau et les filles de l'Opéra. Par malheur, il
en méprise Adam qui n'était pas raffiné, et le paradis
terrestre qui n'était pas confortable. Les théologiens
aboient, et le poète court jusqu'en Hollande.
Une douceur glorieuse lui vint des avances du
prince royal' de Prusse, ami des arts et de la phi-
losophie, et fort maltraité pour ces amours par son
père le roi sergent. Frédéric entama une corres-
pondance active avec Voltaire, dont il fit son
maître d'orthographe et de poésie françaises, un
maître illustre et gratuit qui se payait en compli-
ments et en petits cadeaux. Kaiserling était dépêché
en ambassade à Cirey pour remettre au poète, à
l'ami du prince, une écritoire avec des vers; la
comédie, le feu d'artifice et une illumination célébrè-
rent l'envoyé, et cette nouveauté sociale, un fils de
roi faisant sa cour à un homme d'esprit.
Avec son amie, Voltaire étudie la physique, achète
des appareils à l'abbé Nollet, installe des fourneaux,
observe, expérimente. Ils envoient des mémoires à
l'Académie des sciences, qui ne les couronne pas.
Voltaire se jette dans la métaphysique, il en écrit,
il en dispute avec la marquise, avec le Prince. Il
pousse vigoureusement son Siècle de Louis XIV. Et
comme il lui reste sans doute de l'énergie inem-
58 VOLTAIRE.
ployée, il ne laisse passer aucune occasion de que-
relle et de bruit. Procès contre ce « fripon » de Jore,
et sentence équivoque qui déboute le libraire en
éclaboussant l'écrivain. Échanges virulents de diffa-
mations imprimées avec le vieux Jean-Baptiste
Rousseau. Guerre surtout contre l'abbé Desfon-
taines, à qui il assène le Préservatif, et dont il essuie
la Vohairomanie : toute cette boue qu'ils remuent
avec tant d'entrain, fait mal au cœur aux honnêtes
gens, et Voltaire y perd plus que le « follicu-
laire ». Le service essentiel qu'il avait rendu à l'abbé
en le tirant de Bicêtre où il avait été mis pour une
fâcheuse affaire de mœurs1, les très réels mauvais
procédés de l'obligé, qui se libéra trop vite de la
reconnaissance et de tous ménagements, disparu-
rent dans un amas d'imputations grossières ou
calomnieuses qui salirent surtout celui qui les
écrivait. L'espèce de rétractation qu'il finit par
tirer de Desfontaines ne raccommoda pas sa con-
sidération moins entamée par les injures de son
ennemi que par le scandale de ses propres fureurs
sans dignité, par ses clameurs à la police, à la
magistrature, aux ministres, par les coalitions
d'amis et de clients qu'il ameutait, et par le lamen-
table incident de Thieriot, qui ne voulut pas
marcher, laissant incertain si c'était un scrupule
d'honneur ou une lâcheté égoïste qui le retenait. Le
public oublia le fond du débat, et sur les accessoires
prit le droit de mépriser Voltaire.
Il eut un autre profond dégoût du gouvernement
1. Son dossier est inquiétant. Arch. de la Bastille, XII,
VOLTAIRE A CIREY. 59
qui supprima un recueil où avaient paru de fort
innocents morceaux du Siècle de Louis XIV. De dépit,
et convaincu que l'histoire ne pouvait s'écrire en
Fiance, il laissa l'ouvrage à demi achevé, et entre-
prit à huis clos, pour Emilie toute seule, l'étude de
l'histoire universelle. Plus dangereuse fut l'affaire
de Mahomet qui, accueilli à Lille en 1741 par un
enthousiasme universel, lit l'effet à Paris l'année
suivante d'une impiété infâme : il fallut retirer la
pièce pour empêcher le Parlement et son Procureur
général de réveiller l'arrêt des Lettres anglaises.
Vers 1739, Voltaire devient très voyageur. Un
procès de son amie les conduit ensemble à Valen-
ciennes, à Bruxelles, à La Haye. Il fait imprimer
dans cette dernière ville la belle réfutation de
Machiavel, que le prince de Prusse avait composée,
et il s'emploie sans succès à la supprimer, sur la
demande de Frédéric, qui, devenu roi, ne se sent
pas du tout disposé à pratiquer les maximes de son
livre. Un peu désabusé de la philosophie des souve-
rains, Voltaire ne résiste pas à l'amitié du conqué-
rant de la Silésie. Il va le voir à Clèves, à Rheins-
berg; il pousse jusqu'à Berlin en 1740.
Il y retourne en 1743, par un revirement de for-
tune, avec une mission du gouvernement français.
Il s'agissait de décider le roi de Prusse, notre ancien
allié, qui nous avait cyniquement lâchés, une fois
nanti de la Silésie, à reprendre les armes pour nous
aider : l'affaire n'était pas facile. Voltaire y échoua,
ni plus ni moins que les diplomates de profession.
Mais il fut comblé de caresses : même pour l'avoir
tout à lui, le roi de Prusse essaya une petite trahison
60 VOLTAIRE.
qui devait brouiller Voltaire avec le ministère
français. La cause était si flatteuse, que le poète
passa sur le procédé.
Tout s'embellissait pour lui dans la joie de res-
pirer l'air d'une cour. Il était en grande familiarité
avec les sœurs du roi; il allait passer deux
semaines chez l'originale Wilhelmine, margrave de
Baireuth, qui lui montrait son petit Versailles, son
Ermitage; il en revenait étourdi d'opéras, de comé-
dies et de chasses, et 1 àme charmée. Il fleuretait
avec la future reine de Suède, la princesse Ulrique,
et lui servait un madrigal exquis qui, du point de
vue du protocole, parut impertinent :
Souvent un peu de vérité
Se mêle au plus grossier mensonge;
Cette nuit, dans l'erreur d'un songe,
Au rang des rois j'étais monté.
Je vous aimais, princesse, et j'osais vous le dire!
Les dieux à mon réveil ne m'ont pas tout ôté :
Je n'ai perdu que mon empire1.
Que Cirey, ce jour-là, et l'incomparable marquise
étaient loin.
La pauvre femme avait le cœur serré en voyant
avec quelle facilité son amant la laissait là pour des
princes, ou pour des comédiennes, pour Frédéric
ou pour la Gaussin 2. Il lui revenait pourtant. Il
avait toujours de l'affection pour elle. Mais il ne
pouvait plus se plaire dans cette liaison et à Cirey,
qu'à la condition de s'échapper sans cesse. Il était
las de la retraite et las du tête-à-tête. Il avait envie
de jouir de sa gloire. A la première de Mérope
1. X, 528.
2. Arch. de la Bastille, XII, 24.
VOLTAIRE A CIREY. *>1
(20 février 1743), il avait paru dans la loge de
Mmes de Boufflers et de Luxembourg, et il avait
baisé la main de celle-ci aux applaudissements
enthousiastes du public. Depuis les jours de Zaïre,
il n'avait pas connu pareil triomphe. Ces joies
l'enivraient, et lui faisaient trouver fade la paix du
vallon écarté où l'amour le rappelait.
Voilà comme à vol d'oiseau ces dix ans de la vie
de Voltaire, bi nous vouions le voir de plus près
dans son intérieur, suivons cette « caillette » de
Mme de Graffigny qui vint de Lorraine à Cirey
en 1738. Voltaire, élégamment vêtu et bien poudré,
la reçoit avec de grandes embrassades, pleure à ses
malheurs. Il lui montre sa chambre, ses tableaux,
ses porcelaines, ses bijoux, ses pendules, sa vais-
selle d'argent : il a en tout « un goût extrêmement
recherché ». Dans sa galerie elle voit ses livres, ses
instruments de physique. L'appartement d'Emilie est
magnifique aussi, et rend la visiteuse plus sensible
à la « saloperie repoussante » du reste du château.
Elle soupe chez Voltaire. Le valet de chambre du
poète se tient derrière sa chaise ; on lui passe tout
« comme les pages aux gentilshommes du roi » ;
Voltaire ne reçoit rien d'une autre main.
Le souper est « propre et délicat », assaisonné
de ces « discours charmants, discours enchanteurs »
qui parfois le prolongent jusqu'à minuit. « De quoi
ne parla-t-on pas? Poésie, sciences, arts, le tout
6ur le ton de badinage et de gentillesse. »
Parfois Voltaire lit à la dame enthousiasmée son
Siècle de Louis XIV, sa Mérope, des épîtres, ses
discours sur l'homme, sa Pucelle. On joue la comédie
62 VOLTAIRE.
sur le joli petit théâtre qui est installé dans le
grenier : « les décorations sont en colonnades avec
des pots d'orangers entre les colonnes ». Une seule
loge, où la dame du château peut monter de sa
chambre par un escalier dérobé. Des peintures
claires et lestes décorent les murs. A peine arrivée,
Mme de Graffigny reçoit un rôle. On joue V Enfant
Prodigue, et l'on répète Zaïre qu'on jouera le len-
demain. C'est par moments une fièvre. « Dans les
vingt-quatre heures nous avons répété et joué
trente-trois actes, tant tragédies, opéras, que comé-
dies ». Quand le théâtre chôme, on a les marion-
nettes, « la pièce où la femme de Polichinelle croit
faire mourir son mari en chantant fagnana !
fagnana! » Ou bien Voltaire donne la lanterne
magique « avec des propos à mourir de rire », où
il met amis et ennemis, Richelieu avec Desfontaines.
Au milieu de ces folies, un travail forcené . A l'or-
dinaire Mme du Chàtelet y passe la nuit; elle dort
deux heures. Voltaire s'enferme tout le jour chez
lui, arrive parfois au milieu du souper, et court au
sortir de table se remettre à son secrétaire. Mais il
a ses détentes, des moments délicieux. Il est « aussi
aimable enfant que sage philosophe ». Pourtant
« furieusement auteur » ; il ne faut louer personne
devant lui, et il entre en fureur au nom de Rousseau.
Il est enfant gâté, boudeur. Il boude pour un
verre de vin du Rhin que Mme du Chàtelet veut
l'empêcher de boire, parce qu'il lui fait mal. pour
un habit qu'elle veut lui faire ôter. Ils se querellent
en anglais à tout propos.
11 est déjà l'éternel malade, se droguant à sa fan-
VOLTAIRE A CI RE Y. 63
taisie, buvant du café, et dès qu'il est en train,
oubliant toutes ses maladies dans un pétillement de
malice et de gaieté.
Mais voilà que Voltaire et Emilie se mettent
dans la tète que la visiteuse a envoyé à ses amis
des morceaux de Jeanne, de la dangereuse Jeanne.
ils prennent peur, elle essuie des scènes terri-
bles, de la dame surtout; elle en sort brisée, en
larmes, avec la fièvre, obligée de s'aliter. L'indis-
crétion ne vient pas d'elle : on s'excuse, on la
caresse. Mais le ebarme est rompu. Elle s'échappe
de cet enfer qu'elle a pris d'abord pour un paradis.
Dans la multitude d'écrits de toute sorte que
Voltaire compose à Cirey, ceux qui donnent une
couleur à cette période de sa vie sont les écrits de
métaphysique et de science.
Sous l'influence de Mme du Ghâtelet, il voulut
« se rendre compte de ses idées » sur Dieu et sur
l'âme, et fit en 1734 un Traité de Métaphysique qu'elle
l'empêcha de publier : il eût fait un beau tapage.
Son amie est leibnitienne : il marche, lui, sur les pas
du « sage » Locke et des Anglais.
Il croit à Dieu. Il en a des preuves qui le contentent,
la preuve qui se tire de l'ordre du monde, celle qui
se t'ait par la nécessité du premier moteur. Il est
nettement « cause-finalier »*. De la preuve morale,
de la nécessité d'une sanction du bien et du mal, il
n'est pas question. Pour Voltaire et son amie, la
métaphysique est l'introduction à la physique, Dieu
est la première vérité de la physique.
G4 VOLTAIRE.
Dieu est une hypothèse nécessaire. « Dans l'opi-
nion qu'il y a un Dieu, il se trouve des difficultés,
mais dans l'opinion contraire, il y a des absurdités * . »
Et ainsi « de doute en doute », on arrive à « re-
garder cette proposition il y a un Dieu comme la
chose la plus vraisemblable que les hommes puissent
penser* ». Ce Dieu-là ne fera jamais de martyrs, ni
de bourreaux. Il s'installe dans l'esprit comme la
notion de l'atome. Ce n'est point une réalité mystique.
A ce Dieu s'attachent les lois nécessaires de l'uni-
vers, on ne sait inen d'ailleurs de sa nature et de
ses attributs. Toutes les disputes sur la Providence
et la justice de Dieu sont oiseuses. Au pessimisme
janséniste, Voltaire objectait tout à l'heure que
l'homme n'est pas si misérable que le faisait Pascal.
A l'optimisme leibnitien, il répond maintenant :
D'où savez-vous que les choses ne pourraient être
mieux? Le monde est ce qu'il peut. La vie n'est ni
très bonne ni très mauvaise : elle est tolérable, puis-
qu'en général on la tolère. Ce qu'on appelle le mal
sont des effets naturels des lois générales : la mort
est exactement du même ordre que la naissance, et
celle-ci implique celle-là. Il faut accepter la vie, la
nature et leurs conditions, et les utiliser au mieux.
C'est déjà la philosophie de Candide, mais avec un
accent moins sarcastique, avec un plus souriant
consentement à la médiocrité du monde. A cette date,
Leibniz choque moins fortement Voltaire que ne fait
Pascal; et sur le jansénisme encore effervescent, il
jette le Mondain.
1. XXII, 201.
2. XXII, 202.
VOLTAIRE A CIREY. f,;,
Pour l'âme, l'attitude de Voltaire est nette : « Je
n'assure point que j'aie des démonstrations contre
la spiritualité et l'immortalité de l'âme; mais toutes
les vraisemblances sont contre elles1 ». Il reprend
la proposition de Locke que Dieu a pu donner à la
matière la propriété de penser. Proposition contra-
dictoire pour un cartésien, qui définit la matière par
l'étendue; pour Voltaire, non; car il a commencé
par nier que l'étendue fût l'essence de la matière.
Ces noms incompréhensibles de matière et d'esprit
ne sont pour lui que les termes généraux sous les-
quels nous classons deux ordres de propriétés qui
peuvent se rapporter à une substance unique.
Mais pourquoi faire intervenir Dieu? pourquoi ne
pas admettre, avec Collins, que la pensée peut se
produire naturellement « par une structure et une
organisation particulières de la matière2 »? C'est
que si la substance qui possède les propriétés maté-
rielles pouvait, en se modifiant, produire la pensée
sans un don spécial de Dieu, ce Dieu lui-même dispa-
raîtrait, l'intelligence organisatrice se confondrait
dans le monde organisé, et le panthéisme sortirait
du déisme : or Voltaire redoute le spinozisme.
L'immortalité, rationnellement inintelligible, est
une hypothèse inutile à la société.
Sur la liberté, Voltaire est dans un grand embarras.
Il ne professe pas le déterminisme rigoureux qu'il
expliquera trente ans plus tard, en avouant que ses
idées ont changé3. Il admet, la liberté. Il consent
1. XXII, 215.
2. lre Rép. à Clarke, p. 113
3. XXVI, 57.
G. Lanson. — Voltaire. •")
qu'elle se prouve par le sentiment qu'on en a. Elle
est pour lui, comme pour Shaftesbury, la volonté
réfléchie qui commande aux sens, résiste aux pas-
sions, et suit la raison. Elle est « limitée, variable,
en un mot très peu de chose, parce que l'homme est
très peu de chose ' » : elle est « la santé de l'âme8 »,
souvent altérée, jamais parfaite. Mais les motifs ne
déterminent-ils pas la volonté? Justement, et de ce
qui pour Collins établit le déterminisme moral, il
fait avec Chubb le signe de la liberté. « J'obéis
nécessairement, mais de bon gré, à cet ordre de ma
raison 3 ». C'est-à-dire que la liberté n'est que l'adhé-
sion consciente aux motifs clairement conçus, la
détermination intellectuelle substituée à la détermi-
nation instinctive ou passionnelle.
Cependant nous ne pouvons choisir que ce que
nous choisissons. Et Voltaire finit par restreindre la
liberté, selon la définition de Locke, au « pouvoir de
faire ce qu'on veut* ». Je veux marcher, parce que
je me représente l'agrément ou l'utilité de marcher.
Je suis libre, si je ne suis ni perclus ni prisonnier.
Quand on en est là, on ne retient guère que le mot
de liberté : on est tout près de la nier. Voltaire,
dès 1740, après avoir exposé le système de Clarke,
ajoutait :
Il faut avouer qu'il s'élève contre l'idée de liberté de?
objections eOVayantes... Il faut convenir qu'on ne peut guère
1. XXII, 414.
■2. XXII, 213.
3. XXII, 414.
4. IX, 388; XXII, 416.
VOLTAIRE A CIREY. 67
répondre que par une éloquence vague aux objections contre
la liberté *.
En réalité, il a moins changé d'avis qu'il ne pensait :
il a surtout osé se mettre d'accord avec lui-même.
Il fallait bien à la fin, en venir à la morale : mais
Voltaire ne construit pas une métaphysique des
mœurs; il esquisse une morale tout expérimentale
et positive. Il n'y a ni bien ni mal absolus, ni idées
morales innées. La vertu est : 1° l'obéissance aux
lois; 2° la conformité de nos actions au bien général;
3° la conformité de nos actions à certains sentiments
naturels qui résultent chez tous les hommes de la
communauté d'organisation et des conditions géné-
rales d'existence*. Parmi les sentiments naturels à
tous les hommes, ceux-là sont vertueux, selon la
classification de Shaftesbury, qui tendent au bien de
la société.
Mais comment la vertu peut-elle être l'obéissance
aux lois? Si c'est vrai, le Procureur général était
vertueux en faisant brûler les Lettres anglaises. Le
magistrat qui fait appliquer les lois est plus vertueux
que l'écrivain qui imprime malgré les lois des pen-
sées contraires aux lois. Voltaire entend que l'obéis-
sance aux lois est le ciment de la société, donc un
sentiment utile, donc, en soi, vertueux; que, dans
l'opinion des hommes, le citoyen qui vit conformé-
ment aux lois de son pays, est réputé vertueux.
Cela n'empêche ni n'interdit l'effort pour amener les
lois imparfaites à réaliser plus exactement les senti-
1. XXII, 416.
2. XXII, 224-226.
68 VOLTAIRE.
ments naturels d'humanité et de justice, et l'utilité
commune du corps social.
D'ailleurs, avec Shaftesbury, et plus vivement,
Voltaire rejette les sanctions religieuses, invraisem-
blables, et surtout inutiles : la peur de l'autre monde
a-t-elle jamais retenu un conquérant? Il faut se con-
tenter des sanctions humaines et sociales : la crainte
des châtiments, le respect de l'opinion qui distribue
estime ou mépris. Comptons aussi que les honnêtes
gens ont un goût naturel de la vertu, c'est-à-dire que,
dans le développement normal d'une nature saine,
les sentiments sociaux ont une réelle puissance.
Comptons aussi sur l'éducation pour entretenir et
fortifier ces sentiments.
Sanctions incomplètes, incertaines, fragiles. Mais
l'homme est incomplet, incertain, et fragile. Il ne
peut construire que selon ce qu'il est.
Dans sa Métaphysique de Newton, Voltaire ajoutera
un examen des hypothèses fondamentales de la
science i . Tantôt exposant, tantôt interprétant Newton
et Clarke, combattant Descartes et Malebranche, et
surtout Leibniz, dont il voudrait désabuser Emilie,
tout plein de Bayle, Locke, Collins, Chubb, libre-
ment éclectique en suivant les Anglais, il admet
l'atomisme, l'immutabilité des espèces avec une évo-
lution limitée en partant d'une organisation dès le
principe infiniment variée.
Ce qu'il y a pour nous de plus intéressant dans la
métaphysique de Voltaire, c'est sa méthode, qu'il
emprunte aux déistes anglais. En voici les articles
essentiels.
1. XXII, p- 427-438.
VOLTAIRE A CIREY. 69
1° Séparation et indépendance de la raison et de
la foi. « Il ne m'appartient que de penser humaine-
ment. Les théologiens décident divinement. C'est
tout autre chose. La raison et la foi sont de nature
contraire1. » Collins disait : « La raison ne démontre
ni l'immatérialité, ni l'immortalité de l'âme :je doute
comme philosophe, et je crois comme chrétien2 ».
Cette attitude, plus politique que rationnelle, ne doit
pas se juger dans l'abstrait. Elle est relative aux cir-
constances du siècle. C'est un modus vivendi, un con-
cordat, si l'on veut, que la libre pensée offre aux Églises
encore puissantes. En faisant mouvoir la raison et
la foi sur des plans différents, on tâchait, sans limiter
ni contester l'autorité religieuse, d'assurer à l'es-
prit humain une liberté de recherches illimitée.
2° Extension de la méthode expérimentale à la
métaphysique.
J'en appelle à votre conscience, dit Voltaire à Leibniz, à
propos des monades, ne sentez-vous pas combien un tel sys-
tème est purement d'imagination 3 ?
Faisons exactement l'analyse des choses, et ensuite nous
tâcherons de voir, avec beaucoup de défiance, si elles se rap-
portent à quelques principes 4.
Je ne puis faire autre chose que de me servir de la voie de
l'analyse qui est le bâton que la nature a donné aux aveu-
gles; j'examine tout partie à partie, et je vois si je puis
ensuite juger du total ».
Quand nous ne pouvons nous aider du compas des mathé-
matiques ni du flambeau de la physique, il est certain que
nous ne pouvons faire un seul pas °.
1. XVII, 149.
2. Essai sur la nature et la destination de Came humaine, p. 10.
3. XXII, 434.
4. XXII, 203.
5. XXII, 209.
6. XXII, 204.
70 VOLTAIRE.
Si l'on reut savoir ce que Newton pensait sur l'âme, et sur
la manière dont elle opère, et lequel de tous ces sentiments
il embrassait, je répondrai qu'il n'en suivait aucun. Que
savait donc sur cette matière celui qui avait soumis l'infini
au calcul et qui avait découvert les lois de la pesanteur? Il
savait douter *.
Voltaire ne rejette pas la métaphysique : il consent
à spéculer sur Dieu, sur l'âme, sur la liberté : car
f étais jeune alors, écrira-t-il en 1771. Mais il estime
que la métaphysique consiste à raisonner de ce
qu'on ne sait pas. Il faut donc être très prudent,
rassembler des faits et en tirer quelques inductions,
faire des hypothèses simples, claires, économiques
et surtout ne pas y passer trop de temps.
Il laïcise la métaphysique; il la détache de la
théologie dont il ne garde qu'un minimum qu'il ne
voit pas d'avantage à éliminer, le concept ou le mot
de Dieu. Il en fait un prolongement de la science.
Il demande aux sciences toutes les réponses qu'elles
peuvent fournir aux questions métaphysiques, et il
leur attribue beaucoup des problèmes que les philo-
sophes avaient toujours cru leur appartenir exclusi-
vement. Il conçoit des sciences à faire pour éclaircir
des doutes qu'en vain les systèmes croient résoudre :
psychophysiologie, psychologie de l'enfant, psycho-
logie des animaux. Et s'il est souvent léger, c'est en
n'attendant pas que ces sciences lui offrent de
bonnes collections de faits contrôlés, et en précipi-
tant ses conclusions sur quelques observations
incomplètes ou douteuses.
Avec Voltaire, la science passe au premier plan,
1. XXII, 427.
VOLTAIRE A CIREY. 71
et occupe la place que la métaphysique avait tenue
jusque-là. Il aide ainsi au mouvement général qui
depuis le début du siècle portait les esprits vers
l'étude des sciences. La littérature, comme la méta-
physique, leur cédait du terrain. La culture des gens
du monde devenait seientilique. Fontenelle faisait
lire l'astronomie aux dames. Montesquieu dissertait
à l'académie de Bordeaux sur les glandes rénales et
sur la cause de l'écho. L'abbé Nollet faisait avec le
plus grand succès, pendant plusieurs années, depuis
17'!5, un cours de physique newtonienne avec de
curieuses expériences qui attirèrent un nombreux
public, même des dames. Un peu plus tard, Rouelle,
apothicaire du roi, ouvrira un cours de chimie au
Jardin du Roi : c'est là que le fermier général Dupin
de Francueil mènera Jean-Jacques Rousseau.
Les ecclésiastiques, à cette date, ne redoutent pas
la science expérimentale. Elles les inquiète moins
que la métaphysique : l'abbé Pluche1, les jésuites
favorisent ces études précises et utiles, à condition
qu'on se garde des vues générales. Pour la jeunesse
« destinée à remplir tous les postes de l'Église et de
l'État », Pluche souhaiterait que les deux ans du
cours de philosophie fussent consacrés surtout « à
la géométrie et aux méchaniques », et aux sciences
naturelles : il demande pour compléter l'enseigne-
ment, au moins dans les grandes villes, un « dro-
guier », un « jardin des plantes usuelles », et un
« cours réglé d'expériences de physique ».
Dans ce mouvement qui aboutit à l'Histoire natu-
1. Le spectacle de la nature, t. IV, p. 470.
relie de Buffon, Voltaire et son amie prennent place,
avec leurs instruments et leurs fourneaux. Il est
inutile d'insister sur leurs travaux. Les Éléments de
la philosophie de Newton furent à leur heure un bon
livre de vulgarisation, où Voltaire essaya de fixer le
genre de style et d'agrément qui convenait à l'expo-
sition des vérités scientifiques. Il trouvait Fonte-
nelle trop orné, et ne voulait qu'ordre et clarté.
Vous trouvez que je m'explique assez clairement, écrivait-
il à M. Pitot de l'Académie des sciences : je suis comme les
petits ruisseaux, ils sont transparents parce qu'ils sont j:>eu
profonds. J'ai tâché de présenter les idées de la manière
dont elles sont entrées dans ma tête. Je me donne bien de la
peine pour en épargner à nos Français *.
Il composa un Mémoire sur la nature du feu, une
Dissertation sur les forces motrices, une autre Sur les
changements arrivés dans notre globe et sur les pétri-
fications quon prétend en être les témoignages, une
relation Sur un Maure blanc amené d'Afrique à Paris
en llkk. Tout cela n'a plus aucune valeur, et n'en a
jamais eu beaucoup. Il faut pourtant noter que Vol-
taire a manqué le prix de l'Académie des sciences sm
la nature du feu pour n'avoir rempli son mémoire que
d'observations, d'expériences et de calculs : l'Aca-
démie voulait des explications fondées sur le sys-
tème cartésien. Voltaire a un sentiment assez justc
de la méthode expérimentale, et de ses obligations.
Il l'a, mais il y manque sans cesse. Parce qu'il n'a
ni la patience ni le loisir de prolonger ou d'étendre
la recherche autant qu'il faudrait. Parce que, surtout,
s'il bannit les systèmes, il ne se défend pas des pas-
\. XXXIV, 280,
VOLTAIHE A CIREY. 73
sions, et il résiste aux vérités qui le contrarient. Il
n'est pas sympathique à l'étude des fossiles, parce
qu'il a peur que le déluge biblique n'y trouve une
confirmation. Et c'est d'ailleurs ce qui y intéressait
Burnet, et Woodward, et Scheuchzer, et le bon
Pluche : ils étaient aussi loin de la science en
s'emparant des faits que Voltaire en les contestant.
Avec un peu plus de désintéressement scientifique,
Voltaire n'eût pas écarté des observations certaines
par la mauvaise plaisanterie qu'on lui a tant repro-
chée : les poissons fossiles des Alpes sont les débris
des déjeuners des voyageurs, et les coquilles fos-
siles sont tombées des chapeaux des pèlerins ' Il eût
examiné de près les conséquences nécessaires de ces
indices des états antérieurs du globe, et, en appro-
fondissant, il eût compris ce que Buffon démontra,
que cette nouvelle science, loin d'établir l'hypothèse
du déluge universel, en débarrassait définitivement
la pensée humaine. Il n'eut pas assez de confiance
en la vérité. Il définit en gros assez bien la méthode
scientifique, mais il ne put pas se donner les habi-
tudes d'esprit qui sont nécessaires pour la pratiquer
journellement.
Dans l'histoire des sciences comme dans celle de
la métaphysique, Voltaire ne compte pas. Il ne fut
qu'un amateur. Mais ceci même est grave qu'un
littérateur, un poète ait fait une telle place dans son
esprit et dans sa vie à des études si spéciales. Elles
ne lui furent point inutiles. Condorcet estime qu'elles
agrandirent la sphère de ses idées poétiques et enri-
\. XXIII, 222.
74 VOLTAIRE.
chirent ses vers de nouvelles images : je crois que le
gain fut maigre. Mais les sciences fournirent à Vol-
taire les représentations de l'univers et de la vie sur
lesquelles il se fît une métaphysique à son usage, et
qui commandèrent sa politique et sa morale pra-
tiques. Ayant rejeté la construction théologique des
rapports de l'homme et du monde, c'est aux sciences
de la nature qu'il demanda le modèle d'une méthode
pour l'étude de l'homme, et des lumières sur le tout
qui fissent apparaître la place, la puissance et la fin
de l'homme; sa connaissance générale de l'ensemble
des choses lui servit à déterminer son idée de la
perfection et du bonheur où il était possible d'élever
la société humaine et l'homme individuel. Si la
sagesse consiste dans la conformité à l'ordre univer-
sel, la science seule, qui fait connaître cet ordre, con-
duit à la sagesse. Une bonne morale suppose une
bonne physique. « Il est utile, disait discrètement
Condorcet, de répandre dans les esprits des idées
justes sur les objets qui semblent n'appartenir
qu'aux sciences, lorsqu'il s'agit ou de faits géné-
raux importants dans l'ordre du monde, ou de faits
communs qui se présentent à tous les yeux. L'igno-
rance absolue est toujours accompagnée d'erreurs,
et les erreurs de physique servent souvent d'appui
à des préjugés d'une espèce plus dangereuse1. »
Avec Voltaire donc, commence la domination de
la science sur la pensée de ceux mêmes qui ne sont
pas des savants.
1. I, 214.
CHAPITRE IV
VOLTAIRE COURTISAN (1744-1753)
VERSAILLES-BERLIN i
Mme du Châtelet, avec abnégation, s'employait à
rouvrir la cour à son ami. L'année 1743 avait débar-
rassé Voltaire d'un ennemi qu'aucune comédie de
réconciliation ne ramenait, le vieux cardinal de
Fleury : mais il avait encore contre lui l'évèque
Boyer et M. de Maurepas. Des familiers du roi, le
duc de Richelieu, le duc de La Vallière, travaillèrent
pour lui. Il eut les maîtresses du roi, Mme de Chà-
teauroux, et, après elle, la toute jolie Mme d'Etiolés,
bientôt marquise de Pompadour, qu'il avait connue
enfant, et dont il fut le courtisan, peut-être le con-
fident de la première heure. Le voici donc à Ver-
sailles, promené par les jardins « dans une des
calèches à bras du Roi traînée par des Suisses2 »,
1. Desnoiresterres, Voltaire à la cour; Voltaire et Frédéric.
— Mémoires de Voltaire. — Gollini, Mon séjour auprès de.
Voltaire, 1807. —Lettres de M. de Marville, t. IL — Zeitschrift
fur franz. Sprache und Litt., t. XXVII (Haupt) et t. XXVIII
(Mangold). — Mangold, Voltaires Rechtstreif..., Berlin, 1905.
2. Journal du commissaire de police Narbonne, p. 610.
invité à Étioles (juin-juillet 1745), fournisseur de
mémoires diplomatiques, de divertissements de cour,
et de louanges officielles ; il fait jouer aux noces du
dauphin (23 février 1745) sa comédie-ballet de la
Princesse de Navarre, il écrit le Poème de Fontenoy,
et s'intéresse en vers, comme « bon citoyen », au
« bonheur » de la Pompadour.
A la même époque, il écrit une grande lettre plate
au Père de La Tour pour satisfaire les jésuites. Il
cajole des cardinaux italiens et le pape Benoît XIV,
qui accepte en souriant la dédicace de Mahomet ou
le Fanatisme (17 août 1745). Il veut calmer toutes les
inquiétudes que son nom éveille.
Il reçoit son salaire : 2 000 livres de pension
(1er avril 1745), l'expectative, puis le brevet (en 1746)
d'une place de gentilhomme de la Chambre, une
place à l'Académie française où il est reçu le 8 mai
1746. Pourquoi, dans ce triomphe, lance-t-il commis-
saires et archers à la poursuite de quelques libelles
du poète Roy, qui enrageait que son vieil ennemi
fût de l'Académie dont il n'était pas ? On prétend
que Voltaire mena lui-même la police dans la rue
Saint-Jacques aux logis suspects pour faire des per-
quisitions. Au long procès qu'il soutint contre le
violon de l'opéra Travenol, chez qui on avait fait
une saisie de brochures satiriques, il ne gagna que la
publication du Voltairiana, c'est-à-dire du plus
copieux recueil de diffamations qui ait jamais été
réuni contre lui.
Cependant à la cour il perdait pied. Le roi, fier et
timide, trop indifférent aux lettres pour goûter Vol-
taire, trop gentilhomme pour faire d'Arouet sa
VOLTAIRE COURTISAN. 11
société; la reine dévole et froide; Mme de Pompa-
dour amicale, mais sans lier partie, protégeant avec
éclat un rival du poète, le vieux tragique Crébillon,
susceptible aussi, et l'oreille toujours tendue pour
saisir les allusions à ses origines bourgeoises; le duc
d'Ayen inquiet de l'ingérence de cet auteur dans la
direction du théâtre des Petits-Cabinets; une mali-
gnité générale des courtisans jaloux de ce petit per-
sonnage qui, avec de l'esprit, venait leur disputer
leur pâture, et disposés à lire des impertinences
dans toutes les bagatelles qui échappaient à sa
verve : c'étaient bien des écueils entre lesquels Vol-
taire ne put mener sa barque. Il voyait ce qu'un bon
courtisan ne doit pas voir, et disait en anglais à
Mme du Chàtelet qui perdait 80000 francs en une
nuit au jeu de la reine, qu'elle avait joué avec des
fripons : ce propos fut compris, fit scandale, et il
alla se cacher à Anet. Il revint, et sa disgrâce se
tira lentement, sans éclat : il « réalisa » prudemment
les bontés passées du roi en se défaisant pour
60 000 livres de sa charge de gentilhomme de la
Chambre.
Il courait avec Mme du Chàtelet de la grande
scène de Versailles aux petites cours princières, à
Lunéville et Commercy, chez le bon roi Stanislas,
à Sceaux et Anet chez la duchesse du Maine, payant
son écot en comédies et tragédies, et en jolis contes
philosophiques : Memnon (1747), qui devint Zadig,
est né probablement à Anet.
Malgré ces contes, malgré Sémiramis et Oreste,
les cinq ou six années où Voltaire fit le courtisan
furent les années les plus stériles, les plus gaspillées
de sa vie. La mort de Mme du Châtelet (10 sept. 1749),
à la suite d'une grossesse dont un jeune officier, Saint-
Lambert, était l'auteur, lui donna une direction nou-
velle. Il pleura sincèrement la pauvre femme infi-
dèle qu'il aimait d'une amitié forte; il alla reprendre
ses meubles à Cirey, s'établit à Paris rue Traversière-
Saint-Honoré, où Mme Denis tint son ménage, et
installa chez lui au second étage un théâtre où il fit
jouer sa Rome sauvée : il faisait Gicéron avec em-
phase, tandis qu'à ses côtés s'essayait le petit Lekain,
qu'il venait de découvrir. Au bout de six ou huit
mois, il parlait pour Berlin.
Mme de Pompadour s'était éloignée de plus en
plus. Il n'avait pu avoir ses entrées chez le roi, ni
des places à l'Académie des sciences et dans celle des
Belles-Lettres, dont il avait eu la fantaisie. Il défen-
dait trop vivement le ministre Machault et son impôt
du vingtième, auquel le clergé voulait se soustraire :
il se compromettait même en appuyant la poli-
tique ministérielle. Frédéric faisait de belles offres,
substantielles et brillantes, des protestations d'éter-
nelle amitié. Emilie n'était plus là. Mal guéri des
cours, séduit de l'envie de montrer au roi de France
le prix qu'un homme d'esprit valait à l'étranger, il
prit son chemin par Clèves et Wesel à travers les
« vastes, stériles et détestables campagnes de la
Vestphalie », ce « chien de pays » dont il se souvien-
dra au début de Candide. Il débarqua le 10 juil-
let 1750 à Potsdam.
Il repartit le 26 mars 1753, ulcéré et furieux. Sa
correspondance ' marque toutes les étapes de ses sen-
1. T. XXXVII, 147, 167, 171, 194, 217, 218, 543, etc.
VOLTAIRE COURTISAN. 7"J
timents. Éblouisseraent d'abord, et enthousiasme :
les grenadiers, l'opéra, les soupers, les honneurs,
la pension, tout le ravit. Etre aimé, cajolé d'un con-
quérant, cpjel triomphe. Un peu d'inquiétude pour-
tant le travaille en s'engageant : mais le roi de
Prusse « est le meilleur des hommes ». A l'automne
il déchante, et à Noël il regrette la Seine et sa maison
de Paris. Déjà le charme est bien rompu. Les rac-
commodements et les brouilleries, les moments
sereins et les dépits amers se succéderont jusqu'à
l'irrévocable désillusion :
« Je vais me faire pour mon instruction un petit diction-
naire à l'usage des rois. Mon ami signifie mon esclave »
(18 déc. 1752).
On trouvera dans la correspondance et dans Des-
noiresterres le détail de cette histoire comique et
navrante. Les caractères du roi et du poète se sont
heurtés : ce sont deux grands hommes susceptibles,
et qui supportent mal la moquerie dont ils aiment à
user. Le roi est peu sûr : despote, dur, méprisant,
sans ménagement pour l'amour-propre et la dignité
des hommes, aggravant de persiflage français le
caporalisme prussien, et blessant de son esprit ceux
qu'écrase son pouvoir. 11 meurtrit et humilie ceux
qu'il appelle ses amis, brutalement, sans générosité.
Voltaire est vain, exigeant, tracassier, jaloux :
jaloux de Baculard d'Arnaud qu'on lui sacrifie, jaloux
de Maupertuis qu'il ne parvient pas à détruire : tou-
jours harcelé et toujours harcelant. L'entourage du
roi, d'abord incliné devant la faveur du poète, épie
les occasions de les brouiller : on rapporte à l'un
les mots de l'autre, en les envenimant. Puis il y a ce
VOLTAIRE.
diable de tempérament voltairien, qui fait sans cesse
explosion. Si Voltaire est pillé et injurié par La
Beaumelle qui s'avise de faire une édition du Siècle
de Louis XIV pour en diffamer l'auteur, si on ne peut
lui en vouloir de ne pas prendre philosophiquement
cette avanie, il n'a pas toujours aussi évidemment
raison. Un essai de spéculation douteuse qui finit
par un procès bruyant avec lejuif Hirschel, déplaît
au roi : encore plus la polémique contre Maupertuis,
et la Diatribe du docteur Akakia, qu'il fait brûler
après en avoir ri. Voltaire et Maupertuis sont des
« fonctionnaires » prussiens, l'un chambellan, l'autre
président de l'Académie. Le roi qui permet tout à
huis clos, veut en public de la tenue. Il exige que
ses fonctionnaires ne se compromettent pas dans
des affaires louches, qu'ils respectent extérieure-
ment les uns dans les autres la dignité de leur
emploi. Et s'il paye cher un président d'Académie,
ce n'est pas pour qu'on le déprécie par le ridicule.
Enfin, le 1er janvier 1753, Voltaire renvoya à Fré-
déric « sa clef, son ordre et sa pension », ce qu'il
appelait maintenant « ses grelots et sa marotte », et
des « ornements peu convenables à un philosophe ! » x
On les lui rendit, et il n'eut permission de partir que le
26 mars. Après avoir été à Leipzig où il négocia avec
des libraires, à Gotha et à Gassel où la duchesse et
le landgrave lui compensèrent un peu la disgrâce
du roi, il arriva à Francfort où, du 1er juin au 7 juillet,
il fut retenu prisonnier par « M. le baron de Freytag,
résident et conseiller de guerre de Sa Majesté Prus-
l. XXXVII, 554, 562.
VOLTAIRE COURTISAN. 81
sienne », qui avait ordre de sa cour de retirer des
mains du voyageur la clef de chambellan, la croix du
Mérite de Prusse, et surtout cet exemplaire des
Œuvres de Poésie où il y avait de quoi ameuter toutes
les cours d'Europe contre le royal auteur. Voltaire
a jeté les hauts cris, il a exagéré fantastiquement tous
les incidents, tous les mauvais traitements qu'il a
subis et qu'a subis sa nièce. Pourtant, au fond de ce
ridicule épisode, quand on s'en tient à la correspon-
dance officielle du sieur Freytag, il reste ceci, qui
donne à penser : un résident prussien retenant arbi-
trairement pendant cinq semaines, arrêtant dans la
rue, faisant garder à vue par des soldats un sujet
français et une femme dans une ville libre de l'Em-
pire, saisissant et fouillant tous leurs bagages, et
confisquant leur argent, qui au mois d'août n'avait
pas encore été rendu, et ne le fut peut-être jamais.
Il était permis à Voltaire de n'y pas trouver à rire.
En quittant Francfort, il se trouva bien embar-
rassé. Il s'arrêta successivement à . Schwetzingen
chez l'électeur palatin, qui avait un joli théâtre; — à
Strasbourg où il termina pour la duchesse de Saxe-
Gotha son sec et rapide abrégé des Annales de l'Em-
pire, et où il fit une protestation par-devant deux
notaires contre la publication frauduleuse des deux
premiers volumes de son Histoire Universelle; — à
Colraar où il songea à se fixer; — à Senones, en
Lorraine, mais en terre d'Empire, où il s'enferma six
semaines pour travailler à son Histoire Universelle,
mettant à profit la science de dom Calmet et la biblio-
thèque de l'abbaye ; — à Plombières où sa nièce et ses
deux anges, les d'Argental, vinrent lui tenir compagnie.
G. Lanso.\. — Yoiiaire. 6
82 VOLTAIRE.
Il était misérable, inquiet. Paris lui était fermé, la
France mal sûre, l'Allemagne odieuse. La Suisse l'attira
par sa liberté. Déjà de Berlin, il avait tâté Messieurs
de Berne qui ne furent pas tentés de recevoir un tel
hôte. Enfin, après une halte à Lyon où le public au
théâtre, l'Académie en séance lui firent un accueil
enthousiaste, mais où le cardinal de Tencin n'osa
l'inviter à dîner et lui fit dire que le pays ne lui con-
venait pas, il entra à Genève le 12 déc. 1754, sur le
soir, dîna chez le Dr Tronchin, et alla se loger au
château de Prangins qu'on lui prêtait.
Les années d'apprentissage de Voltaire sont finies.
Il était temps : il touchait à la soixantaine. Berlin fut
sa dernière école. Il y apprit la douceur d'être son
maître, et maître chez soi. La leçon fut d'autant
meilleure qu'elle fut forte.
Cependant Voltaire avait moins perdu son temps
chez le roi de Prusse que chez le roi de France. La
liberté qui lui manqua ne fut que celle de l'humeur
et des passions : du côté de la pensée on n'était pas
esclave dans le « palais d'Alcine ». Voltaire tra-
vailla; il acheva son Siècle de Louis XIV, qui parut
à Berlin chez Henning, imprimeur du Boi (1751).
Et quelle excitation, quel élargissement pour l'es-
prit que ce contact de deux ans et demi avec un roi
qui emportait Bayle dans son bagage de campagne,
et qui n'avait peur d'aucune idée ! Ces soupers déli-
cieux, dont après vingt-cinq ans il ne pouvait encore
parler qu'avec ravissement, ces libres soupers pro-
longés si avant dans la nuit que les domestiques
plantés debout le long des claires boiseries sentaient
les jambes leur rentrer dans le corps, furent pour lui
VOLTAIRE COURTISAN. 83
comme une seconde Angleterre, plus capiteuse et
plus stimulante. Entre le roi et tous ces gens d'es-
prit aventuriers qui ne demandaient qu'à tirer tous
les voiles de tous les sanctuaires, — l'original mar-
quis d'Argens; ce fou de La Mettrie, le médecin
athée ; le profond et mordant Maupertuis ; le joyeux
major Ghasot, le sérieux et sûr Darget, lecteur et
secrétaire de Frédéric; l'aimable et adroit Algarotti,
le newtonien pour dames ; l'honnête milord Maréchal
et son frère; le gros milord Tyrconnel envoyé de
France, épicurien et caustique, et cet amusant fripon
de Pôllnitz, le seul Allemand de la réunion, qui avait
roulé à travers le monde et les religions, et savait toute
la chronique scandaleuse de l'Europe, — dans cette
atmosphère tout Voltaire s'ouvrit. Il sortit de là armé
et entraîné pour la campagne de Ferney, maître des
arguments qui sapent l'Eglise, maître de la tactique
qui conquiert le public.
Il avait fait pour Frédéric Micromégas, où la forme
du conte philosophique se précise. Il avait fait ses
premiers dialogues à la manière de Lucien. Il avait
lancé la bouffonnerie à'Akakia. Il emportait de Ber-
lin, avec la croix et la clef, avec Y Œuvre de Poésie et
une grosse poche de rancune, trois engins d'une
puissance redoutable, le conte, le dialogue, la facétie :
c'est avec eux surtout qu'il travaillera pendant les
vingt dernières années de sa vie à faire sauter les
institutions et les croyances oppressives.
CHAPITRE V
LE GOUT DE VOLTAIRE.— POÉSIES
ET TRAGÉDIES1
Jusqu'à la publication du Siècle de Louis XIV
(1751) Voltaire est surtout pour le public un poète :
sa gloire incontestée est là. Ses entreprises scien-
tifiques et philosophiques font l'effet d'amusements,
presque d'impertinences, du moins de caprices d'un
bel esprit séduit de l'envie d'être universel. Mais on
ne lui refuse guère la perfection du goût, le génie
des vers et de la tragédie. Ce sont ces dons qui lui
attachent l'amitié respectueuse de Vauvenargues,
dont l'amertume et la souffrance s'égaient un peu en
1. Vernier, Voltaire grammairien. — Alexis François, la
Grammaire du purisme et l'Académie au XVIIIe siècle. —
Goliin, les Transformations de la langue française au XVI 'IIe siè-
cle. — Deschanel, le Théâtre de Voltaire, 1896. —H. Lion, les
Tragédies de Voltaire, 1896. — J.-J. Olivier, Voltaire et les
comédiens interprètes de son théâtre, 1900. — Jusserand, Sha-
kespeare en France, 1898. — Lounsbury, Voltaire and Shake-
speare, 1902. — Zeitschrift fur franz. Spr. und Litt., t. XXIII
(Kœhler, Sur les unités). — Lessing, Dramaturgie. — La
Harpe, Cours de littérature. — Jounnidès, Répertoire de la
Comédie française.
LE GOUT DE VOLTAIRE. 85
provoquant ce fin et sûr esprit à développer ses
jugements littéraires.
Aujourd'hui qu'on ne songe plus à lui donner
autorité, et qu'il n'est plus pour nous que de l'his-
toire, il est hien joli à regarder, ce goût français du
xvme siècle dont Voltaire est un des plus parfaits
représentants. Goût classique, dit-on d'un mot : mais
que ce classique est loin déjà de Racine et de Boi-
leau ! La querelle des anciens et des modernes a mis
fin au culte des anciens et à la sévère discipline du
grand art classique. Dans les collèges, les jésuites
façonnent un goût fin, délicat, timide, et moins
touché de la simple grandeur que du gracieux et du
spirituel. Pendant la triste vieillesse de Louis XIV,
Versailles a cédé aux dernières ruelles, aux pre-
miers salons, aux petites cours princières, la protec-
tion et la domination de la littérature. Moins de
souci de la pure beauté ou de la majesté froide, plus
d'agrément, d'élégance, de volupté piquante, une
politesse aisée et exquise de langage, qui ne se
guindé ni se débraille. On veut du noble toujours, (
mais du noble qui soit aimable. La littérature est ,
une décoration de la vie, elle est une des jouissances
dont se compose le bonheur, fin de notre nature. Le
plaisir est la suprême loi, la justification également
de la tradition et de la nouveauté. Aux modèles
anciens se sont substitués des modèles nationaux,
nos chefs-d'œuvre du xvne siècle ; le respect qu'on
a pour eux impose l'imitation. Par l'éducation des
collèges et du monde, les définitions et les règles
classiques des genres littéraires sont entrées dans la
conscience des générations nouvelles, et commandent
86 VOLTAIRE.
à titre de bienséances, de convenances. Par le Dic-
tionnaire de l'Académie et par les œuvres des grands
écrivains, de Racine surtout, l'idée de la pureté du
langage s'est réalisée, et il n'est plus de pensée qui,
pour se produire devant les « trois mille connais-
seurs » du public parisien, ne doive s'habiller du
vocabulaire restreint et des images communes que
l'usage des maîtres autorise. Le bon goût est une
partie du bon ton. On se plaît à ces servitudes, qui
distinguent l'homme du monde du peuple, le
Français poli du barbare Anglais et du grossier
Allemand, qui d'autre part atténuent l'inégalité des
conditions par l'égalité de la culture. Le bon goût
est une franc-maçonnerie des esprits.
Personne n'a cru plus que Voltaire au bon goût.
Personne ne l'a eu plus pénétrant, et plus éveillé,
plus vif dans ses plaisirs, plus délicat dans ses
dégoûts, plus attentif à ses limites. Il a prolongé à
travers tout le règne de Louis XV, entre Marivaux
et Vadé, entre La Chaussée et Rousseau, et jusqu'à
la veille de Mirabeau et de Chateaubriand, la
noblesse aisée, l'élégance limpide dont il avait
appris le secret d'Hamilton et de La Fare. Jamais de
manière, ni de trivialité, ni d'enluminure, ni de lour-
deur : la plaisanterie, la couleur, le sentiment, tout
est clair, uni, léger dans son style; il a du goût
jusque dans l'injure et dans l'ordure. Il se refroidit
et s'empêtre à force de scrupules, et sa vigueur ori-
ginale croît en raison inverse de la dignité, et par
conséquent en raison directe de la liberté des genres :
dans tous les grands genres, il y a trop de règles,
des modèles trop impérieux, des tons trop fixés. Aussi
LE GOUT DE VOLTAIRE. 87
y produit-il plus de reflets que de lumière propre.
Il juge les écrivains français avec la même viva-
cité timide : il ne fait grâce ni à Crébillon, ni à Jean-
Baptiste Rousseau, ni à Marivaux, ni à Montesquieu,
ni à Jean-Jacques , ni au comique larmoyant, ni au
drame, ni à l'opéra-comique, et il dit cent fois à son
siècle qu'il est la lie des siècles. Le grand Corneille
souvent n'écrit pas en français et manque de goût.
Il y a fort à dire sur La Fontaine. Ainsi son admira-
tion se resserre pauvrement dans un court moment
et dans un petit nombre d'œuvres du grand siècle.
Quelques épîtres de Boileau, quelques tragédies de
Racine, voilà en somme les « diamants » sans tache
qui donnent aux connaisseurs des plaisirs sans
mélange. Voilà les éternels chefs-d'œuvre où le
génie a su atteindre à la correction : trésors d'art
achevé et de belle langue.
Ce bon goût, chez Voltaire, comme chez les
Français de son temps, a une sécurité qui ne va pas
sans impertinence. Il prétend un empire universel.
Il se croit la raison éternelle. H juge de haut, et les-
tement, les anciens et les étrangers. Il a perfec-
tionne-les anciens; il s'offre à civiliser les étrangers.
Voltaire est infiniment curieux; tout l'amuse, la Bible
et Shakespeare, Saadi et les Chinois. Il constate
les goûts différents des peuples : il n'est pas tenté '
d'en conclure à la relativité du goût. Mais rares sont
les peuples et les époques où l'on a su ce que c'était '
que l'imitation de la belle nature. Quelques milliers
de Français le savent. C'est la plus sûre gloire et la
plus solide supériorité de notre nation. Voltaire
n'est chauvin que de goût : mais il l'est énergique-
ment. En dehors du goût noble et pur de nos chefs-
d'œuvre, il y a du génie sans doute, mais du génie
brut et barbare. Shakespeare a « des morceaux
grands et terribles », mais des « idées bizarres et
gigantesques », « pas la moindre étincelle de goût »,
ni « la moindre connaissance de règles ». La Bible
est le produit d'un peuple ignorant et grossier. Il
! juge Harnlct ou les prophètes exactement comme les
! extraits de la littérature chinoise que donne le Père
du Halde. lia de la joie à regarder des échantillons
singuliers de l'esprit humain. Ils l'intéressent, et il
s'en moque. Il y trouve des traces de raison et de
poésie qui l'enchantent, des extravagances et des
grossièretés qui le dégoûtent. Il lui prend envie
de faire connaître au public des beautés neuves;
il les décrasse, les polit, les ajuste au bon goût
et à la raison, et se réjouit d'en avoir fait des
beautés présentables, décentes, décolorées, exsan-
gues.
Il a d'ailleurs sa personnalité fine et nuancée, per-
ceptible pour le lettré qui distingue les. goûts et
les styles par des quarts de ton. Il a un faible pour
► les grâces voluptueuses et la bouffonnerie élégante
de l'Arioste : un peu d'italianisme égaie chez lui
J la nudité de la raison française. Il a un faible aussi
pour Y humour caustique de Swift fil corse son vin
de France léger et mousseux d'un peu de cette saveur
âpre de gin. Il admire le dessin harmonieux de
Raphaël; mais il achète des Titien et des Téniers.
II est sensible à l'énergie du style des poètes anglais,
m imitateurs des poètes hébreux », et aux figures
hardies des Orientaux : il voudrait en colorer, en
LE GOUT DE VOLTAII1E.
réchauffer un peu la politesse de notre poésie, et
même Racine parfois lui paraît un peu pâle.
S'il nous semble lui-même timide, ceux qu'il ne
contente pas, de son temps, lui reprochent l'excès
de couleur et de hardiesse : il les effraye, il hasarde
trop.
Il a retenu des maîtres du xvne siècle et de l'en-
seignement des jésuites, que la poésie a une beauté,
une dignité supérieure à la prose. Il ne se doutera
pas un instant que vingt lignes de Jeannol et Colin ou
du Pot Pourri valent plus, dans l'échelle de l'art, que
tout un chant de la Henriade. Il ne sera pas un
instant tenté du paradoxe de La Motte, qui séduira
des esprits comme Marivaux, Montesquieu et
Buflbn, parce qu'il était vrai pour eux et pour leur
temps. Il ne voudra ni odes en prose, ni tragédies
en prose, et se fera le plus vigoureux défenseur des
vers. Plus que La Faye et La Chaussée, il contri-
buera à en maintenir la mode.
D'ailleurs il ne se fera pas une autre idée de la
poésie que La Motte son adversaire. Elle est un lan-
gage conventionnel, une forme. Elle n'a pas un
autre emploi, un autre contenu que la prose. Elle
est une façon de dire ornée et agréable : elle met
en œuvre des ligures trop violentes pour la prose,
et des cadences réglées dont la prose est affranchie.
Chaque genre a sa gamme de style, et ses formes
de versification. Les difficultés multiples qui résul-
tent de ces conditions font une grande partie de la
beauté des vers lorsqu'elles sont résolues élégam-
ment.
Plus un genre est élevé dans la hiérarchie, moins
90 VOLTAIRE.
il a de liberté. Voltaire disparaît dans ses odes :
inférieur à Rousseau en rhétorique, égal en netteté
froide à La Motte, il disserte avec accompagnement
• d'hyperboles, de métonymies, de prosopopées et
d'allégories, sur le Fanatisme, ou sur l'Ingratitude,
ou sur la Félicité des Temps. Il se croit poète lyrique
pour avoir rimé des strophes « à Messieurs de
l'Académie des sciences qui ont été sous l'équateur
et au cercle polaire mesurer des degrés de lati-
tude ». Malherbe est le modèle pur qui lui cache le
lyrisme, comme à tous les Français pendant deux
siècles.
La Henriade vaut mieux que les odes. Ce n'est
plus pour nous qu'un pastel pâli, et à demi effacé;
mais on peut comprendre encore l'enthousiasme
qu'elle inspira. Après le Clovis et la Pucelle, c'était
un charme. Cette élocution brillante, cette versifica-
tion aisée et qu'on trouvait énergique autant que
correcte, ce maniement adroit des règles, ces allégo-
ries, ces tableaux d'histoire, ces scènes pathétiques
d'un goût noble sans roideur, toute la -pompe du
genre, atténuée, humanisée continuellement par
quelque chose de libre et de leste, en un mot la
plus haute leçon du grand art classique interprétée
dans un joli style Louis XV, théâtral encore, mais
égayé : voilà assez de quoi nous expliquer le long
succès de ce poème épique pendant un siècle.
Quoique les règles des grands genres bridas-
sent Voltaire au point de le neutraliser souvent, il y
mettait parfois sa marque, et surtout dans La
Henriade, par de petits détails ingénieux de cons-
truction, par des échappées d'humeur spirituelle-
LE GOUT DE VOLTAIRE.
ou d'imagination voluptueuse, par un certain tour
de philosophie hardie et provocante.
A mesure que l'on descend l'échelle des genres,
la personnalité s'accroît. Les poèmes philosophi-
ques, sur V Homme, sur la Loi naturelle, et sur le
Désastre de Lisbonne, où nous le trouvons encore
guindé et empêtré, tour à tour sèchement raison-
neur ou agréable par placage, étaient pour Con-
dorcet, qui jugeait par rapport au goût du temps,
parmi les « plus beaux monuments de la poésie
française » : il y trouvait une « variété de tons
et une sorte d'abandon, une sensibilité touchante,
un enthousiasme toujours noble, toujours vrai »,
qui leur donnaient un « charme dont Voltaire a seul
connu le secret1 ». Nous comprenons mieux le goût
qu'on eut pour ses Épitres, qui sont des façons de
poésies didactiques plus libres, plus vives, mêlées
de badinage et de satire, moins lourdes que celles de
Boileau, et plus philosophiques que celles de
La Fontaine.
Lorsqu'on descend aux genres badins, comiques /
et légers, alors vraiment on trouve un poète. Les '
contemporains s'amusaient plus de ces bagatelles
en les estimant moins : pour nous, elles ont une
plus haute valeur d'art.
La Pucelle a encore de la dignité et de l'artifice
d'un grand genre : l'héroï-comique a ses lois.
Voltaire y étriqué l'Arioste comme dans la Henriade
il a étriqué Virgile et le Tasse. Elle nous ennuie
aujourd'hui, cette « infâme » Pucelle; elle a perdu
1. T. I, p. 216.
VOLTAIRE.
son venin avec son charme. Les détails et les cou-
plets exquis ne nous masquent pas la froideur de
cette polissonnerie étirée en vingt et un chants.
Mais on n'en jugea pas ainsi au xvme siècle. Cette
gaieté de parodie qui touchait à tout, cette intaris-
sable verve qui faisait passer devant les yeux tant
d'images bouffonnes ou libertines se revêtaient
d'une forme qui avait, jugeait-on, l'impeccable pré-
cision et l'élégance académique des chefs-d'œuvre.
Elle se classait, par comparaison avec le Philotanus
ou le Balai, très haut. Les gens du monde, des
femmes même et des princesses s'y récréaient sans
scrupule.
, Dans tous les petits genres à forme libre, — il n'a
guère pratiqué les autres, et je ne connais de lui
que deux sonnets, — dans les satires, les contes, les
stances, les madrigaux, les épigrammes, et tout ce
qu'on appelle poésies légères, la noblesse et la froi-
deur de la régularité classique ont disparu; mais
l'homme de goût reste, qui, par un choix fin
d'expressions, évite dans la canaillerie et même dans
l'ordure l'air débraillé et l'air grossier. Inférieur à
La Fontaine dans le conte où son dessin des per-
sonnages a moins de relief, excellent dans la satire,
où, après d'Aubigné, Régnier et Boileau, il est
vraiment inventeur, par la fantaisie maligne et drôle,
également distante du moralisme alourdi et du réa-
lisme exact, délicieux dans les stances et les épi-
grammes, Voltaire est un poète à la façon de Marot,
de Voiture, du La Fontaine des poésies diverses,
de Chaulieu et d'Ilamilton : il a un charme bien per-
sonnel de facilité, de malice, de fantaisie et de
LE GOUT DE VOLTAIRE. 03
gaieté; c'est une poésie toute faite de sensations
claires et légères, sans vague et sans éclats.
Il ne manque pas de sentiment. Il a des sen-
timents irascibles; il en a d'affectueux, de ten-
dres, de tristes. Mais il les tamise et les filtre par
l'esprit; la réaction énergique du bon sens qui I
résout le bonheur en plaisirs, repousse les émotions \ t
douloureuses qui, en s'approfondissant, ont ouvert j |
les sources du lyrisme contemporain. L'art, la
poésie sont faits pour tenir l'âme en joie, non pour
l'attrister. Voltaire n'accueillera dans ses vers que
les sentiments qui se savourent et n'empoisonnent
pas. Une pointe de regret de l'amour perdu ou de
la vie qui s'en va, un accent de volupté ou de
mélancolie épicuriennes, un élan de haine ou de
colère terminé en moquerie amusée, une image de
la nature gracieuse ou parée qui fait un beau cadre
aux mœurs élégantes,
Beaux jardins de Viliar?, ombrages toujours frais :
en voilà assez pour faire la poésie que rêve Voltaire.
L'action est l'intérêt sérieux de la vie, la poésie en
est le décor et la fête.
Nous jugeons un poète aujourd'hui par ses images (
et par ses mètres. Les images de Voltaire sont ï
d'autant plus froides et banales que le genre est '
plus noble : elles se dégourdissent dans les petits
genres. "Elles ne sont jamais bien rares ni bien
neuves : c'est plutôt le tour, le mouvement, la drô-
lerie de l'emploi qui leur donnent un caractère d'art.
Sa versification a satisfait à l'idée que le xvme siè-
cle se faisait de la beauté des vers. Rimes pau-
VOLTAIRE.
vres ou faciles; coupes peu variées, phrase courte,
essoufflée : nous trouvons cet art flasque et mono-
tone. Mais on goûtait alors dans ces vers sans hiatus
et sans rudesses, dans leur cadence régulière que
variait seulement le jeu de Ye muet, dans le glisse-
ment sans arrêt et sans fracas des syllabes claires et
légères, on goûtait une fluidité, une mollesse harmo-
nieuse où l'on faisait consister, avant Delille et avant
Chénier, la perfection de la versification. Voltaire
déclamait ses vers avec emphase dans les grands
genres, toujours en scandant vigoureusement, en
découpant le rythme avec netteté. Qu'on lise ses
jolies stances à Mme de Châtelet, ou ses Adieux à la
vie, ses traductions de Shakespeare, d'Addison et de
Dryden dans la 18e lettre anglaise ou son Poème sur
| le désastre de Lisbonne : et l'on verra que le vers de
| Voltaire poursuit le même idéal mélodieux que
J celui de Lamartine, qui d'ailleurs en dérive. Seule-
ment Lamartine a joué de l'instrument avec une autre
; puissance, et il a eu d'autres choses à lui faire
I chanter.
Le genre de poésie où Voltaire s'est porté avec le
plus de passion, et où il a le plus contenté son siècle,
est la tragédie. Il aimait le théâtre à la folie, et
ressemblait par là à son public. Il y avait, chez ces
raffinés, une ingénuité presque enfantine dans la joie
toujours neuve avec laquelle ils faisaient ou regar-
daient mouvoir les marionnettes animées qui avaient
nom Gaussin, Dumesnil, Clairon ou Lekain, et l'on
est étonné aujourd'hui du peu d'exigence de leurs
imaginations, qui si facilement trouvaient leur plai-
sir. Les pièces de Voltaire n'existent plus guère
LE COUT DE VOLTAIRE. 95
pour nous. Il est oiseux de répéter ce que nous y
trouvons de timide, d'incohérent, d'artificiel, de
faux et de faible : on l'a dit assez de fois. Mais elles
furent neuves, fortes en leur temps : tâchons de les
voir dans la lumière qui les éclaira, lorsqu'elles
ravissaient Frédéric et Vauvenargues, Mme de Pom-
padour et Maine-Antoinette.
Racine avait fait rentrer dans l'intrigue serrée et
dans l'analyse psychologique de la tragédie française
les éléments d'émotion ou de poésie que Corneille
avait de plus en plus négligés ; il les avait retrouvés
chez les Grecs. Il laissa le public toujours curieux
d'action surprenante et d'anatomie du cœur, mais
obsédé d'un désir de poésie pathétique dont il
n'avait pas clairement conscience, et qui se tradui-
sait en curiosités et en dégoûts capricieux. Dans les
dernières années de Louis XIV, un éveil de sensibi-
lité, un goût de tendresse et de volupté altérèrent
dans toute la littérature la sévérité de l'art classique.
Alors, et surtout pendant la fête de la Régence,
l'opéra ouvrit les yeux du public français au décor :
le palais à volonté de la Comédie-Française com-
mença de paraître insuffisant, et la représentation
à'Athalie, en 1718, inaugura une époque nouvelle,
celle où l'impression littéraire cherche à se ren-
forcer, à se réaliser par la mise en scène et la figu-
ration.
Cependant la nostalgie de l'émotiou racinienne
faisait son effet : dans l'œuvre de ses successeurs,
dans la douceur mélancolique du pâle Campistron,
dans les mélodrames attendris de La Grange-Cliancel,
dans les imbroglios boursouflés et violents de Cré-
billon, la forme serrée de la tragédie raisonnable se
défaisait peu à peu, et le public prenait le goût des
situations extraordinaires, des passions dénaturées,
des coups de théâtre saisissants , des incognitos
féconds en attentes anxieuses, des reconnaissances
terribles ou touchantes.
Alors était venu le petit Arouet, qui, à côté de
Y Œdipe suranné de Corneille, de Y Œdipe grossier
de Sophocle, avait placé un Œdipe tout reluisait l de
nouveauté, un Œdipe ingénieux et impertinent, à la
française, où l'invraisemblance et la noirceur du
sujet se réduisaient aux bienséances et s'égayaient de
saillies philosophiques. Ne disait-on pas même que
ce gamin hardi avait eu l'idée de réaliser pour son
i début un regret platonique de Fénelon et d'ôter à
} la tragédie de Corneille et de Racine l'intrigue
d'amour, sous le prétexte qu'il n'y avait pas de place
dans Œdipe pour les soupirs et la galanterie? Il
n'avait cédé qu'au refus des comédiens de jouer une
tragédie sans amour. Ce brillant début promettait.
On guettait l'auteur à la récidive; on fut déçu. Les
sifflets d'Artémire et de Mariamne le prouvèrent.
La Motte déployait en préfaces et en discours ses
paradoxes, et de bonne grâce y renonçait dans ses
I pièces, donnant ainsi le spectacle bien français d'une
| critique libre et d'une pratique routinière; toutefois
quelques timides nouveautés enjolivaient son Romu-
lus et ses Macchabées, scénarios d'opéra un peu
secs, et sa tendre Inès qui fit verser tant de larmes
en 1723 : pendant ce temps Voltaire demeux*ait
empêtré dans la tradition.
Mais à son retour de Londres, quel feu d'artilicel
LE GOUT DE VOLTAIRE. !)7
quelle bousculade des préjugés et des habitudes!
Il défend et peut-être sauve le vers que La Motte
veut chasser du théâtre et même de l'ode : mais dans
Brutus, les tirades républicaines, le décor de la
maison des consuls avec le Capitole au fond, les
sénateurs en toge rouge rangés en demi-cercle
autour de l'autel de Mars, sur une scène qui ne
connaissait encore que Y habit à la romaine tiré des
bas-reliefs de la Colonne Trajane, — le spectre
d'/irip/iy/e, renouvelé d'Hamlet, le premier fantôme
qui se soit offert à Messieurs du Parterre depuis la
fondation de la Comédie-Française, — le jaloux
Orosmane tuant la tendre Zaïre, transposition gra- /
cieuse d' Othello, du Shakespeare en biscuit, et puis *-
les noms de Lusignan, Chàtillon et Montmorency,
une évocation brillante de chevalerie parmi la tur-
querie, l'histoire de France portée sur le théâtre
comme l'histoire anglaise l'était dans Henri V et
dans Richard III, — de nouveau dans la malheureuse
Adélaïde, les noms français, les noms populaires de
Duguesclin, Vendôme et Coucy, et des familia-
rités surprenantes, un prince du sang avec le bras
en écharpe, un brusque coup de canon qui remplace
la phrase polie d'un messager de malheur, —
encore l'énergie républicaine dans la Mort de César,
et cette fin shakespearienne, Marc-Antoine haran-
guant le peuple, un peuple qui parle, applaudit ou
proteste, des licteurs apportant le corps de César
sous sa robe sanglante, Marc-Antoine descendant de
la tribune pour aller s'agenouiller auprès du corps :
qui donc en ces années 1730 caressa de façon plus )
neuve les sens et l'esprit de la société française '.'
G. Lanso.w — Voltaire. 7
tjg VOLTAIRE.
Puis il dépaysait son public, le réveillait, l'amusait
par un défilé de héros et d'héroïnes de toute nation
et de toute époque : Espagnols et Américains
à'Alzire, Marocains de Zulime, Arabes de Mahomet,
Grecs de Mérope et d'Oreste, Assyriens de S'émi-
ramis, Romains de Rome sauvée, Chinois de VOr-
phelin, Normands siciliens de Tancrède. La tragédie
faisait le tour du monde et illustrait l'histoire uni-
verselle.
Et quelles combinaisons excitantes d'intentions et
d'inventions! Philosophie et christianisme d'Alzire,
philosophie et irréligion et pathétique anglais de
Mahomet, tragique à la grecque dans Mérope et dans
Oreste, où l'intrigue est purgée d'amour et toute
pathétique avec des pointes de libre pensée, déco-
rations magnifiques et expressives de Sémiramis, avec
une ombre qui sort du tombeau, une ombre eschy-
léenne et non plus shakespearienne, — car Voltaire
en a assez de Shakespeare, depuis que La Place l'a
traduit et que les Français semblent y mordre; le
P. Brumoy, dans son Théâtre des Grecs, lui fournit
' de quoi le remplacer : désormais il renversera les
• termes et les proportions de son jugement sur
I Shakespeare ; il disait jadis : pas de goût, mais quel
génie chez ce barbare Anglais! il dira maintenant :
des saillies heureuses, quelques morceaux d'un bel
effet, mais quelle grossièreté ! un sauvage ivre! — Et
cest le triple duel avec Grébillon, à qui il donne des
leçons de simplicité tragique, de pathétique grec et
d'histoire romaine.
j Enfin, après toute sorte de chutes et de succès, la
: période créatrice de la tragédie voltairienne se clôt
LE GOUT DE VOLTAIRE. 09
par deux ouvrages neufs et singuliers, VOrphelin de (
la Chine et Tancrède. Voici Mlle Clairon en « habit
chinois » composé « d'une double jupe d'étoffe
blanche, d'un corset de cannetot vert, orné de car-
tissanes et de réseaux et glands d'or », avec « une
robe ou polonaise en gaze couleur feu et or doublée
de taffetas bleu », « sans paniers, sans manchettes,
et les bras nus », ayant des gestes « pour ainsi dire
étrangers, mettant souvent une main ou toutes les
deux sur les hanches, tenant sur le front pendant
des moments son poing fermé ». En face de cette tou-
chante idamé, voici le farouche conquérant qui subira
peu à peu son charme féminin de raison et de vertu :
c'est Lekain, en tunique rayée cramoisi et or, ses
gros bras de boucher sortant de manches larges et
courtes, sur le dos une peau de lion et un carquois
plein de flèches, un sabre turc au côté, un arc
immense à la main, sur la tête un casque à mulle de
lion, orné d'onze énormes plumes d'où montait une
aigrette rouge. Cette « vérité » de costume s'assortis-
sait délicieusement à la versification de Voltaire : il
peignait un père, une mère sacrifiant leur fils au salut
de l'héritier du trône, le conflit tragique de la
loyauté monarchique et des affections naturelles, le
contraste philosophique de la Chine lettrée, pacifique
et humaine, et du Tartare grossier, nomade et
guerrier : un chapitre d'Essai sur les mœurs dans un
cadre de mélodrame !
Dans Tancrède, sujet pris à Mme de Fontaine, qui
le dériva de l'Arioste, apparaît sur la scène française '
le goût « troubadour » qui précéda le moyen âge
romantique. C'est — chez les Normands de Sicile
100 VOLTAIKE.
l'histoire de la fille injustement accusée dont un
chevalier inconnu se déclare le champion : scénario
touchant que Voltaire assaisonne de quiproquos,
de jalousies, de tous les ingrédients connus de la
tragédie classique et du drame. Sur la scène récem-
ment débarrassée de spectateurs, évoluent des che-
valiers du moyen âge, c'est-à-dire parés des
armures de tournoi du xvie siècle ; on la décore de
boucliers, d'écharpes et de devises, on y dresse des
pavillons. On y établit une lice pour le combat où le
sombre Tancrède sauve la dolente Aménaïde. « La
Clairon, traversant la scène, à demi renversée sur
les bourreaux qui l'environnent, ses genoux se déro-
bant sous elle, les bras tombants, comme morte »,
et qui tout d'un coup se relevait avec un cri en aper-
cevant Tancrède, réalisait un art nouveau.
Corneille et Racine avaient fait des tragédies pour
l'esprit, ils avaient mis en discours tout ce qu'ils
voulaient qu'on sentît. Voltaire, outre les effets qu'il
jetait dans son style brillant, avait d'autres choses à
dire, qu'il disait par la gesticulation de ses acteurs,
par les symboles des accessoires et du décor. Sa
tragédie n'est achevée qu'en scène. La Champmeslé
traduisait les vers de Racine : Clairon ajoute son jeu
aux vers de Voltaire, et cette collaboration crée
Idamé ou Aménaïde. Voilà pourquoi Voltaire tour-
mente sans relâche ses comédiens, les anime, les
secoue pour tirer d'eux une intonation, un mou-
vement, essaye de leur communiquer un peu de son
diable au corps.
Tous ces spectacles étaient assaisonnés de discus-
sions piquantes : avant, confidences aux amis et aux
LE GOUT DE VOLTAIHE. 101
journaux; après, préfaces, dédicaces, discours, let-
tres. C'était pendant longtemps du bruit, et parfois j
du scandale : il n'y avait pas moyen de ne pas prêter
attention. La nouveauté la plus atténuée prenait par
l'annonce et dans les commentaires le relief que
l'exécution n'avait pas. Le public d'ailleurs savait
gré à Voltaire d'allier tant de mesure avec tant de
hardiesse . Si quelques critiques blâmaient ses
« excès », en général on lui donnait le mérite d'ar-
rêter ses imitations de Shakespeare et du théâtre |
anglais au point qu'indiquait le goût français, le bon ;
goût, de ne pas pousser l'émotion jusqu'à la tristesse !
sauvage ou la secousse brutale qui n'étaient plus des !
plaisirs. Avec lui, le théâtre restait un jeu agréable,'
une fête de gens du monde. L'enveloppe de son
style et de son vers « raciniens » qui ménageaient
les habitudes du public, adoucissait d'élégance
harmonieuse et fluide les plus violentes situations;
et dans les couplets fiévreusement boursouflés, dans
les chocs bien réglés des répliques, dans les convul-
sions où toutes les bienséances délicates étaient
observées, nos arrière-grands-pères se donnaient
l'illusion d'avoir touché un moment les bornes de
l'horreur tragique.
Ces tragédies, qu'il concevait avec enthou-
siasme, qu'il corrigeait et refaisait sans se lasser,
toujours inquiet et curieux du mieux, disputant
avec lui-même et avec ses amis complaisamment,
et qui, de tant de refaçons, gardaient un air d'im-
provisation facile, étaient des reprises adroites de |
tous les plus fameux et plus sûrs clichés dramati- -
ques de la Grèce, de l'Angleterre et de la France : i
102 VOLTAIRE.
fils, pères, mères qui tuent ou qui vont tuer leurs
pères, mères ou fils, haines de frères, jalousies
homicides, sentiments et crimes contre nature, inco-
gnitos gros des malheurs, fatalités qui dévastent la
t vie. Voltaire rafraîchissait l'assortiment des situa-
tions, des caractères et des passions de théâtre, par
des inventions de mise en scène, des évocations
d'histoire, des esquisses de civilisations lointaines
, et de personnages historiques. Il apportait quelques
nouveautés psychologiques : un type anglais presque1
inconnu avant lui de féminine fragilité, un type
faihle et charmant de créature abandonnée à l'amour,
moins morale et réfléchie que les Junie et les Aricie,
moins énergique que les Hermione et les Roxane.
i Et puis, dans le curieux trio de Mahomet, il donnait
les premiers essais d'analyse rationnelle des phéno-
mènes religieux qu'on eût produits sur notre théâtre :
le créateur de religion, un Tartuffe tragique, un
homme de génie, indifférent aux moyens, qui
domine les hommes superstitieux par la fourberie et
qui machine un miracle au dénouement; à côté du
prophète, ses deux instruments, deux âmes jeunes
qu'il fascine et qui reçoivent toutes ses suggestions,
une jeune nonne crédule et craintive, et Séide, ce
Jacques Clément, sombre, inquiet, que la folie du
meurtre et du martyre emportera jusqu'au parricide.
La nouveauté chez Voltaire n'est jamais tout à fait
neuve, ni la tradition simplement traditionnelle. Une
combinaison se fait de Sophocle, de Corneille, de
Racine, de Quinault, de Shakespeare, même de
1. Ce presque est pour La Fosse (La Valérie de Mantius).
LE GOUT DE VOLTAIRE. 103
Métastase, où se mélangent la sensibilité et la philo- {i
sophie voltairiennes : il y a toujours de l'imprévu
pour amuser la curiosité, du connu pour rassurer
les habitudes.
En 1760, Voltaire a réalisé son programme dra-
matique : d'autres vont plus loin et plus vite. Sans
changer ses idées, il les retourne : son libéralisme
dépassé agit comme une force conservatrice. Dide-
rot et le drame, Shakespeare et la violence anglaise
menacent l'édifice national de l'art classique. Mais
surtout Voltaire à Ferney a trop de choses à faire ;
l'action sociale, la propagande philosophique l'en-
fièvrent; le plaisir du théâtre s'y subordonne.
Pourtant c'est encore un défilé amusant de tragé-
dies — plus amusant souvent pour le lecteur que
pour le parterre — : les grands tableaux antichré- I
tiens d'Olympie, le curieux essai de tragédie histo-
rique du Triumvirat où malheureusement le goût •
n'a rien laissé passer dans les vers de la couleur qui
est dans les notes , la pastorale bourgeoise des
Scythes où le patriarche de Ferney se costume en
berger tragique, les actualités transparentes des
Guèbres et des Lois de Minos avec leurs plaidoyers
pour la tolérance et contre les prêtres. Dans tout
cela, le sens fait plus que l'art, et c'est bien là qu'on
a raison de parler de brûlots éteints.
Mais, après 1760, on continue déjouer, on reprend
les chefs-d'œuvre des trente années précédentes : ils
continuent d'agir; leur hardiesse se développe, en
dehors de l'auteur, par l'application qu'on leur fait
de tous les progrès de la mise en scène. Le 38 acte
de Me'rope se joue en 1763 dans un décor de Bru-
104 VOLTAIRE.
netti : « C'est un bois hors la ville, consacré à la.
sépulture des rois. Ce lieu est rempli d'une quantité
de tombeaux antiques et de différentes formes, de
cyprès, d'obélisques, de pyramides, et de tout ce
qui caractérise la pieuse vénération des anciens pour
les morts. Entre ces tombeaux, on distingue celui de
Cresphonte, orné par tout ce que Mérope a pu ras-
sembler de plus précieux ». Une émotion historique
et lyrique saisit le spectateur devant ce décor qui
exprime la poésie du passé et celle de la mort. Qu'on
est loin d'Andromaque, où le tombeau d'Hector n'est
que dans les vers, visible seulement aux esprits!
i La réaction pseudo-antique de la tragédie révolu-
| tionnaire et impériale se fera contre Voltaire autant
! que contre le drame, en retenant beaucoup de Vol-
taire. C'est lui, en un mot, qui, en croyant consoli-
der la tragédie, l'a condamnée. lia habitué le public
aux effets mélodramatiques, romantiques, qu'il a
masqués de ses alexandrins brillants et flasques. Il
a rendu l'unité de lieu impossible. Les grandes
s. i nés de son théâtre, — Mérope levant la hache sur
son ûls, Séide poignardant Zopire près de l'autel où
il prie, et le vieillard se traînant sanglant sur le
théâtre, Ninias sortant les bras ensanglantés du
tombeau de Ninus où il vient de tuer sa mère —
)sont des scènes de pur pathétique, presque sans
contenu psychologique, et d'un pathétique bien théâ-
tral, qui ne peut se passer des moyens scéniques
d'exécution, et ne donne tout son effet qu'aux yeux.
Du Belloy, Lemierre, Ducis n'ajoutent à l'action de
Voltaire que des hardiesses particulières : ils
marchent quand Voltaire s'est arrêté, ou n'est plus
LE GOUT DE VOLTAIRE. 105
là, mais dans le sens qu'il a indiqué. Il est le grand
nom représentatif par lequel peut s'éclairer le pas-
sage de la tragédie classique au drame romantique,
d'At/ialie à Hernani. Sa puissance éclate dès qu'on
regarde le tableau des représentations : en 1763,
Corneille est joué 16 fois à la Comédie-Française,
Racine 17 fois, Voltaire 48 fois; en 1775, Corneille
10 fois, Racine 20 fois, Voltaire 54 fois. En 1789,
Corneille 18 fois, Racine 28 fois, et Voltaire 42 fois.
Les 18 représentations de Du Relloy, le plus joué
des jeunes depuis 1765, ajoutées aux 22 du Charles IX
de Chénier qui est dans l'éclat de sa nouveauté, lui
font à peine contrepoids.
En 1805, il n'a plus que 28 représentations contre
57 à Corneille et 59 à Racine : mais Crébillon,
Ducis, Lefranc de Pompignan, Longepierre, Poin-
sinet de Sivry arrivent à eux tous à un total de 9 :
seul Voltaire se maintient entre le classique de
Louis XIV et le classique impérial : c'est l'année des
Templiers, qui se jouent 33 fois. Et enfin, en 1828,
Corneille tombe à 9; Racine à 26 : Voltaire reste à
28; si Ducis seul de tout le xvme siècle fait quelque
figure à côté de lui par 10 représentations, Hamlet
et Othello en prennent 9; c'est de Shakespeare que
le public est curieux chez Ducis.
Des comédies de Voltaire, il vaut mieux ne pas
parler. Il ne réussit que dans le comique larmoyant '
que son goût réprouvait. L'Enfant prodigue et '
Nanine marquaient pour lui les limites du mélange
des genres : ces deux comédies eurent un succès
prolongé ; on les jouait encore sous le Premier
Empire, pour leur tiède sagesse. Il est assez curieux
106 VOLTAIRE.
que ce grand maître du rire sarcastique n'ait réussi
au théâtre, dans le comique comme dans le tragique,
que par la sensibilité. Son vrai génie était contraint
par les traditions et les chefs-d'œuvre de la comédie
classique. Il a tenté dans quelques divertissements
de société un comique plus chargé, plus excentrique,
de saveur anglaise; mais sa puissance originale d'in-
vention plaisante ne s?est manifestée librement et
tout entière que dans les ligures et les dialogues de
ses romans et de ses facéties.
U1APITRK VI
VOLTAIRE HISTORîcN
C'est de 1751 à 1756 que paraissent les grands
résultats du travail historique commencé depuis
vingt années par Voltaire : c'est donc ici qu'il faut
nous arrêter pour l'étudier. A Ferney, Voltaire fera
de la polémique ou de la critique historiques : il
n'aura plus guère le temps d'être historien.
Le xviie siècle avait eu d'admirahles érudits en
histoire qui avaient fait des recueils de textes ou
1. Histoire de Charles XII, 1731. — Siècle de Louis XIV,\lh\.
— Annales de l'Empire, 1753. — Essai sur V histoire générale et
sur les mœurs et l'esprit des nations (divers chapitres. Mer-
cure, 1^45-46, 1750-51 ; Abrégé de l'histoire Universelle, éd.
désavouée, 2 vol., 1753 ; t. III, authentique, 1754), éd. complète
authentique, 1756. — Histoire de Russie, 1759, 63. — Précis du
siècle de Louis XV, 1768 (incomplet 1755 et 1763). — Uistoiri
du Parlement de Paris, 1760. — A. Geffroy, le Charles XII de
Voltaire et le Charles XII de l'histoire {Revue des Deu.r
Mondes, 15 nov. 1869). — E. Bourgeois, Introduction de l'éd.
Hachette in-16 du Siècle de Louis XIV. — R. Mahrenholtz,
Voltaire a/s Historiker (Archiv de Herrig, t. LX1I). — M inslow,
Pierre le Grand dans la littérature étrangère, 1872 (cf. Ben-
gesco.I, 398-403). — Langlois, Manuel de Bibliographie histo-
rique, p. 317-318.
des dissertations critiques. Il n'avait pas eu de grand
historien, Bossuet excepté, qui se souciât d'unir
l'exactitude au talent littéraire. Tillemont, Corde-
moy, Fleury, avaient fait de solides, d'honnêtes tra-
vaux sans éclat. Les beaux esprits donnaient de
l'éloquence, des harangues pompeuses, des portraits
élégants, des pensées fines ou graves : ils ne négli-
geaient que l'essentiel. L'histoire de France surtout
était la proie des rhéteurs serviles. La peur de la
Bastille, l'espoir des pensions étaient aux historiens
le goût de la vérité. Un esprit indépendant, comme
Mézeray, se jetait, sans plus rigoureuse information,
dans la malignité satirique : on appelait cela liberté.
Vertot et Saint-Béal poussaient l'histoire au roman,
et la frontière des deux genres était si mal tracée,
que le P. Lelong inscrivait à côté des savants"
Duchesne et Labbe, parmi les historiens modernes
de la France, l'inventeur des Mémoires de d'Arta-
gnan, Courtilz de Sandras.
On savait que le public tenait par-dessus tout à
l'agrément. Au dire de Mézeray, l'exactitude ne
pouvait le servir qu'auprès de bien peu de gens,
l'aurait desservi auprès des autres peut-être, et sans
doute ne lui aurait pas mérité d'éloges proportionnés
à ce surcroît de peine. Aussi s'en était-il dispensé.
On a vu un homme chargé du soin d'écrire l'histoire de
France, qui, après avoir déjà composé tout ce qui regarde la
première race, demandait ce que c'était que Duchesne; il
n'avait pas seulement ouï parler de cet auteur, ni de tous les
écrivains dont Duchesne a ramassé les ouvrages. Imaginez-
vous où il pouvait prendre son histoire, ne sachant pas que
l'on dût lire les seuls auteurs qui la fournissent1.
1. P. de Villiers, Entretiens sur les contes de fées, 1699, p. CO.
VOLTAIRE HISTORIEN. 109
A la fin du xvil* siècle, au début du xvme, on
commence à se faire des idées plus justes. On cesse
de s'en tenir aux lieux communs pris de Cicéron et
de Lucien sur le devoir de l'historien. Bayle1, le
P.Daniel, Fénelon, Lenglet-Dufresnoy2 aperçoivent,
et font entrevoir au public quelques-unes des condi-
tions nécessaires du travail bistorique. Les mondes
jusque-là sans communication des érudits et des J
littérateurs se rapprochent par l'Académie des
Inscriptions, par la vie de salon, par les cafés.
Cependant la pratique reste bien en arrière de la
théorie. Rapin de Thovras écrit sur les sources, avec
une critique éveillée, l'histoire d'Angleterre : on
l'en estime. Mais le grand, l'éclatant succès va au
candide Rollin, au compilateur sans critique de l'his-
toire ancienne. Ceux qui font la théorie sont les pre-
miers à ne pas l'appliquer. Lenglet-Dufresnoy a des
crédulités puériles et des certitudes extravagantes.
Le P. Daniel, qui a fait une si belle Préface, quand on
lui montre « onze ou douze cents volumes de pièces
originales et manuscrites qui se trouvent à la Biblio-
thèque du Roi », passe « une heure à les parcourir,
et dit qu'il était fort content. C'est tout l'usage qu'il
a fait de cet immense recueil ». Ensuite il confie au
P. Tournemine « que toutes ces pièces étaient des
paperasses inutiles dont il n'avait pas besoin pour
écrire son histoire3 ».
1. Bayle, Dtct. crit., articles GoifCiNI, Abimélech, Elisa-
beth, etc.
2. Met/iode pour étudier l'histoire, 1713 et 1729.
3. Lenglet-Dufresnoy, Méthode, IV, 4", Supplément, 2* part.,
p. 159.
110 VOLTAIRE.
Les bienséances mondaines emmaillottent 1 his-
toire comme tous les genres. Le discret président
Hénault objecte au libre jugement de Voltaire sur un
prince : « Gela peut se dire au coin du feu, mais ne
s'écrit pas1 ». Et toujours les pouvoirs spirituel et
temporel guettent l'historien : même Hénault, poar
n'être pas tracassé, est obligé de « supprimer plus
des trois quarts » de son livre, « c'est-à-dire ce qu il
y a de plus curieux2». Et pour accorder adroite-
ment sa conscience avec son repos, il ne condamne
la Saint-Barthélémy que par une citation de l'arche-
vêque Péréfixe.
Voltaire venait donc au moment où l'on commen-
çait à attacher du prix à la vérité, à la critique, à
l'indépendance dans l'histoire, mais où ces qualités
n'étaient pas encore communes. Il y avait de l'origi-
nalité à les rechercher, et l'on pouvait déjà espérer
d'être payé de sa peine par le public.
L' Histoire de Charles XII fut le début de Voltaire
(1731). Choisissant l'histoire moderne comme plus
intéressante et plus utile pour les hommes de son
temps, et dans les temps modernes un sujet rempli
d'aventures et de caractères extraordinaires, ayant
relu Quinte Curce 3, mais rejetant l'appareil classique
des harangues et des portraits, citant ou analysant
des propos réels, des lettres authentiques, peignant
les événements et les hommes par de petits faits, par
des circonstances exactes, contrôlant les anecdotes,
les filtrant de tous les détails crus ou vulgaires, il fit
1. Lion, le Président Hénault, p. 68.
9-. Ibid., 269.
3. XXXIII, 193.
VOLTAIHE HISTORIEN. 111
un récit rapide, dégagé, vivant, d'une couleur élé-
gante et fine, qui avait l'intérêt d'un roman. Tout le
monde le sentit et les critiques de s'écrier que ce
n'était qu'un roman1. Nous savons aujourd'hui que
c'était mieux. Admirablement informé pour le temps,
ayant consulté tous les documents et tous les témoins,
Voltaire a cherché la vérité avec une impartiale liberté .
S'il a tiré de la vie de Charles XII un enseignement
philosophique, pour condamner dans un roi l'amour
de la guerre, des conquêtes et de la gloire, c'était la
leçon qui sortait naturellement des faits : il n'y avait
pas besoin de les fausser pour l'y trouver. Les rec-
tifications partielles de La Molraye, de Nordberg,
ou de l'ex-grenadier Popinet2 mettent en lumière,
plutôt qu'elles ne l'infirment, la solidité générale de
l'ouvrage. Seuls les historiens du xixe siècle à qui
les archives de Suède ont été ouvertes, ont pu
apporter au récit de Voltaire des corrections ou des
compléments d'importance. Par la forme exquise et
légère, ce bon travail d'histoire s'assortissait bien
à la nuance des chefs-d'œuvre du moment, Zaïre et
Manon Lescaut.
Le Siècle de Louis XIV a. plus de portée. Médité
dès 1732, et peut-être dès 1729, commencé en 1734,
fort avancé en 1738, suspendu devant l'hostilité du
gouvernement, repris en 1750, terminé et publié en
1751 à Berlin, retouché en 1756 et parvenu seule-
ment en 17G8 à un état définitif, le Siècle de Louis XIV
est une grande œuvre historique qui garde une
1. Voltairomanie, p. 6. — Poème en prose, disait l'abbé de
Partbenay (Histoire de la Pologne sous Auguste II, préface).
2. Mercure, janvier 1746.
valeur même aujourd'hui, et dont les historiens pren-
nent encore la peine de discuter les assertions.
Un protestant français, homme d'esprit, mais
aventurier, peu scrupuleux, assoiffé de bruit et
d'argent, Angliviel de La Beaumelle, s'empara de
l'ouvrage en 1753 et le fit réimprimer avec des
remarques parfois judicieuses et utiles, pour la plu-
part satiriques et injurieuses. Voltaire, outré d'être
à la fois volé et diffamé, riposta par un Supplément
au Siècle de Louis XIV. Ce fut le commencement de
ses démêlés avec La Beaumelle, où, comme toujours,
il passa la mesure, et donna lieu au public d'oublier
que les premiers torts étaient du côté de son adver-
saire.
La Beaumelle, qui avait de l'esprit et du savoir,
n'a fait que de menues retouches au Siècle de
Louis XIV. Hénault n'a pas pu davantage. L'ouvrage
était solide : personne au xvme siècle n'était de
force à l'entamer. Voltaire avait été très bien pré-
paré à l'écrire. Il avait vécu sa jeunesse parmi les
survivants du grand règne, au Temple, à Saint-Ange,
à Sully, à Sceaux, à Vaux-Villars, à la Source. En
Angleterre, il avait vu des acteurs de la guerre de
la succession d'Espagne, lord Peterborough, lord
Methuen, la veuve du duc de Marlborough, sans
parler de Bolingbroke. Il eût pu, de toutes les con-
hdences recueillies, faire de très intéressants
Mémoires des autres sur Louis XIV. Il voulut faire
une histoire.
Il reprit méthodiquement ses interrogations, sui-
vant toutes les pistes, frappant à toutes les portes,
allant de la duchesse de Saint-Pierre, sœur deTorcy,
VOLTAIRE HISTORIEN. 113
au cardinal Fleury. Il lut tout ce qui s'était public
d'histoires et de mémoires, 200 volumes, nous dit-il.
Il lit la chasse à l'inédit, et il eut les mémoires de
Torcv, de Dangeau, de Villars, les papiers de Lou-
vois, Golbert et Desmarets. Il eut même accès aux
archives, et dans le dépôt du Louvre trouva de
curieux documents sur l'affaire de la succession
d'Espagne.
Après sa première édition, il resta à l'affût de tout
ce qui paraissait; il obtint du duc de Noailles les
manuscrits de Louis XIV. Il se corrigea ou se com-
pléta, et même, si fort que pussent le blesser les cri-
tiques, il en profita quand elles lui semblaient justes.
Il a fait ainsi une œuvre de premier ordre, aussi
solide et exacte qu'il était possible de la faire alors,
d'une méthode qui, si elle ne satisfait pas à toutes
les exigences de la science d'aujourd'hui, marquait
un progrès véritable sur celle de ses devanciers.
C'est à peu près la méthode du Port-Royal et des
Lundis de Sainte-Beuve : une curiosité inlassable et
fureteuse, et la finesse littéraire appliquée au dis-
cernement des vérités historiques.
Rien de plus faux dans l'ensemble que les cri-
tiques du président Hénault. Voltaire, dit-il, ne voii
que la superficie des choses. Voltaire n'a pas le ton
sérieux de l'histoire. Voltaire diffame sa patrie, il
en veut aux grands hommes de la France !.
Voltaire a mis très intelligemment en lumière les
grands problèmes de son sujet : la succession
d'Espagne, la révocation de l'édit de Nantes, les
i. Lion, le ['résident Ilenaidt, p. 67 et suiv.
' O. U idiro. 8
114 VOLTAIRE.
caractères et les rôles des grands acteurs, Colbert,
Mme de Maintenon, le roi. Il les a étudiés sérieuse-
ment. Les épigrammes du style ne doivent pas nous
dérober la modération sérieuse des jugements. Si
l'on excepte les affaires religieuses, c'est par opti-
misme plutôt que par satire que Voltaire, une fois
en sa vie, a péché. S'il n'a pas cru au désintéres-
sement de Turenne dans sa conversion, est-ce
malignité, ou vérité? Indulgent aux maîtresses et aux
favoris du roi, il lui a fait, tout pesé, la part plutôt
belle dans les splendeurs de son règne. Il a le pre-
mier vu Mme de Maintenon dans son vrai caractère,
et marqué l'importance de Colbert qui n'était pas
en faveur auprès de ses contemporains. Il a été
modéré sur la Révocation jusqu'à mécontenter les
protestants, indiquant l'injustice, la cruauté, les
désastreuses conséquences de cette mesure intolé-
rante, mais condamnant la révolte des Cévennes au
nom de l'ordre public et par dégoût des illuminés.
Très librement pensé, tout son livre n'est pour-
tant qu'une glorification de l'esprit français, de la
civilisation française du xvne siècle, et du roi qui en
a été la splendide expression : le philosophe qui
hait la guerre a bien de la peine à ne pas se laisser
parfois éblouir par la grandeur militaire et les con-
quêtes de la France polie.
Depuis Gibbon, pas un critique n'a omis de blâmer
le plan du livre, qui morcelle le sujet, et détruit la
liaison des faits. On lit Malplaquet et les derniers
jours sombres du vieux roi avant d'avoir assisté aux
Plaisirs deVile enchantée. On entre dans la guerre de
Hollande avant d'avoir su les tarifs de Colbert, et
VOLTAIRE HISTORIEN. 115
l'on voit le pape ligué avec les puissances protes-
tantes avant d'avoir entendu parler de la régale. Mais
ce morcellement correspond à la forme analytique
de l'esprit voltairien, et à l'enchaînement de ses
idées.
Tandis que vers 1730 l'opinion n'était pas favo-
rable à Louis XIV, contre lequel se réunissaient les
rancunes des grands écartés du pouvoir et les anti-
pathies des philosophes révoltés du despotisme,
Voltaire, homme d'esprit et poète alors avant tout,
voyait dans ce long règne le prodigieux développe-
ment de l'intelligence, les chefs-d'œuvre des arts et
des lettres, la France manquant, il est vrai, la monar-
chie universelle, mais établissant sur toute l'Europe
la domination de sa langue, de sa politesse, de sa cul-
ture, de ses grands écrivains. De là, l'enthousiasme
dont sortit le premier dessein, tout français et clas-
sique, du Siècle de Louis XIV. Il s'y joignit une
arrière-pensée : quel contraste entre la cour où l'on
voyait à la fois Condé, Colbert et Racine ', et celle ou
il n'y a plus de Condé, ni de Colbert, et on Voltaire
n'est pas ! Une leçon au gouvernement de Louis XV
devait sortir de l'histoire de Louis XIV.
Elle s'étagea en plans successifs : après le portique
grandiose des victoires et des conquêtes, la per-
sonne du roi, les mœurs et la vie de cour, la poli-
tesse noble, puis le gouvernement intérieur et les
institutions utiles, puis les affaires ecclésiastiques,
enfin au fond de la scène le merveilleux décor des
arts, des lettres et des sciences, caractéristique
1. XXXII, 493.
116 VOLTAIRE.
supérieure de la civilisation française du xvne siècle,
e* la vraie gloire du grand roi. Le Siècle se dispo-
sait ainsi en apothéose de l'esprit.
Entre 1738 et 1742 l'ordonnance fut modifiée. Les
affaires ecclésiastiques interrompaient la progression.
Elles furent rejetées à la fin : elles formèrent l'envers
du beau règne. Les disputes et les persécutions reli-
gieuses, superstition et fanatisme, c'est « l'histoire
des fous ». Le xvne siècle, qu'on ne peut surpasser
dans la poésie et les arts, a laissé un progrès à
faire dans la philosophie au siècle de Louis XV et de
Frédéric IL Ainsi s'expliquent le ton sarcastique du
récit des affaires religieuses, et ce chapitre final des
cérémonies chinoises, qui ne surprend plus quand
ou y voit le symbole de la raison chassant le fana-
tisme.
Glorification donc de l'intelligence humaine, déri-
sion de la sottise humaine, voilà les deux idées sous
lesquelles se rangent tous les faits du xvne siècle.
Elles supposent une idée plus large, moins partiale,
plus historique : celle de faire l'histoire du siècle, et
non celle du roi1. Idée à peine entrevue en théorie
par Fénelon, totalement négligée en pratique par
tous les historiens, par Bossuet comme par Daniel.
Voltaire est le premier historien de la civilisation.
Ce n'est pas chez lui un point de vue fortuit et
secondaire, il se lie aux plus profonds sentiments de
sa nature, à sa philosophie du bonheur.
... 11 ne reste plus rie» que le nom de ceux qui ont conduit
des bataillons et des escadrons, il ne revient rien au genre
humain de cent batailles données, mais les grands hommes
1. XIV, 155. XV, 105. XXXIII, 483, 492,506. XXXV, 4i4, etc.
VOLTAIRE IirSTOlUEX. ?17
donl je vous parle ont préparé des plaisirs purs et durables
mmes qui ne sont poinl encore nés. Une écluse du
canal qui joinl l<-s Jeux mers, un tableau du Poussin, une
belle tragédie, une vérité découverte, sont des choses mille
fois plus précieuses que toutes 1rs annales de la cour, que
toutes les relations de campagne. Vous savez que chez moi ies
grands hommes sont les premiers, et les héros les déri iers.
J'appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l'utile
ou. dans l'agréable. Les saccageurs de province ne sont que
héros I.
( : est donc le mouvement de la civilisation, la dif-
fusion de la raison, mais de la raison appliquée au
bien rire, que Voltaire a voulu peindre. El voilà par
où il a cru faire œuvre à la fois de bon citoyen et
de bon cosmopolite.
Mais il était impossible de peindre la marche
de l'humanité sans se prononcer sur la force qui
donne l'impulsion : autre dessein qui croise les
autres, autre série de rapports à dégager. Depuis
1 500 ans, la conception Providentielle de l'histoire
dominait les esprits : elle avaittrouvé son expression
éclatante dans le Discours sur l'histoire universelle.
Voltaire élimine de l'histoire la prudence divine.
Les événements sont le produit nécessaire des lois
universelles. Des chocs et des coïncidences qu'on
ne peut prévoir — on les appelle hasard — déter-
minent les destinées des peuples. Un verre d'eau
sur une robe, et voilà Marlborough en disgrâce, la
paix rétablie entre l'Angleterre et la France. Un
curé et un conseiller dirigent un jour leur pro-
menade vers Denain, et voilà la voie de la victoire
découverte à Villars. D'heureuses réussites adaptent
1. XXXIII, 506.
VOLTAIRE.
à certains pays, à certaines époques, des moteurs
puissants qui accomplissent un énorme travail de
civilisation : ce sont les grands hommes. Et quand
le gi^and homme a la chance de détenir la souveraine
autorité, son action, son rendement, si je puis dire,
est immense. Cette chance suprême s'est rencontrée
quatre fois en Occident, depuis les commencements
de l'histoire : d'où les quatre grands siècles, de Phi-
lippe et Alexandre, de César et Auguste, des
Médicis, de Louis XIV. Ainsi se comhinent dans
l'esprit de Voltaire les grands hommes et le hasard
pour faire la fonction motrice que Bossuet confiait
à la Providence.
La couleur du Siècle de Louis XIV tient à cette
multiplicité de points de vue qui, par les jours variés
dont elle éclairait les faits, mettait en joie l'intelli-
gence alerte du xvme siècle. Elle tient aussi à l'art
qui en a réalisé l'exposition.
Voltaire a, comme toujours, voulu être clair, court,
dégagé; il a simplifié, débrouillé, allégé. Il a voulu
que son récit eût l'intérêt d'une tragédie : il y a
réussi dans l'histoire des traités et des guerres, où la
chronologie enchaîne les événements. On suit l'as-
cension, puis la descente du soleil royal, depuis son
lever éblouissant jusqu'aux lueurs sanglantes de son
coucher. L'entrée en scène de Louis XIV est pré-
parée par une introduction qui mesure strictement
la justice à Louis XIII et Richelieu. Alors paraît le
jeune roi qui, en quelques années, redresse la France
et la porte au-dessus de tous les Etats européens.
Puis on voit tout converger vers l'invasion de la
Hollande. Un mouvement allègre porte Louis XIV
VOLTAIRE HISTORIEN. 119
jusqu'à Utrecht. Ici se place la péripétie. Quatre
cavaliers sont entrés à Muyden où sont les écluses,
et n'y sont pas restés : ils ont failli faire réussir, et
ils ont ruiné, sans y penser, le dessein de domi-
nation universelle. Sur ce petit incident, tout le
drame revire. A Nimègue, c'est l'arrêt, à Ryswick,
c'est l'échec de la grandeur de Louis XIV, et la paix
d'Utrecht n'est une délivrance pour le lecteur que
parce qu'il attendait avec angoisse la subversion
totale de la France.
Point de portraits : la vie est mobile et ne se fixe
pas. La physionomie de Louis XIV est à toutes les
pages du livre, diversement éclairée, changeante et
multiple1. Point de harangues. Des réflexions, qui
sont la marque du philosophe. L'esprit réagit contre
sa matière par toute sorte de remarques, de criti-
ques et d'épigrammes 2. Il ne faut pas s'imaginer
que ce pétillement perpétuel de réflexions ne consiste
qu'à dauber les prêtres et médire des grands. Sans
doute les grands partis pris de la philosophie vol-
tairienne paraissent partout : irréligion, amour de la
paix, tolérance, goût du luxe, orgueil bourgeois,
idée du bien public, cosmopolitisme, passion des
lettres; mais, de plus, quelle variété d'idées ! discus-
sions rapides des mobiles des individus et des
foules, doutes sur les désintéressements parfaits
comme sur les scélératesses extrêmes, analyses
lucides des éléments de succès ou de faiblesse,
remarques sur la baïonnette et sur le fusil des
1. XV, 123.
2. Voyez dans ce qu'on a appelé le Sottisier (t. XXXII) com-
ment Voltaire est excité par les documents.
120 VOLTAIRE.
guerres de Louis XIV, etc. : c'est un exercice inces-
sant de la raison qui a besoin de voir clair en tout.
Tout fait s'accompagne de la note qui l'éclairé et
le classe.
Augustin Thierry, historien romantique, con-
damne cette méthode1. Elle enchantait le lecteur
européen du xvme siècle qui avant tout voulait
comprendre.
Ce n'est pas que Voltaire n'ait pas de couleur, ne
fasse pas voir. Il aime le détail particulier, le chiffre
précis , le petit fait qui peint. Gréqui, à Trêves,
devant sa garnison soulevée et qui veut capituler,
s'enfuit « dans une église ». Marsin, au siège de
Turin, dans le conseil de guerre, « tire de sa poche »
la lettre du roi. La Vallière échange la cour — il
ne dit pas pour le couvent — mais pour « le cilice,
pieds nus, jeûner, la nuit au chœur, chanter en
latin ». Voici le courtisan du grand roi :
On portait alors des casaques par-dessus un pourpoint
orné de rubans, et sur cette casaque passait un baudrier
auquel pendait l'épée. On avait une espèce de rabat à den-
telles, et un chapeau orné de deux rangs de plumes 2.
Voltaire a senti la pompe théâtrale du règne, dans
les fêtes, les carrousels, la maison du roi, le voyage
en Flandre. Il l'a rendue selon le goût de son temps,
comme Coypel, non pas comme van der Meulen.
Cependant il est vrai qu'il se refuse de la couleur.
Il sait que Colbert avait « les sourcils épais et joints,
la physionomie rude et basse, l'abord glaçant », mais
1. Lettre V sur l'Hist. de France.
2. Chap. xxv.
VOLTAIRE HISTORIEN. 121
il s'en soucie fort peu, comme de « la manière dont il
mettait son rabat », et de « l'air bourgeois que La
roi disait qu'il avait conservé à la cour ». La
noblesse de l'histoire se refuse ces détails. Toutes
les vulgarités sont écartées ou voilées par le ton de
la bonne compagnie.
Surtout Voltaire ne veut pas du pittoresque
auquel nulle idée ne s'attache. Peindre est pour lui
une manière d'expliquer. Il ne parle à l'imagination
que pour donner à penser. Les menus détails, les
anecdotes piquantes, tout le concret n'est que
symbole. Par la sensation il tend à l'idée, et il ne
veut apporter au lecteur que des sensations choi-
sies, dégrossies, qui conduisent sans peine le
lecteur aux rapports instructifs. La claire et fine
couleur du Siècle de Louis XI V est tout intellec-
tuelle.
Hors les malveillants que rien ne désarmait, il n'y
eut qu'une voix sur un ouvrage qui répondait en per-
fection à la structure mentale de l'époque. Mme de
Graffigny, Frédéric, le marquis d'Argenson, admirè-
rent avec enthousiasme, et lord Chesterfield exprima
le sentiment public quand il disait :
« C'est l'histoire de l'esprit humain écrite par un homme
de génie pour l'usage des gens d'esprit1. »
Une impression pareille, et plus forte encore,
fut produite par l'Essai sur les mœurs et Vesprii des
nations.
En 1740, lorsqu'il renonça à achever en France
son Siècle de Louis XIV, Voltaire se mit à faire un
1. Desnoiresterres, IV, 211,
abrégé d'histoire générale pour Mme du Châtelet
que la puérilité, la prolixité des auteurs, leur défaut
d'esprit philosophique dégoûtaient de l'étude du
Il ne manquait pas d'Annales mundi, à' Historiée
ab origine mundi on ab ortu imperiorum, ni d'Histoires
du monde ou Histoires universelles , en latin ou en
français, étendues en in-folios ou resserrées
en in-douze, sèchement érudites ou élégamment
inexactes. Il n'y en avait pas une qui regardât au delà
des faits politiques et militaires.
La seule dont la valeur littéraire fût supérieure
était l'ouvrage de Bossuet. Mais l'histoire y était
soumise au dogme catholique de telle façon qu'il
perdait son autorité et son utilité pour les esprits
indépendants. Voltaire ne voulut pas refaire Bossuet :
l'histoire ancienne ne l'intéressait guère; mais il se
proposa de le continuer, moins médiocrement que
n'avaient fait La Barre, l'anonyme, ou Massuet, et,
en le continuant, de détruire et remplacer sa philo-
sophie de l'histoire. Il partit de Gharlemagne pour
descendre jusqu'à Louis XIV.
Il se jeta dans le travail avec sa fougue coutu-
mière. Le Mercure, en 1745-1746, publia des frag-
ments de la nouvelle « histoire de l'esprit humain »,
et en 1750-1751 1' « histoire des croisades ». En 1753
Jean Neaulme imprima à La Haye V Abrégé de l'His-
toire universelle depuis Charlemagne jusqu'à Charles-
Quint : deux volumes contre lesquels protesta
l'auteur dans ses lettres, dans les journaux, et par-
1. XXIV, il, 543.
VOLTAIRE HISTORIEN. 123
devant deux notaires. Il publia lui-même le troisième
volume pour établir authentiquement quels étaient le
ton et l'esprit de son ouvrage. En 1756, il donna un
texte complet chez les Cramer à Genève, sous le
titre d'Essai sur V histoire générale et sur les mœurs et
l'esprit des nations depuis Charlemagne jusqu'à nos
jours : il y soudait à l'histoire générale son
Louis XIV et des chapitres sur Louis XV. Le texte
définitif sera celui de 1769, où paraîtra le titre sim-
plifié : Essai sur les mœurs et l'esprit des nations :
l'histoire générale, abstraction faite de Louis XIV
et Louis XV, y passera de 144 à 197 chapitres. En
même temps l'ouvrage recevra le portique qui lui
convient : la Philosophie de l'histoire par feu
M. l'abbé Bazin, imprimée en 1765, en deviendra
le discours préliminaire; de cette façon, une vue
rapide des origines de la civilisation et des grands
peuples de l'antiquité introduira le lecteur à Char-
lemagne et au moyen âge. On embrassera ainsi tout
le développement humain.
On peut bien croire qu'un pareil travail qui pré-
sente au lecteur huit siècles et demi et tous les peu-
ples, n'a pas été fait sur les sources. C'est une compi-
lation. On voudrait savoir de quels instruments Vol-
taire s'est servi. A défaut d'un travail complet qui
nous renseignerait sûrement, j'ai fait quelques son-
dages. Il a tiré ses deux chapitres sur Mahomet
presque exclusivement de Gagnier et de Sale :
deux bonnes autorités. Pour la Chine, du Halde.
Pour l'histoire ecclésiastique et pour l'histoire des
croisades, son guide est l'excellent Fleury; pour
l'histoire d'Angleterre et pour Jeanne d'Arc, le
124 VOLTAIRE.
solide Rapin de Thoyras. Ce sont là de bons garants.
Il est vrai que, pour Henri IV, il ne va guère au delà
de Mézeray. Quelquefois, pourtant, il semble qu'il
soit remonté aux documents dont ses auteurs lui
donnaient les références, pour y cueillir quelque
détail caractéristique; il a été amateur aussi de
pièces curieuses et peu connues.
Il paraît en somme avoir bien fait son métier de
vulgarisateur. Daunou, les auteurs de l'Art de
vérifier les dates, Robertson louent son exactitude.
Elle a été pourtant fort attaquée. Nonnotte a fait
deux volumes des Erreurs de Voltaire: erreurs histo-
riques, erreurs dogmatiques. Voltaire lui a mal
répondu : il eût mieux fait de laisser son Essai
répondre pour lui. Car Nonnotte ne l'a pas entamé.
Sans doute il a fait des rectifications de détail : les
erreurs, les inadvertances étaient inévitables, dans
un si vaste travail, surtout avec la méthode rapide et
un peu étourdie de Voltaire. Mais très souvent c'est
Nonnotte qui se trompe, qui chicane, qui altère les
textes. Voltaire a-t-il tort de trouver « très sus-
pecte » la légende de Florinde et du roi Rodrigue?
Nonnotte dénonce comme mensonges des faits bien
établis, qui font tort aux rois ou à l'Église; il tient
pour vérités historiques tout ce que la haine reli-
gieuse a imputé aux protestants et aux hérétiques,
il appelle sans cesse erreurs historiques ce qui con-
tredit son dogme et les passions qu'il annexe à son
dogme. Il a de l'érudition, mais aucune critique.
Voltaire est infiniment plus près que lui de la vraie
histoire.
La philosophie de l'Essai sur les mœurs consiste
VOLTAIRE HISTORIEN. 125
essentiellement dans trois idées, dont deux nous
sont connues déjà par le Siècle de Louis XIV : c'est
d'abord celle de faire l'histoire de l'esprit humain,
de la civilisation, non pas seulement des rois ; ensuite,
celle de raconter les révolutions du commerce, des
mœurs et des arts, et non seulement les guerres et
les traités. La troisième est de faire l'histoire du
monde, et non de l'Europe seule. Chevreau etPuffen-
dorf avaient déjà fait place à l'Afrique, à l'Amé-
rique, à l'Inde, à la Chine dans leurs histoires uni-
verselles : mais ce n'était chez eux qu'une exactitude
matérielle; ils racontaient toutes les nations qu'ils
rencontraient sur la mappemonde. Voltaire obéit à
une idée philosophique. C'est mutiler l'histoire que
de la réduire à la civilisation occidentale et à ses
origines gréco-juives. Très loin, dans le brouillard
de la préhistoire, on n'aperçoit encore ni Romains,
ni Grecs, ni Juifs, ni Egyptiens même, mais déjà les
Chaldéens, les Chinois, les Hindous. Le monde a
une histoire, des. histoires, av&nt l'Histoire Sainte :
quelle joie de faire coup double, et d'atteindre une
vérité en blessant la religion!
Depuis la Renaissance et les grandes découvertes
maritimes, l'historien ni le politique ne peuvent
borner leur vue à l'Europe. Toutes les nations sout
solidaires, et liées par le commerce1. En buvant du
café d'Arabie dans une tasse de Chine, Voltaire voit
s'agrandir son horizon historique.
Ces trois idées construisent le cadre et comman-
dent le développement de Y Essai. Voltaire commence
1. XI, 158; XXIV, 28.
par TOrient et finit par l'Orient. De 197 chapitres,
il en donne 90 aux tableaux des mœurs, des institu-
tions, des arts, de l'esprit des peuples et des épo-
ques : dans ceux même où domine la narration des
guerres et de l'histoire politique, il choisit encore les
faits les plus significatifs d'états de civilisation.
Je voudrais découvrir, écrit-il quelque part, quelle était
alors la société des hommes, comment on vivait dans l'inté-
rieur des familles, quels arts étaient cultivés, plutôt que de
répéter tant de malheurs et tant de combats, funestes objets
de l'histoire, et lieux communs de la méchanceté humaine '.
Il s'intéresse à la façon dont on s'habille au moyen
âge, dont on s'éclaire, on se chauffe, on travaille,
au prix de la viande et du pain : à quel moment on a
inventé les besicles, les moulins à vent, la faïence,
les cheminées : comment les maisons étaient cou-
vertes2. Il voit la barque des pirates normands, les
provisions de « bière, de biscuit de mer, de fromage
et de viande fumée » avec lesquelles ils se mettaient
en route3.
Seuls les faits précis donnent une connaissance
claire : il aligne les détails caractéristiques, les
anecdotes singulières. Nous voici loin des historiens
qui ne distinguaient pas les Francs de Clovis de la
cour de Louis XIV : celui-ci saisit toutes les diffé-
rences des civilisations passées ; il les saisit avec
plus de vivacité que de sérénité. Il se moque ou
s'indigne de tant de siècles qui n'ont pas ressemblé
à son siècle.
1. XII, 53. Cf. XXXIX, 207.
2. XI, 275; XII, 55.
3. XI, 3U5.
VOLTAIRE HISTORIEN. 127
L'idée cosmopolite, à l'arrière -plan dans le
Louis XIV, passe ici au premier plan. Il n'y a pas de
peuple élu, pas de race supérieure : chaque société
à son tour collabore au développement humain.
L'auteur se propose de « rendre justice à toutes les
nations ».
Excluant le point de vue Providentiel, et tout
finalisme, il offre une conception rationnelle de
l'histoire. L'humanité s'est faite elle-même, à l'aven-
ture, lentement, sous la pression des instincts, des
besoins et des circonstances, qui pièce à pièce ont
formé les lois, les mœurs, l'industrie, les sciences,
et jeté çà et là un peu d'aise, de justice et de liberté,
parmi beaucoup de misères et de brutalités. Dans
cet ample mouvement, vu de haut, l'effort de l'indi-
vidu disparaît. Le grand homme, partout en scène
dans le Louis XIV, cède ici la place au hasard, et à
l'insensible déplacement des masses qui seul réalise
le progrès : on voit ici l'individu bien plus comme
produit que comme cause1.
Cependant l'histoire voltairienne est profondément
idéaliste. Sachant que la connaissance et le sentiment
sont les moteurs du déterminisme moral, il s'efforce
de donner à ses lecteurs l'image du passé qui peut
en faire les ouvriers de son idéal. Cet idéal se défi-
nirait bien une conception rationnelle des rapports
humains. L'expérience a révélé qu'il y a pour les
hommes des conditions générales de bonheur ou de
malheur Les conditions les plus certaines de mal-
heur, parmi celles qui ne viennent pas de la nature,
1. XII, 66.
128 VOLTAIIîE.
mais de l'homme, sont la guerre et le fanatisme. Des
millions d'hommes ont péri, depuis l'aube de
l'histoire, par l'ambition des rois et pour l'absurdité
des dogmes. Le remède est de désabuser les peuples :
moins éblouis et moins "crédules, c'est-à-dire plus
raisonnables, ils consentiront moins aisément à leur
misère.
Mais que le progrès de la raison est lent! Le sang
de l'historien bout quand il voit le tissu d'horreurs
et de sottises qu'est l'histoire. L'impatience le saisit.
11 en veut aux dupes, aux victimes de ehérir ou
d'adorer leurs tyrans. Sa colère s'exaspère quand il
regarde ses devanciers : depuis le chroniqueur
grossier des rois carlovingiens jusqu'au jésuite
discret, à l'académicien poli, les voilà tous, ou
presque tous, puérils, menteurs, serviles, à plat
ventre devant la force, glorifiant la fraude, le brigan-
dage, l'injustice, incapables de poser un regard
d'homme sur les rois et sur les prêtres : tous ou
presque tous appliqués à faire durer les erreurs qui
tiennent l'humanité sous le joug. Les yeux sur leur
récit, il le refait avec une ironie emportée, étalant
tous les faits qui éclairent « l'excès de l'absurde
insolence de ceux qui gouvernaient les peuples, et
1 excès de l'imbécillité des gouvernés. » A force de
souligner de sarcasmes tous les « crimes » des rois
et des prêtres, le public linira peut-être par com-
prendre et vouloir.
L'Essai est donc une œuvre d'ardent prosélytisme
humanitaire. Ce n'est pas qu'il ne songe à être juste.
même envers les rois et les papes1. Tout n'a pas été
1. XI, 309, 343; XII, 66, 353.
VOLTAIRE HISTORIEN. 12'J
sauvage dans les plus sombres époques. « Il faut
être bien maladroit pour calomnier l'inquisition. »
Les moines ont défriché, étudié, et les cloîtres ont
été dans des siècles barbares « une retraite assurée
contre la tyrannie ». Voltaire sait être pour les
Templiers contre Philippe le Bel ; et, prenant la lutte
du sacerdoce et de l'empire comme 111 conducteur
dans la confuse histoire du moyen âge, il sait voir
dans la papauté une force morale qui tient en échec
la brutalité militaire.
Cependant on ne saurait nier que son impatience
généreuse, son tempérament explosif ne lui aient
fait très souvent fausser l'histoire. De son propre
point de vue même, il devait être moins sévère à
cette pauvre humanité destituée de secours divin, et
qui, si péniblement, si douloureusement s'est élevée
de l'animalité à la raison. Chaque parcelle de moralité,
de justice et de liberté a été une conquête de l'esprit.
Le moindre progrès devait prendre de là pour lui un
prix infini; et si désireux qu'il fût d'exciter les
vivants à secouer les servitudes séculaires, il ne
devait pas prodiguer le sarcasme aux morts qui ont
eu plus de mérite à mettre dans leur barbarie quel-
ques principes de raison, que nous n'en avons actuel-
lement à les développer.
Il a trop constamment projeté dans le passé les
idées du présent ; il n'a pas vu que l'Eglise, main-
tenant force de réaction et d'oppression, a été pour
un temps une force de progrès et de libération. Il
a « réhabilité » les empereurs persécuteurs, comme
défenseurs de la société laïque; il a déguisé le mys-
tique .lulien en philosophe rationaliste. Il s'est fait
G. Lakson. — Voltaire. 9
130 VOLTAIRE.
une image flattée des musulmans, des Chinois, des
Hindous, de toutes les civilisations qui n'étaient pas
chrétiennes.
Encore ne faut-il pas pousser cette critique trop
loin. Les historiens romantiques ou religieux du
xixc siècle nous ont donné du moyen âge une image
idéale, qui est fausse. Il y avait dans la réalité de
quoi justifier Voltaire : l'impartial et saisissant tableau
de M. Luchaire le prouve. Mais il faut surtout bien
comprendre que si Voltaire a été trop sévère au
moyen âge, ce n'est pas tant par irréligion que par
rationalisme. Son irréligion s'est réjouie des idées
que son rationalisme lui imposait. C'étaient les
lumières du siècle, et non l'esprit antichrétien, qui
condamnaient le fanatisme, la brutalité, l'ignorance,
l'enthousiasme. Ni l'abbé de Saint-Pierre1 ni le
président Hénault2 n'osent excuser les croisades :
on pensera que l'esprit philosophique les a gâtés.
Mais le dira-t-on de l'abbé Fleury? Personne n'a
plus nettement condamné les croisades3. Le juge-
ment de ce chrétien raisonnable sur le moyen âge ne
diffère guère de celui de Voltaire. Les esprits éclairés
de formation classique, pieux ou impies, ne pou-
vaient être indulgents à ces siècles « grossiers ».
Dans l'état des sciences psychologiques, on ne
pouvait parler des phénomènes religieux, des mira-
cles, de Jeanne d'Arc et de saint François d'Assise,
comme l'historien même incroyant en parle aujour-
d'hui. Il n'y avait pas de milieu entre la crédulité
1. Goimiy, l'abbè de Saint-Pierre, 200.
■1. Hénault, éd. de 1768, p. 976-979.
!i. Disc, sur Vhitt. ecclés., 269, et tout le 6* Discours. — Cf.
aussi, sur le moyeu âge le 3* Disc.
VOLTAIRE HISTORIEN. 131
absolue et la négation absolue. Il fallait choisir entre
le surnaturel ou la fraude. Montesquieu, qui médit
de l'histoire de Voltaire, ne comprend pas Jeanne
d'Arc autrement que Voltaire '. L'hypothèse de la
fourberie pieuse est, au xvme siècle, le point de vue
réellement le plus raisonnable.
Voltaire est en complet accord avec la raison de
son temps : de ià le succès de son Essai qui, de 1753
à l'édition de Kehl, fut réimprimé au moins seize fois.
L'abbé Audra en lit pour les collèges un abrégé
expurgé, où il garda « les principes de raison et
d'humanité ». Jusqu'à la réaction catholique et
romantique du xixc siècle, c'est Voltaire qui fournit
aux esprits cultivés leur représentation de la marche
de la civilisation.
Il est superflu de dire que la méthode de Voltaire
ne suffit plus aujourd'hui. Mais elle marque une
étape dans le passage de l'histoire traditionnaliste à
l'histoire scientifique. Voltaire ne cherche pas hors
de l'histoire le sens de l'histoire. La certitude histo-
rique ne se mesure pas pour lui sur l'accord des
faits avec certaines idées dogmatiques : elle dépend
uniquement delà qualité des matériaux que l'historien
emploie. Son principe nous affranchit du respect de
ses erreurs, et nous ne sommes liés à ses solutions
qu'autant que nous voyons les documents leur donner
crédit. On ne discute plus le Discours sur V histoire
Universelle : on discute Voltaire, on le réfute. C'est
que son histoire admet les mêmes critériums que la
nôtre. Herder et Michelet, Thierry et Guizot ne
l'ont remplacé qu'en le continuant.
1. Pensées, II, 59 et 258.
Si Thierry avait pu être juste, il aurait remarqué que
la plupart des reproches qu'il faisait aux histoires
de France ne tombaient pas sur Voltaire : qu'on ne
trouvait dans l'Essai ni ces légendes niaises, ni cette
fausse couleur uniforme, ni ce « type abstrait de
dignité et d'héroïsme », dont il se plaignait tant, et
que si l'on n'y recevait pas la sensation, on y prenait
au moins l'idée de la différence des époques, des
variétés de races et d'institutions.
Après Bossuet, l'histoire était à créer : il ne reste
après Voltaire qu'à la perfectionner. C'est ce qui a
permis à Hetlner d'écrire que « toute la conception
moderne de l'histoire sort de l'Essai de Voltaire »
CHAPITRE Vil
VOLTAIRE AUX DELICES ET A FERNEY
« Il faut que des philosophes aient deux ou trois trous
sous terre contre les chiens qui courent après eux. »
« Tavernier..., interrogé par Louis XIV pourquoi il avait
choisi une terre en Suisse, répondit comme vous savez : Sire,
j'ai été bien aise d'avoir quelque chose qui ne fut qu'à moi12. »
Voilà dans quels sentiments Voltaire, échappé de
Berlin et bien escarmentado 3, loua à Monrion, sur
1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire et ses
ouvrages, 1825, 2 vol. — Desnoiresterres, t. V-VIII. — Perey et
Maugras, Voltaire aux Délices et à Ferney 1885. — Maugras,
Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, 1886. — L. Foisset, Voltaire
et le président de Brosses, 1858. — H. Tronchin, le conseiller
François Tronchin et ses amis, 1895. — E. Asse, Lettres de
M"'" de Graffigny, d'Epinay, Suard, etc. {sur leur séjour au-
près de Voltaire), 1878. — Zeilschrift fur front. Spr. und Litt.
(Stengel, Lettres de Voltaire et de Mm" de Gallatin au land-
grave de Hesse-Cassel), 1887, t. VII. — Revue de Paris, 1905
(H. Jullemier).
2. XXXIX, 198.
3. Cf. le nom de Scarmentado dans le conte écrit sans doute
en 1753.
la mi-côte entre Lausanne et le lac, une maison
abritée du vent du nord, pour les hivers. Et pour
les étés, il acquit au prix de 87 000 livres, près de
Genève, à Saint-Jean, une propriété qu'il baptisa
les Délices, d'où il voyait, d'un coup d'œil, « Genève,
son lac, le Rhône, une autre rivière (l'Arve), des
campagnes et les Alpes1 ». Un peu plus tard, comme
Monrion manquait de jardin et de poêles, il loua
à Lausanne, pour neuf ans, une grande et confor-
table maison dont les quinze fenêtres de façade
avaient la vue du lac et des Alpes de Savoie.
Un sentiment délicieux de tranquillité et de bien-
être se répandit dans son âme. Il regarda avec des
yeux charmés le décor élégant et grandiose du lac
encadré de montagnes; devant la beauté du paysage
alpestre il évoqua avec un enthousiasme inaccoutumé
les souvenirs héroïques de la liberté suisse. Il fut
soulevé jusqu'au lyrisme.
Mais il ne s'y attarda pas. L'action le ressaisit dès
qu'il se sentit en sûreté. Il bâtit, plante, jardine aux
Délices. Il fait saillir, hélas! en vain, ses six juments
par un trop vieil étalon danois. Il donne à dîner aux
personnes les plus distinguées du pays ; il reçoit tous
les voyageurs notables qui passent par Lausanne et
Genève, Palissot, Lekain, Mmes d'Épinay et du Bo-
cage, le philosophe anglais Gibbon, le jésuite italien
Bettinelli. Il se démène pour désavouer la Pucelle,
accable son secrétaire Collini de dictées et de copies,
remanie son Histoire Universelle, écrit une tragédie
chinoise, dispute contre la Providence et. Leibniz
1. XXXVIII, 390.
VOLTAIBE AUX DELICES ET A FERXEY. 135
sur le désastre de Lisbonne, se désole de la guerre
qui éclate en 1756, se raccommode avec le roi de
Prusse en lui gardant une dent, essaie de s'entre-
mettre pour le rétablissement de la paix, écrit aux
Anglais en faveur de l'amiral Byng, s'enrôle dans
Y Encyclopédie, chamaille avec Grasset, se brouille
avec Haller, va visiter l'électeur Palatin, pleure la
margrave de Baireuth, excite d'Alembert à faire
son article Gexeve pour Y Encyclopédie, à y louer
le christianisme raisonnable, le pur déisme des
modernes calvinistes, et à refuser aux pasteurs gene-
vois la rétractation que leur piété ou leur politique
réclame.
Le tracas qui se fait pour l'article Genève lui donne
à réfléchir. D'ailleurs il perçoit peu à peu l'incom-
patibilité d'humeur et de point de vue qui existe
entre les Genevois et lui. Lé Magnifique Conseil
défend aux citoyens et bourgeois de venir jouer ou
voir jouer des tragédies chez Voltaire, invite Vol-
taire à s'abstenir de dresser un théâtre sur le terri-
toire de la chrétienne république. Il en sera quitte
pour « faire l'histrion » à Lausanne chez lui, ou à
Monrepos chez le marquis de Gentil. Mais à Lau-
sanne, d'autres pointes du zèle calviniste le blessent.
Il revient donc sur la terre française. Il achète,
dans le pays de Gex, à une demi-heure de Genève,
la terre de Fernex (il écrira Ferney, comme on pro-
nonçait) ; il loue à vie, du Président de Brosses, le
comté de Tournay. Le voilà cette fois bien assuré,
les pieds de devant, comme il disait, à Lausanne et
et à Genève, ceux de derrière à Ferney et Tournay.
Il dressera ses tréteaux à Ferney, surtout à Tournay,
136 VOLTAIRE.
dans son entresol, narguant le Magnifique Conseil,
le Consistoire et tous les prédicants; et si le ciel
devient noir du côté de Paris ou de Versailles, une
petite promenade de ses chevaux le mettra de l'autre
côté de la frontière, faisant la nique au ministère,
au Parlement et à l'Eglise. Un seul moment, en 1765,
après la mort du chevalier de La Barre, il prendra
sérieusement peur, et aura la velléité très passagère
d'aller fonder une colonie de philosophes, une
« manufacture de la vérité », avec une imprimerie,
dans le pays de Clèves, qui appartenait au roi de
Prusse.
Depuis 1760, il réside ordinairement à Ferney. Il
s'y fait une installation opulente. Sa fortune est
immense et va toujours grossissant. Il a des fonds
dans le commerce et les banques1, à Cadix, à Leipzig,
à Amsterdam. Mais il place surtout ses capitaux dis-
ponibles en rentes viagères, à des taux élevés que lui
assurent son âge et son « visage blême 2 » : il a pour
débiteurs des seigneurs de France et des princes
allemands, le maréchal de Richelieu, l'électeur
Palatin, le duc de Wurtemberg : payeurs négligents,
qui finissent pourtant par payer, avec qui on arrive
à ne pas perdre plus qu'avec les juifs et les ban-
quiers, et qui acquittent l'intérêt de leurs retards en
réclame et en protection. Le notaire de Voltaire dit
à Collé en 1768 que son client possède 80000 livres
de rentes viagères, 40000 livres de bien-fonds et
60 000 livres de valeurs en portefeuille. En 1775,
1. XXXVIII, 189.
2. Collini, Mémoire»,
VOLTAIRE AUX DELICES ET A FEKNEY. 137
un état authentique accuse 177 000 livres de rentes,
outre 235 000 livres de rentrées attendues.
La dépense à Ferney est énorme. Le château que
Voltaire a bâti est petit, mais élégant. Le train est
considérable; outre le personnel ordinaire, les jours
de représentation, il faut donner à souper à soixante
ou quatre-vingts invités. En 1768, après une réforme
énergique de son état de maison, Voltaire établira le
budget de Ferney à 40 000 livres par an, pour
l'entretien de douze chevaux et de soixante per-
sonnes.
Les hôtes habituels de Ferney sont la grosse
Mme Denis !, qui passe son temps à se disputer et à
se raccommoder avec son oncle2, le fidèle secrétaire
Wagnière, qui a succédé à Collini, et auquel en 1763
est adjoint le copiste Simon Bigex, le Père Adam,
un jésuite que Voltaire a recueilli et qui fait sa partie
d'échecs. C'est, de 1760 à 1763, l'arrière-pctilc-nièce
de Corneille, la noiraude Marie, laide avec de beaux
grands yeux noirs, qu'il élève et dote; plus tard,
Mlle de Vari court, « belle et bonne », qu'il ne dote
pas parce que le marquis de Villelte, qui l'épouse,
est très riche et ne veut pas d'argent.
Toujours quelque étranger est en résidence à
Ferney pour des semaines ou des mois : c'est l'autre
nièce, Mme de Fontaine, et le marquis de Florian
avec qui elle se remarie, et le joli « Florianet ». C'est
le cousin Daumart, mousquetaire du roi, ou le souple
Ximenès, ou le petit La Harpe et sa femme, ou le
pauvre Durey de Morsan après sa ruine. C'est le
1. Lettres de Mm° de Gra/p'gny, etc., 2C3.
2. XXXVTTI, 186-187.
138 VOLTAIRE.
duc de Villars, grand tragédien. Une foule de Gene-
vois sont habitués chez Voltaire, vont et viennent
sans cesse de la ville à Ferney : plus familiers sou-
vent qu'amis : tous les Tronchin, le ménage Rilliet,
les deux Cramer, Mme Gallatin, Huber, le spirituel
découpeur de silhouettes qui souvent faisaient
enrager le patriarche; et n'oublions pas « M. le for-
nicateur Covelle ».
Et que de visiteurs de tout état, de toute nation !
Voltaire est une curiosité européenne qu'il faut avoir
vue. Ferney est le pèlerinage des esprits libres et
des âmes sensibles. On y voit défiler Dalembert,
Turgot, l'abbé Morellet, le musicien et valet de
chambre du roi Laborde, le chevalier de Boufflers,
Chabanon, Grétry, les Anglais Sherlock et Moore,
le prince de Brunswick, le landgrave de Hesse,
Mme Suard, le marquis de Villette : que d'autres,
qu'on ne finirait pas d'énumérer. C'est une déclara-
tion de principes, et un affront personnel, quand le
comte de Falkenstein, le futur Joseph II, ne daigne
pas se détourner de sa route vers Ferney.
Quelques visiteurs nous ont laissé leurs impres-
sions. Ils nous font voir ce long vieillard décharné,
aux yeux étincelants, enveloppé de sa robe de
chambre de perse, ou bien, les grands jours, en
noble habit mordoré avec une grande perruque et des
manchettes à dentelles qui lui descendent jusqu'au
bout des doigts : propre, droit, sec, vif, sobre, ne
prenant que quelques tasses de café à la crème, tou-
jours mourant et toujours se droguant, travaillant
au lit une partie de la journée et y recevant des
visites; très seigneur de village, entêté de ses droits
VOLTAIItE AUX DÉLICES ET A FERNEY 139
et honneurs, propriétaire jusqu'au fond de l'âme, lier
de ses bâtiments, de ses plantations, de son trou-
peau, de son église, passionné pour le placement
des montres ou des bas de soie de ses manufactures :
majestueusement gracieux aux amis et aux vassaux
qui célèbrent ses anniversaires avec des arcs de
triomphe, des feux d'artifice, et des vers encen-
seurs ; toujours fou de théâtre, de vers, et d'esprit,
causeur délicieux, d'une gaieté charmante; mais
capricieux, fantasque, irritable, despote; large à qui
le cajole, lésineur ou chicaneur avec qui le prend de
travers, marchandant opiniâtrement un couteau de
chasse, ou plaidant contre le président de Brosses
pour quelques moules de bois qu'il enrage d'avoir
enfin à payer, tracassier, taquin, intrigant dans les
affaires genevoises, et ravi de se moquer de tout le
monde; toujours mordu et mordant, traînant après
lui une meute d'ennemis qu'il grossit à plaisir,
Fréron, La Beaumelle, Chaumeix, les Pompignan,
Nonnotte, Patouillet, Larcher, Cogé, n'étant jamais en
reste et voulant toujours avoir le dernier, pour les
coups de gueule et pour les coups de dents, tour-
menteur diabolique du malheureux Jean-Jacques
qu'il serait prêt à recueillir chez lui, égratignant à tout
propos le grand Montesquieu qu'il a défendu de son
vivant, inlassablement attaché aux mollets des gens
qu'il déteste, et parfois de ceux qu'il ne déteste pas,
n'en voulant pas toujours à ceux qu'il crible de ses
mortels sarcasmes, ramené souvent par une avance,
un bon procédé, et se réconciliant avec Trublet,
avec Buffon : sans rancune même contre les amis
ou les protégés qui le trahissent, qui le volent,
140 VOLTAIRE.
pourvu qu'ils ûe soient point fiers : en guerre avec
son curé et son évêque, et tout amusé de commu-
nier par-devant notaire pour leur faire pièce : point
méchant au fond, ni avare; serviable, libéral, géné-
reux même à ses nièces et à Marie Corneille,
hébergeant, secourant, défendant, patronnant je ne
sais combien de gens, réconciliant Champflour fils
avec Champflour père, assurant le transport d'un
petit Pichon ou le mariage d'une fille engrossée
du même entrain dont il mène l'affaire Calas ou
la guerre à Fréron : gamin de Paris, et enfant gâté
au possible, tout amour-propre et tout nerfs, et ne
faisant à personne par ses folies autant de tort qu'à
lui-même1.
De son petit royaume de Ferney, il échange des
vérités et des coups de griffe avec Frédéric qu'il
connaît comme il en est connu, de la philosophie et
des compliments avec l'impératrice Catherine dont
il est un peu la dupe dans les affaires de Pologne. Il
fleurette avec toute sorte de rois et de princes. Il est
politiquement en coquetterie avec la cour de France ;
il cajole la Pompadour tant qu'elle vit, sans soup-
çonner l'incurable blessure qu'il lui a faite par une
phrase de la dédicace de Tancrède. Il tire tout ce
qu'il peut de son vieil et peu sûr ami le maréchal
de Richelieu comme aussi des ministres qui pas-
sent; il les paye largement en adulations, Babet la
bouquetière, c'est-à-dire le cardinal de Berois, et
puis le duc de Choiseul, et puis le duc d'Aiguillon
et Maupeou, et enfin Turgot, le vrai ministre selon
1. Cf. Asse, Lettres de Mme de Graffigny, p. 247-483, et Bibl.
nat., ms. 15 285, le carnet de Voltaire, notamment p. 21.
VOLTAIRE AUX DELICES ET A FERNEY. 141
son cœur, le seul dont il ne dise aucun bien qu'il
ne pense. A tous, il ne demande pas seulement une
protection, des faveurs pour lui, pour Ferney et
pour les philosophes : il veut des réformes, il
les excite et les soutient dans toutes celles qu'ils
tentent.
Voilà le spectacle que, des Délices et de Ferney,
pendant vingt-trois ans, Voltaire offrit à l'Europe
tour à tour enthousiaste ou scandalisée, et toujours
amusée. Pendant vingt-trois ans il réussit ce miracle
d'être la nouvelle du jour, de fournir l'actualité,
bouffonne ou sérieuse et surtout imprévue, qui
occupe le public : ses Pâques ou ses coliques, Tan-
crède ou la Pucelle, l'adoption de Marie Corneille,
ou une lettre au roi de Prusse, le renvoi ou le
rappel de Mme Denis, un généreux effort pour
Calas ou La Barre, un débordement de facéties
injurieuses sur La Beaumelle ou Jean-Jacques, tout
l'exquis du bon sens et de l'humanité, ou toute
l'énormité de l'ordure et de l'impiété, de tout cela
chaque jour quelque chose, et jamais deux jours
de suite la même chose. Pendant vingt-trois ans
Voltaire fut le grelot le plus sonore de l'Europe.
A coup sur, le bruit lui était doux, la popularité
nécessaire. Il ne s'inquiétait pas qu'il y eût un peu
de mépris dans le rire de la galerie : il n'avait pas
l'armature de moralisme, la carapace de dignité qui
font garder aux plus ambitieux, aux plus vains des
postures décentes. Ayant la gloire de l'esprit et de
la bienfaisance, il ne dédaignait pas celle des contor-
sions et des grimaces. Mais dans toutes ses arlequi-
nades, il avait son idée qui ne le quittait pas plus que
l'amour-propre. Il voulait améliorer l'ordre social.
De 1755 et surtout de 1760 jusqu'à sa mort, il
n'écrivit pour ainsi dire pas une page qui ne fût la
critique d'un abus, la recommandation d'une réforme,
une sollicitation au gouvernement ou au public pour
l'une ou contre l'autre. A quatre-vingts ans il était
aussi enragé qu'à soixante. Il faut être bien partial
pour ne pas voir ce qu'il y a de conviction profonde
et désintéressée dans ses principales attitudes.
Il était revenu d'Allemagne au moment où la
nation éclairée désespérait enfin du roi et de la cour,
et devenait impatiente du mal social; où se montait
la machine de guerre de Y Encyclopédie, autour
de laquelle la libre pensée s'organisa en parti; où,
à côté des anciennes factions religieuses, jansé-
nistes et défenseurs de la constitution Unigenitus, se
groupaient des hommes qui travaillaient à répandre
les lumières et à augmenter le bien-être général, phi-
losophes, économistes, patriotes; où toutes les voix
individuelles de raison et de liberté étaient assurées
d'éveiller de larges échos dans tous les états et
toutes les provinces; où les hommes qui avaient le
talent d'exprimer se sentaient de plus en plus sou-
levés, poussés par la foule qui les écoutait.
Les forces de conservation sont grandes : plus
que la cour, irrégulière et inconséquente, la Sor-
bonne et le Parlement de Paris opposent à la « rai-
son » une résistance dont la condamnation de la
thèse de l'abbé de Prades (1752), celles de Y Esprit
(1758) et de Y Emile (1762), la suppression^ la sus-
pension de Y Encyclopédie (1752 et 1758), la censure
de Bélisairc (1767) sont les épisodes principaux.
VOLTAIRE AUX DELICES ET A FERNEY. 143
Voltaire se jette fougueusement dans la mêlée. Il
est « celui qui rit de toutes les sottises qui sont fri-
voles, et qui tâche de réparer celles qui sonl
cruelles1 ». Détrompé, il voulait détromper les
autres, et il bouillait d'impatience à l'idée que le
progrès pouvait bien mettre deux ou trois cents ans
à se faire 2. Il se battit, non point héroïquement,
mais obstinément , cherchant à obtenir le plus
d'effet possible avec le moins de risque. 11 connais-
sait le terrain et l'ennemi, et se montra un merveil-
leux tacticien.
Il savait qu'il n'y avait ni privilège ni permission
tacite à espérer. L'impression clandestine, en
France ou à l'étranger, et surtout à Genève, lui
ôtait le tracas de la censure; mais c'étaient tous les
hasards de la contrebande et du colportage en
fraude : des peines sévères menaçaient les auteurs,
libraires et colporteurs. On ne prenait presque
jamais que ceux-ci : et c'était pour ces pauvres
diables le carcan, les galères et la marque. L'écri-
vain qui se laissait prendre pouvait s'en tirer par
une rétractation humiliante : il eût été imprudent de
toujours compter sur cette ressource.
Voltaire se déroba. Sa position sur la frontière,
l'anonymat, les pseudonymes, les désaveux cou-
vrirent sa personne. La forme de la justice s'arrêtait
devant des dénégations qui ne trompaient pas le
public et l'amusaient.
Pour paralyser les mauvaises volontés, pour pré-
venir les lettres de cachet toujours possibles, pour
1. XLIII, lo'i.
2. XXV, 344, 318; XXVI, 95.
assurer une circulation un peu plus libre à ses bro-
chures, il cultiva ses amitiés de cour, Bernis et
Ghoiseul, Richelieu, Villars et La Vallière ; il s'en
para pour intimider le zèle des subalternes . Il
n'avait guère besoin de Malesherbes, directeur de
la librairie, et des censeurs; mais il tâchait d'être
bien avec les lieutenants de police, les intendants,
les directeurs des postes, les commis. Le contreseing
officiel de Damilaville, premier commis au ving-
tième, préserva pendant des années la correspon-
dance de Ferney des curiosités de la poste. Il eut
enfin pour complices tout le public, tous les voya-
geurs retournant de l'étranger, les ambassadeurs et
leurs gens, les officiers, qui arrivaient à Paris leurs
valises pleines de rogatons voltairiens ', avant que
le nommé Huguet et la femme Léger en fussent
fournis pour la distribution clandestine.
Tant qu'il avait le public pour lui, il était sûr de
venir à bout de tous les pouvoirs spirituels et tem-
porels. Et ce public, il savait par où le prendre :
public intelligent et léger, curieux et blasé, qu'un
rien rebutait, un rien amusait, de goût étroit et
délicat, d'attention faible, qu'il fallait sans cesse rete-
nir et piquer. Il lui servit tous les jours pendant
vingt-trois ans le ragoût d'esprit, de satire, de badi-
nage, de polissonnerie dont il était nécessaire de
lui assaisonner les idées.
Surtout, il fit clair, court et vif. Plus de grands
ouvrages . De petits in-douze , des brochures de
quelques feuilles. « Jamais, disait-il en pensant à
1. Ann. J.-J. Rousseau, t. I, p. 129.
VOLTAIP.E AUX DELICES ET A FERXEY. 145
l' Encyclopédie, vingt volumes in-folio ne feront de
révolution : ce sont les petits livres portatifs à
trente sous cpii sont à craindre. Si l'Evangile avait
coûte 1200 sesterces, jamais la religion chrétienne
ne se serait établie1. » Ces petits pâtés, ces roga-
tons portatifs, insaisissables, digestifs, excitants,
sortent de la fabrique de Ferney pendant vingt-trois
ans : il en vient de toutes formes, sur tous sujets,
en vers, en prose, dictionnaires, contes, tragédies,
diatribes, extraits sur l'histoire, sur la littérature,
sur la métaphysique, sur la religion, sur les sciences,
sur la politique, sur la législation, sur Moïse et sur
des colimaçons, sur Shakespeare et sur des billets
souscrits par un gentilhomme. En réalité, si chères
que lui soient les belles-lettres et la poésie, elles ne
surit plus qu'un moyen pour lui. Les tragédies, les
vers servent à la propagande des idées.
Il répète, il rabâche. Il Le sait, et il recommence.
Lue idée n entre un peu dans le public qu'à force
d'être redite. Mais il faut varier la sauce pour pré-
venir le dégoût. Il y excelle.
Il a toutes les qualités, avec beaucoup des défauts,
du journaliste : par-dessus tout, le flair de l'actualité,
la voix qui porte, qui fixe l'attention au travers de la
clameur confuse de la vie. Ce n'est pas assez de dire
que Voltaire esl un journaliste, il est, à lui seul, un
journal, un grand journal. Il lait tout, articles sérieux,
reportage, échos, variétés, calembours : il brasse et
mêle tout cela dans ses petits écrits. C'est un jour-
nal, mais aussi une revue, une encyclopédie; toutes
1. 5 avril "
G. Lassos. — Voltaire. 10
146 VOLTAIRE.
les fonctions de vulgarisation, de propagande, de
polémique et d'information, sont rassemblées indi-
vises entre ses mains. Ce vif vieillard est toute une
presse, toute une bibliothèque populaire.
Enfin, par son innombrable correspondance, qui
atteint toutes les conditions et tous les pays — roi
de Prusse, impératrice Catherine, princes allemands,
gentilshommes russes ou italiens, penseurs anglais,
ministres, courtisans, provinciaux, magistrats, comé-
diens, abbés, gens de lettres, administrateurs, négo-
ciants, avocats, femmes du monde, — par ces milliers
de lettres dont il n'est pour ainsi dire pas une qui
ne contienne un compliment pour l'amour-propre,
une drôlerie pour l'amusement et une pensée pour
la réflexion, Voltaire intéresse personnellement au
succès de sa propagande je ne sais combien d'indi-
vidus. Il en fait les colporteurs volontaires et insai-
sissables de ses idées. Il assure, il double par sa
correspondance l'effet de ses brochures.
CHAPITRE VIII
L'ART DE VOLTAIRE : CONTES, DIALOGUES
FACÉTIES1
Les petits livres portatifs à trente sous que Vol-
taire jette dans le public pour changer le monde, se
présentent sous toute sorte de formes. Laissons les
ouvrages en vers et les histoires : dans la masse cpii
reste, nous distinguons des ouvrages où la fiction
artistique disparait à peu près, dissertations, traités,
diatribes, articles de journaux, recueils de pièces,
éditions de textes, extraits et commentaires. La cri-,
tique et la propagande s'y font directement, sans
autres voiles que les ironies et les sous-entendus que
Thumeur voltairienne et l'absence de liberté de la
presse imposent. Les plus importants écrits de cette
série prennent la forme commode de Dictionnaires :
c'est le Dictionnaire philosophique portatif, conçu
dans un souper de Potsdam, et qui paraît en 1764,
petit in-8° de 73 articles où le vollairianisme s'est
t. G. Lanson, l'Art de la prose, 1909, in-18.
réduit en un « consommé » substantiel et léger Ce
sont les Questions sur V Encyclopédie, neuf volumes
qui s'impriment de 1770 à 1772 et qui apportent en
378 articles un renfort énergique aux in-folios trop
souvent timides de Diderot.
Les livres les plus utiles, disait Voltaire, sont ceux dont les
lecteurs font eux-mrmes la moitié : ils étendent les pensées
dont on leur présente le germe •.
Voici quelques-uns de ces germes qu'il destinait à
lever dans les esprits :
La politique dans tous les temps conserva les abus dont
se plaignait la justice.
Il ne suffit pas qu'une chose soit possible pour la croire.
En général, l'art du gouvernement consiste à prendre le
plus d'argent qu'on peut à une grande partie des citoyens
pour le donner à une autre partie.
L'histoire n'est autre chose que la liste de ceux qui se
sont accommodés du bien d'autrui.
La foi consiste à croire ce que la raison ne croit pas.
Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse, on lui dit :
Est-il possible que vous déshonoriez la dignité de chanoine?
On fait souvenir un homme de robe qu'il a l'honneur d'être
conseiller du r0i, et qu'il doit l'exemple. On dit à un soldat
pour l'encourager : Songe que tu es du régiment de Cham-
pagne. On devrait dire à chaque individu : Souviens-loi de
ta dignité d'homme.
Un pendu n'est bon à rien.
La véritable charte de la liberté est l'indépendance sou-
tenue par la force. C'est avec la pointe de 1 epée qu'on signe
les diplômes qui assurent cette liberté naturelle.
0 philosophe ! les expériences de physique bien constatées,
les arts et les métiers, voilà la vraie philosophie 2.
Ce sont de telles petites phrases lumineuses, au
milieu des collections de faits, des anecdotes, des
1. T. XVII, p. 2.
2. T. XVII, p. 47, 253, 358, 417; XIX, 475; XX, 54,456, 553,
L ART DE VOLTAIRE. 149
bouffonneries, des ordures, ce sont elles qui impres-
sionnent la raison du lecteur. Elles s'y fixent. Elles
donnent un critérium pour le jugement, un prin-
cipe pour l'action. Elles font voir la vie sociale
dans un certain jour. Elles entrent l'une après
l'autre , aisément , sans qu'on y fasse effort : ce
n'est pas un système qu'on s'assimile laborieu-
sement, c'est un esprit dont on est peu à peu
imprégné.
Dans une autre partie des petits livres de la
fabrique voltairienne, l'idée se revêt de fiction artis-
tique, ce sont les contes, dialogues et facéties. Dans
ces genres légers, libres et sans règles de la prose,
Voltaire, plus que dans aucun genre poétique, se
révèle, entre soixante et quatre-vingts ans, un
grand, puissant, et original artiste.
Il recueille et filtre toutes les traditions et les for-
mules du conte philosophique, social, satirique,
allégorique, oriental et féerique, français ou anglais.
Téléinaque et Gil Blas, Angola et le Sop/ia, les
Mille et une nuits et leurs analogues, Hamilton et
Duclos, les Lettres persanes et les apologues du
Spectateur, le Conte du Tonneau et les Voyages de
Gulliver : toutes sortes de formes et d'éléments
d'art s'amalgament et se concentrent dans les contes
de Voltaire, qui sont d'un tour si personnel. Zadig
est fait de matériaux de folklore qui lui sont par-
venus par les voies les plus diverses, l'Arioste et
Boccace, Thomas Parnell, récits arabes, persans,
chinois. Dans Micromégas s'exercent les suggestions
de Cyrano de Bergerac, de Swift, et surtout de
Fontenelle.
150 VOLTAIRE.
La forme favorite de Voltaire est celle du voyage
combinée avec la biographie : il conte une vie, qu'il
promène à travers le monde. Enlèvements, pour-
suites, reconnaissances, enchantements, géographie
fabuleuse, nations de l'Asie, de l'Amérique et de
l'Europe, fées, génies, animaux fantastiques, talis-
mans, antiquité et temps modernes, revues de
toutes les civilisations et de toutes les conditions,
actualités et fantaisies, ton impertinent, persifleur,
épigrammatique, égayé de bouffonneries et de gra-
velures, courts chapitres, titres piquants et qui
réveillent : c'est un mélange unique et savoureux.
Tantôt la satire s'éparpille, et le conteur fait feu sur
tous les ennemis, croyances et personnes, que le
souple tracé de sa fiction met sur son chemin : ainsi
dans Zadig, Scarmentado, V Ingénu, la Princesse de
Babylone. Tantôt il suit un dessein ferme, et se pro-
pose la démonstration ou la réfutation d'une idée :
tels sont Micromégas, Candide, YHisloire de Jenny.
Alors tout le roman fait balle contre l'idée que l'au-
teur a prise pour cible : l'invention, rigoureuse et
disciplinée, ne met en ligne que des figures, des
actions, des péripéties, qui servent à la thèse.
Candide est le modèle de cet art. Elargissant le
cadre de Scarmentado, y versant toute sa connais-
sance de la vie et de l'histoire, depuis ses impres-
sions de voyage en Westphalie jusqu'à ses travaux
de jardinier aux Délices, depuis ses démêlés méta-
physiques avec le Wolfien Martin Kahle jusqu'aux
recherches de son Essai sur les mœurs, il applique le
conte au débat que le désastre de Lisbonne a renou-
velé, à la ruine de la Providence dont, après son
L ART DE VOLTAIRE. 151
Poème, Jean-Jacques Rousseau a encore osé prendre
la défense dans la lettre qu'il lui a adressée. Candide
sera, mieux que le livre de l'abbé Bazin, la philo-
sophie de r histoire universelle.
Le but est de démolir l'optimisme. Il se présen-
tera donc dans sa forme la plus ridicule, dans
l'outrance et le jargon de la métaphysique alle-
mande : on le prendra dans Leibniz, et non dans
Pope, auquel la pensée de Voltaire allait naturelle-
ment ' : la raison d'art écarta l'Anglais, trop clair et
sensé.
Il n'y a que les faits qui prouvent; le héros sera
donc la victime ou le témoin de tous les maux qui
touchent l'homme, maux de l'institution sociale,
maux des passions humaines, maux de la nature :
guerres et autodafés, viols et vols, maladies et trem
blements de terre. Candide ira d'Europe en Amé-
rique, connaîtra la richesse et la pauvreté, entendra
le cri des rois, des moines et des filles. Tout le monde
est malheureux, tout le monde se plaint. Un seul
pays heureux, et il n'existe pas; c'est l'Eldorado.
Tout le monde se plaint, mais personne ne se tue.
La vie est mauvaise? non pas, puisqu'on la supporte.
Elle est médiocre et tolérable. Il y aura donc de
bonnes gens, du bien, de l'humanité, de l'honnêteté,
même un peu de bonheur, ou du moins de douceur
et de repos, épars à travers le défilé des misères et
des vices, assez pour barrer la route au pessimisme
sans relever l'optimisme. Tout système est faux. Ni
bénédiction, ni désespoir. La vie n'est pas bonne,
I. XXXVIII, 512, 513.
M \ - i*M ■
elle peut être améliorée. Gomment? par le travail,
mais par le travail social, par l'effort en commun où
chacun trouve son compte. Raisonner sur la métaphy-
sique ne sert à rien : l'action pratique doit se subgti^
tuer àla creuse spéculation. Il faut cultiver notre jardin.
Voilà la conclusion, modérée, courageuse et
claire, qui se prépare tout le long du conte, et qui
est mise en lumière par les derniers épisodes, par
la rencontre du bon Turc, par la réunion finale des
principaux personnages dans la petite métairie des
bords du Bosphore, où même le moine devient utile
à la communauté.
Candide n'est ni désolant, ni désolé, ni purement
négatif et critique : c'est la parabole essentielle de
la philosophie voltairienne qui tend toute à l'aug-
mentation du bien-être.
Pas un chapitre, pas un épisode, pas une
silhouette qui ne découvre l'illusion ou le mensonge
de l'optimisme, et, à mesure que le dénouement
approche, l'utilité de l'action sociale. Les faits sont
circonstanciés si clairement qu'ils font eux-mêmes
saillir l'idée dont ils sont le symbole. Leur puissance
démonstrative est en raison directe de leur netteté
pittoresque ou comique.
C'est un lieu commun de dire qu'il n'y a pas de
psychologie dans Voltaire. On a raison, si, par psy-
chologie, on entend l'invention de Racine ou de
Marivaux. Voltaire, comme Lesage, est moraliste
plus que psychologue. Il utilise la psychologie faite
pour construire les bonshommes composés de sen-
timents niovejis ou possédés de manies intense*
dont ses thèses ont besoin.
L ART DE VOLTAIKE.. 153
Il est artiste plus que psychologue, et c'est par là
justement qu'il enrichit la psychologie. Il n"aiialvse
pas des caractères, il dessine des silhouettes.
Chacun des fantoches qui vont à la chasse au
bonheur est saisi en son attitude expressive, qui
révèle le ressort dont il est mu. Chacun a le pli,
l'accent de son état ou de sa nation. Leurs noms
révèlent leurs races : la marquise de Parolignac,
Yandèrdendur, le baron de Thunder-ten-tronckh,
don Fernando d'Ibaraa y Figueroa y Mascarenes y
Lampourdo y Souza, etc. Toutes les idées que Vol-
taire se fait de la société et des parties qui la com-
posent, des gouvernements, de la religion et des
mœurs des divers pays, s'inscrivent dans les croquis
dont il remplit ses contes, déterminent le choix des
actes et des propos qui expriment ses personnages.
Il distingue l'Anglais, l'Italien, l'Allemand, le Fran-
çais-, le Turc, comme l'anabaptiste et le calviniste,
le jésuite et le capucin, l'officier et le négociant.
La psychologie des professions et la psychologie'
ethnique sont très observées et précises chez lui.
Les actions, comme les caractères, ne se présentent
pas dans des formes abstraites et générales. Elles
se réalisent en particularités locales. Nous savons
les menus des repas que fait Candide dans tous les
pays de l'ancien et du nouveau continent, du pain
avec de la bière en Hollande, au Paraguay du
jambon et du chocolat, en Italie des macaronis, des
perdrix de Lombardie, des œufs d'esturgeon,
arrosés de Montepulciano et de Lacrvma-Christi, en
Turquie des sorbets, du kaimak piqué d'écorce de
cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons,
des ananas, des dattes, des pistaches, et du café de
Moka : sans parler des perroquets et des singes
rôtis qu'on déguste en Eldorado.
Les bonshommes de Voltaire payent, selon les
lieux, en écus, en louis, en sequins, en piastres, en
maravedis, enpistoles, en moyadors, en livres sterling.
Leur voiture est tirée en Espagne par des mules
attelées de cordes; en Angleterre, ils courent en
chaise de poste; ils vont de Paris à Versailles en pot
de chambre. Les caractéristiques des pays sont rapi-
dement indiquées, le morcellement féodal de l'Alle-
magne, la désolation fiévreuse de la campagne
romaine.
Mais le réalisme pittoresque de Voltaire n'est que
la transposition du sensualisme dans l'art : sa fin,
est de procurer des idées justes. Il est soumis à la
pensée philosophique qui crée l'œuvre, et demeure
ainsi profondément symbolique. Tous ces petits
traits, ces circonstances dessinent la chose et, avec
la chose, le jugement de la « raison » sur la chose.
Ils la déforment pour mettre dans son image la réac-
tion de l'esprit de l'auteur ou le rapport à la thèse.
Ces légers croquis sont des charges. La pitié même
et l'indignation se traduisent en sarcasmes, en bouf-
fonneries. L'art mondain de donner des ridicules
est mis au service de la philosophie. Toutes les
misères de l'homme et du monde sont traduites
devant l'intelligence et apparaissent en sottises :
sûre tactique pour révolter des esprits clairs contre
les causes de la souffrance sociale. Les romans de
Voltaire sont des démonstrations du progrès par
l'absurde. n ,
L ART DE VOLTAIRE. 155
Le dialogue et la facétie entrent dans l'œuvre de
Voltaire vers 1750. C'est en juin 1751 qu'il discute
les mérites de Fonlenclle et de Lucien : il veut que
le dialogue soit naïf, vrai, utile1. Il ne se borne pas
aux dialogues des morts. Il fait revenir les morts
parmi les vivants, et Tullia, fille de Cicéron, se pré-
sente à la toilette de Mme de Pompadour. Il fait
converser des gens de tout état et de toute nation,
même une fois des animaux, le chapon et la poularde.
La facétie est un monologue, une lettre, ou un
dialogue, ou une série de monologues, lettres ou
dialogues, qui s'encadre dans une fiction fantaisiste
ou bouffonne. La critique littéraire, la satire person-
nelle, et la satire des mœurs avaient mis à la mode
ces formes libres : après Saint-Hyacinthe, Desfon-
taines, La Mettrie, etc., Montesquieu avait consacré
cette bagatelle par sa Très humble remontrance d'une
jeune juive de dix-huit ans aux inquisiteurs d'Espagne
et de Portugal.
Addison et Swift avaient été maîtres dans ce
genre d'inventions humoristiques. Voltaire les avait
bien lus; et vers 1759 il se reprit à aimer Rabelais
que jadis il avait un peu méprisé2. Mais il demeura
original : cette partie de son œuvre ne ressemble
qu'à lui.
Il multiplia avec une intarissable gaieté, avec une
jeunesse étonnante d'imagination, ces rogatons, ces
petits pâtés, qui faisaient digérer ses idées aux
esprits les plus dégoûtés et les plus frivoles. Ce
sont des lettres, des discours, des sermons, des
1 XXXVJl, 284.
2. XXII, 174. VIII, 577. XXVI, 469, 491. XL, 192, 350.
156 VOLTAIRE.
plaidoyers, des édits, des mandements, des brefs,
des extraits de journaux, des conversations, des rela-
tions, des biographies, des anecdotes : parfois tout
se mêle étrangement, comme dans les Questions sur
les miracles ou le Pot Pourri; parfois toute la fan-
taisie se ramasse dans un titre piquant.
Car le titre, en cette affaire, est capital : il faut
qu'il réveille, qu'il attire.
Plaidoyer pour Genest Ramponeau, cabaretier à la
Courtille, prononcé contre Gaudon, entrepreneur d'un
théâtre des Bouleverts.
La Canonisation de Saint Cucup.it, frère d'Ascoli,
et son apparition au sieur Aveline, bourgeois de
Troyes, mise en lumière par le sieur Aveline lui-même.
A Troyes, chez M. et Mme Oudot.
Il n'y a rien chez Voltaire de plus exquis que
beaucoup de ces bagatelles. C'est un mélange unique
de folie et de raison, de fantaisie effrénée et de vérité
fine. Le masque est pris et rejeté avec aisance. L'art,
cette fois, est libre, sans entrave de règles. Seul
persiste le goût qui retient la goguenardise, la canail-
lerie, la polissonnerie dans le ton de la bonne com-
pagnie, de la bonne compagnie de 1760. C'est leste,
effronté souvent, jamais débraillé, toujours élégant.
L'art, dans ces dialogues et facéties, est de filtrer,
simplifier les questions, de les réduire à quelques
faits lumineux, à quelques formules décisives.
Toutes les difficultés, toutes les objections sont
volatilisées, ridiculisées. Voltaire excelle à trouver
la petite phrase qui réfute en énonçant, à la faire
échapper ingénument de la bouche du personnage
dont elle détruit ou démasque la prétention.
L ART DE VOLTAIRE. 157
Nous serions les maîtres, sans ces coquins de gens d'esprit. —
Tous les gens qui raisonnent sont la perte d'un État '.
Nous aimons à prêcher, parce qu'on loue les chaises -.
Je me serais battu contre lui, si je m'étais senti le plus
fort3.
Rien n'est souvent plus convenable que d'aimer sa cousine,
on peut aussi aimer sa nièce. Mais il en coûte 18 000 livres,
payables à Rome, pour épouser une cousine et 80 000 francs
pour coucher avec sa nièce en légitime mariage*.
Dans les courts dialogues, comme le Plaideur et
l'Avocat ou les Anciens et les Modernes, Voltaire ne
s'écarte pas : toutes les phrases vont au but, et
chaque mot fait argument. Dans les amples conver-
sations, comme celle de Y Intendant des Menus en
exercice avec l'abbé Grizel sur l'excommunication
des comédiens, l'allure est plus libre, en apparence
plus capricieuse. De Louis XIV dansant ou de
Marie-Thérèse chantant sur le théâtre, on passe aux
enterrements de Molière et de la Lecouvreur, aux
sorciers, aux invectives de l'Evangile contre les
financiers, à l'histoire de l'Eglise, à l'excommuni-
cation des rois, à l'intolérance des convulsionnaires
et des fanatiques, à la prépondérance du pouvoir civil,
aux contradictions des mœurs des Welches, à toutes
leurs sottises, à leur vraie supériorité parmi les
nations, qui est dans l'art dramatique; et la conclu-
sion se fait aux dépens du bâtonnier des avocats
qui avait fait brûlerie mémoire des comédiens.
C'est l'allure d'un chapitre de Montaigne. Mais
toutes las digressions sont des suppléments de
1. XXIII, 272 et 273.
2. XXV, 451.
3. XXIX, 369.
4. XXV, 278.
158 VOLTAIRE.
lumière, relient la question particulière aux ques-
tions plus générales qui la dominent, en indiquent
les origines historiques, la mettent en rapport avec
les mœurs et la vie : le tout est saupoudré de sel et
de piment, d'épigrammes, de bouffonneries, et d'ac-
tualités.
Les interlocuteurs des dialogues sont pourtant
toujours retenus par la thèse qu'ils incarnent. Plus
vivants, plus colorés, plus riches de réalité sont les
acteurs des facéties. Voltaire imite tous les accents,
parle anglais ou latin, silhouette tous les états et
tous les peuples. La verve est plus large, la couleur
est toujours fine, mais plus grasse, plus chaude que
dans les romans. Les Questions sur les miracles sont
un album d'amusantes caricatures genevoises. Et
voici un coin du Paris du xvme siècle :
Frère Triboulet, de l'ordre de frère Montepulciano, de frère
Jacques Clément, de frère Ridicous, etc. etc. etc., et de plus Doc-
teur de Sorbonne, chargé de rédiger la censure de la fille
aînée du roi, appelée le concile perpétuel des Gaules, contre
Bélisaire, s'en retournait à son couvent tout pensif. Il ren-
contra dans la rue des Maçons la petite Fanchon, dont il est le
directeur, fille du cabaretier qui a l'honneur de fournir du vin
pour le prima mensis i de messieurs les Maîtres.
Le père de Fanchon est un peu théologien comme le sont
tous les cabaretiers du quartier de la Sorbonne. Fanchon est
jolie, et frère Triboulet entra.... pour... boire un coup.
Quand Triboulet eut bien bu, il se mit à feuilleter les livres
d'un habitué de paroisse, frère du cabaretier, homme
curieux, qui possède une bibliothèque assez bien fournie.
Il consulta tous les passages par lesquels on prouve évi-
demment que tous ceux qui n'avaient pas demeuré dans le
quartier de la Sorbonne, comme par exemple les Chinois,
les Indiens, les Scythes, les Grecs, les Romains, les Germains,
mensuelle de la Faculté de théologie.
l'art de voltaire. 159
les Africains, les Américains, les blancs, les noirs, les rouges,
les tètes à laine, les tètes à cheveux, les mentons barbus, les
mentons imberbes, étaient tous damnés sans miséricorde,
comme cela est juste, et qu'il n'y a qu'une àme atroce et
abominable qui puisse jamais penser que Dieu ait pu avoir
pitié d'un seul de ces bonnes gens.
Il compilait, compilait, compilait, quoi que ce ne soit plus
la mode de compiler; et Fancbon lui donnait de temps en
temps de petits soufflets sur ses grosses joues, et frère Tri-
boulet écrivait, et Fancbon chantait : lorsqu'ils entendirent
dans la rue la voix du Docteur Tamponet et de frère Bon-
homme, Cordelier à la grande manche, qui argumentaient
vivement l'un contre l'autre et qui ameutaient les passants.
Fanchon mit la tête à la fenêtre : elle est fort connue de ces
deux Docteurs, et ils entrèrent aussi.... pour... boire '.
Le mouvement alerte, le sautillement leste de la
phrase sont une joie pour l'oreille. Même parfois on
perçoit nettement un dessin musical : rien qui res-
semble aux rythmes poétiques ou oratoires, mais un
dessin fantaisiste, fait de rappels de sons et de
parallélismes de tours. On connaît le petit conte de
Jeannot et Colin : tout le début est construit sur les
deux noms sans cesse ramenés de Jeannot et de
Colin; il n'en reste rien, si on leur substitue des
pronoms. Voici un morceau moins fameux.
Ce fut le 12 octobre 1759 que frère Berthier alla pour son
malheur de Paris à Versailles avec frère Coûta qui l'accom-
pagne ordinairement. Berthier avait mis dans la voiture
quelques exemplaires du Journal de Trévoux pour les pré-
senter à ses protecteurs, comme à la femme de chambre de
madame la nourrice, à un officier de bouche, à un des
garçons apothicaires du roi, et à plusieurs autres seigneurs
qui font cas des talents. Berthier sentit en chemin quelques
nausées; sa tète s'appesantit ; Û eut de fréquents bâillements.
« Je ne sais ce que j'ai, dit-il à Coulu, je n'ai jamais tant
I . Pièces relatives à Belisaire, Amsterdam, 1767, p. 9 (Moland,
XXVI, 109).
160 VOLTAIRE.
bâillé. — Mon révérend père, répondit frère Coulu, ce n'est
qu'un rendu. — Comment? que voulez-vous dire avec votre
rendu? dit frère Berthier. — C^est, dit frère Coutu, que je bâille
aussi, et je ne sais pourquoi, car je n'ai rien lu de la journée,
et voua ne m'avez point parlé depuis que je suis en route avec
vous. » Frère Coulu, en disant ces mots, bâilla plus que
jamais. Berthier répliqua par des bâillements qui ne finis-
saient point. Le cocher se retourna, et les voyant ainsi
bailler, se mit à bâiller aussi. Le mal gagna tous les passants ;
on bâilla dans toutes les maisons voisines : tant la seule
présence d'un savant a quelquefois d'influence sur les hommes !
Cependant une petite sueur froide s'empara de Berthier.
« Je ne sais ce que j'ai, dit-il, je me sens à la glace. — Je le
crois bien, dit le frère compagnon? — Comment? vous le
croyez bien, dit Berthier : qu'entendez-vous par là? — C'est
que je suis gelé aussi, dit Coulu. — - Je m'endors, dit Berthier.
— Je n'en suis pas surpris, dit l'autre. — Pourquoi cela? dit
Berthier. — C est que je m'endors aussi », dit le compagnon.
Les voilà saisis tous deux d'une affection soporifique et léthar-
gique, et en cet état ils s'arrêtèrent devant la porte des
coches de Versailles *.
L'art de Voltaire est fait de ces fines correspon-
dances. On se tromperait en ne lui donnant que
Y esprit, au sens français, le jeu des rapports imprévus
d'idées : il a Y humour, cet esprit de l'imagination qui
se joue des formes et des déformations de la réalité;
il a aussi une sorte d'esprit musical qui amuse l'oreille
du caprice des entrelacements sonores.
Il y a pourtant chez Voltaire quelque chose de
supérieur encore aux romans, dialogues et facéties :
c'est sa correspondance. Elle rassemble et contient
en soi tout le reste de l'œuvre, toute la biographie,
tout le caractère, toutes les particularités d'humeur,
toutes les idées littéraires, toutes les curiosités his-
toriques et philosophiques, toutes les aspirations
l'art de voltaire. 161
humanitaires de Voltaire. Il y vit devant nous, avec
une ingénuité effrontée et charmante, étalant ses
travers et ses prétentions, mais aussi son intelligence
et sa générosité : il n'y a pas de visiteur de Cirey
ou de Ferney qui nous le rende aussi « parlant »
qu'il s'est peint dans ses lettres. Et leur valeur d'art
est incomparable; on y trouve tout le goût et tout
l'esprit de Voltaire en leur forme la plus exquise.
Le classicisme s'y dépouille, s'y atténue, s'y allège;
plus de pompe ni de solennité froide; la noblesse
à laquelle ne renonce jamais l'écrivain classique,
n'est plus qu'une noblesse aisée de manières, une
tenue élégante de l'expression. Les artifices et les
conventions littéraires ont disparu : il n'est resté de
toutes les règles et bienséances du temps, que ce qui
a passé dans la nature de l'homme et en est devenu
inséparable; la correspondance de Voltaire atteint à
cette perfection du naturel que Condillac définissait
Vart tourné en habitude. Toutes les humeurs, pas-
sions, haines, rancunes, enthousiasmes, affections de
l'homme éclatent et bouillonnent dans ces lettres,
mais coulent dans les formes que leur ont préparées
la culture et le goût de l'écrivain : on retrouve par-
tout le fin et délicat lettré qu'est Voltaire. Mais tout
est vif, rapide, léger, mesuré; jamais de lourdeurs
et jamais d'apprêt ; tout coule de source, limpide-
ment, délicieusement. La nature et la culture se sont
fondues dans le mélange le plus harmonieux qui puisse
se concevoir. Et voilà pourquoi, aujourd'hui, le chef-
d'œuvre de Voltaire le moins contesté, ie plus lu, est
cette correspondance dont les contemporains n'ont
eu que par accident la jouissance.
G. Lansox. — Voltaire. H
CHAPITRE IX
LÀ PHILOSOPHIE DE FERNEY
On a souvent répété que l'œuvre de Voltaire était
toute négative : c'est une vue très superQcielle et
très inexacte. 11 a sans doute beaucoup critiqué,
démoli : c'est visible; mais il a excité dans les
esprits des sentiments, formé des convictions dont
la valeur était toute positive. Il a voulu donner aux
hommes des idées réalisables en bien-être.
Tous les abus présentaient leurs titres histori-
ques : une revision était nécessaire. L'erreur et le
mal avaient pour base des représentations du déve-
loppement humain qu'il fallait remplacer. La philo-
sophie voltairienne ne pouvait se passer d'un
support historique, h' Essai sur les mœurs le lui
avait donné pour les temps modernes : il se com-
pléta et s'étendit par divers écrits qui éclairèrent
philosophiquement tout le champ du passé.
LA l'IULOSOPlllE »E FERXEY. 163
I. — CRITIQUE HISTORIQUE
ET CRITIQUE RELIGIEUSE1.
Les ouvrages d'histoire réguliers que Voltaire
composa après 1756 sont, dans notre rapide étude,
négligeables : ce n'est pas par eux, mais par ses
multiples pamphlets que Voltaire renouvelle le con-
tenu historique des intelligences. Il n'y a point
d'époque dont il n'ait disputé, point de problème
devant lequel il ait recalé.
Il a une assurance étourdissante, il jongle avec
les faits et les textes. On ne finirait pas de taire le
compte de ses légèretés, de ses bévues, de ses
inexactitudes, de ses fantaisies. Il n'a rien de la
méthode prudente, de la sévérité scrupuleuse des
érudits d'aujourd'hui . Il travaille trop vite, il juge
d'un coup d'œil, et tranche avec plus d'autorité que
de compétence. Il est pétri de préjugés et de pas-
sions. C'est un amateur et un journaliste. Mais il est
curieux, il est intelligent, il a le désir du vrai, il a
l'intuition des problèmes à poser, il a le sens de la
critique et de la tâche qui lui incombe. Il a vu par-
1. Des mensonges imprimés, 1749. — Philosophie de l'his-
toire, 1765. — La défense de mon oncle, 1767. — E.ramen
important de Milord Bolingbroke, 1767. — Le Pyrr/ionisme de
l'histoire, 1768. — Fragments historiques sur l'Inde, 1773. —
La Bible enfin expliquée, 1776. — Un chrétien contre six Juifs,
1776. — Dictionnaire philosophique, art. Antiquité, Antiquité
des usages, Chronologie, Histoire, Incertitude de l'iii-j-
TOIRE, Vérité, etc. — Dooi Galmct, Dictionnaire de la Bible,
1722; Histoire de l'ancien Testament, 1737. — Larcher, Sup-
plément à la philosophie de l'histoire, 1767 ; Réponse à la Défense
démon oncle, 1767. — Guénée, Lettres de quelques Juifs por-
tugais, 1/69.
164 VOLTAIRE.
fois ce que les érudits de métier ne savaient ou ne
voulaient pas voir.
Il nous fait sourire aujourd'hui par ses réflexions
sur la Chine et sur l'Inde. Mais il avait demandé
son information sur l'Inde aux fonctionnaires de la
Compagnie Anglaise des Indes, à Holwell, à Dow,
au savant Français Le Gentil ; il a fait siennes leurs
assertions. Ce qui est plus fâcheux, il a cru, avec
d'autres, à l'authenticité de Y Ezour-Veidam que le
chevalier de Maudave avait rapporté de l'Inde. Il
s'est enthousiasmé pour la sagesse et l'antiquité des
Chinois sur les récits des jésuites, du P. Lecomte,
du P. du Halde, de P. Gaubil : Isaac Vossius, les
savants anglais de l'Histoire universelle, de Guignes
n'ont pas été plus froids.
Seulement tandis que la plupart des érudits et des
vulgarisateurs s'efforçaient de concilier les annales
de l'Inde et de la Chine avec l'histoire sainte, Voltaire
triomphait des contradictions chronologiques, et
accueillait avec joie tous les calculs qui vieillissaient
les civilisations d'Extrême-Orient. Au travers de
ses erreurs, il apercevait et faisait voir au public un
grand fait, toute une humanité et des sociétés puis-
santes antérieures à la Bible et en dehors du plan
de la Bible; il ôtait des esprits non seulement le
préjugé religieux, mais en même temps le préjugé
occidental, qui ne cherche la civilisation que chez les
peuples ayant recueilli le double héritage des tradi-
tions judéo-chrétienne et gréco-romaine.
Tout son effort fut de briser les cadres historiques
dont on s'était jusque-là contenté. Il s'y appliqua
avec une audace aventureuse, et parfois un peu à
LA PHILOSOPHIE DE FERNEY. Îfi5
l'étourdie. Il se fit ainsi des affaires avec les érudïts,
gens prudents et méticuleux, et qui n'aiment pas les
incursions des profanes sur leurs domaines. Il fut
en dispute courtoise pendant quinze ans avec Fon-
cemagne sur le Testament du cardinal de Riche-
lieu. Il eut le dessous, puisqu'il ne réussit pas à
faire admettre sa thèse de l'inauthentieité de cet
écrit. Mais ce que l'on ne remarque pas assez, c'est
que son effort ne fut pas perdu pour la science.
Avant lui, le Testament de Richelieu se présentait
au public dans de fâcheuses conditions, entre les tes-
taments très apocryphes de Colbert et de Louvois,
sans garantie d'aucun sorte. Voltaire posa la règle
que l'éditeur d'un ouvrage posthume doit « rendre
un compte rigoureux de l'origine et du sort du
manuscrit » : cette règle étonnait alors les érudits.
« La loi est nouvelle », disait le savant Ménard.
Mais Foncemagne n'eut raison de Voltaire que par
ce qu'il satisfit à sa curiosité. Grâce à Voltaire aussi,
l'affirmation de l'authenticité du Testament changea
de sens. Foncemagne fut obligé d'établir, pour
résoudre certaines objections, que le cardinal avait
eu des collaborateurs, que la rédaction n'était pas
toute de sa main. En somme, le doute de Voltaire
amena la question du Testament de Richelieu à
prendre une forme scientifique,
Avec Larcher l'engagement fut plus vif, et discour-
tois des deux côtés. Voltaire se moqua de lui cruelle-
ment, mais Larcher avait commencé par le traiter
de Capanée et de bête féroce : il avait toujours joint
les qualifications les plus dures à ses rectifications.
Il n'y a pas à douter que, sur le détail, Larcher
n'ait souvent raison, et il suffit de comparer la
seconde édition de la Philosophie de l'histoire à la
première pour en avoir la preuve, par toutes les
corrections que fit Voltaire. Bévues géographi-
ques, grammaticales (un certain Basiloï), traductions
inexactes, citations fausses, sources mal employées :
l'exact savant déniche toutes ces fautes que le bril-
lant littérateur, dédaigneux des vérifications, entasse
étourdiment. Mais à ce menu nettoyage s'arrête le
triomphe de Larcher. Il a bien souvent tort sur le
fond des choses, il chicane, il subtilise, il étale des
citations qui ne prouvent rien ; il est étroitement, pué-
rilement conservateur, et il n'a pas du tout l'impar-
tialité critique : il se pose en défenseur de la religion,
et n'admet aucun scepticisme dans l'histoire sacrée ou
profane. Sarah inspirant à plus de soixante-dix ans
de l'amour à un roi d'Egypte, est une vérité histo-
rique, et il confirme l'autorité de l'Ecriture par
l'histoire de Ninon de Lenclos qui, à pareil âge,
récompensa, croit-il, un adorateur.
Dans toute la critique de Larcher, il n'y a qu'un
point important où il ait bien l'avantage : c'est sur
les prostitutions sacrées de Babylone. Il a raison
ici avec bon sens autant qu'avec érudition, et le
piquant est qu'il bat Voltaire, sans le dire, avec ses
propres armes, avec un principe voltairien que
Voltaire oubliait par galanterie pour lès dames
babyloniennes.
Dès que la superstition a autorisé un usage, disait Larcher,
on n'y trouve plus rien qui répugne, ou du moins on sacrifie
ses répugnances, ou même on s'en fait un nouveau mérite *.
î. P. 88. — Comparez Voltaire, XXV, 120 : « Les hommes
CA PHILOSOPHIE DE FER NET. 167
Voltaire avait fait rire l'Europe aux dépens de
Larcher : .l'abbé Guénée donna une fois aux personnes
pieuses la consolation de rire aux dépens de Voltaire,
dans ses Lettres de quelques Juifs de Lisbonne. Moins
érudit que Larcher, mais assez instruit pour recueillir
toutes les bévues de Voltaire, il avait de l'esprit, de
la légèreté, du mordant; Voltaire le trouvait « malin
comme un singe », et se défendit mal.
Guénée n'a pas entendu la polémique autrement
que Larcher. Il triomphe sur les minuties de l'éru-
dition. Mais c'est un avocat plus qu'un philologue.
Il nie les contradictions les plus évidentes de la
Bible. Il donne autorité, selon le besoin de sa thèse,
àlaVulgate, ou au texte hébreu. Pour défendre le récit
du Veau d'or, il fait de Moïse un chimiste étonnant
qui avait le secret de l'or potable. Il s'obstine dans la
thèse la plus insoutenable sur l'authenticité du Penta-
teuque. Il émet avec une immoralité candide les plus
atroces propositions pour légitimer les massacres
bibliques.
Ni Larcher ni Guénée n'ont de vues d'ensemble ni
de méthode générale. Ils escarmouchent sur le détail.
Ils sont muets ou inintelligents sur le? grandes
questions qu'agite Voltaire : Qu'est-ce que la Bible?
Comment s'est-elle formée? Composition et date des
livres qui la constituent? Valeur relative et autorité
des rédactions en diverses langues? Ils ne veulent
rien connaître de ces questions, qui seront celles de
la science du xixe siècle ; et Voltaire, avec son assu-
rance brouillonne, est moins éloigné de Harnack ou de
n'ont jamais de remords des choses qu'ils sont dans lusage
de taire. » Cf. aussi XXIII, 440.
Loisy que Larcher ou Guénée, avec leur exactitude.
Le mérite de Voltaire, qui n'est pas encore commun
à cette date, c'est d'avoir compris qu'il n'y a pas
d'histoire, surtout d'histoire ancienne, sans critique,
critique des témoignages, critique des documents,
discussions de date et d'authenticité des textes. 11 se
pose des questions, il a des doutes, que Montesquieu
même, bien plus solidement instruit, ne concevait pas.
Il a des idées sur la nature de la connaissance histo-
rique, sur les degrés et les instruments de la certi-
tude. Il distingue les temps fabuleux, les temps
héroïques, et les temps historiques : « l'histoire
est née très tard ». Il veut qu'on aille aux sources,
il sait combien les traditions orales s'altèrent vite.
Il se défie des historiens qui ne sont pas contempo-
rains des événements, et, chez ceux mêmes qui sont
contemporains, de la crédulité, de l'intérêt, des
passions. Il tâche d'évaluer la véracité d'Hérodote :
Presque tout ce qu'il raconte sur la foi des étrangers est
fabuleux; mais tout ce qu'il a vu est vrai.
Il tâche de distinguer au travers de Tacite ses
sources, Fabius Rusticus, Cluvius, et il se défie chez
lui des séductions de la malignité et du style.
Plus on remonte dans l'antiquité, plus les certi-
tudes sont rares. Il faut rechercher avec patience les
indices sûrs.
Une êtymologie avérée sert quelquefois à prouver les émi-
grations des peuples.
Je regarde un alphabet comme un monument incontestable
du pays dont une nation a tiré ses premières connaissances.
Dans l'incohérence suspecte des traditions et des
LA PHILOSOPHIE OE FERXEY. 169
théories, il faut prendre pour critériums la vraisem-
blance et la possibilité : tout ce qui répugne à la
physique, à la raison, à la trempe du cœur humain
est à rejeter1. Règle vague et dangereuse, et dont le
préjugé et la passion peuvent trop aisément abuser.
Seule Timpossibilité physique est un critérium sûr;
encore faut-il se souvenir que le développement de
la science déplace sans cesse les bornes de la possi-
bilité physique. Quant à la raison, il ne faudrait
entendre par là que le principe de contradiction.
Voltaire n'a pas fait ces réserves, et sa règle plus
d'une fois l'a trompé.
Cependant ces principes, en leur temps, furent un
progrès. Ils étaient neufs, du moins pour le grand
public : Voltaire faisait son éducation critique,
l'habituait à demander aux historiens leurs preuves,
à leur refuser sa créance, lorsqu'ils affirmaient tra-
ditionnellement des faits contraires aux lois de la
nature, de la raison et de la conscience.
Mais, avec ces doutes et ces règles, il faisait œuvre
positive. 11 construisait un cadre de l'histoire destiné
à remplacer les naïves représentations de Bossuet,
de Rollin, et de don Calmet 2.
Rejetant hors de la science la doctrine de la créa-
tion, il aperçoit dans le plus lointain passé des races
d'hommes diverses, groupées en sociétés rudimen-
taires. Ces hommes stupides, brutaux, tout près de
l'animalité, lentement, après des temps prodigieux,
se sont fait un langage articulé, des vêtements, des
1. XXIII, 439. Cf. XXVII, 269; XI, 153, etc.
i. Hist. de l'une. Test., I, 121.
huttes; ils ont travaillé les métaux. Par ignorance
de la physique, par peur, ils se sont fait des reli-
gions grossières : mille associations d'idées bizarres
ont créé les rites et les cultes.
A la longue, de grandes sociétés se sont formées,
gouvernées par des théocraties ou des dynasties
issues des dieux. La Chine, l'Inde, la Perse, la
Chaldée ont donné les premiers types de civilisation :
quel est le plus ancien? il est difficile de le dire.
Là s'est fondée la science, astronomie et mathéma-
tiques. Là la vraie religion, le théisme, l'adoration
d'un dieu unique, a été le fruit de la raison cultivée
chez les prêtres philosophes, brames, mages, et
chez les sages de la Chine.
Plus récents sont les Phéniciens, ces Vénitiens de
l'antiquité. Plus récents les Egyptiens, qu'il serait
dangereux de vieillir, à cause du voisinage des
Juifs.
Enfin viennent les Grecs, civilisés par les Phéni-
ciens et les Égyptiens, et qui eurent d'admirables
législateurs; et ces Romains, les plus nouveaux des
anciens peuples, nation petite et rude qui tire ses
rites et ses lois des Toscans et des Grecs. Son histoire
est obscure et douteuse pendant les quatre premiers
siècles : Voltaire a lu, non pas Beaufort, mais du
moins Levesque de Pouilly. Rome s'agrandit par le
brigandage. Elle conquiert le monde par sa discipline
et son patriotisme . Mais que sont les Romains,
pillards de l'univers, auprès des Grecs, philosophes,
artistes et civilisateurs?
Ce cadre, Voltaire le bâtit avec tous les préjugés
de la philosophie et toutes les erreurs de la science
LA PHILOSOPHIE DE FE1WEY. 171
de son temps, tour à tour avec trop de doute et trop
d'assurance. Il nous fait sourire quand il raisonne
sur Ogygèsou sur les mystères, et quand il explique
sommairement les phénomènes religieux par la four-
berie des prêtres ou des législateurs et par l'imbécil-
lité des peuples : c'était pourtant, comme l'a dit
Hettner, la seule explication possible, la seule raison-
nable au xvme siècle, dans l'état des sciences philo-
sophiques, médicales et sociologiques. C'était la
première étape, une étape nécessaire, dans l'étude
scientifique des religions.
A son heure, le cadre voltairien de l'histoire
ancienne, comme celui de l'histoire moderne, ce
cadre souple, où chacun logeait sans peine son infor-
mation particulière, qu'on élargissait ou redressait
à volonté, fut un véritable progrès. Il libéra les
esprits de l'histoire théologique et de l'histoire
puérile. Après avoir servi tel quel à une ou deux
générations, c'est réellement encore lui sur lequel,
plus ou moins modifié depuis Herder et Niebuhr,
depuis Michelet et Quinet, tout le développement de
la connaissance historique s'est déposé. Son intro-
duction dans l'intelligence française et européenne
est un moment notable de la culture générale.
Mais ne faut-il pas faire une exception pour la
critique religieuse? Il n'y a rien de plus ordurier,
de plus haineux, de plus bouffon dans l'œuvre de
Voltaire, que ce qu'il a écrit sur les juifs et les ori-
gines chrétiennes. Renan en a prononcé la condam-
nation définitive. Ni la science ni le goût de notre
temps n'autorisent à revenir sur cette condamnation.
Mais il s'agit ici de comprendre Voltaire, non pas de
1/2 VOLTAIRE.
le réhabiliter. Il faut nous rendre compte de ce que
valut en son temps cette critique forcenée et polis-
sonne : elle fut plus sérieuse qu'on ne croirait.
On n'imagine pas aujourd'hui la naïveté, la puéri-
lité, l'absurdité où pouvaient atteindre en France les
commentateurs de la Bible, dans leur effort pour
justifier le sens littéral du texte sacré et l'infaillibilité
absolue des narrateurs inspirés. Il faut lire dom
Calmet pour s'expliquer Voltaire : il faut le voir
rendre compte de la métamorphose de la femme de
Loth et de Y avarie de Job. Le ridicule dont Voltaire
couvrit la Bible est tout entier dans dom Calmet : il
ne demandait qu'à être exploité.
On voulait que tout fût divin dans la Bible, que
tout y fût vrai, profond, respectable. Voltaire étale
en ricanant toute l'humanité du livre, contradictions,
ignorances, impossibilités, obscénités. Les actions et
le langage des Prophètes ne l'étonnent pas, si c'est
humain ; ce sont les mœurs d'un petit peuple grossier,
c'est le goût oriental. Mais on veut que Dieu ait parlé
dans ces symboles : alors Voltaire cite Osée et
Ezéchiel largement.
On veut que l'Evangile soit divin : il y fait sentir
les « racontars » de gens du peuple illettrés, cré-
dules et fanatiques.
Humainement, la Bible est captivante comme
Homère *, et Jésus est un Socrate rustique 2. Mais le
temps de se tenir à ce point de vue n'est pas venu.
1. XL, 190. (( Ce livre fait cent fois mieu:. connaître qu'Ho-
mère les mœurs de l'ancienne Asie ; c'est, de tous les monu-
ments antiques, le plus précieux. »
2. XXYI, 353 ; XXVII, 69.
LA PHILOSOPHIE DE FERNEY. 173
Il s'agit de détruire dans les âmes le préjugé de
divinité, l'habitude de respect aveugle qui donne à
la Bible et à l'Evangile une place à part parmi les
/nonuments humains. Voilà la raison de la forme
employée par Voltaire : et, en réalité, elle fut efficace.
Sur le fond des choses, il vulgarisa les résultats
et les problèmes de l'exégèse biblique, de la critique
des origines du christianisme. Il s'informa chez Bayle
et Spinoza, chez les Anglais, chez quelques Français
aussi, Gaulmin, Levesque de Burigny, Fréret. Il ne
comprit pas la valeur du livre d'Astruc, lorsque
Servan le lui envoya en 1767 : il avait passé l'âge
de renouveler ses arguments.
Il mit dans les esprits l'idée qu'il y a une critique
de la Bible, que l'histoire religieuse se fait par les
mêmes méthodes que la profane, qu'on y est en
présence des mêmes difficultés, des mêmes incerti-
tudes, des mêmes causes d'erreurs, accrues de tout
ce que la piété et l'autorité mettent d'obstacles à la
recherche de la vérité dans ces matières. Il fit
connaître à tous ce qu'un petit nombre savait, les
doutes et les débats sur la composition des livres
saints, sur leur date ou leur authenticité, sur l'his-
toire des premiers siècles de l'Eglise.
Il fit rentrer l'histoire sainte dans le plan de
l'histoire universelle, non plus comme le centre et
l'origine de tout, mais comme une vague dans l'Océan.
Israël est tard venu dans la civilisation asiatique : une
petite tribu d'Arabes pasteurs, grossiers, ignorants,
superstitieux, féroces. Jehovah est son dieu national,
égal et pareil à Chamos, le dieu des Moabites. Les juges,
David sont des chefs de bandes ; Salomon, un roitelet.
174 VOLTAIRE.
Les Juifs subissent l'influence des grandes sociétés
qui les entourent : ils n'inventent rien. Tout leur
vient de l'Egypte, de l'Assyrie, des Phéniciens, des
Perses : même des Grecs, prétend Voltaire en retour-
nant des interprétations aventureuses de Huet.
Très tard leurs légendes, leurs traditions furent
écrites, puis rassemblées par Esdras. Ce qu'on
appelle la Bible est un bizarre mélange où l'on
trouve des contes moraux, des romans, des chroni-
ques, des poèmes d'amour, des rituels, sans parler
des apocryphes et des faux.
Conquis par tous les peuples, et souvent dispersés,
ils se laissent après Alexandre pénétrer par l'hellé-
nisme : c'est le commencement de la théologie.
Enfin, sous la domination romaine, paraît Jésus,
un inspiré autour duquel se pressent les petites
gens : une sorte de George Fox. Sa vie est toute
légendaire. Les apôtres s'en vont parler de lui dans
les synagogues. Saint Paul, le « Juif chauve au grand
nez », parcourt le monde romain; mais jamais saint
Pierre ne vint à Rome. Les Evangiles sont ce qu'on
racontait dans les petits groupes des sectateurs
de Jésus. Chaque groupe eut son Évangile : on en
connaît 54. Les canoniques sont tardivement rédigés ;
le quatrième est le plus récent1.
Au début, il n'y a ni dogme ni hiérarchie. Ils se
dégagent peu à peu, à grand renfort d'interprétations
forcées, et de documents faux ou falsifiés. Au bout
de plusieurs siècles, un canon des Evangiles est fixé.
Des fidèles se distinguent les prêtres, qui ensuite se
1. Une lois, Voltaire a dit saint Luc au lieu de saint Jean.
LA PHILOSOPHIE DE FERNEY. I/o
subordonnent aux évèques, et parmi les évoques
s'élèvent les patriarches. Parmi les patriarches,
ceux des deux capitales de l'empire, Constantinople
et Rome, prennent l'ascendant, et les circonstances
de l'histoire profane grandissent peu à peu le siège
de Rome.
Il ne faut pas croire aux accusations des païens
sur les mœurs des chrétiens, ni aux accusations des
orthodoxes contre les hérétiques. Il faut beaucoup
rabattre des légendes sur les persécutions et sur le
nombre des martyrs. Là surtout a fleuri le faux.
A travers les disputes religieuses se constitue le
dogme. L'hellénisme a un rôle prépondérant, et la
métaphysique platonicienne fournit les matériaux
de la théologie chrétienne.
On rejoint ainsi l'Essai sur les Mœurs. Quoi que
vaille dans le détail cette représentation, un homme
d'aujourd'hui s'y trouve plus à l'aise que dans celle
de Rossuet ou de dom Calmet, et, n'était le ton, les
assertions qui révoltèrent le plus au xvme siècle les
défenseurs de l'Eglise, ne seraient pas repoussées
par certains catholiques savants de notre temps.
Au total, Voltaire a été, dans l'état des connais-
sances historiques de son temps, un très remar-
quable vulgarisateur, non seulement des faits, mais
des problèmes et de la critique. Il fut un homme de
bon sens hardi qui tâcha de se faire une idée de la
manière dont l'histoire pouvait se faire.
L'esprit historique entre pour une part importante
dans la composition de son esprit. Le point de vue
historique domine dans toute sa philosophie. Il a
bien compris que la contradiction de la théologie,
176 VOLTAIRE.
c'était l'histoire. Parmi toutes sortes de préjugés,
d'à priori logiques et passionnés, on voit s'ébaucher
chez lui une tendance corrélative à la tendance expé-
rimentale, une habitude de poser les questions dans
le temps, et de remonter plutôt aux origines qu'aux
principes. Il résout ou fait évanouir plus d'un pro-
blème en le formulant historiquement. Notions méta-
physiques, dogmes religieux, institutions sociales,
il vérifie d'abord, bien ou mal, les titres historiques
de tout ce qui se recommande à notre respect ou
s'impose à notre obéissance. L'histoire est son auxi-
liaire efficace dans la guerre à tous les absolus.
II. PHILOSOPHIE, MORALE ET RELIGION
VOLTAIRIENNES1
Dans la période de Ferney, Voltaire continue de
préférer la physique à la métaphysique. Mais la
divine Emilie n'étant plus là, cette préférence reste
théorique. Elle se réduit à causer de temps à autre
légèrement des grands problèmes de la science du
temps, des fossiles, de la formation de la terre, de
la génération, et à couper la tête à quelques colima-
çons. Il aime à publier la souveraineté de l'expé-
rience, et à taquiner les systèmes, mais il intervient
volontiers pour conserver à 1' « éternel géomètre »
ses attributions.
1. Dubois-Reymond, Saigey, ouvr. cités. — Dictionnaire
philosophique. — Les singularités de la nature. — Le philosophe
ignorant. — Dialogues d'Ephémère. — Profession de foi des
théistes. — Les adorateurs. — Histoire de Jenny.
LA PHILOSOPHIE DE FERNEY. 177
La pure métaphysique ne l'occupe guère : c'est
une partie négligeable dans son œuvre des vingt
dernières années. Seules l'intéressent la religion et
la morale, et il ne prend de la métaphysique que ce
qui en est inséparable. Elle est pour lui le domaine
où il n'est guère possible que d'ignorer : le vrai
philosophe est le Philosophe ignorant. Il a résolument
éclairci ses hésitations sur la liberté, et le voici
maintenant tout déterministe, à la manière de Collins.
Il ne sait plus rien de l'âme : ce n'est sans doute
qu'un mot abstrait.
Il est déiste obstinément, chaleureusement, gra-
vement : déiste contre les dogmes absurdes des
religions intolérantes, déiste contre les négations
dangereuses des athées téméraires. Il combat d'Hol-
bach en ses dernières années plus que la Sorbonne,
A vrai dire, il évite d'éclaircir jusqu'au fond son
idée de la divinité : toutes les fois qu'il essaye de la
préciser, il tend au panthéisme; et il s'abrite der-
rière Malebranehe plutôt que se compromettre avec
Spinoza, dont la rigueur systématique et l'abstraction
d'ailleurs le rebutent. Le monde est éternel et néces-
saire. Dieu y est partout, comme la gravitation.
Dieu l'ait tout en nous; « il y a du divin dans une
puce1. » Il ne réduit plus son Dieu comme autre-
lois à l'office de vérité première de la physique,
mais il en fait le fondement de la morale.
On a bien des fois cité sa formule du Dieu rému-
nérateur et vengeur, qu'il a répétée en cent endroits
de ses ouvrages. Elle n'est pourtant chez lui qu'un
1. Art. Idée.
G. Lanson. — Voltaire. 1-
consentement provisoire à la foi populaire. Il accepte
cette croyance, dont la fausseté n'est pas démon-
trable, et qui est actuellement utile pour la société.
Il n'en use pas pour lui, et il admet que, dans
l'avenir, des générations éclairées s'en passeront.
Dieu n'est vraiment nécessaire à la morale que
comme fondement, non comme sanction. D'ailleurs,
tout le service que lui demande Voltaire, est de
garantir que le sentiment moral de justice et de
bienveillance pour le prochain appartient à la vraie
nature de l'homme, telle qu'elle a été divinement
formée, et de répandre un peu du prestige de son
nom sur les efforts parfois pénibles que la moralité
exige. La morale est divine; cela veut dire pour lui
qu'elle est naturelle. D'ailleurs la morale que Voltaire
construit sur cette base, n'est à aucun degré reli-
gieuse. Dieu n'y a pas de place. Il ne donne pas de
commandements : la morale n'est pas révélée. Divine
comme la raison, elle se dégage lentement comme
elle, dans l'humanité et dans l'individu, des instincts
inférieurs. L'homme sort de l'animalité par sa seule
activité, sous la pression des circonstances. Comme
il n'y a pas de commandements, il n'y a pas de grâce :
prier est inutile. La seule prière est la soumission.
Dieu n'est pas objet d'amour. Il ne se communique
à l'homme que par l'inexorable nécessité des choses
Dieu est une loi qu'on connaît et à laquelle on s'adapte.
11 n'y a pas de devoir qui ait rapport à Dieu. Il
n y en a pas davantage qui oblige l'être moral envers
lui-même. Il n'y a de devoir que social; toute vertu
est un rapport d'homme à homme. On ne peut être
coupable qu'envers l'homme.
LA PHILOSOPHIE DE FERNEY. 179
Les dogmes des religions diffèrent parce qu'ils ont
été inventés par les hommes, mais la morale est
* universelle, parce qu'elle vient de Dieu. Ce n'est pas
qu'on ne trouve toute sorte de contradictions et de
différences dans les préjugés et les lois des divers
peuples : mais partout, de Socrate à Jésus et de
Confuciusà Shaftesbury, lorsque l'homme a appliqué
sa raison à la conduite de la vie, il a trouvé la même
morale, la morale de la bienfaisance et de la justice,
la vertu sociale , contrepoids de l'amour-propre
naturel et indéracinable.
Cette morale ne promet pas un bonheur chimé-
rique, elle permet le plaisir honnête et modéré, elle
invite à accroître par l'action sociale, par l'accord
des individus, le bien-être collectif, qui multiplie
les plaisirs pour chacun. Elle n'étonne ni ne dépasse
les honnêtes gens de 1760, et les invite, en acceptant
l'homme, en s'acceptant eux-mêmes, à mettre un
peu de bonté, de douceur, de ménagement pour
autrui dans la quête du bonheur, à se soucier, en
vivant bien pour eux, de rendre la vie un peu meil-
leure à tous. Elle n'effraie ni ne décourage, ni ne
grise de chimères, et ne propose aux hommes que
des actions si évidemment utiles, si visiblement à leur
portée, qu'il y aurait encore plus de stupidité que
de méchanceté aies refuser. C'est cette morale posi-
tive et indépendante, qui, avec l'affirmation de Dieu,
' est la religion naturelle, la seule vraie religion, le
théisme, que toutes les Églises enveloppent des
fantaisies ridicules ou inhumaines de leurs dogmes.
III. LA REFORME VOLTAIRIENNE DE LA FRANCE1
S'il n'y a de vertu que dans l'acte social, la morale
ne peut se concevoir sans la politique, et l'homme
de bien sera celui qui sera bon pour tous en travail-
lant à améliorer la société. C'est à quoi Voltaire
employa fiévreusement les années de sa vieillesse.
Ambitieux de résultats, défiant des systèmes, il
ne s'appliqua point comme Montesquieu ou Rousseau
à construire une théorie politique ou à dresser le
plan de la société idéale. Il ne raffina point les prin-
cipes abstraits. Il fut opportuniste au suprême degré,
acceptant la France telle qu'elle était, les cadres
sociaux, les conditions faites à l'activité réformatrice,
s'efforçant de discerner le possible immédiatement
possible, pour y limiter son effort. Il passa en revue
toutes les parties du gouvernement et de l'admi-
nistration, pour les critiquer à la lumière de deux
ou trois grands sentiments moraux qui étaient tous
ses principes; il dressa une liste des abus et des
réformes, en cherchant toujours à heurter la réalité
le moins possible, afin de la modifier plus sûrement.
Il prend la société comme un fait, et les gouver-
nements comme des pouvoirs de fait, qui, en durant,
parviennent à déguiser la force en droit. Il n'y a de
i. Dictionn. phil. — Mélanges, éd. Moland, t. XXII-XXXII.
— Ed. Hertz, Voltaire und die franzosische Strafrechtspflege,
1887. Masmonteil, la Législation criminelle dans l'œuvre de
Voltaire. — E. Faguet, Politique comparée de Montesquieu, de
Voltaire et de Rousseau. — L. Robert, Voltaire et V intolérance
religieuse. — Les pages qui suivent sont le résumé d'une étude
plus ample ou toutes les références seront données.
LA PHILOSOPHIE DE FERNEY. 181
droit pourtant que dans le consentement libre des
hommes ' : car naturellement les hommes sont libres
et égaux. Il n'y a pas de droit divin, et la démocratie
est le gouvernement le plus selon la raison. Mais
comme elle ne peut subsister que dans de petits
territoires, comme aussi la monarchie est ancienne-
ment établie en France, l'intérêt de l'ordre et de la
paix ordonne d'être royaliste en France.
La régime constitutionnel et représentatif est bon
en lui-même; mais pour la France, l'anarchie féodale
a rendu utile la royauté absolue : la force du pouvoir
royal sauve le peuple des petits tyrans. Mais de la
i-oyauté absolue elle-même, il faut exiger le respect
des lois, et ces lois doivent avoir pour objet la con-
servation de la liberté, seule « loi fondamentale de
toutes les nations2 ». Mais la liberté, dans la pra-
tique, ce sont des libertés, qui doivent être garan-
ties aux citoyens par les lois.
Voici la liste des libertés nécessaires, selon
Voltaire : 1° Liberté des personnes, l'esclavage est
contre nature. 2° Liberté de parler et d'écrire, même
sur les matières de politique et de religion. C'est la
sauvegarde et la base de toutes les autres libertés.
La diffamation contre les individus, les outrages
contre l'autorité et les lois, même les libelles sédi-
tieux, seront punis. 3° Liberté civile : introduction de
Yhabeas corpus. 4° Liberté de conscience. 5° Sécu-
rité de In propriété : expropriation avec indemnité
pour raison d'utilité publique; droit pour tous les
1. XXVII, 197.
2. XXVII, 388.
182 VOLTAIRE.
citoyens d'avoir accès à la propriété; mais point
d'égalité des biens. 6° Liberté du travail, et de
vendre son travail au plus offrant : le travail est la
propriété de ceux qui n'en ont pas.
La propriété confère l'obligation de participer aux
charges publiques et le droit de participer aux
affaires publiques. En France, dans l'état actuel, la
bourgeoisie éclairée gouverne les grands et les
petits, et dispose de la force de l'opinion. D'ailleurs
il n'y a point d'autre garantie de la liberté que la
volonté des gouvernés. On est libre quand on veut,
et tant qu'on veut1.
Il est inutile de rappeler que Voltaire hait la guerre.
Mais il doute qu'elle disparaisse si tôt de l'huma-
nité. Il faut donc des armées. La meilleure serait une
milice : une armée de métier et permanente est tou-
jours une tentation de conquête extérieure ou une
menace à la liberté du peuple. Puisqu'il est impos-
sible actuellement de s'en passer, il faut la réduire
aux besoins de la défensive : c'est folie de se ruiner
sous le prétexte de se conserver. Avec cinquante
mille soldats mariés, bien payés, qui seraient retraités
à cinquante ans avec demi-solde, la France aurait l'ar-
mée qu'il lui faut, avec le minimum d'inconvénients.
Le patriotisme, au xviii" siècle, n'avait rien à voir
avec la guerre et l'armée. Voltaire était patriote,
comme Montesquieu et comme Rousseau, parce qu'il
s'intéressait au bien public. Il attachait la patrie, à
la manière anglaise, à la liberté et à la propriété,
Liberty and property ; et il lui semblait que ceux-là
1. Cf. plus haut, p. 151.
LA PHILOSOPHIE DE FEUNEY. 183
seuls ont une patrie qui, possédant quelque chose,
se sentent des intérêts communs, et interviennent
d'une manière ou d'une autre dans la gestion de ces
intérêts communs. Il croyait que, dans de grands
Etats, il y avait encore des millions d'hommes qui
n'avaient point de patrie.
En principe, il voudrait faire de l'instruction
publique une fonction de l'État. Mais en pratique,
il accepte la liberté, c'est-à-dire l'Université et les
congrégations sous le contrôle de l'État.
Il ne croit pas possible ni désirable que le peuple
soit instruit * : qui ferait les besognes rebutantes et
dures ? Mais il restreint le peuple à la dernière
classe des manœuvres. Il veut, par l'enseignement,
élargir l'ordre moyen; il souhaite que les manufac-
turiers, les artisans, un maçon, un charpentier, un
forgeron, que les cultivateurs soient instruits,
éclairés, qu'ils voient au delà de leur métier et con-
naissent les intérêts publics. L'école ainsi ■ sera
essentiellement l'école du citoyen.
Voltaire ne veut pas séparer l'Église de l'État.
Son idéal est le régime anglais : en France, c'est le
catholicisme qui sera l&religion de l'Etat, mais l'Église
sera subordonnée au pouvoir civil et respectueuse
de la loi civile. Suppression de la juridiction romaine
et de toutes les taxes payées à la chancellerie
romaine. Les biens ecclésiastiques seront soumis à
l'impôt, comme ceux de tous les autres citoyens.
L'État aura la surveillance de ces biens, et inter-
1. Il entend l'instruction, comme nous dirions, secondaire,
celle qui mettrait h même de lire « les meilleurs chapitres de
l'Esprit des Lois ». II ouvrit une école primaire à Ferney.
184 VOLTAIRE.
viendra dans leur répartition pour assurer à tous
les prêtres un salaire suffisant . Dans ce sens
Voltaire marche jusqu'à l'idée d'un clergé rétribué
par l'État, de sorte que l'État pourrait limiter le
nombre des prêtres et disposer de l'excédant des
revenus ecclésiastiques.
Institution du mariage civil. Contrôle de l'État
sur tous les rituels, sur les catéchismes, sur les
livres de dévotion et d'enseignement, et sur la
prédication : le pouvoir civil n'intervient pas dans
le dogme, mais il doit veiller à ce que l'ordre
public, les lois, la morale soient respectés. Les
curés gardent l'enseignement de la religion et de la
morale, et l'exercice de la charité.
Suppression de la sépulture dans les églises.
Réduction du nombre des fêtes chômées.
Surveillance des communautés religieuses. Recul
des vœux monastiques à l'âge de vingt-cinq ans.
Diminution progressive pour arriver à la suppres-
sion totale des congrégations et couvents. Affecta-
tion de leurs biens aux œuvres d'assistance.
Il veut la liberté de conscience, mais non l'égalité
des cultes. Des libres penseurs, des athées, Voltaire
ne dit rien : leurs croyances sont des états indivi-
duels dont l'Etat ne s'occupe pas. Mais les autres
églises que la catholique ne seront pas officiellement
reconnues : tolérance et test, c'est le régime anglais
qu'il désire pour la France. Il réclame pour les pro-
testants la liberté du culte privé, la validité de leurs
mariages, le droit pour les enfants d'hériter de leurs
pères, la franchise des personnes, le droit d'exercer
le commerce et tous les métiers. Aux juifs, qu'il
LA PHILOSOPHIE DE FERNEY. 185
méprise, il offre la sécurité, l.a condition d'étrangers do-
miciliés, et l'invitation de se décrasser, de se cultiver.
A la grande politique de gloire et de conquête,
Voltaire préfère l'administration économe ei paci-
fique. Il ne veut pas de grands ministres, mais de
bons administrateurs. Que le gouvernement se pro-
pose par-dessus tout de favoriser le peuplement et
le travail; et malheureusement, la plupart des règle-
ments gênent le travail et causent la dépopulation.
Le régime financier est détestable.
L'impôt doit être proportionnel, sans restriction
ni privilège. Le système exclusif des physiocrates
est aussi absurde que l'exemption du clergé ou de la
noblesse.
L'impôt doit porter sur les riches : il est odieux de
prendre au travailleur une partie du pain qu'il gagne.
Le système des fermes est mauvais. La régie
directe serait moins onéreuse au trésor, moins
vexatoire et ruineuse pour le peuple.
Altérations des monnaies, suppressions de rentes,
créations d'offices, loteries, gabelle, douanes inté-
rieures : autant de moyens abusifs ou détestables de
prendre l'argent des sujets. La liberté du commerce
des blés, du moins à l'intérieur, est nécessaire.
Il faut prendre l'impôt là où est l'argent; il faut
augmenter la recette en diminuant l'impôt. Il faut
faire rentrer l'impôt avec le moins de frais possible.
Il faut organiser l'impôt de façon qu'il excite, au lieu
de la paralyser, l'activité économique de la nation.
Abolition aussi des droits féodaux, des corvées,
des dîmes.
Pour l'agriculture, le commerce, l'industrie, tout
186 VOLTAIRE.
se résume en un mot : liberté, c'est-à-dire affran-
chissement des entraves, suppression des règle-
ments tyranniques ou ruineux, des jurandes et
maîtrises, de l'obligation de ne vendre qu'au marché,
des tracasseries de la régie des vins, etc. Ce libéra-
lisme admet pourtant la protection contre la concur-
rence étrangère, mais de façon que le blé, c'est-à-
dire le pain, reste à bas cours.
L'établissement de l'unité des poids et mesures
est désirable.
Voltaire voit surtout l'agriculture et le commerce,
la grande propriété et le gros négociant. Il n'aperçoit
guère l'industrie, quoiqu'il ait créé des fabriques et
qu'il se rende compte de la misère du tisserand lyon-
nais. Il se borne à demander pour l'ouvrier le droit
de porter son travail au plus offrant, et un salaire
qui lui permette de vivre et d'élever ses enfants. Il
ne propose, pour lui faire gagner plus, que l'augmen-
tation du nombre des journées de travail : et pour-
tant il croit que le travail de manufacture fait dégé-
nérer la race. Toute son économie se ramasse au
fond dans sa théorie du luxe. Dépenser ses revenus
est un devoir social. Le riche, par ses plaisirs
comme par ses besoins, fait vivre le pauvre; sa
dépense excite le commerce, l'industrie, l'agricul-
ture. Toutes ses jouissances s'écoulent en salaires
dans le peuple, et y font circuler le bien-être.
Les nations prospères et bien administrées peu-
vent payer de lourds impôts : mais les impôts ne sont
pas faits pour être gaspillés par la cour et nourrir
des parasites. L'impôt est d'abord une assurance; il
sert à établir l'ordre et la sécurité. Il doit être aussi
LA PHILOSOPHIE DE FERNEY. 187
une coopération : il est destiné à subvenir aux entre-
prises d'utilité publique. De l'eau et des marchés
dans les villes, des canaux et des chemins à travers
le pays, voilà les objets pour lesquels l'argent serait
mieux employé qu'en guerres. Les dépenses pro-
ductives sont celles qui protègent la santé publique,
et qui facilitent l'activité agricole et commerciale.
Aux postes, Voltaire ne demande que le secret
des lettres : c'est le plus urgent.
L'assistance publique est un devoir de l'Etat.
Répression de la mendicité, réforme des hôpitaux,
création d'hôpitaux et spécialement de maternités,
de maisons d'enfants trouvés, d'hospices pour les
vieillards et les travailleurs invalides. Il faut
employer à ces établissements nécessaires, avec le
droit des pauvres sur les spectacles, les biens dispo-
nibles du clergé et des couvents.
Enfin l'administration de la justice est toute à
réorganiser. Là sont les pires abus. Voltaire applau-
dira à la suppression des Parlements, parce qu'il
espère voir réaliser par elle deux réformes capitales
qu'il réclamait depuis longtemps : l'abolition de la
vénalité des charges, et la séparation de l'ordre
judiciaire et du pouvoir politique. Il souhaitait aussi
la diminution des frais de justice, et des délais de la
justice; pour cela, la diminution du ressort du Par-
lement de Paris. Il demandait l'unité de législation,
la composition d'un code civil et d'un code criminel
qui fissent disparaître l'incohérence et l'arbitraire des
jugements.
Dans la législation civile, il voulait introduire le
divorce. Mais au criminel il exigeait une réforme
générale. La justice criminelle est atroce, absurde,
aveugle, encore embarrassée d'idées théologiques;
elle frappe au hasard; dure aux petits, elle laisse
échapper les grands coupables.
Il ne faut punir que les délits qui atteignent les
hommes et blessent l'ordre social. L'offense à Dieu,
sacrilège, sorcellerie, suicide, hérésie ou sodomie,
n'est pas du ressort de la justice. Il faut définir avec
soin les cas de répression légale, distinguer les délits
des crimes, proportionner les peines aux délits, et
ne pas abuser des galères ni surtout de la mort. Il
faut ôter au supplice de la mort les raffinements de
cruauté dont on l'a enrichi. Il faut que la peine soit
personnelle, et ne pas l'étendre à une famille inno-
cente par des confiscations de biens, ou autrement.
La procédure méconnaît tous les droits de la per-
sonne humaine. L'accusé ne doit pas être traité en
coupable. On ne doit pas emprisonner à la légère
des innocents pour les relâcher après de longs mois,
flétris, ruinés, sans indemnité aucune. Suppression
des monitoires, qui ne font appel qu'aux témoins à
charge et excitent la délation. Suppression de la tor-
ture. Suppression des procédures secrètes. Il ne
faut ni intimider ni écarter les témoins. L'accusé
doit être confronté avec les témoins. Il a droit d'être
assisté d'un avocat, au criminel comme au civil.
Il faut renoncer au système barbare et puéril des
demi-preuves, des quarts de preuve, à cette addition
d'incertitudes dont on composait une certitude légale.
Il faut motiver les arrêts au criminel comme au civil.
Voilà, bien sèchement, le tableau des réformes
que ^ oltaire, pendant vingt années, demanda avec
LA PHILOSOPHIE DE FEItXEY. 189
une verve infatigable, tour à tour sarcastique et
indignée, auxquelles il s'efforça de convertir la
raison et l'humanité du public.
Leur ensemble ne fait pas une belle construction
philosophique qui se développe dans l'abstrait, pour
la gloire de l'esprit humain. C'est une série de cor-
rections, de réparations du vieil édifice social, qui
ne peuvent se juger séparées de la réalité où elles
s'appuient. Voltaire se demande quelles retouches
exigent dans chaque partie du gouvernement et de
l'administration les sentiments de liberté, d'égalité,
d'humanité qui composent à ses yeux la conscience
sociale et la raison de son temps.
Nous sommes tentés aujourd'hui de méconnaître ■
et de rapetisser l'importance de cette critique, parce
qu'elle n'est pas organisée en système, et parce que
la plupart des réformes qu'elle indique ou sont
réalisées depuis longtemps, ou bien ont été déclas-
sées, dépassées par l'évolution de nos institutions et
de nos mœurs. Les contemporains savaient gré à
Voltaire de cette précision réaliste qui désignait les
améliorations actuellement possibles dans toutes
les parties du corps social.
Et si nous voulons y penser un peu, si nous
nous représentons la France du roi Louis XV, avec
le despotisme capricieux de son gouvernement, la
cour égoïste et gaspilleuse, les grands corps, magis-
trature, clergé, plus soucieux de leurs privilèges
que du bien général, le désordre des finances et
l'absurdité oppressive du système fiscal, l'énormilé
scandaleuse des revenus ecclésiastiques, et la misère
des curés de paroisse, le chaos des lois, L'enchevê-
tre nient et le conflit des autorités, l'intolérance qui
condamnait les protestants au concubinage ou à 1 hy-
pocrisie, et qui envoyait leurs pasteurs aux galères,
la multitude des privilèges et des règlements qui se
tournaient en vexations et en misère pour la masse du
peuple : — si nous appliquons là-dessus les réformes
de Voltaire, et que nous introduisions dans cette
France de l'ancien régime, qui reste catholique et
monarchique, la tolérance, la liberté de la presse,
l'impôt proportionnel, l'unité de législation, la ré-
forme de la procédure criminelle, le clergé soumis et
salarié, l'assistance développée, les principes de
gouvernement pacifique et libéral, d'administration
appliquée, honnête, et uniquement soucieuse de favo-
riser la prospérité publique : — alors nous compren-
drons la portée de la transformation que la critique
de Voltaire opérait, et combien il s'en faut qu'elle
ait été négative, et timide. C'est toute une autre
France qu'elle dégageait de l'ancien chaos féodal et
monarchique, romain et ecclésiastique, anarchique
et tyrannique : une France bien moderne, quelque
chose, sous le très chrétien Bourbon, comme ce
qu'a été notre pays aux minutes pacifiques du Consu-
lat ou du second Empire. Plus justement encore, la
réforme voltairienne est, dans ses lignes principales,
aux Chambres près, le dessin de la France bourgeoise
de Louis-Philippe. C'est celle qu'on eût vu sortir, si
Turgot avait pu rester vingt ans au ministère, et
faire ce qu'il voulait. Voltaire a été, en gros, le jour-
naliste de l'œuvre dont Turgot était l'homme d'Etat.
On se tromperait d'ailleurs sur l'esprit de Vol-
taire, si l'on croyait que ses vues n'allaient pas au
LA PHILOSOPHIE DE FERNET. 101
delà de ces réformes. Il n'est pas révolutionnaire,
ni chimérique. Il est opportuniste et réaliste. Il
indique ce qu'on peut obtenir tout de suite par la
pression de l'opinion. Ce n'est pas qu'il renonce,
cela obtenu, à demander autre chose. Il ne se dit pas
républicain. Il ne demande pas une constitution à
l'anglaise. Il ne demande pas expressément la parti-
cipation directe des propriétaires et des industriels
à la direction des affaires publiques. Il ne demande
pas pour les protestants l'accès aux charges ni la
liberté du culte public. Il ne demande pas la nomi-
nation de tous les professeurs par l'Etat. Ce sont
choses pourtant qu'il estime raisonnables. Il se con-
tente de poser le droit de l'Etat sur les commu-
nautés : il n'en demande pas tout de suite la suppres-
sion, qu'il désire et qu'il espère.
Voltaire sans nul doute est conservateur. Mais il
l'est comme l'est tout libéral. Il ne veut pas de bou-
leversement violent. Il ne détruit ni les classes ni
l'inégalité des richesses. Il remet la France aux
mains de la bourgeoisie éclairée, dont il étend la
limite du côté du peuple par l'instruction. Mais son
programme, précisément parce qu'il est pratique,
n'a rien d'absolu ni de définitif. Il est conforme à son
esprit de prévoir, après les améliorations immédia-
tement réalisables sur lesquelles tout son effort se
concentre, d'autres améliorations que les premières,
en s'effectuant, rendront possibles : et ce sera ainsi
tant que l'on pourra apercevoir du mal dans la réa-
lité et concevoir du mieux par la raison, tant que
l'humanité et la justice seront blessées quelque part,
que la société ne sera pas parfaite et l'homme heureux.
CHAPITRE X
LA FORMATION
DE LA LÉGENDE VOLT AIRIENNE.
LES DERNIÈRES ANNÉES ET LA MORT
La caractéristique de l'action de Voltaire, c'est de
n'être pas seulement littéraire. Par là, il diffère de
Montesquieu, de Diderot, de Rousseau qui se con-
tentent d'éclairer ou d'enflammer les esprits par
leurs ouvrages. Voltaire, maintenant qu'il est tran-
quille, ou à peu près, pour lui-même dans son
canton de Gex, s'occupe des autres, non des hommes
en général, mais de tous les cas individuels où il
peut voir un effet ou un indice des abus sociaux.
C'est d abord en 1759 l'affaire petite et peu
bruyante des six frères de Crassy, dont il arrache
l'héritage aux jésuites d'Ornex.
1. Desnoiresterres, t. VIII. — Eug. Asse, Lettres de Mme*
(de Graffigny...), Suard, etc., 1S83. — Voltaire, Recueil des
particularités curieuses de sa vie et de sa mort (par Harel), 1782.
— (Longchamp et) Waghière, Mémoires sur Voltaire et ses
ouvrages. - - Ath. Coquerel, Jean Calas et sa famille, 1858
(2* éd.. 1869). — C. Rabuud, Sirven, étude historique sur l avène-
ment de la tolérance.
Formation de la légende voltairienne. 198
C'est, en 1762, l'affaire Calas. Le 10 mars, Jean
Calas, marchand d'indiennes, rue des Filatiers, à
Toulouse, fut roué après un long procès instruit
d'abord par les capitouls, puis par le Parlement. Il
était accusé du meurtre de son fils aîné, Marc-
Antoine, qui, le 13 octobre 17G1, avait été trouvé
pendu dans la boutique paternelle : on rendait compte
du crime par l'horreur de la famille calviniste à
l'idée que Marc-Antoine voulait se faire catholique.
Jean Calas mourut en protestant de son innocence.
Voltaire, averti dès le 22 mars par le négociant
Audibert, crut d'abord à un excès du fanatisme
huguenot. Mais bientôt convaincu d'être en présence
d'une erreur judiciaire, il prit en main la cause de
Calas. Il se heurta à l'indifférence, au scepticisme
ou à l'hostilité du ministère, des courtisans, des
parlementaires. Il se tourna vers le public : par
toute sorte d'écrits, discutant les charges et les faits
de la cause, développant les principes de tolérance,
il remua la grande force de l'opinion. Il appuya,
dirigea de Ferney toutes les démarches de Mme Calas,
assista les avocats Elie de Beaumont et Loyseau de
Mauléon. Dès le 7 mars 1704, un premier arrêt du
Conseil engageait la revision; le 4 juin 1764 le
jugement de Toulouse était cassé. Le 9 mars 1705,
les 40 juges des requêtes de l'Hôtel, à l'unanimité,
réhabilitèrent Calas.
De temps à autre, depuis, on a essayé d'infirmer
cette réhabilitation, soit par passion catholique, soit
pour l'honneur de la magistrature, soit par aversion
pour Voltaire : on n'.a rien produit qui démontrât la
cuipabilite.de Calas; et l'on n'a pu, en négligeant
G. Lanson. — Voltaire. 13
194 VOLTAIRE.
toutes les preuves à décharge, que faire valoir quel-
ques circonstances obscures, qui, sans justifier la
sentence, font comprendre que des juges prévenus
mais qui n'étaient pas des scélérats, aient trouvé
dans la cause matière à rouer un innocent. Rien
absolument rien n'a valeur de preuve contre Galas
Le public en fut convaincu. Il applaudit à la réha
bilitation avec enthousiasme. De là date la transfi
guration de Voltaire dans l'esprit de ses contempo
rains. Il fut le « défenseur de Galas ». On commença
à voir en lui autre chose que de l'esprit, et dans sa
gloire prodigieusement multipliée par cette affaire,
se mêlèrent des sentiments de chaude dévotion et de
respect que Voltaire jusque-là n'avait jamais ins-
pirés.
Après les Calas, les Sirven : c'était la même his-
toire. Une fille huguenote se jette dans un puits ;
le père est condamné par le procureur fiscal de
Mazamet (1764). Heureusement il a pu fuir, ainsi
que sa femme et ses deux filles survivantes. Vol-
taire, avec sa netteté pratique, ne veut pas marcher
pour Sirven, tant que l'affaire Calas n'est pas ter-
minée. Il s'en occupe alors avec chaleur, et finit par
faire réhabiliter Sirven et sa femme en 1771 par la
Tournelle de Toulouse, par quelques-uns des juges
de Calas.
Ce sont encore des protestants qu'il veut tirer des
galères ou dont il s'occupe de faire valider les
mariages. C'est l'affaire La Barre : un crucifix
mutilé à Abbeville (9 août 1765), quelques jeunes
gens soupçonnés, le chevalier d'Étallonde en fuite,
le chevalier de La Barre arrêté, et convaincu seule-
FORMATION DE LA LEGENDE VOLTAIIUENNE. 195
ment de ne pas s'être découvert devant la procession
du Saint-Sacrement, d'avoir chanté des chansons
impies et obscènes, d'avoir récité la Pucelle, et pos-
sédé des livres tels que la Religieuse en chemise ouïe
Dictionnaire philosophique portatif. Pour cela, des
haines privées s'en mêlant, la sénéchaussée d'Abbe-
ville le condamna à avoir la langue coupée et à être
décapité. La sentence fut confirmée par le Parle-
ment de Paris. On lui épargna la mutilation de la
langue; le corps et la tête furent brûlés sur un
bûcher où l'on jeta aussi le Dictionnaire philoso-
phique. Voltaire fut atterré. Il appela au public. Il
s'intéressa à d'Élallonde, le lit entrer au service de
Prusse. Il essaya plus tard de faire casser l'arrêt
qui le condamnait par défaut. Il ne réussit pas. Il ne
put que maudire dans tous ses écrits, et il n'y
manqua pas, les juges d'Abbeville.
Le 9 mai 1766 le comte de Lally, ancien comman-
dant de Pondichéry, était décapité en place de
Grève, bâillonné pour qu'il ne pût faire entendre sa
protestation. Le vague des termes de l'arrêt inquiéta
Voltaire : il s'enquit, se convainquit de l'innocence
de Lally, et prêta sa plume et sa popularité au fils
du condamné. Il vit, avant de mourir, la réhabilita-
tion de Lally assurée.
Il s'occupait encore en 1769 de faire réhabiliter
Martin, un cultivateur du Barrois roué pour un
assassinat dont l'auteur avait ensuite avoué. En 1770,
c'était la méprise d'Arras : une vieille ivrognesse
qu'on accusait ses enfants d'avoir tuée. Montbailli
fut roué ; sa femme se déclara enceinte. Voltaire la
fit reconnaître innocente, et innocent aussi le roué-
Î96 VOLTAIRE.
En 1772, il prenait en main la cause de Mlle Camp,
une protestante que le vicomte de Bombelles avait
épousée au désert, devant un pasteur, et qu'il lais-
sait pour faire un riche mariage catholique, après
en avoir eu un enfant : il soutenait la nullité de sa
première union. Voltaire ne put réussir qu'à faire
obtenir quelque argent à la victime.
Moins heureux et moins clairvoyant fut-il quand
il se prit à défendre le comte de Morangiés contre ses
créanciers. Le public, cette fois, fut rebelle. Il ne
s'agissait que d'argent, et, si les créanciers avaient
bien mine de fripons, le débiteur n'était certainement
pas un honnête homme. Il fut d'ailleurs parfaitement
ingrat pour son officieux défenseur.
Quoique Voltaire se défendît d'être le « Don Qui-
chotte de tous les roués et de tous les pendus », il
ne savait guère résister aux apparences d'injustice
de cruauté. Il criait et faisait crier.
Lorsqu'il apprit qu'il y avait encore des main-
mortables en France et qu'à quelques pas de chez
lui, 12 000 hommes étaient les serfs de vingt cha-
noines de Saint-Claude, il fut stupéfait Depuis 1770,
il assiégea de ses requêtes le conseil du Roi, Turgot;
il soutint et encouragea l'avocat Christin, de Besan-
çon, qui avait pris en main la cause des habitants du
mont Jura; il travailla l'opinion. Ses clients ne
furent affranchis que par la Révolution.
De la même ardeur, ne pouvant libérer la France
de la gabelle, il s'occupa d'en décharger son petit
pays de Gex, où les commis et les contrebandiers
étaient ('gaiement des fléaux pour les gens paisibles.
Il négocia longuement afin d'obtenir des fermiers
FORMATION DE LA LEGENDE VOLTAIRIENNE. 197
généraux un abonnement pour le sel et le tabac. Il
travailla Trudaine et Turgot ; il fit agir l'abbé
Morellet, Dupont de Nemours, cette Mme de Saint-
Julien qu'il appelait Papillon-pbilosophe. Il excitait
et calmait tour à tour les syndics et les États du
pays de Gex. Il leur prêchait les concessions néces-
saires. Enfin il aboutit. Il offrait 20000 livres par
an pour l'abonnement, les fermiers en voulaient
60 000 : on convint de 30 000.
Une scène extraordinaire eut lieu, lorsque les
Etats de Gex se réunirent à l'hôtel de ville pour
discuter la convention. Voltaire s'y rendit le 12 dé-
cembre 1775, « bien empaqueté ». On le fit asseoir;
il fit « un bon discours », lut des lettres de Turgot
et de Trudaine : les trois ordres du pays de Gex
approuvèrent le traité. « Alors il ouvrit la fenêtre et
cria : Liberté ! » On lui répondit par des cris Vive le
roi! Vive Voltaire!
Il avait avec lui douze dragons de Ferney qui se tinrent
sur la plaee devant la maison où était l'assemblée... Les
douze dragons mirent l'épée à la main pour célébrer notre
ami, qui partit tout de suite et fut de retour pour dîner. En
passant dans quatre ou cinq villages, on jetait des lauriers
dans son carrosse. Il en était couvert. Tous ses sujets se mirent
en baie pour le recevoir, et le saluèrent avec des boîtes,
pots à feu, etc. Il était très content et ne s'apercevait pas
qu'il avait quatre-vingt-deux ans *,
Toutes ces interventions généreuses, la prospérité
oissante de Ferney, tant d'écrits consacrés au bien
public prenaient peu à peu le dessus dans l'imagi-
ci
1. Lettre de Mme de Gallatin (Zeitschrift f. fr. Sp. u. L.,
VII, 207). Cf. la lettre de M. Hennin (Desnoiresterres, VIII, 76)'.
nation des contemporains, effaçaient l'impression
des travers d'humeur, des querelles sans dignité,
des singeries avilissantes. Malgré la haine irréconci-
liable de l'Eglise et des croyants, malgré l'antipathie
mal déguisée des athées, la grande masse du public
était bien conquise, et vénérait le vieillard de Ferney .
Mme Necker, en 1770, prenait l'initiative d'une sous-
cription pour lui élever une statue; mais Pigalle,
en modelant ce vivant squelette, fit un chef-d'œuvre
de réalisme anatomique qui représentait mal l'idéal
de la dévotion voltairienne. En 1772, Mlle Clairon,
chez elle, devant des amis, couronnait le buste du
philosophe en récitant une ode .de Marmontel.
A Genève même il triomphait. Il n'y pouvait plus
venir sans qu'une foule immense l'entourât : en 1776,
il pensa y être étouffé. La défense de Calas prévalait
sur la Guerre de Genève.
Rien ne donne une plus vive idée de la transfigu-
ration légendaire du patriarche de Ferney que les
lettres de Mme Suard. Cette jeune femme de vingt-
cinq ans éprouve devant le malin et pétillant vieil-
lard « les transports de Sainte-Thérèse ». Elle
ne ressent près de lui que de l'attendrissement et de
l'enthousiasme. Elle lui demande sa bénédiction.
Elle nous montre un Voltaire, bon, indulgent, atten-
dri, adouci, le Voltaire des âmes sensibles.
Il mourait d'envie d'aller jouir de sa gloire. Le
gouvernement n'était pas réconcilié : sur le bruit de
sa maladie (en juillet 1774), l'intendant de Bour-
gogne recevait ordre de Versailles de saisir tous ses
papiers, aussitôt qu'il serait mort. Mais on n'osait rien
contre lui, tant qu'il vivait. La reine pleurait à J an-
FORMATION DE LA LEGENDE VOLTAIRIENNE. 199
crède et manifestait le désir d' « embrasser » l'au-
teur. D'Argental, le marquis de Villette l'appelaient
à Paris; Mme Denis avait envie d'y revenir. Le
5 février 1778, il partit « dans sa dormeuse, avec un
petit poêle dedans ».
Il arriva à Paris le 10 février sur les trois heures
et demie du soir, et se logea chez le marquis de
Villette, rue de Beaune, à l'angle du quai des Théa-
tins. On sait ce qui advint : il se grisa de sa gloire,
et il en mourut.
Si le roi trop dévot ne permit pas à la reine de le
voir, Paris l'en consola. Les visites affluaient rue de
Beaune : les amis, les écrivains, les députations de
l'Académie et de la Comédie-Française , Gluck ,
Mme Necker, la comtesse de Polignac, Mme du
Barry, l'ambassadeur d'Angleterre, la loge maçon-
nique des Neuf-Sœurs, Franklin dont il bénissait le
petit-fils en disant : God and liberty, toute sorte
d'hommes et de femmes de tous les états. Le 16 mars
avait lieu la première représentation de sa tra-
gédie d'Irène, devant la reine et le comte d'Artois.
Bemis d'une maladie qui avait fermé sa porte pen-
dant trois semaines, il sortait en voiture au milieu
d'une foule enthousiaste qui acclamait « l'homme
aux Calas ». Il allait voir Turgot. 11 se rendait le
30 mars à l'Académie, et de là, en magnifique habit,
avec sa grande perruque, enveloppé de la pelisse
que lui avait envoyée l'impératrice de Bussie, il
allait à la Comédie assister à la sixième représenta-
tion d'Irène. Un des acteurs lui posait sur la tête
une couronne de laurier, et, à la fin de la pièce, toute
la troupe assemblée sur la scène, son buste était
couronné par Brizard en robe de moine, et baisé
par les comédiennes. Il sortait à pied. Il visitait les
princes d'Orléans, Sophie Arnould, et la marquise
de Gouvernet, cette jolie Suzanne de Livry qui lui
avait été infidèle cinquante ans auparavant.
Au milieu de toute cette agitation, il travaillait. Il
avait fait adopter à l'Académie un nouveau plan du
dictionnaire, et s'était mis aussitôt à l'exécution. Il
absorbait 25 tasses de café en un jour, perdait le
sommeil, se bourrait d'opium, délirait. Le 25 mai il
était perdu. Il ressuscita un instant pour féliciter
Lally-Tollendal de l'arrêt du Conseil qui cassait la
sentence portée contre son père.
Les médecins Lorry et Tronchin n'avaient plus
d'espoir. Tronchin épiait malignement comment le
philosophe passerait ce « fichu moment ». Le philo-
sophe voulait vivre. Il enrageait de n'avoir pas suivi
le conseil de retourner à Ferney, il suppliait Tron-
chin de le « tirer de là ». Il souffrait d'horribles dou-
leurs. Il avait peur de ce qu'on ferait de lui après sa
mort. Il se souvenait de la Lecouvreur : il voulait
éviter la voirie. Des prêtres s'agitaient : un abbé Gau-
tier, le curé de la paroisse, qui était Saint-Sulpice. Il
signa une confession de foi, et une rétractation qui fut
ensuite jugée insuffisante : on lui apporta une autre
déclaration. « Laissez-moi mourir en paix », dit-il.
Dès le 28 février à la première alerte, il avait mis
sa vraie confession aux mains de Wagnière :
Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne
haïssant pas mes ennemis, et en détestant la persécution.
Il semble qu'il se soit rasséréné, quand il comprit
FORMATION DE LA LEGENDE VOLTAIRIENNE. 201
que c'était bien fini, et qu'il ait accepté la nécessité.
Il mourut le 30 mai 1778, sur les onze heures du
soir.
L'archevêque de Paris et le curé de Saint-Sul-
pice lui refusèrent la sépulture. Le roi dit ou passa
pour avoir dit : « Laissez faire les prêtres » ; ni le
ministère ni le Parlement ne voulurent intervenir.
Voltaire avait désigné pour sa sépulture l'étoile de
la charmille de Ferney. Mais Ferney était loin :
l'évêque d'Annecy était à craindre. Il fallait agir
vite, prévenir la vengeance ecclésiastique. L'abbé
Mignot mit le corps dans un carrosse, enveloppé de
sa robe de chambre et coiffé d'un bonnet de nuit. Il
l'emporta à l'abbaye de Scellières en Champagne
dont il était abbé commendataire. Là, Voltaire fut
mis en bière et enseveli (ler-2 juin). Le prieur qui
l'avait permis fut destitué par l'évêque de Troyes.
Voltaire n'attendit pas longtemps sa revanche.
La Révolution le ramena à Paris en juillet 1791. Un
cortège triomphal, — municipalité, députés, magis-
trats, Académiciens, jeunes filles vêtues de blanc,
canonniers et chœurs de l'opéra, — le conduisit au
Panthéon au milieu de l'enthousiasme universel.
Déjà pourtant l'évolution politique de la France lais-
sait Voltaire en arrière : mais le peuple se souvenait
du défenseur de l'humanité. C'était Calas qui condui-
sait Voltaire au Panthéon dans une apothéose.
CHAPITRE X!
L'INFLUENCE DE VOLTAIRE
L'influence de Voltaire sur son siècle et sur le
xixe siècle est certaine, mais impossible actuellement
à déterminer avec quelque précision. Je ne sais s'il
sera jamais possible de le faire : Voltaire reçoit sûre-
ment de son temps la plupart des suggestions qu'il
renvoie, et son influence en beaucoup de cas est celle
d'un agent de transmission qui met la puissance con-
tagieuse de sa passion et la puissance séductrice de
son talent au service des idées qu'il sert et qu'il n'a
pas créées. Il devient malaisé de distinguer son
action du mouvement collectif et des autres efforts
individuels qui vont dans le même sens.
Peut-être a-t-il servi surtout en son temps à
fixer Y ordre du jour de l'opinion. Par les coups de
cloche ou les pétards de ses écrits, il rassemblait
tous les esprits et en faisait converger toutes les
forces vers un même point. Il disciplinait, coordon-
nait les aspirations que ses contemporains avaient
en commun avec lui; et l'on ne pourrait pas aisé-
L INFLUENCE DE VOLTAIRE. 203
ment décider s'il était le général de l'armée du pro-
grès, ou s'il en était le tambour.
La difficulté s'accroît de toute l'aversion de Vol-
taire pour les constructions systématiques. La pré-
sence de Montesquieu et de Rousseau dans une
intelligence est vite décelée par les traces des partis
pris doctrinaux qui leur sont propres. Voltaire
souvent ne fait que fouetter des sentiments sans
imposer aucune préférence dogmatique.
Peut-être parviendra-t-on un jour à se tirer de ces
embarras : en tout cas, actuellement, il serait vain
de s'en flatter. L'histoire des idées, de leur formation
et de leurs modes de propagation, aux xvme et
xixe siècles, n'est pas suffisamment faite; on n'a
point jusqu'à ce jour étudié assez exactement la
relation des faits politiques et sociaux aux faits
moraux et littéraires. Il serait nécessaire de regar-
der de près la formation et le développement de
beaucoup d'individus , distingués ou médiocres,
illustres ou obscurs. Mais on n'a point rassemblé
encore un assez grand nombre d'observations de ce
genre pour qu'il soit possible de dégager des con-
clusions générales. Ce n'est pourtant que lorsque
tout ce travail sera fait, qu'il pourra être question de
définir l'influence de Voltaire.
Sans donc prétendre à une précision ni à une
certitude actuellement illusoires, je présenterai
quelques remarques sur ce qui me paraît le plus
vraisemblable.
Et d'abord, si l'on ne peut établir rigoureusement
le détail ni la mesure de l'influence voltairienne, on
ne peut guère mettre en doute la réalité de cette
influence. Voltaire a été la nourriture intellectuelle
de beaucoup d'hommes pendant plusieurs généra-
tions, et s'est ainsi mêlé dans une multitude de
consciences.
Dans la dernière génération du xvme siècle,
presque personne ne lui échappe, et des chrétiens
comme Joseph de Maistre et Chateaubriand ne
feront souvent que retourner contre lui ce qu'ils
auront appris chez lui.
Il serait intéressant de savoir combien il a été lu
aux diverses époques. La bibliographie peut nous
renseigner sur ce point. De 1740 à 1778 il se fit
19 recueils des œuvres, sans compter les éditions
séparées, très nombreuses pour les principaux
écrits1. De 1778 à 1815, Quérard indique 6 éditions
des œuvres complètes, sans compter deux éditions
incomplètes et déjà copieuses. Enfin, pour la
période de 1815 à 1835, en vingt ans, Bengesco
rencontre 28 éditions des œuvres complètes 2.
Puis rien de 1835 à 1852. De 1852 à 1870, 5 édi-
tions, dont l'édition de propagande du journal le
Siècle.
Depuis 1870, une édition, celle de Moland, de
caractère purement littéraire et historique, et tout à
fait sans rapport avec la conservation ou la diffusion
du voltairianisme.
Au total, grande consommation jusqu'à la Révolu-
tion, puis ralentissement jusqu'en 1815. Prodigieuse
recrudescence de la demande sous la Restauration,
li Bengesco, t. IV, n°* 2122-2141.
2. T. IV, n« 2145-2174.
L INFLUENCE DE VOLTAIRE. 205
puis de nouveau ralentissement. Reprise sensible
sous le second Empire. Cette courbe correspond
assez à celle des mouvements libéraux; on imprime
ou réimprime Voltaire surtout aux époques où ces
mouvements rencontrent le plus de résistance et
prennent le plus de violence. Cependant il faut
aussi tenir compte du fait que, sous la Révolution,
après l'édition encadrée de 1775 et les deux éditions
de Kehl, et sous Louis-Philippe, après les 28 éditions
qui se succédaient depuis vingt ans, le marché put
être encombré : il fallut donner au public le temps
d'absorber la production de la librairie. Toujours
est-il que l'abondance même de l'offre, de la part
des éditeurs, indique une demande considérable de
l'opinion libérale.
Il faudrait connaître le tirage de ces éditions. Le
gouvernement de la Restauration a essayé de se
rendre compte de la diffusion des « mauvais
livres ». D'un rapport officiel qui fut alors analysé
par les journaux ', il résulte que, de 1817 à 1824,
douze éditions de Voltaire se sont imprimées, for-
mant un total de 31 600 exemplaires et de 1598 000 vo-
lumes. En même temps, 13 éditions de Rousseau
donnaient 24 500 exemplaires et 480 500 volumes.
Les éditions séparées d'écrits de l'un et de l'autre
jetaient sur le marché 35 000 exemplaires et
81000 volumes. Au total c'étaient 2 159 500 vo-
lumes philosophiques qui étaient lancés en sept ans
contre ia réaction légitimiste et religieuse, et de ce
nombre effrayant de projectiles, Voltaire fournissait
plus des trois quarts.
i. L Étoile, jeudi 9 juin 1825.
206 VOLTAIRE.
Essayons d'entrevoir quelques-unes des applica-
tions de cette force incontestable.
Voltaire agit comme artiste et comme philosophe :
l'un portant l'autre le plus souvent, mais cependant
l'un sans l'autre quelquefois . Les deux actions
doivent s'étudier séparément.
Sur la littérature, il agit en général par son goût
et sa langue : comme excitateur d'abord et initia-
teur, mais bien vite, et dès avant sa mort, comme
gardien et conservateur des principes classiques.
Les esprits qu'il forme ont le goût étroit et fin, la
phrase claire et sèche; ils sont méticuleux sur la
correction et la pureté du langage, s'alarment des
nouveautés ou des hardiesses d'images. Ils sont
prompts à jeter du ridicule sur le détail de l'expres-
sion des ouvrages dont la pensée les étonne ou les
choque. Les voltairiens s'effareront de Chateau-
briand et détesteront le romantisme. Il y aura de
ces voltairiens de goût pendant tout le xixe siècle,
en particulier dans l'Université et la magistrature.
Thiers représenterait assez bien cet esprit.
Pour la tragédie, Voltaire sera mis par ses contem-
porains à côté de Racine et de Corneille. Toute une
génération de tragiques, hélas! médiocres, sortira
de lui : Marmontel, La Harpe, Lemierre, etc. Ses
meilleurs disciples seront à l'étranger, et l'on a le
droit d'y compter le misogallo Alfieri, qui s'est
approprié le cadre de la tragédie voltairienne. Mais
son influence sera mise en échec, d'une part par les
partisans du théâtre anglais et du drame bourgeois,
qui dépasseront ses audaces, puis par les classiques
purs de 1 époque révolutionnaire et impériale, qui,
L INFLUENCE DE VOLTAIRE. 207
au nom de Racine et des Grecs, réagiront contre ses
innovations. Cependant les tentatives modérées qui
se feront sous la Restauration pour incorporer à la
tragédie quelques éléments romantiques, — ainsi
chez Casimir Delavigne, — continueront l'effort
voltairien.
Voltaire demeurera le maître de la poésie légère :
mais Delille se substituera à son autorité pour la
poésie didactique, et J.-R. Rousseau restera avec
Malherbe le patron de l'ode. L'action de son clair
et ironique génie sera limitée surtout par le progrès
de la mélancolie et de l'ossianisme, qui feront
dominer la note élégiaque dans la poésie entre 1770
et 1820. Mais, malgré les essais de Delille et de
Roucher, le vers fluide, égal et monotone de Voltaire
conservera toute sa séduction et se transmettra
jusqu'à Lamartine.
En histoire, l'influence de Voltaire a rayonné hors
de France. lia créé une école d'historiens philosophes
à qui l'on reproche d'avoir sacrifié les faits aux
réflexions, et les recherches critiques aux partis pris
dogmatiques : il y a du vrai dans ce reproche, et
Mably ni Raynal ne sont pour nous satisfaire
aujourd'hui. Mais il faudrait faire ici h part de
Montesquieu et de ses Considérations. Voltaire, avec
toutes ses rapidités et ses légèretés, avec toutes ses
passions et ses préjugés, conseillait l'étude sérieuse
et l'exposé véridique des faits. Il avait donné des
modèles de composition et de simplification, des
chefs-d'œuvre de narration. On retrouve sa leçon et
sa manière dans les historiens anglais, Robertson et
Gibbon ; en France, à vrai dire, dans tous les meilleurs
â08 VOLTAIRE.
ouvrages qui précèdent l'histoire romantique ou n'en
relèvent pas. Beaucoup ont tâché de lui prendre sa
claire méthode d'exposition et d'expression, en lui
laissant sa philosophie, ou en lui ajoutant de l'érudi-
tion. Si Rulhière sort tout entier de Voltaire, il a
passé quelque chose de Voltaire dans Anquetil, dans
Daunou, dans Daru, et dans Thiers. Michelet même,
qui l'a bien lu, se souvient de lui dans sa jeunesse,
lorsqu'il veut faire un précis sommaire et net de
l'histoire moderne; et il transporte même sans chan-
gement dans son œuvre un chapitre de Y Essai sur
les mœurs, n'espérant pas faire mieux.
Dans le roman, ses contes philosophiques ont été
imités au xvme siècle. Mais la Nouvelle Héloïse et
Werther, et le torrent de la sensibilité ont fait que
réellement Voltaire a très peu modifié le développe-
ment du genre. Même dans le conte, on voulut autre
chose que du sarcasme, et il fallut écrire pour les
âmes sensibles : Marmontel lui-même échappa à Vol-
taire.
Au xixe siècle, Chateaubriand, George Sand et
Balzac entraînèrent le roman dans des voies de plus
en plus éloignées de Candide et deV Ingénu. Stendhal,
qui se rattache nettement au xvme siècle, a plus de
rapport à Laclos et Duclos qu'à Voltaire, et Mérimée,
peut-être, ne lui doit pas sa sobriété artistique. La
trace de Voltaire pourtant se suit dans des conteurs
de style leste et piquant, comme Mme de Girardin,
ou comme l'auteur nivernais de Mon oncle Benja-
min, ce Tillier qu'on ne connaît pas encore assez
chez, nous, ou bien encore comme Edmond About et
son ami Sarcey. A la fin du xixe siècle, le roman voltai-
L INFLUENCE DE VOLTAIRE. 209
rien a un renouveau inattendu par un grand artiste,
Anatole France, et par un certain nombre d'écrivains
plus jeunes qui, entre le naturalisme, le lyrisme et
le symbolisme, tâchent de conserver l'expression
légère, spirituelle, mordante, un peu sèche et très
claire; je nommerai Veber, Hermant et Beaunier.
Mais où l'influence de Voltaire a été immense,
évidente et continue, c'est sur le pamphlet et le
journalisme, sur toutes les formes de la polémique.
Il a été le maître de l'ironie agressive et du ridicule
meurtrier. Il a enseigné les tours malins, les fictions
imprévues, les transpositions facétieuses qui forcent
l'inattention du public ; il a montré comment une
question considérable se désosse, se simplifie, se
réduit à quelques vérités de bon sens, comment les
thèses des adversaires se traduisent en propositions
absurdes qu'on n'a pas besoin de réfuter, comment
on se répète sans lasser pour faire entrer l'idée dans
la tête du lecteur en se répétant, par l'inépuisable
renouvellement des formes piquantes et des symboles
drôles qui la manifestent. Il a été un grand artiste
dans des écrits d'où la note d'art, à l'ordinaire, était
absente, et c'est de lui que procèdent les polémistes
du xixe siècle qui ont relevé l'actualité par l'invention
artistique. Il a formé Paul-Louis Courier sous la
Restauration, Tillier sous Louis-Philippe; Pré-
vost-Paradol l'a étudié, et sans doute aussi Henri
Rochefort. About et Sarcey, dans leur XIXe Siècle,
sous la troisième République, sont aussi vol-
tairiens de style que d'esprit. Et lorsque Ana-
tole France, en ces dernières années, a passé du pur
roman à la satire sociale et politique, il a encore
G. Lan son. — Voltaire. 14
VOLTAIRE.
accentué la physionomie voltairienne de son œuvre
dans ces dialogues exquis de l'Orme du Mail et de
l'Anneau d'améthyste où la critique des idées rejette
à l'arrière-plan l'action dramatique.
Polémique à part, on peut dire qu'au xixe siècle
Voltaire a été le principal maître de style des Français
lettrés que leur tempérament ne portait pas à s'assi-
miler les procédés romantiques ou parnassiens, e
qui ne cherchaient ni l'effervescence sentimentale,
ni l'intensité pittoresque ou le relief plastique.
Partout où le style est surtout intellectuel, sans
devenir oratoire et dialectique (je fais cette réserve
pour M. Brunetière, qui n'a certes rien pris à
Voltaire), on y aperçoit aisément des éléments
voltairiens : Cherbuliez, M. Boissier, M. Lemaître
et M. Faguet, beaucoup d'universitaires en fourni-
raient la preuve. Voltaire, sans le créer, a confirmé
le besoin français d'aisance, de légèreté, de netteté,
de finesse, de « gaieté » claire dans l'expression : sa
prose est devenue le symbole des qualités que nous
appelons françaises, et dont elle a consacré l'obliga-
tion pour les écrivains : on peut leur ajouter tout ce
qu'on veut, mais il faut les avoir d'abord. Flaubert
ne reniait pas Voltaire en admirant Chateaubriand et
Hugo, et tandis qu'il réalisait dans son style une
beauté si peu voltairienne, il prenait garde d'éviter
les défauts que Voltaire ne pardonnait pas. Un peu
de Voltaire, — c'est-à-dire du goût qui se résume en
lui, — se mêle encore dans Benan, et fait apparaître
dans sa prose frémissante et colorée, parmi les jeux
aventureux de la métaphysique subtile et de l'imagi-
nation mystique, le sourire lumineux du bon sens
L'INFLUENCE DE VOLTAIRE. 211
alerte qui garde toujours la mesure, et qui sait éviter
la pesanteur et l'obscurité. Plus d'un voltairien s'est
converti à la foi chrétienne en restant voltairien de
style et d'intelligence, et plus d'un catholique s'est
trouvé en affinité de goût avec lui.
Longtemps toutefois, et le plus souvent, la séduc-
tion littéraire de Voltaire a été le véhicule de ses
idées et de ses sentiments. Mais ici, pour le
xvme siècle, il est particulièrement difficile de
préciser. La force de Voltaire a été en grande partie
de donner la forme charmante de son esprit aux
opinions et aux aspirations de ses contemporains.
La duchesse de Choiseul nous explique très bien ce
qui fait que son action est aussi malaisément discer-
nable que certainement considérable.
Malgré les défauts qu'on peut reprocher à Voltaire, écrivait-
elle le 21 septembre 1779, il sera toujours l'écrivain que je
lirai et relirai avec le plus de plaisir, à cause de son goût et
de son universalité. Que m'importe qu'il ne me dise rien de
neuf, s'il développe ce que j'ai pensé, et s'il me dit mieux que
personne ce que d'autres m'ont déjà dit? Je n'ai pas besoin
qu'il m'en apprenne plus que ce que tout le monde sait, et
quel autre auteur pourra me dire comme lui ce que tout le
monde sait?
11 y a là un peu d'illusion, et c'était une partie de
l'art de Voltaire de faire croire à son lecteur que tout
le monde, que lui-même savait et pensait ce que
Voltaire voulait l'amener à savoir et à penser. Mais,
tout de même, il y a beaucoup de vrai dans le
propos de Mme de Choiseul. On peut estimer que
Montesquieu, Rousseau, Buffon, Diderot sont de
plus grands génies : Voltaire est l'individu le plus
largement représentatif, celui en qui le génie de la
212 VOLTAIRE.
société française du xvme siècle se ramasse le plus
complètement et se porte à sa plus délicate perfection.
Il en rassemble le bien et le mal, les grâces et les
tares, la largeur et les limites, les élans et les reculs.
Les mémoires de Bachaumont nous montrent fort
bien jusqu'où va cet accord de Voltaire et de la
société, qui donne à celui-là tant de prise sur
celle-ci. Les gens du monde ne suivent pas Voltaire
dans ses violences antichrétiennes : ils sont trop
indifférents au vrai, trop détachés de la foi, pour
s'échauffer contre les dogmes. En bons Français, il
ne leur coûte rien d'aller à la messe, de se marier
devant le prêtre, et de faire baptiser leurs enfants :
toutes cérémonies sans importance, qui sont des
convenances respectables.
Voltaire a déchristianisé beaucoup d'esprits sans
leur inoculer la virulence de sa haine. !! y eut, au
xvme siècle et au début du xixe, même des femmes
voltairiennes, tranquillement, sereinement in-
croyantes, et qui se passaient fort bien d'émotion
religieuse et de foi : la duchesse de Choiseul, la
vicomtesse d'Houdetot, Mme Quinet, Mme Dumesnil
(l'amie de Michelet), etc. Je ne sais si l'espèce en
fut jamais nombreuse : Rousseau sans doute fit plus
de prosélytes parmi les femmes.
Mais où toute la France, ou à peu près, applaudit
et suit Voltaire, c'est quand il établit le déisme et
rejette l'athéisme; quand il combat les abus de
l'Eglise, les privilèges financiers et la tyrannie de
Rome, quand il veut soumettre le clergé à l'impôt,
diminuer ou abolir les moines, quand il s'indigne
contre le fanatisme et la persécution : là même
L INFLUENCE DE VOLTAIRE. 213
beaucoup d'ecclésiastiques et de moines, même les
plus légers des gens du monde sont avec lui.
On marche encore derrière lui quand il accepte le
système de la monarchie absolue, à condition qu'elle
se mettre au service de la nation ; quand il dénonce
tous les abus de la justice et en secourt les victimes;
quand il combat les abus de l'administration et signale
des réformes utiles; quand il déteste la guerre, et
veut une royauté pacifique, qui développe la prospé-
rité publique par de bons règlements en faveur du
commerce de l'agriculture.
En général, Voltaire agit sur son temps par le
développement de l'esprit critique dans le public.
Il porte devant lui toutes les questions d'admi-
nistration et de gouvernement, questions religieuses,
politiques, judiciaires, économiques : il habitue le
bon sens public à se déclarer compétent sur toutes
les matières, et il fait de l'opinion une des forces
directrices des affaires publiques. Sans doute le
mouvement ne date pas de lui, et n'a pas été renfermé
en lui. Dans les affaires de la Constitution Unige-
nitus et dans les conflits du Parlement et du minis-
tère, on entendait depuis la Régence les mêmes appels
à l'opinion, les mêmes voix de l'opinion ; et tous les
« philosophes » auront pour principale fonction ce
maniement, cette excitation des sentiments collectifs
de la nation. Cependant, ici, Voltaire me paraît
avoir le rôle le plus actif et le plus caractérisé.
C'est lui qui, par excellence, comme je l'ai dit, fait
l'office d'un journal, de toute une presse. Il forme,
par ses innombrables écrits, l'esprit qu'on appelle
alors patriotique ou républicain, et qui consiste dans
214 VOLTAIRE.
lintérêt que prend le citoyen, le simple particulier,
à tous les objets d'utilité commune, à tous les moyens
de la prospérité publique, dans sa participation
active, même en monarchie absolue, aux affaires de
l'Etat, par la critique incessante des abus et l'infa-
tigable recherche des améliorations pratiques.
C'est en très grande partie le voltairianisme qui
a désarmé la noblesse en 1789, et l'a livrée à la
Révolution, complice par l'esprit de sa propre
dépossession. Montesquieu était pour une élite :
Rousseau trop paradoxal et excessif. Voltaire donnait
aux privilégiés ce qu'ils aimaient, en bien et en mal,
et ainsi il les imprégna, les pétrit si bien qu'il leur
ht une raison qui d'avance adhérait aux entreprises
de leurs ennemis. Il faudra l'émigration pour refaire
une noblesse conservatrice, catholique, défiante de
la critique et des idées.
Evidemment, l'influence de Voltaire fut suspendue
par la Révolution. Les choses allèrent d'un tel train
que toutes les idées de Voltaire furent vile dépas-
sées. Les abus qu'il avait combattus furent déra-
cinés avec les institutions qu'il conservait, et les
réformes qu'il croyait réalisables vers 1760 ou 75,
ou furent vite faites, ou n'eurent plus d'application
dans la France nouvelle. Peut-être a-t-il contribué à
la définition des nouveaux rapports de l'Église et de
l'État, à l'établissement du mariage civil, de l'unité
de poids et mesures, de l'unité de législation. La
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne
vient pas de lui plus que d'un autre : elle est le
produit de tout le mouvement du siècle. On peut
seulement remarquer que si Montesquieu y paraît
L INFLUENCE DE VOLTAIRE. 215
davantage à l'article 16, les articles 7, 9, 10, 11
correspondent aux objets qui ont le plus occupé
Voltaire. Mais, encore une fois, les parts ici ne
peuvent se faire.
Sous la Révolution aussi, l'esprit voltairien est
hors d'usage. Il faut alors de l'enthousiasme, de la
passion, des sentiments et un langage excessifs :
Rousseau est, mieux que Voltaire, monté au ton des
circonstances et des âmes.
Le Consulat et l'Empire rappellent l'esprit
voltairien à l'activité. Toute une partie de Voltaire,
sans nul doute, n'a pas d'emploi sous Ronaparte :
le contrôle et la critique de l'autorité publique, et la
haine de la guerre. Mais, dans le journaliste d'oppo-
sition qu'était Voltaire sous Louis XV, il y avait
l'étoffe d'un préfet de l'Empire : scepticisme éclairé,
haine de l'idéologie métaphysique et des systèmes
politiques, conception du despotisme bienfaisant et
actif qui met en valeur les ressources du pays,
matérialisme administratif qui s'applique aux amé-
liorations pratiques et à l'accroissement du bien-être,
indifférence religieuse et maxime précise sur la
subordination de l'Eglise au pouvoir civil. Le
Concordat, avec les articles additionnels, n'est pas
contradictoire aux aspirations de Voltaire.
Mais c'est de 1815 à 1830, sous la Restauration, que
le voltairianisme triomphe. H mène la lutte contre
la réaction légitimiste et catholique. Il fournit des
armes, une tactique, des arguments, un arsenal de
faits, de vues, de plaisanteries aux journalistes et
pamphlétaires libéraux. Il est la lecture favorite de
la bourgeoisie libérale qui y trouve des idées à sa
216 VOLTAIRE.
mesure et un esprit à son goût. Comme l'Eglise
s'est faite la protectrice et la directrice de la monar-
chie, le libéralisme tend à se confondre avec le
voltairianisme. Et dans le voltairianisme une partie
émerge, et finit par le constituer à elle seule, c'est la
haine de l'Église et le mépris de la religion. D'ail-
leurs, depuis la Révolution, presque toute la politique
de Voltaire est inutile, sauf en ce qui regarde la
liberté de la presse : l'état de la France nouvelle
rétrécit Voltaire au voltairianisme anti-clérical.
Ce sera pendant tout le reste du xixe siècle le rôle
de Voltaire, de nourrir l'anticléricalisme. Aussi sa
faveur correspondra-t-elle aux époques où le cléri-
calisme paraîtra le plus menaçant. Le voltairianisme
gouvernera après 1830, instruira la jeunesse par
l'université. Mme Ackermann, née en 1828, s'en
imprégnera auprès de son père.
1848, comme la grande révolution, rejettera
Voltaire, qui n'est pas suffisant pour la situation.
Mais, sous le second Empire, sous la troisième Répu-
blique, on le retrouvera dans les polémiques du
Siècle et du XIXe Siècle.
Cependant l'influence voltairienne, après 1850,
ira s'affaiblissant, se perdant dans la masse de la
tradition du xvme siècle, qui elle-même s'amincit et
s'use. Par la Révolution, Voltaire avait perdu la
noblesse. La loi Falloux, la peur du socialisme, en
ramenant la bourgeoisie à la religion, lui ôtent au
xixe siècle les lecteurs qui le sentaient le mieux, et
pour qui il était exactement fait. Plus l'anticlérica-
lisme descend de la bourgeoisie dans le peuple,
l'influence de VOLTAIRE. 217
moins il devient capable de s'alimenter dans Voltaire
et de s'armer de l'esprit voltairien : il lui faut une
nourriture moins fine, et des armes plus brutales.
Même dans la classe lettrée que l'Eglise n'a pas
reprise, Voltaire a perdu du terrain. La riche et
forte littérature du xixe siècle nous a donné des
besoins de goût, un idéal d'art que Voltaire ne
satisfait plus ; son influence sur nos esprits a
diminué de toutes les prises qu'ont le romantisme,
le Parnasse, le symbolisme, et les écrivains d'aujour-
d'hui. Mais surtout un homme instruit de nos jours,
et qui sait les conditions de la recherche de la
vérité, ne se munit plus de connaissances chez Vol-
taire. Outre les inadvertances et les erreurs maté-
rielles auxquelles nos méthodes exigeantes ne par-
donnent plus, le progrès des sciences philosophiques
et historiques, celui de la psychologie et de l'exé-
gèse religieuse en particulier, ont fait apparaître
des aspects des questions que Voltaire n'a pas
soupçonnés. Si Renan, qui le remplaçait, le déclas-
sait déjà, à plus forte raison ne pouvons-nous plus
considérer comme il faisait le phénomène de la
croyance et l'histoire des religions, et nous ne pou-
vons plus en parler comme il faisait. Ainsi, tout en
nous rendant compte que nous continuons Voltaire,
que nous faisons en notre temps ce qu'il a fait dans
le sien, nous ne voyons plus dans toute sa polé-
mique antichrétienne, arguments et forme, qu'un
musée historique. Cela pouvait servir à combattre
l'Eglise en 1770 : cela n'a plus guère d'usage
au xx' siècle.
L'Eglise, d'ailleurs, n'est plus ce qu'elle était alors.
218 VOLTAIRE.
Son organisation a changé. Ses positions ne sont
plus les mêmes; elle a, dans une certaine mesure,
renouvelé son apologétique, abandonné certaines
thèses, réformé son érudition. Même contre les
théologiens conservateurs, ceux qui, par exemple,
défendent encore l'authenticité du Pentateuque,
il faut autre chose que la polémique voltai-
rienne.
De tout cela il résulte qu'on lit moins Voltaire, ou
qu'on le lit autrement. Il y a pourtant encore, en
dehors des lettrés, un certain nombre de lecteurs
qui chez Voltaire ne séparent pas la forme du fond,
qui ne s'embarrassent pas non plus du point de vue
historique, et qui appliquent tout Voltaire à la vie
d'aujourd'hui. Il y en a : mais combien y en a-t-il?
que représentent ces voltairiens dans l'ensemble
du mouvement des esprits de notre temps?
Il me paraît hors de doute que si Voltaire a
encore quelque action à exercer dans notre France,
ce doit être surtout une action littéraire et intel-
lectuelle de pure forme. Les définitions et les
servitudes du goût de Voltaire ne reprendront
jamais autorité ; mais à mesure que se dissipera et
s'éloignera le romantisme, il se pourra que l'on
reprenne le désir des idées claires et bien filtrées,
l'amour de l'expression simple et fine, et qu'on
demande quelques leçons d'analyse et de style aux
parties de l'œuvre voltairienne les plus dégagées
des règles et des ornements classiques, aux
Mélanges, aux Romans et à la Correspondance . Il
semble que depuis la chute du naturalisme et la crise
symboliste, l'évolution de la prose se fasse vers
L INFLUENCE DE VOLTAIRE. 210
l'aisance et la lumière, c'est-à-dire vers le xvme siècle
et Voltaire.
Dirai-je un mot de l'étranger? Là aussi on ferait
plus aisément l'histoire de la réputation de Voltaire
que celle de son influence1. Il faudrait d'ailleurs
que l'action de la civilisation française en Europe
au xvme et au xixe siècles fût exactement connue,
pour qu'on pût se flatter de distinguer nettement la
part de Voltaire.
Si je m'aventure à indiquer ce qui m'apparaît
actuellement, je me représente l'influence de Vol-
taire comme très faible en Angleterre, sauf en ce
qui regarde la littérature historique. La pensée philo-
sophique en ce pays a devancé Voltaire, et n'a pas eu
grand'chose à prendre chez lui. Il choquait aussi par
trop de côtés la conscience et la décence anglaises.
Enfin le temps où nos formes classiques marquaient
de leur empreinte la littérature anglaise, finissait au
moment où Voltaire débutait, et l'Angleterre se ren-
dait à son propre génie. Ce n'est pas qu'on ne lui
ait fait justice en ce pays, peut-être mieux que chez
nous : mais on l'a plutôt jugé que suivi.
Sur le continent, au contraire, en tout pays, même
en Espagne et Portugal, il y eut vers le milieu et
dans la seconde moitié du xvme siècle une nom-
breuse génération d'esprits voltairiens, princes,
grands seigneurs et bourgeois d'esprit sceptique,
railleur et mordant, étrangers au sentiment du
respect et charmés de l'expression claire et légère.
1. V. Rossel, Histoire des relations entre la France et l'Aile-
agne. — Eug. Bouvy, Voltaire et l'Italie*
220 VOLTAIRE.
Frédéric II est le plus illustre représentant de
cette catégorie d'hommes dans la formation desquels
Voltaire eut une part qui semble prépondérante :
on retrouve le même type intellectuel chez toute
sorte de gens, Allemands, Hongrois, Russes, Ita-
liens, etc.
La naissance et le développement de la littérature
nationale en Allemagne barra la route au voltairia-
nisme dans ce pays, et par rayonnement, dans d'autres
pays de l'Europe orientale. C'était Voltaire que les
« bardes » de Gœttingue honnissaient en Wieland.
Le romantisme vint ensuite grossir l'obstacle.
Gomme en France, le libéralisme et la nécessité
de lutter contre la puissance de l'Église prolon-
gèrent en certains pays l'influence voltairienne.
Elle fut forte en Italie, où les aspirations aux
réformes sociales, à la liberté et à l'unité, la haine
des moines et des prêtres trouvèrent chez Voltaire
leur nourriture. A des degrés divers, et de façons
diverses, en dépit de toute sorte de divergences,
Gorani, Beccaria, Pietro Verri, plus tard et au
xixe siècle, Foscolo, Monti, nombre d'écrivains et de
journalistes, reçoivent et transmettent des empreintes
de l'esprit voltairien.
On trouverait en Espagne, chez les libéraux
« afrancesados », des polémistes formés à l'école de
Ferney, qui cultivèrent la phrase nette, troussée et
caustique : je ne nommerai que Mariano de Larra.
En général, à l'étranger, à mesure que les cir-
constances historiques s'éloignent davantage de
celles où naquit en France l'œuvre de Voltaire, son
influence ne reste aisément perceptible que sur cer-
L INFLUENCE DE VOLTAIRE. 221
taines intelligences lucides en désharmonie avec
leur groupe social, en révolte contre ses exigences
et ses préjugés. En Allemagne, c'est le sceptique
Wieland, c'est plus tard l'ironiste Henri Heine, qui
s'appelle un « rossignol allemand niché dans la per-
ruque de Voltaire ».
Et n'y a-t-il pas aussi un peu d'humeur voltai-
rienne dans le sarcasme de Byron? Il ne voulait
pas qu'on dit du mal de Voltaire, « le plus grand
génie de la France, l'universel Voltaire » : il lui
donnait une stance de Childe Harold où il dessinait
son portrait avec une sympathie qui atteste une con-
naissance précise et familière de l'homme comme de
l'œuvre :
The one was fire and fickleness, a child,
Most mutable in wishes, but in mind
À wit as varieras, — gay, grave, sage or wild, —
Historian, bard, philosopher combined;
He multiplied hiniself among mankind,
The Proteus of their talents : but bis own
Breathed most in ridicule, — which, as the wind,
Blew where it listed, laying ail things prone,
Now to o'erthrow a fool, and now to shake a throne K
« 1. L'un n'était que feu et caprice : un enfant, mobile
à l'excès dans ses désirs, mais l'esprit aussi le plus divers,
gai, grave, sage, fou, à la fois historien, poète et philosophe;
il se multipliait parmi les hommes, Protée de tous leurs
talents; mais le sien s'épanouissait surtout dans la raillerie ;•
c'était un vent qui soufflait où il lui prenait fantaisie, renver-'
sant tout, tantôt pour culbuter un sot, et tantôt pour ébranler
un trône. » (I, 106).
BIBLIOGRAPHIE
Éditions générales de Voltaire.
Il y en a trois qui comptent :
, (Euvres complètes de Voltaire. De l'imprimerie de la
société littéraire typographique. Kelil, 1784 et 1785-1787,
70 vol. in-8, ou 92 vol. in-12. (Edition de Beaumarchais, qui
n'a aujourd'hui qu'un intérêt historique.)
Œuvres de Voltaire, avec préfaces avertissements, notes,
etc., par M. Beuchot, 1828 et années suiv., 70 vol. in-8.
Tables, 1840, 2 vol. in-8. (Édition excellente.)
, Œuvres de Voltaire, nouvelle édition (par Louis Moland).
Piiris. Garnier frères, 1883, 52 vol. in-8, dont 2 vol. de
Tables. (Reproduction • ' l'édition Beuchot avec quelques
enrichissements : la correspondance surtout (t. XXXI11-L) a
reçu des accroissements considérables; c'est là la princi-
pale nouveauté de 1 édition, et ce qui lui assure une supé-
riorité sur Beuchot.)
Ouvrages a consulter.
Je n'indique ici que les ouvrages non mentionnés dans les
notes particulières de chaque chapitre.
G. Bengesco, Voltaire, Bibliographie de ses œuvres, Paris,
4 vol. in-8, 1882-1890.
Quérard, la France littéraire, t. X, p. 396-436 : écrits rela-
tifs aux ouvrages et à la personne de Voltaire.
Nicolardot, Ménage et finances de Voltaire, 1854.
E. Ca.mpardon, Documents inédits sur Voltaire, 1880 et 1893.
Vi.net, Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle,
1853.
Bersot, Etudes sur le XVIII' siècle, 1855.
L'abbé Maynard, Voltaire, sa vie et ses œuvres, 2 vol., 1862.
D. Fr. Strauss, Voltaire, six conférences, tr. Narval, 1876.
J. Morley, Voltaire, 1874.
E. Faguet, XVIIIe siècle, 1890.
E. Champion, Voltaire, études critiques, 1892.
Nourrisson, Voltaire et le Voltairianisme, 1896.
Chouslé, ta Vie et les Œuvres de Voltaire, 2 vol., 1899.
TABLE DES MATIERES
Avertissement 6
Chap. IL. — La jeunesse de Voltaire 9
"• — 'vÂV — Voltaire en Angleterre. — Les « Lettres
philosophiques » 39
i — III. — Voltaire à Cirey. — Physique et méta-
physique 53
— IV. — Voltairecourtisan(1744-1753). — Versailles-
Berlin 75
— V. — Le goût de Voltaire. — Poésies et tra-
gédies • 84
— VI. — Voltaire historien 107
*/, - VIL — Voltaire aux Délices et à Ferney 133
— VIII. — L'art de Voltaire : Contes, dialogues,
facéties 147
— IX. — La philosophie de Ferney 162
— X. — La formation de la légende yolluiricnne.
Les dernières années et la mort 192
'„ — XL — L'influence de Voltaire 202
Bibliographie £23
Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. —#12-21.
LAIDLAW I.inRAin - i DAY Ï.OAEI
PQ Lanson, Gustave
2099 Voltaire. 4.th éd.
13
1922
Robarts
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
K^
lAIDLA^UJLii ■ - m > V J uari^fe^W
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